samedi 9 mai 2009

De l'intérêt du pape pour les puissants.

L’enjeu stratégique & géo-politique du papisme pour les puissances occidentales,
ou de l’intérêt représenté par le pape pour les puissants du monde.
Vers une nouvelle fausse union ?
par le feu Saint Père Ambroise ( Fontrier) de Paris.
Extrait du volume XI de sa " Catéchèse Orthodoxe". Paris, 1980.


"A la suite du voyage du pape en Turquie, l’année dernière, & sa visite au Phanar, où réside la Patriarche de Constantinople, beaucoup de discussions, de commentaires, de points de vues contradictoires, ont nourri la presse grecque & étrangère.
Tout le monde s’accorde à reconnaître que les déplacements pontificaux ont un caractère politique. Les puissances occidentales, qui ne disposent pas de personnalités au prestige universel, ont mobilisé le pape, connu pour son anti-communisme, son dynamisme, & sa spontanéité, afin de consolider l’édifice économique occidental menacé & ébranlé.
La création d’un front occidental sans faille, opposé non seulement au communisme, mais aussi au péril islamique, exige une unité politique, économique, & religieuse. Ceux qui président aux destinées de ce monde savent très bien que le concours de la religion est indispensable pour mener à bon terme leurs desseins, & qu’il leur faut tout faire pour soumettre à César le Royaume irréductible du Christ qui n’est pas de ce monde.
D’où la hâte du pape à dialoguer avec l’Orthodoxie pour l’entraîner dans son bercail.
Le monde protestant, enfant "dévoyé" du papisme, n’est pas un obstacle aux desseins du pape. L’aile libérale du papisme, largement déployée vers le protestantisme, a minimisé, surtout ces derniers temps, toutes les divergences. L’obstacle le plus sérieux est l’ORTHODOXIE, témoin & porteuse de la Foi Transmise & de la Tradition Apostolique.
Tant que l’Orthodoxie se dressera, le papisme, dans sa puissance temporelle & politique, ne pourra espérer dominer le monde.
Et le patriarcat oecuménique de Constantinople, - dont le chandelier semble avoir été déplacé par le Christ, selon l’Apocalypse - & ceux qui y règnent, cultivent un christianisme idéalisé & sont prêts à se rendre, sans résistance, à l’invitation papale.
Certes, les gestes spectatculaires du pape impressionnent : il vénère la terre turque, il use de ruse & embrasse une icône à Sainte Sophie, il se signe comme les orthodoxes au Phanar. Mais tout cela n’est que feu d’artifice pour fêtes populaires, & non pas une ecclésiologie. Aucun changement dans l’édifice du papisme ne permet de justifier l’enthousiasme & l’optimisme des "unionistes" prétendument orthodoxes. L’hérésie trinitaire, la suprématie papale, l’infaillibilité, l’autorité suprême & spirituelle & politique, toutes les innovations restent de mise & demeurent en vigueur. Vatican II a confirmé la dogmatique & la théologie franques & scolastiques, & tout ce qui a été inventé ex nihilo depuis lors.
Le patriarcat de Constantinople, que l’on présente faussement à l’Occident comme le Vatican de l’Orthodoxie, politiquement soumis aux pressions de forces obscures, est déjà depuis un temps en "dialogue" unioniste. Nous reviendrons sur ce dialogue qui n’a rien été que jet de poudre aux yeux. Nous noterons ici, comme en passant, la rencontre du 30 novembre 1979, où le pape & le patriarche Dimitri se sont unis "oecuménistiquement" & liturgiquement par le baiser de paix & la récitation par le pape du Notre Père. - Deux actes importants, car par le baiser de paix liturgique, dit Saint Maxime le Confesseur, " on proclame l’identité de pensée, la concorde, & l’amour de tous avec tous, comme de chacun avec lui-même, puis avec Dieu." Quant à l’invocation du Grand Dieu & Père, elle proclame, elle aussi, "l’adoption, l’union, la familiarité, la ressemblance divine, & la déification, qui seront données à tous, à toutes, & à tout par la Bonté de Dieu", dit encore le même Saint Maxime. Le pape & le patriarche se sont donc unis en pensée & en actes. Il n’a manqué qu’une simple & formelle concélébration & la communion au même calice. Les oecuménistes reconnaissent que le "dialogue théologique" n’a commencé qu’après les actes unionistes ci-dessus énumérés. En conséquence de quoi l’union patriarcho-papiste s’est faite sans accord dans la vérité, hors donc de la Foi Orthodoxe...
Presque toutes les Eglises Orthodoxes locales se trouvent sous régime communiste. L’Eglise de Grèce elle-même n’est pas libre, puisqu’Eglise d’Etat. N’a t-elle pas accepter, sans autre forme de protestation, la signature d’un Concordat entre l’Etat grec & le Vatican?
Quel dialogue peut-il se faire dans de pareilles conditions, même affuble du qualificatif trompeur de dialogue prétendu "d’égal à égal" ? Beaucoup objecteront que les Pères n’ont jamais refusé de dialoguer. Cela est assurément vrai. Mais, s’ils ont dialogué, c’est en tant & en qualité d’Eglise s’adressant à des hérétiques, à cette fin de ramener ceux-ci à la vraie Foi, jamais d’Eglise à église Les Saints Pères ont toujours confessé l’Eglise Une, Sainte, Catholique, & Apostolique, hors de laquelle il n’est ni Salut ni même Christianisme exact & juste, autant dire ni Christianisme du tout aucun.
L’Eglise Orthodoxe n’est pas une théorie philosophique, non plus qu’un système politico-religieux. Elle est un Don du Saint Esprit, octroyé par le Seigneur Jésus-Christ ; elle est un organisme théandrique, divino-humain, qui n’est pas de ce monde, bien qu’étant en & dans ce monde, & elle ne saurait être palpée ni même appréhendée par la raison humaine, ni tolérer aucune addition, diminution, ou altération, non plus qu’être jugée à l’aune des critères qui servent à mesurer ce monde. L’Eglise Orthodoxe porte le Sceau de la Plénitude & de la Perfection. Elle est "l’Arche qui relie la terre au Ciel."
Reportons-nous à un autre faux concile, celui de Ferrare-Florence au XV° siècle, où tous les dits "orrthodoxes", ou réputés tels, l’Empereur en tête, pressés par les événements politiques de l’époque, cédèrent, signèrent, & se soumirent au pape.
Mais un Evêque, & un seul, affermi d’En Haut par la Puisance Divine, eut l’audace & le courage de refuser de signer. Un seul donc ne signa pas. Il s’agissait de Marc ( Eugenicus); Métropolite d’Ephèse. Il prononça les paroles historiques qui devraient être la devise de tout vrai Chrétien Orthodoxe d’aujourd’hui : " IL NE SAURAIT Y AVOIR DE COMPROMIS EN MATIERE DE FOI ".
Lorsque le pape Eugène IV lut les signatures apposées sur les actes du faux concile, & vit que Marc n’avait pas signé, il prononça ces paroles non moins historiques : " Si Marc n’a pas signé, nous n’avons rien fait."

L’Orthodoxie n’a jamais été tributaire du "grand nombre", & la Vérité n’a jamais été inféodée au joug de " la quantité", non plus qu’à la dictature de l’opinion massive.
Le Seigneur, qui a promis d’être " avec Son Eglise, jusqu’à la fin des Siècles", suscitera un autre Marc, & nous, les quelques rares Vrais Chrétiens Orthodoxes (V.C.O), nous formerons & constituerons autour de Lui le PETIT TROUPEAU ORTHODOXE, le PEUPLE, la CONSCIENCE ORTHODOXE. Nous serons moqués, tournés en ridicule, daubés, diffamés, persécutés tant par le Diable & ses suppôts & succubes que par les "églises officielles", qui ont oublié qu’un aussi grand Saint & Luminaire de l’Eglise que Saint Jean Chrysostome est mort déchu de son épiscopat par l’église officielle de son temps ; que Saint Athanase, l’intrépise Défenseur de l’Orthodoxie contre l’hérésie de l’arianisme, plusieurs fois exilé, a été condamné par un concile officiel à Antioche ; que Saint Maxime le Confesseur refusa de communiquer avec les églises officielles, qui, toutes, étaient alors monothélites, & confessaient une seule volonté & une seule énergie en Jésus Christ notre Dieu; que les Orthodoxes furent condamnés en 754 par un grand concile iconoclaste de l’église officielle d’alors ; que Saint Marc d’Ephèse s’est trouvé, lui aussi, hors de l’église officielle, qui avait accepté, reçu, & co-signé les actes du faux-concile de Florence, où fut trahie la Foi Transmise, la Foi des Apôtres & des Pères, sans que ce fût même pour le prix du moindre plat de lentilles...
Puissent nos Pères Saints, qui " ont combattu avec vaillance & gardé la Foi ", prier le Seigneur Jésus Christ, Tête Une de l’Eglise, de garder fidèle son petit troupeau des quelques-uns qui, de toutes leurs forces tendues, cherchent leur Salut & non leur Damnation, de le Sauver & Garder, donc, dans la VERITE DE LA FOI UNE, l’unité, l’humilité, la cohésion, tout au long de son combat contre ce monde d’En-bas, où les puissances obscures, envieuses & jalouses de ce zèle salutaire, ont disposé contre lui, pour lui y faire obstacle, leurs pièges innombrables. "

lundi 4 mai 2009

Père Wladimir Guettée

PERE WLADIMIR GUETTEE
LA GAULE DES TEMPS APOSTOLIQUES

Lorsque le Seigneur Jésus eut enseigné à ses Apôtres la Parole de vie, il leur dit : «Allez, instruisez toutes les nations ; baptisez les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ; apprenez leur à observer tous mes commandements, et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation du siècle1».
Et le Seigneur Jésus, après avoir ainsi parlé, s'éleva dans le ciel, et les Apôtres, étant partis, prêchèrent de toutes parts, le Seigneur les aidant et confirmant leur parole au moyen des miracles qui l'accompagnaient.
L'éloquence des prodiges et la grâce que Dieu donnait à leur apostolat eurent bientôt conquis à Jésus Christ des adorateurs dans toutes les nations ; car, dès le premier siècle, la trompette évangélique retentit des sables brûlants de l'Afrique aux bords enchantés du Gange et de l'Indus, et aux rivages de l'île nébuleuse des Bretons.
Pierre s'était réservé le centre de l'empire. Jésus Christ choisit Paul pour l'aider dans cette grande oeuvre. L'un, apôtre des Juifs ; l'autre, des Gentils ; tous deux brûlants de zèle pour la gloire du Maître, ils parcourent les contrées voluptueuses de l'Asie et de la Grèce, et se rencontrent à Rome, où ils allument un foyer chrétien qui rayonne aussitôt bien au delà des étroites limites de l'Italie.
Paul avait avec lui de nombreux disciples qui le suivaient pour apprendre, à son école, à semer la parole évangélique. Parmi eux étaient Crescent, Luc et Trophime, trois noms que nous devons prononcer avec amour ; ils sont ceux de nos pères dans la Foi.
Paul était à Rome lorsque Crescent le quitta pour venir dans les Gaules ; Trophime était resté malade à Milet, et Luc était seul avec lui. Le grand Apôtre mourut bientôt après, et ce fut probablement peu avant son martyre que Luc et Trophime vinrent unir leurs travaux à ceux de saint Crescent.
Après avoir fondé l'Eglise de Vienne, Crescent laissa à Trophime les contrées méridionales, et s'avança vers le nord jusqu'à la cité métropole de la première Germanie (Mayence).
Les provinces centrales étaient évangélisées par saint Luc.
«Le ministère de la divine Parole, dit saint Epiphane, ayant été confié à saint Luc, il l'exerça particulièrement dans la Gaule».
Ces paroles, rapprochées des traditions de la vieille Armorique, nous portent à croire que saint Luc exerça principalement son zèle dans la partie des Gaules appelée Celtique. Saint Irénée nous apprend, en effet, qu'il y existait des Eglises au second siècle, et il atteste la pureté de leur foi aussi bien que celle des Eglises des Germanies Cis Rhénanes.
Les provinces méridionales furent principalement évangélisées par saint Trophime. Ce bienheureux apôtre naquit à Ephèse, cette ville qui eut le bonheur de posséder la Sainte Vierge Marie et Jean, le disciple fidèle et chéri du Sauveur. On peut croire que Trophime entendit de ces bouches si pures plus d'un récit évangélique. Lorsque saint Paul passa à Ephèse, Trophime se mit à sa suite, et après la maladie qui l'avait forcé de rester à Milet, il vint le trouver à Rome, d'où il passa dans les Gaules. Il établit à Arles le centre de sa mission, et fut institué évêque de cette cité par saint Pierre lui même. C'est par ses soins probablement que furent fondées les Eglises qui existaient déjà au second siècle sur les bords de la Garonne, et il travailla avec tant de zèle à l'oeuvre évangélique, qu'il a mérité d'être appelé la source d'où les ruisseaux de la Foi ont coulé sur toutes les Gaules.
L'Eglise des Gaules, ainsi fondée aux temps apostoliques et par les disciples immédiats des premiers apôtres de Jésus Christ, n'eut pas, au commencement, ces succès brillants que nous admirons dans les Eglises orientales. Semence faible et presque imperceptible d'abord, elle étendait peu à peu dans le sol de nombreuses racines, avant de jeter ces rameaux qui devaient un jour ombrager la Gaule entière.
Les légendaires du moyen âge entourent le berceau de notre Eglise de bien plus d'éclat : ils nous la montrent évangélisée par saint Denis, ce membre de l'Aréopage d'Athènes converti par saint Paul ; par saint Martial, un des soixante douze disciples du Sauveur ; par le proconsul Sergius Paulus et bien d'autres qui lui auraient été envoyés par saint Pierre.
Il faut l'avouer, la vue a manqué à nos bons légendaires, quand ils ont voulu regarder dans le lointain des premiers siècles chrétiens. Séduits par l'identité de quelques noms, ils ont confondu deux époques distinctes, et doté le premier siècle de faits nombreux qui appartiennent en réalité au troisième.
Mais au dessus de leurs récits, plus ou moins erronés, plane une grande idée que nous retrouvons au fond des traditions de toutes nos antiques Eglises, celle de la prédication de l'Evangile dans les Gaules aux temps apostoliques. Il serait peu philosophique de dissimuler ce qu'a d'imposant cette tradition constante et universelle, et de n'en tenir aucun compte, pour quelques erreurs de détail qui s'y sont glissées ; il faut abandonner l'erreur, mais ne pas étendre la proscription jusqu'à la vérité.
Il est donc faux de dire qu'au premier siècle le rayon de la prédication évangélique en Occident n'avait pas dépassé les étroites limites de l'Italie centrale, et que les Gaules ne possédaient que des chrétiens isolés, produit de quelques courses apostoliques, des communications du commerce, et du contact des légions recrutées en Orient.
Il y eut, au premier siècle, des communautés chrétiennes organisées ; elles n'étaient pas nombreuses, ne livrèrent pas au polythéisme ce grand combat dont nous parlent les hagiographes du moyen âge, et dont elles seraient glorieusement sorties, couronnées de nombreux martyrs ; mais elles firent cependant assez de progrès pour que Tertullien ait pu dire, au second siècle, que dans les diverses nations des Gaules Jésus Christ comptait de nombreux adorateurs.
Tel était l'état de l'Eglise Gallo Romaine, lorsqu'une nouvelle troupe d'ouvriers évangéliques vint d'Orient lui donner une impulsion nouvelle.
Elle avait pour chef un saint vieillard nommé Pothin, et ses principaux compagnons étaient Irénée, Bénigne, Andochius, le diacre Tyrsus, et le sous diacre Andéol.
Ils choisirent Lyon pour siège de leur colonie religieuse. Quel motif avait déterminé le choix de ces porteurs de la bonne nouvelle ? Appartenaient ils à cette classe d'aventuriers héroïques qu'on appelait évêques des nations, qui, prenant leur route au hasard, allaient catéchiser sur des plages inconnues, du côté où le doigt de Dieu les poussait ? Il ne le paraît pas, et l'âge de Pothin, qui comptait plus de soixante dix ans, repousserait cette supposition.
On peut croire avec plus de probabilité que, sur les bords du Rhône, les pieux voyageurs étaient attendus et désirés. Lyon, ville industrieuse et opulente, renfermait beaucoup d'Asiatiques, amenés par le mouvement des affaires, et dont plusieurs étaient chrétiens. Parmi les habitants de Lyon qui étaient chrétiens, on distinguait le médecin Alexandre, originaire de Phrygie et établi depuis de longues années dans les Gaules, et un autre Alexandre dont le nom est inséparable de celui d'un jeune Gaulois nommé Epidodius. Ces deux jeunes gens étaient riches, instruits, pleins de vertus : Alexandre avait vu le jour à Lyon, dans une famille grecque qui s'y était fixée ; Epidodius était indigène Gaulois. Leurs pères se connaissaient et s'aimaient ; et cette affection mutuelle avait passé dans les enfants avec la vie ; élevés ensemble dès le berceau, ils avaient partagé les mêmes jeux, les mêmes études, les mêmes goûts pour la vertu.
Les chrétiens de Lyon, assez nombreux, ne formaient pas cependant une véritable Eglise, et n'avaient pas de pasteurs. Les autres Eglises des Gaules, bien faibles encore, ne pouvaient leur en procurer. Ils pensèrent donc à l'Asie, dont plusieurs étaient originaires, et ils s'adressèrent à saint Polycarpe, qui avait la pieuse coutume d'envoyer ses disciples dans les diverses parties du monde, pour y annoncer Jésus Christ.
Polycarpe avait été établi évêque de Smyrne par saint Jean dont il avait été disciple, et ses leçons avaient formé à l'apostolat Pothin et Irénée, qui apportèrent ainsi à Lyon la parole de foi, telle que l'enseignait l'Apôtre qui avait reposé sur le sein du Seigneur.
Laissant à Lyon Pothin et Irénée, Bénigne, avec deux compagnons, le prêtre Andochius et le diacre Thyrsus, côtoya la rive droite de l'Arar (Saône), et alla fonder l'Eglise Eduenne. Pendant qu'il y travaillait avec ardeur, Pothin et Irénée organisaient à Lyon une Eglise florissante. Elle s'accrut rapidement, et se recruta, dans la population indigène et étrangère, avec courage et persévérance. Elle nous apparaît avec les éléments ordinaires des communautés chrétiennes primitives : beaucoup de pauvres et peu de riches, des esclaves à côté de leurs maîtres, des affranchis et des citoyens romains, assis pêle mêle sur les mêmes bancs ; enfin quelques hommes instruits et de profession libérale se dessinent dans la masse, composée de gens de labeur et de métier.
Nous connaissons, par leurs noms, environ cinquante2 des premiers fidèles de l'Eglise de Lyon et de l'Eglise de Vienne, qui étaient étroitement unies et que nous verrons bientôt partager les mêmes combats et les mêmes triomphes. Le souvenir de la plupart de ces chrétiens courageux n'est rehaussé que par la mention d'une mort glorieuse ; les autres sont inconnus des hommes, et on ne lit plus leurs noms que sur les pages du livre de vie.
Parmi les membres de la nouvelle Eglise Lugduno Viennoise figurent, à côté de Pothin et d'Irénée, quelques prêtres et diacres à physionomie latine, et sans doute Gallo Romains. Ce sont le diacre Sanctus de Vienne, Marcellus et Valerianus, celui ci diacre, l'autre prêtre, tous deux unis par le double lien du sang et des mêmes combats. Le sous diacre Andéol n'était pas à Lyon, et saint Pothin l'avait envoyé prêcher la foi aux environs de Vivarium (Viviers).
Comme le clergé, les fidèles étaient partagés en Grecs et Gallo Romains.
Au premier rang des Grecs apparaît Attale (de Pergame), surnommé la colonne de l'Eglise de Lyon ; il était citoyen romain, ainsi qu'Alcibiade, homme simple et austère.
Vettius Epagathus, jeune homme de famille distinguée, illustre lui même et citoyen de Rome, est le plus distingué des fidèles indigènes.
Les autres citoyens romains étaient Zacharie, Macarius, Silvius, Primus, Ulpius, Vitalis, Comminius, October, Philominus et Geminus.
Le Phrygien Alexandre n'était pas citoyen romain, non plus que Sanctus et Maturus, ce généreux néophyte qui reçut presque en même temps le double baptême de l'eau et du sang.
Plusieurs femmes possédaient aussi le droit de cité romaine. C'étaient : Julia, Albina, Grata, Aemilia, Posthumiana, Pompeia, Rhodona, Biblis, destinée à être un sujet d'affliction et de joie pour l'Eglise ; Quarta, Materna et Elpen, appelée aussi Amnas.
Pour Arescius, Cornelius, Zozimus, Titus, Zoticus et Julius ; Aemilia et Pompeia, autres que celles que nous avons déjà nommées ; Gamnite, Alumna, Manulia, Justa, Trofima et Antonia, on ne sait rien d'eux, sinon qu'ils moururent en héros chrétiens.
A ces noms, ajoutons celui d'une jeune esclave nommée Blandina, faible en apparance et la dernière de tous, mais qui devint bientôt la première par son courage, et dont le souvenir vivra aussi longtemps que l'Eglise de Jésus Christ. A côté d'elle parut dans l'arène Ponticus, pauvre enfant d'origine servile, qui n'eut, dans ses luttes contre la mort, d'autre patron qu'une esclave, d'autre famille que ses frères en Dieu. Mentionnons encore la pauvre veuve Lucia, qui habitait une chaumière au village de Pierre Encise, et nous aurons nommé tous les membres connus de cette intéressante Eglise Lugduno-Viennoise qui eut, dès son berceau, à subir une épreuve bien cruelle.
Ses progrès avaient multiplié ses périls, et l'attention des idolâtres s'était éveillée sur elle. On suit les démarches de ses membres, on épie leurs réunions ; des bruits effrayants commencent à circuler à Lyon ; on entend répéter ces imputations infâmes que soulevait partout le nom de chrétien : on parle d'incestes, de meurtres d'enfants, de festins de chair humaine ; on fuit les fidèles avec horreur, bientôt on les accable d'injures, on les chasse à coups de pierres, ils deviennent l'objet de la réprobation générale.
Alors régnait, sur l'empire, Marc Aurèle, qui joignait aux préventions d'un empereur celles d'un sophiste contre la doctrine de Jésus Christ. Pour lui, despote romain, le polythéisme était une loi de l'Etat, un moyen politique de lier à son autorité les nations vaincues. Les chrétiens étaient donc des rebelles, et sa philosophie était trop étroite pour comprendre la sublimité de l'Evangile. Il ne vit pas tous les principes de sociabilité qui ressortaient des lois chrétiennes, et lui, qui était tolérant pour toutes les erreurs, ternit l'éclat de son règne en persécutant cruellement les chrétiens.
Pour retracer la persécution qu'il favorisa contre l'Eglise Lugduno Viennoise, nous empruntons la relation qu'en envoyèrent à leurs frères d'Asie les fidèles qui échappèrent à la mort. Cette lettre, qu'Eusèbe nous a conservée en grande partie, est le premier et un des plus beaux monuments de notre Eglise. On l'attribue à saint Irénée ; elle est du moins digne de sa piété et de son éloquence3.
«Les serviteurs de Jésus Christ qui sont à Vienne et à Lyon, dans les Gaules, à nos frères d'Asie et de Phrygie qui ont la même foi à la rédemption, et la même espérance, paix, grâce et gloire en Dieu le Père et Jésus Christ Notre Seigneur.
«Les expressions nous manquent pour vous parler de la persécution que la haine des infidèles a excitée contre les saints, et des supplices que les Martyrs ont endurés avec une héroïque constance.
«L'ennemi a déployé contre nous toutes ses forces, et, dès les premières attaques, nous avons pu prévoir ce que nous avions à attendre de ses ministres, qu'il a dressés à faire la guerre aux serviteurs de Dieu.
«On nous interdit d'abord l'entrée des bains et de tous les édifices publics ; on nous chassa du forum, et nous ne pouvions plus paraître en aucun lieu.
«La grâce de Dieu a combattu pour nous contre le démon ; elle a éloigné les plus faibles du combat, et n'y a exposé que ceux qui, armés de patience et semblables à de fermes colonnes, pouvaient braver les efforts de l'ennemi et défier toutes ses attaques.
«Ces athlètes généreux, entrés en lice, souffrirent mille tourments ; mais ils les regardèrent comme bien légers, désireux qu'ils étaient de s'unir à Jésus Christ. Ils nous apprirent par leur exemple que les afflictions de cette vie ne sont rien, comparées à la gloire future qui éclatera en nous. Ils supportèrent d'abord les insultes, les cris furieux, les coups de pierres, tout ce que peut inventer une vile populace contre ceux qu'elle croit ses ennemis. Traînés au forum, ils furent publiquement interrogés par les tribuns et les autres juges, qui les jetèrent en prison jusqu'à l'arrivée du président.
«Lorsqu'ils furent conduits à son tribunal, ce magistrat les traitant d'une manière cruelle et injuste, Vettius Epagatus, un de nos frères, donna une preuve éclatante de la charité dont il brûlait pour Dieu et le prochain.
«Ce jeune homme, dirigeant sa vie selon la justice, marchait dans la voie de tous les commandements du Seigneur, et, bien jeune encore, il méritait l'éloge que fait l'Ecriture du vieillard et saint prêtre Zacharie. Indigné de la sentence rendue contre nous, il demanda à plaider la cause de ses frères et à prouver qu'il n'y a aucune impiété dans notre vie. Vettius Epagatus était bien connu. En entendant sa demande, la populace qui environnait le tribunal se mit à crier contre lui, et le président, pour toute réponse, lui demanda s'il était chrétien. Il déclara hautement qu'il l'était, et fut mis aussitôt au nombre des martyrs. On le surnomma l'avocat des chrétiens, titre glorieux qu'il méritait, car l'ardente charité qui lui fit sacrifier sa vie pour ses frères prouve bien que le Verbe divin était en lui, et que son coeur, plus encore que celui de Zacharie, était le temple de l'Esprit Saint. Il fut un des disciples chéris du Sauveur qui accompagnent l'Agneau partout où il va4.
«Parmi nos frères, les uns se déclaraient chrétiens avec joie ; tout leur désir était de mourir pour la foi, mais d'autres étaient saisis de crainte. Nos premières épreuves nous mirent bientôt à même de distinguer les lâches et ceux qui s'étaient généreusement préparés au combat. Dix eurent le malheur de succomber, ce qui nous remplit de douleur et modéra le zèle de ceux qui n'avaient pas cessé, malgré le péril, d'assister les martyrs dans leurs souffrances. Nous étions pour eux en de continuelles alarmes. Les tourments ne nous effrayaient point, mais nous craignions d'apprendre quelque nouvelle apostasie.
«Tous les jours, on emprisonnait ceux que la Providence avait jugés dignes de remplacer les apostats. On arrêta les plus fermes soutiens des deux Eglises ; on se saisit même de quelques uns de nos esclaves païens ; car, par ordre du président, on cherchait partout des témoins contre nous. Ces âmes basses, redoutant les supplices qu'elles voyaient souffrir aux saints, excitées aussi par le démon et les soldats, nous accusèrent des repas cruels de Thyeste5, des amours incestueux d'Oedipe, et d'autres crimes si affreux, que nous n'osons ni les nommer, ni croire qu'il y ait jamais eu des hommes assez infâmes pour les commettre. Les idolâtres, instruits de ces dépositions, se déchaînèrent contre nous comme des bêtes féroces ; ceux même auxquels les liens du sang avaient inspiré d'abord quelque modération, grinçaient des dents contre nous, et semblaient possédés d'une rage insensée. Ainsi s'accomplissait la prédiction du Sauveur : 'Un temps viendra que celui qui vous fera mourir croira faire une chose agréable à Dieu'. Pour faire avouer aux martyrs les infamies dont on nous chargeait, on leur fit endurer des tourments que l'enfer seul pouvait inspirer.
«La fureur du peuple, du président et des soldats, éclata surtout contre le diacre Sanctus, originaire de Vienne ; contre Maturus, encore néophyte, mais déjà courageux athlète de Jésus Christ ; contre Attale, originaire de Pergame, la colonne et le soutien de nos Eglises ; enfin, contre Blandina, jeune esclave, par qui Jésus Christ a fait connaître comment il sait glorifier devant Dieu ce qui paraît vil et méprisable devant les hommes. Nous craignions tous pour cette jeune fille ; et sa maîtresse, qui était du nombre des martyrs, avait peur que la faiblesse de son corps ne l'empêchât de confesser sa foi. Nous fûmes bientôt rassurés, et elle lassa les bourreaux qui se relayèrent pour la tourmenter du matin au soir. Après lui avoir fait endurer tout ce que put inventer leur rage ingénieuse, ils s'avouèrent vaincus et dans l'impossibilité de trouver de nouvelles tortures ; ils ne comprenaient pas qu'elle pût encore respirer dans un corps en lambeaux et lorsqu'un seul des tourments qu'elle avait soufferts était bien suffisant pour lui donner la mort. La sainte martyre reprenait des forces nouvelles en confessant sa foi ; cette seule parole : 'Je suis chrétienne ; il ne se passe rien de criminel parmi nous', adoucissait toutes ses douleurs et changeait tous ses tourments en délices.
«Le diacre Sanctus souffrit aussi, avec un courage supérieur aux forces humaines, tous les supplices que purent imaginer les bourreaux, dans l'espérance d'arracher de lui quelque parole déshonorante pour la religion ou son caractère. Il porta si loin la constance, qu'il ne voulut même pas dire son nom, son pays, sa condition. A toutes les demandes, il répondait par ces deux mots, latins : 'Christianus sum (je suis chrétien)' ; c'était là son nom, sa patrie, l'expression de tout ce qu'il était ; jamais les persécuteurs ne purent avoir d'autre réponse. Cette fermeté irrita tellement le président et les bourreaux, qu'après avoir employé tous les autres supplices, ils mirent au feu des lames de cuivre et les appliquèrent aux endroits les plus sensibles de son corps. Le martyr vit rôtir sa chair sans changer seulement de posture, et il resta inébranlable dans la confession de sa foi ; c'est que Jésus Christ versait dans son sein une rosée céleste qui le rafraîchissait et lui donnait des forces nouvelles. Son corps brûlé, déchiré, n'était plus qu'une plaie, n'avait plus de forme humaine ; mais Jésus Christ souffrait en lui, et faisait ainsi éclater sa gloire, confondait l'ennemi, animait les fidèles en leur montrant, par cet exemple, qu'on ne craint rien quand on a la charité du Père, qu'on ne souffre rien quand on envisage la gloire du Fils.
«Quelques jours après, lorsque l'inflammation de ses plaies les rendait si douloureuses qu'il ne pouvait souffrir le plus léger attouchement, les bourreaux l'appliquèrent à de nouvelles tortures. Ils pensaient qu'il succomberait enfin à la douleur, ou que, du moins, expirant dans les supplices, sa mort intimiderait les autres ; mais, par un miracle inattendu, son corps défiguré, disloqué, reprit sa première forme et parut entièrement guéri. Par la grâce de Jésus Christ, la seconde torture fut un remède à la première.
«L'ennemi, confondu, s'attaqua à des personnes plus faciles à vaincre.
«Biblis était du nombre de ceux qui avaient renoncé à la foi ; le démon, qui avait éprouvé la faiblesse de cette femme, la regardait déjà comme sa proie ; il ne douta pas que, mise à la torture, elle nous accuserait des crimes les plus honteux ; mais, au milieu des tourments, elle rentra en elle même et parut sortir d'un profond assoupissement. Le sentiment de ses douleurs rappelant à son souvenir les peines éternelles, elle s'écria : 'Comment ces gens mangeraient ils leurs propres enfants, quand il leur est même défendu de manger le sang des animaux6 ?' Elle rendit ensuite témoignage à la foi, et fut remise au nombre des martyrs. La constance de nos frères, forts du secours de Jésus Christ, ayant vaincu tous les supplices, le démon eut recours contre eux à de nouveaux moyens. Il les fit jeter dans un cachot étroit et obscur ; on mit leurs pieds dans des entraves de bois qu'on étendit jusqu'au cinquième trou ; on leur fit endurer tout ce qu'on peut inventer pour tourmenter de pauvres prisonniers. Dieu permit que plusieurs en mourussent dans la prison ; mais une chose étonnante, c'est que ceux qui avaient été si cruellement tourmentés, qu'on n'eût jamais cru qu'ils eussent pu y survivre, ne moururent point dans cet affreux cachot où ils furent entassés. Privés de tout secours humain, ils étaient tellement fortifiés par le Seigneur, qu'ils animaient et fortifiaient les autres. Ceux, au contraire, qui avaient été récemment emprisonnés, et dont le corps n'avait pas été endurci à la douleur, ne purent supporter les incommodités et l'infection du cachot, et moururent tous en peu de temps.
«Parmi ceux qui furent arrêtés, était le bienheureux Pothin qui gouvernait l'Eglise de Lyon ; il était malade et âgé de plus de quatre vingt dix ans. Le désir du martyre lui inspirait, il est vrai, une ardeur nouvelle, mais il était si faible, qu'il pouvait à peine se soutenir et respirer, et on fut obligé de le porter au tribunal. Mais si l'âge et la maladie avaient affaibli son corps, son âme, courageuse et forte, y demeurait encore pour le triomphe de Jésus Christ. Pendant que les soldats le portaient, il était suivi des magistrats de la ville et de toute la populace qui criait contre lui, comme s'il eût été le Christ lui même. Alors, ce vénérable vieillard rendit à la foi un glorieux témoignage. Le président lui ayant demandé quel était le Dieu des chrétiens, il lui répondit : 'Vous le connaîtrez, si vous en êtes digne'. Aussitôt, on l'accabla de coups, sans respect pour son grand âge. Ceux qui étaient près de lui le frappaient à coups de pieds et à coups de poing, les plus éloignés lui jetaient ce qu'ils trouvaient sous leur main ; tous se fussent cru coupables d'un grand crime, s'ils lui eussent épargné un outrage. Ils croyaient ainsi venger l'honneur de leurs dieux. Le saint évêque fut jeté à demi mort dans une prison, où il expira trois jours après.
«La Providence éclata envers nous d'une manière particulière et Jésus Christ fit un miracle bien conforme à son infinie bonté.
«Ceux qui avaient apostasié avaient été jetés en prison comme scélérats et homicides ; ils avaient donc bien plus à souffrir. L'attente du martyre, l'espérance des biens promis, l'amour de Jésus Christ, les douceurs de l'Esprit Saint, remplissaient de joie les fidèles ; mais les apostats, leur conscience était pour eux un fardeau si pénible qu'on les distinguait facilement lorsqu'ils paraissaient en public. Un mélange de grâce, de majesté, de bonheur, brillait sur le visage des fidèles ; ils étaient parés de leurs chaînes comme une épouse de ses diamants ; ils exhalaient une odeur si douce qu'on les eût crus oints de parfums précieux ; mais les autres, tristes, abattus, portant au visage la tache honteuse de leur faute, ils avaient à souffrir les insultes des idolâtres eux mêmes qui les regardaient comme des lâches, des hommes sans coeur. Ayant perdu le nom admirable, glorieux et salutaire du Christ, ils étaient appelés homicides, comme s'ils l'eussent été réellement. Les fidèles en devinrent bien plus forts, et ils confessaient la foi dès qu'ils étaient arrêtés.
«Il faut raconter maintemant les tourments divers par lesquels nos généreux martyrs ont terminé leur vie ; car ils ont présenté à Dieu une couronne composée de mille fleurs différentes, et n'ont reçu la couronne immortelle qu'après avoir été victorieux en bien des combats.
«On condamna aux bêtes Maturus, Sanctus, Blandina et Attale. Pour les y exposer, on donna exprès au peuple ce cruel et affreux spectacle.
«Maturus et Sanctus supportèrent les tourments de l'amphithéâtre avec un nouveau courage, comme de braves champions qui, après plusieurs victoires, vont combattre pour la dernière couronne ; ils furent frappés de verges, offerts aux morsures des bêtes sauvages, livrés à toutes les tortures que demandait un peuple féroce. On les fit asseoir sur une chaise de fer rougie au feu, et l'odeur de leur chair brûlée ne fit qu'exciter la cruauté des spectateurs. On espérait vaincre leur patience, mais on ne put jamais tirer de Sanctus d'autres paroles que celles qu'il avait prononcées dans ses premiers tourments. Ces généreux chrétiens remplacèrent pendant un jour plusieurs paires de gladiateurs. Comme ils respiraient encore après tant de souffrances, ils furent égorgés dans l'amphithéâtre.
«Blandina fut exposée aux bêtes, suspendue à un poteau ; attachée ainsi comme à une croix, et priant avec une ferveur angélique, elle remplissait de courage et d'ardeur les autres martyrs qui voyaient en elle l'image de celui qui avait été crucifié pour eux. Aucune bête n'osa la toucher, et on la réserva pour le spectacle d'un autre jour. Dieu le voulut ainsi, afin que cette jeune esclave, si faible en apparence, mais revêtue de Jésus Christ, l'invincible athlète, triomphât en plusieurs combats et inspirât, par son exemple, une généreuse ardeur aux autres fidèles.
«Comme Attale était fort connu et distingué par son mérite, le peuple demanda qu'on l'amenât aussi dans l'arène. Fort du témoignage de sa conscience, aguerri dans tous les exercices de la milice chrétienne, Attale était intrépide et avait toujours été, parmi nous, un fidèle témoin de la vérité. Pour l'exposer aux insultes du peuple, on lui fit d'abord faire le tour de l'amphithéâtre, un héraut portant devant lui un écriteau, sur lequel était en latin : 'C'est Attale chrétien'. Mais le président, ayant appris qu'il était citoyen romain, le fit conduire en prison avec les autres.
«Il écrivit à l'empereur au sujet des martyrs, et, jusqu'à sa décision, il leur laissa quelque repos dont ils profitèrent pour faire éclater l'infinie bonté de Jésus Christ. Ranimés par ces membres vivants, plusieurs membres morts du corps mystique du Seigneur reprirent une vie nouvelle ; les confesseurs de la foi obtinrent grâce pour ceux qui l'avaient reniée, et l'Eglise, cette mère vierge des fidèles, les vit avec joie rentrer dans son sein. Grâce aux exemples et aux exhortations des saints, ces membres ressuscités, pleins de courage, le coeur pénétré des douceurs de Dieu qui ne veut point la mort du pécheur, mais l'invite au repentir, marchèrent sans hésiter au tribunal pour y être de nouveau interrogés sur leur foi.
«L'empereur, dans sa réponse, ordonna de mettre à mort ceux qui confesseraient la foi, et de mettre en liberté ceux qui la renieraient.
«Le président fit donc amener de nouveau les prisonniers à son tribunal pour leur faire subir un second interrogatoire, et les donner en spectacle à une multitude immense qu'avaient attirée en cette ville des foires célèbres qui s'y tenaient alors. Il interrogea d'abord ceux qui étaient demeurés fermes dans la foi, condamna les citoyens romains à avoir la tête tranchée et les autres à être exposés aux bêtes ; mais, à la gloire de Jésus Christ, ceux même qui l'avaient d'abord renié le confessèrent, contre l'attente des infidèles ; interrogés séparément, comme devant être mis en liberté, ils se déclarèrent chrétiens avec courage. Il n'y eut d'apostats que ceux qui n'avaient point de foi, qui ne comprenaient pas la vie chrétienne et ce que c'est que la robe nuptiale ; qui n'avaient point la crainte du Seigneur dans le coeur, et avaient déshonoré par leurs moeurs la foi qu'ils professaient extérieurement. Les enfants de perdition restèrent seuls en dehors de l'Eglise ; tous les autres rentrèrent dans son sein. Pendant qu'on interrogeait les nouveaux confesseurs, un médecin phrygien nommé Alexandre, qui, depuis longtemps, demeurait dans les Gaules, se tenait près du tribunal. Son zèle pour prêcher la religion et son amour pour Dieu l'avaient fait connaître de tous : c'était un véritable apôtre, et, pendant l'interrogatoire, il exhortait, par signes et gestes expressifs, ceux qui le subissaient, à confesser la foi. Le peuple s'en aperçut : irrité de voir les apostats se déclarer chrétiens avec fermeté, il s'en prit à Alexandre, et se mit à crier contre lui. Le président lui demanda qui il était : 'Chrétien,' répondit il, et sur le champ il est condamné aux bêtes. Le lendemain, il entre dans l'amphithéâtre avec Attale, que le juge condamna au même supplice, quoiqu'il fût citoyen romain, pour faire plaisir à la populace. Ces deux martyrs, avant d'être égorgés, souffrirent bien des tourments. Alexandre ne laissa échapper aucune plainte, ne prononça pas même une parole, et il s'entretenait intérieurement avec Dieu. Attale, pendant qu'on le brûlait sur la chaise de fer, et que l'odeur de sa chair se répandait au loin, dit au peuple en langue latine : 'C'est vous qui mangez maintenant de la chair humaine, mais nous, nous n'en mangeons point et ne commettons aucun crime'. Quel est le nom de Dieu ? lui criait on. 'Dieu, répondit il, n'a pas un nom comme un homme'.
«On avait conduit tous les jours à l'amphithéâtre Blandina et un enfant âgé de quinze ans nommé Ponticus, afin de les intimider par la vue des supplices qu'on faisait souffrir aux autres. On les pressa d'abord avec beaucoup d'instance de faire serment au nom des dieux ; mais ils le refusèrent avec mépris. Alors la foule entra en fureur, et sans pitié pour l'âge de Ponticus et le sexe de Blandina, on les fit passer par tous les tourments, au milieu desquels on leur faisait de nouvelles instances pour les faire apostasier. Leur constance fut invincible. Ponticus, animé par sa soeur qui le fortifiait et l'exhortait à la vue même des infidèles, consomma son martyre et triompha de la faiblesse de l'âge et de la rigueur des supplices.
«Blandina demeura la dernière, comme une mère qui, après avoir envoyé devant elle ses enfants victorieux qu'elle a animés au combat s'empresse d'aller les rejoindre. Elle s'avança dans l'arène où elle devait être la pâture des bêtes, avec plus de joie qu'à un festin nuptial. Après avoir souffert les verges, les morsures des animaux sauvages, la chaise de fer, elle fut enveloppée d'un filet et exposée ainsi à un taureau furieux qui la jeta plusieurs fois en l'air. La sainte martyre, soutenue par l'espérance que lui donnait sa foi, s'entretenait avec Jésus Christ, et n'était point sensible aux tourments. On égorgea enfin cette innocente victime, et les idolâtres eux mêmes avouèrent que jamais femme n'avait tant souffert et avec une si héroïque constance.
«La rage de nos ennemis ne fut point assouvie par le sang des martyrs. Furieux de se voir vaincus, le président et tout le peuple vomissaient contre nous les flots d'une haine excitée par le démon, cette bête sauvage et cruelle. Cet oracle de l'Ecriture s'accomplissait : 'L'impie multipliera ses impiétés et le juste ses vertus'. Ils déchargèrent leur fureur sur les cadavres des saints, jetèrent à la voirie, pour être mangés des chiens, ceux que l'infection du cachot avait fait mourir, et les firent garder nuit et jour pour nous empêcher de leur donner la sépulture. Ils ramassèrent les membres épars de ceux qui avaient combattu dans l'arène, et ces restes des bêtes et des flammes, ils les gardèrent aussi plusieurs jours avec les corps de ceux qui avaient eu la tête tranchée.
«Les uns frémissaient de rage et grinçaient des dents à la vue de ces saintes reliques, cherchant encore l'occasion de les outrager ; les autres s'en moquaient et faisaient l'éloge de leurs dieux, à la vengeance desquels ils attribuaient la mort des martyrs. Les plus modérés simulaient une compassion qu'ils n'avaient pas, et nous insultaient en disant : 'Où est leur Dieu ? à quoi leur a servi son culte qu'ils ont préféré à la vie ?' Tels sont les divers sentiments que la haine des infidèles leur inspirait.
«Pour nous, notre douleur était grande de ne pouvoir ensevelir les corps des martyrs. Ce fut inutilement que nous cherchâmes à profiter des ténèbres de la nuit, à gagner les gardes à force d'argent, à les fléchir par nos prières : tout nous fut inutile ; ils croyaient avoir assez gagné si nos frères n'étaient pas ensevelis ; leurs corps restèrent pendant six jours exposés à mille outrages ; nos ennemis les brûlèrent ensuite et les jetèrent dans le Rhône qui coule près de là, afin qu'il ne restât rien d'eux sur la terre. Ils voulaient vaincre la puissance de notre Dieu et empêcher les martyrs de ressusciter un jour. 'C'est, disaient ils, l'espérance de la résurrection qui leur a fait embrasser cette religion étrangère et nouvelle, mépriser les tourments, recevoir la mort avec joie ; voyons maintenant s'ils ressusciteront et si leur Dieu pourra les tirer de nos mains'».
On ne peut lire sans émotion cette belle et pieuse lettre, qui retrace avec une si touchante simplicité les combats de nos premiers martyrs. Son style vraiment biblique exhale un parfum d'antiquité chrétienne qui révèle des coeurs primitifs tout pénétrés de l'Evangile. Elle nous fait assister, pour ainsi dire, à un de ces drames sanglants dans lesquels l'Eglise eût cent fois été anéantie, si elle n'eût eu le bras de Dieu pour appui. On y voit avec bonheur, attestée de la manière la plus claire, cette foi des martyrs qui est aussi la nôtre : l'auguste Trinité, l'Incarnation, la Rédemption par la Croix, l'influence intime de Dieu sur les coeurs qu'elle convertit, anime, élève au dessus de la nature ; le pouvoir miraculeux inhérent à l'Eglise, seule dépositaire de cet unique témoignage de l'action divine ; l'immortelle destinée de l'homme, la résurrection des corps, le respect pour les restes précieux qu'ont sanctifiés des âmes amies de Dieu : toutes ces vérités, qui sont encore le domaine de l'Eglise Catholique, sont attestées par le premier monument de notre Eglise ; au premier rang sous le rapport historique, il mérite une place distinguée sous le rapport dogmatique et dans notre belle littérature chrétienne.
Nous devons regretter qu'avec cette lettre si touchante, Eusèbe ne nous ait pas transmis celles que les martyrs eux mêmes écrivirent au milieu de leurs tourments. Ils en adressèrent une à leurs frères de Phrygie pour les prémunir contre les erreurs de Montanus, qui cherchait alors à répandre sa pernicieuse doctrine, voilée sous les dehors trompeurs de la rigidité. Ils avaient une telle horreur pour cette hérésie hypocrite, qu'ils n'en pouvaient souffrir même l'apparence. Ainsi, ils n'approuvaient pas la conduite d'un saint confesseur nommé Alcibiade7 qui, depuis longtemps, menait une vie si austère qu'il ne mangeait que du pain et ne buvait que de l'eau. Lorsqu'il fut mis en prison avec eux, après avoir confessé la foi, il voulut observer la même abstinence, mais Attale, dans la nuit qui suivit son premier combat, eut une vision dans laquelle le Seigneur lui fit connaître qu'il n'approuvait point Alcibiade qui, en refusant de faire usage des biens créés par Dieu, pouvait donner lieu de croire qu'il favorisait les erreurs de Montanus ; Alcibiade, dont la foi était aussi pure que la vie, modéra depuis ses austérités, afin de ne pas être un sujet de scandale pour ses frères.
Dans leur lettre à l'Eglise de Phrygie contre Montanus, les martyrs firent connaître que leur prudence était égale à la pureté de leur foi.
Ils écrivirent dans le même temps au pape Eleuthère pour le prier de pacifier les troubles que l'hérésie avait excités dans l'Eglise Asiatique8.
«Nous avons prié, lui disaient ils, notre frère Irénée de vous porter cette lettre ; nous vous le recommandons comme un grand zélateur du testament de Jésus Christ, et s'il avait besoin auprès de vous d'un autre titre, nous vous le recommanderions aussi comme prêtre, car il a été élevé à cet honneur."
Outre ces deux lettres, les martyrs en écrivirent plusieurs autres pour la consolation de ceux qui s'adressaient à eux. Ils ne voulaient pas qu'en leur écrivant ou en leur parlant, on leur donnât le titre de martyrs. "Ceux là, disaient ils, sont véritablement martyrs qui ont donné leur vie pour la foi ; nous ne sommes que d'humbles confesseurs." Ils conjuraient les fidèles de prier pour eux, priaient eux mêmes pour leurs bourreaux et déliaient des peines canoniques ceux qui imploraient leur charité.
C'est ainsi que ces vrais chrétiens avaient employé le peu de temps dont ils avaient pu disposer au milieu de leurs affreux tourments.
Les premiers martyrs de Lyon moururent au nombre de quarante huit. C'était trop peu pour éteindre la soif de sang chrétien qui dévorait les persécuteurs.
On leur dénonça Alexandre et Epipodius qui s'étaient retirés à Pierre Encise, chez la pauvre Lucia. Au commencement de la persécution, ils s'étaient cachés, mais trahis par un de leurs esclaves, ils avaient suivi le conseil de l'Evangile et s'étaient enfuis. L'obscurité de leur retraite les mit quelque temps en sûreté ; mais enfin découverts, une troupe de soldats vint environner la pauvre cabane où ils étaient enfermés. Ils voulurent s'enfuir encore, et dans la précipitation de sa course, Epipodius perdit une de ses chaussures, que Lucia recueillit religieusement.
Les deux amis furent arrêtés et jetés en prison. Trois jours après, ils sont conduits au tribunal où ils déclarent hautement leur nom et leur qualité de chrétien.
A ce nom de chrétien, la populace pousse de grands cris et le juge irrité s'écrie : "A quoi donc ont servi les tourments que nous avons fait souffrir aux autres, si le nom du Christ n'est pas encore éteint parmi nous ?" Il fait ensuite séparer les deux confesseurs pour les mettre dans l'impossibilité de s'encourager mutuellement, et s'adressant à Epipodius qui semble plus jeune et plus faible, il cherche à l'ébranler par des paroles empreintes d'une fausse compassion, à le séduire par le tableau des plaisirs sensuels, dont les dieux de l'Olympe eux mêmes lui donnaient l'exemple. Epipodius répondit au juge épicurien :
«Les armes dont Jésus Christ et ma foi m'ont revêtu me rendent invulnérable aux traits de votre fausse tendresse. Votre compassion est une cruauté, car vivre avec vous c'est mourir ; mourir par vos ordres, c'est pour moi une gloire. Ne savez vous pas que Jésus Christ, que vous dites si haut avoir été crucifié, est sorti du tombeau vivant et immortel ? Que Dieu et homme en même temps, par un mystère ineffable, il a tracé à ses serviteurs le sentier qui mène à l'immortalité, au royaume du ciel ? Mais vous ne comprenez rien à des choses si élevées ; afin donc de vous tenir un langage à portée de votre intelligence, êtes vous assez ignorants pour ne pas savoir que l'homme est composé de deux substances, l'une spirituelle, l'autre corporelle ? Chez nous c'est l'âme qui commande, le corps obéit ; vous, au contraire, vous ne vivez que de ces voluptés qui flattent les sens et tuent les âmes. Qu'est ce qu'une vie où la partie la plus noble de l'âme est toujours rabaissée ? Nous, nous combattons pour l'âme contre le corps, nous faisons la guerre aux passions. Votre Dieu, à vous, c'est votre corps. Comme les bêtes, vous ne cherchez qu'à le satisfaire et vous croyez que tout finit à la mort. Sachez le, quand vous nous faites mourir, nous allons, des mains des bourreaux, dans le sein d'une éternelle félicité».
Pour punir Epipodius de sa juste et sainte liberté, le président lui fit donner des coups de poing sur la bouche ; mais, la bouche tout ensanglantée, le martyr s'écriait : «Je confesse que Jésus Christ est Dieu avec le Père et le Saint Esprit. Il est juste que je rende mon âme à celui qui m'a créé et racheté ; je ne perds pas la vie, je la change en une vie meilleure ; qu'importent les douleurs et la mort, pourvu que mon âme retourne à son auteur ?»
Le jeune athlète de Jésus Christ est étendu sur le chevalet, et des licteurs lui déchirent les côtes avec des ongles de fer ; mais il ne souffre pas assez au gré de la populace : elle jette des cris furieux ; elle veut le tuer à coups de pierre, le déchirer en lambeaux pour assouvir sa rage. Le juge, voyant son autorité sur le point d'être compromise, fit enlever le martyr qui eut la tête tranchée en secret.
Alexandre comparut le lendemain et méprisa les coups de trois bourreaux qui se relayaient pour le tourmenter plus cruellement. Le corps en lambeaux, il fut attaché à une croix sur laquelle il rendit son âme à Dieu.
Les fidèles trouvèrent cette fois le moyen d'enlever les corps des deux saints.
Or, sur une des collines qui dominaient Lyon se trouvait un bois épais, et au plus fort du bois un vallon recouvert de broussailles et d'épines qui formaient comme une voûte impénétrable. C'est là, dans le creux du rocher, que les chrétiens allèrent déposer les restes précieux d'Alexandre et d'Epipodius, et ce lieu devint célèbre par de fréquents miracles qui révélèrent le crédit des deux jeunes martyrs auprès de Dieu.
Ce fut probablement dans cette sainte crypte que les fidèles se réunirent pendant que gronda l'orage de la persécution. C'était leur coutume, au moment du danger, d'aller s'ensevelir avec leurs mystères dans ces cavernes obscures, que l'on retrouve encore auprès des plus anciennes cités des Gaules. Un autel de pierre, sous lequel était couché le corps vénérable d'un martyr, quelques sièges grossièrement taillés dans le roc ; l'image de Jésus Christ, ou de sa sainte Mère, des Apôtres ou des Martyrs, esquissée à la hâte sur les parois du rocher ; un baptistère, des tombeaux, tels étaient les ornements de ces sanctuaires primitifs qui en disent tant au coeur chrétien ! Comment penser sans émotion à ce peuple de martyrs, réuni dans ses pieuses synaxes, courbé respectueusement sous les sombres voûtes d'une crypte, priant avec ardeur le Dieu qui donne la puissance au faible et humilie les puissants et les forts. Comme le coeur de ces pieux fidèles s'enflammait, lorsqu'ils s'agenouillaient en présence du pauvre autel où s'immolait la victime perpétuelle de l'erreur et du péché, et sur les tombeaux des martyrs ! Lorsqu'ils entendaient le Pontife, qui portait souvent lui même les nobles cicatrices du martyre, leur raconter le triomphe des héros morts pour la foi !
Mais les enfants de l'Eglise Lugduno Viennoise se cachèrent en vain dans les entrailles de la terre. Les persécuteurs les poursuivirent à outrance et en jetèrent un grand nombre dans les prisons. Parmi eux étaient le prêtre Marcellus et le diacre Valerianus qui parvinrent à s'échapper.
Valerianus, prenant la voie romaine qui longeait la rive droite de l'Arar, s'avança jusqu'à Tournus. Marcellus se jeta dans les forêts de la rive gauche, arriva jusqu'aux portes de Cabillo, et accepta l'hospitalité chez le riche Latinus. Après avoir converti son hôte, il voulut, par prudence, s'éloigner de la ville et reprit de nouveau le chemin de la Séquanie. Mais il allait au devant de la mort qu'il voulait éviter. Ayant rencontré le président Priscus, accompagné d'une troupe de soldats, il ne voulut pas perdre la couronne du martyre que Dieu semblait lui présenter : il se déclara chrétien et, après bien des tourments, fut enterré vif à mi corps dans une fosse où il expira quelques jours après.
Priscus, teint du sang de Marcellus, descendait l'Arar ; arrivé à Tournus, il apprend que Valerianus y prêchait l'Evangile. Il le fait arrêter et décapiter, après l'avoir déchiré avec des ongles de fer.
La persécution ravageait donc l'Eglise Eduenne aussi bien que celle de Lyon, et ce fut vers ce temps que ses Apôtres furent couronnés du martyre.
Nous avons vu Bénigne, accompagné du prêtre Andochius et du diacre Thyrsus, quitter Lyon et se diriger vers le pays des Edues. Il se rendit d'abord à Augustodunum (Autun), où il fut reçu par un sénateur chrétien nommé Faustus, qui le pria de baptiser sa famille. Il parcourut ensuite toute la partie septentrionale de la première Lyonnaise, prêcha l'Evangile à Alesia, dans la cité des Lingons (Langres), et parvint jusqu'à Divio (Dijon). C'est là que le préfet Terentius le fit périr dans d'effroyables supplices.
Andochius et Thyrsus furent aussi martyrisés peu après. Ils s'étaient retirés à Sedelocus (Saulieu), chez un riche marchand, comme eux originaire d'Asie, nommé Félix. Ils furent assommés à coups de bâton avec leur hôte.
Faustus, et son fils Symphorien qu'avait baptisé saint Bénigne, vinrent à la hâte recueillir le sang des martyrs. Symphorien, surtout, ne pouvait quitter leur tombeau ; il devait bientôt aller les retrouver dans la gloire.
Un jour que dans l'antique et superstitieuse cité des Edues, on célébrait une fête en l'honneur de Bérécinthe ou Cybèle, appelée aussi la mère des dieux, et qu'on traînait en grande pompe sa statue sur un char, Symphorien ne dissimula pas la pitié que lui inspirait l'aveuglement des idolâtres qui se prosternaient en foule devant la prétendue déesse.
On l'arrêta sur le champ et on le conduisit au consulaire Héraclius qui était alors dans la cité. «Dis moi ton nom et ta condition, dit Héraclius à Symphorien. Je m'appelle Symphorien, répondit il, je suis chrétien. Tu es chrétien ? Ce nom n'est pas commun aujourd'hui parmi nous ; tu nous as donc échappé ? Pourquoi refuses tu d'adorer l'image de la mère des dieux ? Je viens de vous le dire, je suis chrétien, je n'adore que le seul vrai Dieu qui règne dans le ciel. Pour cette idole du démon, je ne l'adorerai pas, je la briserai même si vous voulez me le permettre. Il ne se contente pas, dit Héraclius, d'être sacrilège, il veut être rebelle ; que le greffier dise s'il est citoyen de cette cité. Il l'est, répondit le greffier, et de famille noble.
«Symphorien, répond alors le juge, tu te flattes de nous échapper à cause de ta naissance, c'est que tu ignores l'ordonnance des empereurs ; que le greffier la lise». Après cette lecture, Héraclius ajouta : «Qu'en dis tu Symphorien ? Pouvons nous aller contre ces ordres de l'empereur ? Il y a deux chefs d'accusation contre toi : sacrilège contre les dieux, rébellion contre les lois».
Symphorien, peu ému de la logique d'Héraclius, continuait à insulter impitoyablement la mère des dieux. Le consulaire le fait frapper par ses licteurs et jeter en prison. Deux jours après il le fait amener et lui adresse ces paroles :
«Tu ferais bien mieux, Symphorien, de servir les dieux immortels et d'accepter un grade dans l'armée, que de servir ton Christ ; si tu le veux, je vais faire orner les autels de fleurs et tu offriras aux dieux l'encens qui leur est dû».
Symphorien, par sa réponse énergique, fit voir à Héraclius qu'il méprisait ses offres et plus encore les divinités qu'il proposait à ses hommages ; le juge alors prononça la sentence et le condamna à mourir par le glaive.
Comme on conduisit le jeune martyr au supplice, Augusta, sa courageuse mère, le suivait des yeux du haut du rempart.
«Courage, lui criait elle, Symphorien, mon cher fils ! Pense au Dieu vivant et ne crains pas une mort qui mène à la vie ! Mon fils, élève ton coeur en haut, vois celui qui règne au ciel. On ne va pas t'ôter la vie, mais la changer en vie meilleure. Aujourd'hui, mon fils, par un heureux échange, tu possèderas la vie étervelle».
Symphorien fut digne de sa mère ; il eut la tête tranchée. Les fidèles enlevèrent son corps et le cachèrent dans une crypte où il se fit un grand nombre de miracles.
L'Eglise Romaine ne voyait pas sans douleur l'état déplorable de l'Eglise des Gaules ; mais, persécutée elle même sans relâche, elle avait bien assez de songer à sa propre défense, et ne pouvait lui porter secours.
Enfin, au milieu de tous les fantômes d'empereurs qui ne prenaient la pourpre que pour ensanglanter l'empire et persécuter les chrétiens, apparaît Philippe qui leur fut favorable. Selon toute apparence, Philippe était chrétien, mauvais chrétien, il est vrai, mais plus disposé toutefois à seconder l'action du christianisme qu'à l'entraver.
Le saint pape Fabien, qui alors occupait dignement le siège apostolique, profita du calme de l'Eglise pour organiser une mission destinée à vivifier l'Eglise des Gaules. Elle était sur le point de partir lorsqu'éclata la persécution cruelle de Decius. Les généreux apôtres n'en furent pas effrayés, et ce fut l'année même du consulat de Decius et de Gratus qu'ils arrivèrent dans les Gaules.
Ils étaient nombreux. On distingue parmi eux beaucoup de prêtres et de diacres, qui s'étaient attachés comme disciples aux sept évêques chefs de la mission. Ces sept évêques sont : Gatien de Tours, Trophime d'Arles, Paul de Narbonne, Saturnin de Toulouse, Denis de Paris, Strémoine d'Auvergne, Martial de Limoges.
Gatien n'a pas chez les Turons d'éclatants succès. Malgré son zèle et un épiscopat de trente sept ans, il ne parvient à former qu'un petit troupeau, et encore est il obligé de le réunir dans les cavernes, au milieu des rochers de la rive droite de la Loire. Il eut, pour principaux disciples, saint Julien, l'apôtre des Cénomans, et saint Clarus qui évangélisa les Andes, les Namnètes, et s'en alla mourir au pays des Venètes.
Strémoine s'était arrêté sur les montagnes de l'Arvernie. Cette région, une des plus illustres des Gaules, est parcourue en tous sens par ses disciples, Marinus, Memmetus, Sirenatus, Antoninus, Nectarius.
Martial s'avance jusqu'à le capitale des Lémovices (Limoges) ; il est secondé par Albinianus et Austriclianus, qui partagent son tombeau et sa gloire, après avoir partagé ses travaux ; par Severianus, premier évêque des Gabales (près de Mende), et Ausonius, apôtre d'Angoulême.
Saturnin se fixe à Toulouse. On compte, parmi ses disciples, Papulus (S. Papoul), et Honestus, qui conquit à la foi saint Firminus, ce grand apôtre qui parcourut une grande partie des Gaules, évangélisa les Agennais, les Arvernes, les Andes, les Bellovaques, et vint recueillir chez les Ambianais la couronne du martyre.
Trophime s'arrête à Arles, cette antique Eglise fondée par un autre Trophime, disciple des Apôtres. Paul fonde d'abord l'Eglise de Béziers, lui donne Aphrodisius, son disciple, pour évêque, envoie Rufus à Avignon, et se rend à Narbonne, à la prière des chrétiens qui habitaient cette cité.
Bientôt l'Eglise de Narbonne devient plus nombreuse, et son saint évêque lui donnait l'exemple de toutes les vertus. Mais sa vie pure et innocente était un continuel reproche pour deux diacres indignes qui conçurent pour lui la haine la plus injuste ; ils osèrent même l'accuser d'un crime honteux, et le saint évêque, pour détruire la calomnie, fut obligé de prier ses collègues des Gaules de s'assembler pour le juger. Dieu lui même prit la défense de son apôtre, et força les calomniateurs eux mêmes à confesser son innocence.
Nous n'avons encore nommé que six des évêques placés à la tête des missionnaires des Gaules : le septième est saint Denis de Paris.
Il fut, sans contredit, le plus illustre de tous ; l'action qu'il exerça sur les Gaules fut plus étendue, plus énergique, et il a mérité d'en être appelé l'apôtre par excellence.
A la tête de douze principaux disciples, il prend possession de la plus grande partie des contrées au delà de la Seine ; lui même choisit Paris pour centre de sa mission. Il envoie Quintinus aux Veromanduens (Saint Quentin), Lucianus aux Bellovaques (Beauvais), Fuscianus et Victoricus aux Morins (Terouenne), Piaton aux Nerviens (Tournai), Regulus aux Silvanectes (Senlis), Taurinus aux Eburovices (Evreux), Sanctinus aux Meldes (Meaux). Chrysolus et Eubertus allèrent unir leurs efforts à ceux de saint Piaton, chez les Nerviens ; Crispinus et Crispinianus évangélisèrent les Suessions (Soissons). Ces deux saints apôtres étaient frères et d'une naissance distinguée ; ils exerçaient cependant le métier de cordonnier, sans doute à l'exemple du grand Paul, qui travaillait de ses mains pour n'être à charge à personne, ou pour se ménager un accès plus facile auprès des gens de travail et des pauvres qui étaient le mieux disposés pour l'Evangile, comme nous l'apprend Grégoire de Tours dans son intéressant récit de la fondation de l'Eglise des Bituriges.
«Un disciple des sept évêques, dit il9 (S.Ursin), s'avança jusqu'à la cité des Bituriges (Bourges), et annonça à ces peuples le Seigneur Jésus Christ, sauveur de tous les hommes ; il forma des clercs, leur apprit à chanter les louanges de Dieu, et leur inspira la pensée de bâtir une église.
«Les fidèles, encore peu nombreux, étaient bien pauvres. Les sénateurs, les riches, restaient attachés à leurs superstition, et les pauvres seulement avaient embrassé la foi. C'était conforme à ces paroles de Jésus Christ aux Juifs : 'Les femmes de mauvaise vie et les publicains entreront avant vous dans le royaume des cieux'.
«Après avoir essuyé plusieurs refus, les fidèles s'adressèrent enfin à Leocadius, sénateur illustre des Gaules, qui était de la famille de Vettius Epagatus qui mourut à Lyon pour la foi. Leocadius, ayant écouté leur demande, répondit : Si la maison que je possède à Bourges peut vous convenir, je ne refuse pas de vous la céder.
«A ces mots, les fidèles se jettent à ses pieds et lui offrent cent pièces d'or et un bassin d'argent. Leocadius prit seulement trois pièces d'or, et leur laissa le reste. Il était encore idolâtre ; mais bientôt, devenu chrétien, il fit de sa maison une église. C'est aujourd'hui, ajoute Grégoire de Tours, la première église de la cité métropole des Bituriges ; elle est bâtie avec un art merveilleux, et enrichie des reliques du martyr saint Etienne».
Toutes nos Eglises ont conservé le souvenir des brillants succès de la mission romaine dans les Gaules. Les hagiographes nous parlent avec bonheur des églises nombreuses qui s'élevaient de toutes parts, des innombrables apôtres qui sillonnaient en tous sens le sol gaulois, des prodiges nombreux qui accompagnaient leur prédication.
Une impulsion puissante était donnée ; la persécution, malgré ses violences, ne put la comprimer, et n'eut à s'applaudir que de rares défections...
Le pape Etienne semble avoir eu pour les Gaules une affection particulière, et il lui envoya de nouveaux apôtres pour seconder ceux qu'avait envoyés le pape Fabien.
Parmi eux, nous connaissons Savinianus (S. Savinien) qui fonda une église dans la vieille cité des Sénonais (Sens) ; Potentianus (S. Potentien), son disciple et son successeur ; Serotinus (S. Serotin), qui évangélisa les Tricassiens (Troyes). Altinus (S. Altin), Eodaldus (S. Eodald), distingué par son éloquence, et Adventus, tous trois aussi disciples de Savinianus, se dirigèrent au pays des Carnutes. Ils prêchent d'abord à Gennabum (Orléans), traversent le territoire de Lutèce, où ils convertissent Agoard et Aglibert qui meurent bientôt pour la foi, et fondent une église dans la capitale des Carnutes (Chartres). Adventus y reste comme évêque, ses deux compagnons reviennent auprès de Savinianus, et peu après sont martyrisés avec lui et ensevelis dans la même crypte.
C'est à cette même époque que vint de Rome Eutropius, apôtre et premier évêque des Santons (Saintes). Ce peuple se montra d'abord bien rebelle à la parole évangélique, et Eutropius fut obligé de se construire, hors de leur cité, une pauvre cabane où il passait les jours et les nuits à prier et à gémir. Dieu fut favorable à ses larmes et à ses prières ; il convertit plusieurs infidèles et entre autres une vierge nommée Eustelle. Son père, un des citoyens les plus considérables de la cité, devint furieux en apprenant la conversion d'Eustelle, et il immola le saint apôtre qui fut enseveli dans sa cabane par la pieuse vierge et les autres chrétiens.
Nous croyons devoir compter au nombre des apôtres envoyés par le pape Etienne, saint Front qui évangélisa les Pétrocoriens (Périgueux). Le martyrologe romain lui donne pour compagnon saint Georges, celui probablement qui prêcha la foi aux Vellaves (Velay). Saint Florus (Flour) vint dans les Gaules à la même époque et s'avança jusques dans l'Arvernie, après avoir fondé l'Eglise de Lodève ; enfin le saint pape Etienne envoya aussi saint Mellonus, premier évêque de Rouen, déjà éclairé des lumières du christianisme par le prêtre Nicasius, discipme de saint Irénée.
Le pape Sixte II hérita du zèle de saint Fabien et de saint Etienne pour l'accroissement de l'Eglise des Gaules. C'est sous son pontificat que vint de Rome saint Peregrinus d'Auxerre, accompagné du prêtre Marsus, du diacre Corcodemus, des sous diacres Jovianus et Alexandre, et du lecteur Jovinianus, très éloquent et très instruit dans les Saintes Ecritures.
En même temps que ces saints apôtres fondaient l'Eglise de la cité des Autessioduriens, saint Memmius donnait naissance à celle des Catalauniens (Châlons sur Marne), saint Genulphus (Genou) parcourait le pays des Cadurques (Cahors), et venait s'ensevelir dans une solitude du pays des Bituriges, sur les bords de la petite rivière de Naon ; saint Sixtus et son disciple Sisinnius (Sinice), augmentaient à Soissons le nombre déjà considérable des fidèles, et, après bien des efforts, parvenaient à fonder à Rheims une Eglise florissante qui fut peu après fécondée par le sang des martyrs.
Saint Timothée, qui était probablement venu de Rome avec saint Sixtus, y fut arrêté avec un prêtre nommé Maurus et cinquante chrétiens qui eurent la tête tranchée. La veille de sa mort, saint Timothée convertit Apollinaire qui, de son bourreau, devint le compagnon de sa gloire.
C'est, sans doute, vers cette même époque que souffrirent le martyre deux illustres évêques, saint Saturnin et saint Denis.
Saturnin avait converti à Toulouse un grand nombre d'infidèles, et il les réunissait dans une petite église peu éloignée du Capitole, temple célèbre alors par les oracles qui s'y rendaient.
Tous les jours Saturnin passait devant ce temple pour se rendre à l'église, et les prêtres de l'idole, qui l'observaient, s'aperçurent qu'au moment de son passage leur oracle était muet. Ils déclarèrent donc au peuple que le chef de la secte nouvelle qui se formait dans Toulouse avait attiré la colère céleste sur cette cité autrefois si favorisée des dieux, et qu'on ne pouvait se réconcilier avec eux qu'en répandant le sang du coupable.
C'était le temps du sacrifice. Déjà le taureau qu'on devait immoler approchait couronné de bandelettes et de fleurs.
A cette heure même, Saturnin se rendait à l'église. Un infidèle l'aperçoit et s'écrie : «Le voilà l'ennemi de nos dieux, le chef de la secte nouvelle qui prêche la destruction de nos temples, appelle nos dieux des démons, et, par sa présence, rend muets nos oracles. Puisqu'il vient si à propos, qu'il apaise nos dieux par ses sacrifices ou leur serve lui même de victime».
Une troupe furieuse se jette aussitôt sur le saint évêque, on le conduit au temple, on veut le forcer à sacrifier ; mais lui, élevant la voix : «Je n'adore, dit il, que le seul vrai Dieu, c'est à lui que j'offre des sacrifices ; vos dieux ne sont que des démons qui demandent vos âmes plutôt que le sang des animaux. Comment voulez vous que j'aie pour eux du respect, puisque vous avouez vous mêmes qu'ils me craignent ?»
A ces mots, on se jette sur Saturnin, on l'attache par les pieds au taureau destiné au sacrifice. L'animal, que l'aiguillon rend furieux, se précipite et entraîne le saint évêque, dont la tête se brise sur les degrés du temple. Le taureau continua de le traîner jusqu'à ce que la corde qui l'attachait fut rompue.
Deux femmes chrétiennes recueillirent les débris du corps du martyr et les enterrèrent secrètement.
Le triomphe de saint Denis, aussi célèbre que celui de saint Saturnin, nous est moins connu dans ses détails. Il souffrit à Lutèce, sous le président Sisinnius, avec le prêtre Rusticus et le diacre Eleutherius. Tous trois eurent la tête tranchée sur la montagne de Mercure, qui prit depuis le nom de Montagne des Martyrs (Mont Martre).
Entre les persécutions de Decius et d'Aurélien, il n'y en eut pas de générale dans les Gaules, mais trop souvent le zèle sanguinaire des magistrats de second ordre, et les émeutes populaires excitées par le fanatisme et la superstition, y suppléèrent, et les martyrs n'en furent pas moins nombreux. A ceux que nous avons déjà nommés, ajoutons le diacre Vincent, apôtre des Agennais ; saint Pons, martyrisé à Cimèle ; sainte Colombe de Sens ; saint Patrocle, la gloire de l'Eglise de Troyes, condamné par Aurélien qui, pendant son préfectorat des Gaules, montra pour les chrétiens cette haine dont il donna des preuves plus cruelles encore lorsqu'il fut parvenu à l'empire.
Nommons aussi les nombreuses victimes du barbare Chrocus. Nous transcrivons ce que nous en dit Grégoire de Tours10 :
«Du temps de Valérien et Gallien, dit il, Chrocus, roi des Allemans, leva une armée et ravagea les Gaules.
«Or, on rapporte qu'il était d'une grande cruauté. S'étant jeté sur les Gaules, il renversa tous les édifices anciens.
«Etant arrivé au pays des Arvernes, il brûla et détruisit un temple que les habitants appelaient Vasso en langue gauloise. Il était d'une construction admirable et très solide, car ses murs étaient doubles, bâtis en dedans avec de petites pierres, au dehors avec de grandes pierres carrées, et avaient trente pieds d'épaisseur. L'intérieur était décoré de marbre et de mosaïques ; le pavé était en marbre et le toit en plomb.
«Auprès de la cité des Arvernes (Clermont) reposent les martyrs Liminius et Antholianus. C'est là aussi que Cassius et Victorinus, liés par une amitié fraternelle dans l'amour du Christ, répandirent ensemble leur sang et ensemble entrèrent dans le royaume des cieux. La tradition rapporte que Victorinus avait été au service du prêtre du temple dont je viens de parler. Allant souvent dans la rue dite des Chrétiens, pour les insulter, il y rencontra le chrétien Cassius. Touché par ses discours et ses miracles, il crut en Jésus Christ, et abandonnant sa hideuse idolâtrie, il fut consacré par le baptême et devint célèbre par ses oeuvres merveilleuses. Peu après, les deux amis ayant souffert le martyre, montèrent ensemble au royaume des cieux.
«Pendant l'irruption de Chrocus dans les Gaules, saint Privat, évêque de la cité des Gabales (près Mende), fut trouvé dans une grotte du mont Memmat, où il se livrait aux jeûnes et à la prière, tandis que le peuple était enfermé dans les retranchements de Grèze. Le bon pasteur refusa de livrer ses brebis aux loups, et on voulut le contraindre de sacrifier aux démons. Comme il détestait et repoussait cette infamie, on le frappa de verges jusqu'à ce qu'on le crût mort. Peu de jours après il rendit l'âme.
«Chrocus fut pris auprès d'Arles, cité des Gaules, subit plusieurs tourments et fut frappé du glaive ; livré avec justice aux souffrances qu'il avait infligées aux saints de Dieu».
«Chrocus ne fit pas seulement ces martyrs du pays des Arvernes, dont nous parle Grégoire de Tours. En passant par la Séquanaise, il fit mourir le saint évêque Antidius (de Besançon). Dans la cité des Lingons, il fit trancher la tête à saint Desiderius (Didier) ; ce pieux évêque était en prières lorsqu'on le saisit pour le conduire au roi barbare. Ce fut en vain qu'il chercha à lui inspirer quelques sentiments d'humanité.
Avant de se rabattre sur Arles, Chrocus poussa jusqu'à Angoulême, où Ausonius, disciple de saint Martial, reçut la couronne du martyre.
Cette course sanglante d'un brigand de Germanie ne fut pas plus funeste aux chrétiens qu'un voyage que fit dans les Gaules Aurélien devenu empereur. Comme il n'était encore que préfet des Gaules, il avait déjà donné bien des preuves de sa haine féroce ; aussi, dès qu'il approchait d'une province, les chrétiens s'enfuyaient en foule et allaient se cacher au fond des forêts les plus sombres. Aurélien ne rougissait pas d'employer son armée à les y traquer comme des bêtes sauvages.
A son arrivée dans la quatrième Lyonnaise, un grand nombre de chrétiens s'enfuirent ainsi dans les forêts. Ils y étaient réunis et, sous la présidence du saint prêtre Priscus, chantaient les louanges de Dieu, lorsqu'ils furent surpris par Alexandre, officier des gardes d'Aurélien. Cet homme, aussi cruel que son maître, se jette avec sa troupe sur ces chrétiens innocents et paisibles et les massacre impitoyablement. Un saint homme, nommé Cottus, avait trouvé moyen de s'enfuir et emportait avec lui la tête de saint Priscus ; un soldat l'aperçoit, le poursuit et le tue d'un coup de hache.
Bien d'autres martyrs, que leurs actes mettent sous Aurélien, le rendent digne d'être compté au nombre des plus cruels persécuteurs de l'Eglise des Gaules, Marc Aurèle, Sévère et Maximien Hercule qui les surpassa tous en cruauté.
Maximien Hercule tenait plus de la bête féroce que de l'homme. Lorsque Dioclétien l'eut associé à l'empire, il le chargea d'aller combattre les partisans de l'indépendance gauloise, qu'on appelait Bagaudes, il partit à la tête de son armée pour faire la guerre non seulement aux bagaudes, mais aussi aux chrétiens qui s'étaient merveilleusement multipliés sur le territoire gaulois.
Or, Maximien avait dans son armée une légion qu'on appelait Thébéenne, parce qu'elle avait été recrutée dans cette partie de l'Egypte qui avait Thèbes pour capitale, et que, pour cette raison, on appelait Thébaïde : elle était chrétienne tout entière. Ce fut probablement pour cette raison que Maximien la commanda pour persécuter les fidèles.
Cette pieuse légion, qui arrivait d'Orient, n'avait pu rejoindre le corps d'armée qu'à Octodure, sur les frontières des Gaules, et s'était campée à Agaune, village situé dans une vallée des Alpes, à soixante milles de Genève.
C'est là qu'elle reçut les ordres de Maximien. Elle ne pouvait se prêter à ses cruautés et à ses injustices. «Nous ne sommes pas venus d'Orient, disaient ces généreux soldats, pour être des bourreaux, mais pour gagner des victoires».
Maximien, qui apprend leur résistance, accourt à Agaune plein de rage. C'est en vain qu'il les fait décimer11 deux fois ; à la même cruauté, ils opposent le même courage, et Maximien se retire dans son camp, méditant de nouvelles vengeances.
Pendant ce temps là, Mauricius, chef de la légion, et deux officiers, Exuperius et Candidus, pleins d'ardeur et de foi, soutiennent le courage de leurs soldats, qui envoient à Maximien une déclaration conçue en ces termes :
«Empereur, nous sommes vos soldats, mais nous sommes aussi les serviteurs de Dieu : nous le déclarons sans crainte. A vous, nous devons le service militaire ; à lui, une vie juste et sainte. Nous recevons de vous le prix de nos travaux ; de lui, nous avons reçu la vie. Vous êtes notre empereur, mais nous ne pouvons vous servir jusqu'à renier notre Dieu. Il est notre père et notre maître, et le vôtre aussi, que vous le vouliez ou non.
«Si vous n'ordonnez rien qui l'offense, nous vous obéirons comme nous l'avons fait jusqu'à ce jour ; autrement, nous lui obéirons plutôt qu'à vous.
«Nos mains sont à vous contre les ennemis de l'empire, quels qu'ils soient ; mais nous regardons comme un crime de les tremper dans le sang innocent. Nos bras savent combattre les ennemis de l'empire et les vôtres, ils ne savent pas égorger des citoyens paisibles ; c'est pour les défendre que nous avons des armes, et non pour les massacrer. Toujours, nous avons combattu pour la justice, pour le bien et la vie des innocents : c'est pour nous un doux souvenir, et jusqu'à présent l'unique récompense de nos travaux.
«Jusqu'à ce jour, nous vous sommes restés fidèles ; mais comment pourriez vous désormais compter sur notre fidélité, si nous trahissions celle que nous devons à Dieu ? Nos premiers serments ont été pour Dieu, les seconds pour l'empereur ; vous ne pourriez plus croire aux seconds, si les premiers n'étaient pas sacrés pour nous.
«Vous nous ordonnez de rechercher les chrétiens et de les traîner au supplice ? N'en cherchez pas d'autres : vous avez ici des hommes qui croient en Dieu le Père, principe de tout, et en Jésus Christ, son Fils, Dieu comme lui. Nous avons vu égorger nos compagnons d'armes qui avaient partagé avec nous les mêmes combats, nous avons été couverts de leur sang, et nous n'avons pas pleuré leur mort, au contraire, nous nous en sommes réjouis, nous les félicitons d'avoir été jugés dignes de souffrir pour leur Dieu.
«Ne craignez pas que nous ayons recours à nos armes pour défendre notre vie. Vous êtes notre empereur, et le désespoir qui pourrait nous rendre terribles ne nous armera pas contre vous. Nous n'opposerons aucune résistance, nous aimons mieux mourir que de tuer nos concitoyens. Nous aimons mieux périr innocents que de vivre coupables.
«Si vous donnez de nouveaux ordres contre nous, nous sommes prêts à souffrir le fer, le feu, tous les tourments ; nous le déclarons, nous sommes chrétiens, nous refusons d'égorger les chrétiens».
Ces nobles paroles ne firent qu'exaspérer la fureur de Maximien. Il arrive à Agaune avec toute son armée, enveloppe la courageuse légion, et la fait passer tout entière au fil de l'épée.
Les martyrs ne faisaient aucune résistance, jetaient leurs armes et présentaient aux glaives leur poitrine découverte. Ils auraient pu vendre chèrement leur vie, mais ils se souvenaient de celui qui a été conduit à la mort sans ouvrir la bouche pour se plaindre.
C'est ainsi que cette angélique légion alla rejoindre les légions des anges, pour louer ensemble à jamais le Seigneur Dieu des armées.
Après cette lâche victoire, les soldats, enrichis des dépouilles des martyrs, se livrèrent à une horrible joie au milieu des cadavres. Un vétéran nommé Victor passa au milieu d'eux, et tous aussitôt de l'environner et de lui raconter leur bel exploit. Victor ne dissimula pas l'indignation qu'il en éprouvait. «Vous êtes donc aussi chrétien, lui disent ils ; oui, répond avec fermeté le vieux soldat, je le suis et le serai toujours», et, sur le champ, il reçoit le coup de la mort.
Un détachement de la légion thébéenne avait été dirigé sur les Germanies. Maximien mit à sa poursuite Rictius Varus, qui l'atteignit sur les bords du Rhin et le massacra tout entier.
Rictius Varus était digne de la mission que lui confia Maximien, et sa haine pour les chrétiens égalait bien celle de son maître. Après avoir ensanglanté les Germanies Cis Rhénanes, il vint en Belgique, où il fit d'innombrables martyrs. Nommons l'illustre Quintinus (saint Quentin). Ce saint apôtre des Veromanduens fut percé de deux broches, et n'eut la tête tranchée qu'après avoir enduré les plus horribles tourments. Fuscianus et Victoricus, apôtres des Morins, ignorant la mort de saint Quentin, venaient pour conférer avec lui des affaires de la religion. Gentianus les arrête à quelque distance de la cité d'Amiens, leur apprend l'horrible boucherie qu'y fait Rictius Varus, et les engage à loger chez lui. Rictius apprend l'arrivée des deux apôtres, et il court chez Gentianus qui, en le voyant, met l'épée à la main pour défendre ses hôtes. Les séides du farouche préfet se ruent sur le courageux vieillard, qui confesse la foi et meurt martyr. Fuscianus et Victoricus sont dirigés sur Amiens ; mais, chemin faisant, Varus leur fait crever les yeux, enfoncer d'énormes clous dans le crâne, et enfin trancher la tête ; saint Piaton, l'apôtre des Nerviens, et plusieurs autres disciples de Saint Denis souffrirent alors pour la foi.
On reconnaît les victimes de Rictius Varus aux clous qu'il leur faisait ordinairement enfoncer dans la tête. C'était le supplice de prédilection de cet atroce persécuteur.
Maximien ne lui cédait point en cruauté, et partout où il passa dans les Gaules, il laissa une trace de sang.
La plus illustre de ses victimes fut Victor, la gloire de l'Eglise de Marseille.
Victor était un guerrier distingué par sa naissance et sa bravoure. Voyant les chrétiens ses frères effrayés de l'arrivée de Maximien à Marseille, il employait toutes les nuits à les visiter et à leur inspirer le courage dont il était lui même animé.
Surpris dans l'exercice de son zèle et conduit au tribunal des deux préfets, Eutychus et Asterius, il confessa sa foi sans être ému des menaces de ses juges et des cris de la populace. Comme il était de famille noble, les préfets renvoyèrent sa cause à l'empereur.
Victor parut sans la moindre émotion devant le farouche Maximien, qui le renvoya aux préfets après l'avoir fait traîner dans toutes les rues de la cité, exposé aux outrages de la plus vile populace ; les juges déployèrent toute leur éloquence pour le séduire ; lui firent un tableau magnifique des honneurs qui l'attendaient, s'il abandonnait son crucifié pour les dieux de l'empire et lui peignirent, sous les couleurs les plus sombres, les supplices qui l'attendaient, s'il persévérait dans sa foi.
Victor, avec une liberté digne d'un soldat chrétien, fit l'apologie de sa foi, et mit en parallèle les idoles ridicules et obscènes du polythéisme, et Jésus Christ, le Dieu de la sainteté et de la sagesse. Les pauvres raisonnements des juges s'éclipsaient devant la divine éloquence du martyr. «Cesse de philosopher, lui disent ils ; il faut sacrifier aux dieux ou mourir : choisis».
«Puisque vous me laissez le choix, répond Victor, je méprise vos dieux et j'adore Jésus Christ ; faites de moi ce qu'il vous plaira».
On l'étend aussitôt sur le chevalet, où il est déchiré par les bourreaux. Pendant cet horrible supplice, Jésus Christ lui apparaît. «La paix soit avec toi, lui dit il, mon cher Victor : je suis Jésus qui souffre dans mes saints. Sois courageux, je serai ton aide pendant le combat et ta récompense après la victoire».
A ces mots, Victor devient insensible aux tourments, et sur son visage rayonne le bonheur qui inonde son âme. Après la torture du chevalet, il est jeté en prison sous la garde de trois soldats, Longinus, Felicianus et Alexandre. Vers minuit, une lumière éclatante brille dans son cachot, et ses gardiens le voient environné des anges et chantant avec eux les louanges de Dieu. Ils se jettent à ses pieds et lui demandent le baptême. Le lendemain, encouragés par Victor, ils confessèrent la foi et eurent la tête tranchée.
Trois jours après, Maximien se fait amener Victor. Il s'attendait à vaincre sa constance et avait fait préparer un autel. «Offre de l'encens à Jupiter, lui dit il, et sois de nos amis». Victor s'approche de l'autel comme pour obéir à l'empereur, et le renverse d'un coup de pied. Maximien, au comble de la rage, ordonne de couper le pied du martyr qu'il condamne à être broyé sous la meule d'un moulin. Victor s'y laisse tranquillement étendre ; on serre la machine qui se brise avant que le martyr ait cessé de vivre, et on lui tranche la tête. On entendit alors une voix qui disait : Tu es vainqueur, généreux Victor, tu es vainqueur.
Le corps du martyr fut jeté à la mer, mais les flots le ramenèrent au rivage et les fidèles le cachèrent dans le creux d'un rocher.
A l'exemple de l'empereur, grand nombre de magistrats secondaires persécutaient les fidèles. Les plus célèbres des nombreux chrétiens qui alors moururent pour la foi, sont les deux frères Donatianus et Rogatianus, saint Genès d'Arles, dont saint Paulin de Nôle a écrit les actes, les deux officiers Ferreolus et Julianus, et un grand nombre des disciples de saint Denis ou d'hommes apostoliques qui les avaient secondés dans leurs travaux.
Pendant six années que dura cette persécution, toutes les provinces furent couvertes de sang. L'Eglise des Gaules était comme une bergerie ravagée par une troupe d'animaux féroces. Les brebis dispersées ne pouvaient trouver de refuge dans les cavernes les plus profondes, et les pasteurs, immolés en grand nombre, ne pouvaient ni les réunir ni les animer au combat.
Mais le Christianisme avait jeté dans le sol gaulois des racines trop profondes pour être anéanti. Les tyrans furent vaincus, et pendant que le reste de l'Eglise Catholique eut à supporter les barbaries des Dioclétien, des Galerius, des Maximin, des Licinius, des Maxence, la Providence donna à l'Eglise des Gaules des jours de paix et de sérénité.
L'an 292, Dioclétien associa à l'empire, avec le titre de césar, Constance Chlore, qui eut en partage le gouvernement des Gaules.
Doué d'une âme vertueuse, et naturellement ami du bien, Constance sut apprécier les chrétiens et conçut pour eux la plus haute estime.
Lorsque Dioclétien eut porté cet édit qui fut le signe de la persécution la plus longue et la plus cruelle qui ait désolé l'Eglise, Constance se crut obligé d'accorder quelque chose à ses collègues ; mais, dit Lactance, s'il laissa abattre les temples matériels, il conserva les fidèles qui sont les vrais temples du Seigneur.
Et encore ces intolérances ne furent pas de longue durée. Ce fut probablement alors qu'il mit à l'épreuve les officiers de sa cour qui professaient le Christianisme.
Il les réunit12 un jour dans son palais, et leur déclare qu'il faut ou renoncer à leurs charges ou offrir des sacrifices aux dieux. Tous sont consternés à ces paroles. Plusieurs, courageux et fervents chrétiens, n'hésitent pas à préférer leur foi. D'autres, plus faibles, consentent à sacrifier aux dieux.
Constance, découvrant alors ses véritables sentiments, comble d'éloges les premiers, leur conserve leurs charges et son affection. Pour les autres, il les chasse de sa cour : «Comment, leur dit il, pourriez vous conserver à votre empereur une fidélité inviolable après avoir trahi celle que vous deviez à votre Dieu ?»
Constance, devenu auguste, conserva pour les chrétiens les mêmes sentiments d'estime et d'affection, et les transmit avec l'empire à son fils Constantin dont le nom glorieux annonce la paix et la victoire de l'Eglise.
1 . Le texte que nous donnons ici est tiré de l'Histoire de l'Eglise de France, tome 1, Période Gallo-romaine, Livre Premier (67-313). Tome publié à Blois et Paris en 1847. Voir l'Editorial du présent numéro.
2 . Les noms sont chez Grégoire de Tours, De Gloria Martyr. 1,49, et dans certains martyrologes. On distingue les citoyens romains parce qu'ils eurent la tête tranchée. La loi romaine, en effet, interdisait de torturer ou de jeter aux bêtes ceux qui avaient le titre de citoyens.
3 . Le texte de cette lettre est donné par Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, livre 5, chap.1 et suivants.
4 . Ici, l'auteur indique que Vettius Epagatus resta vierge.
5 . Thyeste avait mangé la chair de ses enfants. Calomniant la Sainte Eucharistie, les païens accusaient les chrétiens de manger de la chair humaine.
6 . Actes 15,20.
7 . Eusèbe, Histoire Ecclésiastique 5,5.
8 . Eusèbe, Histoire Ecclésiastique 5,5.
9 . Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre 1, chap.3. et De Gloria confess., 80.
10 . Histoire des Francs, livre 1, chap.32,33.
11 . Décimer une légion, c'était tuer un soldat sur dix.
12 . Eusèbe, Vie de Constantin 1,16.

Père Georges Florovsky, Saint Grégoire Palamas

PERE GEORGES FLOROVSKY
SAINT GREGOIRE PALAMAS ET LA TRADITION PATRISTIQUE

Sous la conduite de nos Pères saints1... C'était l'usage dans l'Eglise Ancienne d'ouvrir les déclarations d'ordre doctrinal avec une expression de ce genre. Le Décret de Chalcédoine débute avec ces mots précis. La Définition du Septième Concile Oecuménique concernant les Saintes Icônes commence de façon encore plus élaborée : «D'après l'enseignement des saints Pères, d'inspiration divine, et la Tradition de l'Eglise Catholique...». Ce que les Pères ont enseigné (didaskalia) constituait la référence formelle aussi bien que normative.
Il s'agissait là, en fait, de beaucoup plus que d'un simple «rappel du passé». L'Eglise ne cesse d'insister, en effet, sur la permanence de la foi qui l'anime à travers les âges, depuis les premiers temps. Cette identité maintenue depuis les temps apostoliques est le signe le plus manifeste et la preuve de la foi droite, qui demeure inchangée. Ce «passé» ne constitue évidemment pas en lui-même une démonstration immédiate de la vraie foi. Bien plus, le message du christianisme apparut comme une «nouveauté» flagrante pour l'«ancien monde», comme l'appel à une «rénovation» radicale. Tout ce qui était «ancien» disparaissait afin de laisser place au «nouveau». Simultanément les hérésies pouvaient également en appeler au passé et invoquer l'autorité de certaines «traditions». En fait, les hérésies étaient souvent des survivances du passé2. Les formules archaïques peuvent facilement induire en erreur. Saint Vincent de Lérins était particulièrement conscient de ce danger. Qu'on en juge par cet extrait : «Quel surprenant retour des choses ! D'une même opinion les auteurs sont reconnus catholiques, alors que ceux qui la reprennent à leur compte sont accusés d'hérésie. Les maîtres sont absous et les disciples condamnés. Ceux qui ont écrits des livres sont enfants du Royaume, tandis que ceux qui les défendent auront la géhenne en partage» (Commonitorium, chap.6). Saint Vincent fait ici référence à Saint Cyprien et aux donatistes3. Saint Cyprien fut lui-même confronté à ce genre de situation. Le «passé» peut, en soi, être source de grave préjudice : «Car une ancienneté sans vérité n'est qu'une erreur invétérée (nam antiquitas sine veritate vetustas erroris est)» (Lettre 744). Cela revient à dire que les «coutumes anciennes» ne constituent aucune garantie pour la foi. La «Vérité» ne saurait être réduite à une «habitude».
La vraie tradition est la tradition de la foi seule, traditio veritatis. D'après saint Irénée, le fondement et le maintien de cette tradition proviennent de cette grâce de la vérité incontestable (charisma veritatis certum) qui a été «déposée» dans l'Eglise depuis les premiers temps et préservée par la succession ininterrompue du ministère épiscopal. La «tradition» de l'Eglise n'est pas le dépôt de la mémoire des hommes, ni le maintien de rites ou d'habitudes. C'est une tradition vivante -depositum juvenescens, pour citer saint Irénée. On ne peut donc la repérer parmi des règles défuntes (mortuas regulas). Pour tout dire, la tradition est la continuité de cette présence du Saint Esprit résidant dans l'Eglise ; elle est aussi la continuité de l'illumination et de l'orientation divines. L'Eglise n'est pas attachée à la «lettre». Bien plutôt, elle est constamment mise en mouvement par l'Esprit. C'est ce même Esprit, l'Esprit de Vérité, qui «a parlé par les Prophètes», qui a conduit les Apôtres et qui continue à conduire l'Eglise vers une plus parfaite compréhension de la vérité divine, de gloire en gloire.
«Sous la conduite de nos Pères Saints...» Il n'est pas fait référence ici à quelque tradition abstraite, faite de formules et de propositions. C'est tout d'abord un appel aux saints témoins. En vérité, nous en appelons aux Apôtres et non à quelque abstraction «apostolique». De même, nous faisons appel aux Pères. Le témoignage des Pères appartient, en tout et pour tout, à la structure même de la foi orthodoxe. L'Eglise est également engagée par l'enseignement (kerygma) des Apôtres et les dogmes des Pères. Citons cet hymne admirable, rédigé probablement par saint Romain le Mélode : «Ayant préservé l'enseignement des Apôtres et les dogmes des Pères, l'Eglise a établi la foi une ; ayant revêtu la tunique de vérité, elle déploie justement le drap d'or de la théologie céleste et célèbre le grand mystère de la foi5».
L'Esprit des Pères
Certes, l'Eglise est «apostolique». Mais l'Eglise est aussi «patristique». Elle est intrinséquement «l'Eglise des Pères». Il n'y a pas de séparation possible. C'est parce qu'elle est «patristique» que l'Eglise est véritablement «apostolique». Le témoignage des Pères constitue bien plus qu'un cadre historique, ou qu'un rappel du passé. Citons cet hymne, extrait de la liturgie des Trois Hiérarques : «Avec les mots nés de la connaissance, vous avez composé les dogmes que les pêcheurs avaient établis dans des mots très simples, instruits par la puissance de l'Esprit, car il était nécessaire à notre foi toute simple de disposer d'une telle construction». C'est comme s'il existait deux étapes essentielles dans la proclamation de la foi chrétienne. «Notre foi toute simple devait disposer d'une telle construction». Il y avait un besoin pressant, une logique interne, une véritable nécessité pour que l'on passât de la prédication (kérygma) aux dogmes (dogmata). Bien sûr, l'enseignement des Pères et les dogmes de l'Eglise constituent le même message très simple, qui a été transmis et déposé, une fois pour toutes, par les Apôtres. Mais ce message se trouve aujourd'hui effectivement énoncé. La prédication apostolique est maintenue vivante dans l'Eglise, elle n'est pas seulement préservée. En ce sens, l'enseignement des Pères constitue une catégorie permanente de l'existence chrétienne, une mesure constante et le critère définitif de la vraie foi. Les Pères ne témoignent pas seulement de la foi ancienne (testes antiquitatis) ; ils témoignent de la foi véritable (testes veritatis). Dans la théologie orthodoxe, «l'esprit des Pères» renvoie à un point de référence au même titre que les Saintes Ecritures, sans pour autant en être jamais séparé. Ce qu'un auteur a parfaitement exprimé : «L'Eglise catholique n'est pas seulement dans les siècles la fille de l'Eglise des Pères : elle est et demeure l'Eglise des Pères6».
Le caractère existentiel
de la théologie patristique
Ce qui distingue clairement la théologie patristique, c'est son caractère «existentiel», si l'on veut bien nous autoriser ce néologisme. Les Pères ont fait de la théologie «à la manière des Apôtres, et non à la manière d'Aristote», nous dit saint Grégoire de Naziance (Homélie 23,12). Leur théologie consistait en un «message» (kerygma). Bien qu'elle fût fondée logiquement et qu'elle usât de raisonnements nés de l'intellect, leur théologie demeurait une théologie «kérygmatique». La référence ultime renvoyait à la vision de la foi, à la connaissance et à l'expérience spirituelle.
Hors de la vie en Christ, la théologie ne possède aucune certitude ; si elle est coupée de la vie de la foi, elle risque de dégénérer en dialectique stérile, en vain discours (polylogia), sans aucune implication spirituelle. La théologie patristique était profondément enracinée dans l'engagement pour la foi. Elle n'avait rien d'une «discipline» qui se laisserait analyser à l'aide de raisonnements, «à la manière d'Aristote», sans engagement spirituel préalable. A l'époque des conflits théologiques et de leurs débats sans fin, les plus grands des Pères de Cappadoce protestèrent formellement contre l'utilisation de la dialectique, des «syllogismes aristotéliciens», afin de rétablir la théologie dans sa référence avec la vision de la foi. La théologie patristique peut seulement être «prêchée» ou «déclarée» -prêchée depuis la chaire, déclarée dans la prière et dans les saints offices, se manifestant ainsi dans la structure même de la vie chrétienne. Une telle théologie ne peut jamais être séparée de la prière incessante et de la pratique des vertus. «La perfection de la charité est le fondement de la théologie», dit saint Jean Climaque (L'échelle sainte, degré XXX, 20). Simultanément, cette théologie est toujours, si l'on peut dire, «propédeutique», puisque son intention et son but ultime consistent à révéler et à faire connaître le Mystère du Dieu Vivant, afin d'en porter le témoignage, en parole et en action. La théologie n'est pas en soi une fin ; elle n'est qu'un moyen. La théologie comme les dogmes ne décrivent rien d'autre que le «contour intellectuel» de la vérité révélée, en constituant un témoignage «noétique». C'est dans la pratique de la foi seulement que ce «contour» trouve un contenu pour le remplir. Les formules christologiques n'ont de sens que pour ceux qui ont rencontré le Dieu Vivant, qui l'on reçu et reconnu comme Dieu et Sauveur, ceux qui dans la foi habitent en lui, en Son Corps, c'est-à-dire l'Eglise. En ce sens, la théologie n'est jamais une discipline qui s'expliquerait par elle-même. Elle en appelle constamment à la vision de la foi. «Nous vous annonçons ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu». Cette «annonce» mise à part, les formules théologiques sont vides et ne mènent à rien.
C'est pourquoi de telles formules ne doivent jamais être considérées de façon abstraite, hors du contexte de la foi. Extraire de son contexte une parole des Pères et négliger les circonstances dans lesquelles elle a été prononcée peut induire en erreur, au même titre que les citations de l'Ecriture dépouillées de leur contexte. Il est dangereux de «citer» les Pères, dans leurs paroles ou dans leurs écrits, hors du contexte précis où ils prennent tout leur sens. «Suivre» les Pères ne veut pas dire les citer. Pour «suivre» les Pères, il faut accueillir en soi leur «esprit» (phronème).
Ce que signifie l'Age des Pères
Nous voici parvenus au coeur du problème. Le plus souvent, nous appelons «Pères de l'Eglise» les seuls prédicateurs de l'Eglise antique. Il a, en effet, toujours été reconnu que leur autorité dépend justement de leur «ancienneté», c'est-à-dire de leur proximité avec l'Eglise originelle et les premiers temps de l'Eglise. Saint Jérôme combattit contre cette thèse, car il n'y eut, en réalité, aucune sorte de déclin de l'«autorité», ni de la connaissance des choses spirituelles tout au long de l'histoire de la chrétienté. En fait, cette idée de «déclin» n'a pas été sans conséquence pour la pensée théologique moderne. Il est, en effet, bien trop facilement admis que l'Eglise primitive aurait été la seule à avoir accès à la source de la vérité. Une telle conception peut être valable et même comporter un très grand profit, si elle revient à reconnaître notre propre chute et notre abaissement, si elle pousse au retour sur soi et à l'humilité. Il serait, par contre, extrêmement dangereux d'en faire le point de départ de notre théologie de l'histoire de l'Eglise, et même de notre théologie de l'Eglise. Il y eut d'abord l'Age des Apôtres, dont le caractère est évidemment unique. Puis vint l'Age des Pères -qui depuis a pris fin- et qui est considéré comme une formation ancienne, antique au sens d'«archaïque». Il existe de nombreuses définitions de l'Age des Pères. Saint Jean Damascène est généralement considéré comme le dernier des Pères d'Orient, tandis que saint Grégoire le Dialogue ou Isidore de Séville seraient les derniers Pères de l'Occident.
C'est à juste titre qu'on a récemment soumis un tel découpage à la critique. Saint Théodore le Studite, par exemple, ne devrait-il pas être compté parmi les Pères ? Mabillon, de son côté, a émis l'idée que Bernard de Clairvaux, le Docteur doucereux, fut «le dernier des Pères, en rien inférieur aux premiers Pères7».
L'enjeu ici ne se limite pas à la question du découpage chronologique. Du point de vue de l'Occident, l'Age des Pères a été dépassé et remplacé par l'Age des Savants, supplantation considérée comme un progrès essentiel. Avec la montée de la scolastique, la «théologie des Pères» a été reléguée à l'état d'antiquité, conservée comme le prélude archaïque issu d'un âge révolu.
Malheureusement, ce point de vue, très légitime pour les Occidentaux, a été reçu et récupéré par un grand nombre de personnes en Orient, dénuées de tout esprit critique. On est donc face à l'alternative suivante. Ou bien on déplore que l'Orient est «en retard», n'ayant développé aucune forme propre de scolastique. Ou bien on se retire dans les Ages anciens, de manière quasi-astrologique, et on pratique ce que certains ont appelé avec ironie une «théologie de la répétition». Cette dernière forme de théologie n'est, en fait, qu'une imitation de la scolastique.
Il n'est pas rare d'entendre dire que l'Age des Pères avait touché à sa fin bien avant saint Jean Damascène. Bien souvent, on refuse d'aller plus loin que l'ère de Justinien, ou même de dépasser le Concile de Chalcédoine. Léonce de Byzance, dit-on, ne fut-il pas le «premier des scolastiques» ? Cette approche peut se comprendre d'un point de vue psychologique, mais elle est indéfendable d'un point de vue théologique.
Certes, les Pères du IVè siècle ont une stature imposante et le caractère unique de leur supériorité ne saurait être mis en doute. Néanmoins, la vie de l'Eglise est restée très active après Nicée et Chalcédoine. Cet accent mis sur les cinq premiers siècles présente le danger de déformer toute vision théologique et d'obstruer la juste compréhension des dogmes de Chalcédoine. Très souvent, le décret du VIème Concile Oecuménique est considéré comme un appendice à Chalcédoine, qui n'intéresserait que les spécialistes en théologie, tandis que la magnifique figure de saint Maxime le Confesseur est complètement ignorée. De là vient aussi que la signification théologique du VIIème Concile Oecuménique est toute obscurcie et qu'on en vient à se demander pourquoi la Fête de l'Orthodoxie se trouve indissolublement liée à la commémoration de la victoire de l'Eglise sur les Iconoclastes. Ne s'agissait-il pas simplement, dans la querelle iconoclaste, d'une dispute portant sur les rites ?
On oublie souvent que la formule célèbre sur l'accord des cinq siècles (consensus quinquesecularis), c'est-à-dire l'accord qui aurait régné jusqu'à Chalcédoine, est en fait une formule protestante qui renvoie à la théologie réformée de l'Histoire. Il s'agit d'une formule «restrictive» laquelle, cependant, devait paraître elle-même trop «englobante» à ceux qui souhaitaient se cantonner dans l'Age apostolique. Il faut reconnaître, toutefois, que l'expression des Orientaux parlant des «sept Conciles Oecuméniques» n'est guère plus heureuse si, comme souvent, elle tend à limiter l'autorité spirituelle de l'Eglise aux huit premiers siècles ; ce qui revient à dire que l'Age d'or du christianisme est achevé et que nous vivons à présent dans un Age de fer qui n'atteint évidemment pas le même degré de vigueur et d'autorité spirituelles.
En théologie, notre manière de penser a vraiment été victime de la notion de déclin, qui a servi depuis la Réforme, en Occident, à interpréter l'histoire du christianisme. La plénitude de l'Eglise fut alors interprétée de façon statique et l'étude de l'Antiquité s'en trouva déformée et devint source d'erreurs. De ce point de vue, il importe peu que les limites qu'on assigne à l'autorité de l'Eglise soient celles du premier, du cinquième ou du huitième siècles. En réalité, on ne devrait poser aucune limite de ce genre. Il n'y a donc pas de place pour une «théologie de la répétition». L'Eglise conserve aujourd'hui la même autorité qu'elle a eue dans le passé, car l'Esprit de Vérité l'anime aujourd'hui comme il le fit dans les temps anciens.
L'héritage de la théologie byzantine
Une des principales conséquences de notre tendance à la périodisation est que nous ignorons purement et simplement l'héritage de la théologie byzantine.
Nous sommes maintenant bien mieux préparés qu'autrefois à admettre l'autorité éternelle des Pères, en particulier grâce au renouveau des études de patristique en Occident. Mais nous avons toujours tendance à restreindre le champ couvert [par la théologie patristique] et les «théologiens byzantins» ne sont pas véritablement comptés parmi les «Pères». Nous restons enclins à distinguer de façon stricte entre «patristique» et «byzantinisme», et à considérer ce dernier comme un sous-produit de l'Age des Pères. Nous continuons à avoir des doutes sur son fondement, lors de nos raisonnements théologiques. Pourtant, la théologie byzantine fut bien davantage que la simple répétition de la théologie patristique, et ce qu'elle a produit n'est en rien inférieur à la production de l'«Antiquité chrétienne». En fait, la théologie byzantine continue l'Age des Pères de façon organique. Y a-t-il vraiment eu une coupure ? L'ethos de l'Eglise Orthodoxe d'Orient a-t-il jamais changé, à un moment donné ou en un lieu donné, qui n'aurait pas été reconnu de façon universelle, si bien que les développements ultérieurs seraient moins chargés d'autorité et de moindre importance ? Cette hypothèse semble être implicitement reconnue dans la conception «restrictive» des «Sept Conciles Oecuméniques». Saint Syméon le Nouveau Théologien et saint Grégoire Palamas sont ainsi ignorés et les grands conciles hésychastes du XIVème siècle sont également occultés et oubliés. Quelle est pourtant leur position et quelle est leur autorité dans l'Eglise ?
Aujourd'hui, saint Syméon et saint Grégoire sont, en fait, les maîtres incontestés et les inspirateurs de ceux qui, dans l'Eglise orthodoxe, combattent pour atteindre à la perfection, menant une vie de prière et de contemplation, soit en communauté cénobitique, soit comme ermites dans le désert, soit encore dans le monde. Aucun de ces êtres très pieux ne voit de rupture entre la «patristique» et le «byzantinisme». Cette grande encyclopédie de la foi orientale qu'est la Philocalie est devenue aujourd'hui, avec ses écrits qui proviennent de plusieurs siècles, le guide et le manuel d'instruction de tous ceux qui aspirent à pratiquer l'orthodoxie dans le monde où nous vivons. L'autorité de son compilateur, saint Nicodème de la Sainte Montagne, a été récemment reconnue et célébrée lorsqu'il fut canonisé formellement dans l'Eglise. En ce sens, nous pouvons dire que l'«Age des Pères» trouve sa continuation dans l'«Eglise en prière». Ne le trouve-t-on pas de même dans notre réflexion théologique, dans nos études, nos recherches et notre enseignement ? Il s'agit de le retrouver non pas de manière archaïque ou artificielle, ni d'en faire une relique, mais plutôt une attitude existentielle, une orientation spirituelle. C'est de cette manière seulement que la théologie pourra réintégrer la plénitude de notre existence de chrétiens.
Il ne suffit pas de conserver la liturgie byzantine, ou de restaurer l'iconographie et la musique byzantine, tandis que nous demeurons peu disposés à vivre selon les règles de la dévotion byzantine. Il faut retrouver les racines de cette «foi traditionnelle», afin de retrouver l'«Esprit des Pères».
Si nous n'agissons pas ainsi, nous risquons de nous voir écartelés entre, d'une part, les formes traditionnelles de la foi, et d'autre part une manière de penser la théologie qui n'a rien de traditionnel. Voilà un danger réel. Dans la prière, nous poursuivons la tradition des Pères. Ne devrions-nous pas confesser en conscience que nous faisons partie de la même tradition, en tant que théologiens, en tant que témoins et ministres de l'orthodoxie ? Est-il aucune autre manière de conserver notre intégrité ?
Saint Grégoire Palamas et la déification (theosis)
Tout ce que l'on vient de dire était nécessaire pour comprendre notre propos. D'où provient l'héritage théologique de saint Grégoire Palamas ? Saint Grégoire n'avait rien du théologien intellectuel. Il était moine et évêque. Il ne ressentait aucune attirance pour les questions théoriques ou philosophiques, bien qu'il fût familier de ces dernières. Seuls l'intéressaient les problèmes liés à l'existence chrétienne. En tant que théologien, il ne faisait qu'interpréter l'expérience spirituelle de l'Eglise. Hormis ses Homélies, presque tous ses écrits furent des ouvrages de circonstance. L'époque où il vivait fut cruciale, pleine de controverses et d'angoisses. Pourtant, ce fut aussi une période de renouveau spirituel.
En son temps, saint Grégoire fut suspecté d'innovations subversives par ses adversaires. Cette charge continue à peser sur lui en Occident. Or saint Grégoire était, en fait, profondément enraciné dans la tradition. Il est aisé de montrer le lien qui existe entre ses propres prises de position et celles des Pères de Cappadoce et de saint Maxime le Confesseur, un des maîtres les plus populaires de la pensée et de la foi à Byzance.
Saint Grégoire est, par ailleurs, parfaitement familier des écrits de saint Denys l'Aréopagite. Il plongeait ses racines dans la tradition. Ainsi, en aucune mesure ce théologien n'est un «théologien de la répétition». Il a prolongé de façon créative l'ancienne tradition, en prenant pour son point de départ la Vie en Christ.
Prenons, par exemple, parmi tous les thèmes de la théologie de saint Grégoire, celui qui est le plus crucial et le plus controversé. Quel est le caractère de base de l'existence chrétienne ? Le but ultime et l'objectif de la vie, pour l'homme, est la déification (theosis), telle qu'elle est définie par la tradition des Pères. Le mot heurte l'oreille d'aujourd'hui. Il ne peut d'ailleurs être correctement traduit dans aucune langue moderne, voire en latin. En grec même, le mot n'est pas sans peser son poids et il faut de l'audace pour l'employer. Sa signification est, par contre, simple et limpide. Il fait partie des termes de première importance dans le vocabulaire patristique. Citons seulement saint Athanase : «Il s'est fait homme afin de nous déifier en Lui» (Ad Adelphium, 4). «Il s'est fait homme afin que nous puissions être déifiés» (De l'Incarnation, 54). Saint Athanase reprend ici l'idée chère à saint Irénée : «Lui qui, dans son immense amour, devint ce que nous sommes, afin de nous faire devenir ce qu'Il est lui-même» (Contre les hérésies, 5, Préface). Les Pères grecs étaient tous convaincus de cette vérité. On pourrait citer longuement saint Grégoire de Naziance, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Maxime le Confesseur et, bien sûr, saint Syméon le Nouveau Théologien.
L'homme demeure ce qu'il est -un être créé. Mais il lui est promis et accordé en Jésus Christ, le Verbe fait homme, de prendre part à ce qui est divin : la Vie éternelle et incorruptible. La principale caractéristique de cette déification est justement, selon les Pères, l'«immortalité» et l'«incorruptibilité». Car Dieu seul «a l'immortalité» (1 Tim.6,16). L'homme est désormais admis à la communion avec Dieu, à travers le Christ et par la force du Saint Esprit. Il s'agit de beaucoup plus que d'une simple communion morale ou d'un perfectionnement de l'homme. Seul le mot theosis peut rendre correctement le caractère unique de la promesse qui nous est faite.
Or, dans les catégories de l'ontologie, le terme de theosis pose problème. L'homme en effet ne peut «devenir» un Dieu purement et simplement. Les Pères pensaient, quant à eux, en termes de «personne», et c'est là qu'intervient le mystère de la communion personnelle. Dans la déification, s'opère une rencontre personnelle. C'est la rencontre intime de l'homme avec Dieu, dans laquelle toute l'existence humaine se trouve imprégnée par la Présence divine, si l'on peut ainsi parler8.
Le problème demeure : comment donc une telle rencontre est-elle compatible avec la transcendance divine ? Nons touchons là au point crucial. L'homme rencontre-t-il vraiment Dieu, dans la vie terrestre présente ? L'homme rencontre-t-il Dieu, réellement et en vérité, dans sa vie de prière ? Ou bien ne s'agit-il que d'une «action à distance» (actio in distantia) ?
Tous les Pères de l'Eglise d'Orient affirment que, dans cette élévation de la prière, l'homme rencontre bel et bien Dieu et peut contempler sa gloire éternelle. Comment donc cela est-il possible, puisque Dieu «réside dans la lumière inaccessible» ? Voilà un paradoxe redoutable pour la théologie de l'Eglise d'Orient qui a toujours affirmé la croyance selon laquelle Dieu est absolument «incompréhensible» et inconnaissable dans Sa nature propre ou Son essence.
Telle était la ferme conviction des Pères de Cappadoce, en particulier dans leur combat contre Eunome, et aussi celle de saint Jean Chrysostome, dans ses magnifiques homélies Sur l'incompréhensibilité de Dieu (Peri Akataléptou toû Theoû). Si Dieu est «inaccessible» dans son essence, et si donc son essence ne peut être communiquée, comment la déification est-elle possible ?
«C'est insulter Dieu que de chercher à appréhender Son être essentiel», dit saint Jean Chrysostome. Chez saint Athanase, déjà, on trouve une claire distinction entre l'«essence» même de Dieu et Ses forces ou Sa bonté : «Il est en tout par amour, et Il est hors de tout de par Sa nature même» (De Decretis, 2). Les Cappadociens ont élaboré une conception très similaire. L'«essence de Dieu» est totalement inaccessible aux hommes, dit saint Basile (Contre Eunome, 1,14). Nous ne connaissons Dieu que dans et par Ses énergies : «Nous disons que nous connaissons notre Dieu par Ses énergies (ou Ses activités), mais nous ne prétendons pas approcher de Son essence -car Ses énergies descendent jusqu'à nous, tandis que Son essence demeure inaccessible» (Epist. 234, Ad Amphilochium). Il s'agit bien, pourtant, d'une véritable connaissance et non d'une conjecture ou d'une déduction : hai enérgeiai autoû pros hemas katabainousin. Dans cette phrase de saint Jean Damascène, les actions ou «énergies» de Dieu constituent la véritable révélation de Dieu lui-même : he theia éllampsis kai enérgeia (De la Foi orthodoxe, 1,14). Il s'agit d'une présence effective, non d'une «présence» par l'opération, comme lorsqu'on dit l'agent «présent» dans la chose qu'il fait (praesentia operativa, sicut agens adest ei in quod agit). En dépit de la transcendance absolue de l'Essence Divine, ce mode mystérieux de Présence Divine, dépassant tout entendement, existe néanmoins de façon certaine.
Ici, saint Grégoire Palamas se situe dans le droit fil de l'ancienne tradition. C'est dans ses «énergies» que le Dieu inapprochable s'approche de façon mystérieuse de l'homme. Et ce mouvement divin s'achève dans la rencontre : c'est le mouvement vers l'extérieur (proodos eis tà éxo) [de la Divinité], selon saint Maxime (Scholia De Div. Nom., 1,5). Saint Grégoire commence en distinguant «grâce» et «essence» : «L'illumination divine et déifiante ainsi que la grâce ne constituent pas l'essence, mais l'énergie de Dieu» (Chapitres, 69).
Cette conception fut formellement acceptée et développée aux grands Conciles oecuméniques de 1341 et 1351. Tous ceux qui niaient cette distinction furent anathématisés et excommuniés. Les anathèmes du Concile de 1351 furent incorporés dans l'Office du Dimanche de l'Orthodoxie, dans le Triode. Cette décision engage tous les théologiens orthodoxes. L'essence de Dieu est absolument incommunicable. La source et la force de la déification humaine ne sont pas l'essence divine, mais la «grâce de Dieu». «L'énergie déifiante, qui déifie ceux qui participent à elle, est une grâce divine, et nullement l'essence de Dieu» (Ibid., 93). La grâce (charis) n'est pas la même chose que l'essence (ousia). Il y a d'une part la grâce divine et incréée et d'autre part l'essence (Ibid., 69). Cette distinction ne suppose pas pour autant qu'il y ait division ou séparation. Il ne s'agit pas non plus de concevoir l'énergie comme un «accident» (Ibid., 127). Les énergies «proviennent» de Dieu et manifestent Son Etre propre. Le mot «provenir» (proïénai) renvoie à l'idée de «distinction» (diakrisis), et non pas à une «division». «La grâce de l'Esprit est distincte de l'essence, et pourtant elle n'en est pas séparée» (Théophane, P.G., p.940).
Tout l'enseignement de saint Grégoire Palamas présuppose l'action du Dieu personnel. Dieu se porte vers l'homme et l'enveloppe de Sa grâce et de son action, sans pour autant quitter cette «lumière inaccessible» dans laquelle il réside pour l'éternité. Le but ultime de la théologie de saint Grégoire est de défendre la réalité de l'existence chrétienne. Le salut est plus que le pardon. C'est un véritable renouvellement de l'homme. Et ce renouvellement s'effectue non par l'émission ou la libération de quelque énergie naturelle qui appartiendrait à l'être créé de l'homme, mais au contraire par les «énergies» de Dieu lui-même ; ainsi Dieu rencontre l'homme et l'enveloppe, le recevant dans la communion avec Lui-même.
L'enseignement de saint Grégoire affecte, en réalité, toute la théologie, c'est-à-dire le corps entier de la doctrine chrétienne. Il débute avec une distinction claire entre la «nature» et la «volonté» de Dieu. Cette distinction est caractéristique de la tradition de l'Eglise d'Orient, au moins depuis saint Athanase. On peut ici se poser la question : cette distinction est-elle compatible avec la «simplicité» de Dieu ? Ne doit-on pas considérer cette distinction comme une conjecture de pure logique, qui nous est nécessaire, mais n'a pas de véritable sens ontologique ? Par le fait, c'est sous cet angle que saint Grégoire Palamas fut attaqué par ses adversaires.
L'Etre de Dieu est simple, et en lui tous les attributs coïncident. Saint Augustin déjà s'éloignait de cette tradition de l'Eglise d'Orient. Dans les présupposés augustiniens, l'enseignement de saint Grégoire est inacceptable et absurde. Saint Grégoire discerne lui-même le champ des conséquences de cette distinction fondamentale. Son argument était le suivant : si on n'accepte pas cette distinction, il est impossible de discerner clairement la «génération» du Fils d'avec la «création» du monde, toutes deux étant des actes de l'essence. Cette doctrine entraînerait la confusion dans la Trinité. Ici, saint Grégoire est particulièrement catégorique.
«Si, comme le soutiennent nos fols adversaires et leurs partisans, l'énergie divine ne diffère en rien de l'essence divine, alors l'acte de la création, qui appartient à la volonté, ne doit différer en rien de la génération (gennân) et de la procession (ekporeuein), qui appartiennent à l'essence. Si l'acte de créer n'est pas différent de la génération et de la procession, alors les êtres créés ne diffèrent en rien de l'Engendré (gennématos) et de Celui qui procède (problema). S'il en est ainsi, alors, à mon sens, le Fils de Dieu et le Saint Esprit ne diffèrent en rien des êtres créés et les êtres créés sont à la fois et des Engendrés (gennémata) et des Procédants (Problémata) de Dieu le Père ; la création est déifiée et Dieu est rangé parmi les êtres créés. C'est pour cette raison que le vénérable Cyrille, montrant la différence qui existe entre l'essence et l'énergie de Dieu, avance que l'acte d'engendrer appartient à la nature divine, alors que l'acte de créer appartient à l'énergie divine. Il indique cela clairement en disant que 'nature et énergie ne sont pas la même chose'. Si l'essence divine ne diffère en rien de l'énergie divine, alors engendrer (gennân) et faire procéder (ekporeuein) ne diffèrent en rien de créer (poieîn). Dieu le Père crée par le Fils et dans le Saint Esprit. Donc, il engendre et fait procéder par le Fils et dans le Saint Esprit, d'après nos adversaires et ceux qui les appuient» (Chapitres, 96 et 97).
Saint Grégoire cite saint Cyrille d'Alexandrie. Mais, sur ce point, saint Cyrille ne faisait que répéter saint Athanase. Dans sa réfutation de l'arianisme, saint Athanase distingue formellement entre, d'une part, l'essence (ousia) et la substance (phusis) et, d'autre part, la volonté (boulesis). Dieu existe et il agit aussi. Il y a une certaine «nécessité» dans l'Etre divin, non pas une nécessité dans le sens d'une obligation, non pas un fatum, mais la nécessité d'être Lui-même. Dieu est simplement ce qu'Il est. La volonté de Dieu est, par contre, parfaitement libre. En aucun sens, Il ne doit nécessairement faire ce qu'Il fait. Ainsi la génération (gennesis) est toujours d'après l'essence (katà phusin), tandis que la création est une énergie de la volonté (bouléseos érgon) (Contre les Ariens, 3,64-66).
Ces deux dimensions, celle de l'être et celle de l'action, sont différentes et elles doivent être nettement distinguées. Bien sûr, cette distinction ne met nullement en question la «simplicité divine». Il s'agit pourtant d'une distinction réelle et non pas seulement d'un instrument logique. Saint Grégoire était parfaitement conscient de l'enjeu de cette distinction. Il était, de ce point de vue, le véritable successeur d'Athanase le Grand et des hiérarques de Cappadoce.
On a suggéré récemment que la théologie de saint Grégoire pouvait être décrite avec le vocabulaire moderne de la «théologie existentialiste». Elle diffère en fait radicalement des conceptions modernes auxquelles renvoient ce vocable. D'abord, parce que saint Grégoire était fermement opposé à toute forme de «théologie existentialiste» qui omettrait de reconnaître la liberté en Dieu, le dynamisme de la volonté de Dieu et la réalité de l'action divine. Saint Grégoire remonte sur cette voie jusqu'à Origène. Si l'on tient absolument à parler de métaphysique chrétienne, il faut parler d'une métaphysique de la personne. Le point de départ de la théologie de saint Grégoire est l'histoire du salut : sur une grande échelle, c'est l'histoire de la Bible, qui est faite des actes divins, et a culminé avec l'Incarnation du Verbe et sa glorification par la Croix et la Résurrection ; à plus petite échelle, c'est l'histoire de l'homme chrétien qui aspire à la perfection, s'élevant par degrés jusqu'à ce qu'il rencontre Dieu dans la vision de Sa gloire.
On dit habituellement que la théologie de saint Irénée est une «théologie de faits». Il serait également juste de dire que la théologie de saint Grégoire est une «théologie de faits».
Aujourd'hui, nous sommes de plus en plus convaincus à notre tour qu'une «théologie de faits» est la seule véritable théologie orthodoxe. Elle est biblique. Elle est patristique. Elle est en parfaite conformité avec l'esprit de l'Eglise.
De ce point de vue, nous pouvons considérer saint Grégoire Palamas comme un guide et un instructeur, qui nous aide à faire de la théologie au coeur même de l'Eglise.
1 . Ce texte est la traduction d'un article paru dans le premier volume des Oeuvres complètes du P.Georges Florovsky, intitulé Bible, Church, Tradition : An Eastern Orthodox View, Belmont, Mass.
2 . Il a été avancé que les gnostiques furent les premiers à invoquer formellement l'autorité d'une «Tradition Apostolique» et que c'est l'usage qu'ils en firent qui incita saint Irénée à formuler sa propre conception de la Tradition. Cf. D.B.Reynders, «Paradosis : le progrès de l'idée de tradition jusqu'à saint Irénée», Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 5, Louvain, 1933, 155-191. En tout état de cause, les gnostiques ont l'habitude de faire référence à la «tradition».
3 . Les donatistes voulaient renouveler l'usage antique de baptiser à nouveau les hérétiques qui acceptaient de rejoindre l'Eglise, s'appuyant sur l'autorité de saint Cyprien (n.d.t.).
4 . Dans les Oeuvres de Saint Cyprien, évêque de Carthage et martyr, traduites par M.Lombert, Rouen, 1716, la lettre LXXIV est, en fait, adressée par Firmilien à saint Cyprien ; Firmilien était évêque de Césarée en Cappadoce (n.d.t.).
5 . Paul Maas, ed., Frühbyzantinische Kirchenpoesie, 1, Bonn, 1910, p.24.
6 . Louis Bouyer, «Le renouveau des études patristiques», La Vie intellectuelle, 15, février 1947, p.18.
7 . Mabillon, Bernardi Opera, Praefacio generalis, p.23, Migne, P.L. 182, 26.
8 . Cf M.Lot-Borodine, «La Doctrine de la déification dans l'Eglise grecque jusqu'au XIème siècle», Revue de l'histoire des religions, tome 105, n°1, janv.-juin 1932, 5-43; tome 106, n°2/3, sept.-déc. 1932, 525-74 ; tome 107, n°1, janv.- juin 1933, 8-55.