lundi 31 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°35. Vie de Sainte Isidora la folle-En-Christ.

PRESBYTERA ANNA



VIE DE SAINTE ISIDORA

LA FOLLE EN CHRIST





l existait à Tabennie1, cette île du Nil en Haute-Egypte, sis en face même du monastère d'hommes, un grand monastère de femmes, lequel ne comptait pas moins alors de quatre cents moniales. Là vivait une vierge, du nom d'Isidora, qui pour le Christ simulait la folie, ne cessant chaque jour de s'humilier, et volontairement s'abaissant, chaque fois davantage. Si bien que toutes les soeurs l'avaient prise en aversion, au point de ne vouloir pas même l'accepter au réfectoire avec elles.
Isidora, cependant, acceptait tout avec joie. Et loin de s'avouer que l'incessant labeur, fruit de sa vertu, que nuit et jour elle accomplissait pour ses soeurs, pût être -comme il l'était en vérité- indispensable au fonctionnement du monastère, elle continuait, inlassable, son oeuvre de dévouement, remplissant toutes les fonctions, s'acquittant de toutes les charges et, chose plus difficile encore, obéissant à toutes les moniales comme si elle eût été leur esclave, les secourant dans leurs nécessités, avec bonté les servant toutes, chacune au gré de ses caprices. En sorte qu'elle était pour la communauté devenue l'éponge, ou plutôt, il faut le dire, la serpillière des autres, celle qui lavait, torchait et essuyait tout, faisant les plus gros travaux, comme les plus ingrats du ménage, s'attelant aux tâches les plus humbles, les plus viles, les plus repoussantes, celles qu'aucune autre n'eût volontairement accepté de faire, mais qu'elle, Isidora, semblait se plaire à endurer, tant, dans son immense amour du Christ, souffrir lui était une joie, elle dont le coeur avait, dans toute leur acuité, saisi le sens des divines paroles de Celui que, sous les traits de ses soeurs, en vérité elle servait : Que celui qui veut être grand parmi vous se fasse le serviteur de tous2, et encore : Si quelqu'un se juge sage, qu'il se fasse fou3.
Tandis donc que les autres avaient les cheveux coiffés et recouverts d'un voile, elle ne s'était, elle, noué qu'un chiffon sur la tête et, n'allant jamais que pieds nus, vêtue de vieux habits noirs, troués et tout couverts de tâches, c'est dans cet accoutrement qu'elle faisait le service. Et bien qu'elle passât les plats, nulle d'entre les quatre cents moniales ne la vit jamais manger ni réserver sa part, fût-ce un quignon de pain : car c'est une fois seulement sa diaconie achevée, lorsqu'elle avait débarrassé les tables et lavé la vaisselle, qu'elle contentait un peu sa faim, prenant pour elle quelques menus restes, naguère oubliés sur les assiettes de ses soeurs, ou dans les casseroles mises à récurer.
Mais ce qui surtout révélait en cette âme un degré plus élevé encore de vertu, c'est que nul ne la voyait jamais outrager personne, ni même gémir à la tâche, ou répondre un seul mot insultant, une seule parole hautaine, tandis qu'elle était, elle, copieusement injuriée et battue, recevant des autres force coups et malédictions, et que toutes s'entendaient pour se détourner d'elle, avec le plus outrageant mépris.
C'est alors qu'à saint Pitiroun, solitaire du désert, longtemps éprouvé par l'ascèse, et paré de vertus, apparut un ange du Seigneur qui de la très sainte Isidora lui dit : «Qu'as-tu, Père, une si haute idée de tes exploits, te jugeant vertueux, et grand anachorète, d'être venu, jusqu'en ces lieux écartés, mener une difficile ascèse ? Mais veux-tu voir une femme qui fût plus vertueuse que toi, va-t-en au monastère des Tabennissiotes, et tu trouveras là une moniale dont la tête est couronnée d'or pur. Celle-là est, à la vérité, bien meilleure que toi, et te dépasse de beaucoup. Car bien qu'elle eût tant de moniales à servir, lesquelles forment une foule immense, et bien qu'elle les servît toutes de façon fort diverse, et chacune en particulier, jamais, malgré cela, elle n'a laissé son esprit errer loin de Dieu, lors même qu'elle n'est rien que le rebut de toutes. Mais toi, qui te tiens assis là, tu fais vagabonder tes pensées, peignant à ton imagination la conduite variée des divers gens du siècle, quand tu n'es seulement jamais allé de par le monde».
Aussitôt donc se levant, le grand Pitiroun se mit en route puis, devant Tabennie, supplia ses guides de vouloir bien le mener jusqu'au monastère de femmes. Eux dès lors, sachant qu'il avait blanchi dans l'ascèse et qu'il était en honneur parmi tous les Pères, en sorte qu'ils pouvaient aisément se fier à lui, sans retard cédèrent à sa demande, et l'ayant conduit, par-delà le fleuve, sur la rive adverse, le laissèrent au monastère. Là, après qu'eurent été échangées les prières d'usage, le grand Pitiroun pria qu'on lui fit voir, une à une, toutes les moniales. Mais elles furent toutes venues que l'autre, l'élue admirable, celle qu'avait peinte l'ange, ne paraissait toujours point, ni n'avait paru nulle part alentour.
«Amenez-moi, leur dit alors ce grand d'entre les ascètes, oui, menez devant moi toutes les moniales.
- Mais, répondirent-elles, toutes, nous sommes ici !
- Et cependant..., insistait le saint. Non, il en manque une... Celle que m'a désignée l'Ange...
- Puis donc que tu insistes, lui dirent-elles, il en est bien une autre, toujours à la cuisine. Mais elle est, vois-tu, un peu simple d'esprit».

«Ce sera elle», songea le Grand Ancien. «Allons, ajouta-t-il, menez-là donc ici, que je la voie, elle aussi».
Isidora, pourtant, cette fois ne voulut point obéir, sachant pourquoi, sans doute, on la faisait venir ; à moins que Dieu, peut-être, ne lui en eût révélé le motif. Aussi les autres durent-elles par force l'y contraindre, la tirant par sa jupe et lui disant : «Viens donc, Abba Pitiroun, le fameux, te réclame». Car il était en vérité célèbre, et sa vie sainte partout le devançait.
Quand elle fut devant lui, le grand Pitiroun, longuement, la regarda. Non point en indiscret, mais de cet oeil auquel rien n'échappe, de ceux qui, pour avoir purifié leur coeur, ont acquis l'inestimable discernement spirituel. Et lorsqu'il eût, un à un, détaillé les traits tirés et fatigués de son visage, et qu'attentif, il eût examiné le chiffon dont, pour mieux se cacher, elle enveloppait sa tête, couvrant son front jusqu'à ses yeux, alors, se laissant tomber à ses pieds, il lui dit : «Ah, ma sainte ! Amma4, bénis-moi !» Mais elle, aussitôt se jetant elle aussi à ses pieds, à son tour s'écria : «Ah, c'est plutôt à toi de vouloir bien me bénir, ô mon père, vénérable seigneur !»
Ce que voyant, les moniales, toutes, furent frappées de stupeur et, choquées, s'insurgèrent : «Allons Abba, ne va pas t'humilier ainsi ! Cette fille, tu le vois, est simple d'esprit !» Mais, sévère, le saint leur ferma la bouche : «Comment ! Ne comprenez-vous pas que c'est vous, plutôt, qui êtes insensées ? Qu'elle est, pour sa part, meilleure que vous et moi ? Que c'est une Amma, une mère spirituelle ? Ah, je prie seulement qu'au jour du jugement Dieu me rende digne de me trouver auprès d'elle !»
A ces mots, les moniales aussitôt, toutes, tombèrent à ses pieds, et dans leurs larmes, confessèrent les infinies vexations qu'elles avaient infligées à la sainte.
«Et moi, disait l'une, qui l'ai toujours raillée !»
«Et moi, disait l'autre, qui me suis tant moquée de sa mise !»
«Que de fois, renchérissait une autre, j'ai fait tomber sur elle tout le jus des assiettes !»
«Et moi, entendait-on, je l'ai frappée !»
«Moi, je l'ai rouée de coups !»
«Moi, je lui mettais du poivre sous le nez !»
Et toutes, d'un seul mouvement, rapportèrent les affronts divers dont elles l'avaient accablée. Quand donc saint Pitiroun eut entendu la confession de chacune, et qu'il eut avec Isidora longtemps prié pour le salut de toutes, alors, sollicitant à son tour les prières de la sainte et vénérable servante du Christ, et la suppliant de bien vouloir prier aussi pour lui, il s'en retourna jusqu'à sa solitude.
La sainte cependant, quelques jours plus tard, dans le plus grand secret quittait le monastère, où Dieu, si glorieusement, l'avait manifestée, ne pouvant plus vivre en des lieux où toutes désormais la vénéraient, prenant soin d'elle et s'excusant à l'envie de leur conduite passée -tous honneurs qu'elle fuyait, ne les voulant pas accepter. Et nul ne sut jamais en quel désert elle s'était en allée, qu'elle solitude aride l'avait abritée, ni quelle sépulture, jusqu'au retour du Christ, l'avait ensevelie.




Histoire rapportée par Saint Pallade et citée au second tome de l'Evergetinos, pour servir d'illustration au chapitre : Que ceux qui s'abaissent sont glorifiés par Dieu.

La Lumière du Thabor n°35. Vie de Saint Syméon le nouveau Théologien.

PERE AMBROISE



VIE DE SAINT SYMÉON

LE NOUVEAU THÉOLOGIEN





La vertu est chose ardente, pour allumer en nous la flamme de l'amour de Dieu ; elle fait de l'âme entière un feu, elle élève l'esprit de la terre au ciel, elle déifie l'homme entier, elle en fait un dieu par la grâce1.
C'est pour avoir, de tout son coeur, aimé la vertu que notre saint Père Syméon le Nouveau Théologien a atteint les cimes les plus élevées. Il sera facile de dire ce qu'il possédait avant, c'est-à-dire par nature, ce qu'il tenait de sa patrie, de sa race, de son éducation et tout ce qu'il a ensuite acquis avec beaucoup de sueur de son front, avec beaucoup de luttes.
Il a poussé vers le milieu du Xème siècle, tel un arbre robuste et florissant sur la terre de Paphlagonie, dans un bourg appelé Galate. Ses parents étaient nobles et riches. Son père se nommait Basile et sa mère Théophano. Etant jeune, il fut envoyé par ses parents à Constantinople, chez des parents proches qui étaient à la cour. Ils l'accueillirent avec beaucoup de joie et lui donnèrent un maître, qui lui apprit les choses que l'on enseignait alors aux enfants. Il était sage et avait en horreur les jeux turbulents des enfants. Il s'appliquait à ses leçons autant qu'il le pouvait et progressait beaucoup. En peu de temps, il devint excellent calligraphe, tel qu'on le découvre d'après ses manuscrits. Il étudia seulement la grammaire et refusa de recevoir des leçons de philosophie, ne voulant pas se mêler aux étudiants de cette époque.
Son oncle, le frère de son père, voyant qu'il dépassait tous les jeunes de son âge, pensa le faire entrer dans les grâces des empereurs d'alors, Basile puis Constantin porphyrogénète, auprès desquels il jouissait d'une grande faveur. Le saint ne s'intéressa pas beaucoup au plan de son oncle, car il craignait de perdre Dieu en gagnant les choses de ce monde ; mais il fut contraint d'accepter certaines fonctions, comme celle de garde-du-corps royal. Après avoir rempli ses devoirs envers son neveu, l'oncle fut soudainement emporté par la mort. Syméon saisit l'occasion, quitta ce monde et les choses du monde et s'en alla au monastère des Studites2, à la recherche de son père spirituel, maître réputé grand dans la vertu, que Syméon surnomma le Pieux. Quand il l'eut trouvé, il le pria de le recevoir et de le faire moine. Le père spirituel, expérimenté et sage qu'il était, lui conseilla de prendre patience, jusqu'à ce qu'il parvînt à l'âge adulte, puisque à l'époque, il devait avoir quatorze ans.
Le jeune homme obéit et retourna à la maison de son oncle où, à la pratique des oeuvres bonnes, il ajouta celle de la prière et de la lecture. Il emprunta à son père spirituel le livre de saint Marc l'Ascète ; en l'ouvrant, il tomba sur ces paroles : «Si tu cherches du profit, prends soin de ta conscience et fais ce qu'elle te dira». En lisant cela, il lui sembla entendre ces paroles de la bouche même de Dieu et il commença à interroger sa conscience. La conscience, qui a été donnée par Dieu aux hommes, le conseillait toujours en tout ce qui était utile à l'âme. Il s'adonna alors beaucoup à la prière et à l'étude de la Sainte Ecriture, et cela jusqu'au milieu de la nuit. Il ne donnait à son corps que la nourriture indispensable à sa subsistance : du pain et de l'eau, imitant les anciens ascètes. Peu de temps après, la grâce du Saint-Esprit, trouvant son âme libre de toute attache avec ce monde, le ravit et l'éleva jusqu'à la contemplation du Seigneur. Une nuit, pendant qu'il priait, il vit une lumière éclatante descendre sur lui du haut des cieux soudainement ; elle illumina tout le lieu où il se trouvait, comme en plein jour. La lumière l'enveloppa. Il lui sembla être hors de la maison, élevé dans les airs et oubliant complètement son corps. C'est alors, -comme lui-même le raconta et l'écrivit, en feignant de parler de quelqu'un d'autre, pour se cacher par humilité- qu'il fut rempli de joie et que de chaudes larmes coulèrent ; émerveillé par ce miracle étrange et inhabituel, il criait : Kyrié Eléison, sans se rendre compte qu'il criait fort. Ce n'est qu'après être revenu à lui qu'il s'en rendit compte.
Dans les hauteurs célestes, il vit une nuée lumineuse, sans forme ni contours, pleine de la gloire de Dieu, près de laquelle se tenait -ô miracle- son Ancien Syméon le Pieux. Cette lumière divine, il la contempla sans se prosterner, et de toute son âme il pria, entrant en extase pendant longtemps, sans savoir si c'était avec ou sans son corps, comme lui-même le disait. Cette lumière se retira peu à peu et c'est alors qu'il se rendit compte qu'il était avec son corps dans sa cellule. Son coeur fut alors rempli de joie et ses lèvres crièrent : «Seigneur, aie pitié». Il était inondé par ses douces larmes, indice qu'il était dans son corps, que son corps était devenu subtil, léger et il demeura ainsi un long temps.
Après avoir vu cette vision, il supplia avec encore plus d'ardeur son père spirituel de le faire moine ; mais son père, qui possédait le don de voir les choses à l'avance, ne jugea pas bon de l'exaucer à cette époque. Six ans après cette vision, le jeune homme repartit pour sa patrie, et alla auparavant saluer son père spirituel. Ce dernier lui dit en le voyant : «Maintenant, le moment est venu, mon enfant, de te faire moine». Et le saint répondit : «Ah ! pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt, père ? En tout cas, dès maintenant je promets de renoncer au monde et à ce qu'il y a dans le monde, et dès que je serai de retour dans ma patrie, je t'apporterai tous mes biens et les remettrai entre tes mains et moi-même avec eux».
Alors qu'il se rendait dans sa patrie, à l'approche du grand carême, il trouva le livre de saint Jean le Climaque et le lut avec soin.
Tout près de la maison de son père, il y avait une église et près de la porte de l'église, une petite cellule. C'est là qu'il venait pour prier, et lire le livre de saint Jean Climaque. Un jour, il tomba sur ces mots : «L'insensibilité, c'est la mort de l'âme, c'est la mort de l'esprit bien avant celle du corps». La lecture de cette phrase terminée, il chercha à guérir la passion de l'insensibilité. Il priait la nuit sur les tombes, et songeait : «Comment sont les morts ? Qu'est-ce que la mort ? Et le jugement à venir ?» Il jeûnait encore plus et veillait davantage.
Une nuit, au cours de sa prière à l'église, où se trouvait un cercueil plein d'ossements, une multitude de démons arriva : ils firent tant de bruit, qu'il crut qu'on avait brisé les portes pour se saisir de lui. Pris de panique, il leva les mains aux cieux pour implorer le secours divin. Le voyant, pendant de longues heures, se tenir ferme dans la prière, les démons furent vaincus et partirent. Ses bras, tenus si longtemps élevés s'étaient engourdis à tel point qu'il eut du mal à les rassembler. Quand il vit que les portes étaient fermées, il fut étonné. C'est depuis ce moment qu'il reçut la force et ne craignit plus la guerre avec les démons, la considérant comme négligeable, car il connaissait leur impuissance.
Le saint s'adonna complètement à la prière, à la lecture et s'il lui arrivait quelquefois d'être attaqué par la négligence, il allait s'asseoir tout seul sur les tombeaux, et imaginait en son esprit les morts ; alors, tantôt il était en deuil, tantôt il pleurait et employait toute sorte de moyens pour ôter le voile de l'insensibilité de dessus son coeur. L'image des morts s'imprima si profondément en son esprit, par la grâce divine, qu'il voyait comme morts tout visage, toute beauté des corps.
Le temps de retourner à Constantinople arriva et son père charnel, ne pouvant supporter la séparation, le pria avec larmes, par des paroles de compassion, pour qu'il restât auprès de lui jusqu'à sa mort. Le fils, comme s'il avait dépassé les bornes de la nature, préférant le Père céleste à celui de la terre, répondit : «Cela n'est pas possible, père, pour moi de rester désormais dans le monde, car je ne sais pas de quoi sera fait le lendemain et je ne puis rien préférer aux services du Christ, tout cela est très dangereux pour moi».
Il renonça par écrit à tout son héritage paternel qui lui revenait et, prenant tout ce que des parents lui avaient remis et tout ce que lui-même avait acquis, il courut, brûlant de l'amour du Père céleste, sans se soucier des lamentations de ses parents, ni de son service royal. Il demanda à ses serviteurs de marcher devant lui, et lui les suivait derrière pour pleurer. D'autres fois, il allait devant et remplissait les monts et les champs de ses cris et de ses gémissements, trouvant en cela quelque consolation dans l'amour qu'il avait pour Dieu, qui le remplissait de joie indicible et de douceur. Ainsi, il marcha durant huit jours avant d'arriver chez son Ancien. Alors il mit à ses pieds tous ses biens. L'Ancien les distribua aux pauvres et prit avec lui au monastère le saint et le prépara à affronter les épreuves qui l'attendaient, épreuves qu'il connaissait à l'avance. Il donna au monastère deux mesures d'or, il le présenta à l'abbé Pierre et ce dernier le remit entre les mains du grand Syméon le Pieux. L'Ancien le reçut de l'abbé et lui ordonna de s'exercer dans la voie étroite, dans une cellule qui se trouvait au-dessous de l'escalier, pas plus grande qu'un tombeau. Puis il lui dit : «Vois-tu, mon enfant, si tu veux être sauvé, veille bien à ne pas parler pendant les offices, à ne pas aller de cellule en cellule, à ne pas avoir de familiarité. Garde ton esprit pour qu'il ne se disperse pas ici et là, mais pense à tes péchés et au châtiment éternel». Voulant lui procurer de plus grandes couronnes, tantôt il lui ordonnait de faire les travaux les plus vils et les plus pénibles, d'autres fois des travaux plus honorables et plus légers. D'autres fois, il l'obligeait à manger et à dormir, cherchant par tous les moyens à lui faire briser sa volonté.
Syméon accomplissait tout ponctuellement, en toute obéissance. Malgré tous ses labeurs, il ne négligeait jamais le jeûne et les veilles. Il considérait comme saint le lieu où son père spirituel priait, il en baisait le sol et se jugeait indigne même de toucher aux vêtements de son Ancien. Le diable voyant Syméon s'élever très haut dans la vertu, en grinçait les dents et l'éprouvait de toutes les manières possibles. Une fois, il jeta sur lui, depuis la tête jusqu'aux pieds une grande nonchalance, un alourdissement, une obscurité, au point qu'il lui sembla qu'il ne pourrait jamais plus se tenir debout, ouvrir sa bouche pour la prière, élever son esprit vers Dieu, ni entendre les offices. Syméon lui résista par la patience, il ne quitta pas la position qu'il occupait pendant les offices et la prière qui ne cessait jamais, et cela au point que l'ennemi ne pouvait plus le supporter et il partit vaincu.
Une nuit, alors qu'il assistait à l'Office de Matines, il lui sembla que la lourdeur lui montait depuis les pieds, jusqu'à la tête et de là disparaissait, se dissipait même comme un nuage dans l'air. Il sentit son être devenir léger, subtil, spirituel, et depuis il fut fortifié par Dieu. Il ne s'asseyait jamais durant tout l'office.
D'autres démons allèrent le trouver dans sa cellule où il dormait -les démons de la crainte, de la timidité ; ils lui apparaissaient comme des nègres, lui soufflaient au visage, lui crachaient comme des charbons enflammés, faisaient trembler sa cellule, poussaient des cris de triomphe et faisaient d'autres choses semblables. Le saint se levait et se mettait en prière et de cette manière les chassait. Ils l'attaquèrent ensuite par le redoutable combat de l'impudicité et, pendant son sommeil, lui présentaient des images obscènes. Mais Syméon, par la grâce qu'il avait reçue de Dieu contre les démons, les combattait. Vaincus, les démons dressèrent contre lui les moines négligents du couvent et l'Abbé même, Pierre. Syméon ayant revêtu le casque de la grâce de l'Esprit Saint, leur échappa sans jamais les haïr : il se réfugiait auprès de son père, lui confessant toutes ses pensées, continuant à se tenir tel une colonne de feu, durant les Offices, ses yeux coulants de larmes, comme des fontaines.
Ne pouvant supporter de le voir s'établir dans un comportement aussi vertueux, l'abbé et les moines et même les gens du dehors, cherchaient à l'en empêcher, même son père charnel. Les hommes du monde cherchaient à le persuader de retourner parmi eux, tandis que les moines s'efforçaient de refroidir toute son affection pour son maître spirituel, de l'ébranler dans son état spirituel et enfin de parvenir à le chasser du monastère. Ils y employaient toutes les manières, tantôt le flattant, tantôt le menaçant, ou le louant, ou le calomniant. Ils lui promettaient de lui donner les meilleures cellules, ou de lui confier des services plus faciles, ou le persécutaient et le haïssaient : tout cela tendait à lui faire abandonner la vertu et rejeter son maître.
Mais le saint était inébranlable. Il méprisait les louanges comme les calomnies, les honneurs et les blâmes. Son père le soutenait et le poussait à tout endurer avec courage et à tout faire pour rendre son âme amène, simple, humble, car c'est dans une telle âme que la grâce du Saint Esprit habite. Syméon, désirant beaucoup recevoir la grâce du Saint Esprit, tomba aux pieds de son maître et le pria ardemment qu'il fût digne de recevoir cette grâce, par les prières de son Ancien. Son maître, rempli de miséricorde, lui dit : «Lève-toi, mon enfant, je crois en l'amitié de Dieu pour l'homme, car il veut te donner sa grâce divine, bien plus qu'il ne l'a donnée à moi, le double». Il le baisa et le renvoya en paix. C'était la troisième heure de la nuit. Dès qu'il fut dans sa cellule, tel un éclair, une divine lumière l'entoura et le remplit de joie indicible et lui augmenta son amour de Dieu. Tandis qu'il rendait grâces à Dieu pour ces choses, la nuée lumineuse revint et le recouvrit en entier, qui affina totalement rendit subtilel'épaisseur de la pensée charnelle, et lui donna, en plus des autres charismes, la parole de sagesse et de connaissance que tous admiraient en disant : «Comment tant de sagesse et tant de connaissance peuvent-elles se trouver en lui ?» Sa grande humilité, sa perpétuelle componction les étonnaient. Il dépassa tout le monde et devint le maître de tous. L'Abbé, poussé par ceux qui le détestaient, chercha par tous les moyens à le séparer de son père et à le prendre comme fils. Comme Syméon ne voulut rien entendre, il le chassa du monastère.
Son père spirituel prit Syméon et le conduisit au très célèbre Antoine, qui était abbé du couvent de Saint-Mamas. Là aussi le diable ne cessa pas : il poussa son père charnel et d'autres personnes à le persuader de ne pas renoncer au monde et à ce qui est dans le monde. Mais l'athlète du Christ à la grande âme demeurait ferme dans sa détermination, brûlé qu'il était par l'amour de Dieu. Aussi écrivit-il à son père selon la chair ce que justement ce dernier aurait dû lui écrire. Mais, comme son Ancien, son berger spirituel, visitait souvent son disciple et le trouvait tout entier brûlant d'amour divin, embrasé par le désir de la tunique monastique, il le fit moine. C'est alors que Syméon se mit à accomplir les oeuvres de la vertu la plus parfaite. Il s'adonnait complètement à la seule hésychie, à la lecture, à la prière, communiant quotidiennement aux saints mystères. Toute la semaine, il se nourrissait d'aliments végétaux, de graines, de légumes secs. Les dimanches et jours de fête, il prenait part à la table commune avec tous les frères. Il dormait peu, à même la terre, couché sur une natte et une peau de mouton. Les veilles des dimanches et des fêtes, il veillait depuis le soir jusqu'au matin, et cela sans prendre de sommeil le jour qui suivait. Il était attentif à lui-même et se tenait renfermé toute la journée dans sa cellule. Quand il lui arrivait de s'asseoir devant sa porte, il paraissait comme inondé de ses larmes. On sentait qu'il brûlait encore de la flamme de feu de la prière. Il lisait les vies des saints puis, après la lecture, il s'adonnait aux travaux manuels et à la calligraphie.
Dès que la simandre résonnait, il se rendait aussitôt à l'église et écoutait l'office avec la plus grande attention. Quand se célébrait la liturgie divine, après l'Evangile, il se retirait dans une petite chapelle de l'église, s'y enfermait et écoutait les paroles sacrées prononcées par le prêtre. Quand le célébrant élevait les dons -au moment où retentit : «Les choses saintes aux saints...»- il quittait sa retraite et venait communier et, la liturgie terminée, il se retirait dans sa cellule, prenait sa nourriture habituelle et ne prenait de repos que vers le milieu de la nuit. Il dormait un peu puis se levait pour se rendre à l'église avec les autres frères.
Pendant le grand carême, il passait toute la semaine sans prendre de nourriture. Les samedis et dimanches, il se rendait au réfectoire avec toute la communauté et mangeait ce que mangeaient les autres. Jamais il ne se couchait sur le côté, mais il mettait sa tête sur sa main et prenait une heure de sommeil environ, dans cette position.
Voilà les premières, les moyennes luttes de Syméon.
Après deux ans, il parvint à la perfection, à tel point qu'il comprit et connut les raisons et les causes des créations de Dieu. Il était fortifié par la grâce du Saint-Esprit et prêchait dans l'église du monastère. Son père spirituel, voyant qu'il était parvenu à la stature de l'homme accompli, pensa sérieusement à le faire ordonner prêtre, pour qu'il fût placé comme une lumière sur le lustre de l'Eglise, afin qu'il pût éclairer tout le monde. La mort de l'Abbé du monastère devait arriver sur les projets de Syméon le Pieux. Par le vote de Nicolas Chrysoberge, patriarche, et des frères du couvent, Syméon fut ordonné prêtre et devint l'Abbé du monastère de Saint-Mamas, mais non sans résistance digne de toute louange, ni larmes, car il avait une grande considération de la prêtrise et la charge abbatiale le faisait hésiter.
Au moment où l'évêque récitait la prière d'ordination sur sa tête, alors que lui était agenouillé, il vit l'Esprit Saint descendre, comme une lumière simple, sans forme, et couvrir sa tête sacrée, lumière qu'il devait voir, durant ses quarante-huit ans de prêtrise, descendre pendant la liturgie ; c'est lui-même qui racontait la merveille, mais en l'attribuant, par humilité, à un autre, afin de n'être pas vanté par les hommes.
Plusieurs fois on l'interrogea sur ce que doit être le prêtre. Et il répondait en larmes et disait : «Malheur à moi, mes frères, que me demandez-vous là ? La chose est redoutable pour celui qui veut y réfléchir. Moi je ne suis pas digne d'être prêtre, mais je sais très bien ce que doit être un prêtre. Il doit, avant tout, être pur, de corps et plus encore d'âme. Pur de tout péché, effacé dans son comportement extérieur, et contrit à l'intérieur. Quand il célèbre, il doit voir en esprit Dieu et, de ses yeux, les dons proposés. Il doit avoir conscience de la présence du Christ en son coeur, où Il se trouve invisiblement, afin qu'il puisse parler familièrement avec Dieu le Père, comme d'ami à ami et dire, sans encourir de condamnation : Notre Père». Voilà ce qu'il disait à propos de la prêtrise à ceux qui le questionnaient et il les suppliait de ne pas demander indignement ce grand mystère, redoutable même pour les anges, avant que d'être arrivés à cette disposition qu'on a dite, par des peines et des luttes nombreuses. Il disait que ceux qui en étaient revêtus devaient avec diligence pratiquer les commandements de Dieu et faire pénitence à chaque instant pour tous les péchés accomplis non seulement en actes et en paroles, mais encore par les pensées secrètes de l'âme. Qu'ils devaient chaque jour offrir le sacrifice à Dieu avec un esprit brisé pour eux-mêmes et pour le prochain, des prières et des supplications dans les larmes qui sont une hiérurgie3 mystique à laquelle Dieu prend plaisir, et qu'il accepte sur son autel supra-céleste, envoyant en échange la grâce du Saint Esprit.
C'est avec de telles paroles qu'il instruisait ceux qui l'interrogeaient et c'est ainsi que le saint célébrait. Son visage était lumineux, il ressemblait à un ange pendant la liturgie et on ne pouvait le regarder bien, tant il brillait, comme il n'est pas possible à qui que ce soit de regarder en face le soleil. Syméon l'Ephésien, son disciple, le vit pendant la liturgie revêtu de l'étole épiscopale, tandis que Malèce, son novice, disait qu'il voyait souvent le saint enveloppé d'une nuée lumineuse pendant la célébration de la liturgie. Il restaura le monastère qui tombait en ruines, de même que l'église, construite sous l'empereur Maurice, et qui servait en même temps de cimetière-caveau où on enterrait beaucoup de gens, la vida des corps, fit recouvrir le sol de marbre et l'embellit par de belles icônes et d'autres objets admirables. Il attira un grand nombre de moines et par sa prédication comme par son exemple, il les enseigna et leur apprit à désirer les choses de l'Esprit, leur imposa une table commune, et lui-même prenait avec eux ses repas, se contentant de légumes bouillis et souvent d'un peu de crudités.
Pratiquant ainsi ces choses, le saint reçut plus encore le charisme de la componction et des larmes qu'il possédait déjà : elles lui tinrent réellement lieu de nourriture et de boisson tout au long de sa vie. Et pour cette oeuvre-là, il consacrait trois temps du jour : le matin, après les matines, au temps de la liturgie puis après les complies, temps où il priait avec larmes.
Bien qu'il fût ignorant des lettres du dehors4, ayant reçu la parole de l'enseignement, il écrivit pendant la nuit soit des discours théologiques, soit des catéchèses, soit des commentaires ou exégèses des saintes Ecritures. Il composait aussi des Hymnes d'Amour en vers et écrivit beaucoup de lettres à ses disciples. Il parvint ainsi à vaincre le sommeil complètement, la faim et la soif et les autres nécessités du corps.
Et malgré tous les mauvais traitements qu'il s'infligeait, il continuait d'être lumineux, de la splendeur de l'ange...
Par tout cela, il devint très célèbre et son troupeau augmentait de jour en jour, mais non sans douleurs et sans épreuves. En voici un exemple, d'après lequel on pourra juger des autres :
Un jour, après matines, le saint commença à enseigner ses moines, selon son habitude, et à admonester les uns, à accuser les autres, à exhorter certains à la vertu. Tout à coup, une trentaine de moines déchirèrent leurs soutanes, comme firent Anne et Caïphe, en poussant des cris sauvages, et se précipitèrent sur le saint, mais la grâce de Dieu les empêcha de le toucher, de mettre les mains sur lui. Le saint croisa ses mains et éleva son esprit vers le ciel, se tenant immobile et souriant, le visage serein. Ne pouvant rien lui faire, ils brisèrent les serrures de la porte du monastère, et sortirent en poussant des cris et coururent, agités comme des fous, chez le Patriarche Sisinios. Le Patriarche le fit appeler et, entendant de sa bouche tout ce que les moines lui avaient fait, il s'étonna. Connaissant leur fureur, leur jalousie, il décida, en toute justice, de les exiler. Mais le bon berger et imitateur de l'Archipasteur -le Christ- tomba aux pieds du Patriarche et, en larmes, il demanda leur pardon. Ils ne furent pas exilés, mais le Patriarche ne les laissa pas retourner au monastère, les chassa et les dispersa de côté et d'autre. Or le bon pasteur ne pouvait supporter de voir sa bergerie vide de brebis, et il se lamentait beaucoup, pleurant désespérément. Il désirait réconcilier avec Dieu ses brebis dispersées. Il enquêta sur les lieux où les moines pouvaient se trouver et leur envoya tout ce qui était indispensable et nécessaire à la vie. Il allait tout seul aussi les trouver et, par des paroles de douceur, il parvint à adoucir leur dureté, leur demandant pardon comme s'il les avait offensés, et les suppliant de revenir au lieu de pénitence. Au bout de peu de temps, il les rassembla de nouveau tous dans le monastère.
Voici qu'elle était dans la pratique la vie du saint. Et c'est ainsi qu'il devint parfait dans la théologie et dans la sagesse divine. Son troupeau était tellement admirable qu'on eût dit que c'était une église de studites, assemblée d'incorporels chantant et servant Dieu avec zèle. Ce troupeau, cette église augmentait chaque jour avec les disciples que le saint faisait. Je parlerai de la vertu d'un ou deux d'entre eux, afin que par leur vertu éclate encore davantage celle du maître aux yeux de la multitude.
Un eunuque tachygraphe voulut renoncer au monde et devenir moine. Ayant entendu la renommée du saint, il alla le trouver. Le bienheureux Syméon, après l'avoir examiné et voyant son grand désir, l'admit au monastère et lui ordonna de se faire obéissant et de travailler jusqu'à ce qu'il fût éprouvé en tout effort et peine. Il le trouva en peu de temps capable de tout, il le fit moine et le nomma Arsène. Le diable, voyant Arsène briser sa propre volonté et entrer dans le combat spirituel, voulut le combattre par l'amour des parents, amour qui par nature est un lien très serré. Il poussa la mère d'Arsène à venir de la Mer Noire à Constantinople par amour de son fils. Elle se rendit au monastère et se prosterna devant la porte pleurant et versant de chaudes larmes, demandant à voir son fils. Le portier, ne pouvant supporter la pression que faisait cette femme, alla raconter la chose à Arsène, qui lui répondit ceci : «Frère, puisque une fois pour toutes j'ai renoncé au monde, je n'ai plus à y revenir pour y rencontrer ma mère selon la chair. J'ai mon père spirituel qui m'a régénéré et qui m'allaite du lait parfait de la grâce divine, comme un petit enfant».
Le portier, ayant entendu ces choses, les rapporta à la mère qui accentua ses lamentations, sans quitter la porte du monastère pendant trois jours, et cela afin de voir son fils. Elle revint à vide chez elle, et le fils ne put être vaincu par l'amour maternel. Le saint, voulant toujours éprouver son Arsène, souvent lui imposait des travaux pénibles et grossiers. Arsène se montrait en cela plein de zèle et dépassait tous les frères dans ses rigueurs. Quand arriva le grand carême, il supplia le saint de lui permettre de passer la première semaine sans prendre de nourriture. Le saint se réjouissait de ce zèle. Toutefois, voulant lui briser la volonté, il ne lui donna pas la permission désirée ; mais Arsène redoubla dans son insistance. Le saint, voyant qu'il ne pourrait l'empêcher dans son élan, lui dit : «Arsène, il était de ton intérêt de ne pas suivre ta propre volonté, mais puisqu'il t'a semblé bon de jeûner, je te donne en conséquence permission, mais songe à l'espèce de fruit que pourra t'apporter la désobéissance».
Tandis que tous les frères mangèrent après none le mercredi de la première semaine de carême, Arsène, imitant le saint, observa le jeûne. Pendant l'office de longue veille du même jour, alors qu'il se tenait debout au milieu des frères, il s'évanouit et tomba face à terre, victime de la désobéissance redoutable. Le saint avait prévu la chose et avait ordonné à un autre disciple de tenir prête une coupe avec du vin et un peu de pain. Quand Arsène s'évanouit, le saint ordonna qu'on le relevât et qu'on lui donnât à manger au milieu de l'église. Après avoir mangé, il se remit, à sa grande honte. Le saint lui dit : «Arsène, si tu avais voulu être l'égal des autres frères, tu n'aurais pas subi cela. Mais puisque tu as voulu recevoir avant qu'il ne fût temps, et cela par orgueil, ce qui te dépasse, c'est en toute justice que tu as perdu ce qui était à ta portée». De cet accident, Arsène s'humilia beaucoup. Nous raconterons une ou deux choses que le saint fit au même, pour le faire avancer en humilité.
Arsène avait le service de cellérier. Un jour, il lavait du blé et l'étendit dans le narthex de l'église et ayant fermé toutes les portes, il en laissa une ouverte, pour qu'il fût séché par l'air. Les grives, je ne sais pourquoi il n'y pensa pas, entrèrent et le mangèrent et crièrent. Arsène, entendant leurs cris, accourut et, les voyant manger le blé, il entra en colère, ferma la porte et avec un gros bâton les tua toutes. Puis il alla le dire au saint, comme s'il avait réussi un grand exploit. Le saint fut peiné de la colère irraisonnée d'Arsène. Il ordonna à un frère de lier toutes les grives tuées par une corde, en rang, et de les pendre au cou d'Arsène, puis de lui faire faire le tour du monastère et de le donner en spectacle à tous les frères. Arsène accepta l'épreuve de la honte avec beaucoup d'humilité et versa des torrents de larmes en se nommant assassin.
Une autre fois, des amis vinrent rendre visite au saint. L'un d'eux étant indisposé, le saint demanda qu'on lui donnât à manger des petits pigeons que l'on fit cuire. On les présenta au malade. Arsène, le voyant manger de la viande, tiqua et le regarda avec dédain. Le saint, connaissant dans quel état intérieur se trouvait Arsène et voulant montrer quelle était son humilité aux visiteurs : «Pourquoi, lui dit-il, Arsène, ne prends-tu pas garde à toi-même seulement et n'es-tu pas attentif à manger en toute humilité ton pain et à ne pas lutter avec tes pensées ni te laisser aller à penser à ton frère qui mange de la viande tout en te considérant comme supérieur à lui ? Sache que tu te souilles plus par tes pensers que par la nourriture». Le saint prit un pigeon et le mit devant Arsène et lui ordonna de le manger. Craignant l'ordre, voulant et ne voulant pas, il prit la permission et, versant toutes ses larmes, il commença à manger le pigeon. Quand le saint, qui l'observait, le vit le bien mâcher et être prêt à avaler, il lui dit : «Assez maintenant. Crache-le. Car tu as commencé, étant gourmand, avec une telle avidité, que le pigeonnier ne te suffira pas...» C'est de cette manière que se rendit parfait en obéissance l'admirable disciple du père spirituel.
Pour que le récit soit encore plus fructueux parlons d'un autre disciple du saint.
Un évêque occidental vertueux et ami de Dieu tomba involontairement, poussé par le diable, dans le crime. Un jour qu'il était assis hors de sa cellule, lisant un livre, il eut soif. Il ordonna à son neveu de lui apporter de l'eau et du vin dans un verre. L'évêque, en le recevant, fut dégoûté : c'était tiède. Voulant gronder l'enfant, il prit sa crosse et voulut faire semblant de la lui lancer. La crosse, dirigée par le diable, partit des mains de l'évêque et elle frappa l'enfant au cervelet et le tua sur le coup. Quand l'évêque vit l'enfant tué, il se jeta face contre terre, pleurant et demandant la mort. Les gens des environs entendirent ses cris et accoururent et, se jetant à ses pieds, par tous les moyens cherchèrent à le consoler, lui promettant de prendre à leur charge les punitions du crime. Mais l'évêque ne voulait rien entendre de tout ce qu'ils disaient. Au matin, il lia une chaîne à son cou et demanda à un de ses serviteurs de le traîner de force par la chaîne, jusqu'à Rome. Là, il confessa, en se lamentant, son péché au Pape et à tous les évêques qui, voyant sa grande pénitence, non seulement lui pardonnèrent mais le consolèrent beaucoup. Lui restait inconsolable. Il ordonna de nouveau à son serviteur de le traîner de la même manière jusqu'à Constantinople. Là aussi il se confessa de son péché au Patriarche et aux évêques et déposa sa dignité épiscopale et la chaîne. Génésios le patricien, qui était un ami de l'évêque, entendant parler de ce qui lui était arrivé, le fit venir chez lui pour le consoler. Là, apprenant qu'il avait décidé de passer sa vie monastiquement, dans les trous des montagnes, il lui conseilla, étant très sage, qu'il était préférable de vivre monastiquement dans un couvent communautaire et surtout dans celui du bienheureux Syméon, où justement était observée avec rigueur toute la règle monastique. Il écouta ces paroles et tous deux se rendirent au monastère du saint. Le saint les reçut comme il convenait et fut affligé en entendant ce qui était arrivé à l'évêque. Il pleura beaucoup. L'évêque, voyant la compassion du saint et la sagesse de ses paroles, tomba à terre et le pria de l'admettre dans sa communauté. Le saint connaissant, d'après le zèle qu'il manifestait, quel serait le rétablissement final de l'évêque, le reçut, le fit moine et l'appela Hiérothée.
Hiérothée resta au monastère et s'adonna aux jeûnes, aux veilles, à des travaux très rudes. Il aimait à être insulté et souffleté. Il acquit de tout cela une telle componction et de telles larmes, qu'il ne pouvait les retenir de jour comme de nuit. Il avait l'habitude de pleurer en psalmodiant. Là où il voyait une icône du Christ ou de la Vierge, ou des saints, ou encore une croix, il les baisait toutes, même s'il y en avait mille. Il avait reçu le service du magasin. Là se trouvait le couvercle d'une jarre qui avait forme de croix et toutes les fois qu'il avait à ouvrir la jarre, il baisait le couvercle, de même que quand il la fermait.
Une fois, le saint lui ordonna de remplir un vase vide du contenu de la jarre. Selon son habitude, il baisa la croix du couvercle, puis ouvrit la jarre et remplit le vase. Il le posa appuyé contre la jarre pour reprendre le couvercle. En la fermant, le diable le poussant, il heurta le vase, qui se renversa et se vida. Sans se soucier de cela, Hiérothée remit le couvercle et baisa le signe de la croix, puis prenant le vase vide, il alla raconter les choses au saint. Le saint, voulant le couronner, ordonna que Hiérothée fût placé sur les paniers qui étaient chargés sur un mulet et qu'il fût promené aux cris de : «Celui qui est fou, voilà ce qu'il mérite», paroles que Hiérothée lui-même criait.
Une autre fois, il fut envoyé vers son ami, le patricien Génésios. Celui-ci le reçut avec joie et lui fit don d'un mouchoir plein de pièces d'argent, que Hiérothée refusait d'accepter. Le patricien le pressa tellement, qu'il le convainquit de les accepter. Il les prit et les plaça dans son bonnet qu'il garda à la main et les porta au saint. Voilà quel amour et quelle foi il avait, lui comme tous les autres, pour le saint. Hiérothée parvint à un tel amour de Dieu, que là où il trouvait écrit soit le Nom de Dieu, ou du Christ ou de Jésus, il posait ses yeux et pleurait jusqu'à remplir ce lieu de ses larmes. Tels furent les admirables disciples du saint, parmi lesquels on compte aussi Léon le Très-Sage, surnommé le sonneur...
Après avoir formé de tels disciples, vaincu par l'Esprit divin, il voulut établir un autre higoumène et se retirer, lui, dans l'hésychie. Il établit donc Arsène dans la charge d'higoumène et, l'exhortant devant tous les frères, il lui dit :
«Ainsi donc, père et frère, puisque tu as été choisi pour être higoumène, tu dois être le plus petit de tous, selon la parole du Seigneur et porter, comme très fort, les faiblesses des faibles, soigner, tel un médecin, les maladies des frères, ramener comme un berger la brebis égarée et aider celle qui est en santé à progresser dans les vertus. Celle qui a la gale, sans espoir de guérison, tu la sépareras de ton troupeau afin que les autres ne soient pas contaminées. Lutte, mon enfant, pour augmenter le troupeau du Christ. N'aime pas les conforts du corps, n'accapare pas les biens du monastère pour tes propres réjouissances au lieu de les donner pour tes frères. Ne sors pas souvent du monastère, une fois par mois suffit pour les besoins les plus impérieux ; les autres commissions, que ceux qui partent en diaconie les accomplissent, afin que tu n'aies pas de tracas, que tu ne t'occupes que de l'instruction des frères et te soucies seulement de prendre soin de leurs âmes. Ne prépare pas de mets choisis pour toi-même et rien pour tes frères, buvant toi seul le bon vin et les autres l'aigre. Que la table soit commune, composée de légumes bouillis, de graines ou de poissons le dimanche et aux fêtes du Seigneur, à moins que tu reçoives des visiteurs ou que tu sois malade.
Tu remettras les services du monastère à des frères craignant Dieu et leur demanderas des comptes en détail. Tu recommanderas aux jeunes d'être modestes pour ne pas causer de scandale à ceux qui les regardent. Ceux qui sont portés vers l'austérité, tu les exhorteras à supporter les épreuves, à s'humilier, à prendre le deuil, à cultiver la prière, à devenir de bons exemples pour les autres. Tu enseigneras aux prêtres la piété, l'hésychie, la méditation des Saintes Ecritures, la connaissance des règles des apôtres ainsi que des coutumes, la pureté du coeur, la prière perpétuelle, la componction et tu leur apprendras à se tenir devant le saint autel avec beaucoup de crainte, à devenir un sel divin et une lumière pour les frères et à avoir une parole de vie. Ne t'emporte jamais contre les frères sans raison, afin de ne pas mettre en danger leurs âmes, bien qu'il te faille te mettre en colère contre les auteurs de désordre et les châtier avec le bâton de l'instruction pour qu'ils rompent avec le mal ; car cela n'est pas inhabituel dans l'Eglise du Christ. Toute chose accomplie soit pour couper le mal, soit pour aider dans le bien est agréable à Dieu... Tu examineras avec soin les pensées de chacun des frères et tu leur recommanderas de vénérer les choses divines et si tu gardes bien ces choses ton salaire sera alors grand dans le ciel et ton héritage sera avec le Christ.
«Quant à vous, mes enfants, mes frères, mes pères, que j'ai rassemblés par la force de Jésus Christ, écoutez-moi l'indigne et soumettez-vous de toute votre âme, de tout votre coeur à votre higoumène que la grâce du Saint Esprit a élu. Recevez-le, je vous en supplie en Christ, comme vous m'avez reçu. Qu'aucun d'entre vous ne méprise sa jeunesse, ni son enseignement dénué d'artifice, car tout discours pratique qui porte la connaissance de la grâce divine est de beaucoup plus sage que la sagesse insensée des hommes. Que nul ne le contredise, mais soyez tous soumis, obéissants à votre père spirituel, afin que lui puisse veiller et prier dans la joie pour vos âmes et ne pas murmurer, car comme le dit le divin Paul, cela ne vous servirait de rien. Vous lui confesserez toutes les pensées que les démons sèment en vous, avec une foi pure, car, comme les serpents qui restent à l'intérieur de leurs nids y vivent et engendrent une multitude d'autres serpents, mais quand ils sortent au dehors, et apparaissent aux hommes, ils sont tués par eux ; de même en est-il des pensers malins : quand ils sont exposés à nos pères spirituels, ils sont exterminés par le glaive de la parole divine et n'engendrent pas en nous les dispositions auxquelles fait suite l'acte de ce qui est mal. Si, par notre négligence, les pensées viennent dans notre travail, et que nous fassions quelque faute, en tant qu'hommes, à ce moment encore, je vous en prie, ne nous attardons pas dans le mal, mais courons le plus vite possible aux pieds du père spirituel, lui confesser dans les larmes, sans honte aucune, notre péché, et recevoir avec ardente pénitence, le remède qu'il jugera bon de nous donner, afin que nous soyons guéris au plus tôt. Ne soyez pas indisposés pour tout ce que dit ou fait l'higoumène. S'il lui arrive de faire quelque chose qui aille contre les règles des Pères, il faut vous soumettre d'abord, puis les plus anciens et les plus vertueux iront le trouver pour le lui dire à lui seul, comme l'indique le grand Basile, afin qu'il redresse...
«Embrassez du saint baiser et moi et votre père spirituel et higoumène. Et que le Dieu de la paix qui dépasse toute intelligence vous donne sa paix et vous conduise dans la voie de ses commandements, vous garde dans la foi de vos pères en Dieu, augmente votre troupeau dans la sainteté, fasse de vous son peuple, héritier de son sacerdoce royal en Christ Jésus. Amen».
Après avoir tenu ce discours, le saint demanda pardon à chacun des frères, et commença dans un grand zèle l'oeuvre de l'hésychie qu'il avait tant désirée. Progressant chaque jour vers ce qui est en avant, il purifia à l'extrême son intellect et fut rempli des divins charismes de l'Esprit. C'est alors qu'il écrivit des chapitres et des discours sur la vertu et sur les vices, et qu'il devint un fleuve de Dieu plein de l'eau du Saint Esprit. Le saint devint semblable aux anciens Pères, tant par sa parole que par sa vie et par sa connaissance. Il devait donc, en conséquence, passer par le creuset des épreuves et être éprouvé dans sa patience, tel Job. Voici le commencement de ses épreuves.
Syméon le Pieux, cet autre homme de Dieu, qui fut le père spirituel du saint, parvint dans une grande vieillesse, après s'être exercé pendant quarante cinq années dans les luttes ascétiques et avoir été gratifié des charismes apostoliques. Quoique n'étant pas été instruit, il écrivit un livre tout entier et très utile à l'âme. Ayant eu connaissance de sa mort, il s'en alla vers le Seigneur. Son disciple, saint Syméon, connaissant ses exploits avec précision, chanta sa louange par des hymnes spirituels. Et, pour entraîner un grand nombre à l'imiter, il célébra solennellement, chaque année, sa mémoire et peignit même son icône. Le Patriarche de l'époque, Serge, qui entendit parler de ces choses, fit venir le saint et apprit de sa propre bouche ce qu'on disait de lui. Il demanda à lire la vie de celui qu'on fêtait, les hymnes et les louanges qu'on lui adressait. En les lisant, il admira et les hymnes et la vie et, pour tout cela, félicita chaleureusement le saint. Le Patriarche demanda que saint Syméon lui fît signe un jour de la fête, afin que lui-même y participât en envoyant des cierges et de l'encens. Cela dura pendant seize années, au cours desquelles Dieu était glorifié dans la mémoire de son serviteur. Nombreux étaient ceux qui se mettaient à imiter ses oeuvres et ses vertus. Mais le diable, ennemi du bien, ne pouvait supporter tout cela. Il utilisa la passion de la jalousie et dressa contre le saint différentes épreuves que voici :
Un certain Stéphane, métropolite de Nicomédie, très versé dans la sagesse du dehors et mathématicien, possédant une grande force dans la parole, après avoir démissionné de son diocèse, séjournait dans Constantinople où il jouissait d'une grande familiarité chez le patriarche et chez l'empereur. Entendant beaucoup de gens qui louaient la sagesse, la connaissance et la vertu de Syméon, et apprenant qu'il avait surtout composé des discours admirables, Stéphane calomniait, par jalousie, tous ceux qui vantaient saint Syméon et disait du saint qu'il était inculte et illettré. Ne pouvant dominer sa jalousie, il s'éleva contre le saint lui-même. Ne trouvant aucun grief, bien qu'il fît tout pour en trouver, que fit-il ? Il entraîna certains clercs et ceux-ci certains moines du monastère du saint, qui l'accusèrent à propos de la fête qu'il célébrait en mémoire de son père et maître spirituel. D'un côté les clercs et les moines, de l'autre l'évêque Stéphane dénonçaient le juste auprès du patriarche et des évêques. Le patriarche et les évêques savaient que Stéphane agissait par jalousie et ne prêtaient aucune attention à ses attaques. La guerre entre le mensonge et la vérité du saint dura à peu près deux ans. Mais dans la suite, par divine permission, le mal et le mensonge dominèrent et le bien fut vaincu de même que la vérité. Lassés de toutes ces intrigues, le patriarche comme les évêques permirent à Stéphane, qui chaque jour les importunait, de trouver une accusation contre le saint, afin que sa condamnation fût justifiée.
Stéphane mit tout en oeuvre et apprit que le père spirituel du saint, quand il vivait encore, bien qu'il fût comme mort devant un mort pour chacun de tous ceux qui l'approchaient et cela pour fuir toute louange des hommes, cachait cette mortification et disait qu'il était scandalisé. Ce trait fut la base de l'accusation de Stéphane et il dit au Synode : «Syméon célèbre et glorifie comme saint son père spirituel qui n'était qu'un pécheur, et qui se disait toujours scandalisé». Il ajoutait qu'il avait peint une icône de lui et qu'il lui rendait un culte -cette accusation rappelle celle que les Juifs adressaient au Seigneur, que c'était un mangeur, un buveur, ami des publicains et des pécheurs... Le saint fut donc invité à comparaître devant le synode pour se défendre et le patriarche le questionna sur la fête et sur le grand honneur qu'il rendait à son père spirituel, soulignant surtout que l'évêque Stéphane élevait contre lui certaines accusations... Tout le Synode l'exhorta à renoncer à ce culte excessif, à l'honneur et à la fête qu'il rendait à son maître, lui demandant d'en faire moins ; et ainsi cesseraient les attaques de son accusateur Stéphane et eux-mêmes cesseraient à leur tour d'être importunés par lui.
Le saint répondit : «Très saint Maître, ce que je peux dire sur la fête de mon père spirituel, tu le sais mieux que moi, ton serviteur. Quant aux accusations de l'évêque Stéphane, quand il les aura prouvées avec certitude, alors je ferai réponse». Le patriarche lui dit de prouver qu'il célébrait la mémoire de son maître conformément à la tradition des apôtres et des saints Pères de l'Eglise.
Le saint parla et dit : «Synode sacré et saint, qui ignore les ordonnances des saints apôtres qui disent : "Tu glorifieras celui qui t'annonce la Parole de Dieu ; tu te souviendras de lui jour et nuit ; tu l'honoreras pour t'avoir procuré le bien" ? Et si Dieu nous ordonne d'honorer nos parents selon la chair en prescrivant : "Tu honoreras ton père et ta mère et tu auras de longs jours" et aussi "Celui qui frappe son père ou sa mère sera puni de mort", combien plus la Divine Ecriture nous enseignera qu'il convient d'honorer nos pères selon l'esprit, par qui nous avons été régénérés dans la grâce de l'Esprit Saint et par qui nous sommes devenus des cohéritiers des promesses de Dieu ! Saint Jean Chrysostome, vantant saint Philogène, dit : «Si celui qui maltraite son père ou sa mère est puni de mort, il est clair que celui qui le traite bien et le vante recevra la vie. D'autant plus que la louange et les hymnes ne rendent pas ceux qui sont morts plus dignes, car ils n'en ont pas besoin ; mais c'est à nous qu'ils sont utiles, qui sommes en vie, car ils nous exhortent à imiter leurs vertus. Que ce que je fais est accueilli par Dieu, voici que Moyse le voyant de Dieu le prouve, qui a écrit les vies des saints anciens comme la sienne propre. Et si elles ont été écrites, comme le dit encore Chrysostome, c'est pour que nous connussions qu'eux aussi étaient de la même et unique nature que la nôtre, et qu'ils ont cependant réalisé chaque vertu et que nous avons à les imiter. Et, pour parler plus brièvement, tout ce que moi je fais, est aussi à la gloire de Dieu, au peuple bénéfice et allégresse, comme l'enseigne Salomon : les peuples se réjouiront dans la louange du juste... et dans l'éloge que fit saint Basile du Martyr Gordius, il dit que l'histoire des hommes vertueux est comme une lumière pour ceux qui cherchent le salut. Et Grégoire le Théologien : il ne convient pas et il n'est pas juste d'honorer par l'histoire les vies des impies et de taire les vies des hommes justes et pieux.
«Puis donc que les divins apôtres, de même que les docteurs de notre Eglise, enseignent ces choses et d'autres encore, comment pouvons-nous prêter l'oreille à un homme qui enseigne le contraire ? Si mon accusateur est en mesure de me dire si j'ai omis quelque chose, qu'il le fasse».
Et l'accusateur Stéphane ne put rien opposer qui fût tiré de la Sainte Ecriture. Le Synode était avec le saint, qui lui semblait chanter devant des sourds. Ainsi fut congédié le Synode.
Stéphane fit durer la crise durant six ans. A son instigation, certains moines du monastère du saint, imitateurs de Judas, s'emparèrent, à la nuit, de l'icône de Syméon le Pieux, où il était représenté aux côtés du Christ avec d'autres saints. Ils apportèrent cette icône au patriarche et aux évêques qui, en la voyant, firent mander le saint pour qu'il vînt présenter la défense de l'icône. Le saint obéit et prit la défense de l'icône :
«Je n'ai rien fait en dehors de la tradition des Apôtres et des Pères, qui nous ont transmis de peindre des icônes des saints, car l'honneur que nous leur rendons revient au prototype, c'est-à-dire au Christ dont ils ont porté l'Image tout comme Lui a porté la nôtre, l'humaine image. Moi donc, en vénérant l'icône de mon saint père, je vénère en lui le Christ, car il est en Christ par le Saint Esprit. "En ce jour-là, est-il dit, vous connaîtrez que je suis dans le Père et que vous êtes en moi et moi en vous". Et Jean de Damas dit : "Peignons (historions) les icônes des saints et en les regardant, devenons des images animées de ceux-ci, en imitant leurs vertus". Voilà ce que dit le saint et, se prosternant devant l'image, il l'embrassa aux yeux de tout le monde, en disant : SAINT SYMÉON, TOI QUI, PAR LE SAINT ESPRIT, ES DEVENU SEMBLABLE À L'IMAGE DU CHRIST, TOI QUI A ÉTÉ GLORIFIÉ PAR LES MIRACLES, INTERCÈDE AFIN QUE ME SOIT DONNÉE LA FORCE DE SUPPORTER LES LUTTES QUE JE SUBIS AUJOURD'HUI PAR AMOUR DE TOI.
Après avoir dit cela, il se tourna vers Stéphane et lui dit : «Bravo, mon bon Seigneur, pour l'hostilité que tu manifestes à l'égard du juste. Qu'attends-tu maintenant ? Tout est en ton pouvoir. Et moi, je suis prêt à subir tout ce que l'envie m'a préparé».
Entendant ces choses, Stéphane grinçait les dents de rage. Aussi convainc-t-il le patriarche d'effacer le mot Saint de dessus l'icône. La chose fut exécutée et on rendit ainsi l'icône à Syméon qui partit. Mais Stéphane ne s'en tint pas là. Le saint une fois parti, il persuada le patriarche d'envoyer des hommes détruire partout toutes les icônes qui existaient de saint Syméon le Pieux, là où elles se trouvaient. On déchira les unes, d'autres on abîma la tête, ou la poitrine etc... ou encore on les enduisait de chaux ou on les noircissait avec du charbon, sans se soucier de ce que dit saint Jean Damascène : «Celui qui tentera de détruire une image de saint, qui ne l'honore pas, qui ne la baise pas, est ennemi du Christ et des saints et disciple du diable et des démons. Il manifeste par là la tristesse qu'il a de voir Dieu et les saints honorés et glorifiés».
Voyant ces choses, le saint, les moines et les laïques se lamentaient. Syméon décida de composer et fit par écrit une apologie pour tout ce qu'on lui reprochait et il la conserva en prévision d'une autre crise. Quelque temps après, il fut convoqué à nouveau devant le tribunal et il lui fut ordonné d'abandonner les éloges et la célébration de la fête de son saint, et de quitter son monastère, de même que Constantinople. Le saint remit au Patriarche l'apologie dont nous avons parlé et tous l'admirèrent en la lisant, se trouvant dans l'impossibilité de la réfuter. Son exil fut décidé en secret. Ils le firent partir de Chrysopole de la Propontide5 et le débarquèrent sur l'autre rive, à Paloukiton, où ils l'abandonnèrent en plein hiver, sans lui laisser le minimum indispensable à la vie, ni de quoi se couvrir, ni même pour un jour de nourriture.
Le saint ne s'affligea pas outre mesure, mais rendant grâces à Dieu, il parcourait la montagne de son exil, en chantant des psaumes appropriés. Un jour il entra dans une chapelle dédiée à sainte Marine et se reposa quelque peu et puis écrivit à son persécuteur Stéphane, pour le remercier de tout ce qu'il lui avait fait et qui lui avait procuré une grande joie, l'allégresse de l'âme. Il lui demandait aussi d'en ajouter encore, afin que la récompense qu'il recevrait de Dieu fût plus grande.
Stéphane reçut la lettre, mais ne répondit rien par écrit, étant bien sûr incapable de le faire. Mais il alla chez le Patriarche et lui murmura à l'oreille. Ce dernier, persuadé, envoya des hommes qui allèrent fouiller la cellule du saint, ôtèrent le toit, trouèrent les murs, car Stéphane le très avare soupçonnait le saint d'avoir des trésors cachés qui lui permettaient de pratiquer une large aumône. Les envoyés, ne trouvant rien de ce qu'on espérait, lui prirent ses livres et ce qui lui servait de couverture pour la nuit pour consoler son corps et partirent. Le saint accueillit avec joie le vol de ce qu'il possédait et rit de la bêtise de ses ennemis. Il écrivit de nouveau à Stéphane pour lui dire que par dessus les premières couronnes il venait de lui en ajouter d'autres et que lui-même n'avait rien pour le remercier de tant de bienfaits. «Puisses-tu en ajouter encore, car ainsi mes douleurs deviennent plus douces et donnent à mon âme joie et allégresse et ne font que l'unir davantage à son Dieu bien-aimé», pour Lequel saint Syméon supportait tout cela, avec Son aide.
La petite chapelle dans laquelle se réfugiait le saint appartenait à un officier... qui, apprenant son exil et étant un de ses disciples, alla le trouver et le voyant privé de tout, en fut affligé. Il plaignit les auteurs de ces épreuves et promit de lui envoyer tout ce qui lui était nécessaire. Le saint le pria de ne pas tant s'occuper de la nourriture, mais d'offrir sa chapelle à Dieu afin qu'elle devînt un monastère, chose que l'officier accepta avec joie. Il en fit don à Dieu et à son ami...
La renommée du saint se répandit dans plusieurs pays et beaucoup de chrétiens allaient le visiter et tous ceux qui avaient appris ses malheurs le déclaraient bienheureux, mais ceux qui les ignoraient étaient scandalisés. Afin de les guérir, le saint se décida à écrire les causes de son exil et à prouver qu'il était innocent. Il envoya son apologie à Génésios son ami le patricien, à des princes, à ses enfants spirituels, leur demandant de la montrer au patriarche. Les princes allèrent trouver le patriarche et lui présentèrent la lettre. Celui-ci, les voyant nombreux et craignant que l'affaire ne parvînt aux oreilles de l'empereur, ordonna que les lettres fussent lues en synode. Au cours du synode, beaucoup d'évêques accusèrent Stéphane, beaucoup d'autres louèrent le saint. Le Patriarche déclara n'avoir jamais eu aucune mauvaise intention à l'égard de Syméon. «Au contraire, en lisant tout ce qu'il avait écrit sur son maître, j'ai admiré sa vie et lui ai donné permission de le fêter... Mais comme Stéphane s'est agité contre lui et a soulevé de faux témoins et chaque jour nous importunait, et que, d'autre part, Syméon ne voulait rien entendre pour cesser les grandes solennités qu'il célébrait en l'honneur de son Maître, nous avons été pour cette raison obligé de l'exiler... Si, à présent, il veut être convaincu par nos paroles, je suis prêt à le sacrer évêque d'une grande métropole et à l'avoir comme premier ami». Et il fit aussitôt revenir le saint de son exil. Quand il fut à Constantinople, beaucoup de gens de toute classe accompagnèrent Syméon chez le Patriarche. Ce dernier lui dit : «Très pieux seigneur Syméon, comment as-tu pu causer à toi-même comme à nous tant de troubles, au point de peiner tes amis et tes disciples ? Dieu m'est témoin, que j'ai toujours eu pour toi de bonnes pensées et que j'avais l'intention de te récompenser. Je suis prêt aujourd'hui à accomplir ce que j'ai décidé, si tu veux bien obéir et rentrer à ton monastère où tu pourras continuer d'honorer la fête de ton maître. Cependant, ne la célèbre pas durant de nombreux jours et avec tant d'éclat, mais toi seul avec tes amis et tes moines, et cela, jusqu'à ce que cessent les dénonciateurs».
Le saint répondit : «Pour ce qui est des troubles et des scandales dont vous venez de parler, je n'en suis pas la cause, mais le sage Stéphane ; et c'est lui qui, selon l'apôtre, aura à porter la responsabilité des troubles. Pour toutes les choses que j'ai subies et aurai à subir, j'en rends grâces à mon Dieu, de ne les avoir pas subies comme fornicateur ou homme de mauvaise vie. C'est pourquoi je me réjouis, car j'ai été, moi l'indigne, jugé digne de souffrir pour la justice et d'être exilé. Quant à tes bonnes intentions à mon égard, la vérité les proclame seule, car en tout temps tu m'as honoré et tu as admiré la dévotion que j'ai pour mon maître. Mais je ne comprends pas comment le diable a pu à présent transformer ton amour. Quant à tout ce que tu as promis de me donner, si c'est honneurs et gloire selon les hommes, et d'autres choses passagères, il y a longtemps que moi, j'ai méprisé cela... Mais si tu as médité quelque chose qui soit utile à l'âme, je suis prêt à t'obéir jusqu'à la mort, si tu m'enseignes conformément aux pères anciens. Mais si tu veux m'émouvoir par des promesses selon le monde, pour que je renie mon maître très saint qui m'a éclairé, qui, en ce moment, intercède pour nous, et qui, comme un père tendre, nous secourt en tout temps dans les afflictions du monde, si tu cherches à me faire pécher contre le Christ, je ne te dirai rien d'autre que la parole de l'Apôtre : Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes. Et si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ».
Le patriarche, entendant ces paroles hardies, répondit au saint : «Cher Syméon, tu es en vérité un studite. Tu as la même résistance qu'eux et elle est louable et légitime. Je pensai te freiner quelque peu, mais puisque tu es immuable et que tu ne veux rien céder dans l'honneur et la piété que tu as pour ton maître, va et demeure où tu voudras et fais ce que tu voudras. Réjouis-toi avec tes amis, à l'intérieur comme à l'extérieur de la ville, sans que personne te nuise». Et ainsi il renvoya le saint en paix.
Syméon sortit du patriarcat, tel un martyr volontaire, et gagna la solitude qu'il avait tant désirée. Dieu fit délier les bourses des princes et chacun remit à Syméon une poignée de pièces d'argent, avec quoi il commença d'édifier le monastère. Mais nul ne pourra décrire ses luttes, car le démon, invisiblement, détruisait ce qu'il édifiait. Les indigènes grinçaient les dents, l'insultaient, le menaçaient, faisant tout pour l'empêcher. Mais le saint, revêtu du Christ, resta inébranlable jusqu'à la fin de l'édification. Là aussi, il rassembla un grand nombre de moines et fêta la mémoire de son maître avec plus de solennité encore qu'autrefois, -des fêtes qui duraient huit jours...
Après ces luttes, il revint dans la solitude, à ses luttes habituelles, et il reprit la composition de ses hymnes d'amour. Il écrivit à cette époque ses discours apologétiques et la réfutation de ses adversaires.
Le diable ne le laissa pas tranquille. Il dressa contre Syméon les riches de la contrée, qui lui causèrent beaucoup de misères, au point que l'un d'entre eux alla un jour jusqu'à lancer une grosse pierre sur le saint, pour le tuer, alors qu'il était en train d'écrire. Elle brisa la vitre de la cellule, et frôla le saint au cervelet. S'il avait été touché, elle l'eût tué sur le coup.
Que fit le saint imitateur du Christ ? Il appela son disciple et lui montra la pierre et lui ordonna d'apaiser la colère de l'ennemi par la pitié et par des présents de valeur.
Saint Syméon avait reçu le charisme prophétique, il connaissait à l'avance et prédisait ce qui allait arriver. Il prophétisa l'avenir d'un homme illustre de son époque, le très glorieux Jean le Protonotaire -prophéties qui reçurent leur accomplissement dix ans après...
Nous parlerons maintenant des miracles que Dieu accomplit par lui et de la fin bienheureuse dont il a été gratifié.
Le monastère n'avait pas d'eau et les moines, avec beaucoup d'efforts et de peines, l'amenaient de loin sur leurs épaules. Le saint pria Dieu de lui indiquer l'endroit où il pourrait trouver de l'eau et Dieu le lui indiqua. Mais pour fuir la gloire des hommes, il ne manifestait jamais ce qu'il demandait et ce qu'il recevait.
Quand il fut près de la mort, il demanda à ses disciples de le prendre et de le placer dans la cour du monastère. Il se fit apporter un pic avec lequel il frappa par trois fois le sol en disant : «Béni soit notre Dieu». Puis il ordonna que l'on appelât des ouvriers pour creuser. Ils vinrent, creusèrent jusqu'à une certaine profondeur, mais l'eau n'apparut pas. Ils trouvèrent par contre une pierre, qu'ils ne purent faire sauter. Ils vinrent avertir le saint, qui alors dictait son testament. Il leur dit : «Frappez à l'extrémité de la pierre et vous n'aurez plus à peiner». Ils exécutèrent l'ordre et l'eau pure jaillit aussitôt, douce. Ce puits fut le témoin de la familiarité du Saint devant Dieu.
Une higoumène de Bardaine racontait le miracle que le saint avait accompli pour elle : «Un jour, je fus atteinte de fièvre. Mes entrailles brûlaient, mon corps se consumait comme de la cire. Je restais plusieurs jours sans manger, sans boire. Les médecins me jugèrent incurable et m'abandonnèrent. Ma mère me prit dans ses bras, j'étais mourante et elle pleurait avec amertume. Alors que j'étais dans cet état, ô miracle, je vis devant moi le bienheureux Syméon qui tenait par la main son maître Syméon le Pieux, qui s'avancèrent vers moi avec une grande gloire. Le saint s'approcha de moi et me dit : "Salut, Dame Anne. Que t'arrive-t-il pour être dans cet état, sans manger, sans boire, sans parler avec ta mère, ni avec nous tes amis ?" A la voix du saint, je revins à moi-même, le reconnus et lui dis d'une voix faible : "Je meurs, père vénérable". Syméon le Pieux dit à son disciple : "Syméon, prends-la par la main et relève-la et donne-lui à manger". Il me sembla qu'il demanda à ma mère de la nourriture qu'il me donna. Je me sentis fortifiée et me levai de mon lit. Je racontai la vision à ma mère et lui demandai à manger. Ce que je fis avec appétit. Et je me sentis entièrement guérie».
En voici un autre :
Nicéphore, qui fut élevé par le saint, quand Syméon fut mort, devint moine au monastère de sainte Marine et reçut le nom de Syméon. De ses yeux il vit des miracles accomplis par le saint et quand il devint hiéromoine, il me les a racontés, prenant Dieu à témoin.
«J'avais quatorze ans et j'étais déjà au monastère. Je ne sais pourquoi, mais je ne pouvais supporter d'absorber du poisson. Si quelqu'un m'obligeait à en manger, je le rejetais immédiatement. Un jour, alors que j'étais au réfectoire, le saint me donna un morceau de poisson frit et je le refusai, disant que mon estomac ne pouvait le tolérer. Alors le saint bénit le morceau qu'il me donnait et me dit : "Prends-le en Christ mon Dieu et mange-le, et dès à présent tu seras guéri". O miracle, dès que je l'eus mangé, mon appétit s'ouvrit et depuis je continue à manger du poisson...
«Après que j'eus été bien connu du saint, il m'aima tant, qu'il ne permit jamais à aucun autre que moi-même de demeurer auprès de lui dans sa cellule. Est-ce parce que j'étais simple, est-ce parce que je le servais dans sa vieillesse, est-ce par permission de Dieu, qui voulait manifester ses oeuvres ?
«Un jour que je dormais, dans un coin de la cellule, j'ai eu le sentiment que quelqu'un me réveillait. Et je vis une vision redoutable. Dans la cellule se trouvait une icône de la Mère de Dieu, Deisis, devant laquelle brûlait une lampe à huile. Je vis au-dessus de l'icône, à plus de quatre mètres du sol, le saint qui se tenait dans les airs, les mains levées et priant. Il était tout lumineux comme la lumière. Voyant ce spectacle, pris de crainte, je me cachais sous mes couvertures. Quand le jour arriva, je racontai la chose au saint. Il soupira et me recommanda de ne rien dire à personne».
Une femme gardait dans ses bras un enfant paralysé, immobile, desséché par la maladie : on eût dit qu'il allait en peu de temps rendre l'âme. La femme, que guidait la divine Providence, l'apporta au monastère, et en cachette monta l'escalier qui conduit à l'église et déposa à terre l'enfant et partit aussitôt. Les moines découvrirent l'enfant dans son état misérable, constatèrent qu'il était vivant et allèrent le dire au saint.
Le saint prit sa crosse qui lui servait pour appuyer sa vieillesse, se rendit à l'endroit où était l'enfant et, le voyant, il pleura et s'étonna de voir combien était grande la puissance du diable contre la créature de Dieu. Il se tourna vers nous et nous dit : «Que pensez-vous de cet enfant ?» Nous répondîmes d'une voix unanime : «Dans un moment, il faudra l'enterrer», car il était près d'expirer. Le saint répondit : «Vous n'avez pas bien réfléchi». Il laissa sur le champ sa crosse, prit l'enfant et le plaça sur la chaire sur laquelle il siégeait pendant les offices et, prenant de l'huile de la veilleuse de sainte Marine, il l'en oignit et le scella. Aussitôt l'enfant revint à lui en pleine santé, sous l'imposition des mains du saint. Il se redressa et se tint sur ces jambes et s'appuya de ses mains sur le trône du saint. Puis, saisissant les pieds des stalles il continua sa marche. Puis il demanda à manger et, fortifié par la nourriture, il fut rendu en santé à sa mère.
Une autre femme avait un fils de dix-huit ans environ, démoniaque. Elle l'emmena au saint. Elle alla devant l'icône de sainte Marine et pria. Quand elle vit le saint, elle alla s'incliner respectueusement devant lui. Le fils, dès qu'il vit le saint, fut précipité à terre par le démon. Il grinçait des dents, écumait, bramait comme un cerf. Le saint, en le voyant, fut ému et soupirant avec amertume, il pleura. Puis il gourmanda le démon, lui disant : «Démon impur, le Seigneur te l'ordonne, sort de la créature de Dieu». Puis, l'oignant d'huile de la veilleuse de sainte Marine, et le redressant de ses propres mains, il le rendit libéré à sa mère. Et depuis il ne fut jamais attaqué par le démon.
Un jour, le saint se rendit dans sa patrie, quand il arriva à Galon, le fleuve de la Bithynie. Il vit un pêcheur qui péchait et lui demanda s'il avait du poisson à vendre. Le pêcheur lui dit qu'il travaillait depuis la nuit et qu'il n'avait rien pris. Le saint lui dit alors de jeter sa ligne en son nom. Ce faisant, il prit un immense poisson mais le cacha sous ses vêtements. Le saint proposa de l'acheter, mais le pêcheur refusa prétextant qu'il devait l'apporter à un seigneur. Le saint partit et aussitôt après, le poisson, qui n'était pas mort et qui s'agitait, glissa de dessous les vêtements du pécheur et regagna les eaux, laissant le poissonnier bredouille.
Le saint avait un ami, qui gouvernait de grands biens... Par la permission de Dieu, il fut attaqué par le diable, qui lui brisa la mâchoire et la déplaça jusque sur l'oreille et le rendit sourd. Il fit savoir la chose au saint. Le saint, qui avait vu cela à l'avance, se rendit chez son ami. Quand sa femme le vit arriver, elle pleura et lui dit : «Voici que celui qui t'aime et que tu aimes va mourir et je vais être veuve et mes enfants orphelins. Je t'en supplie, viens en aide à ta servante». Le saint, en le voyant, pleura et dit : «Malheureux ami, quel mal t'a atteint ?» Il éleva ses mains en prières puis, prenant en elles la tête de son ami, il récita la prière que l'on dit pour les malades, fit le signe de la croix sur la bouche. Aussitôt, la bouche revint à sa place, il parla à sa femme et salua le saint. Depuis ce temps, Oreste ne manqua jamais d'apporter des offrandes au saint et de rendre les actions de grâces qu'il convenait d'offrir à Dieu qui, par sa grâce, l'avait guéri. Il veillait à n'être pas ingrat envers Dieu en tombant dans quelque péché, afin que son état dernier ne fût pas pire que le premier.
Parmi ceux qui, dans le pays, étaient des ennemis du saint et le persécutaient, un nommé Anthe, entre autres, l'accusait d'être hypocrite, enfumé par la fumée de paille, séducteur des hommes qui venaient à lui pour la confession. Le saint, voyant son impudeur sans mesure, sa langue aiguisée contre Dieu et contre l'Esprit Saint, et voyant qu'il insultait la mortification qu'il avait acquise, se laissa, dans son zèle divin, dire à son insulteur : «Si moi je m'enfume de fumée de paille pour égarer les hommes, toi, va aussi obtenir le même teint, ton ventre se gonflera, pour que tu puisses à ton tour séduire les hommes tout comme je le fais». Après ces paroles du saint, la nuit qui suivit, le misérable insulteur, en se couchant pour dormir, ne put se relever. Son ventre avait enflé et son visage devint jaune comme le citron et dans cette maladie, ou plutôt par la colère divine, il mourut quelques jours après. Ainsi s'accomplit ce que disent les Apôtres dans les Constitutions apostoliques, que «nous devons honorer nos pères spirituels car ils ont reçu le pouvoir sur la vie et la mort, qu'ils condamnent à mort ceux qui sont sans pénitence et vivifient ceux qui font pénitence».
L'heure de la mort sonna aussi pour le saint de Dieu. Il souffrit de nombreux jours d'une terrible dysenterie, sans pouvoir se mouvoir tout seul, si des disciples ne venaient pas à son aide. Il demanda à son disciple Stethatos de rester, lui seul, auprès de lui. Comme Stethatos était encore jeune, le sommeil souvent avait raison de lui et il dit à son maître qu'il ne pouvait rester seul à son service. Le saint lui dit d'aller se coucher près d'une malle qui était près de là pour être libéré de la faiblesse du sommeil. Après avoir dormi, il n'eut jamais plus sommeil : même quand il lui arrivait de dormir, le coeur veillait.
«Une nuit, alors que j'étais allongé sur la malle et comme si quelqu'un m'avait bousculé, je me réveillais et je vis le bienheureux -que l'on pouvait à peine remuer- se tenir dans les airs, à quatre mètres de hauteur au-dessus de la terre, en train de prier. Me rappelant avoir déjà eu cette vision, j'admirai sa sainteté, me demandant comment il pouvait, lui qui était incapable de bouger, se lever de sa couche et se tenir, avec son corps pesant, dans les airs. Je m'endormis de nouveau et, quand je fus réveillé, je le revis, qui était couché dans son lit, après s'être couvert tout seul. Je lui révélai ma vision et il me fit jurer que je n'en parlerai jamais à personne avant sa mort...»
Après avoir passé treize années en exil, il arriva à son dernier jour. Il fit appeler tous ses disciples et, après leur avoir fait ses recommandations, les avoir consolés et avoir demandé qu'ils ne pleurent pas sa mort, il leur fit une redoutable prophétie : le quatrième jour du mois vous m'ensevelirez et le cinquième jour, vous me verrez sortir du tombeau et me trouver parmi vous.
Après avoir communié aux saints mystères, selon l'habitude qu'il avait de le faire tous les jours, il demanda à ses disciples de chanter l'office des défunts. Il pria et, après avoir dit : «Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit, toi mon Christ et mon Roi», il croisa ses mains sur sa poitrine et s'en alla vers le Seigneur le douze du mois de mars. Trente ans après sa mort, l'invention de ses reliques fut manifestée par un signe indicible, dont l'élément fut gravé sur le marbre de la cellule de son disciple Nicétas par un point final. C'est en 1050 qu'apparurent, contre toute espérance, ses reliques vénérables, qui répandirent des odeurs ineffables et le parfum de la grâce spirituelle.
Voici la prophétie qu'il avait faite à son disciple Nicétas, concernant ses écrits.
«Quand le bienheureux vivait encore, il écrivait nuit et jour tout ce que lui dictait le Saint Esprit et me remettait l'original que je transcrivais sur de la peau ; puis je lui rendais le tout. Un jour, j'ai cru bon de garder une copie. Le saint, ne la trouvant pas, demanda à celui qui lui avait apporté les copies s'il savait quelque chose. Il répondit par la négative. Le saint sembla contrarié et le congédia. Ayant appris cela, l'idée me vint que mon maître croyait que j'avais dérobé cette copie et je lui écrivis pour me justifier. Le saint répondit : "Mon enfant spirituel, j'ai reçu ta lettre et je t'accuse d'avoir pensé que moi j'avais conçu l'idée que tu l'avais dérobée, cette copie, pour me chagriner, alors que je pensais vraiment que la copie avait été égarée par inattention de la part du porteur"...»
Après la mort du saint, Nicétas retourna au monastère des studites. Les ennemis de Syméon étaient partis... «Au cours de la seconde semaine du grand carême, j'entrais en extase et tous mes sens furent changés, de même que les mouvements de mon corps. J'oubliai de manger mon pain et, le Christ m'est témoin, mon corps me semblait très léger. Je n'avais ni faim, ni soif, je ne sentais pas la fatigue au cours des veilles. Je demeurai dans cet état pendant sept jours entiers, sans être importuné par aucune passion, par aucune pensée. Je pensais alors avec recueillement et affection à mon père spirituel Syméon, à ses grands exploits, à ses charismes et surtout à tous ses écrits, à chacun d'eux comme si quelqu'un me les rappelait d'une manière mystique. Je ne savais d'où me venait tant d'amour pour lui... Qui était celui qui me parlait à l'oreille ? J'entendis secrètement l'Esprit Saint me dire que c'était Lui-même qui me soufflait cela. Je fus pris alors d'un empressement irrésistible pour composer les éloges de la vie vertueuse de mon maître, et je me mis à composer des hymnes et des offices. Moi, je comptais avec le temps, car je ne connaissais pas encore bien la langue grecque, mais la grâce du Saint Esprit ne me laissait pas de répit. Ne pouvant supporter davantage cette contrainte, je commençais à composer des canons en l'honneur de notre Père Théodore le Studite, afin de m'exercer. Je composais aussi des éloges, tout un office, et ma main n'arrivait pas à écrire tout ce qui coulait de mon esprit. Après cela, je les soumis à un mathématicien, afin qu'il les révisât et il me dit que mes oeuvres n'étaient pas inférieures à celles des anciens. J'allais les chanter avec d'autres hommes pieux sur la tombe du saint, lui rendant mes hommages selon ma force.
«Après ces choses, voici ce qui m'arriva : une certaine nuit, il me sembla que quelqu'un m'appelait et me disait : "Frère, ton père spirituel te demande. Suis-moi et allons à lui". Je le suivis avec beaucoup de joie -car depuis sa mort, je n'avais pas encore été digne de le voir une seule fois. Nous parvînmes à un palais royal ; celui qui m'accompagnait en ouvrit la porte, et m'invita à pénétrer. A l'intérieur, je vis le saint assis sur une couche très élevée, tel un roi. Son visage était lumineux, comme s'il souriait en me regardant. De sa main, il me fit signe de m'approcher de lui et je courus. Je m'inclinai, l'approchai et il me prit dans ses bras, me baisa sur la bouche et me dit d'une voix calme : "Tu m'as tranquillisé, mon enfant bien-aimé". Prenant ma main droite dans sa main droite, il la plaça sur sa cuisse, tandis que dans l'autre il tenait un parchemin écrit et, tout en me le montrant, il me dit : "Pourquoi as-tu oublié l'apôtre qui dit : Transmets ces choses à des hommes fidèles, capables de les enseigner à d'autres ?" Sur ces paroles je me réveillais et j'étais dans une telle joie que j'aurais voulu me séparer de mon corps, pour aller avec mon âme nue là où il se trouvait. Je révélais cette vision à un homme qui avait du discernement et qui me l'expliqua : "Tu m'as tranquillisé, mon enfant bien-aimé : il a manifesté que les saints accueillent avec joie les éloges et les hymnes qu'on leur adresse, comme l'enseigne aussi saint Denys l'Aréopagite dans son livre sur les mystères des morts. Par le baiser qu'il t'a donné, il a manifesté la familiarité, l'amitié des saints pour ceux qui écrivent leurs hymnes et la grâce qu'ils en reçoivent. En mettant ta main droite dans la sienne, il a signifié le serment qu'Abraham demanda à son parent et le saint t'a demandé la même chose pour ses oeuvres conçues du Saint Esprit et il te l'a révélé par les paroles mêmes de l'apôtre, afin que tu les transcrives et les transmettes à d'autres hommes fidèles".
«En entendant cette explication, je me souvins de la lettre qu'il m'avait écrite ainsi que de ses oeuvres inspirées de Dieu qui, depuis treize ans, se trouvaient entre les mains d'un maître. Un des volumes même avait été vendu. Mais toutes les oeuvres parvinrent entre mes mains et je devins ainsi l'héritier de ses dons, selon sa propre prophétie...»
Je raconterai aussi des miracles que le saint fit après sa mort.
Un prêtre fut accueilli un jour par les frères et les pères du couvent de Sainte Marine. Il célébra la liturgie et chanta avec la communauté. En voyant l'icône du saint, il tomba dans des pensées d'incrédulité et se demandait par quels miracles il pourrait reconnaître si saint Syméon était vraiment saint. Un jour, il resta seul dans l'église et, enténébré par le diable, il mit la main sur l'icône et dit : «Jamais je ne le vénérerai comme saint». Aussitôt, ô miracle, sa main fut desséchée, et demeura pendue devant l'icône. Le prêtre poussa de tels cris de douleur, qu'ils firent accourir tous les moines. En le voyant, ils apprirent la chose. Les frères le prirent en pitié et supplièrent le saint de délier le misérable de cette redoutable punition. Ils enduirent d'huile de la veilleuse du saint la main desséchée, apitoyèrent Dieu et le saint, qui libérèrent le malheureux de ses liens invisibles...
Ecoutez un autre miracle.
Au cours de la fête du saint, un chantre réputé chantait tout en regardant l'icône du saint et avait des pensées hostiles contre lui. Le saint voulant guérir son âme des pensers malins, alors qu'il chantait et regardait l'icône, il lui sembla que l'image s'illumina comme un flambeau et elle se mit à se balancer. Le chantre en perdit immédiatement la voix, devint aphone...
Nicétas avait un disciple du nom de Manassé. Il fut atteint d'obstruction pendant plus de quinze jours jusqu'à mourir. Découragé par l'échec des médecins, il recourut à Dieu, en larmes et le pria de le guérir. Dans son sommeil, il vit Nicétas se tenir devant l'icône de saint Syméon et dire : «Manassé, prends la veilleuse du saint et bois-la telle quelle». Il fit cela et aussitôt il se réveilla et alla se libérer du contenu de son ventre et fut guéri. Et il proclama avec audace la familiarité du saint avec Dieu et rendit grâces.
Deux hommes pieux, Jean et Philothée, selon un commandement de Dieu, firent un monastère et devinrent moines. En visitant églises et monastères de Constantinople, ils allèrent aussi chez les Studites pour prendre conseil de Nicétas qui leur parla de Syméon, de ses charismes et leur dit que, tout en étant sans instruction, il avait composé, sous l'inspiration du Saint Esprit, des oeuvres très utiles à l'âme. Philothée demanda l'un des livres. Il retourna chez lui avec joie et s'enferma dans sa cellule pour le lire. Avant d'entrer en réclusion, il pria le Seigneur de lui donner la patience et la connaissance pour subir les épreuves. Un jour, il entra en extase et il lui sembla que quelqu'un frappait à sa porte et, ouvrant, il vit un homme à l'aspect angélique. Il lui demanda qui il était, et il lui répondit : «Je suis Syméon qui habite le monastère de Sainte Marine et je suis venu habiter avec toi». Voyant que la chemise du saint était déchirée, il lui en demanda la raison et le saint répondit : «De méchantes gens m'ont fait cela. A part cela, quels sont tes soucis, cher Philothée ? Apprend que celui qui veut dignement participer aux saints mystères doit s'abstenir de l'excès de vin et ne boire que trois verres...» Par ces mots, le saint lui révélait que celui qui veut s'engager dans l'ascèse et l'hésychie doit se purifier par ces trois verres : c'est-à-dire la chasteté, les larmes et la prière et c'est ainsi qu'il se prépare à communier tous les jours, afin d'être fortifié dans l'ascèse par la sainte communion. Il prit l'estomac de Philothée, le pressa. Puis, il le salua et lui dit : «Si tu le veux, viens aussi nous voir».
Philothée revenu à lui, sentit une grande allégresse l'envahir dans toute son âme et, depuis, sa continence fut naturelle. Afin de montrer sa reconnaissance au saint pour son aide, il se rendit à son tombeau pour le vénérer. Il lui écrivit des éloges et chaque année, il se rendait chez lui en pèlerinage...
C'est ainsi que Dieu glorifie ceux qui le glorifient...

La Lumière du Thabor n°35. Sommaire.

N 35



Tu ne déplaceras pas les bornes posées par tes Pères.
Deutéronome 19,14


Sois fidèle jusqu'à la mort et je te donnerai la couronne de la vie.
Apocalypse 2, 10

Ainsi que Telle est la foi des Apôtres, telle, la foi des Pères, telle, la foi des Orthodoxes, telle enfin la foi qui a affermi l'univers.
Synodicon de l'Orthodoxie

Il ne saurait y avoir de concession sur les questions de foi.
Saint Marc d'Éphèse

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LA LUMIERE DU THABOR

Revue de la Fraternité Orthodoxe
Saint Grégoire Palamas

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COMITE DE REDACTION


Evêque Photios
Père Patric - Archim. Philarète - Prof. J.J. Bernard
Père Nectaire - Romane Pétroff - Michel Aubry


Correspondants Etrangers :

Grèce : Higoumène Xénie
U.S.A. : Père Michael Azkoul
Canada : Père Panayotis Carras

Directeur : F. PIGNOT
30 Bd de Sébastopol 75004 PARIS
Tél. : 47 57 12 68


La reproduction partielle de nos textes et traductions n'est autorisée qu'avec l'accord préalable du Directeur de la publication et avec l'indication de la source.




Imprimé par nos soins
30, boulevard de Sébastopol 75004 PARIS



Dépôt Légal 4ème Trim. 1992

ISSN 0758 - 4873
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SOMMAIRE



1. Editorial
PERE ANASTASE 1

2. Père Ambroise
VIE DE SAINT SYMEON
LE NOUVEAU THEOLOGIEN 9

3. Saint Grégoire Palamas
HOMELIE SUR L'ENTREE AU TEMPLE
DE LA MERE DE DIEU 43

4. Père Ambroise
LE CONCILE DE LYON 53

5. Presbytéra Anna
VIE DE SAINTE ISIDORA LA FOLLE EN CHRIST 68

6. Père Georges Florovsky
LA CONTROVERSE ICONOCLASTE 73

7. CHRONIQUE 98

8. LECTURE DE LA PRESSE 120



3ème Trimestre 1992

N 35



+ LA LUMIERE DU THABOR +
35
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Revue Orthodoxe





La Lumière du Thabor est une revue internationale de théologie orthodoxe. Elle fait connaître des textes inédits des Pères de l'Eglise, et des vies de saints, anciens et nouveaux ; elle publie des analyses de théologiens , des articles de fond sur l'histoire, l'iconographie et l'hymnologie de l'Eglise Orthodoxe. On y trouve aussi des notes de lecture et une information commentée de l'actualité ecclésiastique.

Le présent numéro contient



Vol. 34





50 F ISSN 0758-4873




La Lumière

du Thabor



Revue internationale de théologie orthodoxe


















N 35

FRATERNITÉ ORTHODOXE SAINT GRÉGOIRE PALAMAS










LA LUMIERE DU THABOR










La Lumière

du Thabor

















Dans Ta Lumière
nous verrons la
Lumière

N35

FRATERNITE ORTHODOXE SAINT GREGOIRE PALAMAS

La Lumière du Thabor n°34. Père Ambroise. Barsanuphe et Jean.

PERE AMBROISE



JEAN ET BARSANUPHE



C'est un des livres des plus doux et rempli de la grâce du Saint-Esprit que celui des saints Barsanuphe et Jean, l'un appelé Grand Vieillard et l'autre Prophète. Il contient huit cent quarante et une réponses à des questions posées à ces saints1.
Jusqu'en 1803, ce livre circulait entre les moines, en quelques rares manuscrits.
Saint Nicodème écrit que «cette bible était tellement rare que non seulement elle n'a jamais été éditée et publiée, mais bien que non-éditée, elle était rarissime, en manuscrit. C'est grâce à la très grande, très vénérable et royale Lavra, grâce au monastère de Saint-Athanase de l'Athos... dans la bibliothèque où sont amassés des trésors, sous forme de manuscrits, qu'a été trouvé le très ancien manuscrit de cette bible, comme un phénix unique, et d'après lequel les moines ont fait les copies qu'ils possèdent...»
Ce sont les très pauvres Kollyvades de la suite d'Euthyme et les compagnons de saint Nicodème qui le prièrent d'entreprendre la mise au point de la Bible très utile et d'en préparer l'édition, pour le bien des Orthodoxes... Les hagiorites qui sculptent les croix et les médailles, qui avaient beaucoup de chaleur et de piété pour les saints et théophores Pères Barsanuphe et Jean et de l'amour pour leur Bible firent les frais de cette publication, allant jusqu'à se priver du nécessaire afin de payer les frais...
Les saints Pères Barsanuphe et Jean appartiennent au choeur des ascètes du désert. Ils sont parvenus, surtout le premier, à de telles mesures spirituelles, qu'ils sont devenus des dieux par la grâce. Comme il l'a écrit, parlant de lui-même d'une manière voilée, Barsanuphe était l'un des trois saints qui, au cours du VIème siècle, influençaient les décisions de Dieu concernant les destinées du monde, par leurs prières de feu.
«Quand, écrit saint Nicodème, une grande malédiction s'abattit sur tout le monde, les pères qui vivaient au monastère allèrent prier le saint de prier Dieu de faire cesser sa colère. Le saint répondit : "Ils sont nombreux, ceux qui prient la bonté de Dieu pour que cesse sa colère, et nul cependant n'est plus ami de l'homme que Dieu, mais Il ne veut pas user de pitié. La multitude des iniquités accomplies dans le monde s'y oppose. Il y a trois hommes parfaits, qui ont dépassé la mesure de l'humanité et qui ont reçu le pouvoir de lier, de délier et de remettre les péchés ou de les retenir. Ils se tiennent au milieu des ruines, afin que, par leurs prières, le monde ne soit pas totalement anéanti. Dieu châtie avec bonté et Il leur a révélé que la détresse durera peu de temps. Priez avec eux. Les prières de ces trois se rencontrent à l'entrée du Tabernacle supérieur du Père des Lumières et ils se réjouissent les uns les autres et sont dans l'allégresse dans les cieux. Quand ils se tournent vers la terre, ils s'affligent et pleurent et se lamentent pour les péchés accomplis et qui provoquent la colère. Ces trois sont Jean à Rome, Elie à Corinthe et un autre qui se trouve dans l'éparchie de Jérusalem. (C'est Barsanuphe lui-même ici, qui vivait à Gaza, en hésychie, dans la province de Jérusalem). Je crois qu'ils parviendront à obtenir la grande pitié. Oui, ils y parviendront".
«Combien est incompréhensible la prière du Juste ! L'amour qu'il avait pour ses enfants spirituels était tel, à la mesure de son audace devant Dieu, que les paroles de Barsanuphe nous paraîtraient incroyables : "Crois-moi, frère, l'Esprit est toujours prêt à dire à mon Maître qui se réjouit dans les demandes de ses serviteurs : Maître, rassemble mes enfants dans ton Royaume ou efface-moi du livre de la vie". Tel était l'amour d'un Barsanuphe pour ses enfants, il brûlait son coeur porteur de Dieu, son coeur théophore...
«A notre époque, souffletée par le vent anti-orthodoxe, quelle n'est pas la nécessité pour nous d'un tel enseignement, afin que nous devenions tous tout entiers esprit, tout entiers oeil, tout entiers lumineux, tout entiers parfaits, tout entiers dieux...»
Par la publication, deux luminaires éclatent dans le firmament de l'univers : BARSANUPHE et JEAN, ces règles de l'ascèse, ces savants de l'hésychie, ces lampes du discernement, ces yeux sans sommeil de la pré-voyance, ces trésors des vertus, ces réceptacles de l'Esprit Saint et de ce livre théophore et très utile à l'âme, ces véritables théophores, christophores, pneumatophores auteurs et Pères et architectes.
Ces luminaires spirituels, qui possèdent la parole de vie, selon l'apôtre, n'ont pas les propriétés et les passions des luminaires sensibles. Non, car ces luminaires ne cessent jamais de régner comme cessent les luminaires naturels, ils ne se couchent pas. Ils brillent sans cesse des éclairs scintillants de la Théarchie au triple soleil, leur lumière spirituelle étant sans déclin, sans soir. Et cela, la voix royale de Basile le confirme : «Le prix de la vertu, c'est de devenir fils de Dieu et de briller de la lumière éternelle qu'aucune ombre ne peut altérer. Cette lumière c'est le soleil, lui la véritable lumière qui brille et qui ne se couche jamais à l'occident. Il communique sa lumière par sa puissance illuminatrice, sans cesse, sans fin, à ceux qui en sont dignes et fait d'eux, qui y participent, d'autres soleils».
Ces deux luminaires ne sont pas l'un plus grand que l'autre, comme il en est pour le soleil et la lune, ces luminaires du firmament sensible. Ils sont égaux en grandeur, égaux en énergie, égaux dans la puissance spirituelle, égaux dans la lumière. Ils ont mené les mêmes luttes ascétiques et vécu l'hésychie la plus extrême, aussi furent-ils dignes, comme il convenait, des mêmes charismes du Saint Esprit, surtout celui de la prophétie. Voici leur différence : c'est que le divin Barsanuphe est appelé grand et saint Vieillard (Ghéron), tandis que Jean est appelé autre Vieillard.
Le temps destructeur, qui enfouit les choses bonnes, cacha au-dessous de l'horizon ces luminaires divins, au point de ne rien nous laisser sur eux concernant leurs vies et leurs actes. Par ma faiblesse, j'ai tâché d'extraire de leur livre certains éléments et de présenter, à ceux qui aiment apprendre, toutes les vertus que ces bienheureux ont réalisées, eux qui ont atteint à la perfection la plus élevée qu'il soit donné aux mortels d'atteindre -comme le fit, pour Grégoire le Théologien, cet autre Grégoire qui écrivit sa vie en puisant dans ses propres oeuvres.
Ce grand Ghéron, ce divin parmi les Pères, Barsanuphe, était originaire de l'Egypte, comme en témoigne Evagre le scholiaste dans le livre IV de son Histoire Ecclésiastique, au chapitre 32. Il paraît avoir été très cultivé dans les lettres helléniques et égyptiennes, comme le confirme sa réponse 55 à un moine égyptien venu habiter le monastère, qui lui écrivit en égyptien pour lui demander sa bénédiction et des conseils utiles à l'âme et solliciter aussi une rencontre. Saint Barsanuphe lui répondit en grec : «Sache que je me suis promis de ne jamais écrire à quelqu'un, mais de répondre par l'Abbé : c'est pourquoi je ne puis t'écrire en égyptien, mais en grec...» Et c'est dans son jeune âge qu'il choisit la vie ascétique. Une fois, il lui arriva de passer par l'hippodrome. Il s'arrêta et regarda ce qui s'y passait. Il remarqua comment chacun des concurrents tâchait de dépasser l'autre, afin de gagner la course. Et il se dit en lui-même : «Vois-tu comme les adeptes du diable luttent avec empressement ? Combien plus nous devons en faire autant, nous les héritiers du Royaume des Cieux !» Et il reprit son chemin, plus encore empressé, après un tel spectacle, dans la lutte spirituelle, comme l'écrit, à ce propos, Jean l'autre Vieillard.
Il alla dans les environs de Gaza de Palestine, où il trouva le monastère communautaire dit de l'Abbé Séride, et là-bas il construisit une petite cellule où il s'enferma et où il récolta et goûta le très doux miel de l'hésychie, comme cela apparaît dans une des réponses de ce livre.
Il fit ensuite un autre lieu de réclusion, où il s'adonna à l'hésychie. Où le fit-il, nul ne le sait. Mais on peut dire que sa seconde cellule se trouvait soit à l'intérieur de l'enceinte du monastère, soit au-dehors près du couvent.

Au début de sa retraite, on lui apportait du monastère trois pains chaque semaine. On sait cela par une réponse, la soixante-deux, qu'il fit à quelqu'un qui lui avait demandé du pain comme bénédiction. «Frère, Dieu seul sait ce qui nous est utile. Tu m'as demandé à recevoir du pain de ma faiblesse. A part les trois pains habituels hebdomadaires, aucun autre n'est entré dans mon cimetière. Mais à présent, vraisemblablement par économie de Dieu, mon fils, qui est plus doux que le miel dans mes douleurs, qui jamais ne fit rien de lui-même, avant que d'avoir rien entendu de moi... est venu et m'a apporté un pain. J'ai failli le rendre, me disant que j'en avais assez. Et là-dessus, comme pour briser ma propre volonté, j'ai rompu le pain pour l'envoyer à ta charité, me considérant moi-même comme indigne de ce que je faisais. Que Dieu agisse selon ta foi et ne me condamne pas... A propos de l'Apatheia (impassibilité), c'est un charisme de Dieu, qu'Il donne à qui il veut. Que Dieu te prête sa main quand tu te portes vers lui dans la crainte et dans l'accomplissement de sa volonté. Amen. Prie pour moi, frère».
Ce trois fois bienheureux s'adonnait à une pénitence si rigoureuse qu'il trouvait une grande douceur et consolation dans les larmes, au point que de cette joie-là, de cette joie indicible, il parvint à boire et à manger de moins en moins. Plusieurs fois même, il en oubliait jusqu'au boire et au manger, comme David le disait de lui-même : «...j'oublie même de manger mon pain. Mes gémissements sont tels que mes os s'attachent à ma chair» (Ps. 101,6). C'est pourquoi il ne mangeait quelquefois que deux à trois fois par semaine, quelquefois une ; et quand il lui arrivait d'être au réfectoire, il était comme rassasié. En mangeant, il se jugeait et disait : «Pourquoi ne suis-je pas toujours ainsi ?»
De la douceur qu'il recevait de sa nourriture spirituelle, il oubliait la nourriture terrestre. Voici ce qu'il répondit à quelqu'un qui lui demandait comment dominer son ventre et parvenir à manger moins. «Que ta charité se souvienne de moi, frère. Tu m'as parlé de tout ce que moi-même j'ai supporté. Nul ne peut en être libéré, si ce n'est celui qui est parvenu à la mesure de celui qui a dit : "J'oublie même de manger mon pain. Mes gémissements sont tels que mes os s'attachent à ma chair". Celui-là, certainement, est parvenu à manger et à boire peu. Les larmes deviennent pour lui du pain et il est nourri par le Saint Esprit. Crois-moi, frère, j'ai connu un homme, que Dieu connaît, d'une telle mesure. Il ne mangeait qu'une fois par semaine, car en général il était captif de la nourriture spirituelle. Dans la douceur qu'il en goûtait, il oubliait jusqu'à la nourriture sensible. Quelquefois, quand il se rend à table, il vient comme rassasié, comblé et ne veut pas manger. S'il mange, il se juge et se dit : "Pourquoi ne suis-je pas toujours ainsi ?..." Et ce qui est étrange, c'est qu'il était en mesure de ne manger, ni boire, ni se vêtir, pour la vie, car sa nourriture, sa boisson, son vêtement, c'était le Saint Esprit.
«J'admire et je m'étonne, frère, voyant comment ceux qui, selon ce monde, veulent gagner de l'argent ou servir en soldat, méprisent les bêtes fauves, les voleurs, les dangers de la mer et la mort elle-même et n'ont aucune négligence d'âme pour acquérir la richesse convoitée, même si celle-ci est incertaine. Et nous, misérables et frivoles, qui avons reçu le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions et sur toute puissance de l'ennemi, nous qui avons entendu C'est moi, n'ayez pas peur, nous qui savons clairement que nous ne combattons pas selon nos propres forces, mais par la force de Dieu qui nous fortifie et nous arme, sommes négligents et peu empressés. Et pourquoi cela ? Parce que nos chairs ne se sont pas collées dans la crainte du Dieu et que jamais nous n'avons oublié de manger notre pain dans les cris de nos gémissements ; c'est pourquoi nous passons d'une chose à l'autre, d'un régime à un autre, parce que nous n'avons pas reçu parfaitement le feu, que le Seigneur est venu allumer sur la terre, qui devait détruire et dévorer les ronces de notre jardin spirituel. Notre négligence, notre nonchalance, la jouissance du corps, ne nous laissent jamais en repos. Dieu m'est témoin que j'ai connu ce frère, qui se trouve même ici, dans cette communauté bénie (pour que personne ne puisse penser qu'il s'agit de moi, car je me considère pour rien), qui reste tel qu'il est, sans manger, sans boire, sans vêtement pour se vêtir, jusqu'au jour de la visite de Dieu : il ne demandera jamais ces choses. Sa nourriture, sa boisson, son vêtement, c'est l'Esprit Saint».
Ici, le saint parle certainement de lui-même et c'est par humilité qu'il laisse entendre qu'il s'agit d'un autre.
«Si donc tu veux l'imiter, souffre, empresse-toi, crains Dieu et Il accomplira ta volonté. Il est écrit que Dieu fait la volonté de ceux qui le craignent. Et moi, bien que je ne sois rien, je trouve ma force à cause du commandement...»
Le temps s'écoulant, et après s'être complètement lavé par les larmes incessantes, il purifia son coeur, le bienheureux, non seulement des passions corporelles, mais aussi des passions psychiques, je veux dire de la présomption, de la vaine gloire, du désir de plaire aux hommes, de la malice et de tout le reste qui se trouve profondément caché dans le coeur. Parvenu ainsi au-delà de la portée des flèches de l'ennemi, il acquit la paix des pensées, qui est un des charismes les plus profonds des dons du Saint Esprit. Il acquit aussi la dormition ou plutôt la mortification de tout mouvement et pensée passionnels. C'est pourquoi il avait appelé son lieu de réclusion cimetière. Le bon Vieillard Jean, à qui l'on demandait pourquoi saint Barsanuphe avait choisi ce nom, répondit : «C'est parce qu'il se reposa de toutes ses passions, qu'il mourut parfaitement, définitivement, au péché ; et sa cellule, dans laquelle il se trouvait comme en un sépulcre, pour le nom de Jésus, est un lieu de repos, et les démons ne la foulent pas, ni leur prince le diable».
Après avoir purifié son coeur de toutes les passions, il fut digne de devenir temple et habitacle du Saint Esprit. Nul ne pourra parler des charismes dont il fut gratifié. A cause de cette pureté, il fut enrichi de l'humilité parfaite, véritable et exaltante, non pas de cette humilité qui consiste en formalités extérieures et en humbles paroles, mais de cette humilité que l'Esprit Saint crée dans les profondeurs de l'homme. C'est pourquoi elle est appelé aussi Don de Dieu par les Pères, surtout par Grégoire le Sinaïte : l'humilité, selon Barsanuphe lui-même, c'est de se considérer comme poussière et terre, et non en paroles seulement. Et de dire : «Que suis-je ? Que compté-je ? Je n'ai rien à voir avec personne2».
A l'humilité fut ajoutée la plus grande, peut-être, des vertus, le discernement, qui fut donné par Dieu à l'homme comme un gouverneur, selon Barsanuphe lui-même. Au discernement fut ajouté le don de voir et scruter les raisons secrètes et spirituelles des êtres sensibles et intellectifs...
Puis le don de prévoir à l'avance et celui de la prophétie, de voir de loin les choses à venir comme si elles étaient présentes. Ce don lui a été si bien prodigué, qu'il connaissait et prédisait à l'avance ce qui devait arriver à la communauté, comme par exemple la venue de Jean de Mérosabès. Ce dernier lui avait écrit pour lui demander de venir habiter le monastère.
«Il est écrit, répondit-il, dans l'Apôtre, Celui qui a commencé en vous cette oeuvre bonne, en poursuivra l'achèvement jusqu'au jour du Seigneur Jésus-Christ.
«Et Notre Maître a dit encore à celui qui venait à lui : Celui qui ne renoncera pas à ses biens, à sa famille, qui n'ira pas jusqu'à haïr son âme, ne peut être mon disciple. Mais il est possible à Dieu d'accomplir la parole : voici qu'il est doux pour des frères de demeurer ensemble.
«Je souhaite que tu parviennes jusqu'à la mesure dont parlent les Actes quand ils disent que tous ceux qui possédaient des biens les vendaient et en apportaient le prix et le déposaient aux pieds des apôtres. Et moi, connaissant ta disposition, qui est selon Dieu, j'ai dit à mon bien-aimé fils Seride, qui après Dieu nous a protégés des hommes (et nous croyons que Dieu agira de même pour toi) j'ai donc dit : accueille le frère Jean avec beaucoup de charité. Voici déjà deux ans que le Seigneur m'a révélé que tu viendrais ici et que beaucoup de frères se joindraient à nous. Moi, j'ai gardé la révélation jusqu'au temps où j'aurais appris ce que Dieu allait faire. Puisque le temps est venu, je vous en ai fait part. Et j'ai pensé te donner quelque chose que je porte. J'ai pris la cucule qui recouvre ma tête et l'ai remise au frère pour qu'il te la donne en disant : garde-la jusqu'à la fin. Elle va te protéger de beaucoup de maux et d'épreuves. Ne la donne à personne. C'est une bénédiction de Dieu de ma main. Empresse-toi d'achever ton oeuvre. Romps avec toute chose, comme nous-mêmes avons rompu avec tout et reste avec nous, sans soucis, ne t'occupant que de Dieu».
Par la grâce, il lisait le désir des coeurs, et il répondit à ceux qui l'interrogeaient, non par la parole proférée, mais seulement en esprit.
Un moine subissait une lutte terrible et n'osait la révéler à son Abbé. Il fit prier l'Abbas Jean de le recevoir en cachette pour entendre sa confession. Ce dernier fut chagriné pour deux raisons. Il ne voulait pas le recevoir sans la permission de l'Abbé et cependant n'osait lui faire de la peine. Le moine ne sachant comment faire interrogea le Grand Ghéron, en esprit, s'il devait ou non fermer sa porte. Voici la réponse que fit saint Barsanuphe :
«Dis au frère : Qui donc est l'insensé qui choisit de lui-même cette chose nuisible et douloureuse et non celle qui est plus légère et plus supportable, et cela en toute humilité et dans la prière ? Ne bouche pas ta porte. La mortification n'est pas dans le fait de fermer ta porte, mais dans la fermeture de la bouche. Je t'embrasse du saint baiser».
Et les mêmes paroles que nous lisons dans l'Ecriture, ces paroles que le prophète Elisée dit à Giézi, qui reçut deux talents d'argent de Nééman, chef de l'armée du Roi de Syrie : «Elisée dit à Giézi, quand il fut de retour et qu'il se présenta devant lui : "D'où viens-tu, Giézi ?" Giézi répondit : "Ton serviteur n'est allé ni d'un côté, ni d'un autre". Mais Elisée lui dit : "N'étais-je pas allé avec toi EN ESPRIT, lorsque cet homme quitta son char pour venir à ta rencontre ?» (4 Rois 5,25) -c'est donc les mêmes paroles que le grand Barsanuphe disait à Jean de Mérosabès : «Quand tu te rends à la ville pour le service du monastère, mon coeur marche avec toi» (Rép.27).
Il était doué du même charisme prophétique qu'Elisée. Aussi les prédictions de Barsanuphe se réalisaient toujours, par les actes elles étaient confirmées. Au sujet du prince que l'empereur avait envoyé pour établir sur le trône épiscopal de Gaza un évêque indigne, il prédit la chose suivante, qui devait arriver : «S'il parvient jusqu'à la porte de la ville, il ne pourra cependant y pénétrer. Jamais Dieu ne permettra cela». Ces paroles s'accomplirent. Tout se réalisa comme il l'avait annoncé.
Qui pourra parler de l'amour extraordinaire que ce bienheureux avait pour Dieu ? Il portait en son coeur pour le Christ un amour brûlant, telle une flamme de feu ardent, comme lui-même en témoigne, dans la réponse suivante :
«Que Dieu vous donne la brûlure de l'amour... Dieu fait monter jusqu'au septième ciel ceux qui possèdent un tel amour... comme certains déjà y montent avec audace, pour y être bénis. Est-ce avec le corps ? je ne sais. Est-ce sans le corps ? je ne sais. Dieu seul sait».
Et voici quelques indications utiles :
«Ecoutez et vous apprendrez le commencement de cette voie de la joie. Tout d'abord, vient en l'homme l'Esprit Saint, et Il lui enseigne toute chose et comment il convient de s'humilier, choses que vous ne pouvez pour l'instant entendre. Puis, conduit par ladite brûlure, l'homme monte jusqu'au premier ciel, puis jusqu'au second et selon une marche progressive jusqu'au septième. Là, on peut contempler alors des choses indicibles et redoutables, que nul ne peut entendre, si ce n'est ceux qui parviennent à cette mesure, chose dont je souhaite que le Seigneur vous rende dignes. Seuls peuvent y parvenir ceux qui meurent complètement au monde, dans la patience et dans de nombreuses afflictions. O frère bien aimé, le Seigneur a subi la Croix et toi tu ne te réjouis pas dans l'affliction et dans la patience qui conduit au ciel ?...»
Et dans une autre réponse, à celui qui lui demandait sa bénédiction et ce qu'est l'hésychie parfaite, il fit écrire :
«Que Notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu béni et exalté, vous fortifie et vous rende capable de recevoir l'Esprit Saint, pour qu'Il vous enseigne par sa présence sur toute chose, pour qu'Il illumine vos coeurs et vous conduise dans la vérité... Que Dieu vous rende dignes de boire à la source de la sagesse. Tous ceux qui y ont bu, se sont oubliés eux-mêmes, sont sortis du vieil homme et ont été conduits de la source de la sagesse à la source de l'amour, de l'amour qui ne faiblit jamais. Après s'être établis dans cette disposition, ils ont atteint la mesure ferme et inébranlable et sont devenus tout entiers intellect, tout entiers oeil, vivants, lumineux, parfaits, dieux. Ils ont souffert des fatigues, mais ils ont été magnifiés, glorifiés, ornés, ils sont devenus vivants, pour avoir été morts tout d'abord. Ils sont dans l'allégresse et en réjouissent d'autres. Ils se réjouissent dans l'Indivisible Trinité, tout en réjouissant les puissances célestes. Désirez leur état, parcourez la même voie, imitez leur foi, acquérez l'humilité, la patience en tout, et vous recevrez le même héritage qu'eux...»
Et ailleurs, il écrit :
«L'amour parfait ne passera jamais, et celui qui le possède demeure dans l'ardeur, il est lié par l'amour de Dieu et du prochain» (Rép.16).
Qui révélera l'amour brûlant qu'il avait pour le prochain ? Avez-vous vu comment un four est chauffé par l'abondance du combustible ? Tel était le coeur du grand Barsanuphe pour ses frères. Ce père tendre, à l'imitation du Christ, ne cessait jamais de prier nuit et jour Dieu pour qu'Il fît de ses frères des théophores. Voici ses propres paroles :
«Moi, avant que vous me le demandiez, par la flamme qui brûle d'une ardeur très vive de l'amour en moi du Christ qui a dit : "Aime ton prochain comme toi-même", par les brûlures et l'ardeur du Saint Esprit, je ne cesse jamais, jour et nuit, de prier Dieu de faire de vous des théophores-porteurs de Dieu, d'habiter en vous, d'envoyer en vous son Esprit Saint... Je suis devenu pour vous un père, qui met tout en oeuvre pour mobiliser ses enfants pour le Roi, dans les armées brillantes...»
Mais il ne priait pas seulement Dieu pour cela, mais il faisait réellement de ses frères de véritables théophores, des pneumatophores. Par sa prière, il éclaira l'Abbé du monastère, Séride, et lui ouvrit l'esprit pour comprendre tout ce qui est difficile, tout comme le Seigneur a ouvert l'esprit des saints apôtres pour leur faire comprendre les Ecritures, comme Il le fit par exemple pour saint André qui reçut, par ses prières, le Saint Esprit. Ses prières montaient vers Dieu comme des éclairs, comme des rayons de soleil, qui délectaient le Père, réjouissaient le Fils, et remplissaient d'allégresse l'Esprit Saint. Toutes ses demandes dans le bien étaient exaucées.
«... Je prie avec toi, moi aussi, selon ma force, pour que Dieu te donne la grâce, comme il l'accorde à tous ceux qui la demandent avec désir et par leurs efforts. Quand elle viendra, elle te guidera dans la vérité. Elle éclaire les yeux. Elle redresse l'esprit. Elle chasse le sommeil de la paresse et de la nonchalance. Elle astique les armes salies par la terre de l'insouciance...»
Voici le genre d'amour que cet homme céleste avait pour ses frères : à l'instar du Christ, il sacrifiait son âme pour eux et prenait leur défense devant Dieu. Voici ce qu'il répondit à un moine qui se plaignait de ne pouvoir répondre aux hérétiques :
«Frère, puisque t'occuper d'autres choses te dépasse, observe la voie royale, la foi des trois cent dix-huit pères saints, dans laquelle tu as été baptisé. Ce credo contient avec précision tout ce qu'il faut pour comprendre la perfection. Sois donc tranquille et attentif à tes péchés, dont tu auras à rendre compte à Dieu. Si tu gardes mon commandement, ou plutôt le commandement de Dieu, je t'avoue que je prendrai ta défense le jour où Dieu jugera les choses cachées des hommes... Prie pour moi, frère, afin qu'il ne me soit pas dit : Toi qui enseignes un autre, pourquoi ne t'enseignes-tu pas ?»
Il voyait et couvrait les péchés des hommes, tout comme Dieu lui-même les voit et les couvre.
A cause de cet amour débordant qu'il avait pour le prochain, Dieu lui donna directement le pouvoir de lier et de délier des péchés, pouvoir qui est le don le plus excellent, comme Barsanuphe le déclare lui-même :
«...Tous les charismes sont donnés par la venue du Saint Esprit, diversement, de différentes manières. Un jour, Dieu donne aux apôtres l'esprit de chasser le démon, une autre fois, celui de faire des guérisons, ou de prévoir l'avenir ou encore de ressusciter des morts. Le charisme le plus parfait, c'est celui de remettre les péchés et de libérer les âmes des ténèbres pour les amener à la lumière...»
C'est pourquoi le Seigneur donne divers charismes à ses apôtres avant la Résurrection, mais la perfection des charismes, il la leur donne après la Résurrection, selon le même Barsanuphe qui dit :
«...regarde les Evangiles et vois comment et par combien de fois le Christ a donné les charismes à ses disciples pour opérer des guérisons et chasser les démons. La perfection, c'est quand il leur donna le pouvoir de remettre les péchés, leur disant : A ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis».
C'est pourquoi le grand Barsanuphe pouvait dire à un frère du monastère, malade, qui lui avait demandé la rémission des péchés :
«Dieu, le Grand Roi, te dit : Tous tes péchés te sont pardonnés».
Ou à un autre, également malade, de phtisie :
«Voici, Dieu a remis, selon ta demande, tous tes péchés, accomplis depuis ton enfance jusqu'à aujourd'hui. Que Dieu qui a voulu cela et qui t'a tout pardonné, soit béni».
D'un autre, il portait la moitié des péchés, d'un autre encore, le fardeau entier. Pour d'autres encore, afin que leur fut remis le péché de blasphème, il transpirait beaucoup, priant Dieu ; et il dit à un moine blasphémateur : «Garde ta bouche, pour ne pas tomber de nouveau dans le redoutable blasphème... J'ai beaucoup transpiré en priant Dieu pour ton péché».
Il remettait aussi les âmes de ceux qui mouraient à la Sainte et Vivifiante Trinité, rendant libre de tout démon la voie qui conduit aux cieux.
Un moine lui écrivit pour lui dire : «Père, je suis entre les mains de Dieu et tes mains. Continue ta miséricorde envers moi jusqu'à la fin, hâte-toi de me libérer, pour me présenter au Christ mon Maître, me guidant par tes saintes prières, me faisant traverser les airs et cette voie (la mort) que je ne connais pas».
Le saint lui répondit :
«Je te remets, frère, au Maître du ciel et de la terre et de tout souffle, qui nous a rendus dignes de mourir, pour qu'il adoucisse devant toi la crainte de la mort et fasse que la montée de ton âme soit sans obstacle et pour qu'il te donne de te prosterner avec audace devant la Sainte Trinité, c'est-à-dire libéré... et te fasse reposer avec ses saints...»
Pour parler d'une manière générale, Barsanuphe le Grand, dans l'amour du prochain, parvint à la mesure qui fut celle d'un saint Paul et avant ce dernier, d'un Moïse, le voyant de Dieu. Barsanuphe disait les mêmes paroles que Moïse :
«Crois-moi, frère, l'Esprit est prêt à dire à mon Maître qui se réjouit à la demande de ses serviteurs : Introduis-moi avec mes enfants dans ton Royaume ou efface-moi de ton livre».
Chaque jour, le bienheureux Barsanuphe opérait des ascensions sacrées en son coeur, comme le dit David.
Il ajoutait humilité sur humilité, hésychie sur hésychie, ardeur sur ardeur, amour sur amour, se rendant ainsi digne à la fin de parvenir jusqu'au charisme le plus élevé, le rapt de Dieu, comme le grand Paul, et de monter jusqu'au septième ciel et cela non avec les ailes imaginaires de l'esprit, mais par la puissance ineffable de l'Esprit. Là, il était béni et contemplait et se délectait dès ce monde des indicibles et ineffables biens et mystères du Royaume divin, sans savoir s'il était dans son corps ou sans son corps. Ecoutons-le dire lui-même :
«Dieu vous avertira que l'amour élève jusqu'au septième ciel les hommes qui le possèdent, comme certains déjà y montent d'une manière familière et sont bénis, dans leur corps ou sans leur corps, je ne sais, Dieu, lui, le sait...»
A ce riche en Dieu, fut encore ajouté le charisme des miracles, c'est-à-dire qu'il était en mesure, au nom du Maître Jésus Christ, de ressusciter des morts, de chasser les démons, de guérir des malades incurables et de faire des prodiges non moins nombreux que ceux accomplis par les apôtres ; de fermer et d'ouvrir les cieux comme Elie ; et c'est lui-même qui raconte cela de lui, ou plutôt, nous les connaissons selon le témoignage de celui qui a donné ce charisme, ou pour mieux dire ces charismes, Dieu.
A un moine qui lui demandait de prier pour sa santé, saint Barsanuphe dit :
«Frère, ta clef ouvre ma porte. Je suis un insensé et ne puis te cacher les merveilles de Dieu.
«Ainsi, celui qui écoute mes paroles, d'étonnement, ne dit rien d'autre, si ce n'est : Je suis étonné et ne sais pas. Je crois que tout est possible à Dieu, rien ne lui est impossible. Comme autrefois il guérit et releva le paralytique, puis ressuscita Tabitha qui était morte, il peut aussi de nos jours opérer les mêmes choses. Je parle devant Lui et ne mens point, j'affirme connaître un certain serviteur de Dieu, de notre génération, de nos temps, dans ce lieu béni, qui est en mesure de ressusciter des morts au nom de Notre Maître Jésus Christ, de chasser des démons, de guérir des maladies incurables, d'accomplir d'autres prodiges, non moindres que ceux des apôtres, comme en témoigne Celui qui lui a donné ce charisme, ou plutôt ces charismes. Et telles sont ces choses accomplies au nom du Christ -car il n'utilise pas son propre pouvoir. Ainsi, il peut même arrêter les guerres, fermer et ouvrir les cieux, comme Elie. Notre Seigneur a, en tout temps, des serviteurs fidèles, et qu'il n'appelle plus serviteurs, mais fils, chose que déteste l'ennemi, mais qui, par la grâce du Christ, ne peut nous nuire».
Il guérit et délivra l'Abbé de son monastère de la maladie dont il souffrait. L'Abbé, en effet, lui écrivit pour lui demander si les rhumatismes dont il souffrait horriblement aux pieds et aux mains ne venaient pas du démon ; pour lui dire qu'il était aussi très désolé de ne pouvoir jeûner comme il l'entendait, car on le contraignait à manger ; qu'il voyait aussi en rêve des bêtes sauvages et voulait savoir ce qu'elles pouvaient signifier. Puis il terminait sa demande en disant : «Envoie-moi, au nom du Seigneur, en bénédiction, un morceau de ta sainte nourriture, et un peu de ton eau, afin que par cela je sois consolé».
Et Barsanuphe lui répondit : «Ne t'afflige pas, bien-aimé. Cela ne vient pas des démons. C'est Dieu qui nous instruit à mieux lui rendre grâces. Job n'était-il pas un vrai ami de Dieu ? Et que n'a-t-il pas enduré, tout en rendant grâces à Dieu et en Le bénissant ? La fin de sa patience l'a conduit à une gloire incomparable. Toi aussi, patiente encore un peu, et tu verras la gloire de Dieu. Ne t'afflige pas à propos du jeûne, je t'ai déjà dit que Dieu n'exigeait pas de quelqu'un qu'il aille au-delà de ses forces. Car qu'est-ce que le jeûne, si ce n'est discipline du corps ? qui consiste à maîtriser la vigueur du corps et à affaiblir ainsi ses passions, car il est écrit : C'est lorsque je suis faible que je suis fort. La maladie est une grande instruction, et elle sera comptée pour beaucoup plus à celui qui l'aura subie avec patience, en rendant grâces à Dieu. Cette patience procure de grands fruits de salut. Le corps, au lieu de s'affaiblir par le jeûne, s'affaiblit ainsi de lui-même. Rends grâces de ce que tu as été délivré des efforts dans la conduite à tenir (politeia)... Pour les fauves que tu vois en rêve, ce sont des phantasmes produits par les démons pour te faire croire que ta souffrance vient d'eux-mêmes. Mais Dieu les détruira par la parole de sa bouche et par les prières de ses saints.
«Ne t'afflige donc plus. Dieu châtie les fils qu'il adopte. Je crois que Dieu, par ta souffrance corporelle, va te prouver sa miséricorde à la manière que lui seul connaît. Que Dieu te fortifie et te donne la force de tout supporter. Amen. Je t'envoie de l'eau de la carafe même du bienheureux Père Euthyme. Je t'envoie aussi un peu d'eulogie3 de ma nourriture, afin que tu bénisses ma nourriture. Prie pour moi, frère désiré».
Pareillement, il guérit un autre frère gravement souffrant qui, ne pouvant supporter ses douleurs, demanda la prière et l'aide du grand ghéron.
«Mon frère et mon bien-aimé dans le Seigneur. A cause de ton amour spirituel en Christ, je te révèle les mystères de Dieu. Tu as su et tu es convaincu que je prie Dieu pour toi nuit et jour pour qu'il nous sauve du malin pour son Règne éternel. Et il m'a répondu : Laisse-moi l'éprouver, pour le profit de son âme, par les souffrances corporelles, pour que je sache qu'elle est sa patience et ce qu'il doit hériter par les prières et par les douleurs. Et je lui dis : Agis avec lui avec miséricorde comme pour un fils et non comme pour un bâtard... Et pour que tu apprennes la joie qui t'attend, je t'ai révélé cela. Ne sois plus affligé, Dieu te fait miséricorde ; mélange de l'eau de rose et de l'eau bénite, et Dieu, de sa propre volonté, agira avec miséricorde, comme il l'entend... Prie pour moi».
Voilà donc notre saint devenu non seulement fils de Dieu par la grâce, mais, ce qui est encore plus admirable, frère du Seigneur Jésus. Ecoutons-le le confesser lui-même de lui-même, dans l'une de ses réponses : «Priez pour moi, le misérable, frères, pour que moi aussi j'observe ces mesures jusqu'à la fin. Car celui qui les observe est déjà devenu frère de Jésus». Et quand le propre frère du saint lui demanda, dans sa vieillesse, une audience, il lui fit cette réponse : «Moi, c'est Jésus que j'ai comme frère. Si un jour tu méprises le monde et deviens moine, alors tu seras mon frère».
Pour abréger, disons aussi que, après être devenu non seulement fils de Dieu et frère de Jésus, il devient aussi Dieu par la grâce, selon l'Ecriture qui dit : «Vous êtes des dieux, vous êtes tous des fils du Très-Haut» (Ps. 81,6). Comme l'enseigne cet oiseau du ciel, cet initiateur des mystères, Denys l'Aréopagite : «La théologie appelle aussi dieux les hommes de chez nous qui se distinguent par leur amour pour Dieu et par leur sainteté. Tout être doué d'intelligence et de raison, qui tend tout entier, au maximum de sa puissance, vers l'union avec lui, qui s'élève incessamment autant qu'il le peut, vers ses illuminations divines, en imitant, si l'on ose dire, Dieu lui-même à la mesure de ses forces, celui-là mérite bien l'épithète de divin» (Hiérarchie céleste, 13).
Le divin Barsanuphe parvint à une telle perfection et à une telle familiarité avec Dieu, qu'il pouvait à lui seul prier Dieu pour des myriades d'hommes sans être repoussé. Car si, selon le psalmiste, «Dieu accomplit la volonté de ceux qui le craignent», combien plus accomplira-t-il la prière de celui qui est devenu fils de Dieu et frère de Jésus ? Voici ce qu'il répondit à un moine qui lui demandait de prier Dieu pour que lui fût accordé le progrès.
«Frère, prie la bonté de Celui qui veut que tout homme soit sauvé et parvienne à la connaissance de la vérité, qu'il t'accorde l'empressement spirituel, qu'il allume le feu spirituel que le Seigneur est venu allumer sur la terre. Et moi, je prierai avec toi, selon ma force, pour que Dieu te l'accorde, lui qui donne la grâce à ceux qui luttent et peinent. Et quand elle te parviendra, qu'elle te dirige dans la vérité. Elle éclaire les yeux, redresse l'intellect. Elle chasse le sommeil de la négligence. Elle astique les armes rouillées dans la terre de la nonchalance. Elle nettoie la tunique souillée durant la captivité par les barbares. Elle fait haïr les horreurs de leurs cadavres. Elle fait désirer le sacrifice spirituel offert par notre grand pontife, dont a parlé le prophète, disant qu'il purifie des péchés et ôte les iniquités. Elle est donnée à ceux qui prennent le deuil, elle est offerte aux humbles ; elle est amassée chez ceux qui en sont dignes, les faisant héritiers de la vie éternelle, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Amen ! Prie pour moi, frère».
Au temps de ce divin père, il y eut une grand calamité sur le monde entier, et les Pères qui vivaient dans le monastère le prièrent d'intercéder auprès de Dieu pour que cessât sa colère. Lui, alors, répondit que trois hommes parfaits se tenaient devant Dieu et le priaient pour le monde entier. L'un de ces trois était Barsanuphe. Ecoute les paroles mêmes du ghéron rempli de grâces :
«Ils sont nombreux ceux qui prient l'amour de Dieu pour les hommes afin que cesse la calamité et nul n'est plus ami de l'homme que Dieu cependant. Mais il ne veut pas faire miséricorde, car la multitude des péchés accomplis dans le monde fait écran. Il y a trois hommes parfaits devant Dieu, qui ont dépassé la stature humaine, qui ont reçu le pouvoir de lier et de délier, de remettre ou non les péchés et ils se tiennent au milieu des ruines pour que le monde ne soit pas détruit et, à cause de leurs prières, Dieu châtie avec miséricorde. Il leur a été dit que la colère durera peu de temps. Priez donc avec eux. Leurs prières se rencontrent devant le portique, à l'entrée du tabernacle supérieur du Père des Lumières. Les uns et les autres se réjouissent et sont dans l'allégresse dans les cieux. Quand ils portent leurs regards sur la terre, ils sont en deuil et pleurent ensemble, se lamentant pour les péchés qui sont commis et qui provoquent la colère. Ce sont Jean de Rome, Elie à Corinte et un autre dans l'éparchie de Jérusalem (c'est-à-dire Barsanuphe lui-même qui vivait à Gaza en moine, dans la Province de Jérusalem) et je crois qu'ils obtiendront la grande pitié. Amen».
Les saints qui sont ainsi remplis de grâces par Dieu sont sanctifiés non seulement en leur intellect et en leur âme, mais aussi leurs corps sacrés participent à travers l'âme à la grâce et à la sanctification.
Le grand saint Grégoire Palamas de Thessalonique, dit que «l'intellect qui a été parfumé par ces choses (c'est-à-dire ces grâces surnaturelles) transmet aussi au corps qui lui est uni beaucoup de parcelles de la beauté divine, et cela par la grâce, malgré l'épaisseur de la chair» (Lettre à Xénia).
Ainsi, non seulement l'âme et l'esprit de saint Barsanuphe furent remplis de grâces et sanctifiés, mais aussi son corps sacré reçut aussi la grâce divine et la sanctification. Tous les objets qui le touchaient recevaient une certaine force, une grâce -comme nous pouvons lire dans les Actes que les vêtements, les linges de Paul accomplissaient des prodiges et guérissaient les maladies (Actes 19, 11-12). Le cucule du grand Barsanuphe qui fut envoyé à Jean de Mérosabès le protégeait de beaucoup de maux et de tentations. Un autre saint lui envoya son cucule et son scapulaire et le pria de les porter afin qu'ils fussent ainsi sanctifiés et qu'ils lui fussent renvoyés pour lui servir de protection et de secours. D'autres encore allaient chercher des eulogies, c'est-à-dire une parcelle du pain qu'il mangeait et une goutte de l'eau qu'il buvait et, en les mangeant et les buvant, ils étaient soulagés dans le combat contre les passions.
«...Je vois souvent, fit-il écrire à Jean, tes nombreuses afflictions et de moi-même, je t'envoie des eulogies, afin que par elles tu reçoives de la force selon Dieu. Il te serait utile de méditer en tout temps le psaume 106 : "Il dit et il fit souffler la tempête qui souleva les flots de la mer. Ils montaient vers les cieux et descendaient dans l'abîme" ; et plus loin : "leur âme était éperdue en face du danger". Toutes ces choses s'abattent sur nous et nous devons supporter de tels risques jusqu'au moment où nous pénétrerons dans le port de la volonté de Dieu...»
Mais voici plus encore. La voix même du grand Barsanuphe était sainte. Beaucoup priaient le saint et désiraient le bonheur de le vénérer et d'entendre sa voix sainte. Ils croyaient qu'elle leur serait un grand secours, une grande protection. Son nom seul invoqué opérait et procurait secours à ceux qui l'invoquaient, comme cela arriva à l'higoumène du couvent Elianus. Jean le prophète à qui il demandait comment répondre à chacun de ceux qui l'interrogeaient, lui dit : «Où que tu sois, invoque par l'esprit et demande-lui : "Abba, que dois-je dire ?" et ne te soucie pas de ce que tu auras à répondre».
Tels sont les grands charismes qu'il fut digne de recevoir, tant il monta très haut sur l'échelle des vertus, ce grand parmi les Pères, Barsanuphe.
Mais de tels charismes vont de pair avec de telles épreuves, qu'il est presque impossible de les subir en réalité, et qu'on ne peut pas même en entendre le simple récit. Voici ce que ce grand et divin père écrit à Jean de Mérosabès : «Si je t'écrivais ce que j'ai dû supporter d'épreuves, tes oreilles ne pourraient le supporter...»
Il souffrit de graves maladies, le bienheureux, mais avec tant de courage, qu'au cours de l'une d'elles, il ne se coucha jamais pour se donner quelque repos, pas plus qu'il n'abandonnait son ouvrage. Les grands charismes comportent de grandes épreuves. Et celui qui ne va pas jusqu'au sang ne peut recevoir l'Esprit Saint. C'est pourquoi un autre père, Pierre Damascène, a dit : «Donne du sang et tu recevras l'Esprit» et un autre père : «Montre tes oeuvres puis exige le salaire».
Saint Barsanuphe vivait au temps de Justinien, au VIème siècle. Il vécut cinquante ans et plus, sans que personne l'ait vu, car il s'était enfermé dans une toute petite cellule, comme en un sépulcre, comme nous l'avons déjà dit. Durant ce temps, il ne mangea rien d'autre que du pain et ne but que de l'eau.
Entendant parler de ces choses extraordinaires, le patriarche de Jérusalem de l'époque, Eustochios, ne voulut rien en croire et voulut voir de ses yeux. Prenant avec lui quelques personnes, il se rendit au lieu de réclusion du saint. Il tenta de démolir le mur et de pénétrer à l'intérieur : il en sortit du feu, qui faillit le brûler ainsi que sa suite, comme en rend témoignage Evagre le Scholastique, dans le trente-deuxième chapitre du IVème livre de son Histoire Ecclésiastique. Voici ce qu'il dit textuellement : «Il y eut en ce temps des hommes théophores, qui furent des artisans de grands prodiges. Parmi eux se distingua l'illustre Barsanuphe, Egyptien d'origine. Il vécut dans la chair la vie désincarnée, dans un certain couvent de Gaza. Il accomplit de grands miracles, de mémoire d'homme... Il vécut dans un lieu très étroit, pendant cinquante ans, sans jamais avoir été vu... L'incrédule évêque Eustochios de Jérusalem...»
Signalons qu'au cours des cinquante années où il vécut reclus, il ne se montra qu'une seule fois à certains, car un des frères du monastère ne croyait pas et disait que Barsanuphe ne se trouvait pas dans sa cellule et que Séride imitait ses réponses. Le saint cria à l'incrédule, se montra à lui, lui lava les pieds de même qu'à ceux qui se trouvaient là. Tous crurent alors et glorifièrent Dieu.
Il faut noter qu'il existe deux Barsanuphe. L'un était notre saint et très orthodoxe père, l'autre un hérétique monophysite... L'Eglise a reconnu notre Barsanuphe pour saint. Le Patriarche saint Taraise, questionné à ce propos par Théodore le Studite, le confirma. Théodore le Studite le confirma aussi dans son testament et d'autres témoins dignes de foi le corroborèrent. L'icône même de saint Barsanuphe en rend témoignage, laquelle, au temps de Théodore le Studite, se trouvait encore dans la Grande Eglise avec les icônes des saints pères Antoine, Ephraim, et de nombreux saints...
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et on peut dire la même chose du Ghéron Jean surnommé le prophète.