lundi 18 juillet 2011

Père Théoclète de l'Athos : Entre Ciel et Terre.

Père Théoclète de Saint-Denys.

Entre Ciel & Terre.

Traduction du Saint Père Ambroise Fontrier.


Note sur le texte suivant :


Le texte qu'on va lire ci-après est un extrait du célèbre livre du Père Théoclète de Saint-Denys, intitulé : Entre Ciel & Terre. Il a été traduit par le Saint Père Ambroise Fontrier, & il est consacré à la description du Monachisme authentique, tel qu'il est vécu en certains endroits sur la Sainte Montagne de l'Athos. On y trouve des textes très intéressants sur Saint Denys l'Aréopagite & la Tradition mystique Orthodoxe.
Le présent extrait offre un dialogue entre trois Moines – le Père Théolepte, le Père Chrysostome & l'auteur, & deux laïcs-un juriste & un théologien universitaire- qui ont entamé une discussion sur l'idéal monastique & la « philocalie », - l'amour de la Beauté priante...


Après les agapes, le Père Chrysostome nous conduisit à un balcon du Monastère, d'où l'on pouvait à la faveur de la pleine lune printanière, étendre son regard très loin, jusqu'à discerner l'ombre des îles de l'Egée. Un calme profond régnait sur tout le Monastère, phantasmagoriquement éclairé, sur les crêtes bruyantes des arbres de la forêt, maintenat silencieuse, & sur la face scintillante de la mer endormie.

J'ai remarqué, dit le Théologien rompant le Silence, que sur la Sainte Montagne, on ne prête pas une attention particulière à la beauté de la nature, bien que l'Athos, pour sa rare beauté, ait été l'objet de descriptions lyriques des littérateurs byzantins & des visiteurs étrangers. Je ne sais à quoi est due à cette indifférence des Moines, qui devraient avoir pourtant, de par leur vie pure, un goût esthétique très raffiné.
En effet, dit le Moine Chrysostome, toujours prompt à répondre, les Moines qui vivent dans l'austérité selon les règles de l'Ascèse, vivent une Vie absolument Spirituelle, plongés dans leurs « Contemplations ». Ils n'accordent pas une importance particulière aux charmes de la nature si abondamment déversés sur la Sainte Montagne.
La question se pose automatiquement, dit le théologien : Pourquoi Dieu qui a céré la nature telle qu'elle apparaît, a-t-il voulu qu'en plus de son utilité elle fût belle, puisque vous qui le touchez de plus près ne ressentiez pas à son spectacle une satisfaction profonde?
Je vais vous répondre, dit le Moine. D'après mon expérience personnelle, je puis affirmer que la beauté sensible est infiniment infférieure à l'attrait qu'exerce sur l'âme la Beauté Spirituelle.Les Moines plongés dans l'immense océan de leurs météorismes & de leurs élévations, dans la jouissance de leurs douces visions célestes, regardent avec moins de passion les charmes pourtant si variés de cette splendide nature.
Mais alors, pourquoi cette prodigalité de couleurs, toute cette lumière – puisque les Moines, dites-vous, vivent dans les « trous de la terre »- pourquoi tant de fleurs, tant de beauté?
C'est très simple, répondit le Moine. Dieu étant sur ces lieux adoré comme étant la Beauté, n'a pu ici créer de la laideur.
Il existe pourtant des créatures qui nous paraissent répugnantes, repartit le théologien.
Certes, répondit le Père Chrysostome; mais nous ne pouvons soutenir qu'elles le sont sans raison. Car il y a à cela une raison. D'ailleurs, selon l'opinion d'un grand sage, le laid serait le complémentaire du beau. Une image a besoin de l'ombre pour faire apparaître la lumière.D'autre part, si la nature n'était pas belle, comment pourrions-nous nous faire une idée de la Gloire de Dieu?- la Gloire, pour être Gloire, devant aussi nécessairement être Belle. Voilà pourquoi les Moines qui pénètrent dans la Nuée des Beautés Divines délaissent les beautés de la création comme des imitations très lointaines du Sublime.
Gloire à Dieu! s'écria le juriste sur un ton de particulière satisfaction. Vous avez trouvé mon sujet de prédilection. Cette science du beau, l'esthétique, en vérité m'enthousiasme. Vous m'avez épuisé l'esprit, pour parler clair, avec vos intarissables discours sur les Moines. Si le Moine doit fuir dans les Déserts & les Montagnes & vivre avec les terrés des antres, cela sera toujours mieux que de vivre, selon les termes d'un écrivain Grec, vivre comme « un moinillon au coeur même de Paris, pudique, élégant, svelte comme le paon, rentrer de la Bibliothèque au sélinaire, & dire Ave Maria. »
Et le juriste continua :
Les sujets, amis très chers, doivent être en harmonie avec le contexte. Ici règne la beauté de la nature. Quel dommage de nous égarer en d'intreminables bavardages théoriques, alors que nous pouvons, à la vue immédiate & sans intermédiaires de la beauté naturelle, échanger des pensées bienfaisantes. Ce que je viens de dire semble avoir ouvert une discussion. Je vous promets donc d'oublier l' ennui que vous m'avez causé avec votre triste sujet, dit-il en terminant, non sans joie, & en souriant légèrement.
Mon ami & compagnon de route vient heureusement de nous révéler qu'il portait lui aussi de l'intérêt à ce qui est au-delà des choses matérielles, pour les sphères idéales, dit le théologien, appuyant sur ces mots d'une manière insistante. Mais je
dois lui avouer, sans vouloir lui déplaire, qu'après avoir satisfait son désir de parler de la beauté, nous reviendrons à notre monachisme, car il est de notre devoir d'investiguer, pour la mieux connaître, cette face du Monachisme, digne de tout notre respect. En êtes-vous d'accord, mes Pères?
Bien sûr, lui dis-je, & je me réjouis de l'intérêt que vous lui portez.
Moi, je ne suis pas d'accord, dit le juriste. Je vais réfléchir pour savoir si je dois suivre une telle conversation. En tout cas, je vais vous écouter avec la plus grande attention parler de la beauté. Introduisez donc le sujet, Père Chrysostome, car vous avez la préséance en tant que jeune, bon, fidèle, & spirituel.
Je vous remercie, dit le Moine au juriste. Mais il me semble préférable que ce soit vous qui commenciez, vous qui avez tant d'intérêt pour cette matière, & paraissez immédiatement inspiré par la nature du Mont Athos.
Très volontiers, puisque vous insistez. Mais je vais céder la place à un écrivain byzantin, Nicéphore Grégoras, qui a décrit admirablement la Sainte Montagne, - & cela pour introduire le sujet d'une certaine manière.
Et, prenant un livre de petit format, il se mit à lire lentement & avec emphase : « ...Pour d'autres raisons aussi, je crois, le Mont Athos doit être admiré...Il procure la sensation immédiate du plaisir...De toutes parts se répandent, comme d'un trésor, des parfums agréables à respirer, de magnifiques comoris, des fleurs. Mais, ce par quoi il parle le plus, c'est par les purs rayons du soleil. Des arbres de toutes espèces le parent, des bocages, des prairies variées. Les oeuvres de la main de l'homme l'enrichissent. Les chants d'une multitude d'oiseaux divers retentissent partout aux entours. Des essaims d'abeilles butinent les fleurs, avec légèreté bourdonnant dans l'air. Un certain voile agréable s'y tisse & s'y mêle, & non seulement à une heure donnée, mais en tout Temps, en toute saison, mariant ensemble les quatre temps du cycle de l'année. La joie y est partout égale. Les sens humains sont enchantés, surtout quand du milieu du bocage & des plantes retentit le chant matinal du rossignol, comme pour louer le Seigneur avec les Moines. Car le rossignol, lui aussi, possède une cithare dans son poitrail, une sorte de psaltérion naturel mais inspiré, & fait entendre autour de lui, pour ceux qui l'écoutent, une musique improvisée, harmonieuse, & mesurée. Ce pays est en outre arrosé de nombre de sources naturelles. Des torrents formés par l'eau de la pluie se jettent l'un dans l'autre pour former des courants qui se répandent, dérobant par surprise le chemin, pour se donner en abondance aux Moines qui vivent là-bas, & font monter vers Dieu, comme sur des ailes, leur paisible Prière. L'Athos offre un calme naturel à ceux qui veulent sur la terre mener la Vie des Cieux. Il leur donne en toute saisin & en abondance, toutes sortes de nourritures, & la mer qui s'étale tout entour le couronne & le pare de Grâce, car il n'est pas une île, mais une presqu'île, puisqu'un isthme le rattache à la terre...
C'est une véritable hymne à la Sainte Montagne, &, par elle, au Monachisme, s'écria le Moine Chrysostome. Mais pourquoi donc, mon ami, avez-vous lu ces choses, puisque vous ne vous intéressez pas à ce qui touche aux Moines?
Croire ou ne pas croire ce qu'on y dit des Moines, cela n'a aucune importance, dit le juriste. En tout cas, à ma manière, je me sens plein d'admiration...Le texte me plaît surtout par son aspect descriptif. Mais, comme je l'ai dit, j'ai voulu vous donner l'occasion de continuer l'entretien sur la beauté, car si même je ne m'accorde pas avec votre métaphysique du beau, le sujet m'agrée & m'enchante malgré tout.
Si nous excluons la métaphysique, dit le Moine, ce qui est dire l'idée qu'il existe quelque chose au-delà de la nature,nous maintiendrons forcément le thème de la beauté dans les limites du sensible. La Beauté est un des attributs de Dieu, l'une de ses propriétés.Platon a dit que la beauté sensible, celle de la nature, était une simple copie de la Beauté Intelligible, une réplique & comme un moulage de la Beauté Spirituelle qui est dans le sein de Dieu. Et si le but, la fin de la philosophie est la Mort, c'est que l'âme est d'un plus grand prix que toutes les jouissances que peut offrir le monde présent...Cette conception platonicienne touche de près le Christianisme.Quelle est votre opinion là-dessus?
Sur ce propos, dit le juriste, j'ai certaines réticences, & comme je ne veux pas vous peiner, souffrez que e les garde pour moi.
Et pourtant, dit le Moine, c'est vous eul qui avez insisté pour qu'eût lieu cette discussion : vous ne devriez donc pas avoir de réticences à cet endroit. Et vous, cher théologien, quelle est votre sentiment sur la beauté?
On n'a certes pas besoin de preuves pour dire que le sens du beau est inné dans l'âme humaine, comme sentiment esthétique, dit le théologien. Son existence se manifeste dans la vie quotidienne par l'attrait de tout ce qui est beau & par la répulsion pour tout ce qui est laid.Il y a là un indice évident de l'origine divine de l'homme, qui atteste que l'homme vient d'un lieu où règne la beauté. Sur notre terre, la beauté est richement épanchée sur la nature. Elle nous ravit, certes, mais, intérieurement, nous avons la certitude qu'elle n'est pas tout. Nous ressentons un certain plaisir à la vue du beau,nous sommes émus, charmés,admiratifs, transportés, mais non satisfaits.Nous sentons l'existence d'une autre Beauté.Nous avons soif de la Vision d'une Beauté Spirituelle que nous ne voyons pas. Nous sentons qu'il existe entre le Beau & notre Ame une certaine parenté. L'accord parfait, qui selon un certain mode, se fait en de grands Moines à la Vision de la Beauté, engendre la certitude, fait apparaître cette parenté.
Ah! s'écria le Moine plein de joie, cette formulation est classique, mon ami. Vous avez présenté, avec beaucoup de sobriété, la nature
nature d'une des plus grandes valeurs morales. Il est impossible que cette conception ne vienne pas de l'expérience. Votre âme est belle, cher théologien, votre âme est belle...
De fait, dis-je, nous avons une parenté avec la beauté, car elle est dans notre nature. Lorsque tout-à-coup nous voyons un beau tableau de la nature, un coucher de soleil vu d'un rivage, l'aurore brodée de sa surprenante écume de lumière bleue & blanche frisante, à la suite d'une mystagogie de notre âme durant un office ecclésiastique, durant lequel notre esprit a veillé devant Dieu; ou bien à l'audition d'une symphonie musicale; devant un stalactite; en entendant le rossignol; à la vue d'un temple aux lignes parfaites;de quelque chose de symétrique; d'un ornement stylisé...nous sentons notre âme vibrer, comme si elle s'exclamait : « Ô vous! E vous reconnais à votre pompe, prairies aux vertes tonalités, magnifiques ordonnances de fleurs, mers tranquilles, couchers de soleil embrasant le ciel azuré, cyprès en prières, arbres songeurs aux murmures perpétuels & harmonieux du silence! Très tôt, dès ma tendre enfance, je vous ai écoutés, je vous ai sentis, bien avant de comprendre. Et vous, austères rythmes doriques, vous temples byzantins clairs-obscurs, avec vos fresques de Saints dématérialisés, je vous ai portés dans des mondes inconnus. Vous aussi, divines colonnes des Parthénons, comme taillées avec amour par mon ciseau bien avant que vous ne fussiez conçues par un Phidias!...Les Sages disent que le monde est beau. Cela est bien vrai. C'est un décor infini, aux genres & aux figures variées, «  un livre ouvert qui nous raconte la Gloire de Dieu », dit le Psalmiste. L'Art a été enfanté par le Beau. Les différents styles forment ses aspects les plus expressifs. L'un conçoit celui-ci, l'autre celui-là. Le Christianisme, lui, contemple « face à face » la Vraie Beauté par la Foi droite. Le monde pré-Chrétien votait comme en miroir, en énigme. L'expression la plus sublime de la culture classique fut celle du culte de la beauté sensible, en ombtres, en formes, en rythmes. Elle n'a rien pu concevoir d'autre, de plus profond. Esprit myope, elle n'a pu « discerner » clairement, de façon clairvoyante. Mais pour le Chrétien, la beauté sensible universelle disparaît. Elle est faite de terre. Elle est une ombre trompeuse.
Donc, au-delà de la beauté sensible se trouve la Beauté Intelligible, la Beauté Spirituelle, dit le Moine Chrysostome.
«  Les lys des champs & les oiseaux du Ciel », dont parle le Seigneur, ne sont que des degrés seulement pour nous permettre d'accéder à des significations supérieures du Beau, accessibles aux Ames éclairées par la Grâce.Le Vrai Chrétien Voit la Beauté Pure, sans forme, car « Dieu est Esprit ».La beauté sensible a parfois dans le Christianisme été identifiée à la Beauté Spirituelle, au Bien que le Chrétien désire. Et le Bien Suprême, c'est Dieu, dans la prodigieuse Beauté duquel le Fidèle parfait se délecte sans jamais se rassasier. Mais comment cette Beauté peut-elle être contemplée? Pour nous, c'est par le retour sur soi,dans les profondeurs intérieures, par la vision – pour employer abusivement un mot moderne – il faudrait plutôt dire « dans la Contemplation ».L'acquisition de l'état de Contemplation constitue la visée finale du Monachisme. Le bienheureux Augustin a dit : «  C'est tard que je t'ai aimé. Tu étais au-dedans de moi, & e te cherchais au-dehors, dans les créatures que tu as faites, &, ignorant, je trébuchais. Nul ne peut T'aimer si ce n'est celui qui Te Contemple. Nul ne Te Contemple, si ce n'est celui qui T'Aime. » Dans toute notre Hymnographie ecclésiale, continua le Moine,
fleurissent les mots « Beauté », « Beau » , « Splendeur » , « Eclat », mais leur sens est absolument Spirituel. Souvent l'Hymnographie emploie de belles images sensibles, empruntées aux choses de la terre, comme de très pâles métaphores & moyens de comparaison, pour exprimer la Beauté Spirituelle & Divine. Cette Beauté est tellement liée à l'Esprit, que celui qui n'est pas purifié Spirituellement ne peut même pas en soupçonner l'existence. «  la Beauté Véritable & Aimable, » dit Saint Basile, n'est Visible qu'à l'Eprit purifié. Elle se tient aux entours de la Nature Divine & Bienheureuse. » Et l'on peut prouver cela de par le monde sensible. Lorsque, par exemple, une longue maladie, ou les larmes d'une noble douleur nous ont purifiés, les fleurs alors, le ciel,parlent avec plus d'éloquence à notre âme, acquièrent une transparence extraordinaire; nous regardons les êtres avec sympathie, & nous les trouvons bons; toutes choses sont douces dans la lumière, elles sont emplies de paix, & nous sont très bonnes. Ne croyez-vous pas qu'il en est ainsi? Vous, Père, dit enfin Chrysostome, se trournant vers moi, je suis sûr que vous me comprenez, par le menu détail, car les Moines savent fort bien ce que sont les larmes...
Vous avez fort bien introduit & situé la question, dis-je, & pour compléter vos pensées, je dirai que notre attrait naturel pour les beautés de la terre, correspond à une profondeur métaphysique. L'on peut le constater surtout chez ceux qui ne sont pas montés dans les régions spirituelles, chez les gens « psychiques » qui, pris à l'hameçon des beautés d'ici-bas, ne peuvent monter plus haut. Tandis que les « Spirituels », exercés qu'ils sont dans les Ascensions Divines,dédaignent désormais de se tourner vers les choses de l'extérieur, & c'est directement, «  des antres de la terre » mêmes, qu'ils Contemplent la Beauté Sublime qu'Est Dieu.
Les premiers, adonnés au culte de la beauté dans la nature, ne sont pas capables de fournir à l'esprit la subsistance qui lui est propre & lui convient, & chutent par conséquent dans l'idolâtrie.
Les seconds, débarrassés du poids des passions inférieures, tels des Séraphims flamboyants, entourent le Trône de la Majesté Divine par les désirs Amoureux de l'inaccessible Beauté qui fait dire à Basile le Grand : «  Quoi de plus Merveilleux que le Divin? Quel désir de l'âme est plus vif & plus inassouvissable que celui de Dieu, suscité dans l'Ame purifiée de tout vice, & qui dans cet état s'écrie : Je suis l'Amour blessé »?
Comme vous parlez bien, dit le juriste,comme vous parlez bien...J'appartiens, hélas mes Pères, quant à moi,à la catégorie des gens « psychiques », car je ne crois qu'en la raison...
Le juriste n'avait pas terminé sa phrase, qu'un visiteur inattendu pénétra dans la véranda, faiblement éclairée : Un vieux Moine tout chenu, blanchi,d'une austérité douce, au regard profond, comme si déjà il contemplait la vie future. Par sa haute taille & sa longue barbe, il faisait songer à un Prophète de l'Ancien Testament : Noé, Abraham, ou Jacob...
Le Moine Chrysostome se leva & nous présenta le vénérable vieillard :
Le très bon Père Théolepte, dit-il, & il le pria de s'asseoir.
Nous lui baisâmes la main droite, alors qu'il se tournait avec grande bonté vers le Moine Chrysostome. Comme s'il devinait nos pensées :
Nul n'est bon, mon Frère,assura-t-il, si ce n'est Dieu.
Nous lui fûmes tour à tour présentés, & il nous souhaita la bienvenue.
Continuez votre entretien, dit l'Ancien, tout en promenant un regard interrogatif sur nous tous. La présence du Frère Chrysostome me garantit que vous parlez de Choses Spirituelles.
Oui, Père, dit le Moine, nous parlions des charmes de l'Athos en partculier, & de la beauté en général.
Ce qui est dire de la beauté naturelle de la Sainte Montagne? s'enquit le vieillard.
Au commencement, notre ami le juriste nous a lu une remarquable description de la Sainte Montagne, du byzantin Grégoras. Mais le sujet s'est aussitôt placé sur le plan Spirituel.
Certes, dit l'Ancien d'une voix profonde, l'Athos offre un ensemble d'une beauté si insigne qu'inexprimable, laquelle, associée à la Vie Angélique des Moines, constitue, comme le dit Palamas : « un lieu remarquable, vénérable, le foyer des vertus, le séjour de ce qui est Beau, la réplique du ciel, le tabernacle non fait de main d'homme, le lieu libre de toute souillure & au-dessus de toute passion coupable... »Toutes choses, sur cette presqu'île sacrée,acquièrent une profondeur métaphysique & le visage de l'Athos, sa forme sensible, ne sont pas sans une certaine signification mystique.Je ne sais si ma longue présence sur la Sainte Montagne & mon Amour pour le Monachisme,ne me portent pas à voir ainsi les choses. Toujours est-il que, dans le ciel azuré de l'Athos, il me semble voir les Choeurs Angéliques louant le Seigneur. Au printemps, e crois entendre les divines mélodies venant des sphères de Celui qui est au-delà de toute essence. Les orages viennent troubler ma paix jusqu'à me l'ôter, de par la grandeur de leur fureur.Les cyclones accompagnent mes « De profundis. » Je converse avec les fleurs, tant elles ont de Grâce.La végétation gonflée de sève, à l'aube, semble par jalousie rivaliser avec la mousse fraîche, qui modestement recouvre la terre virginale. Sur les côtes découpées qui, de toutes parts, étreignent la Sainte Montagne, aux pointes avancées mariées à la luisante blancheur de la « mer écumante », me font penser à une couronne d'épines, expression polysémique de la Vie martyre des Moines...Symbole aussi de l'attente de la juste rétribution de par Celui qui couronne les combats Spirituels, le Seigneur Jésus.
Si la poésie est la transfiguration la plus sensible des choses matérielles, dit le théologien,alors vous êtes un merveilleux poète, Ancien très vénéré.
L'Ancien Théolepte sourit avec sérieux.
Je ne suis pas poète, mon ami. En tant que Moine, il ne m'est pas possible d'être poète au sens usuel & consacré de ce mot. Le Moine est, selon l'âge spirituel, un adulte exempt de naïveté. Les lumières & les ombres, les styles, les formes, les couleurs, tout cela est bon pour le plasir des enfants. Mais « la figure de ce monde passe. » Le Moine poursuit ce qui est éternel.
Mais pourquoi avez-vous parlé avec tant de poésie, si vous n'êtes pas poète? interrogea le théologien.
Le Moine n'a pas à être poète, & il ne s'occupe pas des raisons qui font que l'on aime la beauté. Vous confondez manifestement esthétique & Spiritualité...J'ai tout simplement utilisé certaines figures pour exprimer des pensées qui ne sont pas de ce monde. Je ne m'installe pas dans des formes, je ne m'attache pas avec émerveillement aux beautés de la terre, j'établis une Anagogie, moyen d'Elévation vers Dieu.L'objet des veilles du Moine, de ses peines diurnes, c'est la purification du coeur des innombrables formes d'égarement. Aussi, ne nous reste-t-il pas de temps pour faire du romantisme, conclut le vieillard; et il se tut.
Ainsi la beauté de la nature n'influence pas le Moine? demanda le théologien.
Elle ne doit pas l'influencer. S'il devait l'être, même d'une manière bienfaisante, il devrait rejeter cette influence, faute de quoi ce serait la preuve que son coeur est partagé, qu'une partie serait tournée vers la terre, alors qu'il doit le rendre simple & ne porter son désir que vers Dieu.Le combat du Moine est une ascèse très austère. Le Moine aime la Beauté, il est Poète, mais d'un autre Monde. Comment ne serait-il pas ami de la Beauté qui existe en Dieu? Mais le Beau est lié aux concepts du Bien & du Vrai, de manière qu'il ne nous soit pas possible de concevoir de beauté qui ne fût pas Spirituelle & Vraie. Partant de là, nous serons inévitablement conduits jusqu'à la sphère du Beau Suprême où résident également la Vérité & la Vie qui sont En Dieu.
Jusqu'à ce que nous soyons parvenus à cet état, d'où nous pourrons atteindre la sphère du Beau Suprême,nous faut-il reeter les formes de labeauté terrestre? interrogea le théologien.
Tant que le coeur n'est pas purifié, il est manifeste que nous ne pouvons pas purement, c'est-à-dire sans faillir, voir les formes du Beau,car « tout est pur pour celui qui est pur »,& « rien n'est ordinaire si ce n'est pour celui qui pense que telle chose est ordinaire», selon Paul le Sublime. Ainsi, au lieu d'accueillir un charme illusoire, au risque d'amollir notre âme, il faut nous obliger à nous tourner vers la purification intérieure. L'âme qui n'est pas «contemplative», c'est-à-dire qui n'a pas acquis la pureté qui porte à lla Vision de Dieu, voit le monde extérieur sous le diaphragme de ses passions.Comment donc une telle vision du beau serait-elle possible, a fortiori bénéfique?
J'avoue avec joie, vénérable Père Théolepte, que vous analysez les choses d'une manière très convaincante.On voit très bien que vous possédez à égalité le savoir extérieur & la sagesse intérieure, dont la valeur, dans ces questions-là, est unique, dit le théologien. Je suis en mesure de fonder l'espoir que vous allez nous donner à présent la solution à ce problème du Monachisme, sur lequel nous avons déjà longuement parlé.
La venue de l'Ancien Théolepte est une véritable bénédiction, dit Chrysostome, car il est très expérimenté dans la Vie monastique. Par la Grâce de Dieu, il entre en sa cinquante septième année d'ascèse dans la philosophie monastique, & il possède en outre une connaissance peu commune.
Est-ce vrai, Père Théolepte? demanda le théologien.
Pour ce qui est du nombre des années au Monastère, certes oui, répondit le vieillard. Quant aux compliments du bon frère Chrysostome, ils sont dus à sa grande bonté. Nous les hommes, de par nous-mêmes, nous ne possédons absolument rien. Nous sommes de faibles créatures. Mais si nous devenons dignes de l'Illumination de la Lumière primordiale & unique «  qui éclaire tout homme venant en ce monde », c'est alors par réflexion que nous jetons nos rayons sur nos Frères. Au contraire, si la « Lumière qui est en nous est ténèbre, que sera alors la ténèbre? C'est bien d'ailleurs que nous recevons la Lumière. Qu'avons-nous donc en propre?...
Un frisson me parcourut à l'audition des paroles de ce sage vieillard. Cinquante sept ans volontairement passés entre les murs d'un couvent! Une vie netière! Quel inextinguible flambeau d'Amour & de Patience devait brûler dans la poitrine de ce Martyr, de ce respectable vieillard, au point de lui conserver une telle clarté d'esprit! Quelles Amours Divines, instiables & inassouvissables, avaient-ils pu fortifier ce vase de terre, pour qu'il pût endurer cinquante sept années de labeur, tout en gardant sa prime fraîcheur,& étaler à nos yeux une vigueur d'athlète, « une jeunesse renouvelée comme celle de l'aigle », comme parle le Psalmiste ! Il me semble que l'on ne pourrait trouver de preuve plus convaincante de la puissance du Christianisme en l'homme sincèrement Fidèle à la Vraie Foi.
S'il m'est permis de le demander, quel est votre âge, demanda le théologien.
Quatre-vingt cinq ans, répondit le vieillard.
Seriez-vous donc entré au Monastère à l'âge de vingt-huit ans?
Oui, par la Grâce de Dieu.
Vous me permettrez, révérend Ancien, dit le théologien, de vous demander aussi pourquoi vous êtes devenu Moine,& comment vous en avez pris la décision?...
Vous demandez beaucoup, dit-il en souriant. Etes-vous sûr de comprendre si je vous dis comment j'ai pris la décision de devenir Moine?
Je l'espère, dit le théologien.
Je vous dis cela, parce que nos psychologies sont différentes l'une de l'autre. Pour n'avoir pas éprouvé le sentiment qui pousse au Monachisme, vous aurez beaucoup de mal à me comprendre.La psychologie du moine est inaccessible à celui qui vit dans le monde, pour ce que le Moine est transporté dans une autre sphère, porté par un élan héroïque. Peut-être objecterez-vous que nous tous, les Chrétiens, «  n'avons pas de cité ici-bas », que le sentiment de notre séjour provisoire sur la terre est un fait qui pousse à désirer la vie future. Mais cela n'est pas vrai. Dans le monde, malgré tous nos efforts, l'on ne peut rester sur les cimes qui le dominent, celles de la Prière & de la Contemplation.Il n'est pas possible de s'y maintenir à cause des obligations qui nous mêlent & nous attachent aux choses de la terre.Tout ce que l'on peut faire, c'est penser que nous n'appartenons pas à ce monde; mais le coeur, lui, ne peut échapper à la réalité du présent. La Vie du Moine s'écoule loin du monde, dans un contexte théocratique. Elle pénètre l'âme usque dans ses profondeurs, façonnant ainsi une psychologie qui lui est adéquate. C'est ici qu'apparaît l'abîme sans pont ni passerelle qui sépare deux mondes différents...
Je vous comprends très bien, dit le théologien, & je vous supplie de ne pas renoncer à satisfaire mon attente. Il est très important pour moi qui suis théologien, d'être bien informé sur le Monachisme de l'Eglise Orthodoxe. D'autant plus qu'à la suite de l'entretien que nous avons eu cet après-midi avec ceux qui sont ici présents, mon intérêt pour cette institution, que je considère mal comprise de nos jours, n'a fait qu'augmenter...
Et moi, je vous serais infiniment reconnaissant, ajoutai-je, si vous nous disiez quelque chose sur notre Idéal monastique, car entre ces messieurs & nous s'est déroulée une discussion au cours de laquelle j'ai accepté d'analyser les principes fondamentaux du Monachisme Orthodoxe, & j'avoue que la chose est fort malaisée.
Si ma demande de nous conter comment vous êtes devenu Moine vous paraît indiscrète, reprit le théologien,condescendez pour le moins à nous dire, comment d'après votre longue expérience vous justifiez le Monachisme, si discuté de nos jours, même par des Chrétiens qui se jugent bien intentionnés.
Ce que disent ces Chrétiens prétendument bien-pensants, dit l'Ancien Théolepte, tout en inclinant profondément sa tête toute blanche,ne m'étonne point.Chaque homme voit selon ses yeux. Quand il s'agit de juger le Monachisme, qui est l'expression du Sacrifice le plus sublime, il faut être doué d'un esprit d'observation bien exercé. L'homme à l'esprit lourd ne peut rien saisir de ce qui dépasse la matière, & cela ne veut pas dire que rien d'autre n'existe. Il en va de même dans le Christianisme & dans l'Eglise où subsiste une certaine échelle de matérialisme.C'est-à-dire que le Christianisme est connaissable pour chaque Chrétien dans la mesure de ses capacités, j'entends par là le degré de finesse de son intelligence, de sa culture, de sa conscience, de la pureté de son Coeur, de ses qualités naturelles, de sa vocation.Il ne faut pas perdre de vue qu'aucune pensée humaine n'exprime avec certitude la Vérité. Les opinions sont toujours influencées par les facteurs que nous venons d'énumérer. Il nous faut donc, par nécessité trouver des mesures sûres, des opinions échappant à toute contestation. Et ces mesures-étalon sont les Pères Saints dans leurs Ecrits. Nous possédons leurs Vies & leurs Témoignages.A quoi bon parler en vain? Je me répète: La divergence de vues, même entre hommes pieux est facile à expliquer; jamais elle ne cessera d'être, & cela, tant que le Monachisme se proposera comme une profonde Vie Spirituelle, & tant que les hommes formeront une mosaïque d'états spirituels. Et puis, n'oublions pas la Parole de l'Apôtre : «  les psychiques ne reçoivent pas ce qui est Spirituel. »
Vous présentez fort bien les choses, dit le théologien. Je vais encore vous prier de répondre à une question bien précise, Père Théolepte. Est-il vrai que les immenses Pères du Monachisme & que les Moines, par manière générale, depuis le IVème jusqu'au IXème siècle, vivaient loin de la société des hommes, sans aucun souci de leurs nécessités, & ne pensant qu'à eux-mêmes? Ou bien s'occupaient-ils des Chrétiens qui étaient dans le monde, leur apportant leur concours d'une manière ou d'une autre?
Vous m’avez dit, répondit le vieillard, que vous étiez théologien,& vous m’étonnez en demandant quelque chose que n’importe qui peut trouver dans l’Histoire du Monachisme de l’Eglise Orthodoxe. Du IVème au Xème siècle, les déserts de l’Egypte, de la Palestine, de la Syrie comptèrent des milliers de Moines. Imaginez le nombre vertigineux de tous ceux qui à travers les siècles s’y sont succédés. Ceux-là ont vécu loin du monde, comme Hésychastes, Ermites, Skyotes, Cénobites, habitant des Skytes & des Monastères. Que pouvait offrir à la société un Moine vivant dans une parfaite pauvreté & luttant contre ses propres passions ? Rien que ses Prières qui peuvent tout.
J’ai lu, vénérable Ancien, dit le théologien, que beaucoup de Pères, durant la longue période dont vous venez de parler, se rendaient dans les villes, & offraient leur concours aux Chrétiens, de par des activités sociales & des actions de bienfaisance, soit en affermissant leur foi, en enseignant la piété, soit en aidant les nécessiteux de maintes manières.
Cela est vrai, répondit le vieillard. Mais, si pour répondre aux exigences de leur époque, certains Pères, en nombre fort restreint d’ailleurs, ont fondé des hospices de vieillards & des hôpitaux, il ne faut pas en conclure qu’ils ont inauguré une voie nouvelle pour les Moines. Oui, ils furent un petit nombre, & âgés, mais très anciens dans l'ascèse, & très puissants En Esprit dans leur Prière. C'est pourquoi ils pouvaient sans risque séjourner dans le tumulte du monde, parmi les innombrables occasions de pécher. Monde & Monachisme sont inconciliables. Il ne faut pas perdre de vue que Monachisme signifie combat pour la perfection de l'âme. Soit que l'on quitte le monde pour faire pénitence, soit par Amour de Dieu & pour Le'ai décidé servir sans soucis, toujours est-il qu'il est impossible à l'âme de trouver satisfaction en dehors du silence. Et pour revenir à votre première question, à savoir comment j'ai décidé de devenir Moine, je vous dirai que le désir de la solitude me dévorait depuis l'âge de quinze ans. Malgré les admonitions de ma mère & les exhortations de mes amis & de mes professeurs, pour qu'après mes études je me contente d'entrer dans le clergé séculier, il me fut impossible d'éteindre la flamme de mon âme pour la vie solitaire, loin des affaires. Et si des devoirs & des considérations envers ma famille ne s'étaient posés, jamais je n'aurais attendu jusqu'à l'âge de vingt huit ans. J'aurais certainement quitté le monde beaucoup plus tôt. Comment jugez-vous cela?
Comme une chose très rare & assez peu juste, répondit le théologien.
Ainsi, il ne vous semble pas juste que j'aie été vaincu par le Christ? Quel paradoxe! Et même dangereux chez un théologien. Sincèrement, vous me découragez lorsque vous parlez ainsi. Je vous répète que ma volonté de demeurer dans le monde s'affaiblissait, cependant que se rapprochait de mon coeur l'Amour embrasé de Dieu. Comment pouvais-je faire d'autre sorte? Me comprenez-vous? dit le vieillard; et, ce disant, son visage éclatait de joie.
Vos paroles me captivent à l'excès, Père Saint, dit le théologien, bien que je ne puisse justifier un tel acte du point de vue chrétien: abandonner son prochain, devenir indifférent au monde, ne pas conduire le faible par la main sur la Voie de Dieu. En se comportant ainsi, l'on s'enferme dans une forteresse, parce qu'on a le désir de la solitude & de l'hésychia. Et tout cela pour quoi? Je ne puis vous comprendr et ce, bien que je respecte votre esprit héroïque, votre sincérité, & votre choix, fort bon.
vous voyez bien, dit le viellard avec douceur, que j'avais raison lorsque je vous disais au début qu'il était difficile à celui qui n'était pas Moine de pénétrer dans l'Ame du Moine? Comment allons-nous nous entendre, puisque vous ne pouvez pénétrer là où tout s'explique, où tout se simplifie? La solution de mon cas, telle que je vous l'ai révélée, ne satisfait pas votre raison. Cela signifie que vous dépouillez le Christianisme de sa Mystique, & que vous le voyez comme quelque chose de spectaculaire, fait de manifestations extérieures, de morale utilitaire, comme une religion d'utilité publique, non comme foi, Amour, délivrance & libération de tout. Vous ne pouvez donc justifier le Chrétien qui se trouve En Union Mystique avec l'Epoux de son Ame - peut-être même pensez-vous que l'Epoux se trouve en faute en acceptant cette Ame En Union Mystique-, car au fond, c'est ici qu'aboutit votre raisonnement, & uniquement parce qu'il délaisse le prochain, mais d'apparence seulement, comme si Dieu Tout-Puissant n'exauçait pas les demandes de cette Ame Sainte, qui s'est tout entière livrée à lui, lors même que c'est dans la solitude que l'on pense le mieux à tous, & dans l'Union que l'on prie le mieux pour tous. Je suppose donc que vous n'approchez le Christ que par les livres seuls, & que votre âme ne vibre pas à son Amour. Malheur à nous si le sang répandu du Dieu-Homme ne devait pas circuler en tant qu'Amour dans nos Coeurs de Fidèles.

Le vieux Moine se leva, s'avança vers une fenêtre ouverte de la galerie & leva les yeux vers le ciel étoilé. Au-dehors, cette nuit-là, régnait une paix ineffable. Un profond silence parut se poser sur l'assemblée; Après quoi, l'Ancien regagna sa place, come divinement métamorphosé, & d'une voix vibrante :
-Frère théologien, dit-il, avez-vous éprouvé ce que, dans le langage Chrétien nous appelons Amour Divin?
-A vrai dire,non, vénérable père.
-Comprenez-vous maintenant, après votre aveu, que vous n'êtes pas en mesure d'aborder un sujet que ne peut aborder la raison seule?
-Comment peut-il donc être examiné, si ce n'est par la raison? demanda le théologien.
- Je n'ai pas dit qu'il ne pouvait pas être examiné logiquement, répondit l'Ancien, mais que nous ne pouvions pas l'aborder par la seule raison.
- Avec quoi d'autre pouvons-nous l'examiner? reprit le théologien.
- Mais avec le Coeur!
- C'est-à-dire avec amour?
-Non pas avec un amour abstrait, explicita le Moine, mais avec la raison de l'Amour.
- Mais, vénérable Père, la raison de l'Amour est-elle conciliable avec l'égocentrisme?
- Cela dépend de ce qu'on entend par égocentrisme, dit le viellard.
- Cet après-midi, le Père Chrysostome a dit que le Christianisme était au fond égocentrique, fit le théologien. Et je me demande comment le Christ a pu prêcher tout ensemble l'Amour qui est social, & l'égocentrisme, qui signifie amour de soi seul.
- Vous avez mal interprété mes paroles, repartit le Moine Chrysostome. Qu'on me permette d'intervenir. Vous n'avez pas compris, frère théologien, que par égocentrisme j'ai voulu parler du retrait sur soi pour le cheminement de l'âme chrétienne. Si vous m'aviez dzmandé ce que j'entendais par ce mot, je vous uarais soutenunqu'avant de procéder à des déclarations de solidarité mutuelle, il était nécessaire de s'aimer soi-m^me, de de venir soi-même Chrétien, puis ensuite seulement de porter sa sollicitude sur le prochain. Ce serait pure folie si, me sachant gravement malade, j'allais conseiller à quelqu'un qui le serait moins que moi de se faire soigner, lui disant- pour justifier ma démarche & mon incongruité- qu'il n'est pas bon d'être malade. En d'autres termes, aller dire à son prochain, alors qu'on est soi-même asservi aux passions, possédé par "sept démons" : " Frère, tu es esclave du péché, libère-toi", je pourrais entendre, & ce serait juste, ceci: "Médecin, guéris-toi toi-même". Si dans le Christianisme, la solidarité consiste à distribuer des miettes de pain, si toute la lutte du Chrétien doit être conditionnée par des causes économiques, alors...Mais peut-être allez-vous très justement objecter: puisque nous ne sommes pas libérés des passions, devons-nous pour autant abandonner la pratique de la philanthropie, si minime soit-elle? Certes non! celui qui dans son milieu accomplit son devoir & pratique le bien est un homme pieux. La philanthropie est une très grande vertu, & nous ne devons jamais y manquer. Mais nous jugeons ici, à l'intérieur de ce cadre particulier, toute philanthropie, quelle qu'elle soit, qui ne porte pas, dans son expression, les marques certaines de la sainteté,& qui, étant accomplie avec vanité, devient une cause de châtiment. Nous admettons l'action comme bonne, à condition qu'elle soit accompagnée par le sentiment qu'on est pécheur, qu'on ne perde pas de vue que là n'est pas tout le Christianisme, que nous ne devons pas dogmatiser que seules les oeuvres extérieures & sociales sont l'accomplissement du commandement d'aimer le prochain, mais simplement l'indice d'une bonne volonté, & encore d'une authenticité douteuse. Quant au temps nécessaire à notre guérison, la quantité de peines, d'efforts ascétiques nécessaires pour vaincre les passions, tout cela est un autre problème, que l'on peut étudier au travers des Vies de nos Saints...
- Et c'est là toute la valeur, Père Chrysostome, que vous accordez à la philanthropie tant vantée? s'étonna le théologien. Vous n'estimez donc pas plus que cela les oeuvres du Christianisme, qui sauve les hommes du filet du Malin aux innombrables pièges.
- Je ne veux pas répéter la même chose, si ce n'est que ces oeuvres ont une valeur relative. Pour me faire mieux comprendre, il me suffira de vous citer Saint Isaac le Syrien, qui enseigne qu'il est préférable de nous libérer de nos passions plutôt que de ramener de l'égarement des peuples entiers. " Mieux vaut pour toi te défaire des chaînes du péché que de libérer des esclaves de la servitude.Il est préférable pour toi d'être en paix avec ton âme, en harmonie avec ta triade, j'entends ton corps, ton âme & ton esprit, plutôt que de pacifier les contraires de par ton enseignement. Saint Grégoire dit qu'il est bon de parler de Dieu, mais qu'il est mieux de se purifier pour Dieu. C'est dans cet esprit que tous les Pères ascètes ont enseigné. Cet enseignement est-il égocentrique ou non? Ce qui est en tout premier lieu recommandé, c'est la purification, puis l'acquisition de l'Amour, après quoi seulement l'on peut rayonner comme philanthropes, docteurs, pasteurs, prédicateurs, catéchètes. N'est-ce pas la même chose que pense Jacques le Divin, lorsqu'il dit : " Frères, ne soyez pas nombreux à vous ériger en docteurs, car, vous le savez, l'on s'expose ainsi à être jugé plus sévèrement." Nous autres, nous ne sous-estimons pas la valeur de l'activité quelle qu'elle soit, si elle est, au milieu du monde, utile à la société. Inversement, nous ne devons pas soumettre les luttes invisibles des Moines au jugement du monde & à ses critères inappropriés aux nôtres. La valeur de chaque genre de vie doit être estimée dans sa propre enceinte.
-N'y aurait-il pas dans le Christianisme deux poids & deux mesures, Père Chrysostome? interrogea le théologien.
- Non, il n'y a pas deux mesures, répondit le Moine, car Dieu se sert d'autant de mzsures qu'il y a d'hommes, pour peser les bonnes & les mauvaises actions de chacun. Et les Moines, qui courent pour atteindre la perfection, dans les limites de leur institution, ne seront pas jugés pour n'avoir pas fait oeuvre de philanthropie, mais pour avoir libéré ou non leurs âmes des passions. Si vous voulez apprendre combien la purification est supérieure à n'importe quelle philanthropie, je vous dirai seulement ceci : Celui qui s'est purifié acquiert ensuite toutes les vertus, grâce auxquelles il accomplit tous les commandements de l'Evangile, sans jamais être atteint, puisque purifié, par la vaine gloire. Tandis que celui qui n'a pas souci de sa purification,qui, dans sa légèreté & dans son inconscience, croit en la valeur absolue de quelques actions de bienfaisance, qui fait oeuvre de philanthropie ou d'enseignement, soit pour plaire, soit par orgueil, celui-là, dis-je, continue d'exposer son dos aux coups des passions. Faites le bieb & vous serez récompensé. Mais ne comparez pas la valeur de ce bien avec l'oeuvre exceptionnelle du Moine. N'identifiez pas des catégories qui ne sont pas du même ordre. Souvenez-vous de la veuve si pauvre de l'Evangile. Si, pour deux sous elle a été proclamée bienheureuse, aurait-elle été privée de cet honneur si elle n'avait eu que la bonne disposition & pas même les deux sous? Défaites-vous, cher théolgien, débarrassez-vous de cette conception qui veut qu'indépendamment de la disposition, les oeuvres justifient l'homme.
- Tout ce que le Père Chrysostome vient d'affirmer est-il vraiment juste? demanda le théologien en s'adressant à l'Ancien Théolepte? Car vous me faites passer d'étonnement en étonnement avec votre vision de l'esprit Chrétien qui m'est complètement nouvelle.
- Vos étonnements ne m'étonnent pas, dit le vieillard. Tant que vous ne pourrez distinguer le monde & le Monachisme, vous irez d'étonnement en étonnement, en écoutant parler les Moines. Le Frère Chrysostome est en accord avec les lignes du Monachisme. Nous autres, bien-aimé théologien, nous ne sommes jamais surpris quand nous ne rencontrons pas de compréhension auprès des hommes du monde, quand bien même ils sont théologiens séculiers.
Le Monachisme Orthodoxe, dont l'Eglise a adopté la forme & la mission, constitue une réalité particulière, "une Vie cachée En Christ", une Vie de Foi parfaite, se réalisant dans un contact permanent avec Dieu & se refusant à suivre le raisonnement humain dans son cheminement. Mon affirmation ne doit pas vous troubler. Le Monachisme est le rayonnement de la Spiritualité du Christianisme. Il est son noyau, son essence, il est fondé sur la Foi. La Foi n'estpas une simple adhésion à l'existence de Dieu - car "les démons eux aussi croient, & ils tremblent"-, mais c'est quelque chose qui, à l'analyse, échappe aux limites de l'esprit humain. je ne parle pas ici de la foi dogmatique, mais de cette Foi que demandaient les Apôtres : " Augmente notre Foi", de cette Foi dont celui qui en possède gros comme un " grain de sénevé" est en mesure de transporter des montagnes. La Foi, sous cet aspect, est le signe du parfait Chrétien. Aucune oeuvre, aucun exploit, n'a de valeur dans le Chrsitianisme, s'il n'est pas le fruit de la Foi, s'il n'est pas venu de la Foi, si Dieu n'y a pas participé. Sans la bénédiction divine, nos démarches restent sans éclat, imparfaites, pauvres, humaines. " Tout ce qui ne vient pas de la Foi est péché". Le Christ approche les hommes qui croient en Lui. Il accomplit des prodiges. Il condescend jusqu'aux désirs licites des hommes. Il converse avec les hommes, " comme quelqu'un qui parle avec un ami intime". La Foi est le Lien Mystique entre la Majesté Divine & infinie, & la nature humaine limitée. La Foi, c'est la rencontre de celui qui croit avec Celui en qui il croit. La Foi, c'est l'absorption de l'Ame par Dieu, de par l'octroi des Energies Divines. La Parole du Seigneur : " Moi je suis dans le Père & le Père est en moi" exprime le genre de relations existant entre Dieu & le Fidèle En Christ. La même chose est impliquée dans cette autre Parole divine : " Demeurez en moi & moi en vous." Voilà dans toute sa plénitude le signe révélateur du Christianisme. Voilà la profondeur, l'Essence de la Religion Surnaturelle du Christ. Mais pourquoi la Foi? Mystère! Peut-être même qu'elle n'est pas un Mystère. Notre Dieu est un Dieu d'Amour. Il est, par Essence, Amour. Et l'Amour est communion. Il exige par conséquent un contact, une Union. O profondeur de la richesse, de la Sagesse, de la Connaissance de Dieu! Quel océan infini d'Amour! Il a tout récapitulé dans la Foi en Lui, afin d'établir tous les hommes " participants de la nature divine". Dieu revendique l'homme tout entier pour Lui. Il le veut totalement consacré à Lui, car Il aime Sa créature qui en Lui seul peut trouver la réalisation de tous ses désirs sacrés, sa restauration dans la Lumière éternelle. Il refuse à l'homme le droit de se tourner ailleurs que vers Lui. Le Seigneur a clairement révélé cette Volonté Sienne dans le Nouveau Testament. Ce mot remarquable de l'Apôtre Paul: "En Christ", cette préposition "en", pleine de Mystère & d'Amour embrasé, contient tout le Christianisme du Saint Apôtre, tout le Christianisme des Croyants. Le XIème chapitre de l'Epître aux Hébreux est la plus belle hymne à la Foi. Il est le fondement du Christianisme, sa raison profonde, son secret, sa force invincible. La Foi, c'est le printemps des âmes. Elle fait passer des choses provisoires à celles qui sont éternelles, elle nous rend capables de sentir que " nous n'avons pas de cité ici-bas." Le Christianisme sans la Foi tombe fatalement dans une espèce de système philosophique. Il perd sa Métaphysique, &, par-dessus tout, ce qui constitue sa nature divine. Si nous cessons de "voir" par la Foi, "comme à trevers un miroir, en énigme", nous ne différons en rien des incrédules de ce monde, nous avons perdu la voie de Salut de nos âmes. La Foi, c'est aussi, pour nous Chrétiens, notre Essence, notre modèle, notre archétype. Sans la Foi, nous ne pouvons approcher le Christ, nous ne pouvons comprendre les Vérités Métaphysiques qui régissent les Mondes Immatériels, ni ce qu'est le Mystère de l'Economie divine, ni qui est le Christ, ni qui nous sommes, ni la Mort, ni la Vie. Car, selon la définition de l'Apôtre des nations, " la Foi est une démonstration des choses qu'on ne voit pas."
Sans la Foi, nous ne nous sentons pas libres, nous sommes asphyxiés par les exhalaisons des choses terrestres. Sans la Foi, notre vie devient une tragésie insoutenable, car le sentiment se dessèche & l'esprit s'obscurcit. la Foi Vivifie, donne les Ailes de la Contemplation, replace l'homme au rang qui lui est propre. Et la condition fondamentale de l'ordre spirituel, c'est l'harmonie des relations entre Dieu & l'homme, entre le Créateur & sa créature, entre Christ & Croyant. La Foi En Christ est un fruit de l'Esprit, lequel est Joie, Paix, Longanimité, Douceur, Amour...Notre Monachisme suit cette voie de la Foi absolue. Je sais la nature, la profondeur, l'Essence de la Foi parfaite; je sais aussi, par ailleurs, combien il est difficile de s'établir familièrement dans cette Foi qui dépasse la raison, & je ne suis pas le moins du monde étonné que vous ne puissiez malgré tout saisir ce que le Frère Chrysostome & moi-même avons exposé, que notre Monachisme trouve sa justification absolue dans la Foi & l'Amour En Christ Jésus...

Un silence impressionnant succéda aux paroles de l'Ancien Théolepte. Tous les regards étaient tournés vers le respectable presbyte. Il ne venait pas de développer sèchement une quelconque théorie, & l'on sentait vraiment les vibrations d'une brûlante confession accompagner ses profondes paroles. Chacun pouvait avoir ses idées, mais devant ce vieux héros, parlant au nom d'une Sainte Vie de cinquante sept ans, nous étions obligés, qu'on le voulût ou non, de nous découvrir tels que nous étions, sans fard.

-Vénérable Père Théolepte, dit le Moine Chrysostome, vous avez développé très théologiquement ce que signifie la Foi En Christ, & vous avez présenté, fort bien analysées, ses implications dans la Vie Contemplative & pratique des Fidèles. Cette Foi, transférée dans notre Monachisme, lui donne son contenu principal, le support même sur lequel il est fondé. Si l'on reconnaît que c'est par "la Foi que nous marchons & non par la vue", l'on accorde alors une valeur infinie à ce facteur de notre Vie En Christ qu'est la Foi inséparable de l'Amour.
Si l'institution monastique vise à la perfection, l'on peut dire que la nôtre a été portée dans les solitudes par le char de la Foi & de l'Amour, conduit par le Christ Lui-même. Ce fait ôte toute espèce de doute sur sa fonction bienfaisante dans l'Eglise, sur sa nature vraiment Chrétienne, sur son origine purement Orthodoxe...

- Ce qu'il faut remarquer en notre compagnie, dis-je, c'est que tout en essayant de convaincre notre amithéologien que le fait de "quitter" le monde n'est pas une chose nouvelle, mais une constante dans la Tradition de l'Eglise Orthodoxe fondée sur la Théologie Mystiques des Pères. Car seuls les Saints Théologisent bien & seuls les Saints peuvent être dits Théologiens ou Théologues, dit une Sainte. Nous, donc, nous faisons l'apologie du Monachisme. Il faut signaler que tous trois sommes bien d'accord en tout, tandis que notre bien-aimé théologien, attaché à ses idées préconçues, ne peut en prendre la mesure. Certes, il y a un progrès réel & des avancées dans la discussion, du fait de l'affaiblissement de l'opposition du théologien, mais, malgré cela, la compréhension parfaite du Monachisme est une question d'Amour pour Dieu, comme l'a très justement dit l'Ancien Théolepte. En conséquence, je considère toute démonstration dialectique comme utile jusqu'à un certain point, mais insuffisante. Au delà de quoi ne se peut plus rien pour les incrédules. L'on a cependant pu démontrer que l'intelligence était une chose & que le coeur en était une autre.
Si dans le coeur de notre ami théologien régnait l'Amour de Dieu, notre si longue discussion, souvent inutile, n'eût pas été nécessaire. La nature même de l'Amour l'eût convaincu. Non seulement l'Amour, mais encore la connaissance élémentaire des conditions dans lesquelles l'âme se purifie, l'eût aussi persuadé, car sans l'éloignement des sollicitudes & des soucis de la vie, la réalisation des objectifs du Monachisme n'est pas possible. Saint Basile le Grand, regardé comme l'organisateur du Monachisme dans l'Orient Orthodoxe
démontre cela très clairement : " Celui qui veut en Vérité suivre Dieu doit se défaire des soucis de la vie. Il réalisera cela par la totale anachorèse & l'oubli de ses anciennes moeurs. Tant que nous ne sommes pas devenus étrangers à nous-mêmes, à notre parenté charnelle, à la vie sociale, afin d'aller vers un autre monde, transportés par l'ascèse, selon Celui qui a dit : " Votre Cité est dans les Cieux", il nous sera impossible de réaliser notre désir de plaire à Dieu. Le Seigneur l'a Lui-même déclaré d'une manière catégorique: " Celui qui ne renonce pas à ses biens ne peut être mon disciple." Je suppose que notre ami théologien n'ignore pas tous ces dits...

- Puisque vous venez de citer Saint Basile le Grand, Saint Vassili, dit le Moine Chrysostome, &, afin qu'apparaisse avec plus de netteté ce que cet immense Archevêque de la Cappadoce pensait des Moines, je vais vous citer un extrait d'une épître adressée à son ami Grégoire le Théologien, & dont je me souviens:"J'abandonnai les loisirs agréables comme de multiples occasions de pécher. Une seule issue s'offrait : La séparation d'avec le monde entier. Cette séparation n'est pas une sortie corporelle, mais séparation de l'âme de toute sympathie pour le corps, afin qu'elle devienne sans cité, sans maison, sans famille, ne possédant rien, désintéressée, sans relations, non intruite des choses humaines. Le plus grand des profits, c'est la solitude qui nous le procure. C'est elle qui pacifie les passions, & donne loisir à la raison de retrancher entièrement l'âme de ces choses." Qu'avez-vous, ami théologien, à opposer aux paroles de Saint Basile le Grand? Pourquoi ne pas vous soumettre à nos guides?

- Ne vous suffit-il pas, Père Chrysostome, de voir le soin que je mets à découvrir une réalité que j'ignore? J'avance avec une progression géométrique vers son acceptation, dit le théologien. D'autre part, il y a chez moi le tempérament d'incrédulité d'un Saint Thomas. Excusez-moi.

- J'ai l'impression que tout ce que nous vous avons exposé ne vous satisfait pas, frère, continua le Moine. Vous ne pouvez concevoir un Chrétien vivant Solitaire. Et pourtant, s'il était vrai que "nos âmes naissent Chrétiennes", la plupart d'entre elles pencheraient pour le Désert. Si l'opinion qui veut que notre contact avec "le monde plongé dans le Mal" exerce sur nos âmes une influence désastreuse, nous devrions logiquement nous en détourner. Mais, malheureusement, il nous charme, & nous l'aimons sous quelque prétexte que ce soit.

- Alors tous ceux qui ne viennent pas vivre en Solitaires, fit remarquer le théologien, aiment le monde d'une manière ou d'une autre?

- Je ne puis soutenir, par manière générale, une telle information, dit le Moine, mais ils sont rares ceux qui souffrent pour l'Evangile.

- Et les autres, donc, aiment le monde?

-S'ils n'aiment pas le monde, ils aiment en tout cas leur personne, dit Chrysostome.

-Comment concevez-vous cet amour d'eux-mêmes?

- Comme une vie chrétienne sans afflictions & pleine de vaine gloire. Et comment leur souhaiter des afflictions, puisqu'ils n'ont pas goûté aux bienfaits qui en découlent? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas vaniteux, eux qui ne se sont jamais exercés aux oeuvres humbles? Si l'Idéal Monastique demeure incompris, c'est parce que les Moines s'exercent à la vie dure & à l'humilité, dit le Moine, &, se penchant un peu, il cacha son visage dans ses mains, comme s'il voulait se concentrer en lui-même.

-Mais pourquoi vouloir choisir les afflictions dans la vie? demanda le théologien.

Le Moine ne parut pas entendre la question. Après quoi, il se redressa, les yeux emplis de larmes. Il porta son regard vers le ciel, croisa ses mains sur sa poitrine, fit un mouvement sur son siège pour s'y mieux fixer & demeura immobile, comme s'il avait oublié qu'il était avec nous.

- Père Chrysostome, vous n'avez pas répondu à ma question, réitéra plus énergiquement le théologien.

-Quelle question, mon ami, quelle question? fit le Moine surpris, comme s'il revenait d'un autre monde. Son visage me parut être une face d'ange...

- Je vous ai demandé à quoi tendait l'affliction volontaire.

-Là n'était pas notre sujet originel, répondit le Moine. Mais que ne laissons-nous pas tout cela? Sincèrement, vous me gênez par vos questions. C'est comme si vous me demandiez pourquoi la Croix dans notre Vie.


***

samedi 16 juillet 2011

Vie de Saint Isaac de Saint Denys.

ARCHIMANDRITE CHERUBIM

VIE DE SAINT ISAAC DE SAINT-DENYS

Traduction de Presbytéra Anna.



« Il est digne en vérité de te célébrer,
Toi qui enfantas Dieu,
Bienheureuse à jamais & très pure
& Mère de notre Dieu.
Toi plus vénérable que les Chérubins,
& plus glorieuse incomparablement que les Séraphins,
Qui sans tache enfantas Dieu le Verbe,
Toi véritablement la Mère de Dieu,
Nous t'exaltons!


Table des matières.


Introduction.

Prologue.

Première partie:
Un petit pâtre au bercail athonite.

Deuxième partie:
Dans l'arène du coenobion.

Troisième partie : Les charismes de l'Esprit.

Entre Ciel & Terre.

Présentation de la Fraternité Orthodoxe Saint Grégoire Palamas.


Introduction.

La vie du Père Isaac de Saint Denys que nous publions ci_dessous est un repos & une joie pour l'âme des Chrétiens qui ne se lassent jamais de voir, d'approcher, de toucher chez des êtres vivants & proches de nous dans le Temps, les vertus, & la perfection que le Christ, dans le Saint Esprit donne à ses amis, les Saints de Dieu. A la perfection, le Père Isaac possédait la plus haute des vertus, l'humilité, sans laquelle les autres vertus ne sont rien, & qui attribue toujours à Dieu le peu de bien que l'homme peut faire sur la terre. « Dans tout ce que nous faisons », écrit Saint Basile le Grand, notre âme doit attribuer à Dieu les causes & le principe de nos bonnes actions, & être pleinement persuadée que d'elle_même, & par ses forces naturelles, elle ne peut faire aucun bien. Car c'est cette pensée & cette disposition d'esprit qui produit en nous l'humilité. Or l'humilité est le trésor de toutes les vertus. »

Le Père Isaac, comme le Père Callinique l'Hésychaste, ou le Père Joachim l'Athonite, dont nous avons publié les vies, appartient à une génération d'ascètes qui tend aujourd'hui à disparaître, même au Mont Athos, ou de nouveaux moines, voire des communautés entières, extérieures à la Sainte Montagne, sont venus s'implanter. Ils ont importé un monachisme étranger à la Tradition Hésychaste de l'Orthodoxie. S'inspirant de modèles occidentaux, ils pensent, par exemple, que l'Eglise doit prendre position dans les grandes questions contemporaines. Mais le véritable monachisme a soif de solitude, & de fuite hors du monde, vers Dieu, dans le seul but du Salut.
Le témoignage du Père Chérubim sur le Père Isaac ne nous en est que plus précieux.

Nous y avons ajouté un extrait du livre du Père Théoclète de Saint Denys, intitulé « Entre Ciel & Terre », & consacré au sens véritable du monachisme Orthodoxe. Le Père Théoclète est connu pour ses nombreux travaux théologiques, sur Saint Grégoire Palamas, sur Saint Nicodème de l'Athos, &, plus récemment, pour sa dénonciation des « néo_orthodoxes », ces penseurs & ces nouveaux moines qui enferment la Théologie Orthodoxe Divino_Humaine dans les limites étroites de la philosophie, & dans les catégories de l'humanisme. En vrais « fils de la terre », ils veulent « faire descendre le Ciel sur la terre », en réduisant la théologie à des problèmes abstraits, comme « la liberté humaine ». La vraie Théologie est l'expérience Patristique, celle des Saints Pères Hésychastes, qui, par la Prière du Coeur, fait monter de la terre au Ciel.

Le Père Théoclète appartient aussi au même Monastère que le Père Isaac, celui de Saint Denys, où résida dans le passé, parmi tant d'autres Saints, Saint Niphon de Constantinople. A l'Athos, comme partout, les lieux ne sont pas indifférents : sanctifiés par la présence des Saints qui y ont vécu, ils continuent de les avoir pour gardiens. Car les Saints sont toujours vivants, & écoutent ceux qui les prient. Aucune philosophie selon le monde n'offre la possibilité d'une telle vie, si protégée du Ciel

Nous remercions la Presbytéra Anna, qui a traduit la Vie d'Isaac le Dionysiate, comme celle de Callinique l'Hésychaste, toutes publiées en grec par le Saint Monastère du Paraclet en Attique.

Puisse le Seigneur Jésus_Christ, vrai Dieu & vrai Homme, par les Prières de Saint Niphon & de tous les Saints, conduire tous ceux qui liront ce modeste ouvrage à la Foi & à la piété des Saints qui y sont évoqués. Amen.


Père Ambroise de Paris.


Prologue.


Les Hommes de Dieu sont pareils à des fleurs peintes, où le Maître eût noté, sous le vernis uniforme de son Art, les plus diverses nuances. Les tons, les couleurs diffèrent, mais les différences mêmes trahissent le pinceau d'un seul artiste. « Les charismes sont divers, mais l'Esprit est Un », comme parle l'Apôtre Paul. C'est là une vérité que nous retrouvons chaque fois, à brosser le portrait de quelque nouvelle figure athonite.

Ainsi, en Callinique l'Hésychaste resplendissent les reflets de la Lumière thaborique; en Joachim l'Athonite de la Petite Sainte Anne, l'ascète, le zélote, & le martyr forcent l'admiration; en Daniel de Katounakia frappent la clairvoyance & l'abîme de la Sagesse; en Athanase de Saint Grégoire, les exaltations du liturge & l'aspect hiératique, empreint de contrition; tandis qu'avec cette cinquième figure aghiorite, celle d'Isaac le Dionysiate, c'est un parfum nouveau qu'il nous est donné de sentir, divin lui aussi, mais d'une essence toute particulière.





Le Père Isaac fut de ces moines d'une espèce rare, que Dieu dépêche dans les Monastères, lorsqu'ils ont su s'attirer ses faveurs. Car ces êtres sont semblables à des colonnes que Dieu a placées là, au fondement, comme pour étayer les grandes communautés monastiques, où leur présence est une source inépuisable de bénédictions, un fleuve dont « les courants réjouissent la cité de Dieu ». Heureux en vérité ceux qui ont été jugés dignes de vivre dans ces villes fortifiées par la main divine!

Conduit par mes rêves de jeunesse au Monastère de Dionysiou, je vis, quelques années après sa Dormition, que tout y parlait encore du très Saint Abba Isaac. C'est alors, sous les plus vives couleurs, à jamais indélébiles, que s'imprimèrent en moi les faits merveilleux de sa vie. Je ne cessai plus dès lors, à entendre louer ses vertus, de les exposer à mon tour, & d'en vouloir entreprendre le récit.

Les cimes de la Sainteté, nulle formation théologique ne les lui fit atteindre. Le Père Isaac n'avait pas reçu beaucoup d'instruction. Sa bouche ignorait les flots de l'éloquence. Il ne s'occupait pas de diaconies trop relevées pour lui, ou qui l'eussent mis trop en vue. Il ne cherchait pas non plus à se faire revêtir de la chasuble du Prêtre. Non; ce qui le distinguait, c'était sa droiture, sa simplicité, l'authenticité de ses luttes, la pureté de son cheminement. Celui qu'il aimait, de toute son âme, c'était le Christ. Celui qu'il servait, avec un esprit admirablement conséquent, & de tout son coeur de Moine cénobite, c'était encore le Christ. Il suivait avec rigueur la route de l'ascèse, sans dévier de la voie droite, sans incliner ni à droite ni à gauche de la voie moyenne. & c'est pourquoi il fut aussi couronné. Nul, du reste, dit l'Apôtre n'est couronné s'il ne lutte pas selon la règle », & s'il n'est pas éprouvé, jusqu'à la souffrance », comme un vrai héros de Jésus_Christ ( 2. Tim.2, 3_5).

Le présent ouvrage laisse encore percevoir quelle atmosphère bienheureuse baigne ce lieu chargé d'histoire qu'est le grand monastère de Dionysiou. Car, jamais la Souveraine de la Sainte Montagne ne cessa d'y semer des lys de Sainteté. Jamais non plus le vénérable Précurseur ne cessa d'y exercer sa Protection, jointe à celle du Saint Patriarche Niphon de Constantinople, le prédicateur de cette humilité bénie qui promet l'élévation.

Nous remercions ceux qui nous aidèrent à l'élaboration de ce recueil : le vénérable Gabriel, Higoumène du Monastère, _ véritable figure de proue, vétéran au combat de la Vie athonite; le très aimé Lazare, Ancien du même Dionysiou, _ travailleur éprouvé de la vigne spirituelle, & qui connut, lui aussi, ses ascensions spirituelles, & qui mit en sus à notre disposition son manuscrit admirable évoquant ce Saint Père que fut Isaac; l'Ancien Bartholomée, Hésychaste & ermite dans les redoutables Karoulia; & bien d'autres encore. Tous ont vécu avec l'Ancien Isaac d'éternelle mémoire, & nous ont conservé les faits de sa Vie Bien Heureuse, Sainte, & Angélique.

Archimandrite Chérubim.





« C'était un modèle de simplicité,
de rigueur & de piété,
silencieux & assidu en toute chose,
Vivant Exemple proposé à tous les Pères... »
Archimandrite Gabriel de Saint Denys.



Première partie

Un petit pâtre au bercail athonite


I. Les premiers pas.


Dans la bataille suprême, que livrent incessamment les Moines de la Sainte Montagne, vint s'enrôler, pour y lutter héroïquement, cet athlète du Christ, dont l'esprit, dès l'origine, vécut pour Dieu seul, _ Isaac le Dionysiate.

Il était né en 1850, à Cavvacli, près d'Adrianoupolis, dans un village des confins de la Grèce, proche de la Bulgarie. Dans le monde, il avait reçu pour premier nom celui de Jean Géorgiou. Fils de parents pieux, mais peu instruits, le petit Jean n'avait pas non plus beaucoup d'instruction, _ chose qui n'influa pas en mauvaise part sur son cheminement ultérieur; car, elle ne l'aidait pas, du moins ne lui était_elle pas nuisible, ne l'empêchant pas de se frayer résolument la voie vers la sainteté & la perfection.

Et si la pauvreté, l'indigence quasi de ses parents ne lui laissaient pas le loisir de se cultiver, cet enfant de paysans sut bien s'initier seul à l'Art des arts, celui de façonner en lui le Christ, ânonnant les vies des Saints dans les vallons & les prés où il faisait paître les brebis de son père.

Comme il se sentait heureux, le petit berger, lorsque, son troupeau rassemblé, il se mettait gaiement en route pour les pâturages, son bâton dans une main, les Vies des Saints Pères dans l'autre. Il enjambait en sautant les rocailles désertes, grisé par la bonne odeur des sapinières & l'air pur des montagnes qui, aux pâtres endormis à la belle étoile, fait rêver de grands envols spirituels.

C'est là, avec pour toute compagnie celle des oiseaux du ciel & de ses fidèles chiens de berger, que Jean, peu à peu, grandit en âge, apprenant à mûrir son amour du Seigneur. Plus les années passaient, plus flambait haut dans son jeune coeur la flamme du désir de Dieu, le feu céleste de la vie monastique. Sans doute avait_il lu, au hasard de son livre, cette sentence des Pères : « Tu ne peux devenir Moine, si tu ne deviens un Feu qui tout entier te consume. »

Sur les versants des collines de la Thrace septentrionale, il menait ses brebis par les vertes prairies, & le souvenir des Paroles du Seigneur réjouissait son coeur : « Je suis le Bon Berger. Le Bon Berger donne son âme pour ses brebis. Je connais mes brebis, & mes brebis me connaissent. » Jean comprenait bien que, comme il connaissait chacune de ses brebis, le Christ aussi connaissait les siennes, dont il était, lui, petit pâtre, _ berger de ses brebis, & brebis bénie du troupeau divin du Seigneur. En vérité, oui, le Bon Berger devait connaître cette brebis, connaître le coeur de Jean, ses élans, ses désirs. Il le connaissait. Et il l'avait choisi entre tous. Dans le jardin de son âme, il lui avait paru bon de faire fleurir le désir pour le martyre non sanglant de l'héroïque vie monastique.

« Je connais mes brebis & mes brebis me connaissent.» .Connaissance qui était aussi échange, chaleur, feu, dans ces liens qui tissaient la trame d'amour de la synergie entre le petit Jean & son Christ très doux. Connaissance qui avec le temps deviendrait, dans l'âme pure & simple de ce petit pâtre, connaissance révélée de la volonté divine. Et pour l'heure, chaque fois que, là_haut, sur le sommet des montagnes, de ses lèvres innocentes il psalmodiait les hymnes de l'Eglise, ou jouait sur son chalumeau quelque mélodie champêtre, son esprit & son coeur déjà cherchaient quelle pouvait être la volonté de Dieu – la voie vers la Sainteté des Saints Pères, ce bien si précieux quoique difficile à trouver, « sans lequel nul, jamais, ne verra le Seigneur. »

Telles furent les belles prédispositions qui, lorsqu'en lui eut mûri la pensée, lui firent prendre l'héroïque parti : Il s'en irait pour la Sainte Montagne.

Le voici donc qui demande les prières de ses parents. Eux, aussitôt donnent leur bénédiction, pleins d'un brûlant enthousiasme. Tout en lui faisant leurs adieux, de toute leur âme, ils le confient à Dieu. Heureux parents qui consacrent leur enfant au Seigneur! Il n'est pas pour eux de plus grand honneur, de plus riche bénédiction! Et en vérité, quel plus grand sujet de fierté pour ces êtres bénis, que ce don de l'enfant de leur chair au Seigneur & Maître de toutes choses? Les parents de Jean embrassent leur fils. Avec joie, ils l'accompagnent. Imitant Abraham qui, lorsque la voix de Dieu le lui avait demandé, n'avait pas hésité à sacrifier Isaac son bien_aimé, eux non plus maintenant que le Christ est venu frapper à la porte pour leur réclamer Jean, ne le lui ont pas refusé.


2.Sur la montagne du Seigneur.


Parvenu à la Sainte Montagne, Jean fit d'abord en pèlerin le tour de nombre de Monastères & d'Ermitages du Désert athonite. Tout le ravissait. Bien qu'il fût familier de la vie au grand air & qu'il eût déjà vu des sites grandioses, la nature aghiorite aux aspects multiples le transportait. C'était à perte de vue, une mer immense, des bois infinis, des eaux rafraîchissantes, des roches abruptes, de hautes chaînes de montagnes que couronnait le Mont Athos, _ paysage sans pareil, où le pittoresque s'alliait au sublime.

Là, toutes choses, fussent_elles inanimées , revêtaient une mystérieuse douceur, un charme secret. Il ne savait qu'admirer d'abord : Les Monastères si haut perchés, & comme juchés dans leur splendeur royale? Les humbles cahutes, les cellules des Solitaires & les ermitages? Les églises dans le plus pur style byzantin de Constantinople, les chapelles où éclate, incomparble, tout l'art de l'iconographie Orthodoxe? Les Icônes des Saints, justement connues pour être miraculeuses? Les vénérables Saintes Reliques, qui, dans leurs coffrets d'argent, par leurs Parfums Embaumants & leurs Miracles incessants, font revivre les Thaumaturges opérateurs de Miracles que sont les Saints Guérisseurs, dont la sensible présence comble de Joie Ineffable? Ou bien les bibliothèques, riches d'un inestimable Trésor Spirituel?

La Sainte Montagne est, à n'en pas douter, semblable à une terre qui se fût détachée de Constantinople, mais d'une Constantinople qui vit & respire encore, comme en témoigne cette artère où afflue toujours la vie ecclésiastique d'un passé que les ans n'ont pu faire périr. En vérité, l'on sent ici palpiter la pratique liturgique Orthodoxe, qui donne vie & souffle au corps de notre Eglise, pour qui elle bat de la même pulsation vigoureuse & forte qu'elle connut aussi en ces heures glorieuses de Constantinople_Nouvelle Rome.


« A l'observateur pieux & expérimenté », écrit le moine Théoclète de Dinysiou, dans son ouvrage Entre Ciel & terre, « la Sainte Montagne apparaît d'une inépuisable réalité, dotée d'un si profond contenu spirituel, & d'une vie tellement immatérielle, que c'est à peine si l'on y peut discerner que l'on vit sur la terre. L'Athos est synonyme d'idéal, d'un genre de vie plus haut, d'un lieu où s'opère un travail sur les âmes, où s'exerce une immense apiration vers le Ciel. Il laisse imaginer une palestre d'Hommes Saints...

Mais ce que Jean, dans sa tournée des Monastères, admirait plus que tout, c'étaient les Pères qui, du Monachisme Aghiorite, reflétaient l'image la plus juste & la plus belle. Certes, il rencontrait aussi, sur sa route, des moines qui de leur état n'avaient que le nom, habitués des marchés & des ports, errant ici & là. Mais ce n'étaient là que de faux reflets de la Vie Monastique, & tels que l'on en voit, hélas, même en terre athonite. Devant eux pourtant, Jean ne s'arrêtait que le Temps d'un murmure : « Seigneur, » soufflait_il, « aie pitié de ces pauvres égarés errants » Puis il poursuivait son chemin, cherchant, pour rafraîchir son âme assoiffée de Vérité, les visages silencieux & les silhouettes comme dématérialisées des Saints de Dieu. Il les contemplait alors, se murmurant en lui_même les Paroles de Saint Grégoire le Théologien :
« Vois_tu ces êtres dénués de tout , qui n'ont pas un lieu où habiter, & dorment sur la dure, ces va_nu_pieds, décharnés, exsangues preque, & qui à cause de cela même approchent de Dieu... Pour eux, il n'est rien dans le monde, puisque tout est dans l'au_delà du monde...Or c'est à eux qu'appartiennent les rochers & le Ciel, eux qui vivant dans la nudité, mais qui ont revêtu le vêtement de l'incorruptibilité, eux qui dans le Désert célèbrent la Fête sans fin qui se tient dans les Cieux ».

Brûlant du désir de mener l'ascèse des Anachorètes de la Sainte Montagnes, qui fuient le monde & se retirent au Désert, Jean chercha d'abord quelque cellule ou grotte d'ermite. Il fit le tour des leieux avoisinants, cherchant partout ce qui eût pu assouvir les élans de son âme éprise de la vie hésychaste.

Et de fait, dans les alentours de la Grande Lavra, _ grand Monastère fondé par Saint Athanase de l'Athos_, dans le Désert de Vigla, il découvrit l'Ermitage selon son coeur. Le Géronda, ce qui est dire l'Ancien, qui y menait l'ascèse, devant ses instances répétées _car l'Ancien voyait bien que le jeune novice n'était pas mûr encore pour la Vie de Désert_ finit par l'accepter pour disciple.

De ce jour là, le jeune homme déploya une endurance & un zèle sans pareils. Sans cesse, le Géronda mettait le nouvel athlète à l'épreuve, & chaque fois il éprouvait une joie secrète à le voir faire preuve d'une obéissance & d'une persévérance qui laissaient tant espérer de lui. & véritablement, c'est résolument que son noble coeur se lançait dans le combat de l'obéissance; toutes ses forces, il les mettait à la parfaite acquisition de cette vertu. Il voyait d'ailleurs sur l'Athos d'autres Moines, vrais imitateurs de Celui qui le premier fut obéissant, le Fils de Dieu, leur apportant la joie de la victoire, émanée de leurs âmes purifiées, reflétée dans leur regard clair & lumineux, & partout répandue sur leurs visages d'ascètes. Et il voulait, à les voir, prendre aussi leurs vertus.

Mais, plus Jean progressait, luttant vaillamment dans cette palestre hésychaste de Vigla, plus, de son côté, le combattait le Diable. Car cet ennemi très roué du moine sait mille tours pour entraver sa marche. Aussi, bien des fois refaisait-il contre lui ce qu'il avait ourdi contre le Grand Antoine : Ceux qui allaient voir ce patriarche du Désert reclus dans sa solitaire citadelle, « entendaient à l'intérieur une foule bruyante, qui frappaient des coups en jetant des cris effroyables. » Ce fut donc quelque chose de semblable que le démon imagina pour Jean, lorsqu'il l'eut vu sortir vainqueur des premières épreuves qu'il avait projetées contre lui. Parce qu'il en voulait à son zèle & à son ardeur, il se mit à lui causer des terreurs, lorsque le jeune homme priait seul la nuit. Dehors, devant sa cellule, il faisait tout un tintamarre de cris & de bruits de coups. Jean, bien souvent, croyant que c'était là son Ancien venu frapper à la porte, se levait, criant : « Bénis, Géronda. Tu m'as appelé pour que nous lisions l'office? »
Celui_ci l'entendant, décelait la ruse des démons. « _Mais non, mon enfant, » répondait_il. « Dors, & sois en paix. Il est encore tôt. »

Telles étaient les imaginations démoniaques, & les difficiles épreuves que le novice devait continuellement affronter au désert. Et tout cela arrivait par la permission de Dieu, afin que fût signifié à Jean un moyen plus sûr pour lui de poursuivre son cheminement monastique.

_ « Lorsque j'eus fait l'expérience, frère Lazare », expliquait_il de lui_même bien des années plus tard, « de ces épreuves & de ces menées diaboliques, je pris peur. C'était plus que je n'en pouvais subir. Je décidai de ne plus rester au Désert, mais d'aller au Monastère mener plus modestement la vie cénobitique. C'est ainsi que m'en allant de là, je gagnai notre Monastère, le coenobion de Dionysiou, où je demeurai.


3.Au Saint Monastère de Saint_Denys.

« Celui qui vient à Dionysiou ( ce qui est dire Saint Denys) pour la première fois », écrit l'Archimandrite Gabriel, « & qui d'en bas, sur la jetée, le fixe du regard, croit le voir suspendu en l'air dans le vide, surtout durant les heures de la nuit, où les petites lumières de ses cellules clignotent en se découpant sur les astres du ciel. Mais, de près comme de loin, il apparaît telle une ville_forte, une citadelle médiévale, avec sa très haute tour, dressant entre les murs abrupts ses créneaux en dentelle. »

C'est là, dans ce Monastère cénobitique, tête de proue des Monastères athonites, citadelle indéfectible du monachisme byzantin, que le novice Jean, par une divine inspiration, vint mener la Vie angélique des Moines. A seulement poser le pied sur le seuil béni, son coeur se gonflait. Levant les yeux, il sentait l'immense bâtisse divine, que l'on eût dite accrochée à quelque voûte céleste, tel un grand lustre allumé descendu du ciel. La vision d'ensemble tenait en vérité du sublime. Tout, depuis les fondements, reposait sur un rocher immense, dont les arêtes vives surplombaient le rivage. Aux étages, s'ouvraient les cellules des Moines, qui s'avançaient en encorbellements, formant de puis le bas une suite de décrochements, dont les plus élevés allaient détachant davantage encore leurs balcons au_dessus du vide. A une vertigineuse altitude, ces balcons ouvragés, posés sur de frêles poutrelles, regardaient la mer. Tel était le grandiose Dionysiou.

Un vrai coenobion ressemble à une ruche , où s'élabore le miel très pur de l'ascèse & de l'hésychia. Il est, selon les paroles mêmes de Saint Jean le Climaque, « comme un Ciel sur la terre, où les Moines, pareils à des Anges, célèbrent le Seigneur. » L'on y voit accomplie la promesse de notre Christ : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux. » Tel était aussi le lieu où l'on voyait manifestée la continuité apostolique.

Le coeur ému, Jean prenait doucement par le chemin pierreux qui montait en lacets jusqu'à cette porte aux battants chargés d'Histoire. A gauche, entre les platanes & les saules, coulait à l'infini le filet de l'Aeropotamos, qui, pour un temps, s'enfonce dans une ravine profonde où, l'hiver, se déchaînent les vents en trombe descendus de l'Athos & de l'Antiathos. Alors, de leur mugissement semblable à celui de l'ouragan, ils ébranlent toute entière la citadelle sainte, qui demeure ferme sous le regard de Dieu.



4. Illustres modèles.

Quelques mètres avant l’entrée du Monastère, Jean s’arrêta pour vénérer une chapelle votive, élevée à la gloire de Saint Niphon, Patriarche de Constantinople. Car cette gloire de l’église, cet ornement de la Sainte Montagne figurait lui aussi parmi tant d’autres Saints qui, tous, faisaient la fierté de Dionysiou, leur premier lieu de pénitence. Mais, des plus illustres était bien Niphon, qui fut deux fois Patriarche de Constantinople, de 1486 à 1489, & de 1497 à 1498. Simple Moine tout d’abord, il avait, avec l’Archevêque Zacharie d’Ochrid, parcouru toute la Grèce, jusqu’à l’Illyrie & à la Dalmatie , affermissant la foi des Orthodoxes, & stigmatisant les décisions du pseudo_concile de Florence. Ce concile, réuni en 1437 à la demande de l’empereur de Constantinople, qui espérait obtenir une aide politique & militaire de l’Occident en unissant l’Eglise Orthodoxes avec les Latins, se termina par une fausse_union, les évêques orthodoxes ayant, sous des pressions diverses, apostasié leur foi Orthodoxe, sauf un seul, Saint Marc d’Ephèse, qui avait réfuté durant le concile la fausse théologie des Latins, notamment les faux dogmes nouveaux du purgatoire & du filioque. Saint Marc fut suivi par le Peuple Orthodoxe, ce « pseudo_concile » ou « brigandage de Florence » ayant été contraire aux conciles œcuméniques des Saints Pères de l’Eglise jusqu’alors.
Plus tard, Niphon était parti pour la Sainte Montagne, & s’était établi au Monastère de Dionysiou. C’est là qu’il fut ordonné Diacre & Prêtre.

Lorsque Parthène de Constantinople mourut, tous les Thessaloniciens, connaissant la Sainteté universelle de Niphon, l’élurent pour être leur Métropolite, & leur délégation, Evêques & notables en tête, vinrent au Monastère le persuader de bien vouloir accepter cette dignité. Après bien des instances & au prix de bien des peines, ils le fléchirent enfin. A cette époque encore, dans les Temps anciens, l’Eglise des fidèles, de fait, battait les Déserts & les Monastères, pour y découvrir, cachés dans les lieux de prière & de pénitence, les Saints dignes de devenir les plus grands pasteurs.

Le Bien Heureux Niphon assuma donc la charge du trône épiscopal, travaillant humblement & sans relâche pour son troupeau. Mais Dieu le réservait pour un honneur plus grand encore : Il le promut bientôt Patriarche de Constantinople.
Sur le trône œcuménique, Niphon brilla bientôt en vrai luminaire de l’Eglise. Mais il se démit ensuite de ses fonctions, & se retira à Adrianoupolis, d’où il fut mandé en Roumanie, pour y prêcher la Parole de Dieu. « Saint Niphon, » écrit l’Archimandrite Gabriel, « est par tous les habitants de la terre Roumaine, reconnu comme un Sauveur de l’Orthodoxie. Car l’église papiste, voyant dans les esprits un état propice à la confusion, se précipitait, sous le masque de l’uniatisme, pour persuader les Orthodoxes qu’avec la chute de Constantinople était tombée aussi l’Orthodoxie, &, ce faisant, les piégeait facilement » par une sorte d’œcuménisme avant la lettre .

Après une absence de près de quarante ans, parvenu à un âge avancé, & désormais oublié à l’Athos, le Patriarche, brûlant pour son Christ d’un zèle toujours plus ardent, voulut s’en revenir à sa chère pénitence, ce qui est dire, dans la lange patristique, son Monastère – celui de Dionysiou. Et parce que ce Père d’Eglise tout admirable avait le désir de passer dans le secret le reste de ses jours, pour demeurer inconnu, caché aux yeux de tous, il dissimula sa haute dignité sous un habit de simple Moine. Et il suppliait qu’on le reçut au Monastère, promettant l’obéissance, fût_ce dans l’accomplissement des tâches les plus ingrates . On le prit donc comme novice, se remettant à lui du soin des bêtes du Monastère. Il lui fallait les nourrir & les abreuver, les garder & les panser. Et, la nuit, juché sur un rocher surplombant le Monastère, il devait encore faire la vigie, balayant des yeux le rivage, pour protéger Vigla d’une incursion ennemie – car l’on avait alors la crainte des pirates, qui infestaient toute la mer Egée. Mais, de toutes ces diaconies & ces services le Patriarche Œcuménique s’acquittait volontiers, dans la plus grande humilité.
Dieu cependant ne voulut pas que durât plus longtemps ce volontaire abaissement de son humble serviteur. C’est ainsi qu’un soir, le Vénérable Précurseur, le protecteur du Monastère, apparut en songe à l’Higoumène :
« Jusqu’à quand ? » lui dit-il « prendrez vous pour bouvier le Patriarche Œcuménique, lui qui a sauvé des milliers d’âmes ? Allons, lève_toi, rassemble les frères, & partez à sa rencontre, pour lui rendre l’honneur qui lui est dû.
_Mais quel est donc, Saint de Dieu, ce Patriarche Œcuménique dont tu veux parler ? » s’étonnait l’Higoumène.
_ Niphon, celui même que vous appelez Nicolas, & que vous mettez à garder les bêtes, était le Patriarche de Constantinople soi_même. Il a maintenant assez témoigné de sa grande Humilité, dont les anges eux_mêmes s’émerveillent dans les Cieux. »
L’Higoumène, à ces mots, s’éveilla tout tremblant. Dans son esprit s’éclairaient maintenant certains points qui l’avaient étonné, comme la Nuée lumineuse qu’il avait vu envelopper le Saint, chaque fois qu’il priait la nuit, du haut de son rocher, scrutant les abords du rivage… Sans tarder, il frappa la simandre, rassembla tous les frères. Et l’assemblée des Moines & des Prêtres, l’icône & la veilleuse en tête, sortit à la porte pour aller en procession à la rencontre du Saint Patriarche. Celui-ci descendait justement la montagne avec ses bêtes. Comprenant qu’on l’avait découvert, il tenta de fuir ; mais les frères, sur un ordre de l’Higoumène, se hâtèrent de le retenir, recourant même à la force, tout en lui témoignant un infini respect. Tous alors lui firent leur métanie s’inclinant devant lui jusqu’à terre, lui demandant pardon de ce que, dans leur ignorance grossière, ils n’avaient pas eu le respect qui convenait à sa noble personne.
Jusqu’à sa Mort dès lors, l’Evêque demeura au Monastère, ainsi qu’il en avait eu le désir. Et ce fut là, après qu’il eut encore vécu quatorze années d’une Vie très Sainte, qu’il s’endormit le 11 août 1515, à l’âge de quatre_vingt dix ans.
Ses précieux ossements sont conservés dans les riches reliquaires de Dionysiou. Seules la tête & la droite du Saint furent transférées au Monastère de Doundé di Artsezi, en Roumanie, où se déroule, les 11 & 15 août de chaque année, la très grande Fête de la Dormition de la Mère de Dieu, à laquelle viennent assister en foule plusieurs milliers de pèlerins venus du pays tout entier.
L’émouvante rencontre du Saint avec les Pères du Moanstère s’était faite à l’emplacement précis où s’élevait désormais cette chapelle votive, devant laquelle se tenait Jean, qui ignorait encore tout à cette heure de cette page d’Histoire d’un genre unique.

Cependant, outre le Grand Niphon, d’autres encore avaient vécu en ces lieux , entre lesquels Saint Denys, le fondateur du Monastère, auquel il donna son nom, Saint Dométios, qui fut le conseiller spirituel du premier, les Saints Martyrs Macaire & Joasaph, Saint Léon le Myrrhovlite, dont le corps, après sa Mort, répandait une huile ou myrrhe bénie, & qui, de soixante dix années entières n’avait pas franchi la porte du Monastère, Saint Philothée, les Saints Martyrs Gennade, Joseph, Christophore & Paul, & jusqu’à Saint Nicodème Aghiorite, qui y fut tonsuré Moine.

En vérité, c’était là pour Jean une grande bénédiction que d’être jugé digne d’entrer dans un tel Monastère, & d’y être inscrit sur le livre d’or aux noms si glorieux, tous Saints & bénis, qui étaient pour lui comme autant d’artistes modèles.


DEUXIEME PARTIE
DANS L’ARENE DU COENOBION
5. Pourquoi es-tu venu, frère ?

A cette époque, l’Higoumène du Monastère était alors le Pappa Iacovos le Lacédémonien – Ce Père Jacques le Lacédémonien fut en effet higoumène de Dyonisiou de 1869 à 1874-. Lorsque Jean y entra comme novice, à l’âge de vingt ans – c’était en 1872-, la communauté comptait près d’une centaine de Pères. Tous les monastères, en ces temps bénis de la Foi, florissaient lors à l’envie. Et pourtant, l’acception d’un nouveau candidat ne se faisait pas sans un examen sévère & attentif de ses moindres intentions.
Lorsque le jeune novice se fut présenté devant l’higoumène, celui-ci, du premier coup d’œil, comprit qu’avant toute autre vertu, c’était la simplicité qui, la première, ornait l’âme de Jean. Aussi, voulant l’éprouver, il lui dit avec audace :
-Ici, mon enfant, dans ce Monastère, il nous faut l’obéissance absolue. Si donc je te demande, par exemple, de te jeter du haut de la fenêtre sur ces rochers qui sont dans la mer en contrebas, le feras-tu ?
- Oh oui, Géronda, je m’y jetterai bien volontiers ! Seulement, toi, n’oublie pas, au dernier moment peut-être, de me rattraper par les pieds !
Et il disait cela le plus sérieusement du monde.
Cette innocence, Jean allait toujours la garder, lui qui, jamais, de sa vie entière, ne contesta une injonction de l’higoumène ni de l’un quelconque des Anciens. Avant même qu’ils aient achevé, il repartait un « Bénis, Père ! », & se hâtait de s’exécuter, tandis que son visage paisible reflétait l’immense sérénité qui réjouissait son âme.
L’Higoumène comprit vite qu’un novice d’une espèce aussi rare serait pour le Monastère un trésor inestimable. Comment ne l’eût-il donc pas retenu ? Peu après même, lorsque se fût écoulé le temps fixé pour le noviciat, il lui annonça sa décision de lui conférer, déjà, le Grand Schème Angélique. La tonsure se fit dans le catholicon de Dionysiou, dont l’atmosphère saturée de Prière incline à la contrition, à cause, peut-être aussi, de la poignante beauté de ses fresques, que l’iconographe Zorzi peignit au XVIème siècle les canons de l’école crétoise alors en vigueur à Constantinople. Revêtant le Grand Schème Angélique, le jeune moine était dans la joie de ce que son heure était venue de prendre sur ses épaules le joug très doux de la Croix du Seigneur. Le chœur des frères chantait l’office solennel :
Où est la peine prise en vain pour le monde ?
Où est la bigarrure des choses éphémères ?
Vois, tout cela n’est-il pas que terre & cendre ?
Que perdons- nous notre labeur ?
Que ne renions-nous pas le monde
Mettant nos pas dans ceux du Sauveur
Qui crie : «  Que celui qui veut venir à moi
Prenne ma Croix,
& il héritera la Vie Eternelle . »
Le Prêtre l’interrogeait selon le rite : «  Pourquoi es-tu venu, frère, te prosterner devant ce saint autel & cette sainte synodie ? » Alors, de toute son âme, il répondait : «  C’est, vénérable Père, que je désire mener la vie de l’Ascèse ».
Et de fait, celui qui venait de recevoir le nom d’Isaac désirait plus que tout cette Vie d’ascèse, qu’il menait depuis longtemps déjà. Il la désirait de toute son ardeur combative, lui qui, sur la Sainte Montagne était déjà connu, parmi les cénobites pour être un violent en ce sens seul qu’on le voyait capable de se faire assez violence par l’ascèse pour s’arracher par force, avec les vertus, sa part de Paradis dès cette terre même. Car il ne plaignait jamais son corps, & jamais ne songeait au repos de la chair, ni jamais ne se confiait en sa volonté propre C’est cette violence- là, bonne, & non point celle, mauvaise, des fous possédés du Diable, que parle l’Evangile, le Seigneur disant : «  Le Royaume des Cieux s’obtient par la force, & ce sont les violents qui s’en emparent » C’est cette violence-ci, & non l’autre, que le Christ lui-même institue dans la vie de tout lutteur spirituel ; cette violence seule acceptable qui, lorsqu’elle se rencontre chez des Moines de la Sainte Montagne, laisse aussi discerner en eux le Royaume de Dieu.
« Donne ton sang & tu recevras l’Esprit » : De ce précepte des Pères, le frère Isaac avait à son tour fait son mot d’ordre. Et dans l’éminente arène du coenobion, à chacun de ses combats ascétique, il savait s’en souvenir pour mortifier en lui le vieil homme, & renaître « homme nouveau en Christ », tout enrichi de vertus & de charismes de l’esprit.

6 Ses diaconies.

Le Moine Isaac était grand et fort - un véritable « pallicare », jeune homme solidement bâti, & capable de parcourir à pied de fort longues distances, en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut d’ordinaire. Or il n’y avait pas à l’époque de moyens de communication aisés, & l’on n’était jamais sûr non plus que les paquets confiés à un postier arrivant sans encombre à bon port. Dès là que le Monastère délégua pour cet office le sage Isaac, comme la personne la plus sûre & la plus apte à s’en acquitter.
Qui peut dire les fatigues & les peines qui furent alors les siennes ? Les tribulations qu’il rencontra dans cette ingrate & difficile diaconie, pour laquelle il lui fallait répondre de bien des choses ?
Il ne cessa pas, pourtant, d’y faire preuve d’une patience, & d’y déployer un zèle inégalables. Il y avait, du Monastère au métochion – la dépendance- de Dévélikia d’Iérissos, trois heures de marche à pied, auxquelles s’ajoutaient de longues heures encore pour aller aux lieux dits de Sykia & du Monoxylitis. Et quand il devait joindre le métochion le plus éloigné, celui de Calamaria, aux abords du village de Portaria de Chalkidiki, c’étaient quatre jours entiers qu’il lui fallait marcher…
Ces longs courriers s’acheminaient cinq à six fois par an. Parcourant monts & vallées, traversant les bois &les plaines, infatigable, marchait le Père Isaac, son sac de lettres & sa besace à l’épaule, dans la main son chapelet, incessamment murmurant sa « chère petite Prière », diminutif affectueux de « Prière », dont usent les Moines amoureux de la Prière incessante, le «  Mon petit Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi », & le « Très Sainte Mère de Dieu, ma petite Maman, sauve-moi ». La force émanée d’elle mettait en fuite les démons & les pensées mauvaises, emplissant son cœur de sérénité . La douceur de son âme lui évitait de sentir la fatigue de longues heures passées en chemin. La Grâce qui le couvrait l’aidait à parfaitement s’acquitter de cette diaconie qu’il accomplissait sans un murmure.
La patience infinie du Père Isaac, l’on pouvait aussi la voir à l’œuvre au métochion de Monoxylitis. Là, le Monastère conserve encore cent quarante arpents de ces vignes qui produisent le célèbre vin du « Monoxylitis » Leur culture réclama beaucoup de soins, & cette peine, redoublée déjà par la fatigue des jeûnes monastiques, l’est même davantage lorsqu’il arrive que l’économe soit une personne chiche & sévère telle que l’était alors le Moine Kalymnios du métochion. Il fallait au Père Isaac montrer deux fois plus de patience, & subir le double de tourments. Brisé, le plus souvent, de fatigue, il se consolait au souvenir des paroles d’Isaac le Syrien, son Saint : «  Le repos & l’oisiveté sont pour la ruine de l’âme, plus néfastes encore que les démons eux-mêmes. »
A quelque Temps de là, le Monastère l’établit chef de bergers d’un immense troupeau de mille sept cent quarante chèvres. Tandis qu’il les faisait paître, il lui semblait revenir à ses années d’enfance, quand ses désirs de petit pâtre de Cavvacli n’étaient encore que des rêves…& il remrciait désormais Dieu de les avoir réalisés.
On vit aussi le Père Isaac exercer la diaconie de meunier aux moulins à eau du métochion de Marionon, comme à celui de Metaggitsiou de Chalcidique…
C’était de l’aveu de tous, un esprit pratique, un homme actif & travailleur. Et parce que son cœur était pur, tout ce qu’il touchait devenait une double source de profit. Chacun des travaux qu’il entreprenait se faisait à la perfection, produisant beaucoup de fruit.
Cela se voyait au jardin, qui connut avec lui ses heures de gloire. Les arbustes y étaient plantés avec une ordonnance parfaite, rangés avec une précision mathématique. Ce que semait cet être béni, fût-ce aux endroits les plus secs, fleurissait d’abondance. Dieu lui dispensait richement ses biens. Les légumes subvenaient aux besoins du Monastère, & il en restait encore tout autant.
Il amassait alors l’excédent, entassant courgettes, aubergines, tomates, & haricots, en bordure du chemin, où les ascètes du Désert athonite prenaient en passant ce dont ils avaient besoin, chacun à leur gré, & selon ses nécessités. Et il faisait de même aussi pour l’hôtellerie de Karyès. Outre les biscottes qui sont une bénédiction du Monastère, il préparait pour les Moines très pauvres de la Skyte de Koutloumousiannis des produits frais de son jardin.
Et, plus il partageait, plus il récoltait. Ame légère que celle du Père Isaac, empli de tendresse & d’amour pour tous ses frères…Un Moine lui demandait un jour quelques poires. «  Prends-en, » lui dit-il, «  autant que tu en veux. Ce que tu prends, Dieu me le rendra en double. Il me rendra au centuple. Dieu, étant Infini, rend à l’Infini. »
Pour les autres, il se sacrifiait sans hésiter. Mais, de lui il n’avait aucun souci. Frugal dans sa nourriture, il n’avait de vêtements que le nécessaire. Quant à la non-possession, il y était inégalable, s’y montrant, selon le mot de Saint Nil, «  tel un aigle au large essor ».
Un jour qu’il bêchait son jardin, il trouva enfouies deux à trois livres d’argent. Il les ramassa avec grand détachement, avant, son travail achevé, avec ce même air détaché, de les remettre à l’Higoumène.
Mais, malgré tant de vertus siennes, il était humble à l’extrême. Tout au long de sa vie cénobitique, il ne recherchait jamais que les tâches les plus ingrates. Des diaconies qui eussent comporté de hautes responsabilités, il n’en demandait jamais. Il préférait toujours demeurer dans la position d’un novice, semblable sur ce point à Saint Niphon, dont la vie l’avait tant ému & qui continuait de l’enseigner & de vivre en lui.

7. Ascèse & tempérance.
Durant plus de soixante-dix ans, ce Moine béni ne mangea pas hors de la table commune. Il était d’une absolue tempérance, dans le coenobion, comme aussi dans les métochions qu’il visitait, & où souvent il demeurait, fidèle en cela à son canon d’obéissance. Or la diète est sévère au monastère : Outre qu’il est rigoureusement impossible de consommer de la viande, le lundi, le mercredi, & le vendredi sont des jours où l’on ne mange qu’une fois, & encore sans huile ni vin . A quoi s’ajoute encore le jeûne sévère des divers Carêmes. Mais cette règle, le Père Isaac l’observait sans faillir, où qu’il se trouvât, fut-il loin du Monastère ; il était même beaucoup plus rigoureux en période de jeûne, faisant jusqu’à trois triméron, jeûne absolu de trois jours, sans nourriture ni boisson, durant le grand Carême – l’un durant la première semaine, celle de l’entrée en grand carême, le deuxième durant la troisième semaine, celle de la Croix, & le dernier durant la grande & sainte semaine. Telle est la confession que vers la fin de sa vie, il fit sous forme de confidence à un frère qui le suppliait de lui découvrir quelle était son ascèse.
Aussi longtemps qu’il vécut au métochion de Calamaria, où il passa de longues années à garder les brebis, jamais il ne mangea de viande, si même l’économe, sa synodie, & les journaliers en prenaient souvent. Pour lui, le Père Modeste gardait, tel qu’en préparent les Pères athonites pour l’année entière, un barl de poisson fumé en saumure. C’était cela que mangeait le Père Isaac en glorifiant Dieu, évitant aussi toute cause & motif de condamnation.
Au métochion de Monoxylitis, il faisait office de vendangeur. Mais, lorsque les raisins étaient mûrs, il n’en portait pas, avant l’heure du repas, un grain à sa bouche. Lui qui avait goûté la douceur de la Présence de Dieu, perpétuelle & mystérieuse, mystérique, il méprisait maintenant les choses du siècle présent, & ne mangeait que ce qu’il fallait pour subsister. Car, «  il est impossible », écrit Saint Diadoque de Photicée, «  que nous méprisions allègrement, avec joie, les choses de ce siècle, si nous n’avons pas d’abord, en toute conscience & connaissance, goûté à la douceur de Dieu. »
Il fut une époque où l’actuel Higoumène du Monastère se trouva, novice necore, à Monoxylitis en même temps que le Père Isaac. Après les vendanges, des grappes étaient restées dans les vignes, dont il donnait à manger aux autres, sans y goûter lui-même :
Tiens, Georges, prends cela.
Et toi, Père Isaac ?
Moi, je suis Moine. Cela ne se fait pas pour un Moine.
Alors, je veux être Moine, moi aussi ! répondait le futur Higoumène.
C’est ainsi, par sa propre ascèse, & par son exemple, qu’il enseignait aux plus jeunes, pour le profit de leur âme.
Ou bien :
Quelle heure est-il Georges ? demandait-il. Nous allons faire la cuisine.
Et il poursuivait :
Que mange-t-on ? aujourd’hui à la Trapéza - au réfectoire du Monastère, où les repas étaient néanmoins, pour l’ordinaire, étonnament délicieux -.
Du thé, Géronda.
Eh bien ! disait-il : Si c’est du thé au Monastère, ce sera du thé pour nous aussi !
Il savait bien, pour l’avoir expérimenté, que « le jeûne est le mors du Moine », & que, selon les Pères, comme pour Saint Grégoire de Nysse, « c’est pour la purification de l’âme qu’il a été prescrit. » C’est pourquoi aussi ses jeûnes avaient le fondement & le sens que leur donnent les canons de l’Eglise.
Quant à sa Règle de prière, jamais il ne la négligeait. A Dionysiou, les Moines font chaque jour douze grands chapelets de trois cents invocations, & trois cents métanies, les doigts jusqu’à terre. Mais l’Ancien Isaac, lui, accomplissait, durant le Grand Carême, le nombre stupéfiant de trois mille prosternations totales, tête contre terre, par jour ! & le soir, quelque fatigué qu’il fût de tant d’ascèse en sus du dur labeur du métochion, & aussi loin qu’il se trouvât, il faisait autant d’agrypnies, veilles de nuit, qu’en fixait le Monastère, veillant & priant la nuit souvent entière. Assoiffé de prière, brûlant pour le service de Dieu, il lisait les mêmes offices que ses frères de Dionysiou. Mais lorsque, dans sa cellule, harrassé de sommeil, épuisé, il n’entendait pas la simandre frapper le réveil, & perdait un peu de l’office, certains le taquinaient en disant :
Voyons, Père Isaac, tu oublies l’heure à présent ?
Non, non, cela ne compte pas comme une faute. C’est un crédit à rembourser, répondait-il avec sa simplicité coutumière. Et il ne s’apaisait que lorsqu’il avait remboursé son dû en particulier.
Dans ce creuset qu’est le coenobion, où se travaille & s’élabore l’or de la Vertu, l’Ancien Isaac se polissait de jour en jour. Dans l’obéissance, l’absence de souci, l’hésychia & la crainte de Dieu, il menait une scrupuleuse ascèse, vivant selon Dieu la Vie angélique, avec la simplicité d’un tout petit enfant.
Il n’avait pas pour parler cette éloquence que d’autres possèdent pour leur avantage. Aux vaines paroles, il préférait le silence. Grande vertu en vérité que le silence, qu’il incitait de plus jeunes recrues à acquérir aussi.
« Maintenant que tu as été ordonné, » disait-il avec amour à quelque nouveau Diacre, qui ne semblait pas en estimer assez les bienfaits, garde le silence. »
La contradiction ni la répartie était une chose inconnue du Père Isaac. Qu’on lui fît une observation, qu’on le blessât même, il inclinait la tête plus bas encore que de coutume, se contentant de recevoir la semonce, avant de répondre humblement : «  Bénis, père. »
Dès lors, lequel d’entre les frères du Monastère ne l’eût pas aimé ? Lequel ne l’eût pas estimé ?
«  Ah ! » disaient entre eux les Pères, «  voilà un vrai Moine ! » Et par respect accru pour lui, ils l’appelaient non pas « le Père Isaac », mais - terme plus ancien & plus vénérable- « l’Abba Isaac. »
Lui cependant ne se laissait jamais aller à des sentiments d’orgueilleuse fierté.
«  Ce que je suis, » disait-il simplement, « Dieu le Voit ».

Et comme tous le louaient, il ajoutait, non sans embarras : «  Que dites-vous là ? Je suis l’homme le plus pécheur. » Et il s’en allait humblement à sa cellule ou à sa diaconie.
Quelque soin qu’il prît de la vouloir cacher, sa renommée s’était désormais répandue partout. Le Métropolite Irénée de Cassandréïa qui aimait beaucoup le Monachisme, parlait toujours de l’Ancien Isaac en termes élogieux. Et chaque fois qu’il venait visiter les paroisses de son diocèse, il passait la nuit dans un métochion de Dionysiou, celui de Calamria le plus souvent, où se trouvait l’ »Abba ». Il venait y voir celui dont il goûtait tant la compagnie, celle du « vrai Moine », comme il l’appelait.
Je vais au Métochion de Dionysiouvoir ce vrai Moine, disait-il.
Ah ! très vénérable Père ! lui demandait-on étonné. Il y a
donc un Moine dans ce métochion ?
-Mais oui ! & c’est pour lui que je vais là-bas.

8.Vers les cimes.
Toutes les ascèses corrporelles & spirituelles se font dans le but éminent & saint que les Saints Pères appellent la « purification du coeur. »Le eûne, la veille, le deuil, la vie dure, le canon de prières, les offices, la lecture, la Prière, & tout le reste des luttes ascétiques aident le Moine à s'élever, comme à vivre purement la Vie Sainte.
Cela, « l'abba » tant vanté de Dionysiou l'avait compris dès sa jeunesse. Dès lors, s'étant sans cesse élevé sur l'Echelle des Vertus, il avait pleinement acquis la douceur, l'innocence, & la simplicité – laquelle enfante à son tour la plus haute humilité : «  Il n'est pas possible, dit Saint Jean le Climaque, de voir jamais simplicité dépourvue d'humilité. »
Mais la profonde humilité ouvre la voie à une vertu suprême, celle de l'apathéia, l'absence de toute passions, l'état d'impassibilité où les passions négatives n'agissent plus. Car c'est bien au sommet de l'Echelle Sainte que parvint ce soldat du Christ, tel un grimpeur excellent qui s'y était hissé, plus haut touours davantage. Le Père Isaac était du nombre très rare de ceux qui l'acquièrent. Il y faut d'ordinaire beaucoup de Temps, un immense désir, & l'aide de Dieu. Lui, cependant était allé plus promptement, tel ces êtres d'exception qu'évoque Saint Jean Climaque : «  Lorsque l'on voit, que l'on entend parler, » dit-il, «  d'un homme qui en peu d'années a atteint la cime de l'apathéia, c'est qu'il n'a pas emprunté d'autre voie que celle, rapide & bienheureuse, de l'humilité.
Des Pères qui ont vécu à ses côtés, & qui l'ont bien connu pour avoir ensemble passé par bien des métochions, montrent quelles formes revêtait cette vertu très haute dont s'ornait toute la vie du Géronda.
L'Ancien Isaac, disait le Père Léonce, lorsqu'il parle à des gens du monde, & rencontre des laïcs n'établit aucune différence entre les êtres, & ses sentiments restent les mêmes.
Que veux-tu dire par là, Père? S'étonnait le Père Lazare.
Je veux dire que, comme le Géronda Isaac parle avec les hommes, de la même façon aussi il parle avec les femmes.
C'était dire que, lorsqu'il était contraint de s'entretenir avec d'autres, l'Abba se plaçait toujours sur une hauteur qui lui faisait dominer tous les points de vue, - hauteur qui, en tremes patristiques, n'a d'autre nom que celui de l'apathéia -impassibilité.
Et de fait, l'Ancien Isaac, lorsqu'il était dans les métochions du Monastère - qui représentait déjà le monde à ses yeux- n'en continuait pas moins de s'y conduire tel un moine sans passion, porte-lance toujours sur la brèche certes, combattant, mais invincible, Mort au monde. En lui vivait seul le Christ, en lui s'incarnait la perfection de l'Amour, telle que la peint Saint Maxime le Confesseur : «  Celui qui est parfait en Amour », dit-il, «  parvenu au sommet de l'apathéia, ignore la différence entre ce qui lui est propre & ce qui est d'Autrui, entre le particulier & l'étranger, entre le fidèle & l'infidèle, entre l'esclave & le libre, &, absolument, entre le masculin & le féminin. »
Et pour avoir en vérité pris ce chemin qui rapidement s'élève vers les cimes, il fallait que l'agile courrier de Dionysiou, que l'excellent marcheur habile à parcourir les voies de Dieu, achevât son ascension par la vertu la plus haute, celle qui culmine au-dessus de toutes les autres, celle de l'Amour parfait.
C'est ainsi qu'il aprvint à ce degré sublime qui le faisait vibrer de sympathie pour tous les hommes, de concert avec le monde entier, harmonieusement avec la création entière, avec les êtres animés comme avec les êtres inanimés, en cela rejoignant ce que dit son Saint homonyme, le Grand Isaac le Syrien, sur la nature de l'Amour parfait. Il aimait tous les êtres & compatissait avec eux; il aimait & souffrait avec eux.
A l'ermitage des Saints-Apôtres, qui regarde le Monastère de Dionysiou, vécurent longtemps l'Ancien Isaac & le père Lazare; le Géronda, vieillard courbé déjà par les ans, jardinait cependant encore, cultivant ses oranges & ses citrons, tandis que l'autre soignait le Père Modeste, resté infirme après une attaque d'hémiplégie. Le premier avait sa cellule tout près de l'église; les deux autres, eux, demeuraient à l'étage...
Après les Complies, contait plus tard le Père Lazare, lorsque nous nous étions séparés, il ne se passait pas une demi-heure que l'on n'entendît l'Abba Iassac prier avec pleurs & sanglots. Ses larmes roulaient sur ses joues; on les eût dites venues des profondeurs insondables de l'âme & du coeur. Or un soir que je l'entendais, comme de coutume, mener semblable thrène, je m'avisai de lui demander ce qu'il avait à pleurer ainsi chaque nuit. Etant donc descendu, je m'approchai de sa cellule. Il s'en élevait comme un murmure plaintif :
«  Seigneur, sanglotait-il, aie pitié de tes pauvres. Aie pitié des malheureux. Aie pitié de ceux qui ont faim. Manifeste-leur tes tendresses, Seigneur, aie pitié... »
Moi cependant, ne comprenant pas pour qui il suppliait ainsi, je l'interrompis:
«  Pardon, Père Isaac, pour qui pleures-tu & supplies-tu si longtemps le Christ? Qui sont ces pauvres? Qui sont ces malheureux dont tu parles? »
Alors, il me répondit :
«  Ne te souviens-tu pas, mon enfant, de ces métayers que nous avions pour compagnons de labeur, dans les métochions où ils travaillaient tout le jour, s'épuisant pour un salire de misère? Comment subviendront-ils aux dépenses de leur nombreuse famille? Comment rassembleront-ils une dot pour marier leurs filles? Comment leurs enfants s'instruiront-ils? Comment se vêtiront-ils? Et comment ne les plaindrais-je pas, à m'en seulement souvenir? Eux qui nous ont manifesté tant d'estime & tant d'amitié, qui nous ont obéi, comme si nous les avions acheté pour esclaves? Comment ne supplierais-je pas le Christ, & ne pleurerai-je pas pour eux? »
Sur ces mots, je m'en fus, silencieux, le laissant à ses larmes & à ses suppliques, empli d'dmiration pour la grandeur de sa compassion.
Tel est l'extraodinaire portrait de lui que permettait de brosse six mois de vie passée en commun avec le Père Isaac, à l'ermitage des Saints Apôtres. J'y voyais là comme les second pendant d'un même Amoiur monastique pour le prochain, dont le premier eût été l'amour pour le malade, marqué par l'abnégation, le sacrifice de soi, la patience, les longues veilles, la peine, & le renoncement. Celui-ci – l'Amour pour ceux qui sont au loin- s'exprimait autrement, mais de façon plus haute encore, dans cette chaleur de l'âme, dans ces larmes brûlantes, dans ce bouleversement de l'être. Oui, telle était la grandeur du vrai Moine athonite, qui se rencontre encore aux diverses extrémités de la Sainte Montagne.
De ces jours à l'Ermitage des Saints-Apôtres, notre esprit se remémore avec joie les admirables images – celles du rez-de-chaussée où priait avec feu l'Ancien Isaac, celles du grenier où priait aussi le malade alité, veillé par son Frère. Et ces deux scènes, l'une comme l'autre nous faisaient songer aux Paroles du Maître, prononcées dans cet autre grenier historique à Jérusalem : «  Tous à ceci reconnaîtront que vous êtes mes disciples, que vous aurez de l'Amour les uns pour les autres. »
La Prière, voilà l'Oeuvre véritable du Moine – Prière pour le prochain & pour le monde entier, Prière dite avec le Coeur, tandis que, usqu'à l'abnégation, jusqu'au sacrifice de soi, les mains vaquant aux soins des malades, ou bien à l'hospitalité incessante, livrant le rayonnant enseignement de l'exemple, qui opère par la pratique.- Oeuvre invisible quasi, qui n'est point clamée sur les toits & qui, pour cela même, possède une dignité plus haute, inestimable.

9.Célestes instants.
Le Saint Monastère de Dionysiou, dans son ordonnance intérieure, est sans doute, architecturalement, le Monastère le plus resserré de l'Athos, celui qui inspire le plus de contrition au pèlerin. A voir en effet cette masse compacte de bâtiments se refermer sur l'église, ce dernier ne peut s'empêcher à son tour de se replier plus profindément sur lui-même, & d'y mieux concentrer son coeur & son esprit.
Les fresques empreintes d'une dignité toute hiératique, datant de la splendeur passée de Constantinople, dont s'orne l'intérieur du Catholikon; les scènes insomparblement expressives de l'Apocalypse, sur les murs des couloirs qui mènent à la trapéza; les chapelles, presque toutes peintes dans le même style, celles en particulier des Saints Anargyres, & de Saint Jean le Théologien; le réfectoire lui-même, où tègne un silence que rompt la seule lecture du synaxaire, & décoré lui aussi de scènes admirables – l'Echelle Sainte, la Synaxe des Archanges, le choeur des Saints, & d'autres encore – tout cela, sans parler des Pères du coenobion, qui jusqu'à ce jour incarnent l'austère Tradition monastique, & dont les vertus font paraître les visages plus lumineux- c'est là, dans le cadre idéal de cette cité monastique, où l'on fait l'apprentissage de la Vie Angélique, que l'Ancien Isaac vécut les jours & les nuits les plus heureuses de sa Philosophie en Christ.
Plus tard, lorsque parvenu à un âge avancé déjà, il s'asseyait, selon sa coutume, dans sa stalle d'Ancien, sous l'icône patinée du Vénérable Précurseur, & immobile comme une colonne, gardant vigilant l'oeil de l'âme & du corps, il suivait la divine Liturgie & le reste des offices de l'Eglise, qui font monter la terre aux Cieux, & descendre le Ciel sur la terre.
Alors, durant les longues agrypnies, & les matines graves & recueillies, lorsqu'à la faible lueur des veilleuses, les Pères les plus anciens, dans l'absolu silence, sont assis dans leurs stalles, sous le regard des Saints comme détachés du mur, l'on croirait voir leurs glorieuses figures se réjouir avec celles des Moines, &, dans le Paradis, se réjouir le choeur bienheureux des Pères, avec ceux qui sont encore ici, dans ce Jardin de la Toute Sainte, & qui ont avec les premiers ce trait en commun d'être Amoureux de Dieu...
Ah! Perfection inoubliable des Pannhikides, -offices de défunts de la Sainte Montagne-, des grandes fêtes & des processions tant attendues,celles des dimanches de Grand Carême, celles de la Passion du Sauveur...
Comment ne pas s'émouvoir de ces vénérables Anciens, inébranlables comme les Martyrs, silencieux & sobres comme les Saints Ermites, attendant patiemment pour aller vénérer, chacun à son tour, le Saint Evangile, les précieuses Reliques, ou le calice des Saints Mystères? «  Elle passe en vérité toute description, » écrit l'Archimandrite Gabriel, «  l'incomparable ordonnance des hiérurges, des diacres & des Saints Pères, qui se tiennent ensemble au milieu de l'église, dans leurs ornements chamarrés de fils d'or, leurs mandyas, pèlerines noires aux cent plis, & leurs voiles si majestueux, qui leur confèrent cet air de pieuse décence & d'inégalable dignité, inspirant à tous la même crainte de Dieu que s'ils se fussent tenus devant lui! »
Dans ce cadre tout céleste, l'âme du Père Isaac s'envolait; elle entrait en incandescence, s'emplissait de contrition, & ses yeux se mouillaient, comme à la fête de la Théophanie, chaque fois qu'à l'office des Heures, il entendait l'idiomèle admirable, le tropaire à la Gloire de Saint Jean Baptiste, le Précurseur du Seigneur :
«  Ta main sublime qui touchas
la tête toute pure du Maître
& qui de son doigt béni
nous la désigna,
tends-la maintenant vers nous, ô Baptiste,
toi qui devant Dieu possède tant d'assurance.
Tu es en effet plus grand que tous les Prophètes,
toi dont il a rendu témoignage.
Tes yeux, les mêmes qui contemplèrent
l'Esprit très Saint
descendu sous forme de colombe,
lève-les maintenant vers lui, ô Baptiste,
le suppliant de nous être propice.
Et tiens-toi ici parmi nous,
avec nous chantant l'hymne
& présidant la fête! »
L'émotion grandissait dans le coeur du Père Isaac , jusqu'à culminer quand il vénérait & embrassait pieusement cette main bénie du Précurseur, posée là devant lui - la plus précieuse & la première des Reliques du Monastère. Que de fois l'Ancien l'avait-il sentie embaumer de ce Parfum Suave de l'Odeur de Sainteté, que quelques-uns des Pères, par intermittences & par effluves, perçoivent, & qui suavement s'en exhale, par petites bouffées subtiles, entre lesquelles le parfum de la rose...
Ah! Célestes instants! Instants divins & hypercosmiques!


TROISIEME PARTIE

LES CHARISMES DE L'ESPRIT

10. Merveilleux miracle du Précurseur.
Aux lutteurs qui se sont sanctifiés par l'ascèse, Dieu prodigue ses charismes admirables, leur témoignant ainsi Son Amour infini.
L'Ancien Isaac n'était pas, lui non plus, sans participer à ces dons de la tangible Présence de Dieu, comme en attestent bien des évènements extraordinaires de sa Vie. C'est ainsi que dans sa jeunesse, tandis qu'il faisait, à Conaki de Karyès, office de cellérier, préposé à l'intendance des vivres, sous la direction du Père Gélase de Laconie, originaire de la région de Sparte dans le Péloponnèse, il arriva qu'un jour d'hiver – on était alors au mois de février -, sous l'effet d'une circonstance pressante, le Père Gélase eut besoin de joindre à tout prix le Monastère. Et parce qu'il n'y avait à l'époque ni téléphone, ni moyen de communication d'aucune sorte, il fallait bien que quelqu'un y allât à pied, quelque menaçant que parût le temps, qui ne laissait rien moins présager qu'une tempête de neige. L'Ancien Gélase fit donc venir le Père Isaac, lui demandant de porter au Monastère les lettres qu'il lui confiait. Celui-ci fit une métanie, prit son bâton & son sac de lettres, & se mit en route. Si le sentier qui mène à Dionysiou par la montagne est d'une imprsessionnante beauté,surplombant toute la vallée, serpentant entre des étendues sauvages plantées de pins & de châtaigniers, dont les cimes s'élèvent droit vers le ciel, il ne faut cependant pas moins de cinq heures pour couvrir à pied cette distance depuis Karyès.
Docile, le novice se pressait d'aller s'acquitter de son obéissance, selon l'expression consacrée qui est dire, au sens monastique, ce que lui commandait l'obéissance. Le ciel cependant s'assombrissait d'heure en heure ; le jeune Moine discernait au loin les signes avant-coureurs d'une tempête, - de celles, effrayantes, qu'il avait à maintes reprises vues balayer l'Athos. Près d'un quart d'heure plus tard, il se trouvait au pied de la grande croix qui marque la ligne de faîte. Il prit en hâte le sentier qui rejoint la route du Monastère, lorqu'il se trouva pris de front par l'ennemi : La neigne était là. Il était parti de Konaki à la première heure de l'après-midi – la septième heure, selon l'horloge athonite. ( De fait, selon cette horloge athonite, qui est toujours en vigueur à la Sainte Montagne, les vingt quatre heures commencent avec le coucher du soleil, conformément à la tradition biblique : «  La tempête à présent faisait rage. La neige le fouettait de tous côtés, par violentes bourrasques. Il demeurait immobile, arrêté par l'opaque muraille. Il tenta de faire quelques pas encore...Ce lui fut chose impossible. Il était encerclé, pris au piège, & rien ne pouvait plus le sauver...
Il y avait longtemps déjà qu'il avait perdu sa route. Il était là, figé, raidi par le froid terrible, & la neige continuait de s'amonceler, montant de façon menaçante, plus haut, toujours plus haut. De secours humain, en ces lieux déserts, il n'en fallait pas attendre. Pas la moindre cahute non plus, pour s'y recroqueviller un peu à l'abri. Et l'heure avançait. La nuit commençait de tomber. Il n'y avait plus de salut pour le eune Isaac. De nulle part il n'en viendrait. La neige, peu à peu, allait le recouvrir tout entier. Ce soir-là serait le dernier de sa vie. Il ne lui restait plus qu'à attendre la Mort...

Alors, lorsque tout autre espoir fut perdu, il éleva ses mains & ses yeux,&, plein d'une foi ardente, résolument s'écria : «  Seigneur Jésus Christ, mon Dieu, par les Prières de mon Saint Géronda, sauve-moi à cette heure! Et toi, vénérable Précurseur, uge-moi digne d'arriver sain & sauf au Monastère! »
Et le Miracle se fit. La Parole du Prophète Isaïe s'accomplit: « Tandis que tu es en core à parler, me voici! » A l'instant, l'espace d'un éclair, quelque force invincible l'arracha de terre. En un clin d'oeil, il fut transporté jusque devant le proskynitère, petit oratoire sis au seuil du Monastère.
Il était presque quatre heures et demie de l'après-midi, - dix heures et demie à l'heure athonite. Les Pères se levaient à peine de table, l'unique repas étant tardif , vers la troisième heure durant cette période. Le portier s'apprêtait à fermer la porte du Monastère, quand, à sa grande stupeur, il avisa devant lui le Père Isaac.
-D'où viens-tu, Abba? S'exclama-t-il. Comment es-tu parvenu à passer au travers d'une telle tourmente?
Son embarras fut à son comble lorsque, chercehant des traces de pas sur la route de Karyès, il n'en vit pas la moindre. Cette perplexité se communiqua bientôt à tous les autres Pères. Frappés d'étonnement, tous l'interrogeaient sur ce qui lui était arrivé. Mais le Père Isaac, ne voulant pas leur découvrir le Miracle, donnait aussi peu d'explications qu'il se pouvait. «  Avec le Secours du Vénérable Précurseur », leur disait-il seulement, montrant son icône qu'il serrait sur lui, j'ai pu sans dommage m'acquitter de mon obéissance. »
Cependant, il ne se passa guère de temps que le miraculeux événement du transport par la voie des airs du Père Isaac ne fût, pour la Gloire de Dieu & de Ses Saints, clairement mise en lumière par son Père Spirituel, auquel il avait dans le détail tout révélé. - Miracle étrangement semblable à ceux qui advinrent à bien des Saints de l'Eglise, qui connurent eux aussi ravissements dans les airs ou transferts instantanés d'un lieu à un autre, lesquels constituent, parmi cent divers autres, le signe frappant d'une vie gratifiée de charismes, & d'une faveur divine toute particulière.
11. Une existence insigne.

Ceux de ses contemporains qui vivent encore n'oublieront jamais le serpent qui fut l'ami inséparable du Géronda. C'était un immense reptile, venimeux s'il en fut, long de plus d'un mètre & demi, de cette race de vipères qu'à l'Athos l'on appelle “cervidée”.
Durant les deux années où il resta à la boulangerie du Monastère, le Père Isaac ne s'en sépara pas. Il lui préparait avec de la farine des repas de gruau & le cajôlait sans peur. Le serpent, en retour, rendait à “son géronda” de notables services: Il livrait aux souris une guerre sauvage, & en nettoyait toute la boulangerie. Il était devenu à ce point familier avec l'Ancien qu'il montait dans le grossier cadre de bois qui lui servait de lit, pour y dormir à ses pieds. Là, véritablement, il s'enroulait sur lui-même &, tranquillement, s'endormait.

“- La première fois que je le vis ramper sur le sol de la boulangerie”, conte l'higoumène Gabriel, “un frisson me parcourut tout entier. Mais l'Ancien Isaac, lui, gardait avec l'animal les liens de la familiarité la plus naturellemnt adamique.”
“- Père Isaac”, lui demandaient les Pères, non sans une crainte certaine,“ as-tu vraiment besoin de cet aspic ici?”
“-Il est gentil,” répondait simplement le Géronda. “Il ne dérange nullement. Et il ne laisse pas une souris dans la place!”
Tant que son maître demeurait dans la boulangerie, le serpent restait à ses côtés. Mais, à peine l'Ancien s'en allait-il que l'animal disparaissait aussi; on le voyait prendre le maquis.
C'est là un fait attesté, que beaucoup d'hommes de Dieu sont jugés dignes, pour leur grande vertu, de parvenir au même état de nature adamique qui fut celui des protoplastes, les “premiers modelés” par le Créateur, Adam & Eve, & de vivre, sans être inquiétés, dans la compagnie des bêtes sauvages. Car devant ces êtres purifiés, les bêtes & les reptiles, comme avertis en secret de leur innocence parfaite, s'apaisent & courbent le cou. Et cela, non pas seulement dans les Temps anciens, ainsi que le montre toute l'histoire patristique, mais même jusqu'à nos jours, comme pour l'Ancien Isaac.
Et cependant, si l'animal sauvage respecte ceux qui vivent dans cet état paradisiaque d'avant la Chute, l'Ennemi, lui, les combat de par mille ruses, comme autrefois les protoplastes. Souvent, en vérité, le Diable prit pour cible ce Saint Moine, l'attaquant & ne le laissant jamais en repos, dans cette guerre qu'il lui avait au commencement déclarée pour sa vertu. Et pourtant, jamais, en dépit de tous ses artifices, il ne parvint à le chasser hors du jardin d'Eden.
Le Père Bartholomée, Ermite des Karoulias & vétéran du combat contre l'adversaire, avait vécu, jeune encore, à Conaki de Karyès avec l'Ancien Isaac. Là, son compagnon d'ascèse, comme lui, était souvent importuné par les démons. Un jour donc qu'il allait le réveiller, pour lui demander de l'aider à pétrir les prosphores, - lesquels constituent le pain liturgique, duquel le prêtre détache l'Agneau liturgique au cours de la célébration -, il le secoua par l'épaule. Mais le Père Isaac, encore endormi, se contenta de gémir : “ Va t'en, Diable, va t'en!” Le Père Bartholomée comprit alors que son syncelle, - son compagnon de cellule-, avait, la nuit, beaucoup à souffrir des puissances hostiles.
Une autre fois encore, à Conaki, tandis qu'ils marchaient dans la nuit, ils avisèrent un étrange personnage. Le Père Isaac le dépassa sans mot dire, s'en alla exécuter son travail, puis, à son retour, passa de nouveau tranquillement devant lui. Les efforts de cette figure de l'Ennemi invisible déployés pour l'eefrayer n'avaient pas prévalu contre lui.
De Monoxylitis, il avait coutume, tous les samedis, d'aller à la skyte russe voisine – celle que l'on appelle la Thébaïde- où il assistait à l'agrypnie, - office de veille qui durait la nuit entière,incitant à rester sans dormir devant le Seigneur-, & prenait part, le dimanche matin, aux Purs & Saints Mystères. En chemin cependant, les démons faisaient tout pour l'effrayer en sorte de le contraindre à faire demi-tour. Tous les cinquante pas, quasiment, ils se présentaient à lui sous diverses formes hideuses, tour à tour sangliers, loups, chacals, ou serpents horribles qui sifflaient de manière effrante. Mais lui, indifférent à tout, continuait d'avancer, le Psaume 26 sur les lèvres :
“ Le Seigneur est ma Lumière & mon Salut :
De qui aurais-je epur?
Le Seigneur est le Défenseur de ma Vie :
Qui craindrais-je?”
Et il marchait sans trouble, en quête de la Perle de grand prix – le Corps & le Sang du Seigneur qu'il allai recevoir en lui.

12.Dieu est admirable dans Ses Saints.

E, 1893, l'Ancien Isaac était attaché au service du métochion de Calamaria, dont l'économe était le vertueux Père Gervaise, originaire d'Ithaque. Mais cette année-là, avec la canicule, régnait sur tout l'endroit une terrible sécheresse. On n'était encore qu'au mois d'avril, mais les cultures menaçaient de se déssécher tout-à-fait. Alors l'économe, sachant combien le Géronda Isaac avait d'assurance devant Dieu, le supplia d'implorer la Miséricorde divine, pour que le Seigneur envoyât un peu de pluie sur cet aride désert. Et celui-ci, qui ne savait pas contredire, & moins encore désobéir, se mit, au soir de ce même our, à son office d'intercession. La nuit entière, il s'abîma dans la Prière, suppliant avec larmes le Dieu de Bonté de prendre sa créature en pitié, & de faire pleuvoir sur la terre desséchée, afin que ne fussent pas perdus les espoirs & les peines des pauvres gens, non plus que ceux du Père Gervaise, l'économe.
Et voici que l'aube pointait à peine lorsque de l'extrémité de l'horizon accoururent soudain quelques nuages. Amoncelé à la périphérie du Polygyros, ils se rapprochaient peu à peu. Bientôt, un grand nuage s'étendit sur toute la campagne alentour, jusqu'au village de Portaria.Peu de temps après, l'orage éclata. Il pleuvait si fort que la terre en était détrempée. Le Seigneur avait entendu la prière de Son serviteur. “Dieu”, dit le Prophète des Psaumes, “ fera la volonté de ceux qui le craignent; Il entendra leur supplication. ( Ps.144, 19).
Combien d'âmes encore, sachant bien la puissance de sa Prière, eurent-elles recours à lui, le priant d'intercéder auprès de Dieu dans leurs épreuves & leurs nécessités! Combien de femmes stériles, de Chalcidiki & d'ailleurs, ne le supplièrent-elles pas...Car l'Ancien, dans sa Prière, n'oubliait personne.
Parmi ses multiples diaconies, ce qui est dire les services dont il était chargé au Monastère-, le Géronda Isaac était aussi passé par la confection des prosphores. Là, comme partout, il avait laissé d'ineffaçables souvenirs. Outre son zèle, & son ardeur au travail, nul n'oubliait les Miracles qui l'accompagnaient.
Comme le veut la coutume, l'on pétrit chaque semaine à Dionysiou une centaine de prosphores avec vingt cinq mesures de farine. Et, tandis qu'une trentaine d'entre elles suffisent à assurer la consommation du Monastère & de son hôtellerie à Karyès, le reste est offert, jusqu'à Kavsokalyvia, en bénédiction aux ascètes des sytes, ces Ermitages réunissant quelques Moines autour d'un Ancien,placés sous la dépendance d'un Monastère.Une année cependant où la récolte avait été mauvaise, il arriva que la réserve de blé ne fût plus assez pleine. L'ayant mesurée dès le mois de février, les intendants du Monastère jugèrent qu'elle aurait peine à suffire jusqu'à la nouvelle récolte, au prix même des plus sévères restrictions. Ils appelèrent donc l'Ancien Isaac, qui faisait les prosphores, & lui dirent :
Géronda Isaac, nous manquons de farine. Pourtant, en l'économisant beaucoup, elle nous suffira peut-être. Garde ce fait présent à l'esprit, qu'il n'en reste qu'une jarre pour confectionner le tout, ce qui n'est pas assez pour que tu en donnes aux Ascètes. Aussi, restreins-toi raisonnablement.
Cette nouvelle fit sur l'âmedu bienheureux Isaac l'effet de la foudre. Il ne dit rien, mais se trouvait en proie au plus grand désarroi. Le dilemme était des plus cruels. “ Que faire maintenant?” songeait-il. “ Certes, les Intendants ont raison : Il ne me reste qu'une jarre de farine. Mais comment se résoudre à être ainsi privé de la bénédiction du vénérable Précurseur? Comment ne pas donner aux Ascètes leurs prosphores, lesquelles se changent en autant de liturgies à la Gloire de Dieu, pour la rémission de nos péchés? Ah! Mon âme ne connaît plus de paix!”
L'Ancien, dès lors, se jeta dans son seul & unique recours : La Prière. Il alla à l'icône de Baptiste, qui veillait sur la boulangerie, lui fit trois métanies, & embrassa pieusement ses vénérables pieds, le suppliant de toute son âme de l'éclairer sur la conduite à suivre. L'Ancien Isaac aiamit tellement Saint Jean que, lorsqu'il le priait, il lui parlait avec la même confiance, la même simplicité enfantines qu'eût observée un petit garçon envers son grand frère.
La Prière le conforta. Il se leva, le coeur content, affermi dans sa décision.
Vénérable Précurseur, dit-il alors, plein de foi, je ne cesserai pas, quant à moi,
de prodiguer ma bénédiction. Mais toi, fais en sorte, par ta Sainteté, d'opérer le Miracle, en sorte que la farine ne manque pas, jusqu'à la venue du blé nouveau.
Et le Miracle se produisit : la farine ne diminuait pas dans la jarre. On pétrit avec la mesure canonique, tout comme auparavant, jusqu'au 22 juin, avant-veille de la fête du Monastère, lorsqu'arriva au port le caïque, chargé du blé nouveau, qu'il acheminait depuis le métochion de Kalamaria!
L'on imagine la joie de l'Ancien Isaac, & sa reconnaissance envers le Vénérable Précurseur, qui, dans cette circonstance si délicate, lui avait montré, de façon tangible, sa divine intervention.

13.Les larmes de la Prière.
La Grâce de Dieu habitait si manifestement l'âme de l'Ancien Issac, qu'elle était perpétuellement contrite, & que lui-même reçut le don divin des larmes incessantes – ce don octroyé par Dieu seul, & qui se manifestait chez le Géronda par la compassion & l'Amour infini qu'il éprouvait pour tous ceux qui étaient dans les nécessités & dans les afflictions.
“ Nul, dit Saint Syméon le Nouveau Théologien, ne saurait montrer que sans les larmes, ni la contrition continuelle, quelqu'un a jamais été purifié, ni qu'il est devenu Saint, qu'il a reçu le Saint Esprit, qu'il a Vu Dieu, ou qu'il l'a reçu en lui, en sorte que Celui-ci habite entièrement son coeur.”
Lorsqu'il eut reçu ce don des larmes, l'Ancien Isaac pleurait tant, surtout vers la fin de sa Vie, que ses paupières en paraissaient comme rétrécies.Les Pères, bien souvent, lui voyaient les yeux gonflés & rougis de larmes. Et tandis qu'ils passaient au-dehors,devant sa cellule, ils l'entendaient pleurer encore, tandis qu'il disait la Prière, comme exhallée des profondeurs de son âme.
Ses journées entières, ses nuits surtout, il les passait à s'entretenir avec le monde d'en-haut. Pour la Prière, il tâchait de trouver toujours le plus de Temps possible. Des heures entières, dans la nuit calm & paisible, où rien ne venait distraire son esprit, hors du monde & des choses de la terre, il Priait,&, dans sa grande contrition & son brûlant amour pour Dieu, il épanchait des flots de larmes.
Le Père Lazare vint un jour lui demander:
Père Isaac, combien d'heures penses-tu que je doive dormir?
Pour toi, qui es très jeune encore, répondit-il, cinq heures suffisent : trois la nuit & deux le jour. Mais pour ceux qui sont plus avancés, trois à quatre suffisent, réparties entre le jour & la nuit.
Et, véritablement, l'Ancien ne dormait que trois heures – deux la nuit,& une le jour. Tout le reste de son Temps, il le consacrait à la Prière, à son doux commerce avec celui dont son âme avait soif, insatiablement.
“ Quand nous étions aux Saints Apôtres,' conte le Père Lazare, & que nous faisions tous deux l'office, durant près de deux heures & demie, avec le chapelet, l'Ancien Isaac faisait à mi-voix le premier, puis le second chapelet : “ Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous.”
- De fait, les Moines & les Ermites des Ermitages, s'ils n'ont pas avec eux les livres liturgiques, remplacent les offices par un nombre correspondant de chapelets. C'est ainsi qu'à l'office de Minuit, suivi des matines par exemple, correspondent trente trois chapelets.
Mais au troisième chapelet, son coeur s'échauffait tellement qu'il ne pouvait plus se contenir: et, incapable désormais de murmurer à voix basse, il criait chaque mot, en une Prière de Feu, transporté d'un Amour plus ardent que la flamme. Moi, à l'entendre, j'admirai quel Amour pour le Christ il avait dans son coeur.”
Une autre nuit, le Père Lazare dut se lever pour se rendre à Karyès, jusqu'à l'Ermitage des Saints-Apôtres. Il fallait, de façon urgente, porter quelque chose à l'Ancien Modeste, qui était malade. L'on était alors au mois de juillet, & il faisait très chaud au-dehors. Ce soir-là, il faisait clair de lune. Le Père Isaac sortit donc de sa cahute & fit quelques pas en avant, lorsqu'à ses yeux s'offrit soudain un spectacle unique. Là, en bordure du chemin, se tenait quelqu'un, agenouillé, les mains levées, priant dans l'infini silence de la nuit, parmi la nature endormie...C'était l'Ancien Isaac!
Le Père Lazare s'arrêta, & prit un autre chemin. Il regardait comme un sacrilège de passer devant le bienheureux, & de rompre l'ordonnance d'une scène aussi grandiose.
Qui sait quelle Joie Divine, quel céleste bonheur inondaient ce soir-là le radieux visage du Géronda? Qui sait ce que demandaient au Ciel ces saintes mains élevées en Prière? Qui sait quelles larmes abreuvèrent cette terre de l'Ermitage des Saints-Apôtres, quelles larmes brillant d'un éclat tout divin firent s'y ouvrir pour lui jusqu'aux portes du Ciel...

14. Sa fin bienheureuse.
Pareille à sa Vie, toute entière Sainte & riche des charismes, ainsi fut encore sa Sainte fin, bienheureuse. Lorsqu'un être a vécu, tel le Géronda, de la pensée de la Mort, comme d'un doux pain quotidien dont se fût nourrie son âme, alors sa fin est en vérité “Chrétienne, paisible, sans douleur, sans reproche”, tout ainsi qu'en implore Dieu, le Diacre dans l'Eglise au cours des supplications dites ecténies.C'est joyeux & paisibles que les ouvriers de la Vertu attendent la Mort, parce qu'ils s'en vont , “laissant cette vie éphémère, pour aller vers une autre, incomparablement meilleure, & plus radieuse, qui n'a pas de fin”, comme parle l'Office de l'ensevelissement.
L'Abba Isaac, ce vaillant marcheur, ce noble coureur de l'arène monastique, comme parle l'Apôtre Paul, avait “achevé sa course”. Il avait vécu soixante années d'ascèse, de tempérance, de Prière & d'Amour pour son Christ. Soixante années d'obéissance parfaite, de renoncement à sa volonté propre, d'humilité, & d'une vie dure jusqu'à la souffrance, pour l'Amour de son Christ. Soixante années d'une Vie Sainte & marquée par la Grâce.
L'Abba Isaac était un Saint, de ceux qui ont sans bruit traversé cette vie. C'est de semblables figures, d'êtres également Sanctifiés que la Sainte Montagne continue d'enrichir le corps de l'Eglise. L'Athos en recèle un peu partout sur ses pentes, de ces Saints qu'il est malaisé de découvrir, pour ce qu'ils savent se cacher; - dans la pénombre & dans le silence, sous un vieux rasso usé, à l'abri de quelque folie ou de quelque discrédit, parmi les grands Monastères ou les skytes pittoresques, les pauvres cahutes ou l'austère Désert...
Quelques mois avant que n'eût sonné l'heure de sa fin, il tomba malade. Il souffrait de maux d'estomac. On lui prodigua des soins à l'hospice du Monastère. L'infirmier lui proposa de faire venir, du Monastère voisin de Saint Grégoire,le Père Nicolas, qui était médecin. Mais l'Ancien s'y refusa.
- Laisse, mon enfant, dit-il. N'importune pas le médecin. Ne le mets pas en peine.Il n'est pas besoin qu'il vienne jusqu'ici. Si le Christ veut que je vive encore, je vivrai. Si l'heure est venue de m'en aller, il me prendra. J'ai assez vécu. Il adviendra ce que Veut le Seigneur.


Un air profondément paisible s'était répandu sur son visage. Il ne ressentait nulle inquiétude. Sa Vie, comme sa Mort, il les remettait à la Volonté de Dieu.
Les derniers instants arrivèrent. Les Pères lui demandèrent s'il ne voyait rien.
Si, leur répondit-il, je vois un lion sur le seuil de la porte.
C'était notre adversaire, le Daible, lequel « comme un lion rugissant rôde autour de nous, cherchant qui dévorer » ( 1 Pierre 5,8). Continûment, & jusqu'à notre dernier souffle, il nous poursuit, nous dupant, nous menaçant, nous diffamant, & prêt toujours, lors de la sortie de l'âme, à demander des comptes & à produire des allégations.
L'Abba était cependant paisible. Des Anges bientôt se présentèrent à lui, qui si fidèlement avait incarné la Vie Angélique...
C'est ainsi que le 22 mai 1932 s'endormait en paix l'athlète cénobite, le combattant de la bienheureuse obéissance. Il avait remis sa Sainte Ame entre les mains de Dieu. “ Les Ames des Justes, dit la Sagesse, sont dans la main de Dieu; les tourments ne les atteindront pas;” - eux dont “ l'espérance est pleine d'mmortalité” ( Sag. 3, 1 & 4).
L'on célébra pour le Géronda l'Office des Défunts. L'on eût dit que le recueillement & la contrition étaient plus grands que jamais. Soixante années durant, l'Ancien Isaac avait concentré sur lui l'amour & la vénération des frères. Et voici qu'il gisait maintenant, enveloppé de son vieux rasso, endormi dans le Seigneur.
Le visiteur qui entre aujourd'hui dans le sobre & paisible cimetière du Monastère de Dionysiou ne regarde pas sans émotion la terre bénie dont fut un Temps recouverte l'enveloppe charnelle du Géronda d'éternelle mémoire. Dans l'ossuaire ensuite, il voit encore, parmi les os des Pères, ceux de l'Ancien sortis de terre, qui silencieusement attendent que retentisse au Dernier Jour la trompette de l'Archange, au son de laquelle tous les Morts se lèveront...
Et lorsque le pèlerin lit le registre des défunts, il y trouve au détour d'une colonne ces paroles brèves mais concises, qui tournent la page sur cette vie de haute lutte d'un Saint de notre Temps :
“ 21 mai 1932. Géronda Isaac. Placés dans le cimetière du bas, ses restes furent transférés le 25 septembre 1937.
L'Ancien Isaac, notre Frère, originaire des Quarante Eglises de Cavvali, à l'âge de quatre-vingt deux ans s'en est allé vers le Seigneur, ayant vécu au Monastère plus de soixante années, vivant exemple & modèle de vertu, authentique norme & canon de la seule Vraie Vie, empli de Sainteté.
Puisse le Seigneur notre Dieu le faire reposer avec nos Saints Pères Théophores, les Porteurs de Dieu, qui ont resplendi ici-bas. Amen”.



FIN
























































































énérable Précurseur