Editions
Temps & Périodes
(Epuisé).
Préface
Protoprêtre
Boris Bobrinskoy
Directeur de collection :
Viatcheslav Répine
Traduit du russe par
Lydia Ermakoff
Tilda Lovi
Pierre Skorov
Editions Temps &
Périodes, 2009, pour la traduction française.
Quatrième de
couverture :
L’auteure de
l’ouvrage, Lioubov Miller, vit en Australie. Elle est née en
Chine, en Mandchourie, dans une famille de réfugiés russes blancs
qui, après avoir vécu la guerre civile de 1918-1922, puis les
persécutions communistes, ont dû fuir jusqu’en Australie.
Cet ouvrage, déjà
traduit en plusieurs langues et plusieurs fois réédité, très
documenté et écrit avec beaucoup d’émotion, est un salut rendu à
une femme hors du commun, dont les bienfaits prodigués à ceux qui
souffrent et le sacrifice de son existence continuent de porter leurs
fruits. Ecoles, hôpitaux, associations d’aide aux enfants et aux
adultes dans le besoin sont autant d’institutions caritatives qui
se sont développées de par le monde à son instigation. Morte en
martyre pendant la révolution russe, la grande-duchesse Elisabeth
(1864-1918) a été canonisée par l’Eglise orthodoxe russe
hors-frontières en 1981, puis par le patriarcat de Moscou en 2000.
Sa vie d’abnégation, son courage, sa foi et son amour absolu de
l’autre ont profondément marqué son époque et continuent de
marquer, dans le monde entier, des générations de croyants et de
non-croyants, à qui elle offre simplement l’exemple de l’espoir
et de l’amour infini.
« Ces gens vêtus
de robes blanches,
qui sont-ils et d’où
viennent-ils ?
Ce sont ceux qui
viennent de la grande épreuve :
Ils ont lavé leurs
robes et les ont blanchies
Dans le sang de
l’Agneau.
C’est pourquoi ils
sont devant le trône de Dieu,
Le servant jour et nuit
dans Son Temple (…)
Et Dieu essuiera toute
larme de leurs yeux. »
Apocalypse, VII, 13-17
« Une rare
beauté, une remarquable intelligence, un subtil sens de l’humour,
une patience d’ange, un noble cœur, telles étaient les qualités
de cette femme extraordinaire… Après avoir passé une soirée en
sa compagnie et en nous remémorant ses yeux, son teint et cette
aptitude qu’elle avait de créer autour d’elle une telle
atmosphère de bien-être, nous étions au désespoir à la pensée
de son mariage prochain. »
Grand-duc Alexandre
Mikhaïlovitch, Livre de souvenirs
« Avec tous les
autres qui ont souffert pour la Russie, elle incarnait en même temps
l’expiation de la Russie passée et le fondement de la Russie à
venir, qui serait bâtie sur les ossements des martyrs. Ces
personnages ont un rôle et une importance fondamentaux, et un
souvenir éternel leur est réservé sur la terre comme au ciel. Ce
n’est pas un hasard si déjà de son vivant le peuple l’avait
proclamée sainte. »
Archevêque Anastase
A la lumineuse mémoire
de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna
« Il se peut
que je me trompe ( je sais que mon désir de transporter mon
existence dans le monde de l’extrême misère suscitera chez
certains la moquerie), mais je crois qu’il y aura parfois quelqu’un
qui regardera de mon côté et me viendra en aide, et abandonnera
quelques heures ses divertissements. Si seulement quelqu’un pouvait
se rendre compte, ne serait-ce qu’une fois, quelle joie immense
peuvent apporter de simples paroles et un soutien, même une petite
aide à trouver du travail ou la consolation quand on souffre. Vous
me direz, comme bien d’autres : restez dans votre palais et
faites le bien « d’en haut ». mais si je demande aux
autres d’adhérer à mes convictions, il faut que je vive comme les
malheureux, je dois faire la même chose qu’eux, endurer avec eux
les mêmes difficultés. Je dois être forte pour pouvoir les
consoler, les encourager par mon exemple. Je n’ai ni intelligence
ni talent ; tout ce que j’ai, c’est mon amour pour le
Christ, mais je suis faible. L’essence même de notre amour pour le
Christ, notre dévouement à Lui, nous ne pouvons les exprimer qu’en
apportant aux autres la consolation. C’est seulement ainsi que nous
Lui offrons notre vie… »
La
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna,
Lettre
à A. Narychkina,
Moscou,
20 janvier 1909
Préface
C’est avec
joie et émotion que je salue la publication en langue française de
l’ouvrage de Lioubov Miller sur la vie de la grande-duchesse
Elisabeth de Russie, canonisée par l’Eglise russe en tant que
martyre moniale Elisabeth.
Cet ouvrage
décrit avec beaucoup de soin la vie mouvementée d’une princesse à
la fois allemande, fille du grand-duc Ludwig IV de Hesse-Darmstadt,
et anglaise, petite-fille de la reine d’Angleterre Victoria par sa
mère. En épousant le grand-duc Serge de Russie, elle s’allia à
la famille impériale russe dont l’épouse du tsar, Alexandra, fut
sa propre sœur.
Lioubov Miller
a pu puiser dans les archives de la cour royale de Windsor et dans
celles du grand-duché de Hesse à Darmstadt un grand nombre de
lettres de la grande-duchesse Elisabeth, devenue moniale Elisabeth.
Elle en tire un portrait saisissant de vérité et nous offre ainsi
de nombreux détails des différentes étapes de la vie privée et de
l’action de bienfaisance de la grande-duchesse, moniale martyre.
Son mariage en
1884 à l’âge de 20 ans l’unit profondément au peuple russe et
lui fait découvrir les trésors de sa tradition religieuse, ce qui
l’amena à embrasser la foi orthodoxe en 1891. Son éducation
familiale l’avait déjà préparée à un engagement religieux
personnel, ainsi qu’à une grande sensibilité aux souffrances et
aux besoins des pauvres et des malades.
L’auteur
rappelle les temps troublés de la révolution de 1905 où
s’ébranlent les structures sociales et l’ordre moral du pays,
culminant dans la révolution de 1917 et l’avènement du pouvoir
bolchévique. L’assassinat politique de son mari en 1905 bouleversa
profondément sa vie. Elle rendit visite en prison à l’assassin et
lui accorda son pardon. Elle fonda une communauté de moniales de
vocation hospitalière et diaconale, communauté de Marthe-et-Marie,
partagée entre la prière et le service des malades et des
nécessiteux. Devenue moniale, elle parcourait les taudis et
quartiers les plus misérables de Moscou, sans autre escorte que les
sœurs 1de son couvent.
En 1917, elle
refusa de quitter sa chère Russie, comme on le lui proposait, et
continua inlassablement son œuvre jusqu’au moment où sa
communauté fut dispersée, ses biens confisqués et où elle-même
fut arrêtée avec l’une de ses sœurs, la moniale Varvara, et
d’autres membres de la famille impériale. Le 18 juillet 1918, ils
furent jetés dans un puits de mine où ils moururent en une lente et
douloureuse agonie en 1
Parmi une foule
innombrable de martyrs et de confesseurs de la. foi, la moniale
Elisabeth versa son sang en priant pour le pardon de ses bourreaux.
Son martyre fut consacré par l’Eglise russe qui l’a inscrite au
nombre de ses saints en 1981. Depuis sa jeunesse et jusqu’à son
dernier soupir, la vie entière de sainte Elisabeth fut une offrande
entière et constante au Seigneur dans l’amour et le service du
prochain, vie dont le martyre fut le couronnement ultime et son
entrée dans la communion des saints autour du Trône céleste de
l’Agneau.
« Ces gens
vêtus de robes blanches, qui sont-ils et d’où viennent-ils ?
Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé
leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau. C’est
pourquoi ils sont devant le Trône de Dieu, Le servant jour et nuit
dans Son Temple (…) Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux »
( Apocalypse, VII, 13-17).
Protopresbytre Boris Bobrinskoy
Doyen Honoraire de
l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge à Paris,
Mars
2009
Premier chapitre
La
grande-duchesse Elisabeth, Elizavéta Féodorovna, naquit le 1er
novembre 1864 ( 20 octobre selon l’ancien calendrier)*
(*) Au XIX° siècle,
la différence entre l’ancien et le nouveau calendrier était de
douze jours ( l’ancien calendrier était le calendrier julien, et
le nouveau, le calendrier grégorien, mis en pratique par le pape
Grégoire XIII en 1582).
Elisabeth était
princesse allemande par son père, le grand-duc Ludwig IV de
Hesse-Darmstadt, et de lignée anglaise royale par sa mère, la
princesse Alice, qui était la deuxième fille de la reine
d’Angleterre Victoria. Toute la famille l’appelait « Ella »…
La guerre
austro-prussienne de 1866 ruina le grand-duché, qui s’était allié
avec l’Autriche contre la Prusse. Le père d’Elisabeth avait
conduit lui-même les troupes hessoises au front. Après la victoire
de la Prusse, Darmstadt fut occupée par l’armée prussienne, et ce
fut le début d’une période très difficile pour la
grande-duchesse Alice, qui venait de mettre au monde sa troisième
fille, Irène.
La grande-duchesse
Alice était une mère et une épouse intelligente et tendre. Elle
consacrait tout son temps à sa famille et à son peuple. Elle
s’entourait de personnes talentueuses et cultivées, jouait fort
bien du piano et recevait souvent des musiciens, pour jouer et parler
de musique avec eux ; elle avait également des dispositions
pour la peinture. Ses enfants avaient hérité de leur mère des dons
artistiques : Ella dessinait bien et avait une belle voix
d’alto, Ernst et Alix (Alexandra Féodorovna, future impératrice
de Russie) aimaient aussi la musique. Alix jouait du piano et
interprétait des romances de sa voix de mezzo-soprano.
Mais la
grande-duchesse Alice ne se contentait pas d’inculquer à ses
enfants le goût de la musique et de la peinture, elle s’efforçait
de leur donner également de solides bases de vie chrétienne et
d’amour du prochain. Chaque samedi, les enfants allaient à
l’hôpital sur la Mauerstrasse avec de grands bouquets de fleurs,
qu’ils mettaient dans des vases et portaient dans les salles aux
malades. Ils bavardaient et se liaient même parfois d’amitié avec
eux. Et voilà comment, inconsciemment, ils acquirent l’amour et la
compassion envers les miséreux.
Bien que la
grande-duchesse Alice soit restée anglaise dans son cœur, elle sut
gagner l’amour du peuple de sa nouvelle patrie. Toujours pleine de
tact et de bon sens, elle fonda durant sa courte vie de nombreuses
institutions de bienfaisance. Le plus important pour elle fut encore
et toujours le bonheur de son duché. La grande-duchesse et son époux
distribuèrent une grande partie de leur patrimoine à des œuvres de
bienfaisance. Alice travaillait beaucoup, visitait continuellement
les hôpitaux, les orphelinats, les hospices d’invalides, et ces
activités intensives vinrent à bout de sa santé. Ses deux filles
aînées, Victoria et Elisabeth, l’accompagnaient souvent dans ses
visites.
Le mari de la
grande-duchesse Alice ne devint grand-duc régnant qu’à la mort de
son oncle Ludwig III en 1877. Le couple grand-ducal eut sept
enfants : Victoria, née en avril 1863, Elisabeth (Ella), née
en novembre 1864, Irène, née en juin 1866, Ernst-Ludwig, né en
novembre 1868, Friedrich, né en octobre 1870, Alix, née en juin
1972, et Marie, née en mai 1874.
C’était une
famille très unie, mais le premier grand malheur qui la frappa fut
la mort de Friedrich qui, âgé de trois ans, tomba d’une fenêtre
sur un escalier de pierre, sous les yeux de sa mère. La
grande-duchesse Alice ne s’en remit jamais complètement. De ce
jour, elle porta encore plus d’attention à ses enfants et à leur
éducation. Les enfants du couple étaient élevés selon les
méthodes et les traditions de la vieille Angleterre. Leur vie
suivait les règles strictes instituées par leur mère qui, par
ailleurs, observait leurs penchants et leurs dons tout en s’efforçant
de leur inculquer les principes de la vie chrétienne. Les vêtements
et la nourriture des enfants étaient très simples. Les trois filles
aînées, Victoria, Ella et Irène, devaient effectuer elles-mêmes
les tâches ménagères : faire leur lit, allumer le feu, ranger
leur chambre. Les chambres des enfants étaient grandes, mais
meublées uniquement de l’essentiel.
Dès son enfance,
Elisabeth manifesta son amour pour la nature, surtout pour les
fleurs. Elle s’extasiait devant un bouquet de simples fleurs des
champs et, bien que très jeune encore, s’essayait à le reproduire
sur une feuille de papier.
Quand elle allait
rendre visite aux différents membres de sa famille, la
grande-duchesse Alice emmenait avec elle ses filles aînées, et
c’est ainsi qu’Elisabeth, encore enfant, rencontra son futur
époux, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, qui venait en Allemagne
avec sa mère Maria Alexandrovna, impératrice de Russie et épouse
de l’empereur Alexandre II. L’impératrice Maria Alexandrovna
appartenait elle aussi à la maison de Hesse. La princesse Elisabeth
allait régulièrement avec ses parents en Angleterre voir sa
grand-mère la reine Victoria. Ils séjournaient alors soit au
château de Windsor, soit à Balmoral ou encore à Osborne. La reine
Victoria avait ordonné que ses petits-enfants soient instruits par
une gouvernante anglaise et la grande-duchesse Alice avait, quant à
elle, introduit dans son propre palais beaucoup du style de vie
anglais ; c’est pourquoi les enfants du couple de Hesse se
sentaient en Angleterre comme chez eux.
En 1878, une
terrible épidémie de diphtérie éclata à Darmstadt, et le palais
ducal ne fut pas épargné. Tous les enfants, à l’exception
d’Ella, attrapèrent la diphtérie, puis, un peu plus tard, le
grand-duc Ludwig lui-même tomba malade. La reine Victoria diligenta
à Darmstadt son médecin personnel, mais à cette époque la
médecine était impuissante face à cette maladie. Bien que
plusieurs infirmières aient été appelées au palais, la
grande-duchesse Alice décida de s’occuper personnellement de ses
enfants. Elle passa des nuits entières au chevet de ses petits
malades, passant d’un lit à l’autre. Tout cela se répercuta
gravement sur sa santé fragile. Quand sa fille cadette, la petite
Marie, mourut de diphtérie à quatre ans, le chagrin anéantit la
grande-duchesse. Atteinte elle-même de la maladie, elle n’eut plus
assez de forces pour lutter. Elle s’éteignit à l’âge de
trente-cinq ans, souhaitant, dans ses dernières volontés, que son
cercueil soit recouvert du seul drapeau anglais *.
(*) :
(Countess Alexandra Olsoufieff, H.I.H. Grand Duchess Elisabeth
Feodorovna of Russia, John Murray, Albermarle St., London, 1923).
Après la mort de
sa mère bien-aimée, oubliant son propre chagrin, la princesse
Elisabeth, pourtant encore si jeune, se préoccupa avant tout de ses
proches. Dans une lettre à sa grand-mère, la reine Victoria, elle
s’efforce de la consoler de la mort de sa fille : elle y parle
du monde d’outre-tombe et du bonheur que sa mère a pu enfin
atteindre. Cette terrible épreuve – la mort d’une mère et d’une
épouse – bouleversa toute la famille. Les deux sœurs aînées,
Victoria et Elisabeth, sentirent immédiatement la responsabilité du
devoir familial se poser sur leurs frêles épaules. Elles essayaient
par tous les moyens de soulager la douleur inconsolable de leur père,
de le soutenir, de lui redonner des forces. Elles pensaient également
à leurs frères et sœurs cadets. La petite Alix n’avait alors que
six ans et avait particulièrement besoin de la tendresse maternelle.
Cette année-là marqua pour Victoria et Elisabeth la fin de leur
enfance insouciante.
La princesse
Elisabeth était une jolie jeune fille, grande, élancée, avec un
visage aux traits parfaits. Ses qualités d’âme n’avaient rien à
envier à sa beauté ; elle n’avait pas la moindre once
d’égoïsme, cherchait toujours à faire plaisir et à aider les
autres, souvent à son détriment ; elle ne critiquait jamais
quiconque sévèrement et cherchait toujours une justification aux
erreurs des autres. Pleine de vie, elle se démarquait aussi par un
subtil sens de l’humour. Quand Ella était petite, il lui arrivait
souvent de régler les disputes entre les autres enfants, et elle
était la préférée de ses frères et sœurs. Dieu lui avait donné
le don de la peinture, elle aimait passionnément les fleurs, qu’elle
dessinait avec talent, et, tout au long de sa vie, elle y consacra
toujours du temps*.
(*) : ( A
Jérusalem, au couvent de Gethsémani, la défunte mère supérieure
Varvara montrait aux pèlerins une toute petite icône à moitié
effacée d’un ange gardien peint par la sainte martyre, la
grande-duchesse Elisabeth).
Elle aimait également
la musique et quand elle assistait à un concert, elle se laissait
emporter par la mélodie, le visage grave et rêveur. Mais ses deux
principales qualités étaient sa grande piété et son amour du
prochain. Comme elle l’avoua plus tard, dès son plus jeune âge sa
vision du monde et son esprit avaient été fortement influencés par
la vie et les hauts faits de sainte Elisabeth, en l’honneur de
laquelle elle portait ce prénom. Il s’agit d’Elisabeth de
Thuringe, canonisée par l’Eglise catholique au XIII° siècle.
Elisabeth de Thuringe, ou de Hongrie (par son père), fut l’une des
fondatrices de la maison de Hesse au temps des croisades. Elle se
distinguait par une profonde dévotion et un amour des autres empli
d’abnégation. Son époux, qui lui reprochait ses dons trop
généreux aux miséreux, lui fit endurer maints soucis. Après la
mort de celui-ci, se pliant à une vie presque monastique, faite
surtout de privations, elle resta jusqu’à la fin de ses jours
fidèle à ses principes, se consacrant à des œuvres de charité.
Quand le couple
ducal donna naissance à une fille et décida de lui donner le même
prénom qu’Elisabeth de Thuringe, la grande-duchesse Alice écrivit
à sa mère, la reine Victoria :
« Nous
aimons le prénom d’Elisabeth car sainte Elisabeth a été l’une
des fondatrices de la maison de Hesse ainsi que de celle de Saxe. »
La
grande-duchesse Elisabeth révérait beaucoup sainte Elisabeth de
Thuringe et tentait de lui ressembler en tout. C’est pourquoi,
quand elle décida de se convertir à l’orthodoxie, elle garda le
prénom d’Elisabeth mais choisit une autre sainte protectrice :
sainte Elisabeth, mère de Jean le Baptiste.
Deuxième chapitre
La reine
d’Angleterre Victoria aimait beaucoup ses petits-enfants et se
souciait beaucoup d’eux, ce qu’ils lui rendaient bien.
A la lecture des
lettres d’Elisabeth à la reine Victoria, conservées dans les
archives royales de Windsor, et que nous reproduisons en partie ici,
on voit quelle place importante occupait sa grand-mère dans son
cœur.
Darmstadt, ce 21 août 1883
« Chère
grand-mère,
… Nous nous souvenons
tous de notre séjour heureux auprès de Vous, et je ne pourrai
jamais assez Vous remercier de Votre bonté. Erni et Alix étaient
enchantés de Vos merveilleux cadeaux et Vous en remercient mille
fois… J’espère que Vous vous sentez mieux.
Avec tout mon amour,
chère grand-mère, Votre dévouée petite-fille qui Vous aime,
Ella »
Darmstadt, ce 29 août 1883
« Chère
grand-mère,
Vous devez
certainement déjà Vous trouver en Ecosse, et cela me fait penser
aux jours heureux que nous avons passés là-bas ce printemps. Cela a
été un grand plaisir pour moi… J’ai beaucoup peint ces derniers
temps. Je viens juste de terminer un éventail pour Charlotte, avec
des petits chérubins…
Avec tout notre
amour… Votre dévouée petite-fille qui Vous aime,
Ella »
Darmstadt, ce 21 décembre 1883
« Ma chère
grand-mère,
Je viens par cette
lettre Vous présenter mes vœux les plus sincères pour ce Noël, et
j’espère que mon petit cadeau Vous plaira ; c’est un objet
qui, je l’espère, Vous sera utile et Vous fera plaisir…
Votre petite-fille qui
Vous aime,
Ella »
Dans la lettre que la
princesse Elisabeth écrivit à la reine Victoria le jour de Noël en
1883 transparaissaient clairement sa prédisposition à la prière,
sa foi en la vie éternelle et sa certitude que la vie sur cette
terre n’est faite que de souffrances :
« … Je suis
de tout cœur avec Vous et j’ai été très impressionnée lorsque
j’ai su à quel point Vous souffriez encore de la mort de Votre
fidèle et véritable serviteur. Mais si cela peut Vous consoler,
songez qu’il est à présent libéré des soucis et des souffrances
de ce monde. Que Dieu apaise Votre peine et Vous envoie une nouvelle
année plus heureuse, telle est la prière la plus fervente de Votre
petite-fille qui Vous aime et Vous est reconnaissante… »
En 1881, les deux
sœurs, la princesse Victoria et la princesse Elisabeth, firent leur
entrée dans le monde. On parla d’elles immédiatement comme des
plus belles jeunes filles à marier de toutes les cours allemandes.
L’un des plus déplaisants prétendants à la main de la princesse
Elisabeth était le prince Guillaume de Prusse, le futur empereur
Guillaume. Lorsqu’il était étudiant à Bonn, il venait souvent
voir sa famille de Darmstadt, et c’est à cette époque qu’il
était tombé amoureux d’Ella. Guillaume était d’une nature
égoïste et grossière. La princesse Elisabeth ne le supportait pas.
La mère de Guillaume était opposée à ce que son fils épousât
Elisabeth. La raison de ce refus était leur proche parenté. Mais
Guillaume continuait de tenter d’obtenir la main de sa cousine.
Après avoir essuyé un refus, il ne put pardonner à Elisabeth, et
lorsqu’elle épousa le grand-duc russe Sergueï Alexandrovitch, il
refusa même de la voir. Il détestait Sergueï Alexandrovitch et à
la moindre occasion essayait de lui nuire, répandant sur lui
racontars et calomnies.
La princesse
Elisabeth avait déjà donné son cœur au grand-duc Sergueï
Alexandrovitch dans sa jeunesse quand il venait les voir et
séjournait des mois avec sa mère à Jugenheim.
La reine
d’Angleterre Victoria, en apprenant la demande en mariage du
grand-duc Sergueï Alexandrovitch, ne fut pas particulièrement
ravie. Les raisons de sa réticence étaient la situation intérieure
instable en Russie et l’assassinat récent de l’empereur
Alexandre II. Bien que la main de fer de son successeur, l’empereur
Alexandre III, eût mis fin aux actes terroristes en Russie, il était
difficile de croire qu’en trois années de règne toutes les
organisations clandestines terroristes avaient été éliminées.
L’opposition paraissait seulement s’être mise en veilleuse
temporairement, en attendant des temps plus propices.
En Angleterre
régnait à cette époque une atmosphère de russophobie. Dans
l’opinion des Anglais, la guerre russo-turque de 1877-1878, durant
le règne de feu l’empereur Alexandre II, avait eu pour but
l’assurance de l’hégémonie russe dans les Balkans. Les Anglais
ne pouvaient pas comprendre le noble sentiment de l’empereur
Alexandre II, qui avait engagé cette guerre orientale contre la
Turquie aiguillonné par l’indignation de toute la Russie face aux
crimes bestiaux perpétrés par les Turcs en Bulgarie.
Elisabeth était la
troisième jeune fille à marier de la maison de Hesse qui épousait
un représentant de la maison Romanov. La première avait été la
princesse Guillaumine, la grande-duchesse Nathalie Alexeïevna,
première épouse de l’empereur Paul Ier, morte en couches. La
seconde jeune fille à marier hessoise était la princesse Marie,
l’épouse de l’empereur Alexandre II ; elle mourut en 1880.
Ces deux unions ne furent pas heureuses.
La reine
Victoria, bien que doutant de l’opportunité des fiançailles de sa
bien-aimée petite-fille Ella avec le grand-duc Sergueï
Alexandrovitch, né en 1857, était le cinquième fils de l’empereur
Alexandre II. Grand, les cheveux châtains, les traits fins et les
yeux gris-vert, c’était un homme de haute culture aux penchants
artistiques ; il aimait particulièrement la lecture et la
musique. Sa réserve naturelle l’obligeait à être retenu avec les
gens qui l’entouraient, ce qui avait créé autour de lui une aura
d’homme froid et inaccessible. Mais il n’était rien de tout
cela. Sans l’afficher, il aidait beaucoup les autres. Sergueï
Alexandrovitch était un homme sans compromis, un monarchiste
profondément convaincu. Les conservateurs considéraient sa
politique comme trop libérale et les libéraux estimaient qu’il
contrecarrait leurs efforts de réformes. Sergueï Alexandrovitch se
distinguait par une profonde religiosité, tout comme la majorité
des membres de la maison Romanov.
En mars 1884, le
grand-duc alla voir sa fiancée à Darmstadt, et la reine Victoria
lui écrivit une lettre charmante pour laquelle la princesse
Elisabeth remercia sincèrement sa grand-mère :
« … C’est
un tel bonheur de savoir que Vous vous souciez de nous comme de Vos
propres enfants. Nous avons toujours senti Votre bonté envers nous.
Si ma chère maman était encore en vie, comme il lui serait agréable
de voir Vos bons sentiments pour nous… Sergueï va rester, je
pense, encore une semaine. Il était ravi de Votre lettre
affectueuse… »
Le 15 mars 1884,
la princesse Elisabeth écrivait à la reine Victoria :
« … Je
suis si contente que Vous voyiez Sergueï quand Vous viendrez le mois
prochain, et j’espère qu’il produira une agréable impression
sur Vous. Tous ceux qui le connaissent l’aiment et disent qu’il a
un caractère juste et noble… »
Elisabeth partait
pour la Russie lointaine et se séparait de sa famille bien-aimée.
Ses lettres, peu avant son mariage, et ensuite, de Russie, respirent
la tristesse et l’inquiétude pour ses proches. Dans cette même
lettre à la reine Victoria du 15 mars, en réponse à l’invitation
de sa grand-mère à venir en Angleterre, elle écrit :
« … Vous
êtes si bonne d’avoir écrit que Vous voudriez que je vienne Vous
voir cette année. Cela me réjouit tant. Mais puis-je venir, alors
que Victoria se trouve à Jugenheim… Et papa va se sentir très
seul… Vous comprendrez aussi que le laisser me rendrait très
triste, autant que Vous quitter, mais j’ai tant envie de vous voir
tous dans cette chère Angleterre encore une fois avant mon mariage,
qui se fera vraisemblablement à la mi-juin car le temps en général
est beau là-bas à cette époque… »
En mai,
Elisabeth partit en Russie pour faire connaissance avec les membres
de sa future belle-famille. Elle écrivit de Peterhof à la reine
Victoria :
9 mai
1884
« Ma chère
grand-mère,
… J’ai le
plaisir de Vous apprendre que notre voyage n’était pas du tout
fatigant, et qu’aujourd’hui, bien que de retour de visites, je me
sens tout à fait fraîche. Toute la famille est si bonne pour nous,
et grâce à cela être loin de chez moi est un peu moins pénible,
bien qu’il y ait des moments où je ressens une grande tristesse.
Ces prochains jours nous aurons seulement le petit-déjeuner familial
et des sorties le soir, quand il fait encore tout à fait jour.
Samedi ce sera l’entrée solennelle, et nous passerons la nuit à
Saint-Pétersbourg. Je pense que le mariage aura lieu à midi le
lendemain.
Votre dévouée
et aimante,
Ella »
La princesse
Elisabeth, sachant quelle haute position l’attendait en Russie, ce
nouveau pays, rêvait de rester modeste et simple. Elle écrivit à
ce sujet à la reine Victoria :
Darmstadt, le 24 mai 1884
« Ma chère
grand-mère,
… J’espère
que lorsque Vous me reverrez, Vous ne trouverez en moi aucun
changement néfaste dans mon caractère, car je veux être simple
dans mes manières et être aussi bien qu’aurait aimé me voir
maman…
Votre petite-fille
reconnaissante et qui Vous aime,
Ella »
Toute la famille
ducale accompagna la princesse Elisabeth à son mariage en Russie. Sa
sœur Alix, âgée de douze ans, y alla aussi et elle y rencontra son
futur époux, le tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch.
Le voyage
d’Elisabeth, quand elle traversa la frontière russe, se déroula
avec une magnificence extraordinaire. Elle reçut un accueil comme
seule pouvait alors en faire la Russie. Son futur époux, le
grand-duc Sergueï Alexandrovitch, sachant qu’elle adorait les
fleurs, fit décorer tous les wagons de fleurs parfumées, toutes de
couleur blanche. A chaque arrêt du train, les foules venaient
l’accueillir avec à leur tête les représentants du clergé et
des autorités. Tous étaient émerveillés de sa beauté, de sa
grâce et de son divin sourire.
La princesse
Elisabeth, de Peterhof à Saint-Pétersbourg, eut lieu la veille de
son mariage. Elle était assise à bord de la belle calèche
enluminée de dorures de l’impératrice Catherine la Grande, tirée
par six chevaux blancs avec des postillons en livrée dorée. A ses
côtés était assise l’impératrice Maria Féodorovna, l’épouse
de l’empereur Alexandre III. D’autres calèches suivaient, avec
les membres de la maison Romanov et les invités. Le cortège se
déplaçait lentement. Les portes et les fenêtres des bâtiments qui
bordaient la route étaient ornées de drapeaux et de fleurs. Une
foule immense en liesse acclamait la jeune Elisabeth.
C’est ainsi que
la Russie accueillit la fiancée du frère de son souverain.
Troisième chapitre
La jeune
Elisabeth de Hesse, habituée dès l’enfance à un mode de vie
modeste, fut frappée par le faste déployé en son honneur.
Une vaste chambre
à coucher aux hautes fenêtres donnant sur un panorama magnifique
l’attendait au Palais d’été. Aujourd’hui simple princesse
d’un petit duché, elle serait demain grande-duchesse, proche
parente de l’autocrate de l’immense puissance russe. A quoi
pouvait bien songer et prier Elisabeth cette nuit-là, Dieu seul le
sait. Selon toute vraisemblance, elle envisageait l’avenir avec
crainte et demandait au Seigneur les forces et la raison qui
l’aideraient à suivre le droit et juste chemin d’une chrétienne,
et à servir au mieux sa nouvelle patrie et son nouveau peuple.
A la cour de
Russie, la séance d’habillage de la fiancée pour la cérémonie
nuptiale se faisait selon un rituel strictement établi. Tôt le
matin, on plaça Elisabeth devant le miroir de l’impératrice Maria
Féodorovna, qui lui passait les épingles à cheveux et les peignes,
lui fit des boucles qui lui descendaient jusqu’aux épaules. Puis
l’impératrice ajusta sur sa tête un diadème en diamants et la
petite couronne de grande-duchesse. Le diadème en diamants, la
couronne, le collier et les boucles d’oreilles étaient assortis.
Ils avaient appartenu à l’impératrice Catherine II et étaient
portés par chaque fiancée de grand-duc de la maison Romanov. Les
boucles d’oreilles étaient si lourdes qu’il fallait les
accrocher aux oreilles de la fiancée avec un fil d’or, ce qui,
bien évidemment, était fort désagréable pour elle. On glissait
également dans sa chaussure une pièce d’or « pour porter
chance ».
L’impératrice
avait préparé le trousseau de la fiancée, lui évitant de choisir
elle-même sa robe de mariée. La robe nuptiale d’Elisabeth, comme
pour toutes les fiancées impériales, étaient de brocart, dans le
style russe, avec un grand décolleté et de longues manches
échancrées. Pour finir, on revêtit la fiancée d’un manteau
bordeaux à la traîne bordée d’hermine.
Parée de ces
atours, Elisabeth était d’une beauté radieuse et, aux dires de
l’une des dames présentes, la plus belle fiancée qui se soit
jamais mariée à l’église de la cour.
Le mariage eut
lieu, selon le rite orthodoxe, dans l’église du Grand Palais,
puis, selon le rite protestant, dans un des salons du palais. ( En
épousant un grand-duc russe, la jeune Elisabeth, protestante,
n’était pas obligée de se convertir à l’orthodoxie). Le
mariage fut suivi d’un fastueux banquet, puis le jeune couple se
rendit au palais du marié, situé sur la perspective Nievski, en
face du palais Anitchkov, où ils furent accueillis par l’empereur
Alexandre III et l’impératrice Maria Féodorovna avec du pain et
du sel, selon la coutume russe.
Le lendemain, les
représentants de plusieurs pays se présentèrent au palais pour
féliciter le jeune couple et, à cette occasion, la grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna put échanger quelques mots en russe avec un
diplomate chinois qui, excepté sa propre langue, ne parlait que le
russe*.
(*) : ( Extrait
des archives de Broadlands, Romsey, England).
Après son
mariage, la nouvelle grande-duchesse écrivit à sa grand-mère, la
reine Victoria :
Peterhof, ce 13 juin 1884
« Ma
chère grand-mère,
Permettez-moi
de Vous remercier de tout mon cœur pour Vos magnifiques cadeaux qui
nous ont fait, à Sergueï et à moi-même, un immense plaisir. Nous
Vous en sommes profondément reconnaissants. Je n’ai pas encore vu
le service de table, mais j’ai hâte d’admirer cette magnifique
porcelaine… Je commence à faire connaissance avec ma nouvelle
famille, mais elle est si nombreuse que ce n’est pas facile… »
Ce
16 juin
« Je n’ai
pas eu le temps de terminer ma lettre, c’est pourquoi je la termine
maintenant de chez nous. Notre arrivée officielle s’est très bien
déroulée. Le temps était magnifique et je n’ai ressenti aucun
signe de lassitude après le mariage. Demain, nous recevons deux
diplomates… Mercredi, nous organisons un déjeuner pour les garçons
d’honneur. Du côté de Sergueï, Alexeï, Pavel, Nikki et Dimitri
( le deuxième fils de l’oncle Konstantin) et de mon côté, Erni,
Mikhaïl et Gueorgui ( le deuxième et le troisième fils de l’oncle
Mikhaïl), et Piotr ( le deuxième fils de l’oncle Nikolaï). Le
soir, nous irons à Peterhof, mais nous rentrerons, avant de partir
pour Moscou dimanche prochain. Nous devrions rester là-bas trois
jours, puis nous gagnerons Ilyinskoïé, où nous séjournerons
jusqu’à la mi-juillet.
Vos petits-enfants
dévoués et reconnaissants qui Vous aiment tendrement,
Sergueï et Ella »
Contrairement à
de nombreux conseils, les jeunes mariés refusèrent de passer leur
lune de miel à l’étranger, préférant se rendre dans la
propriété du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, Ilyinskoïé. Ce
lieu devint la résidence favorite d’Elizaveta Féodorovna, et
c’est pourquoi nous devons lui prêter quelque attention.
La propriété
d’Ilyinskoïé, que Sergueï Alexandrovitch avait reçue en
héritage de sa mère, l’impératrice Maria Alexandrovna, ne
ressemblait en rien aux riches domaines de l’aristocratie de
l’époque. Elle était située à environ soixante kilomètres de
Moscou au bord de la Moskova. Pour s’y rendre, l’on prenait
généralement le train jusqu’à Odintsovo, puis une troïka
conduite par le cocher personnel du grand-duc. A peine arrivé à
Odintsovo, l’on sentait déjà les exhalaisons de la forêt et des
fleurs des champs. Tout autour régnaient le calme et le silence,
rompus uniquement par le chant des oiseaux. La troïka, avec ses
clochettes, passait rapidement devant la gare, traversait le village
et filait droit sur une route sablonneuse au milieu des champs de blé
infinis et fertiles. Un doux vent caressait les visages, et les épis
formaient des vagues comme l’ondulation d’une rivière. Puis
défilait une forêt de conifères, suivie d’un vaste pré d’où
l’on pouvait apercevoir la maison d’Ilyinskoïé, entourée
d’arbres. Au bout du pré se trouvait le village et, à côté, une
taverne. A gauche s’élevait une vieille église avec son toit vert
et sa coupole, et juste derrière se trouvait l’entrée de la
propriété. Une allée bordée d’une double rangée de hauts
tilleuls menait à une simple maison en bois d’un étage. C’était
une authentique maison russe telle qu’on en rencontrait partout en
Russie à l’époque *.
(*) : (NdA) Je
suis allée à Moscou en juin 1990. Je me suis rendue à Ilyinskoïé
et voici ce que j’ai vu : la propriété est entourée d’un
haut mur de pierres au-dessus duquel s’élève la coupole délabrée
de l’église. A côté du portail, la maison du gardien. Nous avons
sonné et un déplaisant personnage au large faciès et aux yeux
sournois nous ouvrit. Derrière lui se tenait un garde armé. A notre
demande : « Pouvons-nous visiter la propriété
d’Ilyinskoïé ? », il répondit : « Il n’y
a plus rien ici. Tout a été détruit. Il est interdit d’entrer. »
Non loin d’Ilyinskoïé,
nous avons rencontré un prêtre orthodoxe qui nous a raconté ce qui
suit. Après la révolution, Lénine y séjourna quelque temps. Par
la suite, la maison d’Ilyinskoïé brûla de fond en comble.
Actuellement, Ilyinskoïé a été cédée à des Américains qui
souhaitent rebâtir la maison et en faire un club. Les croyants des
villages alentour adressèrent une supplique aux « propriétaires
américains » afin qu’ils autorisent l’ouverture de
l’église au culte. Les Américains donnèrent leur accord, les
autorités locales également, mais Moscou n’a pas encore donné
l’autorisation de réouverture).
Avant d’arriver
à Ilyinskoïé, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna et Sergueï
Alexandrovitch s’arrêtèrent quelques jours à Moscou. Première
capitale, cœur de la vieille Russie, la ville enchanta Elizaveta
Féodorovna par sa vie et ses us et coutumes typiquement russes. Les
centaines de vieilles églises, les monastères, le carillon des
innombrables cloches, la Laure de la Sainte Trinité Saint Serge (
Sergueïev Possad)**, tout cela lui semblait mystérieux, merveilleux
et très attirant.
(**) : (Monastère,
lieu de culte important situé dans la ville de Sergueïev Possad à
environ 65 km au nord-ouest de Moscou ; à l’époque et encore
de nos jours, lieu de résidence du Patriarche et centre d’études
théologiques très réputé).
Elle suivait
partout son mari et, comme lui, passait de longs services religieux
debout à ses côtés. Sergueï Alexandrovitch était un homme très
pieux et quand il s’agenouillait devant les icônes ou les
embrassait, elle, protestante, ne savait pas trop comment se
comporter. Toutefois, désirant montrer son respect pour les lieux
saints, elle faisait la révérence devant les icônes, et, suivant
l’exemple de son mari, embrassait la croix et la main du prêtre
qui la tenait. Dans une lettre à sa grand-mère, elle écrivait :
Moscou, le Kremlin, ce 25 juin 1884
« Ma chère
grand-mère,
… Être séparée
de mes proches m’est difficile, surtout d’avec papa, dont les
lettres sont si tristes… Il se sent terriblement seul…
Je vais maintenant
essayer de Vous donner quelques détails sur notre séjour ici qui se
termine demain car nous partons pour Ilyinskoïé… Je suis en
admiration devant tout ce qu’il y a à voir, mais vivre à la
campagne… ce serait très agréable. Je ne me sens pas du tout
fatiguée… Le jour de notre arrivée, nous avons visité de
magnifiques églises ainsi qu’un palais dont nous avons pu admirer
les splendides salles dans lesquelles se déroulaient les cérémonies
de couronnement. Le lendemain soir, nous sommes partis à la Laure de
la Sainte Trinité Saint Serge où nous avons visité d’autres
églises. Elles sont magnifiques et certaines ont été édifiées au
XIV° siècle. Il y avait bien sûr beaucoup d’images sacrées, et
lorsque Sergueï se mettait à genoux et les embrassait, je ne
faisais que de discrètes révérences afin de ne pas choquer les
gens et je crois que j’ai réussi. Je n’ai fait qu’embrasser la
croix qu’on me tendait et la main du prêtre, comme c’est la
tradition ici. C’est un geste de politesse… Cette ville est si
belle. Je meurs d’envie de croquer quelques-uns des édifices
religieux les plus remarquables. Bien sûr, je manque de temps pour
cela. Je ferai quelques photos et lorsque je Vous verrai, je pourrai
Vous expliquer…
Avec tout l’amour
de Votre petite-fille,
Ella »
A Ilyinskoïé,
Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch menaient une vie
champêtre simple et s’efforçaient de réduire au minimum les
règles strictes du palais. Ils faisaient des balades en barque sur
la rivière, se promenaient dans les champs et les bois, ramassaient
des fleurs et des baies. La grande-duchesse s’attachait de plus en
plus à la nature de cette région de Russie avec ses immenses prés,
son horizon infini, ses forêts de conifères et ses bouleaux blancs
dans le parc. Elle apprenait assidûment le russe en y consacrant
quotidiennement plus d’une heure et demie, car elle désirait
assimiler au plus vite cette langue afin de se rapprocher du peuple
de sa nouvelle patrie, qu’elle avait déjà appris à aimer. L’une
des occupations favorites du couple était la lecture. Sergueï
Alexandrovitch lisait à haute voix tandis que son épouse brodait ou
croquait des paysages.
Certaines des
lettres que la grande-duchesse avait adressées à son frère Ernst
et à sa grand-mère au cours de sa lune de miel ont été conservées
dans les archives de la maison de Hesse à Darmstadt :
Ilyinskoïé, ce 6 juillet 1884
« Mon cher
petit,
… Par ici, il n’y
a pas beaucoup de relief, mais nous prenons un grand plaisir à
canoter. J’apprends le russe et j’ai tous les jours une leçon
d’une heure et demie. C’est passionnant et je commence à
comprendre quelques mots quand j’entends des personnes parler. Les
chambres ici sont très confortables et les balcons vraiment
extraordinaires…
Ta sœur qui
t’aime,
Ella »
Ilyinskoïé, ce 11 juillet
1884
« Mon cher
petit,
… Sergueï et
moi nous sommes longuement promenés dans les champs. Nous avons
cueilli beaucoup de fleurs, surtout des bleuets… Sergueï a trouvé
un nid enfoui dans l’herbe qui contenait quatre minuscules œufs.
On trouve partout des fraises des bois, mais elles ne sont pas encore
mûres…
Ta sœur qui
t’aime,
Ella »
Ilyinskoïé, ce 3 juillet
1884
« Chère
grand-mère,
Je Vous remercie de
tout mon cœur pour Votre lettre pleine d’amour, de tendresse et de
bienveillance. Que le Seigneur me montre le chemin, comment faire du
bien à ceux que j’aime, comment suivre ce chemin et devenir bonne
et simple, comme Vous et maman souhaitez que je le sois.
Votre petite-fille
reconnaissante qui Vous aime,
Ella »
La grande-duchesse
se mit à visiter les habitations des paysans alentour pour connaître
leur façon de vivre. E. M. Almedingen écrit dans son livre An
Unbroken Unity* que les maisonnettes en bois des paysans étaient
d’une pauvreté qu’Elisabeth n’imaginait pas qu’elle pût
exister sur terre.
(*) :
( Edith Martha Almedingen, An Unbroken Unity, a memoir of
Grand-Duchess Serge of Russia, 1864-1918, 1964, Bodley Head, London).
Il y avait au village
une école et un dispensaire dirigé par un aide-soignant non
qualifié, le médecin ne venant que tous les quinze jours. Mais il
n’y avait aucune accoucheuse dans tout le district, et les
nouveau-nés mouraient fréquemment.
Quand Elizaveta
Féodorovna raconta ses impressions à son époux, celui-ci admit
volontiers que la vie des paysans était très dure, en affirmant
toutefois qu’à son avis la principale cause n’était autre que
l’alcool. A la demande de sa femme, Sergueï Alexandrovitch fit
immédiatement venir une accoucheuse expérimentée qu’il mit au
service permanent des paysannes du district**.
(**) : ( Plus
tard, Sergueï Alexandrovitch fit construire à Ilyinskoïé une
clinique d’accouchement pour les femmes des villages voisins. C’est
dans cette même clinique que l’on baptisait fréquemment les
nouveau-nés et c’est ainsi que le grand-duc et son épouse
devinrent les parrain et marraine d’une multitude d’enfants).
Dès son mariage, la
grande-duchesse, pleinement heureuse et à peine âgée de dix-neuf
ans, s’engagea dans des œuvres de charité.
Les jeunes mariés
devaient revenir dans la capitale au mois d’août, puis se rendre à
Krasnoïé Sélo, où l’armée faisait des manœuvres auxquelles le
grand-duc devait impérativement assister. La grande-duchesse, quant
à elle, s’était beaucoup attachée à Ilyinskoïé et souhaitait
y revenir au plus tôt. Elle écrivit de Peterhof, dans une lettre à
sa grand-mère :
« Chère
grand-mère,
… Nous sommes à
nouveau ici où nous resterons quelque temps. La semaine prochaine,
nous irons tous à Krasnoïé où se déroulera la revue du régiment
de Sergueï, les manœuvres puis les cérémonies. Ensuite, nous
rentrerons à Ilyinskoïé. Je m’en réjouis… J’espère que
Pavel* viendra lui aussi.
(*) : (Pavel est
le frère cadet du grand-duc Sergueï Alexandrovitch).
Il aime tellement cet
endroit et il est si agréable, si plaisant.
Le temps ici est
très changeant. Il pleut tout le temps, mais parfois il fait chaud
et c’est agréable. Je commence à comprendre un peu le russe et
nous avons un projet sympathique pour Ilyinskoïé : la femme
qui me donne des cours a dit dernièrement à d’autres personnes
que j’apprenais cette langue avec elle et maintenant, elles se
réunissent à côté de moi et discutent pour que j’essaye de
comprendre de quoi elles parlent…
Votre petite-fille
qui Vous aime tant, ma chère grand-mère,
Ella »
De retour à
Ilyinskoïé, la famille célébra la Sainte-Elisabeth, jour de la
protectrice d’Elizaveta Féodorovna, bien que cette dernière fût
encore protestante. Il y eut un Te Deum, un repas solennel et de
nombreux cadeaux furent offerts à la grande-duchesse par son mari et
ses proches. Elle en parle dans une de ses lettres à son frère
Ernst :
« Le soir,
nous avons beaucoup dansé car c’était la Sainte-Elisabeth et donc
ma fête. Je raconterai à Alix** tous les cadeaux que j’ai
reçus… »
(**) : ( Alix
était la plus jeune sœur d’Elizaveta Féodorovna).
Le jour de sa
fête, Elizaveta Féodorovna organisa un goûter pour les paysans.
Des tables chargées de victuailles furent dressées sur la pelouse
et c’est là que pour la première fois, la grande-duchesse fit
connaissance avec les chants et danses populaires. Elle comprit alors
qu’elle faisait corps avec le peuple russe et que son plus cher
désir était de rester à jamais à Ilyinskoïé.
Mais les vacances
du grand-duc tiraient à leur fin et le jeune couple devait
impérativement revenir à Saint-Pétersbourg. Toute la haute société
de la capitale brûlait de l’envie de mieux connaître la nouvelle
parente de l’empereur. Il s’en suivit un nombre incalculable
d’invitations et de réceptions auxquelles le couple ducal se
devait de répondre en organisant à son tour nombre de dîners et de
bals. La grande-duchesse conquit d’emblée tous les cœurs par son
charmant sourire, sa simplicité et sa cordialité. Elle était
partout le centre d’intérêt, tout le monde l’adulait. Elle
avait un sens fin de l’humour et un rire communicatif. Autour
d’elle se créait une ambiance de légèreté et de désinvolture.
Comme l’a écrit son frère Ernst, elle savait raconter avec
beaucoup d’humour certains événements de sa vie. Elle ravissait
les hommes, et certaines femmes étaient jalouses de son succès.
Toutefois, la grande-duchesse, par sa chaleureuse simplicité, sa
bienveillance et sa sincérité, ne remarquait rien. Tout
l’enchantait et elle aimait tout le monde.
La capitale
Saint-Pétersbourg la séduisit avec ses magnifiques immeubles, son
architecture, ses monuments, son fleuve. Cette capitale nordique
russe devint sa maison.
Elizaveta
Féodorovna dansait bien, et grâce à un goût sûr, s’habillait à
la perfection. Son frère Ernst disait à son sujet que, si elle
s’habillait avec goût, ce n’était pas par coquetterie, mais
pour répondre à des penchants esthétiques*.
(*) : ( Golo Mann,
Erinnertes).
La grande-duchesse
était extrêmement belle. En ce temps-là, on disait en Europe qu’il
n’y avait dans le monde que deux beautés portant toutes les deux
le prénom d’Elisabeth, Elisabeth d’Autriche, l’épouse de
l’empereur François-Joseph, et Elizaveta Féododorovna.
La grande-duchesse
Maria Pavlovna, fille du frère de Sergueï Alexandrovitch, Pavel, et
pupille de la grande-duchesse Elisabeth, écrit dans son ouvrage
Education of a Princess (p.19) :
« … Tante
Ella était… l’une des plus belles femmes que j’aie jamais
rencontrées dans ma vie. Elle était grande, fine, avec des yeux
clairs et des traits d’une beauté et d’une grâce rares. Ses
yeux étaient bleu gris… » **
(**) :
( Education of a Princess, by Marie, Grand Duchess of Russia.
Translated from the French & Russian under the editorial
supervision of Russell Lord, New York, Viking Press, 1931).
Maurice Paléologue,
dernier ambassadeur de France dans la Russie tsariste, écrit dans
son livre Aux portes du Jugement dernier au sujet d’Elizaveta
Féodorovna :
« … Elle
était grande et mince, avec des yeux clairs, ingénue et profonds,
le teint mat et doré, la bouche tendre, la nuque fine et pure, (…)
enfin, ce qui la résumait toute, une distinction suprême, une
harmonieuse élégance de la démarche, des poses et des moindres
gestes. Sa conversation laissait deviner un joli esprit de femme,
naturel, souriant, gracieux, réfléchi, cultivé, mais qui semblait
par instant s’échapper dans le rêve. » ***
(***) : (
Introduction de l’ouvrage de Maurice Paléologue, Aux portes du
Jugement dernier, Elisabeth-Féodorovna, Grande-duchesse de Russie,
Paris, Librairie Plon, 1940).
Le grand-duc
Gavriil Konstantinovitch écrit au sujet de la grande-duchesse
Elisabeth dans son livre Dans le Palais de Marbre (p. 48) :
« Ma tante
était extraordinairement belle et elle s’habillait de façon très
élégante. »*
(*) : ( Veliki
Kniaz’ Gavriil Konstantinovitch, V Mramornom Dvortse, iz khroniki
nasheï semi, Izdatelstvo Imeni Tchekhova, New York, 1955).
Quant au grand-duc
Alexandre Mikhaïlovitch, il écrit dans son Livre de souvenirs (p.
137) :
« Une rare
beauté, une remarquable intelligence, un subtil sens de l’humour,
une patience d’ange, un noble cœur, telles étaient les qualités
de cette femme extraordinaire… Après avoir passé une soirée en
sa compagnie et en nous remémorant ses yeux, son teint et cette
aptitude qu’elle avait de créer autour d’elle une telle
atmosphère de bien-être, nous étions au désespoir à la pensée
de son mariage prochain. »**
(**) : ( Veliki
Kniaz’ Alexandre Mikhaïlovitch, Kniga Vospominanii, Izdatelstvo
Lev, Parij, 1933).
En 1892, le
célèbre peintre Kaulbach commença le portrait de la
grande-duchesse. Il fit sept esquisses grandeur nature, mais aucun de
ces croquis n’était ressemblant. L’artiste se désespérait,
répétant que c’était la tâche la plus difficile qu’il eût
jamais affrontée, car il était impossible pour un peintre de
reproduire la perfection sur une toile. Finalement, le meilleur
portrait d’Elizaveta Féodorovna que peignit Kaulbach fut celui
qu’il fit de mémoire et non d’après nature.
Maints autres
artistes très célèbres tentèrent à leur tour de peindre la
grande-duchesse, mais aucun de leurs portraits ne lui ressemblait
vraiment.
Au château de
Wolfsgarten, non loin de Darmstadt, se trouve un buste en marbre
blanc d’Elizaveta Féodorovna, sculpté par le célèbre sculpteur
russe Mark Antokolski. Ce buste frappe par sa beauté désincarnée.
Elizaveta
Féodorovna n’était pas photogénique. Elle le savait et disait
que rares étaient les photos d’elle réussies. Aucun portrait, ni
aucune photographie ne purent montrer la véritable beauté de la
grande-duchesse. En lisant ses lettres à la reine Victoria, on
réalise combien Elizaveta Féodorovna souhaitait satisfaire le désir
de sa grand-mère d’avoir un portrait d’elle après son mariage.
Dans sa lettre du 13 juin 1884, elle écrit :
« Je lui*
ai parlé du portrait et il veut que ce soit fait… »
(*) : ( A Sergueï
Alexandrovitch (NdA).
En mars de l’année
suivante, la grande-duchesse informait la reine Victoria qu’on
allait bientôt commencer le portrait et lui demandait dans quelle
tenue elle souhaitait la voir et quelles devraient être les
dimensions du tableau. En octobre, Elizaveta Féodorovna écrivit :
« On
commence à peindre mon portrait, et je pense qu’il sera très
réussi. Sergueï et moi espérons qu’il Vous plaira et nous Vous
l’enverrons comma cadeau de Noël et d’anniversaire. Peut-être
aimeriez-Vous savoir comment je suis représentée ? Ma robe est
en mousseline rose pâle très brodée et assez échancrée, ainsi on
peut voir mon cou, et les manches ne sont pas très longues. Dans une
main je tiens une ombrelle ouverte et dans l’autre, un grand
chapeau de paille fleuri orné d’un bandeau rose. On dirait que je
viens de me promener dans le jardin… »
Le fameux
portrait ne fut pas terminé dans les temps car il fut refait
plusieurs fois, par manque de ressemblance avec le sujet. La
correspondance ultérieure d’Elizaveta Féodorovna ne dit pas si ce
portrait fut terminé un jour.
Quatrième chapitre
L’empereur
Alexandre III, « Sacha », comme l’appelaient son
épouse l’impératrice Maria Féodorovna ( surnommée elle-même
« Minnie ») et Elizaveta Féodorovna, accueillit sa jeune
parente avec beaucoup de tendresse et d’affection. Elizaveta
Féodorovna, qui avait laissé son père, son frère et ses sœurs à
Darmstadt, avait à ce moment-là fortement besoin d’une famille
soudée par des sentiments authentiques et solides. Elle fut
reconnaissante à l’empereur et à l’impératrice de l’accueil
qu’ils lui réservèrent et s’attacha à eux de toute son âme.
L’empereur
Alexandre III et son épouse avaient des goûts modestes et
n’appréciaient guère le luxe et l’opulence de la cour. Ils
passaient la plupart du temps dans leur modeste palais de Gatchina, à
douze kilomètres environ de Saint-Pétersbourg.
Les lettres de la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna à la reine Victoria et à son
frère Ernst, citées ici, reflètent l’existence heureuse et
simple que menait l’entourage de l’empereur Alexandre III. Ces
lettres montrent aussi les rapports qui existaient entre le couple
impérial et la grande-duchesse :
Gatchina, ce 6 novembre 1884
« Ma chère
grand-mère,
… Depuis hier
mardi, nous sommes ici dans ce magnifique endroit et Minnie est très
gentille avec moi, comme tout le monde ; tante Alice aussi et
elle me le montre de toutes les façons possibles. Elle a même
arrangé les chambres ici de sorte qu’on se croirait en Angleterre…
Mais j’espère que l’année prochaine, nous aurons le plaisir de
Vous voir. Sergueï aimerait aussi connaître le pays dans lequel
j’ai grandi et passé tant de moments heureux…
En Vous
remerciant…
Votre
petite-fille qui Vous aime,
Ella »
Gatchina, ce 10 novembre 1884
« Cher
Erni,
… Minnie est
en train de dessiner dans notre chambre et le petit Micha* tente
d’imiter les mimiques que je lui ai apprises. Ce sont exactement
les mêmes que celles que nous faisions autrefois…
Mille baisers
de ta sœur qui t’aime,
Ella »
Gatchina, ce 21 novembre 1884
« Ma
chère grand-mère,
Peut-être
avez-Vous envie de savoir comment nous vivons ici, à Gatchina, où
je me sens si bien. Sacha et Minnie sont si bons, je passe mes
après-midi avec Minnie. Le matin, j’ai mon cours de russe puis
après le petit-déjeuner, l’impératrice vient me voir, nous
peignons toutes les deux, nous sortons un peu et après le thé,
l’empereur nous fait la lecture. Ainsi, le temps passe tellement
vite. Parfois, après déjeuner, nous restons tous ensemble, nous
lisons ou nous écrivons. Quand je n’ai pas de cours le matin, je
fais la même chose… Cette semaine, il y a eu deux cérémonies
organisées pour le régiment… Nous allons probablement rester ici
encore une semaine puis nous rentrerons en ville.
Votre
petite-fille qui Vous aime le plus tendrement du monde,
Ella »
La grande-duchesse
Elisabeth passa son premier Noël, si fêté en Angleterre et en
Allemagne, loin de sa Darmstadt. Bien sûr, à cette occasion, ses
parents lui manquèrent plus que d’habitude. Le 14 décembre, elle
écrivit à la reine Victoria de Saint-Pétersbourg :
« … Ce
nouveau pays me tient de plus en plus à cœur, surtout parce que
tout le monde, sans exception, est très bon. Je crains que mon
premier Noël ici soit triste. J’ai même un peu peur. Papa va me
manquer terriblement, plus encore ce jour-là… »
Malgré son succès
dans la haute société, les sorties et les réceptions, la
grande-duchesse Elisabeth préférait la solitude et le
recueillement. Dès que l’occasion se présentait, elle sortait se
promener, et trouvait toujours un endroit isolé, que ce soit dans le
parc de Tsarskoïé Sélo, Gatchina ou Peterhof, où elle pouvait
rester seule, admirer la nature et sans doute penser à son Créateur.
Dans le parc de
Peterhof, Elizaveta Féodorovna trouva un petit coin tranquille qui
devint son endroit favori. Tout au bout du jardin, près de la maison
du jardinier, il y avait une petite fontaine ornée d’une statue
représentant un personnage assis sur une pierre, environné de
canards et de petits chiens. En découvrant pour la première fois
cette fontaine si originale, la grande-duchesse la croqua et envoya
la reproduction à son frère Ernst.
Assise au fond de
ce jardin magnifique, elle observait les arbres centenaires, les
fleurs, écoutait la fontaine et le chant des oiseaux. Son âme pure
était alors si éloignée de l’effervescence des bals, des nobles
cavaliers et des femmes parées de leurs plus beaux atours. Elle se
disait sans doute, dans ces moments-là, que tout était éphémère
et que toute cette effervescence finirait emportée vers l’infini
par le fleuve du temps. Quel était donc le but de la vie ?
C’est sans doute ici qu’elle réfléchissait le plus à la
destinée de l’homme et au Sauveur Jésus-Christ, que ses pensées
allaient vers d’anciens sanctuaires sacrés qui la fascinaient tant
au Kremlin et à Tchoudovo. Elle priait, et son âme était déjà
pleinement tournée vers la religion orthodoxe, celle de son époux…
***
La grande-duchesse
Elisabeth continuait d’étudier le russe avec beaucoup de ferveur,
ne manquait jamais un cours et s’y préparait avec beaucoup
d’application. Elle commençait aussi à s’adapter à ses
obligations très particulières de grande-duchesse russe, et c’est
à cette période qu’elle entreprit ses œuvres de bienfaisance.
Seuls son mari Sergueï Alexandrovitch et quelques proches
connaissaient cet aspect de sa vie.
Elle était
extrêmement attachée à son mari et son amour pour lui ne
connaissait pas de limites. Dans certains ouvrages, on raconte que
son amour était probablement égoïste puisqu’elle souhaitait
l’accompagner dans tous ses déplacements. Mais la grande-duchesse
ne s’opposa jamais aux désirs de son mari. Au contraire, elle ne
cessait de dire : « Je suis heureuse et très aimée. »
Quand elle eut l’occasion de se rendre à Darmstadt pour visiter
ses proches, elle écrivit à son frère Ernst que son plus cher
désir aurait été de les voir, mais que son devoir de
grande-duchesse passait avant tout. Il consistait à rester dans son
nouveau pays et à remplir ses fonctions, et c’est pourquoi, même
pour peu de temps, elle ne pouvait laisser son mari seul, tant elle
était attachée à lui.
Elizaveta
Féodorovna aima tous les membres de sa belle-famille, mais elle
éprouvait une sympathie particulière pour le frère de Sergueï
Alexandrovitch, Pavel, qui leur rendait régulièrement visite et
séjournait dans le domaine d’Ilyinskoïé. Elle s’attacha
également de toute son âme à l’héritier du trône, Nikolaï
Alexandrovitch, « Nikki », comme le surnommait toute la
famille impériale.
Dès qu’elle en
avait l’occasion, Elizaveta Féodorovna se rendait en Crimée à
Livadia, près de Yalta. Elle était irrésistiblement attirée par
la beauté et la nature de ce pays. Dans sa lettre à la reine
Victoria, de Livadia, datée du 2 mai 1886, elle écrit :
« Chère
grand-mère,
… Après plus
d’un mois passé en Crimée, une région si magnifique, cela va
être difficile de partir demain. Le temps est splendide, comme si
nous étions en été. Tout est verdoyant, couvert de roses, de
glycines et de chèvrefeuilles. Cette végétation ne fait pas que
recouvrir les maisons, mais pend aussi des arbres. Ce qui m’enchante
le plus, c’est la mer qui me rappelle Osborne et les grandes
collines de l’Ecosse. Il y a quantité de charmantes datchas, mais
une me plaît tout particulièrement.
Je continue cette
lettre en Vous détaillant une photo de cette maison. A l’intérieur,
elle ressemble à Windsor, surtout avec son grand hall orné de
boiseries ; et l’odeur aussi. Tout cela contribue à me
rappeler ma chère Angleterre. Et puis plus bas, sous la terrasse, la
mer…
Votre petite-fille
qui Vous aime tant,
Ella »
Au printemps de
l’année suivante, en 1887, Sergueï Alexandrovitch, en tant que
représentant de la Russie, dut se rendre en Angleterre pour assister
aux cérémonies du jubilé, et la grande-duchesse s’en réjouit.
C’était pour elle l’occasion de rendre visite à sa grand-mère
la reine Victoria et en chemin, de s’arrêter quelques jours à
Darmstadt pour voir son cher papa, ses sœurs et son frère. Le 7 mai
1887, elle écrivit à la reine Victoria d’Ilynskoïé :
« Chère
grand-mère,
… Penser que je
vais bientôt Vous voir me réjouit. Même si cette visite doit être
brève, elle n’en sera pas moins agréable. Nikki* commence son
service militaire cette année dans le régiment de mon cher mari.
(*) : ( L’héritier
tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch).
Etant donné que
Sergueï est le général et que c’est lui qui est à la tête de
ce régiment depuis le printemps, il sera obligé d’être présent
pour accueillir Nikki… Nous avons l’intention d’aller à
Darmstadt dans quelques jours. J’espère que ce châle caucasien
que je Vous enverrai pour Votre anniversaire Vous sera utile. Dès
que je l’ai vu, j’ai pensé à Vous l’offrir. Vous portez bien
ces châles, n’est-ce pas ?
Votre petite-fille
qui Vous aime le plus tendrement du monde,
Ella »
Bien sûr, les
retrouvailles avec sa famille apportèrent une joie immense à
Elizaveta Féodorovna. Le grand-duc Sergueï Alexandrovitch,
représentant des Romanov et époux de la petite-fille préférée de
la reine Victoria, Ella elle-même, fut accueilli avec beaucoup de
prévenance. La reine fut aimablement disposée envers l’entourage
d’Elisabeth. Tout le monde était fasciné par cet accueil
chaleureux.
En rentrant chez
elle en Russie, tout à ses souvenirs et aux récentes rencontres
avec ses proches, Elizaveta Féodorovna écrivit à la reine
d’Angleterre :
1er
juillet 1887
« Chère
grand-mère !
Notre séjour en
Angleterre a été comme un rêve ; tout comme d’être ici. A
chaque instant, je m’attends à voir papa ou l’un de mes proches
entrer dans la pièce… Serguei et moi-même n’oublierons jamais
Votre bonté et nous Vous remercions de tout notre cœur. Puis-je
Vous demander quelque chose, si cela ne Vous dérange pas trop ?
Pouvez-Vous m’envoyer des photos pour mes trois dames de compagnie
et deux autres personnes ? Elles seraient extrêmement touchées
par ce geste et garderaient Votre portrait comme un précieux
souvenir leur rappelant la bonté dont Vous avez fait preuve envers
elles…
Sergueï et moi
Vous baisons les mains avec beaucoup de reconnaissance et nous Vous
remercions du fond du cœur, Vous promettant de nous souvenir de
l’amour que Vous nous avez témoigné.
Votre petite-fille
qui Vous aime le plus au monde.
Ella »
La grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna continua de penser à son voyage à Londres et
à Darmstadt. Elle commençait à devenir russe dans l’âme, mais
ses liens affectifs avec l’Angleterre et Darmstardt ne faiblirent
jamais. En octobre, elle écrivit à sa grand-mère d’Ilyinskoïé :
« … Les
mots ne peuvent exprimer ce que je ressens quand j’ai la joie de
Vous voir. C’est comme si Vous étiez ma propre mère et l’amour
que je Vous porte m’est très précieux…Je n’arrête pas de
répéter la même chose, quand je suis pleinement heureuse. Mais
malgré cela, dans mon nouvel environnement, je n’oublierai jamais
tous ceux qui me sont si chers… »
Dès que le
grand-duc Sergueï Alexandrovitch avait l’occasion de quitter
Saint-Pétersbourg, il partait avec sa femme à Ilyinskoïé. La
nature leur permettait de mettre entre parenthèses leur vie mondaine
et les us contraignants de la cour. Ilyinskoïé était une résidence
d’été. Pour l’hiver, le grand-duc avait fait construire une
autre maison en briques et en pierres, à Oussovo. C’était une
maison très spacieuse et confortable de style anglais avec un jardin
d’hiver et le chauffage central. Mais elle n’avait pas le charme
d’’Ilyinskoïé, aussi la grande-duchesse et son époux s’y
plaisaient-ils moins.
L’été à
Ilyinskoïé, les jours coulaient paisiblement, dans un environnement
de champs et de forêts. Les journées commençaient très tôt.
Avant le petit-déjeuner, Elizaveta Féodorovna allait se promener
dans le parc ; quant à Sergueï Alexandrovitch, il passait en
revue le domaine. Il se rendait à l’écurie pour voir les chevaux,
puis à la laiterie et enfin à la ferme avicole. Les jeunes époux
buvaient un café sur le balcon, profitant de l’air frais en
bavardant. Puis, Elizaveta Féodorovna étudiait le russe ou écrivait
son courrier. Le petit -déjeuner se déroulait à la table
principale, souvent en compagnie de nombreux convives. On recevait
régulièrement des parents et des amis ; la grande-duchesse
Elisabeth et Sergueï étaient des hôtes très accueillants. Toute
personne leur rendant visite au domaine repartait avec un sentiment
de bien-être et de légèreté.
Elizaveta
Féodorovna passait généralement ses après-midi dans le jardin,
dans un endroit frais sous les grands arbres ou à l’ombre de la
terrasse. Elle brodait ou peignait, pendant qu’une de ses dames de
compagnie lui faisait la lecture à voix haute. Elizaveta Féodorovna
n’aimait pas les romans légers et leur préférait des livres plus
sérieux, principalement écrits par des auteurs anglais. Mais elle
s’intéressait aux grands classiques russes. Les Carnets du
sous-sol de Dostoïevski avaient produit sur elle une forte
impression. Elizaveta Féodorovna goûtait peu les romans français,
car elle les considérait trop frivoles. Au déjeuner, la
grande-duchesse était toujours bien habillée et réunissait autour
de la table toutes les personnes qui vivaient avec elle, puis on
passait au salon pour jouer de la musique ou lire. Sergueï
Alexandrovitch aimait lire en russe à voix haute. Il lisait en
mettant l’intonation pour que l’auditoire ait plaisir à écouter.
Sergueï Alexandrovitch et son frère Pavel montaient parfois des
pièces de théâtre avec leurs voisins. Dans une de ses lettres,
Elizaveta Féodorovna écrit à la reine Victoria que Sergueï et son
frère Pavel aimaient jouer sur scène et avaient un certain talent
d’acteurs.
Certaines fêtes
marquaient la vie d’Ilyinskoïé, et outre la Sainte-Elisabeth, on
fêtait avec beaucoup de ferveur la Saint-Ilia. Le jour de la
Saint-Serge-de-Radonège, on fêtait également Sergueï
Alexandrovitch. Ce jour-là, on invitait beaucoup de monde et on
organisait une tombola. L’argent recueilli était redistribué aux
pauvres. Les invités arrivaient généralement le soir et logeaient
dans les nombreuses dépendances d’été disséminées dans le parc
du domaine. Les invités assistaient tous à la messe du soir et le
matin, à la Divine Liturgie, puis au Te Deum. On servait ensuite un
déjeuner suivi d’une tombola, qui se déroulait dans les champs.
L’orchestre militaire jouait des valses ou des polkas. Beaucoup de
voisins venaient admirer la fête. Sergueï Alexandrovitch et
Elizaveta Féodorovna profitaient de cette occasion pour faire
connaissance avec eux et bavarder, passant d’un groupe à un autre.
Après la tombola, les convives se rendaient dans le jardin où des
tables étaient dressées pour le thé et le repas. On fêtait
également la Saint-Ilia à l’église locale. On organisait alors
une foire pendant laquelle les paysans des environs venaient montrer
et vendre leurs produits. Quelques jours avant cette manifestation,
les marchands construisaient des comptoirs le long de la rue et
installaient des balançoires et des manèges. Des tentes étaient
également dressées pour accueillir des troupes de théâtre et des
photographes. La foire, qui durait trois jours, attirait les paysans
des villages éloignés. On pouvait y trouver tout ce qui servait à
la vie de tous les jours, écharpes, tissus, vaisselle, des objets en
bois et d’autres décorés à l’effigie de l’empereur et de
l’impératrice. Après la messe du matin, le grand-duc Sergueï
Alexandrovitch ouvrait officiellement la foire avec son épouse, et
ils se dirigeaient vers les participants pour discuter ou pour
acheter parfois des paniers entiers que l’on portait derrière eux,
remplis de souvenirs, de cadeaux pour tout le monde, jusqu’aux
serviteurs d’Ilyinskoïé. Puis le soir, la fête campagnarde se
poursuivait. Les paysans chantaient et dansaient dans la bonne humeur
générale.
Cinquième
chapitre
L’empereur
Alexandre III, qui était un homme très religieux, consacrait des
sommes considérables de sa fortune personnelle à l’ornementation
de lieux saints en Terre sainte. L’empereur et ses frères
Vladimir, Alexeï, Sergueï et Pavel firent construire la magnifique
église de Sainte-Marie-Madeleine à Gethsémani à la mémoire de
leur mère, l’impératrice Maria Alexandrovna.
Cette église à
cinq coupoles, modèle typique d’architecture russe, reste jusqu’à
nos jours l’une des plus belles églises de Jérusalem. Son
iconostase en marbre blanc, décorée de motifs taillés avec un art
raffiné, est encadrée de bronze à patine sombre. On retrouve les
mêmes motifs sur les portes royales en bronze du sanctuaire. Le sol
de l’église est en marbre de couleur. L’église est entièrement
décorée avec des peintures de Vassili Verechtchaguine. Son tableau
de retable L’Apparition des anges aux femmes myrrhophores est
particulièrement remarquable.
L’empereur
Alexandre III, qui avait en charge un royaume immense, ne pouvait pas
quitter la Russie pour participer personnellement à Jérusalem à la
bénédiction de cette église magnifique. Connaissant la profonde
religiosité de son frère le grand-duc Sergueï Alexandrovitch,
l’empereur chargea ce dernier de le représenter à la bénédiction
solennelle. Sergueï Alexandrovitch était déjà allé en Terre
sainte en 1881 et il avait participé à la fondation de la Société
impériale de Palestine orthodoxe, dont il devint d’ailleurs le
représentant. Les objectifs de cette société étaient la recherche
de moyens en Russie pour aider la mission russe en Palestine, y
développer les activités missionnaires, l’acquisition en Terre
sainte de terres possédant des monuments anciens, et l’aide aux
pèlerins qui se rendaient de Russie en Palestine pour se recueillir
sur les lieux saints. Pour comprendre la raison de l’intérêt des
orthodoxes russes pour la Palestine, il est indispensable de se
reporter aux pages de l’histoire.
Une première
tentative pour prendre la défense des chrétiens assujettis à
l’Empire ottoman en Palestine fut faite par l’empereur Pierre
Ier, lorsque la Russie demanda aux Grecs de restituer le sépulcre du
Seigneur, tentative qui échoua. En 1700, un accord fut signé sur le
libre accès en Terre sainte pour les pèlerins russes. Peu à peu,
la Russie obtint de plus en plus de droits du gouvernement turc
concernant la Palestine. Enfin, le Saint-Synode* orthodoxe russe
insista pour que fût ouvert un consulat russe dans la ville
portuaire de Haïfa, où débarquaient en Terre sainte les pèlerins
russes.
En 1841 débutèrent
les pourparlers entre la Russie et les autorités turques pour la
liberté de déplacement des pèlerins en Terre sainte et pour la
construction d’hôtels sur place. On envoya alors en Palestine le
premier représentant de l’Eglise orthodoxe russe, l’archimandrite
Kirill. Le but de son voyage était d’étudier localement la
situation difficile des Arabes orthodoxes, ainsi que la situation
générale des chrétiens et des pèlerins en Palestine. Le
représentant spirituel suivant en Terre sainte fut l’archimandrite
Porphyre, qui se rendit là-bas en 1843 dans le but d’instaurer des
contacts amicaux avec le clergé des autres Eglises. L’archimandrite
Porphyre visita un grand nombre d’églises orthodoxes en Palestine
et fit le même examen de la situation de l’orthodoxie au
Proche-Orient. Il s’attira l’amour et le respect de la part des
Arabes orthodoxes, tout autant que des Grecs. En 1848 arriva à
Jérusalem un groupe de moines russes. En présence de
l’archimandrite Porphyre fut ouvert pour les Arabes un séminaire
spirituel au monastère de la Sainte-Croix, où l’on étudiait
l’arabe, le grec, le russe et le slavon d’église. Et l’on
commença à publier des manuels en langue arabe. Cette activité
charitable fut interrompue par la campagne de Crimée en 1855-1856,
quand tous les Russes, y compris le clergé, furent expulsés de
Palestine par les autorités turques.
Après la guerre,
le Saint-Synode de Russie envoya une mission en Palestine. Le but de
cette mission était d’établir une représentation officielle de
l’Eglise russe en Palestine. Cette mission était dirigée par
l’archevêque Kirill, qui continua d’affermir l’orthodoxie en
milieu arabe, fit l’acquisition de terres liées à l’histoire de
la chrétienté, et fit construire des églises, des hôtels et des
hôpitaux. A cette époque fut aussi fondé le Comité palestinien en
Palestine, sur l’initiative du grand-duc Konstantin Nikolaïévitch.
A partir de 1864, ce comité fut transformé en Commission
palestinienne.
Le chef de la
Mission spirituelle russe, l’archimandrite Antonin Kapoustine, qui
vécut en Palestine vingt-neuf ans et est enterré dans la crypte de
l’église russe sur le mont des Oliviers, obtint beaucoup de succès
en faveur de la question palestinienne. L’Eglise orthodoxe russe
n’oubliera jamais ses efforts incessants pour affermir l’orthodoxie
en Palestine. L’archimandrite Antonin commença son activité en
Palestine en 1869. En homme hautement cultivé et savant, il
accomplit une œuvre charitable auprès des Arabes, améliora les
conditions des pèlerins, fit construire des monastères et des
églises, et organisa des fouilles archéologiques. La Société
impériale de Palestine orthodoxe dirigea des travaux en Terre sainte
conjointement avec la Mission spirituelle russe. Des expéditions
archéologiques furent envoyées en Syrie et en Palestine.
Soixante-trois volumes de traités scientifiques furent écrits en
conclusion de ces travaux, et se révélèrent d’une grande
richesse pour le monde scientifique des chercheurs russes de
Palestine.
A partir de la
révolution russe, l’aide parvenant de Russie fut interrompue, et
c’est l’Eglise orthodoxe russe hors frontières, avec à sa tête
le représentant du synode des évêques, qui continua de gérer le
patrimoine russe en Palestine.
La guerre
israélo-arabe de 1948 conduisit au partage de Jérusalem et d’une
partie de la Palestine entre l’Etat nouvellement constitué
d’Israël et la Jordanie. En conséquence, le patrimoine de la
Mission spirituelle russe se retrouva de part et d’autre de la
ligne de démarcation de Jérusalem. L’Union soviétique, l’un
des premiers pays à reconnaître l’Etat d’Israël, fit valoir
ses droits au patrimoine de l’Eglise orthodoxe russe hors
frontières en Palestine. Le gouvernement israélien reconnut l’Union
soviétique comme propriétaire du patrimoine russe sur la terre
d’Israël.
Lorsqu’après la
guerre des Six-Jours, en 1967, une grande partie de la Palestine se
retrouva aux mains d’Israël, les relations diplomatiques avec
l’URSS furent rompues. Mais la Mission spirituelle soviétique
demeura le représentant du gouvernement soviétique en Israël et
les soviets utilisèrent cette mission pour leur propagande. La
véritable Mission spirituelle russe et la Société impériale de
Palestine orthodoxe continuaient cependant d’exister et se
trouvaient sous l’autorité du synode des évêques de l’Eglise
orthodoxe russe à l’étranger.
La grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna, en apprenant la nouvelle de son voyage
prochain en Terre sainte, fut immensément heureuse. Son âme
ressentait le besoin de voir les endroits où avait vécu et marché
le Sauveur, où il avait été crucifié et était ressuscité des
morts. Elle voulait tout voir de ses propres yeux, se rendre partout.
Son désir était de se recueillir sur la stèle de marbre du tombeau
du Seigneur et de prier pour elle-même, pour Sergueï, pour sa
famille, pour la Russie.
C’était l’année
1888. Elizaveta Féodorovna était mariée depuis bientôt quatre
ans, un temps suffisant pour s’habituer à tout, prendre conscience
de beaucoup de choses, y compris de ce qui auparavant lui paraissait
incompréhensible, et pour analyser l’état intérieur de son âme.
La grande-duchesse s’intéressa dès les premiers jours de son
mariage à l’orthodoxie. Cette religion l’attirait. Elle allait
parfois au temple protestant, conversait avec le pasteur, mais elle
ne ressentait plus en Russie ce qu’elle sentait là-bas à
Darmstadt. Le protestantisme ne pouvait plus satisfaire ses exigences
spirituelles. Dans les églises orthodoxes qu’elle fréquentait, où
elle accompagnait toujours son mari, Elisabeth sentait son âme
s’emplir de douceur et de tendresse, et elle avait tant envie de
prier ! Elle ne pouvait s’empêcher de voir l’humeur joyeuse
dans laquelle était Sergueï Alexandrovitch après la communion, et
elle avait tant envie elle-même de s’approcher du saint calice, de
communier et de partager cette joie avec son bien-aimé ! Mais
c’était pour elle inaccessible. Elizaveta Féodorovna se sentait
certainement aussi mise à l’écart du grand carême, lorsque la
famille impériale jeûnait après que toutes les festivités avaient
pris fin et que l’on servait à table la nourriture de carême. En
revenant du lumineux office des matines pascales lorsque partout
retentissait : « Dieu est ressuscité ! »,
elle ne pouvait pas répéter ces paroles avec un cœur pleinement
heureux en appartenant à son ancienne foi.
Sergueï
Alexandrovitch était un homme très pieux et il observait
rigoureusement toutes les coutumes et règles de l’Eglise. Il
priait beaucoup, jeûnait et allait à l’église. Mais en dépit de
son orientation spirituelle, Sergueï Alexandrovitch ne prononça
jamais un seul mot pour faire comprendre à Elizaveta Féodorovna
qu’il désirait qu’elle se convertît à l’orthodoxie. La
grande-duchesse Elisabeth était tourmentée par le doute. Elle
voulait trouver la vérité, comprendre avec l’esprit et le cœur
quelle était la juste religion pour elle. Elle commença à demander
à son époux de lui procurer des livres spirituels, des
commentaires, le catéchisme chrétien orthodoxe, qu’elle lut toute
seule et demanda à Sergueï Alexandrovitch de lui lire aussi à
haute voix.
Lorsque se
présenta à Elizaveta Féodorovna la possibilité de se rendre en
Terre sainte, elle y vit un effet de la Divine Providence et décida
que c’était là-bas, à Jérusalem, auprès du tombeau du
Seigneur, que le Sauveur lui ferait connaître sa volonté. Elizaveta
Féodorovna voulait aussi prier pour son père, qui se sentait bien
seul. Trois de ses filles étaient à présent mariées : elle,
au grand-duc Sergueï, Victoria, au prince Louis de Battenberg, et
Irène, à Henri de Prusse. Seule Alix, la benjamine, n’était pas
encore mariée. Mais l’affaire était très compliquée. Alix
aimait éperdument l’héritier du trône russe, le tsarévitch
Nikolaï Alexandrovitch, et il lui rendait pleinement son amour.
Cependant, sur le chemin de leur bonheur, il y avait beaucoup
d’obstacles. Elizaveta Féodorovna souhaitait profondément ce
mariage, et elle s’efforçait d’aider les jeunes tourtereaux.
Aujourd’hui, en Terre sainte, elle pourrait aussi prier pour eux.
Le grand-duc
Sergueï Alexandrovitch et Elizaveta Féodorovna arrivèrent en
Palestine en octobre 1888. Ils allèrent en train jusqu’à Odessa
et de là continuèrent en bateau. Ils avaient fait d’abord une
halte à Kiev. Cette ville russe ancienne produisit une impression
inoubliable sur la grande-duchesse, qui ne cessait de s’enthousiasmer
pour tout ce qu’elle voyait de nouveau.
Le pèlerinage du
couple princier en Palestine commença par la ville de Nazareth, le
lieu de l’Annonciation à la Vierge Marie ; ensuite ils
visitèrent le mont Thabor, en forme de tasse retournée, lequel,
avec ses ruines d’anciennes églises et la richesse de sa flore, ne
pouvait manquer d’enchanter l’imagination raffinée d’Elizaveta
Féodorovna.
Tout en Terre
sainte était pour elle neuf, inhabituel et mystérieux. Jérusalem,
avec la muraille féérique de la vieille ville, où l’on avait
l’impression que le temps avait reculé de plusieurs siècles ;
les oliviers et les pierres ; les monuments anciens ; les
ruines d’anciennes constructions et les églises disséminées un
peu partout, de styles variés, orthodoxe grec et russe, catholique,
tout cela prédisposait Elizaveta Féodorovna à la réflexion et à
la prière. Dans sa conscience revenait sans arrêt la pensée qu’ici
avait marché et enseigné Jésus-Christ.
L’église
Sainte-Marie-Madeleine fut construite dans le jardin de Gethsémani
au pied du mont des Oliviers. L’édifice majestueux, avec ses
coupoles dorées, l’épais feuillage de cyprès et d’oliviers qui
l’entoure, offrait un spectacle d’une beauté extraordinaire. Au
sommet du mont des Oliviers, à côté d’une autre église
orthodoxe, s’élevait un énorme clocher qu’on appelait « le
cierge russe ». Les cloches, rapportées de Russie, avaient été
transportées sur leur dos par des pèlerins russes depuis le port de
la ville de Haïfa.
En voyant toute
cette beauté et toute cette splendeur, la grande-duchesse Elisabeth
dit : « Comme j’aimerais être enterrée ici. » La
belle et noble jeune femme, le cœur empli de joie et d’espoir,
était alors loin de penser que ses paroles se réaliseraient un
jour, et qu’ici même, dans l’église Sainte-Marie-Madeleine, ses
saintes reliques reposeraient jusqu’au jour où la Russie
ressusciterait, et qu’elles seraient probablement rapatriées avec
tous les honneurs dans ce pays qu’elle aimait tant.
La grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna rapporta en cadeau de Russie à l’église
Sainte-Marie-Madeleine des objets de culte et des ornements religieux
d’une valeur inestimable, des calices, des évangiles et des
patènes*.
(*) : ( Ces objets
de culte ont été utilisés lors de la cérémonie religieuse en
l’église Sainte-Marie-Madeleine à Gethsémani le jour du
transport des reliques des saintes martyres, la grande-duchesse
Elisabeth et la nonne Varvara, en mai 1982).
Elizaveta
Féodorovna écrivit à la reine Victoria une longue lettre remplie
des impressions qui emplissaient alors son âme. Nous reproduisons
ici presque l’intégralité de cette lettre.
Jérusalem, ce lundi 3 octobre 1888
« Ma chère
grand-mère !
Au cours de notre
voyage, nous avons eu peu de temps pour écrire des lettres. Je
profite de cette matinée de liberté pour Vous envoyer quelques
lignes de cette ville sainte. C’est une si grande joie d’être
ici, et mes pensées vont sans cesse à vous tous ; je prie Dieu
de Vous bénir en tout…
Je vais essayer de
décrire en quelques mots notre voyage où chaque endroit était
nouveau pour moi, à commencer par Kiev. Quelle belle ville et quel
superbe fleuve que le Dniepr ! La ville est située sur des
collines et il faut sans cesse monter et descendre les rues. On a de
si belles vues partout ! Notre artiste peintre paysagiste a fait
plusieurs dessins admirables.
D’Odessa jusqu’à
Constantinople, la mer était magnifique… Seule la chaleur était
parfois terrible. Mais ici, ça va mieux parce que la nuit il fait
plus frais, et l’on sent toujours une légère brise… Notre
voyage est à la fois un voyage culturel et un voyage spirituel.
Nous sommes allés
d’abord à Nazareth et sur le mont de la Transfiguration, après
quoi nous sommes arrivés ici. C’est pour moi comme un rêve de
voir tous ces endroits où Notre-Seigneur a souffert pour nous, et en
même temps une immense consolation de venir à Jérusalem.
Le pays est en ce
moment vraiment sublime. Il y a partout des pierres grises et des
maisons de couleur identique. Même les arbres ne sont pas de
couleurs vives. Mais néanmoins quand on s’y habitue, on trouve
partout du pittoresque et l’on est émerveillé des magnifiques
murailles qui entourent cette ville. Le tout produit un effet
saisissant de ville morte. Mais on rencontre parfois des personnages
bibliques dans leurs vêtements colorés, et ils forment un véritable
tableau sur ce fond paisible. Je suis contente que le pays
corresponde à l’état de mes pensées… cela permet de doucement
prier en se rappelant ce qu’on entendait enfant, et que l’on
accueillait en trépignant si fort d’impatience.
Je crains que ma
lettre ne soit écrite de manière désordonnée et qu’il y ait
même des fautes, mais lorsqu’on ressent tant d’impressions
neuves, alors tout se brouille dans la tête.
Je tiens un journal,
et lorsque je retournerai à Saint-Pétersbourg, je le recopierai
avec soin, et peut-être aurez-Vous envie alors de le lire. J’y
consigne tous les détails possibles…
Pardonnez-moi s’il
Vous plaît ces fâcheux sauts du coq à l’âne. Sergueï et moi
embrassons tendrement Vos chères mains. En espérant que Vous soyez
en bonne santé, je reste, chère grand-mère, Votre petite-fille qui
Vous aime,
Ella »
A son retour de
Terre sainte, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna continua de
réfléchir à l’orthodoxie et revécut intérieurement tous les
instants de la ferveur religieuse qu’elle y avait éprouvée. Elle
avait déjà fermement décidé de se convertir à l’orthodoxie,
mais une pensée la retenait de franchir le pas : elle allait
porter un coup certain à sa famille bien-aimée, et en premier lieu
à son père.
Elizaveta Féodorovna
et Sergueï Alexandrovitch aimaient la vie paisible à la campagne.
La grande-duchesse, qui possédait une nature hautement spirituelle,
priait beaucoup et aimait se retirer dans la solitude pour pouvoir
s’adresser à Dieu et méditer au sein de la nature. Les plaisirs
du monde et les divertissements l’en éloignaient, et il lui
fallait rassembler tant de courage et de force pour ne plus cacher
son souhait de se convertir à la nouvelle foi qu’elle avait
choisie !
A cette époque, le
frère de Sergueï Alexandrovitch, Pavel, épousa la princesse
grecque Alexandra *.
(*) : ( La mère
de la princesse Alexandra, Olga, reine des Hellènes, avait par sa
naissance le titre de grande-duchesse russe).
Elizaveta Féodorovna
était complètement prise par l’organisation du mariage. La
princesse Alexandra, âgée de dix-huit ans, lui plaisait beaucoup,
et Elizaveta Féodorovna écrivit à sa grand-mère que c’était
une jeune femme intelligente et ravissante, avec laquelle elle avait
beaucoup de choses en commun. Pavel Alexandrovitch était souvent
invité avec sa jeune épouse à Ilyinskoïé, et ils y séjournaient
toujours longtemps.
La reine Victoria
invitait Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch à lui
rendre visite en Angleterre, mais c’était impossible à cause des
occupations de Sergueï Alexandrovitch, et la grande-duchesse n’avait
guère envie de laisser son mari et de partir seule, ce qu’elle
n’avait jamais fait. L’année 1890 se déroula dans le calme et
la quiétude. Ce fut, semble-t-il, la dernière année avant que le
malheur familial ne s’abatte sur Elizaveta Féodorovna.
Les jeunes époux,
Pavel Alexandrovitch et la princesse Alexandra, eurent une fille,
Maria. L’impératrice Maria Féodorovna et le grand-duc Sergueï
Alexandrovitch furent le parrain et la marraine de l’enfant.
Elizaveta Féodorovna écrivit à la reine Victoria :
Ilyinskoïé, 10 mai
1890
« Ma chère
grand-mère,
… Nous prévoyons
de rester ici jusqu’au 1er
juin pour passer un moment agréable et tranquille avant le camp où
Sergueï aura beaucoup d’occupations, en particulier si Willi
arrive, et que les manœuvres durent plus longtemps que d’habitude.
Cela fait déjà plus d’un mois qu’il fait ici un temps estival
merveilleux. Tout le jardin est rempli de l’arôme des nombreux
lilas, et le muguet est tellement beau ! Le dimanche 6 on a
célébré le baptême de la petite fille de Pavel et Alexandra.
Minnie et Sergueï, la marraine et le parrain, ont tenu dans leurs
bras la jolie petite Maria… Ce jour-là c’était aussi
l’anniversaire de Nikki – qu’est-ce qu’il est mignon !
Il ressemble beaucoup à Georges de Galles ; je trouve seulement
qu’il est un peu plus calme, plutôt gai et intelligent. Lui et son
frère Gueorgui* vont faire un très long voyage, presque le tour du
monde.
(*) : (Fils très
talentueux de l’empereur Alexandre III, Gueorgui Alexandrovitch
mourut de tuberculose à l’âge de vingt-huit ans, en 1899).
Ils vont partir cet
automne et reviendront vraisemblablement par voie de terre, par la
Sibérie…
Maintenant, chère
grand-mère, permettez-nous à tous deux d’embrasser Vos chères
mains, et que le Seigneur Vous bénisse.
Votre petite fille
qui Vous aime très tendrement,
Ella »
A la fin
de l’année 1890, le père d’Elizaveta Féodorovna arriva à
Ilyinskoïé. La grande-duchesse espérait que lors de ce voyage son
père remarquerait quelle foi profonde elle éprouvait pour
l’orthodoxie, qu’il commencerait d’en parler, et qu’elle
pourrait alors lui ouvrir son cœur. Le grand-duc Ludwig ou bien ne
remarqua rien, ou bien ne pensait pas que tout ceci fût sérieux.
Son père retourna à Darmstadt sans qu’Elizaveta Féodorovna ait
pu aborder la question qui la mettait au supplice. Elle continua à
cacher à tous son tourment. Elle écrivit à la reine Victoria une
lettre tout à fait banale, où elle exprimait sa joie d’avoir eu
son père auprès d’elle :
« …
Ce fut une telle joie de voir papa et les autres ici ! Nous
attendions leur arrivée pour passer quelque temps à la campagne et
leur montrer Ilyinskoïé, où nous nous sentons plus chez nous que
lorsque nous sommes en ville… A présent c’est l’automne, nous
menons une vie paisible, et nous n’avons guère envie de partir à
Saint-Pétersbourg… Sergueï retourne à son service dans l’armée.
Chaque soir, nous sommes tous réunis, et pendant que le comte
Steinbock lit, nous travaillons à nos ouvrages ou bien dessinons.
Sergueï et moi adorons passer ainsi le temps ; il me lit
beaucoup en russe… »
Enfin, après le
départ de son père, la grande-duchesse Elisabeth se décida à lui
écrire une lettre sur son intention de se convertir à l’orthodoxie.
Sa lettre est un cri, le cri d’une âme qui souffre. Elle a peur de
décevoir son père, mais elle n’a plus la force de cacher son
désir de devenir orthodoxe. Elle avait attendu trop longtemps et
souffrait de porter un masque. Elle aimait profondément son père,
ses sœurs et son frère, et leur porter un tel coup était
certainement très dur pour elle. Nous reproduisons ici cette lettre
intégralement :
Saint-Pétersbourg, le 1er
janvier 1891
« Mon cher
papa !
Je Vous remercie du
fond du cœur pour Vos cartes affectueuses et pour la chère lettre
que j’ai reçue la veille du nouvel an. Encore et encore merci
d’être venu me voir, et que Dieu veuille que nous retrouvions
encore très bientôt. Il est difficile pour l’instant de préciser
ce moment à l’avance, mais Vous savez que les obligations
actuelles de Sergueï ne sont pas un empêchement à cela. C’est
toujours une joie si immense de voler vers vous tous qui m’êtes si
chers, et de retrouver ma chère vieille demeure. Avez-Vous reçu
d’autres télégrammes de bons vœux pour la nouvelle année ?
Je me rappelle si souvent les jours heureux que nous avons passés
cet automne à Ilyinskoïé et nos conversations !
Et maintenant, cher
papa, je voudrais Vous dire quelque chose et je Vous supplie de me
donner Votre bénédiction.
Vous avez
certainement remarqué combien je vénère profondément la religion
de ce pays depuis Votre dernier séjour auprès de nous il y a plus
d’un an et demi. J’y ai pensé sans cesse, j’ai beaucoup lu,
j’ai prié Dieu pour qu’Il me montre la voie juste, et je suis
arrivée à la conclusion que ce n’est que dans cette religion que
je trouverai toute la foi en Dieu, forte et véritable, qu’un être
humain doit posséder pour être un bon chrétien. Ce serait un péché
de rester telle que je suis maintenant : appartenir à une
Eglise, pour la forme et le monde extérieur, et en mon for
intérieur, avoir la même foi que mon mari et prier comme lui. Vous
ne pouvez imaginer comme il a été bon de ne jamais tenter de
m’influencer d’aucune sorte, présentant tout ceci comme relevant
absolument de ma seule conscience. Il sait que c’est un pas grave,
et que je dois être absolument sûre avant de me décider. Je
l’aurais même fait plus tôt, mais j’étais tourmentée par la
pensée de Vous faire souffrir et que nombre de mes parents ne me
comprendraient pas.
Mais Vous,
comment pourriez-Vous ne pas comprendre, mon cher papa ? Vous me
connaissez si bien ! Vous devez bien voir que je ne me suis
décidée à faire ce pas que portée par une foi profonde, et que je
sens que je dois me présenter devant Dieu le cœur pur et croyant.
Comme il serait simple de rester comme maintenant, mais comme cela
serait hypocrite et faux, comment pourrais-je mentir à tous, faire
semblant d’être protestante extérieurement, alors que mon âme
appartient à la religion d’ici ?
J’ai longuement
pensé et continue de penser à tout cela, me trouvant dans ce pays
depuis plus de six ans déjà, et sachant que j’y ai trouvé ma
religion. Je désire tant communier à Pâques avec mon mari.
Peut-être cela Vous semblera-t-il soudain, mais j’y pense depuis
si longtemps déjà, et désormais je ne peux plus reporter à plus
tard. Ma conscience ne me le permet pas. Je Vous en supplie, lorsque
Vous recevrez ces lignes, je Vous supplie de pardonner à Votre fille
si elle Vous a fait souffrir. Mais la foi en Dieu et en la confession
ne sont-elles pas les plus grandes consolations de ce monde ? Je
vous en prie, télégraphiez-moi une simple ligne quand Vous recevrez
cette lettre : « Que Dieu Vous bénisse. » Cela me
serait d’une grande consolation, parce que je sais qu’il y aura
beaucoup de moments désagréables, étant donné que personne ne
comprendra ce pas. Je ne demande qu’une lettre affectueuse.
Je vais écrire
maintenant à grand-mère et à mes sœurs, et ensuite, quand je
recevrai leurs réponses j’en parlerai à Miechen*.
(*) : ( Miechen,
la grande-duchesse Maria Pavlovna de Russie ( 1854-1920), née Marie
de Mecklembourg-Schwerin, était l’épouse du grand-duc Vladimir).
J’ai bien peur
qu’elle se fasse beaucoup de souci, mais je voudrais qu’elle
sache au plus vite afin de lui faire le moins de mal possible, parce
qu’ensuite, il y aura probablement pas mal de discussions. C’est
pourquoi, cher papa, répondez-moi le plus vite possible.
Que Dieu Vous bénisse
mon cher papa.
Votre fille qui Vous
aime très tendrement
Ella.
Montrez cette lettre à
Erni et Alix, donnez-la-leur, s’il Vous plaît. J’écrirai à
chacun d’eux quelques lignes. S’il Vous plaît, surtout n’en
parlez à personne à Darmstadt avant que je ne Vous écrive et que
Miechen ne le sache. »
Son père n’envoya
pas à Elizaveta Féodorovna le télégramme de bénédiction tant
désiré ; il lui envoya une lettre qui l’attrista beaucoup :
Darmstadt, le 14 janvier 1891
« Chère
Ella !
Cette nouvelle m’a
fait très mal, car je ne comprends pas la nécessité de ce pas…
Je m’accuse de ne pas avoir prévu cela plus tôt… Tu sais que je
suis contre la sévérité et le fanatisme et reconnais que chacun
puisse être dévot dans sa propre foi. Mais j’ai tant souffert
durant des nuits… quand tu m’as appris la possible conversion
d’Alix*… Tu ne peux pas t’imaginer ce que j’ai ressenti. Le
fait que Sergueï ne soit pas mêlé à cette affaire me rassure. Je
sais qu’essayer de te convaincre et discuter ne changera pas ton
opinion… Réfléchis bien !... Ton pas ne changera pas l’amour
que j’ai pour mon enfant… Mon Dieu ! Que peut-on dire
ici !... Cela me tourmente tant que je dois terminer cette
lettre. Que Dieu te protège et te pardonne si tu agis mal…
Ton vieux papa
fidèle,
Ludwig »
Naturellement
après avoir reçu une telle lettre, la grande-duchesse Elisabeth
aurait pu sombrer dans le désespoir. Mais elle fit preuve de
fermeté* et en dépit de ses souffrances morales profondes, elle
continua d’avancer vers son but.
(*) : ( L’une
des qualités de la grande-duchesse Elisabeth était la fermeté de
caractère. Quand elle avait pris une décision, elle allait droit au
but, et en dépit de tous les obstacles, l’atteignait. Ce trait de
caractère s’est manifesté aussi dans la fondation du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, lorsqu’elle dut affronter de très grandes
difficultés).
En réponse à la
lettre de son père, Elizaveta Féodorovna lui envoya une seconde
lettre le 14 janvier 1891 :
« Mon cher
papa,
Je Vous remercie
de tout mon cœur pour Votre lettre. Je sens profondément le chagrin
que je Vous ai causé. S’il Vous plaît, pardonnez-moi, mais il
doit en être ainsi. J’ai trop longtemps ignoré la voix de ma
conscience, car j’étais sûre que Vous vous feriez beaucoup de
souci pour moi… Vous m’écrivez… que Vous avez trouvé ma
décision très étrange… J’ai pourtant attendu si longtemps. Ma
conscience ne me permet pas de continuer sur cette voie, ce serait un
péché ; j’ai menti durant tout ce temps en restant pour tous
dans mon ancienne foi… Il serait impossible de continuer à vivre
comme j’ai vécu auparavant. Sergueï ne m’a jamais obligée et
n’a jamais tenté de me convaincre. Il m’a dit de prendre
moi-même ma décision. Et j’ai fait ce pas toute seule. Bien sûr,
il était immensément heureux car il commençait à perdre espoir,
comme me l’a dit Madame… Il savait très bien que c’est une
chose qu’il faut ressentir soi-même. Nous avons beaucoup lu
ensemble. Je lui ai dit que je voulais connaître réellement cette
religion pour pouvoir tout voir les yeux grands ouverts. S’il Vous
plaît, s’il Vous plaît, ne Vous reprochez pas de ne pas avoir
parlé avec moi. Cela aurait été extrêmement pénible et n’aurait
rien changé. J’ai pensé à cela si longtemps, et c’est
uniquement pour Vous que j’ai attendu tout ce temps. J’espérais
que Vous comprendriez… Il n’est pas nécessaire de se faire
baptiser une seconde fois. Juste l’onction, que nous n’avons pas
chez nous lorsqu’on nous baptise… Je Vous décrirai néanmoins
tout en détail et Vous l’enverrai. Je demanderai naturellement à
Sacha* que tout se passe, si possible, comme il se doit… Je
penserai toujours à mon ancienne Eglise avec beaucoup d’amour…
Je sens en mon for intérieur que ce pas me rapproche de Dieu…
Votre fille qui
Vous aime profondément,
Ella »
Pour convaincre son
père du bien-fondé de la foi orthodoxe, elle demanda au
protopresbytre Ioann Ianychev de mettre sur papier les dogmes de la
foi orthodoxe et la différence entre l’orthodoxie et le
protestantisme. Cette explication, écrite en allemand sur six pages
de la plume personnelle du protopresbytre Ioann Ianychev, s’intitule
« Points de différence entre l’enseignement de la foi
orthodoxe et protestante » et est datée du 25 mars 1891***. A
certains endroits de cette lettre, la grande-duchesse Elisabeth a
rajouté des explications en anglais. Nous en citons quelques-unes :
« La Sainte
Vierge, naturellement, est la plus sainte des femmes, et comme Elle
n’a jamais été mariée après la mise au monde du Sauveur par le
Saint-Esprit, Elle est la première parmi tous ceux qui sont nés sur
la terre. »
« Même en
slavon, je comprends presque tout sans l’avoir jamais étudié. La
Bible est en slavon et en russe, mais plus facile à lire en russe. »
Elizaveta
Féodorovna envoya également une lettre à son frère Ernst et à
ses sœurs, mais aucun de ses proches ne comprit la décision de la
grande-duchesse. Seule sa sœur la princesse Victoria de Battenberg
la soutenait de tout cœur. Son frère Ernst lui écrivit que ce
n’était pas seulement par amour pour son mari qu’elle se forçait
à changer de religion, mais que les artifices extérieurs de
l’Eglise orthodoxe russe l’avaient séduite. Seul Dieu sait
combien Elizaveta Féodorovna souffrit en lisant ces lignes. Mais sa
tendre nature ne fut pas affectée de ce manque de compréhension.
Elle n’écrivit en réponse à son frère aucun mot blessant. Elle
tenta seulement de lui expliquer qu’elle agissait ainsi de son
plein gré et que son mari n’avait jamais en aucune façon tenté
de l’influencer. Elle demandait à son frère de défendre Sergueï
Alexandrovitch lorsqu’on commencerait de l’en accuser
publiquement. Elle écrivait aussi qu’en Russie, on la comprendrait
et qu’on se réjouirait de sa conversion. Elizaveta Féodorovna
envoya sa réponse à son frère de Saint-Pétersbourg le 11 janvier
1891 :
Mon cher petit !
Que Dieu te bénisse
pour ta tendre et gentille lettre. Comme tu as su comprendre mes
lignes. Mais tout de même, mon chéri, à certains endroits, pas
tout à fait.
Je te remercie
tendrement pour tout ce que tu as dit avec tant de franchise, et
c’est pourquoi je te réponds d’un ton aussi franc.
Ne pense pas que seul
l’amour terrestre m’a conduite à cette décision, bien que j’aie
senti à quel point Sergueï attendait ce moment ; et j’ai
souvent su qu’il en souffrait. Il a été un véritable ange de
bonté. Il aurait pu si souvent, en touchant mon cœur, m’amener à
me convertir pour son propre bonheur ; mais jamais, jamais il ne
s’est plaint ; et ce n’est que maintenant que j’ai appris
par la femme de Pavel, qu’il a eu des moments où il touchait au
désespoir. Comme il est terrible et douloureux de réaliser que j’ai
fait tant souffrir : d’abord mon cher mari et à présent vous
tous, qui m’êtes si chers. Pourtant je sentais alors qu’aux yeux
du Seigneur j’avais raison, tout comme maintenant, de vouloir me
convertir. Ma conscience doit être avant tout pure et limpide, il
faut penser aussi au monde futur. Nous sommes tous chrétiens et les
enfants de Dieu.
Cette conversion,
je le sais, a fait pousser bien des hauts cris, mais je sens que cela
me rapproche de Dieu. Je connais toutes les doctrines de cette
religion et vais continuer avec joie de les apprendre. Quand je me
sentirai apaisée, je t’écrirai en détail sur cette religion que
je souhaite tant que tu connaisses. Tu me traites, mon chéri, de pas
sérieuse, et tu dis que l’éclat extérieur de l’Eglise m’a
séduite. Là, tu te trompes. Rien d’extérieur ne m’attire, et
certainement pas le culte, mais le fondement de la foi. Les signes
extérieurs nous rappellent seulement l’intérieur. Irène pense la
même chose que toi. Je ne veux pas découper en petits morceaux ma
nouvelle foi et l’expliquer à la va-vite. Je le ferai un jour
tranquillement, et, peut-être prendras-tu une minute de ton temps
pour me lire. Je désire seulement te remercier encore et encore pour
ta tendre lettre. Sois de mon côté lorsque le temps viendra. Laisse
les gens pousser les hauts cris contre moi, mais ne prononce jamais
un seul mot contre mon Sergueï. Sois de son côté face à eux, et
dis-leur que je l’adore autant que mon nouveau pays et qu’ainsi
j’ai appris à aimer aussi leur religion. Mais, quoi qu’il en
soit, je n’oublierai jamais mes vieux amis, mes êtres chers.
D’aucuns s’insurgeront contre moi et ne comprendront pas, pendant
qu’ici tout le pays, je le sais, sera dans l’allégresse. Et en
résultat, ils seront plus nombreux pour moi que contre moi. Mais ce
n’est pas à cela que je pense. Je veux que tu me pardonnes le mal
que je t’ai fait. Pourquoi ? Naturellement nous continuerons
de nous aimer comme avant. Je ne peux pas continuer d’être comme
avant. Je ne peux pas continuer de marcher comme avant. « Il
n’y avait aucune nécessité à cela », c’est ce que vous
disiez tous, mon cher petit. Réfléchis bien et alors tu comprendras
qu’il est impossible de continuer ainsi : rester
extérieurement protestante pour s’éviter des moments
désagréables. C’est tout simplement mentir devant Dieu et les
hommes. Ce serait répugnant, méprisable.
Hélas, je n’avais
jusqu’ici pas assez de foi, je n’avais pas assez de force pour
dire ce que je pensais depuis longtemps déjà. Je ne peux me le
pardonner, mais j’aurais voulu que tu le devines peu à peu
toi-même. Je sentais que ce serait un coup et j’avais peur du mal
que j’allais vous faire. Tu vois comme j’ai pensé à tout ça.
J’ai lu ici avec Sergueï beaucoup de livres sur la religion ;
je lui avais demandé, je voulais des explications.
A présent, je dois
terminer cette lettre. Que Dieu te bénisse, mon chéri.
Avec le tendre amour
de Sergueï et celui de ta sœur aînée qui t’aime profondément.
Ella.
N’oublie pas que
lorsque le temps viendra et que tous l’apprendront, tu dois dire
que je me convertis par pure conviction ; que je sens que c’est
la religion la plus élevée et que je le fais avec foi, avec une
conviction profonde et la certitude d’avoir la bénédiction
divine. »
La reine
d’Angleterre Victoria comprit avec son cœur subtil et son
intelligence l’état d’âme de sa petite-fille bien-aimée. Elle
ne lui fit pas de reproches et au contraire la soutint et lui écrivit
une tendre lettre d’approbation, à laquelle Elizaveta Féodorovna
répondit, débordante de reconnaissance :
Saint-Pétersbourg, 7 février 1891
« Ma chère
grand-mère,
… Vous ne pouvez
imaginer à quel point je suis profondément touchée par tout ce que
Vous m’avez écrit. J’avais si peur que Vous ne compreniez pas ce
pas, et je n’oublierai jamais la joie et la consolation que m’ont
procurées Vos chères lignes.
Je l’ai à
présent dit à toute la famille, et c’est pourquoi il n’est plus
nécessaire de garder le secret… L’Eglise grecque me rappelle
l’Eglise anglaise, et c’est pourquoi je la comprends autrement et
pas comme ceux qui ont été éduqués dans l’Eglise protestante
allemande… et avoir aussi la même religion que son mari, c’est
un tel bonheur !
La seule chose qui
m’a obligée à attendre si longtemps, c’est que je savais que je
ferais du mal à beaucoup et qu’ils ne me comprendraient pas. Mais
le Seigneur m’a donné le courage, et j’espère qu’ils me
pardonneront de leur avoir fait mal. Je le fais en appartenant de
toute mon âme à cette Eglise d’ici et je sens que je mentais à
tous et à mon ancienne religion en continuant d’être protestante.
C’est une grande affaire de conscience où seuls ceux qui sont
concernés peuvent comprendre véritablement toute la profondeur de
ce pas.
Je Vous remercie
encore et encore de tout mon cœur. Que le Seigneur Vous bénisse
pour tout ce que Vous avez toujours été pour moi, pour Votre grande
bonté et Votre amour maternel…
Avec le tendre amour
de Sergueï et celui de Votre plus fidèle petite-fille qui Vous
aime,
Ella ».
Lorsque Elizaveta
Féodorovna fit part à son mari de sa décision de se convertir à
l’orthodoxie, il fut si ému que les larmes lui montèrent aux
yeux. L’empereur Alexandre III et son épouse Maria Féodorovna se
réjouirent, ainsi que toute la branche orthodoxe de la maison
Romanov. Mais toutes les personnes de leur entourage ne comprenaient
pas les impulsions sincères de la grande-duchesse Elisabeth et
certaines d’entre elles les attribuèrent à l’influence de
Sergueï Alexandrovitch. Une formidable rumeur à ce sujet se
propagea longtemps en Allemagne, ce à quoi l’empereur Guillaume
n’était pas étranger, du fait de sa haine pour Sergueï
Alexandrovitch. Elizaveta Féodorovna était naturellement au
courant, mais elle l’avait prévu bien longtemps avant sa
conversion. Elle savait également que lorsqu’on suit un chemin
juste et que l’on prend sur soi la croix du Christ, il faut être
prêt à toutes sortes de déboires et de tourments. Le plus
important pour elle, c’était qu’elle appartenait désormais à
la foi orthodoxe, si longtemps attendue. Elizaveta Féodorovna
écrivait à son père de Saint-Pétersbourg, le 8 mars 1891 :
« Cher papa,
… S’il Vous
plaît, s’il Vous plaît, pardonnez-moi de Vous avoir apporté tant
de souffrances. Mais je me sens si infiniment heureuse dans ma
nouvelle foi. J’ai toujours connu le bonheur terrestre, lorsque
j’étais enfant dans mon ancien pays, et comme épouse dans mon
nouveau pays. Mais lorsque je voyais à quel point Sergueï était
profondément religieux, je me sentais très écartée de lui, et
plus je faisais connaissance avec son Eglise, plus je ressentais
qu’elle me rapprochait de Dieu. C’est un sentiment difficile à
décrire… Cependant tout est ici entre mes mains et celles du
Seigneur, et je suis sûre qu’Il bénit ce pas ; je me repose
sur Sa toute-puissance, et je prie constamment pour demeurer toujours
une bonne fille et une femme fidèle, être toujours une bonne
chrétienne et pour que dans mon bonheur terrestre, je pense toujours
au futur et à mon salut, et que j’y sois toujours prête*…
(*) : ( A la mort
(NdA)).
S’il Vous plaît,
montrez à Alix et…cette lettre. Je Vous embrasse tous mille fois…
Je Vous enverrai une traduction de la divine liturgie. Il n’y aura
ici ni parrain ni marraine comme vous le pensez. J’aurai à dire le
Credo, et ensuite il y aura la bénédiction, puis l’onction, le
baiser de la croix, des saints Evangiles, et ensuite suivra la
communion. Je n’aurai pas besoin d’aller me confesser avant, si
je n’en ai pas envie. Cela aura lieu le samedi 13 avril, le
dimanche des Rameaux, et très simplement. Jeudi, je communierai à
nouveau et recevrai les saints sacrements, selon la coutume
orthodoxe, avec Sergueï…
Votre fille qui
Vous aime profondément,
Ella »
Comme il est dit
plus haut, la grande-duchesse portait dans le protestantisme le nom
d’Elisabeth en l’honneur de l’une de ses ancêtres, sainte
Elisabeth de Thuringe. Pour Elizaveta Féodorovna, cette sainte était
un modèle de vie pieuse et d’amour du prochain. C’est pourquoi
en se convertissant à l’orthodoxie, la grande-duchesse ne voulut
pas renoncer à son prénom, mais se choisit une nouvelle sainte
protectrice, sainte Elisabeth la Bienheureuse, mère de saint Jean le
Baptiste, dont l’Eglise orthodoxe célèbre la mémoire le 18
septembre.
Pendant le
sacrement de la communion, après l’onction, l’empereur Alexandre
III donna sa bénédiction à sa belle-fille en lui offrant une
précieuse icône du Saint Sauveur « non faite de main
d’homme », qu’Elizaveta Féodorovna révéra toute sa vie.
Le 12 mai 1891, la
grande-duchesse Elisabeth écrivait à la reine Victoria :
« … La
cérémonie s’est si bien passée et était si merveilleuse !
J’en ai envoyé une description en allemand à papa ; il l’a
transmise à mes sœurs, et si Vous le désirez, je Vous en enverrai
une aussi… »
Sixième chapitre
En 1891,
l’empereur Alexandre III nomma son frère le grand-duc Sergueï
Alexandrovitch gouverneur civil de la ville de Moscou.
A Moscou, et
tout particulièrement à l’université, on observait une grande
agitation politique. Il faut noter que la ville souffrait de
surpopulation et du mélange des classes sociales, ce qui la rendait
très difficile à gérer.
L’empereur
Alexandre III considérait son frère parfaitement apte à assumer sa
nouvelle charge. En apprenant la nomination de Sergueï au poste de
gouverneur de Moscou, Elisabeth fut prise d’une grande inquiétude.
L’avenir promettait d’être incertain et de lourdes
responsabilités allaient peser sur les épaules de son mari. En mars
1891, elle écrivit à son père, de Saint-Pétersbourg.
« Cher papa,
Vous pouvez
parfaitement comprendre à quel point la grande bonté et la
confiance de Sacha* nous ont touchés.
(*) : ( Alexandre
III (NdA)).
Il est aussi difficile
d’imaginer quelle sera notre vie dans un avenir proche. Après sept
années de vie conjugale heureuses, passées avec notre famille et
nos amis ici, à Saint-Pétersbourg, nous devons maintenant commencer
une toute nouvelle vie, et renoncer à notre confortable vie
familiale dans cette ville. Il est évident que là-bas, on attend
beaucoup de nous. Nous serons obligés de jouer le rôle de princes
régnants, ce qui sera sûrement très difficile, car nous avons
toujours préféré une vie calme et tranquille. Je crois que Sergueï
est encore plus triste que moi car il comptait rester encore une
année dans son régiment… Les officiers sont si gentils. Ils lui
sont si fidèles. Rien que d’imaginer que nous allons quitter
Pavel*…
(*) : ( Le lieu de
résidence principale de Pavel, frère de Sergueï Alexandrovitch,
était Saint-Pétersbourg (NdA).
Vous savez quelles
relations Sergueï entretient avec son frère. Il le considère
presque comme son fils. Il a un cœur si bon… Tout ceci est
extrêmement difficile pour mon cher Sergueï ; il est devenu
pâle ; il a maigri. J’aimerais l’emmener avec moi à
Darmstadt afin qu’il puisse se reposer un peu. Mais ils ne le
laisseront jamais tranquille. A présent, il travaille deux fois plus
et notre vie à Moscou ne sera jamais reposante, d’autant plus
qu’il faudra toujours nous y trouver… J’ai les cheveux qui se
hérissent quand je pense aux responsabilités qui vont désormais
peser sur Sergueï. Les Vieux Croyants, les marchands et les juifs
jouent là-bas un rôle important… A présent, il faut organiser
tout cela avec amour, fermeté et patience. Dieu, donne-nous la
force, et montre-nous le chemin car tout cela est si difficile…
Après Pâques,
nous déménagerons à Moscou… La seule consolation pour nous est
de savoir que nous sommes attendus là-bas à bras ouverts et que les
habitants de Moscou sont très loyaux et heureux d’accueillir dans
leur ville le frère de l’empereur. J’espère que je pourrai
aider un peu Sergueï. Je vais essayer de remplir de mon mieux le
devoir que le destin m’envoie. »
Elizaveta
Féodorovna écrivit à la reine Victoria le 12 mai 1891 :
« Chère
grand-mère,
… C’est avec
le cœur lourd que nous partirons vendredi, une nouvelle vie
commençant pour nous. Que Dieu bénisse notre vie à Moscou tout
comme Il a béni nos sept années de vie commune remplies de bonheur…
Je Vous prie de me
pardonner de Vous écrire une lettre si décousue. Mais Vous ne
pouvez imaginer tout ce dont je dois m’occuper avant notre départ.
Je Vous écrirai de Moscou pour Votre anniversaire, qui est si
important pour moi. Si nous avions des ailes, nous aurions volé
jusqu’à Vous pour Vous voir. Cela peut Vous sembler ingrat de ne
pas Vous avoir rendu visite en Angleterre depuis si longtemps, dans
ce pays qui nous est si cher. Mais je ne peux laisser mon Sergueï
adoré. Je ne l’ai encore jamais quitté pour voyager et il a
tellement de travail actuellement qu’il ne peut s’absenter pour
un voyage prolongé…
Bien à Vous, Votre
petite-fille qui Vous aime tant,
Ella »
L’inquiétude que
ressentait Elizaveta Féodorovna était injustifiée, car Moscou se
souvenait d’elle et de sa première visite, lorsqu’après son
mariage, elle s’y était arrêtée en allant à Ilyinskoïé.
Moscou, cœur de la Russie, ouvrit grandes ses portes à la
grande-duchesse.
En 1891, la
grande-duchesse et Sergueï Alexandrovitch connurent leur premier
malheur familial. La grande-duchesse Alexandra, jeune épouse de
Pavel Alexandrovitch et belle-sœur d’Elizaveta Féodorovna, mourut
soudainement. Elle attendait son deuxième enfant et en était déjà
à son septième mois de grossesse. Elle vint avec son mari se
reposer à Ilyinskoïé, tomba gravement malade et mourut juste après
avoir mis l’enfant au monde. Les médecins ne purent la secourir à
temps, et lorsque l’un d’eux arriva enfin, il était déjà trop
tard. Sa mort fut une terrible nouvelle pour tout le monde. Les
paysans d’Ilyinskoïé prirent le deuil. Le cercueil fut porté à
mains d’homme jusqu’à la gare située à près de treize
kilomètres. Cette procession ne ressemblait guère à un
enterrement ; le cercueil de la défunte était couvert de
fleurs ; sur tout le trajet des fleurs furent jetées aux pieds
des participants au cortège.
Le grand-duc
Sergueï Alexandrovitch fut si bouleversé qu’il s’enferma dans
la pièce où Alexandra s’était éteinte. Désirant rester seul,
il n’autorisa personne à le déranger et il décida plus tard que
rien ne devait être touché dans la pièce où sa belle-sœur était
décédée.
A l’époque, les
couveuses pour prématurés n’existaient pas. Sergueï
Alexandrovitch donna lui-même le bain au nourrisson dans des
baignoires spécialement prescrites par le médecin. On appela le
petit garçon Dimitri.
Elizaveta
Féodorovna vécut la mort de sa belle-sœur avec un profond
déchirement car elles étaient devenues très proches. Elle était
aussi proche de Pavel Alexandrovitch que de sa femme. Il lui était
insupportable de voir à quel point ce dernier souffrait. Elle
écrivit à sa grand-mère en novembre 1891 :
Les enfants de
Pavel sont en bonne santé, et baby devient si mignon… Le baptême
est prévu pour le 29 octobre, qui correspond au jour de leurs
fiançailles, il y a tout juste trois ans. Un tel bonheur si vite
anéanti. C’est si triste… Il avait une si bonne influence ;
les deux frères se rappelaient sans cesse leur enfance… »
Dans la même
lettre, Elizaveta Féodorovna écrivit qu’après ce tragique
événement, elle et son mari durent partir. Ils avaient l’intention
de rendre visite à la reine Victoria, mais la fonction de gouverneur
général de Moscou empêcha son mari de quitter la Russie. Par
conséquent, ils furent contraints de reporter leur voyage à l’année
suivante. Partir seule, sans son mari, Elizaveta Féodorovna n’y
songea même pas. Elle écrit aussi :
« …
Je ne l’ai jamais laissé seul. J’aurais peut-être dû partir,
mais ce ne serait pour moi que souffrance. Partir sans lui… »
Lorsque la
grande-duchesse habitait à Saint-Pétersbourg, elle passait beaucoup
de temps à aider les miséreux et les malades. Mais peu de personnes
en étaient informées. On savait seulement qu’elle dirigeait les
principaux organismes de bienfaisance, mais concernant son
implication personnelle, bien peu en connaissaient les détails. A
Ilyinskoïé, malgré la présence de nombreux convives et amis, la
grande-duchesse Elisabeth trouvait toujours le temps de rendre visite
aux habitants des villages voisins et d’apporter son aide partout
où c’était nécessaire. Elle en parlait à Sergueï
Alexandrovitch qui la soutenait toujours dans ses actions.
Le déménagement
d’Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch à Moscou donna
lieu à d’inévitables réceptions, bals et concerts. Cela
exténuait Elizaveta Féodorovna et lui occasionnait de violentes
migraines. Moscou, ville riche aux classes sociales aisées, telles
que celles de la noblesse et des marchands, était aussi peuplée de
gens pauvres. Et c’est à Moscou qu’Elizaveta Féodorovna, avec
ses activités de bienfaisance, s’épanouit pleinement. Moscou
comptait à cette époque plusieurs centaines d’églises,
qu’Elizaveta Féodorovna fréquentait assidûment. Comme partout
mendiaient à l’entrée des pauvres sans logis, ce qui ne pouvait
la laisser indifférente. Elizaveta Féodorovna rendait également
visite aux personnes âgées dans les hospices, allait dans les
hôpitaux ou les orphelinats, visitait les détenus dans les prisons,
et partout où elle passait, elle essayait d’adoucir la vie de ceux
qui souffraient. Elle leur distribuait nourriture et vêtements, et
essayait d’améliorer leurs conditions de vie.
Les
habitants de Moscou l’avaient vite remarquée et elle devint ainsi
très populaire, même si nul ne savait quel mystère recelait son
âme. La vue d’un orphelin, d’un malade, d’un sans-logis ou
d’un invalide lui déchirait le cœur. Son mari Sergueï
Alexandrovitch savait ce qu’elle ressentait, réalisait ses
émotions et sa souffrance intérieure, mais il ne l’empêcha
jamais de poursuivre ses œuvres caritatives et de venir en aide à
son prochain. Parallèlement à ces activités, Elizaveta Féodorovna
remplissait aussi ses obligations d’épouse de gouverneur civil de
Moscou. Comment faisait-elle pour assumer autant de responsabilités,
en s’engageant toujours de toutes ses forces ? Possédait-elle
une force morale exceptionnelle, une capacité d’introspection ou
un sens profond de la religion ? Parlant un jour avec son frère
Ernst, elle lui dit que chaque homme devait avoir un idéal et
essayer de l’atteindre. Et à la question de son frère qui
souhaitait connaître son idéal, elle répondit : « Être
une femme parfaite, mais c’est le plus difficile car il faut savoir
tout pardonner et à tous. » (*)
(*) : (Golo Mann,
Erinnertes, p.63).
Ce que tous à Moscou
éprouvaient pour la grande-duchesse est décrit dans la lettre d’une
jeune femme à ses parents que nous résumerons ici. Cette jeune
femme, arrivée de Koursk, avait rencontré Elizaveta Féodorovna à
différentes reprises. Son exaltation et son émotion furent très
fortes, car le comportement de la grande-duchesse ne laissait
personne indifférent. Quand on la voyait au milieu des enfants, on
ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle serait la meilleure mère
du monde.
Un drame
familial bouleversa bientôt la vie de la famille. Le père de la
grande-duchesse, le grand-duc Ludwig de Hesse, décéda à la suite
d’une attaque. Quand la grande-duchesse et son mari Sergueï
Alexandrovitch arrivèrent à Darmstadt, le grand-duc ne pouvait déjà
plus parler. Comme l’écrivit Elizaveta Féodorovna à la reine
Victoria, sa seule consolation fut d’être reconnue par son père
avant sa fin. Elle écrit :
« … Je
porte toujours sur moi Votre magnifique broche. J’y ai mis à
l’intérieur quelques cheveux de papa. Quelle idée magnifique de
reproduire ses initiales avec un cœur au milieu… »
La grande-duchesse,
qui aimait profondément son père, ne se remettait pas de sa
disparition. Les deux récents décès dans la famille l’atteignaient
au plus profond de son âme. Sa santé en pâtit, elle souffrait des
pires migraines, de rhumatismes et de bien d’autres maux. Le projet
de fiançailles de sa petite sœur Alix avec le jeune héritier du
trône russe, Nikolaï Alexandrovitch, lui donnait aussi bien du
souci. Afin d’y voir plus clair, elle partit faire un voyage sur la
Volga avec Sergueï Alexandrovitch, s’arrêtant à Iaroslavl,
Rostov et Ouglich. A chaque halte, les époux visitèrent des églises
et assistèrent à des offices religieux. Elizaveta Féodorovna avait
l’intention de se rendre chez sa grand-mère la reine Victoria, en
Angleterre. Elle avait besoin de repos, tout comme son mari Sergueï
Alexandrovitch, et de prendre du recul par rapport aux événements,
mais une épidémie de choléra se déclara dans plusieurs régions
du pays. Le devoir de Sergueï Alexandrovitch, en tant que gouverneur
civil de Moscou, était de rester afin de prendre toutes les mesures
sanitaires indispensables. En juillet 1892, Elizaveta Féodorovna
écrivit à la reine Victoria :
« Ma
grand-mère bien-aimée,
Nous aimerions
tant aller en Angleterre. Cela serait nécessaire à mon pauvre
Sergueï. Cela lui ferait un si grand bien de changer d’atmosphère,
de s’éloigner de ces si douloureux souvenirs. Pendant deux jours,
nous nous sommes arrêtés à Krasnoïé pour la Saint-Paul. Mon âme
se déchire quand je vois Pavel dans cet état d’abattement et de
résignation. Son fils était avec nous. C’est un bel enfant bien
potelé, en bonne santé et de nature gaie. Sa petite sœur* est une
véritable beauté : j’ai rarement vu une enfant aussi belle.
(*) : ( Maria
Pavlovna).
Pauvres petits
orphelins. C’est tellement dur… Comme nous étions tous si
heureux, il y a un an… Quelle année que celle qui vient de
s’écouler ! Où que l’on regarde, on voit le malheur.
J’espère tellement que le choléra ne va pas nous atteindre. Bien
sûr, c’est le devoir de Sergueï de rester dans sa ville, en tant
que gouverneur civil de Moscou. Bien sûr, je vais rester avec lui…
mais je crois qu’il n’y a pas grand danger. Aucun de nous deux
n’a peur des maladies et nous sommes bien suivis. Nous voyons
régulièrement des médecins. Si cela Vous convient, il nous serait
possible d’être à Balmoral fin septembre. Excusez-moi, je ne peux
pas être plus précise, mais le travail de Sergueï dépend de
tellement de facteurs qui pourraient bousculer nos plans… J’ai
peur que Vous me trouviez amaigrie. Mais après ces tristes
événements et les crises de rhumatisme dont j’ai récemment
souffert, cela ne m’étonnerait pas. Mais rien n’est plus
agréable que de changer d’air et de laisser son corps et son
esprit se reposer.
Nous avons effectué
un voyage très intéressant en descendant la Volga pendant quelques
jours, en nous arrêtant à Iaroslavl, Rostov et Ouglich. Les églises
que nous avons visitées sont fascinantes par leur perfection. Ce
pays est tout plat mais très beau…
Je ne verrai plus
jamais mon papa bien-aimé et pourtant j’ai toujours envie de lui
écrire, de lui demander son avis sur certains sujets ou de lui
demander tout un tas de choses. Ce sera terrible pour moi de
retourner à Darmstadt, comme la dernière fois. Malgré ses
souffrances, il a trouvé la force de nous saluer avec un sourire si
doux. Nous devons remercier Dieu d’avoir pu être près de lui et
qu’il ait pu nous reconnaître…
Je Vous aime
tendrement, Votre dévouée
Ella »
A la fin de
l’année, la grande-duchesse et son époux purent enfin effectuer
leur voyage en Angleterre, où ils furent accueillis chaleureusement
par la reine Victoria. En rentrant en Russie, ils s’arrêtèrent
quelques jours à Darmstadt, d’où Elizaveta Féodorovna écrivit
ses remerciements à sa grand-mère, lui exprimant la joie qu’elle
avait eue de retrouver toute sa famille et combien cette joie avait
été par moments ternie par l’absence de son « cher et
bien-aimé papa ».
Nous étions en
1893. La grande-duchesse continuait à porter le deuil de son père.
En tant qu’épouse du gouverneur civil de la ville de Moscou, elle
était contrainte d’organiser des réceptions ou d’accepter des
invitations à l’extérieur. Afin d’éviter autant que possible
les bals et les banquets, Elizaveta Féodorovna essaya d’organiser
chez elle des concerts, qui correspondaient davantage à son état
d’âme du moment. Un jour, une délégation de la noblesse
moscovite donna un bal au Dvorianskoïé Sobranïé. Bien entendu,
tout le monde attendait l’arrivée du gouverneur et de son épouse.
Ayant pris conseil auprès de l’impératrice Maria Féodorovna,
Elisabeth se rendit à ce bal afin de ne pas vexer les organisateurs.
Voici une lettre qu’elle écrivit à la reine Victoria, qui, outre
son opinion sur son rôle obligé de « First Lady » de
Moscou, décrit bien les réceptions à l’époque de la Russie
tsariste.
Moscou, le 12 février 1893
« Ma très
chère grand-mère,
Jamais l’hiver
n’a commencé si tôt ; il fait si froid et on a l’impression
que cela ne finira jamais. Nous avons donné beaucoup de concerts
afin de convier toute la société par petits groupes. Les concerts
sont moins pesants que les réceptions mondaines, sachant que je
porte toujours le deuil et que nous devons nous montrer aimables
envers tout le monde. Les personnalités les plus éminentes sont
arrivées de toutes parts pour les élections, et nous devions les
recevoir. Un bal grandiose a été organisé à Dvorianskoïé
Sobranïé et Minnie m’a conseillé de m’y rendre, car c’était
mon devoir. Nous avons dansé trois polonaises : nous avons
formé une ronde et avons salué nos hôtes. Puis ils ont formé un
cercle et nous les avons regardés de l’estrade, tout en parlant
avec nos voisins… Nous y sommes restés près d’une heure et
avant de partir, nous avons bu une tasse de thé avec les convives
les plus éminents. Ils étaient tous si touchés. Ils ne
s’attendaient pas à ce que je sois là. Pour moi, ce n’était
pas un amusement, mais une formalité… Vous constaterez que j’ai
bien rempli mon devoir en m’y rendant. J’étais vêtue de blanc,
mais bien entendu, quand nous recevons chez nous, je suis toujours
habillée en noir. C’est la première fois que nous nous rendions à
une telle réception, et les gens sont tellement superstitieux avec
la couleur noire.
J’ai du mal à
imaginer que dans deux semaines, cela fera un an que papa est parti
et que nous ne le verrons plus jamais…
Votre « fille »
qui Vous aime tant,
Ella »
La
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch
avaient une vie bien remplie à Moscou. Elizaveta Féodorovna écrit
à sa grand-mère de Moscou le 9 mai 1893 :
« Nous
attendons le retour de Sacha* de Crimée pour commencer la
construction du monument à la mémoire de l’empereur défunt (**)…
Nous sommes tellement occupés, nous avons une vie tellement active,
nous ouvrons tant d’institutions… »
En octobre 1893,
Elizaveta Féodorovna et son mari se rendirent à Darmstadt. Même
loin de chez elle, la grande-duchesse ne cessait de s’occuper
d’œuvres de bienfaisance et des miséreux. Elle comptait mettre en
vente ses objets personnels dès son retour. Profitant de son voyage
à Darmstadt, elle prépara avec son frère et ses sœurs un nombre
important d’objets en vue de cette vente. Elle écrivit à la reine
Victoria :
« C’est
tellement agréable d’être ici et tous ensemble. On dessine
beaucoup et on peint aussi avec Erni pour la tombola qui aura lieu
début novembre… »
Elizaveta
Féodorovna écrivit de Moscou à sa grand-mère en novembre :
« A Darmstadt,
on travaillait comme des esclaves pour terminer les préparatifs de
la tombola…Ici, il y a tellement de choses à faire, tellement de
personnes à recevoir. Je suis maintenant obligée de reporter
certains rendez-vous pour me dégager un peu de temps et pouvoir
écrire. Certains viennent uniquement pour se présenter. D’autres
viennent pour présenter leur institution de bienfaisance afin que je
leur vienne en aide… »
Dans une autre
lettre à sa grand-mère Victoria, la grande-duchesse écrit de
Moscou le 8 décembre 1893 :
« Ma chère
grand-mère,
Je suis si occupée.
Toutes mes matinées sont consacrées à recevoir puis aux œuvres de
bienfaisance. Nous avons rencontré miss Marston qui prend en charge
ces pauvres gens. Quelle femme extraordinaire ! Nous passons
généralement nos soirées chez nous, à la maison. Sergueï lit et
nous, on dessine ou on fait de la pyrogravure pour la tombola que
j’ai envie d’organiser pour le carême.
Je suis allée
écouter Cavalleria Rusticana de Mascagni à l’Opéra italien, et
j’ai repensé combien Votre orchestre l’avait magnifiquement bien
interprété l’année dernière…
Votre à jamais
reconnaissante et aimante…
Ella »
La question des
fiançailles d’Alix avec le tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch
n’était toujours pas réglée, et Elizaveta Féodorovna était
très préoccupée par l’avenir de sa sœur. Dans une lettre à la
reine Victoria en novembre 1893, elle écrit :
« … Et
maintenant, au sujet d’Alix, j’aborde cette question même s’il
n’y a rien de nouveau. Si un jour une décision était prise
concernant cette affaire, Vous en seriez informée tout de suite,
bien sûr… Tout est entre les mains de Dieu… Hélas, le monde est
si cruel. Les mauvaises langues, ignorant à quel point cet amour est
si profond et réciproque, disent qu’il s’agit d’orgueil et
rien d’autre. Quels sots ! Comme si accéder au trône pouvait
susciter l’envie ! Seul un amour pur et fort peut nous pousser
à prendre une décision si grave. Cela arrivera-t-il un jour ?
J’aimerais bien le savoir. Je comprends parfaitement tout ce que
Vous dites… mais je le souhaite de tout mon cœur car j’estime ce
jeune homme. Ses parents* mènent une vie familiale exemplaire. Ils
ont cette bonté du cœur et une spiritualité qui leur donnent de la
force dans les moments difficiles.
(*) : ( L’empereur
Alexandre III et son épouse, Maria Féodorovna).
C’est ce qui les
rapproche de Dieu…
Votre dévouée et
qui Vous aime tendrement…
Ella »
Cette lettre
montre clairement quelles intrigues et ragots5 entouraient l’amour
pur de l’héritier du trône russe Nikolaï Alexandrovitch et de la
princesse Alix. Enfin, la décision des fiançailles fut prise et la
princesse Alix de Hesse- Darmstadt devint officiellement la fiancée
du fils de l’empereur Alexandre III, Nikolaï Alexandrovitch. La
grande-duchesse écrivit à la reine Victoria d’Ilyinskoïé le 3
août 1894 :
« … Nous
venons à peine de rentrer de Peterhof, où nous avons passé dix
jours… J’ai été enchantée d’apprendre que Nikki et Alix sont
enfin heureux. Je suis sûre que Dieu bénira cette union, fondée
sur un sentiment religieux si profond. Je crois qu’Alix fait
énormément de progrès en russe. Elle écrit si joliment à Nikki,
elle fait si peu de fautes et ses phrases sont si bien construites.
Il m’a confié qu’elle est encore intimidée quand elle essaye de
lui parler. Je crois que la date du mariage n’est pas encore
fixée… »
Elizaveta
Féodorovna était heureuse à l’idée que les jeunes amoureux
allaient enfin pouvoir s’unir, que sa sœur Alix allait vivre dans
le même pays qu’elle, si cher à son cœur. La princesse Alix
était alors âgée de vingt-deux ans. L’empereur Alexandre III,
âgé, lui de quarante-neuf ans, était encore jeune et en pleine
santé. Elizaveta Féodorovna espérait bien qu’en vivant en
Russie, sa jeune sœur s’adapterait à ce monde, comprendrait et
apprendrait à aimer le peuple russe. Pour pouvoir acquérir une
parfaite connaissance de cette langue, elle aurait du temps devant
elle et pourrait ainsi se préparer à l’avenir qui lui était
destiné, à son haut rang d’impératrice de Russie.
Mais le destin en
décida autrement. L’empereur, qui en juillet avait marié sa fille
Xénia au grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, allait mourir
prématurément trois mois plus tard à Livadia. La force herculéenne
de l’empereur Alexandre III était pourtant légendaire : l’on
disait qu’il pouvait plier entre deux doigts une pièce d’un
rouble en argent. Lors d’un attentat contre le train impérial en
1888, il avait, disait-on, soutenu sur ses épaules le toit du wagon
dévasté par l’explosion et avait ainsi sauvé sa famille. Ce
géant qui régnait sur un sixième de la planète n’aima jamais le
luxe et la pompe qui l’entouraient. Sa fin fut aussi simple que son
existence, celle d’un authentique chrétien qui remit sa vie et son
destin entre les mains du Seigneur.
Septième chapitre
Pendant la
maladie de l’empereur Alexandre III, l’on fit venir en toute hâte
de Darmstadt la princesse Alix, fiancée du tsarévitch Nikolaï
Alexandrovitch. Elle arriva à Livadia peu avant la fin de
l’empereur. Le ministre de la cour, bouleversé par la gravité de
la maladie, omit d’envoyer chercher la fiancée de l’héritier du
trône à la frontière russe par le train impérial, et, de là,
l’invitée, la princesse Alix, future impératrice de Russie, fit
le trajet jusqu’à Livadia à bord d’un train ordinaire.
L’empereur
Alexandre III mourut le 20 octobre 1894*.
(*) : (selon
l’ancien calendrier de l’église orthodoxe russe).
Le grand-duc Alexandre
Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs (p. 169) :
« Chacun…
avait conscience que notre pays perdait en la figure de l’empereur
le soutien qui empêchait la Russie de sombrer dans l’abîme.
Personne ne comprenait mieux cela que Nikki. En cette minute… j’ai
vu des larmes dans ses yeux bleus. »
Le lendemain du
décès de l’empereur Alexandre III eut lieu la conversion à
l’orthodoxie de la princesse Alix, qui prit le nom d’Alexandra.
Dans une lettre
à la reine Victoria, Elizavéta Féodorovna décrivit en détail les
dernières minutes de la vie et la fin de l’empereur Alexandre III.
Cette lettre, document historique, est reproduite ici dans son
intégralité.
Livadia, le 24 octobre 1894
« Ma chère
grand-mère,
De tout cœur un
grand merci pour Vos lignes affectueuses. Je ne pouvais pas écrire
jusqu’à aujourd’hui. Nous étions dans une telle angoisse.
Parfois c’était pire, parfois ça allait mieux, et finalement, ce
terrible malheur.
Pardonnez-moi
d’écrire sur un papier de couleur. Je n’ai pas pris avec moi le
papier à lettre de deuil. Malgré les nouvelles qui n’étaient pas
bonnes, nous avons espéré jusqu’au bout, et notre unique
consolation est qu’il est mort en vrai chrétien, tel qu’il l’a
toujours été. Gretchen et Werner Vous donneront tous les détails
de ces journées, car ce sont eux qui ont parlé avec le médecin.
C’est pourquoi je ne Vous décrirai que les détails de sa fin
magnifique et Vous parlerai des plans qui sont plus ou moins établis
pour le futur.
Comme Vous le savez,
c’était le jour de mon anniversaire. Il avait passé une nuit très
difficile et était terriblement faible. Nous sommes arrivés tôt.
Minnie nous a fait appeler là-bas. Imaginez-Vous qu’il nous a fait
appeler Sergueï et moi pour me souhaiter mon anniversaire, et
ensuite il nous a tous embrassés les uns après les autres. Il
parlait distinctement, il avait conscience de tout. Mais nous avons
remarqué dans ses yeux le signe de la mort. Ses enfants et Minnie se
tenaient à genoux autour de lui, et Alix aussi naturellement, qui a
été comme un petit ange de consolation durant tout ce temps, et
continue de l’être encore maintenant.
Ensuite nous sommes
allés nous asseoir dans la pièce voisine. La porte était grande
ouverte et l’on pouvait voir sa tête de dos. Il était assis dans
un fauteuil. Rester allongé au lit était pour lui une vraie torture
vu son cœur affaibli et l’eau qui l’avait fait gonfler. Oui, il
a prié pour moi.
On a fait venir un
prêtre, son confesseur personnel, et nous nous sommes tous mis à
genoux. Il a demandé à communier et à recevoir les derniers
Sacrements, puis il s’est un peu reposé et ensuite il a demandé
un autre prêtre, que tout le pays révère*.
(*) : ( C’était
le père Jean de Kronstadt, thaumaturge, canonisé par l’Eglise
orthodoxe russe- hors- frontières le 1er
novembre 1964, et par l’Eglise russe en juin 1990).
Alors on a fermé
les portes, mais ses enfants m’ont dit que lorsque ce prêtre a
posé sa main sur sa tête, il a dit : « Je me sens si
bien » - et il voulait que ce prêtre reste à côté de lui.
Puis le prêtre lui a donné l’extrême-onction… Sacha a ensuite
laissé le prêtre se reposer et lui a demandé de revenir plus tard,
ce qu’il a fait. Ils ont parlé ensemble et avec les autres… On
nous a soudain fait dire de la part du médecin que le pouls
augmentait, mais au bout de quelques minutes, il s’était mis à
faiblir. On a ouvert les portes et nous nous sommes mis à genoux
pour entendre son doux dernier souffle. Il n’y eut aucune agonie,
et cette âme pure est montée au Ciel. Oh ! quand quelqu’un
meurt ainsi, on sent alors la présence du Seigneur et qu’on est
appelé hors de ce monde pour rejoindre la vie véritable. Si Vous
saviez quelle paix et quel silence cela a apporté à nos âmes, et
en même temps nos cœurs se brisaient de chagrin. Que le Seigneur le
bénisse. Jamais Il n’a eu de serviteur plus fidèle et plus noble.
Pauvre chère Minnie si pleine de résignation chrétienne !
Elle, Nikki et moi avons communié le lendemain ensemble avec Alix,
après sa conversion à l’orthodoxie, qui fut si magnifique et si
touchante. Elle a tout récité merveilleusement bien et était très
calme. Grâce à Dieu, elle est en bonne santé, ne ressent pas de
grandes douleurs dans les jambes et se repose le plus possible
pendant la journée. Jeudi nous allons tous à Sébastopol par la
mer, ensuite à Moscou… et lundi à Saint-Pétersbourg. Les
funérailles, je pense, auront lieu dans quelques jours, car tout le
peuple va vouloir le voir encore une fois. Alix, naturellement, est
avec sa future belle-mère et son mari. A Saint-Pétersbourg, ils
vont vivre, Erni et elle, chez nous, et le mariage aura lieu un peu
plus tard. Ce mariage sera familial, comme le mariage de Maman. Ce
n’est pas seulement leur souhait, mais le souhait de toute la
famille, et de toute la Russie. Ils considèrent comme leur devoir et
leur obligation de commencer ainsi cette nouvelle et difficile vie
commune, bénie par le saint sacrement du mariage. Ce sera bientôt,
probablement le 26. Ce sont les derniers jours où l’on peut se
marier, car l’avent va commencer, et ensuite ce n’est possible
qu’à la nouvelle année. Minnie partira probablement juste après
pour être avec Gueorgui et ne restera pas dans son ancienne maison
où la vie sans lui peut la tuer. Elle l’a soigné jour et nuit
tous ces derniers mois, sans se reposer, le cœur si tourmenté. Je
suis si contente que tante Alexandra* soit avec elle, et elles
dorment ensemble, ce qui est très bien et une consolation pour la
pauvre Minnie.
(*) : ( La
princesse de Galles, sœur de l’impératrice Maria Féodorovna).
Je Vous embrasse
tendrement. Je dois terminer ici, mais je Vous écrirai de nouveau
très bientôt. Envoyez-moi un télégramme si Vous désirez savoir
encore quelque chose. J’ai reçu une telle quantité de télégrammes
auxquels il faut répondre rapidement ; je n’ai pas une seule
minute à moi en ce moment.
Que Dieu Vous
bénisse.
Votre à jamais
fidèle et qui Vous aime…
Ella »
Tous les membres de
la famille impériale accompagnèrent la dépouille du défunt
empereur Alexandre III de Livadia à Saint-Pétersbourg, où furent
célébrées les funérailles. Le mariage du jeune empereur Nicolas
II et d’Alexandra Féodorovna eut lieu un peu plus d’une semaine
après, et le début de la vie commune des jeunes mariés se partagea
entre les services funèbres et les chants sacrés funéraires. Dans
une lettre à la reine Victoria, Elizaveta Féodorovna décrit le
cérémonial de l’habillage et l’entrée solennelle de la
fiancée.
Saint-Pétersbourg, le 5 novembre 1894
« Chère
grand-mère,
Il a été décidé
de célébrer le mariage le jour de l’anniversaire de Minnie, le 14
novembre, lundi, avant midi… La famille va aider à mettre les
joyaux de la couronne et le voile, comme cela s’est fait à tous
nos mariages. Ensuite les dames d’honneur passeront le manteau de
couleur rubis foncé bordé d’hermine. La robe en tissu argenté
est une tenus russe de la cour et est très belle. De même que la
fiancée, elle possède deux longs pans de boucles. Dans l’ancien
temps, seules les jeunes filles avaient le droit de porter les
cheveux longs bouclés. C’est superbe et encadre très joliment le
visage.
La tenue de la
fiancée, l’éclat des diamants et le manteau de velours ( je dois
dire que ce dernier est lourd et que ce serait bien plus beau sans
lui) s’additionnent de quelques fleurs de myrte sur la robe et de
la minuscule couronne. Quoique l’ensemble soit plutôt lourd, les
diamants vont à tout le monde, et Alix, qui est grande, sera très
belle. Je n’ai vu ainsi que la femme de Pavel et Xénia. Toutes
deux ne sont pas grandes, mais même elles n’avaient pas l’air de
petite taille et étaient merveilleuses. Je pense que c’est parce
que le blanc et l’argent scintillent comme des rayons de lumière
électrique, et le beau manteau ravive tout, bien que j’eusse
préféré qu’il fût blanc. Nous serons tous dans nos costumes
russes, blancs ou argentés, et avec des joyaux de couleur blanche.
Une fois
habillée, la fiancée traverse de grandes salles remplies de membres
de la cour et de la haute société, pour se rendre directement à
l’église, et ensuite chez elle.
Naturellement l’on
organise un banquet, et le soir, une polonaise. Mais, naturellement,
il n’y aura rien de cela, et je pense qu’ils vont rentrer
directement à Anitchkov où ils vont rester quelques temps… C’est
plus ou moins décidé, mais bien sûr, il peut y avoir un
changement. Ils sont tous en bonne santé. Minnie se tient
admirablement malgré son terrible chagrin. Aide-la, Seigneur. Elle
est si profondément religieuse et prie avec tant d’ardeur. C’est
magnifique et touchant. Oh, si Vous voyiez comme elle aimait son mari
et s’occupait de lui. Pauvre chérie, elle a tant maigri et est
devenue très pâle… Le pauvre Nikki n’a guère de repos et a
l’air amaigri et pâle. Le pauvre, il y a tant de choses à
faire…Les journées passent et se ressemblent. Deux fois par jour
ont lieu de merveilleux offices religieux dans le château, et
entre-temps les visites à tous ceux qui sont venus pour ce deuil…
Je reste Votre
aimante « fille »,
Ella »
La reine Victoria,
naturellement, se faisait beaucoup de souci pour sa petite-fille Alix
et pour la situation dans le pays. Son cœur de grand-mère souffrait
qu’Alix se soit mariée au moment d’un tel deuil pour la Russie
et qu’elle se soit immédiatement engagée sur le difficile chemin
d’une impératrice russe. Elizaveta Féodorovna en était
consciente, et dans sa lettre du 19 novembre, elle s’efforce de
dissiper les lourds pressentiments de la reine. Dans cette lettre, la
grande-duchesse décrit l’attitude du peuple russe envers les
jeunes mariés et son enthousiasme à la vue du nouveau tsar et de la
tsarine :
« Grand-mère
bien-aimée,
… Les questions
que Vous posez sur la religion dans Votre dernière lettre n’ont
pas du tout perturbé Alix. Sa conversion à l’orthodoxie s’est
merveilleusement bien passée… Ce qui l’a soutenue, c’est
qu’ensuite elle a reçu la communion avec Nikki, Minnie et
moi-même. Cela nous a donné des forces pour traverser toute cette
période difficile. L’enthousiasme qu’il y a ici pour les deux
jeunes monarques est remarquable. Tout le pays pleure son
Pacificateur bien-aimé, comme l’on appelle Sacha, et exprime sa
compassion au jeune couple, qui, en commençant sa nouvelle vie au
chevet d’un défunt, montre une religiosité aussi profonde. Le
Seigneur les bénit vraiment, car tout ce qu’ils font conquiert le
cœur de la Russie. Et les Russes sont des sujets chaleureux et
fidèles. Tout d’abord, du fait que ces deux enfants sont arrivés
ensemble. Elle, dans sa nouvelle maison pour s’occuper de Sacha et
apaiser Minnie. Après sa mort, elle a adopté la religion de sa
nouvelle famille et maison, priant et portant le deuil avec eux.
Maintenant le mariage les a unis pour accomplir ensemble leurs
nouvelles obligations, pour aider leur pays et consoler la pauvre
veuve. Tout cela est compréhensible au cœur aimant du peuple, et il
bénit ses deux jeunes monarques et les aime. J’aimerais que Vous
voyiez tout cela et le ressentiez. Ce serait une véritable
consolation pour Vous, car je vois que Vous vous inquiétez pour eux.
Ils ont l’air si calme et heureux et sont si mignons. Le lendemain
du mariage, ils sont allés sur la tombe de Sacha. Chaque jour s’y
rend une foule de gens. Et lorsqu’ils les ont reconnus, comme il
était touchant de voir leur joie : ils embrassaient les mains
d’Alix, ils ont failli faire tomber son voile… Le jour du
mariage, ils sont partis directement du Palais d’hiver à la
cathédrale, et ceux qui les ont vus ont dit que la foule était ivre
d’allégresse. Ce jour-là la foule s’est assemblée devant le
palais Anitchkov, et toute la soirée et jusque tard dans la nuit ont
retenti l’hymne national et le chant des prières, interrompus par
les acclamations de la foule en liesse…
De Votre aimante
et fidèle…
Ella »
Elizaveta
Féodorovna aimait beaucoup sa sœur Alexandra et se réjouissait de
son bonheur. Elle écrit à la reine Victoria :
« … Nikki
et Alix ont l’air si heureux, comme seul cela est possible. Ils
sont dans une telle exaltation, ils attendent baby, et elle est gaie
comme un enfant, et le regard terriblement triste que la mort de papa
lui a donné est effacé par son éternel sourire… »
Au printemps 1896
fut célébré à Moscou le fastueux couronnement de l’empereur
Nicolas II et de l’impératrice Alexandra Féodorovna. La cérémonie
fut grandiose et d’une beauté inoubliable ; ceux qui la
virent s’en rappelèrent tous les détails jusqu’à la fin de
leurs jours.
Les solennités du
couronnement commencèrent à Moscou dès le jour de l’entrée
solennelle de l’empereur Nicolas II dans la ville, le 22 mai, jour
du transfert des reliques de saint Nicolas, protecteurs du souverain.
Dès le matin, des
foules populaires immenses avaient rempli toutes les rues et les
places qui se trouvaient sur la route du cortège impérial.
L’empereur, la
tsarine-mère et la souveraine se rendirent d’abord à la chapelle
de Kazan* pour se recueillir devant l’icône de Notre-Dame de
Kazan.
(*) : ( Une copie
exacte de cette chapelle de Kazan fut construite en Chine par les
Russes, dans la ville de Kharbin, à côté de la cathédrale
Saint-Nicolas. Cette chapelle et la cathédrale figurent au nombre
des autres églises orthodoxes qui furent détruites en Chine par les
gardes rouges pendant la Révolution culturelle (NdA)).
Lorsque le souverain
arriva à cheval sur la place Rouge, il fut salué par des coups de
canon et le carillon des quarante cloches de la résidence suprême
de la Russie, accompagnés des « hourras ! » de la
foule en liesse. Avant de traverser la place en direction du palais,
l’empereur, sa mère et son épouse entrèrent dans la cathédrale
Ouspenski pour se recueillir devant l’icône de la Sainte Vierge et
les reliques des saints. L’empereur alla ensuite prier sur les
tombeaux des princes et des tsars moscovites dans la cathédrale
d’Arkhangeslsk.
Le couple impérial
était resté jusqu’à la date de la cérémonie au palais
d’Alexandre pour se préparer au sacrement de la communion et au
couronnement. Le matin du jour J, peu après l’aube, retentirent
les salves des canons et toutes les cloches du Kremlin se mirent à
sonner, suivies des carillons de toutes les églises de Moscou. Le
chemin emprunté par le cortège impérial était couvert de troupes
en grand uniforme. La cérémonie du couronnement se déroula dans
l’ancienne cathédrale Ouspenski, où avaient été couronnés tous
les tsars et empereurs de Russie**.
(**) : ( La
cathédrale Ouspenski fut construite par le prince Ioann III au XV°
siècle).
Là, au centre de
l’église se tenait la place du trône, tendue de velours damassé
d’or. A cet endroit se dressaient deux trônes : l’un pour
le souverain, l’autre pour la souveraine. Il y avait un trône à
part pour l’impératrice en deuil Maria Féodorovna. Les trônes
étaient surplombés de baldaquins en velours rouge sombre brodé
d’or.
Dans la cathédrale
s’était réunie l’assemblée du clergé avec à sa tête les
métropolites, tous en habits sacerdotaux de brocart et portant la
mitre. Les grandes-duchesses russes étaient en robes de cour
d’apparat avec des joyaux, et les grands-ducs en uniformes de
parade de leurs régiments.
Avant l’apparition
du couple impérial commença une procession grandiose, accompagnée
par les trompettes. Les cavaliers de la garde se mirent en marche à
partir du perron Rouge en direction de la cathédrale, suivis des
pages, et les représentants des villes et de différents rangs se
joignirent au cortège. La procession avançait d’un pas souple et
scintillait d’or et des riches uniformes.
A l’instant où
parurent le jeune tsar et la jeune tsarine retentirent des milliers
de « hourras ! » puissants poussés par la foule
innombrable, et l’hymne national fut aussitôt joué par plusieurs
orchestres. L’empereur Nicolas II portait l’uniforme du régiment
Préobrajenski, et Alexandra Féodorovna était vêtue d’une robe
russe de brocart argenté. Après être passé sous le baldaquin
arrêté sur le perron Rouge, le couple impérial se dirigea
lentement vers la cathédrale. Le baldaquin était porté par une
trentaine de généraux. Derrière l’empereur, le grand-duc Mikhaïl
Alexandrovitch et le grand-duc Vladimir Alexandrovitch faisaient
fonction d’assistants. Quant à l’impératrice, elle avait pour
assistants l’époux d’Elizaveta Féodorovna, Sergueï
Alexandrovitch, et son frère Pavel Alexandrovitch.
Accueillis aux
portes par le clergé, l’empereur et son épouse embrassèrent la
croix et, sous les aspersions d’eau bénite, ils entrèrent dans
l’église où, après s’être inclinés devant les portes royales
et avoir embrassé les icônes, ils prirent place sur les trônes. La
cérémonie du couronnement et la Divine Liturgie se déroulèrent
sous le chant des chœurs d’église.
Au cours de la
cérémonie, deux métropolites montèrent sur la place des trônes
pour revêtir l’empereur de son habit sacré de tsar. Après lui
avoir mis sur les épaules le manteau de pourpre et avoir dit la
prière de la descente du Saint-Esprit, le métropolite de
Saint-Pétersbourg prit la couronne impériale sur le coussin de
velours et la donna au souverain, qui la posa lui-même sur sa tête.
Ensuite, le métropolite remit au monarque couronné le sceptre et le
globe en disant une prière. Alors, l’épouse du souverain,
Alexandre Féodorovna, se mit à genoux devant lui, et il posa sur sa
tête la petite couronne, et avec l’aide de ses assistants et des
demoiselles d’honneur, il mit le manteau de pourpre sur ses
épaules.
Pour conclure la
cérémonie un chant de « Beaucoup
d’ Années » (
« Mnogoe Leto »), ( Ad multos Annos ») fut entonné
sous la direction du protodiacre, soutenu par la puissance du chœur.
Ensuite, le chœur de la cathédrale se mit à chanter l’hymne
national, à la gloire du Seigneur : « Nous Te louons
Seigneur. » Puis les salves des canons retentirent dans tout
Moscou, annonçant la fin de la cérémonie.
Lorsque le
silence se fit dans l’église, l’empereur se mit à genoux et
récita à voix haute une prière demandant au Seigneur de
l’instruire et de lui donner la sagesse. Après les félicitations
à l’empereur et à l’impératrice débuta la Divine Liturgie, où
avec les métropolites et évêques officiait parmi d’autres
prêtres le père Jean de Cronstadt.
Pendant la
liturgie, l’empereur reçut l’imposition de l’onction. Lors de
ce cérémonial, on enduit également la poitrine*.
(*) : ( On avait
pratiqué à cette fin dans l’uniforme de l’empereur de petites
ouvertures avec des rabats).
Le sacrement de la
communion se passa pour l’empereur selon la coutume religieuse ;
il entra par les portes royales dans le saint sanctuaire, mais
l’impératrice resta devant, debout sur le côté. Après la fin de
l’office, le couple couronné, précédé du métropolite de
Saint-Pétersbourg, se dirigea vers les cathédrales d’Arkhangelsk
et de l’Annonciation pour se recueillir devant les lieux saints et
les tombeaux des ancêtres.
Après les
cathédrales, le cortège se mit en route vers le perron Rouge. Le
baldaquin s’arrêta, et l’empereur et sa femme montèrent les
marches. De là-haut, ils s’inclinèrent trois fois très bas
devant la foule. Ce fut l’apogée de la fête. La foule couvrit de
ses ovations le bruit des carillons, des canons et de l’hymne
national. Le soir, tout Moscou était illuminé. Il y avait du monde
partout, et l’on entendait partout retentir des « hourras ! »
et « Que Dieu protège le tsar ! »
Les festivités du
couronnement durèrent plusieurs jours, mais elles furent assombries
par un terrible malheur. Il se produisit au champ de Khodinskoïé,
où l’on distribuait des cadeaux au peuple, des bols fabriqués
spécialement pour le couronnement, décorés du monogramme de Leurs
Majestés et du sceptre impérial. Une foule de près de cinq mille
personnes s’était assemblée là, beaucoup plus nombreuse que
prévu. Lorsque se propagea dans la foule le bruit qu’il n’y
aurait pas assez de cadeaux pour tout le monde, il s’ensuivit une
confusion, et la foule déboussolée se précipita sur les boutiques.
Ce fut une terrible catastrophe, des milliers de personnes furent
écrasées ou gravement blessées. Ce malheur national assombrit
encore l’état d’âme du couple impérial, qui y vit un funeste
présage. Elizaveta Féodorovna fut naturellement bouleversée,
d’autant plus que d’aucuns accusaient Sergueï Alexandrovitch
d’avoir manqué de prévoyance. Mais la grande-duchesse n’en fit
pas mention dans ses lettres à la reine Victoria. Elle ne voulait
pas inquiéter sa grand-mère, qui prenait tout ce qui concernait ses
petits-enfants particulièrement à cœur.
Outre les
intrigues et les calomnies, le surmenage affectait sérieusement la
santé d’Elizaveta Féodorovna. Tout mensonge lui faisait mal. Les
mauvaises langues allèrent même jusqu’à imaginer qu’elle était
jalouse de sa sœur l’impératrice, et, pendant le couronnement,
l’on avait surveillé si elle embrassait la main de sa sœur.
Certains pensaient aussi que la grande-duchesse et Sergueï
Alexandrovitch influençaient les actes du nouvel empereur et de
l’impératrice. Elizaveta Féodorovna s’était toujours tenue à
l’écart de la politique ; elle ne tenta jamais de se mêler
d’une affaire d’importance pour l’Etat. A cette période de sa
vie apparaissent dans ses lettres des remarques amères sur la
méchanceté et la jalousie des gens, sur la médisance. Elle apprend
à ses dépens que derrière les sourires aimables de certaines
personnes de la cour et de prétendus et faux amis se dissimulent
souvent la haine et la malveillance. Dans une de ses lettres à la
reine Victoria, elle écrit :
« … C’est
bien que nous ne vivions pas dans la même ville, surtout au début.
Vous savez comme les gens sont méchants, et l’amour entre deux
sœurs ne sera jamais accepté simplement. Ou bien l’on dira que je
fais des intrigues et suis ambitieuse, deux choses auxquelles je ne
suis pas encline, ou bien qu’Alix ne peut rien faire sans mes
conseils, ce qui est aussi faux… »
Après le voyage
qu’elle fit avec l’empereur et l’impératrice à Darmstadt, où
ils passèrent un séjour magnifique et se reposèrent véritablement,
Elizaveta Féodorovna écrivit à sa grand-mère une lettre pleine
d’amertume :
Moscou, le 3 novembre 1896
« Chère
grand-mère,
… Nous avons
été très heureux de nous retrouver tous ensemble à Darmstadt, et
avons fait un très bon voyage de retour. Il est très étonnant que
les gens disent que nous ne nous aimons pas, etc… Oui, l’on fait
courir un mensonge horrible à notre sujet, et sans la moindre honte.
Les intrigues sont tout simplement répugnantes. Mais je sais que la
vérité se saura un jour. L’important, c’est d’avoir la
conscience pure devant Dieu. Il peut changer la méchanceté du
monde, et dans ce cas, ce nœud d’intrigues envieuses.
Notre
merveilleux voyage nous a rafraîchis tous les deux, bien que le
pauvre Sergueï ait l’air très amaigri. Les gens, je pense, ne
peuvent pas croire que nous soyons inoffensifs et heureux, et c’est
pourquoi ils ont commencé à tenter de prouver le contraire. C’est
vrai, nous ne voulons rien. Nous sommes très heureux et nous
efforçons d’accomplir notre devoir, et je dois dire, bien que cela
sonne de manière vaniteuse, que les gens ici* nous aiment et ont
encore montré leur amour en nous accueillant très chaleureusement
lorsque nous sommes revenus il y a quelques jours.
(*) : ( A Moscou
(NdA)).
Et nos ennemis
s’efforcent de démontrer à Nikki et à Alix qu’on ne nous aime
pas. Je voudrais que ces ennemis soient aveugles aux autres, et ne
jugent qu’eux-mêmes. Oui, en tout mal, il y a aussi du bon. Et nos
yeux se sont ouverts : toujours les mêmes vrais amis sincères
et seulement peu d’ennemis. Les gens intrigueront et mentiront tant
que le monde existera, et nous ne sommes ni les premiers, ni les
derniers à être calomniés. Nous avons beaucoup à faire, et chaque
année qui passe nous fait aimer cet endroit plus encore. Je trouve
que de toute manière il est bon que nous vivions dans une autre
ville qu’Alix. C’est mieux à tous points de vue pour elle. Cela
la rend totalement indépendante. Plus tard, quand on la connaîtra,
ainsi que ses opinions, cela n’aura plus d’importance. On ne
pourra pas dire alors, quoi qu’elle fasse, que c’est moi qui l’ai
conseillée. On l’aime déjà beaucoup dans sa nouvelle maison. Et
c’est pour moi la plus grande des joies. Je ne peux pas comprendre
la rivalité entre les sœurs et le ressentiment envers les plus
jeunes pour la raison qu’ils ont une position plus élevée. Je
sais que, pendant le couronnement, les gens ont surveillé si
j’embrassais sa main. Pourquoi ? C’était une vraie joie de
le faire à un être aimé, et elle est bien plus jeune que moi et a
toujours été pour moi une fille plus qu’une sœur… Que les
maris et les femmes s’aiment toujours comme nous le faisons. Et je
suis sûre que c’est la bénédiction de papa et maman qui nous
entoure et fait que notre famille vit dans un tel bonheur… C’est
égoïste de parler de notre joie, quand il y en a tant qui souffrent
d’un profond chagrin…
Tendres baisers de
Sergueï et de Votre petite-fille qui Vous aime.
Ella »
En 1900,
l’empereur décida de rétablir une coutume oubliée depuis plus de
cinquante ans – passer Pâques à Moscou. Dans une lettre au
grand-duc Sergueï, gouverneur de la ville de Moscou, l’empereur
écrivait que son plus ardent souhait, et celui de l’impératrice
Alexandra Féodorovna, était de communier et de recevoir les
sacrements de Pâques à Moscou, ce qui était une tradition
séculaire des tsars russes. Et à la fin de sa lettre, l’empereur
écrivait qu’il se joignait dans ses prières à ses sujets et
priait le Seigneur de l’aider à servir la Russie.
La famille
impériale arriva à Moscou pour la Semaine sainte. Le couple
impérial assistait chaque jour aux offices religieux du matin et du
soir dans différentes églises du Kremlin. Des foules immenses de
Moscovites, qui attendaient parfois des heures pour les voir passer,
acclamaient le souverain et la souveraine sur leur passage. Après le
lumineux office des matines pascales commencèrent les solennités.
La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna travailla beaucoup ces
jours-là. Elle devait penser à tout et tout faire pour recevoir
convenablement la famille impériale. Durant la Semaine Sainte
commencèrent les réceptions officielles à la maison du gouverneur
et au palais Neskoutchnyi. Tout cela se déroulait sous la direction
d’Elizaveta Féodorovna. Après la fin des solennités, le
grand-duc Sergueï Alexandrovitch et son épouse furent heureux que
tout se soit si bien passé : les beaux offices religieux de la
Semaine sainte dans les églises du Kremlin, les chants magnifiques
des chœurs, les préparatifs à la communion, et enfin – la plus
haute célébration de l’Eglise orthodoxe – la procession pascale
et le joyeux « Christ est ressuscité ! ». Les
somptueuses réceptions pascales et l’enthousiasme des Moscovites
rayonnèrent sans qu’aucun incident politique ait pu les assombrir.
Huitième chapitre
L’ étroite
amitié qui liait le couple grand-ducal à Pavel, le frère de
Sergueï Alexandrovitch, fut bientôt brisée. Pavel avait épousé
une femme divorcée sans le consentement du souverain suprême*.
(*) : ( De ce
mariage naquit le fils de Pavel, Vladimir Paley. Le jeune homme,
poète de grand talent, fut jeté à l’âge de vingt et un an par
les bolchéviques avec la sainte martyre la grande-duchesse Elisabeth
au fond d’un puits de mine à Alapaïevsk, où il mourut dans
d’horribles souffrances).
En résultat, sur
décret de l’empereur, Pavel fut contraint de s’exiler de Russie,
et ses deux enfants, Maria et Dmitri, furent confiés à la tutelle
du grand-duc Sergueï Alexandrovitch et de son épouse. Cette
tragédie familiale fit beaucoup souffrir le couple qui plaignait
surtout Maria et Dmitri et s’efforça de remplacer les parents,
s’occupant des enfants comme si c’étaient les siens.
En juillet 1903
eut lieu un grand événement dans l’Eglise orthodoxe russe :
Séraphim de Sarov** fut canonisé.
(**) : (
L’empereur Nicolas II fit montre d’une ferveur particulière à
la glorification des grands et valeureux ascètes de la terre russe.
Dans certains cas il a même devancé le Saint-Synode, s’efforçant
de lui démontrer la nécessité de hâter la canonisation d’un
saint. Ce fut le cas pour la glorification de saint Jean thaumaturge,
métropolite de Tobolsk. Durant le règne de l’empereur Nicolas II,
l’Eglise russe canonisa huit valeureux ascètes et évêques).
Toute la famille
impériale se rendit à Sarov pour cette glorification. L’impératrice
Alexandra Féodorovna allait prier le saint de lui donner un fils.
Lorsqu’un an plus tard naquit le tsarévitch, au souhait du couple
impérial, l’autel au rez-de-chaussée de l’église construite à
Tsarskoïé Sélo fut illuminé en l’honneur de Séraphim de Sarov,
et la partie supérieure de l’église en l’honneur de l’icône
de Notre-Dame-de-Saint Théodore*.
(*) : (
Notre-Dame-de-Saint Théodore, également connue sous le nom de la
« Vierge Noire de Russie », est la protectrice de la
famille Romanov, qui la révère depuis des siècles. Le premier tsar
de la maison Romanov, Mikhaïl Romanov, fut béni par sa mère avec
cette icône avant de partir pour Moscou, afin de réclamer le trône
de Russie. On raconte que juste avant la révolution, l’icône
noircit à tel point que l’image était devenue pratiquement
invisible. Ce fut interprété comme un mauvais présage pour la
dynastie des Romanov).
Elizaveta
Féodorovna et son époux se rendirent également à Sarov. La
grande-duchesse avait beaucoup de choses à demander au nouveau
saint, et ses premières prières concernaient avant tout la paix et
la sérénité de la Russie, où les révolutionnaires avaient déjà
commencé de mettre en œuvre des attentats terroristes, semant le
désordre et la confusion. L’ermitage de Sarov, où, dans ses
luttes ascétiques, avait combattu le valeureux saint, se trouvait
dans une forêt profonde, à environ six kilomètres du lieu habité
le plus proche. Le peuple orthodoxe vint de toute la Russie aux
cérémonies solennelles de Sarov. Plus de 200 000 pèlerins se
réunirent là-bas. Lors de la découverte des reliques de saint
Séraphim de Sarov furent dénombrés de nombreux cas de guérisons
miraculeuses. Des sourds et des aveugles de naissance, après s’être
baignés dans la source de Séraphim, recouvrèrent aussitôt l’ouïe
et la vue.
Les membres de la
famille impériale allèrent de la ville d’Arzamas à Sarov par la
route. Ils furent accueillis par les carillons de toutes les cloches
du monastère de Sarov. Le couple impérial fut logé pendant les
solennités de Sarov avec la grande-duchesse Elisabeth et son mari
Sergueï Alexandrovitch dans la maison de l’higoumène du
monastère. Ils se rendaient à pied de là tous ensemble à la
source miraculeuse du saint et dans son lointain ermitage. L’empereur
commanda à ses frais une belle châsse en argent pour les reliques
de saint Séraphim, et l’impératrice cousit de ses propres mains
le drap du tombeau. La grande-duchesse Elisabeth et Sergueï
Alexandrovitch avaient aussi apporté à Sarov leurs présents au
saint qu’Elizaveta Féodorovna révéta toute sa vie.
Toute la famille
impériale se prépara à la communion et reçut les sacrements à
Sarov durant ces journées de solennités. La veille de la
glorification, le tombeau de Séraphim de Sarov contenant ses saintes
reliques fut rapporté de l’église des saints Zosime et Savvatii
avec une procession autour de la cathédrale Ouspenski. L’empereur
Nicolas II, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch et les autres
grands-ducs portèrent le tombeau avec les prêtres et les diacres.
Pendant la procession autour de l’église, ainsi que le lendemain à
la cathédrale Ouspenski, se produisirent plusieurs cas de guérisons
miraculeuses. Dans la cathédrale, la mère d’une petite fille
muette essuya avec son foulard le tombeau contenant les reliques du
saint, puis le visage de sa fille, qui se mit immédiatement à
parler. Ce cas fut aussi relaté par la grande-duchesse Elizaveta
Féodorovna dans une lettre à sa sœur, la princesse Victoria de
Battenberg (*).
« Tant
d’impressions belles et saines ! Nous avons voyagé six heures
par la route jusqu’au monastère. Dans les villages traversés, les
hommes et les femmes, beaux et vigoureux, étaient très pittoresques
dans leurs tenues rouge vif et leurs belles chemises. Le monastère
est très beau et situé dans un bois de pins immense. Les offices
religieux et les prières étaient remarquables. Saint Séraphim
était moine, il vécut au XVIII° siècle, et est célèbre pour la
pureté et la sainteté de sa vie ; il guérissait les malades
et soutenait moralement ceux qui s’adressaient à lui, et après sa
mort les miracles ne se sont pas interrompus. Des milliers et des
milliers de personnes des confins de la Russie s’étaient
rassemblées à Sarov le jour de sa glorification et avaient ramené
leurs malades de Sibérie, du Caucase… Quelles infirmités, quelles
maladies avons-nous vues, et quelle foi ! On avait l’impression
de vivre à l’époque de la vie terrestre du Sauveur. Et comme
elles priaient, pleuraient, ces pauvres mères avec leurs enfants
malades, et grâce à Dieu, beaucoup ont guéri. Le Seigneur nous a
permis de voir une petite filles muette se mettre à parler, et comme
sa mère priait pour elle ! »
Après les
solennités de Sarov, toute la famille impériale s’arrêta au
couvent de la Sainte-Trinité-de-Saint-Séraphim-de-Sarov. De retour
chez elle, la grande-duchesse Elisabeth continua de prier et d’œuvrer
à la charité, s’élevant spirituellement. Mais, par abnégation,
elle se sentait toujours inférieure aux autres, jugeait sévèrement
ses actes et ses pensées, et s’efforçait de servir Dieu en tout.
Dans sa lettre du 26 novembre 1903 à son frère Ernst, dont la
petite fille venait de mourir du typhus à l’âge de huit ans, la
grande-duchesse écrit :
« … Je
sais que ta véritable foi chrétienne et ta quiétude te donnent les
forces qu’aucune parole de compassion ne peut donner. Mais je
voudrais tout de même être sous le même toit que toi pour t’aider
un peu dans tes tâches quotidiennes… J’ai été préservée des
souffrances psychiques terribles qui sont malheureusement entrées
dans ta vie. En dépit de cela, le fond dans nos caractères est le
même. Mais tu te tiens sur la plus haute marche de l’échelle qui
mène au Ciel, et moi, je suis toujours plus bas que toi. Je
m’efforce tant de monter, mais il semble que je retombe toujours…
Ta petite prie pour toi. Ses tourments terrestres ont pris fin, et
elle vole autour de son cher Papa ; elle est à présent son
ange protecteur.
Que la paix soit
avec toi, mon chéri, la paix en Dieu et en les hommes… »
***
Peu à peu des
nuages sombres commencèrent à s’amonceler au-dessus de la Russie.
Dans les cercles intellectuels, la fermentation révolutionnaire
reprit, ainsi que dans les milieux ouvriers et même au sein de la
paysannerie. Divers groupuscules et organisations firent leur
apparition, dont le but était de préparer des attentats
terroristes. Des grèves commencèrent à Saint-Pétersbourg, Moscou
et dans d’autres villes du pays. En 1902, le ministre Sipiaguine
fut assassiné, et en 1904 ce fut le tour du ministre des Affaires
intérieures, Viatcheslav Pléven. On se mit à tuer des gouverneurs,
des chefs de la police, des officiers de la gendarmerie, et même des
petits gardes et des gardiens de la paix. Le terrorisme
révolutionnaire prit son essor et se déploya sur toute la Russie.
Et puis arriva
la guerre russo-japonaise, dont la cause était l’exploitation par
les Russes d’une concession forestière sur la rivière frontalière
Iala, et la montée de l’influence russe en Mandchourie. Les
Japonais attaquèrent soudainement, sans déclaration de guerre, dans
la nuit du 8 au 9 février, l’escadrille russe qui se trouvait en
rade extérieure à Port-Arthur. Manœuvre typiquement japonaise :
d’abord porter le coup, et ensuite déclarer la guerre. Lorsque
l’on apprit le déclenchement des hostilités, un Te Deum à la
victoire des troupes russes fut célébré à Moscou à la cathédrale
Ouspenski et on y lut le manifeste impérial annonçant que la guerre
avait commencé.
Au début,
l’humeur de la population était au beau fixe et des foules de
Moscovites patriotes, arborant les portraits de l’empereur et de
l’impératrice, se rassemblaient sur la place devant le palais du
gouverneur général, chantant l’hymne national et exprimant
bruyamment leur soutien. On pensait alors que cette guerre allait
très bientôt se terminer par la victoire complète et éblouissante
des Russes. On pensait que le Japon, petit pays asiatique, ne pouvait
posséder ni une bonne armée, ni de réelles capacités guerrières.
Dès que
commença la guerre russo-japonaise, la grande-duchesse Elizaveta
Féodorovna, qui possédait déjà une expérience suffisante en
matière de bienfaisance, entreprit sans tarder une action efficace
pour l’amélioration de la situation des soldats. L’on peut même
dire qu’elle fut l’un des premiers responsables de l’organisation
de l’aide au front non seulement à Moscou, mais dans toute la
région. Grâce à son exemple édifiant, un mouvement patriotique se
forma dans toutes les couches de la société, d’abord à Moscou,
puis jusqu’en province. On ne pouvait que s’étonner de l’énergie
de cette femme prodigieuse, qui réussissait à être partout, à
tout diriger et à travailler jusqu’à l’épuisement. L’une de
ses entreprises remarquables fut l’organisation du travail féminin
d’aide aux soldats. Des femmes de toutes catégories sociales
répondirent en masse à l’appel de la grande-duchesse. Elizaveta
Féodorovna occupa toutes les salles du palais du Kremlin pour ses
ateliers. Seule la salle du trône, symbole de la monarchie, fut
épargnée. Le palais du Kremlin, aux salles somptueuses, toutes en
dorures, avec leurs peintures magnifiques, rappelait alors une ruche
où des femmes, penchées sur des machines à coudre et sur des
tables de travail, s’activaient du matin au soir pour le front. On
envoyait de tout Moscou et de province des dons en argent et des
cadeaux pour l’armée. De cet atelier, on faisait parvenir au front
en quantité colossale des colis de produits alimentaires, des
vêtements, des médicaments et des cadeaux pour les soldats.
La grande-duchesse
communiquait à tous ceux qui entraient en contact avec elle son
enthousiasme et sa ferveur. Les femmes qui l’avaient vue dans son
atelier se la rappelèrent vêtue d’une simple robe grise ou bleu
pâle, avec une petite toque sur la tête ; toutes se
rappelèrent les traits réguliers de son visage et son tendre
sourire, quand elle passait dans les rangs des femmes au travail, se
réjouissant que leur labeur puisse alléger la situation des soldats
et des officiers qui défendaient les intérêts de leur patrie*.
(*) : ( La défunte
mère Varvara, supérieure du couvent de Gethsémani à Jérusalem,
se rappelait bien la grande-duchesse Elisabeth. Lorsque mère Varvara
était jeune fille et portait le nom de Valentina Tsvetkova, et
habitait Moscou, elle alla dans cet atelier aider au travail. Selon
les paroles de mère Varvara, Elisaveta Féodorovna rayonnait d’une
aura particulière, et les traits de son visage irradiaient une
beauté spirituelle extraordinaire. Elle s’intéressait toujours,
on ne sait pourquoi, à Valentina Tsvetkova et bavardait souvent avec
elle. Elizaveta Féodorovna avait alors certainement senti que ce
n’était pas une jeune fille ordinaire qui était devant elle, mais
une future moniale. Un article du journal La Pensée russe d’avril
1983 relate que lorsque la grande-duchesse Elisabeth rencontra pour
la première fois Valentina Tsvetkova, elle dit : «
Valentina sera à moi. » Et le jour de ses seize ans, Valentina
reçut une lettre de vœux d’Elizaveta Féodorovna, où la
grande-duchesse écrivait que l’on ne pouvait trouver de bonheur
sur la terre qu’en observant l’amour des Evangiles pour Dieu et
les hommes, et la charité.)
Toute la
société russe brûlait alors du désir d’aider les soldats
blessés, dans les hôpitaux et sur le front, et Elizaveta Féodorovna
était complètement absorbée par ce travail. Son aide ne se
limitait pas seulement à expédier des colis au front. Elle y
envoyait des églises ambulantes avec des icônes et avec tout ce qui
était nécessaire pour célébrer les offices. Et elle fit parvenir
personnellement aux soldats les saints Evangiles, de petites icônes
et de petits livres de prières. La grande-duchesse organisa
également plusieurs trains sanitaires magnifiquement équipés, qui
allaient en Extrême-Orient et revenaient avec les blessés par la
grande voie ferrée de Sibérie. Elle aménagea à Moscou des
hôpitaux pour la réception des blessés. Elle allait les voir, y
consacrant habituellement tous ses après-midi. Elizaveta Féodorovna
fonda également des comités spéciaux pour l’aide aux veuves et
aux orphelins et fit construire au bord de la mer Noire, à
Novorossisk, dans un site pittoresque, une maison de convalescence
pour les blessés de la guerre russo-japonaise. L’établissement
fut équipé de tout ce qui était indispensable aux soins et au
repos des blessés : des lits spéciaux confortables, des
meubles neufs avec des tables à écrire, des tapis, des gravures aux
murs, et pour les malades graves des fauteuils roulants. La maison de
convalescence était dotée d’un personnel médical expérimenté.
Au pied du bâtiment s’étendait une mer magnifique. Tout avait été
imaginé par Elizaveta Féodorovna jusqu’au moindre détail. La
maison de convalescence fut inaugurée en octobre 1904.
La guerre se
poursuivait, et les Russes subissaient défaite après défaite. Seul
Port-Arthur tint héroïquement onze mois, dont sept dans le plus
complet isolement. Port-Arthur fut coupée du monde par un blocus –
le « siège de Port-Arthur ». Les troupes et la flotte
russes firent preuve durant cette guerre d’un héroïsme et d’une
bravoure surhumains. Les soldats russes allaient à la mort et
détruisaient leur armement, faisaient couler leurs navires pour
qu’ils ne tombent pas aux mains de l’ennemi. L’ultime coup de
grâce pour la Russie fut l’anéantissement à Tsoushima de
l’escadrille russe qui allait au secours de Port-Arthur assiégée,
sous le commandement de l’amiral Rojdestvenski. Après la défaite
de Tsoushima, le gouvernement russe fut contraint d’entamer des
pourparlers de paix avec le Japon.
***
L’organisation
terroriste, une fraction du parti socialiste révolutionnaire, formée
à la fin de 1901, s’était donné pour but d’aller à la
révolution par la voie des assassinats. Un des dirigeants,
Guerchouni, fut arrêté, et Boris Savinkov prit le relais de
l’action révolutionnaire avec le soutien d’Evno Azev, qui jouait
un double rôle : leader des terroristes et en même temps agent
de la police secrète. Savinkov ne tuait pas de ses propres mains,
mais utilisait à ces fins de jeunes révolutionnaires fanatiques. Il
savait trouver des jeunes gens ardents, qui, sous son influence,
étaient prêts à aller à la mort au nom de la révolution. Ces
malheureux, tout comme Kaliaev, l’assassin du grand-duc Sergueï
Alexandrovitch, mouraient, et pendant ce temps-là Boris Savinkov se
cachait bien à l’abri à l’étranger. Le grand-duc Alexandre
Mikhaïlovitch, dans son Livre de souvenirs (p. 194), écrit que
Savinkov, assis dans un restaurant parisien, racontait à ses
auditeurs curieux ses aventures, en buvant un verre de vin. Pour se
justifier de ne pas avoir lui-même attenté aux jours du grand-duc
Sergueï Alexandrovitch, Savinkov avait dit : « J’aurais
bien tué le grand-duc de mes propres mains… mais j’ai remarqué
qu’il avait avec lui deux enfants. »*
(*) : (C’était
en fait quelques jours avant l’assassinat du grand-duc Sergueï
Alexandrovitch, lors d’une sortie à l’opéra avec Maria et
Dmitri (NdA).).
Cette histoire fit
impression sur les personnes présentes, mais le fait est qu’au
moment où Kaliaev jeta la bombe contre Sergueï Alexandrovitch,
Savinkov, lui, était en lieu sûr. Les incroyables évasions de
Savinkov ne furent possibles que grâce à ses liens étroits avec
Azev. Compagnon des terroristes et agent de la police politique, Evno
Azev, au courant plusieurs jours à l’avance de l’attentat qui se
préparait contre le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, n’en
avertit pas le département de la police, intentionnellement. Dans sa
maison de gouverneur à Moscou, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch
travaillait beaucoup, et était inquiet de la situation générale
dans le pays. De grandes grèves et des troubles politiques avaient
commencé en Russie, et en particulier à Moscou. Sergueï
Alexandrovitch estimait qu’il était indispensable de prendre des
mesures plus sévères contre les révolutionnaires, et de ne pas
continuer une politique de surveillance passive libérale. Il en fit
part à l’empereur et lui dit que dans la situation présente, il
ne pouvait plus occuper la fonction de gouverneur général de la
ville de Moscou et demandait au souverain d’accepter sa démission.
Sergueï
Alexandrovitch rapporta tout cela à son épouse. Elizaveta
Féodorovna n’alla pas contre sa volonté. Elle ne se mêlait
jamais de politique. Elle quitta le cœur gros la maison de
gouverneur qui était devenue son foyer. Les époux allèrent
s’installer provisoirement au palais Neskoutchnyi.
Les chefs des
terroristes avaient condamné à mort le grand-duc Sergueï
Alexandrovitch. Ils le suivaient partout et attendaient seulement le
moment propice pour exécuter leur plan. Elizaveta Féodorovna savait
qu’un danger mortel menaçait son mari, et qu’il était inscrit
sur la liste noire des révolutionnaires. Elle recevait des lettres
anonymes la conjurant de ne pas accompagner son mari si elle ne
voulait pas partager son sort. La grande-duchesse avait très peur
pour la vie de son mari, et s’efforçait de ne pas le laisser seul,
et de se montrer le plus possible avec lui. Mais le travail à
l’atelier pour le front l’empêchait d’être constamment avec
son époux.
Le palais
Neskoutchnyi était gardé jour et nuit par des soldats, mais on
sentait une tension dans l’air, et il semblait que la révolution
allait bientôt éclater. Rester plus longtemps à Neskoutchnyi
devenait dangereux. Une nuit, c’était en hiver, inquiets, le
grand-duc Sergueï Alexandrovitch et Elizavéta Féodorovna, après
avoir réveillé leurs enfants adoptifs Maria et Dmitri, quittèrent
précipitamment leur maison dans une voiture aux rideaux tirés, pour
aller se réfugier au palais Nikolaïevski à l’abri des murs du
Kremlin. Le palais était situé à côté du monastère de Tchoudov.
Les époux pensaient revenir à Neskoutchnyi une fois l’inquiétude
passée. Le grand-duc Sergueï Alexandrovitch quitta le palais
Nikolaïevski pour aller à la rencontre de sa mort horrible, et la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, après avoir subi la fin
tragique de son mari bien-aimé, franchit le seuil d’une nouvelle
vie radieuse, qui la conduisit à la sainteté.
Neuvième chapitre
En cette
fatidique journée du 18 février 1905, le grand-duc Sergueï
Alexandrovitch devait se rendre dans l’après-midi à une
conférence au palais du gouverneur. Il savait qu’il était
stigmatisé par les révolutionnaires, et c’est pourquoi il se
déplaçait seul, sans son ordonnance. Au même moment, son épouse
s’apprêtait à rejoindre ses ateliers au Kremlin pour y
travailler.
Peu de temps après
que Sergueï Alexandrovitch eut quitté le palais Nikolaïevski, on
entendit une violente explosion qui fit tellement trembler les murs
du palais que les vitres se brisèrent et que les lustres tintèrent
et se mirent à osciller. Puis, il se fit un silence de mort… Les
Employés du palais
furent pris de panique. Personne ne comprenait ce qui se passait.
Etait-ce l’explosion d’une bombe ou l’effondrement du bâtiment
voisin, ou encore quelque chose d’incompréhensible ?
Elizaveta
Féodorovna sentit dans son cœur que quelque chose de terrible était
arrivé à son Sergueï. Telle qu’elle était, en robe, sans
chapeau, elle dévala l’escalier du palais et se précipita vers la
sortie. Quelqu’un, au passage, lui jeta un manteau sur les épaules.
La gouvernante de la grande-duchesse Maria Pavlovna, Mademoiselle
Eléna, se précipita à sa suite. Devant le portail, un traîneau se
tenait prêt à emmener la grande-duchesse à ses ateliers. Les deux
femmes s’y engouffrèrent et filèrent jusqu’au lieu de
l’explosion.
Le grand-duc
Sergueï Alexandrovitch mourut de la même manière que son père
l’empereur Alexandre II : déchiqueté par une bombe
terroriste.
Quand le traîneau
eut dépassé le monastère de Tchoudov et déboucha sur la place,
Ivan Kaliaev lança une bombe qui atteignit le grand-duc en pleine
poitrine et le déchiqueta. Seul son visage resta intact. L’assassin
Kaliaev, légèrement lessé par les éclats de bois du traîneau,
fut arrêté sur place par la police. Tout en se battant contre les
policiers, il eut le temps de crier : « A bas le tsar !
Vive la révolution* ! »
(*) : ( M.
Paléologue, Aux portes du Jugement dernier, p. 36).
Quand Elisabeth arriva
sur le lieu de l’explosion, la foule s’y était déjà
rassemblée. Deux femmes se précipitèrent vers elle afin de
l’empêcher de s’approcher des restes de celui qu’elle aimait
tant, qui, quelques minutes auparavant, était encore vivant, son
cher Sergueï.
De par son
travail dans les hôpitaux où elle rendait visite aux blessés
rentrés du front, la grande-duchesse était accoutumée à voir le
sang et les corps estropiés des soldats. Mais ce qu’elle vit là
dépassait toute imagination. Tout autour d’elle, la neige baignée
de sang était jonchée de fragments du corps de son mari mêlés aux
lambeaux de ses vêtements et de ses chaussures. La force de
l’explosion avait éparpillé tout cela avec les débris du
traîneau, le tout formant un magma sanguinolent. En silence, sans
cris ni larmes, Elizaveta Féodorovna se pencha sur les restes de son
époux. Elle ne regardait personne, ne se rendait compte de rien,
sinon qu’il fallait ramasser au plus vite ce qui restait de Sergueï
Alexandrovitch.
Comme elle le
raconta plus tard à sa sœur la princesse Victoria, en ce terrible
moment, une seule pensée venait à son esprit : « Vite,
vite, Sergueï déteste tellement le désordre et le sang. » *
(*) : ( E.M.
Almedingen, An Unbroken Unity, p. 53).
Un peu à l’écart,
appuyé à une barrière et soutenu par des soldats, se tenait, à
peine vivant, André, le fidèle cocher qui avait passé plus de
vingt ans au service du grand-duc. Il avait le corps criblé de clous
et d’éclats du traîneau. Il était presque inconscient et n’avait
pas vu que son maître était mort. On apporta rapidement une civière
et la grande-duchesse, à genoux dans la neige, se mit à ramasser
les restes de son mari et à les déposer, avec l’aide des soldats,
sur la civière. Un fourgon sanitaire arriva également, et le cocher
blessé fut transporté à l’hôpital le plus proche.
La foule
grossissait mais restait silencieuse, muette d’horreur. Tous les
regards convergeaient sur Elizaveta Féodorovna. Son visage était
méconnaissable : livide, le regard vide, pétrifié. L’un des
soldats recouvrit de son manteau ce qui restait de Sergueï
Alexandrovitch, à peine un petit tas**.
(**) : ( Pendant
plusieurs jours après l’explosion, des gens trouvèrent encore des
morceaux du corps et des os du grand-duc Sergueï Alexandrovitch,
qui, par la force de l’explosion, avaient été dispersés dans
tous les sens jusqu’aux toits des maisons. Le jour de son
enterrement, des personnes apportèrent des morceaux de son corps
pour les mettre dans son cercueil. Son cœur avait été trouvé sur
le toit d’un bâtiment).
Quand tout fut terminé,
Elizaveta Féodorovna se releva et suivit à pied les restes de son
mari. Elle serrait dans ses mains les petites icônes que Sergueï
Alexandrovitch portait toujours autour du cou et qu’elle avait
ramassées par terre. Au même moment, les cloches du monastère de
Tchoudov se mirent à sonner le glas et la foule se dispersa enfin.
La civière avec
les restes du malheureux grand-duc fut portée en l’église du
monastère de Tchoudov et posée devant l’ambon. Elizavéta
Féodorovna s’agenouilla et, inclinée sur la civière, resta ainsi
immobile durant tout le service religieux. L’église se remplit
rapidement. Il y régnait une pénombre où seuls brillaient les
cierges des fidèles. Sur la civière dépassait du manteau une des
bottes du grand-duc et des gouttes de sang tombaient sur le sol de
l’église en formant une flaque pourpre. Le prêtre, la voix
tremblante, célébrait le premier office des morts pour le défunt
et, lui faisant écho, montait le chant des fidèles. L’office se
termina et la foule commença à partir. Elizaveta Féodorovna se
releva alors et se dirigea vers ses enfants adoptifs, Maria et
Dmitri.
Dans son livre
Education of a Princess, la grande-duchesse Maria Pavlovna écrit
qu’elle ne pourra jamais oublier le regard de sa tante à ce
moment-là. Elle ne pleurait pas, mais son visage était blanc et
défiguré par l’horreur. Elle marchait lentement, s’appuyant sur
le bras du gouverneur de la ville. Quand elle vit les enfants, elle
leur tendit les mains. La petite Maria et son frère se précipitèrent
vers elle. La grande-duchesse les prit dans ses bras en disant :
« Il vous aimait, il vous aimait tant ! » Elle
répétait inlassablement ces mots en les serrant très fort sur son
cœur. Une foule émue et curieuse commença à se rassembler autour
d’eux. Alors, afin d’éviter les regards, les enfants emmenèrent
doucement leur tante vers la sortie.
De retour dans sa
chambre au palais, Elizaveta Féodorovna tomba lourdement dans un
fauteuil. Son visage était toujours impassible et d’une pâleur
livide. Quant à ses yeux, ils étaient vides. Sa robe bleue était
couverte de sang et ses mains portaient des traces de sang séché.
Un peu plus tard, Elizaveta Féodorovna demanda qu’on lui apporte
une robe de deuil noire, puis elle se précipita dans son cabinet
pour fiévreusement écrire des télégrammes, et en premier lieu à
sa sœur l’impératrice Alexandra pour lui demander de ne pas venir
à l’enterrement ( à cette époque, l’impératrice s’occupait
de son nouveau-né, le prince Alexis, et sa venue aurait pu nuire
autant à sa santé qu’à celle de son fils). La grande-duchesse
craignait pour la vie de sa sœur l’impératrice et pour celle de
l’empereur. Les terroristes pouvaient parfaitement profiter du
« bon » moment, à savoir l’enterrement du grand-duc,
pour lancer une bombe sur le couple impérial. Puis, Elizaveta
Féodorovna écrivit des télégrammes à tous ses parents à
l’étranger.
Dès la réception
des télégrammes, la sœur d’Elisabeth, la princesse Victoria de
Battenberg et la sœur du défunt, Maria Alexandrovna, duchesse
d’Edimbourg, partirent d’Angleterre pour Moscou. De même, Ernst,
le frère d’Elisabeth, et son épouse quittèrent immédiatement
Darmstadt. Tout en écrivant ses télégrammes, la grande-duchesse
Elisabeth ne manqua pas de demander, à plusieurs reprises, des
nouvelles du cocher blessé. Il lui fut répondu que son état était
critique et qu’il allait bientôt mourir. Alors, afin de ne pas
faire de peine au mourant, Elisabeth ôta sa robe de deuil et revêtit
à nouveau la robe bleue qu’elle portait auparavant et s’en fut à
l’hôpital. Là-bas, penchée sur le lit du malheureux, elle éluda
sa question concernant Sergueï Alexandrovitch. Pour le calmer, elle
se contraignit à lui sourire doucement en disant : «
C’est lui qui m’a demandé de venir vous voir »*.
(*) : (
Protopresbytre M. Polski (1891-1960). Les Nouveaux Martyrs russes,
tome I, p. 269).
Tranquillisé par ces
paroles, pensant que Sergueï Alexandrovitch avait survécu, le
fidèle cocher André mourut la nuit même**.
(**) : ( Vsévolod
Mikhaïlovitch Kouznetsov m’a aimablement adressé un exemplaire du
journal Le Panorama de Stoupinsk (Stoupinskaïa Panorama) en date du
19 septembre 1999. Ce journal publiait un court article du prieur de
l’église de la Nativité-de-Saint-Jean-Baptiste du village
d’Ivanovskoïé, l’abbé Nikolaï Tronski, au sujet de l’état
de la tombe du cocher Andréï Alexeïévitch Roudinkine.
Le père Nikolaï
écrit que les croyants d’Ivanovskoïé se sont vu restituer leur
église détruite par les bolchéviques et qu’en 1991, elle fut
rouverte au culte. Près de l’église se trouvait auparavant un
cimetière, mais les profanateurs avaient volé tous les monuments de
valeur, puis avaient fait disparaître toutes les autres stèles.
L’impsant monument que la grande-duchesse avait fait poser à la
mémoire du cocher A. Roudinkine avait subi le même sort. Il n’en
restait plus qu’un piédestal de granit rouge. On peut y lire d’un
côté : « Ci-gît le cocher du grand-duc Sergueï
Alexandrovitch, Andréï Alexeïévitch Roudinkine, paysan de la
province de Moscou, du district de Serpoukhov, de la volost (district
rural) de Khatounsk, du village de Soumarokovo », et d
el’autre : « Mort à la suite de blessures provoquées
par la bombe qui tua le grand-duc Sergueï Alexandrovitch dans le
Kremlin de Moscou, le 4 février 1905. » En dessous, ces
paroles de l’Evangile de saint Matthieu : « Bon et
fidèle serviteur, tu as été fidèle ne peu de chose, sur beaucoup
je t’établirai ; viens te réjouir avec ton maître. »
Et enfin, une dernière inscription : « Ce monument a été
érigé par la duchesse Elizaveta Féodorovna, auguste épouse en
Dieu du défunt grand-duc Sergueï Alexandrovitch. »
Maintenant, les
croyants du village d’Ivanovskoïé ont fixé sur le granit une
croix en bois et entouré la tombe d’une enceinte de bois.
A l’enterrement
du cocher Andréï Roudinkine, la grande-duchesse Elisabeth, en dépit
de son chagrin, suivit à pied le cercueil du fidèle serviteur de
son mari jusqu’à la gare de Pveletskaïa. Elle prit également
soin de la famille de celui-ci. Tous les enfants Roudinkine reçurent
une bonne éducation, quant au sixième en8fant, une petite fille née
7après la mort de son père, elle fut baptisée par la
grande-duchesse et devint ainsi sa filleule).
Ce soir-là,
aucune lumière ne fut allumée dans le palais Nikolaïevski. Presque
partout régnaient l’obscurité et le silence. Les domestiques
marchaient sur la pointe des pieds et parlaient en ne murmurant que
l’indispensable. Le couvert n’avait été mis que pour la petite
duchesse Maria et son frère Dmitri. A la fin du repas, la
grande-duchesse apparut dans la salle à manger et s’assit à table
à côté des enfants, mais elle ne toucha à rien. Elle resta là,
silencieuse, le visage toujours aussi blême et impassible. Comme
l’écrivit dans ses mémoires son frère Ernst, les médecins
étaient désespérés car Ella ne se nourrissait plus. Elle avait
les traits tirés, le regard abattu et accomplissait ses tâches
quotidiennes tel un automate. Quant aux nuits, elle les passait à
prier*.
(*) : ( Golo Mann,
Erinnertes).
Cette première nuit,
après avoir prié avec les enfants, Elizaveta Féodorovna, n’ayant
pas la force de passer une nuit solitaire dans sa propre chambre à
coucher, suivit la petite Maria dans la sienne. La grande-duchesse
Maria Pavlovna écrivit dans ses mémoires Education of a Princess
qu’elles dormirent peu cette nuit-là. Elles parlèrent longuement
de Sergueï Alexandrovitch et, peu à peu, Elizaveta Féodorovna
reprit ses esprits. La stupeur qui l’avait habitée pendant tant
d’heures se dissipa, et elle se mit à sangloter éperdument. Maria
Pavlovna, qui s’était endormie, ne sut jamais si sa tante avait
dormi. Le lendemain, le corps du grand-duc fut mis dans un cercueil,
son visage te ses mains recouverts d’un voile, et le reste de son
corps d’un brocart. En ce second jour, Elizaveta Féodorovna
communia dans l’église près du cercueil de son époux. Toute la
journée, les offices des morts se succédèrent, et la
grande-duchesse, agenouillé devant le cercueil, n’en manqua aucun.
Elle se rendait même à l’église quand il n’y avait pas de
service religieux et restait seule, debout sur les dalles de pierre,
à côté de son époux.
La revue l’Eternel
( Vetchnoïé) publia en juillet-août 1968 un article commémoratif
sur la grande-duchesse Elisabeth, dans lequel la comtesse
Bélevski-Joukovski écrit que la grande-duchesse, deux jours après
l’assassinat de son mari, alors qu’elle priait près du cercueil,
sentit que l’âme du défunt lui demandait quelque chose. Elle
devina que Sergueï Alexandrovitch l’envoyait auprès de son
assassin Kaliaev pour lui signifier son pardon. Et c’est ainsi que
trois jours après la mort tragique de son mari bien-aimé se rendit
à la prison où était détenu le meurtrier.
Elizaveta
Féodorovna ne ressentait pas de haine envers celui qui, de sa
terrible main, avait anéanti son bonheur. Elle avait pitié de
Kaliaev, pitié de son âme perdue. Elle souhaitait qu’il se
repente de son horrible crime et demande pardon au Seigneur. Tout le
monde fut frappé par la force morale et la grandeur d’âme que
montra la grande-duchesse en rencontrant le meurtrier de Sergueï
Alexandrovitch. Toute sa vie, Elizaveta Féodorovna eut la même
attitude, n’hésitant pas à se sacrifier, à oublier sa propre
personne. Elle pensait uniquement aux autres ( il en est pour preuve
son attitude vis-à-vis du cocher mourant).
Le grand-duc
Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs (p.
138) :
« C’est
un sincère sentiment de miséricorde qui la poussa à rencontrer le
meurtrier de son époux en sa geôle, et non pas une envie de se
montrer. »
Elizaveta
Féodorovna souhaitait que sa visite à Kaliaev en prison restât
secrète. Elle ne voulait pas que les gens le sachent et fut très
affligée quand tout Moscou, puis tout Saint-Pétersbourg, se mirent
à en parler. Le protopresbytre M. Polski décrit cette rencontre
dans son livre Les Nouveaux Martyrs russes (tome I, p. 268) :
« … Quand
il la vit… il demanda : « Qui êtes-vous ? »
« Je suis la veuve, répondit-elle. Pourquoi l’avez-vous
tué ? » « Je ne voulais pas vous tuer, dit-il ;
je l’ai vu plusieurs fois alors que ma bombe était prête, mais
vous étiez toujours avec lui, et je n’ai pas pu me décider à
agir. » « Et vous n’avez pas compris que vous m’avez
tuée avec lui ? », répondit-elle… »
Elle continua en
lui disant qu’elle lui apportait le pardon de Sergueï
Alexandrovitch. Elle lui parla de l’horreur de son crime en le
priant de se repentir. Elle tenait entre ses mains le saint Evangile
qu’elle le supplia de lire, mais il refusa.
La grande-duchesse
lui dit : « Si vous vous repentez, je demanderai à
l’empereur de vous gracier et je prierai Dieu pour qu’Il vous
pardonne, car moi, je vous ai déjà pardonné… »
Mais Kaliaev refusa
de se repentir. Elizaveta Féodorovna laissa le saint Evangile et une
petite icône sur sa table en espérant qu’il changerait d’avis
et se tournerait vers Dieu. Elle dit au représentant de
l’administration de la prison qui l’attendait : « Ma
tentative a échoué, mais qui sait, il se peut qu’au dernier
moment il réalise son péché et se repente. »*
(*) : ( Ces
paroles sont également citées dans le livre Les Nouveaux Martyrs
russes, p. 269 (NdA).).
Dans ses mémoires,
son frère Ernst écrit que peu après, il remarqua un sourire sur le
visage d’Ella. Quand il lui en demanda la raison, elle répondit
qu’elle avait rendu visite à l’assassin en prison, parce qu’elle
savait que Sergueï était malheureux que quelqu’un ait perdu le
repos de l’âme par sa faute. Elle dit avoir passé deux heures
dans la cellule de l’assassin, en vain. En partant, elle avait
laissé sur la table une petite icône et avait demandé au gardien
de lui faire savoir s’il remarquait un changement dans l’attitude
du prisonnier. Le jour même, celui-ci lui fit dire que Kaliaev avait
posé l’icône près de lui sur son oreiller. C’est cela qui
avait réjoui Elizaveta Féodorovna et provoqué ce sourire sur son
visage tourmenté**.
(**) : ( (Golo
Mann, Erinnertes).
La
grande-duchesse écrivit à l’empereur pour lui demander la grâce
d’Ivan Kaliaev. Les rumeurs concernant la visite de la
grande-duchesse à l’assassin de son époux grossirent et se
répandirent. On racontait que Kaliaev avait accepté de demander sa
grâce à l’empereur. Les rumeurs gagnèrent la prison où était
enfermé le meurtrier, qui écrivit immédiatement une lettre
furieuse à la grande-duchesse :
« Je ne
vous ai jamais dit que je regrettais mon acte ; or vous avez
profité de ma situation. J’ai accepté de vous écouter,
uniquement parce que je vous considère comme la malheureuse veuve de
l’homme que j’ai tué. J’avais pitié de votre chagrin, un
point c’est tout. Je suis ulcéré par ce que vous racontez sur
notre conversation. Je ne veux pas de la grâce que vous avez demandé
pour moi… »
Cette lettre
attrista Elizavéta Féodorovna, qui n’avait jamais rien dit de sa
conversation avec Kaliaev.
Dans le livre de
M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier, ainsi que dans celui
de l’higoumène Séraphim, Les Martyrs du devoir chrétien*, on lit
que la grande-duchesse avait demandé à l’empereur Nicolas II de
gracier Kaliaev. Mais l’empereur refusa, considérant que gracier
un terroriste tel que Kaliaev ne pouvait que pousser à d’autres
actes sanguinaires. L’empereur Nicolas II avait été très affecté
par la mort de son oncle. L’impératrice Alexandra fut également
bouleversée par la mort tragique de son beau-frère. Ils
souhaitaient tous deux assister aux funérailles du grand-duc Sergueï
Alexandrovitch mais, pressés par l’opinion publique et les
recommandations de la police, ils n’allèrent pas à Moscou.
De tous les
grands-ducs, seuls Konstantin Konstantinovitch** et Paul
Alexandrovitch, le frère favori de Sergueï Alexandrovitch, auquel
l’empereur avait donné l’autorisation à titre exceptionnel de
se rendre en Russie, assistèrent aux funérailles du grand-duc.
(**) : ( Poète
reconnu, qui signait ses œuvres « K.R. ».
En dépit de son
terrible chagrin, la grande-duchesse veilla personnellement à tous
les détails de la cérémonie. Elle souhaita que le corps de Sergueï
repose dans la crypte du monastère de Tchoudov. En attendant que sa
dernière demeure soit prête à l’accueillir, le cercueil fut
déposé, après l’office des morts, dans l’une des églises du
monastère.
Le jour de
l’enterrement et sur ordre d’Elizaveta Féodorovna, les pauvres
de Moscou se virent offrir un repas à la mémoire du défunt.
L’office des morts fut grandiose. Des officiers, formant une garde
d’honneur, entouraient le cercueil de leur commandant. L’office
fut célébré par les plus hauts dignitaires du clergé moscovite.
L’église était pleine à craquer de personnes de diverses
conditions, venues rendre un dernier hommage au grand-duc et partager
le chagrin de sa veuve, que tout Moscou aimait. Il y avait une
multitude de fleurs et de couronnes.
Quand le cercueil
fut apporté temporairement dans la petite église du monastère de
Tchoudov*, des liturgies et des offices des morts furent célébrés
quotidiennement, pendant quarante jours. La grande-duchesse assistait
non seulement à tous les services, mais venait également la nuit
prier au calme pour l’âme de son défunt mari. Et c’est là,
dans le monastère de Tchoudov, qu’elle ressentit l’aide et la
force que lui donnaient les saintes reliques du métropolite de
Moscou, Alexis. C’est ce saint qui plaça dans on âme le désir de
consacrer le reste de sa vie à Dieu*.
(*) :
(La grande-duchesse portait toujours une petite croix en argent dans
laquelle se trouvait une parcelle des reliques de saint Alexis,
métropolite de Moscou. Cette croix, ainsi que d’autres effets
ayant appartenu à la grande-duchesse sainte Elisabeth ( ses taies
d’oreiller, ses foulards, ses manchettes), fut, après son
assassinat, ramenée en l’église Sainte-Marie-Madeleine au couvent
de Gethsémani à Jérusalem, et c’est la supérieure de ce
couvent, la mère Varvara, qui la porta toujours sur sa poitrine.)
A l’endroit même
où fut tué le grand-duc, Elizaveta Féodorovna fit ériger un
monument en forme de croix selon le projet du peintre Vasnetsov. Sur
ce monument, elle exprima ce qu’elle avait sur le cœur en
inscrivant les paroles du Seigneur : « Père,
pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » ; elle
savait que c’était aussi ce qu’aurait souhaité son Sergueï.
Quand la magnifique sépulture destinée à Sergueï Alexandrovitch
fut terminée, on y transporta son cercueil. La crypte avait été
construite dans le style des anciennes catacombes romaines.
Quand en 1990,
d’importants travaux furent entrepris sur le site même du
monastère de Tchoudov dynamité par les bolchéviques, on dégagea
une entrée qui, par un couloir en pente, menait à une porte fermée.
Cette porte fut ouverte en présence d’un expert en art, et l’on
découvrit une chapelle avec un tombeau. La sépulture fut ouverte,
et l’on constata qu’elle contenait les restes du grand-duc
Sergueï Alexandrovitch, recouverts de son uniforme avec ses
décorations et une petite icône. On raconte que l’argent, dont le
couvercle du tombeau était couvert à l’origine, avait été
retiré, mais que le cercueil resta en l’état jusqu’en 1995,
date à laquelle les restes du grand-duc furent transportés et
enterrés avec tous les honneurs dans la crypte de la famille des
Romanov au monastère Novospasski.
Quelques mots à
propos de ce monastère. Il fut fondé au XIII ° siècle par le
prince moscovite Daniil sous le nom de « monastère Spasski ».
Puis son fils, Ivan Ier Kalita, le déplaça dans un autre lieu, et
au XV° siècle il fut définitivement installé sur la rive gauche
de la Moskova et renommé « Novospasski ». Sous le règne
d’Ivan III, une cathédrale y fut construite en l’honneur de la
Transfiguration du Christ. Ce monastère devint le lieu de repos
éternel de la famille des Romanov, et cela jusqu’au XVIII°
siècle, quand Saint-Pétersbourg fut déclarée capitale de la
Russie. Au XVII° siècle, le monastère comptait soixante-dix
tombeaux d(ancêtres du tsar. Parmi eux se trouve la tombe de sœur
Marfa ( Marthe), mère du premier tsar de la dynastie des Romanov. Le
monastère Novospasski, endommagé durant la guerre franco-russe en
1812, fut fermé en 1918 par les bolchéviques, les moines furent
dispersés, certains arrêtés, d’autres déportés ou fusillés.
Le monastère fut transformé en prison, quant aux tombeaux précieux,
ils furent ouverts et pillés. Lorsque, plus tard, la prison du
monastère fut fermée, le NKVD* y installa un dépôt, puis, pendant
la Seconde Guerre mondiale, la crypte fut transformée en abri contre
les bombes.
(*) : (Police
politique chargée de la sécurité de l’Etat soviétique de 1934 à
1946/ (NdA).).
Aujourd’hui, la
sépulture ne contient plus que vingt tombeaux. Par miracle, le
tombeau de Marfa est resté intact, ainsi que l’iconostase de
l’église de la Transfiguration-du-Christ, contenant l’icône de
la Mère de Dieu de Smolensk, la Vierge Hodiguitria, ce qui est dire
en grec : « qui montre le chemin », offerte par
sœur Marfa. Le monastère de Novospasski fut rendu à l’Eglise
orthodoxe russe en 1991 ; et, restauré depuis, il a retrouvé
son ancienne splendeur.
***
A présent,
quelques mots à propos des instigateurs de cette sanglante
histoire : Savinkov et Azev.
D’après le
livre de M. Paléologue Aux portes du Jugement dernier, lorsque
Kaliaev jeta sa bombe contre le grand-duc, Boris Savinkov, Moïsseenko
et Dora Savinkov se trouvaient à proximité et observaient la scène.
Dès que la bombe explosa, les trois complices s’enfuirent, et le
soir même prenaient le train à la gare de Smolensk. Pour les
historiens, l’assassinat du grand-duc resta un mystère jusqu’à
ce qu’il fût établi en 1909 qu’Azev était un agent de la
police secrète, rémunéré 14 000 roubles par an ( informations
recueillies par M. Paléologue). Dans
le livre The Fall of the Romanoffs*, on lit (p. 34) :
“ La traîtresse
participation d’Azev, l’un des plus précieux agents secrets de
la police, à l’organisation de ces assassinats**, ne fait aucun
doute… ».
(*) :
( The Fall of the Romanoffs : How the Ex Empress & Rasputin
Caused the Russian Revolution, London, Herbert Jenkins Ltd., 1918).
(**) : (De Pleven et du
grand-duc Sergueï (NdA)).
Au procès, Kaliaev
se comporta avec provocation, se prenant pour un héros. Au chapitre
sept de son livre, M. Paléologue écrit :
« Quand on
lui donna la parole, juste avant le verdict, il dit d’un ton
parfaitement calme : « Faites attention au verdict que
vous allez rendre. Si vous m’acquittez, je reprendrai aussitôt les
armes pour détruire le tsarisme et libérer le peuple russe. Vous
devez donc me condamner à mort ; je vous répète que j’y ai
droit ; mais je veux une exécuti,on publique. » »
Kaliaev fut
condamné à mort. Le lendemain du verdict, le ministre de la Justice
alla demander à l’empereur de consentir à la demande de recours
en grâce d’Elizaveta Féodorovna. L’empereur congédia son
ministre sans donner sa réponse, et il fit venir immédiatement le
directeur de la police à qui il confia une mission secrète.
Kaliaev, transféré dans la forteresse de Schlüsselbourg, reçut
quelques jours plus tard la visite de Fiodorov, représentant du
procureur général, qu’il avait connu quand il était étudiant.
Celui-ci lui dit : « Je suis chargé de vous dire que si
vous adressez une demande de grâce à l’empereur, Sa Majesté vous
l’accordera. »
Kaliaev répondit
qu’il souhaitait mourir pour ses idées. Fiodorov persista
doucement, mais Kaliaev, tressaillant, les larmes aux yeux, répéta :
« Je veux mourir, je dois mourir. Pour la révolution, ma mort
sera plus utile que celle du grand-duc Sergueï. »
Fiodorov comprit
alors qu’il ne pourrait pas convaincre Kaliaev et, la mort dans
l’âme, il quitta la cellule du malheureux. Contrairement au
souhait de Kaliaev, il n’y eut pas d’exécution publique.
L’assassin fut pendu haut et court dans la forteresse de
Schlüsselbourg en mai 1905.
Dixième
chapitre
Après la mort
du grand-duc, Elizavéta Féodorovna s’enfonça encore plus
profondément dans la prière. Oui, elle s’abîma dans la prière.
Elle gardait le deuil, passait le plus clair de son temps à l’église
et ne sortait presque plus. Elle ressentait une vraie répulsion pour
toute nourriture carnée. Il est vraisemblable que le spectacle
auquel elle avait assisté lors de l’explosion de la bombe l’avait
à jamais dégoûtée de la viande. Sa nourriture quotidienne n’était
plus que lait, pain, légumes et œufs, et ce, bien avant qu’elle
ne prenne le voile. Son visage était toujours empreint de
l’inconsolable tristesse qu’il garda jusqu’au moment où,
réalisant la vanité de ce monde, elle s’enferma dans le monde
spirituel. Ses yeux commencèrent alors à irradier de sérénité et
de joie, comme si elle voyait de l’intérieur la beauté de l’autre
monde, le monde spirituel.
Non seulement
Elisabeth n’abandonna pas ses activités de bienfaisance, mais elle
s’y adonna au contraire avec encore plus de ferveur. Elle suivait
en tout l’exemple de son mari et sa première pensée était :
« Qu’aurait fait Sergueï à ma place ? » (
extrait des souvenirs de la grande-duchesse Maria Pavlovna).
Elizaveta
Féodorovna transforma sa chambre à coucher du palais Nikolaïevski,
qui se mit à ressembler à une cellule monacale. Tous les luxueux
meubles furent retirés, les murs peints en blanc, avec pour seule
décoration des icônes et des tableaux spirituels. Elle fit poser
dans un coin une grande croix de bois à l’intérieur de laquelle
avaient été placés des lambeaux des vêtements que Sergueï
Alexandrovitch portait au moment de sa mort.
Afin de ne pas
rester seule pour Pâques, la grande-duchesse emmena les enfants à
Tsarskoïé Sélo, où elle espérait oublier son chagrin au sein de
la famille impériale.
Mais, en cette
année 1905, les jours de fête de la Résurrection du Christ
passèrent dans une atmosphère lourde du pressentiment des tragiques
événements à venir. Au front, l’armée russe continuait à
essuyer des défaites, tandis qu’à l’intérieur du pays, la
pression révolutionnaire se faisait de plus en plus sentir. C’était
la première fois qu’Elizaveta Féodorovna passait Pâques seule,
sans son mari. Elle se rappelait certainement les douces années où,
avec Sergueï, elle avait passé ces belles journées de fête dans
la joie, et ces souvenirs ne faisaient qu’augmenter sa tristesse.
Elle s’efforçait d’éviter toute vie sociale et se cherchait de
nouvelles voies. Elle retourna pour l’été à Ilyinskoïé, où
elle décida de créer un hôpital pour les blessés de guerre. Elle
s’y consacra entièrement, s’occupant des blessés sans se
ménager, et c’est ainsi que son âme put enfin trouver un peu de
repos. Elle loua un immeuble à Moscou, près du Kremlin, et y ouvrit
également un hôpital destiné aux blessés de guerre.
En octobre 1905,
la révolution était déjà à l’œuvre : on brûlait les
propriétés dans les campagnes et l’on châtiait cruellement les
hobereaux, des villes entières se mettaient en grève et de nombreux
gouverneurs de province furent assassinés. Après la signature du
traité de paix avec le Japon, le problème du rapide retour des
troupes russes d’Extrême-Orient en Russie fut sérieusement
aggravé par les grèves des chemins de fer. Les grèves et les
troubles secouaient toute la Russie et, à Moscou, cela risquait
d’exploser en un soulèvement général. La grande-duchesse Maria
Pavlovna écrit dans son livre Education of a Princess que tous les
moyens de communication, poste, télégraphe, téléphone, avaient
été coupés et que le manque d’eau et de vivres se faisait de
plus en plus ressentir. Le palais Nikolaïevski n’était éclairé
que grâce au propre générateur du Kremlin, et la peur empêchait
d’allumer les lumières le soir. Dans les chambres du palais, les
lampes étaient placées sous les tables afin de ne pas attirer
l’attention de l’extérieur. Les portes du Kremlin restaient
fermées, et il n’était possible d’y entrer que pendant la
journée et uniquement avec un laissez-passer spécial.
En dépit des
avertissements de la police, la grande-duchesse Elisabeth continuait
à sortir quotidiennement du Kremlin pour se rendre à son hôpital.
Dans ce même
livre, la grande-duchesse Maria Pavlovna décrit le jour où, en
raion d’une situation particulièrement alarmante en ville,
Elizaveta Féodorovna, afin de ne pas être reconnue, partit pour
l’hôpital à pied, accompagnée du seul général Layming*.
(*) : ( Le général
Layming était le précepteur de Dmitri et un grand ami de la
famille).
La nuit était déjà
avancée, et Elizaveta Féodorovna n’était toujours pas rentrée.
La grande-duchesse Maria et son frère Dmitri étaient rongés
d’inquiétude. Quand Elizaveta Féodorovna rentra enfin à la
maison et s’assit à la table où l’attendait un dîner depuis
longtemps refroidi, la grande-duchesse Maria, oubliant toute retenue
et toutes les règles de l’étiquette, ne put se retenir de dire
tout ce qu’elle avait sur le cœur, reprochant à sa tante son zèle
excessif et son imprudence. Elizaveta Féodorovna resta silencieuse.
Mais quand Maria Pavlovna prononça le nom de Sergueï
Alexandrovitch, elle baissa la tête et se mit à pleurer. Puis elle
commença à parler, disant que l’hôpital et les blessés étaient
devenus les piliers de sa vie et que Sergueï ne l’aurait
certainement pas approuvée. Elle dit sa solitude, et que soigner ces
malheureux malades lui permettait d’oublier son chagrin. Après
cette conversation, Elizaveta Féodorovna ne se rendit plus jamais à
l’hôpital le soir, afin de ne pas inquiéter les enfants.
L’une des
lettres d’Elizaveta Féodorovna à son frère Ernst reflète en
partie non seulement la situation alarmante de la Russie pendant la
révolution de 1905, mais l’état d’esprit de la grande-duchesse
et son amour pour la Russie. Elle avait décidé, dès le début de
la révolution, que même si la situation devenait critique, elle ne
quitterait pas sa nouvelle patrie, quitte à y mourir.
Moscou,
ce 19 novembre 1905
« Cher
Erni !
Je t’écris
seulement quelques lignes. J’ai demandé à Macha d’emporter
cette lettre, puisqu’elle part… Notre poste ne fonctionne
toujours pas. Tout empire ici, et il ne faut pas se bercer
d’illusions en se disant que cela va s’arranger. Nous vivons des
temps de révolution. Personne ne peut savoir comment cela va
tourner, étant donné que le gouvernement est faible ; il
serait plus juste de dire qu’il n’existe plus du tout.
On se sent
physiquement très bien, on a les nerfs solides, et nous
n’envisageons pas de déménager. Rien ne peut me forcer à quitter
cet endroit. Bien sûr, si le pire devait arriver, je pourrais
toujours mettre les enfants de Pavel en lieu sûr. Quant à moi, je
vivrai ou je mourrai ici. Je suis comme enracinée à cet endroit, et
je n’ai pas peur. Je suis calme et heureuse, oui, heureuse de
savoir que mon Cher* repose près du Seigneur et qu’il n’a pas à
traverser cette terrible période.
(*) : ( Défunt
époux d’Elizaveta Féodorovna).
Mes prières et
mon cœur sont près de toi. Nous sommes toujours liés ; notre
vie actuelle nous prépare à notre vie future. Nous devons être
prêts ainsi que nos âmes, autant que faire se peut, à aller dans
notre véritable Demeure. Que Dieu vous bénisse tous les deux, mes
chéris,
Ella qui t’aime »
Dans la carte de
bons vœux qu’elle adressa à son frère Ernst pour Noël et pour
la nouvelle année 1906, elle écrivait :
« Que Dieu
nous aide à traverser cette période difficile et nous conduise vers
un avenir meilleur, qui nous permettra de nous voir, mes chéris. A
présent, nos prières s’unissent dans un tendre amour,
« maintenant et pour toujours ». »
Le 30 octobre
1905, l’empereur Nicolas II signait le Manifeste pour la création
de la Douma.
***
Nul ne sait
exactement ni quand ni comment naquit chez Elizaveta Féodorovna
l’idée de fonder le couvent Saintes-Marthe-et-Marie, mais on pense
que ce fut à la fin de l’année 1906.
Elizaveta
Féodorovna portait toujours le deuil et fréquentait assidûment les
églises et les hôpitaux. Elle n’assistait à aucune réception
et, quand sa présence était indispensable au mariage ou au baptême
de l’un de ses proches, elle n’apparaissait à l’église qu’au
moment du sacrement, sans jamais rester pour la partie officielle de
la cérémonie. Elle rentrait directement chez elle dès la fin du
service religieux. Certaines personnes de la haute société lui
reprochaient de ne même pas boire une coupe de champagne à la santé
des nouveaux mariés ou de l’enfant baptisé, mais Elizaveta
Féodorovna n’en avait cure. Son esprit était occupé par tout
autre chose. Elle voulait consacrer sa vie au service de Dieu et des
hommes*.
(*) : ( En 1908,
lors du mariage de sa nièce, Maria Pavlovna, avec le prince suédois
Wilhelm, la grande-duchesse, vêtue d’une simple robe en crêpe
blanche avec un voile sur la tête, bénit la fiancée avec une icône
et n’assista qu’à la cérémonie religieuse. Elle ne resta pas à
la réception qui suivit. Le mariage de la grande-duchesse Maria
Pavlovna ne fut pas heureux. Elle se sépara rapidement de son mari
et, se languissant de sa patrie, quitta la Suède pour revenir en
Russie. Au cours de la Première Guerre mondiale, elle suivit une
formation d’infirmière, travailla d’abord comme sœur de charité
dans des postes avancés, puis elle dirigea à Pskov un hôpital
destiné aux blessés de guerre. Elle se remaria après la révolution
avec le prince Poutiatine, avec lequel elle fuit à l’étranger où
elle vécut de nombreuses années d’errance. Elle raconta sa vie
dans deux livres : Education of a Princess, New York, Viking
Press, 1931 ; et A Princess in Exile, Cassele & C° Ltd,
U.S.A., 1932).
La
grande-duchesse Elisabeth possédait de somptueux bijoux. Son mari
Sergueï Alexandrovitch aimait les pierres précieuses et les belles
parures. Il offrait toujours à sa femme de magnifiques cadeaux sous
forme d’inestimables joyaux. Celle-ci gardait dans des coffrets ses
trésors, qui en termes de quantité et de beauté ne pouvaient se
comparer qu’à une exposition de joaillier ( selon les mémoires de
la grande-duchesse Maria Pavlovna). Elizaveta Féodorovna aimait
parer de bijoux ses élégantes toilettes et elle le faisait avec
d’autant plus de soin que Sergueï Alexandrovitch attachait
beaucoup d’importance à la tenue vestimentaire de sa femme.
Devenue veuve,
Elizaveta Féodorovna désira en finir définitivement avec sa vie
d’autrefois. Elle décida d’utiliser toutes ses richesses pour le
bien et les besoins des autres. Elle connaissait l’histoire de
chacun de ses précieux objets qui la reliaient tous à des êtres
chers : ses parents bien-aimés, sa grand-mère la reine
Victoria, ses sœurs et son frère, Sacha et Minnie et, bien entendu,
Sergueï. Chaque joyau lui rappelait avec tristesse sa maison natale
et son ancienne vie si heureuse. Tout cela était bien fini. Sa mère,
son père, la reine Victoria et Sacha, dont les cadeaux réjouissaient
tant Elizaveta Féodorovna, étaient désormais dans l’autre monde,
et Sergueï les y avait rejoints.
La
grande-duchesse décida de se séparer de tous ses trésors afin que
plus rien ne la retienne à la vie profane. Une nouvelle vie et de
nouveaux problèmes l’attendaient. Elle rassembla tous ses bijoux,
y ajouta son alliance, qu’elle ôta de son doigt, et en fit trois
paquets. Le premier, des cadeaux de la famille impériale, fut remis
au Trésor ; la grande-duchesse offrit le second à ses proches,
quant au troisième, le plus volumineux, elle décida de l’utiliser
à la réalisation de son plan : construire un couvent de
prières, de travail et de bienfaisance ; Elle mit également en
vente tous ses objets de valeur afin de réunir le plus d’argent
possible pour le futur couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Elizaveta
Féodorovna avait retrouvé l’énergie que le chagrin avait
consumée, et tous les proches et amis qui l’entouraient
remarquèrent qu’elle avait enfin un but dans la vie, qu’elle
s’efforçait d’atteindre par tous les moyens. Mais pour le
moment, elle ne disait rien à personne de ses pensées ni de ses
projets.
ONZIEME CHAPITRE
Dans ses
mémoires, Ernst a écrit que sa sœur, après avoir des années
étudié la vie des religieuses russes, en avait conclu qu’au
couvent ces dernières ne faisaient pratiquement rien si ce n’est
broder, et que les sœurs de charité manquaient à un tel point de
jugement qu’elles étaient souvent désapprouvées. C’est
pourquoi Elizaveta Féodorovna avait décidé de fonder quelque chose
d’intermédiaire entre le couvent et l’institution des sœurs de
charité*.
(*) : ( Golo Mann,
Erinnertes).
La vie des sœurs
dans les monastères orthodoxes suivait des règles instaurées par
saint Basile le Grand. A leur entrée au couvent, les religieuses
renonçaient à tous biens matériels et à tout contact avec le
monde profane. Leur vie consistait en services religieux nocturnes,
un carême sévère, de continuelles prières, la contemplation du
monde spirituel, le contrôle de ses propres actes et pensées et,
bien évidemment, une soumission absolue à la règle de la
communauté. Les moniales ne pouvaient quitter le couvent qu’en de
rares occasions et avec l’autorisation expresse de la mère
higoumène. C’était en général quand elles allaient dans les
villages collecter des dons.
La
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna respectait le chemin suivi par
le monachisme russe, mais elle pensait que les constantes prières et
la contemplation ne devaient être que la récompense finale de ceux
qui avaient mis toutes leurs forces au service de Dieu à travers le
prochain. Elle considérait que le travail était la base de la vie
religieuse, et que la prière n’était que le repos de l’âme et
du corps après le labeur*.
(*) :
( Countess Alexandra Olsoufieff, H.R.H The Great Duchess Elisabeth
Feodorovna of Russia).
Elle souhaitait avant
tout servir les hommes comme l’ordonne Jésus-Christ dans le saint
Evangile : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à
manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ;
j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, vous
m’avez vêtu ; malade, vous m’avez visité. » Et à la
question des justes : « Quand cela nous est-il
arrivé ? « , le Seigneur avait répondu : «
Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui
sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait… »
(Mathieu, XXV, 35-36, 40).
La
grande-duchesse se mit à fréquenter un prêtre, le père Alexandre,
qui s’était distingué par ses fervents sermons et sa témérité
au front pendant la guerre russo-japonaise. Elle eut avec lui de
longues conversations. Ce prêtre et Madame Ouzlova, veuve comme
Elizaveta Féodorovna, furent les seules personnes auxquelles elle
confia son projet de création du couvent Saintes-Marthes-et-Marie.
Elle acheta à Moscou une propriété composée de quatre maisons et
d’un grand jardin. Ce lieu, loin au bord de la Moskova, longeait la
rue Bolchaïa Ordynka. C’est là qu’Elizaveta Féodorovna avait
choisi de fonder son couvent, qu’elle baptisa « Marthe-et-Marie »,
en mémoire des deux saintes, Marthe étant la sainte représentant
l’action, et Marie, la contemplation.
Dans la maison
principale à un étage furent installées la salle-à-manger des
sœurs, la cuisine, la réserve et d’autres dépendances. La
deuxième maison devint une clinique avec quatre salles, des chambres
individuelles pour les blessés graves, un bloc opératoire et une
infirmerie. Une partie de cette maison fut transformée en église. A
côté de la clinique, on ouvrit une pharmacie et un dispensaire pour
les malades de l’extérieur. Près de l’église et de la clinique
s’élevait la maison destinée à la mère supérieure. Dans la
quatrième maison, il était prévu de loger à l’étage le prêtre
confesseur, et le rez-de-chaussée devait abriter l’école de
filles de l’orphelinat Saintes-Marthe-et-Marie, ainsi que la
bibliothèque. Elizaveta Féodorovna fit entourer le tout d’un
merveilleux jardin.
Comme l’écrit
l’higoumène Séraphim ( Kouznetsov) dans son livre Les Martyrs du
devoir chrétien (p.11), « on peut dire que pas un seul
arbrisseau n’a été repiqué sans ses indications, pas un seul
clou n’a été planté sans son ordre ». Dans ce merveilleux
jardin, où les patients de la clinique pouvaient se promener, les
enfants de l’orphelinat jouer et les sœurs du couvent se reposer
après leurs durs travaux, poussaient une multitude de fleurs
blanches parfumées, de la couleur favorite de la grande-duchesse.
Bien qu’accaparée
par les constructions de la Bolchaïa Ordynka, Elizaveta Féodorovna
continuait à préparer la règle de son couvent. Elle devait en
étudier scrupuleusement chaque point et mener des pourparlers et une
correspondance avec les divers membres du Saint-Synode. En dépit de
ses multiples occupations, elle n’oubliait jamais les nécessiteux.
Sa porte était ouverte aux solliciteurs de tout rang et de toute
condition. Elle ne refusait rien à personne, prêtait attention aux
besoins de chacun et aidait de son mieux. Elle utilisait parfois à
cette fin son rang et ses relations non seulement en Russie, mais
également à l’étranger. Dans une de ses lettres à son frère
Ernst, conservée dans les archives de Darmstadt, Elizaveta
Féodorovna lui demnade d’aider un jeune peintre russe qu’elle
envoyait à l’étranger parfaire son art :
« Cher
Erni !
J’envoie mon
tout jeune peintre russe en Angleterre. Malheureusement, il ne parle
aucune langue étrangère et je vais le loger chez quelqu’un qui
pourra l’aider. Seul un appui émanant de personnes haut placées
pourra lui ouvrir beaucoup de portes… Il vit de son art ; il a
achevé depuis peu ses études à l’académie de Moscou… Il veut
se perfectionner et craint la critique sévère… qui tue souvent le
talent. Je t’envoie un petit cadeau. « Regard de païen et
de chrétien », peint de sa main. Tu pourras juger par
toi-même… Sois gentil s’il te plaît, commande-lui quelques
tableaux ; la famille en achètera peut-être aussi
quelques-uns. Gagner un peu d’argent l’aidera beaucoup… »
La
grande-duchesse était constamment occupée à l’organisation du
couvent et à prier. Il y avait tant de tâches à accomplir qu’elle
se couchait souvent après minuit. Au cours de ses visites dans les
monastères, elle parlait beaucoup avec les ascètes de la terre
russe (podvijniki) et, grâce à leurs conseils, elle montait peu à
peu les marches de sa propre perfection. Elle récitait sans cesse la
Prière de Jésus : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié
de moi . »
Ce faisant, elle
remplissait le devoir de prière que Saint Séraphim de Sarov avait
établi pour les laïcs*.
(*) : ( Les Saints
Pères de l’Eglise chrétienne nous apprennent que non seulement
les moines, mais également les laïcs, peuvent parfaitement arriver
à réciter continuellement la Prière de Jésus. Cette prière du
cœur mène l’âme de l’homme à la contemplation de Dieu et crée
l’habitude de toujours se trouver, pour ainsi dire, en présence du
Seigneur Jésus-Christ lui-même. Le saint Apôtre Paul a, lui aussi,
parlé de la prière perpétuelle dans ses épîtres aux Ephésiens
(6, 18), aux Thessalonici,ens (5, 17) et aux Romains, où il écrit :
« Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé «
(10, 12-13).).
Dans une lettre à son
frère Ernst, datée de 1908, elle écrit qu’elle lui envoie un
chapelet, et lui demande de réciter cette prière*.
(*) : ( Sur la
photographie où Elizaveta Féodorovna pose en religieuse du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, elle tient dans sa main un chapelet. Elle ne
s’en séparait jamais, et à chacun de ses moments de liberté,
elle l’égrenait en récitant la Prière de Jésus. Quand en 1981,
juste avant la glorification des Nouveaux Martyrs russes, l’on
ouvrit , à Jérusalem, le cercueil contenant les restes de la
grande-duchesse, l’on y trouva le chapelet. A l’heure actuelle,
ce chapelet ainsi que les petites icônes métalliques trouvées dans
le cercueil de la martyre se trouvent dans un coffret de verre près
de son tombeau en l’église Marie-Madeleine à Gethsémani).
Elizavéta
Féodorovna écrivit à son retour de Livadia une autre lettre à son
frère Ernst, emplie du calme et de la joie que lui avaient procurés
la contemplation de la beauté printanière de la Crimée et les
conversations avec le couple impérial et son frère. La mort de
l’une de ses collaboratrices, une sœur de charité, ne l’abattit
même pas. Au contraire, elle n’y vit que le passage d’une âme
dans un monde meilleur. En revenant de Livadia à Moscou, la
grande-duchesse s’arrêta pour quelques heures à Belgorod, afin
d’aller prier sur la tombe de saint Joseph de Belgorod, qu’elle
révérait particulièrement. Nous reproduisons ici sa lettre dans
son intégralité :
Mars-avril 1908
« Mon
chéri !
Merci et merci
encore pour ton tendre amour et l’amour des tiens qui me fait
toujours si chaud au cœur. C’était si bon de te voir et le temps
passé à Livadia était si plein de quiétude et de joie. La mort de
ma petite sœur de charité ne m’a apporté de l’autre monde que
de la lumière ; il n’y avait là rien de triste, mais
uniquement ce qui nous lie à notre Maison éternelle… Nous
vivions alors dans un paradis terrestre à l’éclosion du printemps
aux fleurs magnifiques. Ma petite église le matin, nos conversations
quotidiennes avec Nikki et voir sa famille, tous avec une bonne mine
et l’air content, a été 9pour 9moi une très grande, une immense
consolation. Alix était si gentille, elle est 9même venue très tôt
à l’église pour m’aider pendant la communion à recevoir le
corps et le sang du Christ. Quelle bonne âme, elle a un si bon cœur.
Que le Seigneur la protège de tout mal. Je souhaite qu’eux tous*,
qui Le regardent avec une foi si ferme, voient clairement le chemin
qui mène au bien de leur pays et à la pleine réalisation de leur
monde personnel.
(*) : ( La famille
impériale).
Ici**, on les attend
toujours avec joie et impatience.
(**) : ( A
Moscou).
Mais cette visite que
nous attendons depuis si longtemps pourrait bien être encore
ajournée… J’ai trouvé tout ici parfait. Ma petite halte de
quelques heures à Belgorod auprès des reliques de saint Joseph
était pour moi un tel bonheur ! Je suis allée à l’église
et j’ai passé quelques heures dans le couvent. C’est de là que
je t’envoie une magnifique icône de la Sainte Vierge et du Christ,
et un chapelet imprégné d’une huile de la veilleuse du saint, qui
dégage une senteur. Si tu le laisses dans la chambre la nuit, cela
sentira très bon. J’ai donné les mêmes à Irène***, et elle
était folle de joie.
(***) : ( La sœur
d’Elizaveta Féodorovna).
La prière que l’on
récite à chaque grain est la suivante : « Seigneur
Jésus-Christ, aie pitié de moi. » Cette prière est récitée
par tout chrétien ; et comme il est agréable de vivre et de
s’endormir avec elle ! Récite- la de temps en temps, mon
chéri, en mémoire de ta grande sœur qui t’aime tant,
Ella
Oh ! comme
j’aimerais aller vous voir, mes chéris, ou bien que toi, tu
reviennes encore bientôt ici ! Mais cela dépend de la volonté
de Dieu. Ses voies sont si impénétrables et si magnifiques !
Je Le remercie sans cesse pour tous Ses bienfaits.
Je viens d’écrire
quelques lignes désordonnées à Alix, et lui ai fait toute une
liste de questions, car j’ai beaucoup de choses à faire, et il est
maintenant près d’une heure et demie du matin. Dis-leur à elle et
à Nikki que j’ai été profondément émue d’être avec eux, et
que c’est avec une très, très grande joie que je les attends ici.
Je souhaite que leur séjour dans leur chère vieille Moscou soit
particulièrement heureux et béni. »
***
En fondant son
couvent, Elizaveta Féodorovna décida de le dédier aux saintes
Marthe et Marie, les sœurs de Lazare. Il est dit dans l’Evangile
que, lorsque le Seigneur entra dans la maison de Lazare, l’une de
ses sœurs, Marthe, se donna beaucoup de peine pour bien recevoir
l’Hôte divin, tandis que son autre sœur, Marie, s’assit aux
pieds du Seigneur et écouta Ses paroles. Quand Marthe demanda
pourquoi Marie ne venait pas l’aider, le Seigneur lui dit, selon
les paroles transmises par l’évangéliste Luc : « Marthe,
Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Une
seule est nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure
part ; elle ne lui sera pas enlevée » (Luc, X, 41-42).
La Sainte Eglise
explique ces paroles du Seigneur de la manière suivante. Le Seigneur
n’a pas blâmé Marthe pour ses efforts pour Lui plaire. Il voulait
seulement lui faire comprendre et la mettre en garde contre un
emballement excessif pour les occupations profanes et pour la praxis
(l’action, par opposition à la théoria, la contemplation), car
son amour pour Lui ne s’exprimait alors que de façon humaine.
Marie, elle, avait tout de suite compris qu’ »une seule est
nécessaire », et c’est pourquoi elle s’était assise aux
pieds de Jésus-Christ et L’avait écouté. Marthe représente la
manière active de servir Dieu, et Marie, la manière contemplative
d’approfondir les mystères de Dieu.
C’est
certainement ainsi qu’Elizaveta Féodorovna comprenait la parabole
de Marthe et Marie quand elle donna à son couvent leurs noms,
puisqu’il devait réunir deux vertus : servir le Seigneur par
la praxis (la pratique) en aidant son prochain comme Marthe, et
servir par la théoria (la contemplation) directement Dieu par la
prière et le travail sur soi comme Marie.
Dans son
opuscule A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizaveta
Féodorovna, l’archevêque Anastase écrit (p. 8) :
« Le nom
que la grande-duchesse a donné à son institution, « Couvent
Saintes-Marthe-et-Marie », est en soi très significatif car il
prédéfinit sa mission. Le couvent devait être comme la maison de
Lazare dans laquelle notre Seigneur Jésus passa tant de temps. Les
sœurs du couvent devaient conjuguer l’éminent destin de Marie
écoutant l’Eternel Verbe de la vie avec le service de Marthe,
puisqu’elles engendraient en elles le Christ Lui-même à travers
Ses frères et sœurs cadets… »
En fondant son
propre couvent, la grande-duchesse avait à l’esprit d’y faire
revivre l’ordre ancien des diaconesses. Dans la littérature de
l’Eglise orthodoxe, il ne reste pratiquement plus rien sur les
diaconesses. On sait que l’ordre des diaconesses a existé dans
l’Eglise ancienne aux premiers siècles de la chrétienté, avant
même l’existence des monastères. A cette époque, les veuves et
les femmes célibataires d’un certain âge pouvaient devenir
diaconesses. Elles s’occupaient principalement de catéchisation,
c’est-à-dire qu’elles préparaient les païennes à se convertir
à la chrétienté, mais s’adonnaient également aux œuvres de
bienfaisance. Malheureusement nous n’avons plus aucune donnée sur
le sujet.
Nous ne savons
pas ce que la grande-duchesse avait en tête quand elle disait
vouloir faire revivre l’ordre des diaconesses. Il est possible que
des documents sur le sujet aient été préservés dans les archives
du Saint-Synode de Moscou, mais pour nous qui vivons à l’étranger,
ils sont inaccessibles. Le métropolite Vladimir, martyr russe,
soutenait Elizaveta Féodorovna dans son désir de réinstituer les
diaconesses. En revanche, l’évêque Hermogène de Saratov (
ultérieurement évêque de Tobolsk, également martyr, cruellement
assassiné par les bolchéviques), était opposé à cette idée.
L’archevêque Anastase, qui connaissait personnellement Elizaveta
Féodorovna, était de son côté. Dans son opuscule A la lumineuse
mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, il écrit
(p.9) :
« S’efforçant
d’être en tout la fille obéissante de l’Eglise orthodoxe, la
grande-duchesse refusait d’utiliser les prérogatives de son rang
pour quelque raison que ce soit, même la plus petite, qui puisse
l’exempter de toute soumission aux règles communes ou aux
préceptes des autorités ecclésiastiques… Pendant un moment, elle
songea sérieusement à faire revivre l’ancien institut des
diaconesses, ce en quoi elle fut chaleureusement soutenue par le
métropolite de Moscou, Vladimir. Toutefois, en raison d’un
malentendu, l’évêque Hermogène ( à l’époque évêque de
Saratov, devenu ultérieurement celui de Tobolsk où il termine sa
vie en martyr) s’éleva contre cette idée, accusant, sans aucune
raison, la grande-duchesse d’avoir des tendances protestantes ( ce
dont il se repentit plus tard). C’est lui qui la força à
abandonner ce projet. »
Incomprise dans
ses aspirations et accusée de protestantisme, Elizaveta Féodorovna
supporta vaillamment l’épreuve et continua inlassablement à
travailler à son œuvre : le couvent Saintes-Marthe-et-Marie.
Elle passa un temps infini à établir la règle de son couvent. Elle
se rendit plusieurs fois au monastère de Zosime, où elle discuta de
son projet avec les moines ermites, écrivit à différents
monastères et aux bibliothèques religieuses dans le monde entier,
étudia les règles d’anciens monastères. Ce fut un immense et
minutieux travail. Ce que voulait créer la grande-duchesse, c’était
une communauté qui allierait idéalement bienfaisance et médecine.
Et elle mit toute sa persévérance et son obstination au service de
la naissance de son œuvre.*
(*) : ( Même
quand le couvent Saintes-Marthes-et-Marie fut érigé et confirmé,
la grande-duchesse continua inlassablement de travailler à son
agrandissement et à son embellissement, et cela jusqu’à la
révolution).
Un couvent d
emiséricorde, de travail et de prière était un type d’institution
qui n’avait jamais existé jusqu’alors en Russie, et c’est
pourquoi certains membres du Saint-Synode furent plutôt sceptiques
vis-à-vis de cette innovation. Elizaveta Féodorovna dut maintes
fois remanier son projet de règle afin de répondre à toutes les
exigences du Saint-Synode**.
(**) : ( Le livre
d’E.M. Almedingen, An Unbroken Unity, décrit en détail tous les
obstacles que rencontra la grande-duchesse Eisabeth lors de la
création de son couvent).
La société
laïque ne pouvait guère comprendre Elizaveta Féodorovna. Nombre de
ses « amis », étrangers à tout élan du cœur et pour
qui le sens à la vie se limitait à la satisfaction des besoins et
des plaisirs terrestres, désapprouvèrent son intention de se
retirer du monde et la critiquèrent. L’empereur Nicolas II
comprenait clairement le projet de la grande-duchesse et
l’approuvait. Il aida par un décret impérial à accélérer la
reconnaissance du couvent par le Saint-Synode***.
(***) : ( La
participation de l’empereur Nicolas II à la reconnaissance du
couvent Saintes-Marthe-et-Marie est décrite tant dans le livre de M.
Paléologue que dans celui de E.M. Almedingen).
***
Le couvent
Saintes-Marthe-et-Marie commença ses activités, avec une règle
provisoire, le 23 février 1909.
La grande-duchesse
n’y occupait que trois petites pièces : son cabinet de
travail, un salon et une chambre à coucher. Les murs de l’humble
appartement étaient blancs, avec de nombreuses icônes, et le
mobilier se limitait au strict minimum : une table, des chaises
cannées et un lit en bois. La maison de la mère supérieure
possédait un parloir et une salle de prières où trônait une
grande icône de saint Séraphim de Sarov. Tous les bâtiments, sauf
celui du prêtre, étaient reliés par des couloirs, ce qui
permettait d’en faire le tour sans sortir à l’extérieur.
En 1909,
Elizaveta Féodorovna acheta une maison sur un terrain mitoyen au
jardin du couvent. Une partie de ce bâtiment fut transformé en
orphelinat et l’autre en hôtel pour les personnes venant séjourner
parmi les sœurs.
A l’inauguration
du couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie ( nom officiel
donné par le Saint-Synode), le couvent ne comptait que six sœurs ;
en un an, ce chiffre passa à trente et ne cessa ensuite d’augmenter.
C’étaient des jeunes femmes venant de toutes les couches de la
société, qui, inspirées par l’exemple de la grande-duchesse
Elisabeth, avaient décidé de consacrer leur vie à Dieu.
La première
église construite à côté de l’hôpital, et dédiée aux
malades, fut consacrée par l’évêque Tryphon le 22 septembre 1909
au nom des saintes Marthe et Marie. On plaça dans l’autel des
fragments des reliques de saint Alexis, métropolite de Moscou, de
sainte Elisabeth, protectrice de la grande-duchesse, et de saint Jean
Climaque ( Saint Jean le Sinaïte).*
(*) : ( Le Couvent
de la Miséricorde-Marthe-et-Marie, Moscou, Imprimerie du Synode,
1914 ( Marfo-Mariinskaïa obitel. Moskva, Sinodalnaïa tipografia,
1914).
Elizaveta Féodorovna
fit construire en 1911 une seconde grande église en l’honneur de
la Protection de la Mère de Dieu*, suivant les plans de l’architecte
Alexeï Chtchoussev, et décorée par le peintre Mikhaïl Nestérov.
(*) : ( Dans un
article publié le 4 octobre 1989 dans le n°40 du Journal
Littéraire, l’archiprêtre Alexandre Charnougov écrit : «
Après l’arrestation de sa supérieure, le couvent cessa
pratiquement toutes ses activités, mais subsista encore sept ans
grâce à l’intervention de N.K. Kroupskaïa. Début 1926, de
nombreuses sœurs furent déportées en Asie centrale, les bâtiments
du couvent furent occupés par diverses institutions, et l’église
de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu fut transformée en club. Un peu
plus tard, on y installa, à la place de l’autel, une gigantesque
statue du « petit père des peuples », Staline.)
La grande-duchesse
avait demandé en 1907 au peintre de décorer la future église, et
c’est d’ailleurs sur sa recommandation que la construction fut
confiée à Alexeï Chtchoussev. Dans ses Souvenirs**, le peintre
Mikhaïl Nestérov écrit (p. 327-328) :
« … C’est
ainsi que Chtchoussev et moi-même fûmes amenés à réaliser le
rêve que la grande-duchesse et moi avions en commun… La
construction du couvent, ainsi que de l’église de la
Protection-de-la-Mère de Dieu, qui y est attenante, se fit sur ses
propres deniers. A son veuvage, elle avait décidé de se consacrer à
des œuvres de bienfaisance. On disait qu’elle s’était séparée
de tous ses objets de valeur pour pouvoir créer ce couvent et lui
assurer une longue existence. Elle-même vivait très modestement.
Devant l’ampleur
du projet et des frais y afférent, la grande-duchesse n’était pas
en mesure d’octroyer des sommes aussi importantes pour la
construction de l’église. Je dus donc prendre cela en compte et
réduire au minimum mon devis pour la décoration…
J’établis un
devis très modéré, près de quarante mille roubles pour six
compositions murales, les douze icônes de l’iconostase et quelques
décorations sur les murs. Il était prévu de représenter dans
l’abside « la Protection de la Mère de Dieu » avec, en
dessous, « la liturgie des anges ». Sur les pylônes des
deux côtés de l’iconostase : « l’Annonciation, »
sur la partie nord : « Jésus avec Marthe et Marie »,
et sur la partie sud : « la résurrection du Christ ».
Et finalement, sur le grand mur du réfectoire, ou de l’auditoire,
une fresque représentant « le chemin vers le Christ ».
(**) : ( M.V.
Nestérov, Souvenirs, Moscou, éditions Le Peintre soviétique,
Vospominania, Moskva, Izdatelstvo « Sovietski Khoudojnik »,
1989).
Dans la fresque
Le Chemin vers le Christ, je voulais exprimer tout ce que je n’avais
pas réussi à transmettre dans ma Sainte Russie*.
(*) : ( Tableau de
Nestérov pour lequel il reçut une médaille d’or à l’Exposition
internationale de Munich en 1909 ( NdA).).
La même foule de
croyants, mais avec plus de gens ordinaires, hommes, femmes, enfants,
en marche, cherchant le chemin de la rédemption. A gauche, un blessé
avec des béquilles, un soldat. J’ai introduit ce personnage en
pensant à une lettre d’un soldat d’Akhaltsikhé que j’ai reçue
après l’exposition. Ce soldat m’écrivait qu’ils avaient dans
leur caserne une reproduction de la Sainte Russie et qu’ils la
regardaient souvent, mais qu’ils ne voyaient aucun soldat dans la
foule. Or, combien de fois, lui, soldat russe, avait-il risqué sa
vie pour la foi, pour la patrie, pour cette « Sainte
Russie »… !
Je voulais
peindre l’iconostase dans le style des icônes de Novgorod. Le
décor devait inclure des bouleaux, des sapins, des sorbiers. Je
n’étais pas d’accord avec Chtchoussev sur la décoration de
l’église. Je n’avais pas l’intention de styliser toutes mes
peintures d’après les anciennes icônes de Pskov ou les églises
de Novgorod ( à l’exception toutefois de l’iconostase), ce dont
j’ai fait part à la grande-duchesse. Pour ne pas contrarier ma
créativité artistique, elle me donna carte blanche. Chtchoussev fut
obligé de s’incliner… »
La première
pierre de cette église fut posée le 22 mai 1908 en présence non
seulement de la grande-duchesse et de quelques personnalités haut
placées, mais également du métropolite, des évêques, de
l’architecte Chtchoussev et du peintre Nestérov.
Nestérov n’était
pas satisfait de son tableau Jésus chez Marthe et Marie. Il
appréhendait beaucoup l’avis d’Elizaveta Féodorovna. Il écrit
(p. 344) :
« Je l’ai
invitée à l’église et attendis non sans inquiétude ce qu’elle
allait me dire. Le tableau lui plut, et comme je savais que la grande
duchesse ne disait jamais ce qu’elle ne ressentait pas, que ses
paroles étaient vraies, franches et sans flatterie, je me réjouis
de ses éloges ».
A la demande du
peintre, Elizaveta Féodorovna fit apposer à l’entrée de l’église
une interdiction d’entrer pendant les travaux, ce qui était
indispensable, car les nombreux visiteurs détournaient l’attention
du peintre et l’empêchaient de se concentrer. La grande-duchesse
elle-même ne venait jamais sans prévenir et demandait toujours si
sa présence ne gênait pas l’artiste.
Nestérov espérait
beaucoup de sa fresque Le Chemin vers le Christ. Il en parle dans ses
Souvenirs (p.347) :
« J’ai
commencé à peindre une œuvre très importante d’une quinzaine de
mètres dans la nef de l’église. Je vois les choses de la manière
suivante : un paysan printanier avec un grand lac, des champs
et, au loin, des forêts. Vers le soir, après la pluie, une foule
avance à la rencontre de Jésus, notre Sauveur. Les sœurs du
couvent aident les plus faibles, les enfants, le soldat blessé et
d’autres, à s’approcher de Jésus… »
A peine la
fresque terminée, le peintre, content de son travail, se préparait
à la montrer à la grande-duchesse quand une catastrophe se
produisit. En étudiant de près son œuvre, il remarqua que, par
endroits, apparaissaient de petites bulles noires. Il se trouva que
la préparation du mur avait été effectuée par un aide peu
qualifié qui, pour l’apprêt, avait utilisé une huile bon marché
et gâtée. Il ne restait plus qu’à effacer la fresque, refaire
l’apprêt et se remettre au travail. Nestérov était au bord du
désespoir. Il devait absolument en parler à la grande-duchesse.
Voici ce qu’il écrit (p. 349-350) :
« … Le
lendemain, je lui fis savoir que la fresque était terminée et lui
demandai de venir la voir. Elle arriva joyeuse, animée, affable.
Elle s’arrêta devant mon œuvre, l’étudia avec attention, puis
se tourna vers moi pour me dire toute sa profonde reconnaissance.
Le moment était
difficile. Ses paroles étaient si pleines de joie, comme si nous
avions remporté je ne sais quelle victoire, et maintenant, je devais
lui dire que cette victoire était éphémère… Alors j’ai
raconté à la grande-duchesse ce que j’avais découvert, qu’il
fallait détruire la fresque, que c’était inévitable,
indispensable. Elle fut aussi frappée par mes paroles que moi par ma
découverte. Elle essaya de me consoler, proposa de laisser la
fresque, pensant qu’avec le temps ces horribles bulles
disparaîtraient…
Je n’avais pas le
droit, même un instant, de me laisser tenter ; aussi ai-je
convaincu la grande-duchesse du bien-fondé de ma décision de
détruire la fresque… »
Ne pouvant se
décider à repeindre sa fresque sur un mur pas encore tout à fait
sec, Nestérov proposa à Elizaveta Féodorovna de la peindre sur une
plaque de cuivre. Ce qu’elle accepta. La duchesse envoya Pavel
Korine, alors âgé de dix-sept ans, pour aider Nestérov, qui
l’apprécia beaucoup.
A la fin de
l’année 1911, la décoration de l’église de la
Protection-de-la-Mère-de-Dieu fut terminée.*
(*) : ( Même
après la fin des travaux, la grande-duchesse continua de s’adresser
fréquemment à M.V. Nestérov pour diverses questions concernant
l’église. Elle fut très attentionnée quand le malheur frappa la
famille du peintre : sa sœur fut atteinte d’un cancer à
l’estomac et son fils cadet Alexeï attrapa la scarlatine.
Elizaveta Féodorovna proposa alors à Nestérov de prendre sa fille
Natacha avec elle au couvent. Le peintre en parle à la page 365 :
« Notre fille était parfaitement bien au couvent ; elle
rentra à la maison très contente de son séjour et garda fort
longtemps un très agréable souvenir de cette époque. Quand la
grande-duchesse laissa Natacha rentrer à la maison, elle lui offrit
en souvenir un joli bibelot de Fabergé. »).
Cette nouvelle église
du couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie fut consacrée en avril
1912 par le métropolite de Moscou Vladimir**, conjointement avec les
évêques Tryphon et Anastase***.
(**) : ( Vladimir,
devenu par la suite métropolite de Kiev, fut le premier hiérarque
martyr des bolchéviques et se place ainsi en tête de la multitude
des Nouveaux Martyrs russes).
(***) : ( Devenu
par la suite le premier hiérarque de l’Eglise orthodoxe russe
hors-frontières).
Une crypte en
l’honneur des Forces célestes et de tous les saints fut construite
sous l’église en 1914****.
(****) : ( Cette
crypte fut décorée par le peintre Pavel Korine. Elizaveta
Féodorovna lui rendit souvent visite pendant les travaux et lui
répéta plus d’une fois : « Quand la guerre sera
finie, je vous enverrai étudier à Florence).
A cette époque,
la grande-duchesse pensait que c’était là que reposerait son
corps après sa mort. Elle y descendait souvent pour méditer et,
loin du monde, s’élever vers Dieu par la prière.
Toutes les lettres
écrites par la grande-duchesse à ses proches après la création du
couvent Saintes-Marthe-et-Marie sont empreintes d’une profonde foi
et d’un infini amour envers Dieu et les hommes. Son âme sainte
pressentait déjà les terribles événements qu’allait subir la
Russie, et elle priait, demandant à ses proches de prier aussi, pour
l’humanité égarée.
Voici un extrait
d’une lettre qu’elle écrivit du couvent Saintes-Marthe-et-Marie
à son frère Ernst en 1910 :
« … Tu
n’imagines pas à quel point ton travail d’authentique
missionnaire est important. Que les prières que nous adressons tous
à Dieu soient exaucées et que soient épargnés aux âmes des
hommes les idées erronées, les idéaux et les espoirs malsains,
sous quelque apparence mystique qu’ils apparaissent à leurs
esprits aveuglés. Que les âmes des hommes soient arrachées aux
filets du diable… et que nos prières nous apportent la patience et
la persévérance, une foi sans limite et l’espoir en la
Miséricorde divine… Grâce à Dieu, tout va bien ici, et nous
sommes très pris par notre tâche. Prie pour nous, mon chéri, pour
mériter Sa confiance et pour que nous remplissions nos obligations
comme il se doit. As-tu conservé cette croix ? La portes-tu
toujours ? Que saint Mitrophane soit ton saint protecteur… »
La règle
instituée dans le couvent Saintes-Marthe-et-Marie était
pratiquement celle en vigueur dans tout autre monastère. Après la
confirmation de cette règle le 22 avril 1910 par le Saint-Synode, un
événement d’importance eut lieu en l’église
Saintes-Marthe-et-Marie : selon un rite élaboré par le
Saint-Synode, dix-sept sœurs du couvent, avec à leur tête la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, furent consacrées sous le nom
des sœurs de la croix, de l’amour et de la miséricorde par
l’évêque Tryphon.
Elizaveta
Féodorovna, qui tout au long de sa vie antérieure avait déjà
montré à quel point elle se préoccupait de l’existence
malheureuse des nécessiteux, ôta enfin ses noirs vêtements de
deuil pour revêtir sa robe blanche de religieuse et se mettre encore
mieux au service de Dieu.
Le matin de cette
illustre journée, la grande-duchesse rassembla autour d’elle
toutes les sœurs de son couvent et leur dit : « Je
laisse derrière moi ce monde brillant dans lequel j’occupais une
place privilégiée, et, avec vous toutes, j’entre dans un monde
bien plus important, dans le monde des pauvres et des miséreux. »
La consécration
des moniales eut lieu après les vigiles et la grande doxologie
(« Vélikoïé slovoslovïé »). Elizaveta Féodorovna et
toutes les sœurs prononcèrent le vœu de mener une vie monacale de
chasteté dans le travail et la prière.
Au lendemain de ce
jour mémorable fut célébré un magnifique office religieux :
au cours de la liturgie, le métropolite Vladimir remit à chacune
des sœurs une croix en bois de cyprès attachée à un ruban blanc
ainsi que l’insigne de la dignité monacale, et il éleva la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna au rang de mère supérieure du
couvent.
La comtesse Maria
Belevskaïa-Joukovskaïa évoque ainsi ce jour ( cf. revue Vetchnoïé,
numéro de juillet-août 1968) :
« C’était
un grand jour ; l’entrée dans les ordres de la mère
supérieure fut un jour inoubliable : la grandeur dans la
simplicité, la nouvelle vie et le renoncement total de soi !
Nous avions l’impression que c’était le Seigneur Lui-même qui
l’avait amenée à Lui. »
Au cours de cette
liturgie solennelle, l’évêque Tryphon ( dans le civil, prince
Tourkestanov), s’adressant à Elizaveta Féodorovna déjà revêtue
de sa robe monacale, prononça ces paroles prophétiques :
« Ce
vêtement Vous cachera du monde et le monde Vous sera caché, mais en
même temps il sera le témoin de Votre activité bienfaitrice qui
brillera devant le Seigneur à Sa gloire. »*
(*) : (
Protopresbytre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, tome 1, p.
276).
Les paroles de
l’évêque Tryphon se réalisèrent. Eclairée par la Grâce du
Saint-Esprit, l’activité de la grande-duchesse illumina d’un feu
céleste les années prérévolutionnaires de la Russie, et conduisit
cette grande ascète à la dignité de martyre et, avec elle, sœur
Varvara Iakovleva, sa voisine de cellule.
Le Journal du
Patriarcat de Moscou ( 1996, n°7) a publié une lettre d’Elizaveta
Féodorovna adressée à Alexandra N. Narychkina. Cette lettre laisse
une profonde impression et révèle ce qui mena la grande-duchesse au
dur chemin qu’elle avait choisi.
Moscou, ce 20 janvier 1909
« Ma chère
tante Sacha* !
(*) : ( Alexandra
N. Narychkina, qu’on appelait « tante Sacha » dans la
famille du tsar, née Tchitchérina, veuve du maréchal Emmanuel
Dimitriévitch Narychkine, dame d’honneur, tutrice honoris causa de
l’Ecole de la société patriotique féminine impériale ;
durant la guerre russo-japonaise, elle organisa des hôpitaux de
campagne pour les soldats blessés ; connue aussi pour sa
fervente bienfaisance et sa défense de l’art artisanal, elle a été
fusillée à Tambov en 1919. Dans ses mémoires, Vladimir F.
Djounkovski (1865-1938), gouverneur général de Moscou, écrit de la
mort d’A.N. Narychkina : « Pendant la révolution, on
porta la malade âgée de plus de soixante-dix ans sur une civière
jusqu’à un traîneau qui devait la conduire hors de la ville pour
être fusillée. On n’eut pas le temps de l’amener sur le lieu
d’exécution car elle mourut en route. » Le général V.F.
Djounkovski fut lui-même fusillé sous Staline en 1938 ( NdA).).
Je Vous remercie
de tout cœur pour toutes Vos lettres pleines de bonté. Je suis
heureuse de constater que Vous partagez mes convictions quant au
chemin que j’ai choisi ; si Vous saviez à quel point je me
sens indigne de ce bonheur démesuré, car c’est cela le vrai
bonheur – c’est lorsque le Seigneur nous donne la santé et la
possibilité d’œuvrer pour Lui.
Vous me connaissez
suffisamment pour comprendre que je ne considère pas mon travail
comme quelque chose d’extraordinaire. Je sais parfaitement que dans
la vie, chacun est à sa place, qu’elle soit étroite, inférieure,
ou brillante… si nous accomplissons notre devoir et que, dans notre
âme et nos prières, nous confions notre existe afin qu’il nous
rende plus forts, nous pardonne nos faiblesses et nous mène vers le
chemin de la vérité. Les circonstances de la vie, mon veuvage,
m’ont poussée à abandonner ma place dans la haute société et
les devoirs qui m’incombaient. Si je m’efforçais aujourd’hui
de jouer un rôle en politique, cela ne mènerait à rien et
n’apporterait aucune satisfaction ni à moi-même, ni aux autres.
Je suis seule, et les gens qui vivent dans la misère et endurent de
plus en plus de souffrances physiques et morales doivent recevoir au
moins un peu d’amour chrétien et de miséricorde. Cela m’a
toujours tourmentée, et c’est devenu à présent le but de ma vie.
On dit que certains ont envie de quitter la vie profane ; moi,
au contraire, je veux y entrer.
J’ai connu une
facette de cette vie-là grâce à mes obligations d’alors, ce
qu’on appelle « la société », « le monde ».
J’ai fait tout ce que j’ai pu, et peut-être ai-je mal rempli mes
obligations. J’ai essayé d’épauler mon époux dans la vie qu’il
menait et dans les tâches qui lui incombaient – apparat,
festivités… Je croyais sincèrement que je devais l’aider et je
l’ai fait avec joie, avec le sentiment que nous apportions aussi la
joie aux autres. Nos soirées plaisaient à tous, j’y ai vu
beaucoup de visages heureux. Vous pensez sans doute que je juge la
société, que je la rejette ? Mais j’ai pu auparavant
également constater que les gens riches, les jeunes, ceux qui sont
assujettis à leur amour-propre et ne pensent qu’aux distractions,
souffrent beaucoup moins que les autres, mais quand ils souffrent, il
est encore plus difficile de les consoler. Vénérer le veau d’or,
vénérer sa propre personne, quelle souffrance sans espoir !
Il se peut que je
me trompe ( je sais que mon désir de transporter mon existence dans
le monde de l’extrême misère suscitera chez certains la
moquerie), mais je crois qu’il y aura parfois quelqu’un qui
regardera de mon côté et me viendra en aide, et abandonnera
quelques heures ses divertissements. Si seulement quelqu’un pouvait
se rendre compte, ne serait-ce qu’une fois, quelle joie immense
peuvent apporter de simples paroles et un soutien, même une petite
aide à trouver du travail ou la consolation quand on souffre. Vous
me direz, comme bien d’autres : restez dans Votre palais et
faites le bien « d’en haut ». Mais si je demande aux
autres d’adhérer à mes convictions, il faut que je vive comme les
malheureux, je dois faire la même chose qu’eux, endurer avec eux
les mêmes difficultés. Je dois être forte pour pouvoir les
consoler, les encourager par mon exemple. Je n’ai ni intelligence
ni talent ; tout ce que j’ai, c’est mon amour pour le
Christ ; mais je suis faible. L’essence même de notre amour
pour le Christ, notre dévouement à Lui, nous ne pouvons les
exprimer qu’en apportant aux autres la consolation. C’est
seulement ainsi que nous Lui offrons notre vie. Hélas, j’ai du mal
à écrire tout cela, à l’expliquer, mais Vous saurez comprendre…
Vous me dites :
« Il faut bien que quelqu’un nous dirige, on ne peut pas se
fier entièrement à notre propre vision de la vie spirituelle. »
C’est indispensable, il est impossible de se passer de cette aide…
et Dieu, dans Sa bonté, nous a donné ce pasteur précieux*, la fine
fleur de notre vie spirituelle ici-bas.
(*) : ( Il s’agit
de l’archiprêtre Mitrophane Srébrianski ( 1870 – 1948),
confesseur du couvent Saintes-Marthe-et-Marie dans les années
1909-1926, l’auteur des mémoires consacrés à ce couvent).
Tout le monde, grands
et petits, tous estiment qu’avec ce saint père, notre vie sera
bénie de Dieu. Je sais que je ne suis pas à la hauteur, mais une
sœur, un être qui possédait une foi profonde, infiniment dévouée
au Seigneur, m’a dit un jour : « Mettez Votre main dans
celle du Seigneur et marchez sans hésitation. » Mon amie si
chère, priez pour que je conserve toujours ce soutien unique, pour
que je sache toujours où aller. Je Vous envoie notre « règle »
provisoire, ainsi qu’un document explicatif. Vous trouverez aussi
le règlement interne et des détails divers. Ce n’est qu’au fur
et à mesure de notre travail que nous pourrons comprendre nos
erreurs et mettre en avant ce qui est pour nous le plus nécessaire.
S’il y a des détails qui attirent Votre attention, écrivez-moi,
et je me ferai une joie de Vous répondre.
Pardonnez-moi cette
longue lettre. En ce qui concerne Dmitri**, il sera, naturellement,
touché de Votre attention.
(**) : ( Dmitri
Pavlovitch (1891- 1942), fils du grand-duc Pavel Alexandrovitch et de
la grande-duchesse Alexandra Guéorguievna ; après la mort de
sa mère, il fut élevé par la grande-duchesse Elizaveta
Féodorovna).
Il m’a complètement
abandonnée, mais grâce au Seigneur, ce garçon qui m’est si cher
et qui a un cœur si tendre ne m’oublie jamais. Il viendra ici pour
la Chandeleur. Pour l’instant, je vis encore au palais
Nikolaïevski, que l’empereur m’a laissé. J’y ai aménagé une
pièce pour les visiteurs et gère assez bien mon quotidien. Les
autres pièces sont destinées au travail, aux pauvres, et pour les
réunions que je dois organiser avec les membres de mes comités. Je
vais utiliser cet endroit pour faire mes rapports et recevoir les
visiteurs officiels. J’ai tellement d’obligations à présent !
Mes amis et mes proches peuvent aussi venir me voir, et je dois leur
réserver quelques pièces.
Vous voyez bien que
je n’oublie pas ceux qui ont besoin de moi, ceux que j’ai connus
avant de commencer cette nouvelle activité. Il y a des devoirs et
des relations qui ne doivent pas souffrir de tout cela. Quant aux
pensées suscitées par l’amour-propre, et l’impression de vide…
que j’avais autrefois, tout cela a complètement disparu de ma vie,
voilà tout.
Que Dieu Vous
bénisse. Je Vous embrasse bien sincèrement,
Votre vieille amie
Elisabeth. »
Le 18 avril 1909,
la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna écrit à l’empereur
Nicolas II une lettre dans laquelle elle explique la raison qui l’a
poussée à renoncer à sa vie mondaine pour se tourner vers le
chemin du sacrifice de soi et du service de Dieu :
« Cher
Nikki !
Un très grand
merci pour ta longue lettre, avec tes bons et magnifiques conseils,
que j’accepte totalement et comprends ; j’aurais simplement
voulu te répondre, te montrer une infime partie de ma vie
intérieure, pour que tu saches ce dont on arrive rarement à parler…
Certains ne croient pas que je me sois décidée à faire ce pas
toute seule, sans influence extérieure. Nombreux sont ceux qui
croient que j’ai pris sur moi une croix bien trop lourde et que je
vais le regretter ou bien la laisser tomber ou encore m’écrouler
sous son poids. Il se trouve que je n’ai pas pris cela comme une
croix, mais comme un chemin plein de lumière, que le Seigneur m’a
montré après la mort de Sergueï et auquel j’aspirais du fond de
mon âme depuis de nombreuses années. Je ne le sais pas exactement,
mais je crois que depuis mon enfance, j’ai toujours voulu aider les
nécessiteux et surtout ceux dont l’âme souffre. Cette envie n’a
cessé de grandir en moi, mais dans notre situation d’alors,
lorsque nous devions recevoir, rendre des visites, organiser
réceptions et bals…je ne pouvais pas me consacrer à cela
entièrement, les autres obligations étant plus importantes. Tu ne
peux pas approuver d’aussi « grands périples de la vie »,
mais essaie de comprendre, pour moi ce n’est pas un « périple ».
Cela a grandi petit à petit, et à présent cela a pris forme, et
nombreux sont ceux qui m’ont connue toute ma vie et qui me voyant
ici, ne sont pas du tout étonnés, mais ont pris au contraire ce
changement comme une suite logique de quelque chose qui a commencé
bien avant, et moi, je l’ai compris aussi ainsi. J’ai été
stupéfaite quand un véritable orage s’est déclenché : on a
essayé de me retenir, de me faire craindre les difficultés, tout
cela avec amour et bonté, mais sans aucune compréhension de mon
caractère. Tu écris : « Je trouve tout de même que tu
aurais pu faire encore plus de bien dans ta position précédente. »
Je ne peux dire si tu as tort ou raison, ou bien si c’est moi qui
me trompe ; la vie et le temps le montreront. Et naturellement,
je ne suis pas digne de la joie infinie que me donne le Seigneur, la
joie d’avancer sur ce chemin, mais je vais m’y efforcer, et Lui,
qui n’est qu’amour, pardonnera mes erreurs, car Il voit combien
j’aimerais Le servir, ainsi que tout ce qui est à Lui. Dans ma vie
il y a eu beaucoup de joies, et dans les tourments tant de
consolations infinies, que j’ai soif de partager au moins une
partie de cela avec les autres. J’aurais pu écrire encore beaucoup
de pages, mais il est très difficile d’exprimer sur le papier ce
que l’on ressent. J’aspire à remercier à tout instant pour tout
ce que Dieu m’a donné. J’aspire à Lui apporter ma
reconnaissance, tout infime qu’elle soit, en Le servant et en
servant Ses enfants nécessiteux. Oh, ce nouveau sentiment a toujours
vécu en moi. Le Seigneur a toujours été si miséricordieux pour
moi. A aucun instant je ne pense accomplir un exploit, pour moi c’est
une joie et je ne sens pas de croix à porter, grâce à la
miséricorde infinie du Seigneur que j’ai toujours remarquée
envers moi. J’ai soif de Le remercier. Quant à mes anciennes
obligations, je ne les abandonne pas non plus – comités, et toutes
mes affaires précédentes, demeurent. Cela continue toujours de
reposer sur moi. Ce matin, mon régiment de Kiev est parti. Je ne les
oublie pas ; j’ai donné une petite somme, en mémoire de
Sergueï, pour l’instruction des filles des officiers les plus
pauvres, et pour Noël, je leur enverrai, ainsi qu’au régiment de
Tchernigov, de l’argent pour le sapin et pour les réjouissances
des soldats… »
Dans une autre
lettre à l’empereur, écrite aussi en avril 1909, Elizaveta
Féodorovna révèle son état d’âme et sa vision du monde peu
après la fondation de son couvent Saintes-Marthe-et-Marie :
« Christ est
ressuscité !
Cher Nikki !
Je vous remercie
tous les deux chaleureusement pour la petite icône-pendentif, qui
est accrochée chez moi dans mon petit oratoire avec les autres
icônes qu’on nous a offertes ici dans ma nouvelle maison. Tu as
toujours été pour moi un frère très cher, et tu as dit avec un
tel élan que tu trouvais notre règle bonne, que j’aimerais
maintenant te raconter un peu comment ma vie s’est organisée ici
depuis le début, lorsqu’il fallait réfléchir à chaque pas, et,
peu à peu, avec l’aide de Dieu, avancer. J’ai eu l’idée de
commencer le jeûne avec quelques jeunes nouvelles arrivantes, afin
de prononcer les vœux avec elles. Notre première semaine s’est
passée dans la prière, dans le calme, dans le jeûne, puis nous
avons reçu les Saints Sacrements, après quoi notre nouvelle vie a
commencé. Voici, en deux mots, comment se passe notre journée ici :
le matin nous prions ensemble, une des sœurs lit à l’église
jusqu’à 7 heures et demie ; à 8 heures ont lieu les Heures
et la règle selon le Typikon ; celles qui sont libres vont
suivre l’office, les autres s’occupent des malades, ou bien font
de la couture, ou bien autre chose… Nous n’avons pas encore
beaucoup de malades, car nous prenons des patients pour apprendre à
soigner en pratique les différents cas dont il est question dans les
cours que nous donnent les médecins, et pour le début nous n’avions
pris que des malades légers, mais maintenant nous avons des cas de
plus en plus difficiles ; mais grâce à Dieu, notre hôpital
est spacieux et clair, les sœurs sont très dévouées à leur
tâche, et les malades se rétablissent merveilleusement bien. A midi
et demi, les sœurs, avec madame Gordiéïeff à leur tête, se
mettent à table, mais moi je mange seule chez moi – je préfère,
et, en outre, je trouve que malgré la vie communautaire il doit y
avoir une certaine distance. Pendant les jeûnes de mercredi et
vendredi, nous mangeons de la nourriture de carême, mais, le reste
du temps, les sœurs mangent de la viande, des laitages, des œufs,
etc… Quant à moi, cela fait des années que je ne mange plus de
viande, et que, comme tu le sais, je suis toujours végétarienne, au
régime végétarien ; mais ceux qui n’ont pas l’habitude
doivent manger de la viande, surtout quand on travaille dur. J’aborde
ce genre de détails, car les gens sont curieux de savoir comment je
vis au couvent ; sans voir notre vie, ils s’imaginent souvent
des choses erronées ; l’imaginaire travaille et nombreux sont
ceux qui pensent qu’on ne vit que de pain, d’eau, et de bouillie,
et que c’est plus rude que dans un vrai monastère. «
Qu’est-ce qu’elles ont la vie dure ! » En réalité,
c’est une vie simple et saine. Nous dormons huit heures, quand on
ne veille pas trop tard ; nous avons de bons lits, et de
charmantes petites pièces avec du papier peint vif et des meubles
d’été (en rotin). Mais mes appartements sont grands, spacieux,
clairs et confortables ; ils ont aussi un côté été ;
tous ceux qui m’ont rendu visite étaient enchantés. Ma maison se
situe à part. Puis il y a un hôpital avec une chapelle. Puis il y a
la maison des médecins, puis l’infirmerie pour les soldats, et
encore une maison, cela fait quatre en tout. Après le déjeuner,
certaines sortent prendre l’air, après quoi tout le monde se remet
au travail ; on sert le thé à 4 heures, le dîner à 7 heures
et demie, et ensuite ont lieu les prières du soir dans mon petit
oratoire. Au lit à 10 heures. A présent ce qui concerne les cours :
ils sont faits trois fois par semaine par le prêtre et trois fois
par les médecins. Entre les cours, les sœurs lisent ou étudient.
Pour le moment, elles ont la pratique médicale uniquement chez nous
à l’hôpital. Je leur rends visite uniquement pour recueillir des
renseignements sur les malades à différentes occasions. Tu
comprends, au début elles doivent apprendre. Les cours du prêtre
sont très intéressants, exceptionnels, car il n’est pas seulement
profondément croyant, mais c’est aussi un homme infiniment
cultivé. Il commence par la Bible, il finit par l’histoire de
l’Eglise, et il montre tout le temps comment et de quelle manière
les sœurs peuvent aider et ce qu’elles peuvent dire pour soulager
ceux dont l’âme souffre. Tu connais le père Mitrophane ; il
t’a fait une bonne impression à Sarov, et à Orel, on l’a tout
bonnement adoré. Ici aussi on voit des gens qui viennent de très
loin à notre petite église pour recueillir des forces dans ses
prêches simples et magnifiques, et pour la confession. C’est un
homme large d’esprit, il n’a rien d’un fanatique limité, tout
est fondé sur l’amour infini de Dieu et le pardon. Un authentique
prêtre orthodoxe, profondément attaché aux coutumes de l’Eglise ;
pour notre tâche, c’est une bénédiction divine, car il a su
donner un fondement solide à tout l’édifice. Combien en a -t-il
fait revenir à la foi, mis sur la voie de la vérité, combien de
fois n’ai-je pas entendu les gens remercier d’avoir ce bien
précieux et de pouvoir le rencontrer. Aucune exaltation ; mais
tu sais bien que j’aime la foi sereine et profonde, et que je ne
pourrais jamais arrêter mon choix à un prêtre fanatique. Certaines
personnes de trop bonne volonté, parmi celles qui s’affairent
autour de moi, craignent que je ne m’épuise et me ruine la santé
avec cette vie, disant : elle ne mange pas assez, elle ne dort
pas assez… Mais écoute, mon cher, ce n’est pas comme ça du
tout. Je dors mes huit heures, je mange avec plaisir, je me sens
physiquement à merveille, en bonne santé, et forte ( petit rhume
par-ci par-là, des douleurs de rhumatisme ou de goutte dont tout le
monde souffre dans notre famille, tu le sais, on ne peut y échapper).
Tu sais bien que je n’ai jamais eu les joues roses, et tout
sentiment profond se reflète immédiatement sur mon visage ;
alors, je suis souvent pâle à l’église, mais je suis comme Alix
et toi, j’aime l’office religieux et je sais quelle joie profonde
il m’apporte. J’aimerais que vous sachiez tous deux ce que je
vous ai déjà dit et écrit maintes fois : je suis absolument
sereine, et la paix absolue, c’est le bonheur absolu. Mon cher
Sergueï repose en paix avec ceux qu’il a aimés, avec ceux qui
sont partis là où il se trouve ; quant à moi, le Seigneur m’a
fait don d’un travail magnifique sur cette terre. Est-ce que je
l’accomplis bien ou mal, Lui seul le sait ; mais je vais faire
tout mon possible ; je mets ma main dans la Sienne et je marche
sans crainte de porter la croix et de recevoir les offenses que ce
monde m’a réservées ; peu à peu ma vie s’est orientée
vers cette voie. Ce n’est pas une lubie, et je ne risque aucune
déception : je peux être déçue par moi-même, mais je n’ai
pas non plus d’illusions, et je ne dis pas non plus que je suis
différente, que je ne suis pas comme tout le monde. J’aimerais
travailler pour Dieu et avec Dieu, pour l’humanité des
nécessiteux, et lorsque je serai vieille, et que mon corps ne me
permettra plus de travailler, j’espère que le Seigneur me donnera
la paix et la prière pour l’œuvre que j’ai commencée. Et alors
je quitterai la vie active et me préparerai pour cette grande
Maison. Mais, en attendant, j’ai la santé et la force, et autour
de moi il y a tant de malheur, et les pas du Christ nourricier sont
entendus par les nécessiteux, et par eux nous allons L’aider. Tout
le monde est très bon et a envie d’aider, mais nombreux sont ceux
qui pensent que j’ai commencé un travail au-dessus de mes forces.
En réalité il en est tout autrement. Je suis forte de corps et
d’esprit, et absolument heureuse dans la foi. Pardonnez-moi, mes
chéris, de n’être pas venue vous voir ni à Noël, ni à Pâques,
mais nos débuts étaient si importants ! Promettez-moi de ne
pas penser que je vous oublie, le cœur dur ou par égoïsme, si je
cesse de venir vous voir pour vos anniversaires. Je pense que pour
quelque temps il serait bon de ne pas passer les fêtes ensemble :
quand on commence à pousser le soc, on ne regarde pas en arrière,
n’est-ce pas ? Ne pensez pas que je me trouve sous l’influence
de qui que ce soit. J’essaie de trouver le chemin, et je vais bien
sûr faire des erreurs… Les gens ne voient pas ma vie, ils ne
voient pas que je suis absolument sereine, contente, et profondément
reconnaissante à Dieu pour tout. Au lieu de s’inquiéter pour moi,
ils devraient remercier Dieu de m’avoir trouvée digne de la
consolation qu’est mon travail, un travail qui me donne une si
pleine et absolue satisfaction… »
Douzième chapitre
Dans son livre Les
Nouveaux Martyrs russes, le protoprêtre M. Polski écrit (p. 276) :
« La
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna était un rare mélange
d’esprit chrétien, de noblesse morale, d’intelligence éclairée,
de grandes qualités de cœur et de goût exquis. Son esprit était
particulièrement fin et ouvert… C’est en vain qu’elle tentait,
souvent par humilité, de se soustraire au regard des gens : il
était impossible de la confondre avec une autre… Elle laissait
partout derrière elle flotter un doux parfum de lys ; c’était,
peut-être, parce que le blanc était sa couleur préférée ;
c’était le reflet de son âme. »
La comtesse
Alexandra Olsoufieff, qui fut « grande maîtresse » de la
grande-duchesse Elisabeth avant de la suivre à son couvent, écrit
(p.9)* :
« … Elle
avait le don d’attirer les gens sans se donner aucun mal. On
sentait qu’elle était ailleurs, dans de hautes sphères, et
qu’elle aidait les autres à s’y élever. Elle ne faisait jamais
sentir aux autres leurs propres faiblesses… »
Elizaveta
Féodorovna allait fréquemment à pied de son couvent au Kremlin
pour se recueillir auprès des reliques saintes. Quand elle marchait
dans les rues de Moscou, elle était l’objet de la ferveur
enthousiaste de la foule ; aussi, parfois, pour ne pas être
reconnue, elle mettait une robe monacale noire et une guimpe et,
ainsi vêtue, passait sans se faire reconnaître. Elle n’aimait pas
le noir et portait en général des vêtements de coton fris ou
blanc, et elle ne mettait sa robe de laine blanche que les jours de
fête. Elle possédait une grande connaissance de l’âme humaine,
et pouvait instantanément vous comprendre, mais, en revanche, elle
méprisait la servilité, le mensonge et la ruse. Elizaveta
Féodorovna était consciente de la fausseté et de l’inconséquence
du monde qui l’entourait, et elle disait souvent : « Il
est bien difficile de trouver la vérité sur cette terre de plus en
plus inondée par les vagues du péché ; pour ne pas être déçu
dans la vie, il faut chercher la vérité dans le Ciel, là où elle
s’est réfugiée. »
Au couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, la grande-duchesse menait une authentique
vie d’ascète. Elle dormait sur un lit en bois, sans matelas, avec
un oreiller dur. La plupart du temps, elle ne dormait pas plus de
trois heures. A minuit, elle se levait pour aller prier soit dans sa
chapelle, soit dans l’église, puis elle faisait le tour des salles
de la clinique. Quand un malade s’agitait et demandait de l’aide,
elle restait auprès de lui jusqu’au petit matin. Elle assistait
également à des services religieux nocturnes dans les églises et
monastères de Moscou et du Kremlin. Elle observait strictement les
carêmes, et ne prenait de nourriture qu’en quantité raisonnable,
à l’instar des moniales ascètes.
Dès le début de
sa vie ascétique, et jusqu’à sa mort, Elizaveta Féodorovna obéit
en tout à ses pères spirituels. Elle n’entreprenait rien sans la
bénédiction du prêtre du couvent, l’archiprêtre Mitrophane
Srébrianski, et les conseils des moines ascètes du monastère
Optina Poustyn et d’autres encore. Dans ce domaine, son humilité
et son obéissance étaient remarquables. L’higoumène Séraphim
écrit dans son opuscule Les Martyrs du devoir chrétien (p. 10)* :
« Elle se
distinguait par une totale obéissance au starets, tant physique que
spirituelle, sans la bénédiction de qui elle ne faisait rien, et
c’est pour cela qu’elle reçut le réconfort intérieur et la
paix de l’âme… »
Quand la
grande-duchesse pensait avoir involontairement offensé quelqu’un
soit par une parole, soit par un geste, elle demandait immédiatement
pardon et réparait son injustice. Habituée au travail depuis
l’enfance, elle faisait tout elle-même et ne demandait aucun
service personnel aux sœurs. L’higoumène Séraphim connaissait
bien Elizaveta Féodorovna et l’appelait « la grande dame de
l’amour ». Il écrit plus loin (p. 14) :
« La
grande-duchesse, qui effectuait tous les travaux comme une simple
sœur, essayait toujours de faire mieux que les autres, laissant
ainsi derrière elle de profondes traces de son lourd labeur. A son
seul souvenir, ceux qui la connaissaient avaient l’âme remplie
d’une fervente vénération pour sa vie d’ascète et les idées
pures de son cœur aimant. »
La grande-duchesse
effectuait dans son couvent de la Miséricorde un travail surhumain.
Elle examinait chaque jour les innombrables lettres et demandes
qu’elle recevait de tous les coins de la Russie. Elle accueillait
également des visiteurs qu’elle essayait d’aider de son mieux.
A la clinique, Elizaveta Féodorovna prenait toujours sur elle les
tâches les plus ardues : elle assistait aux opérations,
faisait les pansements, et, grâce à sa douceur et à son intuition
innées, trouvait toujours les mots justes pour réconforter les
malades. Certains d’entre eux témoignèrent que, par sa seule
présence, la grande-duchesse savait les calmer et soulager leurs
souffrances. Ils racontèrent qu’une force curative émanait
d’Elizaveta Féodorovna, et que cela les aidait à supporter la
douleur et à accepter plus facilement l’opération*.
(*) : (
Protoprêtre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, toma I, p. 273).
Nul ne notait fatigue
ni préoccupation sur son visage. Elle accueillait toujours tout le
monde avec un visage radieux et un tendre sourire. Seuls les intimes
remarquaient, dans les moments de tête-à-tête, que son regard
devenait souvent pensif et fixait le lointain. « Une secrète
tristesse apparaissait sur son visage, et plus particulièrement dans
ses yeux, marque des âmes nobles qui se languissent dans ce monde »,
écrit d’elle le protoprêtre M. Polski. Dans l’enseignement
qu’elle prodiguait aux autres sœurs, Elizzaveta Féodorovna
essayait de leur inculquer la prière et des connaissances pratiques
de médecine, mais également la ferveur de l’âme, afin qu’elles
puissent préparer les malades incurables au passage à la vie
éternelle. Elle leur disait :
« Ne
trouvez-vous pas effrayant que, par fausse humanité, nous essayions
d’endormir de tels malades avec l’espoir d’une illusoire
guérison. Nous leur rendrions un bien meilleur service si nous les
préparions d’avance à un passage chrétien dans l’éternité.. »**
(**) : (
Protoprêtre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, tome I, p. 271).
Quand, en dépit
du dévouement des médecins et des sœurs du couvent, un malade
venait à mourir, la mère supérieure restait à ses côtés jusqu’à
son dernier souffle, et priait pour son âme. Dans la chapelle érigée
au fond du jardin du couvent, des psaumes étaient lus sans
interruption devant la dépouille du défunt jusqu’à
l’enterrement. Dans la journée, la lecture des psaumes était
généralement faite par des sœurs venues de divers couvents
moscovites, et, parfois, par les sœurs du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, quand elles avaient terminé leur travail.
Mais la nuit, les psaumes étaient toujours lus par Elizaveta
Féodorovna. Sa voix claire perçait le silence de la nuit jusqu’au
petit matin ; après quoi, elle entamait une nouvelle journée
de labeur.
***
Au couvent
Saintes-Marthe-et-Marie la journée commençait à 6 heures. Après
la prière du matin dite en commun dans l’église de la clinique,
la grande-duchesse donnait aux sœurs ses instructions pour la
journée. Les religieuses qui étaient dispensées de travail ce
jour-là assistaient à la Divine Liturgie. Elizaveat Féodorovna
avait établi un emploi du temps monacal. Le déjeuner se faisait à
la lecture de la vie des saints. A cinq heures de l’après-midi
avaient lieu les offices religieux des vêpres et des matines,
auxquelles devaient assister toutes les sœurs non occupées à leur
tâche. Les veilles de fête et les dimanches, c’étaient les
vigiles. A 21 heures, la prière du soir était dite à l’église
de la clinique, et après la bénédiction de la mère supérieure,
les moniales regagnaient leurs cellules. Deux fois par semaine, le
confesseur du couvent faisait une causerie avec les sœurs sur un
sujet de l’Evangile. Quatre fois par semaine, on lisait aux vêpres
des « acathistes » (cantiques) : le dimanche au
Seigneur, le lundi à l’archange Michel et à toutes les Forces
Célestes immatérielles, le mercredi aux saintes Marthe et Marie, et
le vendredi, soit à la Sainte Vierge, soit aux Passions du Christ. A
certaines heures, les religieuses pouvaient aller quotidiennement
demander des instructions ou des conseils à la mère supérieure ou
au confesseur du couvent.
Le jour de la
fête de saint Alexis, métropolite de Moscou, toutes les sœurs
assistaient à la Divine Liturgie et aux vigiles en l’église du
monastère de Tchoudov. Elles allaient également se recueillir dans
la crypte du grand-duc Sergueï Alexandrovitch à chaque anniversaire
de sa mort. Les sœurs du couvent jeûnaient à tous les carêmes,
c’est-à-dire quatre fois par ans durant des jours, et même plus
souvent si elles le désiraient. Elles s’occupaient de l’église,
préparaient les prosphores, administraient les soins médicaux,
veillaient à l’approvisionnement de la pharmacie, faisaient des
travaux de broderie , s’occupaient de la vie domestique,
faisaient les achats de matériel, enseignaient, veillaient à
l’entretien et à la propreté des bâtiments, etc…
La robe de la
mère supérieure ne se différenciait pratiquement pas de celles des
sœurs. Mais comme en témoignent les photographies, seule la
grande-duchesse portait une croix sur une chaîne en bois et non un
ruban blanc. Les vêtements des sœurs sont décrits en détail dans
l’opuscule Le Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie (p. 48)* :
(*) : ( Le Couvent
de la Miséricorde-Marthe-et-Marie, Moscou, imprimerie du Synode,
1914 ( Marfo-Marinskia obitel. Moskva, Sinodalnaïa tipografia,
1914).).
« Le
dimanche et les jours de fête, les sœurs portent une robe de coton
blanche. Pour travailler, elles portent une robe de coton grise
coupée comme une soutane, cousue jusqu’en haut devant et
s’attachant sur le côté, ainsi que des manchettes blanches aux
bras. Les sœurs de la croix portent des guimpes blanches de coupe
monacale et des mantes en laine grises. Elles ont autour du cou,
tenue par un ruban blanc, une croix en bois de cyprès avec l’image
du Sauveur acheiropoïète (« non faite de main d’homme »)
et celle de la Protection de la Mère-de-Dieu ; sur l’autre
face sont représentées les saintes Marthe et Marie avec
l’inscription : « Aime notre Seigneur Dieu de tout ton
cœur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toutes tes
forces ; aime ton prochain comme toi-même ».
Dès leur entrée
au couvent, toutes les sœurs reçoivent un chapelet avec lequel
elles récitent tous les jours une centaine de fois la Prière de
Jésus ; les novices ne portent pas leur chapelet à
l’extérieur, en revanche, les sœurs de la croix qui en ont reçu
un autre lors de leur consécration le portent ouvertement à la main
gauche… »
Les sœurs se
divisaient en trois catégories : les sœurs de la croix,
c’est-à-dire déjà consacrées, les novices qui étaient en cours
d’apprentissage et les élèves. On lit à ce 8sjet dans l’opuscule
plus haut (p. 30) :
« Sont
acceptées en qualité de sœurs les veuves et les femmes
célibataires de confession orthodoxe dont l’âge se situe entre
vingt et un et quarante ans, et désirant consacrer leur vie au
service de Dieu et de leur prochain. Si une candidate est âgée de
moins de vingt et un ans et qu’elle répond à toutes les exigences
du couvent, elle peut être acceptée comme novice. Les exigences du
couvent sont les suivantes :
Avoir un état
spirituel affirmé et le désir de se soumettre avec humilité et
patience à toutes les charges incombant aux sœurs, au nom du
Seigneur à qui elles apportent leurs forces et leur travail ;
Être en bonne
santé physique, indispensable pour un tel travail. C’est la
raison pour laquelle le couvent n’accepte pas de sœurs âgées de
plus de quarante ans, car il est difficile, passé cet âge, de
pouvoir compter sur une capacité de travail durable… »
Toutes
les sœurs suivaient un cours d’initiation à la médecine, sous la
direction de la mère supérieure du couvent et des médecins. Cela
leur était indispensable pour pouvoir porter les premiers secours
lors de leurs visites aux pauvres. Les sœurs de la clinique
suivaient quant à elles des cours de médecine spécifiques. La
clinique possédait vingt-deux lits et était prévue pour quinze
malades. La grande-duchesse ne voulait pas augmenter la capacité de
sa clinique. Elle considérait que le principal devoir des sœurs
était de visiter les pauvres et les malades chez eux et d eleur
apporter sur place une aide non seulement médicale, mais matérielle
et morale. La clinique du couvent était un modèle à Moscou. Elle
était dirigée par le docteur A. I. Nikitine, et les meilleurs
spécialistes de la ville y travaillaient. Il y avait en permanence
des médecins de garde, et toutes les opérations étaient pratiquées
gratuitement par les chirurgiens F.I. Bérezkine et A.F. Ivanov.
L’établissement de la grande-duchesse avait une telle réputation
que les autres cliniques de Moscou y envoyaient leurs malades les
plus graves.
La
grande-duchesse stupéfiait souvent les médecins moscovites quand,
par ses soins et ses méthodes,mais surtout par ses prières, elle
arrivait à guérir des malades condamnés. Un de ces cas a été
décrit par la comtesse A. Olsoufieff*, ainsi que par le protoprêtre
M. Polski** .
(*) :
( H. I. H. Grand Duchess Elisabeth Féodorovna, Countess Alexandra
Olsoufieff).
(**)
: ( Protoprêtre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes).
Une
pauvre femme avait, en cuisinant, fait tomber sur elle un poêle à
pétrole allumé. Elle avait le corps couvert de brûlures, excepté
les paumes des mains et ses plantes de pied. A l’hôpital municipal
où elle avait été transportée, les médecins, impuissants,
l’adressèrent dans un état critique, avec un début de gangrène,
à la clinique du couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Elizaveta
Féodorovna décida de s’en occuper personnellement. Elle changeait
les pansements de la malade deux fois par jour. S’ensuivit une
opération qui dura près de deux heures et demie, et était si
douloureuse que la grande-duchesse devait sans cesse s’arrêter
pour permettre à la patiente de se reposer et la réconforter. Les
plaies dégageaient une pestilence qui pénétrait les vêtements,
qu’il fallait ensuite longuement aérer, mais cela n’empêcha pas
Elizaveta Féodorovna de s’occuper de la malade jusqu’à sa
complète guérison, au grand étonnement des médecins qui
considéraient le cas comme désespéré.
Les
plus célèbres chirurgiens moscovites s’inclinaient devant les
méthodes de la grande-duchesse, et l’appelaient à l’aide dans
d’autres hôpitaux, lors d’interventions particulièrement
complexes. Elizaveta Féodorovna les assistait avec un calme et une
attention surprenants. Elle avait réussi à vaincre son premier
sentiment de répulsion naturelle, et n’était mue que par celui
d’être utile à quelqu’un.
L’higoumène
Séraphim, dans son ouvrage Les Martyrs du devoir chrétien, raconte
un cas où la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, en soignant à
la clinique une femme gravement malade, avait ramené à Dieu un
incroyant. C’était la femme d’un homme rude, athée, et très
hostile au tsar. Travaillant à l’usine et imprégné de propagande
révolutionnaire, cet homme détestait le régime politique de la
Russie et pensait que les Romanov ne se préoccupaient que de leur
propre bien-être. Il avait entendu beaucoup de fausses rumeurs sur
la grande-duchesse, qui disaient que c’était une femme arrogante
et égoïste qui ne pensait qu’à elle-même. La femme de cet
ouvrier, vraisemblablement atteinte d’un cancer, resta longtemps à
la clinique du couvent. Son mari, qui lui rendait visite chaque jour,
fut étonné de voir combien on se souciait et prenait soin de sa
femme. Il remarqua plus particulièrement une infirmière qui s’en
occupait avec beaucoup de douceur. Il la vit assise à côté d’elle,
la dorlotant comme un enfant et la réconfortant, lui administrant
ses remèdes, et lui apportant même des friandises pour lui faire
plaisir. Il vit aussi comment cette infirmière s’occupait des
autres patients et leur proposait de recevoir l’eucharistie. Elle
proposa aussi à sa femme de se confesser et de communier, ce que
cette dernière accepta. Quand l’agonie commença, l’infirmière
resta toute la nuit au chevet de la mourante, tentant par tous les
moyens de soulager ses souffrances. Au matin, la femme rendit l’âme.
Cette même infirmière, assistée de sœurs du couvent, lava et
habilla la défunte. Le prêtre vint pour l’office des défunts.
Tout
cela toucha si profondément le cœur endurci du veuf qu’il se mit
à pleurer. L’ouvrier, qui comprenait que sa propre mère elle-même
n’aurait pu faire plus pour la malade, demanda : « Qui
est cette infirmière ? » Quand on lui répondit que
c’était la mère supérieure du couvent, la grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna en personne, il se mit à sangloter comme un
enfant et se précipita pour la remercier et lui demander pardon de
l’avoir, sans la connaître, tant détestée et vilipendée avec
ses camarades. La grande-duchesse le traita avec douceur et lui dit
qu’elle lui pardonnait. Il fut aussi touché par la foi et devint
croyant.
L’higoumène
Séraphim écrit que tous ceux qui côtoyèrent de près ou de loin
Elizaveta Féodorovna ne purent jamais l’oublier. Quant aux
patients guéris par ses soins et par ses prières, ils quittaient la
clinique Marthe-et-Marie en pleurant à l’idée de se séparer de
leur « grande petite mère », comme ils appelaient la
grande-duchesse.
La
moniale Taïssia, originaire de Moscou, et qui a vécu en France au
monastère de Bussy*, nous fait partager ses souvenirs du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie et de sa mère supérieure, la
grande-duchesse Elisabeth.
(*) :
( Bussy-en-Othe, le plus ancien monastère orthodoxe de France, fondé
en 1946).
Extrait
d’une lettre personnelle de sœur Taïssia :
« La
clinique chirurgicale Saintes-Marthe-et-Marie était considérée
comme la meilleure de Moscou. On y envoyait les malades les plus
gravement atteints. La grande-duchesse s’occupait personnellement
des cas les plus graves. Sa cellule donnait sur la salle principale.
Je
peux raconter deux événements. Une femme qui s’était
ébouillantée de la tête aux pieds…**.
(**) :
( La suite a été décrite plus haut).
Le
second événement eut lieu à l’institut Alexandrov où j’ai
fait mes études. La jeune Obolenskaïa, devant subir une
trépanation, fut transportée au couvent Saintes-Marthe-et-Marie.
C’est la grande-duchesse qui s’occupa en personne de la petite,
qui, à son retour, nous parla d’elle avec ravissement et amour… »
Le
couvent Saintes-Marthe-et-Marie, outre la clinique, avait un
dispensaire de six cabinets dans lesquels travaillaient sans relâche
trente-quatre médecins. Pour la seule année 1903, on recensa 10 814
consultations. Le dispensaire possédait, comme la clinique, sa
bibliothèque, et le couvent publiait aussi des brochures destinées
aux patients. La pharmacie distribuait gratuitement les médicaments
aux pauvres et faisait une remise aux autres. La clinique avait
également un cabinet dentaire. La grande-duchesse dépensait
personnellement de grosses sommes pour l’entretien de son couvent,
mais elle était aussi aidée par de riches Moscovites ; et,
pour encourager les dons, quelques lits de la clinique portaient le
nom des bienfaiteurs. Elizaveta Féodorovna ne limitait pas ses
dépenses au couvent. Elle faisait volontiers des dons partout où
cela était nécessaire. L’higoumène Séraphim rapporte dans son
ouvrage que la grande-duchesse aidait non seulement tous ceux qui la
sollicitaient, mais trouvait elle-même les miséreux et les
orphelins qui ne pouvaient pas arriver jusqu’à elle.
Elizaveta
Féodorovna prêtait une attention particulière aux ecclésiastiques.
Elle répondait de bonne grâce aux demandes des curés de campagne
des paroisses pauvres, qui n’avaient pas les moyens de restaurer
une vieille église, ou d’en construire une nouvelle, ou encore de
bâtir un orphelinat. Les prêtres missionnaires, oubliés de tous,
qui travaillaient dans des conditions très dures dans le Grand Nord
ou aux confins orientaux de la Russie, pouvaient toujours compter sur
son aide. Elle ne les secourait pas seulement matériellement, elle
les approuvait et les soutenait dans leur lointaine mission
apostolique.
L’higoumène
Séraphim avait lui-même ressenti la chaleur de l’amour quasi
maternel d’Elizaveta Féodorovna, en particulier au cours de la
Première Guerre mondiale, quand il revenait chez elle du front pour
reprendre des forces et trouver un équilibre spirituel. Après
s’être reposé au couvent, entouré par les soins de la
grande-duchesse, il repartait au front.
Treizième chapitre
L’un
des lieux les plus misérables de Moscou, dont se souciait beaucoup
la grande-duchesse Elisabeth, était le marché Khitrov, dit la «
Khitrovka », qui avait la triste réputation d’être le
bas-fond de Moscou.
Dans
son livre Moscou et les Moscovites*, V. Guiliarovski écrit :
«
… Pendant des dizaines d’années, les horribles taudis de la
Khitrovka terrifièrent les Moscovites. Pendant des dizaines
d’années, la presse, la Douma, l’Administration, et même le
gouverneur général prirent vainement des mesures pour éliminer ce
repaire de brigands. »
Mais
en dépit de tous les efforts du gouvernement, la Khitrovka était
toujours là. Aucun philanthrope n’aurait osé y pénétrer pour
une quelconque action en faveur de ses habitants. Elizaveta
Féodorovna fut la première à y aller, accompagnée habituellement
d’une sœur du couvent, Varvara Iakovléva, ou de la jeune
princesse Maria Obolenski, qui n’avait alors que dix-huit ans. Dans
ses mémoires, le grand-duc Ernst de Hesse-Darmstadt écrit qu’Ella,
en compagnie d’une seule infirmière, se rendait dans les rues et
les gargotes les plus mal famées de la ville. La police la prévenait
régulièrement qu’elle n’était pas en mesure d’assurer sa
sécurité, mais Ella remerciait les policiers de leur sollicitude et
disait que sa vie n’était pas entre leurs mains, mais entre celles
de Dieu*.
(*) :
( Golo Mann, Erinnertes).
Ainsi
le décrivent E.M. Almedingen et V. Guiliarovski : le marché
Khitrov, situé dans un creux près de la rivière Iaouza, était une
vaste place entourée de vieilles maisons en pierres d’un ou deux
étages, où logeaient plusieurs milliers de personnes**.
(**) :
( D’après V. Guiliarovski, le nombre serait de dix mille. E.M.
Almedingen écrit dans son livre que le quartier de la Khitrovka
abritait plus de vingt mille familles).
Les
maisons, connues d’après le nom de leurs propriétaires,
Roumiantsev, Iarochtchenko, etc… servaient d’asiles de nuit.
Plusieurs rangées de lits de bois s’alignaient dans les dortoirs
séparés par de vieilles nattes de chanvre. Là, l’espace se
mesurait en archines***.
(***) :
( Archine : ancienne mesure russe de longueur égale à 0, 711
mètre).
Devant
ces baraquements s’entassaient des masures délabrées, séparées
par des ruelles étroites et sales, bordées de gargotes, d’échoppes
et avec un marché où les pauvres vendaient à des marchands rapiats
tout ce qu’ils pouvaient, y compris leurs vêtements qu’ils
ôtaient sur place et échangeaient contre des guenilles. On y
vendait de l’eau bouillante, du borchtch, du chou cuit avec des
saucisses douteuses, et différentes tourtes, dont certaines à la
viande pour ceux qui pouvaient se les offrir. Sans oublier la vodka
tord-boyaux, que tout le monde buvait, y compris les femmes. La place
était noyée de crasse, et l’atmosphère était tellement polluée
qu’il n’y passait pas le moindre souffle de vent. Situé dans un
creux et à proximité de la rivière, l’endroit baignait toujours
dans une brume de vapeurs imprégnées des odeurs du marché et de la
saleté. La Khitrovka ne possédait aucune installation sanitaire,
et toutes ces puanteurs stagnaient dans un air moite jamais purifié.
La
population de la Khitrovka se composait de mendiants, de vagabonds,
de voleurs à la tire et de cambrioleurs, de receleurs, d’évadés
et de criminels qui se cachaient des autorités. Les rapports de
police indiquent que c’était ici, à la Khitrovka, que l’on
retrouvait la plupart des bagnards évadés de Sibérie.
Les
enfants naissaient là, dans la rue, et peu survivaient. Mais cela ne
préoccupait guère quiconque. Si par chance un enfant subsistait,
son enfance et son avenir ne pouvaient être que terribles. La
plupart du temps, les bambins affamés et en pleurs étaient utilisés
pour mendier. Les adolescents devenaient, le plus souvent, des
délinquants. Un destin encore plus tragique attendait les petites
filles. Dès leur plus jeune âge, on les envoyait se prostituer dans
la rue.
Dans
son livre, V. Guiliarovski écrit : « Les nuits pouvaient
être terribles sur cette place où se mêlaient les chants des
ivrognes, les glapissements des filles battues, et les appels à
l’aide. Mais personne n’aurait osé venir en aide à qui que ce
fût : vous auriez été dépouillé de vos vêtements et de vos
chaussures et, en prime, battu pour vous être mêlé de ce qui ne
vous regardait pas. »
La
police n’était pas capable de maintenir l’ordre à la Khitrovka.
Les descentes des patrouilles de police étaient rarement couronnées
de succès, car les habitants de la Khitrovka avaient un système
très efficace pour disparaître le moment venu. E.M. Almedingen
écrit qu’il n’est pas à exclure que certains inspecteurs aient
été de mèche avec les chefs de bande de la Khitrovka, les
informant des projets de la police.
Elizaveta
Féodorovna n’espérait pas transformer à elle seule la Khitrovka.
Elle essayait surtout de sauver les enfants malheureux. Ses pieds,
qui naguère foulaient les moelleux tapis des palais et dansaient
gracieusement la mazurka et la polonaise, étaient à présent
chaussés de lourdes bottines et pataugeaient dans la boue des
ruelles. Les odeurs de saleté mêlées aux haleines avinées, les
haillons crasseux, l’argot, les visages ayant perdu toute apparence
humaine, ne lui faisaient pas peur et ne la faisaient pas fuir ni ne
la repoussaient. En chacun de ces miséreux elle voyait l’image de
Dieu et disait :
«
La ressemblance avec Dieu peut être parfois brouillée, mais elle ne
peut jamais disparaître »*.
(*) :
( E. M. Almedingen, An Unbroken Unity, p. 67).
Elizaveta
Féodorovna, infatigable, passait d’un taudis à l’autre,
rassemblant les orphelins, et essayant de persuader les parents de
lui confier l’éducation d eleurs enfants. Elle comprenait à peine
l’argot de la Khitrovka, mais grâce à sa connaissance des âmes
humaines et à sa manière d’aborder les gens, ses paroles
pénétraient dans les consciences et les cœurs, et souvent, émus
jusqu’aux larmes, les parents lui confiaient leurs enfants. Les
garçons étaient placés dans un foyer où, grâce à une bonne
nourriture et à une bonne éducation, ils se fortifiaient tant
physiquement que moralement. D’autres, tout en continuant de vivre
chez leurs parents, étaient soumis à une surveillance permanente et
à une rééducation. C’est avec un groupe de ces anciens
va-nu-pieds que fut créée l’Association des garçons de course de
Moscou. Les filles étaient placées dans des pensions ou des
orphelinats, où l’on s’occupait également de leur santé et de
leur développement spirituel.
Tout
le marché Khitrov connaissait et respectait la grande-duchesse.
Comme l’écrit E.M. Almedingen, il n’est jamais arrivé que la
grande-duchesse fût blessée ou humiliée par l’un des habitants
de la Khitrovka. On l’adorait, et on l’appelait soit « sœur
Elizaveta », soit « petite mère ».
Un
jour, la grande-duchesse, accompagnée par la trésorière du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, V. Gordiéïeff*, entra dans un de ces
taudis de la Khitrovka.
(*) :
( Cela fut rapporté par la mère supérieure du couvent de
Jérusalem, alors encore Valentina Tsvetkova).
Des
vagabonds jouaient aux cartes, attablés devant une bouteille de
vodka. Elizaveta Féodorovna s’adressa à l’un d’eux, qui
regardait dans le vide, la tête entre les mains : «
Brave homme… » Immédiatement fusèrent des « Il n’est
pas brave du tout ! C’est le dernier des voleurs et des
vauriens… ». Mais la grande-duchesse, sans prêter attention
à ces propos, le pria de porter son sac très lourd, plein d’argent
et de dons pour les pauvres, à son couvent. Le vagabond, se levant
d’un bond, répondit avec un grand respect qu’il y allait
sur-le-champ. Tout le monde protesta et tenta de dissuader la
grande-duchesse, mais celle-ci resta inflexible, remit son fardeau à
l’homme, et prit doucement le chemin du couvent. Quand elle y
arriva, on lui dit qu’un inconnu avait apporté un sac. L’homme,
qui attendait, pria qu’on vérifie le contenu du sac, puis il
demanda à la grande-duchesse de travailler au couvent. Il fut engagé
comme aide-jardinier et, dès lors, devint exemplaire. La vie
d’Elizaveta Féodorovna foisonne d’exemples de guérison d’âmes
humaines déchues, et nombreux sont ceux qui lui doivent leur salut.
La
grande-duchesse préparait minutieusement les sœurs du couvent.
Aidée du père Mitrophane Srébianski, elle leur inculquait non
seulement des connaissances médicales, mais également la manière
de remettre dans le droit chemin les êtres dans la déchéance. Dès
1913, toutes les religieuses du couvent se mirent à fréquenter le
marché Khitrov et commencèrent à prodiguer des soins sur place. Le
travail des sœurs est décrit aux pages 31 et 32 de l’opuscule Le
Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie :
«
Quand on visite les pauvres, il faut parfois leur prodiguer des soins
immédiats. Or, il est extrêmement difficile de soigner des malades
gravement atteints dormant sur des grabats dans des refuges, voire
impossible ; il faut leur trouver un hôpital quand la clinique
du couvent est pleine. Il faut aussi souvent chercher des places pour
les enfants dans les orphelinats ou trouver du travail aux chômeurs.
Parfois, c’est une aide pécuniaire qu’il faut apporter :
payer une couchette, verser un acompte pour une machine à coudre,
payer à des jeunes filles leurs divers cours, acheter des billets de
train pour les personnes décidées à rentrer chez elles, etc… et
aussi distribuer aux enfants des vêtements chauds et autres.
Mais
la tâche la plus importante des sœurs était leur action morale et
spirituelle. Les miséreux, vivant dans de vrais trous à rats,
avaient plus que d’autres besoin d’une aide spirituelle. Une
belle et chaleureuse parole, dite avec amour, réconforte et donne la
force de continuer une vie de labeur et de douleur dans l’espoir de
la clémence divine… »
La
grande-duchesse avait créé au sein du couvent un orphelinat pour
filles. En 1913, il comptait dix-huit orphelines que l’on préparait
à devenir sœurs du couvent. Cependant, si certaines d’entre elles
n’avaient pas la vocation, l’éducation et la bonne préparation
médicale qui leur étaient données leur assuraient un digne avenir.
***
Quand
je me suis rendue à Moscou en 1990, j’ai fait la connaissance de
Paraskiéva Tikhonovna Korine, la veuve du peintre P. D. Korine. Elle
m’a raconté beaucoup de choses intéressantes sur son enfance.
Paraskiéva Korine, née Pétrova, était d’origine tchouvache.
Très jeune, elle perdit ses parents et fut mise sous la tutelle de
ses proches. Après avoir terminé l’école primaire paroissiale,
Pacha, âgée de onze ans, fut placée dans un pensionnat. A cette
époque, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna venait d’arriver
dans la province de Perm. Elle émit le souhait d’emmener trois
petites filles de cette région pour les élever dans son couvent.
Suite à la recommandation de l’évêque local Nathaniel, Pacha fut
incluse dans le nombre. Sa première rencontre avec la
grande-duchesse eut lieu à Moscou, lors de la fête de Noël
organisée par Elizaveta Féodorovna pour les orphelins. Ce jour-là,
la grande-duchesse s’approcha d’elle et lui demanda : «
Quel jouet du sapin veux-tu ? » Pacha demanda la clochette
qui se trouvait pratiquement au faîte du sapin. Alors Elizaveta
Féodorovna demanda qu’on apporte une échelle pour attraper le
jouet. Cela fut fait, et la petite fille reçut sa clochette.
Quand
l’empereur Nicolas II se rendit à Moscou pour assister à la
célébration des reliques et à la glorification du saint patriarche
Hermogène, les élèves du couvent Saintes-Marthe-et-Marie furent,
sur ordre d’Elizaveta Féodorovna, amenées au palais et installées
au balcon afin qu’elles puissent bien voir la cérémonie. Après
le Te Deum, l’empereur Nicolas II passa dans la chapelle du
Seigneur, puis se rendit au couvent. On lui présenta une nouvelle
sœur, âgée de dix-sept ans. Il la prit dans ses bras et
l’embrassa. Puis, il entra dans le réfectoire où il fut
immédiatement entouré par toutes les fillettes de l’orphelinat.
Elles lui dirent : « Nous avons une nouvelle élève, une
Tchouvache ! » L’empereur appela Pacha et lui demanda
affectueusement : « Tu t’habitues ? Tu ne
t’ennuies pas ? Dis-moi quelque chose en tchouvache. »
La petite fille lui répondit qu’elle allait lui dire une prière
en tchouvache, le Notre Père. L’empereur se pencha et l’écouta,
puis il lui caressa la tête. A ce moment-là, Pacha pensa : «
Il ne ressemble même pas à un empereur ; Il est si tendre et
gentil. »
Après
la fin de ses études au couvent, Pacha prit des cours de
pharmacologie, puis travailla dans la pharmacie du couvent. Elle
voyait la grande-duchesse tous les jours. Elizaveta Féodorovna
n’oubliait pas ses pupilles et leur distribuait fréquemment des
friandises. L’été, elle envoyait les jeunes filles se reposer
dans les propriétés du prince Ioussoupov ou du prince Apraxine.
***
La
grande-duchesse s’occupait aussi d’élever le niveau
d’instruction, en particulier chez les femmes. Elle créa au sein
du couvent une école du dimanche pour les femmes et jeunes filles
ouvrières à l’usine, quasiment illettrées. Les cours, donnés le
dimanche par les sœurs, sous la direction du père Evguéni
Sinadski, étaient suivis d’une collation, de cours de chant ou
d’ombres chinoises sur des thèmes spirituels. Les femmes allaient
ensuite chanter des psaumes à l’église. En 1913, on comptait
soixante-quinze élèves. La bibliothèque du couvent possédait
près de deux mille volumes, prêtés gracieusement. Le nombre
d’abonnés extérieurs au couvent était d’une bonne centaine.
L’établissement abritait aussi une cantine pour les pauvres, où
l’on servait quotidiennement plus de trois cents repas,
principalement aux mères de familles nombreuses et aux journalières.
Les femmes rapportaient chez elles des repas chauds pour nourrir
leurs enfants. Les bienfaiteurs du couvent faisaient souvent préparer
pour les pauvres des repas à la mémoire de leurs chers défunts,
dont les noms étaient évoqués ce jour-là dans l’église locale.
Pour la seule année 1913 furent distribués 139 443 repas.
Elizaveta
Féodorovna songeait même à construire, avec le temps, une annexe
du couvent en dehors de la ville. Outre le couvent, la mère
supérieure et les sœurs géraient aussi d’autres œuvres de
bienfaisance. L’une de ces institutions était un immeuble avec des
logements pour les jeunes ouvrières et les étudiants désargentés.
Dans l’opuscule Le Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie, l’on
peut lire (p. 42) :
«
Ces dernières (les ouvrières) meurent souvent en raison de leurs
mauvaises conditions de vie. Cette maison réserve quelques places
pour les étudiantes pauvres qui, elles aussi, meurent fréquemment
de faim et de maladies. Une sœur du couvent y loge en permanence ;
on peut également y trouver une bibliothèque de deux cents livres
et, toutes les semaines, le confesseur du couvent s’y rend pour
dire un Te Deum ou animer une causerie. Avec l’aide de Dieu, et si
de braves gens répondent à son appel, le couvent de la
Miséricorde-Marthe-et-Marie rêve de construire sur ses propres
terres une grande maison divisée en appartements bon marché, où,
pour un loyer modique, ces jeunes travailleuses pourront avoir un
toit et une bonne table. Ce serait incontestablement très utile non
seulement pour la santé de cette jeunesse, mais leur apporterait
également une aide morale. Dans cette maison, il y aurait un
auditorium où pourraient avoir lieu des causeries ; le reste du
temps, les locataires auraient à leur disposition de saines
lectures, et pourraient, avec l’aide des sœurs, profiter
pleinement de leurs heures de repos. »
La
grande-duchesse Elisabeth avait aussi organisé, hors de l’enceinte
du couvent, une maison pour les tuberculeuses. Cette institution
exista trois ans, puis fut fermée au moment où l’Etat ouvrit un
certain nombre de sanatoriums. Elizaveta Féodorovna était
particulièrement attachée à la maison pour tuberculeuses. C’était
une sorte de maison-hôpital, entourée d’un merveilleux jardin. On
y logeait les tuberculeuses pauvres. Il n’était pas rare d’y
trouver des domestiques qui, ayant attrapé la tuberculose, avaient
été licenciées et étaient donc vouées à une mort certaine dans
une terrible pauvreté. Là, elles reprenaient espoir. Elles
serraient dans leurs bras et embrassaient la grande-duchesse par
reconnaissance, sans penser qu’en faisant cela, elles risquaient de
lui transmettre leur maladie. Elizaveta Féodorovna ne tentait pas de
se soustraire à ces étreintes, car elle ne voulait pas blesser les
malades. Il était fréquent qu’une mère tuberculeuse mourante
confie ses enfants à la grande-duchesse. Elle s’éteignait
sereinement, sachant que la grande-duchesse s’occuperait d’eux.
Elizaveta
Féodorovna avait aussi organisé l’ « Obole aux
enfants », un cercle d’enfants et d’adultes qui se
réunissaient tous les dimanches au palais Nikolaïevski pour
travailler au bénéfice des enfants pauvres. Les membres de ce
cercle pouvaient, s’ils le désiraient, emporter du travail à
faire chez eux. Au cours de l’année 1913, plus de mille huit cents
enfants furent ainsi habillés : les chaussures étaient
achetées grâce aux dons en espèces, les tissus étaient offerts,
les vêtements cousus par les membres du cercle ; quant aux
manteaux, ils étaient commandés à des femmes nécessiteuses et
sans travail. Les vêtements étaient distribués à des familles
pauvres.
La
grande-duchesse organisait aussi des causeries populaires. Tous les
dimanches d’hiver se tenaient, après les vêpres, à l’église
de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu, des causeries suivies de
prières chantées en commun. Les archevêques, les évêques et
autres dignitaires du diocèse de Moscou venaient au couvent pour
animer ces causeries. Très populaires, elles attiraient des gens de
toutes conditions qui, arrivées bien avant l’heure, attendaient
devant les grilles que s’ouvrent les portes de l’église.
Quatorzième chapitre
L’écrivain
anglais Stephen Graham, qui assista à un office au couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, décrit ses impressions dans son livre Le
Chemin de Marthe et Marie * :
(*) :
( Stephen Graham, The way of Martha and the Way of Mary, London,
Macmillan and Co, Ldt, St Martin’s St, 1916, p. 161-167 ( publié
avec l’autorisation de l’éditeur Macmillan, London et
Basing-stoke).).
“ Un
Dimanche, je suis allé au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, situé
sur la Bolchaïa Ordynka, sur l’autre rive de la Moskova. C’est
une magnifique institution de la nouvelle Russie, qui pourtant fait
encore partie de la vieille Russie ; une jeune pousse aux
feuilles translucides, apparue sur l’arbre séculaire de l’Eglise
russe… C’est une nouvelle institution : elle est dirigée
par des jeunes et a une nouvelle vie, de nouveaux intérêts, de
nouveaux idéaux. C’est un couvent dont la mère supérieure n’est
autre que la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, la veuve du
grand-duc Sergueï dont l’assassinat avait été organisé par
Azev… agent provocateur du temps de la révolution. Les restes du
grand-duc furent enterrés près de la tombe de saint Alexis, et
c’est là qu’den priant, la veuve éplorée décida de consacrer
sa vie et sa fortune à Dieu. La séduisante sœur de l’impératrice
quitta son défunt et sa solitude pour prendre le chemin d’une vie
d’abnégation. Elle fut consacrée et prononça ses vœux.
Ce
couvent rassemble les idéaux de Marthe et de Marie. Chaque sœur se
consacre « à Dieu et à son prochain ». Elle reste
assise aux pieds du Seigneur comme Marie et s’occupe de nombreuses
tâches comme Marthe. Leur religion est la religion des bonnes
œuvres. Elles visitent, habillent, réconfortent et soignent les
pauvres, et tout cela fait des miracles. Des fleurs apparaissent là
où elles passent…
Que
c’est agréable d’être là, debout sur les dalles de la grande
église, entouré d’une cinquantaine ou soixantaine de jeunes
filles vêtues de blanc, qui se sont toutes consacrées à une seule
et même idée et qui louent le merveilleux Créateur, notre
Seigneur.
J’étais
venu dans l’église pour l’office, mais je voulais également
satisfaire mon désir de voir les fresques et le panneau mural de
Nestérov. Ce grand peintre a décoré l’iconostase, l’abside et
les côtés de l’église, et deux ou trois de ses merveilleuses
icônes recouvrent les murs. On peut y voir également un immense
tableau de la largeur de l’église représentant la Sainte Russie à
l’orée d’un bois de bouleaux avec ses plaines, la courbure de
ses vallons et collines et l’horizon se perdant au loin. Au premier
plan, une herbe épaisse d’un vert éclatant avec des pois de
senteur écarlates et des acacias jaunes, une clairière dans la
forêt avec, des deux côtés, d’élégants bouleaux argentés et
de jeunes pins fraîchement plantés. Dans la clairière, dans toute
sa ferveur, le « pauvre peuple » à genoux, fixant
quelque chose en priant et pleurant. Au milieu des bouleaux, le
Christ auréolé de lumière accueille tous ceux qui viennent à lui.
Le paysan russe croit que Jésus marche sur ses chemins :
« Le
Tsar Céleste est venu bénir notre matouchka (petite mère) la
Russie et parcourt notre pays ».
Et
il a raison d’y croire. Cette simple pensée donne un sens à
l’expression « Sainte Russie ». La plus belle des
icônes de l’église est celle de Marthe et Marie, « Le
Maître est là et Il t’appelle », icône devant laquelle se
tient une sœur tout de blanc vêtue, telle une statue… Un prêtre
grand et fort, avec de longs cheveux, calme et concentré, célèbre
la liturgie. C’est le père Mitrophane.
… Une
vingtaine de sœurs en voiles noirs et avec des coiffes noires
chantent dans le chœur. Une autre se trouve à l’entrée et vend
des cierges. Un groupe de sœurs, des visiteurs bien vêtus, des
paysans, des ouvriers et des mendiants se sont regroupés dans cette
grande église pleine de lumière… C’est agréable de se trouver
là : l’air est doux, on sent par moments le parfum des fleurs
et puis la présence de ces jeunes femmes totalement vouées à Dieu…
Soixante
sœurs, toutes en blanc, se couchent sur le sol de l’église tel un
déferlement de toile blanche, pendant que le chœur vêtu de noir
chante doucement, tristement, sublimement…
Au
milieu de la messe, les orphelins du couvent entrent dans l’église :
vingt-quatre petits garçons vêtus de chemises vertes et autant de
petites filles en robes bleues et tabliers gris. Ils se tiennent
debout au milieu de l’église, ils sont si petits…
Le
père Mitrophane sort pour lire son homélie, et nous nous
rapprochons de l’autel pour mieux l’entendre. Il nous domine et
ressemble à un berger au milieu de son troupeau. Le doux prêche se
fait entendre… Il possède une voix typiquement orthodoxe. En
Russie, les offices sont dits avec une modulation particulière de la
voix. Cela se transmet aux ouailles et donne souvent à la
personnalité de l’homme ou de la femme une finesse particulière,
une sorte de touche byzantine…
Amen !
Nous faisons notre signe de croix, l’homélie est achevée. La
foule s’éloigne de l’autel et remplit à nouveau les parties
plus froides de l’église, le chœur vêtu de noir reprend son doux
chant pour la fin de la liturgie. Les soixante sœurs tombent de
nouveau à terre. Les ouailles se signent devant l’autel et
sortent. Chacun prend une parcelle de prosphore et l’office est
terminé. Les orphelins sortent de l’église en rang. Nous sortons
tous.
Il
est bon d’être avec les sœurs pendant la prière… Cela me
ramène en arrière, ce fameux matin dans cette immense église
londonienne quand, arrivé en retard, on m’amena en haut et que
l’on m’installa juste sous l’icône de la vierge Marie où se
trouvaient des bouquets de lys. J’eus alors le sentiment, et je
l’ai toujours, que toutes ces fleurs avaient été aux pieds de la
Vierge Marie. »
***
Le
père Mitrophane Srébrianski, doyen de l’église de la
Protection-de-la-Mère-de-Dieu du couvent Saintes-Marthe-et-Marie,
occupa ce poste plus de dix ans. Né en 1871 au village de
Tresviatsk, province de Voronej, il termina le séminaire, mais
n’entra pas tout de suite dans les ordres. Il continua ses études
à l’Institut vétérinaire de Varsovie. C’est là qu’il
rencontra sa future femme Olga, elle aussi enfant de prêtre. Le père
Mitrophane fut en 1893 consacré diacre, puis prêtre. Il fut nommé
doyen de l’église de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu à Orel,
rattachée au régiment de dragons Tchernigovski, dont la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna était la patronne. Là, le
père Mitrophane acquit une réputation de prédicateur, de mentor et
de consolateur des âmes en peine. Le père fit construire à Orel
une nouvelle église avec une bibliothèque et une école. Il reçut
en récompense de ses actions et de ses exploits spirituels une croix
pectorale en or.
La
guerre russo-japonaise débuta en 1904 et le prêtre partit sur le
front avec son régiment. Il y organisa des églises de campagne,
célébrait des liturgies, réconfortait les blessés, accompagnait
les mourants. Le père Mitrophane et son régiment participèrent aux
batailles de Liaoyang et de Moukden, où sa force spirituelle et sa
bravoure lui acquirent le respect et l’amour de tous les
militaires. En 1906, le prêtre revint à Orel, où il fut décoré
de la croix pectorale de Saint-Georges et élevé au rang
d’archiprêtre. Cette même année fut publié son journal écrit
pendant la guerre, sous le nom de Journal du prêtre d’un régiment
qui servit en Extrême-Orient pendant toute la guerre
russo-japonaise. La grande-duchesse le lut et souhaita connaître
l’auteur. La rencontre eut lieu, à la suite de quoi la
grande-duchesse et le père Mitrophane élaborèrent ensemble le
projet de règle de l’ordre. La grande-duchesse invita plus tard le
père Mitrophane à déménager d’Orel à Moscou pour devenir le
confesseur de son couvent. Dans un premier temps, le prêtre accepta,
puis il changea d’avis. Il avait trop de mal à se séparer de ses
ouailles ; aussi décida-t-il d’envoyer un télégramme de
refus à Elizaveta Féodorovna. Il se passa alors quelque chose
d’extraordinaire : les doigts de la main du père Mitrophane
devinrent gourds et il perdit totalement l’usage de sa main. Le
père eut peur de ne plus pouvoir assurer la liturgie et il se mit à
prier Dieu en promettant d’aller à Moscou servir dans le couvent
Saintes-Marthe-et-Marie. Environ deux heures après ce serment, il
recouvra l’usage de sa main. Quelques mois passèrent, et la main
du père recommença à s’engourdir, et il en perdit à nouveau
l’usage. Le prêtre sut alors qu’il avait mis Dieu en colère ;
il tomba à genoux devant l’icône miraculeuse de la Vierge de
Kazan et la supplia en pleurant de le guérir ; et quand il posa
sa main malade sur l’icône en promettant qu’il partirait
sur-le-champ pour Moscou, il put à nouveau remuer sa main. Le père
Mitrophane informa immédiatement Elizaveta Féodorovna de son
arrivée. Son départ d’Orel fut très difficile. Des milliers de
personnes envahirent le quai et les voies ferrées, refusant de se
séparer de leur bien-aimé vicaire. Les gens pleuraient et se
lamentaient ; le train se mit finalement en route avec beaucoup
de retard, emmenant le père Mitrophane.
Le
métropolite de Moscou, le futur martyr Vladimir, nomma le père
Mitrophane doyen de l’église de la Protection-de-la-Mère de Dieu
du couvent Saintes-Marthe-et-Marie. La grande-duchesse écrivit à
l’empereur :
«
Le père Mitrophane est une véritable bénédiction divine car c’est
lui qui a posé les indispensables fondements… Il me confesse, il
me nourrit spirituellement, il m’apporte une aide précieuse et
donne à tous l’exemple d’une vie pure et simple ; il est si
humble et simple dans son amour illimité de Dieu et de l’Eglise
orthodoxe… »*
(*) :
( A. Trofimov, Sviataïa Prepodobnomoutchenitsa Elizaveta,
hagiographie, acathiste, Izdatelstvo Rousski Khronograf, Moscou, p.
21).
Le
père Mitrophane travaillait avec ardeur au couvent. Il était le
principal assistant de la mère supérieure et, quand les
bolchéviques arrêtèrent Elizaveta Féodorovna, c’est à lui et à
la trésorière V. Gordiéïeff qu’elle confia son établissement.
En l’absence de la mère supérieure, le couvent semblait vide ;
aussi le père Mitrophane essayait-il par tous les moyens de le
maintenir en état. En mars 1919, le père Mitrophane fêta ses
vingt-cinq années de service ecclésiastique. Ses paroissiens lui
adressèrent une lettre de félicitations dans laquelle ils
exprimaient leur amour et leur reconnaissance infinie. Le patriarche
Tykhone, qui connaissait le labeur du père Mitrophane et qui savait
que, n’ayant pas eu d’enfants, celui-ci vivait désormais dans la
chasteté, lui fit prendre l’habit de moine sous le prénom de
Sergueï en l’honneur de saint Serge de Radonège et le nomma
archiprêtre. Quant à mère Olga, sa femme, elle prit le voile sous
le prénom d’Elizaveta.
En
1922, quand le pouvoir soviétique entreprit de confisquer les biens
de l’Eglise, le père Sergueï lut en chaire une missive du
patriarche Tykhone contre les actes sacrilèges perpétrés par les
communistes, à la suite de quoi il fut arrêté et resta en prison
cinq mois avant que ne soit prononcée une sentence.
Il
y avait, à cette époque, des arrestations massives de prêtres, et
nombre d’entre eux furent fusillés. En 1925, le père Sergueï fut
libéré et il revint au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, mais pour
peu de temps. Cette même année, les autorités fermèrent
l’établissement et envoyèrent toutes les sœurs dans de lointains
villages. Le père Sergueï fut de nouveau arrêté et enfermé dans
la prison de Boutyrskaïa.
L’archiprêtre
Sergueï passa de nombreuses années en prison et en exil. Il fut
même condamné à être fusillé. IL raconta, par la suite, comment
il passa la nuit précédant l’exécution. Quelques heures avant
l’heure fatidique, la peine de mort fut commuée en exil. Son
ancienne épouse, la moniale Elizaveta, mena de longues tractations
pour faire libérer l’archiprêtre. Elle obtint gain de cause, et
il fut envoyé en 1927 au village de Vladytchnia, où il officia à
l’église de la protection-de-la-Mère de Dieu. Sa renommée de
grande piété et d’excellent prédicateur s’étendit à toute la
contrée, ce qui lui valut d’être accusé plus tard de propagande
antisoviétique. En Union soviétique, la simple signature des
toutes-puissantes « troïkas » de l’OGPU* décidait du
sort des personnes arrêtées : qui irait au Goulag, qui serait
fusillé.
(*) :
( OGPU : Section de la direction générale politique, organe de
répression de l’époque, prédécesseur du NKVD, futur KGB
(NdT).).
C’est
une telle « troïka » qui, en 1930, condamna
l’archiprêtre Sergueï à cinq années d’exil dans le Grand
Nord. Il avait alors soixante ans et, après ses nombreux exils et
séjours en prison, avait le cœur malade. Au prix d’énormes
difficultés, sa fidèle compagne réussit à le rejoindre dans le
grand Nord.
Travaillant
en exil comme forestier, l’archiprêtre Sergueï était épuisé
par sa besogne harassante et ses terribles conditions de vie. Il fut
libéré au bout de deux ans et alla s’installer dans une vieille
isba du village de Vladytchnia. L’église de la
Protection-de-la-Mère-de-Dieu ayant été fermée par les
bolchéviques, le père Sergueï allait prier dans l’église du
village voisin, ce qui déplut aux autorités soviétiques, qui lui
interdirent de prier dans une église. Le père fut ainsi contraint
de ne rendre ses grâces qu’à la maison. Peu après, sœur
Elizavéta fut frappée de paralysie, et le père Sergueï lui
consacra tout son temps. Vers la fin de sa vie, le père développa
un don de divination et de guérison, et les gens venaient de partout
chercher conseil ou réconfort auprès de lui. Tout le monde se
rassemblait dans l’humble masure du père, où il n’y avait même
pas l’électricité, pour prier à la lumière des bougies et
écouter ses homélies. L’archiprêtre Sergueï mourut d’une
pneumonie la veille de la fête de l’Annonciation, le 5 avril 1948,
et fut enterré, en présence d’une multitude de fidèles, au
cimetière de Vladytechnia. En 2001, l’Eglise orthodoxe russe
canonisa le père Sergueï, ses reliques furent transportées à Tver
et une église fut construite à sa mémoire au village de
Vladytchnia.
***
Bien
que menant elle-même une stricte vie d’ascète, la grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna n’exigeait pas la même chose de ses sœurs.
Elle faisait au contraire en sorte qu’elles soient bien nourries,
qu’elles dorment suffisamment, et leur donnait tous les ans des
congés. Pendant ces périodes de repos, les religieuses allaient
soit faire une retraite dans un autre couvent, soit à la campagne
d’où, après avoir recouvré leurs forces et s’être reposées
de leurs soucis quotidiens, elles revenaient au couvent reprendre
avec une nouvelle vigueur leur travail charitable. Si certaines sœurs
n’avaient pas les moyens de partir se reposer, la grande-duchesse
utilisait ses relations et les envoyait dans les villas de ses amis.
Dès
qu’elle s’installa dans son couvent, Elizaveta Féodorovna ne mit
pratiquement plus les pieds à Saint-Pétersbourg, où elle ne se
rendait que lorsque sa présence était indispensable. Elle aimait
toujours autant sa sœur l’impératrice et l’empereur, mais ses
intérêts étaient désormais bien loin de ceux de la cour. Ses
seuls lieux de prédilection étaient les lointains monastères où
elle pouvait s’adonner entièrement à la prière. Cependant, il ne
lui était pas facile de voyager incognito en Russie. Lors de ses
déplacements les gens se précipitaient avec enthousiasme pour
l’accueillir et la suivre. Elle était déjà très aimée, et
considérée dans toute la Russie comme une sainte. En raison de sa
vénération pour saint Séraphim de Sarov, la grande-duchesse allait
souvent à Sarov se recueillir devant la châsse du saint.
Accompagnée de deux ou trois sœurs de son couvent, elle se rendait
de la gare à l’ermitage de Sarov en simple charrette de paysan. Le
voyage durait près de six heures, mais Elizaveta Féodorovna le
supportait très bien et, à peine arrivée, se précipitait
joyeusement dans l’église où reposaient les reliques de saint
Séraphim.
Elizaveta
Féodorovna était très proche de la supérieure du couvent
moscovite de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu, la mère Tamar*.
(*) :
( La mère supérieure Tamar (1896-1936), dans le monde la princesse
géorgienne Tamara Alexandrovna Mardzhanishvili. Mère Tamar,
souvenirs de la moniale Séraphima, R.B.R. INc. New York, N.Y.,
U.S.A.)
Quand
elle apprit que cette dernière avait une icône miraculeuse de saint
Séraphim de Sarov**, elle la lui demanda pour l’héritier du trône
imparial.
(**) :
( Cette icône avait été ramenée de Sarov après la glorification
de saint Séraphim).
Dès
lors, cette icône ne quitta plus le chevet de l’enfant.
Elizaveta
Féodorovna allait à Pskov, à la Laure des Grottes de Kiev, à
l’ermitage d’Optina, au monastère de Solovetski. Elle
fréquentait également les petits monastères dans des coins
perdus, peuplés principalement de Maris et d’Oudmourtes. La
grande-duchesse était également présente à toutes les grandes
fêtes liées à la consécration de saintes reliques, comme celles
de saint Séraphim de Sarov ou celles de saint Jean, métropolite de
Tobolsk. La nuit, en catimini, la grande-duchesse soignait les
pèlerins malades venus demander leur guérison aux nouveaux saints.
Elizaveta
Féodorovna avait un immense respect pour l’archiprêtre Gavriil,
starets de l’ermitage de Spasso-Eléazar*, aux environs de Pskov.
(*) :
( Archiprêtre Siméon, Skhriarkhimandrit Gavriil starets
Spasso-Eleazarovskoï pustyn’, Saint Job Pochaev Press, Holy
Trinity Monastery, Jordanville, New York, U.S.A., 1964).
Elle
l’avait rencontré au monastère des Sept Lacs, près de Kazan, où
elle venait tous les ans avec sœur Varvara Iakovleva. Elle assistait
à tous les offices et mangeait à la table monacale. Quand, à
quatre heures, on servait le thé chez le supérieur, Elizaveta
Féodorovna s’y rendait et participait aux causeries spirituelles.
Les étudiants du séminaire de Kazan assistaient souvent à ces
réunions. Le rapprochement spirituel entre la grande-duchesse et
l’archiprêtre ascète Gavriil se fit quand le starets fut muté à
l’ermitage de Spasso-Eléazar. Elizaveta Féodorovna prit une part
très active à la construction d’une chapelle près de la cellule
du starets Gavriil. Elle offrit non seulement une importante somme
d’argent pour sa construction, mais elle y envoya des candélabres,
des voiles pour couvrir l’autel ainsi que des vêtements
sacerdotaux pour le starets Gavriil. Les icônes de l’iconostase
furent réalisées selon ses désirs et sous sa direction. Le starets
Gavriil fut si touché par l’attention que lui portait la
grande-duchesse qu’il se rendit au couvent Saintes-Marthe-et-Marie
pour la remercier en personne. C’est à ce moment que se créa leur
attachement spirituel. Elizaveta Féodorovna se rendait souvent à
l’ermitage de Spasso-Eléazar, et le père Gavriil, sur sa demande,
venait se soigner au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, où il prêchait
aux sœurs. Dans l’une de ses lettres à son frère Ernst,
retrouvée dans les archives de Darmstadt, Elizaveta Féodorovna
écrit :
1911
« Cher
Erni !
Je
me repose un peu dans un petit monastère situé dans une forêt près
de Pskov, là où habite notre cher starets Gavriil*, mais je t’en
avais déjà parlé avant de partir pour les moanstères de Novgorod
et de Pskov. Quelle richesse ! Que c’est magnifique ! Mes
chères sœurs et toi devez venir voir tout cela de vos propres yeux.
Maintenant, puisque je suis en pèlerinage, je suis pratiquement tout
le temps à l’église, mais nous pouvons pour toi aller aussi à un
lac magnifique et aux rivières que l’on trouve ici un peu
partout… »
Quand
l’archiprêtre mourut (pendant la Première Guerre mondiale),
Elizaveta Féodorovna, accompagnée de quelques sœurs de son
couvent, alla à son enterrement et pria avec ferveur pour l’âme
du défunt. La grande-duchesse respectait profondément les
ecclésiastiques, et elle apportait une place si grande au divin que
cela se ressentait dans toutes ses actions. Même les cartes de vœux
qu’elle adressait à ses proches pour Pâques, Noël, ou aux
anniversaires, étaient presque toujours empreintes d’un caractère
religieux. Certaines de ces cartes adressées à ses sœurs et à son
frère sont conservées dans les archives de la ville de Darmstadt.
Des cartes de Noël représentant la Sainte Vierge et l’Enfant-Jésus,
des vues d’églises russes telles la cathédrale Sainte-Sophie de
Novgorod et celle de Kiev, des vues du monastère de Solovetski et
une carte postale du jeudi saint, des cartes de l’ancienne Moscou.
Ces courtes correspondances, reflets de ses pensées et de ses
désirs, témoignent des émotions de son cœur aimant. Son
aspiration à la vie spirituelle était si profonde qu’elle
envisageait de finir sa vie dans un monastère perdu quelque part en
Russie et de remettre la direction de son couvent à sa nièce, la
grande-duchesse Maria Pavlovna.
Elizaveta
Féodorovna avait hérité de son mari la présidence de la Société
impériale de Palestine et elle continua de s’y intéresser malgré
le nombre de ses occupations, se mit au courant de tous ses rouages
et la dirigea d’une main de maître. Elle s’intéressait plus
particulièrement aux pèlerins russes qui se rendaient en Terre
sainte. L’auteur anglais Stephen Graham, qui prit part à un
pèlerinage de chrétiens russes en Terre sainte, écrit :
« …
Elle était la protectrice des pèlerins russes se rendant à
Jérusalem. Des sociétés créées par elles couvraient le coût
des billets de bateau des pèlerins se rendant d’Odessa à Jaffa.
Elle avait également fait construire un immense hôtel à Jérusalem.
Ses activités dans le domaine des pèlerinages étaient très
diverses… »*
(*) :
( Stephen Graham, Part of the wonderful scene, an autobiography,
Collins, St. James’s Place, London, 1964, p. 230-231).
Elizaveta
Féodorovna souhaitait ardemment se joindre aux pèlerins, mais elle
ne pouvait pas s’éloigner trop longtemps de son couvent. Son seul
voyage hors de Russie en tant que mère supérieure fut pour aller en
Angleterre visiter un certain nombre d’institutions de bienfaisance
considérées comme les meilleures d’Europe, et s’en inspirer
pour son couvent. Elle avait aussi le projet d’établir une
paroisse orthodoxe russe en Italie, dans la ville de Bari, où se
trouvent les reliques de saint Nicolas de Myre. Elle avait dans son
salon une maquette destinée à Bari dont les plans avaient été
exécutés par le célèbre architecte A.V. Chtchoussev.
L’archiprêtre Jean Vostorgov, prédicateur et missionnaire renommé
en Russie, réalisa en 1911 le rêve de la grande-duchesse. Il partit
pour Bari et y acheta un grand terrain au nom de la Société
impériale de Palestine pour y construire une église et créer une
paroisse russe. En 1911, dans une lettre adressée au tsar, la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna parle de la construction de
l’église de Bari :
«
Cher Nikki !
Je
t’envoie mon rapport consacré à un sujet très important, la
construction à Bari d’une église russe et d’un hospice. Je suis
bien sûr convaincue que la seule personne que saint Nicolas eût
aimé voir à la tête de cette œuvre si bénéfique, qui a été
entreprise en son honneur et pour le bien du peuple qui le vénère
plus que tous les autres, c’est bien toi, notre empereur… Le
terrain a déjà été acheté au nom d’un particulier*.
(*) :
( Archiprêtre Jean Vostorgov (NdA).)
L’endroit
est très bien, pas loin de la gare, en pleine oliveraie et le
tramway qui circule arrive jusqu’à la basilique même. Un lieu
magnifique et très peu cher. Et le terrain est même orienté à
l’est.
Que
saint Nicolas bénisse cette entreprise. J’aurais bien sûr aimé
que tu prennes part à cette action très émouvante pour qu’elle
devienne comme une chaîne invisible qui te lie à ton peuple, comme
une éclaircie dans le ciel de ton règne, pour te consoler de tous
les malheurs que tu dois affronter. »
Elizaveta
Féodorovna révérait profondément saint Nicolas, que toute la
Russie adorait. En juin 1910, elle se rendit au village de Bériozovka
dans le diocèse d’Oufimsk pour s’incliner devant l’icône de
saint Nicolas. Cette icône avait été trouvée au temps d’Ivan le
Terrible par des marchands parmi des branches de bouleaux sur les
berges du fleuve Kama. Une église fut construite à cet endroit en
l’honneur du saint et le bourg prit le nom de Nikolo-Bériozovka.
L’icône acquit la réputation d’être miraculeuse. Elizaveta
Féodorovna passa quatre jours dans ce coin perdu. Elle y pria, et le
jour de la célébration de l’icône de Notre-Dame de Kazan
participa à la procession en tenant dans ses mains l’icône de
saint Nicolas. Plus tard, elle écrivit à monseigneur Nathaniel du
diocèse d’Oufimsk pour lui dire combien elle avait été heureuse
de tenir dans ses mains la célèbre icône de saint Nicolas,
protecteur céleste de Bériozovka.
La
pose de la première pierre de l’église en l’honneur de saint
Nicolas à Bari fut une immense joie pour la grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna. Cette célébration eut lieu le 22 mai 1913,
jour de la fête du transfert des reliques de saint Nicolas, devant
une foule énorme et les représentants des pays étrangers se
trouvant à Bari. L’église basse fut terminée et consacrée un an
après, ainsi qu’une hôtellerie pour les pèlerins de passage.
Mais au début de la Première Guerre mondiale, les travaux durent
être interrompus.
***
En
1911 eut lieu la glorification solennelle d’Hermogène, patriarche
de toutes les Russies, torturé jadis à Moscou par les Polonais
pendant l’Interrègne. Au cours de cette terrible période, le
patriarche Hermogène fut de fait l’un des principaux sauveurs de
la Russie. Il prononça des homélies enflammées et adressa des
missives aux quatre coins de la Russie, incitant le peuple et les
milices à s’élever contre l’envahisseur polonais, et à libérer
Moscou et la Sainte Russie ; Les Polonais l’emprisonnèrent
dans un des souterrains du monastère de Tchoudov, où ils le
laissèrent mourir de faim. Il n’avait pour seule nourriture que la
paille sur laquelle il était couché. On ne connaît pas la
véritable cause de la mort du patriarche ; selon certains, il
serait mort de faim et de soif, d’aucuns disent que les Polonais
l’auraient étouffé.
Près
de deux cent mille pèlerins se réunirent à Moscou pour la
célébration du patriarche martyr. Tous voulaient honorer sa mémoire
et recevoir de lui soit la guérison, soit la compréhension des
revers de la vie. L’empereur et l’impératrice firent faire pour
le saint une superbe châsse et de somptueux habits. Elizaveta
Féodorovna, quant à elle, participa activement à la réalisation
de la chasuble.
Elizaveta
Féodorovna, accompagnée du duc Ioann Konstantinovitch, le poète
K.R., assista, tous les matins et tous les soirs, aux services
religieux solennels de célébration tant au monastère de Tchoudov,
où avait été détenu le patriarche, qu’en la cathédrale
Ouspenski. La nuit, Elizaveta Féodorovna passait parmi les pèlerins
qui dormaient dans la rue, leur racontait la vie du saint patriarche
et réconfortait les miséreux. La grande-duchesse, comme bien
d’autres, avait été témoin de guérisons miraculeuses devant la
châsse du saint martyr Hermogène, guérisons qui furent
enregistrées par les autorités moscovites tant civiles que
religieuses.
Quinzième chapitre
1912
fut l’année du centenaire de la victoire de la Russie sur
Napoléon. A cette occasion, une liturgie solennelle fut célébrée,
en présence de la famille impériale, en la cathédrale de Kazan à
Saint-Pétersbourg, là où était enterré le général en chef M.I.
Golenischev-Koutouzov, qui avait commandé les troupes russes pendant
la guerre de 1812. Un train spécial avait été formé pour
transporter l’empereur à Borodino, où avait eu lieu la bataille
décisive entre les Russes et les Français. Après les cérémonies,
ce train ramena l’empereur à Moscou, où son arrivée devait
marquer la fin des festivités. Le premier jour de l’arrivée de
l’empereur dans l’ancienne capitale, une liturgie solennelle fut
célébrée en la cathédrale Saint-Sauveur.
Un
comité fut créé à Moscou pour établir le plan des festivités du
centenaire. L’archevêque Anastase faisait également partie de
cette commission. Les festivités devaient se terminer le 12
septembre, fête de saint Alexandre Nievski. Le représentant du
ministère en charge des affaires de la cour insistait pour inclure,
dans le programme de cette dernière journée, la visite par
l’empereur du musée Koustarny, qui n’était en rien relié aux
événements historiques de la guerre de 1812. Cette proposition
était parfaitement inepte. L’archevêque Anastase proposa de
marquer ce dernier jour des festivités par un Te Deum public de
remerciements sur la place Rouge. Il considérait qu’il serait bon
pour les Moscovites de voir leur tsar au milieu d’eux. Bien que
cette proposition fût soutenue par d’autres membres du comité, le
représentant du ministère refusa de céder, sous prétexte que son
propre plan était approuvé « en haut lieu ».
L’archevêque Anastase fit part de ce problème à Elizaveta
Féodorovna, qui l’écouta attentivement. Elle comprenait
parfaitement que la visite de l’empereur au musée Koustarny ne
convenait pas pour une journée aussi importante. Elle ne se mêlait
jamais des affaires administratives de la cour, mais cette fois, elle
décida d’intervenir.
L’archevêque
Anastase écrit ( A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna, p. 17) :
« Après
m’avoir écouté avec émoi, elle dit : « Je vais
essayer d’en écrire deux mots à Sa Majesté, puisqu’à nous,
les femmes, ajouta-t-elle avec un petit sourire, tout est permis. »
Une
semaine après, elle me fit savoir que l’empereur avait modifié
son programme dans le sens que nous voulions.
Le
fameux jour fut l’image majestueuse, voire saisissante, d’une
fête publique empreinte de piété et de patriotisme qu’aucune des
personnes présentes ne pourra oublier, et Moscou était redevable de
ce spectacle à la grande-duchesse, qui avait montré à cette
occasion non seulement son dévouement à l’Eglise, mais également
son sens profond, bien russe, de l’histoire. »
Cette
même année fut pour la Russie celle du tricentenaire de la maison
Romanov. En 1613, après le terrible Interrègne, la Russie avait
choisi de mettre sur le trône le premier représentant de la
dynastie des Romanov, le jeune Mikhaïl. Pour commémorer cette date
importante, l’empereur donna l’ordre de préparer un vaste
programme de festivités dans tout le pays. On fit frapper une
monnaie spéciale, un rouble d’argent à deux têtes, celle du
premier tsar Mikhaïl Romanov et celle de l’empereur Nicolas II. La
famille impériale se déplaça de ville en ville où elle passa
devant des troupes faisant la haie, des écoliers en rangs et une
multitude de curieux. A Saint-Pétersbourg, un Te Deum fut dit en la
cathédrale de Kazan. C’est dans cette cathédrale qu’eut lieu un
incident fort déplaisant. En entrant dans la cathédrale, le
président de la Douma, M.V. Rodzianko, vit que Raspoutine, en bottes
vernies et chemise de soie, portant une croix sur la poitrine,
occupait une place d’honneur devant les membres de la Douma. M.V.
Rodzianko s’approcha de lui et lui dit : « Pourquoi
es-tu là ? » Raspoutine répondit : «
Qu’est-ce que ça peut te faire ? » Le président de la
Douma, outré, rétorqua à Raspoutine que s’il ne partait pas
immédiatement, il ferait appeler la police qui le mettrait dehors
manumilitari. Le paysan se mit alors à hypnotiser le président de
la Douma. Il fixa son regard illuminé d’abord sur son visage, puis
sur la région du cœur. M.V. Rodzianko, sentant une force
irrésistible prendre possession de lui, rassembla toute sa volonté
pour fixer à son tour les yeux de Raspoutine. Alors l’insolent
s’agenouilla et se mit à frapper du front le sol de la cathédrale.
Puis il se releva en disant : « Seigneur, pardonne-lui
son péché ! » et il se dirigea vers la sortie.
La
grande-duchesse Elisabeth confia son couvent à ses assistantes et
partit pour la capitale afin d’assister au Te Deum. Elle
accompagna également la famille impériale dans sa tournée des
villes russes anciennes, Nijni-Novgorod, Vladimir, Kostroma,
Iaroslavl, Rostov*.
(*) :
( A Kostroma, quand la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna apprit
que Raspoutine entachait par sa présence la célébration du
tricentenaire de la maison Romanov, elle poussa un cri, tomba à
genoux devant les icônes et pria longuement (NdA).
Ce
voyage était d’une grande importance ? Partout étaient
célébrées de grandioses cérémonies et des liturgies solennelles.
Vêtue
de sa robe de mère supérieure du couvent Saintes-Marthe-et-Marie,
Elizaveta Féodorovna frappait par sa beauté spirituelle*.
(*) :
( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier).
Ne
participant jamais aux fêtes civiles, elle n’apparaissait que dans
les églises, et à la fin de l’office elle rentrait directement
dans les appartements qui lui étaient réservés dans les couvents.
Lors
des voyages de la famille impériale, le peuple accueillait le tsar
avec enthousiasme, et il semblait que la monarchie, l’orthodoxie et
le peuple ne faisaient qu’un. Mais cela n’eut qu’un temps, car
déjà la révolution était à l’œuvre. La seule personne qui
aurait pu alors éviter à la Russie la révolution, Piotr
Arkadiévitch Stolypine, président du Conseil des ministres, avait
été deux ans plus tôt assassiné par des révolutionnaires. La
politique de P.A. Stolypine menait la Russie vers l’essor.
L’industrie se développait et l’économie du pays se renforçait
rapidement. Mais les réformes de Stolypine coupaient l’herbe sous
les pieds des révolutionnaires ; c’est pourquoi ils voulurent
l’éliminer. En 1906, une bombe fut jetée sur la villa de
Stolypine. Vingt-sept personnes périrent, mais Piotr Arkadiévitch
fut indemne. Le 14 septembre 1911, au cours d’une représentation à
l’opéra de Kiev en présence de la famille impériale, un jeune
homme en frac, Dimitri Bogrov, s’approcha de Stolypine et le blessa
mortellement de deux coups de pistolet tirés à bout portant. P. A.
Stolypine trouva la force de se tourner vers la loge impériale en
faisant un signe de croix, puis il s’affaissa sur son fauteuil. IL
mourut quatre jours plus tard et fut enterré dans la Laure des
Grottes de Kiev.
Cet
assassinat bouleversa tout le pays. Le meurtrier était d’origine
juive, et seules les mesures prises personnellement par l’empereur
Nicolas II évitèrent un pogrom à Kiev*.
(*) :
( Aaron Simanovitch, Raspoutine i evrei. Souvenirs
du secrétaire privé de Grigori Raspoutine, éd. Istoritcheskaïa
biblioteka, Riga ; réédité par Prosvchtchenie, Tel-Aviv,
Israël).
Comme
l’écrit M. Paléologue, cet assassinat marqua profondément
l’impératrice Alexandra Féodorovna.
***
Le
couple impérial avait quatre filles et priait Dieu de leur donner un
fils. Mais l’héritier tant attendu était venu au monde atteint
d’une maladie incurable. En jouant dans le parc, le prince Alexis
tomba et se fit une petite blessure qui se mit à saigner**.
(**) :
( Selon certaines publications, l’hémophilie du prince Alexis
serait apparue dès sa prime enfance).
Le
médecin de la cour fut immédiatement appelé et utilisa tous les
moyens médicaux de l’époque pour arrêter l’écoulement du
sang. Mais il n’y réussit pas. L’impératrice Alexandra
Féodorovna s’évanouit. Elle connaissait les symptômes de cette
terrible maladie, l’hémophilie, et savait également que c’était
une maladie de famille, que seuls les hommes contractaient.
L’empereur Nicolas II vieillit de dix ans en une seule nuit. Son
unique fils, l’héritier du trône de Russie, souffrait
d’hémophilie et la médecine ne pouvait rien.
Dans
l’inquiétude permanente pour son fils, l’impératrice cherchait
du réconfort dans la prière, auprès des tombeaux des saints, dans
des endroits isolés et auprès de personnes suspectes.
M.
Paléologue écrit que l’impératrice ne doutait nullement qu’avec
les prières de Raspoutine et grâce à son intervention, il fût
possible de sauver son fils et la Russie.
Le
protoprêtre M. Polski écrit :
« Couché
dans son petit lit, le prince héritier gémissait doucement, la tête
appuyée sur la main de sa mère et son petit visage amaigri et blême
était méconnaissable, écrivait un témoin de ces souffrances. De
temps à autre, il arrêtait de gémir pour chuchoter toujours le
même mot, « Maman », dans lequel il exprimait toutes ses
souffrances, tout son désespoir. Alors sa mère lui embrassait les
cheveux, le front, les yeux, comme si, par cette caresse, elle
pouvait alléger ses souffrances et 9lui insuffler un peu de cette
vie qui le quittait.
Quelle
mère, dans une situation pareille, refuserait d’utiliser tous les
moyens possibles, médecine, foi en Dieu et même foi en des hommes
qui promettaient de guérir et soulager son enfant ? C’est
uniquement sur cela qu’étaient fondées les relations entre
l’impératrice et le « sage » Raspoutine, simple paysan
sibérien. Ces relations avaient pour source les sentiments les plus
nobles d’un cœur de mère, c’est-à-dire l’amour pour son fils
dangereusement malade et son désir de le guérir… »*
(*) :
( Un peu plus loin, dans ses remarques , le protoprêtre écrit :
« Grigori Raspoutine était un homme simple, inculte, rude
mais intelligent, possédant une force de suggestion hypnotique et de
la clairvoyance, masquant ses paroles et ses gestes sous une forme
religieuse et orthodoxe, bon envers tous ceux qui lui demandaient de
l’aide, débauché dans sa vie privée. Une personnalité
insuffisamment décrite et décryptée dans les livres. Dans le
milieu hypocrite de la cour, il pouvait avoir de l’influence sur
cette famille impériale si pure, si franche et si pieuse… »
E.M.
Almedingen écrit :
« …
Vers 1914, l’impératrice Alexandra, bien que de huit ans sa
cadette, paraissait beaucoup plus âgée qu’Elisaveta. Sa beauté
avait souffert des émotions, de l’inquiétude et de la maladie… »
La
grande-duchesse Elisabeth ne se mêlait jamais de questions
politiques, mais elle souffrait de sentir se développer dans le pays
une situation inquiétante et voyait en Raspoutine une force des
ténèbres. Elle priait chaque jour des heures pour la Russie, pour
le peuple russe et pour la famille impériale.
L’higoumène
Séraphim écrit :
« La
défunte grande-duchesse avait une telle sagesse qu’elle se
trompait rarement sur les gens. Elle était très affligée que
l’évêque Théophane, confesseur et père spirituel de
l’impératrice, eût foi en Grigori Raspoutine et le présentât
comme un ascète visionnaire… En dépit de tous les efforts que
firent Raspoutine et d’autres du même acabit pour être reçus par
la grande-duchesse, elle resta inflexible et ne reçut jamais aucun
de ces personnages… »
Seizième chapitre
L’été
1914, la princesse Victoria de Battenberg vint en Russie avec sa
fille pour rendre visite à sa sœur Elisabeth. Elles allèrent
ensemble à Nijni-Novgorod, Kazan et Perm, où elles visitèrent de
nombreux monastères. De Perm, la princesse Victoria partit vers
l’Oural et Elizaveta Féodorovna alla prier dans un des monastères
du diocèse, où elle reçut un télégramme de sa sœur
l’impératrice. L’higoumène Séraphim écrit à ce sujet :
« …
Après avoir lu le télégramme, la grande-duchesse est devenue blême
et ne put articuler un seul mot durant quelques minutes. A ma
question « Que se passe-t-il ? », elle répondit :
« Ma sœur me demande de prier pour que Dieu empêche la
guerre, car les ennemis de la Russie souhaitent l’anéantir »
- et des larmes coulèrent de ses yeux… »
La
grande-duchesse craignait la guerre. Elle revoyait le spectre de la
guerre russo-japonaise des années 1904-1905 et elle sentait qu’un
nouveau conflit mènerait la Russie à sa perte. Elle alla à
Verkhotourié prier auprès des reliques de saint Siméon et après
avoir communié, elle se hâta de rentrer à Perm où l’attendait
sa sœur Victoria avec sa fille. Elles prirent ensemble le train pour
Saint-Pétersbourg et se séparèrent, ignorant que c’était leur
dernière rencontre sur cette terre. La « rencontre »
suivante eut lieu en Egypte, où Victoria, désormais marquise de
Milford-Haven, vint accueillir le cercueil contenant la dépouille de
sa sœur pour l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure à
Jérusalem.
***
La
Russie entra en guerre contre l’Allemagne en août 1914, ce que
l’empereur Nicolas II ne voulait pas. Le grand-duc Alexandre
Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs (p. 256) :
«
L’empereur Nicolas II a fait tout ce qui était en son pouvoir pour
empêcher les hostilités militaires, mais n’a rencontré aucun
soutien dans ses tentatives de paix auprès de ses alliés les plus
proches… »
Dès
la mobilisation, les volontaires attendaient en masse leur tour aux
postes de recrutement. Le patriotisme des Russes atteignait alors son
paroxysme, le peuple acclamait les militaires défilant dans les
rues, les couvrant de fleurs. On disait déjà, alors que la guerre
venait à peine de commencer, que l’armée russe prendrait
rapidement Berlin et qu’à Pâques la paix serait conclue.
L’empereur
Nicolas II promit solennellement à son peuple de conduire l’armée
à la victoire. Une foule innombrable s’était réunie sur la place
du Palais d’hiver, et dès l’apparition de l’empereur et de
l’impératrice au balcon retentit la clameur assourdissante de
plusieurs milliers de voix, qui laissa place à l’hymne national,
repris par tous. La grande-duchesse Elisabeth, vêtue de son blanc
habit monacal, les yeux rayonnants, se tenait au milieu des Romanov
dans le salon du palais d’hiver, dont les fenêtres donnaient sur
la place. Elisabeth pensait sans doute : « Mon Serge
serait si heureux. Quel agent révolutionnaire peut se comparer à
cette foule ? Eux peuvent donner leur vie pour Nikki, et leur
foi gagnera la guerre. »*
(*) :
( E.M. Almedingen, An Unbroken Unity, p. 82).
Elizaveta
Féodorovna quitta enthousiaste le Palais d’hiver pour se rendre au
palais de Marbre**.
(**) :
( La famille du grand-duc Constantin Constantinovitch vivait au
palais de Marbre).
Les
cinq fils du grand-duc Constantin Constantinovitch y étaient déjà,
vêtus de leur uniforme kaki, prêts à partir à la guerre***.
(***) :
( Les cinq fils Oleg, Gabriel, Igor, Constantin et Ivan, très
religieux, communièrent avant leur départ au front, et prièrent
dans la chapelle Saint-Sauveur à Saint-Pétersbourg, à la
forteresse Pierre-et-Paul auprès des tombeaux de leurs ancêtres et
devant la tombe de Xénia la Bienheureuse de Saint-Pétersbourg au
cimetière de Smolensk).
Tatiana,
la fille aînée du grand-duc, future supérieure du couvent du
Mont-des-Oliviers de Jérusalem, garda ce jour en mémoire. Elle
n’avait jamais vu Elizaveta Féodorovna dans cet état, parlant de
la guerre comme d’une croisade où tous lles saints de Russie
prieraient pour la victoire de la patrie. Quand Elizaveta Féodorovna
revint à Moscou dans son couvent, plusieurs sœurs, dont la
princesse Maria Obolenski, demandèrent à aller au front soigner les
blessés. La grande-duchesse donna son accord, avec la bénédiction
du père spirituel du couvent.
Elizaveta
Féodorovna fut très émue lors d’une visite de l’empereur à
Moscou. M. Paléologue, alors ambassadeur de France en Russie,
accompagnait Sa Majesté. A son arrivée à Moscou, l’empereur
rencontra au Grand Palais, dans la salle Gueorguievski, les
représentants de toutes les couches sociales de l’empire. Quand
tout le monde fut installé, la famille impériale entra dans la
salle. On portait dans les bras l’héritier du trône malade, le
tsarévitch Alexis. La grande-duchesse Elisabeth entra en dernier. Sa
Majesté l’empereur prononça un discours, disant qu’il était
venu à Moscou chercher du soutien par ses prières dans les lieux
saints du Kremlin. Il souligna l’ardeur qui avait embrasé la
nation russe et conclut son discours par ces paroles : «
D’ici, du cœur de la terre russe, j’envoie à mes vaillantes
troupes et à mes valeureux alliés mon ardent salut. Dieu est avec
nous… »*
(*) :
( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier, chapitre XI).
Après
le discours de l’empereur, la procession se dirigea vers la
cathédrale Ouspenski pour assister à une messe solennelle célébrée
par trois métropolites assistés d’un grand nombre de membres du
clergé. M. Paléologue, qui admirait sincèrement Elizaveta
Féodorovna, observa alors avec quelle foi profonde elle priait et
baisait à genoux l’icône miraculeuse de la Sainte Vierge de
Vladimir. A la fin de l’office toute la procession, métropolites
en tête, se dirigea vers la sortie de l’église.
M.
Paléologue décrit ce moment par ces mots :
«
La porte s’ouvre. Dans un éblouissement de soleil, tout le décor
de Moscou se déploie soudain. Tandis que la procession se déroule,
je songe que, seule, la cour de Byzance, à l’époque de Constantin
Porphyrogénète, de Nicéphore Phocas, d’Andronic Paléologue, a
connu des spectacles d’une pompe aussi grandiose, d’un hiératisme
aussi imposant. A l’extrémité d’une passerelle tendue de
pourpre, les voitures de la cour attendent. Avant d’y monter, la
famille impériale reste quelque temps exposée aux acclamations
frénétiques de la foule. L’empereur nous dit à Buchanan et à
moi : « Approchez-vous de moi, messieurs les
ambassadeurs. Ces acclamations s’adressent autant à vous qu’à
ma personne. »
M.
Paléologue qualifie la psychologie du peuple russe de « la
plus mystérieuse, la plus instable et la plus incompréhensible du
monde ». Il avait probablement raison en parlant de
l’inconstance du peuple russe, qui de la loyauté et de
l’enthousiasme est rapidement passé au refroidissement, et ensuite
à la soif de sang et à la destruction – à la révolution.
La
religiosité profonde de la grande-duchesse Elisabeth lui donnait foi
en l’assurance de la victoire du peuple russe, mais elle ne la
laissait pas s’abandonner à l’espoir qu’on pût vaincre
l’Allemagne en quelques mois. A Tsarskoïé Sélo, l’impératrice
Alexandra Féodorovna organisa avec sa sœur une réunion à laquelle
assistaient d’autres dames de la cour. Un plan de travail y fut
élaboré pour les premiers mois de la guerre, consistant dans la
formation de trains sanitaires, l’organisation d’entrepôts de
médicaments et d’équipements, ainsi que l’envoi au front
d’églises ambulantes. Il ne fut pas facile de mettre en œuvre les
plans prévus. Elizaveta Féodorovna rencontra un grand nombre
d’obstacles. Les gens ne s’étaient pas encore accoutumés à
l’idée de la guerre et le personnel administratif de telle ou
telle autre institution ne savait souvent pas comment s’y prendre
pour organiser un envoi rapide du matériel indispensable au front.
Pendant
les premières semaines de la guerre, vingt-cinq convois qu’Elizaveta
Féodorovna avaient organisés, transportant des médicaments, furent
expédiés « par erreur » non à l’ouest, vers la ligne
des opérations militaires, mais à l’opposé ; les wagons qui
contenaient les églises ambulantes furent envoyés vers la ville de
Tsaritsino au lieu du front. E.M. Almedingen écrit qu’aux dires
d’une des anciennes sœurs du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, la
grande-duchesse, en proie à une colère légitime ces jours-là, ne
voulait pas admettre les justifications des fonctionnaires fautifs. A
cause de la bureaucratie, de la complication des affaires, du
comportement négligent et même de la vénalité de certains
fonctionnaires, les soldats payaient de leur sang ces crimes
administratifs*.
(*) :
( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier).
Depuis
le début de la guerre, il était évident que le service sanitaire
ne pouvait pas s’acquitter de sa tâche. On ressentait
l’insuffisance de personnel dans le transport et les médicaments.
La direction manquait d’expérience.
Les
pertes au front étaient énormes. Quand les premiers trains
sanitaires transportant les blessés de l’arrière-front
commencèrent à arriver, l’humeur du peuple s’assombrit
brutalement. Les églises célébraient sans cesse l’office des
morts pour les soldats tués au combat et des listes de noms
noircissaient les pages des journaux. En sauvant la France, l’armée
du général Samsonov avait péri en Prusse orientale, et le général,
pour ne pas être fait prisonnier, s’était brûlé la cervelle
avec son pistolet.
Alarmée
par les défaites au front, tourmentée par les ennuis et les
obstacles permanents, mais stoïque et redoublant d’énergie,
toujours prête à de plus grands sacrifices, Elizaveta Féodorovna
se démenait d’un service à l’autre, tentant d’organiser le
travail du service sanitaire et de l’approvisionnement.
Quand
la situation s’améliora au front et que les troupes russes
occupèrent Lvov, capitale de la Galicie orientale, l’impératrice
Alexandra Féodorovna voulut être auprès de son époux pour
assister aux célébrations données à l’occasion de cette
victoire. Mais elle tomba malade et demanda à Elizaveta Féodorovna
de la remplacer. La grande-duchesse alla avec l’empereur à Lvov.
Elle se tint à ses côtés pendant la parade triomphale de l’armée.
Les prodigieuses acclamations, les « bravos ! », la
distribution des récompenses aux combattants qui s’étaient
distingués, les chaudes paroles d’encouragement aux soldats – ce
fut le dernier service officiel rendu à la Russie par Elizaveta
Féodorovna en tant que représentante de la dynastie des Romanov. Ce
fut un bel accord final de sa vie de grande-duchesse de Russie.
Après
la fin du programme officiel à Lvov, Elizaveta Féodorovna alla
inspecter les hôpitaux du front des Carpates. Tout en visitant les
hôpitaux et les entrepôts de médicaments et d’équipements, elle
vérifiait tout avec minutie et prenait des notes dans son carnet.
Elle fut satisfaite de ce qu’elle avait vu et envoya un télégramme
à Alexandra Féodorovna, annonçant que quatre trains sanitaires
avaient été formés et des entrepôts inspectés et approvisionnés
grâce aux efforts de l’impératrice. Les problèmes de transport
et d’approvisionnement étaient dans une certaine mesure écartés.
Les soldats, encouragés par les victoires au front, croyaient au
triomphe final.
Les
premiers succès de l’armée russe ne durèrent pas longtemps.
L’année 1915 apporta défaite après défaite. L’armée russe
abandonna la Galicie et perdit la Pologne. Des troubles apparurent
également à l’intérieur de la Russie. Les chemins de fer
commencèrent à décliner, les voies furent obstruées par des
wagons. Les trains de marchandises transportant les provisions et les
médicaments restèrent sur des voies de garage. On manquait de main
d’œuvre pour réparer le matériel roulant. Une funeste rumeur de
trahison commença à se répandre dans le pays, de même que le
mensonge abject, alimenté par des agents allemands, que
l’impératrice Alexandra Féodorovna soutenait l’Allemagne et
souhaitait sa victoire. La médisance n’épargna pas non plus la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, qui visitait chaque jour les
blessés des hôpitaux, les réconfortait et leur distribuait de
petites icônes et des cadeaux. Au début de la guerre, elle visitait
également les prisonniers blessés allemands et autrichiens. Elle
considérait qu’en tant que chrétienne, elle devait témoigner la
même attention aux soldats ennemis abandonnés loin de leur patrie
au milieu d’étrangers. Ce comportement provoqua des rumeurs au
sein du peuple. On commença à accuser la grande-duchesse de
s’occuper trop bien des ennemis et de leur donner de l’argent,
contrairement aux blessés russes, qui recevaient seulement de
petites icônes, ce qui était faux. Elizaveta Féodorovna, souffrant
d’entendre ces calomnies, cessa aussitôt ses visites aux blessés
allemands.
La
Russie approchait de la catastrophe, et la grande-duchesse, qui s’en
rendait clairement compte, supportait difficilement la situation de
son pays. Elle confiait ses pensées à l’higoumène Séraphim,
quand il revenait chez elle du front. Pendant leurs longues
discussions, Elizavéta Féodorovna disait au père Séraphim que
l’empereur était contre la guerre, et que la Russie était entrée
en guerre à cause des intrigues de ses ennemis. A ce sujet,
l’higoumène Séraphim écrit :
«
Elle me disait que Sa Majesté ne désirait pas la guerre ; la
guerre s’était enflammée en dépit de sa volonté… Elle
accusait l’empereur Guillaume d’obéir par orgueil aux
suggestions secrètes des ennemis mondiaux, ébranlant les fondations
du monde…, de violer le précepte de Frédéric le Grand et de
Bismarck, qui avaient recommandé de vivre en paix et en bonne amitié
avec la Russie… »
***
En
1914, un premier malheur frappa la famille du grand-duc Constantin
Constantinovitch. Son fils Oleg, en poursuivant l’ennemi loin de
son détachement, fut mortellement blessé par une balle et mourut à
l’hôpital de Vilno. Avant sa mort, le prince Oleg reçut les
derniers sacrements et dit : « Je suis tellement heureux,
tellement heureux ! C’était nécessaire. Cela remontera le
moral des troupes. On aura une bonne opinion de nous dans l’armée
quand on apprendra que le sang de la maison impériale a été
versé. » (*) Sa mère et son père assistèrent à sa fin et,
suivant la volonté du défunt, revêtu d’une tunique avec la croix
blanche de saint Georges sur la poitrine, sa dépouille fut emportée
à Ostachévo pour y être enterrée. Elizaveta Féodorovna aimait
beaucoup les Constantinovitch et, à la nouvelle de la mort du prince
Oleg, elle se rendit aussitôt à son enterrement au domaine du
grand-duc Constantin. Elle y resta jusqu’au lendemain de
l’inhumation.
La
princesse Tatiana, pleurant la mort de son frère, s’inquiétait au
sujet de son mari, Constantin Bagration, qui se battait également
contre les Allemands. Pourtant épuisée par ce qu’elle avait vécu
dans la journée, Elizaveta Féodorovna n’hésita guère. Elle alla
dans la chambre de Tatiana et y resta jusque tard dans la nuit pour
la réconforter. Mais, en mai 1915, le mari de la princesse Tatiana
mourut à la suite d’une blessure par balle reçue à la bataille
de Lvov, et en juin de la même année, ce fut le grand-duc
Constantin Constantinovitch lui-même qui mourut à l’âge de
cinquante-sept ans. Elizaveta Féodorovna alla à l’enterrement du
grand-duc à Pétrograd – c’est ainsi que Saint-Pétersbourg fut
« rebaptisée » pendant la guerre). Le soir des
funérailles au palais de Marbre, la table fut dressée juste pour
quatre personnes : la veuve du grand-duc, la reine grecque Olga
( sœur du défunt), la princesse Tatiana Constantinova, et Elizavéta
Féodorovna.
La
princesse Tatiana Constantinova, plus tard supérieure du monastère
du Mont-des-Oliviers à Jérusalem, écrivit à ce sujet :
« …
Trois d’entre nous étaient en vêtements de deuil noirs et la
supérieure du couvent Saintes-Marthe-et-Marie en vêtements
ordinaires.
A
table, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna répondit à la
demande générale qu’elle attendait le défunt dans l’autre
monde : « Les âmes des défunts ne sont jamais inactives.
Dieu leur confie des actions spirituelles, et elles s’élèvent par
étapes. Ainsi disent les écrits spirituels des Saints Pères. »
Après
dîner, la mère supérieure et tante Olga allèrent se reposer.
Quand la petite table fut débarrassée, tante Ella s’assit dans un
fauteuil. L’office des morts était prévu une demi-heure après.
Je m’agenouillai devant elle et mis mes mains sur ses genoux. Je la
regardais droit dans les yeux, et elle me regarda dans le fond des
yeux. Silencieusement. Une demi-heure. Sans prononcer un mot. Sans
détourner le regard. Déversant dans la sienne mon âme avec force
et affliction, je lui transmettais un souhait dont il était alors
impossible de parler et qui s’est à présent réalisé.
Je
sentais qu’elle comprenait tout… Elle me réconforta et me
redonna du courage. En silence. Sans un geste. Une demi-heure plus
tard, je me levai, et lui baisai la main en disant : « Je
te remercie. » Que Dieu soit loué pour tout cela. »
Le
grand-duc Constantin Constantinovitch fut inhumé à
Saint-Pétersbourg dans la cathédrale Pierre-et-Paul – tombeau des
Romanov.
Malgré
la situation agitée à Pétrograd, les funérailles du grand-duc
furent solennelles. L’empereur, les grands-ducs et les fils du
défunt suivirent le cercueil.
Le
grand-duc fut le dernier de la dynastie des Romanov à être enterré
dans la forteresse Pierre-et-Paul.
***
Quand,
après les funérailles du grand-duc, Elizaveta Féodorovna rentra en
voiture de la gare Nikolaïevski à Moscou à son couvent, elle
affronta les premiers élans de haine. Une foule excitée par des
agitateurs commença à lancer des pierres sur sa voiture, cassant
une vitre. Une des pierres atteignit le chauffeur, mais Elizaveta
Féodorovna ne fut pas touchée. Elle resta assise immobile. Seule
une pâleur mortelle couvrit son visage. Elle ne s’attendait pas à
ce que les gens de la ville qu’elle servait et qui l’accueillaient
avec enthousiasme peu de temps auparavant pussent changer à ce
point.
Elizaveta
Féodorovna interdit à ses sœurs de raconter l’incident, et
elle-même n’en parla à personne. Mais les témoins de l’événement
étaient nombreux. La plupart des Moscovites s’indignèrent et
eurent honte de cet acte scandaleux. La rumeur arriva aux oreilles de
l’impératrice Alexandra Féodorovna, qui fut extrêmement choquée,
incapable de croire que les habitants de Moscou, qui avaient toujours
adoré Ella, eussent si facilement succombé à la provocation. Le
chef de la police de Moscou supplia la grande-duchesse de ne pas
paraître dans les rues de la ville pendant un certain temps,
prétextant qu’il n’était pas en mesure de garantir sa sécurité.
Elizaveta en fut très affectée. Elle ne donna pas de réponse
immédiate au chef de la police et alla voir le métropolite de
Moscou et, après lui avoir demandé conseil ainsi qu’au confesseur
du couvent, elle décida de ne plus se rendre, momentanément, à la
Khitrovka. A l’insu de la grande-duchesse et sans son consentement,
la police décida cependant d’instaurer une surveillance spéciale
dans le quartier du couvent.
Dix-septième chapitre
Les
marchés de Moscou et les magasins d’alimentation commencèrent à
se vider. La grande-duchesse organisa l’approvisionnement en
denrées alimentaires par les villages voisins d’Ilyinskoïé afin
de pouvoir continuer à servir des repas chauds aux pauvres.
Des
chariots et des camions de légumes, de produits laitiers et d’œufs
commencèrent à arriver aux portes du couvent. Mais cet
approvisionnement ne se passait pas sans encombre. Des inconnus
attaquaient et volaient souvent les transportes de provisions. Tout
cela inquiétait la grande-duchesse. Les repas des sœurs du couvent
devinrent uniformes et frugaux, Elizaveta Féodorovna elle-même
réduisit son alimentation à un seul plat de légumes. Le meilleur
de la réserve du couvent fut destiné aux malades, aux orphelins et
aux vieillards.
Les
défaites russes se multipliaient et, aux premiers jours de l’automne
1915, l’armée russe se battait déjà à l’est, loin des
positions qu’elle occupait au printemps. L’empereur Nicolas II
voulut être plus près de son armée pour diriger lui-même les
opérations militaires, et il décida d’occuper le poste de
commandant suprême.
Cela
alarma Elisabeth Féodorovna. Elle savait que seul l’empereur
pouvait inspirer de nouveaux exploits à ses armées, mais craignait
qu’un long séjour à l’état-major, loin de Tsarskoïé Sélo et
de Petrograd, n’eût un effet funeste sur la situation intérieure
du pays. Elle était inquiète. Pour retrouver la sérénité,
Elizaveta Féodorovna se rendit à l’ermitage d’Optina. Elle y
passa plusieurs jours en prières et en entretiens avec les moines,
puis elle revint à son couvent, qu’elle ne pouvait abandonner
longtemps.
Dans
le pays, tout allait de mal en pis. Les terribles mots de
« traîtrise » et de « trahison » se
répétaient déjà partout ouvertement. Le grand-duc Alexandre
Mikhaïlovitch écrit dans ses mémoires que les membres de la Douma
travaillaient à la décomposition de l’armée. Leurs discours, où
il était question de l’impératrice Alexandra Féodorovna,
interdits par la censure militaire à la presse civile, étaient
imprimés en grand nombre et distribués parmi les officiers et les
soldats.
Les
files d’attente dans les magasins de Pétrograd et de Moscou
devenaient des foyers de commérages où se racontaient les fables
les plus effrayantes sur la famille du tsar, sur Raspoutine et
surtout sur la tsarine, soupçonnée de sympathie avec l’ennemi. La
rumeur calomnieuse se propagea rapidement dans la ville.
La
grande-duchesse Elisabeth souffrait beaucoup pour la famille
impériale. Mais elle ne pouvait rien faire pour arrêter la vague de
racontars malfaisants. Elle savait qu’il valait mieux se taire pour
ne pas donner prétexte à de nouveaux commérages. Si, par une
curiosité malsaine, on se permettait de lui poser une question à ce
sujet, la grande-duchesse l’ignorait par un silence et coupait
ainsi court à toute discussion. A Moscou couraient toutes sortes de
bruits sur son couvent, soupçonné d’être un centre d’espionnage
allemand.
Elizaveta
Féodorovna, qui avait appris la patience du vivant de son époux, le
grand-duc étant souvent haineusement exposé à la calomnie,
supportait avec la même humilité les rumeurs terrifiantes qui
arrivaient jusqu’à elle. Elle voyait que la Russie traversait une
période d’épreuves difficiles, et que la guerre apportait
beaucoup de malheurs. Elle comprenait que ce n’était pas sans
répercussion sur la psychologie des gens simples, et trouvait
toujours une justification en disant : « ils sont tous
très fatigués »*, et elle intensifiait ses prières pour que
Dieu aide la Russie à vaincre l’ennemi.
***
L’été
1916, l’armée russe, encouragée par l’assaut du général
Alexeï Broussilov et désormais bien ravitaillée, rêvait à la
victoire. L’humeur hardie régnant au front était à l’opposé
de ce qui se passait à l’arrière.
Le
grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs
(p. 267) :
«
… L’armée rêvait d’une victoire sur l’ennemi… Quant aux
politiques, ils rêvaient de révolution et regardaient avec
mécontentement les succès de nos armées…
On
pouvait dire avec certitude qu’il se produirait à l’arrière un
soulèvement au moment même où l’armée serait prête à porter
le coup final à l’ennemi. »
Le
frère du grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, Sergueï
Mikhaïlovitch**, qui était à l’état-major auprès du souverain
également en tant qu’inspecteur général d’artillerie, dit à
Alexandre Mikhaïlovitch ( p. 268) :
(**) :
( Le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch fut tué par les bolchéviques
et jeté dans les mines à Alapaïevsk avec la grande-duchesse
Elizaveta Féodorovna).
«
Retourne à ton travail et prie Dieu qu’il n’y ait pas de
révolution encore pendant un an. L’armée se trouve en excellent
état. L’artillerie, l’approvisionnement, le génie – tout est
prêt pour l’attaque finale au printemps 1917. Cette fois, nous
battrons les Allemands et les Autrichiens, bien sûr dans le cas où
l’arrière nous laissera libres de nos mouvements. Les Allemands
pourraient être sauvés uniquement s’ils provoquaient la
révolution à l’arrière… »
Alexandre
Mikhaïlovitch écrivit qu’il faisait entièrement confiance à son
frère Sergueï, et savait que ses déductions n’étaient pas sans
fondement. L’esprit mathématique du grand-duc Sergueï
Mikhaïlovitch se représentait clairement la position au front et à
l’arrière. Son assurance était fondée sur l’étude et
l’analyse minutieuse des rapports secrets.
A
l’automne 1916, des rumeurs prodigieuses, fabriquées sans doute
par des agents allemands, atteignirent Moscou, prétendant que le
frère de la grande-duchesse Elisabeth et de l’impératrice – le
grand-duc Ernst de Hesse – arrivait secrètement en Russie en tant
qu’ambassadeur de l’empereur Guillaume* pour entamer les
négociations d’une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne.
(*) :
( E.M. Almedingen, An Unbroken Unity).
On
disait qu’il se cachait au couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Un beau
matin, une foule menaçante s’amassa aux portes du couvent. Au bout
de quelques minutes, la foule se mit à crier des « A bas
l’Allemande ! Livrez-nous l’espion ! » Des
pierres et des morceaux de briques furent lancés dans les vitres.
Quand la foule commença à assiéger les portes, celles-ci
s’ouvrirent toutes seules, et, devant elle, apparut, toute seule,
la grande higoumène du couvent, la grande-duchesse Elisabeth. Elle
était vêtue de sa robe grise de tous les jours , le visage
pâle, mais calme. Les gens se pétrifièrent et se turent.
Elizaveta Féodorovna, profitant du silence, demanda d’une voix
forte ce qu’ils voulaient, et s’ils voulaient lui parler. Les
meneurs s’avancèrent, menaçants, et s emirent à exiger qu’elle
leur livre son frère Ernst. Elizavéta Féodorovna répondit qu’il
n’était pas là, qu’il vivait à Darmstadt, et elle leur proposa
de s’en rendre compte par eux-mêmes en visitant le domaine du
couvent, mais sans faire de bruit afin de ne pas déranger les
malades. La foule se mit d’abord à chuchoter, mais retrouva vite
son humeur furieuse, menaçant de se jeter sur Elizaveta Féodorovna.
La Providence fit qu’un détachement de policiers à cheval
surgisse soudain et disperse la foule. Plusieurs personnes furent
blessées dans l’affrontement, et Elizaveta Féodorovna ordonna
immédiatement aux sœurs de les soigner.
Des
patriotes et amis sincères de la grande-duchesse venaient la voir
tous les jours pour lui raconter ce qui se passait à la Douma et à
Pétrograd, et les rumeurs concernant le paysan Raspoutine. Elle les
écoutait en silence, attentive et soucieuse. Elle ne participait à
aucune discussion et ne donnait aucun conseil. Elle disait
seulement : « Seigneur, aie pitié de nous, sois
miséricordieux pour nous, mon Dieu. » *
(*) :
( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier).
La
grande-duchesse Maria Pavlovna écrit dans son livre Education of a
Princess (p. 279-280) :
«
… Elle m’avait dit avoir à maintes reprises averti sa sœur
l’impératrice de ne pas lui faire beaucoup confiance et de ne pas
dépendre de lui (Raspoutine)…
Quand
l’influence de Raspoutine passa de la sphère privée à la
politique, ma tante, y voyant un grand danger, décida cette fois de
prévenir l’empereur en personne, mais, une fois de plus, son
conseil fut repoussé.
Les
relations entre les sœurs, jusqu’alors très amicales et sincères,
se refroidirent peu à peu…
En
dépit de ce désaccord, elles continuèrent de se voir. Tante Ella
rendait visite à Tsarskoïé Sélo aussi souvent qu’avant… »
L’archevêque Anastase
écrivit dans son opuscule A la lumineuse mémoire de la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna (p. 19) :
«
… Un jour, au retour de Tsarskoïé Sélo, après avoir prié elle
dit : « Cet homme affreux ( Raspoutine) veut me séparer
des miens, mais Dieu merci, il n’y parvient pas. » »
L’impératrice Alexandra
Féodorovna avait foi en Raspoutine. Elle voyait en lui « un
homme de Dieu », et estimait que toutes les rumeurs à son
sujet étaient des inventions d’envieux. Elle ne voulait rien
écouter. Elle pensait qu’il était victime de médisances et des
mêmes persécutions que les saints, qui souffraient souvent pour la
vérité. L’impératrice était convaincue que si Raspoutine
restait auprès de son fils, le tsarévitch serait sauvé et la
Russie aussi.
La
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna essayait de prouver le
contraire à sa sœur, avec tact, discernement et patience, et quand
un froid apparut entre elles, ainsi que l’écrivit la
grande-duchesse Maria Pavlovna, elle continua ses visites à
l’impératrice à Tsarskoïé Sélo avec une humilité toute
chrétienne. Elle disait qu’elle ne pouvait pas abandonner sa sœur
dans ce moment critique et difficile.
***
Elizaveta
Féodorovna décida de faire une dernière tentative, à la demande
de ses amis, et de se rendre à Tsarskoïé Sélo pour parler
personnellement avec l’empereur de la situation dans le pays. Elle
y alla, mais trop occupé, il ne la reçut pas. Une discussion au
sujet de Raspoutine eut lieu entre l’impératrice Alexandra
Féodorovna et la grande-duchesse.
Dans
son livre Aux portes du Jugement dernier, M. Paléologue assure que
cette discussion fut très brève et se termina de triste façon.
L’impératrice refusa d’écouter les arguments de sa sœur et
elles se séparèrent très froidement.
E.M.
Almedingen écrit, lui, qu’il n’y avait pas de témoins à cette
conversation et que dans sa lettre au souverain à l’état-major,
l’impératrice Alexandra Féodorovna aborde cette question de façon
très laconique. Elle se plaint des attaques permanentes que subit
Raspoutine et écrit qu’elle restera ferme sur sa position :
«… Comme je l’ai prouvé à Ella, je serai toujours ainsi… »*
(*) :
( E.M. Almedingen, An Unbroken Unity, p. 101).
La
comtesse Alexandra Olsoufieff écrit :
«
Lorsque la grande-duchesse abordait la question délicate de
Raspoutine, il était impossible de dissuader l’impératrice de
croire en la sainteté de cet homme, bien que la grande-duchesse eût
raconté à Sa Majesté la façon de vivre scandaleuse qu’il avait
réussi à cacher à ses yeux. L’impératrice se trompait si
profondément sur sa personne que tout ce qu’elle pouvait dire en
réponse aux exhortations de sa sœur était : « Nous
savons que d’autres saints ont été calomniés avant lui. »
Alors
la grande-duchesse prédit l’avenir : « Souviens-toi,
dit-elle, du destin de Louis XVI. » Hélas, elle ne se trompait
que sur l’ampleur et l’horreur du désastre qui se préparait. »
L’impératrice Alexandra Féodorovna et Elizaveta
Féodorovna étaient proches par leur profonde religiosité. Les deux
sœurs allaient chercher une aide spirituelle au monastère quand
elles ne pouvaient se mettre d’accord et arriver à un compromis.
L’impératrice Alexandra Féodorovna alla dans un monastère de
femmes à Novgorod, et quand elle entra dans la cellule de la moniale
ascète âgée de cent sept ans, celle-ci lui dit ces paroles (
extrait de la lettre de la souveraine au souverain n° 399 du 12
décembre 1916) : « Pour toi, ma beauté – une lourde
croix… N’aie crainte… » L’impératrice écrit dans sa
lettre que la moniale ascète répéta ces paroles plusieurs fois.
L’impératrice Alexandra Féodorovna était une
authentique martyre. Elle portait une lourde croix, souffrait à la
fois pour son fils et pour la Russie. Sa religiosité était si
profonde que lorsqu’elle pensait ne pas avoir prié avec assez de
zèle, elle ne pouvait pas dormir en paix et se relevait la nuit pour
prier.
De
retour à Moscou de Tsarskoïé Sélo, Elizaveta Féodorovna, très
déçue par ce qui se passait entre elle et sa sœur l’impératrice,
alla immédiatement à l’ermitage de Sarov, où elle passa près de
dix jours au couvent de la Sainte-Trinité à Divéïévo. Elle avait
alors tant besoin de solitude et de prière ! Chaque jour et
chaque nuit, priant auprès de la châsse de saint Séraphim de
Sarov, elle retrouvait peu à peu le calme et l’équilibre.
Quand
elle revint à Moscou, elle apprit l’assassinat d eRaspoutine.
Comme l’écrivit la grande-duchesse Maria Pavlovna dans Education
of à Princess, Elizaveta Féodorovna ignorait encore que son neveu
le grand-duc Dmitri Pavlovitch était impliqué dans cette affaire,
et elle lui adressa un télégramme compromettant dont le contenu fut
connu d el’impératrice. La souveraine en conclut que sa sœur
était également mêlée au complot. Mais la grande-duchesse accepta
la méprise une fois de plus avec résignation.
Maria
Pavlovna écrivit que sa tante comprenait les conséquences tragiques
que pouvait avoir l’assassinat de Raspoutine, mais, en apprenant la
participation de son neveu et d’autres personnes, elle ne pouvait
les juger, voyant elle-même en Raspoutine une réelle incarnation du
mal. Elle se disait que le grand-duc Dmitri et le prince Félix
Ioussoupov avaient été choisis par la Providence pour
accomplir le destin de Raspoutine.
La
nouvelle de l’assassinat se répandit vite dans tout Pétrograd. Le
peuple exultait. Au théâtre Mikhaïlovski, à l’apparition du
grand-duc Dmitri Pavlovitch dans sa loge, le public l’ovationna.
Comme
il fut démontré plus tard, Dmitri Pavlovitch n’avait pas
participé à l’assassinat de Raspoutine. Il fit le serment à son
père, Pavel Alexandrovitch, sur l’icône et le portrait de sa
mère, qu’il n’avait pas de sang de Raspoutine sur les mains. Le
coup de feu fatal avait été tiré par Pourichkévitch, député à
la Douma.*
(*) :
( Après la révolution, lors de la retraite de Novorossisk,
Pourichkévitch attrapa la typhoïde ; presque guéri, il mourut
dans des circonstances inexpliquées).
Le
grand-duc Gavriil Konstantinovitch écrivit dans son ouvrage Dans le
palais de Marbre (p. 314) :
«
En regardant le passé, je réalise que nous avions tort de nous
réjouir de la mort de Raspoutine. L’assassinat de Raspoutine a été
le signal de la révolution. Il ne fallait pas que le grand-duc se
salisse en prenant part à un assassinat, quels qu’en pussent être
les motifs. Ce n’est pas une affaire chrétienne. Apparemment,
Dmitri en eut par la suite conscience, et d’après ce que
j’entendis dire, il ne put durant un temps se décider à
communier, s’estimant indigne de recevoir les sacrements. »
En
châtiment de sa participation au complot, le grand-duc Dmitri
Pavlovitch fut envoyé en Perse sous les ordres du général Baratov
sur décret de l’empereur Nicolas II*.
(*) :
( L’envoi en exil du grand-duc Dmitri Pavlovitch en Perse le sauva
en réalité des massacres bolchéviques).
Le
prince Ioussoupov fut sommé de se retirer dans son domaine de la
province de Koursk.
Lorsque
l’empereur reçut une lettre signée par seize membres de la maison
Romanov, le priant d’adoucir le sort de Dmitri Pavlovitch, la
réponse du souverain fut la suivante ( Dans le palais de Marbre, p.
313) :
«
Personne n’a le droit de commettre un assassinat ; je sais que
nombreux sont ceux à qui la conscience ne laisse pas de repos, car
Dmitri Pavlovitch n’est pas le seul impliqué. Je suis étonné que
Vous vous adressiez à moi.
Nikolaï »
Dix-huitième
chapitre
Les
files d’attente pour le pain à Pétrograd s’allongeaient de plus
en plus, et, pendant ce temps, les wagons chargés de blé et de
seigle étaient à l’arrêt, la nourriture pourrissait tout au long
de la voie ferrée du Transsibérien et dans la région du sud-ouest
de la Russie. Mais, malgré les files d’attente, le pain dans la
capitale ne manquait pas, et il ne pouvait être question de famine
pour les habitants de la ville.
La
protection de Pétrograd, assurée par des recrues inexpérimentées
et des réservistes, ne constituait guère une bonne défense au cas
où des troubles surgiraient.
Le
grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans ses mémoires qu’il
avait demandé aux responsables militaires s’ils étaient prêts à
rappeler du front des unités à Pétrograd en cas de complication de
la situation. On lui répondit que l’on attendait l’arrivée du
front à Pétrograd de treize régiments de la garde. Mais ces
régiments ne furent pas rappelés. Cet ordre fut abrogé par
quelqu’un. Alexandre Mikhaïlovitch écrit aussi qu’il apprit
plus tard que des traîtres, à l’état-major, avaient eu l’audace
d’annuler l’ordre de l’empereur sous l’influence des leaders
de la Douma.
Bientôt
commença à Pétrograd la grève des ouvriers travaillant pour la
défense, précisément au moment où l’armée russe était prête
à passer à l’offensive. Le motif de cette grève était le manque
de pain dans les boulangeries de Pétrograd, rumeur propagée par les
révolutionnaires, qui devaient absolument semer la panique dans la
ville pour déclencher la révolution. Au bout d’un certain temps
commencèrent dans les rues de la capitale des affrontements entre
les ouvriers et les soldats.
L’empereur
Nicolas II, au vu de ces troubles, quitta d’urgence l’état-major
pour Pétrograd, mais son train fut retenu à la gare de Dno.
Coïncidence funeste que le nom de cette gare – « le fond »-,
comme s’il avait présagé la chute du puissant Empire russe.
Le
grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, dans ses mémoires ( p. 278-279),
rapporte la communication téléphonique de son frère Sergueï
Mikhaïlovitch de l’état-major :
«
Nikki est parti hier à Pétrograd, mais les employés du chemin de
fer, obéissant au décret du comité de la Douma pour les Affaires
particulières, ont retenu le train impérial à la gare de Dno et
l’ont détourné en direction de Pskov. Il est absolument seul dans
le train. Une délégation de la Douma veut le voir pour lui
présenter les ultimes revendications. Les troupes de Pétrograd se
sont unies aux insurgés. »
En
réponse à une requête du général Alexeïev, des télégrammes
furent envoyés de divers endroits du front par des commandants en
chef, parmi lesquels certains généraux conseillaient à l’empereur
d’abdiquer. Le grand-duc Nikolaï Nikolaïévitch l’écrivait
dans son télégramme :
« …
Moi, Votre fidèle sujet, estime de mon devoir, par mon serment et
son esprit, de supplier à genoux Votre Majesté impériale de sauver
la Russie et Votre héritier, connaissant Votre amour profond pour la
Russie et pour lui. Après Vous être signé, remettez-lui Votre
trône… »
Le
télégramme de l’aide de camp, le général Broussilov, disait :
«
Je vous prie de rapporter à Sa Majesté l’empereur, avec ma
soumission la plus profonde, et mon entier dévouement à la patrie
et au trône, qu’en cet instant la seule solution pouvant sauver la
situation et donner la possibilité de continuer de combattre
l’ennemi extérieur, faute de quoi la Russie sera perdue, est
d’abdiquer en faveur de Sa Majesté le tsarévitch héritier sous
la régence du grand-duc Mikhaïl Alexandrovitch… »
Voici
le télégramme du général aide de camp, Evert :
« …
Au vu de la situation actuelle, ne trouvant pas d’autre issue,
Votre fidèle sujet, infiniment dévoué à Votre Majesté, supplie
Votre Majesté, au nom du salut de la patrie et de la dynastie, de
prendre la résolution, en accord avec la déclaration du président
de la Douma, exprimée par le général aide de camp Rouzski, comme
étant la seule apparemment capable de faire cesser la révolution et
sauver la Russie des horreurs de l’anarchie. »
Le
télégramme du général Sakharov était rédigé de manière
confuse et voilée :
« …
Passant à la logique de la raison et tenant compte de la situation
actuelle sans issue, moi, sujet définitivement fidèle de Sa
Majesté, suis contraint de dire, la mort dans l’âme, qu’il est
possible que l’issue la moins douloureuse pour notre pays et pour
le maintien de la possibilité de se battre contre l’ennemi
extérieur, soit la décision d’agréer aux conditions déjà
énoncées… »
Ces
télégrammes furent rapportés à l’empereur par le général
Rouzski vers 15 heures le 2 mars.
Le
souverain, après avoir écouté le rapport du général, prit la
décision d’abdiquer. Ayant à sa disposition une armée de quinze
millions d’hommes, l’empereur Nicolas II abdiqua. Le souverain
était seul, et personne ne pouvait empêcher cette funeste décision.
***
L’higoumène
Séraphim, dans Les Martyrs du devoir chrétien, décrit sa dernière
rencontre avec la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna au printemps
1917, après l’abdication de l’empereur.
Il
fut stupéfait de voir à quel point la grande-duchesse avait changé.
Elle avait maigri, était anxieuse. Son âme était si bouleversée
qu’elle ne pouvait parler sans verser de larmes. Elle voyait vers
quel gouffre courait la Russie, et pleurait amèrement le pays et le
peuple russes, auxquels elle avait consacré sa vie et qu’elle
servait avec abnégation. Tous les idéaux et les rêves auxquels
elle aspirait s’écroulaient. Son esprit brûlant d’énergie et
d’abnégation ne savait plus que faire. Son seul désir était de
prier Dieu de lui donner la force de boire jusqu’à la lie la coupe
du malheur et de mourir en Russie. Elizavéta Féodorovna
s’inquiétait aussi pour la famille impériale et quand elle en
parlait, elle ne pouvait retenir ses larmes. Mais la grande-duchesse
était également consciente de la fatalité du destin et s’en
remettait à la volonté de Dieu. Elle était consciente du chemin de
martyre de la famille impériale.
Un
jour, elle dit à l’archevêque Anastase à propos de la famille
impériale, avec une profonde tendresse : « Cela servira
à leur purification morale et les rapprochera de Dieu. » *
(*) :
( Archevêque Anastase, A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse
Elizavéta Féodorovna, p. 18).
Elizaveta
Féodorovna n’éprouvait nulle animosité envers le peuple agité
par les révolutionnaires. Elle disait avec douceur : «
Le peuple est un enfant ; il n’est pas fautif des événements…
Il est induit en erreur par les ennemis de la Russie. »
Quand
les révolutionnaires vinrent visiter pour la première fois le
couvent Saintes-Marthe-et-Marie, l’un d’eux, qui avait l’air
d’un étudiant, se mit à faire l’éloge de la vie des sœurs,
disant qu’elles ne vivaient pas du tout dans le luxe et que partout
régnaient la propreté et l’ordre. En voyant ce comportement
bienveillant, Elizavéta Féodorovna entreprit de discuter avec le
jeune homme. Elle lui parla du christianisme et du socialisme. « Qui
sait, dit l’inconnu à la fin de la discussion, il se peut que nous
tendions vers le même but, seulement par des voies différentes… »
Le
couvent Saintes-Marthe-et-Marie poursuivait son œuvre comma par le
passé. A l’hôpital, certaines femmes étaient très malades, et
Elizaveta Féodorovna passait une grande partie de son temps à leur
chevet.
Moscou
était en ébullition. Le chaos avait pris possession de la ville. On
cambriolait et on brûlait les maisons. Une multitude de va-nu-pieds
traînaient dans les rues. C’étaient des criminels et des fous
égarés libérés de prisons, que personne ne gardait plus dans les
hôpitaux.
Certaines
sœurs, comme V. Gordiéïeff, trésorière du couvent, qui
craignaient qu’un criminel pût s’introduire dans le couvent,
prièrent l’higoumène de tenir la porte fermée à clef en
permanence. Mais la grande-duchesse n’avait peur de personne. Elle
désirait toujours trouver quelque chose de bon chez les êtres les
plus vils et croyait qu’un début de bonté insufflé dans tout
être humain pouvait vaincre ses mauvais instincts. Durant la
journée, le dispensaire du couvent était ouvert à tous, comme
d’habitude. Elizaveta Féodorovna, malgré l’avertissement de V.
Gordiéïeff, refusa de verrouiller les portes. Elle disait : «
Avez-vous oublié qu’aucun cheveu de votre tête ne tombera sans la
volonté de Dieu ? »
Un
jour, des hommes entrèrent au couvent ; certains étaient
ivres. On voyait tout de suite qu’il s’agissait de malfaiteurs en
liberté. Ils se comportaient avec sans-gêne, poussant des jurons
obscènes. L’un d’eux, vêtu d’un uniforme sale, autrefois
kaki, en apercevant la grande-duchesse, se rua sur elle en hurlant
qu’elle n’était plus « Votre Altesse, voulant savoir qui
elle était maintenant. Elizavéta Féodorovna répondit calmement
qu’elle était ici au service des malades. Alors le forcené exigea
qu’elle pansât sa plaie, un ulcère à l’aine, suppurant et
exhalant une odeur nauséabonde. La grande-duchesse le fit asseoir
sur une chaise et, s’étant agenouillée devant lui, nettoya la
plaie, appliqua un baume, le banda, et lui dit de revenir le
lendemain pour changer le pansement, sinon il risquait de se
gangrener. L’homme, perplexe et confus, ne savait que dire. Enfin,
il lui demanda qui elle était. La grande-duchesse répéta qu’elle
était là pour s’occuper des malades. Quand le groupe d’hommes,
à présent calmé, sortit en se bousculant et en lorgnant de tous
côtés, les sœurs, effrayées, commencèrent à s’affoler. La
grande-duchesse les arrêta immédiatement et leur rappela que Dieu
veillait sur elles et que sans Sa volonté rien de mauvais ne pouvait
leur arriver.
La
grande-duchesse avait constamment l’âme tournée vers Dieu par
l’intermédiaire de la Prière de Jésus. Qu’elle s’occupât de
bander les blessés, de préparer un dîner frugal, qu’elle se tînt
au chevet d’un malade – dans sa tête résonnait sans cesse cette
prière du cœur. Etant en permanence ouvert au Seigneur, son cœur
était fermé à la peur du monde et à l’inquiétude. Elisabeth
savait qu’en se soumettant à la volonté de Dieu, elle suivait Sa
voie, et quoi qu’il pût arriver, elle l’accepterait avec
sérénité et résignation. Elle ressemblait en cela aux martyrs des
premiers siècles de la chrétienté. Sa réaction au choc provoqué
par l’abdication de l’empereur et le début de la révolution
était passée. Les larmes silencieuses qu’elle versait la nuit
devant les icônes n’étaient pas des larmes de désespoir, mais
des larmes d’affliction pour la Russie et la famille impériale.
L’archevêque
Anastase écrit à propos du sang-froid d’Elizaveta Féodorovna (p.
18) :
«
… Il semblait qu’elle était sur un haut rocher inébranlable et
que, de là-haut, elle regardait sans peur les vagues en furie autour
d’elle, fixant son regard spirituel dans les lointains éternels. »
***
Un
matin, deux camions remplis de révolutionnaires s’arrêtèrent
devant la porte du couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Des rubans rouges
épinglés à leur chemise, et portant des drapeaux rouges, les
hommes en nombre se postèrent devant la porte du monastère.
Celle-ci leur fut ouverte par l’higoumène en personne. Quelques
hommes se détachèrent du rassemblement, petit cigare entre les
dents, en chapeau et le fusil à l’épaule, et déclarèrent à
Elizaveta Féodorovna qu’ils étaient venus l’arrêter et la
conduire en prison, et qu’elle serait jugée comme espionne
allemande. Quant au couvent, il serait perquisitionné, et les armes
qu’on y gardait, confisquées. La grande-duchesse leur répondit :
« Entrez, cherchez partout, mais seulement cinq d’entre
vous. »*
(*) :
(Protopresbytre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, tome I, p.
278).
Elizaveta
Féodorovna leur dit également qu’étant l’higoumène du
couvent, elle devait donner des directives et dire au revoir à ses
sœurs. Cela lui fut accordé. La grande-duchesse les réunit alors
toutes à l’église, et demanda au père Mitrophane de célébrer
un Te Deum. Pendant que le prêtre s’habillait et que l’on
allumait les cierges et les candélabres, Elizaveta Féodorovna, pour
encourager les sœurs, prononça ces paroles de l’Evangile ( M.
Polski) : « Et vous serez haïs de tous à cause de Mon
nom… C’est par votre persévérance que vous gagnerez la vie »
( Luc, XXI, 17, 19).
Puis,
elle invita les hommes à entrer dans l’église, mais en laissant
les armes à l’extérieur. Ils laissèrent leurs fusils à
contrecoeur et la suivirent. Elizaveta Féodorovna resta agenouillée
durant tout le Te Deum. Quant, à la fin de la liturgie, elle
embrassa la croix, les hommes venus l’arrêter s’approchèrent
aussi de la croix et se signèrent. Elizaveta Féodorovna leur dit
qu’ils pouvaient à présent suivre le père Mitrophane, qui leur
ferait visiter tous les bâtiments du couvent. Après des recherches
infructueuses, intimidés, les homme sortirent rejoindre leurs
camarades en chantant L’Internationale et La Marseillaise, puis ils
dirent : « C’est un monastère, rien de plus. »
Les autres, qui attendaient fiévreusement l’arrestation de la
grande-duchesse et la découverte d’armes au couvent, s’en
allèrent déçus. Quand les camions furent partis, Elizaveta
Féodorovna se signa et dit aux sœurs ( M. Polski) :
« Apparemment, nous ne sommes pas encore dignes de la couronne
des martyrs. »
Le
même jour, quelques heures plus tard, les représentants du
gouvernement provisoire vinrent au couvent présenter des excuses à
l’higoumène pour le comportement des révolutionnaires, et lui
assurer qu’eux n’étaient pas impliqués dans l’incident.
Elizaveta
Féodorovna les invita chez elle et les questionna sur les progrès
de la révolution. Les représentants du gouvernement lui répondirent
avec franchise qu’ils n’étaient pas en mesure de se battre
contre la menace anarchiste et ils lui demandèrent de déménager
au Kremlin pour être en sécurité. La grande-duchesse répondit (
M. Polski) : « Si je suis partie du Kremlin, ce n’est
pas pour y être de nouveau poussée par la force révolutionnaire.
S’il est difficile pour vous de me protéger, je vous demande de ne
faire aucune tentative en ce sens. »
Les
membres du gouvernement partirent, présentant des excuses et
l’assurant de leur soutien.
Elizaveta
Féodorovna se languissait de ses proches, qu’elle n’avait pas
vus depuis longtemps. Sa sœur l’impératrice était arrêtée.
Elle n’avait pas vu son frère et ses deux autres sœurs depuis le
début de la guerre mondiale. Elle savait que la Russie ne pourrait
pas se libérer si vite de l’anarchie révolutionnaire, et n’avait
guère l’espoir de rencontrer bientôt ses proches. Avant la
guerre, son frère Ernst et ses sœurs Irène et Victoria venaient
régulièrement en Russie. La princesse Victoria séjournait toujours
au couvent, parfois avec ses enfants*.
(*) :
( Le fils de la princesse Victoria, le prince de Battenberg, futur
lord Mountbatten de Birmanie, visita pour la dernière fois la Russie
en 1914. Le jeune prince était alors officier de marine, et fut
chargé d’assister l’empereur Nicolas II pendant le séjour de
l’escadre anglaise à Kronstadt ( cf. Grand-duc Gabriel
Constantinovitch, Dans le palais de Marbre ) ; lord Mountbatten
garda toute sa vie un souvenir chaleureux de la Russie).
Mais
tout cela avait cessé dès le début de la guerre, et ils ne se
virent pas pendant plus de trois ans. Il n’y avait pas de lettres
non plus, la poste ne fonctionnant plus à cause de la révolution.
La
grande-duchesse avait très envie de revoir sa famille, de les serrer
contre son cœur et de sentir leur affection. Elle fut très tentée
quand, au début de l’été 1917, un ministre suédois vint
spécialement à Moscou pour la voir. Il voulait convaincre la
grande-duchesse de quitter la Russie pour l’étranger. Il venait à
la requête de l’empereur Guillaume, qui voulait sauver Elizaveta
Féodorovna, dont il avait été jadis amoureux. L’empereur
Guillaume, qui désirait la destruction de la Russie, savait que le
gouvernement provisoire tomberait bientôt, et que le pays se
noierait dans le sang de victimes innocentes. L’empereur y avait
fait clairement allusion auprès du ministre suédois.
Après
avoir écouté attentivement l’exposé du ministre, la
grande-duchesse le questionna au sujet du destin de l’empereur et
de sa famille. Le ministre suédois lui répondit avec franchise que
tout ce qui était possible serait entrepris pour qu’ils partent
également à l’étranger. Elizaveta Féodorovna observa un
silence, avant de répondre. Une fois une décision prise, elle n’en
changeait pas. Puis elle remercia cordialement le ministre de s’être
inquiété pour elle, et répondit avec calme qu’elle ne pouvait
abandonner son couvent, les sœurs, et les malades que Dieu lui avait
confiés, et qu’elle avait fermement décidé de rester. Sur ce, la
grande-duchesse se leva, montrant ainsi que la discussion était
close. Le ministre suédois comprit que rien ne pourrait l’influencer
et, après s’être incliné en silence, il quitta l’établissement.
La grande-duchesse Elisabeth était pleinement consciente qu’ayant
refusé la proposition de fuir la Russie, elle signait elle-même son
arrêt de mort…
La
vie suivait son cours. L’higoumène s’occupait des soldats
blessés et des malades, nourrissait les pauvres et les orphelins, et
dirigeait ses institutions de bienfaisance. Pendant la courte période
du gouvernement provisoire, la classe aisée de Moscou continua
d’aider matériellement l’établissement. Une partie de la
tuyauterie des canalisations de Moscou avait été endommagée
pendant les troubles, et l’été 1917 fut particulièrement chaud.
Une épidémie dont les symptômes ressemblaient à ceux de la
typhoïde commença à se propager dans la ville. Au couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, des mesures de précaution furent prises :
l’eau potable fut bouillie, les légumes furent servis uniquement
cuits ou frits.
A
cette époque, Elizaveta Féodorovna tomba gravement malade. On ne
savait pas s’il s’agissait de la maladie qui sévissait dans la
ville. Elle ne pouvait plus visiter les malades, et n’avait plus de
forces pour veiller la nuit comme auparavant. Sur les instances des
médecins, l’on disposa un fin matelas sur les planches nues du lit
où elle ne dormait que quelques heures durant. Quand la crise fut
passée, Elizaveta Féodorovna était si faible qu’elle ne pouvait
pas marcher, et restait de longues heures assise, priant, un ouvrage
de couture à la main.
Au
mois d’août, elle apprit que, par décision d’A. Kerenski,
l’empereur, l’impératrice et leurs enfants avaient été emmenés
à Tobolsk. Il ne lui restait désormais plus aucun espoir de
rencontrer rapidement sa chère famille impériale. Elizaveta
Féodorovna souffrait, ne se faisant guère d’illusions quant à
leur libération. Elle envoyait des lettres à Tobolsk, mais seule
l’une d’entre elles arriva. Vers la fin du mois, la
grande-duchesse recouvra ses forces, et reprit la direction de son
couvent. Mais la situation du pays continuait d’empirer. Il n’y
avait plus moyen de se procurer les denrées de première nécessité
ni les médicaments. Même la quinine et l’iode devenaient rares.
L’on manquait de bandage et de coton hydrophile, et les sœurs
craignaient de devoir bientôt utiliser les draps pour faire les
pansements aux malades. C’est durant cette période que la
grande-duchesse Maria Pavlovna, nièce d’Elizaveta Féodorovna,
arriva à Moscou et séjourna au couvent. La grande-duchesse Maria
Pavlovna ne trouva aucun changement dans la vie de l’établissement,
mais elle fut surprise de l’état de sa tante. Quand elle l’avait
vue quelques mois auparavant, celle-ci débordait d’énergie, et
était en perpétuel mouvement. Maintenant, elle était la plupart du
temps assise dans un fauteuil en rotin, un ouvrage de couture ou de
tricot dans les mains.
Elizaveta
Féodorovna et Maria Pavlovna parlaient beaucoup des événements en
Russie et des causes de la révolution. Lors de l’une de ces
conversations, lorsqu’elles évoquèrent la question de la famille
impériale, la grande-duchesse se rappela avec tristesse sa dernière
entrevue avec l’impératrice. Comme l’écrit E.M. Almedingen, les
dernières semaines avant la chute du gouvernement provisoire, le
couvent Saintes-Marthe-et-Marie fut un centre où se rendait le
peuple russe, pas tant pour recevoir une assiette de soupe ou une
aide médicale, mais pour voir la grande-duchesse Elisabeth et lui
parler de ses malheurs. Elizaveta Féodorovna recevait tout le monde,
écoutait, citait les Saintes Ecritures et rassurait. Les gens
sortaient de chez elle apaisés et rassérénés. Mais cela ne dura
guère. Le 7 novembre 1917, le gouvernement provisoire s’effondra,
et Lénine et ses sympathisants prirent la tête du gigantesque Etat
russe.
Dix-neuvième
chapitre
Au
début, les bolchéviques ne touchèrent pas au couvent
Saintes-Marthe-et-Marie. Au contraire, ils montrèrent du respect
envers les sœurs et attribuèrent des rations spéciales à la
clinique. L’institution était régulièrement ravitaillée.
Avec
l’arrivée au pouvoir des soviets, la terreur envahit la Russie.
Les patrouilles de la Tchéka, dont le seul nom faisait trembler,
sévissaient partout. Arrestations, tortures, exécutions se
succédaient. La vie humaine ne valait plus rien. Des familles
entières d’innocents furent anéanties sur un simple soupçon, une
dénonciation, ou par convoitise du bien d’autrui. Des torrents de
sang déferlèrent sur la Russie. Les drapeaux rouges furent hissés
dans les lieux sacrés du Kremlin. Alors, commença la profanation
sacrilège des églises, des icônes et des saintes reliques. Il
était devenu impossible de se rendre à la chapelle de Kazan pour
allumer un cierge devant l’icône Notre-Dame de Kazan, haut lieu
saint de la terre russe.
La
grande-duchesse interdit aux sœurs de la communauté toute sortie à
l’extérieur du couvent. La société moscovite se terrait. Le vide
se fit autour d’Elizaveta Féodorovna. Les anciens protecteurs,
bienfaiteurs, et mécènes du couvent, issus de classes aisées,
avaient maintenant peur d’accorder leur attention à la
grande-duchesse.
Afin
d’éviter toute insulte dans la rue, Elizaveta Féodorovna ne
sortait quasiment plus. Elle, si faite à une activité débordante,
se trouvait maintenant obligée de rester entre les murs de son
établissement. Cet enfermement lui pesait, mais elle n’en changea
pas pour autant son emploi du temps ; elle se renferma seulement
un peu plus sur elle-même. Elle paraissait plus concentrée, comme
si elle sentait l’approche de la fin et se préparait au passage
dans l’éternité.
Le
confesseur du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, le père Mitrophane,
célébrait quotidiennement la liturgie, et toutes les sœurs
priaient avec ferveur. Leur prière commune, la prière des âmes
douloureuses, montait vers Dieu, tel l’encens de l’encensoir. Les
dimanches et les jours de fête, l’église du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie était pleine à craquer. Mais sur le moment,
les autorités ne touchaient à rien, et ne faisaient pas irruption
dans l’institution.
Deux
fois par semaine, un camion venait ravitailler le couvent en pain
noir, poisson séché, légumes, un peu de graisses et du sucre. Pour
les soins, il ne lui était octroyé que quelques bandages en
quantité limitée, et des médicaments de première nécessité.
Les
proches des sœurs et leurs amis habitant en province leur
apportaient parfois, en catimini, du beurre, du lait et des œufs. Il
était impossible de trouver du thé ; aussi, en remplacement et
pour en tenir lieu, faisaient-elles des tisanes avec des baies
sauvages séchées.
Les
autorités envoyèrent au couvent des formulaires à remplir dans
lesquels il fallait indiquer les noms, prénoms, âges, sexes,
positions sociales, etc., de toutes les personnes habitant
l’établissement, ou s’y trouvant en traitement. Elizaveta
Féodorovna, aidée par les sœurs, remplit tous les formulaires de
manière détaillée, et les renvoya à qui de droit.
Après
la signature de la paix de Brest-Litovsk, le gouvernement allemand,
en la personne du comte Mirbach, obtint l’accord des autorités
soviétiques pour emmener la grande-duchesse Elisabeth à l’étranger.
Mais elle refusa catégoriquement de quitter la Russie. Elle disait :
« Je n’ai fait de mal à personne. Que la volonté du
Seigneur soit faite ! » *
Par
deux fois, le comte Mirbach demanda une audience à la
grande-duchesse. Mais elle refusa de le recevoir, car elle voyait en
lui un représentant du gouvernement allemand, pays ennemi. Ce fut la
dernière chance de salut qu’Elizaveta Féodorovna refusa
fermement. En dépit du « nettoyage » de la Tchéka et de
la propagande mensongère dirigée contre l’aristocratie et, plus
particulièrement, contre les membres de la maison Romanov, le peuple
continuait d’aimer la grande-duchesse Elisabeth. Un exemple de cet
amour est relaté dans le livre d’E.M. Almedingen, An Unbroken
Unity.
Au
début du mois de mars 1918, un cordonnier, dont la femme et les
enfants se trouvaient à la clinique du couvent, proposa à Elizaveta
Féodorovna d’organiser sa fuite. Il lui dit qu’un de ses proches
avait un traîneau et de bons chevaux et qu’ils pouvaient l’emmener
en lieu sûr. Elizaveta Féodorovna peut paraître naïve, mais elle
montre que cet homme n’avait pas peur de risquer sa vie et celle de
sa famille pour aider la grande-duchesse à quitter Moscou. Tous les
récits qui émanent du livre de E.M. Almedingen sont absolument
authentiques, l’auteur ayant eu de nombreuses conversations avec la
comtesse Marie Obolenski, qui faisait partie des sœurs du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie du temps d’Elizaveta Féodorovna.
***
On
trouvera ci-après deux lettres écrites en français ( texte
original non corrigé) par la grande-duchesse Elisabeth à son amie
la comtesse Alexandra Olsoufieff*
(*) : ( Ces
lettres écrites en français m’ont été aimablement prêtées
pour ce livre par la petite-fille de la comtesse A. Olsoufieff, Maria
Vassilievna, qui vécut en Italie (NdA).).
La première a dû être
écrite en 1917, la seconde, plus longue, en avril 1918.
La première
lettre témoigne d’un amour profond pour l’Eglise orthodoxe et le
peuple russe. La phrase « La Sainte Russie ne peut pas périr »
est soulignée par Elisabeth.
« Chère
Alix,
Dieu, de nouveau,
dans Sa grande miséricorde nous a aidés à passer ces journées de
guerre intérieure, et, aujourd’hui, j’ai eu l’infinie
consolation de prier au (illisible) et d’assister à la cérémonie
divine avec la bénédiction de notre patriarche. Le saint Kremlin
avec les marques visibles de ces journées tristes m’était plus
cher que jamais. J’ai senti à quel point la religion orthodoxe est
la véritable et vraie Eglise de Dieu, et j’ai ressenti une telle
pitié profonde pour la Russie et ses enfants qui dans ce moment ne
savent pas ce qu’ils font – n’est-ce pas un enfant malade qu’on
aime cent fois plus dans le moment de la maladie que quand il est gai
et bien portant – l’on voudrait porter ses souffrances, lui
apprendre la patience, l’aider, voilà ce que je ressens
journellement ; la Sainte Russie ne peut périr, la Grande
Russie hélas n’est plus, mais Dieu dans la Bible montre comme Il
pardonnait à son peuple, et lui redonnait le pouvoir béni –
espérons qu’avec les prières qui augmentent journellement et le
repentir qui s’accroît, que la Sainte Vierge plaidera pour nous
devant son Fils divin, et que Dieu nous pardonnera.
Votre éternelle
mère supérieure, Elizaveta ( en russe).
J’ai vu votre
neveu Dmitri Olsoufieff ; il va bien. »
La seconde
lettre adressée à la comtesse A. Olsoufieff en avril 1918 reflète
la tristesse de la grande-duchesse de ne plus voir ses anciens amis,
et sa nostalgie du passé. La phrase « Que Ta volonté soit
faite » montre qu’elle était déjà prête à subir «
des moments qui paraissent terribles ». Elizaveta Féodorovna
sentait clairement en elle la force de la grâce du Saint-Esprit qui
illuminait son chemin de croix. Cette lettre fut écrite par la
grande-duchesse quelques jours avant son arrestation.
« Chère
Alix !
Christos vas
chrissi* !
(*) : (
« Christ est ressuscité ! » (en russe).).
Que de fois mes
pensées volent vers vous ! Et je me rappelle ma petite comtesse
assise dans son salon, entourée de souvenirs ; et nous faisons
causette en prenant une tasse de thé, et les années passent devant
notre souvenir, des années bien claires – des années tristes et
des années et des moments où l’on sent la main de Dieu le Père,
forte, qui rappelle au repentir comme maintenant. Comme je regrette
que je ne puisse pas vous voir. Les « grands » vivent
dans votre appartement, et Dieu dans sa douceur vous a épargné de
voir arracher de votre cœur ce qui sur cette terre était votre
petit nid. Si nous approfondissions maintenant la vie de chacun, elle
est remplie de miracles. Vous direz : et remplie de terreur et
de morts ! oui – aussi - , mais nous ne voyons pas clairement
pourquoi le sang de ces victimes doit couler ; – là-haut ils
comprennent tout et pour sûr ont trouvé le calme et la patrie
véritable, la patrie céleste. Nous, sur cette terre, nous devons
attirer la patrie céleste, pour voir d’un œil éclairé, et dire
avec résignation : « que Ta volonté soit faite. »
La complète destruction de la « Grande Russie sans peur et
sans reproche, mais la « Sainte Russie », l’église
orthodoxe, l’église qui existe et existe comme encore jamais, et
ceux qui croient sans douter un moment, ont le « soleil en
dedans » qui éclaire les ténèbres pendant l’orage qui
gronde. Je ne suis pas exaltée chère amie, je suis seulement sûre
que Dieu qui punit est le même Dieu qui aime. Je lis beaucoup la
Bible ces derniers temps, et si nous ajoutons à cette lecture le
sublime Sacrifice de Dieu le Père qui envoya son Fils mourir et
ressusciter pour nous, alors nous sentons le Saint Esprit qui éclaire
notre chemin, et la joie devient éternelle même si notre pauvre
cœur humain et notre petit esprit terrestre survivent à des moments
qui ont l’air bien terribles. Pensez à l’orage – quelles
impressions sublimes, effrayantes, comme les uns ont peur, les autres
se cachent, les autres sont tués et d’autres sentent la grandeur
de Dieu – n’est-ce pas un tableau des temps actuels ? Nous
travaillons, prions, espérons, et chaque jour sentons la Miséricorde
divine ; au fond, c’est un constant miracle que nous vivions,
et d’autres commencent à le sentir et viennent dans notre église
se reposer l’âme… Priez pour nous, chère âme.
A vous de cœur,
votre « vieille fidèle Amie »,
Merci pour le
cher passé. Que Dieu accueille en son repos éternel l’âme de
votre cher petit mari. »
La quiétude
temporaire qui régnait dans l’établissement n’était que le
calme avant la tempête. Le ciel commença à s’assombrir au-dessus
du couvent Saintes-Marthe-et-Marie lorsque les autorités
soviétiques, dans un premier temps retirèrent quelques personnes de
la clinique, puis informèrent Elizaveta Féodorovna que ses
orphelins devraient bientôt être transférés dans un orphelinat
public.
Les autorités
soviétiques avaient, outre la famille impériale, arrêté nombre
des membres de la maison Romanov. La politique de Lénine était
d’éliminer tous ceux qui portaient le nom de Romanov, ainsi que
tous les proches de la famille impériale. Lénine savait de quel
amour et de quelle fidélité bénéficiait la grande-duchesse
Elisabeth auprès du peuple russe, et c’est pourquoi il craignait
qu’en cas d’arrestation et d’exécution de celle-ci, des
troubles n’éclatent dans Moscou contre le pouvoir bolchévique. Il
comprenait également que seuls la ruse et le mensonge lui
permettraient d’atteindre son but – l’assassinat d’Elizaveta
Féodorovna -, et c’est pourquoi il décida de l’envoyer loin du
centre, dans un coin perdu où personne ne la connaissait.
La
grande-duchesse sentait que sa fin était proche, et son seul souhait
était de ne pas fléchir et de rester fidèle à Jésus Christ
jusqu’à son dernier souffle.
Elizaveta
Féodorovna fut arrêtée et emmenée loin de Moscou le troisième
jour de Pâques 1918, jour où l’Eglise orthodoxe fête l’icône
de Notre-Dame de Kazan. Le patriarche Tykhone était au couvent
Sainte-Marthe-et-Marie pour y célébrer un Te Deum. Il resta après
l’office jusqu’à 4 heures du matin pour parler avec les sœurs
et leur mère higoumène. Pour Elizaveta Féodorovna, ce fut le
dernier réconfort et le dernier mot d’adieu de l’autorité
suprême de l’Eglise orthodoxe russe avant son chemin de croix sur
le Golgotha.
L’higoumène
Séraphim écrit ( in Les Martyrs du devoir chrétien) qu’après
avoir raccompagné le patriarche, toutes les sœurs, réconfortées,
oublièrent pour un temps leurs préoccupations, mais leur mère
higoumène, tout en tentant de paraître alerte, ressentait en son
âme une tristesse infinie, comme dans l’attente de quelque chose
d’implacable, de terrifiant… Une demi-heure après le départ du
patriarche Tykhone, une voiture s’arrêta devant le couvent, avec à
son bord un commissaire et des soldats de l’Armée rouge qui
intimèrent à Elizaveta Féodorovna de les suivre sur-le-champ.
L’on trouve les
descriptions de cet épisode tragique dans les ouvrages de
l’higoumène Séraphim et d’E.M. Almedingen. La grande-duchesse
demanda qu’on lui laisse deux heures pour prendre ses dispositions,
nommer une remplaçante et dire au revoir à tous les habitants du
couvent. Cela lui fut catégoriquement refusé. On ne lui donna
qu’une demi-heure pour rassembler ses affaires. Elle n’eut pas le
temps de faire le tour de la clinique, de l’orphelinat et de la
maison pour les vieillards. Elle put seulement réunir les sœurs
dans l’église Marthe-et-Marie pour leur donner sa dernière
bénédiction. De longs sanglots résonnèrent dans toute la maison.
Tous pleuraient, car ils savaient que c’était la dernière fois
qu’ils voyaient la mère higoumène.
L’higoumène
Séraphim écrit que le tableau, si émouvant qu’il eût dû
toucher le cœur le plus endurci, n’émut pourtant pas les
tchékistes. Au contraire, cela ne fit qu’agacer ces hommes,
habitués à entendre les plaintes et les cris de leurs victimes.
Elizaveta
Féodorovna remercia les sœurs pour leur travail d’abnégation, et
elle demanda au père Mitrophane Srébrianski de ne pas quitter le
couvent, et d’y servir tant que ce serait possible.
La grande-duchesse
partit avec deux religieuses : Varvara Iakovleva et Ekatérina
Ianycheva. Ce furent les seules que les bolchéviques autorisèrent à
suivre Elizaveta Féodorovna.
L’higoumène
Séraphim écrit que ce fut avec une rare rudesse que les hommes de
la Tchéka arrachèrent les sœurs à leur supérieure. Paraskiéva
Tikhonovna Korine, ancienne élève du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, m’a raconté* que, quand elle vint avec
d’autres élèves voir Elizaveta Féodorovna le premier jour de
Pâques pour la féliciter à l’occasion de cette grande fête,
cette dernière leur avait dit : « Quand la semaine
pascale sera terminée, je vous parlerai de ma vie », mais
trois jours après, elle était arrêtée.
(*) : ( A
l’auteur, Lioubov Miller (NdT ).
Ces terribles instants
sont restés ancrés dans la mémoire de Paraskiéva Tikhonovna.
Jamais elle n’oublierait la forte et longue sonnerie qui avait
retenti aux portes du couvent, annonçant les tchékistes venus
arrêter la grande-duchesse. Quand les sœurs apprirent que l’on
emmenait leur mère higoumène, elles se précipitèrent toutes en
pleurant dans l’église de la clinique. Elles venaient de tous
côtés en courant et en sanglotant, qui descendant l’escalier du
foyer, qui venant de la clinique, qui, enfin, venant du bout du
jardin. Elizaveta Féodorovna, quant à elle, se tenait debout sur
l’ambon de l’église, très pâle, mais sans larmes. Elle
répétait aux sœurs : « Ne pleurez pas, nous nous
reverrons dans l’autre monde. » Son récit terminé,
Paraskiéva Tikhonovna baissa la tête, et dit : « Après
quoi, nous nous mîmes à vivre sans elle. »
Avant de monter
dans la voiture, la grande-duchesse les bénit tous encore une fois
en faisant un grand signe de croix. Elle quittait pour toujours sa
maison bien-aimée, qu’elle avait créée avec tant de difficultés,
où elle avait fait tant de bien, où grâce à ses idées et à son
travail étaient nées tant d’institutions de bienfaisance, et où
elle avait sauvé tant de milliers d’êtres d’une mort psychique,
morale et physique. C’est ici, dans son propre couvent
Saintes-Marthe-et-Marie, qu’elle entra dans la sainteté. Les
hommes qui emmenèrent la grande-duchesse Elisabeth étaient des
Lettons. Il faut croire que Lénine n’osa pas confier cette cruelle
affaire à des Russes, à des Moscovites, de peur que, connaissant
Elizaveta Féodorovna, ils ne fassent au dernier moment rater son
plan.
Vingtième
chapitre
Ayant
appris ce qui s’était passé, le patriarche Tykhône, aidé par
certaines organisations ecclésiastiques qui avaient encore une
importance aux yeux du nouveau pouvoir, tenta en vain d’obtenir la
libération de la grande-duchesse. Elizaveta Féodorovna et ses
compagnes furent emmenées en train à Perm.
Sur
le chemin de l’exil, la grande-duchesse écrivit une lettre d’adieu
aux sœurs du couvent. L’higoumène Séraphim la lut, mais ne
l’ayant pas entre les mains, il ne put en transcrire le contenu que
de mémoire. Par bonheur, l’original a été conservé en Russie et
tapé à la machine en plusieurs exemplaires. Une des copies a été
transmise à la chancellerie synodale de l’Eglise orthodoxe russe
hors-frontières.
Voici
le texte intégral de cette lettre dont l’original est en russe :
«
Bénis-nous, Seigneur.
Que
la Résurrection de Jésus vous console et vous soutienne. A six
heures nous avons dépassé Rostov, le soir, la Trinité-Saint-Serge…
Que
saint Serge, saint Dimitri et sainte Euphrosyne de Polotsk nous
gardent, vous et moi. Nous roulons bien. Il y a de la neige partout.
Je
ne puis oublier la journée d’hier, tous ces doux visages.
Seigneur, quelle douleur ils exprimaient ! J’en avais le cœur
brisé ! Chaque minute vous me deveniez plus chères. Comment
pourrais-je vous abandonner, mes chères petites ? Que faire
pour vous consoler, vous soutenir ? Rappelez-vous, mes chéries,
tout ce que je vous ai dit. Soyez toujours non seulement mes enfants,
mais aussi des élèves dociles. Unissez-vous et soyez comme une
seule âme entièrement tournée vers Dieu, et dites, comme Saint
Jean Chrysostome : « Gloire à Dieu en toute chose ! »
Je
vais vivre avec l’espoir de pouvoir être bientôt de nouveau parmi
vous et de toutes vous retrouver. En plus de l’Evangile, lisez
toutes ensemble les Epîtres des Apôtres. Vous, les sœurs aînées,
rassemblez nos sœurs. Demandez au patriarche Tykhône de prendre nos
« poussins » sous son aile. Installez-le dans ma chambre
du milieu, et laissez ma cellule pour les confessions et la grande
chambre pour les visites.
S’il
n’y a pas de retard, nous devrions arriver au bout de cinq jours de
voyage. Ekatérina rentrera rapidement, elle vous racontera comment
nous sommes installées. On nous adonné de très gentils « anges
gardiens ». Nous n’avons pas beaucoup dormi car les pensées
nous envahissent. Merci pour les provisions. Nous nous en procurerons
d’autres en route. J’essaie de lire Saint Serge. J’ai amené
une Bible avec moi, nous allons lire, prier et espérer.
Par
pitié, gardez le moral. La Vierge Marie sait pourquoi son Céleste
Fils nous a envoyé cette épreuve le jour de Sa fête.
« Je
crois ! Viens au secours de mon incrédulité ! »*
(*) :
( Marc, IX, 24).
Les
voies du Seigneur sont impénétrables.
Mes
enfants chéries, grâces soient rendues à Dieu que vous ayez pu
communier d’une seule âme face au Seigneur. Je suis sûre que le
Sauveur était avec vous toutes sur cette terre, et qu’au moment du
Jugement dernier, votre prière sera devant Dieu l’expression de
votre charité les unes envers les autres et envers moi.
Je
ne puis exprimer à quel point je suis touchée jusqu’au fond du
cœur et heureuse de recevoir vos lettres. Vous m’avez toutes, sans
exception, écrit que vous continuerez vos efforts pour vivre comme
nous en avions si souvent parlé.
Oh,
comme vous allez pouvoir maintenant vous perfectionner sur le chemin
de la rédemption ! Je vois que le début est prometteur.
Surtout, ne perdez pas courage, et ne laissez pas faiblir vos belles
intentions, car le Seigneur, qui a décidé de nous séparer
temporairement, vous soutiendra spirituellement. Priez pour moi,
pécheresse, pour que je sois digne de revenir vers mes enfants, et
que je m’améliore, afin que nous puissions, ensemble, nous
préparer à la vie éternelle.
Vous
vous souvenez combien je craignais que vous ne tiriez trop vos forces
de mon soutien. Je vous disais : « Il faut plus s’attacher
à Dieu. Le Seigneur a dit ‘Mon fils, donne-moi ton cœur, et que
tes yeux se plaisent dans mes voies.’*
(*) :
( Proverbes, XXIII, 26).
Sois
sûre que tu auras tout donné à Dieu quand tu lui auras remis ton
cœur, c’est-à-dire toi-même. »
Actuellement,
nous éprouvons toutes la même chose, et c’est instinctivement que
nous ne trouvons que près de Lui la consolation nécessaire pour
porter la croix de la séparation. Le Seigneur a trouvé qu’il
était temps pour nous de porter Sa croix. Essayons d’êtres dignes
de ce bonheur. Je pensais que nous serions trop faibles pour porter
une telle croix. « L’Eternel a donné, et l’Eternel a
ôté. »**
(**) :
(Job, I, 21).
La
volonté du Seigneur a été faite.
Que
le nom du Seigneur soit sanctifié pour l’éternité. Quel bel
exemple nous donne saint Job par sa docilité et sa patience dans le
chagrin. C’est pour cela que le Seigneur lui donna plus tard le
bonheur. Il y a tant d’exemples, chez les saints pères dans leur
monastère, de terribles chagrins transformés par la suite en
véritables bonheurs. Préparez-vous à la joie d’être à nouveau
ensemble. Soyons patientes et humbles. Ne nous plaignons pas et
soyons reconnaissantes pour tout.
Je
suis en train de lire le merveilleux livre de saint Jean de Tobolsk.
Voici ce qu’il écrit : « Dieu miséricordieux,
protège, rend sage et apaise le cœur de tout homme qui s’est
abandonné à Sa Sainte Volonté, et avec ces mêmes mots ‘ne pas
enfreindre la volonté de Dieu’, Il soutient et renforce son cœur
en lui soufflant en secret : tu es toujours avec Moi, tu es là
dans Ma raison et dans Mon souvenir te soumettant sans plainte à Ma
Volonté. Je suis toujours avec toi, je te regarde avec amour et je
te protégerai pour que tu ne perdes pas ma Grâce, ma clémence et
les saints sacrements. Tout ce qui est à Moi est à toi : Mon
Ciel, les Anges et, plus encore, Mon Fils unique. Je suis Moi-même à
toi, Je suis tien et resterai tien comme Je l’ai promis au fidèle
Abraham : ‘Abraham, ne crains point ; je suis ton
bouclier, et ta récompense sera très grande.’*
(*) :
( Genèse, XVI, 1).
Seigneur,
Tu es bien à moi, réellement à moi… Je T’entends et
j’accomplirai Tes paroles avec ferveur. »
Répétez
ces paroles tous les jours, et vous aurez le cœur léger.
«
Ceux qui se confient en l’Eternel renouvellent leurs forces, ils
prennent leur envol comme des aigles ; ils courent, et ne se
lassent point, ils marchent, et ne se fatiguent point. »**
(**) :
( Esaïe, XV, 31).
«
Je crois, viens au secours de mon incrédulité ».*** « Petits
enfants, n’aimons pas en paroles et avec la langue, mais en actions
et avec vérité. »****
Que
la grâce de Notre Seigneur soit avec vous ainsi que mon amour en
Jésus-Christ. Amen.
Votre
supérieure éternelle et aimante mère en Jésus-Christ. »
Le
long voyage de la grande-duchesse entre Moscou et Perm fut
certainement éprouvant. Elle n’eut même pas droit à un verre
pour boire le thé. Elle réussit à s’en acheter un dans une des
gares où le train s’arrêta ; quant à la théière, elle lui
fut prêtée par l’un des passagers.
L’on
sait qu’elle adressa deux lettres au père Mitrophane Sébrianski.
Dans la première, elle écrivait qu’au début, les soldats lettons
s’adressaient à elle avec beaucoup de rudesse, puis ils
s’adoucirent. Ils furent alors remplacés par des soldats de
l’Armée rouge cruels et sans pitié. Dans sa seconde lettre,
Elizaveta Féodorovna s’adressait au patriarche Tyhkône. Elle lui
demandait d’intervenir pour qu’elle puisse recevoir de la
nourriture végétarienne. E.M. Almedingen explique dans son livre
que ses convoyeurs lui donnaient des plats à base de viande de
cheval, qu’elle ne mangeait pas, provoquant leur colère.
Le
patriarche Tykhône fit aussitôt tout ce qui était en son pouvoir
pour aider Elizaveta Féodorovna et, grâce à son autorité, obtint
qu’on lui servît des légumes et du lait.
A
Perm, la grande-duchesse et les sœurs Varvara et Ekatérina furent
logées dans un couvent. Les religieuses de ce couvent firent tout ce
qu’elles pouvaient pour leur faciliter la vie. Elizaveta Féodorovna
fut autorisée à assister aux offices religieux dans l’église du
couvent, ce qui fut pour elle d’un grand réconfort. Sur le chemin
de Perm à Alapaïevsk, la grande-duchesse et les sœurs passèrent
quelques jours à Ekaterinbourg. Nul ne sait dans quelles conditions
ni où elles logèrent. La famille impériale était déjà
emprisonnée dans cette ville, et Elizaveta Féodorovna fit tout pour
pouvoir rencontrer sa sœur l’impératrice, mais cela lui fut
refusé.
L’une
des deux sœurs qui l’accompagnaient, Varvara ou Ekatérina,
réussit à se faufiler jusqu’à la maison Ipatiev, où étaient
détenus les prisonniers impériaux. La sœur s’approcha
discrètement de la palissade et, à travers une fente entre les
planches, aperçut l’empereur. Mais elle ne put ni lui faire signe,
ni lui dire un mot, la maison étant étroitement surveillée.
Emprisonnée, Elizaveta Féodorovna ne pensait pas à
son propre sort, mais surtout à la famille impériale. Par des
moyens qu’on ignore, elle réussit à faire passer dans la maison
Ipatiev des œufs de Pâques, du chocolat et du café*.
(*) :
( Troisièmes lectures des Romanov, Treti Romanovskie Chtenia, A.N.
Avdonine, Ekaterinbourg, Editions Iava, 1999).
En
retour, elle reçut une lettre de remerciements de la grande-duchesse
Maria. L’impératrice Alexandra Féodorovna n’écrivit pas à sa
sœur. Elle ne pouvait lui pardonner leur querelle, quand Elizaveta
Féodorovna avait tenté de convaincre l’empereur d’écarter
Raspoutine qu’elle considérait presque comme un saint.
Au
printemps 1918, le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, accompagné de
son secrétaire Fiodor Mikhaïlovitch Remez, des trois fils du
grand-duc Constantin Konstantinovitch, Ioann, Constantin et Igor,
ainsi que du prince Vladimir Paley, furent également amenés et
installés dans un hôtel sordide. Ils furent très mal traités. On
ne leur donna qu’une chambre pour eux tous, et ils furent à peine
alimentés. Toutefois, ils étaient autorisés à sortir de temps à
autre, ce qui leur permit de rencontrer des personnes de
connaissance.
Le
grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, né en 1869, était le fils cadet
du duc Mikhaïl Nikolaïévitch, frère de l’empereur Alexandre II.
Sergueï Mikhaïlovitch était officier d’artillerie et expert en
balistique. Il servit sous l’empereur Nicolas II en qualité de
général-inspecteur de l’artillerie et, en prévision de la guerre
contre l’Allemagne, fit tout ce qui était en son pouvoir pour
pousser le gouvernement à réarmer l’artillerie russe, en vain.
Sergueï Mikhaïlovitch resta célibataire. Dans sa jeunesse, il
avait aimé une femme, mais le mariage ne se fit pas. Il évitait de
prendre part aux réceptions mondaines et passait, dans la haute
société, pour un homme renfermé et silencieux. Il était très
simple dans ses rapports avec les gens ordinaires. Pendant de longues
années, Sergueï Mikhaïlovitch fut un ami proche de l’empereur
Nicolas II, et resta auprès de lui à l’état-major jusqu’aux
derniers jours de l’Empire russe. Fiodor Mikhaïlovitch Remez, le
secrétaire du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, suivit
volontairement son chef en exil et mourut avec lui. Les trois frères,
les ducs Ioann, Constantin et Igor, étaient les dignes fils de leur
père le grand-duc Constantin Constantinovitch. Leur mère était la
princesse Elisabeth de Saxe-Altenbourg, devenue la grande-duchesse
Elizaveta Mavrikievna. Le duc Ioann Constantinovitch, né en 1886,
épousa Hélène de Serbie ( Eléna Pétrovna), la fille du roi de
Serbie Pierre Ier, et ils eurent deux enfants.
Toute
la famille du grand-duc Constantin Constantinovitch était croyante,
mais Ioann se distinguait par sa profonde piété. Il possédait une
rare capacité de concentration spirituelle, et adorait converser
avec Elizaveta Féodorovna sur des thèmes religieux. L’empereur
Nicolas II, qui connaissait la profonde piété de Ioann, l’envoyait
fréquemment le représenter à des cérémonies religieuses. Ioann
était quelqu’un de très sensible et de compatissant ; il
aidait beaucoup les pauvres. Il n’oubliait jamais les préceptes
paternels : « Ne manque pas à ton devoir sacré, sème
le bien dans ta patrie » ; et il semait ce bien partout où
il pouvait. Pour sa bravoure durant la guerre contre l’Allemagne,
il reçut l’épée de Saint-Georges.
Le
grand-duc Constantin, lui, était né en 1890. Il fut officier de la
garde impériale du régiment d’Izmaïlovski. C’était un homme
modeste, et un bon soldat. Il se distingua par sa bravoure lors de la
Guerre mondiale. Les officiers et les soldats du régiment aimaient
le grand-duc Constantin.
Igor
Constantinovitch, né en 1884, fut comme ses frères un bon officier.
Un épisode de sa vie, alors qu’il était au front, définit bien
le personnage : durant des manœuvres, il tomba avec son cheval
dans un marécage et commença à s’enliser. Quand la tête de son
cheval favori disparut dans la boue, Igor s’enfonça à sa suite,
et le bénit par un grand signe de croix. Quant à lui, il fut sauvé
in extremis, alors que seules sa tête et ses mains étaient encore
visibles.
Les
frères suivirent tous les préceptes de leur père, le grand-duc
Constantin Constantinovitch. A leur départ pour la guerre, il les
fit s’agenouiller devant les icônes et les bénit en leur disant
de ne jamais oublier leur rang, qui leur imposait de bien se tenir et
de servir leur patrie.
Le
prince Vladimir Paley était le fils du grand-duc Pavel
Alexandrovitch, issu de son second mariage, morganatique. Pendant la
guerre, l’épouse de Pavel Alexandrovitch et ses enfants reçurent
le nom de famille « Paley » et le titre de prince.
Jusqu’en 1914, Vladimir habita avec ses parents en France. Dès son
plus jeune âge, il montra un grand don pour la poésie, jouait très
bien du piano et peignait . De retour en Russie, Vladimir Paley
entra dans le corps des pages et, à la fin des cours accélérés en
temps de guerre, il fut nommé dans un des régiments avec le grade
d’enseigne. Il n’avait pas l’âme d’un soldat ; tout le
portait vers la création artistique. A l’âge de dix-huit ans, il
avait déjà publié son premier recueil de poésies. Il maîtrisait
plusieurs langues, mais préférait écrire en russe. Il était beau,
grand, de belle prestance, avec des yeux bleus pensifs. Au début de
l’année 1915, le jeune Vladimir Paley fit la lecture au grand-duc
Constantin Constantinovitch de la traduction qu’il avait faite en
français de sa pièce Le Roi de Judée. Le grand-duc Constantin, au
comble de l’admiration, serra Vladimir dans ses bras et lui dit :
«
Volodia, je sens que je n’écrirai plus jamais, je sens que je suis
en train de mourir. Je te transmets ma lyre… »
Cette
traduction, conservée au palais du grand-duc, disparut à la
révolution*.
(*) :
( Sbornik pamiati Velikogo Kniazia Constantina Constantinovitcha,
poèta C.R (recueil à la mémoire du grand-duc Constantin
Constantinovitch, le poète C.R.), p. 64, rédigé sous la direction
d’A. Goering, publication du Conseil général des associations de
cadets à l’étranger, Paris, 1962).
Peu
de temps avant la révolution, Vladimir Paley eut le pressentiment
qu’il mourrait bientôt , mais il n’en eut aucune amertume
et tenta au contraire de perfectionner son talent. Il passait des
heures à sa machine à écrire, à écrire des poèmes. Ses poèmes
ne nécessitaient aucune correction ; ils étaient parfaits.
L’inspiration semblait ne jamais quitter le jeune poète. Ce
travail fiévreux inquiéta sa demi-sœur Maria Pavlovna. Elle
conseilla à son frère de ne pas se presser, de réfléchir et de
peaufiner ses vers. Son frère lui répondit avec un sourire triste
qu’il devait écrire, et écrire vite. Puis, il lui fit
mystérieusement remarquer que tout ce qu’il avait dans le cœur
devait être exprimé dès maintenant, car après l’âge de vingt
et un ans, il ne pourrait plus écrire. Les poèmes de Vladimir Paley
publiés pendant la guerre et la révolution ne reflétaient en rien
la situation du moment. Au contraire, ils étaient remplis de paix et
de sérénité.
Après
l’abdication de l’empereur, Vladimir fut assigné à résidence
avec ses parents. Sa demi-sœur, Maria Pavlovna, pensa que c’était
dû à la satire que Vladimir avait écrite sur Kerenski. L’on
disait que cette satire et une caricature dessinée par l’auteur
avaient été déposées sur le bureau de Kerenski au Palais d’hiver.
En raison de cette assignation, Vladimir et son père ne purent
quitter à temps Pétersbourg pour se mettre à l’abri**.
(**) :
( Le père de Vladimir Paley, le grand-duc Pavel Alexandrovitch, fut
enfermé dans la forteresse Pierre-et-Paul avec les grands-ducs
Dmitri Constantinovitch et les frères Grigori Mikhaïlovitch et
Nikolaï Mikhaïlovitch, historien connu et apprécié pour ses
œuvres historiques même par le pouvoir communiste. Quand Maxime
Gorki demanda à Lénine la grâce de Nikolaï Mikhaïlovitch, ce
dernier lui répondit en signant l’arrêt de mort : «
La révolution n’a pas besoin d’historiens. » Ils furent
tous fusillés en janvier 1919 dans la cour de la forteresse
Pierre-et-Paul. Les détails de leur mort sont extraits du livre de
la grande-duchesse Maria Pavlovna A Princess in exile, by Marie,
grande-duchesse de Russie, Cassell & C° Ltd, U.S.A., 1932 :
les grands-ducs furent réveillés à trois heures du matin et tenus
de se mettre torse nu. On les fit sortir sur la place de la
forteresse Pierre-et-Paul, là où se trouve la cathédrale où sont
enterrés tous les Romanov depuis Pierre-le-Grand. On les plaça
devant une longue fosse dans laquelle gisaient déjà une trentaine
de fusillés. En quelques secondes, les grands-ducs tombèrent dans
la fosse commune (leurs restes ne furent jamais retrouvés, NdA).
A
la mi-mars 1918, le patron de la Tchéka de Petrograd, Ouritski,
ordonna le recensement de tous les membres de la maison Romanov.
Vladimir Paley et les autres ducs durent se rendre à la Tchéka.
Du
fait que le prince Vladimir Paley ne portait pas le nom des Romanov,
sa mère fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver son fils
des griffes de la Tchéka. Vladimir Paley fut convoqué par Ouritski,
qui lui proposa de renier à jamais son père et tous les autres
membres de la famille Romanov. Le poète refusa catégoriquement.
Deux semaines plus tard, Vladimir Paley, les trois fils du grand-duc
Constantin Constantinovitch et le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch
furent envoyés en exil à Viatka. Fin avril, ils furent transférés,
d’abord à Ekaterinbourg, puis à Alapaïevsk.
La
grande-duchesse Maria Pavlovna écrit, dans son livre A Princess in
exile, que pendant son emprisonnement à Alpaïevsk, Vladimir Paley
écrivait beaucoup. Quand en hiver 1920 les affaires personnelles des
prisonniers, trouvées à Alapaïevsk par l’Armée blanche, furent
transportées à Londres, on n’y trouva pas les œuvres de Vladimir
Paley.
Vingt
et unième chapitre
La
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna fut amenée à Alapaïevsk avec
les autres détenus le 20 mai 1918 et emprisonnée dans l’école
Napolnaïa aux portes de la ville*.
(*) : ( N.
Sokolov, L’assassinat de la famille impériale, Buenos-Aires, El
Verbo Ruso, 1978).
Ce bâtiment de pierre
était constitué de six salles, quatre grandes et deux petites,
reliées entre elles par des couloirs.
Une salle située
dans l’angle fut occupée par les gardiens. Le grand-duc Sergueï
Mikhaïlovitch, le prince Vladimir Paley et leurs secrétaire et
serviteur F. M. Remez et Kroukovski occupèrent la première grande
salle. Les frères Constantin Constantinovitch et Igor
Constantinovitch occupèrent la salle voisine. La grande-duchesse
Elisabeth, accompagnée des sœurs Varvara et Ekatérina, fut logée
dans une salle d’angle. L’autre salle d’angle fut occupée par
le prince Ioann Constantinvitch, qui avait à son tour pour voisin le
serviteur Kaline. Les pièces étaient meublées de simples lits
métalliques avec des matelas durs, et quelques tables et chaises.
Dans le bâtiment
se trouvait également une cuisine dans laquelle la cuisinière
Krivova et son aide venaient préparer les repas. Les gardiens
étaient au nombre de six : c’étaient des Magyars de l’Armée
rouge et des ouvriers locaux assignés à cette tâche par le
SovDep** ou la Tchéka.
(**) :
(Abréviation de « Soviet des Députés ouvriers, paysans et
soldats » ( NdT).
Les princes et la
grande-duchesse travaillèrent dans le potager dans lequel, de leurs
propres mains, ils plantèrent des légumes et des fleurs. Ils
nettoyèrent également la cour de l’école pour en faire un
endroit propre et agréable.
Elizaveta
Féodorovna dirigeait les travaux du potager, et le prince Vladimir
Paley écrivait à sa mère que tante Ella en savait davantage sur la
culture des légumes que n’importe lequel d’entre eux. Pour les
repas, tous se réunissaient dans la pièce de Sergueï
Mikhaïlovitch, à l’exception de la grande-duchesse, qui prenait
ses repas chez elle. Elle dessinait beaucoup et priait longuement (
comme ce fut tiré des dépositions faites par la cuisinière
Krivova).
Les détenus
étaient autorisés à aller à l’église et à sortir dans le pré
adjacent au bâtiment de l’école. Ils s’y promenaient seuls,
sans garde. La cuisinière Krivova, interrogée par la suite,
expliqua que les gardiens chargés de la surveillance des détenus se
comportaient différemment. Certains avaient pitié de leurs
prisonniers ; d’autres, au contraire, se montraient brutaux et
intransigeants. A trois reprises la garde fut assurée par des
Autrichiens servant dans l’Armée rouge. Ils manifestaient une
cruauté particulière, et faisaient irruption presque toutes les
heures de la nuit dans les chambres des détenus pour y mener des
perquisitions. Le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch protestait en
vain contre ces abus.
E.M. Almedingen,
dans son livre An Unbroken Unity, écrit que les prisonniers se
lièrent d’amitié. Certaines lettres de Vladimir Paley adressées
à sa mère lui sont parvenues : il y mentionne fréquemment
« l’oncle Sergueï », qui a rapidement gagné
l’affection de tous. Il y parle aussi de « tante Ella »
et de sa grande bonté à son égard. Elizaveta Féodorovna ne
connaissait guère Vladimir Paley , né de la seconde union de
Pavel Alexandrovitch. Là, en exil, elle se prit d’une profonde
affection pour son neveu.
On voit que
l’existence des prisonniers d’Alapaïevsk s’écoulait dans
l’amitié et l’affection réciproques. Ils eurent le temps de
bien se connaître, et leur sort commun les unit. Pour la prière du
soir, on se réunissait dans la pièce d’Elizaveta Féodorovna.
Ioann Constantinovitch ou la grande-duchesse lisaient les prières.
Elizaveta Féodorovna faiait aussi des esquisses pour les broderies
de l’épouse du prince Ioann, Elena Pétrovna ( Hélène de
Serbie), qui a séjourné quelque temps à Alapaïevsk*.
(*) : ( Héléna
Pétrovna n’avait pas été arrêtée, mais accompagna de son
propre gré son mari en Sibérie. Leurs enfants avaient été confiés
aux soins de leur grand-mère à Pétrograd. Lorsque la situation des
détenus à Alapaïevsk devint relativement calme, elle retourna à
Pétrograd pour rendre visite à ses enfants, mais fut arrêtée et
emprisonnée à Perm, où elle fut détenue avec la comtesse
Gendrikova et madame Schneider. Elle ne sortit de prison qu’en 1919
et émigra avec ses enfants).
Il est certain que
les prisonniers entretenaient aussi des contacts avec les habitants
locaux. Parmi les affaires personnelles de la grande-duchesse
Elisabeth, on retrouva une serviette brodée en grosse toile
paysanne, avec l’inscription suivante :
« Notre
maîtresse, grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, fais-nous la grâce
d’accepter, selon l’antique coutume russe, le pain et le sel de
la part des fidèles serviteurs du tsar et de la patrie, les paysans
du domaine de Neïvo-Alapaïevsk du district de Verkhotourié. »
(**).
Le 21 juin, les
conditions de vie des détenus empirèrent notoirement. Leurs effets
personnels et leur argent leur furent confisqués, y compris leurs
chaussures, leur linge, les oreillers, les objets d’or et d’argent.
On ne leur laissa que leurs vêtements de tous les jours, une seule
paire de chaussures et deux ensembles de linge. Toutes les promenades
à l’extérieur de l’enceinte de l’école furent interdites.
Désormais, les malheureuses victimes étaient privées de la
possibilité d’assister aux offices religieux, qui étaient leur
dernière consolation.
Ce changement
intervint sur un ordre d’Ekaterinbourg. Le grand-duc Sergueï
Mikhaïlovitch adressa un télégramme à Ekaterinbourg au président
du Soviet régional. Il y écrivait :
« … Ne
connaissant aucune charge pouvant être retenue contre nous, nous
sollicitons un allègement de notre régime de détention. Pour
moi-même et pour mes parents détenus à Alapaïevsk, Sergueï
Mikhaïlovitch Romanov. »
La réponse arrivée
d’Ekaterinbourg par télégramme du commissaire de justice
d’Alapaïevsk Soloviev fut négative.
Ce fut aussi vers cette
période que la grande-duchesse fut privée des sœurs, Varvara et
Ekatérina, qui furent envoyées à Ekaterinbourg. Le récit de ces
évènements par l’higoumène Séraphim dans Les
Martyrs du devoir chrétien est cité plus
bas, en abrégé. Les adieux des deux religieuses à Elizaveta
Féodorovna furent éprouvants. Toutes les trois pleuraient, pensant
qu’elles se quittaient pour toujours. Restée seule, la
grande-duchesse pleurait souvent en priant devant l’icône de la
Sainte Vierge. Bien qu’elle fût préparée à accepter humblement
la mort, elle était humaine et redoutait la souffrance qui devait
précéder.
Les sœurs Varvara et
Ekatérina furent transportées à Ekaterinbourg et amenées devant
le Soviet régional, où on leur offrit de leur rendre la liberté.
Lorsqu’elles implorèrent les officiers de la Tchéka de les
ramener à Alapaïevsk, on menaça de leur faire subir les mêmes
tortures que celles réservées à la grande-duchesse, et on leur
conseilla de partir si elles ne souhaitaient pas partager les
souffrances de leur mère higoumène. Varvara Iakovleva, très proche
d’Elizaveta Féodorovna, ne s’effraya point et répondit qu’elle
était prête à signer de son propre sang sa résolution à partager
le sort de la grande-duchesse. Les communistes furent désemparés.
Ils ne pensaient pas que la jeune femme choisirait la souffrance et
la mort plutôt que la liberté, et ils furent obligés de la
renvoyer à Alapaïevsk.
Sœur de charité du
couvent Saintes-Marthe-et-Marie, Varvara Iakovleva avait été l’une
des premières à marcher sur les pas de la grande-duchesse
Elisabeth. Elle était la sœur converse de la mère higoumène, et
l’une des religieuses dont la grande-duchesse était le plus
proche. Elle n’en tirait pourtant nul orgueil et était aimable et
simple avec chacun. Quiconque avait l’occasion de la fréquenter
éprouvait pour elle une grande affection. Les parents d’Elizaveta
Féodorovna la connaissaient bien et l’appelaient par son
diminutif, « Varia ». Elle resta fidèle à sa mère
higoumène jusqu’au bout et l’accompagna de son plein gré dans
la souffrance et jusque dans la mort, se conformant ainsi au précepte
de Jésus-Christ, qui dit qu’il n’y a pas de plus grand amour que
de donner sa vie pour ses amis ( Jean, XV, 13). Au moment de son
martyre, elle était âgée d’environ trente-cinq ans.
L’higoumène
Séraphim rapporte que les prisonniers d’Alapaïevsk savaient quel
sort les attendait. Ils se préparaient consciemment à la mort et
priaient Dieu de les fortifier et de faire en sorte que leurs corps
ne fussent pas outragés par les communistes, mais enterrés selon
les rites de l’Eglise orthodoxe. Bientôt l’on fit quitter
l’école aux serviteurs. Seuls restèrent Fiodor Remez auprès de
Sergueï Mikhaïlovitch, et la fidèle sœur Varvara auprès
d’Elizaveta Féodorovna.
Le 17 juillet à
midi, l’officier de la Tchéka Piotr Startsev se présenta à
l’école, accompagné de quelques ouvriers communistes. Ils
confisquèrent aux détenus le peu d’argent qui leur restait et
leur annoncèrent que dans la nuit, ils seraient transférés dans
les locaux de l’usine métallurgique Verkhnié-Siniatchikhinski,
non loin d’Alapaïevsk. Ils renvoyèrent les soldats de l’Armée
rouge qui gardaient les détenus et prirent leur place.
Le témoignage de
la cuisinière Krivova, fait au cours de l’enquête, nous apprend
que les bolchéviques la pressaient d’achever la préparation du
repas : « J’ai servi le souper à 6 heures et pendant
qu’on mangeait, les bolchéviques nous hâtaient sans cesse :
« Manger plus vite, à 11 heures ce soir nous partons pour
Siniatchikha. » Je me suis mise à emballer la nourriture, mais
les bolchéviques m’ont dit de le faire plus tard, et que je
pourrais l’apporter à Siniatchikha le lendemain. » (*).
(*) : ( N. Sokolov,
L’assassinat de la famille impériale, p.
259).
Vers trois heures
du matin, les habitants d’Alapaïevsk entendirent des coups de feu
et des explosions de grenade, et certains aperçurent des
soldats dispersés le long du bâtiment de l’école. Dans le
courant de la nuit, les hommes de la Tchéka jetèrent à proximité
de l’école le cadavre d’un prétendu « bandit » que
les gardes de l’Armée rouge auraient tué lors de « l’enlèvement
des princes ». En réalité, c’était le corps d’un paysan
de l’usine de Saldinsk. Il avait été arrêté pour l’exécution
du plan de la Tchéka et avait été détenu pendant plusieurs jours
dans ses locaux d’Alapaïevsk, puis tué, et son cadavre, jeté
devant les murs de l’école. Cette diversion n’avait trompé ni
les habitants d’Alapaïevsk, ni d’ailleurs les soldats de l’Armée
rouge qui avaient participé à cette opération.
Tôt le matin du 18
juillet, un échange de télégrammes entre les officiers de la
Tchéka Abramov et Biéloborodov d’Ekaterinbourg répandit la
rumeur de l’enlèvement des prisonniers par une « bande
inconnue ». Ces télégrammes échangés entre Abramov et
Biéloborodov, conformément à un plan établi à l’avance, ne
mentionnaient pas, tout comme les journaux soviétiques, le nom de la
grande-duchesse Elisabeth. Tel était l’ordre de Lénine envoyé de
Moscou, destiné à éviter des difficultés avec les Allemands.
Après l’assassinat du comte Mirbach, le commandant allemand avait
voulu faire entrer un bataillon de soldats à Moscou. Lorsque les
bolchéviques s’y opposèrent, les Allemands n’insistèrent pas,
mais exigèrent des garanties, notamment qu’on laisserait la vie
sauve à l’impératrice Alexandra Féodorovna, au prince héritier
et à la grande-duchesse Elisabeth.
Lorsque la famille
impériale fut sauvagement assassinée à Ekaterinbourg, Sverdlov,
craignant les Allemands, ne parlait que de « l’exécution du
tsar », soulignant particulièrement que l’impératrice et le
prince héritier étaient en vie. Pour cette même raison, les
communistes ne mentionnaient pas le nom d’Elizaveta Féodorovna,
car ils savaient que les Allemands ne croiraient pas à un
« enlèvement » de la grande-duchesse par l’Armée
blanche.
Le massacre
d’Alapaïevsk eut lieu dans la nuit du 18 juillet, lorsque l’Eglise
orthodoxe célébra la mémoire du bienheureux Serge de Radonège.
C’était aussi le jour de la fête du défunt mari d’Elizaveta
Féodorovna, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch.
On réveilla les
prisonniers dans la nuit et on les emmena dans plusieurs charrettes
en direction du village de Siniatchikha*.
(*) : ( Les victimes
d’Alapaïevsk se soumirent et montèrent dans les charrettes. Seul
le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch résista aux bourreaux. Il
refusa de quitter sa chambre, barricadant la porte avec une armoire.
Il cria aux bourreaux qu’il savait qu’on les emmenait pour les
assassiner. Les hommes de la Tchéka mirent du temps pour maîtriser
Sergueï Mikhaïlovitch et lui tirèrent une balle dans le bras (tiré
du livre Troisièmes Lectures des Romanov).).
Non loin de cette
route, à environ dix-huit kilomètres d’Alapaïevsk, se trouvait
une mine de fer abandonnée. L’un des puits de la mine, le puits de
Nijnaïa Sélimskaïa, choisi par les hommes de la Tchéka pour
l’exécution de leur plan atroce, avait soixante mètres de
profondeur. Il était partagé en deux compartiments : le
compartiment d’extraction, où l’on puisait jadis le minerai de
fer, et le compartiment des machines, dans lequel se trouvaient les
pompes permettant d’évacuer l’eau. Les parois du puits étaient
soutenues par des poutres, qui, à présent à moitié moisies, se
détachaient des murs et pointaient dans toutes les directions.
Les bourreaux
précipitèrent leurs victimes dans le puits, avec des injures
abjectes, en les frappant avec les crosses de leurs fusils. Ce
massacre de victimes innocentes était si terrifiant que certains
soldats ne purent en supporter la vue. Deux d’entre eux perdirent
la raison. C’étaient des membres du parti bolchévique local,
séduits par les idées communistes, mais qui n’avaient pas encore
atteint le degré d’inhumanité qui leur eût permis de participer
à cette horrible exécution.
Un paysan des environs
qui se trouvait alors à proximité du puits avait vu qu’un groupe
de prisonniers avait été amené et qu’ils avaient été jetés
vivants dans le gouffre.
La grande-duchesse
Elisabeth fut la première des victimes à être jetée vivante dans
l’obscurité béante du puits de mine. Elle priait à haute voix et
se signait en répétant ces paroles : «
Seigneur, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! »
Les autres furent
jetés après elle, vivants, à l’exception du grand-duc Sergueï
Mikhaïlovitch, qui à ce moment-là était déjà mort. Il s’était
jeté sur ses bourreaux, saisissant l’un d’entre eux à la gorge,
et avait été tué d’une balle dans la tête. Lorsque toutes les
victimes furent au fond du puits, les soldats y jetèrent des
grenades. Ils voulaient faire s’effondrer les parois et dissimuler
les traces de leur crime sous les décombres. Seul l’un des martyrs
– Fiodor Remez- fut tué par les explosions. Son corps extrait du
puits présentait de profondes brûlures*.
(*) : ( Capitaine
Paul Boulyguine ( Bulygin), The Murder of the
Romanov, London, Hutchinson & C° Ltd.,
1935).
Les autres moururent dans
d’atroces souffrances : de soif, de faim et des blessures
causées par leur chute.
La grande-duchesse
Elisabeth ne tomba pas au fond du puits, mais atterrit sur un palier
situé à une profondeur de quinze mètres. A côté d’elle, l’on
trouva le prince Ioann avec un pansement au crâne. La
grande-duchesse, elle-même blessée à la tête et au corps, lui
avait fait un bandage dans le noir en utilisant sa guimpe. La volonté
de Dieu fit qu’ils se retrouvèrent côte à côte dans le puits.
Elizaveta Féodorovna était particulièrement attachée au prince
Ioann, avec qui elle avait toujours de longues conversations
spirituelles. Ils partageaient la même vision du monde et vivaient
pour la vie éternelle.
Le paysan témoin du
massacre avait entendu le Chérubikonne - le Cantique des Chérubins
– s’élever du fond du puits. C’étaient les martyrs qui
chantaient, menés par Elizaveta Féodorovna. La grande-duchesse
chanta des Psaumes et des hymnes, et réconforta ses compagnons
jusqu’à ce que son âme eût quitté son corps, et que la couronne
des Martyrs illuminât son front.
Le capitaine Paul
Boulyguine dans The Murder of the Romanov
écrit (p. 255) à propos du massacre
de la famille impériale, le 17 juillet 1918,
à Ekaterinbourg :
« L’exécution
atroce et l’ignoble travail de dépeçage et de dissimulation des
cadavres dépassent l’imagination humaine, mais même ce crime
atroce est pâle à côté du crime d’Alapaïevsk… »
Dans l’édition du
journal Novoïérousskoïé slovo du
11 août 1984 ( New York, Etats-Unis) figure
un article signé par Radine, intitulé « Les bourreaux ».
Cet article relate le récit de Riabov, l’un des bourreaux
d’Alapaïevsk. Riabov, ainsi que les autres tortionnaires qui
l’accompagnaient, pensaient que leurs victimes allaient se noyer
dans l’eau qui remplissait le fond du puits, et lorsqu’ils
entendirent leur voix, Riabov jeta dans le puits une grenade. La
grenade explosa, suivie du silence. Puis les voix s’élevèrent à
nouveau et un gémissement se fit entendre. Riabov jeta une seconde
grenade. Et alors, les bourreaux entendirent s’élever du fonds du
puits l’hymne : « Seigneur, sauve ton peuple, et prends
pitié de lui ». L’épouvante saisit les soldats. Pris de
panique, ils remplirent l’ouverture du puits de branches sèches et
y mirent le feu. A travers la fumée, ils entendaient encore s’élever
le chant des prières…
***
Le
massacre de la famille impériale eut lieu la veille de celui
d’Alpaïevsk. En juillet 1918, la famille impériale et les proches
étaient déjà en détention dans la maison Ipatiev à
Ekaterinbourg. Dans la nuit du 16 au 17 juillet, ils furent réveillés
par Yankel Iourovski, qui leur ordonna de s’habiller, prétextant
un départ précipité de la ville, dû à la prétendue avancée de
l’Armée blanche. Le tsar et sa famille descendirent au sous-sol de
la maison. Le prince héritier Alexis était souffrant et ne pouvait
rester debout. Sur l’ordre d’Iourovski, on apporta des chaises
sur lesquelles s’assirent le souverain avec le jeune prince et la
souveraine. Les princesses Olga, Tatiana, Maria et Anastasia se
placèrent autour. Il y avait aussi le docteur Botkine, Kharitonov,
Trupp, et madame Démidova. Tous attendaient le départ, sans savoir
que la « voiture » était déjà avancée depuis
longtemps. C’était un camion de quatre tonnes destiné à évacuer
leurs cadavres.
Après qu’un
certain temps se fut écoulé, onze bourreaux entrèrent dans la
pièce, Yankel Iourovski en tête. S’étant approché du souverain,
il prononça : « Votre famille a voulu vous sauver, mais
ils ont échoué. Nous allons maintenant vous tuer. » Le
souverain murmura seulement : « Comment ?
Comment ? », et les coups de feu retentirent. La mort de
l’empereur, de l’impératrice, qui avait eu le temps de faire un
signe de croix, des trois princesses et du valet de chambre Trupp fut
rapide. Le prince héritier Alexis Nikolaïévitch était blessé et
poussait des gémissements. Il était tombé à terre et étendait
les bras, cherchant à se protéger, mais Iourovski et Nikouline
achevèrent le garçon en tirant sur lui à plusieurs reprises.
Anastasia Nikolaïevna et madame Démidova furent tuées par les
autres bourreaux à coups de baïonnette.
Les cadavres furent
chargés dans le camion, qui se dirigea vers les mines de fer de
l’usine de Verkh-Issetsk. Là, dans le lieu-dit des « Quatre
Frères » se trouvait une vieille mine abandonnée. Le camion
s’arrêta près du puits connu sous le nom de « trou de
Gania » (Ganina Iama). Les corps furent dévêtus, découpés,
et brûlés à l’essence et à l’acide. Pour beaucoup, cette
destruction des cadavres des martyrs fondée sur la version de N.A.
Sokolov, exposée dans son livre L’Assassinat
de la famille impériale, constituait un fait
certain. Cependant, à la fin des années soixante-dix, A. N.
Avdonine et G.T. Riabov, sur la base de témoignages recueillis
auprès d’hommes qui avaient participé à l’exécution,
retrouvèrent des restes de corps humains enterrés dans le ravin de
Porossionkov ( Porossionkov Log).
Des analyses scientifiques furent menées, et beaucoup furent
convaincus qu’isl s’agissait véritablement des ossements de la
famille impériale et de ses serviteurs. Ces ossements, à
l’exception de ceux du prince Alexis et de la princesse Maria,
furent solennellement inhumés en la cathédrale
Saints-Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg en juin 1998. L’opinion
des Russes, aussi bien en Russie qu’à l’étranger, diverge quant
à l’authenticité des ossements retrouvés. Une partie se rallie à
la version de Sokolov, l’autre est convaincue que les ossements
inhumés dans la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul sont les
véritables reliques de la famille impériale.
Dans les carnets du
bourreau Yankel Iourovski, on trouve une explication quant à la
façon dont les cadavres de la famille impériale et de ses
serviteurs se retrouvèrent dans le ravin de Porossionkov. Iourovski
raconte que les corps furent amenés près du « trou de
Gania ». Ce puits n’avait que deux mètres et demi de
profondeur et était rempli d’eau glacée. Les hommes de la Tchéka,
après avoir enlevé les vêtements des victimes, jetèrent leurs
corps nus dans le puits. Les corps des martyrs restèrent immergés
dans l’eau glaciale jusqu’à la nuit du 18 juillet. Alors,
Iourovski chargea le matelot Vaganov de sortir les corps du puits au
moyen de cordes et de les déposer à côté.
L’un des bourreaux,
Nikouline, encore en vie en 1964, raconta que les visages des
cadavres, rougis par l’eau glacée, semblaient vivants, et qu’il
avait examiné sans pudeur le corps nu de l’empereur, s’étonnant
de sa musculature développée.
Les cadavres furent
jetés sur des charrettes et transportés vers des puits plus
profonds afin de dissimuler les traces de l’atroce massacre. Mais
les charrettes étaient vétustes et inutilisables. Yankel Iourovski
alla alors chercher des voitures. Un camion et deux voitures
arrivèrent, mais le camion s’embourba rapidement, et Iourovski
décida de brûler les corps. Il brûla le cadavre du prince héritier
et de l’une des princesses – Maria. Mais brûler tous les corps
se révéla une tâche trop longue et pénible. Alors les bourreaux
creusèrent une tombe peu profonde dans laquelle ils jetèrent les
cadavres des martyrs. Puis ils les aspergèrent d’acide sulfurique,
les recouvrirent de terre et de branches sèches, mirent par-dessus
des traverses, et repassèrent plusieurs fois dessus avec le camion
pour tasser le sol. C’est ainsi que les corps des martyrs impériaux
et de leurs proches furent temporairement dissimulés. Cette fosse se
trouvait du côté du ravin de Porossionkov.
L’assassinat de la
famille impériale fut ordonné de Moscou par Lénine, encouragé par
Yankel Sverdlov. Les exécuteurs furent : Yankel Iourovski,
Chaïa Golochtchekine, Biéloborodov, Voïkov-Weiner, Nikouline,
Vaganov, le forçat Ermakov et un groupe de Hongrois.
***
Lorsque les troupes
des soldats de l’Armée blanche menées par l’amiral Alexandre
Vassiliévitch Koltchak occupèrent en Sibérie la région
d’Ekaterinbourg et la région d’Alapaïevsk, une enquête
sérieuse fut entreprise afin de déterminer les véritables
circonstances du terrible massacre de la famille impériale et des
prisonniers impériaux d’Alapaïevsk par les bolchéviques.
L’interrogation de
témoins et les indices laissés par les assassins permirent de
retrouver l’ancienne mine du côté de la route de Siniatchikha.
L’un des puits, celui de Nizhniaïa Sélimskaïa, était recouverte
de terre fraîche. C’est ainsi que les enquêteurs découvrirent
l’endroit où se trouvaient les corps des martyrs d’Alapaïevsk.
Une semaine et de
nombreux efforts furent nécessaires pour ouvrir le puits et exhumer
les corps des martyrs, qui se trouvaient à des niveaux différents.
Le 8 octobre 1918, on trouva le corps de Fiodor Remez ; le 9
octobre, ceux de la sœur Varvara et du prince Vladimir Paley ;
le 10 octobre, ceux des princes Constantin Constantinovitch, Igor
Constantinovitch et du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch ; le 11
octobre, on retrouva les corps de la grande-duchesse Elisabeth et du
prince Ioann Constantinovitch. Tous les cadavres portaient des
vêtements. Dans les poches, on trouva des papiers et quelques menus
objets.
L’expertise médicale
montra que le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch avait été jeté
sans vie dans le puits : l’autopsie révéla l’endroit par
où la balle était entrée dans le crâne du défunt.
Fiodor Remez était le
seul à avoir été tué par les explosions des grenades. L’autopsie
permit d’établir que les autres victimes étaient mortes après de
longues souffrances, une terrible agonie, et qu’elles moururent des
coups qu’elles avaient reçus, des blessures causées par leur
chute et d’inanition, c’est-à-dire de faim et de soif.
Dans la bouche et dans
l’estomac du prince Constantin, on trouva de la terre. Dans sa
grande faim, le prince agonisant aurait rongé et avalé la terre,
afin d’apaiser les spasmes intestinaux dont il souffrait. Au sommet
de son crâne, on trouva deux blessures profondes et les traces d’une
hémorragie abondante. Sur le corps du prince Paley, il y avait
plusieurs traces d’hémorragies internes et externes. Tout le corps
de la martyre Varvara était aussi couvert de sang. Ioann
Constantinovitch avait subi des hémorragies au niveau de la tempe,
de la plèvre et du ventre.
Expertise médicale
du corps de la grande-duchesse Elisabeth : hémorragies
crâniennes, un hématome de la taille d’une paume d’enfant dans
la zone frontale et un hématome de la taille d’une paume d’adulte
dans la partie gauche de l’occiput ; hématomes dans la zone
sous-cutanée, dans les tissus musculaires et à la surface
crânienne. Os du crâne intacts…
Dans les ténèbres du
puits, agonisante, la grande-duchesse Elisabeth accomplissait son
dernier devoir sur la terre en apaisant les souffrances d’autrui.
Sur son étroit palier, elle avait pansé à tâtons les blessures
crâniennes du prince Ioann. En chantant des hymnes, elle
réconfortait ses compagnons, les aidait à supporter la douleur et
la peur de leur mort imminente, les encourageait à s’élever en
prière vers Dieu.
Elizaveta Féodorovna
fut retrouvée avec une icône du Sauveur sur la poitrine*.
(*) : (On ignore de
quelle icône du Sauveur il s’agissait. Si c’était une effigie
du Christ Acheiropoïète (
du grec, « non fait de main d’homme »), c’était très
probablement l’icône avec laquelle l’empereur Alexandre III
avait béni Elisabeth au moment de sa conversion à l’orthodoxie).
L’image était sertie de
pierres précieuses et portait au dos l’inscription suivante :
« Samedi des Rameaux, le 13 avril de l’an 1891. »
Ce jour du 13 avril
1891 était le jour de la conversion de la grande-duchesse Elisabeth
à l’orthodoxie. Elizaveta l’aura sans doute cachée sur sa
poitrine pour éviter qu’elle ne fût confisquée par les soldats
et cette icône accompagna ses dernières heures.
Deux grenades amorcées
furent trouvées à côté du corps de la grande-duchesse. Elles
n’avaient pas explosé. Dieu n’aura pas permis que le corps de Sa
servante fût déchiqueté. Les doigts de la main droite de la sainte
martyre étaient joints pour le signe de croix. Il en allait de même
pour les doigts de la sœur Varvara et du prince Ioann. On eût dit
qu’ils avaient tenté de faire le signe de croix à l’instant de
leur mort, ou bien qu’ils avaient réussi à le faire et que leur
main mourante avait conservé la mémoire de leur dernier geste.
L’un des principaux
représentants de la Tchéka, Startsev, a affirmé au cours de
l’enquête que l’assassinat d’Alapaïevsk fut exécuté sur des
ordres venus d’Ekaterinbourg et que Safarov y avait été dépêché
pour diriger l’opération.
Le juge d’instruction
Nikolaï Alexeïévitch Sokolov écrit :
« Une seule
journée sépare l’assassinat d’Alapaïevsk de l’assassinat
d’Ekaterinbourg. Ici comme là, un puits profond et abandonné fut
choisi afin de dissimuler les traces du crime.
Par une ruse, on fit
quitter leur logis aux membres de la famille impériale. Même
procédé à Alapaïevsk. La volonté des mêmes individus
transparaît derrière l’assassinat d’Alapaïevsk et celui
d’Ekaterinbourg. »*
(*) : ( N. Sokolov,
L’assassinat de la famille impériale, p.
264).
Vingt-deuxième chapitre
Après l’autopsie
et l’expertise médicale, les cadavres des martyrs furent lavés et
vêtus de suaires blancs. On les mit dans des cercueils en bois
ordinaire qu’on plaça dans l’église du cimetière d’Alapaïevsk.
On y dit l’office des morts et l’on lut sur eux les psaumes sans
interruption.
Le soir du 18 octobre,
plusieurs prêtres célébrèrent l’office des morts pour les
victimes. Le lendemain, une procession entama un chemin de croix de
la cathédrale de la Sainte-Trinité vers l’église du cimetière.
On y célébra l’office des morts, puis aux sons du chant «
Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous, les
cercueils furent portés de l’église à la cathédrale, où une
liturgie funèbre puis l’office des morts pour les martyrs furent
célébrés.
De jour comme de
nuit, la foule qui s’était amassée était si importante que la
cathédrale ne pouvait la contenir, et beaucoup durent rester sur le
parvis. Il y avait des gens venus d’Alapaïevsk, et aussi des
villages environnants. Beaucoup pleuraient. On défila longuement
devant les cercueils pour dire adieu aux martyrs. L’air vibrait du
bruit des sanglots.
Après les adieux aux
sons du chant : « Saint Dieu », du glas funèbre et
de l’hymne « Comme Il est glorieux » ( « Kol’
slaven’ ») joué par l’orchestre militaire, les cercueils
furent portés dans le caveau de la cathédrale de la Sainte-Trinité,
à droite de l’autel. Mais les martyrs d’Alapaïevsk ne purent
trouver le repos dans le caveau de la cathédrale. L’Armée rouge
commença à regagner du terrain, et il fallut évacuer leurs
dépouilles dans un endroit plus sûr.
Le père Séraphim*,
higoumène du monastère Saints-Séraphim-et-Alexis du diocèse de
Perm ( fondé l’année de la naissance du prince héritier Alexis),
ami et confesseur de la grande-duchesse Elisabeth, obtint la
permission de l’amiral Koltchak et du général Dieterichs de
transporter les cercueils des martyrs.
(*) : ( L’higoumène
Séraphim, l’auteur de la brochure Les
Martyrs du devoir chrétien).
Le père Séraphim
choisit pour l’accompagner deux moines novices : Maxime
Kanounnikov et Séraphim Gniévachov**.
(**) :
( Cf. dans l’édition
du journal Vetchnoïé de
juillet-août 1968, les mémoires de la comtesse Maria Bélevskaïa-
Joukovskaïa, La Grande-Duchesse Elizaveta
Féodorovna).
Les huit cercueils
d’Alapaïevsk furent chargés dans un wagon de marchandises et, le
1er juillet 1919,
ils partirent par train pour Tchita. Le père Séraphim et les deux
novices voyageaient dans le même wagon que les cercueils. La route
fut longue et extraordinairement difficile.
Les dépouilles des
martyrs arrivèrent dans la ville de Tchita en août. De là,
l’higoumène Séraphim achemina les cercueils avec l’aide
d’officiers russes et japonais jusqu’au couvent féminin de
Pokrov ***– ce qui signifie de la Protection de la Mère de Dieu-.
(***) : ( Au moment
de l’intervention des alliés, les troupes japonaises se trouvaient
en Sibérie.)
On a appris depuis par une
lettre que la princesse Victoria, marquise de Milford-Haven, avait
écrite à son frère, que les cercueils avaient été ouverts à
leur arrivée au couvent. Le corps de la sainte martyre la
grande-duchesse Elisabeth n’était pas entré en décomposition.
Les religieuses lavèrent les corps de tous ces malheureux et
revêtirent les saintes martyres la grande-duchesse Elisabeth et la
sœur Varvara d’habits monastiques*.
(*) : ( Lorsqu’en
1981, au moment de la glorification de tous les nouveaux martyrs de
Russie, les cercueils de la sainte grande-duchesse Elisabeth et de la
sœur Varvara furent ouverts à Jérusalem, on vit leurs reliques
revêtues des habits monastiques noirs, et sur la poitrine de la
sainte martyre Elizaveta on trouva un paraman (croix pectorale).).
En secret, pour éviter
que l’information ne parvienne aux communistes, le père Séraphim
et les deux novices démontèrent le plancher de l’une des cellules
monastiques, y creusèrent une large tombe de faible profondeur, y
placèrent les huit cercueils les uns à côté des autres et les
recouvrirent d’une fine couche de terre ; Le père Séraphim
resta vivre dans cette cellule, pour y garder les corps des
malheureuses victimes.
Le capitaine Paul
Boulyguine, dans son livre The Murder of the
Romanovs (p. 260), rapporte les faits
suivants :
« J’ai passé
de nombreuses heures dans sa cellule, et plus d’une fois il m’est
arrivé d’y dormir. Ces nuits passées dans l’enceinte du
monastère suscitaient des émotions très particulières chez le
citadin que j’étais. Je n’oublierai jamais les bâtisses en
bois, de style ancien, qui se détachaient sur le fond d’une forêt
de sapins, et l’étendue enneigée du cimetière monastique,
baignée par la lumière bleutée de la lune et sur laquelle se
dessinaient les ombres des arbres et des croix tombales… »
L’higoumène
Séraphim avait raconté au capitaine Boulyguine tout ce qu’il
savait des prisonniers d’Alapaïevsk, de leurs souffrances, de
leurs funérailles, du transport de leurs dépouilles d’Alapaïevsk
à Tchita et d eleur nouvelle inhumation ici, à l’intérieur de sa
cellule. Plus loin, le capitaine Boulyguine écrit :
« Je me trouvais
à moins d’un pied des cercueils lorsque je dormais par terre dans
sa cellule, sur mon manteau étendu à même le plancher. Une fois,
je me suis réveillé au milieu de la nuit et j’ai vu le moine
assis au bord de son lit. Il paraissait terriblement maigre et
affaibli dans sa longue chemise blanche. A voix basse, il disait :
« Oui, certainement, Votre Altesse, c’est ainsi… » A
n’en pas douter, il parlait dans son sommeil avec la
grande-duchesse Elisabeth*.
(*) : ( La défunte
mère Varvara, supérieure du couvent de Gethsémani à Jérusalem,
racontait que lorsque le père Séraphim transportait les corps des
martyrs, la sainte grande-duchesse Elisabeth lui apparaissait pour le
guider).
Cette vision éclairée
par l’unique lumière d’un cierge qui brûlait devant l’icône
inspirait l’épouvante… »
Les cercueils des
martyrs restèrent à Tchita pendant six mois. Là, dans le couvent
de Pokrov, des offices étaient dits près de la tombe des victimes
d’Alapaïevsk, un cierge y brûlait jour et nuit, et l’encens
répandait son parfum.
Mais l’orage
approchait : la terreur communiste s’étendait dans le pays.
L’Armée rouge avançait. Et de nouveau, les reliques des martyrs
durent être évacuées d’urgence. Mais cette fois, elles furent
transportées hors des confins de leur patrie. Le 11 mars 1920 les
cercueils des martyrs partirent pour être à nouveau inhumés. Par
un hiver glacial, dans des conditions de circulation ferroviaire
désastreuses, les dépouilles des martyrs quittèrent Tchita pour la
Chine. Dans le plus grand secret, avec maintes précautions et
maintes difficultés, le père Séraphim les transporta jusqu’à
Pékin. En route, près de la frontière chinoise, le convoi fut
attaqué par une bande de communistes qui commencèrent par jeter du
train le cercueil contenant le corps du prince Ioann. Les soldats
chinois arrivèrent à temps pour mettre les bandits en fuite et
interrompre ce sacrilège. En avril 1920, les cercueils des martyrs
arrivèrent à Pékin et furent accueillis par le chef de la Mission
orthodoxe russe, l’archevêque Innocent. Après l’office funèbre,
ils furent temporairement placés dans l’un des caveaux situés
dans le cimetière de la Mission orthodoxe, et, au même moment, l’on
entreprit la construction d’un caveau près de la chapelle du
bienheureux Séraphim de Sarov*.
(*) : ( En 1945,
lorsque l’Armée rouge occupa la Mandchourie, six cercueils –
ceux du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, des princes, Ioann,
Constantin et Igor, du prince Vladimir Paley et de Fiodor Remez –
« se trouvaient encore dans le caveau près de la chapelle de
Saint Séraphim à Pékin. On ignore ce qu’il advint de ces
reliques. Selon toute probabilité, elles auront été extraites du
caveau par les communistes et auront « disparu ».)
Les sœurs et le frère
d’Elizaveta Féodorovna, en apprenant où se trouvaient les
dépouilles des défunts, exprimèrent le souhait que les corps de la
grande-duchesse Elisabeth et de la sœur Varvara fussent envoyés à
Jérusalem et enterrés près de la chapelle Sainte-Marie-Madeleine,
à la bénédiction d elaquelle Elizaveta Féodorovna avait assisté
en 1888**.
(**) : (Les quatre
sœurs de la maison de Hesse – Elisabeth, Alexandra, Victoria et
Irène – avaient de leurs mains tissé un tapis pour la chapelle
Sainte-Marie-Madeleine ( Stephen Graham, Part
of The Wonderful Scene. An Autobiography, Collins,
St James’s Place, London, 1964).
Grâce aux démarches de
sa sœur, la princesse Victoria, les cercueils furent en novembre
1920 envoyés de Pékin à Tien Tsin, et de là, par bateau, à
Shangaï. De Shangaï, on les transporta à Port-Saïd, où ils
arrivèrent en janvier 1921.
L’higoumène
Séraphim était en permanence auprès des cercueils, accompagné de
deux novices et d’A.P. Koulikov, un membre de la commission
d’enquête de N.A. Sokolov.
***
En 2004 un petit
ouvrage fut édité par le monastère de
Sainte-Marie-Madeleine-Myrrhophore-et-Egale-aux-Apôtres, à
Gethsémani, de Jérusalem, sous le titre Le
Récit de l’arche. L’higoumène Séraphim
écrit ( pages 30-32, reproduit avec l’aimable autorisation de la
supérieure du couvent de Gethsémani, mère Elisabeth) :
« J’ai voyagé
d’Alapaïevsk jusqu’à Tioumen seul dans le wagon avec les
cercueils dix jours, et personne ne savait dans le convoi que je
transportais huit cercueils. C’était le plus difficile, car je
voyageais sans aucun laissez-passer, et présenter la procuration que
j’avais était impossible car les bolchéviques locaux, qui
pullulaient comme des vers sur la ligne de chemin de fer, m’auraient
alors retenu. Lorsque j’arrivai à Ichim, où se trouvait le
commandant en chef, celui-ci ne crut pas que j’aie pu réussir à
sauver les corps, avant de s’en convaincre de ses propres yeux en
allant regarder les cercueils dans le wagon. Il rendit gloire à
Dieu, et il était heureux car il déplorait de les laisser profaner
par des impies. Il me donna carte blanche pour un wagon, comme pour
un transport militaire, ce qui me permit de voyager plus facilement
et de rester incognito… Il y eut bien d’autres dangers en route,
mais partout les prières à la grande-duchesse m’apportèrent la
protection et l’aide de Dieu pour parvenir sans encombre jusqu’à
Tchita, où l’on arriva le 16 août 1919.
A Tchita, le
commandant en chef pour l’Extrême-Orient, le général-lieutenant
l’Ataman Grigori Mikhaïlovitch Semionov et les autorité
militaires japonaises offrirent ensemble leur appui. Ils aidèrent à
organiser dans le plus grand secret le transport des cercueils au
couvent de Pokrov, où ils furent gardés six mois, dissimulés aux
regards extérieurs dans une tombe peu profonde, creusée sous le sol
d’une cellule où fut logé le père Séraphim. A Tchita, le
général Dieterichs remit une nouvelle procuration officielle au
père Séraphim pour garder les cercueils. Mais revenons au compte
rendu :
J’ai voyagé sans
encombre jusqu’à la gare de Hailar, sans aucune protection,
incognito. Mais là-bas, le pouvoir était passé aux mains des
bolchéviques, qui s’emparèrent de mon wagon, ouvrirent le
cercueil du prince Ioann Constantinovitch et voulaient tous les
profaner. Mais je réussis à faire appel au commandant chinois qui
envoya aussitôt ses soldats à mon secours, et mon wagon fut repris
juste au moment où l’on était en train d’ouvrir le premier
cercueil. A partir de ce moment, je me suis retrouvé avec les
cercueils sous la protection des autorités chinoises et japonaises,
qui avec beaucoup de compassion, me protégèrent sur place et
pendant le voyage jusqu’à Pékin.
A l’arrivée du
wagon à Kharbin, les corps des défunts furent sortis des cercueils,
hormis ceux de la grande-duchesse et de sœur Varvara. Voici un
extrait des souvenirs du prince Nikolaï, Alexandrovitch Koudacheff,
dernier envoyé de la Russie tsariste en Chine, qui vint à Kharbin
pour reconnaître les corps : « La grande-duchesse avait
l’air de dormir ; il y avait seulement sur un côté de son
visage une longue traînée de sang, résultant de sa chute dans le
puits de mine. »
Le 3 avril 1920, le
chef de la Mission russe spirituelle, l’archevêque Innocent, alla
accueillir dans une procession d’église les cercueils à la garde
de Pékin. Sous l’ambon de l’église du cimetière de la Mission
spirituelle, on construisit au nom de saint Séraphim de Sarov un
caveau aux portes en fer où furent placés les huit cercueils. (
Pendant la Révolution culturelle en Chine, l’église fut détruite,
et l’on ne sait pas à ce jour ce qui est advenu du caveau).
En automne, la
situation se compliqua de nouveau. Un décret du président de la
République chinoise du 23 septembre 1920 mit fin à l’activité de
la Mission russe à Pékin, tous les établissements russes
d’Extrême-Orient durent fermer, et de Russie arrivèrent les
nouveaux maîtres de l’ambassade russe.
La dernière étape du
sauvetage des saintes reliques de la grande-duchesse Elisabeth et de
sœur Varvara fut organisée par la sœur de la grande-duchesse, la
princesse Victoria de Battenberg. Connaissant le père Séraphim
depuis son voyage à Perm, elle lui faisait entièrement confiance et
lui demanda de faire transporter les cercueils à Jérusalem dans
l’église Sainte-Madeleine. Deux frères convers et un membre de la
commission d’enquête, A.P. Koulikov, accompagnaient la précieuse
cargaison.
Le 17 novembre, ils
partirent de Pékin à Tien-Tsin, continuèrent ensuite en vapeur
jusqu’à Shangaï, quittèrent Shangaï le 2 décembre pour
Port-Saïd, où ils arrivèrent le 13 janvier.
Le 13 janvier 1921, la
princesse Victoria, son époux le prince Ludwig et leur fille, la
princesse Louise, accueillirent les reliques à Port-Saïd. »
***
En novembre 1920, la
princesse Victoria, marquise de Milford-Haven, envoya une lettre à
sa sœur Irène et à son frère Ernst. Cette lettre avait été
écrite, selon toute probabilité, au cours du voyage effectué par
la princesse pour organiser le transfert des dépouilles d’Elizaveta
Féodorovna et de la sœur Varvara à Jérusalem.
On apprend de cette
lettre que le crucifix en bois de cyprès que portait sur la poitrine
la grande-duchesse, Elizaveta Féodorovna, avait été trouvé sur
elle au moment de sa mort, mais qu’il avait été perdu et était
resté quelque part en Russie*.
(*) : ( La
grande-duchesse Elisabeth et la sœur Varvara avaient été inhumées
sans leur crucifix).
Cette lettre, écrite
en anglais, avait été envoyée par la princesse à sa sœur Irène,
qui à son tour en fit une traduction pour son frère Ernst, avec un
post-scriptum en allemand.
Princesse Victoria, 12 novembre 1920
« J’ai
entendu dire qu’après la découverte des corps, la croix d’Ella
et sa petite chaînette en bois avaient été pris par une dame qui
vivait à proximité du monastère.
Je l’ai vue l’année
dernière et j’ai parlé avec…*
(*) : ( La princesse
Eléna Pétrovna ( Hélène de Serbie).).
La pauvre m’a dit qu’ils
n’avaient pas été mal traités, qu’ils n’étaient pas à
l’étroit à Alapaïevsk, et qu’on leur permettait même d’aller
à l’église. Ils vivaient tous là-bas dans un couloir du bâtiment
de l’école.
Son mari** récitait
les prières du soir avec Ella dans sa chambre, et elles étaient
souvent ensemble. Ella lui donnait à faire des dessins.
(**) : ( Le prince
Ioann Constantinovitch).
Là-bas, les premiers
temps étaient si calmes que son mari pensait qu’ils n’étaient
pas réellement en danger ; comme ils s’inquiétaient pour
leurs enfants, ils décidèrent qu’elle*** irait à Pétrograd pour
les voir et reviendrait ensuite.
(***) : ( La
princesse Eléna Pétrovna).
Les soviets locaux lui
permirent de partir, mais quand elle arriva à Ekaterinbourg, on
l’arrêta à l’hôtel, et elle fut jetée en prison comme
espionne serbe, parce qu’on l’avait vue bavarder avec un officier
serbe. De là, elle fut envoyée à la prison de Perm où elle
rencontra la pauvre E. Schneider et mademoiselle Gendrikova****, qui
furent exécutées pendant qu’elle se trouvait encore là-bas.
(****) : ( Jeune
demoiselle d’honneur de l’impératrice, la comtesse Anastasia
Vassilievna Gendrikova, qui se distinguait par sa grande piété et
son abnégation, et la lectrice de la souveraine, Ekatérina
Adolfovna Schneider, suivirent la famille impériale en résidence
surveillée à Tobolsk, et de là à Ekaterinbourg. Elles furent
immédiatement arrêtées à leur arrivée sur l’ordre d’Iourovski
et de Golochtchenkine et mises en prison. Elles furent transférées
d’Ekaterinbourg à la prison de Perm. En septembre 1918, E.
Schneider et A. Gendrikova figurèrent parmi les onze prisonniers
emmenés hors de la ville et exécutés : les uns furent
fusillés, les autres tués à coups de crosse. Les corps des
victimes furent retrouvés par l’Armée blanche au printemps 1919.
La tête de la comtesse Gendrikova avait été fracassée à coups de
crosse).
Elle quitta Ekaterinbourg
justement avant qu’on ne tue nos chères âmes. Grâce aux Tchèques
et aux pourparlers avec les bolchéviques, elle fut laissée en vie
et emmenée à Moscou où elle fut internée au Kremlin jusqu’à ce
que les pourparlers se terminent, puis elle fut envoyée en Suède.
Elle ne savait rien de ce qui s’était passé à Alapaïevsk avant
de quitter la Russie.
A Alapaïevsk, outre
les trois fils de Kostia, Ella et Varia, il y avait Sergueï
Mikhaïlovitch avec son docteur ou serviteur ( il était malade) et
le fils du second mariage de Pavel, un jeune homme de grand talent…
Monsieur Wilton,
correspondant du Times, était
encore à Pétrograd avant la guerre ( il est à moitié russe, car
son père s’était installé là-bas), il se trouvait dans l’armée
de Koltchak, auprès du général Dietrichs, et participait à des
enquêtes poussées pour savoir ce qui s’était réellement passé
à Ekaterinbourg. Il a écrit récemment là-dessus un article dans
le Times et a publié un livre. J’ai pu vérifier beaucoup de
choses grâce au témoignage que j’ai reçu de Sofia Buxhoeveden,
et je suis sûre qu’il dit vrai. La lecture de ce livre est
terriblement douloureuse…
Sa chère âme avait
déjà depuis longtemps trouvé sa véritable paix éternelle.
Lorsque ce long voyage sera terminé, je déposerai des fleurs de ta
part. J’espère que les corps reposeront dans l’église
construite à la mémoire de la mère de Sergueï, à l’inauguration
de laquelle il avait participé avec Ella. »
Post-scriptum en
allemand de la princesse Irène :
« Je sais bien
où est située cette église, sur le mont des Oliviers… Je veux
peindre le même tableau que celui que tu as fait pendant la guerre
en 1916, L’amour ne finit jamais. Je
veux aussi essayer de trouver, gravée dans le style russe, une belle
icône du Christ, de Marthe ou bien de Marie, (…) et écrire au dos
une dédicace… »
La princesse Victoria
écrivit une seconde lettre à son frère en décembre 1920. Cette
lettre confirme que la malheureuse martyre Elizaveta Féodorovna, au
bord du puits qui devait lui servir de tombe, priait pour ses
bourreaux. Dans cette lettre, la princesse Victoria apprend à son
frère qu’elle avait
reçu d’Elizaveta Féodorovna deux lettres écrites après le début
de la révolution. Elle en cite une. Les mots écrits par la
grande-duchesse sont empreints d’un profond amour pour la Russie et
pour le peuple russe : « Tout notre
pays est déchiré en petits morceaux. Ce qui avait été amassé au
fil des siècles est détruit… » Sans
accuser le peule russe, elle s’apitoie sur son sort et compare ce
peuple à un enfant malade. Pressentant sa fin prochaine elle exprime
cette pensée profonde : l’ignorance de notre avenir est l’un
des très grands dons que Dieu a faits à l’homme.
31 décembre 1929
« Mon cher
Erni,
… Je sais ce que
tu ressens à propos d’Ella. Tu as toujours été « son
enfant ».
Je n’ai reçu que
deux lettres d’elle depuis la révolution, qu’on m’a transmises
directement. La dernière, écrite peu avant son départ de Moscou,
n’était que pour m’informer que tout allait bien pour elle et la
maison*, et écrite de manière à faire croire que l’auteur était
une directrice d’école à New York, car celui qui avait apporté
la lettre était américain.
Dans la seconde,
écrite au printemps 1917, elle dit : « Les
voies du Seigneur sont un mystère impénétrable, et c’est en
vérité un don du Ciel que nous ne sachions pas tout l’avenir qui
nous est réservé. Tout notre pays est déchiré en petits morceaux.
Tout ce qui avait été amassé au fil des siècles est détruit, et
par notre propre peuple que j’aime de tout mon cœur. Ils sont
vraiment moralement malades et aveugles pour ne pas voir où nous
allons. Et le cœur me fait mal, mais je ne ressens pas d’amertume.
Peut-on critiquer ou juger un homme en plein délire, qui a perdu la
raison ? On ne peut que le plaindre et aspirer à lui trouver de
bons curateurs qui puissent le garder de tout dévaster et de tuer
ceux qui sont sur son chemin. »
J’ai entendu dire –
cela a été rapporté par l’un de ceux qui ont assisté à sa mort
– qu’elle avait prié : « Seigneur,
pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Et
je le crois, car comment aurait-on pu, sans la connaître, lui
attribuer ces paroles ?
L’examen des corps
a démontré que la vie les avait quittés avant qu’on ne les jette
dans le puits. Ainsi, Dieu merci, les histoires sur leurs souffrances
ultérieures sont sans fondement*.
(*) : ( Ici, selon
toute vraisemblance, la princesse Victoria ou bien désire rassurer
son frère, ou bien était-elle elle-même mal informée sur la
véritable agonie des victimes d’Alapaïevsk (NdA).
L’higoumène du
monastère Saints-Séraphim-et-Alexis du diocèse de Perm, le père
Séraphim, accompagne les cercueils à Jérusalem. Il a été chargé
par le général Dietrichs de diriger leur transfert de la cathédrale
d’Alapaïevsk, où ils se trouvaient jusqu’à présent, avant que
l’Armée blanche ne soit contrainte de se retirer de la région. Et
il ne les a pas quittés depuis.
Ils sont partis
d’Alapaïevsk en juillet 1919, et après bien des obstacles, ont
atteint Pékin en avril 1920. C’est vraiment un homme dévoué…
Ta sœur qui t’aime,
Victoria. »
La lettre suivante
de la princesse Victoria à son frère est écrite d’Egypte, où la
princesse était arrivée pour accueillir le cercueil contenant la
dépouille de sa sœur bien-aimée. C’est une lettre
particulièrement émouvante. On n’a guère de mal à se
représenter ce tableau : la nuit profonde, des rues désertes
baignées par le clair de lune, et la princesse Victoria se dirigeant
vers la chapelle pour accueillir ce qui reste de sa chère Ella.
A la fin de cette
lettre, il est clairement dit qu’Elizaveta Féodorovna avait
l’intention, à la fin de sa vie, de quitter définitivement le
monde, et de se retirer dans un monastère.
Port-Saïd, 27 janvier 1921
« Mon cher
Erni !
Nous sommes arrivés ici
à minuit, et P. et O. sont arrivés deux heures avant nous.
Il y a ici une église
grecque, et les cercueils ont été déposés là-bas pour la nuit.
Nous sommes allés à l’église. Drapés de noir, ils venaient
juste d’être déposés dans une petite chapelle en coin. Il y
avait là le père Séraphim, le moine qui ne les a pas quittés une
seule fois depuis Alapaïevsk, un prêtre grec et quelques Russes.
C’était très silencieux, isolé et calme dans cette petite
chapelle. Un seul cierge brûlait à la tête de chaque cercueil.
C’était si étrange de marcher au clair de lune dans cette ville
lointaine en traversant des rues vides, d’aller à la rencontre de
tout ce qui restait de notre chère Ella qui venait si souvent me
voir après un long voyage.
Mais ici dans cette
chapelle, c’était très calme. La nuit était trop avancée pour
pouvoir célébrer un office ; on ne pouvait que, tout
doucement, réciter des prières. Et c’était bien d’avoir avec
nous cette fidèle Kitty qui, en 1888, était avec Ella pendant son
voyage à travers l’Egypte vers Jérusalem.
Les cercueils,
extérieurement, sont en bois – du teck chinois avec une bordure en
cuivre, et une grande croix orthodoxe en cuivre sur le dessus, et en
haut, à la tête d’Ella est fixée, dans un simple cadre de teck,
une belle photographie d’elle en habit de moniale, et avec une
couronne de cuivre au-dessus. Le cercueil de Varia est sans portrait,
mais c’est le même, juste un peu plus petit. Si tu te rappelles,
elle était petite.
Le moine m’a dit que
lorsqu’il a fallu fermer les cercueils pour plusieurs mois, avant
qu’ils ne puissent quitter la Sibérie, ils ont été dissimulés
dans un couvent, où l’on les a ouverts, car c’était
indispensable ; et le corps de notre Ella n’était pas
décomposé ; il s’était seulement desséché. Les sœurs
l’ont lavée et changée pour la revêtir de la tenue monacale. Et
c’est ainsi qu’elle est habillée à présent, comme elle le
voulait, car elle s’était toujours préparée, comme elle me
l’avait dit, à quitter complètement le monde, et à finir ses
jours en moniale, après que son couvent serait définitivement
achevé.
Ce matin, les
cercueils seront encore expédiés en train de marchandises dans un
wagon spécial, qui traversera ensuite en vapeur le canal. Nous
partons aujourd’hui après déjeuner à El-Khatouar, d’où nous
traverserons le canal, et retrouverons le wagon déjà rattaché au
train qui part de là-bas ce soir pour Jérusalem, où nous
arriverons à deux heures demain.
Le moine et ses deux
novices voyagent dans le wagon. A notre arrivée, nous serons
accueillis par des catafalques et le clergé, et après un bref
office religieux nous devrons traverser la ville pour nous rendre à
l’église russe Sainte-Madeleine, qui est située à côté du
jardin de Gethsémani, à environ quatre kilomètres de la gare.
Le patriarche et les
autorités ecclésiastiques ont proposé que les cercueils soient
déposés dans l’église pour quelques jours et que je décide sur
place où il sera préférable de les mettre ensuite. Il y aura un
grand service religieux lorsqu’ils seront transférés là-bas.
J’espère trouver sous l’église une crypte où l’on pourra les
laisser jusqu’à ce qu’on puisse les rapatrier à Moscou.
Mes pensées allaient
toutes à toi et à Irène la nuit dernière. Envoie-lui cette lettre
que j’écris pour vous deux.
Je suis si
reconnaissante qu’il n’y ait rien eu de pénible ni de déplacé
lors de nos retrouvailles avec les cercueils. Tout a été si simple
et si paisible – comme elle l’aurait voulu elle-même…
Avec tout mon
amour, à toi et à Irène,
Ta Victoria. »
A leur arrivée
avec les cercueils à Jérusalem, ils furent accueillis par les
ecclésiastiques russes et grecs, les autorités anglaises, les
habitants locaux et les pèlerins russes restés à Jérusalem à
cause de la révolution.
La pieuse inhumation
des corps des martyres fut conduite par le bienheureux patriarche
Damien, accompagné de nombreux ecclésiastiques, et les cercueils
furent placés dans un caveau spécialement préparé à cette fin,
situé sous les voûtes inférieures de la chapelle
Sainte-Marie-Madeleine.
M. Paléologue, dans
son livre Aux portes du Jugement dernier,
écrit qu’aux pieds du cercueil contenant
la dépouille de la grande-duchesse Elisabeth, l’on plaça un
coffret contenant la main de son époux, Sergueï Alexandrovitch.
Ce coffret se retrouva
par la suite sur une étagère de la cellule de l’higoumène du
couvent de Gethsémani, mère Elisabeth, et l’on prétendait
qu’elle contenait un doigt du grand-duc Sergueï Alexandrovitch,
arraché par l’explosion, et une mèche de cheveux du tsarévitch
Alexis Nilolaïévitch. Sans doute la grande-duchesse Elisabeth la
gardait-elle dans sa chambre au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, et
avait-elle refusé de s’en séparé au moment de son arrestation.
L’on ignore de quelle manière ce coffret arriva jusqu’à
Jérusalem.
Au retour des
funérailles, la princesse Victoria, marquise de Milford-Haven,
écrivit à son frère une lettre de Rome.
Hôtel Royal, 21 février 1921
« Mon cher
Erni !
Je t’envoie
ci-joint quelques feuillets qui étaient sur le cercueil d’Ella, et
deux photographies, prises dans l’église. Tu trouveras également
une vue du mont des Oliviers avec l’église, et plusieurs petites
croix de nacre, faites en Palestine pour toi, Honor et les garçons.
J’en ai mis aussi de ta part sur le cercueil…
C’est une grande
consolation pour moi, et je l’espère, pour toi, que la dépouille
de notre chère Ella repose maintenant en lieu sûr. L’église est
située dans un endroit magnifique et calme, loin de l’agitation de
la rue et du bruit.
Je joins ici un plan
approximatif de la salle au sous-sol sous l’église. Elle est toute
blanche, sèche, et très bien aérée. J’ai commandé une porte
solide pour cette pièce. Elle est recouverte d’un matériau
sombre, et plusieurs icônes y sont accrochées à l’extérieur,
avec une veilleuse d’icône devant. Le père Séraphim loge dans
une pièce voisine, et il a la clef, de sorte qu’il peut entrer et
maintenir tout en ordre. Il me plaît énormément. Il est si dévoué,
fidèle et énergique*.
(*) : ( L’higoumène
Séraphim s’est éteint à Jérusalem, dans un monastère grec, en
1959, et il est enterré dans un petit cimetière de Nouvelle
Galilée, à côté d’une église. L’année de la naissance de
l’higoumène Séraphim est 1875).
Comme les gens n’ont
pas le droit d’aller sous l’église, j’ai l’intention de
faire construire un emplacement sous la terrasse, qui conduira à la
petite chapelle, et de clore d’un mur la partie latérale et de
faire une porte sur le devant. Ce sera comme les chapelles funéraires
de Moscou. Stroukov, qui a du goût, et un peintre russe d’ici
dessineront les plans pour savoir comment la décorer, et je te ferai
savoir quand tout sera prêt. Tout sera très simple. Il ne faudra y
mettre aucun objet précieux, car il est impossible de la faire
garder… Je te demanderai ton aide si je n’ai pas suffisamment
pour faire peindre trois icônes à mettre aux murs. Il est
impossible de les peindre directement sur le mur, car il n’y a pas
de peintre iconographe à Jérusalem. Je pense faire apposer
au-dessus de la porte à l’extérieur une icône de « la
Protection de la Mère de Dieu » ( la Sainte Vierge tient le
voile avec l’image du Christ), la même que dans l’église d’Ella
à Moscou au-dessus de l’entrée…
Oh, mon cher Erni,
j’ai peur que nous n’ayons même pas la consolation de faire
quelque chose pour les dépouilles de nos chères âmes tuées à
Ekaterinbourg, dont les corps ont ensuite été brûlés.
Le corps de notre Ella
a été retrouvé au fond d’un puits de mine, où les victimes
d’Alapaïevsk ont été jetées. Sa tête est brisée, et les
médecins qui l’ont examinée ont dit qu’elle n’avait pas pu
souffrir et qu’il est fort probable que le courant d’air de la
chute ait été suffisant pour arrêter le travail du cœur, comme
cela arrive souvent*.
(*) : ( Ici la
princesse Victoria essaie de rassurer son frère, en lui cachant les
détails réels de la mort de la grande-duchesse Elisabeth (NdA)).
J’ai si longtemps
hésité à aborder ces détails, car ils font tant souffrir. Mais je
sens que tu vas en entendre parler tôt ou tard, mon pauvre petit,
car ils sont déjà publiés. Nous devons penser à nos chères âmes
comme reposant désormais en paix, et nous efforcer de ne pas arrêter
longtemps nos pensées à la manière terrible dont elles ont quitté
cette vie…
Je dois maintenant
terminer cette lettre. Nous pensons rester ici jusqu’au 14 mars.
Au revoir pour
aujourd’hui, cher Erni…
Ta sœur qui t’aime,
Victoria. »
Dans les archives de
Darmstadt est conservée une lettre de la dame d’honneur de la
princesse Victoria, sœur Grayton, qui connaissait bien la
grande-duchesse Elizavéta Féodorovna. Dans cette lettre, elle
raconte les souvenirs qu’elle a gardés de la grande-duchesse.
Sœur Grayton, née Kerr,
Dame d’honneur
de la princesse Victoria de Battenberg
« Mon
impression de la grande-duchesse Elizavéta Féodorovna est si
admirable à de nombreux égards et sous de nombreux aspects qu’il
est difficile de la décrire. De même que les mots que je possède
ne sont pas suffisants pour la dépeindre. On pourrait écrire sans
fin sur tout ce qu’elle fut et sur ce qu’elle a fait.
Je pense que ce qui a
produit sur moi la plus forte impression est qu’autour d’elle
régnait une atmosphère de paix et de sérénité. Ce n’était pas
une sérénité passive, mais celle d’un travail bien organisé et
d’une affectueuse sympathie pour tous ceux qui l’entouraient.
Elle irradiait de paix et d’amour, et cela côtoyait chez elle un
haut sentiment du devoir et une vraie religiosité. En même temps,
elle avait un merveilleux sens de l’humour et de la joie de vivre,
et pour cela nous l’aimions tous, nous, gens de la vie ordinaire.
Elle ne nous donnait
jamais à sentir ses bonnes actions ou son penchant religieux. Que
nous soyons petits, ou aussi insignifiantes que soient nos affaires,
cela n’avait pas d’importance, la grande-duchesse s’y
intéressait toujours et compatissait.
Elle possédait la
remarquable qualité de voir le bon et le vrai chez les gens, et
s’efforçait de le faire ressortir. Elle n’avait absolument
aucune haute idée de ses qualités. Elle disait souvent que pendant
ses entretiens avec les hiérarques de l’Eglise, ils l’avaient
souvent avertie de ne pas se laisser aller à aucun sentiment
d’orgueil de soi ou orgueil de sa religiosité, ou celui de
consacrer sa vie à son prochain. Et je sais qu’à cet égard, elle
faisait autant attention à elle qu’aux autres.
Elle ne prononçait
jamais les mots « je ne peux pas », et il n’y avait
jamais rien de triste dans la vie du couvent Saintes-Marthe-et-Marie.
Tout y était parfait, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Et celui qui y passait repartait avec un sentiment magnifique.
Une seule fois,
lorsque la grande-duchesse alla en Angleterre après qu’elle eut
déjà prononcé ses vœux, j’eus le bonheur d’accompagner Son
Altesse impériale dans ses visites aux comités de l’Eglise
anglicane de Londres. J’étais alors extrêmement étonnée de la
vitesse avec laquelle elle comprenait leurs visées, bien que leurs
méthodes de travail fussent très différentes des siennes. Elle
brûlait du désir de puiser quelque chose qui pût être ajouté à
la vie de sa propre communauté, et abordait la chose avec une grande
attention, distinguant l’utile de l’inutile. Et elle était
souvent enthousiasmée par ceux qu’elle rencontrait. Elle estimait
qu’elle pouvait apprendre quelque chose de tous, et pensait
toujours à la façon dont on pouvait parfaire le couvent
Saintes-Marthe-et-Marie.
Elle était si
merveilleuse et si remarquable, et tellement plus élevée que nous
tous, et en même temps je puis dire qu’elle était si proche de
nous tous et si chère à nous tous.
Tous ceux qui ont connu
la grande-duchesse dans sa vie antérieure heureuse, avant
l’assassinat de son mari, ne peuvent oublier cette période de sa
vie.
Je ne suis allée
qu’une seule fois à Ilyinskoïé, du vivant du grand-duc Sergueï,
et il était d’après moi le plus heureux des hommes.
Tous deux, le grand-duc
et la grande-duchesse, étaient d’admirables maîtres. Bien qu’ils
aient toujours eu naturellement deux ou trois domestiques, une grande
maîtresse* et une demoiselle d’honneur, cela ne donnait pas du
tout une atmosphère tendue de cour. Tous leurs serviteurs se
sentaient comme chez eux, et ils se conduisaient avec ceux-ci comme
avec des amis. Je ne pourrai jamais oublier leur bonté envers moi.
Ils faisaient en sorte que je me sente chez eux comme un invité de
marque qu’ils étaient vraiment heureux d’avoir chez eux.
Nul n’aurait pu
penser, en ces jours heureux, que la vie de la grande-duchesse allait
bientôt se couvrir de ténèbres et qu’un avenir terrible
l’attendait, comme les nombreux êtres chers à son cœur qu’elle
s’efforça avec tant de persévérance de sauver. Il me semble tout
à fait probable, et je pense, comme le pensent d’autres encore qui
l’ont aimée, que bien que sa personne merveilleuse nous ait
quittés, son influence et son travail continuent, et que le monde
est devenu bien meilleur grâce à sa vie et à sa foi.
Sœur Grayton »
Ceux qui ont
personnellement connu Elizaveta Féodorovna s’étaient depuis
longtemps prononcés en faveur de sa canonisation. Le grand-duc
Alexandre Mikhaïlovitch, dans son Livre des
souvenirs, énumère les bienfaits et les
œuvres d’Elizaveta Féodorovna (p. 138), et conclut :
« Tout cela
justifie pleinement la canonisation de la grande-duchesse Elizaveta
Féodorovna. Il n’est pas de femme plus noble de cœur, qui ait
marqué de son image les pages sanglantes de l’histoire russe. »
M. Paléologue
termine ainsi son livre Aux portes du Jugement
dernier :
« Beaucoup de
ceux qui l’ont aimée se consolent aussi par l’espoir qu’elle
sera un jour canonisée.
La comtesse Alexandra
Olsoufieff, dans son livre H. R. H. Grand
Duchess Elisabeth Féodorovna of Russia, écrit :
« Il est
inimaginable de ne plus jamais la voir, elle qui était si différente
des autres, qui s’élevait à ce point au-dessus du niveau commun…
Pour l’avoir bien
connue, je puis affirmer avec certitude qu’elle remerciait Dieu
pour les souffrances qu’Il lui envoyait, parce qu’elles pouvaient
aider à la rédemption des âmes de ses assassins. Je crois, aussi
fermement que je crois en la vie éternelle, qu’elle ne se plaignit
jamais de son sort et qu’elle remerciait Dieu qui lui permettait
par ces souffrances de prendre place parmi Ses élus. Elle était
pareille aux premiers martyrs chrétiens qui mouraient dans les
arènes de la Rome antique. Peut-être nos arrière-petits-enfants la
verront-ils canonisée. »
L’archevêque
Anastase, dans son opuscule A la lumineuse
mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, écrit
(p. 21-22) :
« Avec tous les
autres qui ont souffert pour la Russie, elle incarnait en même temps
l’expiation de la Russie passée et le fondement de la Russie à
venir, qui serait bâtie sur les ossements des martyrs. Ces
personnages ont une importance et un rôle fondamentaux, et un
souvenir éternel leur est réservé sur la terre comme au ciel. Ce
n’est pas un hasard si déjà de son vivant le peuple l’avait
proclamée sainte. »
La sainte martyre la
grande-duchesse Elisabeth est apparue sur la terre russe, telle une
vision lumineuse et sublime. Renonçant à sa brillante position,
elle s’est retirée du monde profane pour devenir la mère
higoumène du couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie. Au
cours de sa mission, elle a accompli maintes œuvres charitables, et
elle a accepté le martyre, restant jusqu’à son dernier souffle
fidèle à son devoir chrétien.
Testament
De
Son Altesse impériale
la
grande-duchesse Elizaveta Féodorovna
Le 29 juin
1914
“ Au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Je soussignée, saine de corps et
d’esprit, ce vingtième jour de février de l’an mille neuf cent
quatorze, exprime ici mes dernières volontés.
I.Pour
ce qui est des objets personnels m’appartenant, je souhaite qu’il
en soit fait ainsi :
1)
mes sœurs, les princesses Victoria de Battenberg et Irène de
Prusse, ainsi que mon frère Ernst Ludwig, grand-duc de Hesse,
peuvent garder ce qu’ils souhaitent de mes effets personnels. Les
autres objets seront vendus et les revenus des ventes ajoutés au
capital ;
2)
J’ai fait don des objets m’appartenant qui se trouvent dans le
palais de Sergueï à Saint-Pétersbourg, dans le domaine
d’Ilyinskoïé et le domaine d’Oussovo du district de Zvenigorod
de la région de Moscou, à mon neveu, le grand-duc Dmitri
Pavlovitch ;
3) je
souhaite que les icônes m’appartenant qui se trouvent dans la
chapelle des Saints-Pierre-et-Paul du palais Nikolaïevski à Moscou,
ainsi que dans la galerie du second étage qui relie ledit palais au
monastère de Tchoudov et l’escalier y attenant, soient laissées
définitivement à leurs emplacements actuels ;
4) en
plus des objets susmentionnés, je souhaite faire don au grand-duc
Dmitri Pavlovitch du linge, de l’argenterie, de la vaisselle et des
services en porcelaine comportant le monogramme du grand-duc Sergueï
Alexandrovitch ;
5)
les divers biens de ma maisonnée, à savoir : le linge non
monogrammé, les biens et les objets relatifs à la domesticité et
aux écuries, ainsi que les voitures doivent être vendus, et les
revenus de la vente ajoutés au capital ;
6)
pour ce qui est de tous les objets n’ayant pas de valeur marchande,
à savoir : images et photographies, cadres, et autres menus
objets, je prie mes exécuteurs testamentaires de les distribuer à
mes amis proches ou de les brûler ;
7) je
confie à MM. Le chambellan Kornilov, le grand veneur Zourov, et le
général-major de la suite de Sa Majesté, Gadon, le soin de trier
ma correspondance. Je souhaite que ma correspondance avec les
personnalités ecclésiastiques soit transmise à mon couvent, et je
prie le prêtre du couvent de la relire afin de l’expurger des
passages de nature trop intime, concernant moi-même ou d’autres
personnes ; une fois cette correspondance dûment expurgée,
j’autorise le couvent à la publier quelques années après ma
mort, à des fins d’éducation spirituelle. Je souhaite que ma
correspondance avec mes parents et d’autres personnes privées soit
transmise à mon frère et à ma sœur aînée, à l’exception des
lettres dans lesquelles il est question d’événements internes à
la Russie et dont la conservation à l’étranger serait jugée
inappropriée. Je m’en remets à l’entendement de Sa Majesté
l’empereur quant à l’usage qui sera fait de ces lettres-là.
II.Au jour du sept
décembre de l’an mille neuf cent treize, les livres de comptes de
ma chancellerie de cour recensaient les capitaux et les biens
immobiliers suivants :
Les capitaux placés
dans des titres de valeur nominale suivante : en dépôt à
titre de garantie de prêt auprès de la grande chancellerie –
deux cent cinquante mille roubles ; dont cent trente cinq mille
huit cents roubles déposés en décembre 1913 auprès de la grande
chancellerie ; les cent quatorze mille deux cents roubles
restants sont déposés de façon permanente auprès de la grande
chancellerie en qualité de « don de Sa Majesté l’empereur
pour le jour de mon mariage en l’an 1884 » ;
conformément à la lettre du chef de la grande chancellerie en date
du 29 mai 1907, numérotée 9662 et adressée au comte Mengden, je
suis en droit de léguer ce capital après remboursement du prêt ;
en outre dans la succursale de Moscou de la banque d’Etat,
vingt-cinq mille sept cent vingt roubles ; et dans la Société
économique de la garde, huit cent soixante roubles ;
Le terrain de deux
mille neuf cent soixante-quatre toises carrées et deux centièmes*,
avec l’église que j’y ai fait bâtir, les chapelles, toutes les
maisons d’habitation et les dépendances, ainsi que le jardin, sis
aux numéros 306-307 et 296-297 de la rue Bolchaïa Ordynka, dans le
district d’Iakimanski à Moscou, et acheté par moi le 24 mai 1907
au citoyen d’honneur à titre héréditaire de la ville de Moscou,
Vladimir Dimitriévitch Babourine ;
(*) :
( Toises russes, environ 0,3 hectare (NdT).).
Un terrain d’environ
sept cent cinquante-six toises carrées, avec une maison
d’habitation, une dépendance et un jardin, sis au numéro 290-325
du passage Déniéjnyi, dans le district d’Iakimanski à Moscou,
acheté aux paysans Vassili et Pélaguéïa Khvostov le 29 novembre
1908 ;
Un terrain de cinq
cents toises carrées**, premier lot dans le passage Déniéjnyi,
dans le district d’Iakimanski à Moscou, et acheté par moi le
juin 1913 au citoyen d’honneur à titre héréditaire de la ville
de Moscou, Nikolaï Droujninine ;
(**) :
( Environ 0,2 hectare (NdT).
Un terrain de six
déciatines et cinq cent cinquante-trois toises carrées*** situé
dans le village de Vlassovo, du district de Volokolamsk de la région
de Moscou, avec les bâtiments d’habitation et les dépendances,
les meubles dont me fit don, le 19 novembre 1910, la veuve du
conseiller d’Etat actuel Samarine, Ekatérina Nikolaïevna
Samarine, et que j’ai vendus à la femme du conseiller d’Etat
Vérigo, Anna Stiépanovna Vérigo, pour seize mille roubles ;
en acompte pour cette vente, j’ai reçu deux mille roubles, comme
en témoigne le reçu délivré le 2 décembre 1913.
(***) :
( Environ 7 hectares (NdT).
Je
lègue tous les capitaux et biens immobiliers énumérés ci-dessus
comme suit ; les capitaux selon leur disponibilité au jour de
ma mort, dans l’ordre suivant :
Désirant ardemment
assurer l’entretien de la chapelle mortuaire que j’ai fait bâtir
à l’étage inférieur du monastère de Tchoudov à Moscou, dans
laquelle est enterré et repose en Dieu mon défunt époux le
grand-duc Sergueï Alexandrovitch, je lègue un capital de
vingt-cinq mille roubles en titres, au choix de mes exécuteurs
testamentaires, que je les prie de remettre en jouissance
perpétuelle au ministère de la cour impériale à Moscou, en
accord avec la disposition numéro 2 du mois de novembre 1912,
revêtue de l’accord impérial, sur l’entretien de la sépulture
du grand-duc Sergueï Alexandrovitch qui repose en Dieu – en
l’église Saint-Serge-de-Radonège, le Thaumaturge. Pour la
veilleuse perpétuelle auprès de la croix au Kremlin de Moscou,
près des portes Nikolski, Vladimir, ci-devant métropolite de
Moscou, a fait don de trois cents roubles, déposés à la
chancellerie de ma cour, qu’il convient de transmettre au
ministère de la cour impériale à Moscou. Je souhaite qu’aucun
changement ni ajout ne soit fait à l’agencement du caveau ;
en provision des
gratifications destinées aux fonctionnaires de rang inférieur et
aux domestiques qui n’ont pas suffisamment d’ancienneté pour
prétendre à une pension, je lègue un capital en titres, d’un
montant de trente mille (30 000) roubles à la vente des titres ;
je confie la distribution de cette somme, en proportion de
l’ancienneté de service, à une commission présidée par le
maître de ma cour et réunissant le chancelier de ma cour et mon
maître des requêtes ;
je lègue à ma
nièce, la princesse Alice de Grèce, ou à ses enfants ( et en cas
du décès de ces derniers, à son mari) trente mille roubles en
titres, en valeur nominale, au choix de mes exécuteurs
testamentaires ;
je lègue en pleine
et entière jouissance au couvent de la
Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie, fondé par moi, le reste de
mes titres et capitaux liquides, les quatre biens immobiliers
énumérés ci-dessus avec les biens mobiliers inclus, ainsi qu’un
certificat d’hypothèque d’une valeur de soixante et un mille
huit cents roubles pour un bien immobilier, situé dans la région
de Kiev, dans le périmètre de la ville de Berditchev, appartenant
au chambellan de la cour de Sa Majesté impériale, Arkadii
Pétrovitch Kornilov, établi par le notaire en chef du tribunal de
district de la ville de Kiev, le 10 décembre 1913, sous le numéro
de registre 11184.
Je souhaite qu’on
dispose comme suit de tous les capitaux liquides et titres restant
au jour d ema mort à la chancellerie de ma cour :
Qu’on paye tous les
comptes et factures impayés, traitements et autres, dus jusqu’au
jour de ma mort ;
Que les sommes
restantes soient ajoutées au capital (§11) ;
Que tous les titres
ou capitaux liquides qui ne m’appartiennent pas et sont à ce jour
conservés à la chancellerie de ma cour, par exemple gages et
autres, soient immédiatement restitués à qui de droit.
Tous les
fonctionnaires de ma cour, de ma chancellerie, ainsi que tous les
domestiques, qui ont servi à la cour du grand-duc Sergueï
Alexandrovitch et qui ont continué leur service à ma cour après
le 4 février 1905, ont été dotés par moi de pensions en accord
avec la « Disposition sur les pensions », approuvée par
moi le 12 août 1906 et avec les amendements et annexes définitifs,
approuvés par moi le 29 mai 1908 et le 7 mars 1909. Un fonds
spécial a été formé à cette fin, avec le gracieux consentement
impérial. En accord avec ladite « Disposition sur les
pensions », dans le cas de la dissolution de la chancellerie
de ma cour, toutes les sommes appartenant à ce fonds sont à
déposer à la banque d’Etat et la gestion ainsi que la
distribution des pensions est à confier à l’une des sections du
ministère de la cour impériale.
Mes biens immobiliers
à Moscou et une partie de mon capital proviennent des sources
suivantes :
J’ai fait vendre
des bijoux qui m’appartenaient ( outre ceux dont j’avais déjà
fait don à des parents en Russie et à l’étranger), et dont la
vente a récolté 290 324 roubles ; j’ai en outre vendu
personnellement et aussi par l’intermédiaire de mon frère divers
objets pour un montant dépassant trente mille roubles ;
En accord avec le
consentement impérial exprimé dans la lettre du ministre de la
cour impériale en date du 28 mai 1905, sous le numéro 4344, j’ai
vendu le domaine situé près de la ville de Khorol, dans la région
de Poltava, ayant appartenu à Véra Nikolaïevna Rodzianko et légué
par elle à mon défunt mari pour ses œuvres charitables, j’ai
investi cet argent dans mon couvent ; ce capital s’élevait à
125 059 roubles et 96 kopeks et fut inscrit dans les livres de
comptes de la chancellerie de ma cour à la date du 27 juin 1907.
Les sommes mentionnées ci-dessus (1 et 2) ont été partiellement
employées à l’acquisition de biens à Moscou pour un montant
total de 368 000 roubles (voir§11) à bâtir une église et des
bâtiments utilitaires, et le reste du capital a été conservé.
Selon un édit du
Saint-Synode, le couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie
est entièrement agréé par l’Eglise, et il ne saurait être
question de le fermer. Si les fonds venaient à manquer, le couvent
doit mettre tous ses efforts à la recherche de donations, pour lui
permettre de poursuivre ses bonnes œuvres. Dans le cas où les
donations seraient insuffisantes, il appartient au couvent de
réduire au possible les dépenses liées à ses bonnes œuvres, de
manière à les rendre adéquates aux revenus du couvent. Dans tous
les cas, je prescris de manière inconditionnelle au couvent :
d’entretenir
l’église du couvent et son clergé ;
d’entretenir
l’ermitage auprès du couvent, si un tel ermitage venait à être
institué de mon vivant ;
de pourvoir à la
subsistance du prêtre de l’église du couvent Mitrophane
Srébrianski et de sa femme, du diacre de l’église du couvent
Mikhaïl Sytnik et de sa femme, ainsi que des sœurs du couvent, à
savoir surtout celles qui seront restées au couvent au jour de mon
décès.
Je déclare comme
objectif de mon existence d’achever l’établissement du couvent
Saintes-Marthe-et-Marie et d’un ermitage conjoint, puis d’amasser
un patrimoine personnel suffisant à entretenir le couvent au cas où
les donations n’y suffiraient pas.
Tous les capitaux,
sommes et biens, à ce jour donnés, ou pouvant être donnés à
l’avenir, par moi-même ou par la chancellerie de ma cour, de mon
vivant, au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, doivent être destinés
à ce couvent. Tous biens mobiliers ou immobiliers, ainsi que tous
les titres et toutes les liquidités qui peuvent m’être légués
ou transmis en donation, sont à transmettre à ma mort au couvent
Saintes-Marthe-et-Marie à Moscou.
Souhaitant faire
quelque chose pour la ville de Moscou, j’ai institué avec l’aide
de Dieu mon couvent Saintes-Marthe-et-Marie, dont la règle et le
droit d’ordination ont été approuvés par le Saint-Synode.
Je souhaite être
inhumée dans le caveau situé sous l’église de la
Protection-de-la-Mère de Dieu, que j’ai fait construire sur mon
terrain de la Bolchaïa Ordynka à Moscou, dans mon couvent de la
Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie, à la place destinée à la
mère supérieure du couvent, et que mon cercueil soit placé tout
au fond du caveau, dans la terre. Je souhaite être inhumée dans
les habits blancs de mère higoumène du couvent ; dans le cas
où je recevrais la tonsure et vivrais dans un ermitage et y
mourrais, je souhaite néanmoins être inhumée dans mon couvent à
Moscou, à l’endroit désigné, mais dans des vêtements
monastiques. Je souhaite qu’avant de m’enterrer, on s’assure
tout à fait de ma mort, au vu d’une possible léthargie. Je
souhaite qu’après mon décès mon corps ne soit pas embaumé,
mais seulement congelé et placé dans un cercueil en bois
ordinaire. Je souhaite que l’onction de mon corps soit confiée
aux sœurs du couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie.
Après la mise en bière, je souhaite que mon visage, dans la mesure
du possible, soit recouvert d’un simple voile épais. Dans le cas
où je mourrais à l’étranger ou en dehors de Moscou, je souhaite
qu’on me mette en bière, qu’on ferme le cercueil
définitivement, qu’on le fasse transporter à Moscou et qu’on
l’enterre (sans l’ouvrir) à l’endroit désigné plus haut. Je
souhaite que la liturgie funèbre soit célébrée à l’endroit de
mon décès. Je prie mes exécuteurs testamentaires de faire savoir
que je ne souhaite pas de couronnes sur mon cercueil ni sur ma tombe
– je préfèrerais que l’argent destiné à l’achat des
couronnes soit donné aux œuvres de mon couvent. Si des couronnes
sont néanmoins envoyées, je souhaite qu’on fasse don des
couronnes métalliques aux hospices, et qu’on fasse fondre les
couronnes d’argent pour en faire des cadres d’icônes et des
calices, qui porteront le nom des personnes ou des institutions qui
auront envoyé les couronnes, et qui seront à transmettre à
l’église ou à l’ermitage de mon couvent.
Je prie mon frère et
ma sœur aînée d’être mes exécuteurs testamentaires et de
veiller à l’exécution du présent testament, en se faisant aider
d’une ou deux personnes de leur choix, parmi celles qui auront été
à mon proche service.
Une copie de ce
testament sera à conserver à la chancellerie de ma cour,
accompagnée des divers documents relatifs à ce testament.
Les objets précieux
ayant appartenu à feu l’impératrice Maria Alexandrovna, qui
repose en Dieu, et qui étaient revenus au grand-duc Sergueï
Alexandrovitch, ont été rendus par moi, fidéicommis, aux
grands-ducs Alexeï Alexandrovitch et Pavel Alexandrovitch. En
accord avec la lettre du grand-duc Sergueï Alexandrovitch adressée
au grand-duc Pavel Alexandrovitch, et acceptée, avec le
consentement impérial, à titre de testament, la grande-duchesse
Maria Pavlovna ( aujourd’hui princesse de Suède) recevra à ma
mort le capital du défunt grand-duc Sergueï Alexandrovitch. Ce
capital est actuellement déposé auprès de la grande chancellerie
et dans la succursale de Moscou de la banque d’Etat. En plus de
cette somme, j’ai déjà fait don à la grande-duchesse Maria
Pavlovna, pour la construction de son palais à Stockholm, de 275
000 roubles en titres, pris sur le capital légué. Le défunt
grand-duc Sergueï Alexandrovitch avait exprimé le souhait que le
grand-duc Dimitri Pavlovitch et la grande-duchesse Maria Pavlovna
reçussent de lui, dans la mesure du possible, un héritage
sensiblement égal. En accord avec sa volonté et avec le
consentement de Sa Majesté l’empereur, à ma mort la propriété
des biens suivants revient au grand-duc Dmitri Pavlovitch : le
palais de Sergueï avec son mobilier, la maison de service attenante
( à Saint-Pétersbourg) et la datcha d’Ilyinsko-Sokolovarov-Louts
( dans la région de Moscou, près du domaine d’Ilyinskoïé). Le
palais de Sergueï lui a été donné en usufruit le 6 septembre
1911, et la datcha d’Ilyinsko-Sokolovarov-Louts en 1908, en même
temps que le domaine d’Ilynskoïé.
Je rédigerai une
instruction spécifique pour servir de guide au couvent de la
Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie, dont une copie cachetée sera
conservée à la chancellerie de ma cour.
Je prie Sa Majesté
impériale de confier au ministère de la cour impériale la charge
de veiller à la situation des fonctionnaires de ma cour et de ma
chancellerie ainsi que de mes domestiques et de leur trouver, dans
la mesure du possible, des postes adéquats.
Ce testament remplace
et annule tous mes testaments précédemment établis.
Ce
testament comporte dix pages et quinze lignes. Ce testament comporte
les corrections suivantes : à la page 5, ligne 19, il est
écrit : « au prix nominal », à la page 8, ligne
8, la lettre « r » est insérée, et ligne 28 la
lettre « v » est adscrite. Rédigé sous la dictée
de Son Altesse impériale, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna,
par le maître de sa cour, chambellan de la cour impériale, Arkadii
Pétrovitch Kornilov. »
Elizaveta
Véra Ivanovna Ivanovna.
Au
rang de grand veneur de la cour de Sa Majesté impériale,
Attaché
au service de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna,
Alexandre
Alexeïévitch Zourov.
Valet
de chambre de la cour de Sa Majesté impériale,
Vassili
Evgu éniévitch Pigarev.