Hiéromoine
Euthyme
Ascètes
au milieu du monde
Collection Grands
spirituels orthodoxes du XX° siècle
Editions
des Syrtes 2021
14, quai
Bezanson-Hugues, 1204 Genève, Suisse.
www.
Editions-syrtes.com
Traduit du
grec par Marie Davean.
Librement
adapté par Presbytéra Anna.
Introduction
de Jean-Claude Larchet.
INTRODUCTION
Pour
qualifier ce volume, on pourrait reprendre le titre du livre à
succès du Père Tikhon Chevkounov, paru en traduction française
sous le titre Saints
de tous les jours (1),
mais dont le titre russe pourrait être traduit aussi par « Saints
qui ne sont pas au calendrier » ou « Saints qui ne sont
pas officiellement saints ».
Il
s’agit en effet, rédigées ou rassemblées par le Hiéromoine
Euthyme ( l’un des pères spirituels du Mont-Athos les plus connus
actuellement) de quarante-trois Vies de chrétiens qui, au milieu du
monde, ont mené une existence sainte, au même titre que les saints
moines auxquels jusqu’à présent cette collection « Grands
spirituels orthodoxes du XX° siècle » a surtout rendu
hommage.
Ils
sont de toutes conditions : hommes ou femmes, jeunes ou vieux,
célibataires ou mariés, clercs ( prêtres de paroisse, évêques)
ou – en très grande majorité – laïcs, exerçant des
professions diverses, le plus souvent très modestes ( bergers,
petits agriculteurs, artisans ou petits commerçants, femmes au
foyer…). Ils ont vécu dans le monde grec – la Cappadoce et le
Pont ( avant le drame de l’expulsion de Turquie de la population
chrétienne), la Géorgie et la Russie (où ils ont été exilés
après ce drame), la Grèce continentale, Chypre, le Crète, les
Iles…
Les
premiers sont nés dans les deux dernières décennies du XIX°siècle,
les derniers ont quitté ce monde dans la première décennie du XXI°
siècle. La plupart d’entre eux sont donc nos contemporains.
Leur
vie fait place à une ascèse étonnamment rigoureuse, non seulement
celle du jeûne et des veilles, mais de la patience dans les
épreuves. Elle est remplie de prière et de vie liturgique. Elle
rayonne dans leur milieu social par l’amour qu’elle diffuse. Cet
amour se manifeste non seulement par de bonnes paroles et de bons
sentiments, mais encore par une aide concrète, généreuse jusqu’au
sacrifice complet de soi, apportée au prochain dans ses diverses
difficultés. La plupart de ces personnes ont été affligées par de
lourdes peines dues aux guerres, à l’exil, aux décès prématurés
de leurs enfants et de leurs proches, aux maladies, et à la
pauvreté, voire à la misère. Tout cela n’a fait que développer
et renforcer leur compassion à l’égard des autres et leur
charité : tous donnent à ceux qui sont dans le besoin le peu
qu’ils ont, quitte à se priver du strict nécessaire.
Ces
personnalités sont très différentes, mais sont unies par une même
foi profonde en Dieu, par une espérance sans faille en Sa
Providence, et par « un même esprit et un même cœur »
(Ac 4, 32). Elles témoignent que non seulement une vie spirituelle
approfondie peut être menée de manière constante au milieu du
monde, mais que l’idéal de la sainteté peut y être atteint, que
le commandement du Christ : « Soyez parfaits comme votre
Père est parfait » ( Mt 5, 48) peut y être accompli.
Ces
saints n’ont pas été officiellement reconnus comme tels par
l’Eglise et ne figurent pas dans son calendrier et dans ses Menées,
et il en est de même pour des centaines de milliers de fidèles qui
ont vécu l’Evangile dans la perfection depuis les débuts du
christianisme jusqu’à nos jours. Il faut bien reconnaître que
dans ses canonisations, en dehors des martyrs, l’Eglise a
privilégié les hiérarques et les moines, et a largement ignoré
les moniales, et plus encore les laïcs, hommes et surtout femmes
(1).
:
( Lors de la récente canonisation par le patriarcat de
Constantinople d’une série de moines, pour la plupart athonites,
le diacre et théologien bien connu John Chryssavgis écrivait :
« Nous devrions nous demander pourquoi il y a si peu ou pas
de femmes parmi les personnes préconisées ou avancées pour
l’inclusion parmi les saints… La réponse peut être qu’aucune
n’est exclue de la communion des saints. On se demande néanmoins
pourquoi l’on réduit l’aura de sainteté au genre masculin et
au statut monastique (…). Pourquoi des solitaires et non des
époux ? Pourquoi des moines et non des laïcs ? Où est
le cuisinier, l’infirmière, l’enseignant ? (…) Qui a
jamais enseigné ou imposé une quelconque hiérarchie de la
sainteté qui donne la priorité à la vie monastique ou à la
prière solitaire incessante sur la solidarité pratique envers le
prisonnier, le malade, l’affamé, le pauvre, ou même envers la
nature et les animaux ? Je ne vois aucun classement de ce genre
chez les Pères et les Mères du Désert, et il n’y en a
certainement pas dans les commandements de l’Evangile. »
(« Men, Monks, and Making Saints », Public
Orthodoxy, 15
novembre 2019).
C’est une véritable
injustice, même si l’on sait que la reconnaissance de leur
sainteté par Dieu est bien plus importante que sa reconnaissance par
les hommes, et si l’on a la certitude qu’ils ont rejoint dans le
Royaume des cieux le chœur des saints que l’Eglise commémore.
Cet ouvrage répare
cette injustice ( même si ce n’est que partiellement, puisque de
nombreuses autres vies de « saints de tous les jours »
pourraient être ajoutées à celles qui sont présentées ici (1)).
:
( Un troisième volume a paru en 2019, qui prolonge les deux volumes
publiés ici, mais beaucoup d’autres pourraient encore s’y
ajouter).
Aussi nous considérons que
cette publication est importante dans cette collection « Grands
spirituels orthodoxes du XX° siècle ». Les saints moines,
surtout ceux du Mont-Athos, paraissent vivre dans un monde différent,
dans des conditions qui n’ont rien de commun avec celles de notre
environnement ordinaire ; par-rapport à celui-ci, ils sont un
peu comme des « Martiens ». Les saints de tous les jours
présentés dans ce livre, sont certes à certains égards différents
de nous, d’une part parce qu’ils vivent dans un milieu très
pauvre économiquement, où les personnes ne bénéficient pas de
l’aide des institutions sociales ( sécurité sociale, allocations
familiales, caisses de retraite…) lorsqu’elles sont sans travail,
infirmes, malades ou âgées, et ne peuvent compter que sur la
solidarité de leurs proches ou de leurs voisins, ce qui explique
sans aucun doute le sens aigu du partage et l’abondance des aumônes
qui se rencontrent ici. Mais tout ne se résume pas en termes
économiques ou sociaux, et l’on voit comment les différents
protagonistes des récits rassemblés ici sont confrontés aussi et
surtout à des problèmes qui restent aujourd’hui récurrents, et
qui concernent la façon dont on doit et peut accomplir, dans la vie
ordinaire de ce monde, les commandements de l’Evangile – mener
une vie conjugale et familiale harmonieuse, être en paix avec son
prochain, ne pas juger les autres, être charitable envers tous, être
patient dans les épreuves, prier abondamment et même
continuellement, suivre assidûment le rythme des services
liturgiques, mener une vie sobre par le jeûne et le détachement
vis-à-vis des nourritures et des biens matériels…
Toutes ces vies nous
montrent comment des laïcs ont pu parvenir à des sommets de la vie
spirituelle – beaucoup d’entre eux ont eu des visions du Christ,
de la Mère de Dieu et des Saints, plusieurs ont vu la Lumière
incréée et ont été enveloppés par elle, tous ont été dotés de
charismes, notamment ceux de prophétiser ou de faire des miracles…
La plupart de ces laïcs
sont devenus des pères ou des mères spirituels pour leur entourage,
pour leur village, pour leur région, et ont parfois même amené à
eux des personnes venues de tout leur pays, y compris des prêtres,
des moines ou des évêques qui ont été attirés par le rayonnement
de la grâce qui les habitait.
On ressent aussi cette
grâce à la lecture de ces pages, dont on sort enrichi et par
lesquelles on est conforté dans la foi que, en ce monde, la sainteté
est un idéal accessible à tous.
Jean-Claude
Larchet
Ce volume
rassemble, selon l’ordre chronologique, les Vies publiées dans les
deux premiers tomes de l’édition originale grecque. Certains ont
été rédigées par des témoins, d’autres mise en forme par le
Père Euthyme sur la base de différents témoignages exigeant une
synthèse et une réécriture. Cela explique l’hétérogénéité
de style des différents chapitres ; Le chapitre 20 du tome 2 (
qui aurait dû être ici le chapitre 40) a été écarté en raison
de l’incohérence de sa structure et des difficultés linguistiques
qu’il présente même pour un public hellénophone. A été écartée
aussi la seconde partie du tome 1, où sont rassemblés des récits
de faits merveilleux advenus à des contemporains ; ils feront
l’objet d’une publication séparée.
Je remercie la
traductrice, qui s’est humblement réfugiée derrière un
pseudonyme, pour le travail remarquable qu’elle a effectué, pour
l’annotation, et surtout pour la traduction de textes qui, en
raison surtout de leur origine populaire et de leurs particularités
ethniques ( impliquant le dialecte des populations d’Asie Mineure),
présentaient de nombreuses difficultés syntaxiques et lexicales
face auxquelles plusieurs autres avaient avant elle échoué.
Les mots appartenant au
vocabulaire spécifiquement orthodoxe sont signalés dans le texte
par un astérisque à leur première occurrence, et définis dans le
Glossaire figurant à la fin du volume.
Les notes suivies de la
mention ( N.d.A.) sont du hiéromoine Euthyme. Les autres notes sont
de la traductrice.
J.-C. L.
I
PERE BASILE LE
THAUMATURGE
(+
ca 1900)
C’est en Cappadoce,
région qui a vu naître un nombre considérable de saints, que le
Père Basile naquit, vécut, et s’endormit dans le Seigneur (1).
:
( Les éléments concernant le Père Basile proviennent de son
arrière-petit-fils, Michel Pant. Papadopoulos, originaire du
village cappadocien de Saint-Constantin de Pharsale, selon ce qu’il
avait lui-même entendu de Nicolas Koulaxizoglos. Quelques éléments
ont aussi été recueillis par le Père Jean Galanopoulos, prêtre
de Thiriopétras Aridéas, auprès des Anciens de son village,
réfugiés originaires de Taslik en Cappadoce.(N.d.A).
D’après les témoignages
des habitants de son village, il vit le jour à Kontzouk, ou Göltzouk
( Limna) qui se trouve à 65 kilomètres au sud ouest de Césarée.
On le surnommait par conséquent Père Basile « Kontziklis »
pour le différencier de tous ceux qui portaient le même prénom.
Basile Kontziklis prit
pour épouse Sultane (2), originaire du village de Sarmousakli (
Chamidié), avec laquelle il eut quatre fils et plusieurs filles.
:
( Prénom chrétien porté fréquemme
Avant de devenir prêtre,
Basile partagea la vie de quelques ascètes qui habitaient dans sa
région, auprès desquels il apprit à pratiquer un jeûne rigoureux
et à prier abondamment. Il conserva cette discipline par la suite,
dans l’exercice de son obédience sacerdotale.
Ayant nourri depuis
toujours une inclination vers la prêtrise, Basile fut ordonné aux
alentours de 1830 (3), à Tsat, un village situé au nord des
villages grecs de Cappadoce, au-delà du fleuve Halys, et dans lequel
Latins (1), Turcs et Arméniens vivaient ensemble.
:
( La croix en argent que le Père Basile portait a été conservée.
Sur sa base arrondie, il est inscrit : « Père Basile,
année 1830) » ; en son centre, une colombe symbolisant
le Saint-Esprit est représentée. Il utilisait cette croix comme
sceau à prosphore. Il s’en servait aussi pour bénir les eaux et
les malades, et la prêtait à ces derniers pour qu’ils la portent
en bénédiction*. (N.
d. A.).)
:
(Terme désignant les chrétiens de confession catholique-romaine).
Ensuite de l’expulsion des
Arméniens, les Adyguéens (2) s’installèrent dans les maisons
arméniennes, et les Latins furent contraints de s’enfuir du
village pour s’établir dans le village grec turcophone de Taslik,
situé à 31 kilomètres au sud de Tsat.
:
( Peuple du Caucase de confession musulmane, appelé aussi
Tcherkesse ou Circassien).
Le Père Basile avait la
crainte de Dieu, une profonde piété et une foi fervente, et se
consacrait avec beaucoup de dévouement à ses tâches presbytérales.
Il reçut de Dieu le don de guérir les malades, et sa réputation
s’étendit bientôt à toute la Cappadoce. Les Chrétiens et les
Turcs accouraient auprès de lui pour obtenir la guérison de leurs
maux.
Un saint ermite, dont le
nom n’a pas été conservé, vivait en ce temps-là dans les
montagnes voisines du Pont. Une nuit, un ange du Seigneur lui
apparut et lui dit : « Le temps est venu pour toi de te
reposer des labeurs de ton ascèse. Le Seigneur te rappelle à Lui.
Le Vendredi Saint au soir, tu iras au Paradis. Prépare-toi et
communie aux Saints Mystères* trois dimanches consécutifs. »
Une fois que l’ermite eut la confirmation qu’il s’agissait bien
d’un ange de Dieu et non d’une illusion démoniaque, il fit ce
que l’ange lui avait prescrit, et se rendit à l’église de Tsat
où le Père Basile officiait. L’ascète lui raconta ce qui s’était
passé et demanda à recevoir la Sainte Communion. Après avoir
communié, le vénérable ermite lui dit qu’il reviendrait le
dimanche suivant pour communier de nouveau.
Le dimanche soir venu,
voulant mettre à l’épreuve la sainteté de l’ermite, le Père
Basile barricada les portes de l’église et laissa ses chiens de
berger en liberté. A la tombée de la nuit, le saint ascète se
présenta devant les portes verrouillées qui s’ouvrirent
prodigieusement d’elles-mêmes ; les chiens n’aboyèrent pas
et ne prirent même pas la peine de se déplacer.
Le Père Basile qui
guettait l’arrivée de son visiteur lui demanda avec étonnement
comment les portes s’étaient ouvertes. « Pour nous, les
serrures sont inopérantes, répondit le saint homme. Je viens à
l’église pour que tu me donnes la Communion ». Lorsqu’il
l’eut fait communier, le Père Basile lui demanda :
Saint
de Dieu, dis-nous où tu vis, pour que nous venions nous occuper de
ton enterrement.
Ce
n’est pas nécessaire, repartit l’ascète ; Ce sont des
lions du Seigneur qui viendront creuser ma tombe.
De
quoi te nourris-tu ? lui demanda le Père Basile.
Dieu
nous envoie de la manne du ciel.
La
prochaine fois que tu viendras, rapporte-nous un petit morceau,
comme antidoron* pour que nous recevions, nous aussi, la bénédiction
de Dieu ; apporte-moi aussi un des livres que tu lis pour que
je le garde en souvenir de toi dans ce monde mensonger.
Le dimanche suivant, le
Père Basile fit communier le saint ermite pour la dernière fois.
Avant de repartir, l’ermite lui remit un peu de nourriture en
disant : « Prends cette manne ; manges-en une
partie, et mets le reste dans le garde-manger de ta maison, pour
qu’il soit sans cesse empli de biens, et que le pain ne vienne
jamais à manquer chez toi. » Il sortit de son sein un livre
relié de cuir, et le tendit au Père Basile : « Prends
ce livre (1), et que ceux que tu lies soient liés, et que ceux que
tu délies soient déliés. »
:
( Il s’agissait d’un euchologe (livre liturgique contenant les
prières sacerdotales) rédigé en langue Karamanlidika ( langue
turque utilisant l’alphabet grec), et qui est conservé jusqu’à
aujourd’hui comme un objet de vénération. (N.d.A.).).
En plus de cela, l’ascète
lui donna sa bénédiction, et de ce fait, fit du Père Basile
l’héritier des charismes qu’il avait reçus de Dieu. Puis il
partit, et personne ne le revit jamais plus.
Cet événement s’ébruita
dans les villages gréco-chrétiens des environs. Plus tard, le Père
Basile accepta de desservir le village de Taslik où les Chrétiens
de Tsat s’étaient installés. Taslik se trouve au-delà du fleuve
Halys, à 57, 5 km de Césarée. En 1924, il comprenait 154 familles,
pour une population de 775 habitants, qui était exclusivement
grecque chrétienne, et parlait le turc.
A Taslik, l’activité
du Père Basile s’intensifia. Il se rendait partout où des
personnes souffrantes l’appelaient, et il les aidait grâce au
charisme qu’il avait reçu de Dieu. Il célébrait matin et soir
les offices à l’église, tandis qu’il passait le reste de sa
journée à accueillir et à soigner chez lui les affligés.
Il n’acceptait pas de
recevoir d’argent en échange des guérisons qu’il accomplissait,
demeurant pauvre et désintéressé. Il compatissait avec les
souffrants, et bien souvent il pleurait pour les personnes
malheureuses. Lui-même souffrait d’une plaie au pied, dont prenait
soin sa belle-fille Despina. Comme cela le faisait boîter
légèrement, il était surnommé par certains « Topal-Keïs »
( le père boiteux).
Une année, tandis qu’il
avait normalement plu à Taslik, une grande sécheresse s’était
abattue sur les villages voisins. Les arbres et les genêts s’étaient
desséchés et les animaux souffraient du manque d’eau. Les
habitants de la région pensèrent alors que seul le Père Basile
serait à même de les délivrer de ce fléau. Ils se réunirent en
comité et se rendirent chez lui pour requérir son aide. Il accepta
de partir avec eux, puis demanda à la foule rassemblée de le suivre
jusqu’au sommet d’une colline, et de prier pour que Dieu leur
accorde la pluie tant espérée. Dès qu’ils eurent atteint une
certaine altitude, il leur enjoignit de s’agenouiller pendant qu’il
lisait les prières. Quelques instants plus tard, les premiers nuages
commencèrent à poindre dans le ciel, les premières gouttes se
mirent à tomber, bientôt suivies d’une pluie diluvienne qui
s’abattit pendant assez longtemps.
Un jour où le Père
Basile discutait avec quelques anciens sur le balcon de sa maison, il
leur dit soudain : « Regardez là-bas, vers la fontaine
blanche (1), vous voyez ce Turc sur un petit âne ?
:
( En turc dans le texte).
Il est pauvre, affligé,
malade, et comme il souffre, il vient chez moi pour que je lui lise
une prière. Il apporte avec lui un grosi (2) (quarante centimes),
pour me le donner en rémunération de la bénédiction que je vais
lui lire. »
:
( Appelée « Kurus » en turc, monnaie en vigueur sous
l’empire ottoman, constituée de pièces d’argent).
Les anciens furent frappés
d’étonnement, et se regardèrent les uns les autres en disant :
« S’il en est ainsi, Père Basile, si tu sais tout ça avant
même qu’il ne soit là, alors tu es un saint ! »
Ils attendirent avec
curiosité l’arrivée du Turc. Lorsque celui-ci se présenta, il
les salua et s’inclina jusqu’à terre.
Le Père Basile le salua
en retour et lui demanda ce qu’il voulait. Le malheureux répondit :
« Ah, Papa-Efendi*, je viens de loin, j’endure de nombreuses
afflictions. Je souffre beaucoup. Je ne peux dormir ni la nuit ni le
jour. Je suis venu pour que tu me lises une prière du saint Livre
que tu as ; peut-être que ça me guérira. »
Le Père Basile lui lut
une bénédiction, et les douleurs de son visiteur s’évanouirent
instantanément. Pour lui témoigner sa reconnaissance, l’homme
sortit de dessus sa poitrine les quarante centimes, et les donna au
prêtre tout en se répandant en d’incessantes louanges et autres
remerciements.
« C’est quoi ça,
yavroum (3) ? demanda le père, comme s’il ne comprenait pas.
:
(En turc dans le texte, terme affectueux signifiant « petit
enfant, bébé ».
Papa-Efendi,
c’est une piastre, c’est ta paie.
Mais,
mon cher, la prière est-elle efficace pour une piastre seulement ?
Tu n’as pas plus d’argent sur toi ?
Oh,
Papa-Efendi, je t’en prie, accepte-le. J’ai dû emprunter autour
de moi pour réunir cette somme.
C’est
bon, yavroum, ne t’inquiète pas, je plaisantais ! C’était
pour te taquiner. Garde cet argent. Maintenant, viens manger et te
reposer. »
Le Turc repartit guéri et
heureux, emportant même du pain et du sel pour ses enfants, offerts
par le Père Basile.
Grâce à son charisme
exceptionnel, ce saint liturge du Très-Haut permettait que notre foi
soit respectée par des hommes d’une autre religion, et que le Nom
du vrai Dieu soit glorifié par le biais des miracles opérés par
la grâce divine.
Le fils aîné du Père
Basile était fiancé à Sultane Koulaxizoglou, la fille d’Abraham
et d’Hélène ( également parents de Nicolas qui relate cette
anecdote). Sultane possédait, parmi ses bijoux, un collier de grande
valeur, composé de vingt pièces d’argent. Un jour, elle constata
que ce collier avait disparu. Or, en ce temps-là, dans la même
maison, vivait aussi la famille de son oncle Sabbas, qui avait trois
ou quatre filles. Des soupçons commencèrent à naître au sujet de
l’auteur du larcin, ce qui jeta un froid dans l’atmosphère du
foyer. On cherchait le bijou partout sans parvenir à le retrouver.
Le lendemain matin, la mère de Sultane alla interroger le Père
Basile. Elle le trouva plongé dans la lecture de l’Ancien
Testament. Ils se saluèrent et le Père Basile lui dit sans tarder :
« Fais bien attention, belle-mère, de ne pas accuser
injustement quiconque ; cela te mènerait en enfer. Le trésor
perdu n’a été volé par personne. Une nuit, une souris a traîné
le collier pour le mettre dans son nid, mais elle n’a pas pu l’y
faire entrer entièrement. Va chez toi, tire le coffre et tu le
trouveras. »
Elle rentra chez elle,
attendue avec impatience par toute la famille. Ils l’aidèrent à
déplacer le coffre, et eurent la surprise de découvrir le collier
dans un trou de souris, creusé dans le mur en torchis. Ils furent
tous remplis d’admiration à l’égard du charisme du Père
Basile.
Une autre fois, deux
hommes turcs lui rendirent visite dans l’espoir d’obtenir leur
guérison. L’un avait apporté cinq grosis, et l’autre un seul.
Le Père Basile les parçut de loin et dévoila de nouveau aux
anciens du village avec lesquels il discutait, ce qui concernait ses
deux futurs visiteurs. Quand ils arrivèrent, le Turc qui possédait
les cinq grosi se montra assez sûr de lui, car il avait plus
d’argent, tandis que l’autre semblait craintif et hésitant.
Alors, le Père Basile s’adressa à lui : « Viens, ne
sois pas gêné. Tu hésites parce que tu n’as qu’un grosi alors
que ton ami en a cinq ? » Les deux hommes furent frappés
d’étonnement, et s’exclamèrent : « Papa-Efendi,
nous avons entendu beaucoup de choses à ton sujet, et savons le bien
que tu fais à tout le monde, mais c’est la première fois que nous
voyons et entendons un prêtre qui devine les pensées des hommes et
ce que chacun a dans sa poche. »
Quand le prêtre eut
célébré les prières nécessaires à chacun, il leur adressa
quelques mots : « Maintenant, allez avec la bénédiction
de Dieu. Puisque vous avez la foi et que vous vous êtes donné tant
de peine pour venir de loin, soyez tranquilles : le Seigneur
vous guérit. » Les Turcs tendirent leurs mains pour lui
remettre leur argent, mais le père s’y opposa : « Vous
êtes pauvres ; achetez plutôt quelque chose pour vos
familles. »
Les amis du prêtre, les
anciens du village qui avaient assisté à tout cela, lui dirent :
« Eh bien, Père Basile, nous ne savons pas quoi dire… Nous
sommes sans voix. Il se passe quelque chose avec toi. Comment se
fait-il que le Seigneur t’ait doté de tant de charismes. »
Il leur répondit : « Priez avec dévotion et foi en
Dieu, suivez Ses commandements, et c’est Lui qui vous accordera Sa
Grâce. »
Dans le village
d’Androniki, le fils unique et bien-aimé d’un Turc fortuné
était très malade. Il était atteint d’une folie profonde et ne
savait plus ce qu’il faisait. Il se montrait agressif envers les
autres, brisait des choses, causait de nombreux dégâts, et sa
famille ne parvenait plus à le contenir. Son père finit par
l’enfermer à clef dans une chambre, et lui distribuait ses repas à
travers une petite fenêtre. L’enfant était devenu tellement
sauvage et dangereux que personne ne pouvait plus s’en approcher.
Son père lui avait fait consulter nombre de médecins et de mages,
mais rien ni personne n’avait pu l’aider.
Le père avait entendu
parler du prêtre thaumaturge, et dans son désespoir il se dit :
« Pourquoi rester ici à attendre ? Ne ferais-je pas
mieux d’emmener mon fils voir le saint Père Basile à Taslik pour
qu’il lui lise une prière de guérison, comme ceux qui ont
recouvré la santé grâce à lui ? »
Il convia une dizaine de
jeunes gens robustes pour l’aider à lier l’enfant et à le
charger sur le dos d’un âne, le maintenant fermement attaché à
la selle.
En voyant cet étrange
convoi faire son entrée dans le village, les habitants de Taslik,
leur curiosité attisée, se rassemblèrent dans la maison du Père
Basile pour voir si le garçon allait être guéri.
Le père de l’enfant se
jeta aux pieds du prêtre et le supplia en pleurant : «
papa-Efendi, mon fils unique est devenu fou, je ne peux plus le
contrôler. Il frappe, casse tout, et terrorise tout le monde. J’ai
entendu parler de ta sainteté, et je suis venu pour que tu le
guérisses. Aie pitié de moi et redonne à mon fils la santé, et à
moi-même la joie, et je t’offrirai tout ce que tu souhaites.
L’on fit venir
l’enfant. Le Père Basile revêtit son épitrachélion* et lui lut
les prières dans l’euchologe* qu’il avait reçu de l’ermite ;
il fit sur le garçon le signe de croix et demanda à son père de le
détacher, à présent qu’il était calme. Le prêtre le prit par
la main, le releva et lui dit : « Mon enfant, à partir
de maintenant, tu es guéri, tu n’as plus rien. Sois désormais un
enfant bon et généreux, aime tes parents ainsi que ton prochain. Va
avec la bénédiction de Dieu. »
Le riche père tomba à
ses pieds en le remerciant et le couvrit de nombreux présents,
lesquels, naturellement, ne furent pas acceptés par le prêtre.
Un jour, on fit venir de
Césarée un possédé. Tandis que celui-ci semblait normal de prime
abord, il se mettait soudain à hurler et de l’écume sortait de sa
bouche. Il était lié par des cordes. Le Père Basile demanda qu’on
le fît venir dans sa chambre. Il fit sortir tout le monde, referma
la porte et commença à lire les prières d’exorcisme. Or, un de
ses petits-fils, âgé de quatre ou cinq ans, s’était caché dans
la pièce ; il observa tout ce qui se passait et raconta ensuite
ce qu’il avait vu. Le père lut les exorcismes demandant aux démons
de partir. Chaque fois que le prêtre frappait le sol de son pied,
l’enfant voyait des démons sous l’apparence de rats sortir de la
bouche de l’homme possédé. Les exorcismes durèrent un long
moment et comme les rats commençaient à remplir la pièce, l’enfant
fut pris de panique et se mit à crier :
« Grand-père,
grand-père, la maison est pleine de rats !
Quand les exorcismes furent
terminés, le possédé se calma et s’endormit. A son réveil, on
lui donna à boire et à manger. Paisible et désormais capable de
reconnaître ses proches, il raconta tout ce qu’il avait eu à
subir de la part des démons, et rendit grâce à Dieu d’avoir été
délivré de ce martyre. Ses compagnons et lui remercièrent le Père
Basile, embrassèrent sa main (1) et partirent.
:
( Geste habituel des fidèles orthodoxes à l’égard des prêtres
en signe de respect pour la fonction sacerdotale, et pour recevoir
leur bénédiction).
Un jour, le Père Basile
revenait au village après avoir rendu visite à son ami arménien,
Chabéraga Echmaloglou, un homme respectable de Guemerek. Il fallait
quatre heures de cheval pour parcourir la distance entre Taslik et
Guemerek. Au niveau des Eïtelik, qui signifie « grand trou »,
deux bandits attendaient les voyageurs pour les dépouiller. En
s’approchant, le père pressentit leur présence ; il fit un
signe de croix dans leur direction et les voleurs se retrouvèrent
immobilisés sur place. Le prêtre passa sans encombre au milieu
d’eux, et quand il fut à bonne distance, il les prit en pitié et
les délia de ce lien invisible.
Les brigands se
demandèrent ce qui s’était passé, se racontant l’un à l’autre
qu’ils avaient voulu bondir sur le cavalier, mais que quelque chose
les avait maintenus cloués au sol. Ils pensèrent alors que ce
voyageur ne pouvait être autre que le Père Basile de Taslik. Ils
comprirent la grandeur du péché qu’ils avaient commis et
s’empressèrent de se rendre à Taslik pour trouver le père et lui
demander pardon. Celui-ci leur pardonna et leur servit à manger. Il
leur conseilla en outre de mettre un terme à leurs brigandages et de
vivre honnêtement de leur travail. Les voleurs lui embrassèrent la
main et s’en allèrent repentis.
L’abondance des
miracles que Dieu accomplissait par le biais du Père Basile fut
bientôt renommée dans toute la Cappadoce, et beaucoup venaient à
lui pour obtenir leur guérison. Mais cela attisa la jalousie de
certains, qui pensaient que le père s’enrichissait, lui qui
n’acceptait pourtant jamais d’argent. Ils le calomnièrent auprès
du métropolite* de Césarée, l’accusant d’être un grand fakir
qui pratiquait la magie sur les malades. Le métropolite n’examina
pas précisément si ces diffamations étaient fondées ou non… Il
les crut et releva le Père Basile de ses fonctions. Ce dernier fut
dès lors contraint de cesser de célébrer et de lire des prières
aux malades. Le dimanche et les jours de fête, la Liturgie n’était
pas célébrée dans l’église du village, la paroisse
Saint-Georges. La sanction perdura trois mois et prit fin de la
manière suivante.
En ce temps-là, dans le
village voisin de Roumkavak, une nouvelle église venait juste d’être
construite. L’évêque s’y rendit pour procéder à sa
consécration. Profitant de cette occasion, il fit aussi le tour des
villages de son diocèse. Pendant qu’il se trouvait encore à
Roumkavak, une délégation arriva de Taslik, composée du maire du
village, Abraham Kiagia, ainsi que d’autres membres du conseil
municipal, pour lui demander de lever la déposition du Père Basile.
Le hiérarque accepta de venir à Taslik pour examiner son cas. Il
arriva à cheval, comme de coutume accompagné de son diacre, et
s’arrêta chez le Hadji Onymphios qui était l’homme le plus
riche du village et membre du conseil paroissial. Tous les habitants
du village l’accueillirent, lui embrassèrent la main, et se
plaignirent de la sanction infligée à leur prêtre. Celui-ci était
absent de ce comité d’accueil, car en tant que prêtre déposé,
il évitait les apparitions publiques et demeurait chez lui.
Tandis que l’évêque
menait ses premières investigations, il fut soudain informé que son
cheval gisait à terre, gémissant et tremblant de tout son corps,
paraissant sur le point de mourir. On essaya de lui prodiguer
quelques soins, de lui donner à manger, de faire venir des médecins,
mais son état empirait. L’évêque, inquiet, envoya son diacre lui
lire une prière, mais le cheval ne se remettait toujours pas. Il
descendit lui-même pour lire une bénédiction, mais l’état de
l’animal continuait de se détériorer.
Les habitants de Taslik
savaient bien que ce type de maladies était facilement soigné par
le Père Basile ; aussi proposèrent-ils à l’évêque, par
l’intermédiaire du maire, de faire venir le saint prêtre, mais le
hiérarque s’y opposa. Le maire expliqua : « Ecoutez,
Monseigneur… Depuis que cette personne est arrivée au village, nos
animaux et nos habitants ont cessé de mourir de maladies. Sa prière
guérit tout le monde. »
L’évêque consentit à
ce qu’on l’invitât. Le Père Basile demanda à l’homme qui
avait été envoyé pour le chercher : « Devant l’évêque,
un prêtre bénit-il ? » et refusa de le suivre. Ils
envoyèrent quelqu’un d’autre, mais il refusa de nouveau. Le
hiérarque l’attendait maintenant avec impatience, parce qu’il
mesurait le danger que son cheval entourait. Alors, Abraham Kiagia,
le maire du village, alla le chercher lui-même et lui demanda de
venir pour que l’évêque voie de ses propres yeux qu’il était
un serviteur de Dieu, et non du diable, et pour que l’église, dont
la fermeture privait les fidèles de la Liturgie, soit de nouveau
ouverte.
Le père se laissa
convaincre, prit son étole, l’euchologe de l’ermite et suivit le
maire. Ils se rendirent directement dans l’étable où les gens
attendaient tous avec inquiétude. Sans saluer quiconque, le saint
prêtre se dirigea vers le cheval malade et commença à lire une
prière. Piqué de curiosité, l’évêque se plaça derrière le
Père Basile, de manière à voir quelle prière il lisait. Le prêtre
interrompit sa lecture à trois reprises, pour faire le signe de
croix sur l’animal, en le touchant légèrement de son pied.
Le cheval se redressa
finalement sur ses pattes puis se mit à manger. Le père lui
souhaita « bon rétablissement » et repartit chez lui.
Dans sa joie, l’évêque oublia de le remercier. Quand il fut remis
de ses émotions, il le rattrapa et lui demanda de le suivre ;
il le prit par le bras et le conduisit dans la maison où il était
accueilli, tandis que le reste de l’assemblée attendait dehors.
Quelques instants plus tard, il sortit sur le balcon en compagnie du
Père Basile et s’adressant à la foule des fidèles, il déclara :
« Mes frères, la prière que le Père Basile a lue, je
l’avais lue, moi aussi, et avant moi, le diacre. Ce n’est pas
notre prière que Dieu a entendue, mais celle du Père Basile. Elle
doit contenir quelque chose de singulier pour que Dieu l’agrée.
C’est pourquoi, maintenant, je souhaiterais entendre le Père
Basile en confession. » Après avoir fait sortir les habitants
de la maisonnée, il posa différentes questions au Père Basile,
entendit sa confession, puis sortit de nouveau et annonça à la
foule qui attendait : « Ecoutez, mes bien-aimés !
Maintenant, ce n’est pas le Père Basile qui va me demander pardon,
mais c’est moi qui vais le faire ! Parce que j’ai cru des
calomnies et que je l’ai sanctionné en le suspendant. Son charisme
lui vient de Dieu, et personne ne peut le lui reprendre. »
Il lui lut ensuite une
bénédiction et le rétablit dans sa dignité sacerdotale. Le
lendemain, on ouvrit l’église du village et ils célébrèrent la
divine Liturgie ensemble.
Les miracles relatés ici
ne sont que quelques-uns des nombreux miracles que le Père Basile de
Cappadoce accomplit au service des Chrétiens et des Turcs musulmans.
En recoupant les
témoignages de ses proches (1) et des habitants de son village
toujours en vie, on estime que le Père Basile s’est endormi dans
le Seigneur aux alentours de l’an 1900, et fut enterré là-bas,
dans le village qu’il desservit en tant que prêtre, à Taslik de
Cappadoce.
:
( Parmi les descendants du père Basile qui s’installèrent en
Grèce, certains portent le nom « Kontziklis », en
référence au village d’origine du père Basile, d’autres
accordant plus d’importance à sa fonction presbytérale, prirent
le nom de « Keïsoglou », qui signifie en turc « fils
de prêtre » ( « Keïs » : prêtre et
« ogloun » : fils). Plus tard, « Keïsoglou »
devint « Papazoglou », puis le très grec
« Papadopoulos » ( signifiant aussi « fils de
prêtre »). C’est ce nom que portent de nos jours la plupart
de ses descendants. Ceux-ci, ainsi que les habitants de son village
se dispersèrent en Grèce, et vivent aujourd’hui à Thiriopétra
d’Aridaia, et dans le village cappadocien de Saint-Constantin de
Pharsale. Ils conservent avec dévotion les récits concernant le
père Basile, et gardent en relique sa croix ainsi que l’euchologe
qui lui avait été offert par le saint ermite. ( N.d.A.)
Mémoire éternelle !
Que sa bénédiction soit sur nous et que ses prières aident à ce
que la Liturgie soit de nouveau célébrée dans l’église de
Saint-Georges de Taslik, car c’est actuellement une mosquée.
2
SAINT JEAN « LE
NOUVEAU
MISERICORDIEUX »
(
1836-1903)
Honoré comme saint local
par les habitants du Pont, le Père Jean Triandaphyllidis (1) naquit
le 10 février 1836 dans le village de Loria (Mouzena), dans la
province de Trébizonde, de parents pieux, Triandaphylos et Kyriakie.
Comme il n’y avait pas
d’école dans sa région, il reçut en six mois les rudiments de
l’instruction élémentaire auprès d’une personne cultivée, se
montrant particulièrement doué.
A l’âge de quatorze
ans, il perdit son père et fut contraint, pour trouver du travail,
d’émigrer vers les rives du Pont. Il travaillait l’hiver dans
une boulangerie, et s’occupait l’été de travaux agricoles.
Il se maria à dix-sept
ans avec une humble et pieuse jeune fille nommée Hélène, avec
laquelle il eut un fils et plusieurs filles.
Un jour d’été,
accompagné de son épouse, il se rendit à pied dans leur village.
En chemin, ils rencontrèrent trois anges qui avaient une apparence
humaine. Jean marchait en tête. Les anges le regardèrent
attentivement, mais ne lui dirent rien. Ils croisèrent ensuite son
épouse à qui l’un d’eux déclara : « Les habitants
de votre village attendent que Jean devienne prêtre. Telle est la
volonté de Dieu. » Le deuxième ange ajouta : «
Dans trente ans, vous serez jugés dignes de vénérer la Terre
Sainte », et le troisième : « Après sa dormition,
il sera compté parmi les saints. »
Hélène leur demanda
avec étonnement : « Comment, vous qui êtes des hommes,
pouvez-vous connaître l’avenir et ce qui se passera dans trente
ans ? » Ils répondirent : « Nous ne sommes
pas des hommes, mais des anges de Dieu, et nous sommes venus vous
avertir, pour que Jean ne refuse pas de recevoir le sacrement de la
prêtrise. » Elle répondit avec crainte et émotion : «
Que la volonté de Dieu soit faite. »
En 1870, âgé de
trente-quatre ans, Jean fut appelé à la haute dignité du
sacerdoce. Faisant obéissance à la volonté de Dieu, et
conformément à la prédication angélique, il fut ordonné prêtre
par le métropolite de Chaldée, Gervasios de bienheureuse mémoire.
Il fut désigné pour desservir la paroisse de son village d’origine.
Il célébrait aussi dans les églises de Saint-Pantéléimon, de la
Toute-Sainte Mère de Dieu, ainsi qu’au monastère de Saint-Georges
( Lermoucho et Zando).
En dépit de son faible
niveau d’instruction, il parvint, par son intérêt et son
intelligence, à apprendre parfaitement l’ordre des offices et les
usages de la prêtrise, auprès des moines de Saint-Georges de
Choutoura.
Il était doté du
charisme de la parole. Quiconque dialoguait avec lui ressentait de la
joie. Quand il prêchait la parole de Dieu, ses mots transmettaient
la douceur et la grâce. Bien qu’il n’ait pas fait d’études,
c’était un excellent prédicateur, ce qui lui valut le surnom de
« nouveau Chrysostome (1) ».
:
( Terme grec signifiant « bouche d’or », par référence
à Saint Jean Chrysostome, archevêque de Constantinople au IV°
siècle, réputé pour son éloquence et ses talents d’orateur).
Après son ordination, le
Père Jean se consacra à son œuvre pastorale ; il essayait de
cultiver la vertu et de se conformer avec précision aux
commandements divins, en particulier celui de l’aumône.
Bien qu’il fût
lui-même limité en biens matériels, il nourrissait les affamés,
revêtait d’habits les pauvres et les orphelins, et offrait
l’hospitalité aux étrangers. Il aidait les indigents de son
village à s’acquitter des différents impôts. Pour le bénéfice
du village, il construisait des routes, des ponts et des fontaines.
En 1877, la guerre
turco-russe plongea la région dans la famine. Le Père Jean, en bon
pasteur, veilla à ce que les denrées alimentaires de base ne
manquent pas. Il écrivit des lettres à des connaissances fortunées,
rassembla tout le nécessaire, puis le distribua aux plus démunis,
qui furent ainsi sauvés de la famine. La renommée de sa vertu et de
ses bonnes œuvres se répandit dans la région du Pont, où les gens
le surnommaient « le nouveau Miséricordieux (1) ».
:
( En référence à saint Jean le Miséricordieux, dit aussi « Saint
Jean l’Aumônier », patriarche d’Alexandrie au VII°
siècle, réputé pour l’abondance de ses aumônes).
Le Père Jean avait le
charisme de réconcilier les gens divisés par l’inimitié. En tant
que pacificateur, il devint le juge de paix de l’évêché. Quand
des personnes venaient trouver le métropolite, soit seules, soit par
villages entiers pour obtenir justice de leurs différends, celui-ci
les envoyait voir le Père Jean en disant : « Allez
plutôt voir celui-là. Il va vous réconcilier parce qu’il est
sage ; il parle avec douceur, et la Grâce de Dieu repose sur
lui. »
Et effectivement, le
vénérable prêtre les apaisait. Ils arrivaient en ennemis réclamant
vengeance, et repartaient en frères qui s’aiment. Le Père Jean
était l’ennemi et le combattant de la haine, de la vengeance et
des scandales, mais l’ami et l’enseignant de l’amour et de la
paix.
Le Père Jean perdit une
de ses filles, laquelle laissa orphelin un petit garçon. Un jour
qu’il était à l’école, l’enfant fit une bêtise, et
l’instituteur le roua de coups de canne et de coups de pied.
Quelques jours plus tard, le petit orphelin mourut. Les autres
membres de la famille, parmi lesquels se trouvait le père de
l’enfant, voulurent se venger et tuer l’enseignant. Le Père Jean
pria beaucoup. Au tribunal, il parvint à obtenir l’apaisement de
ses proches révoltés, et demanda que l’instituteur soit relâché.
En tant que grand-père de l’enfant mort, il éprouvait de la
peine, mais en tant que disciple du Christ et prédicateur de
l’amour, il pardonna et fit sortir cet homme de prison.
En 1900, accompagné de
son épouse, il fut jugé digne de vénérer le saint Tombeau du
Christ, le Golgotha, ainsi que les autres hauts lieux de pèlerinage
de la Terre Sainte. Ils y demeurèrent six mois, puis retournèrent
dans leur village. Ce pèlerinage eut lieu trente ans après leur
rencontre avec les anges et la prédiction de ces derniers.
Hélène, la bonne épouse
du Père Jean, s’endormit dans le Seigneur le 26 juillet 1902. Le
Père Jean, qui faisait paître son troupeau spirituel depuis
trente-trois ans d’une manière agréable à Dieu, s’endormit
dans le Seigneur le 13 juin 1903, un vendredi, et fut enterré dans
l’église de Saint-Pantéléimon. Il partit, laissant derrière lui
ses bonnes œuvres, et offrant aux fidèles la consolation, le
soutien, et le trésor inestimable de ses saintes reliques.
Ensuite de sa mise en
terre, la belle-fille du Père Jean eut la vision du Saint-Esprit,
sous la forme d’une colombe, qui descendait sur sa tombe.
Trois ans plus tard, le
Père Jean apparut en rêve à une femme nommée Panguila, à qui il
demanda de procéder avec son frère à l’exhumation de ses
reliques, ce qui fut réalisé le 7 octobre de la manière suivante :
en arrivant au cimetière, Panaguila vit le Père Jean se tenir
au-dessus de sa tombe, revêtu de ses habits sacerdotaux, et lisant
le saint Evangile. Son visage resplendissait comme le soleil, et il
les encouragea à creuser. De nombreuses personnes s’étaient
rassemblées et voyaient Panaguila parler, mais ne pouvant discerner
avec qui, elles la prirent pour une folle.
Quand ils découvrirent
les reliques du Père Jean, ils constatèrent que ses deux mains
étaient incorrompues. Ainsi informés de sa sainteté, ils
pleurèrent de joie et d’émotion, et vénérèrent ses reliques en
rendant gloire à Dieu.
La nouvelle se répandit
rapidement dans la région de Chaldée. Chaque jour, des foules de
fidèles, des villages entiers avec leur prêtre, et même des aghas
(1) turcs affluaient pour vénérer les saintes reliques, en
apportant de l’huile ou des cierges pour en faire offrande au
saint.
:
(Titre honorifique désignant un officier civil ou militaire de
l’Empire ottoman).
Les Turcs disaient : «
Ce papa- Efendi était déjà saint de son vivant, mais c’est
encore plus évident depuis sa mort. Si vous lui construisez une
église, nous participerons, nous aussi. »
Des miracles se
produisirent alors. De nombreux malades furent guéris. Un jeune
homme de vingt ans, originaire de la ville de Mihailova, près de
Tbilissi dans le Caucase, était devenu fou et restait attaché pour
être préservé du mal qu’il pouvait infliger aux autres ou à
lui-même. On l’avait mené voir beaucoup de médecins, de mages,
d’églises, et on avait fini par le faire interner dans l’asile
de Tbilissi. Une nuit, saint Jean apparut en rêve à la mère de ce
garçon, lui enjoignant de ne pas pleurer parce que son fils allait
guérir. Il prescrivit de lui donner à boire de l’eau dans
laquelle elle aurait mis un peu de terre de son tombeau, et de
l’encenser en faisant brûler un petit morceau de son phélonion*.
Elle fit comme le saint lui avait dit, et son enfant fut guéri.
Une famille arménienne
avait un enfant unique âgé de douze ans, devenu muet quatre ans
auparavant, à la suite d’une frayeur. Son père, communiste, lui
avait fait passer des examens à la Faculté de Tbilissi, mais sans
résultat. Sa mère, fervente chrétienne, l’avait emmené dans de
nombreuses églises, mais en vain. Quand elle entendit parler du
miracle décrit précédemment, elle demanda avec foi et piété un
peu de terre du tombeau du saint, la dilua dans de l’eau et la
donna à boire à l’enfant. Instantanément, il commença de
parler. Avec beaucoup de joie, cette femme relata le miracle à son
mari athée et lui dévoila le secret de sa foi chrétienne. Son
époux crut à son tour, et, plein de repentir, il rendit grâce à
Dieu.
Les descendants de saint
Jean vinrent se réfugier en Grèce et apportèrent avec eux la main
et le crâne du saint. Les reliques de saint Jean continuent à faire
des miracles.
Anastasie, la petite-fille
du saint raconte : « Aux alentours de 1930, un médecin
proche d’une de mes amies tomba malade à Thessalonique. Ses mains
étaient paralysées, et ses parents étaient inconsolables parce
qu’il était encore jeune, n’étant âgé que de trente-cinq ans
à peine. Ils le menèrent chez divers médecins, et dans de
nombreuses églises, mais sans pouvoir obtenir sa guérison. Quand
cet homme entendit mon amie parler des reliques de mon grand-père,
il demanda de pouvoir les vénérer. Je fis sur lui le signe de la
croix avec la main du saint, et le malade put bouger ses mains
paralysées ; il prit la sainte relique et la serra contre sa
poitrine avec foi, remerciant Dieu et le saint pour sa guérison. »
Saint Jean
Triandaphyllidis a été reconnu comme saint par le Patriarche
œcuménique et figure dans le registre des saints locaux du
Patriarcat de Constantinople. Sa mémoire est célébrée le 13 juin
( jour de sa dormition) et le 7 octobre ( jour de la découverte de
ses reliques). Il existe un office qui lui est dédié, composé par
un hymnographe inconnu. L’ancien métropolite de Rodopolis,
Léonidios Choutouriotis (1844-1926) oeuvra pour établir sa
commémoration annuelle en Chaldée.
« Hélénabba »,
la clairvoyante
(ca
1906-ca 1920)
Dans le village
de Képhalochori, situé dans la région de Nicée en Asie mineure,
avant l’échange de population (1), vivait une jeune fille pieuse
et pleine de grâce nommée Hélène.
:
( Un échange de population entre la Grèce et la Turquie fut décidé
par le traité de Lausanne en 1923, obligeant les Grecs d’Asie
mineure à quitter la Turquie pour s’installer en Grèce, et les
Turcs installés en Grèce à partir en Turquie).
On la surnommait « Hélénabba
(2) », signifiant par là qu’Hélène était dotée d’une
sagesse propre aux Anciens, qu’elle était pleine de discernement,
et s’exprimait à la manière d’un Abba.
:
( Synthèse des noms Hélène et Abbas ( Ancien, Géronda). Les
habitants d’Asie mineure ajoutaient exceptionnellement ce terme au
nom d’une femme sage et pieuse, pour exprimer leur respect à son
égard. Les éléments concernant « Hélénabba » nous
proviennent du moine athonite Th., membre de sa famille. ( N.d.
A).
Elle était orpheline,
et travaillait comme domestique chez un Turc charitable. La nuit, «
Hélénabba » passait de longues heures à prier. Le Turc
l’entendait dire dans sa prière : « Que je prenne sur
moi ses péchés à lui aussi ! » Elle priait pour les
autres. Son maître remarquait que de nombreuses personnes venaient
prendre conseil auprès d’elle, et percevait qu’elle avait une
grâce particulière. Il avait pour elle une grande estime, et
ressentait que si Dieu l’aidait, c’était grâce à
« Hélénabba ». Il notait lui-même les évènements et
ses prophéties, car il était persuadé qu’elle avait reçu le
charisme de clairvoyance.
A cette époque, beaucoup
de Grecs étaient enrôlés dans les bataillons de soldats-ouvriers
de l’armée turque pour une durée de cinq à dix ans, l’objectif
étant de les exterminer (3).
:
( Appelés en turc « Amele Tabouri », ces bataillons
étaient composés de soldats arméniens ou grecs rapidement
dépossédés de leurs armes, contraints à des travaux pénibles et
épuisants, et parfois sommairement exécutés).
Ils ne donnaient plus de signe
de vie, et leurs familles s’inquiétaient. Les femmes allaient voir
« Hélénabba » pour lui demander s’ils vivaient encore
ou s’ils avaient été tués. Pour que ces personnes ne puissent
pas douter de la véracité de ses propos, la jeune fille commençait
par décrire l’homme concerné. Elle disait par exemple : «
Ton mari est grand, blond, et porte une moustache. » Elle
ajoutait d’autres caractéristiques, et ensuite seulement elle
dévoilait s’il était mort ou vivant, et quand il reviendrait.
Elle disait aussi :
« Le temps viendra où les gens seront dans la confusion ».
( Elle entendait par là l’égarement spirituel et la confusion des
genres ; nous subissons les deux aujourd’hui).
Un jour, elle annonça à
ses proches : « Vous, vous allez partir, et vous me
laisserez ici. Vous reviendrez, mais ces lieux auront bien changé. »
Avant de mourir, elle
demanda à être revêtue d’habits noirs, comme une moniale.
Dans son village, tout le
monde avait de la dévotion pour « Hélénabba », en
raison de ses vertus et de ses charismes. Les gens la considéraient
comme une sainte. Aucun autre détail concernant sa vie n’a été
conservé. Nous savons seulement qu’elle s’endormit dans le
Seigneur avant d’avoir atteint l’âge de quatorze ans, en 1920
environ, soit avant l’échange de population, conformément à ce
qu’elle avait prédit. Sur le lieu de sa sépulture, une source
jaillit, guérissant tous les malades qui venaient y boire.
Lors de l’échange de
population, les membres de sa famille et les habitants de son village
partirent en Grèce et s’installèrent dans la région de Serres,
créant ainsi le village de Nouveau Képhalochori. Les proches
d’ « Hélénabba » y apportèrent des vêtements
et quelques objets lui ayant appartenu, pour bénéficier de sa
bénédiction et de sa protection. Ces personnes continuent jusqu’à
aujourd’hui de maintenir sa veilleuse allumée et de faire brûler
des cierges dans la maison où ses effets personnels sont conservés.
Ils invoquent son intercession dans leurs besoins et leurs
difficultés, et grâce à l’assurance qu’elle a acquise devant
Dieu, elle leur vient en aide.
Pendant la guerre civile
(1), les partisans (communistes) vinrent à plusieurs reprises pour
mettre le feu au village, mais chaque fois qu’ils s’approchaient,
ils changeaient de disposition.
:
( De 1946 à 1949 une guerre civile déchira la Grèce entre milices
royalistes et partisans communistes, provoquant la mort de plus de
150 000 civils).
Ils dérobaient des vivres et
disaient en partant : « Un saint vous protège ici…
Nous étions venus pour brûler votre village, amis dès que nous
sommes arrivés, nous avons changé de disposition. »
4
Presbytéra
Kyriakie G. Tsitouridis
(1870- ?)
Née en 1870,
Kyriakie épousa Georges Tsidouridis en 1890, lequel fut ordonné
prêtre et desservit la paroisse de leur village, Tsopli ou
Dermitzikioï d’Ordu (Kotyoron) dans la région du Pont. Ils eurent
six filles, et un fils qui mourut en bas âge.
La presbytéra*
Kyriakie était une femme simple, très pieuse, qui pratiquait
abondamment l’aumône. Elle souffrait et pleurait à la vue du
malheur des hommes. La porte de sa maison était toujours ouverte ;
les pauvres et les affamés y trouvaient chaleur et nourriture, et
les étrangers une place pour dormir.
En 1903, le Père
Georges et sa famille émigrèrent et s’installèrent dans le
village d’Atara, ou Azanta, dans la province de Soukhoumi, en
Géorgie. Il était l’unique prêtre dans cette région où
vivaient de nombreux réfugiés grecs. Il célébrait la Liturgie,
les baptêmes, les mariages, le sacrement des malades… Des dizaines
d’expatriés venaient chez lui chaque jour, n’ayant « nulle
part où reposer la tête ». La compatissante presbytéra,
infatigable, pétrissait le pain, préparait les repas, et
nourrissait tous les pauvres qui se réfugiaient chez eux. Elle les
aimait et les consolait comme ses propres enfants. Etant donné que
leur petite maison était trop étroite pour accueillir tous les
nécessiteux, elle demanda au Père Georges de construire une grande
hôtellerie ; elle pouvait ainsi héberger jusqu’à cent
personnes.
Tandis qu’elle-même
nourrissait de nombreuses bouches affamées, la pieuse presbytéra
pratiquait quotidiennement le jeûne de la neuvième heure (1) :
jusqu’aux Vêpres, elle restait sans rien manger.
:
( De l’expression grecque « kano énati »,
littéralement « faire la neuvième heure », en
référence à une pratique issue de la tradition ascétique, qui
consiste à s’abstenir de toute nourriture jusqu’à la neuvième
heure ( ce qui correspond à 15h00), ou jusqu’aux Vêpres (
17h00).).
Elle se rendait à l’église,
prenait du pain bénit, et ensuite seulement, elle se restaurait.
Elle ne mangeait ni viande, ni aliment non carémique, ne se
nourrissant que de fruits et de légumes.
Un jour, en passant avec
le Père Georges près d’un cimetière de Soukhoumi, elle demanda à
y être enterrée après sa dormition. Le prêtre fut étonné, parce
qu’elle était encore jeune, n’ayant guère qu’une quarantaine
d’années. Quelques jours plus tard, elle tomba malade, puis
s’endormit dans le Seigneur, et fut enterrée dans ce cimetière
conformément à son souhait.
Sept ans plus tard, le
Père Georges la vit pendant son sommeil, et elle lui dit : «
Cela fait sept ans que tu m’as sous terre, tu n’en as pas assez ?
Viens, et sors-moi ! » Ce rêve se répéta plusieurs
fois. Par ailleurs, un moine du monastère Nova fon à Tranda voyait
chaque soir une lumière descendre sur sa tombe et entendait une voix
qui lui disait : « Viens au cimetière et sors-moi ! »
De fait, on procéda à
son exhumation, et l’on constata qu’il n’y avait pas de terre
au-dessus de ses ossements, et qu’en dessous s’écoulait de
l’eau. Un parfum s’en dégageait ; sa main droite, qui
portait son alliance, de même que son oreille et son cœur étaient
demeurés incorrompus, tandis que le reste de ses ossements
présentaient une teinte jaune dorée.
Le moine du monastère de
Tranda emporta son cœur et sa main incorrompus, tandis que le reste
de ses ossements est aujourd’hui conservé à Saint-Pétersbourg.
5
Eve et
Dimitri Saoulidis
(+1988
- + 1938)
Dimitri
Saoulidis et son épouse Eve, originaires de Trébizonde dans la
région du Pont, constituaient un couple d’exception et des plus
vertueux.
Eve
Eve, issue de la famille
Loukanidos, naquit en 1900 à Kars, en Russie (1).
:
( Aujourd’hui en Turquie orientale).
Ses parents, ne pouvant
supporter la brutalité menaçante des Turcs, avaient quitté le Pont
pour s’installer dans cette ville, en même temps que bon nombre de
leurs compatriotes. Eve avait grandi au sein d’une famille
nombreuse, dans le respect des traditions et dans la vénération des
choses sacrées.
Quand Eve avait environ
douze ans, un voyageur de passage reçut l’hospitalité chez elle.
Celui-ci fut si heureux d’être accueilli qu’il souhaita
témoigner sa reconnaissance en enseignant à Eve les sciences
occultes. La fillette ne savait pas de quoi il s’agissait. Il lui
expliqua : « Tout ce que je dis se produit ! »
Puis, il entreprit différentes démonstrations. Il fit en sorte que
quelques petites filles se mettent à faire des gestes inconvenants.
Aussi Eve lui dit-elle : « Arrêtez ça, c’est
honteux ! » Ensuite, il fit perdre la tête à une chèvre,
qui devint dans un premier temps si sauvage qu’elle cassa la corde
qui la retenait attachée ; puis il la rendit soudainement
docile et obéissante. Assistant à cette scène, Eve déclara :
« De telles choses sont mauvaises. Je ne veux pas de ça. »
Ainsi, Dieu, qui voyait son innocence et sa bonté, la préserva de
l’égarement.
Après la mort de sa
mère, Eve se chargea de tous les travaux domestiques. Elle était
dotée d’une grande force et d’un grand courage.
Quand elle eut treize
ans, un jeune garçon pauvre, Dimitri Saoulidis, s’installa chez
eux. C’était un bon maçon. Il passait ses journées à travailler
aux champs ou sur divers chantiers, et gagnait ainsi sa vie. Il
demeura longtemps auprès d’eux. Le père d’Eve, qui avait de
l’estime pour ce jeune homme et qui appréciait son bon caractère,
favorisa son mariage avec sa fille.
Lorsque la guerre
russo-turque éclata, Eve et ses deux jeunes enfants, Véra et
Basile, ainsi que son beau-père, se trouvaient en Russie, tandis que
son mari Dimitri et sa mère étaient en Turquie. Son beau-père
tomba gravement malade et dut rester alité. Eve lui prodigua tous
les soins nécessaires avec beaucoup d’amour, jusqu’à sa
dormition. Elle reçut sa bénédiction. « Eve, lui dit-il
avant de rendre l’âme, où que tu sois et où que tu ailles, sois
bénie ! »
En Russie, au cours de
l’un de ses périples, alors qu’elle errait de lieu en lieu, l’un
de ses enfants mourut sans avoir été baptisé. Elle l’enterra
dans la neige, et poursuivit sa route en pleurant.
Poussée par les
circonstances, elle abandonna sa maison de Kars, et vint s’installer
en Grèce. Elle racontait à son petit-fils : « A trois
reprises, mon chéri, j’ai laissé ma maison en n’emportant que
mon âme, quelques icônes, et les vêtements que je pouvais
transporter à la main. On nous a embarqués sur un bateau. Beaucoup
de gens sont morts pendant le voyage, et l’on jetait les cadavres à
la mer. Avec les quelques lires que j’avais cousues à l’intérieur
de ma ceinture, j’ai pu acheter du pain et nourrir les enfants. Un
pain coûtait une lire. Nous sommes arrivés en Grèce. Nous avons
vécu dans un premier temps dans les marécages, à Kalamaria près
de Thessalonique, puis nous avons fini par nous installer à Véria. »
Le Seigneur permit
qu’elle traversât de pénibles et douloureuses épreuves. Elle les
supporta cependant, avec patience et foi en Dieu. Ces difficultés
n’étaient du reste qu’un préambule de tous les tourments qui
allaient survenir au cours des années suivantes.
Eve s’installa à
Véria avec son époux Dimitri. C’est alors que survint la mort de
celui-ci. La vie d’Eve devint dès lors très pénible. Veuve à
l’âge de trente-huit ans, mère de quatre enfants, elle lutta pour
parvenir à s’en sortir. Elle ne voulut pas se remarier et se
consacra entièrement à sa famille. Elle était simple, sans
instruction, mais dynamique et spontanée. Sa foi en Dieu et sa
confiance en la Mère de Dieu étaient profondes et semblaient couler
de source. Sous l’occupation, sa fille Eumorphie mourut à son
tour, d’une intoxication causée par l’utilisation d’un
récipient en cuivre non étamé.
Une année, pendant les
jours précédant la fête de la Nativité, les gens se rendaient
dans les champs pour glaner les épis de maïs qui restaient sur
place après la récolte. Les temps étaient durs ; la disette
et le malheur régnaient partout. Eve se rendit aux champs, elle
aussi, pour trouver de quoi nourrir ses petits enfants affamés.
Quand la nuit tomba, elle n’avait récolté qu’une demi-oque (1)
de maïs.
:
( Ancienne unité de mesure de masse d’origine turque ; une
oque correspond à 1,3 kg environ).
Elle leva les yeux au ciel et,
s’adressant à la Toute-Sainte, elle se lamenta ainsi : «
Tu es une mère, toi aussi. Alors maintenant, dis-moi, que vais-je
donner à manger à mes enfants ? » Elle continua son
chemin en pleurant, quand elle trouva soudain à ses pieds un agneau
abattu de dix ou douze kilos. De nombreuses personnes avaient
emprunté cette route avant Eve, mais aucune ne l’avait remarqué.
Il venait probablement de tomber de la charrette municipale. Ainsi,
la Mère de Dieu avait fait en sorte de consoler la veuve éplorée
en lui fournissant de quoi nourrir ses petits orphelins.
La famille d’Eve avait
apporté du Pont une icône miraculeuse de la Mère de Dieu. Un jour,
quelqu’un se mit en colère et enferma cette icône dans une
armoire. La fille d’Eve, Véra, ainsi que sa tante Despina, étaient
présentes à ce moment-là. Véra entendit alors des bruits de coups
en provenance du meuble, qui se mit à bouger tout seul au point d’en
faire tomber les assiettes. La voix de la Mère de Dieu se fit
entendre : « Ouvrez-moi ! » Véra eut si peur
qu’elle en perdit sa voix. Quand les autres membres de la famille
rentrèrent et constatèrent que la petite fille était devenue
muette, ils furent désemparés. On demanda conseil à l’évêque
du lieu, qui recommanda de célébrer la Paraklisis* pendant quarante
jours. Le quarantième jour, Véra retrouva l’usage de la parole.
Quand le fils d’Eve,
Georges, subit un grave infarctus à l’âge de cinquante ans, et
fut hospitalisé, Eve prit la mesure du caractère critique de sa
situation et s’adressa à l’icône de la Mère de Dieu en ces
termes : « Si tu ne me ramènes pas mon enfant en bonne
santé, je ne te vénérerai jamais plus ! » Terrible
parole… Mais la Toute-Sainte entendit la requête de ce cœur
maternel meurtri. Et Georges rentra chez lui ayant recouvré une
parfaite santé.
Quelque temps plus tard,
ce même fils tomba malade d’un cancer du poumon. Eve alla de
nouveau trouver refuge devant l’icône de la Mère de Dieu et lui
dit : « Ce que tu sais faire, fais-le ! » Son
fils fut opéré avec succès à l’étranger, mais il mourut une
semaine plus tard d’un œdème pulmonaire à l’autre poumon. Eve
garda le silence. Elle patienta sans murmurer, comme elle l’avait
appris. Mais à partir de ce moment, elle ne souhaita plus continuer
à vivre, pour ne pas risquer d’avoir à endurer la mort d’un
autre de ses enfants.
Elle avait une grande
confiance en Dieu. Son petit-fils lui dit un jour qu’une guerre
allait peut-être éclater. Elle lui répondit : «
Qu’elle éclate ! » Surpris de sa réaction, il reprit :
« Ils vont prendre nos maisons. » Et la grand-mère de
rétorquer : « Qu’ils nous les prennent ! »
« Mais enfin, grand-mère, ils vont nous tuer ! »
« Qu’ils nous tuent ! Mais notre âme, mon enfant,
ils ne pourront pas la prendre », ajouta-t-elle. La grand-mère
Eve avait une autre conception de la vie, une autre façon
d’appréhender les événements.
Elle était aimée de
toutes ses brus et de ses petits-enfants. Elle apaisait toujours les
conflits. Il se produisit un jour une grande épreuve : l’un
de ses proches se mit terriblement en colère et entreprit de tuer
les personnes qui avaient été injustes envers lui. Il venait de se
saisir de son arme quand la grand-mère Eve arriva et se jeta à ses
pieds, tout en pleurant. Puis, avec des mots tendres, elle le calma
et lui reprit son arme.
Elle se conduisait
humblement avec tout le monde. Quand son petit-fils lui rendait
visite, elle s’asseyait à ses pieds et lui prodiguait des conseils
concrets, qui l’aidèrent beaucoup et constituèrent de véritables
règles de vie. Elle tirait ses enseignements de son expérience et
de ses épreuves, leur conférant ainsi une grande profondeur
spirituelle. En voici quelques-uns :
« Il faut avoir de la
compassion pour le vieillard et pour le petit enfant vulnérable.
Même
si tu as toute l’eau de la mer à ta disposition, il faut
l’utiliser sans la gaspiller.
Le
temps viendra où vous ramasserez les miettes tombées de la table,
et elles ne suffiront pas à vous rassasier. ( C’est pour cette
raison qu’elle conseillait de toujours saucer son assiette avec un
morceau de pain à la fin de chaque repas).
Mon
Seigneur Jésus-Christ, par Ton saint Nom, fais que je ne sois plus
là pour voir ce jour-là, et vous non plus, pourvu que vous ne
voyiez pas ce jour-là, disait-elle à ses petits enfants.
Ne
remplis pas trop ton assiette si c’est pour jeter la nourriture
ensuite. Mange un peu, et si tu as encore faim, ressers-toi.
Trop
manger, c’est comme manger du fumier.
Mon
enfant, écoute-moi bien, grave dans ta tête ce que je vais te
dire, et tu te souviendras de ta grand-mère : «
L’argent et la beauté ne sont que des hôtes de passage. »
Tu
peux manger une grosse bouchée, mais ne laisse pas sortir de ta
bouche une parole dure.
Ne
te moque de personne parce que cela te retombera dessus.
Il
n’est pas bon de soupirer. ( Autrement dit : Se plaindre est
un péché).
Où
que tu ailles, construis des maisons. ( C’est-à-dire :
Etablis de bonnes relations avec les gens).
Ne
dis pas de mauvaises paroles, ni de secrets à quiconque. Creuse
plutôt un trou, jette-les dedans, et enterre-les.
Même
l’homme vulgaire souhaite épouser une femme intègre.
Ma
chérie, dit-elle un jour à sa petite-fille, tu vas te marier. D’un
homme grossier, tu peux tirer quelque chose. Avec celui qui joue aux
cartes, et qui s’enivre, tu peux patienter. Mais si tu épouses un
paresseux, il ne restera jamais rien pour ton foyer.
Aime
et honore toujours les membres de ta famille. »
Jusqu’à
sa dormition, Eve aida ses enfants et ses petits-enfants. Elle
passait ses journées chez son petit-fils, Dimitri, et l’aidait à
élever ses enfants. Elle aimait beaucoup sa belle-fille, Sophie, et
lui donnait de nombreux conseils. Elles s’entendaient très bien et
discutaient parfois pendant des heures. Chaque soir, elle retournait
toutefois chez elle car, selon elle, « les vieilles personnes
veulent avoir leur petit chez-soi, un endroit où être au calme. »
Du fait des privations qu’elle avait endurées, elle était très
économe. Elle ne jetait jamais les vêtements usagés. Si elle ne
les estimait pas en état d’être donnés, elle les découpait en
lanières et confectionnait des tapis. Elle ne laissait rien se
perdre.
Un
jour, son petit-fils rentra pour se restaurer, et elle lui servit des
lentilles. Le plat ne fut pas à son goût ; aussi Eve
remit-elle son assiette dans le garde-manger. Un peu plus tard, quand
l’enfant lui réclama de nouveau à manger, elle lui resservit la
même assiette, sans davantage de succès. La troisième fois, il
mangea toute son assiette. Alors sa grand-mère lui cita un
proverbe : « Le loup affamé mange même des oignons ! »
Eve
demandait dans sa prière à mourir avant de devenir une charge pour
qui que ce soit. Craignant de perdre la raison, elle demandait
parfois à sa bru si elle avait encore toute sa tête. Celle-ci la
rassurait.
Elle
s’endormit dans le Seigneur en 1988, calmement et paisiblement,
sans avoir pesé sur personne. Que Dieu, dans sa justice, lui accorde
la couronne de la patience et de la résignation pour tous les
tourments qu’elle endura dans sa vie très éprouvée.
Dimitri
Son
époux Dimitri était différent de caractère, et spirituellement
plus avancé qu’Eve. Quand ils arrivèrent en Grèce, il se
débrouilla pour tout. Il était travailleur et habile en tout ;
il avait « des mains en or ». Il confectionnait des
poêles au moyen de briques réfractaires, et savait réparer toute
sorte d’engins. Il fit l’acquisition de sept
moissonneuses-batteuses. Il gagnait bien sa vie, mais, le soir, il
rentrait toujours chez lui les mains vides. En dépit de son salaire
confortable, il ne devint jamais riche, du fait des nombreuses
aumônes qu’il distribuait. Eve se plaignait parfois de ce que ses
poches étaient percées. Il aidait tous ceux qui le sollicitaient,
et se rendait partout où il entendait parler d’une nécessité. Il
allait de nuit devant les maisons de familles endettées, laissait de
l’argent devant la porte et repartait sans s’être fait
remarquer. Il faisait des dons à différentes églises, tout en
gardant toujours le secret. C’est lui qui offrit la cloche de
l’église de Kostochori, près de Véria. L’ancienne église
métropolitaine de Véria est aussi son œuvre.
En
tant qu’entrepreneur, il préférait employer des pauvres, des
chômeurs, et des pères de familles nombreuses, pour conduire ses
moissonneuses-batteuses.
Dimitri
était très pieux et aimait prier. Eve en témoigne : «
Quand il rentrait à la maison le soir, tandis que les autres
allaient se coucher, il se rendait devant notre iconostase, et
parlait avec les icônes. A minuit, il se réveillait pour prier. Le
matin, il priait de nouveau avant d’aller travailler. » Il
semble, instruit comme il était, qu’il lisait les Vêpres, les
Complies, l’Office de Minuit et les Matines. L’évêque, qui le
connaissait bien, lui avait même donné la bénédiction pour qu’il
explique l’Evangile du dimanche aux personnes malades et
grabataires qu’il allait visiter au sortir de la Divine Liturgie.
Un
jour, il tomba malade. Il se remit, mais peu après rechuta, par
manque de vigilance. Le refroidissement fit place à une pneumonie ;
son état empira, et il dut rester alité. Il décida alors
d’organiser le mariage de sa fille Véra, parce qu’il voyait sa
fin approcher. Pour qu’il puisse aussi participer à la joie de
l’événement, ils eurent la bénédiction pour célébrer le
mariage dans leur maison.
Etendu
sur son lit, il prit les couronnes entre ses mains (1), les embrassa,
puis leva les yeux au Ciel et dit : « Mon Dieu, j’ai
tout distribué à tout le monde, comme Tu m’as dit de le faire.
Aujourd’hui, je marie ma fille et je n’ai rien à lui donner… »
:
( La cérémonie du mariage orthodoxe est appelé l’Office du
Couronnement).
Mais
il se repentit aussitôt de ces paroles, demanda à Dieu de les lui
pardonner, et se mit à pleurer. Il s’adressa ensuite à sa fille :
« Je n’ai rien à te donner, mais je te donne ma
bénédiction, en sorte que, où que tu ailles, ta maison déborde
toujours des bontés de Dieu. »
De
fait, comme en atteste sa fille, « bien que nous ayons connu
l’Occupation, la famine, et la Guerre civile, nous n’avons jamais
manqué de rien. La bénédiction de mon père nous a protégés.
Dieu nous mettait toujours dans l’abondance. Nous avions une
profusion de vivres. J’avais beau en donner, il m’en restait
toujours, et c’est encore le cas aujourd’hui. »
Avec
une conscience pure et paisible, Dimitri s’endormit dans le
Seigneur en 1938, à l’âge de quarante-trois ans. Quelques années
plus tard, quand eut lieu l’exhumation de ses ossements, l’on
constata qu’ils avaient la couleur de la cire pure et qu’ils
embaumaient, en particulier sa main droite. Même la terre de son
tombeau était parfumée. L’odeur de sainteté émanée de ses
reliques ne témoigne pas seulement du fait qu’il ait été sauvé,
mais elle montre qu’il avait atteint à un état sinon de sainteté,
du moins proche de la sainteté.
Les
ossements de la mère de Dimitri, Hélène, avaient eux aussi exsudé
du parfum. C’était une femme très humble, très pieuse,
totalement illettrée. Elle n’avait jamais eu le moindre conflit
avec sa belle-fille, Eve, et avait obéi à tout ce qu’on lui
disait de faire.
Que
leur mémoire soit éternelle !
6
Père Elie Diamandidis, le
Myrrhovlite
( 1880-1946)
Le
Père Elie Diamandidis (1) naquit en 1880 dans le village de
Chourmikiando, situé dans la région des Sourménons du Pont, à une
distance de huit heures de caïque de Trébizonde.
:
( Les éléments qui constituent la brève biographie du Père Elie
nous proviennent de récits de sa fille Calliope (surnommée Callie)
et de ses petites-filles Marie et Olga. Nous remercions Panaghiotis
Klimendidis et Michel Pilitsidis, arrière-petits-enfants du père
Elie, d’avoir procédé à l’inventaire de ces récits. Saint
Païssios, qui avait lu cette biographie, avait souligné le fait
que si le père Elie avait reçu la Grâce de Dieu dès son enfance,
c’est parce qu’il avait supporté avec patience les mauvais
traitements de sa belle-mère. (N.
d. A.)).
Ses parents, Panaghiotis et
Athéna, étaient pauvres, mais avaient la crainte de Dieu. Ils
eurent trois enfants : Constantin, Georges, et Elie. En 1888,
Athéna s’endormit dans le Seigneur, après avoir pris soin de
transmettre à ses enfants sa foi solide. Panaghiotis se remaria avec
Kandina, une femme bourrue et méchante. Celle-ci maltraitait le
petit Elie, et le soumettait à toutes sortes de supplices. C’est
en versant des larmes qu’il raconta plus tard à une orpheline, à
titre de confidences, et dans les seul but de la réconforter, les
mauvais traitements qu’il avait subis pendant son enfance.
Il arrivait que la
marâtre le suspende pendant une heure à un arbre, la tête en bas,
et observe froidement son calvaire, tandis qu’il la suppliait en
pleurant de le détacher. Elle lui retirait ses vêtements, puis,
munie d’un bouquet d’orties, elle fouettait ses parties intimes.
Elle nouait un fil autour de ses organes génitaux, y provoquant
d’insoutenables douleurs, en raison non seulement du serrement dû
au fil, mais aussi de l’impossibilité à uriner qui en découlait.
Elle mettait le feu à ses vêtements, et l’enfant terrorisé
devait courir pour l’éteindre. Elle le laissait à jeun toute la
journée, ne lui donnant qu’un peu de pain sec. ( Ce fait constitue
l’amorce de l’abstinence impressionnante dont il fit preuve tout
le reste de sa vie). Elle l’envoyait, en dépit de son jeune âge,
paître les troupeaux, le menaçant de mauvais traitements si les
animaux commettaient des dégâts. Quand son père rentrait le soir,
il demandait à l’enfant s’il avait mangé quelque chose, mais
c’était la méchante marâtre qui répondait à sa place : «
Je l’ai nourri, je l’ai nourri. »
Endurant ces nombreux
supplices, il ne se plaignait jamais. Il appliquait le commandement :
« Tu ne découvriras point la nudité de ta mère » (
Lv 18, 7). En conséquence de tout ce qu’il supporta avec
patience, Elie reçut, dès son jeune âge, et d’abondance, la
Grâce divine.
Plus tard, quand son
père se fut endormi dans le Seigneur, sa belle-mère, désormais
âgée, eut peur qu’Elie ne se vengeât, ensuite de tout ce qu’elle
lui avait fait subir. Mais celui-ci la rassura : « Ne
crains rien, mère, je veillerai bien sur toi. » Elle gisait,
grabataire, sur son lit. Mais Elie ne permettait à personne d’autre
que lui de prendre soin d’elle. Il la nourrissait lui-même avec
amour, la lavait, et lui procurait tout le nécessaire. Au lieu du
fiel et du vinaigre, il lui rendait de la manne et de l’eau.
Bouleversée, elle disait et redisait sans cesse : «
Elie, je t’ai beaucoup maltraité, je t’ai fait beaucoup de mal,
pardonne-moi mon enfant ! » Ce à quoi il répondait sans
rancune : « Ne t’inquiète pas, mère, tu es
pardonnée. »
En raison des
difficultés financières de sa famille, le petit Elie n’alla pas à
l’école, et ne reçut aucune instruction. Jusqu’à l’âge de
17 ans, il travailla comme ferblantier dans le bourg des Platana de
Trébizonde, chez son cousin Pierre Diamandidis.
En 1897, son frère
aîné Constantin et sa belle-mère insistèrent pour qu’il
épousât une femme trentenaire qui n’était pas issue d’une
bonne famille, par simple intérêt 9pour sa fortune. Comme Elie ne
voulait pas accepter cela, il s’enfuit au cours de la nuit de noces
et, passant par les montagnes de Chotsérando, il parvint jusqu’au
village de Karakatzi. Il se rendit chez les parents d’une jeune
fille pauvre, Sotira, pour laquelle il éprouvait de la sympathie,
et qu’il souhaitait prendre pour épouse. Avec la bénédiction de
ses futurs beaux-parents, Constantin et Hélène, il se maria donc
avec cette jeune fille de dix-sept ans, Sotira Géronditis.
Les premières années
de son mariage furent marquées par une grande pauvreté. Il
travaillait comme employé à la boulangerie de Panaghiotis
Chatzilia. Celui-ci remarqua qu’Elie accomplissait son travail avec
zèle et intégrité. Aussi finit-il par lui céder sa boulangerie.
Dieu le bénissait, et permit qu’il gagnât beaucoup d’argent.
Elie acheta alors une grande maison à Karakatzi, à Chani, qui
devint un refuge pour les pauvres et les étrangers. Il venait
secrètement en aide aux nécessiteux, et agissait par
l’intermédiaire de femmes turques, de manière à rester lui-même
anonyme, faisant ainsi croire que les auteurs de ces aumônes étaient
des Turcs. Il rémunérait ces femmes pour qu’elles apportent
pendant la nuit de la nourriture dans les foyers qui se trouvaient
dans le besoin. Il leur donnait la consigne de ne surtout pas
dévoiler son identité. A une veuve qui avait quatre enfants il
faisait parvenir de la farine par le biais d’une femme turque,
laquelle restait avec la veuve pour l’aider aussi au pétrissage.
Elie et Sotira eurent
six filles. Agapie – qui se maria, puis devint moniale après son
veuvage sous le nom de Maria, à Kouma de Soukhoumi -, Vassilikie,
Hélène, Calliope ( surnommée Calie), Athéna, et Olga.
Elie était travailleur
et aimait beaucoup le Seigneur. Son manque d’instruction lui
causait cependant du souci. C’est alors qu’un soir, un ange lui
apparut dans son sommeil et commença à lui enseigner l’écriture,
la psalmodie et l’iconographie. Chaque nuit, en rêve, Elie le
voyait, et poursuivait sa leçon, jusqu’à ce qu’il eût
entièrement appris à lire, à bien écrire, à psalmodier, et à
peindre des icônes. Le dimanche, il psalmodiait dans l’église du
Saint-Précurseur du village de Tsita des Sourménons. Il était doté
d’une voix exceptionnellement belle, et chantait avec
recueillement, comme cela lui avait été enseigné par l’ange.
Ayant l’amour et le goût de la prière, il se réveillait toujours
de bonne heure pour prier.
En 1918, leur vie, au
même titre que celle de tous les Grecs du Pont, devint insupportable
en raison des exactions commises par les Turcs. Le jour de la
Théophanie, au moment de la bénédiction des eaux, les Turcs
encerclèrent l’église du village. L’armée des Arméniens les
dispersa, mais, le jour même, de nombreuses familles se mirent en
route pour la Russie, entre lesquelles se trouvait la famille d’Elie.
Lui-même ne la rejoignit que plus tard, au terme d’une marche de
plus de quinze jours dans la neige.
A Batoumi, dans le village
de Mahmoutia, sa fille, Agapie, s’était installée avec son mari
Abraham, qui était très riche. Celui-ci acheta à son beau-père un
vaste terrain dans la montagne, où Elie construisit lui-même sa
maison. Il continuait à exercer sa profession de boulanger, mais
c’était dans le but de venir en aide aux pauvres. Il exhortait les
étrangers à s’arrêter chez lui pour être hébergés. Il
envoyait sa fille Calie à la croisée des chemins avec son adresse
écrite sur un papier, pour qu’elle la donne aux étrangers, les
invitant à venir y recevoir l’hospitalité. Il pleurait de joie
quand il recevait la visite de mendiants, de réfugiés, ou de
miséreux. Il accueillait chaque soir entre cinq à dix personnes. Il
incitait ses enfants à les épouiller, à leur laver les pieds, à
nettoyer leurs vêtements, puis à les conduire dans la grande pièce,
le « moussafir-ondas (1) », salle exclusivement consacrée
à l’hébergement des pauvres.
:
( Termes turcs signifiant littéralement : « chambre des
hôtes »).
Quant à lui, il les servait
et les nourrissait jusqu’à satiété. « Mangez, buvez, ne
soyez pas gênés », disait-il. Il mangeait lui-même en
dernier. Il avait aussi aménagé une chambre à part pour les
malades.
Il hébergea pendant
plusieurs années deux frères moines, Pachôme et Jean, qui avaient
revêtu des habits laïcs par crainte des athées communistes, et qui
pratiquaient l’ascèse à Soukhoumi, à flanc de rocher. Plus tard,
Jean s’endormit dans le Seigneur au Pont, et Pachôme au
Mont-Athos.
Sa bonne épouse l’aidait
dans ses œuvres de charité, et rivalisait de zèle dans la
distribution des aumônes. Ils s’enquerraient des foyers qui se
trouvaient dans le besoin, et, la nuit, faisaient parvenir aux
veuves, aux orphelins, aux prisons et aux associations de
bienfaisance des sacs de farine, des fromages et des fruits.
Une nuit, Aurore, une
petite orpheline qu’ils avaient recueillie chez eux, surprit Sotira
en train de quitter secrètement le foyer, et lui demanda où elle
allait à une heure pareille. « Sois tranquille, lui répondit
Sotira, je vais traire les vaches. » « A cette
heure-ci ? » s’étonna la jeune Aurore. « Je vais
porter du lait à la prison », expliqua sa mère adoptive.
En plus d’Aurore, ils
élevèrent et marièrent une autre petite orpheline, nommée
Elpinice.
Une nuit, dans son
sommeil, Elie vit saint Georges, qui lui ordonna de construire une
petite église qui lui serait consacrée, à côté de sa maison. Il
lui montra même à quel emplacement son icône serait accrochée,
ainsi que la place des autres icônes, et lui fit la promesse de
l’aider et d’accomplir des miracles.
Or, un jour qu’Elie
était occupé à travailler dans son champ, la pioche s’encastra
dans le sol sans qu’il fût possible de l’en déloger. Il creusa
tout autour à l’aide d’une lame et d’un marteau, et c’est
alors qu’il découvrit le mur d’une église. Il continua de
creuser avec précaution. Rapidement, les trois autres murs de
l’église furent mis à jour, et, sur l’un d’eux, figurait une
fresque de Saint Georges relativement bien conservée.
Il arrangea l’église
avec des planches, et la recouvrit de chaume. Ainsi vu de
l’extérieur, le bâtiment ressemblait à une grange, ce qui
permettait de ne pas éveiller les soupçons des communistes. Il
peignit lui-même les icônes, et les disposa conformément à la
volonté de Saint Georges. Sa fille Agapie, qui était une
crypto-moniale – ce qui est dire qu’elle était moniale en
cachette -, prenait soin de l’église. Elie lui avait demandé de
maintenir allumée en permanence la veilleuse de saint Georges. Quand
celle-ci était sur le point de s’éteindre, elle produisait un son
caractéristique. Agapie s’empressait alors d’y ajouter de
l’huile et de nettoyer la mèche. La présence de saint Georges se
faisait ressentir de diverses façons. Quand le saint leur rendait
visite, ils entendaient des bruits de pas, puis remarquaient les
empreintes de son cheval sur le chemin de terre.
Elie menait son combat
avec zèle, et encourageait les autres par son exemple. Il se
réveillait à trois heures du matin et priait jusqu’au lever du
jour. Il redoublait d’efforts dans la prière. En égrainant son
chapelet*, il versait continûment des larmes. S’il lui arrivait de
ne pas sortir de son sommeil, saint Georges le secouait doucement en
disant : « Lève-toi, tu es en retard. » Il
réveillait lui-même les autres membres de sa famille, pour qu’ils
se mettent en prière, tandis qu’il attendait trois heures et
demie du matin pour appeler, d’une voix douce, la petite Aurore.
Elie se rendit chez le
prêtre de la région pour lui faire part de l’existence de
l’église qu’il avait découverte. Ce Père était âgé et, par
crainte des communistes athées, il ne portait pas de rasso*. Il
suggéra à Elie de devenir prêtre pour pouvoir baptiser et faire
communier les fidèles chrétiens. Elie accepta, et fut ordonné
prêtre par l’évêque de Batoumi. Il portait le vêtement
liturgique qu’il avait hérité d’un de ses oncles, le Père
Georges, et célébrait clandestinement dans l’église de
Saint-Georges, ainsi que dans d’autres chapelles des environs.
Lorsque les fidèles
chrétiens apprirent qu’un prêtre était présent au village, ils
commencèrent à se rendre de nuit dans l’église de Saint-Georges
pour participer à la Divine Liturgie. Les Turcs de la région en
furent informés, et dénoncèrent la paroisse clandestine à la
police, qui tenta plusieurs assauts contre elle. Le Père Elie était
cependant toujours averti à temps par des êtres bons ; aussi
l’assemblée se dispersait-elle avant l’arrivée de la police,
faisait mine de ramasser du bois, ou d’être occupée à quelque
travail. Le prêtre déclarait courageusement qu’il était
Chrétien, et les fidèles disaient à la police qu’ils
travaillaient pour lui. A chaque descente de police, le père était
arrêté, victime d’interrogatoires musclés, emprisonné, frappé,
et laissé sans aucune nourriture. Il endurait sans fléchir beaucoup
de mauvais traitements, demeurant ferme dans la confession de sa foi.
Dès sa sortie de prison, alors qu’il souffrait encore des tortures
qu’il venait de subir, il retournait secrètement dans sa petite
église, et reprenait, avec d’autres fidèles, les célébrations
nocturnes de la Divine Liturgie.
Il était ascétique, et
se nourrissait très peu. Son alimentation était généralement
constituée d’un peu de soupe de riz, de quelques noix, ou d’un
peu de chou bouilli. A la fin de sa vie, il prenait du pain sec avec
du thé. Il pratiquait le triméron
– le jeûne de
trois jours – et ne mangeait le soir que trois noisettes.
:
( L’entrée dans le Grand Carême peut être marquée par la
pratique d’un jeûne radical, consistant en l’abstinence de
toute nourriture à partir du soir du Dimanche du pardon, jusqu’à
la Liturgie des Dons présanctifiés* du mercredi).
Il jeûnait avec zèle pendant
le Grand Carême. Il souffrait souvent de gastrorragie, et il était
très maigre. Il avait aussi habitué ses enfants à jeûner depuis
leur plus jeune âge.
Il passait ses journées
à travailler dans son domaine. Il cultivait des légumes ainsi que
divers arbres fruitiers, et même du thé.
Le Père Elie conservait
en guise de bénédiction la main droite du Père Jean
Triandafillidis (2) qui était devenu saint.
:
( Voir supra,
chapitre 2.
(N.d.A.).
Une higoumène* de Soukhoumi
lui avait aussi remis le cœur et le petit doigt d’une jeune
enfant, prénommée Marie, et qui avaient été retrouvés
incorrompus lors de leur exhumation. Cette petite fille était
originaire de Santa, dans la région du Pont. Ses parents étaient
richissimes mais excessivement cupides et cruels. Après la mort de
sa mère, la nouvelle épouse de son père martyrisa la jeune Marie
et la priva de nourriture. Quant à elle, Marie, pendant la nuit,
elle distribuait aux nécessiteux et aux femmes enceintes abondance
de biens matériels. Elle offrait jusqu’à son propre petit morceau
de pain aux affamés, et restait elle-même sans rien manger. Elle
s’endormit dans le Seigneur à l’âge de douze ans. Et, lors de
l’exhumation de ses ossements, l’on trouva sa main droite et son
cœur intacts, exsudant de la myrrhe*. Certains avaient par ailleurs
remarqué que durant la nuit une lumière montait et descendait vers
sa tombe par trois fois consécutives. C’est ce qui les avait
incités à procéder à la translation de ses ossements. On avait
alors découvert sa tombe embaumant de parfum et remplie de myrrhe.
Selon que saint Georges
l’avait promis, il octroya au Père Elie le charisme de guérir les
malades. Il leur lisait l’Evangile, les bénissait du signe de la
croix, puis leur donnait à vénérer les reliques de saint Jean le
Nouveau Miséricordieux et de la petite Marie.
Il faisait aussi le signe
de la croix sur les Turcs et les Arméniens, qui obtenaient dès lors
leur guérison. Une fois, il dit de quelqu’un qu’il allait venir
de très loin, mais qu’il ne recouvrerait pas la santé, parce
qu’il ne viendrait pas avec foi. C’est saint Georges qui le lui
avait dit, et il en fut effectivement ainsi.
Un enfant orphelin, Costa,
originaire de Crimée, était atteint d’épilepsie. Le Père Elie
le guérit, et quelques années plus tard, ce fut sa fille, Agapie,
qui fut l’un des témoins de son mariage.
Un jour, dans la montagne,
saint Georges lui montra une fleur qui ressemblait à une
marguerite. Elle était constituée de deux couleurs : elle
était jaune et blanche. Il lui dit de faire bouillir séparément le
jaune et le blanc, et de donner à boire la tisane issue de la partie
blanche aux femmes stériles, et celle issue de la partie blanche aux
hommes sans enfant. Comme il craignait que cela pût être une
tentation manigancée par le Malin pour empoisonner les fidèles, il
prépara la décoction et en but lui-même. Voyant qu’il ne lui
advenait rien de funeste, il la distribua aux couples stériles, qui
obtinrent dès lors de concevoir des enfants. C’est lui-même qui
les baptisait par la suite.
La petite-fille du Père
Elie, Maria, la fille de Calie, toujours en vie à cette heure, se
souvient de l’événement suivant :
« Un jour que nous
étions au champ occupés à sarcler, nous avons soudainement entendu
du bruit sur le chemin, et les chiens se sont mis à aboyer. Nous,
nous ne pouvions rien voir parce que nous étions enveloppés par la
forêt. Mon grand-père ( le Père Elie) dit à haute voix : «
Il se passe quelque chose… » Il nous demanda de rentrer dans
la maison, tandis que lui resta dehors. Quelques instants plus tard,
deux cavaliers dans tous leurs états arrivèrent, lui demandant :
« Quel est celui, juché sur son cheval blanc, qui nous a
empêchés de passer ? Où est-il, pour que nous lui réglions
son compte ? » Le grand-père les invita à s’asseoir
pour qu’ils puissent se reposer un moment, et leur offrit à boire.
Après quoi il leur demanda s’ils pensaient pouvoir identifier
cette personne s’ils la revoyaient. Il leur apporta alors l’icône
de saint Georges, et, tout étonnés, ils reconnurent le cavalier qui
leur avait fait obstacle. Ces hommes furent si profondément
bouleversés qu’ils demandèrent à recevoir l’illumination du
saint baptême. »
Un Turc, du nom
d’Hussein, habitait dans la maison de sa fille à Mahmoutia. A côté
de chez eux résidait un administrateur de la police, dont l’épouse
était folle au point de devoir être attachée avec des chaînes.
Hussein avait de la peine pour lui, et il lui fit part de l’existence
d’un Grec qui pourrait guérir sa femme. L’administrateur lui
demanda de faire aussitôt venir cet homme chez lui. Le Père Elie
souhaita, quant à lui, que l’on amenât la malade chez la fille
d’Hussein. C’est là que, douze jours durant, le Père Elie lui
lut les prières d’exorcisme et la bénit de signes de croix,
jusqu’à ce qu’elle guérisse et recouvre la raison. De ce jour,
non seulement la police cessa d’importuner le père, mais
l’administrateur devint crypto-chrétien – ce qui est dire
secrètement chrétien -, et le Père Elie baptisa toute sa famille.
Ayant appris que le Père
accomplissait des miracles, trois Turcs qui vivaient en Russie
formèrent le projet de le tuer ou de le séquestrer, et de sceller
les portes de son église. Une nuit, tandis qu’ils faisaient route
à cheval vers leur destination, un cavalier, juché sur un cheval
blanc, se mit en travers de leur route. Leurs chevaux prirent peur et
firent demi-tour. C’était saint Georges qui les avait repoussés.
Une fois qu’ils se furent repentis, ils racontèrent au Père Elie
quelle bonne leçon ils avaient reçue, et lui demandèrent pardon.
La nouvelle du charisme
de guérison qu’avait reçu le Père se répandit partout. Des
Arméniens, des Russes, des Géorgiens, et même des Turcs venaient
de très loin pour être guéris. Les scrutant attentivement, le Père
Elie pouvaient savoir à l’avance s’ils allaient ou non recouvrer
la santé. Il « voyait » quels étaient ceux qui allaient
guérir, et il le leur disait. Ensuite de quoi il leur lisait les
prières pour les malades. Mais, à ceux dont il savait qu’ils ne
seraient pas guéris, il demandait de partir.
Le fils d’un officier
militaire tomba gravement malade. Les médecins de Saint-Pétersbourg
et de Moscou ne leur laissèrent aucun espoir. L’officier entendit
parler du Père Elie, et il amena son fils à Mahmoutia. Le prêtre
le garda chez lui en disant au père : « Rentre
tranquillement chez toi. Ton fils va rester ici trois semaines. Si tu
veux, tu pourras venir lui rendre visite. » A chacune de ses
visites, le père remarquait que son fils allait de mieux en mieux,
jusqu’à ce qu’il fût parfaitement guéri.
Outre les nombreux
miracles qu’il opérait, le Père Elie prédisaient des évènements
qui se vérifiaient par après, car il avait reçu le don de
prophétie. Il dit un jour à la petite Aurore : « Ma
petite Aurore, le chemin sur lequel tu marches est celui sur lequel
tu vas persévérer : tu resteras pure jusqu’à la fin. Tu
iras aux Cieux en qualité de fiancée du Christ. J’ai posé la
question à saint Nicolas, et il m’a répondu qu’Aurore irait
là-haut en fiancée du Christ. Tu ne te marieras pas. »
Nombreux furent les prétendants qui la demandèrent en mariage.
Nonobstant, cela se passa comme le Père Elie l’avait prédit.
Il lisait dans les cœurs,
comme à livre ouvert. Il pouvait discerner tout ce que l’autre
avait dans son cœur, et, souvent, il le révélait. Quelques
personnes partirent du Pont pour se rendre en Russie, et lui le
savait. Une fois, trois Grecs du village d’Achalseni s’étaient
mis en route pour lui rendre visite. Ils se perdirent en chemin, et
furent surpris par la nuit en rase campagne. Le Père Elie en parla à
son entourage et, à leur arrivée, s’exclama : « Et
alors, bénis de Dieu ! Comment vous êtes-vous perdus en
route ? Et quels sont les déboires que vous avez rencontrés ? »
Il disait parfois :
« Untel et untel vont venir aujourd’hui ; ils ont la
foi, et vont être guéris ». Et cela se passait comme le Père
Elie l’avait dit. Il arrivait aussi que, grâce à son charisme, il
perçoive que quelqu’un qui s’était mis en chemin pour venir le
voir s’était égaré dans la forêt. Il envoyait alors une de ses
connaissances à l’endroit précis où se trouvait cette personne,
en sorte qu’elle soit accompagnée et guidée jusque chez lui. Une
autre fois il annonça : « Pierre arrive. Il souffre de
telle maladie, mais il va guérir. Il sera là à cinq heures du
matin ». Et il en était bien ainsi.
Il prophétisait souvent
en disant : « Le temps viendra où les hommes deviendront
des femmes, et où les femmes deviendront des hommes. Alors, une
grande malédiction s’abattra sur le monde. Il y aura une guerre à
Constantinople, et le Russe gagnera. Il ira jusqu’ à l’Euphrate.
Sainte-Sophie sera ouverte, et l’on y célébrera. Il y aura en ce
temps-là un roi à six doigts. » Il disait aussi : «
Réveille-toi, Russie, et prépare tes armes ! » Il
voulait dire : « Fais pénitence, retrouve la foi, et
rejette l’athéisme.
Il voyait souvent saint
Georges. Celui-ci lui dit un jour : « Les Turcs vont
venir brûler l’église et ils essaieront de vous tuer. » Il
en parla à ses proches, mais on ne le crut pas. Les Turcs enviaient
leur terrain, et voulaient le leur prendre. Plusieurs d’entre eux
se rassemblèrent, avec à leur tête Ahmet Kitiak, et, de nuit, ils
allèrent frapper à leur porte, feignant de demander leur chemin.
Comme personne ne leur ouvrit, ils abattirent le chien, et
commencèrent à tirer des coups de feu. Les balles fusaient de-çi
de-là, mais aucune n’atteignit la maison. Calie vit saint Georges
se tenant près de la porte, les bras grands ouverts, comme pour les
protéger. Avant de battre en retraite les malfaiteurs incendièrent
la grange qui abritait l’église, laquelle s’en trouva détruite.
Le toit de la maison prit feu à son tour, mais ils l’éteignirent
à temps. Le Père Elie se mit devant l’iconostase pour prier, et
demanda au Christ : « Quels sont ceux qui ont brûlé
l’église ? » Et le Christ de l’icône les énuméra
un par un.
La jalousie des hommes
ne lui laissait pas de répit. Un parent par alliance l’accusa
auprès des communistes de cacher des bijoux en or. L’homme avait
déclaré qu’en échange de tous les miracles qu’il opérait, le
Père Elie amassait tout ce qu’on lui offrait, alors qu’en
réalité il ne gagnait pas un sou. Les communistes firent irruption
chez lui, saccagèrent as maison, s’emparèrent de tout, tandis que
son épouse et lui furent jetés en prison. Ils torturèrent durement
le Père Elie parce qu’il était croyant. Ils ne savaient pas qu’il
était aussi prêtre. Ils le mirent dans une fosse si étroite qu’il
ne pouvait ni s’asseoir ni se tourner d’un côté à l’autre.
Ils urinaient sur lui, le piétinaient, et le privaient de
nourriture.
Quand l’administrateur
russe de la police ( dont le Père Elie avait guéri l’épouse)apprit
leur arrestation, il agit de telle sorte que Sotira fut libérée un
mois plus tard, et le Père Elie dans les trois mois qui suivirent,
en 1938. Il lui fournit des vêtements, de l’argent, et de la
nourriture. Mais le Père Elie était dorénavant très malade, du
fait des mauvais traitements subis et des supplices qu’on lui avait
infligés. Il perdait du sang de la prostate, et souffrait beaucoup.
Lorsque, tant bien que
mal, il se rétablit quelque peu, il recommença de célébrer la
Liturgie et les baptêmes. Les offices avaient lieu dans le secret,
et non sans de prudentes précautions. IL y venait de vingt à trente
fidèles. Le Père Elie célébrait en grec, avec une grande piété,
et dans un fervent recueillement. C’était la nuit encore qu’il
célébrait les baptêmes, chez un brave Turc, pour ne pas éveiller
les soupçons. Une nuit, il baptisa trente-sept personnes, qui eurent
Sotira pour marraine, et quatre-vingt-dix-neuf- autres, qui furent
confiées à sa fille Agapie, devenue, dans l’habit angélique,
Maria, moniale.
Une femme raconta qu’un
jour, tandis que le Père Elie célébrait, une lumière sortit de
l’icône de saint Georges, et vint se placer au-dessus de lui.
Il effectuait de
fréquentes litanies, surtout quand il prévoyait la survenue de
quelque catastrophe. Il répétait souvent : « Avec le
bois sec, brûle aussi le bois vert. Avec les pécheurs, brûlent
aussi les bons », et encore : « Sans les œuvres,
la foi est morte. »
Un soir, tandis que
l’obscurité venait de tomber, le petit-fils du Père Elie, Georges
Kyriakidis, aperçut dans la forêt une lumière étrange, qui
montait progressivement depuis le bas de la forêt vers la montagne
où se trouvait leur maison, ne cessant de gagner en intensité.
C’était comme si tout l’endroit avait pris feu, au point que
l’enfant, pris de peur, commença de pleurer. Le Père Elie lui
demanda ce qui lui arrivait, et son petit-fils lui décrivit sa
vision. Le Père se mit à rire et lui dit : « Ne pleure
pas, mon enfant, c’est saint Georges ! C’est l’heure à
laquelle il vient à l’église. »
Dans les dernières années
de sa vie, il ne parvenait plus à marcher. Les fréquentes
gastrorragies, l’hématurie et le cancer de la prostate l’avaient
épuisé à un point inimaginable. Il ne pouvait se rendre à
l’église que porté par des fidèles. Il gisait comme mort toute
la journée, mais, à l’heure de la prière, comme si une force
divine s’emparait de son faible corps, il demandait à être amené
à Saint-Georges. Il lisait pendant trois heures l’Office de
minuit, puis les Matines, et il célébrait ensuite la Liturgie et
donnait la Communion aux fidèles. Les Chrétiens venaient de loin,
et ils devaient parfois braver la neige pour atteindre l’église.
Le 6 décembre 1939, un
vendredi, jour de la fête de saint Nicolas, il fut en retard, et ne
se réveilla pas comme à son habitude à trois heures du matin.
Saint Nicolas l’aimait beaucoup ; il lui apparaissait souvent,
et ils conversaient ensemble. Ce jour-là, donc, saint Nicolas lui
apparut dans un bain de lumière, et le réveilla en lui donnant une
tendre petite tape. Le Père se mit à rire, débordant de joie.
Au cours de cette même
année 1939, ses enfants partirent pour la Grèce. Le Père Elie
intensifia ses combats, et commença à préparer son départ de ce
monde.
Quand le moment de sa
dormition approcha, il resta paralysé quelques jours durant. Il
n’accepta aucune nourriture, nourri seulement par la prière. Il
s’endormit dans le Seigneur très paisiblement en juin 1946. A
l’instant de sa dormition, une lumière descendit du Ciel, et sa
chambre fut inondée de parfum. Sa main droite devint comme un
flambeau, témoignant de ses aumônes secrètes. Conformément à sa
volonté, il fut enterré dans la cour de l’église de son saint
bien-aimé. Plus tard furent enterrées, à sa droite, son épouse
Sotira, qui s’endormit en 1963, à l’âge de quatre-vingt-trois
ans, et à sa gauche, sa fille Agapie, la moniale Maria.
La nuit, une lumière
irradiait de sa tombe. Les militaires des postes de garde russes des
environs remarquaient le phénomène sans pouvoir l’expliquer, et
cela leur faisait peur. Chaque nuit, à minuit exactement, le lumière
commençait de luire, et la tombe exsudait de la myrrhe. Tous ceux
qui se signaient avec ce myrrhon obtenaient leur guérison, quel que
fût le mal dont ils étaient atteints.
La nouvelle de tout cela
se répandit, et ils étaient dès lors si nombreux à venir se faire
guérir sur la tombe du Père Elie qu’ils ne pouvaient plus se
cacher. Désormais cette tombe miraculeuse devint un véritable lieu
de pèlerinage.
L’administrateur de la
police se trouva alors dans une position délicate. Il voulait certes
protéger l’église, mais la grande affluence de fidèles venant
vénérer la tombe du Père Elie causait des problèmes. Etant donné
que la situation échappait à son contrôle, il décida de procéder
à la translation de ses ossements. Ils soulevèrent la plaque qui
recouvrait la tombe, et une lumière en sortit. Les reliques du Père
Elie étaient intactes et embaumaient. Ils l’enterrèrent de
nouveau, et ils interdirent aux gens de se rendre sur sa tombe. Plus
tard, quand le régime politique changea et que la liberté revint,
les fidèles recommencèrent à aller sur la tombe du Père Elie. A
Batoumi on le proclama saint, et l’on peignit une icône de lui qui
fut placée dans l’église.
En 1962, des évêques
géorgiens ouvrirent de nouveau son tombeau. Ses reliques demeurèrent
introuvables. Sa tombe avait été profanée. Après sa dormition,
une source d’eau bénite jaillit, opérant des miracles chez les
malades qui en buvaient ou s’en aspergeaient.
Aujourd’hui, c’est le
Père Abraham Paraskevopoulos, arrière-petit-fils du Père Elie, qui
célèbre dans l’église de Saint-Georges.
Par les prières de saint
Elie le Myrovlite, Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous et
sauve-nous.
7
LE MOINE
DIMITRI
(1859-1949)
Le bienheureux
Salomon ( qui devint par la suite le moine Dimitri) était originaire
du village de Kritou Marottou, sur l’île de Chypre (1).
:
( Chypre, cette grande île martyre aux nombreux saints, perpétue
une tradition ascétique vivante, et un certain nombre de fidèles
Orthodoxes y pratiquent l’ascèse qui fait les Saints dans le
monde. Nous remercions le Père Théodose Christophoros, prêtre
desservant l’église de Saint-Mammas, à Lakatamia, d’avoir
rassemblé les notes biographiques de quatre des six figures de
Saints originaires de Chypre présentées dans cet ouvrage (
chapitres 2, 9, 16 et 19). ( N.d.
A.).
Né en 1859, il épousa
Parascève Poullou, avec laquelle il vécut dans le village de
Phyti, dans la région de Paphos. Ils eurent cinq enfants. Lors de la
naissance du cinquième, Christodoulos, Parascève mourut en couches,
laissant Salomon veuf à l’âge de quarante-trois ans. Avec foi en
Dieu, il traversa les difficultés, fit honneur à son veuvage, éleva
ses cinq enfants, et les aida à s’établir.
Salomon était chantre,
et il lisait beaucoup, surtout des ouvrages ecclésiastiques, et
disait de manière caractéristique : « La fleur des
papiers, c’est le Psautier. »
Il était animé pour
l’Eglise et le culte divin d’un intérêt et d’un amour si
grands que lorsqu’il quittait son champ, il faisait rentrer ses
bœufs dans l’étable, se lavait rapidement, et partait pour
l’église sans même changer de vêtements. Il avait appris par
cœur la majorité des hymnes liturgiques.
Véritable homme de Dieu,
Salomon priait beaucoup, et il laissa le souvenir d’un saint homme.
Dans l’esprit des habitants du village ainsi que des villages
alentour, il faisait office d’Ancien. Bien qu’il ne fût pas
membre du clergé, il jouissait d’un très grand respect. Nombreux
étaient ceux qui accouraient des environs pour bénéficier d’un
conseil spirituel ou solliciter ses prières afin d’obtenir une
guérison ou quoi que ce fût d’autre. Sa parole avait du poids et
était respectée de tous. Il suffisait de dire : « C’est
Hadji Salomon ( 1) qui l’a dit », pour que la chose soit
acceptée par tous sans qu’il fût nécessaire de poursuivre la
discussion.
:
( Hadji : Mot d’origine arabe signifiant “pèlerin ».
Titre honorifique attribué autrefois au Chrétien d’Orient ayant
accompli le pèlerinage à Jérusalem).
Cela l’affligeait
beaucoup de constater l’indifférence des gens face à la vie
spirituelle ; aussi essayait-il d’éveiller leur intérêt
pour les choses spirituelles et la spiritualité Orthodoxe. Il avait
chez lui une machine permettant de séparer les grains de coton.
Aussi les femmes du village se rendaient-elles chez lui à tour de
rôle pour y nettoyer leur récolte. Hadji Salomon se saisissait de
cette occasion pour leur parler de sujets spirituels.
:
( Conformément à la tradition, Salomon fit probablement le
pèlerinage en Terre Sainte une fois qu’il eut marié tous ses
enfants ( N.d.T).)
Ces femmes étaient sans
instruction, et ne manifestaient pas beaucoup d’intérêt pour ce
qu’il disait, davantage préoccupées par la tâche qu’elles
avaient hâte d’achever. Déçu par leur indifférence, il leur
disait : « Je vous parle, je vous parle, mais votre
esprit est tourné ailleurs… »
D’autres, au contraire,
l’écoutaient avec attention. Il rassemblait aussi les enfants et
leur parlait. Comme les parents étaient occupés par leur travail,
ils envoyaient souvent leurs enfants chez Salomon pour lui demander
quelle solution adopter face à tel ou tel problème.
Un jour, ils envoyèrent
quelqu’un s’enquérir auprès de Hadji Salomon du cas de
Démosthène, un enfant qui se réveillait en criant dans son sommeil
et qui ne parvenait plus à dormir. Ils voulaient savoir pour quelle
raison l’enfant faisait cela et quelle était la conduite à tenir.
L’Ancien répondit que ces choses se produisaient parce que lors de
la cérémonie de son baptême toutes les prières n’avaient pas
été lues correctement. Il leur conseilla de mener l’enfant à
l’église de Saint-Néophyte, et de le placer sous l’Evangile au
moment où le prêtre en ferait la lecture. Dès lors, puisque Hadji
Salomon avait parlé, il fallait l’écouter. Ils suivirent ses
recommandations, et Démosthène fut parfaitement guéri.
Une vingtaine d’années
avant sa dormition, Salomon perdit la vue ; mais cela ne
constitua pur lui nullement un obstacle quant à la poursuite de son
combat spirituel. Il ne s’en consacra que davantage à la prière.
Un fidèle le tenait par la main pour qu’il pût se rendre à
l’église. Depuis sa stalle, il aidait et corrigeait les chantres,
car il connaissait le typikon* par cœur. Ses petits-enfants se
souviennent du fait qu’il parvenait à déterminer tout seul à
quelle date la Pâque serait célébrée chaque année. Il avait
calculé d’avance la date de la célébration pascale jusqu’en
l’an 2000.
Sa belle-fille, Despina,
qui était très pieuse, lui suggéra de devenir moine. Il accepta
avec joie. Des Pères de Stavrovouni se rendirent chez lui et le
tonsurèrent moine sous le nom de Domitri. Il avait une grande
vénération pour saint Dimitri, auquel l’église de son village
était consacrée, et dont l’un de ses fils portait le nom.
Ensuite de sa tonsure,
tandis qu’il continuait à se vêtir du pantalon noir traditionnel
et d’un gilet noir, à se chausser de bottes et à se couvrir la
tête, il ajouta à sa tenue le rasso pour se rendre à l’église.
Il s’endormit dans le
Seigneur le 26 février 1949 à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Bien des années plus
tard, le 9 septembre 1976, mourut son gendre Xénophon, mari de sa
fille Hélène, ce qui rendit nécessaire l’ouverture de sa
sépulture. Tous ceux qui assistèrent à cet événement éprouvèrent
une grande surprise, car les ossements du moine Dimitri dégageaient
un parfum indescriptible, lequel était l’odeur de sainteté. Que
sa mémoire soit éternelle !
8
PERE
JEAN L’EXORCISTE
En 1917,
lorsque la révolution des Bolchéviques éclata en Russie, dix-sept
prêtres furent arrêtés à Odessa pour être exécutés. L’un
d’eux se réfugia dans la forêt et survécut. Il retrouva ses deux
enfants, un garçon et une fille, qui, ayant été cachés par des
voisins, avaient échappé aux communistes. Ceux-ci avaient en
revanche arrêté son épouse et l’avaient exécutée.
Ce
prêtre s’appelait le Père Jean. Il était Grec. Avec ses deux
enfants ils errèrent de lieu en lieu, la plupart du temps à pied,
traversant la Roumanie et la Bulgarie pour arriver en Grèce, leur
patrie. Il desservit en tant que prêtre de paroisse en Macédoine et
en Thrace. Il arriva ensuite au village Skoutéra d’Agrinio, car
une place de prêtre y était vacante.
Le
Père Jean n’était vêtu que de guenilles. Il portait une soutane
trouée dont le bouton était fait d’une tige de bruyère, et,
autour du cou, une croix en bois attachée au moyen d’un cordon
noir. Il ressemblait à saint Côme d’Etolie. Les jeûnes austères
et les épreuves qu’il avait traversées lui conféraient une
apparence décharnée. Il n’avait que la peau sur les os.
Le
village de Skoutéra lui fit bon accueil et l’aida à subvenir à
ses besoins. Il vivait dans une chambre avec ses deux enfants. Sa
fille était alors âgée de dix ans et son fils de huit ans. Le Père
Jean commença de célébrer régulièrement et de prêcher la parole
de Dieu, de confesser et de donner la Communion aux fidèles. Il
s’empressait d’apporter son aide spirituelle partout où on
l’appelait, et lorsqu’il lisait des prières à l’intention de
personnes ou d’animaux malades, il les guérissait sur-le-champ.
Une
jeune femme originaire de Skoutéra s’était mariée dans le bourg
de Stamna. Quand elle revint rendre visite à son village, elle
entendit parler du Père Jean en termes élogieux. Les gens lui
disaient : « On nous a envoyé un prêtre qui est
tellement bon que l’on dirait le Christ en personne ! »
La
jeune femme évoqua le cas d’une femme de Stamna, qui était sous
l’emprise du démon depuis dix-huit ans. Ses parents lui avaient
fait consulter des médecins et visiter de nombreux monastères. Ils
avaient parcouru toute la Grèce, mais elle n’avait pu être
guérie. La jeune femme demanda à voir le Père Jean, et le pria de
guérir la malheureuse. Lui demanda à rencontrer tout d’abord
cette personne démoniaque. Puis, il pria et décida de se charger de
son cas.
Le
dimanche, à la fin de la Divine Liturgie, le Père Jean annonça
ceci à l’assemblée des fidèles : « Chers
Chrétiens, nous allons lutter pour que soit guérie une femme
tourmentée par le démon depuis dix-huit ans. Nous allons jeûner
quarante jours et célébrer la Liturgie quotidiennement. Nous allons
nous confesser et communier. Nous amènerons cette femme à l’église
tous les soirs, et nous dirons la Paraklisis *. Nous ne l’amènerons
pas ici pendant la Liturgie, parce que Satan ferait du tapage. Nous
informerons les villageois des environs pour que viennent tous ceux
qui le souhaitent. »
Le
dimanche soir, ils menèrent cette femme à l’église de
Saint-Nicolas. Beaucoup de monde s’était rassemblé. Elle ne
voulait, en aucune façon, rentrer dans l’église. Le démon
mugissait par sa bouche, insultait tout le monde, menaçait par sa
voix d’incendier l’église, et faisait sortir l’écume de ses
lèvres. Des hommes robustes la saisirent alors et la plaçèrent
sous le polyéléos*. Le Père Jean, tenant une croix dans sa main,
lisait les exorcismes de l’euchologe, et faisait sur elle des
signes de croix. Il maintenait une croix au-dessus de sa tête, et
elle criait : « Enlève ce couteau de ma tête, tu me
blesses ; je ne supporte pas ce couteau ! » La foule
des fidèles faisait des prosternations et répétait : «
Kyrie eleison ! »
Le
Père Jean disait aux gens : « Chers Chrétiens, soyez
patients, nous allons vaincre Satan. »
Le
prêtre avait même demandé à l’instituteur de faire venir tous
les enfants de l’école. Ces derniers faisaient aussi des
prosternations et scandaient le « Kyrie eleison ». Cela
se répétait chaque jour. Le diable, par la bouche de la femme
possédée, disait aux enfants de l’école : « Sortez,
les enfants ! Il se moque de vous, ce vieux prêtre qui pue de
la bouche à force de jeûner. Une belle fiancée passe, allez,
dehors ! Votre maman vous attend avec une tranche de pain frais
saupoudrée de sucre ! » Autrement dit, il mentionnait
tout ce dont les enfants pouvaient avoir envie à ce moment-là, dans
le but de les éloigner.
Des
gens venaient aussi des villages voisins. Un jour, quelqu’un entra,
et le diable lui dit par la bouche de la démoniaque : «
Oh ! Bienvenue à toi, mon ami, toi qui, tel jour, as commis
telle et telle faute ! Et tu oses venir, toi aussi, prier et me
tourmenter ? » Effectivement, comme ces choses étaient
vraies, l’homme repartit couvert de honte, sans même allumer un
cierge. Ce qui est étrange, c’est que la femme possédée était à
ce moment-là tournée en direction de l’autel. Elle n’avait pas
regardé derrière elle, là où se trouvaient les gens. Elle avait
perçu cet homme d’une autre manière, et lui avait dévoilé ses
péchés non confessés.
Un
certain soir, tandis qu’une importante assemblée de fidèles
s’était réunie et que le Père : « Jean priait pour
la démoniaque, un homme dit à son voisin : « Fais ton
signe de croix correctement, on dirait que tu joues de la
mandoline… » La voix de la possédée se fit alors entendre :
« laisse-le tranquille ; il fait très bien son signe de
croix ! »
Une
fois, la démoniaque cria : « Allez chercher mon ami, le
prêtre Untel. » Il s’agissait d’un prêtre de village,
dont la vie n’était pas édifiante. Ce prêtre n’osa pas venir à
l’église…
Le
Père Jean poursuivait sa lutte pour faire sortir le démon de cette
femme. A un moment, il fut informé par le démon lui-même que
celui-ci s’appelait Lucifer, le prince des démons. Il était entré
en elle pendant qu’elle faisait frire des poissons, parce que son
frère, exaspéré par un motif quelconque lui avait dit « d’aller
au diable ». A partir de cet instant, la pauvre femme avait été
sous l’emprise du Malin.
Le
combat du Père Jean était rude. Le diable l’insultait, menaçait
de détruire l’église, d’incendier le village : « Je
vais sortir de cette chienne, disait-il, et je vais entrer en
possession de ta fille et de ton fils. » Le Père Jean lui
répondait : « Tu n’as le droit d’entrer nulle part,
tu n’as le droit que d’aller dans l’abîme. »
Un
soir, un mois plus tard, une fois la Paraklisis terminée et
l’assemblée repartie, le Père Jean ferma la porte de l’église,
s’agenouilla devant l’icône du Christ, et commença de prier
avec larmes pour la délivrance de cette âme torturée par le démon.
Il pria sans relâche de huit heures du soir à trois heures du
matin. Les habitants du village s’inquiétèrent de ne pas le voir
rentrer chez lui auprès de ses enfants qui l’attendaient. Ils se
rendirent à l’église avec ses enfants et le trouvèrent à genoux
en train de prier. Comme cela s’était déjà produit, sa fille
comprit ce qui se passait et leur dit : « Laissez-le
prier. »
Quand
le Père Jean, après avoir longuement été absorbé par la prière,
revint à lui, il rentra chez lui pour se reposer. Dans son sommeil,
il entendit une voix lui dire : « Père Jean, une fois
que seront passés les trente-neuf jours, après minuit, cette femme
sera délivrée de Satan. »
Le
dernier jour, le diable dit au Père Jean : « Père Jean,
tu m’as néanti. » Et, de fait, le quarantième jour, il
sortit de cette femme qui fut libérée de ce martyre, et vécut dès
lors de nombreuses années en bonne santé.
Dans
la chambre où le Père Jean vivait avec ses enfants, il n’y avait
presque rien, en dehors de deux « tsolia » (1) qui lui
avaient été données par les femmes du village.
:
( Mot d’origine turque désignant une couverture).
Ses enfants dormaient sur
l’une et lui sur l’autre. Ils disposaient la moitié de la
couverture sur le sol, et se recouvraient de la seconde moitié. Il
avait une grande foi dans le Seigneur Tout-Puissant. Il sentait que
sa prière était entendue par Dieu, et c’est pour cela que des
miracles se produisaient. Il disait : « Si je demande à
Dieu d’aplanir une montagne au moyen de la prière, du jeûne et
des aumônes, elle sera aplanie. Quand l’homme respecte ces trois
choses, il se trouve dès maintenant au Paradis. »
Le Père Jean vivait dans
une grande pauvreté parce qu’il distribuait en aumônes tout ce
qu’on lui donnait. Pour la première Pâque qu’il célébra au
village, quelqu’un lui fit don d’une chèvre et de son chevreau.
Le chevreau, pour être tué et consommé à l’occasion de la fête,
et la chèvre, pour qu’ils aient un peu de lait à boire les jours
non carémiques. Le Père Jean ne garda ni la chèvre ni le chevreau.
Il les vendit, et, avec l’argent récolté, il acheta des vêtements
pour les orphelins du village, pour qu’eux aussi puissent se
réjouir du jour de la Résurrection.
C’était aussi un
grand jeûneur. Pendant le Grand Carême, il s’abstenait d’huile
pendant soixante jours. C’est la raison pour laquelle le Carême
n’était pas appelé « la quarantaine » au village,
mais « la soixantaine ».
Une nuit, le Père Jean
vit dans son sommeil une maison située dans un lieu inconnu, et le
maître qui mangeait un chien mort.
A son réveil, il se
renseigna sur l’emplacement de cette maison à l’aide de quelques
détails particuliers, et parvint à la localiser. Accompagné de
quelques personnes, il trouva cette habitation et y frappa à la
porte. Une femme vint ouvrir, portant un enfant dans les bras. Son
mari se trouvait aux champs. Quand ce dernier fut informé de la
visite du Père Jean, il accourut avec empressement, se débarbouilla,
puis se prosterna devant lui jusqu’à terre et lui embrassa la
main. Il avait entendu parler de la sainteté du Père Jean et de la
guérison de la femme possédée, mais il n’osait pas venir le
rencontrer parce que sa conscience lui pesait. Il n’allait pas à
l’église, mangeait de la viande pendant les carêmes, proférait
des blasphèmes, et vivait avec sa femme en dehors de la loi de Dieu,
car ils n’étaient pas mariés. Il était toutefois de bonne
disposition. Il demanda à se confesser immédiatement. Il fut
ensuite marié à l’église par le Père Jean, et vécut dès lors
en bon chrétien.
Le Père Jean, serviteur
du Très-Haut par sa vie ascétique, son désintérêt pour les biens
matériels, et sa prière continuelle, était réputé dans toute la
région. Les gens venaient à lui pour recevoir ses conseils et pour
être guéris par ses prières. Ils le considéraient comme un grand
prophète et un thaumaturge. Des inconnus affluaient aussi de
différentes régions, et ils étaient accueillis ainsi : «
Toi, tu es Untel, et tu viens ici pour telle et telle raison. »
Une personne de
Skoutéra, chez le père de laquelle habitait le Père Jean, rapporta
qu’il avait dit ceci : « Un jour, les reliques d’un
saint vont être découvertes au monastère de la Mère de Dieu
Lykourisivtissa, à la suite de quoi le monastère acquerra une
grande renommée. »
Les habitants du village
qui l’adoraient ne profitèrent pas de lui bien longtemps, car on
le nomma bientôt pour desservir le village de Kainourio. Il fut
ensuite envoyé dans le Péloponnèse. Depuis lors, nous avons perdu
sa trace, et, à l’heure qu’il est, il s’est certainement
endormi dans le Seigneur.
Mémoire éternelle !
Que sa bénédiction soit sur nous !
9
PERE LAZARE
AMBROSIADIS
(1872-1951)
Le Père Lazare naquit en
1872 dans le village de Paslach près de Kérasounda, dans le Pont, d
epieux parents, Michel et Marie. Il avait cinq frères et sœurs,
parmi lesquels un frère, Georges, devint prêtre.
Depuis son jeune âge
Lazare aimait Dieu et l’Eglise, et nourrissait le désir, quand il
serait grand, d edevenir prêtre. Jamais il n’utilisa de rasoir
(1), et quand les enfants jouaient avec lui, ils ne l’appelaient
pas par son prénom, mais « Père ».
A l’âge de dix-neuf ans,
il épousa Sotiria, avec laquelle il eut quatre enfants :
Anastasia, Despina, Isaïe et Michel. Il fut bientôt ordonné prêtre
et accomplissait avec zèle ses tâches sacerdotales.
Son épouse tomba malade,
et dut rester alitée pendant quatre ans. Le Père Lazare fit venir
un médecin de Constantinople et le garda chez lui pendant un mois.
Il vendit tous ses biens pour pouvoir le rémunérer, mais,
finalement, la presbytéra s’endormit dans le Seigneur. Le Père
Lazare avait vécu onze ans avec elle, et devint veuf à l’âge de
trente ans. L’année suivante, son fils Michel mourut aussi. Deux
ans plus tard, il maria sa fille Anastasia, qui perdit son premier
enfant, puis mourut elle-même en couches en mettant au monde son
deuxième enfant. Il maria ensuite sa fille Despina qui devint veuve
peu de temps après, car son mari avait succombé à une hémorragie.
En même temps que la
mort qui frappait fréquemment des membres de sa famille, le Père
Lazare devait faire face à la faim. Il y avait une grave pénurie de
nourriture en ce temps-là, et ils étaient contraints de découdre
les couettes et d’en vendre les housses pour pouvoir acheter ne
serait-ce qu’un kilo de maïs. Un jour, tandis qu’il marchait en
compagnie de sa sœur Anatolie et d’une habitante de son village,
ils croisèrent deux Turcs particulièrement cruels. Ces derniers
frappèrent le Père Lazare sans pitié, et décidèrent de le tuer.
Sa sœur les supplia à chaudes larmes de le laisser en vie en leur
expliquant qu’il avait des orphelins à nourrir. Les Turcs leur
prirent leur argent et les laissèrent regagner le village.
Pour pouvoir élever ses
enfants, le Père Lazare travaillait comme bûcheron dans le village
de Gouzalan. Son salaire consistait en une demi-oque de maïs par
jour. C’était là leur seule nourriture. Il faisait bouillir des
herbes sauvages, auxquelles il ajoutait une poignée de farine de
maïs et un peu de lait, et partageait ce repas avec ses enfants.
Suivant une initiative du
Père Lazare, les habitants du village entreprirent la construction
d’une église. Ils transportaient des pierres à dos d’homme sur
de longues distances, confectionnèrent un four dans la montagne pour
avoir de la chaux, et creusèrent un kilomètre de rigole pour faire
venir de l’eau. Quand l’église fut achevée, elle fut consacrée
à saint Nicolas. Le Père Lazare convia trois iconographes de
Tsianikia pour la réalisation des icônes de l’église. Pendant
tout le temps nécessaire, il les logea chez lui, les nourrit, et les
rétribua lui-même pour leur travail.
Durant une certaine
période, les Turcs persécutaient les prêtres, les condamnaient et
les empêchaient de célébrer. Le Père Lazare invitait secrètement
les Chrétiens du village à se rendre dans la forêt pour y célébrer
la Divine Liturgie à l’insu des Turcs. Ils y avaient construit une
petite église rudimentaire dédiée au saint prophète Elie. Le Père
Lazare avait disposé une grande pierre plate en guise d’autel.
Un jour, les Turcs lui
réclamèrent les vases sacrés de l’église. Mais il refusa de les
leur donner. Ils le frappèrent alors, et le maltraitèrent. Ensuite
de cela, avec l’aide de son gendre, le Père Lazare prit les saints
objets et partit les enterrer à une distance d’une journée de
marche.
Le Père Lazare ne
s’arrêta jamais de célébrer la Liturgie. Que ce fût
clandestinement dans l’église du Prophète-Elie ou au grand jour
dans la paroisse de Saint-Nicolas, il n’avait de cesse de célébrer
les Divins Mystères pour le salut de son troupeau spirituel.
Un jour, quelques Turcs
allèrent trouver le Père Lazare, car ils avaient été soi-disant
informés du fait que les chrétiens possédaient des armes. Ils le
frappèrent sans merci pour qu’il dénonce les personnes
concernées. Ils le menacèrent de le circoncire et de le convertir
de force à l’islam. Ce à quoi il répondit : « Vous
pouvez me faire ce que vous voulez, je ne deviendrai pas musulman. Je
suis né Chrétien, et je mourrai Chrétien. » Alors ils lui
tailladèrent les jambes avec un couteau, jetèrent du sel sur ses
plaies, et les passèrent au feu. Ils mirent un trépied dans le
foyer allumé, et quand il fut incandescent, ils le placèrent sur sa
tête. Le Père Lazare ne prononça pas un mot, ni même ne proféra
le moindre murmure. Ensuite de quoi ils lui enfoncèrent des fers
dans les pieds. Après tant de tortures, ils entreprirent de le tuer.
Les Chrétiens du village se cotisèrent et réunirent une somme
d’argent que sa sœur Anatolie apporta à ses bourreaux, lesquels
consentirent à le laisser partir. Or, le Père Lazare ne pouvait
plus marcher à cause de tout ce qu’il avait subi. Son frère vint
le chercher, et le ramena chez lui en le portant sur son dos. Là, en
recourant à un remède ancestral ( il bandait ses jambes blessées
dans une peau de brebis), il se remit peu à peu.
En raison de la forte
agitation qui régnait dans la région, tout le village partit
s’installer à Kérasounda. Là, les Turcs assassinèrent trois
prêtres. Après quoi, à l’emplacement de l’exécution, trois
flambeaux allumés apparaissaient dans la nuit. Face à ces terribles
exactions, le Père Lazare décida de partir pour la Grèce, dès
qu’il aurait réussi à obtenir un passeport. Son frère, le Père
Georges, s’était lié d’amitié avec un Turc nommé Elim
Chotzia. Ainsi, depuis leur village de Paslach jusqu’à
Kérasounda, ils furent escortés par Elim Chotzia et quelques-uns de
ses proches. Ils embarquèrent les moutons et les mules dans un
bateau en partance pour Conqtantinople et revêtirent le Père Lazare
d’une cape de berger.
Il arriva en Grèce, et
resta une année dans un monastère en Epire. Il retrouva ses
enfants, ainsi que ses frères et sœurs, un an plus tard, en 1923,
sur l’île ionienne de Zakinthos, dite aussi île de Zante. Ils se
rendirent tous ensemble à Drama, dans le village de Posionoz
(aujourd’hui appelée Kalamon), où ils demeurèrent cinq ans. Avec
l’aide des habitants, le Père Lazare y construisit une église
dans laquelle il célébrait.
Par la suite, avec sa
fille Despina et son mari, et en même temps que seize autres
familles de réfugiés, il déménagea dans la banlieue de Katérini,
dans le village de Kalyvia Charadras. Son autre fille, Isaïa, resta
à Drama avec sa famille.
Dans ce nouveau village,
il n’y avait pas d’église. Il incita tous les villageois à
participer eux-mêmes à la construction de l’édifice, de manière
à pouvoir célébrer la Liturgie de la Nativité du Seigneur. Ils
transportaient des pierres à pied depuis la rivière. Le Père
Lazare trouva une grande pierre d’une surface d’un mètre carré
et de dix centimètres d’épaisseur. Ils la déplacèrent et la
disposèrent dans le sanctuaire, en guise d’autel.
Pendant la construction
de l’église, son gendre, le mari d’Isaïa qui était restée à
Drama, mourut. Le Père Lazare fit venir sa fille accompagnée de son
fils Anastase, lui apporta son aide, et quand elle fonda une nouvelle
famille, le Père Lazare prit en charge l’éducation d’Anastase.
Il lui construisit une maison, le maria, et se conduisit avec lui,
puis avec son épouse Théodora, comme un véritable père. C’est
aussi lui qui gardait leurs enfants quand Anastase et Théodora
partaient travailler aux champs.
Un jour que le très
compatissant Père Lazare travaillait aux champs, il trouva un enfant
abandonné, âgé d’environ cinq ans. Il le recueillit chez lui, et
s’en occupa pendant près de deux ans, jusqu’à ce que quelqu’un
l’adopte.
Le Père Lazare dormait
dehors, même l’hiver, dans une remise recouverte d’un toit de
tôle, et dont les cloisons étaient constituées de simples tiges de
maïs sèches. Comment supportait-il le froid sans tomber malade ?
Chaussé de sabots, il se rendait jusqu’à l’église – sans
chauffage non plus -, où il célébrait, bravant la neige et la
pluie. Les hivers dans cette région étaient très rudes ; il
pouvait tomber un demi-mètre de neige, et les stalactites ornaient
le bord des toits.
Une fois que le Père
Lazare avait achevé de célébrer la Liturgie, il poursuivait sa
journée en s’affairant aux divers travaux domestiques. Il faisait
la cuisine, pétrissait le pain, et lavait le linge dans un mélange
d’eau et de cendres. Il apportait le pain aux champs, et restait
pour participer aux travaux agricoles, ouvrant les sillons à la
pioche, plantant des pieds de vigne et des arbres fruitiers, et c’est
ainsi qu’il élevait ses petits-enfants.
C’était aussi lui qui
confectionnait les prosphores* qu’il utilisait lors de la Liturgie.
Très expérimenté, il savait parfaitement les faire cuire. Il
conseillait aux femmes de ne pas laver avec les autres vêtements le
torchon dans lequel elles enveloppaient les prosphores, mais
séparément, dans une casserole.
Le Père Lazare était
alerte et rapide dans l’accomplissement des tâches qu’il
entreprenait. Il parvenait à tout faire, et le faisait bien. Il ne
restait jamais sans occupation. Des femmes de la région se
souviennent : « Avec la charge d’une seule maison, nous
étions fatiguées… Le Père Lazare, avec deux maisons, en plus de
l’église, comment trouvait-il le temps de tout faire tout seul, et
d’élever tant de petits-enfants ? »
Quand il recevait un
visiteur, c’était lui qui se levait et qui offrait le café, même
si ses enfants et ses petits-enfants se trouvaient présents. Il
était si humble qu’il se mettait au service de tous et n’acceptait
pas de recevoir des autres ne fût-ce qu’un verre d’eau. Si
quelqu’un venait chez lui pour lui emprunter un outil, il
s’empressait de satisfaire sa demande à l’instant même.
Pourtant, la majorité
des habitants du village n’avait pas pris la mesure de sa valeur
spirituelle, et le considérait tout au plus comme un brave prêtre,
sans rien d’exceptionnel.
Sa petite-fille Arétie
raconte : « Nos parents travaillaient aux champs, et
c’est lui qui faisait tout à la maison. Il lavait, cuisinait,
faisait le pain, et apportait l’eau de pluie de la ravine avec une
cruche. Il veillait aussi sur nous cinq qui étions petits. Durant
mes jeunes années, il m’emmenait toujours avec lui aux Vêpres, et
sur l’ambon, devant le sanctuaire, il me donnait toujours le cierge
pour que je le tienne pendant l’Entrée. Il ne m’a jamais fait
rentrer dans le sanctuaire (1).
:
(Dans la Tradition orthodoxe, seules les personnes de sexe masculin
peuvent entrer dans le sanctuaire).
Il était doté d’une voix
douce et chantait bien. Avec sa pioche, il creusait des sillons dans
les champs et fendait des bûches. Nous l’aimions tellement. Nous
ne l’appelions pas « grand-père », mais « bon
père ».
Il était prêtre, mais il
était aussi une Maman pour tous. Il se fatiguait beaucoup, ne
prenait qu’un seul repas par jour et dormait très peu.
Le Père Lazare était
pieux, et très scrupuleux dans l’accomplissement de son service
pastoral. De petite taille, mince, parlant peu, sans rien
d’impressionnant, il avait une allure modeste et sérieuse. Il
irradiait cependant une Grâce qui attirait les gens. L’on
éprouvait l’envie de passer du temps près de lui, et de l’écouter
parler. Toute sa vie n’était que sacrificielle, et elle avait été
parsemée d’épreuves, vouée à la pauvreté, et toute endeuillée
par les morts à répétition de ses proches. Et, en contrepartie de
sa célébration des Mystères, il n’exigeait jamais de
rémunération de la part de ses paroissiens, lesquels étaient
pauvres. Il existait en ce temps-là un accord tacite, d’après
lequel les habitants du village devaient subvenir aux besoins du
prêtre. Chaque famille s’engageait à lui donner quinze kilos de
blé par an. Or, la plupart ne lui donnaient rien, ou bien, ils
donnaient quelques kilos une année, puis, plus rien l’année
suivante. Il ne réclamait jamais rien, et ne se plaignait pas.
Partout il accourait avec joie au service de ses paroissiens. C’était
un bon pasteur, et non pas un mercenaire, et c’était là un fait
admis et reconnu de tous.
Pour les mariages ou les
funérailles, il n’acceptait rien. Même en ces temps difficiles de
disette, de guerre, et de misère. Le premier jour de chaque mois,
muni de son petit encensoir, il parcourait les chemins boueux pour
bénir toutes les maisons du village. Il n’excluait personne et
allait partout. Certains lui donnaient une dizaine de pièces,
d’autres de vulgaires clopinettes ; mais le Père Lazare n’y
accordait pas d’importance et ne nourrissait aucune rancune.
Il était très strict en
ce qui concernait la discipline. Durant les célébrations, il ne
tolérait aucun désordre. Il ne permettait pas aux femmes d’entrer
dans l’église maquillées ou en manches courtes.
Sous l’Occupation, il
arrivait que les gens appauvris n’aient pas de quoi acheter des
couronnes pour la célébration du mariage. Il coupait alors deux
branches de vigne et les enroulait en forme de couronnes. Quelle
charmante simplicité ! « Si elles avaient été
agrémentées d’une grappe de raisin, ça aurait été encore
mieux », disait-il.
Il ne fréquentait pas les
cafés. Il se rendait chez les gens, principalement chez les
personnes âgées, mais aussi chez les jeunes. Il évitait la foule.
Il était paisible et aimait le calme. Quand des personnes se
disputaient et entraient en conflit, le Père Lazare allait les voir
et les réconciliait.
Il pratiquait des jeûnes
austères. Pendant le Grand Carême, il ne mangeait qu’une fois par
jour. Il préconisait à sa bru, la femme de son petit-fils Anastase,
de ne pas cuisiner le dimanche, jour de la Résurrection. Il
s’abstenait de viande et ne consommait pas de nourriture préparée
le dimanche.
Il disait à ses
petits-enfants, qui jouaient et riaient beaucoup, de ne pas trop
rire, leur expliquant que le rire trop gras venait de Satan. Il leur
conseillait de prier. Il avait fabriqué un petit tabouret à chacun
d’entre eux, et quand il priait, ses petits-enfants s’asseyaient
devant lui. Quand il en ressentait le besoin, il se rendait dans la
chambre d’à côté, où il pouvait rester en prière pendant des
heures.
Il incita Constantin
Sargianidis à apprendre la musique byzantine, et le payait de sa
poche, bien que lui-même ne fût pas rémunéré, jusqu’à ce que
celui-ci devînt chantre. Quand ils étaient invités aux festivités
qui suivaient la célébration d’un baptême, il ne lui permettait
pas de chanter des chansons, mais seulement des tropaires*.
La seule chose qui
procuraient à ses paroissiens de l’insatisfaction à son sujet,
était que, lors des baptêmes, il ne donnait pas aux enfants le
prénom qu’avaient choisi les parents, mais celui que lui-même
souhaitait leur donner. S’il ne s’agissait pas d’un prénom de
tradition chrétienne ( nom de fleur, de voiture, ou autre), il
disait : « Qu’est-ce que c’est que ce nom ? »,
et baptisait l’enfant en lui donnant le nom du saint du jour. Le
Père Lazare ne faisait pas de concession. Peu lui importait que l’on
s’en offusquât. Voyant son inflexibilité, certains allaient faire
baptiser leurs enfants dans le village voisin, Trilopho. Le bon
prêtre poursuivait un objectif spirituel, mais les gens simples ne
le comprenaient pas.
Tous s’accordaient
néanmoins à dire que le Père Lazare était un bon prêtre,
irréprochable. « Tout ce qu’il prédisait se produisait.
Ses paroles étaient bénies du Ciel, et sa bénédiction faisait des
miracles. »
Alors qu’il était le
prêtre du village de Kalamon, près de Drama, le bétail fut décimé
par une épidémie. Le Père Lazare donna la consigne de ne plus
allumer de feu pour cuisiner, de jeûner ( y compris les enfants)
jusqu’à l’ heure de none – à trois heures de l’après-midi
-, puis de célébrer une Paraklisis. Il lut des prières et le fléau
s’arrêta.
Un jour, une femme
pétrissait de la pâte pour préparer une pita (1), quand, soudain,
un coup de vent violent ouvrit brusquement la porte.
:
( Feuilleté garni de légumes et/ ou de fromage).
Son enfant se mit à pleurer
en écumant, et criait que des gens essayaient de l’étouffer. Elle
le conduisit sans tarder chez le Père Lazare. Il le bénit d’un
signe de croix, lui lut les prières d’exorcisme, et l’enfant
retrouva ses esprits et son sourire.
Le Père Lazare possédait
une vache, afin que ses enfants et ses petits-enfants puissent boire
du lait. Or, un soir, sous l’Occupation, la vache du Père Lazare
demeura introuvable. Il partit à sa recherche, demandant aux gens
s’ils ne l’avaient pas vue. Quelqu’un lui répondit : «
Père Lazare, tu te fatigues pour rien. Ta vache a été abattue. »
Il en fut très affligé. Un communiste qui le persécutait
continuellement ne s’était pas contenté d’exécuter cet animal,
il s’était aussi rendu près des ruches du pauvre Père Lazare,
les avait renversées, en avait retiré les rayons, causant de grands
dégâts. Le Père Lazare en fut informé, mais il ne porta pas
plainte ni ne réclama de dédommagement. Seulement, que se
passa-t-il ? Les années passèrent, et la dernière heure de
cet homme injuste arriva. Or, il ne pouvait pas rendre l’âme. Il
beuglait comme une vache… Alors, une de ses proches alla chercher
le Père Lazare pour qu’il lui lise la prière d’absolution. Le
prêtre se rendit aussitôt au chevet de l’homme qu’il trouva
dans un piteux état. Il agitait les bras comme s’il chassait des
mouches. Perplexe, la femme demanda l’avis du Père Lazare qui
répondit : « Il chasse les abeilles pour qu’elles ne
le piquent pas. » A peine lui eut-il lu la prière d’absolution
que l’homme à l’agonie rendit l’âme.
Un jour, une dame alla
chercher le Père Lazare pour qu’il lise une prière de bénédiction
à sa fille Sophie qui souffrait d’une forte fièvre. Elle le
trouva occupé à discuter dans une maison voisine. Il lui dit :
« On va y aller, ne t’inquiète pas. » Impatiente, la
femme qui voyait le Père Lazare prendre son temps lui rappela son
cas. Le Père Lazare lui dit alors : « On y va, mais
avant même qu’on soit arrivé, ta fille sera guérie. »
Effectivement, quand ils arrivèrent chez elle, sa fille avait
recouvré une parfaite santé.
Elisabeth Tsoléridis
raconte qu’une année, un insecte avait attaqué les plants de
tabac qu’ils avaient plantés. Ils se rendirent dans le champ avec
le Père Lazare, qui célébra un office de bénédiction des eaux et
aspergea tout le champ d’eau bénite en faisant le signe de croix.
Ils s’assirent ensuite à l’ombre d’un arbre. Le Père Lazare
leur dit : « Vous allez voir que d’ici une heure, tous
les insectes auront été exterminés. » En effet, cela se
passa ainsi, et leur champ fut sauvé. Une autre année, quand ce fut
au tour d’un petit escargot de ravager leur plantation, ils firent
de nouveau appel au Père Lazare, qui fit cesser le fléau par sa
prière.
Anastasia Tzoumerkas, qui
s’était mariée dans le village d’Exochi, relate ceci : «
Je venais d’accoucher quand j’ai eu une forte fièvre pendant
quatre jours. Nous avons fait venir le Père Lazare pour qu’il lise
une prière. Avant même qu’il ait terminé, j’ai commencé à
sentir que quelque chose partait de moi, et quand il eut fini,
j’étais totalement guérie. C’est comme s’il avait
littéralement retiré ma maladie de sa main. »
Pendant la Guerre civile,
les maquisards avaient enfermé le Père Lazare dans l’église du
village et voulaient l’exécuter. Un brave paysan s’interposa :
« Le Père Lazare est des nôtres, un de ses petits-fils est
au maquis. » Les maquisards avaient enrôlé son petit-fils, et
grâce à cela, il eut la vie sauve. Comme la famille du Père Lazare
courait toutefois un danger, ils déménagèrent à Katérini en
1947.
Il s’installa avec son
petit-fils Anastase et sa famille dans la maison de sa nièce,
Chrisie Cholidis. Par discrétion, il demeurait dehors, dans un
hangar couvert de tôle, ouvert aux quatre vents. En ce temps-là,
une voisine donna naissance à un enfant hors mariage. Quand le Père
Lazare l’apprit, il baptisa lui-même l’enfant, et lui donna pour
marraine sa belle-fille Théodora. Il apporta son aide à la mère de
l’enfant de diverses façons.
Il était censé célébrer
dans l’église de la Sainte-Trinité, mais les prêtres ne le
laissaient pas concélébrer, ce qui lui causait bien du souci.
Stylianie Phyrinidis
raconte : « Le Père Lazare venait parfois chez nous.
Lors d’une de ses visites, mon beau-père m’a demandé de lui
apporter quelque chose, mais moi, encore petite enfant, j’ai
continué à jouer sans prêter attention à sa demande. Mon
beau-père m’a attrapée, et a commencé à me frapper sans pitié,
à coups de poing et à coups de pied. Le Père Lazare lui dit :
« Mais qu’est-ce que tu fais ? C’est Dieu que tu es
en train de frapper. Cette petite est orpheline, tu ne dois pas la
frapper. Et pour les repas, c’est toujours elle que tu dois servir
en premier. Toi, tu dois manger ensuite. »
Chaque fois qu’il
venait à la maison, il me donnait de l’argent, et me disait
d’acheter des cahiers, ou ce dont j’avais envie, et me
conseillait d’écouter mon beau-père pour ne pas le mettre en
colère.
Un jour, il est passé à
l’école pour me dire au revoir, et j’ai pleuré, parce que je
l’aimais beaucoup. Il m’a de nouveau donné un peu d’argent et
m’a consolée en me disant qu’il reviendrait me rendre visite.
Quand il est allé en
Terre Sainte, il m’a rapporté une petite croix que j’ai
suspendue à mon cou. »
Le Père Lazare était
très sensible à la peine des autres parce qu’il avait lui-même
beaucoup souffert. Quand il apprenait que quelqu’un était tombé
malade, il s’empressait de lui rendre visite. Le fils de Pipéra
Mavridis était tombé malade quand il était au lycée. Le Père
Lazare allait régulièrement le voir et lui apportait des fruits.
Au cours de l’année
1950, le Père Lazare tomba fréquemment malade. Bien qu’étant
lui-même affaibli, quand il apprit qu’un autre homme, Anastase
Makridis, originaire de son village, n’était pas en bonne santé,
il se rendit à son chevet. Il dit, en parlant de lui à son
petit-fils Anastase : « Nous sommes tous les deux en
chemin. Nous allons nous revoir là-haut, dans les Cieux. »
Comme il connut par
avance la date de sa dormition, il se rendit avec son petit-fils chez
le notaire, pour rédiger son testament et lui léguer ses champs.
Quelques jours plus tard,
Anastase Makridis s’endormit dans le Seigneur. Quand le Père
Lazare entendit la nouvelle, il déclara : « Demain, je
vais partir aussi. »
Ainsi, le Père Lazare
fit ses adieux et donna sa bénédiction à ses proches, puis
s’endormit paisiblement dans le Seigneur, le 3 janvier 1951.
Le lendemain, un prêtre
de Ryakia, assisté de deux laïcs, l’enveloppa d’un linceul. Ils
furent étonnés de constater que son corps, mort depuis de
nombreuses heures, était encore souple.
Lors de ses funérailles,
tout le village l’escorta avec respect en versant des larmes
d’affection.
Ses proches se rendaient
régulièrement sur sa tombe pour en allumer la veilleuse. Quelques
années plus tard, ils remarquèrent un jour qu’à l’emplacement
de sa poitrine, un petit trou s’était fait tout seul, assez large
pour laisser passer un petit oiseau. Ils n’y accordèrent pas
d’importance, mais ils commencèrent à constater qu’un parfum
provenait de ce trou. Sa fille, Despina, le voyait souvent dans son
sommeil. Il lui disait : « Sors-moi d’ici. Mets-moi
dans le sanctuaire. Je ne suis pas à ma place ici. »
Ainsi décidèrent-ils,
bien des années plus tard, de le « dé-crucifier »,
comme disent les gens du Pont, autrement dit, de procéder à son
exhumation. Une grande surprise les attendait, parce que le Seigneur
souhaitait glorifier son serviteur d’exception.
Sa fille Despina, son
neveu Dimitri et leur voisin Jean Mavridis étaient occupés à
creuser le sol quand ils sentirent un intense parfum. Quand ils
trouvèrent les ossements, ils virent que sa main droite était
incorrompue, en position de bénédiction, et que son vêtement
liturgique, à cet emplacement, était intact. Dans sa naïveté, sa
fille essaya d’enlever la peau de l’ossement, et, ce faisant, la
déchira. Ils lavèrent les ossements avec du vin, les mirent dans un
sac, et les placèrent dans l’église de Saint-Georges. Le soir
même, Despina vit dans son sommeil son père se tenir aux côtés de
saint Sabbas. Il la réprimanda de lui avoir endommagé la main. Il
lui accorda son pardon après qu’elle lui ait demandé pardon à
plusieurs reprises, et la pria de continuer à chercher dans sa tombe
pour retrouver le reste de ses ossements. Elle trouva en effet sa
main gauche, les doigts étant toujours reliés à la paume. Nombreux
furent ceux qui allèrent vénérer les reliques parfumées,
embaumant l’odeur de sainteté, du Père Lazare, tandis que
d’autres, plus méfiants, exprimaient leurs doutes. Ainsi, le
métropolite Barnabé donna la consigne d’enterrer de nouveau les
ossements. Quand le nouveau métropolite de Kitros, Monseigneur
Agathon, fut élu, l’on procéda à une seconde translation des
saintes reliques. L’odeur de sainteté y était toujours présente,
et demeure jusqu’à aujourd’hui. De nombreux miracles se
produisent pour ceux qui invoquent l’aide du Père Lazare, et il
apparaît à beaucoup.
Que sa bénédiction
soit sur nous !
10
PERE JEAN
SGOURAS
(1882-1960)
Le Père Jean Sgouras
naquit en 1882 dans le village de Mégalo Vogialiki, en Roumélie
Orientale, située en Thrace du Nord, territoire qui appartient
aujourd’hui à la Bulgarie (1).
:
( Nous remercions R.P. à qui nous devons la collecte des éléments
biographiques du père Jean auprès de ses enfants, de ses proches,
et de ses paroissiens. ( N.d.A.)).
Sa famille était très riche.
Son père était un député de Roumélie orientale sous le règne du
roi Ferdinand de Bulgarie. Sa mère, Calliope, était très simple,
et pieuse. Elle s’occupait de sa maison, et en particulier de
l’éducation de ses enfants. Ils vivaient selon les principes
chrétiens, et prenaient soin de les transmettre à leurs enfants.
Le petit Jean étudia à
l’école primaire de Mégalo Vogialiki, ainsi qu’à l’école
grecque d’Anchialus. Il aimait beaucoup la musique, et en bon
enfant issu d’une famille aristocrate, il jouait du piano. Il avait
un talent inné pour la musique. Une fois, pendant qu’il jouait du
piano en chantant de façon très mélodique, les Bulgares
s’écrièrent dans leur enthousiasme : « Que tous les
Grces meurent, mais que celui-ci vive ! »
Dès son jeune âge, il
participait avec zèle à la Divine Liturgie, et de sa douce voix
angélique, il psalmodiait avec les chantres. Il s’empressait de se
rendre tôt le matin dans les villages voisins quand une église
célébrait sa fête patronale, de façon à ne rien manquer de
l’office.
Le Seigneur permit que
Jean découvrît très jeune la vie de saint Jean le Kalyvite, qui
causa chez lui une si forte impression qu’il souhaita l’imiter et
devenir moine à son tour. Mais ses parents s’interposèrent. Une
fois parvenu à l’âge adulte, il remplit les fonctions de
secrétaire communal de Mégalo Vogialiki et de maître d’école.
Il se maria avec Catherine Miltsakakis, originaire du village voisin
de Mourandalis, avec laquelle il eut sept enfants dont trois
seulement survécurent.
En 1925, tous les
habitants du village émigrèrent et s’installèrent dans le
village de Xylagani, dans la région de Komotini. La même année,
son plus cher désir se réalisa, puisqu’il fut ordonné prêtre,
et nommé pour desservir Géniséas, près de Xanthe. En 1929, il fut
mité à Ferès, dans la région d’Alexandropolis, où il demeura
jusqu’en 1932.
Une année, le jour de
la Théophanie, il se rendit avec ses paroissiens sur les rives de
l’Ebre pour célébrer l’office de la bénédiction des eaux.
Revêtu de ses ornements liturgiques et tenant à la main l’Evangile
et la Croix, le Père Jean se plaça au milieu d’un petit pont de
bois. Quand il lança la Croix, les hommes sautèrent (1), faisant
vaciller le pont, et provoquant la chute du Père Jean dans la
rivière, dont la profondeur, à cet emplacement, était supérieure
à deux mètres. Les fidèles, tétanisés, commencèrent à
paniquer. Le Père Jean, qui ne savait pas nager, ne perdit rien de
son sang-froid. Il entendit la voix de saint Nicolas lui dire :
« Père Jean, tends la main vers le haut. » C’est ce
qu’il fit ; et le médecin de Férès put l’attraper et le
faire remonter sur le pont. Il est admirable qu’il n’ait pas
coulé, parce qu’il était très lourdement vêtu. Notons qu’il
ne laissa pas l’évangéliaire lui échapper.
En 1932, il fut nommé
prêtre desservant du village de Dioni, puis de Maronia, et enfin de
la paroisse de Sainte-Sophie à Komotini, où il célébra jusqu’à
sa retraite.
Le Père Jean était un
véritable serviteur de Dieu, et son digne liturge. Animé d’un
grand amour du culte divin, il célébrait quotidiennement l’ensemble
des offices. Quand il se rendait à l’église, il rencontrait sur
son chemin de nombreux nécessiteux, qui sollicitaient son aide.
Compatissant, il leur donnait tout ce qu’il pouvait. Quant à
l’héritage qu’il avait reçu de son père, il en consacra la
majeure partie à aider des pauvres, des veuves et des orphelins.
Quand son épouse lui
faisait le reproche de trop donner, il lui répondait par un verset
de l’Ecriture : « Ce que vous voulez que les hommes
fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement » ( Lc 6,
31). Cette femme bénie avait bon caractère et apportait son aide au
Père Jean dans ses bonnes œuvres et ses aumônes, malgré
l’arthrite déformante dont elle était atteinte, et qui la faisait
terriblement souffrir. Elle ne dormait pas de la nuit du fait de ses
douleurs, et prenait beaucoup d’antalgiques pour pouvoir, durant la
journée, aider les gens sans en ressentir trop de peine, et
assister le Père Jean.
Du temps où ils
recevaient du pain en échange de coupons de rationnement donnés par
les Bulgares, elle partageait celui qu’elle recevait avec des
familles
dans le besoin. Elle était
très accueillante. C’était une bonne épouse et une Presbytéra
bonne. Leur brève cohabitation produisit beaucoup de fruits. C’était
un couple plein d’amour.
La nièce du Père Jean,
Eudocie Koufakis, du village de Xylagani, aujourd’hui âgée de
quatre-vingt-dix ans, fut le témoin oculaire d’un miracle. Elle
raconte : « Près des bains thermaux de Géniséa, nous
avons vu une femme turque complètement paralysée. Elle était sur
une charrette, transportée par son mari. Elle avait vu trois fois en
rêve quelqu’un lui dire : « Si un prêtre grec lit sur
toi des prières pour les malades, tu vas guérir. » Son état
était tel qu’elle ne pouvait pas même soulever ses bras. Elle a
demandé au Père Jean de l’aider. Il a lu sur elle des prières
pour les malades durant un très long moment, puis il lui a demandé
de bouger sa main droite. Elle la remua un peu, mais sa main gauche
était immobile. Il lui dit de faire le signe de croix, après lui
avoir montré comment le faire. Elle pleura et le couvrit, en turc,
de remerciements. Elle se dressa sur ses jambes, et repartit en
marchant. Le Père Jean lui dit : « Dorénavant, aucun
mal ne t’arrivera. Prie et fais le signe de croix. » »
Une autre Turque du
village d’Ergani, près de Komotini, alla trouver le Père Jean,
parce que sa grossesse était parvenue à son terme, mais qu’elle
n’accouchait toujours pas. Le Père Jean lui dit : « Sois
sans inquiétude. Dans deux jours d’ici tu vas accoucher. »
De fait, deux jours plus tard, elle accoucha de jumeaux, et, dès
lors, toute sa famille tint le Père Jean en grand respect.
Le Père Jean aimait tout
le monde et disait : « Peu m’importe que les personnes
soient turques, juives ou grecques. Elles ont toutes une âme. »
Un jour, il arriva par
le train un couple, tenant entre ses bras un enfant à l’article de
la mort. Il trouva le Père Jean qui le conduisit à l’église.
Celui-ci fit communier l’enfant, qui repartit debout sur ses jambes
et ayant recouvré une pleine santé.
Une mère de famille
nombreuse, initialement en bonne santé psychique, était sujette à
de graves troubles mentaux depuis la naissance de son dernier enfant,
alors qu’elle se trouvait toujours en couches. Elle faisait jour et
nuit des cauchemars. Des médecins lui avaient rendu visite, ainsi
que des prêtres, mais son état était resté le même, et
stationnaire. Des amis de la famille, qui connaissaient la vertu du
Père Jean, suggérèrent de le faire venir pour qu’il lise sur
elle des prières d’exorcisme. Le Père Jean se rendit à son
chevet, lut sur elle les prières, et suspendit une icône de saint
Pantéléïmon à la tête de son lit. Cette femme possédée fut
guérie le jour même, et jusqu’à sa dormition, survenue à l’âge
de quatre-vingt-cinq ans, elle n’eut plus jamais à souffrir
d’aucun trouble psychique ni mental.
Despina Veltsidis, du
village de Proskynitès, amena au Père Jean son fils malade, dans
l’espoir de le voir guérir. Le Père Jean lui dit : «
Si tu crois et si tu pries, ton enfant va guérir. » Elle le
supplia en lui embrassant la main : « Je ne veux rien
autre que cela seulement, que mon enfant vive. » Le Père Jean
revêtit son étole, ouvrit son euchologe, ce qui est dire son livre
de prières, et lut une prière des malades sur l’enfant qui s’en
trouva guéri. Pour le remercier, elle lui avait, dans un plat de
cuivre, apporté du saindoux. Il refusa de le prendre en disant :
« Garde-le, ma chère, et mange-le avec ta famille.
Retournez-vous en chez vous, avec la bénédiction du Seigneur. »
La petite-fille du
Père Jean, Daphnée Dadakidis, raconte : « Un jour, une
Tzigane est venue chez mon grand-père, à Maronia, et demanda à le
rencontrer. Ma grand-mère lui a servi un repas, puis la femme lui
dit :
« Moi, grand-mère,
je suis venue pour le Petit Père*, afin de lui demander conseil, de
lui dire mon problème, et qu’il me donne sa bénédiction pour que
mon enfant soit sauvé. »
Je suis allée chercher
mon grand-père. Quand il est arrivé, cette femme lui a embrassé la
main, et lui a dit : « Père, mon fils est malade. J’ai
eu beau consulter des cartomanciennes et des magiciennes, mon fils
n’a pas été guéri.
Cette femme alors s’agenouilla
pour lui baiser les pieds.
« Rentre chez toi, ma
chère. Ton enfant va guérir. »
La Tzigane revint
quelques jours plus tard, avec une bouteille d’huile pour le
remercier, et lui dit en pleurant : « Quand je suis
arrivée chez moi, mon enfant jouait dans la cour.
Et il ouvrit son
portefeuille pour lui donner quelque peu d’argent.
« Une âme pareille,
même en rêve, je n’en verrai pas. Je n’oublierai jamais ce que
mes yeux ont vu », répondit-elle, émue jusqu’aux larmes.
Après quoi, mon
grand-père éleva les bras devant l’iconostase, et il eut ce
simple mot : « Mon Dieu, je te remercie. » »
En 1940, une famille de
Nea Andréani, près de Komotini, souffrait beaucoup. La pauvre
Konstantina Kardimis n’arrivait pas à joindre les deux bouts, et
fut contrainte de revenir à Xylagani, son village d’origine, dans
l’espoir d’améliorer la situation. Malheureusement, cela ne
changea rien à rien.
Un matin, elle se leva
et remarqua sur le perron de sa porte un gros sac de farine et des
œufs. Elle se prit à pleurer, disant : « Qui nous a
sauvés ? », et sans réfléchir bien longtemps, elle se
rendit chez le Père Jean pour le remercier, persuadée que c’était
bien lui son bienfaiteur. Et, par le fait… Le Père Jean avait
transporté ce chargement de farine à l’aide d’une brouette.
Non seulement le Père
Jean n’acceptait pas d’argent pour les guérisons qu’il
opérait, mais il venait en aide aux nécessiteux en y étant de sa
poche. Quand il célébrait un Trisagion* et que, pour ce faire, on
lui donnait de l’argent, il refusait, disant d’utiliser cette
somme à meilleur escient en la vouant aux enfants. En sa qualité de
prêtre, il aidait beaucoup de monde, en particulier les veuves et
les orphelins. Il s’occupait comme il fallait de ses propres
enfants, qu’il élevait avec des principes stricts, et qui, tous,
dès lors, le respectaient. Il guérit de nombreux malades et délivra
des démoniaques de l’emprise des légions de démons qui les
possédaient.
Bien que lui-même prît
part aux difficultés d’autrui, et fît tout son possible pour les
aplanir et les résoudre, il n’aimait pas, par esprit de
discrétion, s’étendre sur ses problèmes personnels.
C’était un bon mari et
un bon père. Il disait au sujet de son épouse : « Après
Dieu, la Toute Sainte, et les Saints, ma femme est la lumière de ma
vie. » C’est ainsi qu’il surnommait la Presbytéra. Il
l’aimait beaucoup. Ils formaient un couple plein d’amour. Il
était également très bon confesseur. Strict et exigeant, certes,
mais juste et plein de discernement spirituel. Il ne confessait pas
ses enfants, ni ses petits-enfants. Mais il leur disait : «
Allez vous confesser auprès d’un autre prêtre, pour que que vos
péchés soient pardonnés. »
Il étudiait la sainte
Ecriture à longueur de journée, tant l’Ancien que le Nouveau
Testament. Il aimait aussi scruter les livres traitant des
différentes hérésies, de manière à connaître la foi des
hétérodoxes, en sorte de la distinguer de la Vraie Foi Orthodoxe.
Il étudiait les livres scrupuleusement, et les scrutait avec zèle,
s’y appliquant mot à mot. Rien ne lui échappait. Il n’était
pas asocial, en dépit du fait que depuis la mort de son épouse il
vivait de manière monastique dans la chasteté angélique. Il était
doté d’un caractère introverti, mais il entretenait avec tout son
entourage de bonnes relations.
Il assumait de
nombreuses charges familiales. Comme son gendre Aristomène avait été
tué, le Père Jean vint habiter auprès de sa fille Calliope, et il
l’aida dans la traversée de ses difficultés.
Le Père Jean avait
consacré et voué toute son âme entière à Dieu, et non pas comme
l’eût fait un prêtre mercenaire, salarié de l’Etat.
Lorsqu’il commettait
une erreur, il le reconnaissait, et il en demandait pardon.
Un jour, une jeune fille
malade, présentant un problème sanguin, alla voir le Père Jean,
qui lui dit : « Ma fille, va à l’église, fais le
signe de croix, et supplie le Seigneur. Je te donne ma bénédiction. »
Elle fit ensuite des analyses sanguines, et les médecins lui dirent
qu’elle allait très bien. Cinq ans plus tard, cette jeune fille se
fiança, et revint voir le Père Jean, lui baisa les mains avec
respect, et le remercia de l’avoir guérie.
Mavromatis, petite-fille
du Père Jean, se souvient : « Quand j’avais dix ans,
quatre personnes ont fait venir une démoniaque chez ma mère Marika,
à Komotini. Mon grand-,père lui a lu chaque après-midi les prières
d’exorcisme. Il avait le charisme de pouvoir chasser les esprits
mauvais. La femme fut délivrée des démons. »
Zacharoula
Kollagiandsidis, de Xylagani, raconte : « Quand j’étais
petite, orpheline, je vivais avec mes deux petites sœurs et ma mère.
Le Père Jean passait souvent chez nous, et nous apportait à manger.
Une fois, il m’a empli la main de graines de tournesol, qu’il
avait bénies. Ma mère les a plantées, et elles produisirent une
abondante récolte. Nous avons rempli trois remorques de grains, et
nous avons pu produire assez d’huile pour toute l’année. Les
gens s’étonnaient de ce que le champ de la veuve ait produit
autant. Tout le monde aidait ; on était tous croyants, et l’on
savait ce qu’était un saint prêtre. »
Il célébrait l’office
de la bénédiction des eaux chaque mois, et passait chez tous ses
paroissiens pour les bénir, sans accepter aucune rémunération.
Un jour, une de ses filles
spirituelles, Hélène Phanidis, lui demanda : « As-tu
assisté à un événement surnaturel, père, au cours de toutes ces
années de sacerdoce ?
Oui,
mon enfant. Un jour, alors que je m’apprêtais à sortir de
l’église de la Mère de Dieu par la porte latérale, j’ai vu
Saint Charalampos sortir de son icône. Il m’a accompagné jusqu’à
la porte de l’église avant de disparaître. Cet événement m’a
grandement ému, et m’a fait, je l’avoue un peu peur. Je m’en
souviendrai toute ma vie. »
Comme Kamakidis,
marguillier de la paroisse métropolitaine de la Toute-Sainte de
Komotini, révéla l’anecdote suivante, après la dormition du Père
Jean :
« Un dimanche, à
la fin de la Liturgie, le Père Jean me demanda de ne pas rentrer
chez moi, parce qu’il était absolument nécessaire que je reste à
l’église encore environ une heure.
« Que se
passe-t-il, Père Jean ? », lui demandai-je. Sa réponse
me fit frémir : « Au moment où je me suis approché du
calice pour consommer les Saints Dons, j’ai vu qu’un scorpion
était tombé dedans ( il provenait probablement des murs d’époque
byzantine sur lesquels l’église s’appuie.)
(1): (Cavité destinée à
recueillir et à évacuer les eaux des baptêmes ou tout autre
liquide ayant fait l’objet d’une bénédiction dans l’église).
-ça, ce n’est pas
possible, Cosme. Le puisard sert à autre chose.
- Que va-t-on faire
dans ce cas ?
- Je vais le couper
en petits morceaux, et je vais le consommer… et à la Grâce de
Dieu ! Que Sa volonté soit faite. Toi, Cosme, reste une
demi-heure à l’extérieur du sanctuaire, et si tu entends que je
tombe par terre, viens. »
J’ai attendu
avec angoisse, je ne me souviens plus combien de temps exactement,
puis quand je me suis décidé à entrer dans le sanctuaire, j’ai
vu le Père Jean assis sur une chaise, le visage calme et serein.
« Tu peux
rentrer chez toi, Cosme, je te remercie beaucoup. Ce n’était pas
encore mon heure. Je te prie cependant de ne rien dire à personne de
ce que tu as vu, jusqu’à ma mort. »
Sous
l’Occupation, en 1942, les Bulgares capturèrent Dimos, le fils du
Père Jean, ils le lièrent, le jetèrent dans un grand sac et
l’emportèrent avec eux. La Presbytéra fut profondément
attristée. Un commandement d’Athènes alla chez le Père Jean, lui
fit savoir que son fils allait bien, et lui donna une lettre écrite
de sa main. Ils la lurent, et, le lendemain, la Prebytéra s’endormit
dans le Seigneur, peut-être à cause d’un problème cardiaque, à
l’âge de quarante ou quarante-cinq ans.
Pour finir, Dimos
eut la vie sauve, par l’intercession du gendre du Père Jean,
Constantin Ioannidis, journaliste, qui connaissait bien le bulgare,
et qui faisait office de traducteur. Les Bulgares avaient abondamment
frappé Dimos. Constantin le cacha chez lui jusqu’à leur départ.*
Le Père Jean vécut
encore une vingtaine d’années. Il pouvait désormais mener une vie
plus ascétique, intensifier ses labeurs spirituels, et, d’une
certaine manière, tendre à la vie monastique à laquelle il
aspirait depuis son jeune âge. Il dormait à la dure. En dehors de
ses activités sacerdotales qu’il exécutait soigneusement et les
services qu’il rendait à tous avec une grande charité, il
consacrait le reste de son temps à la prière et à l’étude.
Devenu âgé, il se rendait à l’église avec une canne, en
traînant un pied, pour célébrer les offices. Si on lui disait de
ne pas se fatiguer autant, il répondait : « Je dois y
aller. Je peux marcher tout doucement. Celui qui ne veut pas aller à
l’église, il n’y va pas, même si ses jambes le portent bien.
Moi, je ne laisserai pas mon office des Vêpres. »
Quand il prit sa
retraite, en 1957, il resta vivre un an chez sa fille Marika à
Komotini. Il partit l’année suivante pour Xylagani, pour demeurer
auprès de son autre fille Calliope, et pour lui apporter son
soutien, parce que son mari Aristomène avait été tué quelques
mois auparavant.
Le Père Jean tomba
malade. Il déclara à Eudoxie Koufakis et à sa tante Marie qui
étaient venues lui rendre visite : « Un ange du Seigneur
est venu pour me prendre avec lui, mais je lui ai demandé de me
laisser encore une semaine, parce que je ne suis pas prêt. L’ange
se tenait juste là. »
Une semaine plus
tard, des femmes vinrent voir le Père Jean pour qu’il lise sur
elles une prière. Quand il eut fini, il leur dit : « Où
va-t-elle aller, cette prière ? Il me reste peu de temps à
vivre. » Il sortit dans la cour, bénit du signe de croix les
quatre points cardinaux, et dit : « Mon Dieu, je suis
prêt maintenant ; prends-moi. » Il se tourna vers sa
fille Calliope, et lui dit : « Mon enfant, je pars. »
Elle lui prépara un thé, et le lui apporta, mais elle arriva trop
tard, et le trouva mort. Il avait ses mains en croix, et son âme
s’était envolée pour les Cieux, le 20 mars 1960, à l’âge de
soixante-dix sept ans. Il avait toujours vécu avec le sourire, et,
une fois mort, ce sourire demeura sur son visage.
Tous ceux qui furent
informés de sa dormition arrivèrent, parfois de loin, souvent à
pied, et ils pleuraient, inconsolables, en particulier ceux dont il
avait été le bienfaiteur. Des veuves, des orphelins, des pauvres,
et des malades remerciaient, les larmes aux yeux, leur bienfaiteur,
et faisaient le récit de ses bonnes œuvres. Ils souhaitaient que
ses ossements soient sanctifiés. Ils l’enterrèrent dans le
cimetière de Xylagani.
En 1970, eut lieu
l’exhumation du Père Jean, par le Père Pierre Papavasiliou, l’un
de ses fils spirituels, et le Père Nicolas Adamopoulos, de
Livanatès, près de Lamia, qui desservait à l’époque la paroisse
des Taxiarques à Xylagani. Quand on ouvrit son tombeau, un parfum se
dégagea de ses ossements, se répandit aux alentours, et fut
perceptible par toutes les personnes présentes. Ils placèrent ses
reliques à l’intérieur d’un coffre en bois, recouvert d’un
tissu noir, qu’ils disposèrent dans l’église. Elles y
demeurèrent trois jours, emplissant les lieux de cette bonne odeur.
Le métropolite de Maronia et de Komotini, Monseigneur Timothée, put
les vénérer, lui-même qui avait dit : « J’ai ordonné
beaucoup de prêtres, mais jamais un saint prêtre comme le Père
Jean. »
Ils enterrèrent
ensuite les reliques odorantes dans un coin du parvis de l’église
des Taxiarques de Xylogani, où elles se trouvent encore aujourd’hui.
Que sa bénédiction
soit sur nous !
11
NICOLAS NEOKAZIS
(1888-1962)
Nicolas
naquit en 1888, dans le village de Néochoraki, dans la région de
Florina. Aîné de sa fratrie, il avait deux frères et une sœur.
Quand il eut environ quinze ans, les Turcs brûlèrent leur village
et assassinèrent son père, en même temps que deux autres
villageois. Ils furent ainsi contraints de partir pour Ammochori, où
ils avaient une tante. A l’emplacement de « Aspri Eklisia »,
le village de Néochoraki fut reconstruit ; mais Nicolas n’y
retourna pas
La Macédoine
n’avait pas encore été libérée du joug turc, et Nicolas était
soldat dans l’armée turque. Pendant que son bataillon battait en
retraite à Prilep, il se cacha dans un moulin. Il entendit des
Serbes discuter à l’extérieur. Il sortit et se rendit. Ils
voulurent l’exécuter, mais l’un d’eux dit : «
Puisqu’il n’a rien fait et qu’il s’est rendu, pourquoi le
tuer ? » Ils le gardèrent en captivité et le libérèrent
à l’occasion d’un échange de prisonniers. Nicolas avait laissé
tous ses biens et tous ses champs à Néochoraki, et quand on lui
demandait : « Tu ne vas pas aller les récupérer ? »,
il répondait : « Non, je les laisse là-bas. Je
travaillerai, et Dieu me les rendra un jour. »
Quelque temps plus
tard, Nicolas partit avec son frère travailler en Amérique. Il
travaillait dans un salon de coiffure. Pour l’éprouver, le
propriétaire laissait intentionnellement traîner de l’argent,
mais Nicolas n’y touchait jamais. Il lui disait de le prendre parce
que cet argent était prétendument tombé de la poche des clients ;
mais Nicolas répondait : « Non, je ne peux pas, car le
salon ne m’appartient pas. » Quand son patron fut assez
convaincu de son intégrité, il lui remit les clefs de la boutique
en disant : « Fais ce que tu veux, j’ai confiance en
toi. »
Son frère mourut en
laissant derrière lui des orphelins. Nicolas fut dès lors contraint
de revenir en Grèce. Avec l’argent qu’il avait gagné, il acheta
de petits terrains et subvint aux besoins de la famille de son frère.
Il se maria, eut une petite fille, et repartit en Amérique. Il
perdit son épouse, et revint dans sa patrie. Il se remaria et eut
trois filles et un fils. Il eut la chance de connaître neuf de ses
petits-enfants, entre lesquels l’un devint prêtre.
Depuis son jeune âge,
Nicolas aimait beaucoup Dieu et l’Eglise. Quand il entendait sonner
les cloches, il interrompait son travail et se rendait à l’église.
Il priait, lisait l’Evangile, et les Vies des Saints. Son âme y
trouvait la paix. En ce temps-là les livres de spiritualité, les
livres religieux, n’abondaient pas. Il essayait de trouver tous
ceux qui existaient, marchait parfois des heures pour se les
procurer, et payait le prix fort.
Il rentrait à midi après
s’être occupé du bétail, et parfois, bien qu’étant d’un âge
désormais avancé, il faisait un aller -retour à Florina, pour y
acheter des livres spirituels. Un jour d’été, il perdit son
chemin. Personne ne savait où il se trouvait. Il revint pourtant le
soir avec la Vie de saint Pantéléimon, n’ayant rien mangé que
deux petites prunes sauvages. Avec joie, comme s’il rapportait un
véritable trésor, il appela ses petits-enfants : «
Venez ! Venez voir ce que votre grand-père vous a apporté ! »
Son épouse le réprimanda parce qu’il avait été absent toute la
journée, et que le bétail était resté enfermé. Il répondit
calmement : « Tais-toi, ne crie pas. Pense un peu qu’on
a fait subir à Saint Pantéléimon le supplice de la roue. On l’a
fait tourner sur une roue. » Il se mit à leur raconter toute
la vie de Saint Pantéléimon, qu’il avait eu le temps de lire en
chemin. Son épouse cessa ses reproches, et l’écouta avec
attention. Nicolas travaillait beaucoup, et vivait néanmoins de
manière ascétique. Mais il dissimulait sa vie spirituelle, parce
que sa femme avait un esprit différent du sien, et ne le comprenait
pas. Quand elle préparait le repas de midi, et l’appelait pour
qu’il vienne déjeuner, il ne prenait qu’un morceau de pain sec
et de fromage, et sortait le bétail dans les pâturages. Il disait à
sa femme : « Rassemble les enfants et mangez, moi je
mangerai ce soir, au dîner. »
Quand ils avaient
mangé tous ensemble, après la prière d’action de grâces, il
disait à sa femme de ramasser d’abord toutes les miettes pour
qu’elles ne soient pas piétinées. « Le pain est béni,
disait-il. L’on ne doit pas marcher dessus. »
Il saluait tous ceux
qu’il croisait sur son chemin, et disait bonjour aux petits enfants
même. Son épouse lui disait qu’on se moquait de lui dans le
village, mais il répondait : « Le bonjour-bonsoir vient
de Dieu. Moi, c’est à Dieu que je dis bonjour. »
Il était très paisible,
et ne grondait jamais ses enfants. Sa vie était partagée entre sa
maison, l’église et le travail. Il n’allait nulle part ailleurs,
et ne fréquentait jamais le café. Personne ne l’entendit jamais
dire quoi que ce soit de méchant sur autrui.
Il était toujours
optimiste et très confiant en la divine Providence. Il ne se faisait
jamais de souci pour les problèmes qui lui advenaient. Quand la
pluie tombait et dévastait le trèfle, son épouse s’écriait :
« Oh là la ! Que va-t-on- faire ? Nous n’aurons
pas de quoi nourrir les bêtes ! » Mais le brave Nicolas
répondait : « Ce n’est pas grave, Dieu nous donnera
une autre récolte ; il ne nous laissera pas le ventre vide. »
Il aimait beaucoup les
pauvres. Quand quelqu’un venait chez lui pour demander son aide, il
lui donnait immédiatement ce qu’il voulait. Aux reproches de sa
femme, il répondait : « Ce n’est pas de l’argent que
je donne, c’est de l’amour. »
Il apprit un jour que,
dans un village voisin, un homme qu’il ne connaissait pas avait
besoin d’aide pour envoyer son fils en Allemagne, et que, pour
contracter un prêt, il donnait son champ en gage. Nicolas lui donna
l’argent nécessaire, et l’homme lui proposa de signer une
reconnaissance de dette. Nicolas refusa en disant : « Je
ne veux rien, je te le donne. »
Dans leur village,
beaucoup de familles pauvres n’avaient pas, en hiver, de quoi se
nourrir. Ils allaient voir le brave Nicolas, et lui demandaient un
sac de farine. Il leur répondait d’aller eux-mêmes se servir dans
la remise. Ils le remerciaient, et lui promettaient de le lui rendre
l’année suivante. Il leur répondait : « Allez, mes
amis, faites ce que vous avez à faire, et l’on verra ensuite.
Sa femme lui disait :
« Tu vas laisser tes enfants le ventre vide. Tu donnes tout ce
qu’on a.
Ils
m’ont dit qu’ils allaient m’apporter du blé cet été.
Ils
se moquent de toi ; ces gens n’ont pas le moindre terrain !
Où vont-ils trouver du blé ?
Nous
allons semer nos champs, et Dieu nous donnera ce blé. »
Il arrivait souvent que des
Gitans mendient : Ils se rendaient à l’église et demandaient
aux plus riches un peu de maïs, ou un peu de blé. Mais les riches
les rabrouaient en disant : « Je n’en ai pas. »
Le brave Nicolas assistait à la scène, puis s’adressait aux
Gitans : « Venez, je vais vous en donner. »
C’était censé être
un emprunt, mais beaucoup ne le rendaient pas. Sa femme s’emportait :
« Tu as bien toute ta tête ? Tu vas laisser tes enfants
avoir faim. » « Donne » par-ci, « donne »
par- là ! Où est-ce qu’ils vont trouver de quoi te le
rendre, puisqu’ils n’ont rien à eux ?
Les Gitans allaient
mendier auprès des gens riches qui employaient des domestiques, mais
on les chassait. Ils allaient ensuite voir le brave Nicolas et lui
demandaient : « Nicolas, je marie ma fille, donne-moi
quelques sous. » Et il leur donnait.
Un autre allait partir en
Allemagne. Et zou ! chez le brave Nicolas ! Après leur
avoir offert une certaine somme, il demandait : « Ca va
te suffire mon cher ? »
Tous les matins, des gens
venaient de Flambouro, avec des animaux chargés de bois à vendre.
Quand il neigeait ou pleuvait, ils allaient chez Nicolas, pour se
reposer et se réchauffer. Celui-ci chargeait son épouse de leur
servir une collation et de leur donner des chaussettes de laine pour
qu’ils puissent faire sécher celles qui étaient mouillées. Il
disait ensuite : « Allez mes amis, allez vendre votre
bois pour que les bêtes ne restent pas aussi chargées, et repassez
ensuite. » Quand ils revenaient, Nicolas leur redonnait leurs
chaussettes sèches, mais il ne reprenait pas la paire qu’il leur
avait prêtée. Il disait à sa femme de leur donner du fromage pour
la route. Un jour, par gratitude, ces personnes déchargèrent tout
leur bois dans la cour de Nicolas. Mais il était tellement
scrupuleux qu’il ne l’accepta pas. Sachant à quel point ils
étaient pauvres, il leur dit de reprendre leur chargement, et
d’aller le vendre, sous peine de ne plus jamais trouver sa porte
ouverte. Pour ne pas le contrarier, ils lui obéirent.
Il ramassait du bois à
droite et à gauche, dans la montagne et le long de la rivière, et
l’apportait à celui qui en avait besoin. On se moquait de lui,
mais cela lui était bien égal.
Une nuit, il apporta du
bois en cachette à une femme qui avait quatre enfants, et dont le
mari était en prison. La malheureuse n’avait pas de bois pour
faire cuire du pain et nourrir ses enfants. En voyant le bois devant
sa porte, elle rendit grâce à Dieu et se demanda qui avait bien pu
lui témoigner tant de bonté. Elle finit par supposer que cela
devait être une bonne œuvre du brave Nicolas, car toute le monde
connaissait l’abondance de ses aumônes.
Chaque hiver, il offrait
l’hospitalité à un bonimenteur, Dimitri, qui était seul au monde
et sans abri. Nicolas l’installait dans la meilleure chambre dotée
d’un poêle à bois, et lui permettait de brûler autant de bois
qu’il le souhaitait. Il demandait à son fils et à sa jeune épouse
de déménager dans une chambre moins confortable.
Le jour du Samedi des
défunts (1), suivant la tradition, toutes les familles préparaient
des collations pour que soient pardonnées les fautes de leurs
proches décédés.
:
( En temps ordinaire, le samedi est le jour liturgique consacré à
la commémoration des défunts. Deux samedis dans l’année sont
tout particulièrement dédiés à cela : le samedi précédant
le dimanche du Jugement dernier, et celui qui précède le dimanche
de Pentecôte).
Elles distribuaient aux
pauvres tout ce qu’elles avaient préparé. Le brave Nicolas disait
à son épouse : « Rapporte le panier entièrement vide.
Donne tout aux pauvres. »
Nicolas était simple
et bon. Il aimait tout le monde, et n’était en conflit avec
personne. Il était paisible et ne se rendait jamais dans un
tribunal. Une fois, un de ses ânes rompit ses liens, et alla manger
les racines d’un pistachier chez son voisin, lequel voulut porter
plainte. Le brave Nicolas le supplia : « Je ne veux pas
que vous soyez en procès contre moi. Je vous paierai tout ce que
vous voulez. L’animal s’est échappé. Vous ne voyez pas qu’il
a encore la bride ? » Il paya une coquette somme, mais il
était satisfait de ne pas avoir eu affaire à un tribunal.
Une autre personne avait
été injuste envers lui. Quand il apprit que cette personne était
tombée malade, il alla lui rendre visite pour qu’ils se
réconcilient.
Quand des voleurs
venaient le soir pour lui prendre du bois entreposé dans sa remise,
il les voyait et disait à ses proches : « Laissez-les
prendre ce qu’ils veulent, et ne dites rien. Ils en ont plus besoin
que nous. »
Parfois, quand il passait
devant le cimetière en se rendant aux champs en charrette, sa
petite-fille âgée de cinq ou six ans y voyait beaucoup de monde,
des petits-enfants en train de danser, des tombes ouvertes et de
petits diables. Le brave Nicolas, qui voyait la même chose, lui
disait de ne pas regarder en direction du cimetière, pour qu’elle
ne soit pas effrayée.
Il donnait des conseils
pratiques et très utiles à ses enfants et à ses petits-enfants :
« N’ayez pas de mauvaises fréquentations. Ne vous disputez
pas. Et ayez de l’amour envers tous et pour tous. Soyez vigilants
et ne tombez pas dans les commérages. Aidez les pauvres. Soyez tous
rentrés à la maison pour l’heure du repas. » Il ne faisait
jamais mention de son père, qui, d’après les témoins, était
très fort et courageux. Il ne disait pas un mot non plus à ses
proches au sujet de toutes les épreuves qu’il avait traversées,
vraisemblablement pour ne pas engendrer chez ses enfants de sentiment
de haine vis-à-vis des Turcs, ou des personnes de village qui
avaient été impliquées.
Il ne voulait pas que
ses proches célèbrent le carnaval précédant le Carême, et ne
permettait pas aux carnavaliers ou au montreur d’ours de pénétrer
dans la cour de sa maison. Il leur offrait quelque chose, puis leur
disait avec douceur et bonté : « Chez moi, je ne veux
pas de singeries. Prenez ce qui vous appartient et allez ailleurs. Je
ne veux pas du diable chez moi. » Il considérait aussi les
jeux de cartes comme diaboliques. S’il surprenait ses enfants en
train de jouer, il jetait les cartes au feu.
Il ne voulait pas
amasser des richesses. Lui-même était très pauvre. Bien qu’il
fût allé en Amérique, il en était revenu sans le sou. Il ne fut
jamais propriétaire de sa maison. Par la suite cependant, ses
enfants et ses petits-enfants purent s’établir et acquérir leur
propre habitation. Ils estiment que le Seigneur les a bénis grâce à
la sainte vie du brave Nicolas.
En 1962, il tomba malade.
Il fut hospitalisé contre son gré, et à son corps défendant,
pendant deux semaines. Il jeûna tous les jours et garda les yeux
fixés sur la porte en disant : « Archange Michel, viens
me chercher », et il s’endormit ainsi paisiblement dans le
Seigneur.
Plusieurs années plus
tard, il se produisit la chose suivante : pendant une fête,
ses proches s’étaient rassemblés en nombre dans la maison de son
fils Christos, et sa petite-fille posa des questions au sujet de son
grand-père Nicolas. Pendant que l’on racontait quelques détails
de sa vie, un de ses proches eut une mauvaise pensée et se dit
intérieurement : « Du calme… A les entendre, on
pourrait croire que c’était un Saint. » A partir de cet
instant, et jusqu’à la fin de la conversation, toute la maison fut
envahie de parfum. Cette personne fut convaincue que sa pensée était
injuste, et que le grand-père Nicolas était effectivement un homme
de Dieu.
En 2007, Flora Vélios,
qui vivait en Australie, et n’avait jamais rencontré Nicolas
Néokazis, fut témoin de l’événement suivant. Elle était
atteinte d’un cancer et avait subi trois opérations chirurgicales.
Très amaigrie, elle ne pouvait plus tenir sur ses jambes. Une nuit,
elle rêva qu’elle allait chez le médecin et qu’elle y
rencontrait le grand-père Nicolas revêtu d’une blouse blanche,
parmi d’autres médecins, et lui dit, comme si elle le
connaissait : « Grand-père Nicolas, je suis très
malade ; je ne tiens plus debout. Tu ne pourrais pas me donner
un médicament pour que je puisse au moins me lever ? » Le
grand-père répondit : « Je ne suis pas encore médecin,
mais prends telle vitamine, qui te fera du bien, et te fortifiera. »
Cette femme, toujours en rêve, partit du cabinet pour se rendre chez
le grand-père Nicolas à Ammochori, où elle le retrouva en
compagnie de son épouse Anne, et de ses petits-enfants.
Flora raconta son rêve à
ses parents, qui lui confièrent qu’ils avaient connu autrefois le
grand-père Nicolas, parce qu’ils étaient voisins. Flora décrivit
la maison en détail, ainsi que l’épouse du brave Nicolas.
Flora se mit à prendre la
vitamine que Nicolas avait recommandée, et reprit des forces. Il est
amusant de noter qu’un mois après ce rêve, une campagne
publicitaire vantant les mérites de cette vitamine fut diffusée à
la télévision.
Mémoire éternelle à
Nicolas !
12
Constantin
Sotiris
(1880
– 1963)
Fils unique
de Dimitri, un Grec originaire de Korçë en Albanie, et d’Hélène,
habitante de Iérissos, Constantin naquit en 1880 (1).
:
( Notice rédigée par M.M. (N.d.A.)
Son père travaillait au
Mont-Athos. A l’âge de sept ans, il perdit sa mère, et fut élevé
par une de ses tantes. Il avait aussi un frère, mais celui-ci
s’endormit dans le Seigneur à l’âge de cinq ans.
Un jour, Constantin
tomba malade, et fut pris d’une forte fièvre. Il était tout jeune
enfant, entièrement seul. Il voulut boire un peu d’eau, mais la
cruche était vide. Il s’allongea et se lamenta en sanglotant :
« Pourquoi est-ce que je n’ai pas, moi aussi, ma petite
Maman ? » Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit, et
il vit un prêtre revêtu de son étole s’approcher, lui sourire,
et lui caresser le front.
L’enfant lui demanda :
« Qui es-tu ?
Tu n’es pas un prêtre de chez nous. Je les connais tous.
Tu
dis vrai, Costa. Moi, je suis celui-ci », déclara son
visiteur en désignant l’icône de Saint Nicolas suspendue au mur.
Sa mère vénérait beaucoup
ce saint. L’enfant de continuer :
« Lui, c’est Saint
Nicolas. C’est Maman qui me l’a dit.
Oui,
c’est moi, Saint Nicolas, et je suis venu pour t’aider ; ne
pleure plus.
J’ai
de la fièvre et j’ai soif ! Mais il n’y a pas d’eau dans
la carafe.
Lève-toi
un peu pour voir : elle est pleine ! »
L’enfant fut étonné de
trouver le récipient rempli. Il but un peu, et sa fièvre retomba
aussitôt.
« Ah, ça va mieux…
Oui,
Costa. Ta tante va arriver maintenant. Elle va t’apporter à
manger, et tu iras jouer avec les autres petits enfants qui
s’amusent dehors. Tu allumeras ma veilleuse, et, à chaque fois
que tu auras besoin de moi, tu m’appelleras. Je viendrai pour
t’aider. »
Et il devint invisible à
ses yeux. Aussi soudainement qu’il était entré, le Saint avait
déjà disparu.
Constantin passait
l’hiver tout seul au village, afin de pouvoir y aller l’école.
Mais, l’été, son père l’emmenait avec lui au Mont-Athos.
C’était très difficile pour lui de vivre tout seul à un âge si
jeune. Aussi fut-il contraint d’interrompre sa scolarité. Il ne
termina que deux classes, puis il partit s’installer définitivement
au monastère de Karakallou, auprès de son père qui travaillait
comme bûcheron, ou plus précisément comme tailleur de bûches de
châtaignier. Il prenait son enfant avec lui pendant son travail.
De sa mère, qui était
pieuse, mais surtout de son séjour sur la Sainte Montagne, Costa
apprit à fréquenter l’église, à se confesser, à jeûner, et à
communier. Il priait chaque soir sans exception, et faisait en outre
de nombreuses prosternations.
Plus tard, il revint à
Iérissos, où il apprit l’art de confectionner des tonneaux. Il
était appliqué et intègre dans son travail, et il travaillait pour
les villages alentour. On le connaissait sous le nom de « Sotiris
le tonnelier ». Il travaillait les six mois d’hiver à
Iérissos, et les six mois restants au Mont-Athos, au saint Monastère
de Karakallou, ainsi que dans différentes kellia.
Il épousa Daphné, fille
de Georges Papas, dont le père, maire du village, possédait un
hôtel à Iérissos. Il était croyant, et bon père de famille.
Daphné avait appris de ses parents la piété et la vie spirituelle.
C’était une bonne épouse, une mère affectueuse, une Chrétienne
vertueuse, et elle se réjouissait de rendre service à tout un
chacun. Ils eurent six enfants, dont les deux premiers moururent en
bas âge. Ils constituaient une famille très soudée, unie de par
beaucoup d’amour. En raison du manque de transports en commun, ils
accueillaient chez eux de nombreux pères du Mont-Athos, parmi
lesquels se trouvaient l’higoumène du Monastère de Karakallou de
l’époque, l’Ancien* Paul, ainsi que le représentant de ce même
Monastère auprès de la communauté athonite, le Père Basile, pour
qu’ils « se reposent un peu », pour employer leurs
termes.
Lors du séisme de
1932, le village fut complètement détruit. Pour extraire les siens
des décombres, Constantin dut soulever un poids si considérable
qu’il en contracta une hernie, laquelle demeura inopérée jusqu’à
la fin de sa vie, ce qui le faisait souffrir intensément. En dépit
de tout cela, il travailla durement pour construire deux nouvelles
maisons.
Sur la Sainte Montagne,
il eut en outre un accident : comme il essayait d’assembler un
nouveau tonneau, celui-ci tomba malencontreusement sur lui, lui
brisant la jambe. Il fut transporté au village pour y être soigné,
mais sa jambe fracturée ne put se réparer correctement, si bien
qu’il resta sur son tibia une protubérance, lui rendant difficile
les prosternations mêmes.
Saint Nicolas continuait
de lui rendre visite dans les moments de détresse. Une nuit, à
l’instant précis où son fils se trouvait en mer, courant un grand
danger, le Saint l’éveilla et lui dit : « Costa,
réveille-toi ! Ton fils est en danger, et toi, pendant ce
temps, tu dors !... Lève-toi pour prier ! »
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit le Saint, cependant que la
veilleuse suspendue devant l’icône oscillait toute seule. Il
réveilla son épouse ; tous deux se mirent ensemble à prier,
et voici que leur enfant fut sauvé. Comme ils l’apprirent par la
suite, celui-ci, à ce moment précis, s’était effectivement
trouvé en grand péril de sa vie.
Après de longues années
de maladie, son épouse Daphné, à l’âge de cinquante-cinq ans, -
l’on était en 1944 - s’endormit dans le Seigneur. Elle avait
dispensé ses bénédictions sur toute sa famille, après quoi elle
avait rendu l’âme. Le grand-père Costa fit honneur à son
veuvage. Il était alors âgé de soixante-quatre ans. Il maria ses
enfants – il avait trois fils et un fils – et demeura avec son
fils et sa belle-fille.
Il continuait à
travailler comme tonnelier. Il fabriquait des pressoirs à raisin, et
des barils de grande dimension. Son fils se chargeait de la vente.
Ensemble, père et fils préparaient avec entrain de grandes
quantités de vins divers, et de tsipouro (&).
:
( Eau-de-vie à base de marc de raisin).
Pour les vendanges, ils
employaient des journaliers. Ces derniers aimaient beaucoup le
grand-père Costa, parce qu’il les traitait avec amour, comme s’ils
étaient ses propres enfants. Leurs visages s’illuminaient de joie
quand ils arrivaient dans la cour de la maison, et apercevaient le
grand-père débordant de bonté les accueillir et les saluer.
Que ce soit dans la vigne,
l’oliveraie ou les vergers qu’il possédait en grande quantité à
l’extérieur du village, le grand-père Costa travaillait durement,
tout empli de zèle qu’il était. Il se fatiguait beaucoup à
charrier l’eau sur son dos, de manière à pouvoir arroser les
arbres. Ses proches avaient beau lui dire de mettre un terme à son
travail, en sorte de se reposer, lui demeurait inflexible. Comme il
n’avait pas de soucis financiers, l’obstination qu’il mettait à
se rendre aux champs les étonnait. Ils finirent par lui demander :
« Maintenant que tu ne peux plus travailler, que vas-tu donc
faire là-bas ? « Il fut contraint de leur répartir :
« Ce que je
fais ?... Ce que je fais… Je vais là-bas pour prier.
Ah
bon ? Il est besoin que tu ailles jusque là-bas pour prier ?
Oui,
parce que, là-bas, je suis entièrement seul. »
Ils respectèrent ce
vouloir du grand priant, et cessèrent désormais de s’interposer ?
Ils rémunéraient quelqu’un pour travailler quelques heures dans
le domaine, de manière que le grand-père n’ait rien d’autre à
faire que de le surveiller.
Il pouvait passer dans
ce champ des heures interminables. Sous un rocher, une petite grotte
s’était formée, tout juste assez grande pour abriter une
personne. C’était là qu’il se réfugiait quand le ciel se
gâtait.
En dehors du peu de
temps qu’il passait à dormir, bien qu’il demeurât dans sa
chambre, il ne s’allongeait jamais sur son lit. On le voyait
généralement assis, la tête inclinée, donnant l’impression de
se trouver face à quelqu’un qu’il respectait, la tête toujours
pudiquement baissée. Il pratiquait, comme cela s’est avéré par
la suite, la prière du cœur*, mais il n’en parlait jamais. Un
jour, assis sur un banc, il murmurait. On lui demanda ce qu’il
disait. Il répondit vaguement : « Ce que je dis ?...
Je me le demande aussi… » Mais à intervalle régulier, il
relevait un peu la tête, prenait une profonde inspiration, et disait
à haute voix : « Seigneur, aie pitié. » Il était
de nature taciturne. Bien qu’il semblât ne pas prendre part aux
conversations, comme s’il restait plongé dans son monde intérieur,
il donnait parfois un conseil, lequel était immédiatement pris en
compte et suivi par ceux qui l’avaient entendu. Les gens avaient de
l’estime pour lui, et se rangeaient à son avis. Avec lui, tout se
passait dans la prière. Les visiteurs évitaient parfois de lui
parler, par affection, et par égard pour lui et pour sa prière. Ils
se contentaient de le regarder, impressionnés par sa stature, et
s’éloignaient. Quiconque se trouvait près de lui, ressentait une
paix infinie.
Il était rarement
sévère. Chaque fois qu’il s’exprimait un peu durement, cela
concernait toujours des sujets spirituels. Un jour, il surprit l’un
des habitants du village, qui avait un souci de santé, en train de
maltraiter des animaux. Il le réprimanda. De retour chez lui, il
déclara : « Voilà pourquoi Dieu lui a donné cette
infirmité. Parce que, s’il avait été bien portant, il aurait
fait beaucoup de mal. » « Qu’est-ce que tu racontes
là ? » demanda sa belle-fille. « C’est ainsi »,
répondit-il. Il pouvait être sévère, parfois. Son unique souci
était de plaire à Dieu. De là qu’il s’exprimait de manière
directe, abrupte et tranchante. S’il entendait par exemple une
femme venue en visite chez eux raconter ses problèmes, il restait
silencieux et pensif, puis soudain, une fois qu’il était seul avec
ses proches, il déclarait contre toute attente : « Ne
faites plus revenir cette femme ici : Elle n’est pas
convenable. » Ce qu’il disait était tout de suite mis en
pratique. Ils avaient beaucoup de respect pour lui.
Pendant les trois jours
de jeûne de la première semaine du Grand Carême, il ne mangeait
rien jusqu’à la neuvième heure. On lui parla de quelques femmes
de sa connaissance, qui s’enfermaient chez elles, et ne mangeaient
rien. » « Et quel bienfait en tirent-elles ?
demanda-t-il. Elles feraient mieux de tenir leur langue plutôt que
de jeûner trois jours ! »
Quand un Père
Spirituel* du Mont-Athos venait au village, il était parmi les
premiers à aller se confesser, et il y envoyait ensuite ses proches.
A l’église, il se tenait dans une stalle à côté de la porte
latérale du sanctuaire, la plupart du temps debout. Il était aussi
debout, dans l’attitude d’un priant, pendant l’hymne. »
Il est digne en vérité (1)… », et l’achevait par trois
grandes prosternations. Sa belle-fille le remarqua, et lui demanda :
« Est-ce ainsi qu’il faut faire ? » « Oui,
répondit-il. De même que nous nous tenons devant le drapeau pendant
l’hymne national, ainsi devons-nous nous tenir devant notre
Toute-Sainte. »
Il tenait le Clergé en
grand respect, et se montrait très sensible aux problèmes de
l’Eglise. Son fils était marguiller de la paroisse, et cela le
rendait fier.
Il souriait avec bonté
pendant les discussions, mais il ne riait jamais. Très simple, et
doux, il ne faisait aucun bruit. On ne le remarquait pas quand il
passait. Il était également simple dans son habillement. Un jour,
il donna un cliché de lui à un photographe pour que ce dernier
l’agrandît, et, sans lui demander son avis, celui-ci lui ajouta
une cravate. Quand il vit la photographie, il bondit, et s’exclama :
« Jette-la vite, que je ne la voie plus ! Pourquoi m’a-t-il
affublé de ce harnais ? » Souvent, en demandant une
serviette en tissu, il disait : « Donne-moi ce chiffon. »
Il désignait tout uniment et pareillement les vêtements neufs et
les broderies. Cela ne plaisait guère à sa belle-fille, qui, un
jour, l’interrogea : « Pourquoi ne dis-tu pas :
« Serviette » ? ». Il sourit d’un air
entendu, et répondit : « Bah, un chiffon, c’est un
chiffon ! » Ce ne fut qu’après sa dormition, seulement,
que son entourage comprit qu’une raison spirituelle se cachait
derrière le fait qu’il considérait tous les beaux vêtements,
indifféremment, comme des rebuts.
Dans sa chambre, sur
son iconostase, il possédait une icône de Saint Nicolas au-dessus
de laquelle était accrochée une icône. Son lit en fer était
recouvert d’un fin matelas, et son oreiller était dur comme du
bois. Une mince couverture de laine noire le réchauffait l’hiver.
Il s’avérait impossible de lui apporter davantage de confort. «
Pourquoi ton oreiller est-il si dur ? », demandaient ses
enfants. « Eh ! C’est ce qu’il faut »,
répondait-il. Une grande pendule au-dessus du poêle lui indiquait
l’ancienne heure byzantine. C’est en se fondant sur celle-ci
qu’il faisait ses prières, conformément à l’habitude qu’il
avait prise au Mont-Athos (1).
:
(Le Mont-Athos suit l’heure byzantine, selon laquelle la journée
commence au coucher du soleil).
Il ne la changeait jamais. «
Votre pendule à vous est à l’heure occidentale »,
répétait-il.
Quand on l’interrogeait
sur les prosternations, il disait : « Eh, ne peut-on pas
faire au moins quarante prosternations ? » C’était la
quantité qui lui semblait un minimum, indispensable à tout
Chrétien. Lui-même accomplissait toutes ses prosternations jusqu’à
terre. Il se relevait d’une prosternation, puis restait quelques
instants en prière, jusqu’à la suivante. Il s’agissait d’une
lente sainte cérémonie. Le fait qu’il se penchait venait au
second plan. Le plus important, le fait principal, était la chaleur
de sa prière, sa sérénité. Il était totalement absorbé par ce
qu’il faisait. Sa prière n’était ni formelle, ni sèche ;
elle était remplie de douceur, et de crainte de Dieu.
Quelques années avant
sa fin de vie, l’on comprit que l’Ancien Costa voyait souvent
Saint Nicolas. Le juge de paix, Aristide Giapountzis, qui demeura
chez eux un certain temps, permit que fût révélée l’intense
communication qu’il entretenait avec le Saint. La chambre
d’Aristide était voisine de celle du grand-père ; seul un
mur les séparait. L’homme fit preuve de patience en ce qui
concernait ce qui se passait la nuit, mais comme cela l’importunait,
et lui posait une réelle difficulté, il finit par se plaindre
auprès du fils de Costa de ne pas pouvoir dormir en raison de ces
conversations. « La nuit, dit-il, le grand-père se lève, et
je l’entends clairement parler avec une personne qui lui rend
visite. Peut-être qu’elle se tient au-dehors, en face de sa
fenêtre ? Toujours est-il que la discussion me réveille ;
je ne parviens plus à dormir ; et le matin, je suis en piteux
état pour accomplir mon travail. »
Le fils demanda à
Constantin de lui expliquer ce qui se passait, parce qu’il était
embarrassé de causer du souci à leur hôte. Le grand-père prit
tout d’abord un air étonné et, craignant de révéler son secret,
il garda le silence. Il se mit même en colère du fait que l’on se
préoccupait de lui. Mais, face à la pression que l’on exerçait
sur lui pour obtenir une réponse, il avoua d’un ton plaintif :
« Que dire… Voilà, le soir, Saint Nicolas me rend visite et
me parle. Que faire ? Rester muet ? » Ses proches
ignoraient tout de ce phénomène, parce que leurs chambres se
trouvaient plus loin, et, si d’aventure quelque bruit se faisait
entendre, ils pensaient qu’il murmurait tout en priant, comme cela
se produisait souvent. Mais Aristide avait fermement certifié qu’il
ne s’agissait pas des murmures d’une prière.
Sa belle-fille lui
demanda : « Comment est-il, le Saint ? » Le
grand-père se contenta de sourire en se remémorant son souvenir, et
déclara : « Eh bien…il est petit. Ce n’est pas un
homme de grande taille ». Il mit de la sorte fin à la
discussion .
Dès lors, quand il lui
arrivait de manifester un comportement étrange, et que sa famille
cherchait à en connaître la raison, il mentionnait un peu plus
volontiers les apparitions du Saint. Pendant les jours qui suivaient
de telles conversations, il restait assis la tête baissée, et
pleurait. Une fois, ses larmes se répandirent abondamment sur le
sol. Ses proches s’alarmèrent de son état, et sa belle-fille lui
demanda avec insistance s’il souffrait, ou si on lui avait fait
quelque tort. Mais il répondit : « Je ne souffre pas. Il ne
m’est rien arrivé. Pour moi, j’ai tout ce qu’il faut. Je ne
pleure pas pour moi ; je pleure pour vous, pour eux - il désigna
les enfants -. Je pleure pour l’humanité, parce qu’elle va
dorénavant traverser des temps difficiles. »
L’Ancien Costa avait
effectué son service militaire à Volos. C’était un grand
patriote. Il demandait souvent à ses petits-enfants de lui réciter
des poèmes patriotiques, et cela le faisait pleurer. Il se fit
beaucoup de souci au sujet des évènements qui frappèrent l’île
de Chypre (1). Il pria et pleura. Il éprouvait de la peine pour les
Chypriotes.
Quelques années avant la
dormition du grand-père Constantin, son fils eut le projet de faire
déménager toute la famille à Thessalonique. Quand ils lui
annoncèrent leurs intentions, celui-ci se montra inflexible. Face à
leur insistance, il déclara : « La route est par là,
allez-y ! » Ils restèrent perplexes. Il ne leur avait
jamais parlé ainsi. Se séparer ? Impossible. Ils ne pouvaient
pas envisager de vivre sans le grand-père. C’est ainsi qu’ils
décidèrent finalement de rester. Pour rien au monde Constantin
n’eût voulu laisser sa terre, parce qu’il y vivait dans
l’ascèse, et se rendait chaque jour dans ses champs, si même
personne ne le comprenait.
Lorsqu’il advenait
qu’une personne de la famille tombât malade, il ne demeurait pas
auprès d’elle comme les autres, mais il s’empressait d’aller
s’enfermer dans sa chambre pour prier pour elle. De temps à autre,
il ressortait cinq minutes, prenait des nouvelles du malade, évaluait
la situation et, sans plus perdre de temps, repartait dans sa chambre
continuer ses prières. Pour tous les membres de son foyer il faisait
office de pont, un pont si solide qu’il les reliait à Dieu. Sans
relâche, il accomplissait ses prières, priant non seulement pour
chacun des problèmes qui survenait à ses enfants, mais priant aussi
pour l’humanité tout entière.
Le grand-père avait
secrètement pris à sa charge la subsistance d’une femme du
village, laquelle était veuve, et s’était retrouvée sans
ressources. C’était un homme très juste. Il coucha dans son
testament, s’agissant de ses champs, une taille inférieure à leur
taille réelle. Dans la crainte de s’en voir attribuer trop, il ne
mentionnait pas même ce qu’il eût été légitime de mentionner.
Au Mont-Athos, on lui
avait, en guise de bénédiction, remis deux livres : Le
Salut des pécheurs et
Le Trésor (1).
:
(Le
Salut des pécheurs est
l’œuvre d’Agapios Lindos (1641), et Le
Trésor (1561)
est l’œuvre de Damascène le Studite).
Il y tenait comme à la
prunelle de ses yeux. Très souvent, le soir ou les jours de fête,
sa belle-fille en faisait la lecture – lui ne pouvait lire
couramment -, et tout le monde écoutait. Parfois, un ami, ou une
voisine, qui se trouvait là, se joignait à l’auditoire.
Chaque premier du mois,
ils célébraient chez eux l’Agiasma* ; une fois par an
l’Office de l’Huile Sainte*, et, au moins deux fois par an, une
Divine Liturgie privée dans les chapelles du village, principalement
dans celles consacrées à Saint Nicolas et à Saint Dimitri. Le
grand-père se réjouissait beaucoup de pouvoir assister à ces
divines Liturgies, et il y arrivait toujours le premier. Ils
célébraient également l’Artoklasia*, à l’occasion de la fête
onomastique de chacun(2), ainsi qu’à l’occasion de la Saint
Nicolas.
Il était âgé de
quatre-vingt-un an lorsqu’il se rendit aux champs pour la dernière
fois. En raison de l’ascèse qu’il y avait pratiquée, et de la
grande distance qu’il avait parcourue depuis le village, ses forces
l’abandonnèrent, et c’est en titubant qu’il revint au village.
Ses voisins crurent qu’il était ivre. Or il ne s’était pas
enivré, ni cette fois-ci, ni aucune autre. Il n’était d’ailleurs
jamais allé au café de sa vie. Il buvait seulement un verre de vin
par repas, qu’il appelait sa « diakonia » (1) .
:
(Entre guillemets
dans le texte. Expression athonite désignant un travail accompli
par un moine au monastère, un service, ou, comme c’est le cas
ici, une part, une portion).
Quand on lui proposait de lui
verser davantage de vin, il refusait : « Cela suffit »,
disait-il en remerciant. Il buvait aussi un peu de vin le jour où il
communiait, à son retour à la maison, « pour que la Sainte
Communion descende bien dans mes entrailles », disait-il.
Ensuite de la
mésaventure que nous avons précédemment mentionnée, sa famille
lui interdit de retourner aux champs. Il en fut très attristé. Il
disait, se frappant la poitrine : « Le cœur s’envole,
tressaille, veut s’élancer au dehors de la poitrine, en sorte
d’aller partout, mais les jambes ne le suivent pas ». Et il
se frappait les jambes.
Il ne se plaignait jamais
d’avoir mal. Un jour, ses proches le virent se frotter les mains,
et s’enquirent : « Qu’as-tu ? Tu as mal aux
mains ? »
Il fut contraint de
leur répondre : « Eh oui, j’ai mal aux mains. Pourquoi
ne me feraient-elles pas mal ? Elles ont vieilli, elles aussi. »
Nicolas, le mari de sa
plus jeune fille, était tombé gravement malade. Il était atteint
d’une insuffisance rénale. Il était le père de quatre jeunes
enfants. Les médecins ne lui avaient pas donné d’espoir de
survie. Ils furent bien obligés d’en parler au grand-père. Cela
causa à ce dernier beaucoup d’amertume. Car il pensait aux futurs
orphelins. La nuit suivante, il pria en versant des larmes, suppliant
Dieu pour le malade. Et voici qu’à l’aube il entendit Saint
Nicolas lui dire. « Cela est bon, Nicolas, ne te tourmente
plus. Tu as fait jusqu’à présent quatre cents prosternations.
Arrête, parce qu’il ne va pas survivre. C’est ainsi que cela
doit se passer. Telle est la volonté de Dieu. » Le grand-père
fut envahi de larmes, et empli de chagrin. Au matin, il ne sortit pas
de sa chambre. Ses proches allèrent le chercher. Mais il n’avait
de goût à rien. Il était très soucieux et pleurait
continuellement. Ils lui demandèrent ce qui était arrivé. Ce à
quoi il répondit : « Nikos va mourir. C’est Saint
Nicolas qui me l’a dit. » Dieu, toutefois, ne permit pas
qu’il connût cette épreuve ; car il s’endormit dans le
Seigneur un mois avant son gendre.
En ce temps-là les gens
avaient commencé, pour enterrer leurs défunts, de privilégier les
tombes en marbre. Mais le grand-père dit à ses proches : «
Cela ne me plaît pas. Lorsque je vais mourir, vous me ferez une
tombe toute simple, avec une grille autour, sans marbre. »
Après sa dernière visite
aux champs, il vécut une année encore, jusqu’à ce qu’il
achevât sa quatre-vingt-deuxième année. Peu de temps avant Noël,
Saint Nicolas lui annonça : « Dorénavant, Costa, il te
faut commencer à te préparer. Ne mange plus de viande. » Le
grand-père fit savoir à sa famille ce que lui avait annoncé Saint
Nicolas.
Le Lundi Saint de l’année
1963, il ressentit un si grand épuisement qu’il ne pouvait pas
sortir de sa chambre. Il en fut de même le Mardi Saint. Sa famille
s’inquiéta le Mercredi Saint. « Quelque chose en moi ne
fonctionne plus », dit-il. Il réclama toutefois un peu à
manger. Il n’y eut nulle amélioration sensible. Ils appelèrent le
médecin, qui ne diagnostiqua rien, ni aucune pathologie physique. «
Exténuation, et dépérissement, du fait de la vieillesse »,
dit-il. Les battements de son cœur étaient un peu moins fréquents.
Le médecin prépara la famille à son départ, annonçant qu’il
serait mort dans les deux à trois jours. Lui demeurait très calme
et priait. Le Jeudi Saint, ils lui demandèrent s’il voulait un peu
d’huile dans sa nourriture. Il refusa.
Le Vendredi Saint au
matin, il demanda qu’on lui lise l’Office d’intercession à la
Mère de Dieu. Une fois l’heure de midi passée, il n’eut plus
nul contact avec son entourage. Tourné vers le mur, il contemplait
une vision, et chuchotait. Au moment où l’on chantait les Louanges
de l’épitaphios*, sur le coup de neuf heures du soir, il rendit
l’âme. Aussitôt que la préparation de sa dépouille fut achevée,
les cloches retentirent pour marquer la sortie de l’épitaphios,
que l’on mena en procession tout autour de l’église. Quelques
instants plus tard, la procession passait devant leur maison.
L’enterrement du grand-père eut lieu le Samedi Saint.
Ses proches informèrent
de sa dormition les Pères du Monastère de Karakallou, et leur
demandèrent de célébrer quarante Liturgies pour le repos de son
âme. Ce qu’ils firent.
Mémoire éternelle !
13
SOTIRIOS
VAKOUFTZIS
(
+ 1966)
Sotirios Vakouftzis
naquit et vécut dans le village d’Avra du district de Kalambaka.
Dès son jeune âge il fut manifeste qu’il était animé d’un
amour particulier pour Dieu et pour l’Eglise. Bien que n’ayant
pas de guide spirituel, il s’adonnait à la prière et au jeûne,
ainsi qu’à d’autres pratiques spirituelles, inspiré et guidé
par l’amour ardent que son cœur éprouvait à l’égard du
Christ. Plus tard, il bénéficia d’une grande aide de la part d’un
parent éloigné, Christos Goudopoulos, lequel était plus âgé que
lui.
Ce dénommé Christos
travaillait, depuis de nombreuses années, comme berger à Avra. Il
avait été élevé près du Monastère de Vytouma, en lequel son
père était devenu Moine. Christos était un grand jeûneur. C’était
aussi une personne très simple. Durant le Grand Carême il ne
s’alimentait que d’herbes cuites et de maïs moulu. Il avait
trouvé, pour prier de longues heures durant, un endroit retiré dans
la forêt. Il se tenait debout, tenant en sa main un livret, et ce,
bien qu’il fût illettré. Sa prière était puissante. C’est
pourquoi les gens lui demandaient d’intercéder pour que fussent
résolus leurs divers problèmes personnels. Un jour, il fut
divinement informé durant sa prière que son cousin venait d’être
blessé. Il dit à ses parents : « Georges s’est blessé
aujourd’hui, mais il ne va pas mourir pour le moment. Ceci dit,
c’est bien d’une balle qu’il mourra. » C’est en effet
ce qui advint. Au terme de sa vie, Christos connut par avance le jour
de sa mort. Il s’en fut de chez lui pour se rendre chez un cousin,
chez lequel il s’endormit dans le Seigneur.
Du fait que Sotirios
partageait les mêmes centres d’intérêt que Christos, il passait
beaucoup de temps en sa compagnie, entretenait avec lui des
conversations spirituelles, et le suivait dans ses combats. Il adopta
aussi la même règle de prière que lui.
Toute la vie de Sotirios
sentait bon la prière, le labeur, et la piété. Il avait de
nombreux enfants, et il était un père de famille exemplaire,
paisible, et fervent. Chaque dimanche, et les jours de fête, il se
rendait à l’église avec sa famille. Pour honorer ces jours-là,
il voulait que l’on ne fasse rien, pas même la cuisine. Lui-même
respectait scrupuleusement les jours de jeûne, et il ne permettait à
quiconque de sa famille de rompre le jeûne si c’était le carême,
ou de travailler, si c’était un jour de fête. Il observait
scrupuleusement les commandements de Dieu. Il vivait comme un Juste,
et cherchait à être en tout point agréable à Dieu. Tous les
habitants du village le respectaient, et reconnaissaient en lui un
homme vertueux, et plein de vertus. L’on le considérait comme un
Chrétien exemplaire.
Travailleur, et appliqué
à l’étude, Sotirios ne fréquentait pas les cafés. Il évitait
aussi soigneusement de critiquer autrui. En dépit de sa pauvreté,
il dispensait secrètement des aumônes, et, sur ce qu’il avait
obtenu à la sueur de son front, il faisait parvenir des dons aux
pauvres et aux malades. Il vivait avec intensité sa vie spirituelle.
Son esprit était sans cesse occupé par les prières, et Dieu le
gratifiait de contemplations divines. Chaque matin, au réveil, il se
lavait, puis il descendait jusqu’au ruisseau qui s’écoulait à
proximité de chez lui, et auprès duquel il avait trouvé un lieu
propice à la prière et aux prosternations qu’il accomplissait. Il
emportait toujours avec lui, dans sa poche intérieure, un petit
livre où étaient consignés les enseignements de Saint Côme (1).
:
( Saint Cosmas d’Etolie, célèbre prédicateur grec du XVIII°
siècle).
Lui-même étant illettré, il
se le faisait lire par d’autres bergers. Il écoutait attentivement
les prédications de Saint Côme, les gravait dans son esprit
purifié, et les rapportait ensuite à d’autre pour qu’ils en
soient édifiés. Il incitait les autres à pratiquer de bonnes
œuvres. Aux jeunes gens qui faisaient paître les moutons avec lui,
il enseignait la prière, et les encourageait à effectuer des
prosternations. Dans ses conversations, il aimait à faire le récit
des Vies des Saints, rapportait des miracles de la Mère de Dieu, et
évoquait la seconde Parousie – le Second Avènement – du
Christ.
Menant une vie pure et
irréprochable, et s’exerçant à prier continûment de la Prière
du Cœur, il lui arrivait souvent de recevoir en son esprit une
révélation du Seigneur.
Il avait une petite fille
dont il disait : « Elle va nous briser le cœur. »
De fait, quelques années plus tard cette petite fille mourut. Son
autre fille était tombée malade, et elle avait brûlé de fièvre
une année entière. Une nuit, pendant son sommeil, elle vit en rêve
qu’il était en chemin pour se rendre chez le médecin. Il croisa
un homme qui lui révéla qu’il trouverait ce médecin sur la
Grand-place.
Il comprit la
signification de son rêve, et se rendit de nuit dans l’église de
Saint-Athanase, située à côté de la Grand-place. Il s’y tint
dans une stalle, pria un moment, puis dit à son épouse : «
Rentrons. L’enfant va guérir. » De fait, quand ils
arrivèrent chez eux, ils trouvèrent que la fièvre avait quitté
l’enfant.
Une autre fois, en faisant
paître les dindes, sa fille s’égara. Tout le monde fut pris
d’affolement. Mais Sotirios resta serein. Car il avait reçu dans
sa prière l’avertissement que l’enfant serait retrouvée. Aussi
rassura-t-il ses proches, disant : « Ne vous inquiétez
pas. L’enfant va rencontrer l’un des nôtres, qui la ramènera
ici. » Et il en fut bien ainsi. La petite fille s’était
endormie, et, en proie à une crise de somnambulisme, elle avait
marché jusqu’à Trikala. Elle y rencontra une de ses tantes, qui
la salua, et lui posa quelques questions. La fillette reprit ses
esprits, et se mit à pleurer. Sa tante comprit ce qui s’était
passé, la consola, et la ramena au village.
Le Seigneur qui, de par
l’aide de la Providence, porte les Justes, vint en aide à
Sotirios, en lui révélant dans un rêve qu’il ne devait pas
vendre sa vache, bien qu’il se trouvât dans une situation
financièrement difficile. Lorsque, quelque temps plus tard, survint
l’occupation allemande, ce fut grâce à cet animal qu’il put
sauver sa famille de la grande famine qui sévissait. Une autre fois,
il se trouva courir un grand danger. Des gens malintentionnés et
pervers, lesquels étaient à la recherche de trésors cachés à
Koziaka, lui avaient tendu une embuscade pour le tuer. Mais voici
que, soudain, se leva une tornade, en sorte qu’il fut préservé de
tout péril.
Il connut à l’avance la
date de sa mort, et répétait souvent : « L’un d’entre
nous s’alimente en pure perte », en faisant allusion à
lui-même. Il prédit ainsi à l’un de ses proches de Livadia, qui
lui rendait visite chaque année, qu’ils ne se reverraient pas
l’année suivante. De fait, quelques mois plus tard, il s’endormit
dans le Seigneur.
Lors de sa dormition,
laquelle eut lieu le 20 juillet 1966, une expression paisible et
sereine se dessina sur son visage, ce qui constituait un signe
incontestable de sa grande vertu. Il laissa un exemple parfait de bon
Chrétien vertueux. De par sa sainte vie, il édifia beaucoup de
gens, ainsi que par ses propos spirituels, et même par ses
remontrances salvifiques.
Que Dieu place son âme
parmi celles des Justes et des Saints de tous les siècles.
14
NICOLAS
SAVOUDIS
(1899-1969)
Nicolas naquit en 1899
à Gyali de Tsifliki, en Asie Mineure. Ensuite du massacre et de
l’expulsion des Grecs d’Asie Mineure, il arriva en tant que
réfugié au village de Vatopaidi en Chalcidique. Lorsqu’il eut
atteint l’âge requis, il se maria, et eut une fille, puis, par
après, des petits-enfants. Son épouse et son gendre avaient des
caractères difficiles, mais il les supportait avec patience.
Par manière générale,
c’était un homme paisible. Il vivait en ascète, jeûnait
beaucoup, s’adonnait à l’étude des livres liturgiques et des
Vies de Saints ascétiques, qu’il avait emportés avec lui dans son
Exode d’Asie Mineure, et il prodiguait des conseils spirituels à
ses petits-enfants, leur constituant ainsi un précieux bagage
spirituel pour leur édification présente et à venir.
Il passait toute la
semaine à faire paître les moutons. Le samedi soir, il rentrait
chez lui, et se préparait pour la Divine Liturgie du dimanche.
Il aidait sa paroisse en
allumant les veilleuses et en assistant le prêtre.
Il accomplissait de
bonnes œuvres. Durant la période de l’Occupation, il cacha un
Anglais, lui sauvant ainsi la vie, et, lorsque ce dernier tomba
malade, il le garda chez lui tout le temps que nécessita sa
guérison.
Un jour, un des habitants
de son village mourut, mais sa famille était si pauvre qu’elle
n’avait pas de quoi financer les funérailles. Nicolas se rendit
secrètement chez eux, et y laissa de l’argent. Les gens de cette
famille ne surent jamais quel était le « bon ange » qui
leur avait envoyé de l’aide.
Il offrait souvent
l’hospitalité aux gens de passage qui faisaient halte au village.
L’Ancien Grégoire,
père spirituel du Monastère du Saint-Précurseur à Métamorphosis,
eut la chance de pouvoir rencontrer Nicolas Savoudis, et voici ce
qu’il mentionne à son sujet :
« Je me trouvai
au village de Vatopaidi, en Chalcidique. Je venais d’arriver, et je
discutais avec cinq ou six paysans à l’ombre d’un pin. Peu après
arriva un homme entre deux âges, ayant une cinquantaine d’années
environ. Il nous salua et se tint silencieusement en retrait, un peu
plus loin. L’un des paysans me dit : « Lui, il va à
l’église en plein milieu de la nuit, y allumer les veilleuses,
afin que les Saints y voient quelque chose… »
C’est ainsi que je fis
la connaissance du grand-père Nicolas Savoudis. Comme je me rendais
fréquemment au village de Vatopaidi, je le voyais souvent, toujours
serein et paisible, et gardant le silence. Il arrivait toujours le
premier à l’église. Il se tenait auprès du pupitre et fredonnait
en écoutant le chantre. C’était le seul lieu où l’on entendait
sa voix, quoiqu’il chantât très bas. C’était à peine si on
l’entendait psalmodier. Il disait aussi le « Notre Père »,
seul, à voix haute, dans l’église. (1).
:
( En Grèce, au cours de la Divine Liturgie, le « Notre Père »
est souvent dit par une seule personne, au nom de toute
l’assemblée).
Un vrai mystère, ce vieux
Nicolas… Je me rendis un jour chez lui, cherchant à le connaître
davantage. Il habitait un simple sous-sol, nu et dépouillé, au sol
revêtu de ciment, le tout formant un décor des p :lus
ascétiques qui soit. A l’étage supérieur vivait son gendre qui,
comme je l’appris plus tard, véritablement le maltraitait. Ce
dernier était d’un tempérament irascible. Cependant, le
grand-père Nicolas ne se plaignait jamais de lui, ni ne disait
jamais un mot à son sujet. On eût presque pu penser qu’il était
muet. Pourtant, le vieux Nicolas savait bien parler, et, qui plus
est, lisait les Saints Pères.
Dans sa chambre, en sus
de Saint Jean Damascène et d’autres Pères, je remarquai aussi des
auteurs de la Philocalie*,
mais pas seulement.
Le vieux Nicolas était zélé à l’étude de tous les livres de
spiritualité Orthodoxe, et il apparaissait qu’il s’efforçait de
mettre en pratique l’enseignement patristique. C’est pourquoi, en
plus du silence, il s’efforçait de cultiver d’autres vertus. Il
semblait ne jamais s’offusquer de la conduite des autres. Devant
les moqueries des autres habitants du village, il gardait le silence,
se contentant d’esquisser un léger sourire.
Selon tout ce que je l’ai
vu faire, il était manifeste qu’il pratiquait une rude ascèse, et
qu’il aimait la prière. Nul, toutefois, ne savait quelles prières
il disait seul à Seul, s’entretenant avec Dieu. Il emporta bien
des secrets avec lui dans sa tombe, pour ce qu’il était très
silencieux. J’avais appris de la bouche de paysans qu’il vivait
grâce à l’argent que lui envoyait un ancien officier anglais, qui
le remerciait ainsi de l’avoir caché chez lui, et de l’avoir
sauvé au péril de sa vie à lui, sous l’occupation allemande.
Le 24 novembre 1969, l’on
m’avertit de la dormition dans le Seigneur du discret et bon
Nicolas. J’abandonnai tout ce que j’étais occupé à faire, et
me rendis à Vatopaidi. Nous lûmes sur lui les prières des défunts,
et nous l’enterrâmes ( ou « planté en terre », selon
que le disent les paysans, afin qu’il fleurît dans l’éternité).
Son visage, dans le cercueil, était serein. L’on eût dit qu’il
dormait.
Trois ans après sa
dormition, trois pieuses femmes, d’entre ses proches, s’en furent
l’exhumer, afin de procéder à la translation, ce qui est dire au
transfert de ses ossements. Lorsqu’elles trouvèrent ses reliques,
elles n’en crurent pas leurs yeux. Elles étaient intactes, de
couleur jaune, et elles dégageaient un doux parfum. L’une de ces
trois femmes, Barbara, le souleva quelque peu, et constata qu’il
était très léger. « Comme s’il n’avait que la peau sur
les os », précisa-t-elle.
Grandement surprises par
le caractère inattendu de cet événement, et ne sachant pas ce
qu’elles devaient faire, elles crurent bon d’ensevelir à nouveau
la vénérable relique du bienheureux Nicolas Savoudis. »
Mémoire éternelle !
15
PERE
DIMITRI PAPADIMITRIOU
(1890-1971)
Le Père
Dimitri naquit en 1890 à Aradipou, à Chypre. Il avait deux sœurs.
Son père, Nicolas, s’endormit dans le
Seigneur
alors que Dimitri était encore enfant. Sa mère Anne, une pieuse
femmes, zélée au travail, envoya son fils à l’école pour qu’il
y reçoive les rudiments de l’instruction. Lorsqu’il eut atteint
l’âge de dix ans, un événement le marqua, qui influa sur la
suite de son existence. Il faisait paître un troupeau de vaches
lorsque, tout-à-coup, l’une d’elles perdit la tête. La bête se
mit à courir sans raison, comme sous l’emprise d’une agression
démoniaque. Pour tenter de la maîtriser, le petit Dimitri attrapa
la corde qu’elle avait au cou, et tenta de la contenir. Mais
l’animal l’entraîna tout, et le fit tomber dans un puits. Voyant
qu’il allait se noyer, l’enfant appela au secours. Mais qui,
depuis ces profondeurs, eût pu l’entendre ? Ce fut alors,
soudain, que Saint Nicolas apparut au fond même du puits, et bénit
le petit Dimitri. Le niveau de l’eau, lors, se mit miraculeusement
à monter, de la sorte remontant l’enfant à la surface, ce qui lui
rendit possible de sortir facilement du puits. Puis, lorsqu’il fut
sur la terre ferme, les eaux redescendirent à leur place initiale.
Saint Nicolas bénit alors une seconde fois l’enfant, et, avant que
de disparaître, lui déclara : « Fais bien attention à
veiller sur ta vie, pour ce que tu deviendras prêtre. »
Ensuite de ce bouleversant
événement, l’enfant fit bien attention à suivre la
recommandation de Saint Nicolas. Empli par Dieu de zèle pour mener
son combat spirituel, il allait souvent à l’église, et continuait
de laisser grandir son inclination vers la prêtrise. Lorsqu’il eut
atteint l’âge de douze ans, il s’en fut au Monastère de Saint
Georges le Kondos où, trois ans durant, il assista le hiéromoine*
Laurent, et fut initié au chant byzantin. Lorsqu’il retourna dans
son village, il y devint le chantre de l’église. On l’invita
également à être le chantre de l’église du village voisin,
nommé Avdelero. Pour les grandes fêtes, après qu’il avait
terminé ses travaux agricoles, il partait à pied assister à la
célébration des Vêpres, ainsi, le lendemain matin, qu’à la
Divine Liturgie. La distance était d’environ dix kilomètres, mais
il la parcourait cependant avec joie, sans murmurer, disant même,
par manière de plaisanterie, qu’il comptait le nombre de pas qu’il
faisait. Il aidait aux champs sa mère, mais il aimait aussi l’étude.
Il avait une mémoire excellente, et retenait tout ce qu’il lisait.
Constatant
combien son caractère était paisible, des habitants de son village
décidèrent de le mettre à l’épreuve, pour voir s’il se
laisserait ou non emporter à la colère. Ils travaillaient à la
construction d’une route, qu’empruntait avec ses bœufs Dimitri
lorsqu’il allait labourer son champ. L’un de ces hommes se mit en
travers du chemin, et tâcha d’empêcher les bêtes de passer. Mais
Dimitri, sans se laisser aller à se mettre en colère, rentra chez
lui sans rien dire. Lorsqu’ils lui demandèrent comment il avait
réussi à garder son calme, il répondit : « Je me suis
dit que ça ne valait pas la peine de perdre sa paix intérieure pour
une chose aussi futile, passagère, et éphémère. J’ai pensé
aussi que ce n’était pas un homme que j’avais face à moi, mais
un buisson d’épines. »
Lorsqu’il
eut atteint l’âge mûr, il épousa Parascève, avec laquelle il
eut deux fils, dont l’un, Nicolas, fut par la suite ordonné
prêtre. Connaissant toutes les qualités de Dimitri, les habitants
du village demandèrent à l’évêque du lieu de l’ordonner
prêtre, pour qu’il pût desservir leur paroisse. Le hiérarque
leur demanda si tout le village donnait son accord. Ils répondirent :
« Oui ; nous ne pouvons pas espérer quelqu’un de
mieux. » L’Evêque consentit alors à l’ordonner prêtre,
mais à la condition que Dimitri aille préalablement étudier un an
au séminaire, pour ce qu’il était jusqu’à présent sans
instruction. Les villageois suggérèrent à l’évêque de tester
tout d’abord ses connaissances. Le hiérarque convoqua Dimitri,
l’interrogea sur maints sujets théologiques, ainsi que sur le
typikon – ce qui est dire sur l’ordonnancement des offices -, et
il fut stupéfait de constater l’étendue de ses connaissances,
assortie d’une telle modestie. Il déclara contre toute attente :
« Dimitri est théologiquement mieux formé que moi ! »
Il l’ordonna donc aussitôt diacre, puis prêtre, et le chargea de
desservir la paroisse de son village, dédiée à l’Apôtre Luc.
Devenu prêtre, Dimitri portait tant d’attention aux ouailles de
son troupeau spirituel qu’il n’avait besoin ni de livres, ni de
registre. Car, grâce à son excellente mémoire, il se souvenait de
la date de baptême et de mariage de chacun de tous ses paroissiens.
Il
se distinguait, chaque fois, par son humilité, son imperturbable
sérénité, et par la générosité de ses aumônes. Un jour qu’il
était assis dans sa cour, un vendeur de petit bois d’allumage
passa devant lui. Il était pauvre, et n’avait rien vendu de la
journée. Il était donc triste, pour ce qu’il allait s’en
retourner chez lui sans le sou, et sans avoir pu acheter de quoi
nourrir sa nombreuse famille. Quand il demanda au Père Dimitri s’il
voulait acheter du bois, celui-ci lui répondit en lui demandant de
déposer tout son chargement. Il n’avait naturellement pas besoin
de bois, parce que sa remise en était pleine, mais il avait agi
ainsi pour venir en aide à cet homme. Son épouse lui adressa des
reproches, parce qu’il achetait des choses qui n’étaient pas
nécessaires, et gaspillait un argent dont ils avaient, à l’époque,
grand besoin. Le Père Dimitri, imperturbable, lui répondit
paisiblement : « A la Grâce de Dieu. Nous avons aidé un
pauvre homme : la Providence divine nous le rendra au
centuple. » C’est ainsi que, quelques instants plus tard,
survint un paroissien, lui demandant d’administrer un sacrement. Il
lui donna pour ce faire une somme respectable, correspondant au
quadruple de ce qu’il avait donné au pauvre vendeur de bois. Il
dit alors à la Presbytéra * : « Vois-tu ce qui se passe
quand tu confies ta vie à Dieu ? Ne parle plus jamais comme
l’épouse de Job. »
Au village de Père
Dimitri, tout le monde le respectait en raison de sa vertu et de sa
ferveur dans la Foi Orthodoxe et dans la Prière. Lorsque les enfants
le voyaient, ils couraient à lui, lui embrassaient la main et
prenaient sa bénédiction. Des adultes les rabrouaient, leur
reprochant de déranger et de fatiguer le prêtre. Mais lui,
répondait de manière évangélique, à l’imitation du Christ dans
l’Evangile : « Laissez venir à moi les petits enfants,
et ne les en empêchez pas. Car le Royaume des Cieux appartient à
ceux qui leur ressemblent. (Mt 19, 14).
Il
se produisit un jour un malentendu dans sa famille, qui déboucha sur
une dispute. Pour l’éviter, le pacifique Père Dimitri préféra
sortir, bien qu’il tombât au-dehors une pluie battante, dont il
tâcha de s’abriter en se mettant un sac plastique sur la tête.
Après qu’il eut passé ainsi un long moment, il s’enquit, au
travers de la porte, si la « tempête » était finie. De
cette manière, il préserva sa paix intérieure.
Il
veillait scrupuleusement à garder une conscience pure. Un malentendu
s’interposa un jour entre le marguillier et lui. Voulant s’en
venger, celui-ci s’en fut se plaindre à l’évêque. Le hiérarque
fit venir le Père Dimitri, et, considérant que c’était lui le
fautif, il lui enjoignit d’aller demander pardon au marguillier,
faute de quoi il le priverait de célébrer. Le Père Dimitri, dans
un esprit d’obéissance, partit à la recherche du marguillier, qui
s’avéra introuvable. Voulant porter préjudice au Père Dimitri et
l’empêcher de célébrer, il avait intentionnellement disparu. Le
Père Dimitri se rendit donc à l’église le dimanche suivant, y
célébra les Matines, puis suspendit l’Office. Il demanda à tous
pardon, expliquant la raison pour laquelle il ne pourrait pas
célébrer la Liturgie. Ce qu’entendant, les paroissiens
s’offusquèrent et prirent son parti, puis se mirent à la
recherche du marguillier.
Le
Père Dimitri aimait beaucoup la vie liturgique. Sa participation à
la Divine Liturgie était intense, comme en témoignaient tous ses
gestes et toute son attitude durant la célébration du redoutable
Mystère. Quand il disait, en particulier : « Elevons nos
cœurs », en élevant les bras, il semblait quitter la terre et
entrer en communication avec les Cieux.
C’était
un homme sacrificiel. Un homme de sacrifice. Quand il s’agissait
d’aller aider et secourir des personnes éprouvées, ou de consoler
des affligés et des endeuillés, il n’épargnait pas sa peine. En
bon pasteur, il veillait sur son troupeau, au péril, parfois, de sa
propre vie. Durant la période de la rébellion turque à Chypre,
les prêtres des villages habités par des populations mixtes
rencontraient des difficultés pour accomplir leurs tâches
sacerdotales. Les prêtres et les enseignants étaient dans le
collimateur des Turcs, du fait qu’ils accomplissaient auprès de la
communauté grecque une œuvre de préservation nationale de
l’Orthodoxie.
Pendant
cette période tourmentée, le Père Dimitri brava tous les dangers
pour aller desservir les fidèles de la région. Les Turcs eux-mêmes
finissaient par l’apprécier. Il avait un ami muezzin, auquel il
allait rendre visite à l’école turque, où les jeunes filles lui
offraient des fleurs, et son ami, des fruits rares.
Plus
tard, lorsqu’une rancœur de gens qui lui étaient hostiles fit
qu’on lui interdit de célébrer, il en fut très affligé, et
cette privation de la célébration de la Divine Liturgie eut pour
effet de précipiter son départ vers l’autre Vie.
Juste
avant sa mise à pied, il fit savoir à ses fidèles qu’il
s’agissait de sa dernière Liturgie. Les paroissiens s’en
étonnèrent, et furent saisis d’inquiétude. Cette Liturgie fut la
plus solennelle, la plus majestueuse et la plus recueillie de tout
son sacerdoce. Bien que sa voix souffrît d’un défaut, elle fut
parfaite ce jour-là, et il prononça tout le texte de l’Office
distinctement, à haute voix. Au moment du renvoi, toute l’assemblée
défila, en larmes, pour prendre sa bénédiction.
Lorsque
sa sanction fut levée, c’est avec zèle qu’il recommença de
célébrer, accomplissant infatigablement son service presbytéral.
Une fois à la retraite, il continua de desservir le village de
Troulloi, et ce , durant les neuf années suivantes. Lorsqu’il
atteignit l’âge de quatre-vingt-un ans, et pour ce qu’il était
privé de la force qu’il puisait dans la célébration de la
Liturgie, il tomba gravement malade, si bien qu’il dut s’aliter.
Il souffrait de différents maux, mais il continuait de croire que
« tout est possible en Celui qui rend fort » (Ph 4, 13).
Comprenant
que le départ de son père pour l’autre monde était imminent, son
fils avertit son frère qui vivait en Angleterre, et il lui suggéra
de venir sans tarder à Chypre, suffisamment à temps pour pouvoir
encore recevoir la bénédiction de leur père. Il n’en dit rien au
Père Dimitri. Mais, un jour, le Père Dimitri demanda à son épouse
d’aller ouvrir la porte parce que, disait-il, leur fils était
arrivé d’Angleterre. Elle ne le crut pas, dans un premier temps,
pensant que sa maladie lui causait des hallucinations. Mais, devant
son insistance, elle alla néanmoins ouvrir, et fut stupéfaite de
tomber nez à nez avec son fils, lequel était sur le point de sonner
à la porte.
Quelques
jours plus tard, le 14 mars 1971, le Père Dimitri s’endormit dans
le Seigneur, aussi paisiblement qu’il avait été paisible et
serein tout au long de sa vie.
Que
sa bénédiction soit sur nous !
16
APOSTOLOS
TSALAPATAS
(
1885-1973)
Apostolos Tsalapatas
naquit en 1885 dans le village d’Agnadéri, près de Larissa. Ses
parents, Jean et Marie, eurent aussi une fille, Vassilikie. Ils
étaient simples et pauvres, mais intègres et animés d’une grande
foi, qu’ils transmirent à leurs enfants. Du fait de la pauvreté
de ses parents, Apostolos demeura sans instruction, et reprit très
jeune le métier de son père, qui était berger. Cela ne constitua
pas pour lui un obstacle pour progresser dans la voie spirituelle. Il
était simple dans sa manière de vivre, et d’une âme chaste,
pure, et innocente. En faisant paître les moutons dans la solitude,
il priait et glorifiait Dieu.
Quand
il fut en âge de se marier, il épousa Assimoula, originaire du
village d’Arménio, avec laquelle il eut un fils et deux filles.
Ils vivaient modestement dans la paix et l’amour réciproque. Comme
son fils s’endormit dans le Seigneur à l’âge de dix ans,
Apostolos adopta un garçon, dans le désir d’avoir un descendant à
qui transmettre son nom. Mais telle n’était pas la volonté de
Dieu, car cet enfant mourut à son tour. Puis, ce fut son épouse qui
s’endormit dans le Seigneur. Aussi demeura-t-il seul avec ses deux
filles.
Sarandis
Axougas témoigne : « J’assistais Apostolos dans les
pâturages. Un jour, à midi, nous nous reposions avec les moutons
près de la chapelle de la Mère-de-Dieu, à Arménio, quand,
soudain, Apostolos s’est levé, a rassemblé le troupeau, et s’en
est allé, me laissant dormir seul. Il me raconta plus tard que, dans
son sommeil, la Mère de Dieu lui était apparue. Elle lui avait dit
de rassembler les moutons, et de ne pas les mener paître près de
son église, parce qu’ils souillaient le sol de leurs déjections.
Les gens y marchaient, puis salissaient ensuite le sol de l’église. »
Du
fait de sa grande simplicité, et de la ferveur de sa foi, Apostolos
reçut une nouvelle visite de la Toute Sainte, laquelle lui demanda
d’aller desservir son église à Arménio. Après que cette
apparition se fut répétée plusieurs fois, Apostolos en informa ses
filles, qui s’opposèrent à ce projet. L’une d’elles, qui
avait réagi avec plus de véhémence encore, ayant par là, sans
doute, manqué de respect à son père, vit à son tour, dans son
sommeil, la Mère de Dieu. La Toute-Sainte la réprimanda, et lui
demanda de ne pas entraver la liberté de son père.
Ce
fut ainsi qu’en 1953, Apostolos quitta le foyer familial, et partit
se consacrer au lieu de pèlerinage de la Toute-Sainte à Arménio,
dans l’église de la Source-Vivifiante. Il servait Dieu avec
abnégation, et menait dans le secret une vie d’ascèse. Bien qu’il
ne fut pas moine, il portait un rasso – une soutane- et un
couvre-chef, et il avait laissé pousser sa barbe et ses cheveux (
qu’il nouait avec un fil de fer). Eté comme hiver, dans la neige
parfois, il marchait pieds nus, sans pour cela qu’il tombât jamais
malade. Aux pèlerins, il servait de l’eau et du café, se
comportait avec humilité, et prodiguait avec bonté quelques
conseils spirituels. Il mentionnait les apparitions de la Mère de
Dieu dont il avait été témoin, et il avait confié aux élèves du
lycée que la Toute-Sainte lui avait prédit que lorsque la cime du
cyprès planté auprès de l’église se dessècherait, il mourrait.
Il continuait de voir la Mère de Dieu, et l’on l’entendait
parfois s’entretenir dans l’église avec elle. Comme sa vue avait
beaucoup baissé, il demandait souvent aux gens si la cime du cyprès
était déjà desséchée. Lorsqu’on lui répondit qu’elle
commençait de l’être, il alla chez l’artisan funéraire passer
commande de son cercueil. Comme on lui demandait pour qui était le
cercueil, il répondit avec naturel : « Pour moi. Dans
quelques jours d’ici, je m’en vais mourir. »
De
fait, quelques jours plus tard, Apostolos tomba malade. Son neveu,
Georges Tsalapatas, apprit par une moniale que son oncle était au
plus mal ; il s’empressa donc aussitôt de lui rendre visite.
En voyant son neveu, Apostolos lui dit : « Cette moniale
t’a dit de venir parce que je meurs ?La Toute-Sainte m’a dit
que, demain à trois heures, elle viendrait me donner mon
sauf-conduit, viatique pour le grand voyage vers la vie éternelle. »
Son
cercueil était déjà prêt. Le lendemain, lorsque les trois heures
approchèrent, il sonna lui-même le glas. Puis il entra dans
l’église, s’agenouilla devant l’icône miraculeuse de la Mère
de Dieu, croisa les mains sur sa poitrine, au-dessus de son cœur, et
là, tout en priant, il s’endormit du sommeil des Justes. Son âme
pure s’envola jusqu’aux Cieux.
Il
fut enterré à côté de l’église de la Mère de Dieu qu’il
aimait et qu’il avait servie fidèlement et conformément à son
commandement, pendant une vingtaine d’années, jusqu’en 1973. Les
pèlerins qui le connaissaient le tenaient en grand respect, et
souhaitaient que son tombeau fût là, près de l’église, en dépit
des grincements de dents des autorités officielles.
Que
sa bénédiction soit sur nous !
17
VAYA
GEORGIANAKIS-KOTSOULAS
(1927-1974)
Vaya naquit en 1927
dans le village de Rizovouni en Laka, Soulios, dans la province de
Préveza. Elle avait une sœur jumelle, mais celle-ci ne survécut
pas.
Sa mère, Photinie,
partit, elle aussi, très tôt pour les demeures célestes, pour être
tombée d’un olivier, alors que sa fille n’était âgée que de
quarante jours. Son père se remaria et eut trois autres enfants.
Vaya tenait sa
belle-mère en grand respect. En tant qu’aînée, elle s’occupait
de tout, telle une petite mère affairée, courant partout, pieds
nus, allant voir les chèvres en haut de la montagne, aux champs pour
bécher, dans la forêt pour couper et en rapporter du bois, etc…
C’était une petite fille très vaillante, si généreuse, et si
travailleuse qu’elle accomplissait elle-même avec empressement
tous les travaux.
Elle se maria jeune,
et, en 1947, mit au monde son premier enfant. Elle eut six enfants.
C’était une femme joyeuse et vive, qui suscitait l’admiration de
tous les habitants de son village.
L’un de ses
enfants tomba gravement malade. Les médecins ne purent lui porter
aucun secours. Son corps de mère souffrait intensément. Elle était
prête à sacrifier pour son enfant sa propre vie. Elle le portait
sur son dos, se rendant ainsi avec lui dans la montagne, marchant de
longues heures durant, allant d’églises en monastères, ça et là
disséminés sur la montagne, pour tenter d’obtenir qu’il fût
guéri par les prières des Prêtres, des Moines et des Moniales qui
s’y trouvaient prier.
Quotidiennement
vivant dans cette tourmente, voici qu’une nuit, dans son sommeil,
elle vit une femme lui dire : « Prends ton enfant, et des
vêtements propres, puis viens chez moi. Tu descendras bien des
marches avant d’atteindre l’eau bénite, puis tu y laveras
l’enfant et changeras ses vêtements. Tu y viendras avec un Prêtre
pour qu’il pût célébrer la Liturgie, et l’enfant sera guéri. »
Le lendemain, elle
conta son rêve à son mari, mais celui-ci lui reprocha de croire aux
fantasmes de son imagination. Mais Vaya ne trouvait pas la paix
intérieure. Elle se renseigna donc, et finit par apprendre qu’il
existait bien une église semblable à celle de son rêve dans le
village situé juste en face du sien, aux Komtsiadès-Ambélia. Ce
dernier abrite la petite église de Sainte-Parascève, laquelle
datait du Xème siècle. Derrière l’église se situe une grande
grotte, qui mène, au moyen d’un escalier aux multiples marches, à
la source d’eau bénite de Sainte Parascève, qui y coule en
abondance. A peine eut-elle entendu dire cela qu’elle prépara son
enfant et réalisa l’ascension de la colline de Sainte Parascève.
Elle trouva la grotte, les escaliers et le lieu exactement semblables
à ce qu’elle avait vu dans son rêve. Elle lava l’enfant, et le
changea. Après quoi une Liturgie fut célébrée dans la petite
église, et le jeune malade, tout aussitôt, recouvra la santé.
Vaya, qui avait été
jusque là gratifiée d’une santé de fer, commença de montrer des
signes de faiblesse. Un jour, se rendant à la fontaine y laver
quelque chose, elle perdit connaissance. Dès lors, elle s’évanouit
fort fréquemment, au point que sa vie devint un calvaire. Elle
perdait totalement le sens, tombait à terre, et ne revenait à elle
que quelque temps après. Cela pouvait survenir à tout instant,
n’importe où, à l’église, aux champs, sur la route, ou partout
ailleurs…
Ses jeunes enfants
vivaient à leur tour un véritable supplice. Ils voyaient leur maman
s’effondrer, et lors, se mettaient à pleurer auprès d’elle,
pensant qu’elle était morte. Comme elle pressentait toujours le
moment où cela allait se produire, elle les prévenait par avance,
et cependant les rassurait en disant : « Je vais tomber
un peu malade, soyez sans peur, laissez-moi, et je me relèverai bien
toute seule. »
Que lui advenait-il
donc ? Sa tante, qui la connaissait depuis son jeune âge,
attribuait cela à sa dénutrition. De fait, Vaya endurait une vie de
telle misère, et tant de privations que cela paraîtrait à peine
croyable pour notre imaginaire de modernes. En effet, sa famille
était la plus pauvre du village, et, quant à elle, on la
surnommait : « Vaya la Pauvre ».
Mais à cette époque
s’ajouta un nouveau calvaire, psychique celui-ci, mais plus pénible
encore, infligé cette fois par les autres. Des personnes du village,
prenant plaisir au malheur des autres, « ajoutèrent à la
douleur de ses blessures (Ps 68, 27) », en tentant de la faire
passer pour folle et de la faire interner à l’asile de Corfou.
Aussi, au village, les
gens l’évitaient-ils, tout autant que si elle eût été
pestiférée, et ils se moquaient au surplus de ses enfants. Seul
quelqu’un qui l’a vécu peut comprendre ce que cette épreuve
peut signifier pour l’âme tendre d’un enfant, et jusqu’à quel
point une telle douleur peut être insupportable à un cœur
maternel. Car elle souffrait davantage pour ses enfants que pour
elle-même.
Mais Vaya se réfugiait
en Dieu, dont elle était si proche, et elle tint bon. Elle porta
cette croix que le Seigneur lui avait donnée à porter, avec une
grande foi, longanime patience, et humilité. Elle ne murmurait
jamais, et n’en voulait aucunement à Dieu. Humblement, elle
inclinait la tête devant la volonté divine.
Comme il arrive à tout
être humain, il advenait qu’elle courbe la tête, pleure, se
plaigne et soit remplie d’amertume ; particulièrement lorsque
des gens, par leur attitude mauvaise et méchante, la poussaient à
bout, s’acharnant à lui faire du mal. Mais le Dieu de bonté, le
Dieu des affligés, des Justes, victimes de l’injustice, le Dieu
des souffrants, ne la laissait jamais seule, abandonnée, en proie à
la déréliction. Mais il la protégeait, lui donnant force et
courage, pour qu’elle pût, chaque fois, supporter, et surmonter la
nouvelle épreuve.
Tous
les soirs, elle allumait la veilleuse suspendue devant les icônes.
Elle disait à son fils de faire son signe de croix, puis elle le
bordait dans son lit, lui souhaitait bonne nuit, et l’embrassait
avec tendresse. Elle se tenait ensuite devant les icônes, et disait
sa prière.
«
Je te remercie, mon Christ. Ô mon Maître, que ton Nom soit béni.
Et toi, ma Toute -Sainte, protège mes enfants, tout ainsi que le
monde entier. » Pour finir, exhalant un soupir, elle laissait
échapper cette exclamation : « Manoula mou ! – Ce
qui signifie,en grec, ma petite Maman ! » Puis elle
commençait de faire des prosternations jusqu’à terre, à chacune
d’elles, faisant un signe de croix. Puis, la tête toujours
baissée, elle murmurait le reste des prières du soir, auxquelles
elle ajoutait les siennes propres.
Tous
les dimanches, ainsi que les jours de fête, elle se rendait à
l’église, respectant avec précision les jours chômés institués
par l’Eglise.
Lorsque
le prêtre lisait l’Evangile devant les portes saintes, elle
s’approchait, s’agenouillait sous l’Evangile et plaçait sur sa
tête l’étole du prêtre. Une fois la lecture de l’Evangile
achevée, avec beaucoup de dévotion, elle embrassait l’étole et
l’Evangile, ainsi que la main du prêtre.
Comme
il lui arrivait de s’évanouir à l’église, des femmes lui
conseillèrent de n’y plus venir, imputant ses malaises à l’encens
et aux cierges, ainsi qu’au manque d’air, raréfié dans
l’église. Mais elle leur répondait : « Dites ce que
vous voulez, mais nul ni personne ne pourra me faire sortir de la
maison du Seigneur. J’irai à l’église, et j’y demeurerai,
dussé-je en mourir ! »
Les
épreuves, telles celles de Job, s’enchaînaient les unes après
les autres, et il semblait que cela ne dût jamais finir pour Vaya.
Mais elle se contentait de redire le verset biblique du livre des
Proverbes : « Le Seigneur reprend celui qu’il aime,
comme un père le fils qu’il chérit ( Pr 3, 12).
Un
jour, à l’école, un de ses enfants joua avec un ballon contaminé
par un microbe, et en fut infecté. Au soir, il s’allongea sur la
natte étendue à terre, auprès de ses frères et sœurs, mais, sur
le matin, au réveil, il s’avéra que les enfants avaient tous la
tête couverte de boutons. A cette vue, Vaya fut si inquiète qu’elle
en fit une grave crise de nerfs. Elle se fit un souci plus excessif
qu’elle ne pouvait le supporter. Elle en retomba malade, si bien
qu’elle dut être hospitalisée. Ses enfants furent, eux, envoyés
à Athènes, à l’hôpital de Sygos, où ils furent soignés. Mais
quand ils revinrent au village, comme ils avait perdu la
quasi-totalité de leurs cheveux, tout le monde les évita, jusqu’aux
membres de leur propre famille eux-mêmes, car tous craignaient
d’être contaminés à leur tour. Tous leur fermèrent leur porte,
et nul ne voulut s’occuper d’eux, à l’exception d’une
cousine de Vaya – mère de Thomas Christia-, qui voulut bien les
recueillir chez elle, et prendre soin d’eux jusqu’au retour de
leur mère.
Ce
fut alors qu’un nouveau malheur frappa Vaya. Hélène, son
quatrième enfant, était alors âgée de deux ans tout au plus. Vaya
étant à l’hôpital, ce fut Photinie, l’aînée de la fratrie,
mais qui n’était guère âgée que de cinq ou six ans, qui se mit
à remplir les devoirs de mère et de maîtresse de maison, et qui
s’occupa de la petite fille. Cette dernière, couchée dans son
berceau, pleurait sans discontinuer. Photinie tentait bien de lui
donner à manger, mais celle-ci se remettait immanquablement à
pleurer. Pour finir, ses pleurs s’arrêtèrent. Aussi Photinie
pensa-t-elle que le bébé s’était endormi. Mais, lorsqu’un peu
plus tard elle revint voir la petite Hélène, pour vérifier que
tout allait bien, qu’elle fut un moment à l’observer, et qu’elle
la toucha, elle constata tout soudain qu’elle était morte. La
petite Hélène s’en était allée aux Cieux comme un ange.
Longtemps
après l’enterrement de la fillette, l’époux de Vaya se rendit à
Igouménitsa pour aller la chercher. Ils firent le voyage à pied,
marchant des jours entiers à travers les montagnes. A l’hôpital
l’on avait bien pris soin d’elle. Elle avait été mieux nourrie
que chez elle, et avait repris un peu de poids. Aussi, quand elle
s’en revint au village, elle était très belle, si bien que tout
le monde la remarqua. Inquiète, elle demanda à voir son enfant.
Pour ne pas lui annoncer la triste nouvelle, son mari lui mentit, et
lui dit que la fillette se trouvait à Philippiade, chez ses
grands-parents. Elle s’empressa lors de s’y rendre, et ce fut
alors qu’elle apprit la mort de la petite Hélène. « Ah ! »
s’exclama-t-elle, « j’avais bien vu, en rêve, que ma
fille était morte Et vous m’avez trompée ! »
Elle
fut inconsolable. Et lorsque, bien des années plus tard, on lui dit
que, désormais, elle avait assez pleuré, elle répondit : «
Jamais une mère n’oublie son enfant, quel que soit le nombre des
années qui la séparent de sa mort. »
En
dépit des épreuves si grandes qu’elle traversait, elle
s’efforçait de ne pas laisser paraître sa douleur, cachant au
tréfonds la lourde croix qu’elle portait. Elle ne voulait pas
qu’on eût pitié d’elle, ni qu’on la consolât. Aussi
participait-elle à tous les événements du village, qu’ils
fussent festifs ou non.
C’était
cependant vers l’Eglise que son cœur et son âme étaient
totalement tournés. Ainsi, lors des périodes de fêtes, et pour la
fête patronale des petites églises tant du village que des
environs, telles celles de la Toute-Sainte de Castri, de
Sainte-Marina, de Sainte-Parascève, de Sainte-Sophie, du
Saint-Prophète Elie, de la Toute-Sainte de Lampovos, et de
Saint-Dimitri à Philippiade.
Ce
qui la comblait véritablement de joie, c’était la fête de la
Nativité, la fête onomastique de son fils, et la Semaine Sainte,
lorsqu’elle commençait la préparation en vue de l’Illumination
pascale.
Une
année, elle envoya son fils cadet couper quelques roses rouges, pour
les porter à l’église, et les disposer sur l’épitaphios, pour
honorer et vénérer les Saintes Souffrances du Christ au Jour du
Grand et Saint Vendredi. Sur le chemin de l’église, l’enfant,
innocemment, respira leur parfum. Mais Vaya lui donna aussitôt une
tape sur la main, lui disant : « N’en hume pas le
parfum, mon enfant, ça ne se fait pas. Ce sont les roses du Christ,
que nous allons lui porter. Il faut qu’elles demeurent pures et
intactes, et que nul ne les ait jamais senties. Jette donc celles-ci,
et va -t-en vite en couper d’autres. »
Après
l’office, elle ne laissait pas sortir ses enfants tant qu’elle ne
les avait pas, par trois fois, fait passer à quatre pattes sou
l’épitaphios, en guise de bénédiction pour eux.
C’était
une mère tendre et affectueuse envers ses enfants. D’autant
qu’elle avait beaucoup souffert pour eux. Elle se privait de tout
pour eux, ne souhaitant rien que les avoir auprès d’elle.
Grande
était son abnégation. Souvent hospitalisée, elle se laissait un
temps soigner ; mais, dès qu’elle avait repris quelque force
et qu’elle se sentait mieux, personne, ni les médecins, ni les
infirmières ne pouvaient la convaincre de demeurer plus longtemps à
l’hôpital. « Je dois y aller, » disait-elle. Je dois
me rendre auprès de mes enfants qui ont besoin de moi. » Elle
faisait alors route, depuis Philippiade, à pied. Elle arrivait de
nuit, et frappait à la porte, au risque de se faire prendre pour une
revenante.
Ce
qui la faisait d’évidence se surpasser elle-même, c’était le
souci qu’elle avait de ses filles. Elle sentait sa mort approcher
et vivait quasiment jour et nuit avec la mémoire de sa mort. Avant
de quitter cette vie, elle voulait à tout prix avoir achevé de
constituer la dot de ses filles.
« Quand
je quitterai ce monde, disait-elle, je veux que les enfants de Vaya
aient tout ce qu’il leur faut, et qu’ils ne manquent de rien. »
Elle
était d’une grande générosité, et elle se préoccupait
activement de s’acquitter scrupuleusement de toutes ses
obligations. Aussi, animée par ce désir continuel de bien faire,
elle s’était imposée de vivre en ayant continûment faim, de
manière à pouvoir faire quelques petites économies pour les faire
servir à ses enfants. Elle percevait une petite retraite, au titre
de sa maladie. Aussitôt qu’elle recevait sa pension, elle
s’empressait d’aller acheter du fil. Après quoi, elle restait
assise des heures durant devant son métier à tisser afin de
confectionner le trousseau de ses filles. Elle y faisait preuve d’une
patience admirable, et inégalable.
Ses
mains étaient sans cesse à l’ouvrage. Et lorsqu’elle était aux
champs, dans le même temps qu’elle gardait les chèvres, elle
tricotait, ou bien filait sa quenouille.
Bien
qu’elle fût très pauvre, elle aimait à donner des aumônes,
autant du moins qu’elle le pouvait. De ce qu’elle avait, elle
gardait toujours une part, qu’elle faisait parvenir à différentes
familles, si même elle se trouvait, quant à elle, plus dans le
besoin encore. Sa famille possédait un petit champ en contrebas du
monastère de Kastri, où elle cultivait leur potager d’été. Elle
montait une heure à cheval afin d’aller l’arroser. Sur le chemin
qui la ramenait chez elle, elle distribuait en aumônes la
quasi-totalité des légumes qu’elle venait de récolter. Bien
qu’elle fût illettrée, c’était par la pratique de son exemple
qu’elle éduquait ses enfants et les instruisait dans la foi,
tâchant de leur transmettre l’esprit de charité. Une fois, l’une
de leurs chèvres fit une chute dans un ravin, alors qu’elle
paissait parmi les rochers. Le voisin eut juste le temps de
l’abattre. Vaya prit quasiment la moitié de la chèvre, la mit
dans un sac, et la porta chez une cousine de son mari. Cette femme,
pourtant, l’offensait très souvent, et lui causait de l’amertume
de par son attitude, car elle voulait sans cesse se mêler de leurs
affaires familiales. Mais elle fut grandement émue par le geste de
Vaya, si bien qu’elle changea de disposition à son égard.
Vaya
était surtout une femme d’exception en sa manière de communiquer
avec les autres. Elle aimait tous les gens du village, et avait
l’habitude de les saluer la première, tout comme si elle eût été
la plus jeune.
Depuis
l’âge de trente ans, elle était toujours habillée tout de noir.
Elle était naturellement douce et polie, respectueuse envers tous,
et emplie de dévotion envers les choses sacrées.
Quelques
années avant que de mourir, elle fut atteinte d’une leucémie..
Elle vomissait souvent. Elle rejetait tout ce qu’elle mangeait, et
son ventre enflait. Il semble qu’elle était en fait atteinte de ce
mal depuis de longues années, lequel avait eu des conséquences et
des effets néfastes sur sa santé, ce qui expliquait la grande
faiblesse de son organisme. Elle fut d’abord envoyée à l’hôpital
Sainte-Olga à Néa Ionia, puis hospitalisée à l’hôpital
Saint-Sabbas à Athènes. Les médecins lui prescrirent de passer des
examens tous les six mois, de bien se nourrir, de se reposer et de se
tenir à l’abri des soucis. Mais, à peine arrivée chez elle, elle
se lança dans les travaux domestiques, prit soin des bêtes, alla
travailler aux champs, aux semences et aux récoltes. Mais la maladie
dont elle était porteuse gagnait progressivement du terrain,
l’épuisant toujours davantage.
Outre
les nombreuses maladies dont elle souffrait, Vaya subissait aussi les
assauts du Malin. Un jour, aux environs de midi, elle vit de ses yeux
le Diable tenter de la faire tomber de cheval. Mais elle implora le
secours de la Mère de Dieu, qui la protégea. A proximité de cet
endroit se trouvait une chapelle dédiée à la Toute Sainte
Miséricordieuse (Panaghia Eléoussa, en grec). Dès lors, tout le
restant de sa vie, quand elle passait par là, elle descendait de
cheval, et venait avec gratitude allumer la veilleuse devant l’icône
de la Toute Sainte et la remercier.
Ce
fut à l’occasion de la fête de la Dormition qu’elle alla pour
la dernière fois vénérer la Mère de Dieu de Kastri. Après les
Vêpres, elle saisit la main de son fils, et lui demanda : «
Dis-moi, mon fils, tout ce que les fresques (iconographiques)
montrent là-haut, l’a-t-on vraiment fait subir aux Saints ?
Tant de tortures et de martyres ! » Elle regardait le
déroulement des martyres des Saints, faisait son signe de croix, et
disait comme à son habitude : « Tu es grand, Seigneur,
tu es grand, Seigneur, j’ai péché, mon Christ. » Qui sait
ce qu’elle ressentait en son âme Elle compatissait d’autant plus
à leurs souffrances que sa vie était un continuel martyre.
Six
mois plus tard, elle atteignit le dernier stade de son calvaire. Les
vomissements s’étaient considérablement aggravés, et elle était
devenue aussi légère qu’une plume. A tel point qu’un jour de
mars on appela le charitable Takis Milionis, le chauffeur de taxi du
village, pour qu’il la conduisît à l’hôpital d’Athènes.
Elle
regarda tout autour d’elle, comme si elle contemplait toutes choses
pour la dernière fois, et dit : « Vais-je revenir
vivante ? » Elle se donnait peut-être à elle-même du
courage, sachant très bien qu’elle partirait pour le Ciel. C’est
pour cette raison que, quelque temps auparavant, elle était allée
voir ses proches, et leur avait dit adieu.
A
Athènes, sans personne à son chevet ni à ses côtés, elle fut une
dernière fois aux prises avec la cruauté mentale que lui faisait
subir autrui. Parmi ses connaissances, il n’y eut personne pour lui
ouvrir sa porte, pour l’accueillir, ni pour réconforter l’âme
de la faible Vaya. Seul, le chauffeur de taxi entreprit, par bonté
d’âme, de la conduire à l’hôpital public de Goudi. Seule,
inconnue au milieu d’inconnus, elle fut placée dans un couloir sur
un simple lit de camp.
Son
fils fut cependant informé de la situation, et vint lui rendre
visite. Le médecin lui annonça qu’il fallait l’opérer, et lui
demanda 50 000 drachmes pour ce faire. La somme étant très élevée,
et parce qu’il n’avait pas les moyens de la payer, l’opération
n’eut pas lieu. Elle ne survécut qu’une semaine, puis, le 10
mars 1974, elle s’endormit dans le Seigneur, à l’âge de
quarante-sept ans. Elle quitta son corps qui l’avait si longtemps
fait souffrir, cependant que son âme, légère, s’envola vers les
Cieux, ornée de la couronne de la foi, de la patience, et de
l’humilité. C’en était désormais fini pour elle de la douleur,
du chagrin, des gémissements, et des lamentations qui avaient été
les fidèles compagnons de sa vie entière.
L’enterrement
eut lieu au village. Tous les cœurs compatissaient avec l’âme de
la femme la plus pauvre, la plus souffrante, la plus éprouvée, et
la plus aimée du village. Nul n’avait le moindre reproche à
formuler à son encontre.
Le
prêtre du village, qui d’ordinaire, ne prêchait jamais pour des
funérailles, prononça à son intention un panégyrique de ses
louanges.
Elle
demeura inoubliable, présente dans tous les cœurs. De nombreuses
années durant, lorsque les femmes du village rencontraient les
enfants de Vaya, elles demandaient : « Ah, mon enfant Tu
es bien un enfant de Vaya ? » Et elles se mettaient à
pleurer.
Il
était souvent arrivé à Vaya de parler de manière quelque peu
étrange. Mais les choses qu’elles disaient se révélaient
véritablement advenir quelques années plus tard.
Quelque
temps auparavant, elle avait pressenti sa mort. Elle était alors
allée voir ses proches, et leur avait dit adieu : « Je
pars », disait-elle. « Je vais revoir notre grand-mère.
Que souhaitez-vous que je lui dise ? »
Une
semaine avant que d’entrer à l’hôpital d’Athènes, elle avait
rendu visite à sa sœur Athéna, qui travaillait alors dans un champ
d’oliviers. Celle-ci lui dit en la voyant : « Pourquoi
t’es-tu donné tant de mal pour venir jusqu’ici ? » A
quoi Vaya lui répondit : « Eh, comment ne serais-je pas
venue dire adieu à ma sœur ? Pour moi, Athéna, c’en est
fait. La fête de la vie est finie. Dans une semaine, je m’en vais
mourir. »
Quand
l’un des enfants de Vaya était encore petit, un évêque était
passé au village. Dans la maison où ils prenaient le repas en
commun, cependant que l’enfant était occupé à jouer à
proximité, elle se leva soudain, et dit à l’un de ses proches :
« Ah, Stavros ! Si le Seigneur pouvait m’octroyer que
l’un de mes enfants soit au service de Dieu, et consacré à
l’Eglise ! »
Son
désir se réalisa et sa prière fut exaucée plus tard, lorsque,
quelques années plus tard, cet enfant choisit de s’engager dans la
vie monastique.
Un
autre jour,
elle avait dit à l’un des siens : « Lorsque tu
prendras ta retraite, tu divorceras. » Et, de fait, cet homme
se sépara de sa femme. Il parla alors avec admiration du don de
prophétie de Vaya.
A
l’un de ses enfants, qui lui avait causé d’autant plus de peine
qu’elle l’aimait tout particulièrement, elle dit un jour, dans
son amertume : « Je ne veux pas que tu donnes mon prénom
à ta fille, quand tu en auras une (1), ni même que tu entendes plus
prononcer le nom de Vaya. »
:
( Suivant la tradition grecque, il est de coutume qu’un enfant
reçoive au baptême le prénom de l’un de ses grands-parents).
Et, de fait, il ne donna pas à
sa fille le nom de sa mère. Et, lorsqu’il fut invité au baptême
de la fille de son frère, son fils, dès le début de la cérémonie,
tomba soudain malade. Il fut pris d’une forte fièvre et agité de
frissons, si bien qu’il dut quitter l’église pour l’emmener
chez le médecin. Lorsqu’il revint, la cérémonie du baptême
était achevée, en sorte qu’il ne put entendre le prénom de Vaya,
qui avait été donné à l’enfant. Ce fut alors qu’il se souvint
de la prédiction de sa mère.
Que
Dieu accorde en son Royaume le repos de l’âme à la très éprouvée
Vaya, lui octroyant la vie éternelle, en compensation et en
rétribution de tous les tourments qu’elle endura durant sa vie
terrestre.
18
ATHENA
SGOUROS
(1879-1976)
Athéna naquit en 1879, dans
le village de Kouramadès, à Corfou, de parents pauvres,
profondément honnêtes et croyants (1).
:
( Le texte qui suit est fondé sur le témoignage de Constantin
Gramménos, habitant de Kouramadès à Corfou. (N.d.A.)).
Son père s’appelait
Christodoulos Sgouros, et il était le descendant d’une famille
byzantine installée à Corfou depuis des siècles. Sa mère se
nommait Constantina Gramménos, et elle était issue d’une famille
nombreuse.
Dès les premières
années de sa vie, Athéna fut confrontée à la misère, aux
privations, et à la mort de plusieurs membres de sa famille. Parmi
les douze enfants que ses parents mirent au monde, seuls cinq
survécurent, dont un qui était handicapé physique, et un autre,
handicapé mental. Ils ne possédaient rien à eux, à l’exception
de la petite maison en laquelle ils habitaient.
Les quelques lopins de
terre qu’ils cultivaient appartenaient à des nobles auxquels ils
reversaient une grande partie de leurs récoltes.
Ils avaient pourtant
beaucoup d’espérance, d’amour, et de foi en Dieu. Le Père n’en
voulut jamais à Dieu et ne s’en prit jamais à la Divinité pour
leur indigence ou pour la mort de ses enfants. Au contraire, il
remerciait Dieu et lui rendait grâces de ce que ses enfants avaient
été jugés dignes de devenir des anges.
Athéna, en tant qu’elle
était l’aînée, - c’était, plus au vrai, la deuxième de la
fratrie -, fut chargée de prendre soin de sa famille dès l’âge
de cinq ans. Sa mère partait travailler, et lui laissait la
responsabilité de veiller sur ses frères et sœurs. Mais Athéna
n’avait pas de quoi les nourrir, et elle avait du chagrin à les
voir ainsi affamés, impuissante qu’elle était à les rassasier.
C’étaient des années extrêmement difficiles, de grande misère,
de pénurie, et d’indigence.
A l’âge de sept ans,
elle commença de travailler avec sa mère, et elle dut accomplir des
travaux terriblement durs, lors même qu’elle se trouvait dans un
âge si tendre.
Mais, depuis ses plus
jeunes années, elle avait du zèle pour l’Eglise, et elle écoutait
avec attention et intérêt lorsque quelqu’un, en particulier son
père, parlait de Dieu, des Saints, de la Foi Orthodoxe, et de notre
Sainte Tradition. Elle devint ainsi porteuse de l’Esprit d’amour,
lequel lui dictait le bon comportement juste conforme à notre
Evangile.
Elle se maria à l’âge
de vingt-sept ans, ce qui constituait, pour une femme de cette
époque, un âge déjà mûr. Son mariage ne fut célébré qu’après
bien des rebondissements, et fut précédé d’un épisode qui lui
causa beaucoup de soucis. Dans son nouveau foyer régnait un climat
très hostile à son encontre, du fait que sa belle-famille ne
voulait absolument pas d’elle, à cause de sa grande pauvreté.
Malheureusement, son mari était le plus souvent sous l’influence
de ses proches. L’insécurité psychique inquiète qu’éprouvait
Athéna, et les mauvais traitements de dévalorisation qu’elle
essuyait furent cause qu’elle perdit son premier enfant, du fait
d’une fausse couche. Durant l’accouchement, elle fit une grave
hémorragie, que le médecin ne parvint pas à arrêter. Lorsqu’il
comprit qu’elle était tombée dans le coma, il annonça qu’elle
ne survivrait pas, considérant que son pronostic vital était engagé
et qu’elle allait mourir. Sa famille voyait avec angoisse passer
les heures, et constatait que sa respiration était faible, que le
teinte de son visage était jaune, et que son corps était déjà
froid. Entre le matin et la fin de l’après-midi, son état resta
stationnaire. Seule, une de ses sœurs priait.
Soudain, elle cligna
des paupières, son visage reprit des couleurs, son corps remua
quelque peu, et elle se mit à parler : « Où suis-je ?
Où est-ce que je me trouve ? Pourquoi suis-je de nouveau
ici ? » Tous firent alors le signe de croix. Un miracle !
Un vrai miracle ! Comment était-elle revenue à la vie ?
Lorsqu’elle fut entièrement revenue à elle, elle poussa un
profond soupir, murmurant : « Ah ! Pourquoi suis-je
donc partie des lieux où j’étais ? »
Où
étais-tu ? demandèrent ses sœurs.
Ecoutez.
Je vais vous raconter… Je me trouvais dans une obscurité
profonde, et je voulais quitter cet endroit, m’avancer au-delà
pour voir de la lumière. Tandis que je cheminais, il me semblait
que quelqu’un se tenait auprès de moi, comme s’il
m’accompagnait. Il connaissait mon nom, et me dit :
« N’aie pas peur,
Athéna. Viens avec moi. Partons d’ici.
-Et où m’emmènes-tu ? ,
lui demandai-je.
-Viens. Tu vas voir. »
Peu à peu, nous sommes
arrivés dans la lumière. C’est ainsi que je pus voir celui qui
m’accompagnait. C’était un jeune homme resplendissant, qui
portait un vêtement blanc. Nous sommes passés devant un grand
portail – du moins, à ce qui lui ressemblait -orienté vers l’est.
Nous sommes passés au-delà. Ah ! Quelle lumière ai-je alors
vue ! Elle était plus vive encore qu’en plein midi. Et
qu’ai-je vu, là-bas, à l’intérieur du jardin ! Des arbres
en grand nombre, des fleurs de toutes les couleurs décoraient les
lieux. Tout était immaculé, et les personnes qui se trouvaient là
rayonnaient elles aussi. Tous avaient revêtu leurs plus beaux
habits, comme pour une fête. Leurs visages étaient tout joyeux. Ils
se tenaient en rang, homme set femmes, et ils chantaient. Beaucoup me
saluaient, puis me parlaient : « Bienvenue, Athéna ! »
me disaient-ils ! Moi, j’étais très heureuse parmi ces gens,
au milieu de ces belles fleurs. Je demandai alors à mon
accompagnateur :
« Où sommes-nous ?
Ah !
Nous sommes ici au Paradis, et toutes les personnes que tu vois ici
sont les âmes de ceux qui, lorsqu’ils étaient en vie sur la
terre, étaient emplis d’amour et accomplissaient de bonnes
œuvres. Tiens, ceux-ci, par exemple, avaient cette vertu-ci, et
ceux-là, cette vertu-là. »
Plus nous avancions,
plus il y avait de lumière, de beauté, et de joie. Je ne savais que
dire, et je demandai de nouveau :
« Dis-moi, mon ami, les
âmes des hommes, quand ils meurent, viennent-elles toutes ici ?
En un instant, nous nous
trouvâmes plongés dans une sorte de crépuscule, dont l’obscurité
augmentait au fur et à mesure que nous avancions. Nous passâmes un
portail sombre, orienté vers l’ouest. Ah ! Qu’avons-nous vu
là-bas. Il y avait des gens en nombre, les uns à terre, d’autres
debout, qui gémissaient et pleuraient. Il y avait des femmes aux
cheveux décoiffés. Et, partout, une puanteur insupportable. Plus
nous avancions, plus cela empirait. Nous vîmes encore là des gens
embourbés dans des tas d’excréments, et d’autres qui brûlaient,
dans un feu inextinguible.
« Mais pourquoi ces
gens sont-ils tenus d’être ici ? »
Ah,
ma chère Athéna ! Ici, ce sont les âmes de ceux qui ont
commis tel péché, là-bas, les âmes de ceux qui ont fait tels
autres péchés, et ne se sont pas repentis. C’est pour cela
qu’ils se trouvent ici. »
Et il m’exposait, au
fur-et-à mesure, les cas distincts de tous ceux que nous
rencontrions.
Et que vis-je encore, un
peu plus loin ? Il y avait, dans une grande fosse, des sortes
d’ordures, les unes jetées à l’intérieur, les autres à
l’extérieur, mais qui, toutes, retombaient dans le gouffre.
« Et là, demandai-je,
qu’est-ce que c’est ?
J’en ai eu la chair de
poule, et je me suis mise à pleurer, parce que je souffrais
excessivement à voir tout cela. Soudain, j’entendis quelqu ‘un
crier à mon guide :
« Fais sortir Athéna
d’ici Pourquoi l’as-tu amenée ici ? Ne vois-tu donc pas
qu’elle s’inquiète ? Fais-la repartir promptement ! »
Nous sommes alors
ressortis à la lumière. Il me vint alors la curiosité de
demander :
« Mais qui es-tu donc,
toi qui te tiens auprès de moi, et qui me connais pour ce que
je suis ?
Je
suis un Ange de Dieu, et je reçois les âmes de ceux qui meurent.
Ah !
Mais alors, tu dois savoir où s’en est allée l’âme de
Nicoletta ? – C’était une de mes connaissances-.
Elle
n’est pas allée dans un endroit propice et favorable, car elle
n’a jamais fait d’aumônes de toute sa vie entière.
Et
l’âme de Charikléia ? Où est-elle allée ?
Elle ?
Elle s’en est allée tout droit vers Dieu, telle un cierge
allumé. »
Je me suis alors enquis
du sort de l’âme d’autres personnes que je connaissais. L’ange
me répondit que certaines s’en étaient allées au Paradis, et
d’autres en Enfer.
« Et moi, où vas-tu
m’emmener ? lui demandai-je.
-Toi, tu vas repartir, parce
qu’on t’appelle pour que tu reviennes sur terre, et que je ne
peux pas te garder plus longtemps. »
C’est ainsi que,
sur-le-champ, je le perdis de vue. Alors, je me suis retrouvée
ici. »
Ce qu’entendant,
beaucoup se moquèrent d’elle, et ne la crurent pas, prétendant
qu’elle avait rêvé. Mais elle insistait : « Non, ce
n’était pas un rêve. Je l’ai vraiment vécu en personne, tout
cela ! »
Ce n’était pas un
rêve, en effet, car près de soixante-dix ans plus tard, elle s’en
souvenait encore dans les moindres détails, si même il lui fallait
plus d’une heure entière pour en faire le récit, quoiqu’elle le
fît avec une grande simplicité, et sans chercher à convaincre qui
que ce fût. D’autres éléments attestaient de sa ferme conviction
touchant à l’existence de la Vie Céleste : ses efforts
perpétuels pour accomplir des aumônes, son indifférence à l’égard
des biens matériels, son enthousiasme à parler et à entendre
parler du Christ, de notre Toute-Sainte, des Anges, des Saints, son
désir de voir venir et sa ferme espérance en la Résurrection –
aussi longtemps qu’elle put se rendre à l’église, elle ne
manqua jamais l’Evangile des Matines du dimanche -, et enfin son
souci du monde entier et ses prières pour le monde.
Comme tout être humain,
elle avait aussi ses défauts. Elle manquait d’un guide et Père
spirituel, et il se peut donc que, par ignorance, elle ait commis de
petits péchés. Mais son grand et sincère amour pour Dieu
contrebalançait tout cela.
Si elle savait que
quelqu’un avait faim à proximité d’elle, elle ne pouvait manger
à satiété, ni trouver le repos si elle savait que quelqu’un
n’avait pas de lit où dormir. Au sein de sa famille nombreuse,
elle était tout à la fois source de scandale et de bénédiction.
Pour exemple, elle distribuait toutes leurs récoltes sans se
préoccuper des murmures et des réactions des siens. Du reste,
ceux-ci ne manquèrent jamais du nécessaire, même sous
l’Occupation, ou pendant la période de grande misère qui
s’ensuivit.
Elle offrait
l’hospitalité, et accueillait tous ceux qui se trouvaient sans
abri, que ce soit dans son village, ou à Livadi de Ropa, dans la
petite maison qu’elle occupait régulièrement. Ainsi, Serbes,
Juifs, Italiens, réfugiés d’Asie Mineure, mendiants,
bonimenteurs, marchands ambulants, tziganes, magiciens, malades
mentaux, moines et prêtres reçurent chez elle le gîte et le
couvert durant les temps troublés de la guerre.
Son cœur ne discriminait
personne, ni ne faisait acception de personne. En chaque être humain
dans le besoin elle percevait l’image de Dieu. Elle distribuait ses
aumônes sans aspirer à recevoir en contrepartie une quelconque
rétribution. Elle n’avait jamais peur, et ne pensait pas au risque
éventuel qu’elle courait en ouvrant sa porte à tous. Elle
considérait et envisageait tout avec simplicité, en s’en
remettant à la Providence Divine. Quand elle demeurait à Livadi, sa
maison constituait l’unique refuge pour toute personne surprise par
le mauvais temps. Car cet endroit était quasi-désert. Quel repas
allait-elle alors pouvoir offrir à ses hôtes ? Elle ne se
faisait nul souci pour autant. « A la Grâce de Dieu ! »
disait-elle. La charité trouve toujours des solutions. Un peu de
farine de maïs destinée à confectionner une galette cuite au feu
de bois, ou un peu de riz agrémenté d’olives et de menthe
suffisait à rassasier ses hôtes, quel que fût leur nombre. Et
lorsque son cœur aspirait à préparer quelque chose qu’elle
n’avait pas, il advenait que se produisît une chose étonnante :
les chats lui rapportaient, du champ où ils avaient accoutumé de
chasser, tantôt des cailles, tantôt des levrauts, qu’ils venaient
déposer en miaulant à ses pieds. Le plus curieux, c’est qu’ils
ne rapportaient jamais quelque chose d’impropre à la consommation.
A Livadi, Athéna fut
jugée digne d’assister à un phénomène extraordinaire. Un soir,
tandis qu’elle se tenait sur le pas de sa porte, elle vit un éclair
dans le ciel. Elle pensa qu’il allait pleuvoir. Mais la lumière,
tout à coup, s’intensifia, et éclaira la pleine comme sil l’on
eût été en pleine journée. La lumière provenait du Ciel, et de
quelque chose qui semblait un char, en forme de polyéléos*, à
multiples croix. Comme il passait au-dessus de sa tête, elle fut
éblouie par sa beauté. Elle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il
disparaisse derrière une colline. Dans la région, personne d’autre
qu’elle ne le vit, à l’exception d’une petite fille âgée de
huit ans qui gardait les moutons. Elle fit le signe de croix, ne
parvenant pas à comprendre le sens de cette vision. Plus tard lui
vint la pensée qu’il s’agissait peut-être du char des chérubins
qui s’en allait surmonter une chapelle abandonnée dédiée à
Saint Georges, mais qui avait été désaffectée depuis de longues
années.
Athéna vivait avec
beaucoup de pureté et de simplicité. Elle ressentait la présence
de Dieu à ses côtés, et s’en trouvait demeurer toujours dans la
joie. Elle avait cependant traversé dans la vie bien des épreuves.
Son mari n’était pas un homme de Dieu. C’était un grand
coléreux, et un blasphémateur, ce qui la faisait beaucoup souffrir.
Tandis que son mari était
encore jeune, il eut un accident, qui lui fit perdre totalement la
vue. Elle dut donc l’assister dans cette grave infirmité, et en
subir et en supporter toutes les conséquences qui en découlaient.
La charge de son mari devint encore plus lourde lorsque, quelques
années plus tard, il fit une chute, qui le laissa paralysé. En
outre, leur fille était née handicapée. Mais elle était surtout
désobéissante et d’ un caractère difficile. Aussi son mariage
fut-il un échec. Leur fils, quant à lui, était depuis son enfance
de santé très fragile, et il avait frôlé la mort à trois
reprises. Mais la miséricorde de Dieu et les prières d’Athéna
lui avaient permis de s’en remettre, et contribuèrent par la suite
à lui donner de nombreux enfants.
Athéna était elle-même
constamment éprouvée par des problèmes de santé, chose qui dura
jusqu’à la fin de sa vie. Mais, en dépit de tout cela, elle ne se
plaignait jamais. D’autant qu’elle était pleine d’espérance.
Elle pleurait avec ceux qui étaient dans la peine, et se réjouissait
avec ceux qui étaient dans la joie. Chaque soir, avant de
s’endormir, elle priait pour le monde entier, et tant pour des
personnes de sa connaissance que pour des inconnus. Sa prière durait
assez longtemps.
Dans les derniers temps
de sa vie terrestre, elle s’inquiétait de ne plus trouver à qui
offrir ses aumônes. Car, désormais, les gens ne vivaient plus comme
autrefois dans l’indigence, et la pauvreté avait reculé. Mais
comment pourrait-elle manger à satiété si elle ne partageait
rien ? Le Seigneur se prit lors pour elle de compassion, et lui
envoya quelques mendiants. Chaque matin, lorsqu’elle sortait de
chez elle, toutes sortes d’animaux l’attendaient sur le pas de sa
porte : chiens, chats, poules, colombes, moineaux… Ils
l’accompagnaient jusque dans la cour de la maison, où elle avait
toujours quelque chose à offrir à chacun. Les bêtes ressentaient
son amour, n’avaient pas peur d’elle, et mangeaient dans sa main,
y compris les petits moineaux, lesquels approchent pourtant
difficilement les humains. Heureuse telle Eve dans le Paradis, elle
regardait aussi à ses pieds, au cas où y passeraient quelques
fourmis, qu’elle pût nourrir elles aussi.
La fin de sa vie fut
chrétienne, et paisible, mais non exempte de douleur (1).
:
( Allusion à une demande de prière figurant dans presque tous les
offices : « Une fin de vie chrétienne, sans douleur,
sans honte, paisible…, demandons au Seigneur).
Un matin, après être restée
quelques jours alitée, pour ce qu’elle était malade, elle se leva
pour aller nourrir les oiseaux, qui l’appelaient et frappaient à
sa fenêtre. Mais, ce faisant, elle tomba et se fit mal. A compter de
ce jour, elle ne cessa de souffrir.
Athéna manda le prêtre
pour qu’il vînt lui lire une prière, espérant que sa venue et
que ses prières l’aideraient à guérir. Mais le prêtre n’arriva
pas assez vite. Lorsqu’il arriva enfin, elle l’accueillit en
disant : « Mon Père, tu arrives bien tard. Ce soir, je
m’en vais mourir. »
En ce dernier jour, qui
était le 11 février 1976, jour de la fête de Sainte Théodora et
de Saint Blaise, malgré les maintes douleurs qu’elle ressentait,
elle semblait être dans une attente sereine. Depuis le matin, elle
avait commencé d’organiser ses funérailles : elle expliquait
quels vêtements il lui faudrait mettre, quelles personnes la
vêtiraient, comment elle serait coiffée, quels prêtres allaient
célébrer, etc…
Elle invita ensuite ses
voisines à venir, ainsi que sa belle-fille, à qui elle demanda
pardon si d’aventure il lui était arrivé de la blesser. Puis elle
salua un par un tous ceux qui étaient venus à son chevet, et leur
demanda pardon. A l’approche du crépuscule, son impatience
grandit. Elle demanda à ses visiteurs de prier pour que le Seigneur
la prenne vite, et ne la laisse pas attendre toute la nuit. Ses
proches ne croyaient pas sérieusement qu’elle allait mourir cette
nuit-là. Athéna avait demandé à sa bru de réveiller le reste de
sa famille, mais celle-ci ne l’avait pas prise au sérieux, tant
elle semblait avoir encore toutes ses facultés. Elle s’endormit
dans le Seigneur juste un peu avant deux heures du matin. Et ses
derniers mots furent : « C’est beau ! C’est
beau !... »
Son corps resta chaud
durant les huit heures où il demeura dans le cercueil. Son visage
était serein et souriant, sans rides, et son teint était rosé
comme eût été celui d’une petite-fille, elle qui était pourtant
une grand-mère de quatre-vingt-dix-sept ans.
Que le Seigneur accorde
le repos à son âme, tout comme elle-même fit miséricorde, et Lui
procura du repos (1), en aidant et secourant chaque personne dans le
besoin ou souffrante, qui croisa son chemin de vie.
:
( Expression grecque, signifiant qu’une personne enlève du souci
à Dieu lorsqu’elle accomplit Son vouloir).
CATHERINE
DERVAS
(1890-1978)
Biographie
Catherine
naquit en 1890 à Vlasti, dans la province de Kozani. Elle était la
sixième fille de Jean Vlachoyannis et de Marie, une femme pieuse et
emplie de sagesse. Sa mère racontait que ses ancêtres avaient
hébergé Saint Côme d’Etolie à deux reprises, et qu’ils
avaient reçu sa bénédiction, qui les protégeait sans cesse, eux
et leurs descendants.
La
petite Catherine suivit quelques années d’enseignement à l’école
primaire, le temps d’apprendre à lire, et elle garda toute sa vie
un penchant pour l’étude. Comme elle était très belle, elle plut
à un jeune enseignant qui venait d’arriver au village, et qui la
demanda en mariage. Son père accorda sa bénédiction. Catherine et
Constantin Dervas se marièrent, et s’établirent dans le village
de Constantin, à Tsaritsani, près d’Elasson. Lorsque Catherine
était enceinte de son troisième enfant, quelqu’un tira sur son
mari et le tua. Ainsi, à l’âge de vingt-sept ans, elle devint
veuve, avec trois enfants en bas âge. Pour gagner sa vie, elle
apprit à coudre. Quelque temps plus tard, ses proches lui
construisirent une maison à Vlasti, aux côtés du foyer familial.
Elle se perfectionna dans la couture, en apprenant à coudre à la
machine. Son fils Georges se mit lui aussi à la couture, et
s’installa par la suite à Thessalonique où sa mère le rejoignit.
L’emménagement de Catherine
dans la ville de Saint Dimitri fut pour elle une bénédiction et un
don de Dieu, car elle put désormais y saisir les nombreuses
opportunités qui s’y présentaient à elle. Elle fréquentait les
églises de Saint-Ménas, de la Mère de Dieu Chalkéon, de
Sainte-Catherine, mais plus particulièrement encore l’église de
Sainte-Sophie où elle se sentait chez elle. C’est là qu’elle
rencontra le Père Basile Kaymakis, un vertueux Père Spirituel, qui
devint son confesseur.
Elle
avait une grande vénération pour les choses saintes, et un grand
respect pour les prêtres. Elle aimait énormément un de ses neveux,
devenu prêtre, le Père Eusèbe Vittis. Elle fut jugée digne par la
Providence divine de faire deux pèlerinages en Terre Sainte.
De
petite taille, Catherine était toujours soignée, coiffée d’un
foulard, et tout de noir vêtue. « Être négligé, ou en
guenilles, c’est déplacé », disait-elle. On se doit d’être
propre et soigné. »
Elle
vivait une vie de pénitence, et pleurait pour ses péchés, mais
elle en éprouvait de la joie, selon l’enseignement patristique du
« deuil joyeux ». Car elle ressentait cette « douloureuse
joie » dont parlent les Pères de L’Eglise. Elle aimait
néanmoins la vie, et en goûtait la beauté, dans sa réalité
quotidienne. Elle ne ressentait ni les privations, ni les
afflictions, ni les souffrances. Elle ne se plaignait jamais de rien.
Car par la prière, et dans sa Foi et sa confiance en Dieu, elle
surmontait tout, toute chose, et toutes les épreuves.
Quand
elle arrivait en un lieu, elle en changeait l’atmosphère. Elle
partageait son expérience de la vie, et quand on l’interrogeait,
elle répondait tout en transmettant spirituellement la Parole de
Dieu. Son attitude était toujours rafraîchissante, jamais lassante.
Chaque matin, elle disait : « Nouvelle journée, nouvelle
vie. » Elle ne se faisait de souci pour rien. Bien qu’elle
eût traversé de nombreuses épreuves, elle disait : «
Si je venais au monde une seconde fois, je vivrais de nouveau
aisément. Le Seigneur m’a permis de vivre confortablement sans que
j’aie ni maison ni champ en ma possession. Je ne sais pas ce que
veut dire « impôt », et je ne sais pas ce que signifie
le mot : « avocat ». J’ai vécu comme une
reine ! » Elle était toujours sereine et paisible, ne
faisait pas de vague ni d’esbrouf, et ne se mettait pas en colère.
Typikon
Son
fils lui avait acheté un terrain près de l’Ecole militaire, où
Catherine se sentait comme au Paradis. Elle y travaillait et
supervisait les employés qui cultivaient leurs pistachiers. Elle
montait elle-même aux arbres et priait. Elle finit par s’installer
définitivement sur ce terrain.
Elle
se réveillait très tôt le matin, et disait : «
Bientôt, je vais dormir éternellement. Je me rassasierai de sommeil
quand j’aurai quitté ce monde. Il faut que je médite et que je
mène une vie philosophique en Christ, tant que j’ai encore le
temps de profiter de ce don de Dieu. »
En
dehors de sa prière matinale, elle avait l’habitude de prier la
nuit après s’être reposée quelque peu. Elle disait : «
A minuit, quand tout est calme et que l’on s’est reposé, l’âme
a besoin de s’entretenir avec Dieu. » Elle aimait
particulièrement prier avec le chapelet, et recommandait de faire
attention à la manière dont nous prions.
Quand
elle s’allongeait dans son lit, elle se disait à elle-même :
« La nuit tombe, le terme de ma vie approche. » Pendant
sa prière nocturne, elle disait entre autres : « Je suis
devant Toi, je pleure en essayant de comprendre ce que j’ai fait
aujourd’hui. Tes fleurs, je les ai piétinées, et je n’en ai pas
d’autres dans mon jardin, seuls les buissons d’épines y
poussent. Mon Christ, fais que d’autres fleurs apparaissent. »
Elle
accomplissait les autres prières dans sa petite cabane. Ce lieu
l’élevait aux Cieux. Elle n’avait pas peur, bien qu’elle vécût
seule dans un endroit isolé. « De quoi aurais-je peur ?
disait-elle. Les voleurs ne vont pas chez les pauvres ni chez les
humbles. On m’a dit de m’installer ici. C’est ce que j’ai
fait, et j’en ai tiré un grand profit. »
Elle
aimait beaucoup la lecture. En dehors de la Bible et des livres
spirituels, elle lisait de la littérature pour approfondir ses
connaissances intellectuelles et pour apprendre, par l’étude de la
psychologie des personnages, à sonder les caractères humains. Loin
de survoler ce qu’elle lisait, elle l’enracinait en son cœur. A
partir d’un seul mot, elle était capable d’élaborer et de
construire tout un développement. Comme elle parlait de manière
spirituelle, et qu’elle imposait le respect, certains la prenaient
pour une femme de prêtre, et l’appelaient « Presbytéra. »
Un jour, elle déclara : « Mon Dieu, j’ai appris à ton
sujet beaucoup de choses, j’ai beaucoup lu, et beaucoup entendu. A
présent, je n’ai plus besoin de lire. Je ferme donc les livres.
Désormais, mon âme va parler avec toi et s’entretenir avec toi. »
Elle
disait dans sa prière : « Dieu de Miséricorde,
donne-nous de percevoir la Lumière de la Transfiguration, la Force
de la Résurrection, et la Flamme de la Pentecôte. »
« Jésus,
c’est Toi la Vie et la Lumière, le Verbe et le Pain, la Vérité
et l’Amour. Donne-nous Ton Être pour que nous trouvions le
nôtre. »
Catherine
jeûnait, et se conformait à toutes les prescriptions de l’Eglise,
et même au-delà. Quand elle psalmodiait ou priait, elle était
absorbée en elle-même, ressentait et vivait tout intensément. Elle
était très mince, pour ce qu’elle mangeait très peu. « Je
ne me souviens pas d’avoir mangé jusqu’à satiété »,
disait-elle.
Elle
aimait beaucoup allumer des cierges, et faire brûler de l’encens.
Elle disait : « Il faut qu’il y ait toujours la
veilleuse allumée et un cierge allumé devant l’icône. Que mon
âme soit comme un cierge, illuminée de la lumière de la
Transfiguration. »
Remplie
de charité à l’égard de tous, elle n’avait cependant pas pour
habitude de distribuer des aumônes. Elle répétait qu’elle ne
possédait rien, que tout appartenait à son fils, et qu’elle ne
pouvait pas disposer des choses à sa guise. Certes, elle n’avait
pas d’argent ni de biens matériels qui lui eussent permis d’
être en mesure d’effectuer des aumônes matérielles, mais son âme
miséricordieuse distribuait des aumônes spirituelles à profusion.
Elle donnait tout son être à quiconque lui rendait visite et la
sollicitait. Autrement, elle gardait le silence. Car, disait-elle,
« dans le domaine spirituel, tu ne peux pas aider celui qui
n’est pas disposé ». Elle n’avait pas pour vocation de se
rendre dans les hôpitaux ou les prisons, mais elle donnait tout ce
qu’elle avait avec empressement et disponibilité d’âme ;
aussi insignifiant que cela pût être, cela comblait ses visiteurs.
Son
labeur spirituel
Catherine
vivait son combat spirituel avec intensité, guidée par ses lectures
de livres patristiques, comme si elle était enseignée par Dieu
lui-même. Elle était néanmoins habitée par la crainte de tomber
dans l’illusion. Un de ses amis, le Père Méthode, qui était
hiéromoine, se rendait fréquemment au Mont-Athos. Elle lui avait
demandé de lui faire savoir quand un Saint Moine Athonite serait de
passage, puis de l’emmener le voir afin qu’elle pût recueillir
ses conseils. Quand le Père Ephrem de Katounakia (1) fut
hospitalisé, elle alla le voir, accompagnée du Père Méthode.
:
( Sur le Père Ephrem de Katounakia, voir les deux ouvrages qui lui
sont consacrés dans la collection « Grands Spirituels
Orthodoxes du XXème siècle », aux éditions L’Age
d’Homme : Père Joseph de Katounakia, L’Ancien
Ephrem de Katounakia, et
Ancien Joseph de Vatopaidi, Papa
Ephrem de Katounakia).
L’Ancien Ephrem la reçut en
particulier, et il lui disait : « Gérondissa* - ce qui
est dire Ancienne-,
dis-moi encore quelque chose. » Il la regardait avec étonnement
et admiration, répétant : « Gérondissa, dis encore
autre chose. » L’Ancienne* Catherine lui dit : «
Mais enfin, je suis venue ici pour poser des questions, et pour
écouter, pas pour parler. » Le Père Ephrem lui dit : «
Continue comme ça. N’aie pas peur. Je prierai pour toi. » Il
la garda plus d’une heure à son chevet, cependant que beaucoup
attendaient au-dehors et frappaient à la porte. L’Ancien Ephrem
dit discrètement au Père Méthode : « Dans peu
d’années, Gérondissa va s’endormir dans le Seigneur. »
Lorsque, quelque temps plus tard, le Père Méthode lui rendit
visite, le Père Ephrem lui dit : « Dans un an, la
Gérondissa va partir. Elle sera la première au Paradis, devant
beaucoup de moines athonites. Je n’ai jamais vu une telle âme. Et
je ne pouvais pas imaginer qu’il puisse xister une telle âme
vivant dans le monde. C’est une âme qui a vécu la théologie en
pratique, et qui a dépassé tous les stades spirituels. Avec sa
simplicité, son dialogue intérieur avec Dieu dans, et par le moyen
de la prière, sa grande humilité, sa soif et son désir du Christ,
cette grand-mère a atteint un tel niveau spirituel qu’elle n’a
pas eu besoin de vivre dans l’ascèse d’un monastère. Je vais
prier pour elle, mais dis-lui de prier, elle aussi, pour moi. »
Catherine vivait sans
bruit une vie spirituelle cachée. Elle n’évoquait pas d’états
spirituels ou de charismes siens, et cela ne lui plaisait pas lorsque
certains disaient qu’ils avaient vu le Christ ou la Mère de Dieu.
Elle disait : « Quand quelqu’un voit une telle chose,
ou bien une icône qui se met à pleurer, tout le monde accourt.
Comment cela se fait-il ? Pourquoi ont-ils besoin de preuves ?
A quoi leur sert-il de voir tout cela ? Moi, il me suffit d’y
croire. Je ne ressens pas le besoin d’aller voir. »
Elle avait atteint un
autre niveau spirituel. Un autre degré d’élévation spirituelle.
Elle était entrée dans une autre dimension. Elle parlait
essentiellement de l’essentiel de la vie spirituelle, du travail
intérieur, et de la perception de la Grâce du Saint Esprit. Elle
ressentait cela de manière très intense, et disait : «
Le Saint-Esprit donne vie à l’âme. »
Elle aimait beaucoup le
Christ, et priait en ayant le sentiment de se trouver en face de Lui
et de la Mère de Dieu. Elle se donnait tout entière dans la prière,
et en oubliait tout le reste. Durant la Divine Liturgie, elle se
tenait dans un endroit paisible et retiré, et se consacrait
entièrement à la contemplation de la célébration du Saint
Mystère.
Elle avait le sentiment
de ne jamais être en règle devant Dieu. Elle éprouvait un grand
repentir, et avait pour accoutumé de s’accuser elle-même. Elle
disait : « Ce que je sais de ma vie, c’est que ces
quatre-vingt-cinq années sont pleines de péchés. Ils pèsent sur
mes épaules. Je n’ai rien fait, ni pour acter ma repentance, ni
pour mon Salut. »
A son habitude, elle
était silencieuse, et économe en paroles. Elle se tenait la tête
baissée, portait un foulard à l’imitation d’une moniale, et
elle avait toujours le chapelet à la main. Elle disait : «
Garder le silence vaut mieux que de dire des choses inutiles. »
Il arrivait, parfois,
qu’elle prononçât quelques mots. Mais lorsqu’on lui demandait
de les répéter, elle disait : « Quand est-ce que j’ai
dit ça, moi ? Je ne m’en souviens pas. Si c’était
quelque chose de bien, ce n’est pas moi qui l’ai dit. Moi, je ne
dis que des bêtises. »
Rien de ce qu’elle
déclarait n’était concerté à l’avance dans son esprit.
Lorsqu’une personne s’étonna de ce que Catherine ne se souvînt
pas des paroles si belles et si spirituelles qu’elle avait dites,
celle-ci rétorqua : « Tout ça, ce n’est pas de la
poésie. Si ça sort de mes lèvres, cela sort de mes lèvres. Et si
cela n’en sort pas, je ne dis rien… » En d’autres termes,
elle s’exprimait sous, et selon, l’inspiration du Saint- Esprit.
Elle disait : «
J’ai pensé au Paradis, et je me suis dit : « Je vais y
rester en dehors. Qui fera lors attention à moi, pauvre pécheresse,
et bonne à rien. Je suis dénuée de vertus, je n’ai rien à faire
valoir. Comme j’aurais aimé avoir quelques saints amis, qui
auraient pu intercéder pour moi, et dire qu’ils me
connaissaient ! » Quelle chose magnifique que de devenir
ami avec les Saints, au Paradis ! »
Elle aimait beaucoup
l’humilité, et en parlait souvent, la considérant comme une vertu
fondamentale. « Il faut’, disait-elle, « que
l’homme s’exerce à acquérir l’humilité, et qu’il la vive
en profondeur. » Elle avait, quant à elle, la véritable
expérience de l’humilité, et elle avait aussi une pleine et
entière connaissance de soi, au sens patristique du terme. Tout ce
que les autres discernaient de bon chez elle, elle le considérait
comme un don de Dieu. Pour elle, elle ne se voyait que comme une
simple vieille femme.
Elle était revêtue
de la Grâce de Dieu, et ses visiteurs, venus en nombre,
l’éprouvaient sensiblement. Bien des gens défilaient dans sa
modeste cabane. Certains allaient la voir pour recueillir ses
conseils, d’autres, qui étaient malades, pour recevoir d’elle
une consolation. L’un de ses amis, qui était hiéromoine, disait :
« Je ressentais la même chose, la même paix intérieure,
quand je rendais visite à Saint Païssios, ou à l’Ancien Ephrem
de Katounakia. Son esprit à elle était également tourné vers Dieu
et vers les choses spirituelles. Elle confiait au Seigneur tous les
soucis de sa vie quotidienne. Ce qu’elle disait vous faisait vous
situer dans une autre réalité, dans une autre dimension. Dans une
réalité spirituelle, dans une dimension spirituelle. D’autres
fois, elle ne disait rien. Elle donnait l’impression d’être
ailleurs, de vivre une expérience surnaturelle. Elle inclinait la
tête, et se parlait à elle-même : « Ah, mon Petit
Père… ! Oh là là… ! Grands sont les Mystères de
Dieu ? Mais qui les perçoit et leur octroie de
l’importance ? » ».
Elle ne fréquentait pas
les dames de son âge, préférant la compagnie des jeunes gens.
Lorsque quelqu’un lui demanda comment elle réussissait à
communiquer avec les jeunes, elle répondit : » Avec, avec
moi, vieillissent d’une dizaine d’années ; moi, avec eux,
je rajeunis d’une trentaine d’années. Et ainsi, on se rejoint,
et on se rencontre. J’ai du mal avec les vieilles personnes. Qu’y
puis-je ? Elles mangent bien, boivent bien, se la coulent douce,
et vont à l’église. Mais, même à l’église, elles sont prêtes
à héler quelqu’un pour lui dire : « Hé, garçon
Apporte-nous un café ! » Il s’en faut de peu qu’elles
ne se tiennent les pieds en éventail. Puis, la Liturgie est à peine
terminée que les Mamies se mettent à bavarder. D’où leur vient
une telle disposition ? Pour moi, dès après la Liturgie, je
m’empresse de partir, et, quand on me demande où je vais, je
réponds : « dans ma petite cellule », de manière à
ne rien voir, à ne rien entendre, et ne voulant rien savoir. Quand
tu vois quelqu’un qui rit, et qui plaisante, juste après la
Liturgie, c’est qu’il ne sait pas. Il n’a pas bien compris ce
que c’est que la Liturgie. Il n’a pas véritablement participé à
la célébration. »
La
Gérondissa -l’Ancienne – Catherine ne disait pas cela dans
l’intention de porter un jugement. Mais d’un cœur plein de
regret, elle ajoutait : « Quand à l’église quelque
chose te scandalise, ferme les yeux, parce que les images négatives
vont t’influencer de manière malsaine. Dis-toi que tu es le pire,
ou la pire de tous. Les paroles du prêtre, aussi pécheur soit-il,
sont celles d’un canal du Christ, et tu en reçois la bénédiction.
Face à un prêtre qui chante faux, ou à un chantre qui a une voix
de casserole, dis-toi que tu te trouves là au Paradis, et que le
Paradis s’est ouvert pour toi. »
Conseils.
L’Ancienne Catherine
disait : « Une cascade de Grâce et de bénédictions
tombe du Ciel chaque matin. Dieu l’envoie, mais nous, les hommes,
nous dormons. Et comme nul ne prête attention à l’amour que Dieu
nous porte, les Anges reprennent cette Grâce. »
Elle
dit un jour à l’un de ses proches, qui était jeune prêtre :
« Tu as une qualité. Quand on te téléphone le matin, tu es
totalement disponible. Quand on t’appelle à midi, tu ne réponds
jamais. « Je suis en train de déjeuner », penses-tu. Et,
le soir, tu ne dis jamais : « Je me repose. » Il
faut que tu gardes cette attitude toute ta vie, envers tous. Ne sois
jamais occupé et préoccupé de toi-même. Sois toujours à la
disposition des autres. C’est une très grande qualité, et je prie
pour que Dieu t’aide à la garder toute ta vie. »
«
Je n’arrive pas à passer du temps avec des gens de mon âge,
parce que je constate qu’à cet âge-là, ils ressemblent à des
écoliers qui ont passé quatre-vingts ans en CP. On ne peut pas
rester autant de temps dans une même classe si élémentaire. Il
faut progresser. Et je n’ai pas grand-chose à leur dire, parce
que quand je leur dis une chose, ils ne me comprennent pas, et ils
en comprennent une autre. »
Elle disait au sujet de
l’humilité : « Un jour, en me penchant pour humer du
basilic, je lui ai dit : « Toi qui sens si bon, pourquoi
es-tu si près du sol ? Elève-toi pour que les hommes
puissent respirer plus aisément ton parfum. » Mais le basilic
m’a répondu : « Gérondissa, si je m’élève, je
vais perdre mon parfum. »
A propos de la vanité
du monde, elle déclarait : « Je suis sortie dans le
jardin, j’ai vu des roses fanées et je les ai coupées. Juste à
côté, quelques boutons prêts à éclore étaient tout joyeux et ne
se préoccupaient nullement des fleurs fanées. Devant ce grand
contraste, j’ai dit aux petits boutons : « Ne soyez pas
trop orgueilleux, parce que, dans quelques jours, quand je
reviendrai, vous serez fanés, vous aussi. » »
Elle s’adressa un jour
à un bouton de rose : « Moi aussi, j’étais là où tu
es, et tu seras bientôt là où je suis. J’ai, moi aussi, été un
bouton de rose, et vois maintenant ce que je suis devenue. »
« La nature est un livre
ouvert. Des milliers de voix mystiques parlent du Créateur. Il faut
que tu sois à la fois maître d’œuvre et flâneur pour pouvoir
apprendre leur langage. »
« J’enchaîne les
chapelets. Y a-t-il un nœud qui soit fécond, ou bien sont-ils tous
de vulgaires komboloï (1) ? »
:
( Jeu de mots entre le terme désignant le chapelet orthodoxe
« komboskini », littéralement « corde à nœuds »,
et le terme désignant le « komboloï », sorte de
chapelet composé de pierres d’ambre d’origine turque, servant à
se détendre ou à s’occuper les mains, sans connotation
religieuse).
« Ne te
réjouis pas quand tu acquiers quelque gain que ce soit, même
spirituel, car quand tu t’élèves, il est à craindre que tu ne
tombes. »
« Ne te fais
pas de souci quand tu perds. C’est ce qui te permet de descendre.
Tu marches au ras du sol et tu ne crains pas de tomber. »
« Les
voleurs ne vont pas chez les pauvres et les petits. Ils focalisent
leurs regards sur les riches et les puissants hauts placés. »
« Ne te
fie pas à la vitrine visible de l’extérieur. Tu ne vois pas ce
qu’il y a dans la réserve -le cœur- « .
« Si tu
me demandes mon avis, je te le donne. Si tu ne me demandes rien, que
puis-je te dire ? Je ne connais pas de poèmes… »
« La
Grâce tombe du Ciel avant que le soleil ne se lève. L’âme se
rafraîchit avant le lever du jour. »
« Eveille-toi
à minuit, fais ta prière, verse une larme brûlante de douleur, et,
avec un profond repentit, soigne ton âme. »
« Si ta
vie quotidienne est pauvre, ne la méprise pas. Juge-toi plutôt
toi-même : car tu n’es pas assez créatif pour faire de ta
vie une belle poésie et une jolie musique. »
« Il
faut raccourcir le chemin qui nous conduit là où le Seigneur le
souhaite. Nous nous contentons de regarder l’extérieur. En
regardant l’extérieur, tu ne rentres pas à l’intérieur. C’est
à l’intérieur que tu vas trouver. »
« Ne
crains pas les tentations. C’est comme du fumier. Ne te fais pas de
souci pour l’arbre qui a du fumier à ses racines. Il va grandir.
Malheur à l’arbre qui n’a pas de fumier. »
Quand elle
parlait, elle n’avait pas l’air d’être une Ancienne qui
prodigue des conseils spirituellement élevés, mais elle parlait
simplement, avec profondeur, en essayant de vous maintenir en lien
étroit avec l’essentiel. Elle disait : « On ne reste
pas simplement assis les bras croisés. Il faut vivre. On ne peut pas
perdre de temps. Combien de temps va durer notre vie ? »
« Dis
bonjour avec amour à ton ennemi, et sache qu’à cet instant tu
fais un grand cadeau à Dieu. »
Elle disait
au sujet des monastères : « Tout y est parfait
(extérieurement). Si le moine va au fond des choses, alors il est
moine. Autrement, tout peut bien être parfait extérieurement, les
voix les plus belles, les offices splendides, et tout le reste…
pourtant, nous ne sommes pas encore arrivés là où il fallait. »
« Oh,
là, là ! Ce que fait le prêtre quand il se tient devant le
saint Autel ! Ce qui se passe à ce moment-là ! Il fait
descendre le Ciel sur terre. »
« L’égoïste
est une machine bruyante non huilée ; il mange ses entrailles
et fatigue les autres. »
«
Il existe des larmes humaines et des larmes en Christ. Les larmes
humaines peuvent résulter d’une plainte ou d’une protestation.
Les larmes en Christ ne sont causées par personne, mais l’homme
ressent en lui l’amour que le Christ a pour lui, et il découvre
alors la profondeur et la vastitude de son insensibilité et de sa
nature pécheresse. »
Quand les
Saints parlent des larmes de repentir qui nous purifient et nous
sanctifient, ils parlent de ces larmes-là, fécondes, pas des larmes
humaines qui peuvent parfois venir du démon. Il ne faut pas nous
émouvoir de toutes les larmes, mais seulement des larmes en
Christ. »
« Les
Pères ne parlent pas des larmes engendrées par des protestations,
des déceptions, des plaintes, des pleurnicheries, mais des larmes de
gratitude. Ces larmes témoignent de la perception de l’amour de
Dieu, et elles contiennent la rédemption de l’homme. Là se trouve
l’apaisement de l’âme ; là se trouve la consolation. »
L’
Ancienne Catherine disait à ses petits- enfants : «
Quelle que soit l’heure à laquelle on me dit de dormir, je peux
dormir, parce que j’ai la conscience en paix. C’est la chose la
plus importante. Chaque soir, avant de dormir, faites un examen de
votre conscience. »
Elle
donnait des conseils sous forme de paraboles à ses petits-enfants :
« J’ai semé du grain. Si la terre est bonne, il va germer.
Sinon, il ne germera pas. »
« Ne
soyez pas figés, ni psycho-rigides, mais souples dans votre vie.
Pour arriver là où vous le souhaitez, il va falloir que vous alliez
un peu par ici, un peu par là, que vous incliniez la tête. N’allez
jamais directement vers le haut. »
«
Ne choisissez pas toujours le chemin le plus facile. Ce n’est pas
le meilleur. C’est sur le chemin difficile que tu vas apprendre à
marcher et à te relever après être tombé. Sur une voie toute
droite, tu n’apprends rien. »
« Si
nos actions sont bonnes et notre conscience pure, nous n’avons pas
peur de Dieu. »
«
Sois humble en toute chose, parce que l’outrecuidance ne plaît à
personne : ni à Dieu, ni aux hommes. »
Elle
donna ce conseil à une jeune fille qui avait épousé un homme
fortuné : « Sois humble, garde les pieds sur terre.
Aujourd’hui, tu as de l’argent, demain, tu peux ne plus en avoir.
Si tu as l’humilité et que tu tombes, tu tombears en douceur.
Alors que si tu es en hauteur – que tu as de l’orgueil- et que tu
tombes, tu seras brisée. »
Dormition
Lorsque
sa vie toucha à sa fin, l’Ancienne Catherine voyait souvent une
lumière et disait qu’elle attendait de voir qui allait venir la
chercher. Sera-ce quelqu’un de bon ou de mauvais ? Elle
disait : « Il ne faut pas avoir peur de la mort. Ce n’est
rien. C’est une lumière. »
Tandis
que ses proches s’attendaient à son trépas, elle leur dit :
« Je ne vais pas encore partir. Je vais attendre que le Père
Méthode revienne de Paris, parce que je le lui ai promis. » De
fait, quand le Père revint, il alla lui rendre visite avec d’autres
de ses enfants spirituels, ainsi qu’avec le préfet. Ils
célébrèrent l’Office de l’Huile Sainte, ce qui lui procura
beaucoup de joie, car elle le souhaitait beaucoup. Ils lui
apportèrent un bouquet de roses, qu’elle aimait tant, et elle leur
dit : « Je vous remercie beaucoup. J’ai toujours aimé
les roses. Vous avez bien fait de les apporter maintenant, parce que
dans mon cercueil, je ne les verrai pas. » La veille de sa
dormition, elle demanda à recevoir une bénédiction, et remercia
d’un signe de la main.
Peu
avant de mourir, elle reçut la visite d’un jeune français,
candidat à la prêtrise, qui souhaitait recevoir un conseil. Elle
lui déclara : « Que te dire ! La prêtrise est une
grande chose ! Si j’avais été un homme, j’aurais aimé
devenir prêtre. Humilité, et encore humilité. Il n’y a rien de
plus important que l’humilité. C’est cela que tu dois garder en
toi toute ta vie. »
Ensuite,
elle se leva, alla seule faire sa toilette, noua ses cheveux, salua
les personnes qui se trouvaient là, et s’allongea. Elle attendit
que tout le monde soit endormi pour partir dans l’autre Vie,
calmement, paisiblement, et sans bruit, le 18 novembre 1978.
Beaucoup
de gens se rassemblèrent à l’occasion de ses funérailles.
Environ vingt prêtres, des professeurs d’université, et d’autres
personnalités impliquées dans l’Eglise, qui l’avaient connue et
aimée. Il régnait une atmosphère pleine d’allégresse. Un
cortège la mena avec honneur au milieu de la rue Ermou, remplie de
monde, jusqu’à l’église de Sainte-Sophie, où fut chanté
l’office des funérailles.
Mémoire
éternelle !
20.
VASSILIKIE KOUZARIS
(1891-1978)
Vassilikie
naquit en 1891 à Varosi, dans la région d’Ammochostos, à Chypre,
aujourd’hui sous occupation turque. Sa famille était très pauvre.
Elle avait quatre frères et sœurs, dont elle était la cadette.
Elle était très jeune quand elle perdit sa mère.
Un
pêcheur nommé Constantin, veuf et père de deux enfants, demanda en
mariage Milie, la sœur aînée de Vassilikie. Celle-ci accepta, à
condition qu’elle pourrait prendre avec elle la petite Vassilikie,
alors âgée de dix ans.
Vassilikie éleva les deux
enfants du pêcheur, ainsi que les sept enfants que sa sœur mit au
monde. Tous les enfants l’aimaient davantage que leur propre mère,
parce qu’elle-même les aimait beaucoup.
En
signe de gratitude pour ce qu’elle avait fait pour ses enfants et
toute sa famille, Constantin lui acheta une maison dans le
centre-ville. Il ne la différenciait pas de ses enfants, et veilla à
lui constituer une dot pour qu’elle pût se marier.
Elle
était grande et d’une taille élancée, attrayante, avec deux
grandes nattes rousses, un teint de lait, et de nombreuses taches de
rousseur.
Elle
épousa Polybe Paraskévas, originaire de Lapithos, de treize années
son cadet, sans que ce détail ne constitue jamais un obstacle à
leur union. Ils s’aimaient beaucoup.
Vassilikie était de nature
naïve, sans malice et paisible. En dépit de sa pauvreté, elle
était très généreuse dans ses aumônes. Elle avait une grande foi
en Dieu, et une confiance inébranlable en Sa Providence. Tant avant
son mariage qu’une fois mariée, elle aimait à passer beaucoup de
temps à l’église. Elle y balayait, y allumait les veilleuse et y
passait du temps à prier. Dans sa famille, comme dans son village,
l’on disait : « Vassilikie, c’est une sainte. »
Elle ne manquait jamais un office, et respectait les jeûnes à la
lettre. Elle était humble, interrogeait les prêtres en leur
demandant la bénédiction pour la moindre chose, et leur demandait
des prières pour tout. « Car, » disent les Pères de
l’Eglise, « il faut prier pour tout et pour toute chose. »
Quel que soit le conseil des Prêtres, elle le regardait et le
considérait comme étant la Volonté de Dieu, et elle le suivait
fidèlement.
Elle
ne se mettait jamais en colère, ne se disputait jamais avec
personne, et l’on ne lui connaissait aucun ennemi. Elle se
comportait avec charité à l’égard de tous. Car elle était un
esprit charitable. Elle était toujours disposée à aider les
autres, et à donner ce qu’on lui demandait, fût-ce au détriment
de sa propre famille. Lorsqu’elle voyait quelqu’un se mettre en
colère et élever la voix, elle se faisait beaucoup de souci. Elle
disait : « Le pauvre ! Qu’est-ce qu’il a ?
Peut-être ne va-t-il pas bien ? »
Vassilikie était très
humble. Elle voulait que personne ne la connaisse, que personne ne
parle d’elle. Elle veillait à cacher les bonnes actions qu’elle
faisait. Elle disait toujours la vérité. Sa bouche ne pouvait pas
proférer de mensonge, si même il lui en coûtait souvent beaucoup
de ne pas mentir.
Outre
les neuf enfants de Constantin, Vassilikie éleva aussi ses deux
enfants, et plus tard ses petits-enfants. Il semble qu’elle était
née pour élever des enfants. Elle avait une excellente relation
avec eux, ainsi qu’avec tout le monde.
A
côté de toutes ses qualités, elle avait aussi un petit défaut,
une mauvaise habitude : elle parlait beaucoup. Tant et si bien
que sa loquacité était devenue objet de caricature. Quand quelqu’un
se mettait à beaucoup parler, les autres disaient à cette
personne : « Tiens, elle fait sa Vassilikie ! »
Parfois, sa volubilité lui jouait des tours, car elle en oubliait le
repas qu’elle avait laissé sur le feu. Son mari rentrait du
travail pour déjeuner à midi, et elle lui disait d’une manière
attendrissante : « Mon cher Polybe, j’ai fait brûler
le repas… Je te fais deux œufs au plat ? » Mais son
mari ne se plaignait jamais, et manger quelque chose de simple et de
peu apprêté, avant de s’en retourner au travail.
Bien
qu’elle parlât beaucoup du Christ, de la Toute-Sainte, des Saints
et de sa famille, elle ne critiquait jamais personne, ni ne médisait
jamais de personne. Elle était très sévère à ce sujet,
considérant la critique d’autrui comme un péché grave. Aussi ne
se mêlait-elle jamais des affaires des autres. Elle disait à sa
fille : « Ma petite Andrée, je ne lèverai jamais la
main sur toi ; mais si je t’entends dire un jour du mal de
quelqu’un, je ferai ce qu’il faut pour que tu te taises ! »
Son
fils s’éprit d’une femme plus âgée que lui de dix ans, et qui
avait déjà trois enfants. Vassilikie l’accepta dans sa famille
avec beaucoup d’amour, leur donna sa bénédiction, ce qui les
affermit dans leur amour et leur permit de réussir leur mariage et
d’être heureux en ménage. Elle disait de sa bru : « C’est
le bon Dieu qui nous l’a envoyée. Elle est très gentille. »
La
présence de Dieu dans sa vie était manifeste, patente, et très
intense. Quand elle eut atteint un âge déjà avancé, elle se
rendit en pèlerinage à Jérusalem. Sur l’un des Lieux Saints, ses
compagnons de voyage la laissèrent en arrière d’eux, pour ce
qu’elle était âgée. Mais Vassilikie, avec une déconcertante
facilité, continua seule son chemin dans l’inconnu. Devant
l’étonnement des autres pèlerins, elle leur expliqua que l’aide
et le secours que lui avaient portés la Mère de Dieu l’avaient
soutenue dans ses efforts pour trouver le chemin et le parcourir à
pied. Comme ils ne la croyaient pas, elle insista, et leur expliqua
qu’elle avait senti une main la tenir, lui permettant ainsi
d’avancer avec aisance.
Elle
ne se rendit jamais chez le médecin. Son médecin était la
Toute-Sainte. Lorsqu’elle tombait malade, elle disait à son fils :
« Panaghiotis, pas de médecin. Emmène-moi auprès de la Mère
de Dieu. » Il la portait alors jusqu’à l’église de la
Sainte-Ceinture- de-la-Vierge à Varosi. Elle priait, s’oignait
d’huile sainte prise à la veilleuse suspendue devant l’icône de
la Mère de Dieu, et rentrait chez elle à pied, entièrement et
totalement guérie.
Ensuite
de l’invasion turque de 1974, et de l’expropriation qui
s’ensuivit, Vassilikie, son mari, et sa famille déménagèrent
dans la banlieue de Limassol, à Polémidia. Elle y vécut quatre
ans, puis, en 1978, s’endormit dans le Seigneur, à l’âge de
quatre-vingt-sept ans. Tous les enfants qu’elle avait élevés se
rassemblèrent et célébrèrent avec amour son ensevelissement.
Son
mari, quant à lui, mourut cinq ans plus tard. Pour l’enterrer, il
fallut ouvrir la tombe de Vassilikie et procéder à l’exhumation
de ses ossements. Quelle ne fut pas la stupeur des personnes
présentes, en constatant que ses cheveux et sa robe étaient
intacts, et que ses reliques dégageaient le parfum embaumant de
l’odeur de sainteté. Son fils dit lors à sa sœur : «
Andrée, on ne peut pas dire que je sois très pratiquant, mais là…
Que puis-je dire ? Quand ils ont ouvert la tombe de Maman, ça
embaumait… »
Mémoire
éternelle !
21
LE
PERE BASILE TROMBOUKIS
(1902- 1982)
Basile naquit en 1902 dans le
village de Sfikia, dans le district d’Emathia, d’une famille de
Prêtres. Son père, qui s’appelait Jean, était Prêtre et Père
confesseur, de même que son grand-père, son arrière grand-père,
son frère Athanase, et l’un de ses neveux. C’était le souhait
de Basile de perpétuer cette tradition.
Il
épousa une pieuse jeune fille de son village, Jeannette, dont il eut
neuf enfants. L’un d’entre eux mourut à l’âge de deux ans.
Dans les enseignements de
Saint Cosmas d’Etolie, qu’il aimait et lisait beaucoup, il apprit
que les Prêtres devaient être tonsurés à l’âge d’au moins
quarante ans, pour être suffisamment mûrs. Il étudia au séminaire,
mais il apprit aussi beaucoup de son père, le Père Jean. Il fut
ordonné diacre, puis Prêtre, et il officiait dans son village où
il fut nommé Prêtre desservant.
A
partir du jour où il revêtit le rasso – ce qui est dire la
soutane-, il cessa définitivement de consommer du tabac et de fumer.
Il s’entendit avec son épouse Jeannette, après qu’ils eurent
mis au monde leurs neuf enfants, et ils décidèrent, d’un commun
accord, de vivre en frère et sœur dans la chasteté, et de dormir
dans des lits séparés. Cette règle de vie angélique, ils
l’observèrent jusqu’à la mort. A l’appui du fait qu’il
désirait que son épouse fût convaincue du bienfait salutairement
nécessaire de dormir séparément de lui, à trois reprises, leur
lit se brisa tout seul, sans raison apparente, au moment même où le
Père Basile s’en aller se coucher. « Toi, dans ton coin, et
moi, dans le nôtre », lui dit alors Basile.
Durant toutes ses années de
service sacerdotal, nul ne vit jamais le Père Basile sans son
zostiko* - ce qui est dire sa longue tunique portée sous le rasso- ,
pas même son épouse. Quand il allait, comme tout un chacun, se
laver, il ne l’enlevait pas. Il disait avec conviction : «
Un Prpetre sans son rasso n’est pas un Prêtre. » Il
n’enlevait pas non plus son kamilavkios* - ce qui est dire son
couvre-chef cylindrique noir de Prêtre - , si ce n’est dans sa
chambre.
Il
était très attentif aux autres, très attentionné, et
particulièrement pieux. Il ne se rendait jamais chez personne après
qu’il eut célébré la Liturgie. IL rentrait lors chez lui. Il y
avait un récipient spécial, dans lequel il lavait lui-même la
première tasse et le premier verre qu’il avait utilisés après
avoir consommé les Saints Dons. Par la suite, lorsqu’il fut trop
âgé, ce sont ses proches qui le faisaient pour lui. IL ne leur
permettait pas de laver ces premiers récipients dans l’évier.
Lui-même ne se lavait pas non plus ce jour-là, pas même la barbe.
Il avait une serviette pour s’essuyer la bouche, qu’il brûlait
quand elle avait servi un certain nombre de fois. Il jeûnait le
lundi (1) – comme il se fait dans les Monastères-, parce que
c’était le jour des anges, le mercredi, le vendredi, et durant
toutes les périodes de carême, se privant même de consommer de
l’huile (2).
:
( Jour liturgique consacré aux Puissances incorporelles, le lundi
est un jour de jeûne dans les Monastères Orthodoxes, pour rappeler
au Moine sa vocation à imiter les Anges de l’ordre angélique).
:
( C’est-à-dire y compris les jours où, pendant les carêmes, sa
consommation est autorisée).
Durant ces jours-là,
son alimentation était constituée de pain sec accompagné de thé,
de pommes de terre, et d’oignons grillés au charbon.
Le Père Basile avait la
crainte de Dieu, et aimait beaucoup la prière. Il priait
constamment. Son programme quotidien était le suivant : il se
réveillait à quatre heures du matin, allumait le poêle à bois si
c’était l’hiver, enfilait son étole et lisait des prières
jusqu’à six heures et demie. Puis il revêtait son rasso, et
partait pour l’église afin d’y célébrer l’office.
L’après-midi il lisait les Vêpres. Qu’il pleuve, qu’il vente,
ou qu’il neige, il allait chaque jour à l’église et jamais, il
ne négligeait ses prières.
Pendant les offices, et
particulièrement durant la Divine Liturgie, il était très attentif
à la célébration, ne se hâtait pas, se consacrant entièrement à
ce qu’il officiait. Le Père Basile était doté d’esprit de
sérieux, conscient de la grandeur de la fonction sacerdotale, et la
transmettait aux enfants qui servaient à l’autel. Quand le chantre
oubliait un tropaire, cela le contrariait. Par esprit de délicatesse,
il ne lui faisait aucune remarque, mais il se rendait au pupitre, et
le chantait lui-même en personne. Lorsqu’il s’agissait d’un
chantre de passage, ils célébraient l’office dans son
intégralité, de sorte que celui-ci tardait à se terminer.
Un jour, alors qu’il
était en train de prier devant l’icône de la Mère de Dieu, le
cierge utilisé pour la grande entrée se renversa et mit le feu à
ses vêtements liturgiques. Cependant, le Père Basile, tout entier
absorbé en sa prière, ne se rendit compte de rien. Une grande
partie de son phélonios* - ce qui est dire son vêtement liturgique
extérieur en brocart, de forme conique, tel que le Prêtre le revêt
pour la célébration de la Divine Liturgie et de certaines parties
d’autres offices - fut brûlée, exceptée l’icône brodée du
Christ, ainsi que son sticharios* - lequel est le vêtement
liturgique porté par les diacres, les sous-diacres, et les servants
d’autel -, une partie de son zostiko, de sa veste, et de sa
chemise, jusqu’à gagner et toucher sa peau, sans qu’il ne s’en
ressentît de rien. Il retira ses vêtements à la fin de l’office,
les plia, et, durant tout ce temps-là, il n’avait rien réalisé
de ce qui s’était produit ! Ce ne fut qu’une fois arrivé
chez lui qu’on lui raconta l’incident, et qu’il constata de
lui-même que le feu avait atteint son corps. Il s’exclama alors :
« Ma Toute-Sainte ! Je te remercie de m’avoir protégé,
et d’avoir évité qu’il ne m’arrive quelque chose de pire. »
Le Père Basile célébrait
souvent la Liturgie, à l’occasion même des fêtes mineures, et si
même il était tout seul quasiment dans l’église. Il n’y avait
que le chantre, ainsi que la marguillière, une grand-mère qui se
trouvait toujours indéfectiblement présente dans l’église. Si ce
dernier était absent, il plaçait les petits-enfants au pupitre. Ils
ânonnaient l’office laborieusement, syllabe après syllabe. Que de
Liturgies ne célébra-t-il pas, tout seul, en compagnie des Anges,
et de petits enfants innocents !
A l’occasion des
funérailles et des commémorations de défunts, il n’acceptait
jamais d’argent. Si l’on lui donnait quelque rémunération ou
rétribution pour les baptêmes et les mariages, il ne consentait à
n’en prendre que cinq drachmes, et il en reversait trois à
l’église. Il s’en excusait en expliquant qu’à l’occasion
des événements heureux pour lesquels de grosses dépenses étaient
effectuées, le Prêtre aussi pouvait recevoir quelque chose.
Lorsqu’il y avait une
quête à l’église, le marguillier commençait tout d’abord par
recueillir l’offrande du Père Basile, et ne faisait qu’ensuite
le tour de l’assemblée.
Lorsqu’il percevait son
salaire, il en redistribuait la moitié aux pauvres. Son fils s’en
offusquait, énumérant les différents besoins auxquels il avait à
répondre, mais le Père Basile, pauvre père d’une famille
nombreuse, expliquait : « Il existe des personnes qui ont
de plus grands besoins que nous. Nous, gloire à Dieu, nous allons
bien ! »
Il aimait la maison de
Dieu, et il avait le souci de sa beauté. Lorsque des ouvriers furent
employés pour la restauration et la rénovation des six églises du
village, il oeuvra et travailla à leurs côtés, leur offrit et leur
apporta son aide.
Le Père Basile était
revêtu de la Grâce de Dieu. Sa foi était grande, simple, et
vivante. Sa bénédiction faisait des miracles. On l’appelait pour
qu’il lise des prières sur les malades, lesquels obtenaient alors
l’entière guérison. Il plaçait son étole sur la tête du
malade, et ne la retirait que lorsque le malade avait recouvré la
santé.
Tous les quinze jours,
il célébrait l’Office de l’Huile Sainte et l’Agiasma – ce
qui est dire le petit office de bénédiction des eaux - , offices
auxquels se rassemblaient les fidèles. Il se rendait dans tous les
foyers qui l’invitaient à y venir, sans se plaindre jamais.
Considérant que la prière était un don gratuit, il ne demandait
jamais d’argent pour les prières qu’il faisait à l’intention
de tel ou tel de ses fidèles, et si, d’aventure, on lui glissait
dans sa poche quelques piécettes, avec ce vœu insistant, disant que
cela était « pour que sa prière marche », il allait
sur-le-champ les mettre dans le tronc de l’église.
Quand il apprenait
qu’une famille rencontrait des problèmes, comme autant d’épreuves
spirituelles, chaque jour il lisait des prières à l’intention de
ladite famille, jusqu’à ce qu’il pût constater une amélioration
de la situation familiale. En bon pasteur, et non point en
mercenaire, il se privait de sommeil, et priait la nuit pour toutes
les ouailles de son troupeau spirituel. On l’appelait également
pour qu’il lise des prières en faveur des animaux malades. Il
venait avec son étole, le livre de prières de l’euchologe, ainsi
qu’avec une icône de Saint Modeste (1).
:
( Ancien archevêque de Jérusalem, Saint Modeste est le saint
protecteur des animaux domestiques et du bétail).
Il plaçait l’icône sur la
mangeoire, et priait jusqu’à ce que l’ensemble des bêtes
fussent guéries. Pour le remercier, on lui offrait de menus cadeaux
en nature, quelques œufs, un kilo de blé, ou quelque autre petite
chose de même acabit, car l’on savait qu’il n’accepterait pas
de recevoir quelque argent que ce fût.
Quand la sécheresse
frappait le village, la population faisait venir les reliques de
Saint Syméon le Stylite et de Saint Clément d’Ohrid. Les cloches
de l’église commençaient de sonner, et tous les habitants du
village sortaient pour accueillir les Saintes Reliques. L’on
procédait par après à une procession au travers de tout le
village. Avant que celle-ci n’ait le temps d’attendre la place
principale et d’entrer dans l’église des
Saints-Constantin-et-Hélène, il se mettait à pleuvoir. Tout le
monde avait pensé à se munir d’un parapluie, parce que la pluie
tombait toujours d’ abondance.
Une famille de paysans
avait planté à grand peine et à grand mal du tabac dans un champ
de six ares. Ils transportaient l’eau à dos d’animal et ils
avaient travaillé dur une vingtaine de jours durant. Quand ils
retournèrent au champ pour sarcler le tabac, ils constatèrent que
les plants avaient été ravagés par les vers. Le très compatissant
Père Basile apprit leur mésaventure et il en eut de la peine pour
eux. Il se rendit dans le champ, lut des prières pour la bénédiction
du lieu, l’aspergea d’eau bénite, et le bénit de maints signes
de croix. Une semaine plus tard, le champ était redevenu vert, le
tabac avait repris vigueur. Ces mêmes personnes racontent que,
jusqu’au jour d’aujourd’hui, elles continuent de planter du
tabac dans ce champ, et qu’il n’y a jamais de vers.
Le petit- fils du Père
Basile, Jean, frôla la mort à trois reprises après être tombé
gravement malade. Mais, chaque fois, après qu’il eut été béni
par les prières du Père Basile, il se releva de sa couche. Lors du
premier incident, il n’était qu’un jeune enfant d’un an et
demi. Tout son corps était agité de spasmes, et de sa bouche
sortait de l’écume. Le Père Basile commença de lire sur lui les
prières des malades ; mais, la mère et la tante de l’enfant,
le voyant devenu tout calme et serein soudain, crurent qu’il était
déjà mort. Elles allumèrent un cierge et, en hâte, préparèrent
le nécessaire pour l’ensevelissement, de crainte que son corps ne
refroidisse et ne se rigidifie. Mais le Père Basile, fermement,
tenait dans son étole la tête du garçonnet, et, en silence, leur
fit signe de ne pas le toucher. De fait, quand il priait, il ne
parlait à quiconque. Il pria de la sorte trois heures durant. Et
voici que le petit se releva, et se tint debout.
La seconde fois, il
advint la même chose, et l’on alla même jusqu’à faire sonner
le glas aux cloches de l’église. Après les spasmes, le petit
devint immobile, il écuma, et ses yeux se révulsèrent. Ses
grands-mères prétendaient qu’il avait avalé sa langue, et qu’il
était mort. Lors, elles allumèrent un cierge, et s’empressèrent
de l’habiller pour l’ensevelissement, avant qu’il ne
refroidisse. Mais, imperturbablement, le Père Basile continua de
prier. L’enfant, lors, se leva tout soudain, et sur-le-champ sortit
au-dehors jouer avec ses compagnons de jeu, tout comme si rien ne se
fût passé. Une troisième fois, il se produisit la même chose.
Julia, sa petite-fille,
raconte : « Nous étions trois frères et sœurs. L’on
ne nous a jamais emmenés chez le médecin, et nous n’avons jamais
pris de médicaments. Notre médecin, c’était notre grand-père.
La prière de bénédiction que, revêtu de son étole, il lisait sur
eux, soignait tous les malades. Il était persévérant dans sa
prière. Il se rendait partout où on l’appelait, quand bien même
il y eût deux mètres de neige. Il priait jusqu’à ce que le
malade se relève, guéri. Des malades des villages voisins venaient
aussi pour qu’il leur lût une prière. »
En 1974, le jour de la
fête du Saint Prophète Elie, les Turcs envahirent Chypre, et les
jeunes gens du village furent enrôlés de force par l’armée. Les
trois fils du Père Basile, qui s’attendaient à ce qu’on les
convoquât, eux aussi, résolurent de porter au village quelques
meules de paille, et des bottes de trèfle, de manière qu’en leur
absence les femmes eussent de quoi nourrir les bêtes. Le Père
Basile était en train de célébrer la Liturgie quand, tout soudain,
se répandit comme une traînée de poudre, la nouvelle que ses fils
avaient eu un accident de tracteur dans une pente raide, et que
l’engin avait fait plusieurs tonneaux. Toute l’assemblée des
fidèles se précipita tout aussitôt au dehors, avant que ne finît
la Liturgie, si bien que personne ne put prendre de pain béni. Les
gens murmuraient entre eux : « Mais quel père est-il
donc ? Il ne sort même pas de l’église pour voir ce qui est
arrivé à ses fils ! »
L’on s’attendait à
les trouver morts. Mais voici qu’ils étaient tous trois sains et
saufs. Seul, l’un d’entre eux avait été blessé, souffrant
d’une contusion dans le dos et d’une côte fêlée.
Une fois que le Père
Basile eut consommé le reliquat des Saints Dons, il sortit calmement
et paisiblement de l’église, tout en continuant de prier. D’aucuns
lui demandèrent : « Père, l’église se serait-elle
écroulée, que tu ne serais pas sorti pour voir ce qui était arrivé
à tes enfants ?! ». A quoi il répondit : «
Heureusement que, justement, je me trouvais dans l’église, car si
j’avais été au-dehors, ils auraient été tués tous les trois. »
Julie, sa petite-fille
poursuit son récit : « Lorsque j’eus un an, mon corps
commença tout soudain de se recouvrir de boutons. D’abord à
hauteur de la tête, puis sur tout l’ensemble du corps. Pour moi,
je ne m’en souviens pas. Ce sont, bien sûr, mon père et mon
grand-père qui me l’ont raconté. Les boutons étaient saturés de
pus, et, jusqu’à l’âge d’un an et demi, je n’eus pas un
cheveu sur la tête, ni même de cils sur les yeux. Mon grand-père
lisait sur moi des prières pour que je guérisse. Mais mes parents
voulaient en plus m’emmener chez le médecin. Ils me firent
consulter plusieurs spécialistes. Mais en vain. Les médecins
disaient irrémédiablement : « Cette enfant va mourir. »
Je souffrais de vives démangeaisons, et je me grattais en permanence
la tête.
Un matin, cependant que
ma grand-mère allumait le poêle, et que mon grand-père priait
devant l’iconostase, mon père s’assoupit, et, dans son sommeil,
vit Saint Georges, en cavalier, lui dire : « Où que tu
ailles avec ta fille, elle ne recouvrera pas la santé, puisque c’est
moi qui détient son médicament. Viens allumer ma veilleuse pour que
je voie un peu la lumière. Je ne laisserai à ta fille qu’un
unique petit bouton, pour qu’à toujours elle se souvienne de
moi. »
Mon grand-père écouta
le rêve conté par mon père, et nous partîmes aussitôt célébrer
une Divine Liturgie à la mémoire de Saint Georges. Trois jours
durant, je suis restée enveloppée dans un drap. Je n’ai ni bougé,
ni pleuré. Rien. Je n’ai fait que dormir. Des proches, me voyant
ainsi prostrée, déclarèrent : « Elle est morte.
Enterrez-la. » Mais mon grand-père répondit : «
Laissez donc les choses se dérouler conformément à ce que Saint
Georges a dit. »
Lorsqu’ils
m’extirpèrent du drap, comme d’un linceul, force leur fut de
constater que ma peau était devenue totalement saine. Les boutons
avaient tous disparu, sauf un tout petit sur l’arrière de ma tête.
Mes cheveux ont dès lors commencé de pousser. »
Un jour, l’on fit venir
le Père Basile dans le village voisin, pour qu’il lise des prières
d’exorcisme à un jeune homme qui se trouvait sous l’emprise du
démon. Quarante jours durant, il s’y rendit à dos d’âne,
quotidiennement. Il arrivait à l’église sur le coup des dix
heures du soir, et, sans interruption, lisait les prières
d’exorcisme jusqu’à trois heures du matin. Après quoi, il se
reposait deux ou trois heures, puis, au lever du soleil, s’en
revenait au village. Un jour, tandis que l’état psychique du jeune
homme avait déjà commencé de s’améliorer, le possédé échappa
à l’emprise de ses parents, et arracha des mains du Père Basile
le livre de prières. Il le jeta vers l’entrée, et se mit à
courir partout dans l’église, à mugir et à hurler. De fait,
c’était à cause de ses hurlements que le Père Basile le faisait
venir la nuit, de crainte, le jour, de terroriser les gens.
Imperturbable, le saint prêtre continuait, sans bouger, de dire les
exorcismes, plus d’une heure durant, comme si l’ouvrage eût
encore été entre ses mains. Puis, le démoniaque alla de son propre
mouvement chercher le livre, et il le lui rendit. Le Père reprit
alors sa lecture dans l’euchologe.
Un jour, à l’aube, de
retour chez lui après la lecture des exorcismes, le Père Basile
rentra son âne à l’écurie, et il s’apprêtait à repartir
immédiatement pour l’église, afin d’y dire l’office des
Matines. Par sollicitude pour lui, son fils s’interposa : «
Père, tu viens juste de rentrer ! Reste donc un peu à la
maison pour t’y reposer ! » Mais le Père Basile
répartit avec calme : « Vous, vous êtes des paysans,
vous devez aller aux champs, c’est votre travail. Moi, je suis
prêtre, et ma tâche, c’est d’aller à l’église. Laissez-moi,
donc. Du moment où je suis devenu prêtre, il me faut accomplir mes
devoirs sacerdotaux : c’est là ce qui me procure le repos. »
Et cette dernière phrase, il la répétait souvent.
Au bout de quarante
jours, pour la Gloire de Dieu, et par Sa Grâce, le jeune homme fut
totalement guéri. Il réside toujours en ce village, où, par la
suite, il fonda une famille.
Depuis sa naissance, le
Père Basile avait sur le front, au-dessus du sourcil gauche, un
bouton, à l’apparence d’une fleur dessinée. Comme ce kyste
était souvent soumis à la pression du couvre-chef qu’il portait,
il avait grossi. Son entourage lui conseilla de le faire enlever, en
recourant à une intervention chirurgicale, mais il s’y refusa.
Mais, par la suite, cette excroissance lui causa des douleurs
insupportables, et ce, bien qu’il ne s’en plaignît jamais, ni ne
montrât jamais aucunement qu’il en souffrait, invoquant seulement
à son secours l’aide de la Toute-Sainte. Malheureusement
cependant, son état se dégrada. Le kyste absorba progressivement
toute la chair de son front et de sa paupière, en conséquence de
quoi il ne pouvait plus fermer l’œil. Lorsque du sang commença de
s’en écouler – ce qu’il redoutait car cela constituait un
empêchement à ce qu’il célébrât la Liturgie -, il consentit de
se faire opérer, à l’âge avancé de soixante-quinze ans. Dès
lors, tout alla bien durant trois ou quatre ans. Puis, la plaie
progressa à l’intérieur de l’œil, et il fut pris d’une forte
fièvre, qui le contraignit de rester alité cinq mois entiers
durant. Ce fut Julie, sa petite-fille, qu’il aimait beaucoup, qui
s’occupa de lui. Il lui disait : « Ma gentille petite
infirmière, que la Toute-Sainte veille sur toi ! »
Conservant néanmoins son autonomie, tout malade qu’il était, il
ne négligeait jamais ses prières.
Bien qu’il eût
quarante de fièvre, il se rendit au chevet de sa belle-fille, elle
aussi malade, dans la chambre voisine, pour lire sur elle la prière
des malades. « Je ne pourrai peut-être bientôt plus lire par
après. Aussi vaudrait-il mieux que je le fasse maintenant, pour ce
qu’elle m’est plus précieuse encore que ma propre fille. »
Après quoi, il retourna s’allonger sur son lit. Ce fut alors qu’il
perdit connaissance. Il resta dans cet état stationnaire les deux
mois durant qui précédèrent sa dormition, sans qu’il pût
nullement reprendre contact avec ceux de son entourage. Julie
l’appelait : « Grand-père ! Grand-père ! »
Mais il n’entendait plus rien.
C’est elle qui conte
sa bienheureuse dormition :
« Tard le soir,
il s’est relevé, a commencé de lire son office, puis a dit des
prières jusqu’à l’aube. Dans la matinée, alors que je lui
parlais sans qu’il me répondît rien, j’ai placé devant lui
l’icône de Saint Athanase, et je lui dis : « Que tu ne
me parles pas à moi, et que tu gardes les yeux fermés, soit, mais à
ce Saint, à ce Saint que tu as tant servi, tu ne parlerais pas non
plus ? » Alors, il ouvrit les yeux, fit le signe de croix,
et salua l’icône en disant : « Oui, je le connais :
c’est Saint Athanase ». Et il se rallongea, sans faire rien
autre chose. Quelques instants plus tard, je lui montrai l’icône
de la Toute-Sainte. Il se releva, la regarda. Des larmes s’écoulèrent
de ses yeux. Puis il s’endormit pour toujours. J’étais, quant à
moi, une toute jeune fille de vingt ans. Et je vis les ongles de mon
grand-père devenir bleus. Tandis que je me tenais là, toute seule,
soudain, vers cinq heures du matin, je vis le Ciel s’entrouvrir. Et
voici qu’une Lumière veniat éclairer mon grand-père. Dans cette
Lumière, je vis des anges voleter, et j’entendis chanter des
psalmodies. C’était comme si cette Lumière emportait avec elle
quelque chose de mon grand-père. Puis, petit à petit, elle
disparut. Les anges repartirent avec elle, et les chants cessèrent. »
L’on était le jour
de la fête de Saint Nicolas – le 6 décembre 1982. Le Père Basile
nourrissait pour Saint Nicolas une affection particulière, et,
toujours, il chantait son tropaire en son honneur, comme à sa
mémoire. Ce fut en ce jour que le Seigneur le rappela auprès de
Lui, pour qu’il continuât à servir sur l’autel céleste avec
les Saints et les Anges, auprès du Seigneur Jésus-Christ, qu’il
avait tant aimé, et qu’il avait servi avec foi et dévotion,
toujours glorifiant Son Saint Nom. Que sa bénédiction soit sur
nous, afin qu’il dispense son aide.
Mémoire éternelle,
d’égale sorte, à l’assistante la plus fidèle du Père Basile,
Hélène, la marguillière. C’était elle qui pétrissait les
prosphores, allumait les veilleuse de l’église, tenait le cierge
pour la Grande Entrée durant la Liturgie, coupait l’antidoron, et
qui, d’un mot, l’aidait en toutes choses. Où qu’il aille pour
célébrer, elle le suivait à pied, jusque dans les petites
chapelles les plus reculées. Lorsqu’elle s’endormit dans le
Seigneur, et que l’on procéda à son exhumation, l’on trouva ses
ossements liés entre eux, d’une couleur jaune ambrée, qui
embaumaient. Les femmes qui étaient là, présentes, commencèrent
de se regarder de travers, pensant que l’une d’elles y avait
répandu du parfum. Mais elles comprirent ensuite que cette bonne
odeur provenait des ossements de celle que l’on avait surnommé
« Mamie-Lénie ». Ce qui s’exhalait d’elle était, à
n’en plus douter, l’embaumante odeur de sainteté. De nombreuses
personnes furent témoins de cet évènement, car à chaque fois que,
dans ce village, l’on procède à une exhumation, la coutume
voulait que tous les villageois y participassent.
22
SOPHIE
SAMARA
(1983)
Biographie
Sophie Samara, fille
de Stavros et d’Athéna, naquit en Thrace orientale. Tout d’abord
installée à Charavgi près de Kozani, sa famille s’établit à
Véria en 1938. Sophie était la dernière et l’unique enfant qui
survécut d’entre les douze enfants que sa mère mit au monde.
Ses parents étaient
pauvres, mais très pieux, surtout sa mère. Celle-ci, en
vieillissant, perdit la vue, mais vécut jusqu’à l’âge
vénérable et canonique de cent dix ans. Bien qu’aveugle, elle
percevait d’autre sorte et manière nombre de choses. Un jour,
Métaxia Georitzikis lui rendit visite, accompagnée de son fils
Théodore. Athéna, la grand-mère, lui demanda : « Ton
fils a-t-il un problème à la jambe ? » Comme, d efait,
c’était le cas, Athéna lui donna ce conseil : « Ne
t’inquiète pas : Le Seigneur va donner à ton fils force et
santé. Ne te fais plus à son sujet de mauvais sang. Cependant, il
ne guérira jamais parfaitement. Car, telle est la volonté de Dieu.
C’est pour que vous n’oubliiez pas le Seigneur, et pour que tu
pries continûment. »
Illettrée, elle
s’asseyait sur le seuil de sa maisonnette, répétant constamment
la prière : « Seigneur Jésus-Christ, fais miséricorde
à la pécheresse que je suis. »
Sa fille Sophie se maria,
eut trois enfants, dont l’un mourut en bas âge. Puis, à l’âge
de trente-six ans, elle devint veuve. Elle habitait désormais avec
sa mère une pauvre bicoque, certes misérable, mais toujours
impeccablement entretenue. Celle-ci comportait deux pièces, séparées
non pas même par un mur, mais par un simple rideau. Dans l’une
d’elles, Sophie priait, et maintenait continûment allumées pas
moins de quatorze veilleuses. Quand les mèches des veilleuses
étaient usagées, elle n’en jetait pas le reliquat : mais
elle avait aménagé pour les garder un petit coin spécial dans le
jardin, où elle les enterrait en murmurant : « Mon petit
Jésus, je dépose ceci à tes pieds. »
L’Ancienne Sophie
parlait souvent de la grande dévotion qu’elle avait pour Saint
Nicolas, et contait comment lui était venue cette vénération pour
le Saint :
« A la suite de
l’apparition de Saint Nicolas à l’Ancienne Charikléïa, au
cours de laquelle le Saint lui avait montré à quel emplacement
creuser pour trouver de l’eau bénite, beaucoup se sont proposés
pour participer aux travaux. J’ai commencé à mon tour à y aller.
Je me rendais dès lors à pied à Patrida, village sis près de
Véria, où je demeurais jusqu’au soir, dispensant mon aide comme
je le pouvais.
Un matin, je suis
partie, comme à mon habitude. J’avais pris avec moi du pain et des
olives. Arrivée à mi-chemin, je me suis assise pour me reposer un
peu. Un Ancien est apparu devant moi, qui m’a demandé :
« Où vas-tu, mon
enfant ?
-Géronda, je vais à Patrida
pour aider les villageois à trouver l’eau bénite de Saint
Nicolas. »
L’Ancien me bénit, et me
demanda un peu de pain. Je lui en donnai un morceau, mais, le temps
que je referme mon petit sac, il s’était évanoui. C’est alors
que je compris que c’était Saint Nicolas, qui m’était apparu. A
compter de cet instant, un changement bénéfique s’est peu à peu
opéré en moi, et j’ai commencé à envisager les choses de
manière plus spirituelle. De retour chez moi, je me suis mise à
porter des habits à manches longues, et descendant jusqu’aux
chevilles. Je vénère beaucoup, et j’aime Saint Nicolas. Allez
donc à Patrida, et vous verrez que, là-bas, le Saint est bien
vivant ! »
Ellis
Trapézanlidos témoigne :
«
Un jour, en se rendant à Patrida, l’Ancienne Sophie vit une femme,
Charikléïa, en train de bêcher dans un champ de boue, et d’y
travailler durement. Elle lui demanda ce qu’elle faisait. Cette
femme lui répondit que le Seigneur lui avait révélé qu’en cet
endroit l’on allait trouver des icônes et de l’eau bénite, et
qu’y serait construite une église. Sophie songea qu’il ne
fallait pas croire n’importe qui, même s’il s’agissait de gens
qui invoquaient le nom du Seigneur, et ce, afin de ne pas tomber dans
l’illusion. Elle pria en ces termes : « Mon Dieu,
montre-moi, je t’en prie, s’il faut ou non que j’aide cette
femme dans la tâche qu’elle a entreprise. » C’est alors
qu’elle vit devant elle une colline au-dessus de laquelle se tenait
le Christ. Elle fit le signe de croix, comme pour dissiper cette
vision, en sorte de voir si celle-ci n’était pas une ruse du
Malin. Le Christ, alors, s’adressa à elle : « Tu as
bien fait, mon enfant, de faire ton signe de croix ». Et Il lui
mit dans la main une poignée de grains d’encens. A compter de cet
instant, par un effet de la Grâce de Dieu, et malgré son
analphabétisme, elle se mit à lire et à écrire couramment. Par la
suite, elle confiait avec humilité : « C’est d’En-Haut
que j’ai appris à écrire, moi l’illettrée, à un âge
avancé. » »
Elle
souhaitait grandement devenir moniale, mais comme elle avait des
enfants qui avaient encore besoin d’elle, elle ne prit jamais le
chemin du monastère. Mais elle s’habillait toutefois comme une
moniale, et ne sortait pratiquement pas de chez elle.
Son
Père Spirituel était le Père Paul, un prêtre de Thessalonique,
vertueux et clairvoyant. Elle menait son combat spirituel, à l’aide
de sa bénédiction, qui la protégeait pour ce faire, et en suivant
ses conseils spirituels. Elle respectait toutes les périodes de
jeûne de l’Eglise, en se privant d’huile, et, à l’entrée du
Grand Carême, elle faisait le triméron, ce qui est dire le jeûne
de trois jours sans rien manger. Même les jours de fête, elle ne
consommait pas de viande, mais du poisson.
La
nuit, vers une ou deux heures du matin, elle se levait pour prier, et
priait beaucoup à genoux. Elle faisait de nombreuses prosternations,
et sa prière était accompagnée de larmes. Elle priait, dans un
premier temps, pour le monde entier, puis, par après seulement, pour
toute sa famille. Elle disait : « Tout d’abord, prie
pour le monde, puis ensuite, pour toi, afin que Dieu te fasse
miséricorde. » Elle était tellement absorbée dans sa prière,
qu’en ces moments-là, si même l’on passait auprès d’elle en
lui donnant un coup de coude, elle ne remarquait rien. C’était
comme si son esprit avait quitté la terre.
Elle
avait toujours son chapelet à la main, et la prière agissait en
elle. Elle connaissait par cœur beaucoup de psaumes et de tropaires.
Elle chantait les tropaires de nombreux Saints, dont celui de Saint
Nicolas, son protecteur, qu’elle psalmodiait à nouveau plusieurs
fois par jour.
L’une
de ses connaissances rapporte ceci : « Lorsque l’heure
des Vêpres arrivait, elle me disait : « Panaghiota, ma
chère, rentre chez toi, s’il te plaît, car c’est l’heure de
ma prière », et, tandis que je repartais, elle me couvrait de
bénédictions. Une fois, elle me garda avec elle, et nous avons dit
les Vêpres ensemble. Elle disait : « Viens, ma chère
enfant, nous allons nous préparer pour les Vêpres. » Je
baissais la tête, et je priais pour que ce moment ne s’arrête
jamais. Il régnait dans la cellule de la grand-mère, une joie et
une allégresse indicibles. Elle me laissait dire à mon tour
quelques tropaires. Ma voix tremblait, je bafouillais ; mais
elle m’encourageait : « C’est bien, mon enfant, oui,
voilà, c’est bien ; essaie » ».
L’Ancienne
Sophie dit à l’une de ses connaissances : « Ma chère,
je vais, pour t’aider, te raconter quelque chose de personnel. J’ai
prié pour ma fille, Vickie, et Dieu m’a donné un signe. Sur le
coffre qui contenait son trousseau de mariage, il a écrit en lettres
d’or le prénom de « Leuthère ». Trois jours durant,
les lettres sont restées gravées, et on les distinguait clairement,
puis, peu à peu, elles ont disparu. Or ma fille a par la suite
épousé un homme qui s’appelle effectivement Leuthère !
C’est une très bonne personne. »
Elle
relate encore ceci : « Quand mon fils Costas est revenu
de l’armée, il n’était pas vraiment croyant. Pour moi,
j’essayais tout de même de lui dire deux ou trois choses au sujet
de notre religion Orthodoxe. Un jour, j’étais dans la cuisine,
occupée à faire frire des poissons, lorsque mon fils me dit :
«
Maman, si tu mets ta main dans la poêle et que tu ne te brûles pas,
alors je croirai que tout ce que tu m’as dit est bien la Vérité. »
Sur-le-champ alors, je dis :
« Au nom de la Sainte Trinité », et je mis ma main dans
la poêle. Costa me dit alors :
« Maman,
tu te moques de moi ! Tu avais la main mouillée !
J’essuyai
ma main, et je la remis dans la poêle. Mon pauvre enfant est alors
tombé à genoux en pleurant :
Et, à dater de ce jour-là,
mon fils a beaucoup changé. »
Un autre de ses fils, Stavros,
était mort. Une nuit, elle le vit, dans son sommeil, lui dire :
« Maman, je ne peux pas passer de l’autre côté de la
grande porte, parce que je n’avais pas confessé l’un de mes
péchés. Aide-moi ! »
Elle se mit alors à prier
avec ferveur, en versant des larmes. Quelques jours plus tard, elle
revit son fils, qui la remercia : « J’ai enfin pu
passer de l’autre côté de la porte. C’est pourquoi il faut que
tu conseilles aux gens de se confesser, de communier, et de prier
pour les défunts. »
Dimitra demanda un jour
à l’Ancienne Sophie si elle acceptait vraiment de recevoir des
visiteurs tous les jours, quelle que soit l’heure, même
lorsqu’elle se reposait. Elle savait que l’Ancienne passait la
plus grande partie de la nuit à veiller et à prier. Sophie lui
répondit : « Je ne peux pas fermer ma porte pour mon
petit confort personnel. Celui qui vient jusqu’ici a le plus
souvent des soucis. Cependant, il y a un jour, un seul dans l’année,
où je reste seul pour prier et pour converser avec Stavros, mon
fils, qui est mort en 1967. Il s’agit du jour de sa fête, le 14
septembre (1). »
:
(Stavros est un prénom grec, qui signifie littéralement « croix ».
Le 14 septembre correspond, dans le calendrier orthodoxe, à la fête
de l’Exaltation de la Croix).
C’est un jour comme
celui-là que Despina Kélésidis de Néa Nicomédia vint lui rendre
visite, accompagnée de son fils et de Panaghiota, une amie de
l’Ancienne Sophie. Cette dernière, après un long moment, ouvrit
la porte. Elle parla très peu et semblait très attristée. Ses
hôtes ne l’avaient jamais vue ainsi. Elle bénit l’enfant d’un
signe de croix et dit à sa mère : « Non, ton fils n’a
aucun problème de santé. Il est né avec une constitution très
faible, et c’est pour cela qu’il a besoin de beaucoup de soins et
d’attention, ainsi que d’une bonne alimentation. » De fait,
les médecins l’avaient angoissée par le pessimisme de leurs
pronostics. L’enfant, toutefois, se développa normalement, et
devint grand et fort.
L’Ancienne avait une
croix, avec laquelle elle bénissait les gens. Elle la posait sur
leur front, puis la lâchait. Comme si elle eût été collée, la
croix restait en place, et ne tombait pas, même lorsque les fidèles
baissaient la tête. L’Ancienne faisait cela à presque tous ses
visiteurs.
Sophie entretenait des
liens spirituels avec d’autres dames vertueuses, entre lesquelles
se trouvait Tatiana Savidis, qui lui rendait visite, et avec laquelle
elle priait et discutait. En compagnie de deux autres femmes pieuses,
Charikléïa de Tourkochori et Hélène de Zervochori, elle se
rendait parfois dans un endroit paisible, où elles s’agenouillaient
et priaient ensemble de longs moments durant. Sophie élevait les
bras, et une lumière venue du Ciel descendait alors sur elle, sous
l’apparence de petites perles lumineuses de couleur bleu azuré.
Un jour, après avoir
prié un assez longtemps, et s’être assise sur son petit divan,
l’une de ses connaissances lui rendit visite, et remarqua sur son
visage une lumière inhabituelle, comme s’il eût été
transfiguré. Car elle avait vu des anges pendant sa prière. Tandis
que Sophie parlait, et comme elle approchait la tête de son amie,
celle-ci sentit s’en dégager un parfum, pareil à celui que l’on
sent parfois émaner des saintes reliques que l’on vénère. Elle
exhalait en effet l’embaumante odeur de sainteté. Mais c’est
alors qu’un coup de vent, brusquement, s’engouffra par la fenêtre
ouverte, faisant tout-à-coup tomber les récipients du plan de
travail de la cuisine. Sophie prit alors sa canne, et frappa le
marbre, en disant à cette énergie démoniaque : « Pars
d’ici, maudit ! Je t’ai dérangé ? »
Une fois, au cours
d’une conversation avec Dimitra, elle s’exclama soudain : «
Si tu savais, chère Dimitra, qui est assis à côté de toi en ce
moment ! ». Et son visage resplendissait d’une lumière
étrange, plus intense que la lumière du jour.
Un jour, elle coupa dans
son jardin un lys, qu’elle plaça devant l’icône de la
Toute-Sainte. Une année s’écoula ; après quoi le lys se mit
à fleurir de nouveau. De nombreuses personnes le virent. L’année
suivante, elles dirent : « Allons voir le petit lys de
grand-mère Sophie, qui aura refleuri. » De fait, chaque
printemps le lys séché refleurissait. Cela se produisit de 1963 à
1967.
« Une fois, raconte
Panaghiota de Néa Nicomédia, nous trouvâmes grand-mère Sophie
occupée à bêcher dans son jardin. Elle nous dit : «
J’essaie d’avoir des fleurs pour les offrir à la Toute-Sainte
ainsi qu’aux Saints. C’est pour cela que je voudrais avoir un
jardin fleuri. »
Après quoi elle nous
emmena dans sa maisonnette pour nous montrer le petit lys qui, d’une
branche sèche, était sur le point de fleurir. « J’avais,
moi aussi, de pareils lys dans la cour, mais les bulbes en étaient
morts. J’étais très triste, et j’ai demandé à la Toute Sainte
comment trouver d’autres fleurs de lys semblables afin de pouvoir
les lui offrir. Et maintenant, regardez ! »
La tige séchée était
posée sur l’icône de la Mère de Dieu. A sa base, elle était
pleine de bulbes, et, à son sommet, pleine de boutons. « Je
vais planter quelques-uns de ces bulbes dans la cour, pour avoir des
lys à offrir à la Toute-Sainte. » Quand nous sommes
retournées la voir quelque temps plus tard, la petite branche sèche
avait fleuri. »
La prière de l’Ancienne
Sophie était puissante, ce qui lui permettait d’aider beaucoup de
monde, en particulier les couples stériles, qui souhaitaient avoir
un enfant. Avant toute chose, elle leur demandait d’avoir la foi :
« Si tu n’es pas croyant, cela va être très difficile
d’avoir un enfant. » Ensuite de quoi, elle faisait le signe
de la croix sur la jeune femme, à l’aide de sa croix en bois
autour de laquelle était enroulé un petit chapelet, puis elle la
leur donnait à vénérer. Enfin, ils faisaient une prière tous
ensemble.
Une femme de Véria
avait promis à Sophie que si elle avait un enfant, ce serait elle
qui en serait la marraine. Dix ans plus tard, elle eut une petite
fille, et songea à lui donner deux marraines : sa sœur, et
l’Ancienne Sophie. Cette dernière lui dit : « Il n’est
pas possible d’avoir deux marraines. Allez avec la bénédiction de
la Toute-Sainte et tous mes vœux de bonne santé à l’enfant.
Puis, qu’il soit baptisé par qui veut ! (1) ».
:
(Selon la formulation grecque, « baptiser quelqu’un »
signifie en être le parrain ou la marraine).
Or,
il se trouva que le bébé tomba malade peu de jours avant le
baptême. Les parents s’inquiétèrent, se sentirent coupables, et
se rendirent chez l’Ancienne. Elle les attendait. Elle fit le signe
de croix sur l’enfant, et les bénit tous trois. L’enfant fut
guéri, et put recevoir le baptême.
Elle
avait une grande vénération pour la Sainte Croix, et croyait en sa
puissance, pour ce qu’elle voyait bien que des miracles avaient
lieu par l’entremise de sa croix de bois. Les flammes des
veilleuses de l’Ancienne Sophie prenaient elles aussi la forme
d’une croix lumineuse. Nombreux sont ceux qui constatèrent ce
phénomène extraordinaire.
De
toute la Grèce, les visiteurs affluaient en nombre pour la voir. Sa
grande Vertu, et la Grâce qu’elle avait reçue attiraient les âmes
auprès d’elle. Ce n’étaient pas seulement des laïcs, mais
aussi des clercs renommés, tels que les Pères Grégoire Sophos,
Basile Bachtévanis, Constantin, Sosipatros Pitoulas, ainsi qu’un
jeune homme devenu moine au Mont-Athos. Tous venaient entendre ses
paroles inspirées et lui demander ses prières.
L’Ancienne
Sophie était un trésor pour le village de Véria et la contrée
environnante. C’était un véritable ange de bonté. Se sacrifiant
pour son prochain, elle priait une grande partie de la nuit et,
durant la journée, accueillait les gens venus à elle. Quoi qu’elle
fasse, c’était toujours pour le bien de son prochain. Toujours
souriante, le visage rayonnant, elle était généreuse, discrète,
parlait peu, menant un rude combat ascétique, et cultivant une vie
intérieure toute de pureté et profondément Orthodoxe. Elle était
pleine d’amour, de dévouement, et d’humilité. Source de
guérison pour les malades, consolation pour les affligés,
imitatrice du Christ, consacrée à Dieu, et se pliant à la volonté
divine, son œuvre était silencieuse, et sa vie était cachée en
Christ : « Je vous en prie, ne parlez pas de moi aux
gens ; je ne fais rien de spécial », disait-elle. Elle se
cachait bien, et attribuait chacun des miracles qui se produisaient
au Seigneur, à la Mère de Dieu, aux Saints qu’elle vénérait
tant, ou à la foi fervente de ceux qui lui demandaient ses prières.
C’est la raison pour laquelle elle n’acceptait aucun
remerciement, ni la moindre expression de gratitude. Elle n’aspirait
à rien pour elle-même, souhaitant seulement que soit glorifié le
Nom du Seigneur, et que les âmes trouvent le repos.
Elle
n’enfermait pas les autres dans leur condition de pécheurs. Elle
voyait seulement des âmes souffrantes ayant besoin d’aide et de
soutien psychique et spirituel pour se libérer des péchés, des
passions, des maladies, et des soucis. Chacun avait l’impression
qu’il était tout particulièrement et tout spécialement aimé par
elle.
Prédictions.
Menant
ses combats spirituels avec une grande ardeur, Sophie reçut de Dieu
la don de clairvoyance, de là qu’elle discernait l’état
spirituel de chacun.
Une
dame, qui rendait souvent visite à Sophie, vint un jour accompagnée
d’une de ses amies, originaire de Tripotamo. Quand Sophie la vit
pour la première fois, elle lui dit : « Olympia, bien
que vous soyez communistes à Tripotamo, vous êtes de braves gens. »
Il
advenait parfois que l’Ancienne Sophie ne laissât pas rentrer chez
elle de certains visiteurs. Lorsqu’elle sentait que c’était une
personne qui n’avait pas le cœur purifié, elle la laissait
au-dehors, disant : « Je ne veux pas te contrarier, mais
reste là où tu es. Où que tu ailles, fais ton signe de croix, et,
si tu crois, ce sera la même chose. » Lorsque la personne
repartait, Sophie demandait pardon de sa conduite à la Mère de
Dieu, disant : « Ma Toute-Sainte, pardonne-moi. Mais
c’est comme cela qu’il fallait que ça se passe. »
Toutefois, si cette même personne se repentait, allait se confesser,
changeait de mode de vie, puis revenait à nouveau la voir, alors,
percevant sa conversion, elle l’accueillait avec joie, disant :
« Bienvenue ! Alors, dis-moi : Que t’arrive-t-il ?
Viens, entre ici, et raconte-moi. » Elle s’asseyait, et
écoutait patiemment, longtemps durant, parfois, pour peu que la
conversation ne gravitât qu’autour de thèmes spirituels.
Elle
comprenait les soucis et la disposition intérieure de chacun. Une
jeune fille, un jour, lui rendit visite. Mais Sophie ne la reçut
pas. « Va en paix, mon enfant », lui dit-elle. Or,
cette jeune fille avoua par la suite qu’elle était venue dans le
but de se moquer de l’Ancienne, et de tourner en dérision tout ce
qu’elle lui dirait.
L’Ancienne
Sophie disait : « Le péché s’est beaucoup trop répandu
dans le monde. Il est monté comme un nuage au ciel, et semble le
recouvrer tout. De là que le ciel s’est assombri, et que ces
ténèbres descendent de plus en plus sur la terre. Le mal viendra de
la Bulgarie. »
« Même
à Athènes, des milliers de personnes ne vont pas à l’église.
Ils préfèrent se ruer dans les stades. Mais je vois à l’avance
que Dieu va leur donner une claque pour qu’ils reprennent leurs
esprits. Hélas ! Les innocents s’en iront de cette vie, les
innocents payeront. » Et elle se prit à pleurer. De fait, le 8
février 1981, durant un match de football, au stade de Karaïskaki,
à la porte 7, vingt et une personnes perdirent la vie, et une
cinquantaine de personnes fut blessée.
«
Je vois que ça ne peut plus durer ainsi. Les parents ne se repentent
pas. Le péché de la chair s’est généralisé. Le Seigneur
patiente, et Il attend. Il attend… Je regrette, car Dieu va
moissonner aussi les enfants. Il y a des gens coupables, mais ce sont
d’autres qu’eux qui vont payer. Des enfants innocents vont
quitter cette vie. » Ensuite de l’accident de Tembi (1), le
parent d’un enfant mort déclara : « Dieu a moissonné
nos enfants. »
:
(Le 13 avril 2003, une collision se produisit dans la vallée de
Tembi, entre un camion et un car scolaire, provoquant la mort de 21
lycéens).
Tous ceux qui connaissaient la
prophétie de l’Ancienne Sophie comprirent que ce père employait
les mots même de la prédiction de la Gérondissa Sophie.
« Mon âme
souffre, » disait-elle encore. Les Temps vont venir où les
Chrétiens auront peine à trouver une personne spirituelle, sur
laquelle ils eussent pu s’appuyer. Ils auront du mal à entendre la
Parole de Dieu et à trouver le repos dans les églises. Alors, ils
resteront reclus chez eux, et c’est chez eux qu’ils prieront. »
« Plus les années
passeront, plus les gens auront du mal à s’entendre. Dans chaque
maison, la personne y habitera toute seule, car l’on n’arrivera
plus à vivre ensemble. »
Dimitra de Néa
Nicomédia fut, une fois, confrontée à une grande épreuve. Ne
trouvant pas al force de pouvoir la supporter, elle alla chez l’
Ancienne Sophie pour y trouver quelque consolation. Arrivant à la
Tribune de l’Apôtre Paul (1), elle y monta, s’y assit un petit
moment, et fit une prière pour demander à Dieu de ne pas arriver
trop triste chez l’Ancienne, de crainte de lui causer de
l’inquiétude.
:
( Dans la ville de Véria se trouve la Tribune depuis laquelle Saint
Paul prêcha la Foi Chrétienne après avoir été chassé de
Thessalonique).
En arrivant chez Sophie, elle
fut accueillie par sa fille Vickie qui l’attendait, un plateau à
la main, sur lequel étaient disposés deux verres d’eau et deux
cafés. Elle lui dit : « Entre, Dimitra, nous
t’attendions ! Il y a quelques minutes de cela, Maman m’a
dit : « Lève-toi, Vickie, prépare deux cafés, pour
Dimitra, qui arrive, et pour moi. » Ce qu’entendant, Dimitra
se sentit soudain soulagée du lourd fardeau que l’épreuve faisait
peser sur son âme. Elle pensa que l’Ancienne Sophie, de par
l’effet de la Grâce qu’elle avait reçue du Seigneur, avait
discerné de loin sa difficulté, et que, pour l’affermir dans sa
foi et la fortifier spirituellement, elle avait laissé paraître le
charisme de clairvoyance que, dans son extrême humilité, elle
cachait d’ordinaire avec le plus grand soin.
Un jour, l’on
interrogea l’Ancienne Sophie au sujet d’un enfant qui était né
avec un handicap de motricité au pied, pour savoir s’il fallait ou
non l’emmener en Bulgarie pour être opéré. Elle écouta
attentivement, puis, un moment garda le silence. Lors, dans un
profond soupir, et avec une grande douleur à l’âme, elle
répondit : « Non, n’allez nulle part. Ni en Bulgarie,
ni ailleurs. Il ne guérira pas. Il restera toujours ainsi. Mais ce
problème que rencontre l’enfant n’est pas le pire des problèmes.
Car c’est son père qui ne va pas vivre longtemps. Telle est la
volonté de Dieu. » Et elle se mit à pleurer silencieusement,
voyant à l’avance se produire sous ses yeux la mort du père,
laquelle mort survint effectivement deux ans plus tard.
Récit de P.M. : «
Peu de temps après mes fiançailles, quelques éléments de ma vie
semblèrent ne pas correspondre à mes attentes. J’allai voir la
grand-mère Sophie, afin qu’elle me dise ce que je devais faire.
Mais, avant même que je n’aie ouvert la bouche, d’entrée de jeu
elle me dit : « Tout cela n’est rien, mon enfant. Le
mariage va avoir lieu ; il ne peut en être autrement.
Cependant, il ne sera pas célébré au lieu où vous l’avez
initialement prévu, dans la chapelle de Naoussa. Cela se passera
dans l’église de Saint-Georges. Mais ce mariage ne va pas tenir
longtemps… Vous allez vous séparer. » Je rentrai à la
maison plutôt tourmentée de ce que m’avait dit la grand-mère.
Toujours est-il qu’un empêchement se présenta, en sorte que nous
nous mariâmes effectivement à l’église Saint-Georges. »
Syméla
Karakekhagioglou de Néa-Nicomédia se souvient : « Je
suis allée chez Sœur Sophie avec ma mère, mes enfants, et
quelqu’un de ma connaissance. Elle nous souhaita la bienvenue, nous
fit entrer dans sa cellule, et dit discrètement à ma mère :
« Pourquoi, ma chère Savvoula, êtes-vous venu avec cet
homme ? Il est gentil, mais faites attention à lui… ».
Et elle nous expliqua en quoi il fallait que nous fussions
vigilantes. Le plus extraordinaire, c’est qu’avant que nous lui
ayons dit nos prénoms – et ce, quand bien même elle nous voyait
pour la première fois -, elle appela ma mère par son nom de
baptême, Savvoula, lors même que nous l’appelions tous Stavroula,
et que c’était aussi ce nom-là qui figurait sur sa carte
d’identité. »
Conseils spirituels.
« Lorsque tu fais le
signe de croix, il faut que tes trois doigts soient bien étroitement
réunis comme s’ils n’en formaient qu’un seul, et il faut faire
le signe de croix correctement et lentement, et non pas à la hâte
et de manière désinvolte. »
« Dites quarante
fois le « Kyrie éléison », même intérieurement, en
silence, lorsque vous êtes avec des amis, sans qu’ils s’en
aperçoivent, ou bien lorsque vous marchez dans la rue, ou durant un
trajet en voiture. Le « Kyrie éléison » est une
prière en soi, une prière à part entière. Puis, une fois par
jour, dites la prière de Saint Mardaire : « Dieu notre
Maître…(1) », suivie de l’Hymne Acathiste* à la Mère de
Dieu.
:
( Courte prière qui se trouve à la fin de l’Office de Tierce).
Faites humblement la
Paraklisis à la Toute-Sainte, et elle vous accordera tout ce que
vous lui demandez, pour peu que vous ayez de la patience. Elle sait
mieux que nous ce dont nous avons besoin. »
Avec des mots simples et
la flamme de la Foi, l’Ancienne Sophie transmettait son amour pour
le Dieu trinitaire, la Mère de Dieu et les Saints. Voici ce qu’elle
conseilla à Dimitra, une de ses proches qui avait peu d’instruction,
et qui s’inquiétait de ne pas savoir comment il convenait de
prier : « Sœur Dimitra, pour prier, n’hésite pas et
ne te pose pas de questions. Dis tout à Dieu avec tes propres mots,
comme tu le ressens. Parle au Seigneur avec ton cœur ; peu
importe si c’est en dialecte pontique – du Pont-Euxin -. Le
Seigneur et la Mère de Dieu nous connaissent, ne sois pas gênée
avec eux. »
« Laisse tomber le
« pourquoi », mon enfant ; il appartient au Malin,
pas au Chrétien. Remets-t’en au Seigneur. C’est Lui qui sait
tout, et qui apportera la meilleure solution. »
« Que notre prière
se fasse en cachette, en silence, quand nous sommes seuls, reclus
dans notre chambre. »
« Nous devons
veiller à ne pas être injuste avec notre prochain, parce que c’est
un péché très grave. Hélas, trois fois hélas pour les grands de
ce monde, les hauts responsables qui exploitent les faibles et ne
leur paient que des salaires dérisoires et indécents. Il aurait
mieux valu pour eux qu’ils ne soient pas nés ! »
« Lorsque vous avez
du souci, que vous avez besoin d’eau bénite, mais que vous n’en
avez pas, faites le signe de croix sur la paume de vos mains, comme
lorsque nous prenons le pain bénit, remplissez-les d’eau du
robinet, et dites : « Au nom de la Sainte Trinité » ;
puis, lavez-vous le visage de bas en haut, en montant vers le front ;
et vous serez soulagés ; cela vous aidera. »
Guérisons
Témoignage de
Panaghiota de Néa Nicomidia :
« En 1975, j’avais
seize ans et je finissais le collège. Nous sommes partis trois jours
en excursion à Chalkida. Au matin du troisième jour, je me suis
réveillée avec le visage enflé et des nodules boursouflés aux
mains et aux pieds. J’avais affreusement mal. Quand je suis rentrée
chez moi, on m’a emmenée chez le médecin qui a diagnostiqué une
« allergie à une piqûre d’insecte ou à une plante ».
Il m’a prescrit nombre de médicaments, mais ceux-ci n’ont été
d’aucun effet. J’avais tellement enflé que la circulation du
sang ne pouvait plus se faire, et que mes membres étaient devenus
tout noirs. Du fait de mes douleurs intenses je ne parvenais plus à
manger. Je ne buvais que de l’eau, au goutte à goutte. Mon poids
est descendu à quarante kilos. Comme je ne pouvais plus marcher, mes
parents étaient obligés de me transporter sur leur dos.
Deux mois s’étaient
presque écoulés quand mon père a entendu un ami – son témoin de
mariage- parler d’une moniale habitant Véra, qui donnait de l’eau
bénite, bénissait du signe de croix, faisait des prières et
soignait tous ceux qui venaient à elle avec des soucis de santé.
Mon père est allé voir l’Ancienne Sophie avec ma photographie, et
lui demanda de prier pour moi.
« Mon cher »,
lui répondit-elle, je ne suis pas une voyante. Il ne me suffit pas
de voir les photographies. Il faut que vous ameniez votre fille ici.
-Elle
est gravement malade…Il est compliqué de la transporter, répondit
mon père.
-
Ta foi, et le souci que tu te fais pour elle vont t’aider à
l’amener ici, et elle va guérir. En rentrant chez toi, donne-lui à
boire beaucoup d’eau bénite de cette bouteille. Qu’elle s’en
asperge les mains, les pieds, et partout où elle a mal. Ensuite, je
vous le demande instamment, il faut absolument qu’elle reste seule,
et qu’elle dorme. »
Tout
se passa comme l’Ancienne l’avait dit. Sauf qu’une amie vint me
rendre visite, et que nous avons tellement parlé des cours que je
n’ai pas dormi du tout. Plus tard dans la soirée, nous sommes
allées chez l’Ancienne Sophie qui, en me voyant, me dit : «
Mon enfant, pourquoi n’as-tu pas dormi ? Que vous avais-je
dit ? »
Elle
me fit entrer dans sa cellule et fit sur moi le signe de croix en
disant : « Ne t’inquiète pas, ma fille, tu vas guérir.
En partant, vous allez passer voir Sainte Parascève. Tu vas boire
beaucoup d’eau bénite et tu vas te laver les mains et les pieds.
Vous emporterez chez vous de l’eau bénite et, dans trois jours
tout au plus, Sainte Parascève t’aura guérie. Aujourd’hui, mon
enfant, avant de recevoir la visite de ton père, j’ai entendu une
voix me dire de prier pour toi : « Panaghiota est très
malade et elle en a grand besoin », m’a dit cette voix. »
Nous
avons tout fait selon qu’elle nous l’avait prescrit, et, le
troisième jour, les nodules noirs ont disparu, l’enflure
généralisée a dégonflé, et surtout, je ne m’évanouissais plus
de douleur au lever. Je suis allée rendre visite à toute ma famille
et à mes amis, et comme ils s’attendaient à ce que je meure d’un
jour à l’autre, ils n’en crurent pas leurs yeux. Je suis aussi
allée chez l’Ancienne Sophie pour la remercier :
«
Regarde, grand-mère, je suis guérie, je te remercie !
-Ce
n’est pas moi qu’il faut remercier, mon enfant, c’est Sainte
Parascève qui t’a soignée. Il faut que tu aies toujours de l’eau
bénite de la Sainte, pour en boire et t’en asperger.
-
Grand-mère, dans quelques jours c’est la fin de l’année
scolaire, et nous passerons nos examens. Or cela fait deux mois que
je manque les cours. Comment vais-je faire pour les réussir, avec
tant de lacunes ?
-
Tu vas faire le signe de croix, tu vas ouvrir ton livre, et tu vas
étudier la page qui se présentera, parce que c’est sur le contenu
de cette page qu’ils vont vous interroger. »
En
faisant de la sorte, j’ai réussi mon année, parce que la majeure
partie des sujets étaient tirés des pages que j’avais étudiées.
En
1979 l’Ancienne est tombée malade. Elle ne pouvait plus se lever,
ni recevoir personne. Avec ma mère nous sommes allées la voir
plusieurs fois, et elle était toujours sur son petit lit, couchée
ou assise, sous sa couverture, souriante, le visage joyeux et
paisible, dissimulant sa douleur.. Comme ma mère lui demandait avec
insistance de quel mal elle souffrait, et qu’elle lui proposait de
faire venir un médecin, l’Ancienne souleva la couverture et nous
montra ses jambes, noires et gonflées de la plante des pieds
jusqu’aux genoux, et rouges en divers endroits. Elle nous
chuchota : « Quand quelqu’un a un problème de santé
et, par la Grâce de Dieu, obtient ici, dans ma cellule, sa guérison,
c’est moi qui prends son mal. Ni je ne peux aller chez le médecin,
ni je ne peux en recevoir un ici. Je vais prendre patience. C’est
ainsi que cela doit être. Le Bon Dieu et notre Toute-Sainte vont
m’aider. Je vous en prie, ne dites rien à personne. Que cela reste
entre nous. Vous êtes comme mes enfants. C’est pour cela que je
vous ai parlé. » »
Une
jeune fille qui n’était pas mariée était devenue enceinte et
voulait avorter. Elle rendit visite à l’Ancienne Sophie, qui
l’écouta attentivement, lui témoigna beaucoup d’amour et de
compréhension, et réussit à la convaincre de garder son bébé. «
Mon enfant, n’avorte pas. Cet enfant va devenir ta famille. La Mère
de Dieu va t’aider. Ne tue pas une petite âme innocente. En le
gardant, non seulement tu évites un grand péché, mais tu ne seras
plus seule, tu auras désormais une famille à toi. » L’enfant
vint au monde avec les bénédictions de l’Ancienne Sophie. Il
grandit, se maria, eut lui-même deux enfants, et sa mère est
aujourd’hui une mère et une grand-mère comblée.
Dorothée
Elefthériadou de Néa Nikomidia raconte : « J’avais un
problème de santé. Je sentais dans ma gorge quelque chose qui
m’étouffait, me causait des malaises, et j’avais du mal à
déglutir et à respirer. Je me sentais tellement mal que je pensais
que ça devait être un cancer. Un ami, Jean Géroulidis, me
conduisit chez l’Ancienne Sophie. Elle me souhaita la bienvenue,
m’écouta, et me dit : « A présent, je vais faire sur
toi le signe de croix avec une croix en bois que je vais te mettre
sur le front, et qui va y rester collée ; elle ne va pas
tomber. » Je me dis alors en moi-même : « Ca
m’étonnerait que ça marche avec moi, incroyante comme je suis ».
Et aussitôt la croix tomba. Alors l’Ancienne me dit : «
Mon enfant, ne pense pas des choses pareilles. Viens ici, que je
recommence. » « Pardon, Gérondissa, pour mon manque de
foi », dis-je alors. L’Ancienne Sophie refit une prière,
remit la croix sur mon front, et celle-ci y resta collée sans plus
tomber. »
Une
autre femme, mariée depuis de nombreuses années, ne parvenait pas à
avoir d’enfants. Elle se rendit chez la Gérondissa Sophie et lui
demanda ses prières. Quelque temps plus tard elle consulta un
médecin qui l’examina. Lorsqu’elle apprit qu’elle était
enceinte, elle courut aussitôt chez l’Ancienne. Toute emplie de
joie, elle voulait lui annoncer qu’elle attendait un enfant et la
remercier. Son mari n’était même pas encore au courant de la
nouvelle. A peine arriva-t-elle chez Sophie que, sans avoir eu le
temps de lui dire quoi que ce soit, l’Ancienne lui lança : «
Ah, mon enfant ! Bonne délivrance ! » La Gérondissa
avait en effet compris qu’elle était enceinte.
«
Un jour, raconte sa belle-fille, elle est venue nous rendre visite.
Tandis que nous étions tous assis à bavarder, elle me dit soudain :
« Il faut que j’y aille maintenant. Des gens me cherchent,
et ils ont besoin de moi. » Elle se leva pour se mettre en
route, quand, au même instant, un chauffeur de taxi arriva en
demandant ma belle-mère. « Des gens de Volos la cherchent »,
dit-il. « Je sais, je sais. Je vous attendais. Allez à la
maison ; j’arrive. » Il s’agissait de parents qui
amenaient leur fils handicapé, marchant avec des béquilles. Ils
l’avaient déposé au bas des marches, et essayaient de l’aider à
monter. Ma belle-mère le bénit de loin d’un signe de croix et lui
dit : « Mon enfant, laisse tes béquilles, fais ton signe
de croix, et n’aie pas peur. Vien voir la Mère de Dieu. » Et
avec l’aide de la Toute-Sainte, l’enfant se mit à marcher, et
abandonna définitivement ses béquilles. Les parents la
remercièrent, et, par gratitude, lui laissèrent de l’argent en
partant. L’Ancienne en fut contrariée et dit : «
Pourquoi tout gâcher maintenant ? Pourquoi gâcher la
bénédiction que vous avez reçue ? Je ne veux rien du tout !
Que la Mère de Dieu vous garde. Enlevez ce démon -elle voulait dire
et désignait ainsi l’argent – de la table, il va souiller la
bénédiction. La bénédiction ne se rémunère pas. A moi, Dieu m’a
donné la bénédiction gratuitement ; alors comment pourrais-je
accepter de l’argent ? »
Elle
refusait non seulement de recevoir de l’argent, mais même aussi
fût-ce de l’huile pour ses veilleuses. Ceux qui, par ses prières,
avaient bénéficié d’une aide spéciale de la Providence,
venaient parfois déposer devant sa porte une petite bouteille
d’huile. Contrariée, elle disait à sa fille : « Ah !
Mais que me font-ils là ? N’as-tu pas vu qui a déposé cela
ici ? Pour moi, gloire à Dieu ! j’ai ma retraite, et
j’ai la bénédiction de la Mère de Dieu. Pourquoi faudrait-il que
je la perde ? » Elle redoutait de perdre la bénédiction
qu’elle avait reçue de Dieu. Son fils, qui, malgré tout, avait
des doutes, lui demanda un jour si elle n’avait vraiment accepté
d’argent de quiconque. Elle lui montra ses mains en disant :
« Ah, mon fils ! Pour moi, j’ai les mains propres. Si
j’avais voulu gagner de l’argent, il est sûr que j’aurais pu
construire des châteaux… Mais le Seigneur m’a protégée. J’ai
les mains pures. »
Une
autre fois, l’on amena chez elle un homme malade. Elle sortit un
moment de sa cellule, et revint le visage grave, comme si elle avait
vu quelque chose. Lorsque les visiteurs furent repartis, sur un ton
catégorique, elle dit à Métaxia Géorgitzikis : «
Ce jeune homme, il va mourir. » Et, peu de temps après, nous
apprîmes que, de fait, il était mort.
Cette
même Métaxia rapporte ceci : « Avant de partir à
Athènes pour l’opération du pied de mon fils, l’Ancienne
Sophie nous dit qu’il fallait que nous allions prier Saint Nicolas
à Patrida. L’on était à la fin du mois de juin. Nous chantâmes
la Paraklisis, ainsi que d’autres tropaires. Après quoi,
l’Ancienne me dit : « Balaie un peu ici, ma fille, nous
allons faire jaillir de l’eau bénite. » Pour moi, je me
demandai : « Mais comment est-ce possible ? »
Toujours est-il que je balayai et nettoyai bien l’endroit qu’elle
m’avait désigné. L’Ancienne s’agenouilla, creusa un trou en
terre, et pendant qu’elle chantait : « Seigneur, sauve
ton peuple… ! (1), le trou commença de se remplir d’eau
bénite, qui, peu à peu, déborda, et s’épandit tout autour.
:
( Tropaire de la fête de l’Exaltation de la Croix, que l’on
chante aussi lors de l’office de l’Aghiasma – ce qui est dire
l’office de la bénédiction des eaux).
A
la vue de ce phénomène extraordinaire, grandement émue, je pris de
cette eau pour en laver le pied malade de mon fils. L’Ancienne
Sophie ajouta : « Viendra ici le temps où il y aura tant
d’eau bénite que les gens viendront s’en asperger pour guérir,
et que, de fait, ils guériront. Ici vont se produire de nombreux
miracles. Et tu vois cette colline là-bas ? Le temps viendra où
elle sera couverte de maisons. » Nous étions alors en 1964. Et
aujourd’hui, de fait, cet endroit est couvert d’habitations. L’on
appelle ce lieu « Phytiarika ». La source d’eau exista
et guérit bien des gens jusqu’à la dormition de Sophie. Mais, à
peine l’Ancienne se fut-elle endormie dans le Seigneur qu’elle se
tarit. »
Un
jour qu’elle parlait avec son fils, l’Ancienne Sophie dit
gravement : « Mon enfant, quant à moi, je vais partir.
Maintenant, tu ne peux plus me barrer la voie. Dès le début de la
semaine je vais m’en aller. » Son fils ne comprit pas ce
qu’elle voulait dire, et il lui demanda où elle s’en allait. A
nouveau elle insista : « Cette fois, tu ne pourras pas me
barrer le chemin, comme tu l’as fait lorsque tu m’as donné trois
années de vie supplémentaires. » En effet, elle avait, trois
ans auparavant, souffert d’une occlusion intestinale. Son fils
l’avait fait hospitaliser, et elle avait été opérée. Son fils
raconte : « Le jour de sa dormition, je travaillais sur
un chantier. Ma sœur est allée la voir. Elle m’a téléphoné de
venir d’urgence. Je suis arrivé au plus vite. En me voyant, ma
mère a remué la tête, et a dit : « Je pars. »
C’était fini.
L’Ancienne
Sophie s’est endormie dans le Seigneur la veille de la fête de
l’Exaltation de la Sainte Croix, le 13 septembre 1983. Bien des
gens continuèrent et continuent aujourd’hui encore de se rendre
dans sa cellule, pour y prier et y demander son intercession.
Mémoire
éternelle à l’Ancienne Sophie !
23
Presbytéra
Vassilikie G. Nanos
(
1911-1985)
Vassilikie naquit le 1er
janvier 1911, dans le village de Vitala, près de Kymi, sur la
presqu’île d’Eubée (1).
:
( Les détails concernant la Vie de la Presbytéra Vassilikie nous
ont été transmis par son fils, l’Archimandrite Christophe Nanos,
de la métropole de Néa-Smyrni. Nous l’en remercions (N. d. A.)
Ses parents, Nicolas et Marie,
paysans agriculteurs, se distinguaient par leur grande piété et
pour le grand amour qu’ils portaient à leur famille. Vassilikie
était l’aînée d’une famille de six filles.
Dés son plus jeune
âge, chaque dimanche, elle emmenait ses sœurs à l’église. Ses
parents lui avaient transmis la crainte de Dieu, laquelle imprégnait
toute sa vie quotidienne, tant et si bien que cette crainte s’était
peu à peu transformée en amour pour le Christ. Dès son enfance,
elle avait été visitée de la Grâce de Dieu.
En particulier,
cependant qu’elle était gravement malade, elle reçut une
visitation déterminante. Car elle vit soudain, au-dessus de son lit,
un noble personnage, lequel portait une chemise claire et des
vêtements caractéristiques de l’époque de la Turcocratie. Le
matin venu, elle décrivit cette vision à sa mère, laquelle réussit
à trouver l’icône représentant la personne que sa petite fille
avait vue. Il s’agissait du Saint néo-Martyr Georges de Ioannina
(2).
:
(Faisant office de palefrenier au service d’un Turc, Georges fut
accusé d’avoir renié sa foi musulmane, alors qu’il n’avait
jamais cessé d’être Chrétien. Confessant inébranlablement sa
foi, il fut torturé puis pendu le 17 janvier 1838. L’Eglise
célèbre sa mémoire le 17 janvier).
L’immédiate conséquence de
cet événement fut la prompte guérison de la fillette. Une autre
fois, Saint Nicolas lui apparut, pour la conduire sur le chemin de la
vertu, en lui prodiguant ses conseils spirituels.
Ses parents voulaient
la marier, mais, quant à elle, elle souhaitait se consacrer et se
vouer au Christ, qu’elle aimait tant, et voulait devenir moniale.
Mais, comme ses parents insistaient, et qu’elle ne pouvait pas leur
désobéir, elle pria pour que le Seigneur lui envoyât du moins un
homme bon, lequel aspirerait à devenir prêtre. « De manière
à ce que j’éponge la sueur de son front », disait-elle.
Elle voulait probablement dire que, de cette manière, ce serait le
visage du Fiancé, le Christ, pendant Sa Passion, qu’elle aurait
l’impression d’essuyer.
Le Seigneur permit
donc qu’elle rencontrât Georges Nanos, un jeune garçon pieux
originaire du village voisin, qui souhaitait devenir prêtre. Ils
furent lors unis par le sacrement du mariage. Puis, en 1936, Georges
Nanos fut ordonné prêtre dans le village de Grammatikiani, et
désigné clerc, non rémunéré, pour desservir le village, et ce,
grâce au vote du conseil local, avec le consentement du Métropolite
de Karystia, lequel était alors Monseigneur Pantéléimon Phostini.
La Presbytéra Vassilikie demeura aux côtés de son époux telle une
autre Sarah. Elle apportait au Père son soutien dans l’édification
de son œuvre spirituelle, entreprise fort difficile étant donné
les circonstances de l’époque.
Dieu leur accorda
d’avoir dix enfants. Mais, hélas, quatre d’entre eux moururent
sous l’Occupation, faute de nourriture et de soins médicaux. La
Presbytéra était tellement naïve que, lorsque les forces de
l’occupant arrivèrent dans leur village, elle demanda à son
mari : « Mais d’où viennent-ils donc ? »
Lorsqu’elle entendit les explications de son mari, elle se demanda
comment il pouvait se faire que ces hommes fussent si mauvais.
Au cours des premières
années de son mariage, voici ce qu’elle fut digne de voir :
Une nuit, vers quatre heures du matin, tandis qu’elle s’apprêtait
à se lever pour vaquer aux divers travaux domestiques, elle aperçut
soudain, sur la première marche du perron de sa maison, un clerc
revêtu des ornements épiscopaux. Effrayée, dans un premier temps,
elle revint ensuite de sa surprise en entendant ce respectable Evêque
lui dire : « Dis au prêtre de se rendre à l’église. »
Pensant alors qu’il s’agissait du Métropolite de Karystia, la
Presbytéra entra dans la chambre du Père Georges, et lui dit de se
lever bien vite pour aller à l’église, pour ce que l’Evêque
était venu de Kymi. Mais, lorsque le Père Georges vit l’heure, il
lui dit : « Mes enfin, ma bénie de Dieu, comment est-il
possible que l’Evêque vienne à une heure pareille dans ce
village, revêtu, qui plus est, de ses ornements épiscopaux ? »
Il lui suggéra de venir avec lui à l’église, et de lui montrer
sur les icônes laquelle ressemblait à l’Evêque qu’elle avait
vu. Dès que la Presbytéra aperçut l’icône du Saint néo-Martyr
Séraphim de Phanarios ( 1), elle s’exclama : « Le
voilà, Père Georges ! C’est bien cet Evêque qui est venu
chez nous. »
Sa vie personnelle
avait les caractéristiques de la vie d’un ermite. Autour de la
table familiale, elle s’asseyait quelque peu en retrait, devant la
plus petite assiette, laquelle contenait seulement quelques restes.
Elle cuisinait, dressait al table, servait le repas, mais s’asseyait
toujours la dernière, et ne mangeait que quelque peu de ce qui
restait. Elle disait à ses enfants : « Vous, vous avez
besoin de manger pour bien grandir. » Elle se considérait
toujours comme de trop, et se sentait continûment redevable envers
tous, bien qu’elle ne demandât jamais rien à personne.
Elle n’aimait pas
l’argent, et il lui était agréable de ne pas en avoir. La réponse
qu’elle donnait à Père Georges, lorsqu’il lui tendait de
l’argent pour faire des courses, était à cet égard remarquable :
« C’est l’argent, qui a trahi le Christ. Je ne veux dès
lors pas y toucher. Il vaut mieux que j’achète à crédit, et que
vous alliez payer ensuite. Parce que si vous me laissez cet argent,
je vais le donner au premier pauvre que je croiserai, ou qui me
demandera de l’aide, et vous n’aurez dès lors plus rien à
manger. Il est préférable que vous gériez cela vous-mêmes, et,
quant à moi, je me contenterai de préparer les repas, et de prendre
soin de vous. »
Quand des visiteurs ou
des proches venaient chez eux, elle n’entrait pas dans le salon,
mais restait dans la cuisine pour préparer la collation. Quand ses
enfants l’appelaient pour qu’elle les rejoigne, elle disait d’une
voix humble : « Mes enfants, pour moi, je suis un peu
bizarre et je n’ai pas d’instruction ; vous allez avoir
honte de moi. Alors que vous, vous avez des connaissances, et je suis
fière, depuis la cuisine, de vous entendre parler. »
Elle se levait à minuit
et priait avec larmes devant l’iconostase, où, dans un coin, elle
avait disposé une veilleuse suspendue au-dessus de ses icônes. Elle
priait le Christ et la Mère de Dieu pour sa famille, pour ses amis,
et pour ses ennemis.
Un jour elle demanda :
« Pourquoi Satan ne se repent-il pas, de manière que le
Christ le sauve ? Quel dommage ! Il va damner son âme en
agissant selon son habitude invétérée… » Elle voulait
prier aussi pour lui. Mais, ensuite des explications que lui donna
Père Georges, elle fit obéissance, et y renonça. Il arrivait
qu’elle donne des conseils désarmants de simplicité à des athées
ou à des témoins de Jéhovah. Elle parvenait à les convaincre de
faire le signe de la croix et de se rendre à l’église, parce que,
disait-elle, « la Toute- Sainte ne veut pas que l’on dise du
mal de son Fils ».
Elle avait beaucoup
d’amour pour le Christ. Aussi, quand le Père Georges lui demanda :
« Qui aimes-tu le plus, le Christ, ou moi ? », elle
répondit avec beaucoup de respect, mais aussi avec une grande
assurance : « Le Christ, Père Georges ! Le Christ !
Toi aussi, je t’aime, mais pas autant que le Christ. Je t’aime
parce que tu es le prêtre du Christ, et que tu tiens Dieu dans tes
mains quand tu célèbres ! »
A un âge avancé, elle
confia un jour à son fils qui étais devenu hiéromoine : «
Comme je suis heureuse que tu sois devenu moine et prêtre !
Malheureusement, je n’ai rien à te donner. La seule chose que je
possède, ma seule fortune, c’est cette icône du Fiancé (1).
:
( Dans la tradition grecque, cette icône du Christ est vénérée
pendant les trois premiers jours de la Semaine Sainte. Elle
représente le Christ humilié de la plus extrême humilité, revêtu
de la pourpre du manteau de dérision, ceint de la couronne
d’épines, et portant un roseau dans la main droite).
Je l’avais achetée au
village, lorsque j’étais encore enfant. J’avais vu le Christ
pendant mon sommeil, qui m’avait dit : « Là où tu me
trouveras, prends-moi ! » Le lendemain matin, un ancien
prisonnier devenu vendeur ambulant passa devant chez nous. Il vendait
des icônes. Je lui ai demandé s’il vendait l’icône du Christ.
Il me montra cette icône du Fiancé, et je l’ai achetée. Je ne
m’en suis jamais séparée depuis, parce que c’est ce que j’ai
de plus précieux. » Au cours de ses entretiens avec autrui, au
sujet de la puissance du Seigneur, elle disait avec crainte : «
Le Christ ressuscite même les morts ! » Elle le vit aussi
sous la forme d’un agneau blanc, lequel lui avait dit qu’il
fallait qu’elle s’éloigne de Kymi avec sa famille, parce qu’un
grand séisme allait survenir. Le Père Georges n’accorda pas de
crédit au rêve de son épouse, et la famille resta sur place. Or,
peu de temps après, un séisme catastrophique eut bel et bien lieu.
Fort heureusement, par miracle, ni eux ni leur maison ne subirent
aucun dommage.
Un mois avant sa
dormition, elle eut un accident vasculaire cérébral. Elle demeura
hémiplégique, endurant de fortes douleurs. Son fils André lui
demanda pourquoi elle ne demandait pas à la Mère de Dieu de la
guérir. A quoi elle répondit : « C’est ce que je
fais. »
Au matin du 1 er avril
1985, elle parut joyeuse, sereine, et délivrée de ses douleurs.
André s’absenta un moment de la chambre de sa mère, puis entendit
qu’elle l’appelait. Lorsqu’il revint près d’elle, elle était
déjà partie pour la vie éternelle à laquelle elle avait tant
aspiré. C’est alors qu’en lieu et place d’être envahi par la
peur ou le chagrin, il ressentit une joie ineffable, semblable à
celle qu’il éprouvait durant la nuit de la Résurrection. Vivre la
Joie de la Résurrection à côté du corps défunt de la Presbytéra
fut pour lui une expérience spirituelle sans pareille.
Son fils, le hiéromoine
Christophe, se trouvait alors en Angleterre pour ses études, et il
ne parvint pas à revenir à temps pour assister à l’office de
l’ensevelissement et des funérailles. Cela lui causa un vif
chagrin. Mais, quelques jours après l’enterrement, aux alentours
de quatre heures du matin, il eut une apparition de sa mère, qui lui
dit tristement : « Mon fils, pardonne-moi de ne pas
t’avoir dit au revoir ! » Mémoire éternelle à la
Presbytéra !
24
Dimitri
Argyropoulos
(
1889- 1986)
Dimitri naquit en
1889 dans le village de Chryso, près de Salona. Il perdit son père,
Euthyme, lorsqu’il était encore petit. Avec sa mère, Eustathie,
son frère Jean, et sa sœur Parascève, il s’installa à Corinthe,
et, dès son plus jeune âge, commença de travailler dans une
épicerie. Par la suite, il put acquérir son propre petit magasin
d’alimentation. Son honnêteté était exemplaire, en particulier
lorsqu’il faisait usage de la balance. Il y mettait toujours une
poignée de plus, afin que le client ne soit pas lésé.
Son frère fut tué en
1918. Sa mère en fut si terriblement affligée qu’elle en perdit
la tête. En outre, sa soeur tomba malade, pour ce que sa tante la
frappait durement. Elle errait tout le jour sur les chemins, un
roseau à la main, et ne rentrait que le soir pour dormir.
Dimitri supportait
calmement et avec le sourire les insultes et les colères de sa mère.
Elle lui lançait à la figure tout ce qui lui tombait sous la main.
Il allait s’essuyer, puis, toujours souriant, demandait à sa mère
si elle souhaitait quelque chose. Elle proférait à son adresse les
pires insultes : « Barbare ! Chien ! »
Mais il ne répondait rien. Elle le menaçait d’un couteau sous la
gorge. Mais il souriait, et restait sans réaction. Les voisins
entendaient les éclats de voix de sa mère jusque tard dans la nuit.
Comme Dimitri ne dormait pas assez, il lui advenait de perdre
connaissance durant le jour. Une fois, il se fit en tombant une
commotion cérébrale, et dut être hospitalisé. Il endurait sans se
plaindre cette vie de martyre. Le sourire perpétuellement aux
lèvres, il prenait soin de sa mère et de sa sœur avec patience et
amour, jusqu’à ce que sa mère s’endormît dans le Seigneur au
grand âge de cent cinq ans.
Il menait une vie
ascétique. Il dormait sur un lit constitué de deux simples planches
de bois, posées sur deux vulgaires caissons. Il n’avait qu’une
tenue de rechange : une pour l’hiver, et une pour l’été.
Il ne possédait que le strict nécessaire ; et le peu qu’il
avait était simple et modeste. Son alimentation était austère et
frugale. Il faisait bouillir quelques nouilles, une tasse de légumes
secs, ou bien quelques pommes de terre, et cela lui constituait toute
sa nourriture de la journée. Il restait à jeun jusqu’à la
neuvième heure (1), et ne mangeait qu’une fois par jour, et
parfois pas du tout.
:
( Sur cette pratique ascétique, voir la première note du chapitre
4 ( N.d.A)).
Il n’acceptait pas de
cadeaux, ni qu’on eût pour lui d’attentions particulières.
Il parlait peur, ne
disait que ce qui était indispensable, et ne critiquait jamais
personne. Il avait écrit sur un papier qu’il avait accroché au
mur cette sentence : « Celui qui veille sur ses lèvres
sauvegarde son âme » ( Pr 13, 3). Aucune parole superflue, non
plus que fracassante, ne sortait de sa bouche. Et, comme le dit le
Saint Apôtre Jacques, frère du Seigneur : « Si
quelqu’un ne commet pas d’écart de paroles, c’est un homme
parfait, capable de maîtriser tout son corps » (Jc 3, 2).
Tel était l’humble et
discret Dimitri. Lorsqu’on lui demandait de donner un avis
spirituel, il répondait charitablement, et donnait des conseils
spirituels empreints de délicatesse. Il aimait à prier, et il
s’adonnait à la prière nuit et jour. Il avait pris l’habitude
de rester éveillé, de ce que les sempiternelles crises de sa mère
l’avaient des années durant empêché de dormir. Aussi passait-il
la majeure partie de la nuit à prier.
N’ayant suivi pour
seul cursus que celui de l’école primaire, il avait peu
d’instruction. Néanmoins, il étudiait beaucoup la Bible, et
connaissait par cœur nombre de prières. Chaque jeudi, il se rendait
dans une maison voisine, et y faisait la lecture d’un livre
spirituel. Très humble, et très fervent dans sa prière, il
recevait de nombreuses visites de gens souhaitant recueillir de lui
un conseil spirituel. Une jeune fille fort soucieuse lui rendit un
jour visite, pour ce que, bien qu’excellente étudiante, elle avait
échoué à son examen d’entrée à l’université. Elle s’en
vint avec sa mère voir Dimitri, pour recevoir de lui un peu de
réconfort. Il célébra à son intention un office de Paraklisis, ce
qui est dire de supplication. Après quoi Dimitri dit à la jeune
fille : « Chère enfant, ne t’inquiète plus. Le
Seigneur te prépare un autre chemin. » De fait, l’année
suivante, sans qu’elle eût à passer d’examen, elle fut
sélectionner par la meilleure entreprise industrielle du Pirée, du
fait qu’elle avait eu la mention « Très bien ». Au
cours de cette même année, un jeune homme la demanda en mariage ;
après quoi, il lui imposa d’interrompre ses études et de cesser
de travailler. Elle se maria, et mit au monde quatre enfants. Elle se
souvint alors des mots de Dimitri. Et elle comprit que l’autre
chemin qu’il avait évoqué était celui du mariage.
Ensuite du grave séisme
qui toucha Corinthe en 1981, certains fidèles dirent : « Ah !
C’est parce qu’il y a des gens qui prient comme Dimitri qu’il
n’y a pas eu de grands dégâts ». En effet, il n’y eut
aucune victime à déplorer, et ce, bien que le séisme se fût
produit de nuit.
Dimitri était toujours
très assidu à l’église. Il s’y tenait penché et courbé vers
le sol en signe d’humilité, et il s’y montrait extrêmement
attentif à écouter la substance des textes qui y étaient chantés
et lus. Quand il allait communier, les fidèles lui cédaient le
passage pour qu’il communie en premier. A la fin de la Liturgie, il
prenait du pain bénit et s’en allait aussitôt, sans prendre le
temps de parler aux fidèles. Lorsqu’on le saluait, il ne levait
pas la tête, mais se contentait sans parler de rendre la salutation
en esquissant un sourire compatissant et serein.
Une fois qu’il fut à
la retraite, il se consacra davantage encore à la prière et aux
offices du culte divin. Il participait à la Liturgie, chaque jour si
possible, et pratiquait la communion fréquente. Il remplaçait le
chantre lorsque celui-ci était absent.
Il était visible sur son
visage ascétique que la Grâce de Dieu y était épandue. Un enfant,
qui vit un jour Dimitri au sortir de sa tête, dit à son père qu’il
l’avait vu avec une auréole sur la tête.
Une autre fois, un homme
qui le vit communier, dit à sa mère : « Regarde,
Maman ! Dimitri est en feu ! »
Quelqu’un commit un
jour un délit juste en face de son magasin. C’est pourquoi il fut
aussitôt convoqué par la justice en qualité de témoin. Or, il
était fort soucieux, pour ce qu’il ne voulait pas prêter serment.
Lorsqu’il fut appelé pour faire sa déposition, le président du
tribunal lui dit : « Monsieur Argyropoulos, nous
n’exigeons pas de vous que vous prêtiez serment, parce que nous ne
doutons pas du fait que vous allez nous dire la vérité. »
Son calme et sa bonhomie
– ce qui est dire sa simplicité dans les manières, unie à sa
bonté de cœur – étaient extraordinaires. Quelqu’un, le
renversa avec sa bicyclette, et, par-dessus le marché, trouva moyen
de lui lancer encore des jurons. Mais Dimitri se contenta de se
relever, d’épousseter ses vêtements, et de sourire sans mot dire.
Il distribuait en
cachette un grand nombre d’aumônes. Lorsqu’il prêtait de
l’argent à quelqu’un, il n’acceptait pas qu’on le lui rende.
Il appliquait à la lettre les paroles de l’Apôtre : «
Il y a plus de joie et de bonheur à donner qu’à recevoir »
( Ac 20, 35). Il venait en aide aux pauvres, aux malades, et aux
orphelins. Il se rendait, de nuit, devant les maisons de familles
dans le besoin, muni de sacs de denrées alimentaires, dont, sans que
personne l’eût remarqué, il laissait un devant chaque porte de
ces pauvres. Ensemble avec d’autres fidèles, ils créèrent
l’Association Chrétienne Orthodoxe de l’Apôtre Paul. Dimitri,
bien que ses ressources fussent modestes, offrit le bâtiment dans
lequel fut édifiée la salle de conférences.
Il donnait ces conseils
spirituels : « Aime tout le monde, et garde cependant
avec tous tes distances ». « Aimez les ennemis qui vous
ont fait et vous font du mal ». Ne manquons jamais de prier, et
d’abord pour le monde, pour les étrangers, et pour vos ennemis ».
« Il convient de prier pour tous ceux qui nous critiquent ».
Et encore : « Le Seigneur nous envoie bien des épreuves.
Mais il nous faut être patients. »
A trois reprises,
Dimitri fut opéré d’une hernie inguinale. Hospitalisé pendant la
Semaine Sainte, il suivit la prescription des médecins et consentit
à manger de la viande. Il frôla la mort, mais , par après, se
rétablit.
Il avait préparé et
posé à son chevet la tenue qu’il souhaitait revêtir pour le
grand voyage vers l’éternité. Il légua le montant de son compte
bancaire et ses maigres économies à un enfant handicapé. Durant
les deux dernières années de sa vie, il ne communiqua plus du tout
avec quiconque. Il s’endormit dans le Seigneur à l’âge de 97
ans, le 21 juin 1986, et fut enseveli le jour même de la fête. Au
cours de son oraison funèbre, que prononça l’ancien maire de
Corinthe, lequel avait été un gymnaste d’exception, Siphis
Collias déclara : « Aujourd’hui, Corinthe enterre son
Saint. »
En effet, tous
reconnaissaient sa vertu et le respectaient grandement. Il
constituait pour eux le modèle du parfait Chrétien, dont la
présence inspirait tout son entourage. Toute sa vie durant, il avait
toujours été souriant, paisible, serein, patient.
Sur sa pierre tombale,
ses proches inscrivirent ces mots : « Dimitri
Argyropoulos le Miséricordieux. » Mémoire éternelle !
25
Tatiana
Savidis
(1905-
1987)
Tatiana Savidis, de
bienheureuse mémoire, naquit en 1905 à Kara en Asie Mineure. Elle
était d’une famille nombreuse, pieuse, et traditionnellement
pratiquante. Du fait de la guerre turco-russe, les Savidis furent
contraints de se réfugier en Ukraine. Tatiana y acheva ses classes
d’école primaire, et y apprit à maîtriser le russe à la
perfection. Puis, en 1922, lorsque les soviétiques prirent le
pouvoir, la famille partit pour la Grèce. Tatiana avait alors
environ dix-sept ans. Le premier endroit où ils purent faire étape
fut Macronèse, où ils furent mis en quarantaine. Hélas ! Ses
deux parents, ainsi que la plupart de ses frères et sœurs, y
moururent. C’est ainsi qu’accompagnée des deux aînés, qui,
seuls avec elle, avaient survécu, elle parvint à Ptolémaïda après
deux mois d’errance et de difficultueuses péripéties au travers
de diverses régions de Grèce. Elle épousa par la suite Héraclès
Savidis, avec lequel elle s’établit définitivement à Véria. Ils
eurent dix enfants, d’entre lesquels seuls cinq survécurent.
A Véria, Tatiana se
lia à des fraternités chrétiennes, ainsi qu’à un Ancien qu’elle
prit pour Père Spirituel. Elle tâchait de mettre en pratique tout
ce qu’elle entendait dans les homélies ou lisait dans les livres
de spiritualité orthodoxe.
Extérieurement, Tatiana
n’avait rien d’impressionnant : elle était maigre, et de
taille moyenne, et avait le visage émacié et le teint diaphane.
Lorsque, pour prier, elle élevait les mains, ses doigts
ressemblaient à de frêles brindilles. Cependant, ce corps
d’apparence décharnée, abritait une âme embrasée de la flamme
du Saint-Esprit. Elle était emplie de foi et d’amour pour Dieu.
Souvent, elle s’exclamait : « Oui, j’aime Dieu ! »
Elle exhortait son entourage, répétant à l’envi cette phrase de
l’hymnographe : « Enfants, aimez Dieu, et ne préférez
rien à Son amour. »
Elle se réjouissait
quand les membres de sa famille, à sa suite et comme à son
imitation, se mettaient à vivre une vie spirituelle, et qu’elle
voyait ses enfants arriver les premiers à l’église. Elle leur
avait montré à ne pas manquer les Matines du dimanche et des jours
de fêtes. Le dimanche, donc, ils se réveillaient dès six heures
trente afin de se préparer suffisamment tôt pour être avant
l’heure à l’église. Et ce, l’hiver même, et par temps de
grande froidure aussi bien. Quant à elle, elle se rendait à
l’église la première, bien avant le début des matines. Elle
réussit à convaincre un de ses fils de sacrifier ses matchs de
football pour assister aux Vêpres du samedi, et ce, pour qu’il pût
aussi y apprendre la musique byzantine.
Tatiana vivait
pleinement le mystère de la sainte Eucharistie, et elle en retirait
beaucoup de joie. Elle confia à son fils que la joie qu’elle
ressentait au moment de la Divine Liturgie était telle, que si
quelqu’un, à ce moment-là, disait-elle, lui eût donné un coup
de couteau dans le cœur, elle n’en eût rien ressenti. « Ma
joie, disait-elle, est la Divine Liturgie, et ma plus grande
tristesse en est le renvoi final : « Par les prières de
nos Pères Saints aie pitié de nous », qui en marque
l’achèvement.
Tatiana avait connu
d’expérience et vu durant la Liturgie des Visitations célestes.
Le Père Christos Varélas, diacre de la paroisse Saint-Georges, et
devenu dans l’entre-temps prêtre de l’église des
Saints-Anargyres, se demandait si es Anges étaient véritablement
présents autour du saint autel au moment du chant de l’Hymne
chérubique. Or, durant une Liturgie, il entendit voleter des anges,
et sentit que leurs ailes lui frôlaient le dos. Il le conta à
Tatiana, qui s’exclama : « Eh ! Père Christos !
Ne sais-tu donc pas que les Saints sont tout autour de nous ? »
Pour moi, j’ai très souvent vu ici, dans l’église
Saint-Georges, des Saints et des Anges ! »
Elle trouvait sa grande
joie dans la prière. Elle disait que, durant le temps qu’elle
priait, elle éprouvait en elle des tressaillements de joie divine.
Agitant sa main, elle dit une autre fois : « Que vous
dire, mes enfants ? Que dit l’Apôtre Paul ? : « Persévérez
dans la prière » ( Romains 12, 12). Aussi ne devons-nous être
ni paresseux ni indolents dans la prière, et ne pas nous en fatiguer
aisément. Par malheur, notre monde fait que nous oublions souvent le
Seigneur. Les soucis matériels du quotidien nous dévorent et nous
absorbent tellement que nous n’arrivons pas même à vouer et
consacrer un peu de temps, pour communiquer matin et soir avec Dieu.
Dès lors, nous devenons semblables à des bêtes. »
Lors même qu’elle
était entourée de ses enfants et de ses nombreux petits-enfants, et
qu’elle prenait en même temps soin de sa maison, jamais cependant,
en aucun cas, elle ne négligeait sa prière ni d’aller aux offices
de l’église. A tout ce monde qui l’entourait elle disait
paradoxalement : « Je voudrais que, tous, vous
m’oubliiez. Oui, laissez-moi seule avec Dieu. »
Lorsque les cloches de
l’église annonçaient Vêpres ou la Divine Liturgie, peu importait
ce qu’elle était en train de faire : Sur-le-champ alors,
Tatiana laissait tout en plan et courait à l’église. Une fois,
l’heure des Vêpres sonna tandis qu’elle trayait une vache.
Laissant le seau au beau milieu de la cour, elle partit pour
l’office. Il eût dès lors été normal que les nombreux chats de
la maisonnée boivent ce lait, ou que d’autres d’entre leurs
animaux le renversent. Or, étonnamment, elle trouva le seau intact à
son retour.
Son amour pour les
prêtres et sa vénération envers eux étaient sans limites. Jamais
elle ne les critiquait, ni ne commentait leurs agissements. Tous,
elle les voyait bons, et toujours, elle prenait leur bénédiction.
Souvent, elle envoyait des prosphores qu’elles avait pétries à
des prêtres desservant d’autres paroisses que la sienne. Les
Pères, eux aussi, l’estimaient, et ils la respectaient, en raison
de la vie sainte qu’elle menait, consacrée et vouée toute à
Dieu.
Chaque matin, Tatiana
se rendait à l’église, qu’y soit célébrée la Liturgie, ou
seulement les Matines. Elle passait ensuite sa journée à accomplir
ses travaux ménagers, puis à l’étude de la Sainte Ecriture,
ainsi qu’à l’étude de livres de spiritualité. Le soir, elle
assistait à l’office des Vêpres et restait à l’église
Saint-Georges jusqu’à deux heures du matin. Les prêtres de la
paroisse de la Toute-Sainte-Dexia ( droitière) (1) lui avaient
confié les clefs de l’église. Elle priait habituellement à
genoux, les bras tendus vers la Mère de Dieu, totalement abimée
dans la prière. Un jour, un grand bruit retentit juste derrière
l’icône de la Toute-Sainte, ce qui fit sursauter de peur tout le
monde, à l’exception de Tatiana, qui demeura impassible.
Durant les offices, son
attention était entièrement dirigée sur les mystères spirituels
qui s’y accomplissaient. Au moment du : « Il est digne
en Vérité de te célébrer… », elle se tenait debout,
quasiment sur la pointe des pieds, les bras grands ouverts. Elle ne
souffrait pas de voir quelqu’un assis en cet instant, et, si tel
était le cas, elle allait lui demander de se lever. Personne
cependant ne s’en vexait pour autant, car elle aimait tout le
monde. Il advenait parfois, durant la Divine Liturgie, qu’elle
avouât sentir s’exhaler un parfum suave de sainteté.
Elle priait en esprit,
invoquait l’intercession de nombre de Saints, et récitait par
coeur des offices de Paraklisis, ainsi que tout l’ensemble des
divers autres offices. Elle fut fidèle à cette règle qu’elle
s’était établie pour elle-même, et ce, même sous l’Occupation.
Une nuit, alors qu’il était extrêmement dangereux et terrifiant
de circuler dans les rues, Tatiana, au moment de quitter l’église
pour s’en retourner chez elle, fixant l’icône de Saint Georges,
s’adressa au Saint en ces termes : « Saint Georges, mon
Saint, ramène-moi à la maison ». Et tandis qu’elle
marchait, elle discernait clairement le bruit des sabots d’un
cheval cheminant à ses côtés. En arrivant, elle entendit la voix
de son invisible compagnon de route lui souhaiter bonne nuit. Alors,
elle comprit que c’était bien Saint Georges qui l’avait
effectivement raccompagnée jusque chez elle.
Le Père Christos
Varélas parlait un jour avec un militaire. Celui-ci lui demanda :
« Existe-t-il aujourd’hui encore des Chrétiens qui prient
au cours de la veille de la nuit ? » A quoi le Père
Christos répartit : « Oui, il y en a encore. »
Puis, une nuit, il le mena à l’église, en ouvrit la porte, et
appela à voix forte : « Tatiana ! ». Une voix
lui répondit : « Père Christos, c’est toi ? »
Alors l’officier s’exclama : « Gloire à toi, mon
Dieu ! Il existe encore, ne fût-ce qu’un seul, un Chrétien
qui veille la nuit en prière ! »
Dans l’église Saint
Georges, Tatiana avait coutume de prier devant un Christ en Croix. Un
jour, la marguillière qui faisait le ménage dans l’église
remarqua Tatiana priant devant le Crucifié. Lorsqu’elle eut achevé
son travail, elle voulut lui souhaiter bonne nuit, mais celle-ci
avait disparu. Par la suite, la marguillière apprit que, ce jour-là,
Tatiana se trouvait à Athènes, et quand elle l’interrogea à ce
sujet, Tatiana lui expliqua qu’elle se trouvait certes bien à
Athènes, en effet, à ce moment, mais que son esprit était bien là,
devant le Crucifié.
Une autre fois, Tatiana
faisait encore le ménage dans l’église, lorsqu’elle se mit
tout soudain à pleurer. Elle s’en expliqua à la marguillière :
« Anastasia ! Satan, de ses deux mains, vient de me
donner dans le dos un coup violent ! » Mais la
marguillère, bien loin de la croire, se mit à rire : «
Ne ris pas ! », s’opposa Tatiana. « Appelle plutôt
le père ! » Le prêtre arriva, et lui fit sur le dos le
signe de croix à l’aide de la sainte lance (1).
:
( Instrument dont se sert le prêtre pour la préparation des Saints
Dons, en référence à la lance du centurion qui transperça le
côté droit du Christ en Croix ).
De fait, parce que Tatiana
priait beaucoup, le Diable avait contre elle déchaîné sa colère
en la frappant.
Deux nièces de Tatiana, K.
et D., passèrent une nuit chez elle. Celle-ci prit grand soin
d’elles, leur servit à dîner, apprêta deux lits, puis elle
commença à dire sa règle de prière. K. dit alors à D. d’un ton
moqueur : « Allons ! Regarde comme elle prie ! »,
et elle se prit à rire. D. voulut l’arrêter : « Mais
tais-toi donc, parce qu’elle nous entend. » Ce manège dura
un petit moment, cependant que leur tante Tatiana demeurait plongée
dans sa prière. Or, à peine venaient-elles de s’endormir que
celle qui avait raillé sa tante s’éveilla en sursaut, et bondit
de son lit en poussant un cri. Elle tremblait de tout son corps et
l’une de ses joues était toute rouge. Elle expliqua que quelqu’un
était venu durant son sommeil lui administrer une claque
retentissante. Tatiana comprit alors ce qui s’était passé et
tenta de la réconforter.
Un soir, des proches
vinrent chez elle pour y passer la nuit. Tatiana était partie à
l’église pour y dire les Complies, qu’elle faisait suivre de sa
règle de prière personnelle, laquelle durait des heures. Son fils
vint la prévenir. Il entrouvrit la porte de l’église, et appela
en chuchotant : « Maman ? ». Mais il ne reçut
aucune réponse. Il appela de nouveau : « Maman !
Nous avons de la visite ! » En dialecte pontique alors,
brève, sévère, abrupte et tranchante, elle rétorqua : «
Ne gâche pas ma prière, voyons ! Allons, va-t-en !
Va-t’en ! » Et elle ne rentra chez elle qu’une heure
plus tard.
En dépit de tout le
temps qu’elle passait à l’église, elle ne négligeait cependant
en rien son foyer. Sa maison était toujours propre et bien tenue.
Ses repas étaient délicieux, et servis dans les temps. Elle
connaissait bien la cuisine du Pont. Les dimanches de Carême, pour
encourager et récompenser ses enfants qui jeûnaient, elle préparait
de savoureuses soupes.
C’était elle
désormais qui veillait soigneusement au beau ménage de l’église
Saint-Georges, des chapelles de la paroisse, ainsi que d’autres
églises de Véria. Non seulement elle se donnait beaucoup de peine
pour entretenir la beauté de la maison de Dieu – l’office de
l’Eglise priant Dieu pour ceux qui aiment la Beauté de Sa Maison-,
mais elle y consacrait financièrement l’entière moitié de sa
petite retraite, qu’elle percevait et recevait de l’Organisme
d’Assurance Agricole (OGA). Outreplus, chaque semaine elle
pétrissait des prosphores pour Saint-Georges, ainsi que pour
diverses autres églises.
La joie de Tatiana
résidait dans le fait de demeurer de longues heures dans l’église
Saint-Georges, d’y prier, et d’y prendre grand soin de ces lieux
saints. Un jour, tandis qu’étaient en cours des travaux
d’embellissement, Tatiana remarqua sur le saint autel quelque peu
de poussière. Elle se demanda intérieurement s’il convenait ou
non qu’elle l’enlevât. Avec une crainte emplie de dévotion elle
étendit sa main pour l’atteindre, lorsqu’elle sentit qu’en ce
même instant une main invisible saisissait la sienne pour la
repousser. Dès lors, plus jamais elle n’osa s’approcher du
saint autel.
Comme si elle eût été
moniale Grand Schème du Grand Habit*, Tatiana, simple mère de
famille, savait par cœur nombre de prières, d’hymnes, de canons*,
de psaumes, d’offices de Paraklisis, ainsi que l’Acathiste à la
Mère de Dieu, les prières d’avant la communion, la prière
sacerdotale du Seigneur, et son commentaire théologique, ainsi que
des chapitres entiers de la Sainte Ecriture.
Un jour que Tatiana était
restée tard dans l’église pour y faire le ménage, elle fut
soudain si fatiguée qu’elle se sentit incapable de rentrer chez
elle. Epuisée, à bout de forces, elle demanda à la Mère de Dieu
de la réveiller à quatre heures du matin, afin de pouvoir rentrer
chez elle avant de revenir dans les temps pour la Divine Liturgie.
Aussitôt alors, elle s’endormit alors devant son icône. Un peu
plus tard, apparut dans la pénombre un jeune homme, qui lui dit :
« Eveille-toi, Tatiana : Il est quatre heures déjà. »
L’un des prêtres
qui desservait la paroisse et y célébrait était depuis longtemps
troublé par un sérieux problème, dont il pensait qu’il ne serait
jamais résolu. Un matin, cependant qu’il arrivait à l’église
pour y célébrer, il y trouva Tatiana, laquelle était déjà sur
place, étant toujours la première à arriver dans l’église ;
il lui confia son souci. Avec une extraordinaire détermination
alors, elle lui dit : « Père, toi, tu vas entrer dans le
sanctuaire pour y célébrer. Moi, je vais rester dans l’église.
Saint Georges va se tenir là, debout devant la porte, et tu verras
que tout va s’arranger et rentrer dans l’ordre. » Et de
fait, lorsque l’office fut achevé, le problème se trouva être
résolu, et le père réapparut à la porte du sanctuaire, tout
joyeux. Depuis lors, chaque fois que dans sa vie se présentait une
difficulté, il consacrait à Tatiana, lors de la Proscomidie* une
petite parcelle de la prosphore, et lui demandait d’intercéder
pour lui auprès du Seigneur.
Le Père Georges
Zéris, qui fut durant vingt ans prêtre de l’église
Saint-Georges, au sujet de Tatiana qu’il connaissait bien, rapporte
ceci : « L’Ancienne Tatiana n’était pas seulement
assidue aux offices : lorsque, le matin, j’arrivais pour
célébrer, je la trouvais déjà sur place. Elle avait les clefs de
l’église, en ouvrait les portes, et y lisait. J’ignore toutefois
ce qu’elle lisait. Elle y demeurait toute seule, et y priait. A la
fin de la divine Liturgie, elle venait prendre l’antidoron*, et,
laissant tout le monde peu à peu repartir, elle y restait,
continuant à prier. Très souvent, elle aidait les prêtres
commençants, les guidant dans l’ordo, ce qui est dire le
déroulement des offices. Elle connaissait et savait tout par cœur.
S’ils commettaient une erreur dans la célébration, elle les
reprenait. Rien ne lui échappait. Dans ses jeûnes, elle était
stricte et rigoureuse. Les lundis, mercredis et vendredis, elle se
privait d’huile. »
De retour chez elle,
elle s’appliquait à la prière et à l’étude des livres
spirituels. Il était habituel qu’on la trouvât assise par terre,
ses lunettes tombées sur le nez, tenant l’Evangile ouvert sur ses
genoux, la tête tombant dans le Livre Saint. Lorsque ses enfants ou
que ses petits enfants tombaient malades, elle venait se tenir à
leur chevet, y lisant l’Evangile à leur intention.
Elle étudiait
énormément, et assidûment, apprenant par cœur la Sainte Ecriture
et la méditant pour en approfondir sa connaissance ; ce qui lui
avait permis, en dépit de son faible niveau d’instruction,
d’acquérir de solides compétences théologiques et autres
connaissances spirituelles, et ce qui lui avait donné d’être en
mesure de s’entretenir avec des intellectuels et des théologiens
de haute volée. A force qu’elle l’eût tant utilisé, son
Nouveau Testament était tout abîmé.
Tatiana avait un
esprit pur, qu’elle avait encore purifié davantage à force
d’ascèse et de prière. Elle était également dotée d’une
grande mémoire, et d’une grande capacité de travail, assortie
d’une résistance telle à la fatigue qu’elle pouvait se livrer
fort longtemps à l’étude sans être pour autant fatiguée plus
que cela. Ce qu’elle lisait, elle le retenait aisément par cœur.
Elle était dotée du charisme rare de pouvoir se souvenir de nombre
de livres spirituels qu’elle avait lus et de maintes homélies
qu’elle avait entendues, et ce, plus de cinquante ans auparavant.
Elle se souvenait bien de la langue russe de son enfance, qu’elle
continuait de maîtriser si longtemps après, et lisait l’Evangile
également en russe. On l’entendait dire : « Il
suffirait que je passe une semaine à Moscou, et tout me
reviendrait. »
Elle se distinguait par
son audace et son assurance à confesser le Nom de notre Seigneur
Jésus-Christ. Bien qu’elle vécût dans une région habitée de
nombreuses gens athées et hostiles à l’Eglise, Tatiana
s’appliquait à discuter avec eux, pour les inciter à faire
pénitence. Les résultats de ses appels à la conversion étaient
impressionnants. C’est ainsi qu’elle mit beaucoup de monde sur le
chemin de la confession de la Foi. Aussi tout le monde la
considérait-il comme une véritable disciple du Christ.
Depuis son jeune âge,
et quasiment jusqu’à sa dormition, elle dirigea deux importants
cercles de femmes. Toutes l’aimaient, et venaient chercher auprès
d’elle un chaleureux réconfort, de l’aide dans leurs soucis, et
ses précieux conseils spirituels, pour les aider à faire face à
chacune de leurs difficultés ainsi qu’à les résoudre.
Tatiana dispensait en
cachette une foule d’aumônes, assistant tous ceux qui se
trouvaient dans le besoin. L’une de ses connaissances était veuve
et vivait dans une modeste chambrette, lorsque son fils tomba soudain
malade. Le médecin qui l’examina déclara qu’il souffrait
d’anémie, et lui recommanda de l’air pur, du repos, et, avant
toute chose, une alimentation riche et variée. Entendant cela, mais
ne pouvant rien offrir d’autre, ni de mieux que ce qu’elle
donnait déjà à son fils, Tatiana se munit d’une besace et se mit
en devoir de parcourir les champs, et ce, bien que ce fût l’hiver,
afin de pouvoir récolter ne seraient-ce que les quelques pissenlits
qui poussaient dans les coins de prairies ensoleillés ; elle
les portait ensuite à sa mère pour qu’elle les cuisinât, car
elle avait entendu dire que c’était là une plante fortifiante.
Bien que simple et fort
peu instruite, elle savait apprivoiser et approcher les jeunes gens
et les petits enfants, et elle savait l’art de s’en faire
écouter. Elle n’en avait pas moins une certaine sévérité, un
amour sincère d’autrui, et elle était dotée du discernement
spirituel. Lorsque cela s’avérait nécessaire, elle pouvait passer
des heures à prodiguer conseils spirituels et autres enseignements
spirituels.
Elle était une mère
et une belle-mère sans pareille. Nulle difficulté ne s’interposait
entre ses brus et elle. Car elles s’aimaient d’un amour
réciproque et partagé. Elle les aidait et leur donnait ce conseil :
« Ayez de nombreux enfants, et vous verrez que les maladies ne
vous atteindront pas. »
Elle se rendait à
pied, en compagnie d’autres femmes, aux divers lieux de pèlerinage
de la région, pour y vénérer les reliques des Saints qui y
reposaient. Lorsqu’elle se rendait à Athènes pour y voir ses
enfants, elle repérait son chemin grâce aux églises qui s’y
trouvaient, et, dans toutes celles devant lesquelles elle passait,
elle entrait prier. Elle avait une grande vénération pour Saint
Georges de Ioannina (1), et, de temps à autre, elle se rendait en
pèlerinage jusqu’en l’église du Saint.
Elle se rendait aussi
régulièrement dans les Monastères des environs. Un jour qu’elle
voulait faire une visite au Monastère de la Mère de Dieu de Dovra,
au détour du chemin elle se trouva brusquement face à un chien-loup
sauvage. Aussitôt alors, se signant de son signe de croix, elle fit
une brève prière. Et voici que le chien-loup, de lui-même, tomba
dans les rochers, et disparut tout-à-fait.
Tatiana vivait en
permanence sa vie sous la présence, et en la présence de Dieu. Le
Christ l’habitait jusque dans sa respiration, et lui dévoilait
maintes réalités surnaturelles prodigieuses.
Un jour de 1972, son
fils, qui travaillait dans le village d’Agathia, lui proposa de
l’emmener avec lui visiter le Monastère de Saint Athanase. A cette
suggestion, elle bondit de joie. Arrivés sur place, ils convinrent
avec le gardien qu’il la laisserait enfermée jusqu’à quatorze
heures à l’intérieur du couvent. Car son fils aurait alors
terminé son travail et serait en mesure de venir la récupérer. A
l’heure convenue, il la trouva près du sanctuaire, abîmée dans
sa fervente prière. Il l’interrompit pour lui dire qu’il était
temps de s’en retourner. Elle lui demanda pour lors :
« Dis-moi… Y
avait-il, à part moi, quelqu’un d’autre ici ? »
« Mais
non, Maman », répondit-il.
« Eh
bien , pourtant, » répartit-elle, pendant que je priais, un
prêtre est venu pour encenser l’église, et il s’est approché
de moi pour m’encenser aussi. Je n’ai pas pu voir le prêtre en
personne, mais je voyais l’encensoir osciller de part en part, et
je sentais s’exhaler l’odeur de l’encens… »
Quelques jours avant
sa dormition, l’Ancienne sut que sa fin approchait. Elle fit venir
l’aînée de ses petits-enfants et lui dit : « La
signature a été apposée au bas de la missive notifiant mon départ
de ce monde. Je l’ai clairement senti et perçu en Esprit. »
Elle fit encore venir le plus spirituel des chantres de l’église
Saint-Georges, Jean Koutsimanine, et lui dit : « Pour
moi, ce n’est pas ici, mais au Ciel que je vais fêter Noël. Je
n’aurai pas le temps d’attendre la Noël d’ici-bas. »
Elle demanda lors au chantre de lui chanter tout l’ensemble de
l’Office de la Nativité, ce qui dura près de deux heures et
demie. Cela combla Tatiana d’une atmosphère toute spirituelle, ce
dont elle fut grandement réjouie.
Elle avait rapporté
deux ou trois icônes de Russie. L’une d’elle était toute
abîmée, ne laissant plus voir que le bois de dessous l’icône
peinte. Non seulement l’on ne pouvait plus distinguer quel Saint y
était figuré, mais les couleurs en étaient complètement effacées.
Nonobstant, quelques heures avant que de s’en aller pour son grand
voyage céleste, Tatiana fut providentiellement digne de voir l’icône
d’origine, dans son apparence première, et telle que l’iconographe
l’avait peinte. Il s’agissait, par le fait, d’une
représentation de la Trinité Sainte.
Les derniers instants de
Tatiana furent paisibles et sereins. Au jour du 17 décembre 1987,
elle remit en priant son âme au Seigneur. Elle fut ensevelie dès le
lendemain même, en présence de toute une foule de gens. Tout le
monde avait à son sujet un bon souvenir ou une anecdote spirituelle
à raconter. Lors de ses funérailles, un communiste convaincu,
bouleversé de voir de quelle manière elle avait achevé la course
de sa vie, déclara : « Puissions-nous tous partir de la
même manière ! » Certains emportèrent avec eux des
fleurs d’entre celles qui entouraient son corps, de manière à les
garder comme phylactères* protecteurs. Sur sa pierre tombale fut
gravée sa citation biblique préférée : « Le monde
passe, avec sa convoitise. Mais celui qui fait la volonté de Dieu
demeure éternellement ». ( 1 Jn 2, 17).
A l’approche de la
fin de sa vie, elle avait confié à l’un de ses fils : «
Dieu m’a donné tout ce que je Lui ai demandé. » Assurément,
Dieu ne l’a pas privée de Son Royaume Céleste. Maintenant,
dorénavant, et à toujours, elle continue, d’En-Haut, de prier
pour le monde entier.
Mémoire éternelle à
l’Ancienne Tatiana !
26
PERE EVANGUELOS
CHALKIDIS
(1923-1987)
Le Père Evanguélos naquit en
1923 de parents réfugiés originaires de Magnésie en Asie Mineure.
Ayant connu l’errance avant de pouvoir s’établir définitivement
quelque part, ses parents passèrent à Lamia cependant que sa mère,
étant enceinte, l’attendait. Elle accoucha dans le gynékonitie*
de la basilique de Lamia, dédiée à l’Annonciation de la Mère de
Dieu. Les prêtres de l’église, refusant que l’enfant ne reparte
avant d’avoir reçu le saint baptême, le baptisèrent du nom
d’Evanguélos, qui référait au nom de l’église de
l’Annonciation, laquelle se dit en grec « Evanguélismos ».
Depuis son plus jeune
âge, il nourrissait avec zèle le souhait de suivre le Christ, et de
le servir au sein de son Eglise. Son père spirituel, l’Ancien
Georges Karslidis, récemment canonisé, le guidait dans cette voie,
et le préparait à la prêtrise.
Lorsqu’il fut en âge
de se marier, il épousa Mélachrinie Mitraras, de Mytilène, issue
d’une famille originaire d’Asie Mineure. Quand, plus tard, cette
dernière devint Presbytéra, elle l’aida à porter sa croix, à
l’imitation du généreux Simon de Cyrène, qui avait aidé le
Christ à porter sa Croix. Le Seigneur leur donna six enfants :
cinq fils et une fille.
Il commença par
travailler dans une usine de chemins de fer. Lorsqu’il annonça à
ses collègues qu’il allait devenir prêtre, ils se montrèrent
sarcastiques et moqueurs, et se mirent à frapper sur des bidons pour
imiter le bruit de l’encensoir durant l’encensement, et autres
scènes de ce genre, sans que cela eût sur lui la moindre incidence
et le moindre effet. Son ardent désir de Dieu et son amour pour le
sacerdoce le conduisirent à rencontrer le métropolite de
Thessalonique, Monseigneur Pantéléïmon Ier. Evanguélos était
alors accompagné de son beau-frère, Stéphane Gianoulidis, qui
partageait la même aspiration que lui.
Dans un premier temps,
le hiérarque se montra très hésitant, voire même réticent, pour
ce que, bien que les deux hommes fussent vertueux et purs, ils
étaient parfaitement illettrés. Toutefois, force lui fut de
constater leur simplicité, leur insistance et leur ferveur. Il se
mit alors à douter de ce qu’il devait faire. Le témoignage de
deux clercs d’exception permit alors d’éclairer la situation :
celui du Père Léonide Paraskévopoulos – futur métropolite de
Thessalonique -, et celui du Père Photios Stamopoulos, qui avait été
le père spirituel d’Evanguélos, après la dormition du
bienheureux Georges Karslidis. L’Evêque demanda qu’on lui
apporte un livre, pour que les deux candidats en fissent la lecture.
Mais comment eussent-ils bien pu lire, puisqu’ils étaient
analphabètes. Il leur dit alors : « Mais enfin, vous ne
savez pas lire ! Comment pourriez-vous devenir prêtres ? »
Evanguélos resta sans voix. Il inclina la tête, sans pouvoir
proférer un mot. Mais l’audace de Stéphane les sortit d’affaire.
Car il répondit : « Monseigneur, quand quelqu’un va au
marché, il trouve des poissons pas chers, et des poissons très
chers. Eh bien nous, nous sommes des poissons pas chers ! »
Cette réponse fit fléchir le métropolite qui leur dit : «
Allez préparer votre rasso ».
Le Père Evanguélos
étudia à l’école ecclésiastique de Thessalonique, et fut
ordonné diacre le 2 août 1952 en l’église de l’Ascension.
Après quoi, le 13 août, en la cathédrale de Saint Grégoire
Palamas, il fut fait prêtre par le vicaire de l’Archevêque de
Thessalonique, Monseigneur Timothée Mathéakis, futur métropolite
de Maronias et de Komotini, puis de Nouvelle Ionia et de
Philadelphie. Le Père Evanguélos apprit non seulement à lire, mais
aussi à chanter très bien et très harmonieusement, ainsi qu’à
prêcher avec des mots simples, de manière à toucher directement le
cœur de ses auditeurs.
Il fut tout d’abord
nommé pour desservir la paroisse de la Dormition de la Mère de Dieu
à Lofikos, dans l’éparchie de Lakada – laquelle faisait alors
partie de l’Evêché de Thessalonique), et pour survenir également
aux besoins spirituels des habitants d’Aréti, Drymias et
Mikrokomi. Il célébrait un dimanche à Lofiskos, et le dimanche
suivant à Aréti.
Dès son arrivée dans
la paroisse de Lofiskos, il rencontra nombre de difficultés. Mais,
cependant, ni l’accueil glacial des habitants, ni leur indifférence
à son égard, ni leur hostilité à son encontre ne purent refroidir
sa ferveur. Il affronta la situation avec beaucoup de longanime
patience et de vive et brûlante charité.
Néanmoins, il se fit
tellement de souci en constatant le désordre spirituel qui régnait
dans ce village, que sa santé en fut affectée, et qu’il développa
un ulcère à l’estomac. Cela finit par l’inciter à demander au
métropolite de changer son affectation. Aussi, le 31 mai 1956, le
hiérarque lui confia la paroisse de la Dormition de la Mère de Dieu
à Pevka, et, le 23 juin de la même année, il le nomma prêtre de
la paroisse Saint-Georges du village Saint-Basile, dans la région de
Lakada. Il y célébra dans la crainte de Dieu, et ce, jusqu’au 30
janvier 1987, date à laquelle il prit sa retraite.
Le Père Evanguélos
mena sa vie entière d’une manière toute agréable à Dieu, aimant
et chérissant avec dilection le troupeau spirituel de ses ouailles,
et se sacrifiant grandement pour lui. Nombreux étaient ceux qui, en
se confessant sous son étole – et sous son omophore - trouvaient
le repos de l’âme. Le métropolite Spyridon, de Lakada,
l’appréciait et l’estimait particulièrement, pour ce qu’il
constituait un modèle parfait de prêtre. Le Père Evanguélos
laissa le souvenir d’un homme de bien. Il était orné de saintes
vertus divines, et répandait autour de lui un parfum de sainteté.
Le corps et les traits du
visage marqués par l’ascèse, l’air lumineux, la prière
perpétuelle aux lèvres, et tout enveloppé qu’il fût dans un
misérable rasso, tout son être reflétait l’éclat de son âme
bénie.
La générosité de ses
aumônes était, quant à elle, tout aussi peu commune. Il
nourrissait les affamés, abreuvait les assoiffés, vêtait les
démunis, assistait les malades, et ce, toujours en secret. Il était
comme une sorte de table où il dressait un festin spirituel toujours
continué, dont tous ceux qui venaient à lui pouvaient savourer les
mets.
Dans les années 67 à
68, tandis que sévissait la pauvreté, qui poussait le peuple à
l’exil, pour les plus pauvres des pauvres, une modeste assiette
d’humble nourriture, ou un quelconque habit usagé, était d’une
valeur inespérée. Aussi, entre minuit et une heure du matin, le
Père Evanguélos, le dos chargé de divers paquets, faisait le tour
des familles de Thessalonique qu’il savait être dans le besoin,
et, devant chaque porte, il déposait un paquetage.
Un jour qu’il se
rendait au marché pour acheter de quoi nourrir sa famille, il
n’avait en poche qu’un billet de cinq drachmes. Il croisa en
chemin un vieillard qui demanda l’aumône. Aussi le père lui
donna-t-il son unique billet, et s’en retourna chez lui les mains
vides. La Presbytéra qui attendait son retour pour se mettre en
cuisine s’enquit pourquoi il était rentré si vite, et lui demanda
où se trouvaient les courses. « Ah, ma chère épouse ! »,
lui répondit-il, « que te dire… Laisse donc, tu ne trouveras
rien. J’irai une autre fois. Pour l’heure, je n’ai aucun
argent.. » Mais voici qu’à peine quelques instants plus
tard, l’on frappa à leur porte, pour demander au Père Evanguélos
de célébrer un office de bénédiction des eaux. Le Père célébra
donc l’office, et reçut en remerciement et pour sa rétribution un
billet de vingt drachmes. « Tu vois, » s’exclama-t-il,
s’adressant dans un sourire à la Presbytéra, j’ai donné un
petit billet de cinq, et j’ai reçu à la place, en échange, un
gros billet de vingt! Et il s’en repartit au marché.
Régulièrement, le Père
Evanguélos demandait à divers magasins de Thessalonique des lots
d’invendus de chaussures ou de vêtements, afin de pouvoir les
distribuer ensuite aux familles pauvres de sa paroisse. C’est ainsi
qu’il alla trouver Karydas, le vendeur bien connu de chaussures à
la mode. Mais ce dernier se montra méfiant, et lui fit pour toute
réponse ceci, qu’il viendrait lui-même le dimanche suivant à la
paroisse, pour y faire une distribution de ses chaussures. Aussi,
lorsque la Liturgie s’acheva, l’on fit tinter la cloche, et
toutes les personnes démunies et dans le besoin s’assemblèrent
pour la distribution. Karydas leur distribua donc des chaussures, et
fut si ému de constater la vraie misère de ces gens qu’il revint
le dimanche suivant pour offrir des chaussures de meilleure qualité.
Dès lors, il se lia d’amitié avec le Père Evanguélos, et, de
fil en éguille, devint très croyant.
Un dimanche que Karydas
communiait, et alors qu’il prenait un petit morceau d’antidoron,
il y remarqua deux taches de sang. Il le garda avec lui, et attendit
la fin de l’office pour pouvoir le montrer au Père Evanguélos et
lui en demander une explication. Mais le Père n’y distingua pas de
sang, non plus que les autres personnes qui étaient présentes ce
jour-là. Alors, il dit à Karydas : « Tu es le seul à
avoir vu du sang, et ceci, afin que tu croies que l’antidoron, dont
le mot est fait du préfixe « anti », qui signifie « à
la place », et de « doron », qui désigne le Don,
que l’antidoron est bien agréé par Dieu, qui donne en échange,
par transsubstantiation, la sainte Communion. Ce don est non-sanglant
en apparence, et ce, par économie, du fait de et pour notre
faiblesse, mais il est néanmoins un sacrifice véritable. Il est
donné par la main du Prêtre qui a accompli le Sacrifice Mystérieux.
Et si l’antidoron est bien le même pour tous, tu as reçu, quant à
toi, la bénédiction du Ciel pour le voir avec des marques de
sang. »
Lorsque le Père
Evanguélos était le Prêtre-desservant d’Aréti, sa famille
nombreuse vivait dans un grand dénuement. Un jour qu’il arrivait
chez lui, sa Presbytéra lui annonça qu’ils n’avaient plus de
pain, et que les enfants pleuraient de faim. Aussitôt alors, le Père
Evanguélos courut à l’église. Il s’agenouilla devant l’autel,
et commença d’y prier avec larmes. Or, il n’eut pas le temps
d’achever sa prière qu’une habitante du village, qui venait tout
juste de sortir son pain du four, en apporta chez le Prêtre une
belle miche bien chaude. Par après, le Père expliquait de
lui-même : « Au moment même où je me tenais à prier
devant le saint autel, voici que la voisine venait frapper à notre
porte pour apporter chez nous du pain chaud. »
Par un jour d’hiver,
le Père Evanguélos se rendit pour quelque travail à Socho, avec
deux de ses enfants. Or ses enfants marchaient pieds nus dans la
neige. Ce qu’apercevant, un marchand de chaussures les prit en
pitié. Appelant le père, il lui donna pour eux deux paires de
chaussures. Tout aussitôt les enfants les enfilèrent avec joie,
très fiers de leur cadeau. Mais voici qu’un peu plus loin, ils
croisèrent une vieille dame qui tenait son petit-fils par la main.
L’enfant, lui aussi, marchait pieds nus dans la neige. Le Prêtre
eut tellement pitié du petit enfant qu’il en vint à retirer ses
chaussures des pieds de l’un de ses enfants, afin de les lui
donner. A son tour le garçonnet les chaussa avec une grande joie.
Parce que le Père
Evanguélos avait été béni « dès le sein maternel »,
pour cette raison même la Toute-Sainte l’avait jugé digne de
naître dans Son Eglise Orthodoxe. Et lui vénérait et aimait
l’Eglise par-dessus tout. Il révérait et aimait aussi beaucoup
les moines. Il aimait aussi particulièrement se rendre au
Mont-Athos. Il achetait à Thessalonique rassos, zostikoï,
chaussettes, lunettes de presbytie, chemises, et autres articles
monastiques, et, lorsque son chemin croisait celui d’un pauvre
moine, il trouvait toujours à lui faire don de quelque chose. Son
immense te incommensurable amour pour la Mère de Dieu le menait
souvent jusqu’à l’icône de la Portaïtissa, aux portes du
Monastère d’Iviron, son Monastère préféré et favori.
Le Père Evanguélos
était, par excellence, un homme de Prière et d’Hésychia*.
Lorsqu’il put enfin s’offrir de construire une calyve à
Saint-Basile, il bâtit en outre une chapelle familiale, la
Pharmakolytria, qu’il dédia et consacra à Sainte Anastasie. Cette
petite chapelle, qui embaume encore au jour d’aujourd’hui
rappelle celles des calyves* athonites. Le Père y veillait jour et
nuit, y accomplissant sa règle de prières de Moine Grand Schème du
Grand Habit Angélique. L’on y peut encore trouver, aux côtés du
pupitre, le reposoir contre lequel il s’appuyait, afin de pouvoir
rester et de tenir debout durant le long cours de ses veilles.
A l’arrière de sa
calyve, il avait adjoint un petit appentis indépendant, comprenant
une cellule et une cuisinette, pour y demeurer dans la solitude
durant les carêmes, et pouvoir éviter l’agitation qui régnait au
sein de sa grande famille.
Il avait dénommé sa
maisonnette « Sainte-Anne », parce qu’elle ressemblait
au kellion * de la Skite* de Sainte-Anne, qu’il aimait tant au Mont
Athos.
En ce temps-là, à
Aréti, il y avait une ancienne mosquée, laquelle avait été
divisée en deux parties. L’une était usitée comme chapelle,
consacrée à Saint Nicolas, et l’autre, comme école. Le Père
Evanguélos se rendait fréquemment dans cette chapelle, pour y
célébrer les Vêpres et les Matines. Un matin de l’année 1954,
veille du premier Samedi de Carême consacré à la commémoration de
tous les Défunts, il s’y rendit en compagnie de l’une de ses
paroissiennes, afin d’y déposer une liste de noms de personnes
défuntes. Or, ils y trouvèrent la lumière allumée, ainsi qu’un
clerc installé au pupitre, qui y chantait d’une voix des plus
mélodieuses. A peine ce dernier les aperçut-il qu’il s’engouffra
précipitamment dans le sanctuaire, y prit les Saints Dons
qu’abritait la réserve, les éleva vers le Ciel, et, tout soudain,
disparut. Le Père Evanguélos avait assisté à ce phénomène avec
stupéfaction. Ce qu’ayant aperçu, il demeura sans voix. De fait,
étant alors entré dans le sanctuaire pour y déposer sa liste de
noms de défunts à commémorer, force lui fut bien de constater
qu’il n’y avait plus personne à l’intérieur du sanctuaire. Il
comprit alors qu’il devait s’agir d’une apparition de Saint
Nicolas. Il en fut très troublé. S’empressant dès lors de
rentrer chez lui, à peine eut-il passé la porte de sa maison qu’il
perdit connaissance. Lorsqu’il revint à lui, quelques instants
plus tard, il fut incapable de proférer un mot. Trois jours entiers,
il perdit l’usage de la parole. Par la suite, il conserva de ce
fait un léger bégaiement, en sorte que tous ainsi que lui pussent
garder en mémoire ce fait qu’il avait assisté à un événement
surnaturel.
Un jour, le Père
Evanguélos et le Père Stéphane, qui avait été le témoin de son
mariage, s’en furent en pèlerinage en Terre Sainte. Le jour où
ils devaient se rendre au Saint Tombeau du Christ, il était prévu
que le patriarche Bénédictos en personne y célébrât la Liturgie,
sur le vivifiant Tombeau même de notre Seigneur. Un grand nombre de
pèlerins y était rassemblé, entre lesquels figuraient de nombreux
clercs. Le Père Evanguélos se tourna lors impatiemment vers son ami
et lui dit avec ferveur : « Ah ! Père Stéphane !
Si seulement nous pouvions, nous aussi, célébrer avec le Patriarche
à même le Saint Tombeau ! » A peine eut-il achevé sa
phrase que le Patriarche se tourna vers eux et, les désignant de la
main, leur dit : « Allons, vous deux ! Venez célébrer
avec moi. » Quelle ne fut pas la joie des deux Prêtres alors !
Plus tard, lorsque le Père Evanguélos faisait mention de cet
événement, il disait non sans fierté : « Quelle grande
bénédiction ce fut ! C’est pourtant entre de si nombreux
Prêtres que le Patriarche nous a choisis pour célébrer sur le
Saint Tombeau ! » Par après, il avait disposé chez lui,
bien en évidence, la photographie du bienheureux Patriarche, de
manière à se souvenir à toujours de cette grande bénédiction,
qui lui avait été donnée du Ciel.
Le Père Evanguélos
célébrait fréquemment. Il avait pour habitude de porter des
vêtements liturgiques de caractère sobre, souvent de couleurs
différentes même, et dépareillées.
Tout le temps que durait
la Liturgie, il évitait de parler. Plus particulièrement même,
après la consécration des Saints Dons, il gardait le silence,
touché de contrition. Lorsqu’il communiait, il fondait en larmes.
Quand bien même il faisait en sorte que les autres ne le remarquent
pas, cela était difficile. Car l’on voyait bien qu’il essuyait
furtivement son visage. Lorsqu’on lui demandait : «
Pères, tu pleures ? », il répondait : « Mais
non, mon cher, c’est juste une poussière qui est entrée dans mon
œil. » Cependant, comme il faisait cette même réponse de
manière récurrente, l’on finit un jour par lui demander :
« Ainsi donc, Père, à chaque liturgie, tu as une poussière
qui t’entre dans les yeux ? » Alors, ce serviteur béni
du Très-Haut esquissa un sourire et inclina la tête en rougissant.
Qui sait de quels Mystères Spirituels il devait être le témoin, et
ce qu’il pouvait bien voir au moment du « Soyons
attentifs ! ». En ces moments-là, il pleurait toujours
avec d’abondantes larmes.
Il possédait de beaux
ornements liturgiques, qu’il gardait pour en être revêtu au jour
de sa mort. Et, souvent, il répétait : « Quand je serai
mort, vous me revêtirez de tous ces ornements. Et non pas seulement
de l’étole. Là ou j’irai, Là-Haut, je n’y serai pas pour un
simple office de bénédiction des eaux, mais pour y célébrer la
Divine Liturgie. »
Durant le Grand Carême,
il communiait lors des Liturgies Présanctifiées*, qu’il célébrait
dans sa petite église, et, jusqu’à la Liturgie suivante, il ne
mangeait quasiment rien. Il se contentait de faire tremper quelques
fèves, et n’en consommait qu’un peu chaque jour.
Un après-midi d’été,
le Père Evanguélos se rendit en bus à Thessalonique., Il
possédait, près de l’église de la Mère de Dieu
« Phanéroménie », une petite maison, et il venait
parfois y séjourner avec sa famille. Un jour, la chaleur y était
tellement écrasante que le Prêtre, dégoulinant de sueur et
fatigué, ouvrit la fenêtre, puis s’allongea pour prendre quelque
repos. L’air qui s’engouffra dans la pièce agitait quelque peu
les rideaux. Alors, tandis qu’il se trouvait dans un état de
demi-sommeil, intermédiaire entre le sommeil et Celui-ci s’adressa
à lui : « Celui-ci s’adressa à lui en ces termes :
« Père ! Je suis venu habiter ici ! » Mais le
Père Evanguélos lui répondit : « Mais enfin, mon cher !
Comment pourrais-tu habiter ici ? La maison est petite ;
j’ai six enfants ; nous sommes donc huit, si j’ajoute la
Presbytéra mon épouse, et moi. Où vais-je donc pouvoir te mettre,
t’installer, et te loger ? » Mais le jeune homme
répéta avec insistance : « Père, je suis venu demeurer
chez toi, et je vais y rester ! » En cet instant, la
sonnette de la porte d’entrée retentit. Il se leva, et alla
ouvrir. Il y avait là une moniale, d’un âge avancé déjà,
laquelle était accompagnée d’un Prêtre. Entre ses mains, la
moniale tenait un reliquaire. D’entrée, elle lui déclara :
« Père, voici la main de Saint Pantéléïmon. Elle était
dans notre Monastère. Un jour ou l’autre, nous allons mourir, et
notre Monastère va fermer. Or, nous avons entendu parler de toi, et
nous avons appris que tu aimes et vénères beaucoup les Saints. Nous
sommes donc venus avec la Sainte Relique du Monastère, la main de
Saint Pantéléïmon, dans le dessein de te la confier. » C’est
alors que le Père Evanguélos comprit que le jeune homme qui lui
était apparu quelques instants plus tôt n’était autre que Saint
Pantéléïmon.
Quand il visitait les
malades dès lors, il se munissait avant que de partir de la Sainte
Relique, afin de les en bénir, faisant sur eux avec la relique le
signe de la croix. Il s’avisa en outre, chose très remarquable,
qu’à chaque fois qu’il ouvrait le reliquaire, la Sainte Relique
embaumait.
Il avait chez lui
un grand nombre de Reliques, lesquelles lui étaient parvenues de
manière toujours fort étonnante. Des Saints, le plus souvent, lui
apparaissaient en rêve, tout ainsi que ces Saints apparaissaient aux
propriétaires de leurs reliques, et c’étaient ainsi que se
faisaient les présentations.
Une Moniale âgée,
demeurant à Kalamaria, conservait une Relique des Cinq Martyrs. (1).
:
( Il s’agit des Saints Martyrs Eustrate, Auxence, Eugène,
Mardaire, et Oreste, dont la mémoire est célébrée le 13
décembre).
Elle vivait seule, et, avant
que de mourir, elle était en quête d’une personne pieuse à qui
elle pût les remettre. Elle fit une prière, en laquelle elle
formulait cette demande. C’est alors que les Saints dont elle avait
les Reliques lui apparurent en rêve, lui disant qu’un Prêtre
allait venir, et qu’elle pourrait lui remettre toutes ses Reliques.
Durant le même temps, ces Saints apparurent au Père Evanguélos,
lui disant qu’il se devait de se rendre dans telle maison, en
laquelle une Moniale l’attendait afin de lui confier leurs
Reliques. Sans plus tarder, le Père prit donc le bus, et, de fait,
trouva la maison que les Saints lui avaient indiquée dans son rêve.
Effectivement, la Moniale annoncée l’attendait devant son portail.
Bien qu’ils ne se fussent jamais rencontrés auparavant, ce fut
pour eux étrangement comme s’il s’agissait de retrouvailles
après qu’ils se seraient connus depuis de longues années. La
Moniale lui remit alors les Reliques. Le Père Evanguélos les
enveloppa dans un linge, qu’il dissimula sous son rasso. Il
rapporta le tout jusque dans son village. Il plaça lors les Reliques
sur le saint autel. Mais il ignorait quelle Relique appartenait à
quel Saint. Il se mit dès lors en devoir d’écrire sur cinq petits
morceaux de papier différents le nom, chaque fois, de l’un des
cinq Saints. Il mit le tout dans le reliquaire. Après quoi, il
célébra un office d’intercession. Quelle ne fut pas sa surprise,
à l’issue de l’office, de retrouver chacun des petits papiers
auprès d’une Relique donnée ! C’est ainsi qu’il reçut
d’En Haut la réponse divine qui lui permit de savoir à quel Saint
appartenait chacune des Reliques.
Comme il possédait
nombre de Reliques, il avait mis chez lui à brûler devant elles une
veilleuse à brûler sans interruption. Il avait en outre un grand
bidon d’huile, duquel il prélevait, en ouvrant un petit robinet,
l’huile nécessaire à alimenter la veilleuse, et à faire la
cuisine. Un jour, comme la réserve d’huile touchait à sa fin, son
épouse lui fit remarquer qu’elle avait besoin de l’huile
restante pour faire la cuisine. Mais le Père Evanguélos ne lui
répondit rien, parce qu’il ne voulait pas que la veilleuse vînt à
s’éteindre. Cependant, comme la Presbytéra insistait, il
répartit, non sans quelque mécontentement : «Allons, prends
l’huile dont tu as besoin, et les Saints se chargeront bien de
l’huile de leur veilleuse. » Et voici que quelques instants
plus tard, quelqu’un vint tout soudain leur porter un bidon
d’huile, disant : « Père, nous partons en Allemagne.
Aussi t’apportons-nous, en guise de bénédiction, de ‘huile pour
la veilleuse de tes Saints. » Peu après, dans la nuit, les
Saints lui apparurent, lui adressant ces paroles : « Nous
nous sommes bien chargés de notre huile. Mais pour toi, dorénavant,
tu prendras de cette huile, pour entretenir notre veilleuse, sans
avoir jamais besoin d’ouvrir le couvercle du bidon et y regarder ce
qui reste. » Le Père Evanguélos s’en vint raconter cette
vision à son épouse. Les deux époux obéirent donc à l’injonction
des Saints, et plus jamais ils n’ouvrirent le couvercle du bidon.
Cette huile, dès lors, demeura exclusivement destinée à
l’entretien de la flamme de la veilleuse, et continua, de
nombreuses années durant, de s’écouler du bidon sans tarir.
Lors des séismes de
1978, l’église du Père Evanguélos fut très endommagée. Au
point qu’il décida d’en faire construire une nouvelle, mais au
centre, cette fois, du village. Car, la commune s’était beaucoup
étendue, et certains villageois, trop excentrés et trop éloignés,
éprouvaient des difficultés à se rendre à l’église. Il
prévoyait en outre de rénover l’ancienne église, qui jouxtait
aussi le cimetière. Mais il rencontra de nombreux obstacles, qui
s’interposèrent à son désir. De méchantes gens, hostiles au
Christ et à l’Eglise, s’opposèrent à ce qu’une église fût
construite. Le Père Evanguélos avait beau faire le tour des
villages alentour, s’épuisant à récolter du blé et du maïs,
qu’il vendait ensuite, de manière à pouvoir payer ensuite les
ouvriers qui creusaient les fondations du bâtiment, la nuit,
cependant, les adversaires du projet se rendaient sur les lieux du
chantier, et recouvraient rageusement de terre tout de terre,
réduisant à néant le travail laborieusement commencé Aussi le
pauvre Père dépensait-il en vain l’argent qu’il récoltait au
prix de tant de peine. Néanmoins, Dieu protégeant Son Eglise, et
aidant les Chrétiens persécutés de Ses légions d’Anges,
supérieures en Puissance et en nombre aux légions de Démons du
Diable, l’Eglise put néanmoins être achevée.
Un villageois,
quant à lui, dont le Diable obscurcissait l’esprit, ne trouvait
plus la paix psychique, au point qu’il s’en prit au Prêtre. Il
calomnia donc l’irréprochable et bon Père Evanguélos, l’accusant
d’avoir commis une faute morale imaginaire, et prétendant, qui
plus est, en avoir été lui-même témoin. Le problème fut ébruité,
dénoncé à la police, ainsi qu’à l’évêque, si bien qu’il
s’ensuivit un procès. Toute cette période durant, le Père
Evanguélos fut rempli d’inquiétude, et en proie à l’amertume.
Pour trouver secours et réconfort dans son épreuve, il priait
beaucoup, avec plus de ferveur encore qu’à l’accoutumée. Par
crainte de rencontrer de méchantes gens hostiles, il évitait de
circuler dans son village. « Jusqu’au procès, j’étais
très inquiet, angoissé même. Je ne savais que faire, ni quelle
conduite tenir. J’avais beau être innocent, j’étais devenu la
risée de beaucoup », disait-il.
Nonobstant, la
Providence fit qu’au tribunal, son accusateur, soudain, se sentit
coupable. Au point qu’il avoua avoir délibérément diffamé le
Père Evanguélos. Soudain, au su et à la vue de tous, il lui
demanda pardon. Et voici qu’à peine l’homme eut-il achevé sa
phrase, sa mâchoire se tordit, sa bouche remonta vers le côté
droit, et sa langue se mit à pendre, telle une trompe, en sorte
qu’il ne fut plus même en mesure de parler.
Le président du
tribunal demanda au Père Evanguélos ce qu’il souhaitait réclamer
à son accusateur, en guise de réparations du préjudice commis,
qu’il lui avait fait subir. Mais Père Evanguélos répondit :
« Innocentez-le. Je ne veux rien d’autre. Les juges
blanchirent donc le calomniateur. Quant au Père Evanguélos, il ne
demanda pas même de document attestant et certifiant son innocence.
Trente et un an durant,
le bienheureux Père Evanguélos servit et desservit sa paroisse dans
la crainte de Dieu, avec amour et esprit de sacrifice. Il fut malgré
tout assailli de nombreuses épreuves, en particulier au moment de
la construction de la nouvelle église. Mais plus on le tourmentait,
plus on le persécutait, et plus on le calomniait, plus le Seigneur
pourvoyait, sur-compensait, le couvrait de Sa Grâce, et, d’En-Haut,
lui envoyait, lui dépêchait, et lui dispensait son aide. Il
traversa pourtant des épreuves si angoissantes et si anxiogènes
qu’il disait souvent : « Du jour au lendemain, ma barbe est
devenue blanche. Elle était noire au coucher, et toute blanche au
matin. »
Nombre
d’événements extraordinaires survinrent durant l’édification
de l’église. Le Seigneur ne l’abandonna pas, et lui manifesta
son aide. Notamment en lui envoyant, de manière inopinée, un
soutien financier.
La route nationale,
reliant Thessalonique à Kavala, passait à proximité de l’église
en construction. Il advenait souvent, dès lors, que des passants,
voyant le chantier, s’arrêtassent, et lui remettent une enveloppe
contenant de l’argent destiné à aider à financer la suite des
travaux. Chaque samedi, de fait, il se devait de verser leur salaire
aux maçons. A l’approche d’un samedi donné pourtant, il se
trouva qu’il n’avait pas de quoi les rémunérer. Il dit alors au
maître d’œuvre : « Je vais te payer samedi. » Il
pria avec ferveur, fermement persuadé que Dieu ne l’abandonnerait
pas dans une situation si embarrassante. Le samedi après-midi
arriva. « Ses yeux s’étaient épuisés dans l’attente de
l’intervention de son Dieu » ( Ps 68, 4). Lui, demeurait en
prière. Or il est écrit : « L’espérance des pauvres
ne sera pas perdue à jamais. » (Ps 9, 19). Et voici, soudain,
qu’une voiture s’arrêta à sa hauteur. Un jeune couple en
descendit, demandant à rencontrer le Père Evanguélos. «
Père, lui dirent-ils, nous venons d’Alexandropoulis. Nous
empruntons souvent cette route. Nous venons à peine de nous marier,
et nous souhaiterions faire un don, en guise de bénédiction, pour
l’église que vous construisez. Oui, nous passons très souvent
ici, et nous avons fait ce vœu. » Alors ils lui remirent
cinquante mille drachmes. Le père, dès lors, put payer les quarante
mille drachmes qu’il devait aux ouvriers. Il lui restait même
encore dix mille drachmes. Aussitôt, il rendit gloire à Dieu,
remercia chaleureusement ses donateurs et bienfaiteurs, et se trouva
fort conforté dans sa confiance en la divine Providence.
Les marguilliers de
l’église lui conseillaient de ne pas déclarer tout l’argent à
la Métropole, afin de pouvoir dégager plus d’argent pour terminer
plus aisément la construction. Ce que désapprouvant, le Père
Evanguélos se trouva en désaccord avec lui. « Mais non, mes
amis », leur dit-il, nous ne pouvons faire cela. Nous devons
être honnêtes et intègres. » Malheureusement, en dépit de
toutes les précautions d’honnêteté qu’il avait prises, de
méchantes gens trouvèrent le moyen de l’accuser de détourner des
fonds.
Pour lui, il se
contentait de son maigre salaire, dont il consacrait nonobstant une
partie aux indigents et aux nécessiteux de sa paroisse, ainsi qu’une
autre à l’édification de l’église. Lorsqu’il apprenait
qu’une famille se trouvait dans le besoin, il remettait de l’argent
à l’un de ses proches, et lui demandait d’aller acheter des
vivres ou des médicaments, puis d’aller les porter à ladite
famille, sans que personne, hormis Dieu, fût informé de sa bonne
action charitable. Il n’était pas rare qu’il offrît jusqu’au
ticket de bus à ceux qui venaient lui rendre visite, participer à
l’office, ou se confesser à lui. Lorsqu’il entreprit de
construire sa propre maison, il dut, pour répondre aux instances de
son épouse, cesser un temps de dispenser et distribuer ses aumônes,
car leurs besoins financiers avaient augmenté pour ce faire. Mais le
bienheureux Prêtre en perdit la paix. Il ne parvenait plus à prier
et ne trouvait pas le repos de l’âme. Un jour donc, il s’en vint
annoncer à la Presbytéra : « Ah, ma chère ! je ne
peux plus continuer comme ça. Je sens que les portes du Ciel se sont
dorénavant fermées pour moi. » Et il recommença de dispenser
ses largesses. Une année, avec l’argent qu’il avait reçu pour
ses étrennes de Pâques, il acheta pour l’église un porte-icône.
Jusqu’à ce jour, cet objet est connu comme « le porte-icône
du Père Evanguélos ».
Lorsqu’il se mit en
quête de trouver du travail pour son fils, il songea aux raffineries
Esso-Pappas. Mais, n’y connaissant personne, il hésitait à se
rendre sur place. Un jour cependant, il invoqua à son secours l’aide
de la Sainte Croix et des Saints dont il portait les différentes
Reliques incrustées dans sa Croix pectorale. Lui vint alors l’idée
d’aller tout simplement à la rencontre du directeur de ces
raffineries, afin de lui demander d’offrir un poste à son fils. Il
se dit en effet : « C’est un homme, tout comme moi,
pourquoi hésiter ? Je vais lui parler, et, à la Grâce de
Dieu ! » Lorsqu’il arriva sur place, les gardiens du
site lui ouvrirent les portes, et le saluèrent bas. Il fut conduit
auprès du directeur, qui l’écouta, accepta sa requête, et,
sans plus tarder, embaucha son fils.
Une vieille femme de
quatre-vingt-cinq ans présentait de gros problèmes de santé, que
les médecins avaient été impuissants à résoudre. Ses jambes
étaient couvertes de plaies purulentes, qui la faisaient souffrir,
empêchant qu’elle ne pût marcher. Elle s’en vint, avec l’un
de ses proches, trouver le Père Evanguélos, et elle lui demanda de
lire sur elle, à son intention, la prière des malades. Le Père
prit la Relique de Saint Pantéléïmon, s’empressa de la bénir
avec cette dernière, et lut sur elle une prière. Après quoi, comme
elle allait repartir, le Père lui dit : « Si tu as la
foi, tu guériras. » Lors, l’état des jambes de Madame
Artémidios commença de s’améliorer, jusqu’à redevenir
parfaitement normal.
L’épouse du Père
Evanguélos tomba malade. Elle était atteinte d’un cancer du sein,
découvert trop tardivement à un stade avancé, et qui s’était
métastasé dans tout le corps. Les médecins leur annoncèrent qu’il
n’y avait plus pour elle d’espoir de survie, et qu’elle
mourrait en peu de temps. Le Prêtre prit sur lui la Relique de Saint
Pantéléïmon, et s’empressa de l’en bénir. Puis il lut sur
elle la Prière des malades. Apercevant son manège, un médecin,
méprisant et courroucé, l’invectiva : « Eh, toi !
Le curé ! C’est avec ce morceau d’os que tu vas soigner
cette malade ? As-tu perdu la tête ? » Sans rien
répondre, le Père continua de prodiguer son saint traitement à la
Presbytéra. Or, voici que peu après, celle-ci recouvra une parfaite
santé. Elle se trouve même aujourd’hui encore en vie ! Mais,
au cours de la nuit qui suivit la guérison de la Presbytéra par
l’application, de par la main du Père, des Saintes Reliques de
Saint Pantéléïmon, le Saint apparut au médecin. Celui-ci en fut
pris de tremblements. Le Saint alors le mit en garde : «
C’est toi qui m’as chassé ! Mais si tu ne te repens pas, il
va t’arriver bien pire qu’à la Presbytéra ! » Le
médecin se réveilla en sursaut. Il était dans tous ses états.
Malgré l’heure tardive, il partit à la recherche du Père
Evanguélos. Il le trouva, et lui demanda pardon. Lorsqu’il eût
vénéré la Relique de Saint Pantéléïmon, le tremblement qui
l’agitait tout cessa enfin. « De fait, racontait plus
tard le Père Evanguélos, « il tremblait comme un
marteau-piqueur. » Depuis lors, ce médecin, chaque année, en
mémoire de Saint Pantéléïmon, vénérait sa Relique, et le
remerciait de ce qu’il lui avait donné de s’approcher du
Christ : D’athée, ce médecin était devenu croyant.
Une femme, un jour,
vint, en compagnie de son fils, rendre visite au Père Evanguélos,
pour se confesser à lui. Son fils était un très gentil et très
bon garçon, qui se confessait déjà depuis un certain temps au
Père. Lorsqu’elle entra, et que le père l’aperçut, il fut
stupéfait. Son âme pure et ses yeux spirituels discernait ce qui
n’était pas visible aux yeux des gens ordinaires. Il vit alors
cette femme portant sur son dos le Diable. Elle avait le visage velu,
les yeux cruels, les dents comme celles d’un chimpanzé sauvage.
Avec colère alors, le Père Evanguélos la mit dehors. Ce n’était
pourtant pas cette femme elle-même qu’il chassait, mais le Diable
en elle, qui la possédait, et refusait de la quitter. Cette femme
avait pratiqué la magie, et c’était poussée par une malice
pleine de mauvaiseté qu’elle était venue chez le Père
Evanguélos, dans le dessein de briser l’étroite relation filiale
que son fils entretenait avec son père spirituel.
Le marguillier qui, de
longues années durant, oeuvra et travailla à ses côtés, rapporte
ceci : « Un après-midi, un jeune homme entra dans
l’église, porté par deux hommes. Il pouvait à peine poser le
pied par terre. Ces trois hommes venaient du village de Lakada. Le
Père Evanguélos lut alors la Prière des malades, assortie d’une
bénédiction, sur le jeune homme infirme. Après quoi, les trois
hommes repartirent. Ils revinrent quelques jours plus tard, et le
Père lui lut de nouveau la Prière des malades à son intention. Il
se trouva dès lors que le jeune homme allait un peu mieux. Ils
revinrent une troisième fois. Alors le jeune homme fut complètement
guéri. Par la suite, il revint tous les dimanches à l’église.
J’éprouvais une impression étrange, lorsque je faisais la quête,
de voir qu’il plongeait la main dans sa poche, pour jeter dans la
corbeille tout ce qu’il avait pu y attraper. « Mais enfin,
mon cher, » lui disais-je, « tout cela est beaucoup ! »
Mais il refaisait de même à chaque quête, tous les dimanches.
C’était, expliquait-il, parce qu’il se demandait ce qu’il
aurait fait s’il était resté handicapé. Mais, parce qu’il
avait guéri, il était désormais en mesure de travailler, et dès
lors, il avait les moyens de pouvoir témoigner sa gratitude au
Christ, à l’Eglise, et à ses Saints. »
Le Père Evanguélos
ne profita pas de sa retraite. Le Seigneur allait lui envoyer une
dure épreuve. Il tomba gravement malade : Il fut atteint d’un
cancer, et fut hospitalisé dans un hôpital de Thessalonique. Quand
il fut quelque peu remis, il partit pour le Mont Athos, qui était si
cher à son cœur. C’était sa dernière visite à ces lieux
saints. Il souhaitait s’y entretenir avec la Mère de Dieu, Sainte
Protectrice de la Sainte Montagne, et prendre sa bénédiction. Au
terme de son ultime pèlerinage, quittant l’Athos, d’un dernier
regard il embrassa les monastères. Plongé dans ses pensées, il
garda le silence. Il savait déjà que, dorénavant et désormais, ce
serait depuis les hauteurs célestes qu’il contemplerait le Jardin
de la Toute Sainte.
Peu de temps après, il
fut contraint de s’aliter. Il souffrait beaucoup. Inexorablement,
son état empirait. A force qu’il restât toujours couché, une
escarre s’était formée dans son dos. Au jour du vendredi 13
février, il remit entre les mains de Dieu son âme sanctifiée.
Pour son
ensevelissement, et comme il l’avait souhaité, Il fut revêtu de
tous ses ornements liturgiques. Dans sa droite, il tenait un
chapelet, attestant et témoignant de sa prière incessante et
ininterrompue. Le lendemain, pour l’office des funérailles,
présidé par Monseigneur Spyridon, Métropolite de Lakada, il
concélébra à sa manière, ce qui est dire d’En-Haut.
Ensuite de l’office
des funérailles, et malgré une pluie diluvienne, sa dépouille fut
menée en procession jusqu’à l’ancienne église Saint-Georges,
laquelle était encore marquée par les séismes de 1978. A la
demande des fidèles, ainsi qu’en accord avec le Métropolite, le
Père fut enterré derrière le sanctuaire de la nouvelle église.
Et, fait étrange, la pluie cessa au moment même de la mise en
terre.
Dix ans plus tard, l’on
procéda, avec la bénédiction du Métropolite, à l’exhumation du
corps du Père Evanguélos. L’on vit alors que ses ossements
étaient d’une couleur ambrée. Un embaumant parfum s’exhala lors
sur les lieux. C’était celui de l’odeur de sainteté. Le
fossoyeur, chargé de creuser la terre de la tombe, fut lors
bouleversé. Bien qu’il ne fût pas particulièrement croyant , il
s’écria : « Un Saint ! C’est un Saint ! »
Aujourd’hui encore,
ses paroissiens se souviennent toujours de lui avec émotion. Ils
reconnaissent qu’il s’agissait là d’un Prêtre d’exception.
Les fidèles ont de nombreuses anecdotes à conter à son propos,
illustrant sa vertu.
Que ses prières et sa
bénédiction soient sur nous !
27
CHRISTOPHE
VAFIADIS
(1901-1989)
Christophe naquit en
1901 à Vourla, en Asie Mineure, de pieux parents, Panaghiotis et
Eudoxia (1) -Eudocie, en français-. Ces derniers n’étaient pas
riches.
:
(Les éléments biographiques de ce chapitre ont été rassemblés
par le chirurgien-dentiste et Dr Panaghiotis Klimendidis. Nous l’en
remercions. (N.d. A)).
Mais ils possédaient, et
avaient la crainte de Dieu. Hélas, en 1922, à l’âge de vingt et
un ans, peu de jours avant la catastrophe de Smyrne (2), Christophe
marcha sur une mine.
:
( En septembre 1922, l’incendie de Smyrne détruisit la majeure
partie de la ville, et en particulier les quartiers chrétiens, et
s’accompagna de nombreux massacres).
Il
perdit l’œil droit, fut blessé à l’œil gauche, et amputé
d’un bras. Lorsque les gendarmes rassemblèrent les femmes et les
enfants, afin de leur épargner la mort, et de leur garder la vie
sauve, il eut la permission, au vu du fait qu’il était invalide,
d’embarquer lui aussi pour la Grèce libre. Or, peu après, d’entre
ses camarades de même âge que lui, pas un seul n’en réchappa.
Certains furent exécutés sur place, tandis que d’autres furent
réquisitionnés pour être envoyés aux travaux forcés. Aucun n’en
revint vivant. Christophe, dès lors, se sentit toute sa vie entière
redevable envers la divine Providence, qui l’avais sauvé par le
biais de sa grave blessure. Ses parents, quant à eux, furent
assassinés par les « Tchètes (3) ».
:
( Bandits ou repris de justice recrutés par l’Organisation
spéciale turque, en vue, notamment, de l’extermination des
Chrétiens Arméniens, des Chrétiens Assyriens, et des Chrétiens
Orthodoxes Grecs).
Il
débarqua en Grèce, dans le port du Pirée, et s’installa dans un
camp de réfugiés situé à Drapétsona. Quelque temps après, il
fut, avec sa sœur, logé dans un petit rez-de-chaussée de près de
trente mètres carrés, au 65 de la rue Hélioupoléos, à Nikaïa,
derrière l’église métropolitaine Saint-Nicolas.
Christophe arrivait donc en
Grèce borgne et manchot, avec une sœur à sa charge. Tous les
autres membres de leur famille avaient péri au cours de la Grande
Catastrophe d’Asie Mineure de 1921. IL demeura lors célibataire,
puis cohabita avec sa sœur mariée, ce qui n’était pas très
aisé. Car il devait endurer de la part de son beau-frère reproches
et injures, et il avait en outre été mis à l’écart dans un coin
de leur modeste maison, qui manquait de tout confort, et fût-ce du
minimum le plus rudimentaire. Ce ne fut que quelques années avant s
amort qu’il put faire l’acquisition d’un réfrigérateur.
Christophe était le témoignage vivant d’un réfugié d’Asie
Mineure. Mais il menait outreplus une véritable vie d’ascète et
de martyr. Il était devenu pareil à une fleur odorante et ;
embaumante, qui eût émané d’entre les pavés des sordides
ruelles du Pirée.
Grand
et mince, il avait une allure imposante. Il parlait néanmoins avec
douceur, d’une voix paisible, et sur un ton inspiré. La Grâce de
Dieu reposait manifestement sur lui.
Il
travaillait, pour gagner sa vie, comme camelot. Il vendait des
koulouria (1) et des cigarettes, - bien qu’il ne fumât pas
lui-même -, achetés à crédit au magasin de Monsieur
Iannakopoulos.
:
(Koulouri, pluriel koulouria : Petit pain rond en forme de
couronne, recouvert de graines de sésame).
Il
rendait toujours l’argent qu’il avait emprunté et qu’il
devait, et ce, au centime près. Son honnêteté et son intégrité
étaient sans pareilles. Aussi le responsable du magasin lui
accordait-il une confiance absolue.
Se
réveillant chaque jour à quatre heures du matin, il prenait ensuite
un petit déjeuner frugal, et s’en allait en bus au Pirée. Il
achetait ses biscuits dans une boulangerie, et les revendait ensuite
devant le port aux gens qui se rendaient à leur travail, et
principalement dans les transports en commun. En même temps que ses
biscuits, il offrait à ses clients la fameuse petite brochure
religieuse : « La Voix du Seigneur », qu’il
surnommait : « Le Viatique (2). »
:
( Il est fréquent que ce terme, en grec, revête une connotation
eschatologique, et renvoie au Grand Voyage d’outre-tombe, après
la mort, menant au Royaume Céleste).
A neuf heures il se rendait au
magasin, puis distribuait à vive allure sa marchandise aux
kiosquiers. Il rentrait ensuite chez lui sur le coup de quinze
heures. Après quoi, il passait quelques heures à prendre le frais
et à se reposer dans sa petite cour, et se servait un café dans
l’unique gobelet qu’il possédait. Il se plongeait alors dans la
Prière et dans les Méditations Spirituelles. Enfin, vers vingt et
une heures, il s’allongeait sur sa modeste literie. Tel était son
programme quotidien.
Sa Foi et sa dévotion
à l’Eglise lui épargnèrent les écarts de conduite, et le
sauvèrent de dévaler les pentes glissantes qui mènent à la
perdition. Quoique peu à peu devenu aveugle, vivant dans
l’isolement, et abandonné de tous, il vécut jusqu’au terme de
sa vie dans l’intégrité, la sagesse, la dignité, la gentillesse,
le zèle et l’application au travail. Si bien qu’il atteignit à
une éclatante pureté de corps et d’âme. « Je peux tout,
par Celui qui me fortifie » (Epître aux Philippiens 4, 13),
aimait-il à répéter après le Saint Apôtre Paul.
Christophe était épris
de la Sagesse de Dieu. Il avait une soif ardente d’ entendre Sa
Parole, de la mettre en pratique, et de la retransmettre en paroles,
d’une sobriété empreinte de Grâce, ainsi qu’ en actes. Il
participait à un Cercle d’études bibliques, auquel il assistait
une fois par semaine. Les dernières années de sa vie sur terre,
comme il n’y voyait plus, il chargeait le coiffeur, qui, une fois
par semaine venait chez lui, de lui lire des péricopes de
l’Evangile, ainsi que les Propos Spirituels de Saints écrits sur
chacune des pages de son calendrier. Il écoutait ces lectures avec
une attention soutenue. Et il conserva cette soif d’apprendre
jusqu’à un âge très avancé.
Animé d’une grande
charité, il aidait discrètement son prochain, et de diverses
manières. Quelques-uns rapportèrent, pour que ce fût ainsi révélé
au grand jour, que, durant les sombres années de l’Occupation, il
collectionnait les épluchures de pommes de terre pour les donner aux
affamés ; et qu’il parcourait les hôpitaux, pour y rendre
systématiquement visite aux malades et aux agonisants. Là, il
apportait et prodiguait à ces derniers réconfort et consolation,
les préparant à faire leur confession et à recevoir les Saints
Mystères de la Communion, et accomplissait et recueillait leurs
dernières volontés.
Durant ses jeunes
années, il mena un grand combat contre la chair. Sa chasteté était
exemplaire. Il rougissait tel un petit enfant lorsqu’il racontait
de quelle manière il avait réchappé aux pièges, aux filets, et
aux rets tendus du Malin, et comment, à l’instar et à l’imitation
du sage Joseph, il avait toujours prudemment évité de recevoir les
flèches empoisonnées que lui avaient tendues des femmes frivoles.
Car il avait résolu d’offrir sa chasteté en sacrifice à Dieu. Il
faisait lors l’éloge de la virginité, mais aussi celle du
mariage. Car, dans l’Eglise Orthodoxe, les deux voies, de la
chasteté, et du mariage, que figurent les deux bras de la Croix,
mènent à Dieu. Pour lui, il avait choisi de vivre le célibat tout
en restant dans le monde.
Méprisé de tous,
pauvre, et insignifiant vendeur de koulouris, Christophe mena, sa vie
durant, son combat spirituel au sein de la bruyante Athènes, en
dépit de toutes les nombreuses et multiples tentations que recélait
le port. Il se contentait de très peu pour vivre. Il avait, dès sa
jeunesse, cessé de manger de la viande, redoutant l’embrasement
des sens que provoque les nourritures carnées. Il cuisinait
ordinairement une simple poignée de lentilles, de pois chiches, de
riz ou de pâtes, qu’il faisait cuire dans une vieille boîte de
conserve. Sa seule fortune consistait en deux assiettes en aluminium,
un briki (1) dans lequel il préparait son café, quelques vêtements
usagés, et une vieille couverture.
:
(Petit récipient haut et étroit, usité pour la préparation du
café grec).
Nonobstant sa pauvreté, il se
montrait fort affable et très hospitalier. De fait, pratiquant
assidûment la Vertu Orthodoxe de l’hospitalité, il accueillait
chez lui des visiteurs dans le besoin, et leur offrait tout ce qu’il
pouvait trouver ou tout ce qui lui tombait sous la main. Le plus
souvent, il s’agissait de café, et de pain passé au four.
Tous les dimanches, il
allait à l’église. Pour qui entrait en l’église Saint-Nicolas,
on l’y trouvait toujours présent, debout ou assis dans sa petite
stalle. Avec la bénédiction de son Père spirituel, il y communiait
aux Saints Mystères. Il ne manquait pas de toujours laisser son
obole dans la corbeille de la quête, comme aussi dans le tronc pour
les nécessiteux.
Il honorait
particulièrement le dimanche, pour ce qu’un ange, qui lui était
apparu, lui avait rappelé que c’était le Jour du Seigneur. Aussi
incitait-il ses proches, ainsi que les clients qui lui achetaient ses
quelques bricoles à vendre, à respecter ce saint Jour, à s’y
rendre au plus tôt à l’église, et à en marquer la vénération
par l’offrande d’aumônes, ou l’accomplissement d’œuvres
bonnes au profit des pauvres, des prisonniers, et des malades. Durant
les quarante jours du Grand Carême, il ne s’alimentait que de
nourriture bouillie. « Les Saints Pères », disait-il,
« ont tout prescrit avec sagesse ».Il n’ajoutait
d’huile à sa nourriture que le samedi et le dimanche. Il disait
encore : « Ce qui souille l’âme, ce n’est pas ce qui
entre dans la bouche de l’homme, mais ce qui en sort, comme les
mauvais propos et les médisances. Mais, sous l’emprise du jeûne,
les lèvres se purifient, la bouche devient humble, et les tentations
charnelles disparaissent ». Il faisait preuve, dans sa manière
de s’alimenter, d’une tempérance et d’une patience d’ascète.
Pourtant, malgré ce régime draconien et cette diète austère,
qu’il pratiquait par ascèse, pour se sanctifier, Christophe avait
la mine éclatante et l’air prospère, à l’image de ceux qui
vivent dans la bonne chair et dans l’aisance. Il vivait, en cela, à
l’imitation des Trois jeunes Gens de la Fournaise, auxquels, au
sein du feu d’une diabolique géhenne torturante, Dieu dispensait
la rafraîchissante Rosée Céleste de Sa Grâce.
Il se lavait dans un
simple bac en zinc. Lorsqu’il eut atteint un âge avancé, et qu’on
lui proposait, parfois, de l’aider à sa toilette, il refusait
catégoriquement. Il se débrouillait seul, se frottant à l’aide
d’une serviette mouillée. Pour ne pas contrarier ses proches, il
acceptait seulement qu’on lui offrît, pour le nourrir, quelque
assiette de nourriture.
S’il ouvrait la bouche,
ses mots étaient tout empreints de Grâce. En parlant, il levait un
peu la tête, comme s’il eût attentivement écouté quelque chose
venu d’en haut, comme si quelque Prophète eût pris la Parole pour
s’adresser à lui. Parfois, il parlait d’une voix douce et
chantante, comme émanée d’un courant d’eau ; et d’autres
fois, il parlait haut et fort, à l’imitation du bruit qu’eût
fait une vague puissante. Lorsqu’on lui posait une question, le
laps de temps qui s’écoulait avant qu’il ne répondît semblait
prendre une dimension d’au-delà du monde, une dimension éternelle.
Sa réponse était brève, mais dense pourtant. Bien souvent, pour
encourager son interlocuteur dans le récit de ses épreuves, et lui
donner l’espoir qu’elles seraient bientôt passées et
surmontées, il faisait croire à celui-ci que lui aussi, dans sa
jeunesse, avait été confronté à la même situation, au même
tourment, ou qu’il avait eu la même conduite, mais que, pour
s’être confié à Dieu et l’avoir prié dans son malheur, tout
avait été arrangé, par les soins de la Providence.
Il aimait beaucoup le
silence. Du temps s’écoulait, bien souvent, sans qu’il échangeât
avec son visiteur la moindre parole. Il conseillait ensuite à ses
visiteurs de vaincre le mal par le bien. De rendre de l’amour, en
lieu et place d’une vengeance ; de pardonner, d’accepter ce
qui était, de se repentir et de faire pénitence ; et, en
toutes choses, de rendre grâces à Dieu. « La gratitude est
une arme puissante », disait-il.
Le Paradis qui régnait
en son âme ne manquait pas d’influer sur la vie pleine de vanité
des personnes de son entourage. Chaque fois que quelqu’un le
surprenait à prier, il semblait tout de feu, incandescent, et comme
gratifié de visions surnaturelles, qui ne sont pas de ce monde. Il
disait aussi : « Avant que de m’endormir, je fais trois
fois le signe de croix, comme si c’était ma dernière nuit à
vivre ici-bas. » Il était plein de zèle, et du nombre de ces
« violents » dont l’Evangile dit qu’ils peuvent seuls
s’emparer du Paradis, en se faisant violence sur eux-mêmes, par la
violence de l’ascèse et de l’exercice des vertus. Il était
plein d’une fièvre ardente dans la perspective certaine de pouvoir
rencontrer Dieu au cours de la Prière.
Par une après-midi, il
confia ce secret à quelqu’un : Un jour qu’il se tenait
debout en prière, la Mère de Dieu lui avait fait la Grâce de Sa
Visitation. Elle tenait entre ses bras son Enfant. Empli
d’étonnement, mais saisi de doute sur le caractère véritable de
cette Venue Céleste, Christophe s’entendit alors dire ceci :
« Viens ça, Christophe, et reçois dans tes bras le Christ.
Afin que, selon que ton nom l’indiques, tu puisses véritablement
porter le Christ (1). »
:
( La traduction littérale du prénom Christophe, du grec
Christo-phoros, est : Celui qui porte le Christ »).
Et, tandis que, par humilité
ou par défiance, il hésitait encore, la Toute-Sainte Mère de Dieu,
s’approchant de lui d’un pas ferme, lui remit elle-même notre
Seigneur dans ses bras. Par la suite, les larmes aux yeux, il
confessa qu’aucune embrassade ne lui avait jamais procuré autant
de joie. Après quoi, la vision s’était évanouie, et lui avait
laissé un souvenir des plus doux, avec au cœur une Joie ineffable.
Un autre événement
surnaturel se produisit durant la Divine Liturgie célébrée à
Nikaïa, dans l’église métropolitaine Saint-Nicolas, tandis qu’il
se tenait debout dans sa stalle – car, le dimanche, jamais il ne
s’y asseyait-. Et voici que, sans qu’il pût comprendre comment
cela s’était fait, il se trouva soudain transporté dans un
sanctuaire céleste. La Divine Liturgie y était également célébrée.
Le Seigneur siégeait sur un trône, la Toute Sainte se tenait à sa
droite, et le Précurseur à sa gauche. Une multitude d’anges Le
servaient, chantaient des hymnes mélodieuses, et le glorifiaient
ainsi. Il régnait là une telle harmonie sublimement ordonnée, une
telle paix absolue ! Quelle sublimité de chants célestes !
Les anges, tous, inclinaient respectueusement la tête devant
l’Agneau de Dieu crucifié. Christophe goûta quelques instants les
suaves délices de cette expérience surnaturelle, puis, à nouveau,
il se retrouva dans sa stalle. Il entendit alors le Prêtre dire ces
paroles de la Liturgie avant la Communion aux Saints Mystères :
« Avec crainte de Dieu, foi et amour, approchez (2). »
:
( Proclamation du Prêtre, invitant les fidèles à approcher de la
Divine Communion).
Un ange du Seigneur lui avait
ordonné d’écrire sur un morceau de carton que la participation à
la Liturgie du dimanche était un commandement et un précepte de
Dieu. L’on pouvait aussi y lire que l’on se devait de se lever
tôt le dimanche, pour se rendre à l’église et y faire le plein
de bénédictions du Ciel et de joie divine. Il avait en outre collé
sur ce carton un petit ange en papier, et avait fixé le tout sur le
plateau en bois où il déposait les koulouris qu’il vendait. En
cette manière, il confessait ouvertement et audacieusement le
Christ.
Il fut un jour atteint
d’une grave hémorragie gastrique.
« Allons
d’urgence à l’hôpital », lui conseilla aussitôt l’un
de ses proches.
Non,
mon cher, répondit-il : Le Christ est le médecin de l’âme
et du corps.
Mais,
tu es épuisé !
Le
Christ va m’aider.
L’hémorragie
peut s’avérer fatale.
J’arriverai
ainsi plus vite auprès de mon Seigneur et mon Dieu. »
Au
matin, son ami le trouva en pleine forme.
« Que
s’est-il passé, Christophe ?
-Un
ange du Seigneur m’est apparu, et m’a dit : «
Christophe, pour ton estomac, mange du pain d’orge passé au
four. » J’en ai acheté ; j’en ai mangé ; et
l’hémorragie s’est arrêtée net. »
A
l’âge de quatre-vingt-cinq ans, en 1986, il se souvint de son
père. Ils avaient été séparés l’un de l’autre en 1921. Cela
faisait plus de soixante et un ans qu’il ne l’avait pas
commémoré. Il décida d’apporter à l’église une prosphore, en
écrivant le nom de son père : « Panaghiotis »,
pour qu’il y soit commémoré à la prothèse * par le Prêtre
avant la Liturgie. La nuit suivante, son père lui apparut. Il se
tenait au chevet de son lit, et il lui caressa la tête : «
Ah, Christophe, mon enfant ! » lui dit-il. « Si tu
savais comme cela m’a procuré un grand rafraîchissement… Quel
cadeau tu m’as fait, quelle paix tu m’as apportée en te
souvenant de moi en me faisant commémorer à la Proscomédie ! »
Il
était un jour assis dans sa petite cour, en compagnie d’un jeune
homme de sa connaissance.
« Monsieur
Nicolas, Monsieur Nicolas ! cria-t-il au père du jeune garçon
qui passait là par hasard. Et ce, alors même qu’il ne connaissait
pas son prénom.
Vous
me connaissez ? demanda la père.
Non,
répondit-il. Mais voilà, votre fils Panaghiotis me tient
compagnie. Il vous faut vous réconcilier avec Panaghiotis, pour
qu’il puisse aller de l’avant. Portez-vous bien !
De
fait, ce jour-là, sans que personne lui eût rien dit, une vive
conversation avait opposé Panaghiotis et son père. Ensuite de quoi,
Christophe dit au jeune homme : « Nous devons avoir de
bonnes relations avec nos parents. Ainsi qu’une bonne relation avec
l’Eglise, car l’Eglise est la Mère qui nous conduit à Dieu le
Père. »
Trois
personnes de sa connaissance vinrent un jour lui rendre visite. Mais
à peine furent-ils entrés qu’il se mit à crier : «
Allez-vous en, sortez ! Les lions et les tigres mêmes prennent
soin de leurs petits. Mais les humains tuent les leurs !. »
Ces trois hommes furent fort étonnés, car Christophe était
d’ordinaire très aimable avec eux. « Que lui prend-t-il, »
se demandèrent-ils. Alors, l’un d’entre eux se mit à rougir
et, plein de honte, leur avoua : « C’est à cause de
moi qu’il s’est emporté. Car mon épouse et moi avons par trois
fois avorté. »
L’on
vit davantage encore briller ses vertus au cours des dix dernières
années de sa vie. Ce furent aussi pour lui les années les plus
difficiles. Il n’y voyait quasiment plus rien pour pouvoir
travailler. Il discernait seulement quelques ombres, et ne
reconnaissait son visiteur qu’au son de sa voix. Il n’avait ni
retraite, ni indemnités, se contentant pour vivre de l’aide que
lui apportait la Providence et de la charité d’autrui. En 1986,
six ans avant sa dormition, il reçut néanmoins sa petite retraite.
Sa sœur était morte déjà, et tous l’avaient abandonné. Il ne
lui restait plus, en dehors de son coiffeur, qu’une seule
connaissance.
Aveugle,
infirme, seul, et âgé, il n’avait pour compagnie et pour
interlocuteur que Dieu seul. Une dame amie qui était un après-midi
entrée chez lui sans qu’il s’en fût aperçu, l’entendit
dire : « Seigneur, éclaire mon esprit… » De
fait, le Donateur de Lumière l’éclaira, et l’affermit si bien,
qu’il put, jusqu’au terme de sa vie, subvenir seul à ses
besoins, se maintenir dans la propreté, et continuer d’entretenir
soigneusement sa maisonnette.
Durant
cette difficile période de sa vie, le Seigneur en lequel il croyait
avec tant de foi, et qu’il vénérait jusqu’à l’adoration, ne
le laissa pas abandonné ni privé de consolations humaines. Des amis
le trouvèrent un jour alité, souffrant d’oedèmes. Christophe
refusait de se nourrir désormais. Voyant alors des personnes vêtues
de blanc, il demanda : « Pourquoi ces prêtres sont-ils
vêtus de blanc ? » Un médecin l’examina pour la
première fois. Celui-ci diagnostiqua une déshydratation et une
insuffisance cardiaque, et il le fit hospitaliser. Transporté à
l’hôpital, il fut entouré de soins. Mais il ne survécut pas
longtemps.
Au
jour du 8 avril 1989, il s’endormit dans le Seigneur, à l’âge
de quatre-vingt- huit ans.
Ses
rares connaissances organisèrent son ensevelissement, lequel fut
sobre, mais digne, à l’image de ce qu’avait été sa vie. Les
fidèles de sa paroisse, et les autres participants embrassèrent son
front, lequel était lumineux et diaphane, telle une pure et éthérée
sainte relique. Sans ressources financières il fut enterré aux
frais de la municipalité de Nikaïa, dans le cimetière de la ville
nouvelle.
Trois
ans après, en 1992, au moment de la Pâque, l’on procéda à
l’exhumation de ses ossements. Ils se révélèrent
particulièrement nets, et d’une couleur ambrée. Ils furent
enfouis dans l’anonymat de l’ossuaire du cimetière de
l’Ascension, à Nikaïa.
Au
vu de ses ossements couleur d’ambre, et connaissant sa vie sainte,
son Père spirituel, le Père Procope Kontogiannis, déclara qu’il
s’agissait là d’un homme de Dieu. D’une grande simplicité de
cœur et de vie, il avait apporté de Cappadoce la parfum de la piété
et de la sainteté des Grands Saints d’Asie Mineure. A sa manière,
et grâce à la vertu de son exemple, il avait aidé les habitants de
sa terre natale expatriés à Nikaïa à demeurer fidèles à la
Sainte Tradition Orthodoxe de leurs ancêtres, et il l’avait
également transmise aux Chrétiens d’ailleurs qui ne la
connaissaient pas. A Christophe, Mémoire éternelle !
28
ELPIDA
XANTHOPOULOS
(1907-1990)
Elpida, de la lignée des
Baltazidis, vint au monde en 1907 dans le Pont. Elle perdit son père
quand elle était enfant. En 1914, sa famille vint s’installer en
Grèce, dans un village de la province de Kilkis. Ils traversèrent
des années difficiles, parce que la pauvreté était grande en ce
temps-là. La petite Elpida ne fréquentait pas l’école, parce
qu’elle travaillait dur dans les champs de tabac pour soutenir sa
mère endeuillée. En plus de son mari, celle-ci avait perdu un fils
à la guerre d’Asie Mineure, ainsi que deux filles et un autre fils
de la malaria. Petite orpheline et fille de réfugiés, Elpida
surmonta la pauvreté, l’exil, et la perte de son père, parce
qu’elle croyait fermement en Dieu, et puisait en Lui courage et
consolation.
Lorsqu’elle fut en âge de
se marier, elle épousa Théophile Xanthopoulos, avec lequel elle eut
deux fils et une fille. En 1960, ils déménagèrent, et s’établirent
à Thessalonique. Depuis toujours, elle aimait l’Eglise, et la
fréquentait assidûment. Aussi, après que son mari fut mort, et
lorsque ses enfants se furent tous mariés, se consacra-t-elle
totalement à Dieu.
Elle
jeûnait beaucoup. Elle pratiquait régulièrement des triméron
– des jeûnes
stricts de trois jours entiers- , jusqu’à en devenir toute pâle.
Ses enfants, la voyant épuisée, se faisaient du souci. Elle faisait
de nombreuses métanies*. Elle emplissait sa poche de haricots, et, à
chaque grande métanie, elle enlevait un haricot, et ainsi de suite,
recommençait tout depuis le début. C’était sa manière à elle
de les compter.
Elpida
maintenait sa veilleuse toujours allumée, et passait sa journée,
assise sur son canapé, à égrener son chapelet. Un jeune étudiant
lui demanda un jour de lui dire quelques mots sur la prière. La
grand-mère Elpida lui répondit : « Que te dire, mon
enfant ? Maintenant j’ai tout perdu, parce que j’ai été
injuste avec mes enfants. Autrefois, je disais sans cesse la prière
au-dedans de moi. Je prenais soin d’une église au village, j’y
allais la nuit, à pied, avant que le jour ne se lève. Je disais la
prière en tenant mon chapelet, et, comme si j’eusse été sur un
petit nuage, voici que j’arrivais à l’église sans comprendre
comment cela avait pu se faire. En chemin, je croisais parfois des
meutes de chiens, qui me menaçaient de leurs aboiements. Je les
bénissais d’un signe de croix. Ils se calmaient alors, et
s’asseyaient à terre. Je pouvais dès lors passer sans qu’ils
m’importunent. »
La
grand-mère Elpida aimait beaucoup les offices de l’église, et
plus particulièrement encore, les agrypnies*, qui duraient toute la
nuit. Elle se confessait et pratiquait le communion fréquente.
Lorsqu’elle fut trop âgée pour pouvoir continuer de se rendre
fréquemment aux offices des agrypnies, elle disait, soucieuse :
« Comme vous êtes heureux de pouvoir aller à l’église !
Pour moi, c’en est fait, je suis devenue une Turque (1).
:
( Traduction littérale du verbe « tourkévo », qui
signifie aussi devenir musulman).
Les gens vont à l’église,
et moi, je reste couchée. »
Mais, tous les dimanches,
comme aussi les jours de fête, elle mettait son foulard, prenait sa
canne, et partait pour l’église. Elle fit même, par extrême
dévotion, à trois reprises, le pèlerinage en Terre Sainte.
L’Ancienne Elpida était
une femme sacrificielle, qui s’exerçait au don de soi. Elle vouait
aussi en don au Christ tout l’argent de sa retraite, ainsi, du
reste, que tout ce qu’elle recevait d’autre par ailleurs.
C’est ainsi qu’Elpida
contribua à l’agrandissement de l’église Saint Jean-Baptiste au
village de Pikrolimni, ainsi qu’à l’édification de l’église
des Saints-Apôtres d’un village voisin. Elle participait en outre
à l’entretien d’autres églises encore, telle l’église Saint
Charalambos à Thessalonique, comme aussi au développement
d’associations caritatives.
Elle oeuvrait également
à des travaux de couture pour l’Eglise, travaillant avec l’une
de ses voisines, qui était couturière d’ornements liturgiques.
Elpida achetait les tissus, et sa voisine en confectionnait des
nappes pour le saint autel, ou des vêtements sacerdotaux pour les
prêtres désargentés. Un jour, en passant par l’église d’un
village, elle y vénéra l’épitaphios posé sur une table, lequel
était à demi déchiré. Elle en parla au Prêtre, et lui envoya
bientôt de l’argent pour en acheter un neuf. Dans chacune des
églises où elle constatait un manque, elle s’empressait d’y
remédier en venant y porter le nécessaire – qu’il s’agit de
veilleuses, d’icônes, de vases sacrés, etc…-. Elle les offrait
et en faisait don à Dieu, car elle aimait la Beauté de Sa maison.
Chaque année, pour Pâque, elle faisait parvenir un don à des
ascètes du Mont-Athos. Elle achetait également ou collectait des
habits, et les distribuait à des familles dans le besoin. Elle
organisait des tombolas, et tous ceux qui connaissaient la
générosité de son œuvre lui offraient leur contribution. Une
Tzigane lui fit même un don de 500 drachmes.
Elle était très
accueillante. Elle offrait, dans sa petite maison, l’hospitalité à
des pèlerins du Mont-Athos, à des clercs, et à des moines. Elle
leur préparait de quoi se nourrir, leur laissait jusqu’à sa
cellule, et, sans leur poser beaucoup de questions, les laissait se
reposer en paix. Il lui suffisait de savoir que ses hôtes avaient un
lien avec le Mont-Athos.
Elle avait de très
bonnes relations avec plusieurs étudiants qui lui rendaient visite,
et qui tiraient profit de son expérience de vie et de ses conseils,
lesquels étaient simples, certes, mais concrets. Elle préparait un
repas sans huile aux jeunes gens qui faisaient le carême, parce que
leur mère ne cuisinait pas de nourriture carémique.
Un dimanche, sur le
chemin qui la menait à l’église, Elpida vit soudain une colonne
de feu et de sang, qui montait en torsades jusqu’au Ciel. Elle
regarda autour d’elle pour demander à un passant s’il voyait
bien la même chose qu’elle, mais il n’y avait personne à qui
demander. Elle se rendit ensuite à l’église, où elle participa à
la Liturgie, mais, au fond d’elle-même, la curiosité ne la
quittait pas, de savoir ce que signifiait cet événement étrange.
Elle interrogea le Prêtre, qui lui dit de ne pas y accorder
d’importance, car, selon lui, c’était probablement l’œuvre du
démon. Quelques jours plus tard, le grand séisme de 1978 frappa
Thessalonique. A l’emplacement exact de sa vision, un immeuble
s’effondra, et plusieurs personnes périrent.
L’on apporta un jour
chez elle une grande et lourde icône de la Mère de Dieu, encadrée
de bois, car l’église dans laquelle elle se trouvait jusqu’à
présent était en travaux. Il avait fallu deux hommes pour la
transporter, et la déposer au beau milieu de la chambre d’Elpida.
Il était convenu qu’ils reviendraient la chercher dès que les
travaux seraient achevés. Elpida raconte : « Je voulais
passer le balai, mais l’icône m’en empêchait. Il fallait que je
la déplace, mais je ne le pouvais pas. J’ai dit : « Ma
Toute-Sainte, que vais-je faire de toi maintenant ? Comment
vais-je faire le ménage, toute seule, si je ne peux pas te
soulever ? » j4ai fait mon signe de croix, et j’ai pris
l’icône. Elle était devenue légère comme une plume ! Je
l’ai mise sur le côté, et lorsque j’ai eu fini, j’ai dit :
« Ma Toute-Sainte, aide-moi une nouvelle fois, pour que je te
remette à ta place. » Lors, à nouveau elle est devenue toute
légère, et je l’ai remise en place. »
Elle possédait une
petite icône en papier de la Vierge à l’Enfant. La nuit, elle la
prenait avec elle, et la serrait fermement dans sa main, parce
qu’elle avait peur, toute seule chez elle. Une autre nuit, elle
s’endormit en écrasant la petite icône par inadvertance. Mais
elle sentit que quelque chose la poussait soudain vivement dans le
dos ; si bien qu’elle se réveilla et demanda pardon à la
Mère de Dieu. Avant le séisme de 1978, cette carte-icône émettait
très souvent un bruit dans la nuit, pareil à un son de cloche, qui
eût fait : « ding, ding, ding ». Elpida se
réveillait, s’asseyait dans son lit, et demandait : «
Que se passe-t-il ma Toute-Sainte, que veux-tu ? »
Elle avait sur son
iconostase une autre icône ancienne de style naïf, représentant
Saint Antoine aux côtés de Saint Athanase. Un jour, une avocate lui
apporta son aide pour résoudre un problème dont elle ne venait pas
à bout toute seule, et elle ne lui demanda aucun argent en
contrepartie. Cependant, elle lui demanda cette petite icône en
bénédiction. Elpida accepta avec joie, et l’enveloppa dans un
papier, af*in de pouvoir la lui donner lors de sa prochaine visite.
Or, dans la nuit, il se produisit ceci :
« Voici que,
juste avant les premières lueurs de l’aube, je vis, non en rêve,
mais bien réellement et en vérité, un grand moine se tenir debout,
les bras croisés, au milieu de ma chambre. Lors, je bondis de mon
lit, et lui demandai :
« Comment es-tu
entré ici ? J’avais pourtant bien, avant d’aller me
coucher, fermé la porte et les fenêtres.
En
vérité, j’étais déjà là. Par trois fois, j’ai sauvé ta
maison d’un incendie. Et maintenant, tu veux me mettre dehors ? »
Quelle
douce et humble voix il avait ! Et avec quelle retenue il s’est
adressé à moi ! Sa voix et son allure m’ont fait grande
impression ; je ne pourrai jamais l’oublier. Il disparut
ensuite du champ de mon regard. Je l’ai alors cherché partout,
jusque sous le lit même. Mais il avait bel et bien disparu. Au
matin, j’ai raconté l’événement à un Prêtre que
j’hébergeais chez moi de temps à autre, et qui venait d’arriver.
Il me dit catégoriquement de ne surtout jamais donner cette icône,
parce que les Saints avaient manifesté qu’ils ne voulaient pas
partir de chez moi. J’ai donc gardé cette icône.
Ensuite de quoi, je me suis
assise, et j’ai réfléchi à ce que le Saint – Saint Antoine-
m’avait dit ; à savoir qu’il avait à trois reprises sauvé
ma maison de l’incendie. Je me sui souvenu en effet qu’une fois
les serviettes en papier dont je me servais pour m’essuyer les
mains quand j’allumais la veilleuse avaient pris feu sur le plan
de travail, juste au-dessous de la veilleuse qui était accrochée
devant l’icône. J’étais sortie à ce moment-là, et, lorsque
je suis rentrée, j’ai trouvé la veilleuse providentiellement
éteinte, cependant que les serviettes et une partie du plan de
travail avaient brûlé. Grâce à l’intervention du Saint, le feu
s’était miraculeusement éteint, sauvant la maison de la
destruction. Une autre fois, j’avais mis de l’eau à bouillir
dans le briki, posé sur la gazinière. Je suis partie aux Vêpres
en oubliant que le gaz était allumé. Lorsque je suis revenue, j’ai
aperçu dans l’obscurité une petite flamme bleue. En prenant le
briki, j’ai constaté qu’au lieu d’être incandescent, il
était froid, et que toute l’eau était encore dedans. »
La
grand-mère Elpida disait toujours : « Je ne veux pas
être grabataire et devenir un poids pour mes enfants. Je voudrais
que Dieu me prenne tant que je tiens encore debout. Ma Toute-Sainte,
je pense que je n’ai pas rien fait pour toi. Prends mon âme dès à
présent, pour que je ne sois pas tourmentée par une grande
vieillesse et que je ne sois un tourment pour personne. »
A
la fin de sa vie, elle tomba malade et fut hospitalisée quelques
jours durant. Le 19 mars 1990, elle rentra chez elle, et s’allongea
un peu, parce qu’elle était fatiguée. L’un des étudiants
qu’elle appréciait fut habité ce jour-là par l’insistante
pensée qu’il devait aller lui rendre visite. Il la trouva étendue
sur son lit, tout juste rentrée de l’hôpital. Elle prit des
nouvelles de ses amis, et, brusquement, se sentit mal. Il se fit
alors entendre une sorte de bruissement, et, tout soudain, son âme
pure et simple s’envola à la rencontre du Christ et de la
Toute-Sainte. A Elpida, mémoire éternelle !
Euthalie
Patéras.
(1905-1994)
Euthalie Patéras (1) naquit à
Konitsa en 1905, de pieux parents, Christos et Vassilikie, lesquels
élevèrent leurs enfants conformément au vouloir de Dieu, leur
transmettant la piété et la foi. Euthalie était la quatrième
d’une fratrie de cinq, et se distinguait par sa foi profonde, son
amour pour Dieu et sa dévotion envers Lui. Depuis son jeune âge,
elle avait préféré s’adonner à la prière et à la lecture des
livres de spiritualité orthodoxe. Elle n’éprouvait aucun attrait
pour les jeux de son âge. Elle n’aspirait qu’à une chose :
prier et approfondir sa connaissance de Dieu. L’un des voisins,
Costas Tziallas, père de famille nombreuse, chantre et sacristain,
lui apportait des articles de revues religieuses, qu’elle lisait
avec attention et délices. Car son âme s’en trouvait lors emplie
de la douce présence du Christ.
Elle
veillait toujours à ce que son habillement soit sobre et humble.
Elle ne voulait pas de robes colorées. Un jour, tandis qu’elle
était élève de primaire, l’on ajouta un col blanc à son
tablier : elle refusa de le porter. Elle semblait spontanément
attirée par la voie de la consécration entière et absolue à Dieu.
Elle vivait dans le jeûne et la prière. Elle ne se préoccupait ni
de sa réussite professionnelle, ni de fonder une famille. Excellente
élève, elle aimait beaucoup les enfants, et souhaitait devenir
institutrice, mais la perspective de devoir travailler et
d’entretenir des liens sociaux avec d’éventuels collègues
masculins était pour elle un souci. Aussi changea-t-elle d’avis.
« Qu’aurais-je à voir, quant à moi, avec des hommes ? »,
disait-elle. Et elle préféra sacrifier ses études pour pouvoir se
consacrer à Dieu da manière totale, et sans rien pût y faire
obstacle. Elle se rendait souvent au Monastère de Stomion, où elle
avait déjà séjourné presque un mois avec ses frères et sœurs,
son oncle Alexis Floros, ainsi que d’autres parents. Son oncle
Alexis, le frère de sa mère, était le marguillier du Monastère.
Au cours de l’une de ses visites, Euthalie demanda à une ancienne
moniale si elle pouvait rester auprès d’elle pour devenir moniale.
Elle lui répondit : « Ici, dans les montagnes, il y a
des gens dangereux, des bandits. Moi, je suis vieille, et je vais
mourir. Comment feras-tu pour vivre toute seule dans ce coin perdu. »
Euthalie, qui venait tout juste d’avoir seize ans, prit peur, et
repartit, choisissant de rester chez elle pour mener son combat
spirituel.
Sa
vie s’écoulait dans le jeûne, la prière, et le travail. Ce
qu’elle était connaissait le mieux était l’esprit de charité
et l’esprit de sacrifice. Elle voulait rendre service à tous, et
leur faire plaisir à tous. Tandis que ses frères et sœurs tenaient
un petit commerce, elle restait à la maison et s’occupait de tout.
Parée d’humilité et de patience, elle cohabita et travailla en
bonne intelligence avec la seconde épouse de son frère aîné
pendant de longues années. La première femme de son frère était
morte de suite de couches, laissant orpheline sa petite fille Anna,
âgée d’à peine quinze jours. Eulalie avait déclaré à sa
belle-sœur qui s’apprêtait à partir pour la vie éternelle :
« Tu es arrivée dans notre vie comme un ange, tu repars comme
un ange. » Elle éleva ensuite Anna avec beaucoup d’amour et
de tendresse. Georges et sa seconde épouse, Olga, vécurent heureux
pendant plus de trente ans. Euthalie se chargea aussi de l’éducation
des six enfants de sa sœur, Charikléïa, pour ce que son mari et
elle souffraient de problèmes de santé.
Pour
tous, Euthalie était comme un ange sur terre. A ses parents, elle
offrait son amour et ses services avec empressement, reconnaissance
et gratitude. Elle aidait en particulier sa mère à se préparer
chaque matin, en sorte que ses enfants puissent venir la saluer avant
que de se rendre à leur travail. Elle ne se souciait pas
d’elle-même, aspirant seulement à se sacrifier pour ses proches.
Sa famille et son foyer étaient accueillants. Beaucoup y reçurent
l’hospitalité : il venait là des gens simples, des
personnalités d’importance, et beaucoup de prédicateurs de
passage. Elle veillait à offrir toujours ses soins, mais sans se
faire remarquer, préférant demeurer dans l’ombre.
Elle
ne sortait quasiment pas de chez elle, sinon pour aller à la
rencontre de sa cousine Kétie, et de son amie Dina Mokoros, avec
lesquelles elle avait des conversations spirituelles. Elle allait
aussi rendre visite à la Presbytéra Argyro Papathémistokléous, et
lui parlait de Dieu. De ces entretiens, la Presbytéra retirait une
grande joie ainsi qu’une grande force spirituelle. Quand son Père
spirituel Paul Zizakis passait chez Argyro, et qu’il la trouvait
paisible et joyeuse, il lui demandait : « Euthalie
est-elle passée par ici ? » Car le Père savait que la
visite d’Euthalie apportait la paix de Dieu et Sa Joie.
Le
dimanche et les jours de fête, Euthalie se rendait à l’église,
et vivait intensément le don des sacrements divins. Aimant
particulièrement les enfants, lorsque s’achevait la Liturgie, elle
entamait avec eux des conversations, durant lesquelles elle se
réjouissait de leur présence, et leur prodiguait des conseils
spirituels. Elle aida nombre de jeunes filles à ne pas s’écarter
du droit chemin.
Emplie
d’amour, elle priait pour tout le monde. Elle ne critiquait
personne et refusait de commenter la vie des autres. On lui demanda
un jour son avis sur l’inconduite d’un prêtre. Elle ne dit rien,
mais, bien au contraire, pria ardemment pour ce père, et lui écrivit
une lettre dans le dessein de le fortifier spirituellement.
Elle
manifestait sa charité et son sens de l’hospitalité de toutes les
manières possibles. En 1940, l’amour sacrificiel dont elle fit
preuve envers les blessés demeure inoubliable. L’école
d’agriculture de Konitsa avait été transformée en hôpital, y
accueillant les blessés. Mais ils étaient si nombreux qu’on les
accueillit aussi dans la maison d’Euthalie Patéras, où fut même
installée une salle d’opération. Aux côtés d’autres femmes
bénévoles qui étaient venues d’Athènes, Euthalie prenait avec
charité soin des blessés, et les réconfortait. Elle leur donnait
un peu de lait et de jus d’orange. Un jour, elle reçut de Ioannina
une caisse d’oranges, destinée à sa famille. Elle en fit du jus,
qu’elle distribua aux blessés. Une autre fois, ils préparèrent
des colis et de petits gâteaux au miel (1) pour l’armée, et
poposèrent à Euthalie de les distribuer.
:
( Les « mélomakarona » sont les gâteaux traditionnels
de la période de Noël).
Elle refusa, parce qu’elle
ne voulait pas se faire remarquer, ni prendre la place de qui que ce
fût. Souhaitant éviter de provoquer des antipathies ou des
jalousies, elle répondit à ceux qui insistaient :
« Je veux que
soit fait le bien,
Qu’importe si c’est par
une autre main.
Devenir cause de jalousie,
Quelle grande ignominie ! »
Pendant qu’elle
prodiguait ses soins aux blessés, elle leur parlait de Dieu, les
consolant et les affermissant.
Euthalie nourrissait
toujours le désir de devenir moniale. Elle confia son souhait à un
père spirituel qui était de passage, et qu’elle hébérgeait chez
elle. Mais, comme en ce temps-là, sa mère vivait toujours, et avait
besoin d’aide, son père lui conseilla de rester à ses côtés.
En tant qu’habitante de
Konitsa, Euthalie connaissait le saint Père Païssios. Lorsqu’il
était accueilli chez Kétie Patéra, il l’invitait à se joindre à
leurs prières et à leurs entretiens spirituels. – Les maisons de
Kétie et d’Euthalie se jouxtaient-. Quelque temps après, lorsque
l’Ancien s’installa au Monastère de Stomion, Euthalie s’en
vint fréquemment lui y rendre visite. Elle était présente
lorsqu’il déplaça le rocher et qu’il jeta dans le ravin la
poêle contenant des poissons (1).
:
( Cf Hiéromoine Isaac, L’Ancien
Païssios de la Sainte Montagne, L’Age
d’Homme, Lausanne, 2009, p. 75).
Elle participa au projet
caritatif de l’Ancien, qui avait disposé aux quatre coins de la
ville des « boîtes à dons ». Avec simplicité, elle
contait qu’elle avait pris en charge une famille nombreuse dans le
besoin, laquelle consistait en quatre orphelins. Elle leur
fournissait du blé et du maïs, pour qu’ils aient du pain. Elle
leur apportait aussi le lait et la vache qu’elle venait de traire,
et donnait ensuite le reste à sa propre famille. Elle s’occupait
de leur trouver des vêtements, et leur tricotait des vestes et des
chaussettes.
Lorsque le Père
Sébastien devint Evêque de Konitsa, il fit la connaissance
d’Euthalie, et lui dit un soir après les Vêpres : «
Euthalie, si nous ouvrions un hospice pour personnes âgées, tu
pourrais t’en charger ? » Elle répondit avec retenue :
« Je n’ai pas les capacités pour assumer un tel travail… »
Le vertueux hiérarque, qui savait s’en remettre à Dieu pour toute
chose, lui dit : « Prie, et dans une semaine, tu me
donneras ta réponse. » L’Evêque pria lui aussi pour que le
Seigneur révèle sa volonté, et que la Toute-Sainte les guide.
Euthalie raconte ce qui suit : « Durant toute cette
semaine-là, j’ai fondu comme la cire… Je n’osais pas endosser
une telle responsabilité, je me sentais faible et incompétente.
Aussi, au bout de cette semaine, toute tremblante, je dis à
l’Evêque : « Monseigneur, je ne peux pas ; je me
sens faible ; une tâche aussi grande n’est pas pour moi. »
Mais ayant reçu de Dieu l’information qu’il attendait, et en
vertu de son autorité épiscopale, il m’a placée devant l’icône
de la Mère de Dieu, et m’a dit : « C’est la
Toute-Sainte qui t’appelle, pas moi ». Je me suis lors mise à
pleurer : « Comment pourrais-je m’opposer à la
Toute-Sainte ? ». Et, faisant obéissance au hiérarque,
je lui dis : « Avec votre bénédiction, Monseigneur… »
Sans plus attendre ni tarder, elle rassembla ses vêtements dans un
baluchon, et se rendit à « l’hospice de la Mère de Dieu. »
Il s’agissait d’une
noble maison léguée à la Métropole par sa cousine , Kétie
Patéra. Dès le premier jour, quatre femmes âgées s’installèrent
avec elle, et, le dimanche suivant, en présence de Monseigneur
Sébastien, on célébra l’Aghiasma*.
Avec l’ouverture de
cet hospice paroissial, une nouvelle étae de vie commença pour
Euthalie, sur le chemin du don de soi et de l’amour sacrificiel.
Après Dieu et la Toute-Sainte, elle avait pour soutien spirituel
l’Evêque Débastien.
Son exemple bouleversa
tous les habitants de Konitsa, lesquels s’empressèrent d’offrir
des dons et des subsides, allant jusqu’à se priver parfois du
nécessaire, pour que l’établissement ait les moyens matériels de
fonctionner. Un comité de cinq membres fut constitué, avec à sa
tête Monseigneur Sébastien. La responsabilité principale du
fonctionnement de l’hospice incombait à Euthalie Patéra,
désormais directrice. Elle s’entretenait presque quotidiennement
avec Georges Papachristidis, pour ce qui était de résoudre toutes
les questions et tous les problèmes qui se présentaient. Euthalie
considérait ses pensionnaires comme ses sœurs et ses mères, et
prenait soin d’elles avec beaucoup d’amour. Elle veillait à les
nourrir, sur un plan tant matériel que spirituel. Chaque jour, avant
que de commencer son travail, elle s’agenouillait devant l’icône
de la Mère de Dieu. Au commencement, en plus de sa charge de
directrice, elle assumait aussi celles de cuisinière et de
blanchisseuse. Chaque matin, elle réunissait dans le salon les
pensionnaires pour la prière. Le soir, elles chantaient toutes
ensemble l’office de la Paraklisis à la Toute-Sainte. Pour ce qui
était de ses études, Euthalie n’avait pas dépassé l’école
primaire, mais elle connaissait bien ce qui relevait du culte divin.
Elle avait appris par cœur nombre de tropaires et d’exapostilaires*.
Souvent, pour la prière, l’Evêque venait se joindre à elles. Il
restait ensuite bavarder un moment avec elles, et, chaque dimanche,
il déjeunait avec elles. Il régnait dans cet hospice une atmosphère
familiale et chaleureuse. Les âmes abandonnées à elles-mêmes y
recevaient le gîte et le couvert, ainsi que tous les soins
nécessaires. Dotée d’un grand talent d’administratrice et très
économe, Euthalie y vécut jusqu’à la fin de sa vie. Comme cela
fut avéré par la suite, son importante charge de travail ne
constitua pas pour elle un obstacle pour cultiver les vertus
monastiques, telles le dénuement, la claustration, l’obéissance,
la patience, et le discernement.
Les effets personnels
qu’elle avait apportés tenaient dans un baluchon. Il fut même
difficile de trouver de quoi l’habiller le jour de ses funérailles.
Voici ce qui constituaient ses seules possessions : un manteau,
une veste, deux jupes, cinq ou six pièces de linge de rechange, une
brosse à dents, une brosse à cheveux, un petit porte-monnaie
contenant quelques piécettes, un parapluie, des lunettes, une canne,
et trois livres.
Elle n’avait pas de
chambre à elle. Durant les premières années à l’hospice, elle
vécut dans la même pièce que les trois premières vieilles dames.
Lorsque le nombre de pensionnaires augmenta, elle s’installa dans
le salon : elle étendait chaque soir deux couvertures sur un
canapé, et les rangeait au matin. Elle n’avait ni armoire, ni même
une simple table de nuit.
Quand un conflit
éclatait entre les résidentes, ou quand elles n’écoutaient pas
et n’en faisaient qu’à leurs têtes, Euthalie les laissait
faire. Elle se rendait dans le salon, allumait l’encensoir,
chantait la Paraklisis à la Mère de Dieu, et le Seigneur apportait
la solution. Quand elle retournait les voir, elle les trouvait
apaisées et réconciliées.
Elle méditait
l’Ecriture Sainte, les écrits de Saint Cosmas d’Etolie, de Saint
Nectaire d’Egine, et de nombre de Vies de Saints. Pour avoir été
beaucoup tenus entre ses mains, les livres qu’elle lisait sans
cesse et méditait continûment étaient tout abîmés. Elle avait un
chapelet, et s’adonnait à la Prière du Cœur, comme Saint
Païssius l’Athonite la lui avait enseignée.
Euthalie s’était
tout d’abord confessée au Père Dimitri. Elle avait le désir de
la communion fréquente, mais son premier père spirituel ne lui
permettait de communier que trois ou quatre fois par an. Bien que
cela lui fût difficile, elle faisait obéissance. Mais, à partir du
moment où elle s’installa à l’hospice, elle dut obéissance au
Métropolite, et put dès lors communier une ou deux fois par
semaine. Euthalie et le hiérarque se portaient une estime mutuelle.
En 1940, pour la
dernière fois de sa vie, elle se rendit au marché, afin d’y
acheter des oranges, pour en faire du jus qu’elle pût donner aux
blessés de guerre. Depuis lors, le seul chemin qu’elle emprunta
fut celui qui la menait à l’église Saint-Nicolas. En 1968,
lorsqu’elle s’établit à l’hospice, elle continua un moment de
suivre son habitude de ne sortir que pour se rendre à l’église.
Par la suite, elle ne fréquenta plus que l’église de l’hospice.
Là-même, nul ne la voyait jamais dehors, ni même dans la cour.
Elle ne tolérait pas
de commérages de la part des femmes qui travaillaient dans
l’établissement. « Laissez tout le monde faire son
travail », disait-elle avec autorité, arrêtant net tout
commentaire désobligeant. Ou bien, elle disait simplement : «
Allons, vous avez bien autre chose à faire ! »
Pour illustrer le fait
que tout don doit être désintéressé, Euthalie racontait ceci :
« Un jour, un habitant de Konitsa acheta une paire de
chaussures à un enfant pauvre qui marchait pieds nus. Depuis lors, à
chaque fois qu’il le croisait, il lui disait : « Fains
bien attention à la manière dont tu marches, pour ne pas abîmer
tes chaussures » ; ou bien : « Ne les use pas,
ne les salis pas », etc… Jusqu’au jour où l’enfant
retira ses chaussures et lui dit : « Tiens, reprends-les.
Je pourrai maintenant marcher en liberté, comme je l’entends. » »
Une aïeule dont
s’occupait Euthalie avec beaucoup de soin et d’amour, lui
embrassait souvent les mains en lui disant : « Tu es
comme ma Maman ! », bien qu’elle fût elle-même bien
plus âgée qu’Euthalie. Chaque matin, Euthalie lavait une première
fois le linge sale des pensionnaires avant que de le confier aux
dames chargées de la buanderie, de manière qu’il fût moins
souillé.
La mentalité de
l’époque faisait considérer qu’une personne était grabataire
parce qu’elle avait commis nombre de péchés. Pour que les
personnes grabataires ne souffrent pas de cet état d’esprit,
Euthalie prenait soin de dissimuler aux visiteurs leur véritable
état. Elle n’évoquait jamais la présence de pensionnaires
grabataires, et elle s’en occupait elle-même avec Clio, la
sous-directrice.
Elle transmettait par
l’exemple son esprit de sacrifice au reste du personnel de
l’hospice. Et elle parvenait à maintenir dans l’équipe l’unité
et la bonne entente. Durant une période où les moyens étaient
faibles et peu nombreux, l’aide que Dieu apportait à l’hospice
était très concrète. La présence d’Euthalie inspirait toutes
les femmes. Comme le disait alors Clio : « Nous n’étions
qu’une seule âme, qu’un seul cœur ! » Euthalie
faisait preuve d’esprit de compréhension envers ses collègues, et
elle essayait toujours de trouver le moyen d’alléger leur charge.
Elle disait par exemple à Clio : « Mon amie, va
voir ta sœur, passe du temps avec elle . Maintenant, je suis encore
vaillante. Mais quand je serai plus âgée, tu ne pourras plus y
aller… Va maintenant voir ta sœur. » De même, à chaque
fois que Clio souhaitait partir à Ioannina, Euthalie la laissait y
aller sans lui faire la moindre difficulté, et elle la remplaçait
elle-même à l’hospice.
Tous étaient édifiés
et inspirés par les paroles, et, davantage encore, par l’exemple
d’Euthalie. Il va sans dire qu’Euthalie offrait ses services sans
aucune compensation financière. Elle travaillait continûment, jour
et nuit quasiment, et s’occupait de tout. Polyxénie Zdavros fut
une des premières femmes à travailler avec elle. C’était une
personne intègre, travailleuse, et entièrement digne de confiance.
La charge de travail augmenta, et il devint nécessaire d’embaucher
en outre Stathoula Kitsos, puis Madame Sophie. Toutes étaient très
gentilles et totalement dévouées à ce travail agréable à Dieu.
Euthalie constituait pour elles un exemple vivant du don de soi et de
l’esprit sacrificiel. Elle donnait tout son amour aux autres, cet
amour qui transparaissait sur son visage calme et plein de bonté,
ainsi que dans son sourire. Elle témoignait d’une extrême
gentillesse à l’égard des visiteurs de l’hospice, et le rôle
de mère lui allait si bien que ceux qu’elle hébergeait quelques
jours durant s’y sentaient véritablement comme chez eux. La
grandeur et le caractère inconditionnel de l’amour qu’Euthalie
portait à ses pensionnaires transparaissent plus particulièrement
dans la délicatesse des soins qu’elle prodigua à l’une d’entre
elles : cette femme avait contracté un cancer de la paupière,
qui creusait une plaie sur tout son visage, et lui causait des
douleurs insupportables. C’était effrayant à voir. Les soins
indispensables à lui prodiguer exigeaient beaucoup d’amour et de
patience. Seule Euthalie était dotée d’un tel charisme. Parfois,
pendant qu’Euthalie s’occupait d’elle et lui parlait avec
tendresse, la vieille femme l’appelait « Maman ». La
scène s’apparentait à une cérémonie, incarnat l’amour et le
don de soi, s’exprimant de façon pure et authentique.
C’est ainsi que, plus
de vingt ans durant, Euthalie prit soin de vieilles dames en
souffrance. Lorsqu’une pensionnaire mourait, Euthalie la veillait,
en lisant le Psautier. Mais elle prenait soin tout d’abord
d’envoyer se reposer tout le reste du personnel de l’hospice.
Elle portait la
responsabilité du bon fonctionnement de l’hospice, et Dieu lui
envoyait en retour nombre de bénédictions. Un jour, il n’y avait
plus dans la réserve ni fromage ni fruits. Mais Euthalie fit une
prière, et voici que quelques instants plus tard, Dimitra Kapaïou
survint avec deux caisses de raisin, et deux énormes fromages. Emue,
Euthalie glorifia Dieu tout au long du jour, tandis que la
cuisinière, Polyxénie Zdavros, avait été saisie d’étonnement
et d’admiration.
Euthalie ne se rendait
plus jamais au marché, mais elle trouvait le moyen de communiquer
avec ceux qui souhaitaient offrir leur contribution à l’hospice.
Tous étaient touchés de constater sa gentillesse à toute épreuve,
et son amour si spontané pour tous.
Euthalie était une
figure maternelle, non seulement pour les pensionnaires de l’hospice,
mais aussi pour les enfants du foyer ecclésial Saint Cosmas
d’Etolie. Elle leur exprimait sa tendresse de diverses manières :
« Couvrez-vous, « disait-elle, « de crainte de
tomber malades. » Ou : « Viens boire une tisane,
mon enfant, j’entends que tu tousses. » Tous les anciens
résidents se souviennent d’Euthalie avec beaucoup de gratitude et
de respect.
Quelqu’un lui dit un
jour : « Euthalie, tu te fatigues pour rien à vouloir
donner un enseignement spirituel aux enfants du foyer. Très peu
deviendront prêtres ; les autres partiront et ils oublieront
tout. » Mais elle répondit, imperturbable : «
Quand tu retires une éponge de l’eau, tu as beau l’essorer, elle
reste mouillée. »
Lorsqu’elle partit
de chez elle pour s’installer à l’hospice, elle considéra cet
hospice comme son nouveau foyer. Les dix premières années, elle
continua de se rendre dans son ancienne maison une fois par semaine,
afin d’y confectionner des prosphores. Cela mérite que
mentionnions ici de quelle façon extraordinaire elle préparait le
levain pour les prosphores : elle faisait bouillir le basilic
qui avait été béni lors de la fête de l’Exaltation de la Sainte
Croix, et utilisait cette eau sans rien y ajouter d’autre que de la
farine. Elle confectionnait les prosphores avec ce levain pendant
toute l’année. Parfois elle préparait du pain au levain
uniquement pour faire plaisir aux résidentes de l’hospice.
Euthalie était une
personne de grande et profonde foi et de longue patience. Dotée de
discernement, elle ne parlait pas beaucoup. Elle savait comment se
comporter et quels mots employer avec chacun, adoptant une attitude
empreinte de gentillesse et d’esprit de charité. Elle ne renonçait
jamais à ses principes, non plus qu’à sa règle spirituelle,
constituée de prières et de jeûnes. Le dimanche, elle mangeait un
peu de viande, et, le mardi, un peu de poisson. Le reste de la
semaine, son alimentation était simple et frugale. Elle pratiquait
le jeûne du triméron des trois premiers jours du Grand Carême, et
elle faisait aussi tous les autres carêmes, et ceci, avec joie. Si
quelqu’un lui conseillait de manger un tant soit peu plus, elle
lançait avec espièglerie : « Maman n’est pas
d’accord ! » Par la suite, une petite église vit le
jour au sein même de ces deux établissements caritatifs, en
laquelle la Liturgie était célébrée quasiment tous les samedis.
Euthalie pleurait de joie car, de cette façon, l’ensemble des
pensionnaires, de l’hospice et du foyer, pouvaient trouver de quoi
se nourrir l’âme.
A compter de 1973,
Euthalie reçut une aide considérable de la part de Clio Rokos, et
une soulagement considérable lui fut apporté par cette âme simple
et pleine d’amour pour Dieu et pour son prochain. Vouée, elle
aussi, à Dieu et au service des autres, elle travailla de nombreuses
années aux côtés d’Euthalie, et elles étaient comme une mère
et sa fille. « Dieu m’a envoyé un grand cadeau »,
disait Euthalie au sujet de Clio.
Le soin et l’attention
qu’elle portait aux pauvres petits orphelins, et le souci qu’elle
avait d’eux, constituaient pour elle comme une règle de vie. L’un
de ses oncles lui envoyait régulièrement de l’argent, qu’elle
eût pu dépenser pour les besoi ns de l’hospice, mais qu’elle
préférait consacrer à aider des orpheline et des enfants pauvres.
Elle avait également pris à sa charge les petits-enfants de l’une
des résidentes de l’hospice, car ils étaient orphelins.
Les deux dernières
années de sa vie, elle fut contrainte de rester alitée, du fait de
sa maladie de l’ostéoporose. Clio prenait soin d’elle avec un
dévouement exemplaire, comme si elle eût été sa véritable fille.
Lors de l’une de ses visites, Monseigneur Sébastien lui déclara :
« Euthalie, souviens-toi de nous quand tu seras là-bas ;
ne nous oublie pas ». Ce à quoi elle répondit : «
Monseigneur, vous y serez avant moi. » Et, de fait, alors que
le hiérarque était à ce moment-là en bonne santé, son état se
dégrada subitement, et, le 12 décembre 1994, il s’endormit dans
le Seigneur, précédant, dans sa dormition, Euthalie de douze jours.
L’Ancienne Euthalie
avait reçu de Dieu de nombreux charismes intellectuels et
spirituels, qu’elle fit fructifier, tout en veillant
précautionneusement à les garder cachés. Elle ne nous enseignait
pas seulement par ses paroles, mais, aussi et surtout, par son
exemple, et, d’une manière mystérieuse, par sa vie tout entière,
son intarissable charité, sa confiance sans faille en la Providence
divine, sa foi inébranlable, son absolu dépouillement, son
humilité, sa discrétion, et son discernement ; par sa manière
si inspirée de conduire et de diriger l’hospice, et par son sens
de l’hospitalité, digne du patriarche Abraham. Elle nous édifiait
aussi par la manière particulière qu’elle avait de minimiser et
de résoudre les prétendus problèmes, par son esprit sacrificiel,
sa tempérance, et la patience longanime dont elle faisait preuve en
toute chose, par son silence, par la sagesse qui la caractérisait,
par son obéissance aveugle à la volonté de Dieu, et par son
obéissance exemplaire à son père spirituel, Monseigneur Sébastien.
Ses combats personnels pour ses luttes ascétiques sont connus de
Dieu seul. Elle réussit à demeurer inconnue de beaucoup, mais
demeura et demeure bien connue de Dieu à toujours. A Euthalie,
mémoire éternelle !
Quatrième
de couverture :
Ce
livre peut être considéré comme l’équivalent grec du livre à
succès du Père Tikhon Chekounov, Saints
de tous les jours, dont
le titre russe pourrait être traduit aussi par « Saints qui ne
sont pas au calendrier » ou « Saints qui ne sont pas
officiellement saints ». Il s’agit en effet, rédigées ou
rassemblées par le Hiéromoine Euthyme (l’un des spirituels du
Mont Athos les plus connus actuellement) de 800008quarante-trois Vies
de chrétiens qui, en vivant au sein du monde, ont mené une
existence sainte, au même titre que les saints moines auxquels
jusqu’à présent cette collection « Grands spirituels
orthodoxes du XX° siècle » a surtout rendu hommage. Ils sont
de toutes conditions : hommes ou femmes, jeunes ou vieux,
célibataires ou mariés, ou – en très grande majorité –
laïcs, exerçant des professions diverses. Ils ont vécu dans le
monde grec – y compris celui de la Cappadoce chrétienne – depuis
le début du XX° siècle jusqu’à ces dernières années. La
plupart d’entre eux sont donc nos contemporains. Leur vie, qui fait
place à une ascèse étonnamment rigoureuse, est remplie de prière
et de vie liturgique, et rayonne aussi dans leur milieu social par
l’amour qu’elle diffuse, non seulement en de bonnes paroles ou de
bons sentiments, mais aussi en une aide concrète, généreuse
jusqu’au sacrifice complet de soi, apportée au prochain dans ses
diverses difficultés. Ces personnalités sont très différentes,
mais sont unies par « un même esprit et un même cœur ».
Elles témoignent que non seulement une vie spirituelle approfondie
peut être menée de manière constante au milieu du monde, mais que
l’idéal de la sainteté peut y être atteint.