mercredi 29 avril 2020
Témoignage du Diacre Vladimir Roussak sur l'Eglise Soviétique.
ANDRE
MILLER
TEMOIGNAGE
DU DIACRE
VLADIMIR ROUSSAK
SUR
L'EGLISE
SOVIETIQUE
EDITIONS DE
LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT
GREGOIRE PALAMAS
30 Bd
de Sébastopol, 75 OO4 Paris
(QUATRIEME
DE COUVERTURE)
Le
diacre Vladimir Roussak a été emprisonné dans les camps en URSS
pour avoir écrit un livre sur l'histoire de l'Eglise Russe au XXème
siècle. Ce livre témoigne des persécutions dont elle a été
victime de la part du Régime Soviétique depuis 1917. A l'occasion
du Milléniare du Baptême de la Russie et pour honorer la mémoire
des Nouveaux Martyrs, la Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas
publie l'étude qu'André Miller, historien, a consacrée à cet
ouvrage.
LES
NOUVEAUX MARTYRS
et le
SECOND BAPTEME DE LA
RUSSIE
En cette année 1988, nous fêtons
le Millénaire de la Russie, la conversion de saint Vladimir et de
son peuple grâce au zèle missionnaire, vraiment apostolique, de
l'Eglise Mère de Constantinople qui transmit, pure et inaltérée, à
la Russie, la foi orthodoxe des Saints Pères.
L'Eglise de Russie, comme tant
d'autres Eglises locales, a connu des périodes spirituelles plus ou
moins difficiles, et cela indépendamment des événements
historiques et politiques. Affaiblie, asservie, dominée par les
Mongols, combattue par les hétérodoxes et par l'uniatisme, l'Eglise
russe est restée fidèle et d'une immense piété pour le Christ, le
vrai Dieu. Plus tard, libre, impériale, elle est tombée
partiellemnt, à partir de Pierre le Grand, dans la tiédeur
religieuse, préférant souvent la mode occidentale à l'héritage
patristique.
Cette
chute spirituelle de la Russie, ou d'une grande partie de la
hiérarchie ecclésiastique, a été souvent décrite et analysée
par les théologiens russes eux-mêmes. Ainsi, l'un des Nouveaux
Martyrs, l'Archevêque Hilarion Troïstsky écrivait dans son livre :
" Le christianisme ou l'Eglise?" que : " Durant
l'époque douloureuse pour l'Eglise du règne de Pierre Ier, la haute
société russe s'est éloignée de la vie de son Eglise pour vivre
selon la mode des autres peuples de l'Europe". Cette
infiltration fut la cause, selon l'Evêque Hilarion, d'influences
spirituelles étrangères à la tradition patristique orthodoxe : "
Cette haute société russe n'a pu éviter de tomber aussi dans le
domaine religieux sous l'influence des confessions occidentales... La
hautaine idéologie occidentale de l'amour de soi a pénétré de
plus en plus dans notre communauté".
Quelques années après la
catastrophe de la Révolution, un autre théologien, dans
l'émigration, le Père Georges Florovsky, faisait, dans son livre
"Les voies de la Théologie russe", l'historique de cette
"chute", l'attribuant à l'éloignement de la tradition
patristique : " Je suis convaincu, disait-il, que la cassure
intellectuelle avec la tradition patristique et byzantine a été la
cause principale de tous les "arrêts" et de tous les
échecs dans le développement de la Russie".
D'autres théologiens, après le
Père Florovsky, ont souligné des faits essentiels comme la
persécution, à partir du XVIème et du XVIIèmesiècles de la
prière hésychaste considérée comme du messalianisme; d'autres
encore ont insisté sur la transformation du rôle de l'épiscopat
après Pierre le Grand : l'évêque se fonctionnarise, il cesse
d'être un "déifié", un "père spirituel", pour
devenir un administrateur au service de l'Etat - ce qui est
totalement contraire à la tradition orthodoxe.
Nous
ignorons à quel point la piété du peuple orthodoxe en Russie a été
touchée par une telle évolution de l'Eglise au XVIIème, XVIIIème
et même XIXème siècle, mais nous pouvons mesurer dans les
"dogmatiques" latinisantes que l'enseignement des Académies
théologiques était loin d'avoir la pureté de celui que les
hiérarques grecs transmirent à la Russie de Vladimir.
LE RENOUVEAU
HESYCHASTE
au XVIIIème et
XIXème siècles.
Vers la fin du XVIIIème siècle,
la Russie a cependant retrouvé partiellement la tradition hésychaste
et monastique de l'Eglise orthodoxe. Le zèle inspirateur d'un tel
retour à l'enseignement patristique authentique a été le
bienheureux starets Païssius Vélichkovsky, qui se rendit sur la
Sainte Montagne de l'Athos pour être initié à la prière par
excellence, la prière du coeur, qui s etransmettait encore de Pères
en fils spirituels comme le trésor des trésors.
En
réintroduisant la Philocalie en Russie le bienheureux Païssius a
été véritablement un nouvel illuminateur de la Russie, parce qu'un
christianisme qui ne s'applique pas de toutes ses forces à l'union
avec Dieu, à la perfection que les Pères appellent déification,
est un christianisme mort, ou un faux christianisme.
La
postérité du bienheureux Païssius a été immense, puisqu'une
multitude de monastères ont été fondés ou restaurés
spirituellement par ses disciples directs ou indirects : saint
Séraphim de Sarov, le bienheureux évêque Théophane le Reclus, la
lignée unique des starets d'Optino, et tant d'autres ont ainsi
retrouvé la tradition hésychaste.
Malgré les persécutions des
"académies", et la méfiance d'une partie de la
hiérarchie, les moines hésychastes, ces starets de toute la Russie,
ont préparé spirituellement le peuple à la plus grande persécution
de la foi que l'Eglise orthodoxe ait jamais connue. Le bienheureux
starets Ambroise d'Optino et saint Jean de Kronstadt ont été connus
de toute la Russie, des puissants et des faibles, des riches et des
pauvres : ils ont été les pères spirituels capables de préparer
leurs enfants à la couronne du martyre - annonçant, prophétisant
même les malheurs à venir. Ils ont initié les vrais chrétiens de
Russie à l'"illumination" qui venait, au second baptême
de la Russie, celui du martyre, dans lequel il n'y a plus eu aucune
place pour la tiédeur et la modération spirituelle.
Les
Nouveaux Martyrs sont la gloire de l'Eglise orthodoxe, à laquelle
par leur confession de foi, ils rendent témoignage; ils sont, il
faut le dire aussi, la honte de beaucoup d'orthodoxes qui les
ignorent volontairement parce qu'ils ne veulent qu'une orthodoxie
culturelle, relativisée, sans ascèse, proche des confessions
occidentales souvent affadies et mondaines.
LE TEMOIGNAGE DES NOUVEAUX MARTYRS
Les
Nouveaux Martyrs russes n'ont pas été uniquement les victimes d'un
pouvoir athée, hostile à Dieu, et qui voit dans la religion la
forme même de toute aliénation. Ils n'ont pas été seulement les
victimes d'un millénarisme étranger au christianisme. Si l'on veut
confesser la vérité, il faut dire aussi qu'ils ont été également
les victimes d'"orthodoxes", de "faux-frères",
qui les ont combattus, dénoncés ou trahis. Autrement dit,
l'histoire tragique de la persécution des chrétiens en Russie n'est
pas d'abord une question politique liée à l'avènement du
bolchévisme; c'est d'abord et avant tout une question
ecclésiastique; et cette question ecclésiastique n'est pas liée
seulement à la Russie.
La
maladie qui s'est déclarée de façon si violente en 1917 en Russie,
couvait depuis longtemps, à l'intérieur même de l'Eglise russe;
elle se caractérisait essentiellement par une volonté de réforme
moderniste, de transformation de l'orthodoxie que l'on voulait rendre
plus "mondaine", plus sociale, moins rigoriste, moins
ascétique.
Ce
courant a pris en Russie, très vite, la forme de l'Eglise vivante,
cette Eglise soumise au pouvoir soviétique, qui appliqua son
programme moderniste : mariage des évêques, critique du monachisme
traditionnel, abandon du calendrier ecclésiastique, engagement
politique... Cette "Eglise vivante" fut activement soutenue
à l'extérieur de la Russie par le Patriarcat de Constantinople qui
la reconnut et la défendit au point de demander au saint Patriarche
Tykhon de se retirer. Une telle intercommunion entre l'Eglise vivante
et le patriarcat de Constantinople ne fut certainement pas un hasard,
mais l'expression d'une même évolution vers le réformisme et le
modernisme.
En
1920, en effet, l'Eglise de Constantinople publia une célèbre
Encyclique où le programme de l'Eglise vivante se retrouvait tout à
fait : transformation du monachisme, changement du calendrier,
rapprochement avec les autres "Eglises"; ainsi, pour la
première fois, la fameuse "théorie des branches" faisait
son entrée dans une Eglise locale.
En
Russie comme en Grèce ce modernisme, ce réformisme fut combattu, le
peuple et le patriarche Tykhon refusant en Russie l'Eglise vivante,
le peuple, puis quelques évêques, n'acceptant pas en Grèce la
réforme du calendrier par laquelle le programme de l'Encyclique de
1920 commençait à être appliqué. La maladie, dans les deux cas,
prenait des formes différentes, mais pour conduire au même but : la
transformation radicale de l'orthodoxie traditionnelle et
patristique. L'Eglise vivante ne fut pourtant pas la pire épreuve de
l'Eglise russe.
LE SERGIANISME ET L'EGLISE DES
CATACOMBES
Devant l'échec de l'Eglise vivante
qui n'attirait pas à elle le peuple et les prêtres, le pouvoir
soviétique réussit à obtenir l'allégeance du Métropolite Serge,
qui dans sa déclaration du 29 juillet 1927, en pleine persécution
de l'Eglise par les Bolcheviks, exprimait "sa gratitude à
l'Etat soviétique pour sa grande sollicitude à l'égard des besoins
religieux du peuple orthodoxe" et, surtout, instituait un synode
soumis au pouvoir, sans l'accord des autres évêques, emprisonnés
pour la plupart. Le caractère peu canonique d'une telle action -
véritable coup d'Etat ecclésiastique -, et le sentiment que le
Métropolite Serge s'apprêtait à faire, avec un emballage plus
conservateur, une nouvelle Eglise vivante, provoqua une séparation
dans l'Eglise russe, séparation qui demeure jusqu'à nos jours.
En effet, un certain nombre
d'évêques, de prêtres et de fidèles, voulant préserver la
liberté spirituelle de l'Eglise russe, rompirent toute communion
ecclésiastique avec le Métropolite Serge et son Synode. Le
Métropolite Joseph de Petrograd prit la tête du mouvement de ceux
qui refusaient de mentionner Serge aux Dyptiques de l'Eglise comme
tête de l'Eglise russe. Le Métropolite Joseph bénit "la bonne
décision de ces zélotes de la vérité du Christ". Puis, dans
son "Epître à un archimandrite de Petrograd", le
Métropolite Joseph assuma et expliqua le sens de la rupture avec le
Métropolite Serge : " Ce n'est pas nous qui entrons dans le
schisme en ne nous soumettant pas au Métropolite Serge, mais vous
qui lui obéissez qui entrez avec lui dans l'abîme de la
condamnation de l'Eglise... Et ne me dites pas que la grande masse
n'est pas pour moi; jamais je ne me considérerais comme un
schismatique, même si je devais rester seul, comme l'un des saints
confesseurs l'a fait" ( saint Maxime).
Le
Métropolite Joseph de Petrograd ne resta pas seul, il fut suivi par
une multitude de pieux évêques, dont les plus connus sont Dimitri
de Gdov, Maxime de Serpukhov, Alexis Bui de Voronezh, Victor de
Glazov, André d'Ufa etc...
Tous ces évêques furent
excommuniés par le Métropolite Serge qui nia la présence des
sacrements et de la grâce divine chez ceux qui s'étaient séparés
de lui.
De
même, ces évêques des catacombes rejetèrent totalement le
sergianisme, le considérant comme un schisme, une séparation de la
véritable Eglise du Christ. Même dans les "goulags", en
particulier dans le fameux camp de Solovki, il n'y eut pas de
communion de prière entre les "sergianistes" et les
"joséphistes".
Tous ceux qui suivirent la voie
étroite des catacombes furent tôt ou tard condamnés à la
déportation et à la mort; ils sont ainsi vénérés en Russie parmi
les Nouveaux-Martyrs. Jusqu'à aujourd'hui leur oeuvre se perpétue
dans la petite, mais confessante Eglise des catacombes.
Quant à l'Eglise soviétique du
Métropolite Serge, elle obtint du Régime, grâce à la situation
nouvelle créée par la Seconde Guerre Mondiale, le droit de prendre
le titre de Patriarcat de Moscou. A Serge ont succédé les
patriarches Alexis et Pimène. Le Patriarcat de Moscou réussit
pourtant à se faire reconnaître de toutes les Eglises "officielles"
comme représentant l'Eglise Russe, et la lutte de l'Eglise des
catacombes fut totalement ignorée par ces Eglises, de même que
l'existence des Nouveaux Martyrs.
Ainsi, dans son voyage en URSS de
décembre 1987, le Patriarche Dimitri de Constantinople n'a pas
publiquement dit le moindre mot sur les persécutions de la foi en
Russie. Dans le même temps il est intéressant de ramarquer que la
prophétie des évêques antisergianistes de 1927 s'est accomplie :
l'Eglise soviétique, après la Seconde Guerre Mondiale, est venue
peu à peu aux grandes thèses de l'Eglise vivante et de l'Encyclique
de Constantinople de 1920 : elle a adopté la "théorie des
branches", elle est rentrée dans le Conseil Oecuménique des
Eglises, et elle soutient activement la préparation du fameux
concile qui veut réformer l'orthodoxie; comme en 1923, le réformisme
de Constantinople et celui de Moscou prennent en étau toute
l'orthodoxie.
LE JUGEMENT DE
L'HISTOIRE
L'action du Métropolite Serge en
1927 et par la suite a été, pour le moins, appréciée de façon
très différnte. Certains l'ont loué très profondément, comme W.
Lossky, qui voyait en lui "un père de l'Eglise", et celui
qui, malgré tout, avait sauvé l'Eglise russe. D'autres ont condamné
son action sans condamner totalement le patriarcat soviétique;
d'autres enfin ont adopté la position de l'Eglise des catacombes.
Les historiens manquent sans doute
de documents écrits pour juger l'activité du Métropolite Serge;
pourtant, ces dernières années, un certain nombre de témoignages
importants nous sont parvenus. Le rôle du patriarcat de Moscou dans
la persécution des orthodoxes est très souvent dénoncé par ces
documents. La plupart viennent de membres dissidents de l'Eglise
soviétique; certains, plus rares, de milieux plus proches des
"catacombes".
Certains de ces documents sont
accessibles comme les lettres du dissident Boris Talantov mort en
1970, qui affirmait que le Métropolite Serge n'avait rien sauvé en
réalité, et qu'il avait été le pur et simple jouet du Régime; de
même le patriarcat soviétique lui semblait surtout se caractériser
par un esprit de compromis qui le conduit à se faire le complice de
la persécution religieuse en Russie.
Plus important encore a été le
livre du Diacre Roussak, qui a eu accès aux archives du Patriarcat
soviétique, et qui a publié l'histoire de l'Eglise en Russie depuis
la Révolution : pour avoir voulu dire publiquement ce qu'il avait
découvert dans les archives du Patriarcat, le Diacre Roussak a été
condamné à cinq ans de détention et à sept ans de rélégation.
Grâce à André Miller, qui est historien de formation, et surtout
un orthodoxe zélé et attentif à tout ce qui s epasse en Russie,
nous pouvons présenter une étude du livre de Roussak qui sera
précieuse à tous ceux qui ne sont pas russophones. Nous le
remercions de tout coeur, car le bien qu'il fait ainsi à tous, est
bien fait selon la recommandation de saint Basile le Grand : "
Le bien n'est bien que lorsqu'il est bien fait".
Nous devons encore signaler le
témoignage sur l'Eglise Soviétique du prêtre Wladimir Schibaieff,
récemment venu d'URSS, qui dans le numéro 3722 du 29 avril 1988 de
la "Pensée Russe", donne son récit sur la situation en
Russie. Nous avons rendu compte de cet article dans La Lumière du
Thabor n° 18.
Enfin nous tenons à remercier le
prêtre Vassili, qui est un prêtre russe excellent spécialiste de
la Russie d'aujourd'hui, et qui a bien voulu nous donner une courte
mais dense introduction, ainsi que Monsieur Nicolas Miller pour les
précieux conseils qu'il nous a prodigués.
Que le nom du Seigneur qui viendra
juger les vivants et les morts et rendre à chacun selon ses oeuvres
soit béni et qu'il daigne nous faire miséricorde. Amen.
Fraternité
Orthodoxe
Saint-Grégoire-Palamas.
INTRODUCTION DU PERE
VASSILI
Le Père Vladimir Roussak est
né en 1949 dans la période difficile de l'après-guerre. Comme
beaucoup d'autres jeunes gens de cette époque, il est venu au
Seigneur et à Sa Sainte Eglise par un chemin complexe et difficile.
Le livre "Témoin à
charge" est un clair exemple du fait que, dans l'Etat athée
contemporain, le croyant orthodoxe peut confesser devant Dieu et les
hommes la vérité profonde du martyre : souffrances et confession en
Christ sont les fondements de la Sainte Eglise.
L'emprisonnement du Diacre
Vladimir Roussak témoigne de cette vérité qu'il décrit dans son
ouvrage. Sa foi inébranlable, son espérance en Dieu, lui donnent la
force de résister face à la puissance soviétique anti-dieu. Les
éléments contenus dans "Témoin à charge" retracent d'un
point de vue historique et spirituel l'histoire de l'Eglise orthodoxe
depuis 1917 et jusqu'au seuil de son millénaire.
Ce qui est étonnant, c'est
de voir que le martyre et la confession des premiers siècles du
christianisme, dont nos coeurs gardent le souvenir, rejoignent les
exploits du christianisme du XXème siècle, avec la confession de
Vladimir Roussak lui-même. Les frontières du temps semblent
abolies.
L'amour du Christ et de son
Eglise efface les frontières périssables du temps, ne laissant que
l'essentiel, donnant tout de lui-même à Notre Seigneur Jésus
Christ et à Sa Toute Pure Mère.
C'est une voie difficile que
celle d el'homme qui refuse le compromis, qui ne cède pas à la
tentation de "vivre comme tout le monde".
Précisément, cette voie,
cette vie, ce partage qui est celui de Vladimir Roussak, témoigne de
l'unité de l'Eglise. Précisément, son action consiste à
rassembler dans la Vérité ceux qui cherchent le Seigneur; elle les
appelle sur le chemin étroit, épineux et solitaire qui mène vers
le Seigneur.
Aujourd'hui, il y a encore
des chrétiens qui se souviennent de quelques martyrs et confesseurs
de l'Eglise Orthodoxe Russe d'après Octobre 1917. Les témoignages
sur la vie des Nouveaux Martyrs ne font que commencer. L'histoire
spirituelle et ces nouvelles vies de saints rendent témoignage d'un
organisme vivant : l'Eglise, Corps du Christ.
En prenant connaissance du
contenu de ce livre, nous devons nous souvenir qu'il existe, entre
ceux qui s'y trouvent décrits et nous, une union étroite de prière
et de secours spirituel.
Dans cette année du
millénaire du baptême de la Rouss', la parution du livre "Témoin
à charge" constitue un événement majeur de cette
commémoration.
L'Eglise Orthodoxe Russe est
vivante et joyeuse par les prières de ses saints Nouveaux Martyrs et
confesseurs de la foi.
Ptêtre
Vassili
LE TEMOIN A CHARGE WLADIMIR
ROUSSAK
Un
Exemple de Glasnost Chrétienne (1)
(1)
: ( On peut et on doit écrire au diacre Roussak, actuellement en
détention. C'est le seul moyen d'obtenir peut-être sa libéréation
: URSS 6 18801, Permskaia Obl., Tchusovskoi R.n, St Vsesviatskaia,
Vtch. V. S. - 389/ 35, Vladimir Roussak).
La situation dramatique de
l'Orthodoxie en URSS a été l'objet de multiples travaux où le pire
côtoie le meilleur (2).
(2)
: ( Ouvrages du Père Polski, de Lev Regelson, Pospielovski,
Andreyev...).
Cette
abondance relative donne l'illusion trompeuse que tout ou presque a
été dit et écrit dans ce domaine. La publication d'un énième
ouvrage semble même superflue à moins de contenir des révélations
exceptionnelles. Or tel n'est pas vraiment le cas du livre de
Vladimir Stepanov, " Témoin à Charge, l'Eglise et l'Etat en
Union Soviétique" (3).
(3)
: ( Multilingual typesetting, 56 Rockland Lake Park, Valley Cottage,
N. Y., 10989).
Et
les esprits chagrins de s'en plaindre hypocritement, oubliant
volontiers que des informations connues peuvent produire autre chose
qu'un nouveau livre : un livre nouveau. L'auteur lui-même ne s'en
cache pas : sans prétendre exposer des "idées neuves", il
s'agit cependant d'une "information nouvelle" car "des
faits épars n'ayant presqu'aucune signification par eux-mêmes et ne
pouvant s'exprimer d'une voix vivante et forte qu'en relation avec
d'autres faits, seront ici pour la première fois rassemblés et
inclus dans un ensemble plus ou moins cohérent". " Ce
n'est pas une histoire..." mais "en grande partie une
antholigie de faits, une mosaïque d'événements historiques
concernant la période contemporaine de l'évolution de notre
Eglise".
C'est-à-dire, dans notre jargon
actuel, une lecture nouvelle. A première vue seulement, car l'auteur
est trop modeste ou préjuge trop de nos connaissances sur la réalité
soviétique. En réalité, l'ouvrage renferme de très nombreuses
informations, notamment sous forme de statistiques, très peu connues
car publiées dans des revues spécialisées, "pointues",
ou au tirage confidentiel, et même quelques révélations inédites.
Le lecteur sincèrement intéressé par le sort des chrétiens de
Russie et non par de quelconques polémiques politico-religieuses ne
sera pas déçu. La personnalité de l'auteur aussi bien que les
thèmes abordés ne peuvent que retenir l'attention de l'"honnête
homme" dans tous les sens de cette expression.
1. Vladimir Roussak ou la Glasnost
authentique.
Sous
le pseudonyme de Stepanov se cache en fait un diacre de l'Eglise
orthodoxe russe, Vladimir Roussak, né en 1949 et condamné en 1986 à
sept ans d'internement suivis de cinq ans de déportation. De fait,
d'un point de vue soviétique, son passé est très lourd (4).
(4)
: ( Cf. Praloslavnaia Rouss', en russe, & (1333), 1/87,
Jordanville, NY 13361, USA).
Issu
d'une famille orthodoxe, ce qui est déjà grave, il termine
l'Académie théologique par un doctorat sur l'histoire de l'Eglise
russe et participe à la rédaction du Journal du Patriarcat de
Moscou. Parallèlement, il poursuit des recherches sur la religion
orthodoxe en période soviétique, sujet épineux et douloureux s'il
en fut en URSS. L'autorité religieuse, informée, s'inquiète :
l'archevêque de Volokolamsk Pitirim, principal rédacteur de la
revue et père spirituel de l'auteur exige la destruction pure et
simple du manuscrit! Le refus entraîna le renvoi de V. Roussak de la
rédaction et son "exil" dans une paroisse de Vitebsk,
tandis que le manuscrit achevé en 1980 se retrouvait en Occident
sans y être publié, mis à part quelques extraits (5).
(5)
: ( Vestnik R. Kh. D., 140, III-IV/ 1983, p. 255, en russe).
A
Vitebsk, le diacre Roussak dont la foi était décidément trop
ardente pour taire ce qu'il avait découvert dans les archives,
prononça un sermon (6) dans lequel il ne cela rien de la réalité
du régime communiste, de ses pompes et de ses oeuvres :
(6)
: (Idem, p. 243)
suspendu
de son ministère, reclus dans un monastère, ses documents et
surtout la dernière version de son ouvrage ( plus de 3 000 pages
dactylographiées!) sont saisis ( janvier 1983). Quand il rentre à
Moscou, les représentants du Patriarcat exigent en préalable à
toute réintégration une autocritique dans le genre de celle du P.
Doudko. Et, mis en demeure de justifier leurs accusations, ils
s'empressent d'ajouter que, le moment venu, ils trouveront toujours
un règlement canonique approprié pour le condamner! Le métropolite
Philarète de Minsk, exarque pour l'Europe occidentale et donc
personnalité en vue dans le mouvement oecuménique, avec laquelle
les responsables religieux européens, catholiques, protestants,
orthodoxes, ont don fréquemment affaire, se révèle à cette
occasion un auxiliaire zélé du KGB. Contre son diacre il donne
toujours raison aux autorités soviétiques et tente de lui extorquer
ce qu'elles n'ont pu obtenir de lui, usant de termes et de questions
similaires à ceux des policiers remarque, sceptique, V. Roussak.
Personne ne nie véritablement la réalité des faits relatés dans
son ouvrage mais tous, principalement le métropolite, ne
s'inquiètent que d'une chose : le texte sera-t-il publié en
Occident et, surtout, paraîtra-t-il avant la réunion de Vncouver du
Conseil Mondial des Eglises?
A
cette assemblée cependant Roussak adressera une lettre ouverte
dénonçant les persécutions communistes et la forfaiture des
délégués officiels du Patriarcat soviétique qui y siègent dans
le seul but de servir le pouvoir athée et de cacher la vérité : et
ils réussissent parfaitement une nouvelle fois en étouffant
l'affaire ( juillet 1983). Mais cette lettre révèlera son nom au
monde tout en scellant son sort. Afin d'éviter les poursuites pour
vagabondage et parasitisme, il est obligé d'exercer plusieurs
métiers ( gardien, manutentionnaire...), même si servir la société
soviétique sans-Dieu lui "répugne jusqu'à la nausée".
Plusieurs arrestations suivent,
correspondant chacune à la présence dans la capitale de délégations
étrangères susceptibles d'être contactées. En vain tente-t-il
d'obtenir le droit d'émigrer, tout en remplissant la condition posée
par les autorités : une invitation venue d'Occident.
Le
22 septembre 1986, il est lourdement condamné pour "agitation
et propagande" anti-soviétiques. Camp et déportation, voilà
ce que l'on risaue quand on conduit des recherches historiques
indépendantes dans l'URSS de la prétendue "péréstroïka"
(7).
(7)
: ( Reconstruction, réorganisation).
Les écrits de V. Roussak nous
livrent la clé de son action, le ressort de son inébranlable
fermeté sur la voie douloureuse qu'il s'est tracée, par
l'insistance avec laquelle il dénonce les silences et les mensonges
utiles, ou prétendus tels, des chrétiens mêmes : " Il est
temps de dire la vérité sur nous-mêmes. L'Eglise russe est obligée
de le faire. Cette vérité sur l'Eglise devait être dite dès le
tout début;;; mais l'Eglise se tait. Elle se tait ou ne dit pas ce
qu'elle pense, mais ce qu'on la force de dire. Voilà pourquoi seuls
quelques enthousiastes disséminés s'expriment, guidés par leur
conscience, une saine conscience".
Tel est le devoir de vérité des
chrétiens et toute la conduite de V. Roussak face au pouvoir et à
ses serviteurs en gabardine de cuir du KGB ou en soutane montre qu'il
ne s'y dérobe pas.
Mission impérative, sacrée,
jusq'au martyre s'il le faut : " Ils ( les Nouveaux Martyrs
russes) nous ont montré comment doit se comporter le chrétien dans
les conditions actuelles. En outre, par leur force spirituelle, ils
ont rafraîchi et raffermi l'organisme de l'Eglise et révélé les
limites de la puissance des athées. Comme chrétiens nous ne pouvons
éviter le calice qui nous est préparé en tant qu'enfants de Dieu.
Nous ne pouvons rejeter de nos épaules la Croix que nous avons prise
avec le Nom du Christ. Et alors? Serions-nous supérieurs au Christ
qui eut la Croix sanglante? Peut-on vraiment s'imaginer que grâce à
une certaine habileté nous arriverions à rester chrétiens, à
plaire aux sans-Dieu, à vivre sans soucis et à resspecter la Loi du
Christ? Peut-être serions-nous meilleurs que les Apôtres dont les
chemins sur cette terre s'achevèrent presque tous dans le martyre -
et leur vie même fut loin d'être confortable. N'étaient-ils donc
pas dignes d'un sort plus heureux sur cette terre? Et nous, nous
pourrions donc vivre ici-bas sans tracas ni souffrances et espérer
obtenir, pardonnez l'expression, une petite place bien chauffée dans
la vie future? (8)
(8)
: (Idem, p. 243).
V.
Roussak propose donc une "glasnost" authentique (9), ayant
pour mission de faire jaillir la vérité en brisant la gangue
d'acier qui l'enserre depuis 70 ans.
(9)
: ( Le fait de parler, de rendre public).
Une
glasnost sanctionnée et de ce fait justifiée par le martyre car
elle ne manquera pas d'attirer les foudres du pouvoir et les pires
persécutions. Et qui est donc antinomique de la glasnost de
Gorbatchev, sinistre falsification visant à maquiller la vérité, à
revêtir le mensonge d'habits neufs et dont les serviteurs, loin de
risquer le martyre, se révèlent bourreaux et persécuteurs.
Et le livre "Témoin à
charge" constitue la participation d'un diacre orthodoxe
courageux et sincère à ce devoir sacré de vérité. Il se présente
sous l'aspect d'un volume de 350 pages qui forment la première
partie de l'ouvrage.
Tout le long de son étude,
l'auteur reste fidèle à son projet de rassembler des faits jusque
là épars, complémentaires ou contradictoires, mais dont le
brassage, l'interpénétration, éclairent soudain d'une lumière
nouvelle des coins laissés dans l'ombre ou mal mis en évidence par
les travaux précédents. Ce n'est donc pas une histoire
événementielle, même si elle demeure bien ancrée dans la
chronologie. Sans invoquer la "nouvelle histoire", on peut
cependant saluer les tentatives de dépasser la simple apparence des
faits, de scruter plus profondément, y compris dans les mentalités
et les ressorts qui expliquent l'action du peuple chrétien, des
responsables religieux, des persécuteurs... ainsi que l'usage
abondant des statistiques très éclairantes. D'où un ouvrage
légèrement touffu, un peu désordonné mais tout à fait
passionnant.
Le
texte s'ordonne autour de cinq chapitres correspondant chacun à un
thème bien précis, l'ensemble traçant un tableau très suggestif
du sujet choisi par V. Roussak et qui rappelle le sous-titre : "
L'Eglise et l'Etat en Union soviétique";
"
Le Signe du Temps" constitue une sorte d'introduction sous forme
de réflexion générale sur les fondements de la Révolution, de
l'Etat bolchevique et des relations avec l'Eglise. Dans "
Politique, Tactique, Pratique", l'auteur dissèque le fameux
décret de séparation de l'Eglise et de l'Etat et ses dramatiques
conséquences avant d'aborder, dans le "Chemin de Sang",
les étapes cruelles du chemin de croix de l'Eglise orthodoxe russe.
Les deux derniers chapitres sont consacrés à la douloureuse
question du vandalisme soviétique appliqué au patrimoine que des
générations d'Orthodoxes ont créé, rassemblé, entretenu avec
amour pendant mille ans : " Les Propriétés de l'Eglise"
et "Les coupoles d'Or".
Un index bienvenu car si rare dans
ce genre d'étude termine la partie textuelle de l'ouvrage. Dommage
qu'il n'aborde ni les thèmes ni les noms de lieux. Enfin un très
précieux et émouvant album photographique de 52 pages nous restitue
la galerie de 208 hiérarques orthodoxes russes presque tous
assassinés par le pouvoir soviétique entre 1918 et 1950.
2. Les racines
du mal.
En ciblant très
précisément les relations Eglise-Etat, V. Roussak est
inévitablement amené à se pencher d'abord sur les fondements
idéologiques et éthiques du nouveau régime et sur leur
compatibilité avec le christianisme. La pratique aussi bien que les
déclarations des responsables bolchéviks permettent de dégager les
deux constantes inébranlables du système soviétique.
a) La violence, l'usage
de la force.
Non pas une violence involontaire,
provisoire, due aux dures circonstances du moment, mais une violence
raisonnée et pensée, considérée comme obligatoire et bienfaisante
même hors de toute nécessité. La force comme autorité suprême de
la révolution. Une véritable mystique de la destruction élevée au
rang de fête et d'art. Pour Lénine, la révolution est le plus
grand acte créateur et il aimait à y entendre une musique
particulière ( celle des fusillades? s'interroge Roussak). D'autres
la sentaient comme une poésie. La destruction devient création et
même science vivante, en mouvement. La "locomotive de
l'Histoire" passe sur la Russie, broyant tout sur son passage :
on tue, on pille, on démolit, peu importe; tant mieux même, puisque
" la passion d ela destruction est une passion créatrice"
selon Bakounine.
Le monde est l'ennemi de la
révolution. Pour triompher, elle a besoin de révolutionnaires ayant
rompu avec toutes les conventions du monde : lois, habitudes, règles
morales... Sûr comme il l'est de son désintéressement, puisqu'il
oeuvre pour un monde meilleur à offrir aux générations futures, et
donc de sa supériorité morale sur les "conservateurs",
rien ne doit ni ne peut l'arrêter dans sa quête destructrice de
l'ordre ancien : le sang, le fer, le feu pour anéantir la Russie
Orthodoxe.
Certains tentent de justifier cette
violence par l'injustice sociale et économique de l'Ancien Régime
russe. Rousssak montre l'usage qui a été fait de cette aspiration :
les bolchéviks en ont usé et abusé, promettant la distribution
générale et égalitaire des biens détenus par les "exploiteurs".
" Les "masses", poussées par l'avidité, la jalousie,
la haine, se sont jetées sur les propriétaires, certaines de leur
supériorité morale, puisqu'elles étaient pauvres et "exploitées".
Par le meurtre, le vol et l'arbitraire le plus complet, elles
entendaient s'approprier les richesses du pays. Aucun motif
idéologique ne les a guidées dans leur participation à la
révolution, mais bien les instincts les plus bas admirablement
manipulés par les bolchéviks.
L'auteur dénonce cette manière de
concevoir la justice et l'équité matérielle : se fondant sur
Aristote et les penseurs grecs, il démontre "l'inégalité de
la justice" qui ne peut traiter uniformément des gens inégaux
mais doit tenir compte principalement des mérites de chacun. De
plus, la révolution qui se fait au nom de la justice doit être
exempte de tout mensonge à la base et, si elle veut répartir
équitablement les richesses, elle doit être désintéressée. Or,
la révolution bolchévique se fonde sur d'innombrables victimes
innocentes et son moteur est l'avidité et la haine. Quelle justice
véritable peut-on espérer? Celle-ci ne s eréalisera que si
l'initiative vient d'en-haut, des possédants, de leur sacrifice
volontaire. De ce fait, ce n'est pas la violence mais la
transformation personnelle de chacun, la lutte contre le stendances
égoïstes et haineuses qui fonderont la justice authentique. Les
communautés chrétiennes primitives avaient réalisé cet idéal
grâce à l'Amour et à la Foi, sans luttes de classes ni violence.
b) La haine de la
religion.
Dès les premières heures, la
révolution s'en prend à l'Eglise avec acharnement. Riche, prospère,
elle n'est qu'un propriétaire comme les autres qui exploitent les
"masses" et les maintiennent sous le joug social et
économique. A leur exemple, elle doit être liquidée et ses biens
revenir au peuple.
Le
temps passant et les divesres forces d'opposition disparaissant dans
les vagues de répression aveugles, l'Eglise reste la seule force
indépendante du régime : les révolutionnaires la dépeignet sous
les couleurs d'un rassemblement de traîtres, d'espions, d'ennemis du
peuple à un moment où la patrie du socialisme et d ela révolution
serait prétendument assiégée par les forces réactionnaires du
monde entier.
En
fait, et V. Roussak n'est pas dupe, la richesse de l'Eglise et la
théorie de l'encerclement capitaliste ne sont qu'arguments commodes
pour anéantir la religion, et camoufler le problème fondamental :
l'Etat athée ne peut en aucun cas cohabiter avec l'idée religieuse.
c) Quels rapports
l'Eglise peut-elle nouer avec un Etat qui se fonde sur l'athéisme et
la violence?
V. Roussak s'insurge contre la
tentation de justifier l'injustifiable. Idéologues soviétiques et
théologiens du Patriarcat officiel, se référant au célèbre
passage de l'Epître aux Romains de saint Paul ( Rom. 13, 1), qu'ils
paraphrasent sous la forme de "toute autorité vient de Dieu"
afin de le rendre encore plus favorable à leur thèse, en déduisent
l'obligation pour les chrétiens de se soumettre loyalement et
totalement au pouvoir soviétique! Voilà qui est bien commode, mais
il est vrai que, même en Occident, certains "penseurs"
orthodoxes, et non des moindres, font la même analyse. Analysant les
conditions historiques régnant à l'époque de cette épître,
faisant appel à de nombreux passages des Evangiles et aux nombreux
exemples fournis par la vie des Apôtres, Roussak prouve que la
soumission à des autorités est en effet exigée ainsi que le rejet
de toute violence dans les relations sociales et donc de la
révolution. Il n'y a pas de violence "juste" d'un point de
vue chrétien, malgré les assertions des théologiens soviétiques
qui essaient ainsi de légitimer la révolution bolchévique.
L'auteur leur oppose saint Jean Chrysostome et même l'évêque
Serge, futur "patriarche" et laudateur de Staline. Chemin
faisant, il égratigne Lévitine-Krasnov, dissident orthodoxe célèbre
pour ses travaux sur les rénovateurs et l'Eglise russe, mais qui
envisage volontiers que des chrétiens admettent la révolution
d'octobre.
Cependant, la soumission exigée
est conditionnelle. Saint Paul le rappelle à maintes reprises :
César doit être le serviteur de Dieu. Or, l'Etat soviétique ne
peut se targuer ni d'être le serviteur de Dieu ni de bannir la
violence! Dans ces conditions, un autre principe doit nous guider : "
Il vaut mieux obéir à dieu qu'aux hommes" ( Actes 5, 29). Et
telle était au début la position de l'Eglise orthodoxe et du
Patriarche Tikhon, qui ne reconnaissaient ni la révolution, ni le
pouvoir bolchévik, avant que ceux-ci ne les prissent en main.
D'ailleurs toute l'histoire de
l'Eglise orthodoxe dément ce mythe d ela soumission inconditionnelle
aux autorités. L'Eglise de Constantinople sut résister aux
empereurs qui voulaient lui imposer l'iconoclasme ou, plus tard,
l'"union" avec Rome. Dans son conflit avec Ivan le
terrible, le Patriarche russe Philippe n'hésita pas à aller
jusqu'au sacrifice ultime. Face au pouvoir soviétique se dressa
l'Eglise des Catacombes.
Quoi
qu'il en soit, c'est sur des relations empoisonnées qu'allaient
s'édifier les relations Eglise-Etat en URSS.
3. " Le chemin
de sang".
Avec l'arrivée au pouvoir de
Lénine la Russie rentre dans un cauchemar sanglant. Elle est comme
happée par un tourbillon de barabarie et de haine furieuse. Tout
lecteur des ouvrages du Père Polski, de Lev Regelson, de
Levitine-Krasnov, d'Andreyev, entre autres, sait qu'il ne s'agit en
rien de termes exagérés. V. ROussak vient apporter sa contribution
précieuse à l'acte d'accusation qu'il faudra bien un jour se
résoudre à dresser contre le régime soviétique, comme il le fut
en son temps contre le pouvoir nazi, et son "témoignage à
charge" est accablant. Quelques idées fondamentales s'en
dégagent.
a) Il s'agit d'un
génocide.
Le terme s'impose même si V.
Roussak n'en use guère. Puristes et chicaneurs vont s'en émouvoir.
Tant pis. Pour eux...
En Occident, des pages et des
pages ont été consacrées à la définition de cette notion. La
différenciation entre génocide et ethnocide a été soulignée : le
plus souvent la première dénomination est attribuée à
l'élimination physique d'une ethnie, d'une "race", et la
seconde à l'étouffement culturel d'un peuple par assimilation
sauvage et brutale. Mais il faut remarquer que plusieurs grands
massacres relèvent de ces deux catégories : assassinat des uns,
assimilation et asservissement des autres. On emploie alors le terme
de génocide dans une acception globale. Les Arméniens et plus
généralement les chrétiens du Proche et Moyen Orient connurent ce
double assaut : anéantissement et islamisation et/ou asservissement.
Dans ces deux cas, l'application de la notion de génocide est
justifiée et il suffit pour s'en convaincre de lire dans le détail
le récit atroce des événements. Elle l'est aussi pour les
"autogénicides" : les Cambodgiens savent ce qu'il en est.
Génocides véritables car les partisans d'une idéologie tentent
d'anéantir la population hostile. Concernant l'URSS, on évoque les
génocides "ukrainiens" et "tartares", alors que
dans la même période beaucoup plus de "Grands-Russes"
sont victimes du régime. En réalité et indépendamment des
ethnies, le système éliminait tous les groupes non conformes à
l'idéologie : payasans refusant la collectivisation, chrétiens
opposés à l'athéisme, intellectuels rejetant la chape de plomb de
la pensée officielle...
La
notion de génocide recouvre donc aujourd'hui un large spectre de
significations. Et ces emplois usuels ( génocide arménien, génocide
cambodgien, génocide vendéen...) sont légitimes. Le nier serait
insulter la mémoire de ces innombrables victimes de la barbarie
humaine, mortes dans des conditions souvent épouvantables. Mais il
devient alors scandaleux d'en exclure les millions et les millions de
martyrs orthodoxes du XXème siècle : victimes du communisme en
Russie, de l'Etat croate oustachi en Serbie. Et d'avancer ce faisant
des arguments "scientifiques" dissimulant mal les
motivations plus profondes, inavouables et qui sacrifient la mémoire
des Nouveaux Martyrs, sacrée pour l'Eglise orthodoxe, à l'autel de
la coexistence et de l'Oecuménisme tous azimuts.
Dans l'environnement
soviéto-marxiste, Roussak ne peut évidemment pas penser les
événements en terme de génocide. La terminologie officielle le
réserve à de très rares cas et on se libère difficilement d'un
conditionnement demi-séculaire. Certaines affirmations hâtives
prouvent à l'évidence au lecteur attentif que malgré toute sa
bonne volonté et son hônnêteté, l'auteur n'a pas totalement pu se
libérer de soixante ans de bourrage de crâne.
Là
n'est pas l'important. Nous avons son texte et il témoigne d'une
façon éloquente. Tout le trajet douloureux des Orthodoxes de Russie
que Roussak étudie, retrace bien et sans conteste possible le chemin
de croix de tout un peuple livré par les circonstances du moment et
la tromperie aux sectateurs d'une idéologie sans frein dans sa haine
du Christ, ne reculant devant aucun crime pour en extirper l'identité
chrétienne, c'est-à-dire ce qui a fait sa vie durant mille ans, son
âme. Pour tout autre peuple cela s'appellerait génocide, physique,
culturel, spirituel. Pourquoi pas pour les Russes?
Toutes les caractéristiques d'un
authentique génocide ressortent clairement des éléments rassemblés
par V. Roussak.
1. Une intention consciente d
efaire disparaître le peuple orthodoxe.
Et il y a bien un peuple orthodoxe
en Russie, uni par une expérience religieuse, une vie spirituelle,
une Eglise, qui ont imprégné sa culture pendant mille ans.
L'ouvrage regorge de citations, d'appels, d'instructions, de slogans
sans ambiguïté. D'une manière particulièrement sinistre sonnent à
nos oreilles certains d'entre eux ( " Les chrétiens aux lions",
"les chrétiens au poteau", " fusiller les popes, des
clubs dans les églises et le couvercle sur la religion", "on
ne peut lutter contre la religion à coups de décrets",
"...fusiller non dix mille mais un million de personnes",...)
quand on sait qu'au même moment on fusillait à tour de bras les
prêtres, les moines, les évêques, on tirait sur les processions
religieuses populaires, on déportait les chrétiens les plus
courageux.
Cette politique
d'anéantissement était planifiée. Les dix premières années
furent tragiques mais insuffisantes aux yeux du pouvoir. La
collectivisation à partir de 1928 permet de passer à une vitesse
supérieure et notamment de liquider la vie religieuse à la
campagne. Enfin, en 1932, fut décrété le plan quinquennal contre
la religion : la dernière église devait disparaître en 1936 et le
nom de Dieu ne serait plus jamais prononcé après 1937. Et ce
faisant le pouvoir ne pouvait ignorer qu'il y aurait une forte
résistance, toute la période précédente le prouvait, et donc que
beaucoup de sang coulerait.
2. Des massacres impitoyables et
sur une grande échelle.
Les exécutions massives commencent
dès les premières semaines du régime. Nul besoin d'attendre
Staline; la période de Lénine n'a rien à lui envier.
Périodiquement, viennent renforcer cette répression "ordinaire"
des vagues meurtrières d'une violence inouïe, décimant le clergé,
les monastères, l'épiscopat et une partie non négligeable des
fidèles. A chaque fois des "milliers et dizaines de milliers"
de victimes. Celle de 1918-1919 correspond à l'assassinat de dix
mille prêtres. En 1922-1923, à l'occasion de la confiscation des
objets précieux des églises, on fusille 25 000 personnes en
quelques semaines. La collectivisation et surtout le plan quinquennal
anti-religieux correspondent à des dizaines de milliers
d'exécutions. En 1937, en quelques mois, 59 évêques et un nombre
incalculable de chrétiens sont tués.
En
1916, la Russie comptait 100 000 membres du clergé orthodoxe et au
moins autant de moines. En 1939, ils n'étaient plus qu'une "poignée
terrorisée". D'après les statistiques de Roussak, 205 évêques
sont assassinés ou disparaissent à jamais durant la même période.
D'autres sources les estiment à 300 ou plus. Or, le corps épiscopal
russe n'a jamais dépassé une centaine de membres : entre les deux
guerres, le régime soviétique a donc "liquidé" la
totalité de l'épiscopat orthodoxe à deux, trois ou quatre
reprises! Et que dire de tous les prêtres et évêques ordonnés
dans la clandestinité, dans l'Eglise des Catacombes et qu'aucune
statistique ne peut appréhender.
Combien de fidèles sacrifiés?
Beaucoup plus que de prêtres ou de moines. En 1922-1923, sur les 25
000 fusillés, 17 000 étaient des chrétiens et 8 000 des membres du
clergé. V. Roussak ne peut que reprendre à son compte l'estimation
de 66 millions de victimes en 60 ans de communisme. Et comme la
religion a toujours été la principale cible du régime, nul doute
que les chrétiens assassinés pour leur Foi en constituent un
pourcentage non négligeable.
3. Un Ethnocide spirituel et
culturel.
L'élimination physique
s'accompagne d'une politique ferme et réfléchie visant à extirper
la Foi et la culture chrétiennes du peuple russe en vue de sa
rééducation marxiste. Les faits démontrent à l'envi qu'il s'agit
d'empêcher la transmission de la Foi, d'éradiquer toute présence
religieuse, de railler et de culpabiliser les chrétiens, afin de
livrer à la propagande officielle un peuple, une masse en fait,
décervelée, coupée de ses racines tandis que les plus résistants
sont soumis à une humiliante et honteuse ségrégation.
Par l'enseignement, la presse,
l'édition et tous les moyens possibles, on inonde le pays de
calomnies et de railleries sur l'expérience religieuse orthoodxe (un
joug spirituel), l'Eglise et le clergé ( des exploiteurs ) afin de
donner honte et de culpabiliser les fidèles. Dans ce but sont
supprimés par la force tous les moyens d'expression et
d'évangélisation de l'Eglise : écoles, séminaires, imprimeries,
revues et journaux, bibliothèques diocésaines, catéchisme, ...
Ainsi que toutes ses oeuvres de bienfaisance et de santé pour
enlever toute "utilité sociale" à l'Eglise. La propagande
intensive de l'athéisme remplit sans faille l'espace laissé vide.
La présence chrétienne est extirpée impitoyablement de
l'environnement habituel : démolition des églises, des monastères,
liquidation des institutions religieuses, retrait des croix et des
icônes des lieux publics; toutes choses remplacées par les
institutions et les symboles de l'athéisme militant ( musées
anti-religieux, clubs d'éducation marxiste, statues et portraits des
grands serviteurs de l'idéologie nouvelle...). Ce vandalisme est une
plaie encore ouverte pour le peuple orthodoxe et plus généralement
pour ceux qui sont attachés à ce patrimoine millénaire. V. Roussak
consacre d'émouvantes pages aux milliers d'églises, de monastères,
chapelles "à têtes d'or" livrés à l'anéantissement
avec tous les trésors qu'ils renfermaient. Imaginons que du jour au
lendemain on rase Notre-Dame ( comme la monumentale cathédrale du
Christ-Sauveur le fut à Moscou), Saint-Germain-des-Prés, Saint
Etienne du Mont et la Basilique de Montmartre... Sous Lénine, de
1918 à 1922 on démolit vingt mille églises sur les quatre-vingt
mille "lieux de culte" existant. Depuis 1918, à Moscou
dont les églises étaient plus belles les unes que les autres, 121
furent détruites, 175 fermées et profanées, 40 seulement
"fonctionnent" encore. Même l'ensemble architectural du
Kremlin fut saccagé par la démolition de plusieurs édifices
religieux (10).
(10)
: ( Cf. le très bel album, Moscou aux coupoles d'or, en russe mais
avec résumé en français, Paris, Ymca-Press, 1980).
La moquerie des sentiments
religieux les plus profonds et l'avilissement de tout ce qui
présentait un caractère sacré : églises transformées en garages,
hôpitaux pour maladies vénériennes, prisons du KGB, urinoirs ( la
Sainte-Chapelle en lieux de commodités pour le Palias de Justice à
Paris...), icônes arrachées à la vénération des fidèles et
suspendues entre deux tableaux dans les musées ( que les chrétiens
ne fréquentent guère aux dires des athées eux-mêmes!), reliques
de saints exposés dans les institutions médicales en tant que
"corps momifiés", etc...
Après un tel traitement, les
Bolcheviks comptaient bien disposer de masses amorphes, normalisées.
Pourtant, des chrétiens résistaient et maintenaient la vie
religieuse. La tactique de la ségrégation, de l'apartheid aura pour
mission de les isoler, d'en faire un repoussoir pour les autres. La
loi, par ses imprécisions calculées et ses hypocrisies savantes
livre les communautés chrétiennes à l'arbitraire le plus complet.
V. Roussak remarque avec justesse que les interdictions qu'elle
édicte selon les cas contre les paroisses, ou le clergé, ou les
fidèles sont identiques à celles qui frappent les grands criminels
auxquels donc elle les assimile : pas de statut juridique officiel,
pas de droit de vote ou d'éligibilité, exclusions professionnelles,
interdiction de disposer de propriétés, de soutenir financièrement
l'un des leurs...
La liste est loin d'être
exhaustive.
b) L'échec de la politique
bolchévique.
La
religion a survécu. Après 1937 le Nom de Dieu est loin d'être
effacé de la conscience russe. Même s'il ne reste qu'une poignée
de prêtres, d'évêques, de paroisses. Bientôt l'absorption de
larges territoires occidentaux au lendemain du pacte
germano-soviétique, où vivait une importante communauté orthodoxe,
et surtout la guerre qui va permettre une formidable renaissance
religieuse en territoire occupé par les Allemands ( les églises se
rouvrent, des centaines de milliers de personnes viennent se faire
baptiser et renouer avec l'Eglise, des icônes noircies par le temps
retrouvent miraculeusement leurs couleurs... ) forceront Staline à
reconsidérer sa politique : l'idéologie communiste se révélant
incapable de mobiliser la population, au contraire même, la jetant
dans les mains des Allemands, il fallut bien réveiller la corde
nationaliste russe que plus de vingt ans de régime soviétique avait
essayé de casser. L'Eglise était, comme à toutes les périodes
graves de l'histoire russe, la clé de la victoire. On desserra
l'étau mortel.
V. Roussak attribue la survie de la
religion, du côté orthodoxe, à deux facteurs principaux.
1. La résistance du peuple
orthodoxe.
Elle fut admirable, les fidèles
acceptèrent les pires traitements, le sacrifice ultime parfois,
plutôt que d etrahir leur Foi. Pourtant, les manuels et travaux
occidentaux l'ignorent superbement. L'idée d'un peuple orthodoxe
conscient et attaché à son Eglise, l'Eglise du Christ, et prêt au
martyre pour elle gêne, on ne sait pourquoi ( ou plutôt, on ne sait
que trop!) les chercheurs et prétendus spécialistes occidentaux,
Les Bolchéviks ne pensaient
l'Eglise qu'en terme d'oppression sociale, économique, idéologique.
Ils ne s'attendirent donc pas à de réelles résistances de la part
du peuple. Or, que pouvaient-ils comprendre, s'insurge l'auteur, aux
motivations profondes des chrétiens, au besoin spirituel du peuple,
à son élan religieux? Le révolutionnaire ne s'intéresse qu'au
problème des biens matériels, à leur partage égalitaire dans
lequel il voit une panacée universelle. L'avidité personnelle n'en
est pas totalement exclue comme le montrent certaines pages de
Dostoïevsky auquel renvoie Roussak. Ils étaient donc prédisposés
à considérer toute richesse comme un vol et tout propriétaire
comme un exploiteur, l'Eglise y compris. Leur horizon se bornant à
l'inégalité matérielle, la mission spirituelle de l'Eglise leur
échappait parfaitement, sinon comme un rideau de fumée, une
hypocrisie pour asseoir le joug social grâce au joug religieux. Ne
pouvant comprendre qu'on puisse avoir des vues plus larges et plus
élevées que les leurs, ils niaient toute quête spirituelle. En
même temps ils étaient convaincus de leur supériorité morale,
puisqu'ils travaillaient pour les générations futures, les
lendemains radieux de leurs enfants. D'où une pratique d'intolérance
et de violence ainsi qu'une vulgate athée prétendument scientifique
mais réellement primitive : l'Eglise est l'instrument d'oppression
des capitalistes.
Dès lors, les mentalités
chrétiennes leur sont totalement étrangères. Roussak cite de
nombreux exemples de cette incapacité fondamentale. Les communistes
peuvent évaluer très précisément les richesses des églises et en
apprécier le grand prix, mais n'arrivent pas à comprendre et
analyser l'origine de ces trésors. Ils refusent d'admettre, aveuglés
par leurs critères matérialistes, l'élan spirituel qui a poussé
des dizaines de générations solidaires à offrir des oboles petites
ou grandes afin d'aider l'Eglise dans sa mission : les nourrir
spirituellement, les accompagner sur les chemins pénibles d'ici-bas
en les préparant à la vie future, leur apporter le réconfort de la
Parole de Dieu... Autant d'abstractions mensongères pour les
bolchéviks, autant de pain et de paroles de vie pour les chrétiens.
Aujourd'hui encore, les savants soviétiques sont capables d'admirer
le savoir-faire des bâtisseurs d'églises, des "peintres"
d'icônes, dater les oeuvres, y reconnaître la main d'un maître ou
une influence lointaine, mais sont paralysés dès qu'il s'agit d'en
expliquer le ressort intérieur, la nature de ce qui a poussé à un
tel dépassement dans la beauté. La Foi, l'Amour de Dieu?
Impossible, fariboles, inventions de popes au service du grand
capital. D'où des théories laborieuses qui cachent leur indigence
et leur embarras sous un fatras de termes cientifiques pompeux : les
naciens étaient très capables, c'étaient des artistes, mais ils ne
savaient pas ce qu'ils faisaient, ils croyaient être portés par un
idéal supérieur alors que ce n'était qu'habileté de leurs mains
au service de l'oppression sociale. Tout art religieux, aussi beau
soit-il, n'est que le fruit de la lutte des classes, d el'oppression
féodale et bourgeoise.
Et Roussak éclaire ce paradoxe
central du régime soviétique : il se prétend populaire mais
méprise le peuple. Le peuple, selon leur conception, n'a jamais été
qu'un imbécile parfait : il ne s'est jamais rendu compte que le
clergé l'exploitait et a continué à lui apporter volontairement
des offrandes pendant mille ans; il construisait des merveilles, mais
ne savait pas ce qu'il faisait...
Chemin faisant, l'auteur parsème
son étude de remarques courtes mais éclairantes sur les mentalités
de ce peuple orthodoxe : son amour du Christ et de son Eglise, sa Foi
authentique, claire, limpide, simple sans être niaise. Loin de là,
il comprit immédiatement ce que la phraséologie marxiste entendait
par liberté de la conscience, les biens de l'Eglise au peuple,
etc... En réalité, anéantissement de la religion et accaparement
des richesses de l'Eglise par une minorité qui engendrera la fameuse
nomenklatura. Tous surent dès l'abord que la confiscation des objets
précieux des églises ne servirait pas du tout à nourrir les
affamés des régions de la Volga, d'où les émeutes qui
accompagnèrent ces événements. Et Roussak, confrontant les
statistiques soviétiques mêmes, leur donne raison cinquante ans
plus tard : moins de 1 % ( un pour cent ) du total colossal saisi par
le pouvoir fut employé à acheter des denrées alimentaires à
l'étranger.
Là
peut-être se trouve une des grandes révélations du livre, tout au
moins pour les occidentaux peu informés dans ce domaine, sinon
ouvertement désinformés : la vaste opposition populaire. Emeutes,
avalanche de pétitions portant des milliers de signatures à une
époque où l'on fusillait pour moins que cela, attroupements autour
des églises que les bolchéviks veulent piller ou démolir,
organisation de tours de garde par les habitants afin de protéger
des reliques, grandes processions populaires derrière des croix et
des icônes, rassemblements de foules pour protéger un prêtre
menacé d'arrestation, etc... Immanquablement, le pouvoir répond par
les fusillades, les arrestations, les déportations. Au nom du
peuple, " à la demande des masses populaires et des
travailleurs" selon la terminologie de bois marxiste de la
littérature officielle. Faux, témoigne l'auteur. Les bolchéviks
étaient obligés de ceinturer les monastères et les églises qu'ils
voulaient profaner, d'envoyer des agitateurs-propagandistes pour
convaincre des populations réticentes et franchement hostiles après
leur passage. Et enfin de réprimer sans cesse et partout.
Faux encore parce que les
générations ont rassemblé, créé, entretenu, richement doté
leurs paroisses, leurs monastères, pour autre chose que la
construction du paradis socialiste. Dans ce but, ils n'auraient rien
donné mais préféré profiter eux-mêmes de leurs biens.
2. L'apparition de l'Eglise des
Catacombes.
Le premier tome n'aborde pas du
tout la descente de l'Eglise dans les catacombes. Mais le phénomène
est cité comme l'une des deux causes fondamentales de l'échec
bolchévique. Et pour tout lecteur honnête, l'ouvrage entier
constitue, parallèlement à un réquisitoire contre le régime
soviétique, une accusation sévère de l'Eglise officielle, du
métropolite Serge à nos jours. Le diacre Roussak n'est pas tendre
dnas ce domaine et certains passages rappellent un texte anonyme
parvenu d'URSS en Occident et publié il y a peu, qui démasque en
profondeur l'Eglise soviétique (11).
(11)
: (Dans l'étreinte du serpent àà sept têtes, Monréal, 1984).
L'auteur,
d'une manière évidente, refuse totalement de considérer le
métropolite Serge, qui mit l'Eglise au service de l'Etat athée,
comme un digne et fidèle successeur du Patriarche Tikhon, dont il
salue à maintes reprises la sagesse et le courage. Le Patriarcat de
Moscou et ses thuriféraires occidentaux voudraient bien nous le
faire croire, mais c'est faux. Pour Roussak, le Patriarche Tikhon a
refusé de reconnaître le régime soviétique et ses déclarations
ultérieures ne sont que faits navrants dus à la pression haineuse
des bolchéviks, aux chantages ignominieux qu'ils exercent sur lui, à
l'isolation à laquelle ils le soumettent pour tenter de l'intoxiquer
par de fausses nouvelles; des faits qui témoignent contre les
persécuteurs et non contre le Patriarche. L'auteur loue le courage
de la légion d'évêques qui ont sauvé l'honneur de l'Eglise russe
par leur fermeté irréductible dans la Vérité : le métropolite
Benjamin de Petrograd, le métropolite Pierre, locum tenens
patriarcal...
Tel est loin d'être le cas des
hiérarques ralliés à la politique de la collaboration. Ils vivent
dans le mensonge et trompent leurs ouailles comme le monde entier en
donnant l'illusion d'une Eglise libre. Ils trahissent la théologie
orthodoxe en essayant de justifier la révolution et le régime
soviétique par une théologie détournée, qui prône une "violence
juste" ( en Occident cela s'appelle théologie de la libération)
et la soumission à l'Etat athée. Et ils se réfèrent en vain au
Patriarche Tykhon. Celui-ci avait anathématisé les persécuteurs en
1918 et même son message de 1919 rend étroitement conditionnelle la
soumission aux autorités soviétiques : " Ne fournissez aucune
motivation justifiant la suspicion du pouvoir soviétique,
soumettez-vous à ses volontés tant qu'elles ne contredisent pas la
Foi ni la piété car, selon le commandement apostolique, c'est "à
Dieu qu'il faut obéir plus qu'aux hommes" ( mandement du 8
octobre 1919, en pleine guerre civile, alors que les Bolchéviks
exécutaient en masse les chrétiens des régions conquises par eux).
Les partisans de Serge mentent en
tout et partout. Lui-même va jusqu'à déclarer pour rassurer
l'opinion mondiale que si l'on ferme et détruit les églises, c'est
à la demande des paroissiens qui n'en ont plus besoin! Ils
pratiquent une "stratégie alimentaire", en étourdissant
leurs hôtes étrangers de repas, festins, excursions dans les
quelques rares églises conservées et bourrées de monde...
Les bolchéviks soutiennent à fon
l'église "sergianiste", en déportant et massacrant les
évêques et prêtres opposants, pour faire place nette, tandis que
le métropolite Serge crée à tour de bras de nouveaux évêques
dociles. Roussak démontre que tout cela ne sert à rien, ne sauve
rien. En 1929, malgré la déclaration de loyauté de Serge en 1927,
la loi interdit toute propagande religieuse, alors que la mission et
le catéchisme sont aux fondements de l'Eglise. A partir de 1932, les
soviets liquident toutes les tendances de l'Eglise, celle du
métropolite Serge comme les autres. En 1937, celui qui voulait
sauver l'Eglise se retrouve avec trois ou quatre évêques en
activité et une poignée morte de peur de prêtres dans quelques
paroisses, une centaine pour le gigantesque territoire soviétique,
en qualité d'article "d'exposition", de "démonstration"
pour les étrangers, selon l'appellation cynique des autorités
mêmes.
L'Eglise officielle ne peut se
targuer non plus de la renaissance limitée que l'on constate à
partir de 1939. Tout est dû, en fait, au pacte germano-soviétique
et à l'invasion allemande. L'auteur détruit un mythe répandu : en
fait, Staline n'accorda que des miettes en échange du soutien
patriotique de l'Eglise, quelques centaines d'églises pour toute
l'URSS ( 80 000 avant 1917), l'élection du "patriarche"
Serge par quelques évêques rigoureusement sélectionnés... Même
si Serge et son "synode" fantomatique n'avait pas existé,
Staline aurait toujours trouvé quelques évêques survivant au fin
fond de la Sibérie pour s'en constituer un, très présentable.
C'est dans les territoires occupés
par les nazis que des milliers d'églises se rouvrent et que l'Eglise
ressuscite. Le "patriarche" Serge n'arrivera même pas à
"négocier " la bonne volonté de l'Eglise. Il ne pourra
non plus sauver tous les acquis de cette période : les troupes
soviétiques, en réinvestissant les territoires abandonnés par les
Allemands, vont anéantir une grande part de la vie religieuse
renaissante. A Odessa, une seule paroisse en 1940, 20 ou 30 sous les
Allemands, 8 survivront au régime soviétique de retour. A qui
doit-on ce léger gain, sinon aux occupants? Et les conditions
internationales ayant évolué, après la victoire, Staline retiendra
les leçons de la guerre et permettra à l'Eglise officielle de
survivre à un niveau minimal décent et suffisant pour ses projets.
Les faits rapportés et les
analyses de Roussak permettent de caractériser ainsi la situation :
la partie soumise de l'Eglise se donne bonne conscience car grâce à
elle la vie religieuse serait en partie épargnée, mais en réalité,
elle se met au service du régime athée, aide à rééduquer le
peuple dans un sens favorable au parti, divise les chrétiens en
"protégés" et "persécutés", et sème ainsi
des germes de discorde menant à la haine et à la dénonciation ( on
devine au profit de qui); elle fournit des armes aux persécuteurs
puisque, se présentant comme "loyale", elle désigne de
cette façon les autres comme des traîtres; elle trompe le monde
entier par l'image qu'elle donne d'Eglise protégée, favorisée
même.
Et pour de bien faibles gains. Le
jour venu, le citron bien pressé et les circonstances
internationales étant différentes, les soviétiques repartent à
l'assaut et liquident sur une grande échelle, loyalistes ou non, ne
laissant sur le terrain qu'une Eglise "d'exposition".
Pires encore sont les
"rénovateurs", ce "schisme des années vingt",
qui prétendaient faire dans l'Eglise ce que les bolchéviks avaient
fait dans la société : y installer la révolution. V. Roussak nous
en trace un tableau très bref mais saisissant. Les rénovateurs
collaborent avec la police politique, la Tcheka, élèvent la
dénonciation au rang d'industrie, viennent accabler les accusés des
"procès soviétiques"... Le régime les soutient sans
réserve en déportant le clergé récalcitrant pour le remplacer par
des rénovateurs, en prévoyant dans les actes d'accusation un motif
de poursuite spécial contre ceux qui rejettent ce schisme, leur
ouvre des salles de conférence officielles, etc...
Sinistres sont leurs leaders,
Vvedenski et surtout Krasnitski qui, au procès du métropolite
Benjamin de Petrograd, vient faire office de procureur : " A
chacune de ses paroles, à chaque son énoncé par cette voix
métallique et cadencée, s'épaississaient encore un peu plus les
funestes ténèbres qui flottaient au-dessus des accusés". Le
métropolite et trois de ses compagnons seront fusillés. Et que
penser de ce prêtre rénovateur d'Alma-Ata qui pourchassait avec un
chien les orthodoxes réfugiés dans les montagnes?
Mais, en contrepoint, les figures
souffrantes et radieuses des martyrs. Le Patriarche Tykhon, sage et
courageux, le Métropolite Benjamin, humble et prêt à sacrifier
tous les biens de l'Eglise pour sauver les affamés, le Métropolite
Pierre qui connaîtra toutes les tortures et toutes les souffrances
durant ses douze années de rélégation dans un climat glacial, mais
refusera cependant toutes les tentations, tous les compromis. Ou
encore, l'archimandrite Serge Cheine, brûlant de mourir pour le
Christ, le Père Skipetrov défendant la Laure
Saint-Alexandre-Nevski, les paysans de la région de Tver, Pierre
Joukov et Prokhor Mikhïlov, torturés à mort pour avoir tenté de
protéger leur paroisse, les religieuses et les paroissiennes violées
et tuées dans les provinces du Don...
c) La nature réelle du
régime soviétique.
Un
troisième enseignement livré par la "mosaïque de faits"
composée par V. Roussak prend, en fait, la forme d'une question sans
réponse car elle dépend de la conscience et des "options
religieuses" de chacun. Et c'est là le signe des livres très
riches, très denses : obliger les lecteurs à s'interroger tout en
fournissant les éléments de réflexion, la clé de l'énigme, mais
sans forcer la réponse. Quelle est la nature du régime soviétique?
Et quels sont les éléments fournis par V. Roussak?
1) Un pouvoir fondé sur
la violence
obligatoire.
L'exemple de la famine des
années vingt est frappant. A cette époque vingt millions de Russes
meurent de faim dans les régions de la Volga. L'Etat bolchévik veut
les sauver grâce aux richesses des églises. Les autorités
religieuses acceptent de tout coeur et ses hiérarques les plus
hauts, le Patriarche Tykhon et surtout le Métropolite Benjamin de
Petrograd appellent le clergé et les fidèles aux plus grands
sacrifices pour nourrir leurs frères. Ils ne demandent humblement
qu'une seule chose : qu'il s'agisse d'un don volontaire de l'Eglise
et des chrétiens, d'un sacrifice désintéressé des orthodoxes,
afin d'éviter tout emploi d ela force armée qui aurait
obligatoirement un caractère profanatoire, les objets religieux et
les églises étant entourés d'une auréole mystique pour tout
fidèle. Et, accessoirement, la présence de délégués des
chrétiens dans les commissions officielles, tant le pouvoir
soviétique était déjà suspect aux yeux de tous. Un accord se
dessine entre le Métropolite Benjamin de Petrograd et les autorités
de la ville. Mais le centre politique de Moscou veille. Il ne veut
pas de dons volontaires des orthodoxes, mais il entend leur arracher
les biens par la force. L'Eglise se montre conciliante. Tant pis; on
refuse la proposition, on la nie, on rompt les pourparlers et on
lance sur les églises des brigades armées. Et on fusille le
Métropolite et 25 000 orthodoxes.
2) La malignité
rarement atteinte
dans
l'Histoire.
L'ouvrage regorge de barbarie
furieuse. En 1918, près de Tchernigov, le Père Néaronov est
torturé au sabre. On coupe la main de sa femme et on tue leur jeune
enfant devant eux. A Elabougui, on massacre le Père Dernov et ses
trois fils adolescents. Dans le diocèse de Tver, Pierre Joukov eut
les doigts coupés, le visage défiguré par les coups, puis on lui
découpa les pommettes et la langue avant de le fusiller, tandis que
Prokhor Mikhaïlov était battu durant deux jours d'affilée,
transpercé par des baïonnettes et exécuté. En 1919, à Iouriev,
dix-sept évêques et prêtres sont massacrés à la hache. Des
centaines de cas de tortures immondes sont connus : on coupe les nez,
les oreilles, on ouvre des ventres pour y placer des animaux vivants,
on viole à mort, on brûle des villages entiers... On tue par
noyade, par ensevelissement dans les ruines des églises dynamitées,
on enterre vivant, on crucifie sur les iconostases... Lors des
déportations, on expose les prisonniers aux rigueurs du froid
glacial ou on les précipite vivants hors du train ( le Métropolite
Pierre (Polianski) y sera soumis). Les jeunes enfants des prêtres
sont enfermés dans d'épouvantables maisons spéciales.
Cette barbarie commence dès les
premières heures de la révolution d'octobre 1917, sous Lénine;
deviendra encore plus furieuse dans les années trente et, en fait,
se poursuit aujourd'hui grâce au goulag. Les fureurs de la guerre
civile ou le seul stalinsime ne sauraient donc l'expliquer et encore
moins la justifier.
A chacun de tirer ses conclusions.
Pour les chrétiens, un tel déchaînement contre l'Eglise du Christ
ne peut être qualifié que par un seul terme : satanique. Osons le
dire, et tant pis pour les sarcasmes...
Les présentes remarques n'épuisent
pas la richesse de l'ouvrage. On peut y glaner des informations non
négligeables sur le sort des communautés catholiques. Et il
faudrait lire les descriptions saisissantes de certaines scènes
dramatiques de la guerre contre l'Eglise ( les événements de la
Laure Saint-Alexandre-Nevski, les troubles d'Oufa, dans le Don et le
Sud de la Russie, à Iaroslavl et Moscou, etc...). V. Roussak nous
les rapporte calmement, sans recherche d'effets inutiles mais tout en
sachant manier et faire alterner une émotion prenante et une ironie
sobre. Parfois un sentiment de colère se ressent dans l'écriture,
colère contre la lâcheté et l'indécision des hommes, contre
d'éminents visiteurs étrangers qui repartent facilement trompés et
désinforment le monde entier... Et de réclamer un procès de
Nuremberg pour le régime soviétique.
Un
livre salutaire en cette année du millénaire de l'Eglise orthodoxe
en Russie, alors qu'on se prépare à la célébrer en oubliant les
Nouveaux Martyrs, aussi bien en URSS qu'en Occident, sous prétexte
de ne pas faire de politique. Quelle victoire pour les persécuteurs!
Pour faire plaisir aux représentants du Patriarcat de Moscou,
ceux-là même qui ont livré le diacre Roussak au KGB sans
sourciller. Et tant d'autres... Les responsables du comité de
célébration parisien qui tiennent un tel discours (12) jettent
ainsi quelques pelletées de terre de plus sur les corps de ces
Martyrs si gênants pour leur tranquillité d'esprit, afin d'en
effacer jusqu'au souvenir.
(12)
: ( Le Figaro, 7/III/1988).
On comprend dès lors que le livre
du diacre Roussak soit accueilli avec une certaine fraîcheur...
ANDRE
MILLER
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