Traduction de Presbytéra Anna
Préface du Père Ambroise Fontrier,
dit Saint Ambroise de Paris.
Le 12 juin
Mémoire de notre Père dans les Saints
Onuphre l’Anachorète
TROPAIRE
Citoyen du désert et ange dans la chair,
Tu es devenu thaumaturge et porteur de Dieu,
O Père Saint Onuphre.
Par le jeûne, les veilles et la prière,
Tu as reçu les dons d’En-haut
Pour guérir les malades
Et les âmes de ceux qui, dans la foi,
Implorent ta protection.
Gloire à Celui qui t’a rendu fort !
Gloire à Celui qui t’a couronné !
Gloire à Celui qui, par toi,
Accorde à tous la guérison !
INTRODUCTION
LA VIE DES SOLITAIRES DU DESERT
Dieu manifeste toujours aux hommes ceux qui ont tout fait pour lui plaire. Ainsi de Saint Onuphre qui, ayant entendu la vie du Prophète Elie et celle de Saint Jean Baptiste, quitta le monastère d’Hermopolis de Thèbes en Egypte pour s’enfoncer dans les profondeurs du désert. Là, il resta soixante ans sans voir un seul homme, jusqu’au jour où Saint Paphnuce le rencontra et le supplia de lui faire le récit de sa vie. Puis, Onuphre s’étant endormi dans le Seigneur en sa présence, Saint Paphnuce l’nsevelit et couvrit de son manteau le corps du Saint dénudé et usé par l’ascèse. C’est le même Paphnuce qui nous a livré le récit de la vie du Saint Anachorète.
C’est pour les ermites comme Onuphre que le Saint Mélode Théodore le Studite a écrit le Deuxième Antiphone des Anavathmes du Ier Ton :
Pour les solitaires du désert,
Le désir divin devient naturel
et ininterrompu, car ils sont
hors du monde et de la vanité.
Oui, c’est bien à ces « solitaires du désert, qui prient seule Dieu Seul, que notre Mélode dédie l’Antiphone ci-dessus.
Saint Théodore dit que l’amour des solitaires n’est attiré par rien de matériel ni de vain, qu’il n’est pas influencé ni égaré par les plaisirs, les voluptés, les richesses, la gloire, qui se corrompent et disparaissent, comme les fleurs du printemps qui ne vivent que peu de temps.
Les solitaires sont au-dessus et hors du monde éphémère et vain. Rien ne vient les importuner, fondés et affermis qu’ils sont dans le seul Bien vraiment supérieur et désirable : Dieu. « Si nous aimons vraiment Dieu, nous rejetons par cet amour les passions. L’Amour pour Dieu consiste à préférer Dieu au monde et l’âme à la chair, à mépriser les choses d’ici-bas et à vivre dans la continence et l’amour, à nous occuper du Seigneur, par les prières, les psalmodies et les lectures. » (Saint Maxime le Confesseur : Troisième Centurie sur l’Amour, chapitre 50).
Dieu étant, par nature, infini et inaccessible, le désir des solitaires pour Dieu n’est jamais rassasié, il est toujours en mouvement, en croissance, montant toujours vers les Cieux. Ce grand désir, l’Apôtre Paul le possédait, quand il disait : « oubliant ce qui est en arrière et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le but, pour remporter le prix de la vocation de Dieu… » (Phil.3,14.)
Ce même désir de Dieu avait embrasé le cœur de Saint Antoine, le coryphée des moines. Chaque jour, il ajoutait désir à désir, amour à amour, au point qu’il pouvait dire : »Moi, je ne crains pas Dieu, parce que je l’aime. »
Nous dirons, en un mot, que tous les ermites qui habitent le désert possèdent le grand amour pour Dieu, amour qui les a poussés à quitter le monde et à le mépriser comme ordure et poussière. Ils ont quitté le monde pour aller habiter les lieux arides, les antres de la terre, les grottes, se nourrissant de pain et d’eau, de fruits à écailles, etc…, vêtus de peaux de bêtes, couchant sur la terre battue et sur un peu de paille. C’est d’eux que l’Apôtre Paul a dit qu’ils étaient : « errants dans les déserts et les montagnes, dans les cavernes et les antres de la terre, qu’ils allaient ça et là, vêtus de peaux de brebis, de peaux de chèvres, dénués de tout et maltraités, eux dont le monde n’était pas digne… » (Hébr. 11, 37).
Plus le solitaire est rempli de désir et d’amour pour Dieu, plus il a l’impression de ne rien posséder. Plus il monte vers les cimes de l’amour, plus il se croit inférieur à tous dans l’amour pour Dieu. La Beauté infinie et plus que désirable de Dieu est inconcevable pour l’esprit humain, l’Infini ne peut-être contenu par le limité. C’est pourquoi Dieu se montre petit à petit à l’âme et exerce celle-ci à Le chercher, à Le désirer, à jouir de Lui. L’âme s’efforce alors de s’élever jusqu’à la Beauté divine afin de la contenir toute entière. Mais en ne l’atteignant pas, elle pense que son objet est bien au-delà, bien plus au-dessus, bien plus désirable que ce qu’elle a atteint, qu’elle a contenu. L’âme s’étonne, puis s’émerveille, pleine d’érotisme divin, de désirs enflammés pour Dieu.
Dans le langage des solitaires, le désir concerne les objets ou les personnes absentes, tandis que l’éros concerne les objets ou les personnes présentes. Dieu étant, par nature, invisible et non localisé, il est désirable et désiré, mais étant, en même temps, partout présent et participable dans Ses énergies, par ceux qui en sont dignes, Il est Eros. Voilà pourquoi notre Mélode emploie les deux termes : Désir et Eros.
Ce désir de Dieu, cet Eros pour Dieu, seul le silence le procure, selon notre poète. Le silence et la solitude permettent au solitaire de ramener son intellect de la confusion, de le ramener dans le cœur, pour méditer et invoquer le Nom plus que désirable, plus qu’aimable du Très Doux Seigneur Jésus, en disant amoureusement : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi. »
Cette prière perpétuelle, cette méditation continuelle du Nom de jésus embrase le cœur de l’ermite, et son âme portée par les ailes de l’Eros, s’élève jusqu’à la contemplation de la beauté divine plus que belle et, hors de lui, il oublie le boire et le manger, le vêtement et toute autre nécessité corporelle.
Le Seigneur, qui n’abandonne jamais les hommes, a donné à Son Eglise une multitude d’Anachorètes et de Saints, êtres déifiés, qui appellent les hommes à la déification, à la perfection dans le Christ.
Saint Onuphre vivait entre le IVème et le Vème siècle dans les déserts de l’Egypte. Mais, toute proche de nous, nous connaissons la vie de Sainte Photinie l’ermite qui, à la fin du XIXème siècle, traversa le Jourdain pour gagner le désert, telle une nouvelle Marie l’Egyptienne. Plus près encore, dans notre siècle, en Palestine, Dieu a manifesté Saint Jean le Roumain, ce nouvel Elie, dont le corps intact et embaumant témoigne qu’en Christ le temps et l’espace sont abolis.
Que leur bénédiction, par les prières de Saint Onuphre, soit sur ceux qui liront avec piété ce petit livre.
Par les prières de Saint Onuphre, Seigneur Jésus Christ, notre Dieu, aie pitié de nous. Amen.
Père Ambroise Fontrier.
VIE ET ASCESE DE SAINT ONUPHRE
C’est quatre siècles après la naissance de notre Christ que fleurit au désert d’Egypte Onuphre le Saint ascète. Abandonnant son monastère, il s’était enfoncé plus avant dans la Thébaïde, et là, soixante-dix années durant, il mena l’ascèse, jusqu’à ce que vînt pour lui le temps de s’en aller auprès de son Seigneur. L’abba Paphnuce demeurait lui aussi en Egypte, vivant en hésychaste, lorsqu’il fit un songe où Dieu secrètement l’avertissait qu’il lui fallait se rendre au plus profonds du désert. Il y alla et fut digne de voir de ses yeux toutes ces choses qu’il décrit dans le récit qu’il fait ici.
RECIT DE SAINT PAPHNUCE
SAINT PAPHNUCE ENSEVELIT AU DESERT
LE SAINT CORPS D’UN ERMITE.
L’ANGE VIENT LE VISITER.
« Comme je demeurais assis dans ma cellule, il arriva qu’un jour Dieu signifia à mon cœur de me transporter dans les profondeurs du désert. C’était afin, disait-il, d’y rencontrer des Hommes Saints et de recevoir leur bénédiction.
Prenant donc avec moi quelques pains, et de l’au autant que j’en pouvais prendre, je sortis du monastère et me mis en route, tout transporté d’un désir divin. Après que j’eus marché plusieurs jours, je parvins à une grotte dont je trouvai l’entrée fermée. Prononçant la formule d’usage : « Père, bénis », je heurtai à la porte. Comme nulle réponse ne se faisait entendre, je pris sur moi d’ouvrir et j’entrai. Alors, m’avançant au milieu, je vis un homme debout, figé tout droit dan sl’attitude de la prière.
Lentement, je m’approchai ; mais, au même instant, tombant à la renverse, il s’écroula sur le sol de la grotte. Je voulus toucher son vêtement, fait de feuilles de palmier. Aussitôt, à cause de la longue emprise des siècles, il tomba entre mes mains comme poussière. La peur alors me gagna. Je me mis à prier : je débitai le Psaume 50, à demi-bafouillant, puis d’autres psaumes, autant que j’en savais. Toute la nuit, j’intercédai pour son âme, et, au matin, du mieux que je pus, je l’ensevelis. Puis, ayant scellé l’entrée, je m’en allai. Je me remis à marcher ; Quatre jours, j’eus du pain ; après je n’en eus plus. Bientôt, épuisé par la faim, je m »écroulais sur le sable, comme mort. C’est alors que je vis devant moi un Ange admirable, semblable à un jeune homme d’une éblouissante beauté, tout étincelant de lumière. Une grande crainte alors me prit. Mais, s’approchant, il pencha sur moi son visage plein de Grâce, puis toucha mes mains, mes pieds et mes lèvres. J’en ressentis un bienfait si extraordinaire que je pus, fort de ce secours divin, marcher encore quatre jours sans rien prendre.
Alors, pour la seconde fois, je vis l’Ange : il était venu refaire pareillement mes forces. Et, lorsqu’il eut fait en tout point selon que nous avons dit déjà, je pus, revêtu de la force d’en haut, marcher encore sans rien prendre, la seconde fois, quatre autres jours, et la troisième, jusqu’à dix jours entiers !
SAINT PAPHNUCE RENCONTRE ONUPHRE,
LE SAINT DE DIEU.
SAINT ONUPHRE L’APPELLE PAR SON NOM.
C’est ainsi que, durement éprouvé par la fatigue du chemin, je parvins enfin au lieu où Dieu me conduisait. Je m’y assis un peu pour me reposer lorsque, de loin, je vis venir à moi un être dont l’aspect me parut effrayant : sa nudité, ses cheveux qui faisaient comme d’épaisses broussailles, ses poils qui, tel l’animal sauvage, lui couvraient tout le corps et sa taille ceinte de jeunes surgeons, tout cela m’inspira une telle frayeur que je courus escalader l’éminence d’un roc qui se dressait tout près de là. Et, parvenu au sommet, je m’y cachai de peur. Lui tenta de m’y rejoindre, mais il ne put dépasser la partie inférieure de la paroi. Epuisé par l’ardeur du soleil, il glissa et se laissa tomber.
Mais lorsqu’il se fut un peu remis de sa chute, je l’entendis me crier : « Paphnuce, serviteur de Dieu, descends ! N’aie pas peur ! Moi aussi, je suis homme. Et, pécheur, je suis venu au désert travailler pour Dieu au salut de mon âme. »
Alors, plein de joie, je redescendis en courant et avant d’avoir pu lui demander la bénédiction d’usage, je me jetai à ses pieds pour lui demander pardon. Mais lui me releva de terre afin d’échanger avec moi le baiser mutuel. Puis il me fit asseoir à ses côtés. La veille, le jeûne, la vieillesse surtout, l’avaient usé à l’extrême. Ses cheveux chenus avaient la blancheur du lait. L’envie me brûlait d’apprendre quels étaient son nom, sa vie.
« Très Saint Père », lui dis-je, « comme le Seigneur t’a révélé bien des choses à mon endroit, toi aussi, je t’en prie, fais-moi connaître ton nom et celui de ta patrie, et le temps où tu la quittas pour venir en ce désert. »
« Mon nom », répondit-il, « est Onuphre. Voici soixante-dix ans que je persévère en ce lieu, m’accommodant du régime des bêtes sauvages et vivant comme elles d’herbes et d’eau. »
« Toutes ces années, je demeurai sans voir le visage d’un homme. Mais je te vois maintenant, toi que Dieu m’envoie aujourd’hui pour ensevelir demain mon corps. »
« Mon père était roi de Perse. Et parce que ma mère était stérile, ils demandèrent tous deux à Dieu de leur donner une descendance. Après bien des prières, le Seigneur les exauça. Ma mère conçut, et ce fut dans tout le palais une grande joie. Après l’enfantement, mon père eut une révélation divine : le Seigneur lui signifiait de me donner au saint baptême le nom d’Onuphre, et de me mener dans un saint monastère de la Thébaïde d’Egypte, qui est une sorte d’ermitage. »
« Mon père fit en toute chose comme Dieu le lui avait ordonné. Et tandis qu’escorté de ses serviteurs, il faisait route vers l’Egypte, la Providence, dont les voies, en vérité, sont mystérieuses, sur un secret signe divin, suscita une biche pour faire route avec nous. Tout au long du chemin, comme elle nous accompagnait, elle me nourrit de son lait. Et tous demeurèrent frappés de stupeur et d’admiration. »
COMMENT SAINT ONUPHRE
ENTRA AU MONASTERE.
LE SAINT ENTEND RACONTER
LA VIE SUBLIME DES ASCETES.
IL QUITTE LE MONASTERE
POUR LES PROFONDEURS DU DESERT.
« Parvenu au monastère, mon père refit pour l’higoumène le récit de ma naissance. « Hélas ! » se désolait l’Ancien, « comment pourrions-nous seulement nourrit l’enfant, quand aucune femme ne s’est jamais approchée d’ici ? » « Vous ferez, » répondit mon père, selon que le Seigneur en a disposé dans son économie : car voici que, sue un ordre divin, une biche a fait route avec nous qui, tout au long du chemin, l’a nourri de son lait ; aussi reviendra-t-elle ici, de la même façon, l’allaiter chaque jour, et cela jusqu’à ce qu’il soit sevré. » C’est ainsi que l’higoumène consentit à ce que je demeurasse dans son monastère. Tandis que mon père s’en retournait chez lui, la biche, elle, venait accomplir son devoir ; et jusqu’à ce que j’eus trois ans, elle m’allaita, étrange mère nourricière. »
« Oui, de vrais moines, en vérité, ces pères qui m’élevaient : car ils mettaient toute leur peine à l’observance des commandements, toujours croissant plus vite et plus haut dans le Seigneur, pareils aux cèdres du Liban. Et ils témoignaient les uns envers les autres d’un amour si extraordinaire qu’on eût dit qu’ils n’avaient qu’un seul cœur et ne formaient qu’une seule âme : si l’un d’eux inclinait dans un sens, tous penchaient aussi de son côté. Ils passaient à jeûner tout le jour, comme ils passaient à prier toute la nuit. Quant aux ouvrages qu’ils faisaient de leurs mains, ils s’en acquittaient dans un si grand silence, que nul n’osait sans nécessité rompre une telle paix par un vain bavardage, si bref fût-il. »
« Ce furent eux qui m’instruisirent dans la Sainte Ecriture, eux dont j’appris, et jusque dans leurs moindres détails, tous les usages de la vie monastique. Que de fois aussi ne les entendis-je pas célébrer les louanges du prophète Elie, admirant comment il avait reçu de Dieu la force de vivre au désert dans la patience et la tempérance, comment il avait également obtenu la grâce d’opérer des miracles, et s’étonnant plus encore de ce prodige inouï, qu’il n’ait pas goûté encore au calice amer de la mort, mais soit au contraire monté dans sa chair jusqu’au Paradis. Souvent aussi, dans le Nouveau Testament, ils célébraient le vénérable Baptiste et Précurseur, le martyr pour le Christ au-dessus de tous les Saints, dont ils faisaient grandement l’éloge. »
« Et ma curiosité s’aiguisait à entendre ainsi chaque jour les Pères célébrer par tout le monastère des êtres tellement sublimes. « Serait-ce donc, » leur demandai-je à la fin, que les anachorètes ont plus d’assurance devant Dieu ? » « Oui, mon enfant, » me dirent-ils, « ceux-là sont plus grands devant Dieu. Car, pour nous, il nous est permis de nous voir l’un l’autre chaque jour, et nous assemblons à l’église pour lire en commun l’office, trouvant en cela beaucoup de bonheur et de joie spirituelle. Et si nous avons faim, nous trouvons la table prête avec le couvert mis. Si l’un de nous voit, dans son corps ou dans son âme, la maladie s’abattre, près de l’accabler, les autres aussitôt l’assurent de leur soutien : en hâte, ils viennent le réconforter et, de toutes parts, ils accourent à son chevet, afin de le servir et de lui prodiguer leurs soins. Enfin, quelle que soit la nécessité qui nous presse, toujours à portée de la main, avec le mal se présente le remède opportun. Mais eux, ces hésychastes bénis, loin d’attendre des hommes le secours, c’est en Dieu seul qu’ils ont mis leur espérance, c’est en Lui seul que de toute leur âme ils se fient. Aussi, que le Malin vienne leur susciter une épreuve et, en ce monde-ci, ils n’ont personne à qui se vouer. Que la faim les tourmente, que la soif les brûle, que la nudité les mette à la gêne, et, pour le dire d’un mot, qu’un besoin, quelle que soit sa nature, les presse, qu’une privation se fasse cruellement sentir : en toute chose, ne possédant, pour le corps, rien du nécessaire, ils sont tenus de souffrir. Mais n’étant pas, par là même, asservis aux soins corporels, ils demeurent libres, absolument, de vaquer selon l’esprit à la prière comme à leurs offices, tandis que les anges de Dieu, chaque jour, les servent. Et lorsque c’est pour eux le temps de quitter véritablement leur corps appesanti, ce sont les anges encore qui viennent, tout pleins d’une crainte respectueuse, prendre charge de leur âme, et qui la portent parmi les chants de joie et d’allégresse, au-devant de la Toute Sainte Trinité. »
« Lorsque j’eus entendu ce discours, moi qui n’étais pourtant que le dernier parmi les Pères théophores, je sentis mon cœur s’éprendre pour la retraite d’un irrésistible amour. Et ce feu chaque jour s’augmentant davantage, mon âme fut bientôt toute entière consumée sous le brasier dévorant de cette passion nouvelle pour la seule hésychia ».
« Si bien qu’une nuit enfin, prenant sur moi quelques pains, à l’insu de tous je quittai le monastère. Et, dans mes prières, en même temps, je suppliai Dieu qu’il voulût bien me conduire au lieu qu’il lui plairait de me donner pour séjour désormais ».
« Parvenu sans encombre au désert, je m’assis au sommet d’une haute montagne et déjà j’avais résolu mon esprit à demeurer en ces lieux qui s’étendaient sous mes pieds, lorsque mes yeux, tout-à-coup, furent aveuglés par l’éclat d’une grande lumière. »
« Saisi de frayeur, je ne songeai plus qu’à regagner le monastère, et déjà je retournai sur mes pas lorsque, du sein de cet éblouissement, je vis paraître, drapé dans sa Gloire éclatante, un jeune homme d’une beauté tellement admirable que le seul aspect de sa personne me fit demeurer saisi de stupeur. »
« Onuphre », me dit-il, « n’aie pas peur ! C’est moi, l’ange du Seigneur qui, depuis l’heure de ta naissance jusqu’à l’instant de ta mort, ai reçu du Seigneur l’ordre de te garder dans toutes voies. Va ton chemin, suis le sentier que tu as choisi de parcourir, et, lorsque du plus loin tu verras surgir devant toi les pièges de l’ennemi, alors, quels que soient ses artifices, appâts ou leurres, et quels que soient les obstacles, embuscades ou tribulations qu’il te suscitera, pour si terribles qu’ils te paraissent, toi, n’éprouve aucune crainte. Parce que je suis avec toi et que, jusqu’à mon retour, le jour où je viendrai prendre charge de ton âme pour la remettre entre les mains du Dieu Très Haut, c’est moi qui te garderai. »
Tout en parlant, l’ange s’était mis à faire route avec moi. Ayant parcouru près de soixante-dix lieues ensemble, nous allions nous arrêter devant l’antre d’un rocher lorsque l’ange, tout-à-coup disparut de devant mes yeux. Demeuré seul, je résolus de heurter à l’entrée de la grotte. Celui que j’en vis sortir alors, dès le premier regard m’emplit de vénération : C’était un auguste vieillard et sur lui rayonnait toute la Grâce des vertus ensemble. A sa vue, je me jetai à ses pieds, prosterné, mais lui me releva, disant : « Mon enfant, mon frère ! Bienvenue, Onuphre, toi qui viens ici pour prendre ta part de mes labeurs ! Puisse le Seigneur te garder dans Sa crainte et te couvrir de Ses bénédictions ! »
« Il me prit alors dans sa grotte où il me fit demeurer quelques jours avec lui, m’éclairant de sa divine connaissance. Puis, lorsqu’il m’eut assez montré toutes les pratiques dont doivent user ceux qui veulent mener l’ascèse, il me fit lever : « Mon enfant, » me dit-il, « viens que je te mène à ta grotte d’hésychaste. Elle se trouve bien plus avant dans le désert, au lieu que le Seigneur t’a choisi pour habitation. C’est là que tu combattras vaillamment le démon, seul à seul, jusqu’à ce qu’enfin tu reçoives le prix de la victoire. »
ONUPHRE ENSEVELIT SON ANCIEN.
UN ANGE VIENT CHAQUE JOUR
LUI PORTER SON PAIN.
Quatre jours, quatre nuits, il nous fallut marcher. Enfin, au bout de tout ce temps, nous vîmes une modeste cabane, auprès d’une jolie source où poussaient des palmiers. « C’est ici », dit l’Ancien, « le lieu où il a plu au Seigneur que tu établisses ta demeure. » Trente jours, il y demeura avec moi, et il m’instruisait avec beaucoup de conscience dans l’art de la lutte des moines. Puis, il s’en alla rejoindre sa grotte, m’avertissant qu’il reviendrait. Aussi, chaque année me visitait-il dans ma cabane. Un jour pourtant, il y vint pour la dernière fois. Il me priait seulement de l’ensevelir. Je fis donc selon son désir. Ainsi s’acheva le séjour sur la terre d’Hermias, fils de la tribu d’Isachare – car tel fut le nom que, sentant venir la fin, il voulut bien me dire. »
« J’entendais, moi Paphnuce, le dernier des moines, ces paroles bénies qui tombaient une à une de la bouche du bienheureux Onuphre, et elles me confondaient d’admiration.
« Oh ! Père très Saint », murmurai-je, « combien de peine faut-il que tu aies goûtée dans ce désert !
-Crois-moi, bien-aimé, me répondit-il, j’ai tant souffert que j’ai plus d’une fois désespéré jusqu’à la mort. J’ai enduré la brûlure ardente de l’été, la terrible froidure de l’hiver…J’ai connu les affres de la faim et, avec elle, toute la kyrielle des tourments du corps…J’ai senti le gel faire tomber en loques mes vêtements, tandis que je restais seul et nu et assailli de tous mes maux…J’ai vu la maladie durer de longs jours qui ne finissaient pas…Et si je devais encore t’énumérer la multitude infinie des souffrances et des épreuves par où il m’a fallu passer, ma seule langue n’y suffirait pas.
Mais tout cela pourtant, je l’ai enduré a vec patience, persévérant dans la peine comme il convient que chacun fasse aussi, dans l’espérance des biens ineffables que Dieu a préparés pour ceux qui l’aiment. Le Seigneur alors, voyant ma grande longanimité, ordonna que des poils me poussassent sur tout le corps. Et j’en fus aussitôt couvert, au point que jamais plus ensuite je ne ressentis le froid pénétrant de l’hiver ; Bientôt d’ailleurs, je n’eus plus à souffrir de mal d’aucune sorte. Mais un ange saint chaque jour me visitait, m’apportant le pain de ma subsistance ; et ce pain me revêtait de la force d’en haut ; si bien que je ne cessai pas depuis lors de servir Dieu avec un amour plus ardent encore. »
A CHACUN DES ERMITES
UN ANGE DU SEIGNEUR
VIENT PORTER LES SAINTS MYSTERES.
LA TABLE INVISIBLEMENT APPRETEE…
SAINT ONUPHRE PREDIT LE TERME DE SA VIE.
Je recueillais en moi-même les paroles du Saint, dont chacune me plongeait dans le ravissement.
« Mais », lui demandai-je à brûle-pourpoint, « comment peux-tu, vivant si loin de tout, communier aux divins Mystères ?
-Lorsque point le dimanche, répondit le bienheureux, un ange saint descend et nous visite, qui vient, comme à chacun des ermites, nous porter les Saints Mystères. Et quand approche pour nous le temps de communier, soudain la prière pure nous envahit toute. Et dans ces instants-là, plus rien n’est au monde, ni faim, ni soif, ni douleur, ni mal d’aucune sorte. Seulement, pour l’un de nous parfois, naît doucement le désir d’une compagnie : aussitôt, il est enlevé par les anges et, ravi au Paradis, il contemple extasié l’éclat magnifique des milices angéliques…Bientôt même, il se joint à leur radieuse beauté, participant, égal aux anges, de la même lumière divine. Alors il se réjouit en esprit et son cœur, pour avoir mérité la jouissance d’une semblable félicité, se fond en joie et en allégresse, tandis qu’est mort en lui jusqu’au souvenir de l’amas immense des souffrances et des peines qu’il a pour cela supportées. Et parce que son désir, désormais, se fixe toujours davantage à ses divines amours, c’est son âme toute entière qu’il engage dans la lutte spirituelle afin, s’il se pouvait, que Dieu le juge digne un jour de jouir pour jamais d’un pareil bonheur. »
A ce discours de l’Ancien – ô bienheureux Onuphre, éternelle soit ta mémoire ! – je goûtai une telle douceur qu’en moi s’était abolie jusqu’à la mémoire des tribulations de la route. Et la faim maintenant, et la soif, et toute cette grande peine que j’avais prise en chemin, tout cela en cet instant-là n’était plus rien. Sur mon âme, sur mon corps, ces mots avaient fait l’effet d’un baume salutaire. Seule, restait l’allégresse.
« Ah ! soupirai-je, comme je suis bienheureux que Dieu m’ait rendu digne de voir ton saint visage et d’entendre les paroles si douces qui coulent de ta bouche… » Il m’arrêta : « Mon enfant, cessons-là nos discours. Viens seulement, et je te ferai venir le lieu de mon salut. »
Nous fîmes donc environ trois lieues pour arriver enfin devant une petite cellule entre des palmiers qu’arrosait une source. Ce fut là qu’après la prière, nous entrâmes nous reposer un peu. Le jour finissait que nous étionzs encore là, assis à l’intérieur, nous entretenant des choses sublimes de la théologie. Le soleil même s’apprêtait à se coucher quand, au milieu de la pièce, soudain, j’aperçus un grand pain dont l’aspect seul était déjà nourrissant.
« Mon enfant », me dt le Saint, « lève-toi. Viens manger, et bois ce que le Seigneur t’envoie. Car il faut te refaire après la fatigue du chemin. Et tu risquerais, en ne mangeant pas, de mettre tes jours en danger.
-Ah, lui dis-je, Père Saint ! Au nom du Seigneur qui donne la vie, comment pourrais-je manger à la face de notre Sauveur, si dans un amour fraternel, tu ne partageais ce pain avec moi ? » - car c’était à mon intention qu’il avait béni la table et coupé le pain. Longtemps, je le suppliai et j’eus grand-peine à le persuader. A la fin pourtant, il se nourrit lui aussi, à la gloire de Dieu. Nous fûmes bientôt rassasiés et il nous resta du pain. Puis, après l’action de grâce, la nuit entière se passa à parler.
L’aube déjà montait lorsque, tout-à-coup, mes yeux s’arrêtèrent sur le visage du Saint : ses traits avaient pâli et tout son aspect était comme altéré. Pris de peur soudain, je lui demandai la cause de ce changement. « Mon frère, dit-il, sois sans crainte : le Dieu de bonté qui a compassion de tous les pécheurs –ô Seigneur, ta grande miséricorde !- t’a conduit jusqu’ici afin que mon corps y fût par toi enseveli. Car aujourd’hui, vois-tu, s’achève mon séjour sur la terre et mon âme affranchie s’en va goûter aux Cieux le bonheur ineffable de la joie éternelle…
Mais pour toi, n’oublie pas, je t’en prie, lorsque tu iras en Egypte, de conter à tous, moines et chrétiens, l’histoire de ma vie. Car à Dieu, j’ai demandé cette grâce : pour celui qui en ma mémoire chanterait l’office des défunts ou célébrerait ma fête, qui conterait ma vie ou en écrirait l’histoire telle que je viens à l’instant de t’en faire le récit, pour celui-là donc, j’ai supplié le Seigneur – oui, telle fut ma prière – qu’il soit à jamais épargné des attaques du Malin. »
A la fin, n’y tenant plus, à brûle-pourpoint je m’écriai : « Ah, Père Saint ! Je désirerais tant demeurer en ce lieu ! Je t’en prie, bénis-moi et permets que j’y passe le restant des jours que j’ai à vivre.
-Ah ! me répondit-il. Ce n’est pas pour que tu y habites que le Seigneur t’envoie ici, mais pour que tu y ensevelisses mon corps ; et que, te réjouissant d’un même cœur avec les Saints de ce désert, qui sont Ses serviteurs, tu retournes dans le monde afin de parler aux amis du Christ de ceux qui y demeurent, dont toute la vie se passe à la gloire de Dieu, de sorte que les seconds puissent, à la mesure de leurs forces, imiter les premiers. »
A peine avait-il prononcé ces mots, que je me laissai tomber à ses pieds : « Père très Saint », lui dis-je, « je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, à cause de tes luttes innombrables, il te le donnera. Je t’en prie donc, je t’en supplie, mon père, bénis-moi et fais qu’un jour, par tes prières, il me soit donné de t’égaler en vertu jusqu’à te ressembler, pour que Dieu, qui dans cette vie m’a jugé digne de jouir de ta vue, me juge digne dans l’autre, qui est éternelle, de recevoir une même gloire et une même couronne avec toi. »
« Le Seigneur », répondit-il, « te fasse miséricorde et exauce ta demande ; qu’Il fasse descendre sur toi Sa bénédiction et t’affermisse dans son amour, afin de te délivrer du péché et de te garder de toute embûche de l’ennemi, pour que s’accomplisse en toi l’œuvre que tu désires. Puissent les anges te protéger et te garder des pièges de l’adversaire, pour qu’à l’heure du Jugement, celui qui corrompt les âmes ne trouve en toi nulle chute funeste ou ténébreuse. Et que la bénédiction du Père, du Fils et du Saint Esprit soit avec toi dans le siècle présent et dans le siècle à venir. Amen. »
AU MILIEU DES CHŒURS ANGELIQUES
LE SAINT REMET SON ESPRIT.
S’AIDANT DE LEURS GRIFFES,
DEUX LIONS CREUSENT LA TOMBE DU SAINT.
Sur ces mots, fléchissant les genoux, il éleva les mains et tourna vers le Ciel des yeux mouillés de larmes : « O mon Seigneur, dit-il, c’est Toi que je chante, Toi que je loue, Toi que j’adore et que je glorifie : Tu es le Dieu Très-Haut, la Divinité invisible au-delà de l’univers visible, et dans l’abîme insondable de Ta puissances, Tu te pares de l’éclat ineffable de Ta Gloire qui surpasse toute intelligence pour venir, jusque dans ses profondeurs abyssales, illuminer l’océan sans limites de Ta miséricorde infinie. Tu es Celui que depuis ma jeunesse j’ai désiré de suivre, Celui que jamais plus je n’ai cessé de servir et d’adorer.
Et maintenant, je crie vers Toi, Seigneur, écoute-moi, Toi qui toujours as condescendu à ma bassesse, qui dans les adversités as sauvé mon âme, et ne m’as pas livré aux mains de l’ennemi – mais Tu as mis mes pieds au large. Je T’en prie donc, mon Seigneur, couvre-moi de Ta droite, afin que mon âme, quand elle sortira de son corps, ne soit pas la proie des démons, mais remets-la plutôt à Tes anges saints, pour qu’ils la placent au lieu très désiré où dans la lumière de Ta face Tu resplendis, car Tu es béni et glorifié aux siècles des siècles. Aussi, dans Ta grande miséricorde, ô compatissant, souviens-toi du peuple de Tes fidèles : Quand il s’en trouvera un en danger sur la mer, soumis au tribunal à la colère d’un juge ou à toute autre sorte d’épreuve, si, quelle que soit la nécessité qui le presse, il t’invoque en disant : « Seigneur des Puissances, par les prières de Ton serviteur Onuphre, aie pitié de moi », à celui-là, je t’en prie, Seigneur, prête l’oreille et, quand tu m’auras fait entrer dans Ton Royaume, accueille sa supplication. » Et tandis qu’il achevait sa prière : « Seigneur », murmura-t-il, « entre tes mains, je remets mon esprit ». Sur ces mots, il s’écroula à terre. Mais sa prière, elle, n’avait pas cessé : il priait seulement intérieurement maintenant.
Mais voici, comme son âme parlait à son Seigneur, que son visage, tout-à-coup, refléta une grande lumière. Alors, je sentis s’exhaler de son être une odeur si suave que je tombai en extase, submergé tout entier d’une douceur de Paradis. Mais des éclairs, en cet instant, trouèrent de part en part le ciel, et l’on entendit résonner au loin les roulements effrayants d’un tonnerre redoutable. Aussitôt, dans l’excès de ma stupeur, je tombai en arrière à même le sol.
Alors, au-dessus du Saint, je vis les Cieux s’ouvrir, pour livrer passage à l’armée des anges : ils s’avançaient en rangs pressés, pareils à des diacres apprêtés pour la fête : car, dans leurs mains, ils tenaient des lampes allumées et balançaient des encensoirs d’or au doux son de leurs hymnes mélodieuses et de leurs chants très subtils. Et voici qu’au milieu d’eux parut une grande lumière. Et de la lumière sortait une voix suave disant :
« Viens ici, âme bien-aimée, viens que je te mène au repos des Justes pour y goûter l’allégresse indicible que tous ces jours tu as tant désirée. »
Aussitôt, sous forme de colombe cette âme bienheureuse sortit de son corps, s’envolant enfin vers son Seigneur Jésus Christ. Lui la prit, toute blanche, entre Ses mains immaculées. Puis, avec les Anges Saints, Il s’éleva vers les Cieux, parmi les chants de joie et d’allégresse.
A mon tour, je me relevai. Je m’approchai de la très sainte dépouille. Au travers de mes larmes, je la couvris de baisers. Plus resplendissante qu’une perle de grand prix, elle embaumait comme tous les parfums ensemble.
Longtemps, très longtemps, je demeurai là, penché sur elle ; et je me lamentais, je gémissais de me voir ainsi privé d’un trésor si précieux, acquis au prix de tant de peines.
Or, après quelque temps passé en cet état, il fallut bien songer à ensevelir la sainte relique.
Et je me demandai en moi-même comment creuser la terre pour l’y enfouir sans autre recours que mes mains.
C’est alors que deux lions s’approchèrent ; doucement, ils se mirent à lécher les pieds du Saint. De temps en temps, seulement, comme s’ils eussent été des créatures raisonnables, ils échangeaient entre eux des grimaces, par où ils se signifiaient leur deuil et leur mutuelle affliction. Je m’enhardis enfin jusqu’à leur parler.
« Je sais, leur dis-je, que c’est Dieu qui vous envoie pour que nous ensevelissions ensemble la sainte dépouille ; parce qu’en vérité il n’est pas jusqu’aux animaux privés de raison qui ne chantent leur Créateur et qui, par toute la terre, ne lui obéissent ». Alors, avec mon bâton, j’inscrivis sur le sol le tracé de la tombe. Eux, aussitôt, sortant leurs griffes, se mirent en devoir de fouiller la terre jusqu’à ce qu’ils eussent creusé une fosse. Après quoi, j’ôtai ce qui restait de mon manteau, dont j’avais employé l’autre pan à ensevelir l’ascète rencontré le premier jour de ma venue au désert. Ce fut là, dans ce même linceul, que je l’enveloppai.
Puis, tout en larmes, je fis l’ensevelissement. Lorsque tout fut fini, les lions se prosternèrent devant la tombe ; après quoi m’ayant fait comme une métanie, ils s’en allèrent. Et moi, je demeurai là, seul, avec mon indignité, pleurant sur mes péchés.
« Hélas, me disais-je en moi-même, honte à moi ! Honte sur le misérable ! Honte au fainéant ! Combien mon Seigneur compte-t-il de serviteurs zélés et valeureux ? Mais pour moi qui suis mou et indolent, quelle défense aurai-je à présenter devant mon Créateur ? Quel prix, quelle couronne recevrai-je, et pour quelle victoire, moi qui n’ai jamais combattu contre le démon ? »
Et tout en faisant ces réflexions, il me vint le désir de demeurer là, en ce lieu, pour y lutter. Au même instant, la terre trembla. Et le choc fut si terrible, que la montagne s’écroula, jusqu’à recouvrir toute la grotte. Et avec elle, la fontaine, le palmier, tout fut englouti. Saisi de peur, j’avais assisté muet au cataclysme.
Non, pensai-je, non, certainement, il n’était pas dans les desseins de la Providence que je demeurasse ici. Et je pleurai. C’est alors qu’apparut devant moi le même ange qui était déjà venu me visiter. « Allons, me dit-il, ne pleure pas. Réjouis-toi plutôt de ce que tu as été jugé digne de voir des miracles, et fais route vers l’Egypte. Va, et partout prêche ce que tu sais du bienheureux Onuphre, dis tout ce que tu as vu au désert et tout ce que tu y verras encore…Maintenant pars en paix, revêtu de la force d’En Haut…Ceci encore…C’est le douze juin, sache-le, que s’est endormi Onuphre le bienheureux, à la gloire de Jésus Christ notre Seigneur. »
SAINT PAPHNUCE FAIT LA RENCONTRE
D’AUTRES ERMITES.
IL VISITE DES ERMITAGES
QUI EMBAUMENT LE PARFUM DU PARADIS…
Je quittai donc ce lieu et, quatre jours durant, je marchai sans relâche. Enfin, je parvins à une grotte. Ce fut là que j’entrai. Mais, à l’intérieur, il n’y avait pas âme qui vive. J’allai m’asseoir un peu à l’écart, dans un coin de la cellule, pour en attendre l’hôte. Il vint peu après. Et, véritablement, il était d’un aspect admirable.
Et quelle vénération il inspirait, ce pieux vieillard aux cheveux blancs, vêtu seulement des feuilles d’un palmier tressées ensemble ! Sa figure divine semblait celle d’un ange : «Paphnuce, mon frère, me dit-il, toi, le compagnon de mes œuvres, qui as enseveli Onuphre le bienheureux, la paix soit avec toi. »
A entendre de telles choses, je fus plongé dans l’admiration. Me laissant tomber à terre, je me prosternai à ses pieds. Mais lui me releva, disant : « Mon enfant, lève-toi. C’est le Seigneur qui t’as jugé digne de jouir de Ses amis. C’est lui aussi qui nous a révélé ta venue. Sache donc que soixante années nous avons habité ce désert et que jamais, de tout ce temps, nous n’y avons vu un autre homme avant toi. »
Il parlait ainsi lorsque survinrent trois autres vieillards, qui lui ressemblaient étrangement, tant par la couleur des cheveux que par le vêtement. Ils m’embrassèrent à leur tour et me firent asseoir à leurs côtés. Longtemps, nous restâmes de la sorte, à parler du bienheureux Onuphre et d’autres Saints encore. Et lorsque ce fut fini : « Mon enfant, me dirent-ils, lève-toi. Vien partager nos agapes. Parce que tu as fait une longue route et qu’il te faut reprendre un peu cœur à la peine. Vois, c’est pour toi que nous sommes venus, afin de nous réjouir ensemble en nos âmes comme en nos corps. Levons-nous donc et prions. »
Ils se mirent en prière et voici que je vis apparaître cinq pains, tout chauds encore, au point qu’on les eût dit sortis du four à l’instant. A quoi les bienheureux ajoutèrent d’un autre mets dont nous mangeâmes encore à satiété. Et lorsque nous eûmes rendu grâce : »Ainsi, mon frère, comme tu l’as entendu de tes oreilles, soixante années nous avons demeuré dans ce désert et, depuis longtemps déjà, par une disposition divine, il nous vient chaque jour quatre pains. Aujourd’hui, pour toi, il s’en est trouvé un cinquième. D’où ils nous sont apportés, nous ne le savons pas. Ce que nous savons seulement, c’est qu’après avoir lu Vêpres, nous les trouvons immanquablement sur la table. »
Ce fut bientôt l’heure de l’agrypnie. Les Saints passèrent à prier toute cette veille de la nuit. Ce ne fut qu’au matin que je m’enquis de leurs noms. Mais eux ne voulurent pas me les dire. « Celui qui sait toute chose, me dirent-ils, Celui-ci sait aussi nos noms. Pardonne-nous seulement, et intercède pour que, par tes prières, il nous soit donné d’être ensemble dans le Paradis. »
Ils me donnèrent leur bénédiction et je m’en fus. Tout au long du jour, je marchai. Enfin, à l’aube du lendemain, je parvenais à une terre magnifique dont chaque pouce était une invite au repos. Il y avait là une grotte ; auprès coulait une rivière. Toutes sortes d’arbres y poussaient. Les branches ployaient sous les fruits dorés. Longtemps, j’en admirai le nombre et la variété. Je n’avais jamais vu autant d’arbres. Je cueillis de leurs fruits et je vis que leur goût était plus doux que le miel ; je les sentis et leur parfum était plus suave que si j’eusse été au Paradis.
De longues heures, je demeurai là, admirant leur beauté, lorsque je vis venir à moi quatre jeunes gens qui, sous leurs âpres peaux de mouton, étaient tous quatre très beaux à voir et d’un aspect des plus agréables. En vérité, leur réunion était du plus heureux effet. Tout l’ensemble qu’ils formaient paraissait beau à voir. Ensemble, ils s’approchèrent de moi : « Réjouis-toi, frère Paphnuce, dirent-ils. » Moi aussitôt, je me jetai à terre et me prosternai devant eux. Mais eux me relevèrent. Puis ils me firent asseoir pour parler avec eux. Et ils brillaient d’une telle Gloire que, sans nulle peine, je les eusse crus des anges descendus des Cieux. Alors, cueillant de leurs fruits, ils m’en firent manger. Et les sept jours où je demeurai avec eux, ils ne cessèrent pas de me témoigner une semblable compassion que faisait encore ressortir mon amour sans cesse grandissant.
Enfin, je m’enhardis jusqu’à m’enquérir de leur pays et de la façon dont ils s’étaient trouvés en ce lieu. « Frère, répondirent-ils, puisque c’est le Seigneur Lui-même qui t’envoie à nous, nous te dirons la vérité. Nous sommes d’une ville appelée Oxyrrhynque. Nos parents, qui comptaient parmi les premiers dignitaires de la ville, figuraient au rang des sénateurs. Désireux de nous voir accomplir nos études, ils nous instruisirent dans tous les rudiments de la culture profane. Puis, s’avisant de vouloir parfaire notre éducation, ils voulurent nous envoyer au loin, afin d’y apprendre la philosophie. Mais nous, d’un commun accord, nous convînmes, avec le concours de la divine synergie, que la connaissance des voies de la Sagesse serait pour nous la plus belle des sciences. C’est ainsi que nous résolûmes de quitter en secret notre patrie pour venir jusque dans ce désert. Prenant donc avec nous quelques pains et de l’eau, autant que nous en pouvions porter, nous arrivâmes en ces lieux arides. Mais, ce temps écoulé, il nous fallut goûter à la souffrance, et passer de longs jours à endurer la faim comme à supporter la soif. Nous désespérions de notre sort, lorsque nous apparut un jeune homme, tout resplendissant de Gloire. Il était venu nous mener en ce lieu où il nous remit à un Saint Ascète qui y demeurait. Nous vécûmes là un an avec l’Ancien, apprenant de lui à servir le Seigneur. Et lorsque l’année se fut écoulée, le Saint s’endormit dans le Seigneur.
Voici donc six années que nous demeurons ici sans père spirituel. Et durant tout ce temps, nous n’avons pas mangé de pain ni goûté d’autres mets, si ce n’est seulement le fruit de ces arbres. Car nous en prenons ensemble, le samedi et le dimanche, lorsque nous nous rencontrons ici, après cinq jours passés à demeurer dans la solitude secrète où chacun s’exerce seul à vivre la parfaite hésychia. Puis, lorsque le dimanche finit, chacun de nous s’en retourne à sa chère hésychia, et nul ne sait quelles luttes livre son frère ni quelles victoires sont celles que dans sa retraite profonde, il remporte. » « Mais, fis-je soudain, comment communiez-vous aux divins Mystères ? »
« C’est pour y goûter, dirent-ils, que nous sommes venus. Toi aussi, donc, avec nous prépare-toi à recevoir les Saints Mystères. Car demain viendra l’Ange du Seigneur qui de sa main nous fera goûter au Saint Corps et au Précieux Sang du Christ. » Ces paroles m’emplirent de joie. Et nous passâmes la nuit dans les hymnes, chantant et psalmodiant le Christ notre Roi. Au matin, quand vint l’Ange du Seigneur, nous sentîmes partout alentour s’exhaler un parfum tout divin dont la suavité admirable nous transporta d’allégresse. Déjà, je croyais être dans le Paradis, lorsque j’y fus ravi en extase. C’était l’Ange, sans doute, qui raffermissait ainsi mon cœur. Puis la vision cessa. Je me levai pour recevoir de sa main les Saints Mystères. « Que ce Corps, dit-il, que ce Sang de notre Maître et Seigneur Jésus Christ Fils de Dieu, soit pour vous nourriture et gage incorruptible de la vie éternelle. »
Pleins de crainte, nous avions répondu selon le rituel : « Amen ». Ah, ce dimanche-là, quelle grande joie fut celle qui inonda nos cœurs !
« Paphnuce, dit alors l’Ange, pars pour l’Egypte, et va proclamer aux âmes pieuses tout ce que tu as vu et entendu au désert. Garde-toi surtout d’oublier rien de ce qui touche au bienheureux Onuphre, que le Seigneur t’a jugé digne de voir en cette vie. Et sache-le, Paphnuce, le Seigneur t’a compté toi aussi au nombre de Ses Saints. »
Alors, je demandai à l’ange la grâce d’habiter, jusqu’au dernier jour de ma vie, en compagnie de ces quatre Saints. Mais lui me répondit : « Comme il a plu au Seigneur, ainsi faut-il nécessairement que Sa volonté soit faite ; et toute œuvre quelle qu’elle soit, toute tâche accomplie selon Son saint dessein mérite à son auteur une grande récompense. Toi donc, retourne à ta cellule, puisqu’ainsi le Maître en a disposé. Et au jour de la rétribution, tu jouiras du même salaire que ces Saints. Car ton nom en vérité – je te l’ai dit déjà- est écrit sur le livre des Justes. »
Et sur ces mots, l’ange s’évanouit à nos yeux. Les frères alors apprêtèrent la table, pour que nous mangions des fruits, à la gloire de Dieu.
Et tout le jour, nous sentîmes les effluves du parfum subtil et suave que, sur ses pas, l’ange, comme un sillage, avait laissé…
DE RETOUR EN EGYPTE
SAINT PAPHNUCE CONTE LES MIRACLES
DES ASCETES DU DESERT.
A LES ENTENDRE,
LES CHRETIENS PLEURENT DE JOIE.
Déjà la nuit arrivait, et avec elle revenait le temps de l’agrypnie. Enfin au matin, comme nous nous adressions de mutuels adieux, je suppliai les Saints de me dire leurs noms. Ils y consentirent. Le premier, me dirent-ils, s’appelait Jean ; le second se nommait André ; Héraclémon était le nom du troisième et Théophile, celui du quatrième. Après quoi, ils firent avec moi cinq milles pour m’accompagner ; puis nous nous embrassâmes les uns les autres. Et tandis qu’ils s’en retournaient à leur cellule, je continuai seul mon chemin, triste et joyeux à la fois – triste de ne pas avoir été jugé digne d’habiter avec les Saints de Dieu en un lieu si empli de beautés que l’on s’y sentait transporté d’un bonheur inconnu et nouveau ; joyeux en même temps d’une joie que suffisait à faire renaître le souvenir des bienfaits de l’ange et des bienheureux, qui tous également se montraient vrais serviteurs du Christ.
Trois jours plus tard, je parvenais en Egypte. Je trouvai là beaucoup de frères vivant avec bonheur dans la crainte du Seigneur. Prenant donc quelque repos, j’occupai des jours entiers à leur dépeindre toutes les merveilles que j’ai dites ; Et eux, à les entendre, pleuraient de joie en rendant gloire à Dieu.
Ce sont ces mêmes frères qui consignèrent avec soin cette histoire que je leur contais. Car, désirant la faire connaître à tous ceux de leur skyte, ils en lurent le récit à tous les Saints Pères qui demeuraient là. De sorte que tous s’accordaient à glorifier Dieu.
Ainsi s’achève le récit du bienheureux Paphnuce. Revenu dans sa cellule, le Saint y vécut un peu de temps encore. Puis il vit venir à lui un ange de Dieu qui lui dit : « Viens, Saint de Dieu, viens te réjouir au séjour immuable des Justes qui, dans les montagnes et les déserts, ont su plaire à Dieu. » Entendant la nouvelle, le Saint rendit gloire à Dieu. Et de ce moment, il n’eut plus guère à vivre. Mais, peu de temps après, il s’en alla au séjour que son âme et son cœur avaient tant désiré, goûter au bonheur ineffable qui se fond en éternelle jouissance.
Par les prières de Saint Paphnuce et de tous les Saints, puisse le Seigneur un jour nous juger dignes nous aussi, avec eux, de nous réjouir d’une félicité égale, bénissant le Père éternel avec son Fils unique et coéternel, dans le Très Saint et Vivifiant Esprit, afin que soit glorifiée la divinité une et indivisible de la monade Trinité, aux siècles des siècles, amen.
FIN
LES EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE SAINT GREGOIRE PALAMAS
publient la vie des Saints.
POUR TOUT RENSEIGNEMENT SUR CES EDITIONS, écrire aux
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE SAINT GREGOIRE PALAMAS,
30 BOULEVARD SEBASTOPOL, 75004 PARIS
LA VIE DES SAINTS
Une nouvelle collection de textes hagiographiques.
Notre nouvelle collection « La Vie des Saints » se propose de faire connaître à tous les exploits et les miracles de Saints Orthodoxes anciens ou contemporains, généralemet méconnus en Occident, voire même complètement ignorés.
Les histoires que nous publions n’ont pas été écrites par des savants de ce monde, mais par des moines, des hommes de Dieu, qui souvent ont vécu en proches des Saints qu’ils décrivent, et leur sont plus proches encore par l’esprit.
Les illustrations, de même proviennent des sources les plus pures : il s’agit tantôt d’icônes et de dessins au trait exécutés selon la Tradition Orthodoxe, tantôt, pour les Saints récents, des photographies qui nous sont parvenues et qui évoquent leurs visages sanctifiés.
Une vivante encyclopédie :
La vie des saints constitue, pour les Chrétiens, une source inépuisable et féconde d’enseignements et de modèles à imiter. En effet, le Christianisme n’est pas une théorie abstraite, mais la Vie même, et c’est seulement dans le miroir de ceux qui l’ont vécue parfaitement, qui ont suivi le Christ, qui ont été déifiés, que nous pouvons la connaître de manière authentique.
C’est pourquoi l’on a dit avec raison que la Vie des Saints est « l’encyclopédie des encyclopédies », qui décèle l’expérience du divin, et qui constitue la véritable école du Chrétien.
Une voix crie dans le désert
Ami lecteur, il dépendra de toi que ces petits ouvrages soient tombe ou trésor, qu’ils parlent à ton cœur ou restent muets. N’entre pas dans la Vie des Saints sans désir spirituel !
Publications de la Fraternité Orthodoxe Saint Grégoire Palamas.