mercredi 8 mars 2023

La Philocalie des Pères Neptiques.










LA PHILOCALIE



PHILOCALIE

des Pères Neptiques



A l'école mystique

de la Prière du Coeur



Tome A 1

D'Antoine le Grand à Marc l'ascète



ABBAYE DE BELLEFONTAINE



ANTOINE LE GRAND

EXHORTATIONS SUR LE COMPORTEMENT DES HOMMES

ET LA VIE VERTUEUSE



1. Il est abusif de dire que les hommes sont doués de raison. Ne sont pas raisonnables ceux qui se laissent enseigner par les paroles et les livres des anciens sages. Mais sont raisonnables ceux dont l'âme est douée de raison et qui sont capables de discerner ce qu'est le bien et quel est le mal. Fuyant tout ce qui est mal et nuisible, ils se consacrent à l'étude de ce qui est bien et utile. Et ils font cela en rendant grâce à Dieu. Ce sont eux, et eux seuls, qu'on doit appeler en vérité hommes doués de raison.

2. L'homme doué de raison en vérité n'a qu'une chose à coeur : obéir et plaire au Dieu de l'univers, et former son âme à l'unique souci de lui être agréable, en lui rendant grâce pour la réalité et la force de sa Providence par laquelle il dirige toutes choses, quoi qu'il arrive, durant la vie. Il serait en effet déplacé de remercier pour la santé du corps les médecins qui nous prescrivent des remèdes amers et désagréables, alors que nous refuserions à Dieu la gratitude pour des choses qui nous paraissent pénibles, et que nous ne saurions pas que tout arrive comme il se doit, et pour notre avantage, par les soins de la Providence. Car la connaissance de Dieu et la foi en lui sont le salut et la perfection de l'âme.

3. La tempérance, la résignation, la chasteté, l'endurance, la patience et leurs pareilles sont autant de puissances vertueuses cosidérables que nous avons reçues de Dieu pour résister aux difficultés du moment, leur faire face et nous secourir; Si nous exerçons et maintenons ces puissances, nous nous apercevrons qu'il ne nous arrive désormais rien de difficile, de douloureux et d'intolérable, à la pensée que tout est humain et peut être maîtrisé par les vertus qui sont en nous. Ceux qui n'ont pas l'intelligence de l'âme ne pensent pas à cela. Car ils ne comprennent pas que tout arrive en bien et comme il se doit, pour notre avantage, afin que brillent les vertus, et que nous soyons couronnés par Dieu.

4. Si tu penses qu'avoir de l'argent et user de l'opulence ne sont qu'une apparence illusoire et passgère, si tu sais que la vie vertueuse l'emporte sur la richesse, et si tu réfléchis sérieusement à cela et le gardes en mémoire, alors tu ne gémiras plus, tu ne te lamenteras plus, tu n'accuseras plus personne, mais en tout tu rendras grâce à Dieu, en voyant ceux qui sont pires que toi s'appuyer sur l'éloquence et sur l'argent. Car c'est pour l'âme un mal très grave que la convoitise, l'ambition ou l'ignorance.

5. C'est en s'examinant lui-même que l'homme doué de raison éprouve ce qui lui convient et lui est utile, ce qui est approprié à l'âme et lui est avantageux, ce qui lui est étranger. Et c'est ainsi qu'il évite le mal qui nuit à l'âme, dès lors que celui-ci lui est étranger et le sépare de l'immortalité.

6. Plus quelqu'un vit modestement, plus il est heureux. Car il a peu de soucis. Il n'a pas à s'inquiéter de serviteurs et de laboureurs. Il ne cherche pas à posséder de bêtes. Car ceux qui se laissent clouer par les soucis et tombent sur les difficultés qu'ils leur occasionnent, s'en prennent à Dieu. Mais alors cette convoitise qui ne tient qu'à nous irrigue la mort, et nous restons à errer dans les ténèbres d'une vie de péché, sans nous connaître nous-mêmes.

7. On ne doit pas dire qu'il n'est pas possible à l'homme de parvenir à une vie vertueuse, mais ce n'est pas facile. Une telle vie n'est pas non plus à la portée des premiers venus. mais ont en partage la vie vertueuse ceux qui, parmi les hommes, se consacrent à la piété et dont l'intelligence est aimée de Dieu. Car l'intelligence commune est tournée vers le monde, elle est changeante, elle nourrit de bonnes comme de mauvaises pensées, elle s'altère par nature et se porte vers la matière. Mais l'intelligence aimée de Doeu se préserve du mal que la négligence suscite chez l'homme.

8. Les hommes incultes et ignorants tournent en dérision les paroles des autres et refusent de les entendre, dès lors que leur est reprochée leur ignorance : ils veulent que tout le monde soit comme eux. De la même manière, les hommes dépravés dans leur vie et leur comportement s'arrangent pour que tout le monde soit pire qu'eux : ils s'imaginent qu'au milieu de tant de méchants, on découvrira qu'eux-mêmes sont irréprochables. L'âme relâchée se perd et se souille ainsi dans la malice qui porte en elle la débauche, l'orgueil, l'avidité, la colère, l'emportement, la fureur, le meurtre, les plaintes, l'envie, la cupidité, la rapacité, la peine, le mensonge, le plaisir, la nonchalance, la tristesse, la lâcheté, la maladie, la haine, le blâme, la faiblesse, l'erreur, l'ignorance, la tromperie, l'oubli de Dieu. C'est par ces maux, et par d'autres semblables, qu'est châtiée la pauvre âme qui s'est elle-même séparée de Dieu.

9. Ceux qui veulent mener une vie vertueuese, pieuse et louable, ne doivent pas être jugés sur leur comportement, qui peut être simulé, ni sur leur conduite, qui peut être trompeuse. Mais comme les artistes, les peintres et les sculpteurs, c'est par leurs oeuvres qu'ils révèlent leur conduite vertueuse et aimée de Dieu, dt qu'ils rejettent comme autant de pièges tous les plaisirs mauvais.

10. Aux yeux de ceux qui ont un jugement sain, être riche et bien né, mais avoir l'âme inculte et la vie dépourvue de toute vertu, c'est être malheureux, comme est heureux celui que le sort a fait pauvre et esclave, mais dont la vie est parée de culture et de vertu. De même que les étrangers s'égarent sur les chemins, de même ceux qui n'ont nul souci de la vie vertueuse se perdent en se laissant tromper par la convoitise.

11. Il faut appeler créateur d'hommes celui qui peut apprivoiser les natures incultes au point de leur faire aimer l'instruction et la culture. De la même manière, ceux qui transforment les dévoyés en leur inspirant une conduite vertueuse qui plaise à Dieu, il faut les appeler créateurs d'hommes, dès lors qu'ils remodèlent les hommes. Car la douceur et la tempérance sont dans les âmes humaines un bonheur et une bonne espérance.

12. Il faut que les hommes règlent en vérité comme il convient leur comportement et leur conduite. Ce redressement opéré, il devient facile de connaître les choses de Dieu. En effet, celui qui vénère Dieu de tout son coeur et de toute sa foi, reçoit de la Providence divine la possibilité de maîtriser la colère et la convoitise. Or la convoitise et la colère sont la source de tous les maux.

13. Porte le nom d'homme celui qui est doué de raison ou celui qui accepte de se corriger. Celui qui ne se corrige pas est appelé indigne du nom d'homme. Tel est le propre des êtres inhumains. Ceux-là, il faut les fuir. Car il est impossible à ceux qui vivent avec le mal d'être jamais comptés parmi les immortels.

14. Si la raison nous accompagne en vérité, elle nous rend dignes de porter le nom d'hommes. Mais si nous délaissons la raison, c'est seulement par la conformation des membres et par la voix que nous différons des animaux sans raison. Que l'homme intelligent reconnaisse donc qu'il est lui-même immortel, et il aura en aversion toute convoitise déréglée, qui est pour les hommes la cause de la mort.

15. Chacun des arts, en organisant la matière qui lui est propre, révèle sa vertu. L'un travaille le bois, un autre le bronze, un autre l'or et l'argent. De même, nous qui entendons parler de la conduite heureuse et vertueuse qui plaît à Dieu, nous devons montrer qu'en vérité nous sommes des hommes doués de raison par notre âme, et pas seulement par la conformation du corps. Or l'âme vraiment douée de raison et aimée de Dieu connaît sur le champ toutes les choses de la vie. Elle prie Dieu de tout son amour et elle lui rend grâce dans la vérité, en portant vers lui tout son désir et toutes ses pensées.



16. De même que les pilotes ont une vigie pour diriger le navire et ne pas jeter celui-ci contre un banc sous-marin ou sur un écueil, de même ceux qui aspirent à la vie vertueuse doivent examiner soigneusement ce qu'il leur faut faire, et ce qu'il leur faut éviter. Qu'ils considèrent que leur bien est dans les vraies lois, les lois divines, en coupant court aux mauvaises convoitises de l'âme.



17.De même que les pilotes et les conducteurs de chars, à force d'attention et de soin, parviennent à ce qu'ils cherchent, de même ceux qui cultivent la vie droite et vertueuse doivent avoir soin et souci de mener une vie qui convienne et plaise à Dieu. Car celui qui le veut, et qui comprend qu'il le peut, s'il croit, prend le chemin de l'immortalité.

18. Considère que sont libres, non ceux que le sort a faits libres, mais ceux qui le sont de par leur vie et leur comportement. car il ne convient pas d'appeler vraiment libres les princes qui vivent dans le mal et la débauche : ils sont des esclaves des passions de la matière. La liberté et le bonheur de l'âme, c'est la pureté fidèle et le mépris de ce qui passe.

19. Rappelle-toi qu'il te faut sans cesse faire tes preuves aux yeux des autres, mais par ta conduite vertueuse et par tes oeuvres elles-mêmes. C'est ainsi, non à leurs paroles mais à leurs actes, que les malades découvrent et reconnaissent dans leurs médecins des bienfaiteurs et des sauveurs.

20. La marque de l'âme douée de raison et vertueuse est dans le regard, la démarche, la voix, le rire, les occupations et les entretiens. Car tout s'est transformé et réadapté pour parvenir au plus noble. L'intelligence aimée de Dieu, en gardienne des portes, vigilante et sobre, interdit alors l'entrée à l'infamie des mauvaises pensées.

21. Réfléchis en toi-même, et reconnais que les magistrats et les autorités ont pouvoir sur les corps seulement, pas sur l'âme. Garde toujours en toi cette conviction. S'ils commandent un meurtre, ou une absurdité, ou une injustice qui nuit à l'âme, il ne faut pas obéir, même s'ils maltraitent le corps, car Dieu a créé l'âme libre et capable de décider par elle-même si elle fait le bien ou le mal.

22. L'âme douée de raison s'applique à se délivrer de l'ambition, de l'orgueil, de l'arrogance, de la fausseté, de la jalousie, de la rapacité, et des vices qui leur ressemblent. Tous ces vices sont l'oeuvre des démons et d'une volonté mauvaise. Mais un effort et un soin persévérants corrigent tout cela dans l'homme dont le désir ne se porte pas vers les plaisirs faciles.

23. Ceux qui vivent de peu et ne cherchent pas à tout avoir, échappent aux périls et n'ont pas besoin d'être gardés. Quant à ceux qui en tout maîtrisent la convoitise, ils trouvent aisément le chemin qui mène à Dieu.

24. Il n'est pas nécessaire que les hommes doués de raison aient beaucoup de relations. Ils ont seulement besoin de relations utiles, que dirige la volonté de Dieu. Car c'est ainsi que les hommes font retour à la lumière et à la vie éternelle.

25. Ceux qui aspirent à la vie vertueuse aimée de Dieu doivent s'éloigner de l'orgueil et de toute vaine et fausse gloire, et s'efforcer de bien redresser leur vie et leur pensée. Car l'intelligence aimée de Dieu et toujours égale est le chemin qui nous élève vers Dieu.

26. Il ne sert à rien de savoir parler si manque la conduite de l'âme qui est agréable et plaît à Dieu. Mais la source de tous les maux est l'erreur, la tromperie et l'ignorance de Dieu.

27. C'est le souci de la vie la plus belle et le soin de l'âme qui font les hommes bons et aimés de Dieu. Car celui qui cherche Dieu le trouve : il maîtrise en tout la convoitise et ne se détache pas de la prière. Un tel homme ne craint pas les démons.

28. Ceux qui sont égarés par les espoirs de cette vie et ne savent qu'en paroles comment mener la vie la plus belle, sont un peu comme des patients qui se sont procuré des remèdes et des instruments de médecine, mais qui ne savent pas s'en servir et ne s'en inquiètent pas. C'est pourquoi, quand nous sommes en faute, n'accusons jamais nos parents ou quelqu'un d'autre, mais nous-mêmes. Car si l'âme s'abandonne à la négligence, il lui devient impossible de vaincre.

29. A celui qui ne sait pas discerner ce qui est bien et ce qu'est le mal, il est impossible de juger qui est bon et qui est mauvais. Car l'homme est bon s'il connaît Dieu. Mais s'il n'est pas bon, il ne sait rien et n'aura jamais la connaissance. Car le bien est le mode de la connaissance de Dieu.
30. Les hommes bons et aimés de Dieu ne dénoncent le mal chez autrui qu'en sa présence, et en face. Ils ne font jamais de reproches aux absents. Et ils n'acceptent pas d'écouter ceux qui blâment ainsi les autres.

31. Que dans les entretiens soit bannie toute dureté. Car la modestie et la réserve savent parer l'homme doué de raison, plus encore que les vierges. L'intelligence aimée de Dieu est la lumière qui éclaire l'âme, comme le soleil éclaire le corps.

32. En toute épreuve qui touche ton âme, souviens-toi qu'aux yeux de ceux qui ont le juste souci et la volonté de garder en ordre et en sécurité ce qui leur est propre, ce n'est pas la possession périssable des richesses qui est tenue pour agréable, mais les doctrines droites et vraies : c'est elles qui les rendent heureux. Car le riche est dépouillé et pillé par ceux qui sont plus puissants que lui. Mais la vertu de l'âme est le seul bien sûr et inviolable, le seul aussi qui, après la mort, sauve celui qui le possède. Ceux qui pensent ainsi ne seront pas emportés par les fantasmes de la richesse et des plaisirs.

33. Il ne convient pas que les hommes instables et incultes se prétendent des hommes éminents. L'homme éminent est celui qui plaît à Dieu, qui se tait le plus souvent, ou qui parle peu et ne dit que ce qui est nécessaire et ce qui plaît à Dieu.

34. Ceux qui aspirent à vivre dans la vertu et l'amour de Dieu, ont souci des vertus de l'âme comme de leur bien propre et de leurs délices éternelles. Quant aux choses qui passent, ils en jouissent autant qu'il est possible, et selon ce que Dieu donne et veut. Ils en usent en toute joie et en toute gratitude, même si ces choses leur sont mesurées. Car manger bien et beaucoup nourrit les corps et leur matière. Mais la connaissance de Dieu, la tempérance, la bonté, la bienfaisance, la piété et la douceur déifient l'âme.

35. Ceux qui, parmi les puissants, obligent à faire des actions déplacées et nuisibles, alors que l'âme a été créée libre, ne sont pas pour autant les maîtres. Ils peuvent enchaîner le corps, mais pas la volonté, car l'homme doué de raison en est le maître de par Dieu son Créateur, qui est plus fort que tout pouvoir, que toute contrainte et que toute puissance.

36. Ceux qui considèrent comme un malheur la perte d'argent, d'enfants, de serviteurs ou de tout autre bien, qu'ils sachent qu'il faut avant tout se contenter de ce que Dieu donne, et le rendre avec empressement et gratitude, quand on doit le faire, sans être affecté par cette privation, ou plutôt par cette restitution, car ceux qui se sont servis de ce qui n'était pas à eux ne font jamais que le rendre.

37. C'est l'oeuvre de l'homme juste que de ne pas vendre sa liberté contre les biens qu'on lui offre, même si on lui offre beaucoup. Car les choses de la terre sont comme un songe, et la richesse n'est qu'une illusion incertaine et éphémère.

38. Ceux qui sont vraiment dignes du nom d'homme, qu'ils s'appliquent à mener leur vie dans l'amour de Dieu et la vertu, afin que leur vie vertueuse brille parmi les autres hommes. De même que la pourpre répandue, si peu soit-il, sur la blancheur d'un vêtemnt, le pare de beauté et le fait distinguer et reconnaître, d emême en effet de tels hommes garderont plus sûrement le souci des vertus de l'âme.

39. Les hommes sages se doivent de bien examiner leur force et les ressources de la vertu qu'ils portent dans l'âme, s'ils veulent se tenir prêts et s'opposer à toutes les passions, autant qu'ils en ont la possibilité, laquelle leur est donnée naturellement par Dieu. Ces ressources, c'est la tempérance face aux séductions de la beauté et à toute convoitise nuisible à l'âme, c'est l'endurance face aux peines et à la privation, c'est la patience face à l'insulte et à la colère, et ce sont les vertus qui leur ressemblent.

40. Il est impossible qu'un homme devienne soudain bon et sage. Il y faut l'étude assidue, la persévérance, l'expérience, le temps, l'ascèse, et le désir de l'oeuvre bonne. L'homme bon et aimé de Dieu, celui qui en vérité connaît Dieu, ne cesse pas de faire en abondance tout ce qui plaît à Dieu. Mais de tels hommes sont rares.

41. Il ne convient pas aux moins doués des hommes, à ceux qui désespèrent d'eux-mêmes, de traiter par la négligence et le mépris la conduite vertueuse aimée de Dieu, sous le prétexte qu'elle leur serait inaccessible et hors de portée. Au contraire, ils doivent exercer leurs forces et prendre soin d'eux-mêmes, car même s'ils ne peuvent atteindre les cimes de la vertu et du salut, cependant, par leur effort et leur désir, ou bien ils deviennent meilleurs, ou bien ils ne deviennent pas pires, ce qui n'est pas pour l'âme un mince avantage.

42. Par sa nature raisonnable, l'homme se relie à cette faculté mystérieuse et divine de la raison. Mais par sa nature corporelle, il s'apparente aux animaux. Quelques-uns, peu nombreux, vraiment hommes et vraiment doués de raison, ont à coeur de porter vers leur Dieu et leur Sauveur leur pensée et leur affinité, et ils le manifestent par leurs actes et leur vie vertueuse. Mais la plupart des hommes, qui n'ont pas l' intelligence de l'âme, négligent cette filiation divine et immortelle, pour se tourner vers l'affinité du corps, l'affinité morte, malheureuse et passagère, et ne penser qu'aux choses de la chair, comme les bêtes sans raison, en s'attachant au plaisir. Ils se séparent ainsi de Dieu et, par l'effet de leur volonté, détachent l'âme des Cieux et l'entraînent dans l'abîme.

43. L'homme doué de raison, se souvenant qu'il a part au divin et qu'il est uni à lui, n'ira jamais s'éprendre de quoi que ce soit de terrestre ou de vil. Il tient son intelligence tournée vers le céleste et l'éternel. Et il sait que la volonté de Dieu est le salut de l'homme, dès lors que Dieu est pour les hommes la cause de tous les biens et la source de la béatitude éternelle.

44. Quand tu as affaire à quelqu'un qui dispute et qui combat la vérité et l'évidence, coupe court à la dispute et retire-toi devant un tel homme dont l' intelligence est pétrifiée. De même, en effet, que de la mauvaise eau dénature les meilleurs des vins, de m^me les conversations déplacées corrompent ceux qui consacrent leur vie et leur pensée à la vertu.

45. Si nous nous efforçons par tous les moyens d'échapper à la mort du corps, nous devons bien plus encore nous efforcer d'échapper à la mort de l'âme. Devant celui qui veut être sauvé, il n'est en effet pas d'autre obstacle que la négligence et la nonchalance de l'âme.

46. Ceux qui ont de la peine à comprendre leur avantage et ce qui leur est dit du bien sont considérés comme des malades. Mais quand ceux qui comprennent la vérité disputent impudemment, c'est leur raison qui est morte et leur comportement qui est sauvage. Ils ne connaissent pas Dieu, et leur âme n'a pas été illuminée.

47. Dieu, par sa parole, a destiné les espèces animales à des usages successifs. Les unes devaient être mangées. Les autres devaient servir. Et il a créé l'homme pour être le contemplateur de leurs vies et de leurs oeuvres, et leur interprète reconnaissant. Que les hommes s'appliquent donc à ne pas mourir sans avoir contemplé et sans comprendre Dieu et ses oeuvres, comme les bêtes sans raison. l'homme doit savoir que Dieu peut tout. Et rien ne s'oppose à Celui qui peut tout. A partir du néant il a fait et il fait tout ce qu'il veut, par sa simple parole, pour le salut des hommes.

48. Ce qui est dans le ciel est immortel, à cause de la bonté inhérente au céleste. Mais ce qui est sur la terre est devenu mortel, à cause du mal que le terrestre a d elui-même mis en lui. Et ce mal, du fait de leur négligence et de leur ignorance de Dieu, atteint ceux qui manquent d' intelligence.

49. La mort, si l'homme sait la comprendre, est immortalité. Mais pour les ignorants, qui ne la comprennent pas, elle est vraiment la mort. Ce n'est pas cette mort-là qu'il faut craindre, mais la perdition de l'âme, laquelle est dans l'ignorance de Dieu. C'est cela qui, pour l'âme, est redoutable.

50. Le mal est une affection de la matière. Il n'est donc pas possible que le corps reste étranger au mal. L'âme douée de raison, qui comprend cela, s'attaque à ce poids de la matière qu'est le mal; refusant de porter un tel poids, elle se tourne vers la connaissance du Dieu de l'univers, et tient désormais le corps pour un ennemi et un adversaire auquel elle ne se fie pas. c'est ainsi que l'âme reçoit de Dieu la couronne, quand elle a surmonté l'épreuve du mal et de la matière.

51. Si l'âme discerne le mal, elle le prend en aversion comme une bête de mauvaise odeur. Mais si le mal est ignoré, il est aimé de celui qui l'ignore, et il le capture. Car le mal asservit celui qui l'aime. Alors le pauvre malheureux ne voit ni ne comprend où est son bien, mais il pense que le mal le pare de beauté, et il s'en réjouit.

52. L'âme pure, qui est bonne, reçoit de Dieu la lumière et la splendeur. Alors l' intelligence comprend ce qui est bon et suscite des paroles aimées de Dieu. Mais quand l'âme est souillée par la fange du mal, Dieu l'écarte de lui, ou plutôt c'est elle qui se sépare de Dieu. Les démons du mal entrent alors dans sa pensée, et viennent lui suggérer les actions impies, les adultères, les meurtres, les vols, les sacrilèges, et d'autres méfaits, qui sont tous l'oeuvre des démons.

53. Ceux qui connaissent Dieu sont remplis de toutes les bienveillances de la bonté. Aspirant aux choses du Ciel, ils méprisent les choses de cette vie. De tels hommes ne plaisent pas à la plupart, ni ne cherchent à leur plaire. Aussi beaucoup, parmi ceux qui ne comprennent rien, non seulement les détestent, mais les tournent en dérision; Eux, dans leur pauvreté, acceptent de supporter tout cela, sachant que ce qui apparaît à la plupart comme un mal, est à leurs propres yeux le bien. Car celui dont l' intelligence ne s'ouvre pas, ne croira jamais que ce monde soit l'oeuvre de Dieu et qu'il ait été fait pour le salut de l'homme.

54. Ceux qui sont remplis de mal et ivres d'ignorance ne connaissent pas Dieu, car leur âme n'est ni sobre ni vigilante. Or Dieu est intelligible. Il n'est pas visible lui-même, mais il est tout à fait manifeste dans le visible, comme l'âme dans le corps. Et s'il est impossible que le corps tienne sans l'âme, de même il est impossible que tout le visible, tout ce qui est, tienne sans Dieu.

55. Pourquoi l'homme est-il venu à l'existence? Pour que, méditant les oeuvres de Dieu, il le contemple et glorifie Celui qui les a faites pour le bien de l'homme. Mais c'est l'intelligence qui reçoit l'amour de Dieu. Elle est le bien invisible, Dieu la donnant à ceux qui en sont dignes, pour leur conduite vertueuse.

56. Est libre celui qui n'est pas asservi aux plaisirs, mais qui maîtrise le corps par la sagesse et la chasteté, et se contente, avec beaucoup de gratitude, des biens qui lui sont donnés par Dieu, fussent-ils fort mesurés. Car l'intelligence aimée de Dieu et l'âme, si elles s'accordent, pacifient le corps tout entier, même malgré lui. Si l'âme le veut, en effet, tout soulèvement du corps se résorbe.

57. Ceux qui ne se satisfont pas de ce qu'ils ont présentement pour vivre, mais désirent davantage, s'asservissent aux passions qui troublent l'âme et lui imposent pensées et imaginations. Car avoir plus est en soi un mal. De même qu'une tunique trop grande gêne ceux qui s'affrontent à la course, de même le désir d'un surcroît de richesse empêche les âmes de combattre ou d'être sauvées.

58. Les conditions dans lesquelles on se trouve malgré soi et sans le vouloir sont une prison et un châtiment. Aime donc ce que tu as présentement. Car si tu l'assumais de mauvaise grâce, tu te punirais toi-même à ton insu. Or il n'est à cela qu'une voie : le mépris des choses de ce monde.

59. De même que nous avons reçu de Dieu la vue, afin de distinguer, dans les choses que nous avons sous les yeux, ce qui est blanc et ce qui est noir, de même la raison nous a été donnée par Dieu pour nous permettre de discerner ce qui est bon pour l'âme. Mais la convoitise, en se détachant de la raison, engendre le plaisir et ne permet pas que l'âme soit sauvée ou qu'elle s'unisse à Dieu.

60. Ce qui est selon la nature n'est pas un péché. le péché, c'est le choix du mal. Manger n'est pas un péché. Le péché, c'est de manger sans rendre grâce, sans décence et sans tempérance. Car il convient de garder le corps en vie, hors de toute imagination mauvaise. Le regard, s'il est pur, n'est pas non plus un péché. Le péché, c'est de regarder avec envie, ou avec orgueil, ou avec indiscrétion. C'est de ne pas écouter paisiblement, mais avec hostilité. C'est de ne pas réserver la langue à l'action de grâce et à la prière, mais de lui laisser dire n'importe quoi. C'est de ne pas travailler de nos mains pour secourir les autres, mais de s'en servir pour tuer et voler. Ainsi chacun de nos membres pèche de lui-même en faisant le mal au lieu du bien, contre la volonté de Dieu.

61. Si tu doutes que chacune de tes actions soit vue de Dieu, considère que toi, qui es homme et poussière, tu peux à la fois et au même instant observer et connaître toutes sortes de lieux. A plus forte raison Dieu le peut, lui qui voit l'univers comme un grain de sénevé, et qui crée et nourrit toutes choses comme il veut.

62. Lorsque tu fermes la porte de ta demeure et que tu es seul, sache que l'ange assigné par Dieu à chaque homme est là avec toi. Cet ange, les Grecs l'appellent le démon intérieur. Il ne dort jamais. Il est toujours avec toi, il voit tout, et l'obscurité ne le gêne pas. Avec lui, Dieu aussi est partout. Car il n'est pas de lieu ou de matière où Dieu ne soit pas, dès lors qu'il est plus grand que tout et tient tous les êtres dans sa main.

63. Si les soldats sont fidèles à César parce que César leur assure la nourriture, à combien plus forte raison devons-nous nous appliquer à rendre grâce de nos bouches, sans jamais nous taire, et à plaire à Dieu qui a tout créé pour l'homme.

64. La gratitude et la conduite vertueuse sont les fruits de l'homme qui plaisent à Dieu. Or les fruits de la terre ne mûrissent pas en une heure : il y faut du temps, de la pluie et des soins. De même les fruits de l'homme ne brillent qu'à force d'ascèse, d'étude, de temps, de persévérance, d'endurance et de patience. Mais si jamais, à voir en toi ces fruits, certains te tiennent pour un homme de piété, méfie-toi de toi-même tant que tu es dans le corps, et considère que rien de ce qui est à toi ne plaît à Dieu. Sache, en effet, qu'il n'est pas facile à l'homme de se garder jusqu'à la fin pur de toute faute.

65. Rien chez les hommes n'est plus précieux que la parole. Ainsi la parole peut nous donner de servir Dieu en lui rendant grâce. Mais si nous nous servons d'elle pour dire du mal et blasphémer, nous condamnons notre âme. Invoquer sa naissance ou toute autre raison, quand il est en faute, est donc l'oeuvre d'un homme insensé. C'est librement et de lui-même qu'il a suscité une parole ou une action mauvaise.

66. Si nous nous efforçons de soigner les passions du corps pour éviter les moqueries de ceux que nous rencontrons, combien plus nous devons tout à fait nous efforcer de soigner les passions de l'âme, dès lors que nous serons jugés en présence de Dieu, afin de ne pas nous trouver soumis au déshonneur et à la dérision. Car nous sommes libres. Si, alors même que nous sentons en nous le désir des actions mauvaises, nous voulons ne pas les faire, il nous est possible, il est en notre pouvoir, de mener une vie qui plaise à Dieu. Jamais personne ne pourra nous forcer à faire quelque chose de mal, si nous ne le voulons pas. En combattant ainsi, nous sommes en effet des hommes dignes de Dieu, nous vivons comme les anges dans le Ciel.

67. Si tu le veux, tu es l'esclave des passions. Et si tu le veux, tu es libre, tu n'es pas asservi aux passions. Car Dieu t'a créé libre. Et celui qui surmonte les passions de la chair reçoit la couronne de l'incorruptibilité. Car s'il n'y avait pas les passions, il n'y aurait pas non plus les vertus, ni les couronnes données par Dieu à ceux des hommes qui en sont dignes.

68. Ceux qui ne voient pas où est leur avantage et ne savent pas où est le bien, sont aveugles en leur âme. Leur discernement s'est éteint. Il ne faut donc pas nous attacher à eux, pour ne pas tomber fatalement dans les mêmes erreurs, nous aussi, imprudemment et en aveugles.

69. Il ne faut pas nous irriter contre ceux qui sont en faute, même si ce qu'ils ont fait est blâmable et mérite un châtiment. Mais nous devons ramener ceux qui tombent, au nom même de la justice. Il arrive qu'il faille les châtier, soit en leur personne, soit autrement. Mais il ne faut ni s'irriter, ni s'emporter, car la colère agit uniquement par passion, et non de manière judicieuse et juste. Il ne faut donc pas approuver ceux qui se laissent aller indûment à la pitié. Mais c'est à cause du bien et de la justice qu'il faut châtier ceux qui font le mal, non par la passion de la colère.

70. Seuls les biens de l'âme sont sûrs et inviolables. Ce sont la conduite et la connaissance vertueuses, et l'exercice des oeuvres bonnes, qui plaisent à Dieu. Car la richesse est un guide aveugle et un conseiller sans intelligence. Celui qui use mal de la richesse, en s'en servant pour son plaisir, perd son âme insensible.

71. Les hommes ne doivent rien acquérir de trop. Ou s'ils ont trop, il leur faut bien savoir que tout en cette vie est par nature corruptible, disparaît facilement, se dégrade et se détruit. Ils ne doivent donc pas s'inquiéter de ce qui arrive.

72. Sache que les douleurs physiques sont naturelles au corps, dès lors que celui-ci est corruptible et matériel. Devant de telles souffrances, l'âme instruite doit donc s'armer d'endurance et de patience, et ne pas reprocher à Dieu d'avoir créé le corps.

73. Ceux qui participent aux Jeux Olympiques ne reçoivent pas la couronne pour avoir vaincu un, deux ou trois adversaires, mais quand ils ont vaincu tous ceux qui les affrontent. Il en va de même pour tout homme qui veut être couronné par Dieu. Son âme doit donc s'exercer à la sagesse, non seulement dans les choses du corps, mais en tout ce qui regarde les gains et les pertes, les jalousies, les nourritures, la vaine gloire, les injures, la mort, et les affections analogues.

74. Ne recherchons pas pour la louange des hommes la bonne conduite aimée de Dieu. Mais choisissons la vie vertueuse pour le salut de l'âme. Car sous nos yeux, chaque jour, la mort est là, et les choses humaines sont pleines d'incertitudes.

75. Il est en notre pouvoir de vivre sagement. Mais il n'est pas en notre pouvoir de nous enrichir. Pourquoi donc faut-il condamner notre âme, lorsqu'elle rêve un instant d'une richesse que nous n'avons pas les moyens d'acquérir? Mais si nous ne désirons que la richesse, pourquoi courons-nous sans intelligence, ignorant que l'humilité précède toutes les vertus, comme la gourmandise et la convoitise des choses de cette vie précèdent toutes les passions?

76. Les sages doivent continuellement s'en souvenir : si nous supportons en cette vie les petites peines passagères, nous les hommes jouiront après la mort d'un immense plaisir et de délices éternelles. Dès lors, celui qui combat les passions et veut être couronné par Dieu, s'il tombe, ne doit pas se décourager, ni demeurer dans sa chute en désespérant de lui-même. Mais il lui faut se redresser, reprendre le combat, et songer de nouveau à la couronne. Il lui faut jusqu'à son dernier souffle se relever de la chute qui lui arrive. Car les coups que reçoit le corps sont l'armure des vertus et assurent le salut de l'âme.

77. Les difficultés de la vie donnent aux hommes dignes, à ceux qui mènent le combat, d'être couronnés par Dieu. Il leur faut donc, au cours de leur vie, faire mourir leurs membres à toutes les choses du monde. Car le mort ne se soucie plus jamais de ces choses.

78. Il ne convient pas que l'âme qui est douée de raison et mène le combat, se laisse aller trop vite à l'appréhension et à la peur devant les épreuves qui lui arrivent, si elle ne veut pas être tournée en dérision pour sa lâcheté. Car l'âme troublée par l'imagination des choses du monde oublie ce qu'elle se doit à elle-même. Ce sont les vertus de l'âme en nous qui ouvrent le chemin des biens éternels. Et c'est le mal que font d'eux-mêmes les hommes qui est la cause des châtiments.

79. L'homme doué de raison est combattu par les sens de sa nature raisonnable, à travers les passions de l'âme. Or il y a cinq sens du corps : la vue, l'odorat, l'ouïe, le goût et le toucher. L'âme malheureuse est capturée par ces cinq sens quand elle se soumet aux quatre passions qui lui sont propres. Ces quatre passions de l'âme sont la vaine gloire, la joie, la colère et la lâcheté. Donc lorsqu'avec prudence et réflexion il a bien mené la lutte et a maîtrisé et vaincu les passions, l'homme n'est plus combattu. Son âme est en paix, et pour sa victoire il reçoit de Dieu la couronne.

80. Parmi ceux qui se trouvent à l'auberge, certains reçoivent un lit, d'autres n'en ont pas et couchent par terre, où ils ronflent tout autant que ceux qui dorment dans leur lit. Après avoir passé la nuit et abandonné à l'aube les lits de l'auberge, ils partent tous ensemble, n'emportant chacun que ce qu'ils ont. Il en va de même pour tous ceux qui viennent en ce monde. Ceux qui ont vécu pauvrement, et ceux qui ont passé leur vie dans la gloire et la richesse, tous sortent de la vie comme de l'auberge. ils n'emportent avec eux rien de ce qui faisait les délices et la richesse du monde. Ils n'emportent que leurs propres oeuvres, bonnes ou mauvaises : ce qu'ils ont fait durant leur vie.

81. Parce que tu as un plus grand pouvoir, ne va pas trop facilement menacer quelqu'un de mort. Sache que, par nature, toi aussi tu es soumis à la mort, et que l'âme se dévêt du corps comme de sa dernière tunique. Reconnais cela clairement. Sois doux, fais le bien, et rends grâce continuellement à Dieu. Car celui qui n'est pas compatissant n'a pas en lui la vertu.

82. Il est impossible et inconcevable d'échapper à la mort. C'est ce que savent les hommes vraiment doués de raison, exercés aux vertus et aux pensées aimées de Dieu. Ils accueillent la mort sans gémissements, sans crainte et sans deuil, en se souvenant qu'elle est inexorable et qu'elle délivre des maux de cette vie.

83. Ceux qui négligent la conduite vertueuse qui plaît à Dieu et ne se soucient pas de la juste doctrine aimée de lui, il ne faut pas les haïr, mais bien plutôt les plaindre, car ils sont privés de jugement, aveugles de coeur et de réflexion. Ils prennent le mal pour le bien, et cette ignorance les perd. Les malheureux, à l'âme sans intelligence, ne connaissent pas Dieu.

84. Refuse de t'entretenir de la piété et de la vie vertueuse avec beaucoup de monde. Je ne dis pas cela par malveillance, mais parce que, je pense, tu risques d'être tourné en dérision par les hommes déraisonnables. Car le semblable se réjouit du semblable. Or ceux qui écoutent de tels entretiens sont peu nombreux. Ils sont même très rares. Il vaut donc mieux ne pas parler, sinon de ce que Dieu veut pour le salut de l'homme.

85. L'âme compatit au corps, mais le corps ne compatit pas à l'âme. Ainsi, quand le corps est meurtri, l'âme souffre avec lui. Et quand le corps est vigoureux et se porte bien, l'âme éprouve la même réjouissance. Mais quand l'âme se met à réfléchir, le corps ne réfléchit pas sur-le-champ. Il reste abandonné à lui-même. Car la réflexion est un état de l'âme, comme l'ignorance, l'orgueil, la perfidie, la cupidité, la haine, l'envie, la colère, le mépris, la vaine gloire, l'estime, le dissentiment, le sens du bien. Tout cela est suscité par l'âme.

86. Conçois les choses de Dieu. Sois pieux, sans envie, bon, chaste, doux, bienfaisant autant que tu le peux, affable, étranger aux disputes. Aie ces vertus et celles qui leur ressemblent. Car telle est la fortune inviolable de l'âme : plaire à Dieu par l'exercice de ces vertus, ne juger personne, ne dire de personne : " Un tel est mauvais, il a péché." Mieux vaut nous occuper de nos propres maux et examiner en nous-mêmes si notre propre conduite plaît à Dieu. Car pourquoi nous demander si l'autre est mauvais?

87. Un homme vraiment digne de ce nom s'applique à la piété. or est pieux celui qui ne désire pas ce qui lui est étranger. Mais toutes les choses créées sont étrangères à l'homme. Méprise-les donc, puisque tu es l'image de Dieu. Or l'homme devient l'image de Dieu quand sa conduite est droite et plaît à Dieu. Mais il lui est impossible de le devenir s'il ne renonce pas aux choses de cette vie; Celui qui a une intelligence aimée de Dieu sait que tout bien de l'âme et toute piété viennent de là. L'homme aimé de Dieu ne s'en prend à personne quand lui-même est en faute. Telle est la marque d'une âme sauvée.

88. Ceux qui cherchent à acquérir la force des biens passagers, ceux qui caressent le désir des oeuvres du mal, ignorant la mort et la perdition de leur âme, et qui, les malheureux, refusent de voir où est leur avantage, ceux-là ne se rendent pas compte de ce que les hommes, après la mort, ont à subir du fait du mal.

89. Le mal est une affection de la matière. Dieu n'en est pas la cause. Il a donné aux hommes la connaissance, le savoir, le discernement du bien et du mal, et la liberté. Ce sont la négligence et la nonchalance des hommes qui engendrent les passions du mal. Dieu n'en est donc pas la cause. Les démons sont tombés dans le mal par un choix réfléchi. Il en va de même pour la plupart des hommes.

90. Celui qui fait de la piété la compagne de sa vie ne permet pas au mal d'entrer dans son âme. Et si le mal n'est pas en elle, l'âme est à l'abri du danger et du malheur. Ni la fourberie du démon, ni les coups du sort n'ont raison de tels hommes. Car Dieu les délivre du mal. Ils vivent sous sa garde, loin de tout malheur, pareils à lui. Si l'on fait leur éloge, ils rient en eux-mêmes de ceux qui les louent. Et si on les blâme, ils ne répondent pas à ceux qui les insultent. Car ils ne s'émeuvent pas de ce qu'on peut dire d'eux.

91. Le mal va de pair avec la nature, comme la rouille avec le fer, ou la saleté avec le corps. Mais ce n'est pas le forgeron qui a fait la rouille, ni les parents qui ont fait la saleté. De même Dieu n'a pas créé le mal. Il a au contraire donné à l'homme la connaissance et le discernement, pour qu'il puisse fuir le mal, dès lors qu'il sait que celui-ci lui est nuisible et dommageable. Quand tu vois quelqu'un heureux d'être puissant et riche, garde-toi de l'envier. C'est le démon qui te porte à cette illusion de l'envie. Mais aie sur-le-champ la mort devant tes yeux, et tu ne convoiteras jamais ni le mal, ni les choses de ce monde.

92. Notre Dieu a donné aux choses du ciel l'immortalité et il a fait changeantes les choses de la terre. Il a mis dans l'univers la vie et le mouvement. Il a tout créé pour l'homme. Ne te laisse donc pas captiver par les images de ce monde qui te viennent du démon, quand il glisse dans ton âme les pensées mauvaises. Mais songe tout de suite aux biens célestes, et dis-toi : " Si je veux, j'ai en moi le pouvoir de repousser aussi cette attaque de la passion. Mais je ne la repousserai pas si je veux satisfaire mon désir." Mène donc ce combat qui peut sauver ton âme.

93. La vie est l'union et la connexion de l'intelligence, de l'âme et du corps. La mort ne détruit pas ce qui était uni, mais elle dissout leur connaissance. Car tout est sauvé par Dieu, même après la dissolution.

94. L'intelligence n'est pas l'âme, mais un don de Dieu qui sauve l'âme. L'intelligence qui plaît à Dieu devance et conseille l'âme. Elle l'engage à mépriser tout ce qui est éphémère, matériel et corruptible, à s'éprendre des biens éternels, incorruptibles et immatériels, à marcher comme un homme dans un corps, en observant et contemplant par elle les choses célestes, les choses de Dieu, et toutes choses pareillement. L'intelligence aimée de Dieu est ainsi le bienfaiteur et le salut de l'âme humaine.

95. Par la douleur et le plaisir, l'âme dans le corps est immédiatement exposée aux ténèbres et à la perdition. La douleur et le plaisir sont comme les humeurs du corps. Pour les affronter, l'intelligence aimée de Dieu afflige le corps et sauve l'âme, comme un médecin qui tranche et cautérise.

96. Les âmes qui ne sont pas menées par les rênes de la raison et gouvernées par l'intelligence capable de presser, d'attaquer et de vaincre les passions, c'est-à-dire la douleur et le plaisir, de telles âmes, comme des animaux sans raison vont à leur perte, dès lors que la raison est entraînée par les passions, comme le conducteur de char est débordé par les chevaux.

97. C'est une très grave maladie, la ruine et la perdition de l'âme, que de ne pas connaître Dieu, qui a créé l'univers pour l'homme et qui lui a fait don de l'intelligence et de la raison, par lesquelles l'homme s'envole pour s'unir à Dieu, le concevoir et le glorifier.

98. L'âme est dans le corps. L'intelligence est dans l'âme. Et la raison est dans l'intelligence. Quand il a été conçu et glorifié par elle, Dieu immortalise l'âme en lui accordant l'incorruptibilité et les délices éternelles, lui qui par sa seule bonté a donné l'être à toutes les créatures.

99. Dans sa bienfaisance et sa bonté, Dieu a créé l'homme libre et lui a donné le pouvoir de lui plaire, s'il le veut. Or l'homme plaît à Dieu quand il n'y a pas de mal en lui. Mais si les hommes louent les belles oeuvres et les vertus d'une âme sainte et aimée de Dieu, et s'ils blâment les infamies et les actions mauvaises, combien plus Dieu, qui veut que l'homme soit sauvé.

100. Les biens, l'homme les reçoit de la bonté de Dieu. C'est pour cela qu'il a été créé par Dieu. Mais les maux, l'homme se les attire. C'est de lui que viennent la malice qui est en lui, la convoitise et l'insensibilité.

101. L'âme qui a perdu la raison, bien qu'immortelle et maîtresse du corps, s'asservit aux plaisirs, sans comprendre que les délices du corps lui sont nuisibles. Mais, insensible, dans sa folie, elle ne pense qu'à ces délices.

102. Dieu est bon, l'homme est mauvais. Rien n'est mauvais dans le ciel, rien n'est bon sur la terre. Mais l'homme doué de raison choisit le meilleur. Il reconnaît le Dieu de l'univers. Il lui rend grâce et le célèbre. Devant la mort, il a son corps en aversion, et il ne laisse pas faire les sens, sachant qu'ils ne travaillent qu'à sa perdition.

103. L'homme mauvais aime avoir toujours plus, et il méprise la justice. Il ne considère pas que la vie est incertaine, instable et passagère, et que la mort est inflexible et inexorable. Mais s'il est sans grâce et sans intelligence, le vieillard, comme du bois pourri, n'est plus bon à rien.

104. C'est en éprouvant ce qui nous attriste que nous devenons sensibles aux plaisirs et à la joie. Celui qui n'a pas eu soif n'a pas de plaisir à boire. Celui qui n'a pas eu sommeil n'a pas le sens de la joie. De même nous ne jouirons des biens éternels que si nous méprisons les biens passagers.

105. La parole est la servante de l'intelligence. Ce que veut l'intelligence, la parole l'interprète.

106. L' intelligence voit tout, même ce qui est dans les cieux. Rien ne l'enténèbre, que le péché. Mais si elle est pure, rien ne lui est inaccessible. Il en va de même pour la parole : rien ne lui est indicible.

107. Par le corps, l'homme est mortel. Mais par l'intelligence et la parole, il est immortel. Même si tu te tais, tu penses. Et si tu penses, tu parles. Car dans le silence, l' intelligence engendre la parole. Et la parole de reconnaissance adressée à Dieu se trouve être le salut de l'homme.

108. Celui qui dit des paroles dénuées de raison n'a pas l'intelligence. Car il parle sans rien comprendre. Mais considère ce qu'il t'importe de faire pour sauver ton âme.

109. La parole qui a l'intelligence et seconde l'âme est un don de Dieu. De même la parole pleine de bavardages, qui cherche les dimensions et les distances du ciel et de la terre, ou les grandeurs du soleil et des étoiles, est une invention de l'homme qui perd sa peine. L'homme a beau parler, son emphase est vaine, il cherche là ce qui ne sert à rien. Autant vouloir puiser de l'eau avec un crible. Car les hommes ne sauraient trouver ce qui est en cause ici.

110. Nul ne sait voir le ciel et ne peut comprendre ce qui est en lui, si ce n'est l'homme qui a le souci de la vie vertueuse, qui connaît et glorifie Celui qui a créé ce ciel pour notre salut et notre vie. Car un tel homme aimé de Dieu sait que rien n'existe sans Dieu. Dieu est partout et en tout, dès lors qu'il est infini.

111. De même que l'homme sort nu du sein maternel, de même l'âme quitte nue le corps. L'une le quitte pure et lumineuse. Une autre le quitte marquée de taches par ses fautes. Une autre le quitte noire de toutes ses chutes. Aussi l'âme douée de raison et aimée de Dieu, au souvenir et à la pensée des maux qui suivent la mort, mène une vie de piété, afin de ne pas tomber, condamnée par ces fautes. Quant à ceux qui ne croient pas, ils vivent dans l'impiété et le péché, et méprisent les choses de l'au-delà : leur âme est sans intelligence.

112. De même que, sorti nu du sein maternel, tu ne te souviens plus de ce qu'était le sein, de même sorti du corps, tu ne te souviens plus de ce qu'était le corps.

113. De même que, sorti du sein maternel, tu es devenu plus fort et plus grand dans ton corps, de même si, en sortant du corps, tu es pur et sans souillure, tu seras plus fort, tu seras incorruptible, car tu vivras dans les cieux.

114. De même qu'il est nécessaire que naisse le corps, quand sa gestation est achevée dans le sein maternel, de même il est nécessaire que l'âme sorte du corps, quand elle est parvenue à la limite qui, dans le corps, lui a été assignée par Dieu.

115. Ce que tu as fait de ton âme quand tu étais dans le corps, elle-même le fait de toi quand elle sort du corps. Car celui qui a fait ici-bas le bonheur et les délices du corps fit son propre malheur après la mort. Il a condamné son âme par manque d'intelligence.

116. De même que le corps, s'il sort imparfait du sein maternel, ne peut pas survivre, de même l'âme, si elle sort du corps sans être parvenue à la connaissance de Dieu par une conduite vertueuse, ne peut être sauvée ou unie à Dieu.

117. Le corps uni à l'âme passe de la ténèbre du sein maternel à la lumière du jour. Mais l'âme unie au corps est attachée à la ténèbre du corps. Dès lors il convient d'avoir en aversion et de dresser le corps, dans la mesure où il est l'adversaire et l'ennemi de l'âme. L'abondance et le plaisir des nourritures éveillent dans les hommes les passions du mal. Mais la tempérance résorbe les passions et sauve l'âme.

118. Pour le corps, la vision, ce sont les yeux. Pour l'âme, la vision, c'est l'intelligence. De même que le corps sans yeux est aveugle, ne voit pas le soleil éclairant la terre et la mer et ne peut pas jouir de la lumière, de même l'âme qui n'a pas une bonne intelligence et une conduite vertueuse, est aveugle : elle ne connaît ni ne glorifie Dieu créateur et bienfaiteur de l'univers, et elle ne saurait entrer en jouissance de son incorruptibilité et des biens éternels.

119. L'ignorance de Dieu est une anesthésie et une folie de l'âme. Car le mal naît de l'ignorance. Mais le bien dans les hommes vient de la connaissance de Dieu et sauve l'âme. Donc si tu t'appliques à ne pas faire tes volontés, tu es sobre et vigilant, et si tu connais Dieu, tu portes aux vertus ton intelligence. Mais si tu t'appliques à faire tes volontés mauvaises pour ne chercher que le plaisir, alors, ivre de l'ignorance de Dieu, tu vas te perdre comme les animaux sans raison, car tu ne penses pas aux maux qui t'attendent après la mort.

120. La Providence est ce qui arrive par nécessité divine, comme le fait que le soleil se lève et se couche tous les jours, ou que la terre porte des fruits. De même il est dit que la loi est ce qui arrive par nécessité humaine. Mais tout est fait pour l'homme.

121. Tout ce que Dieu fait dans sa bonté, il le fait pour l'homme. Mais tout ce que fait l'homme, il le fait pour lui-même, le bien comme le mal. Pour ne pas t'étonner devant le bonheur des méchants, sache que les cités nourrissent les bourreaux sans pour autant louer leurs mauvais penchants, mais elles se servent d'eux pour châtier ceux qui le méritent. De la même manière, Dieu permet que les méchants oppriment le monde, afin de corriger par eux les impies. Mais ensuite, eux aussi, il les livre au Jugement, dès lors que ce n'était pas pour servir Dieu, mais parce qu'ils se pliaient à leur propre malice qu'ils ont fait du mal aux hommes.

122. Ceux qui vénèrent les idoles, s'ils savaient et voyaient dans leur coeur ce qu'ils vénèrent, n'iraient pas, les malheureux, s'égarer loin de la piété. Mais, contemplant l'harmonie, l'ordre et la Providence qui président à ce que Dieu a fait et fait toujours, ils connaîtraient Celui qui a fait tout cela pour l'homme.

123. Dans sa méchanceté et son injustice, l'homme peut tuer. Mais Dieu ne cesse de donner la vie, même à ceux qui en sont indignes. Parce qu'il l'abondance et qu'il est bon par nature, il a voulu que le monde fût, et le monde a existé. Et il existe toujours, pour l'homme et son salut.

124. C'est le propre de l'homme de comprendre ce qu'est le corps, à savoir qu'il est corruptible et éphémère. Car le même homme comprend aussi ce qu'est l'âme, à savoir qu'elle est divine et immortelle, créée par le souffle de Dieu, et unie au corps pour son épreuve et sa déif ication. Or celui qui a compris ce qu'est l'âme mène la vie droite qui plaît à Dieu. Il n'obéit pas au corps. Mais il voit Dieu par son intelligence, et il contemple en elle les biens éternels que Dieu a donnés à l'âme.

125. Dieu qui est bon et répand toujours l'abondance a donné à l'homme le pouvoir de faire le bien et le mal, en lui accordant la conscience afin que, contemplant le monde et ce qui est dans le monde, il puisse connaître Celui qui a tout fait pour l'homme. Mais l'impie peut vouloir connaître, et ne pas comprendre. Car il lui est loisible de ne pas croire, de ne rien trouver, et de concevoir le contraire de la vérité, tant l'homme a le pouvoir de choisir le bien et le mal.

126. Tel est l'ordre de Dieu : quand croît la chair, l'âme se remplit d'intelligence, afin qu'entre le bien et le mal l'homme puisse choisir ce qui lui plaît. Mais l'âme qui ne choisit pas le bien est dénuée d'intelligence. Ainsi tous les corps ont une âme, mais on ne peut pas dire que toute âme ait une intelligence. Car l' intelligence aimée de Dieu échoit aux homme sages, saints, justes, purs, bons, miséricordieux, et aux hommes de piété. Et la présence de l'intelligence leur est un secours pour aller à Dieu.

127. Une seule chose n'est pas possible à l'homme : être immortel. Ce qui lui est possible, c'est de s'unir à Dieu, s'il comprend qu'il le peut. S'il le veut, en effet, s'il le conçoit, s'il croit, s'il aime, l'homme, par une conduite vertueuse, devient le compagnon de Dieu.

128. L'oeil contemple le visible, et l'intelligence conçoit l'invisible. Car l'intelligence aimée de Dieu est la lumière de l'âme. Celui dont l'intelligence est aimée de Dieu a son coeur dans la lumière et voit Dieu par son intelligence.

129. Nul n'est mauvais, s'il est bon. Mais celui qui n'est pas bon est assurément livré au mal et il aime le corps. Or la première vertu de l'homme est le mépris de la chair. Se détacher de l'éphémère, du corruptible et du matériel, si c'est par libre volonté et non par nécessité, fait de nous les héritiers des biens éternels et incorruptibles.

130. Celui qui a l'intelligence sait ce qu'il est, à savoir que l'homme est corruptible. Or celui qui se connaît lui-même sait que toutes choses sont les créatures de Dieu et ont été créées pour le salut de l'homme. Car avoir de toutes choses une juste conception et sur toutes choses une foi droite est au pouvoir de l'homme. Un tel homme sait alors en toute certitude que ceux qui méprisent les choses de ce monde n'ont pas beaucoup d'efforts à faire, mais reçoivent de Dieu après la mort les délices et le repos éternels.

131. De même que le corps sans l'âme est mort, de même l'âme qui n'est pas douée d'intelligence est stérile et ne peut hériter de Dieu.

132. C'est l'homme seul que Dieu écoute. C'est à l'homme seul que Dieu se révèle. Dieu aime l'homme, jusqu'à faire de lui un dieu. Seul l'homme est le digne adorateur de Dieu. C'est pour l'homme que Dieu se transfigure.

133. C'est pour l'homme que Dieu a fait le ciel entier paré d'étoiles. C'est pour l'homme qu'il a fait la terre. Et c'est pour eux-mêmes que les hommes la cultivent. Ceux qui ne sentent pas une telle Providence de Dieu ont l'âme dénuée d'intelligence.

134. Le bien ne se voit pas, comme les choses du ciel. Mais le mal se voit, comme les choses de la terre. Le bien est ce qui ne saurait se comparer. Mais l'homme qui a l'intelligence choisit le meilleur. Car c'est à l'homme seul que Dieu et ses créatures sont intelligibles.

135. L'intelligence se manifeste dans l'âme, et la nature dans le corps. L'intelligence est la déification de l'âme, mais la nature du corps est la dissolution. Ainsi en tout corps il y a une nature. Mais il n'y a pas d'intelligence en toute âme. C'est pourquoi toute âme n'est pas sauvée.

136. L'âme est dans le monde, car elle est engendrée. Mais l'intelligence est au-dessus du monde, car elle n'est pas engendrée. L'âme qui connaît le monde et qui veut être sauvée porte en elle à tout moment une loi inviolable. Elle prend conscience que le combat et l'épreuve ont lieu maintenant, qu'il ne lui est pas permis de se concilier le Juge, et qu'elle se perd ou se sauve pour le moindre plaisir mauvais.

137. Dieu a fondé sur la terre la naissance et la mort. Et il a fondé dans le Ciel la Providence et la destinée. Il a tout fait pour l'homme et son salut. Disposant de tous les biens, Dieu a créé pour les hommes le ciel, la terre et leurs éléments, pour lesquels il leur a donné toute jouissance de ces biens.

138. Ce qui est mortel est subordonné à ce qui est immortel. Mais ce qui est immortel est au service de ce qui est mortel, c'est-à-dire que les éléments du monde sont au service de l'homme grâce à l'amour que dans sa bonté naturelle porte à l'homme le Dieu créateur.

139. Celui qui est né pauvre et n'a le pouvoir de nuire à personne, ne saurait être compté parmi ceux qui mettent en oeuvre la piété. Mais celui qui a le pouvoir de nuire et qui se refuse de lui-même à l'utiliser pour faire le mal, qui, au contraire, traite avec douceur les plus humbles pour l'amour de Dieu, celui-là reçoit les biens promis en retour, même après la mort.

140. Grâce à l'amour que porte à l'homme le Dieu qui nous a créés, nombreuses sont les voies qui mènent l'homme au salut, font revenir les âmes et les élèvent vers les Cieux; Car les âmes humaines reçoivent les récompenses pour la vertu, et les châtiments pour les fautes.

141. Le Fils est dans le Père, l'Esprit est dans le Fils, et le Père est en l'un et l'autre. C'est par la foi que l'homme connaît tout ce qui est invisible et intelligible. La foi est l'assentiment volontaire de l'âme.

142. Ceux qu'une nécessité ou les circonstances ont obligés à se jeter à la nage dans un grand fleuve sont sauvés, s'ils sont sobres et vigilants. Car seraient-ils un peu perdus, ils se sauvent, même si les courants sont violents, en saisissant quelque chose sur la rive. Mais ceux qui sont ivres, quand bien même ils sauraient nager à la perfection, vaincus par le vin, s'enfoncent dans le courant et disparaissent du monde des vivants. De la même manière, si l'âme jetée dans les remous et les tourbillons des courants de cette vie, ne se connaît pas elle-même en émergeant du mal de la matière, si elle ne sait pas, elle qui est divine et immortelle, qu'elle n'a été liée à la matière éphémère, fragile et mortelle que pour y subir une épreuve, et qu'elle se laisse, pour sa perte, entraîner par les plaisirs du corps, alors, se méprisant elle-même, ivre d'ignorance, incapable de s'assumer, elle se perd et se retrouve loin des sauvés. Comme le fleuve, en effet, le corps nous entraîne souvent vers des plaisirs qui n'ont pas lieu d'être.

143. L'âme douée de raison, qui maintient fermement sa belle résolution, conduit comme un cheval l'ardeur et le désir, ses passions privées de raison. Si elle les domine, si elle les presse, si elle les maîtrise, elle est couronnée, et elle est jugée digne de la vie dans le Ciel. Elle reçoit là de Dieu qui l'a créée la récompense de ses victoires et de ses peines.

144. L'âme douée de raison en vérité, quand elle voit le bonheur des méchants et la prospérité des indignes, ne se trouble pas en imaginant leurs jouissances en cette vie, comme le font ceux qui, parmi les hommes, sont dénués de raison. Car elle sait clairement l'instabilité de la fortune, l'incertitude de la vie présente, la brièveté de l'existence et l'intégrité du Jugement. Une telle âme croit que Dieu ne l'oubliera pas et lui donnera la nourriture dont elle a besoin.

145. La vie du corps et la jouissance terrestre que donnent la grande richesse et le pouvoir, c'est la mort de l'âme. Mais la souffrance, la patience, la pauvreté assumée avec action de grâce, c'est la vie et ce sont les délices éternelles de l'âme.

146. L'âme douée de raison ne conçoit que mépris pour la création matérielle et pour cette vie éphémère. Elle choisit les délices du Ciel et la vie éternelle, qu'elle reçoit de Dieu par sa conduite vertueuse.

147. Ceux qui portent un habit souillé de fange salissent le vêtement de ceux qui se frottent à eux. De la même manière, les méchants dont l'intention et la conduite ne sont pas droites, quand ils se frottent aux êtres simples et leur disent ce qu'il ne faut pas, souillent leur âme comme la fange par ce qu'ils font entendre.

148. Le commencement du péché, c'est la convoitise par laquelle se perd l'âme douée de raison. Mais le commencement du salut et du Royaume des Cieux, c'est l'amour qui le devient dans l'âme.

149. Le fer, s'il est négligé et n'est pas entretenu comme il faut, à force de rester toujours attaché sans servir à rien, est rongé par la rouille et n'a plus ni utilité ni beauté. Il en va de même pour l'âme. Si elle demeure inerte, si elle ne s'applique pas à vivre dans la vertu et à se tourner vers Dieu, si elle se prive de la protection divine par ses actions mauvaises, elle se détruit, dans sa négligence, sous l'effet du mal qui s'attaque à la matière du corps, comme le fer se détruit sous l'effet de la rouille, et elle n'a plus ni beauté ni utilité en vue du salut.

150. Dieu est bon, impassible, immuable. Mais si l'on tient pour raisonnable et vrai que Dieu ne change pas, on se demande cependant comment il se réjouit des bons mais se détourne des méchants, s'irrite des pécheurs mais est bienveillant s'il est honoré. Il faut répondre que Dieu ni ne se réjouit, ni ne s'irrite. Car se réjouir et s'attrister sont des passions. On ne saurait non plus l'honorer avec des présents. Il serait alors dominé par le plaisir. Or il n'est pas permis, à partir des choses humaines, de voir dans le divin le bien et le mal. Dieu est bon, il ne nous fait que du bien, jamais du mal, dès lors qu'en tout cela il est toujours égal. Nous-mêmes, si par la ressemblance, nous persévérons dans le bien, nous nous unissons à Dieu. Mais si, par la dissemblance, nous nous livrons au mal, nous nous séparons de Dieu. Vivant dans la vertu, nous sommes reliés à Dieu. Mais portés au mal, nous faisons de lui pour nous un ennemi dont l'irritation n'est pas fortuite, dès lors que les péchés empêchent Dieu de briller en nous et nous livrent aux démons qui nous châtient. Si, par les prières et le bien que nous faisons, nous trouvons l'absolution des fautes, ce n'est pas pour avoir honoré ou changé Dieu, c'est parce que, soignant notre mal par nos actions et notre retour au divin, nous jouissons à nouveau de sa bonté; Cela revient donc au même de dire que Dieu se détourne des méchants, et que le soleil est caché à ceux qui sont privés de la vue.

151. L'âme douée de piété connaît le Dieu de l'univers. Car la piété n'est rien autre que d'accomplir la volonté de Dieu, c'est-à-dire de le connaître en étant généreux, sage, doux, bienfaisant autant qu'il est possible, affable, paisible, et de faire tout ce qui plaît à sa volonté.

152. La connaissance de Dieu et la crainte de Dieu sont le remède des passions de la matière. En effet, quand l'âme est habitée par l'ignorance de Dieu, les passions ne guérissent pas : elles s'y maintiennent et la corrompent. C'est comme une plaie invétérée rongée par le mal. Mais Dieu n'en est pas la cause, lui qui a transmis aux hommes la science et la connaissance.

153. Dieu a comblé l'homme de science et de connaissance. Car il s'applique à le purifier des passsions et du mal volontaire, et il veut, dans sa bonté, faire accéder le mortel à l'immortalité.

154. Dans une âme pure éprise de Dieu, l'intelligence voit en vérité le Dieu inengendré, invisible et ineffable, le seul qui soit pur pour les coeurs purs.

155. La couronne d'incorruptibilité, la vertu, le salut de l'homme, c'est de supporter les adversités avec courage et gratitude. Maîtriser la colère, la langue, le ventre et les plaisirs, c'est aussi pour l'âme un très grand secours.

156. C'est la Providence de Dieu qui dirige le monde. Aucun lieu n'est privé d'elle. La Providence est la raison absolue qui a modelé la matière pour en faire le monde. Elle est le créateur et l'artisan de tout ce qui est. Car il n'est pas possible que la matière ait été ordonnée sans la puissance décisive de la raison, qui est l'image, l' intelligence, la sagesse et la Providence de Dieu.

157. La convoitise consciente est la racine des passions de ceux qui s'apparentent aux ténèbres. L'âme qui a cette conscience de la convoitise ne se connaît pas elle-même. Elle ignore qu'elle a été créée par le souffle de Dieu. Elle est ainsi entraînée dans le péché, sans considérer, par manque d'intelligence, les maux qui suivent la mort.

158. Le refus de Dieu et l'amour de la vaine gloire sont une très grave et incurable maladie de l'âme, et sa perdition. Car le désir du mal est la privation du bien. Or le bien, c'est de faire abondamment tout ce qui est bon et plaît au Dieu de l'univers.

159. L'homme est le seul être capable de recevoir Dieu. Il est le seul, parmi les vivants, avec lequel Dieu s'entretient, la nuit par les songes, le jour par l'intelligence. Ainsi, continuellement, il annonce et signifie d'avance aux hommes qui en sont dignes les biens qui les attendent.

160. Rien n'est difficile à celui qui croit et veut comprendre Dieu. Si tu désires le contempler, considère l'ordre du monde et la Providence qui régit par la raison divine tout ce qui a été et tout ce qui est. Considère que tout a été fait pour l'homme.

161. Est appelé saint celui qui est pur de tout mal et de toutes fautes. Qu'il n'y ait aucun mal en l'homme est en effet un très haut degré de vertu, qui plaît à Dieu.

162. Le nom désigne un être entre tous les autres. Il serait donc inconcevable que Dieu, qui est un et seul, puisse avoir un autre nom. Car le nom de Dieu signifie : " Celui qui n'a pas de commencement et a tout fait pour l'homme."

163. Si tu as sur la conscience de mauvaises actions, retranche-les de ton âme, dans l'attente du bien; Car Dieu est juste et aime l'homme.

164. L'homme connaît Dieu et est connu de Dieu, lorsqu'il s'efforce de n'être jamais séparé de lui. Et l'homme n'est pas séparé de Dieu, lorsqu'il est bon en tout et maîtrise tout plaisir. Cela, non par manque de ressources, mais par volonté et tempérance.

165. Fais du bien à celui qui te fait du mal, et tu auras l'affection de Dieu; N'accuse ton ennemi devant personne. Pratique la charité, la réserve, la tempérance, et les vertus semblables. Car telle est la connaissance de Dieu : suivre son exemple, par l'humilité et les vertus de cet ordre. Cependant ces oeuvres ne sont pas le fait des premiers venus, mais d'une âme douée d' intelligence.

166. A cause de ceux qui, dans leur impiété, osent dire qu'il y a une âme dans les plantes naturelles et les plantes cultivées, j'écris ce chapitre à l'adresse des plus simples. Les plantes ont la vie physique, mais pas d'âme. L'homme, lui, est appelé animal doué de raison, parce qu'il a l'intelligence, et qu'il est capable de recevoir la science; Quant aux autres animaux, qu'ils vivent sur la terre ou dans les airs, ils sont doués de voix, car ils ont un esprit et une âme. Tous les êtres qui croissent et déclinent sont des êtres vivants, dès lors qu'ils vivent et croissent; Cependant tous n'ont pas une âme; Il y a quatre espèces parmi les êtres vivants. Les uns sont immortels et ont une âme, comme les anges. D'autres ont une intelligence, une âme et un esprit, comme les hommes. D'autres ont un esprit et une âme, comme les animaux. Et d'autres ont seulement la vie, comme les plantes. La vie, dans les plantes, s'organise sans âme, ni esprit, ni intelligence, ni immortalité. Mais les autres espèces ne sauraient elles-mêmes exister san vie. Par ailleurs, toute âme, et donc toute âme humaine, est toujours en mouvement d'un lieu dans un autre.

167. Lorsque l'idée d'un plaisir s'empare de ton imagination, veille à ne pas te laisser emporter par elle. Donne-toi le temps de te souvenir de la mort et de considérer combien il est meilleur pour toi de savoir que tu as surmonté cet égarement du plaisir.

168. De même que la passion est inhérente à la naissance - car ce qui vient à la vie est voué à la corruption -, de même le mal est inhérent à la passion. Donc ne dis pas que Dieu n'a pas pu supprimer le mal. ceux qui disent cela parlent comme des insensés et des fous. Car il eût fallu que Dieu supprimât la matière, puisque ces passions sont le fait de la matière. Dieu a supprimé le mal chez les hommes en leur accordant l'intelligence, la science, la connaissance, le discernement du bien, afin que, sachant que le mal nous est dommageable, nous puissions le fuir. mais l'homme, s'il se coupe de l'intelligence, suit le mal et s'en glorifie, comme s'il avait trouvé un filet et s'enétait enveloppé pour mener son combat là-dessous, incapable désormais de relever la tête, de voir et de connaître Dieu, qui a créé toutes choses pour le salut et la déification de l'homme.

169. Les êtres mortels se refusent à savoir d'avance leur mort. L'immortalité est donnée à l'âme sainte pour le bien qui est en elle. Mais c'est pour avoir en elle le mal que l'âme insensée et malheureuse trouve la mort.

170. Lorsque tu retournes à ta couche en rendant grâce, te rappelant à toi-même les bienfaits de Dieu et toute sa Providence, tu te réjouis toujours plus d'être empli de bonnes pensées, et le sommeil de ton corps est la vigilance de l'âme. Fermer les yeux est une vraie vision de Dieu. Et ton silence, qui est la gestation du bien, en lui donnant à entendre la louange que tu fais monter vers lui, rend gloire au Dieu de l'univers. Quand l'homme, en effet, s'est détaché du mal, l'action de grâce, et elle seule, plaît à Dieu, plus que tout sacrifice précieux. A lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen.







ISAÏE L'ANACHORèTE



CHAPITRES SUR LA GARDE DE L'INTELLIGENCE



Notre saint Père Isaîe l'anachorète vécut autour de l'an 370. Il était contemporain de l'Abbé Macaire le Grand. Nuit et jour il méditait les divines Ecritures, et, puisant aux sources du salut les eaux abondantes de la sagesse spirituelle, il rédigea plusieurs textes très beaux, qui, sur différents sujets utiles à l'âme, constituent tout un livre. Ayant mis à part ce petit traité, nous le proposons à ceux qui désirent travailler à la garde de leur intelligence. Car il enseigne brièvement comment il faut repousser les suggestions des pensées, avoir la conscience irréprocahble, méditer dans le secret et garder en toute impassibilité et en connaissance de cause les trois parties de l'âme.



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CHAPITRES SUR LA GARDE DE L'INTELLIGENCE



1. Il y a dans l'intelligence la colère conforme à la nature ( qui s'excuse) contre les passions. Et sans colère, il n'y aurait pas de pureté chez l'homme, s'il ne s'irritait pas contre tout ce qui est semé en lui par l'Ennemi. Et quand Job l'éprouva, il injuria ses ennemis en leur disant : " Infâmes et méprisables, dénués de tout bien, vous que je ne jugeais pas dignes de se mêler aux chiens de mes troupeaux (1)." Celui qui veut arriver à la colère conforme à la nature, doit retrancher toutes ses volontés, jusqu'à ce qu'il s'établisse dans l'état naturel de l'intelligence.

2. Si, étant en train de repousser l'inimitié, tu la vois faiblir devant toi et battre en retraite, que ton coeur ne se réjouisse pas, car la malice des démons est derrière eux. Ils préparent en effet une guerre pire que la première : ils la laissent derrière la ville en lui enjoignant de ne pas bouger; et si tu te lèves pour marcher à leur rencontre, ils fuient devant toi par faiblesse. Si alors ton coeur s'élève de ce que tu les as poursuivis et si tu quittes la ville, les uns surgissent parmi ceux qui étaient derrière, les autres devant et ils laissent la malheureuse âme au milieu d'eux sans fuite possible (2). La ville, c'est la prière. La résistance, c'est la réplique par le Christ Jésus. La marche, c'est la colère.

3. Tenons-nous donc, bien-aimés, dans la crainte de Dieu, gardant et observant la pratique des vertus, sans donner de scandale à notre conscience mais nous surveillant dans la crainte de Dieu, jusqu'à ce que la conscience se libère elle-même avec nous pour réaliser l'union entre elle et nous; et alors elle sera notre gardienne, qui nous montrera chaque point sur lequel nous faillissons. Mais si nous ne lui obéissons pas, elle s'éloignera de nous et nous abandonnera, et nous tomberons aux mains de nos ennemis et ceux-ci ne nous feront plus grâce désormais, comme nous l'a appris notre Maître quand il a dit : " Accorde-toi avec ton adversaire tant que tu es avec lui sur la route (3), etc... On dit que la conscience est un adversaire, parce qu'elle s'oppose à l'homme quand il veut accomplir les volontés de sa chair, et si l'homme ne l'écoute pas, elle le livre à ses ennemis.

4. Si Dieu voit que l'intelligence lui est soumise de toute sa force et qu'elle n'a d'autre soutien que lui seul, il la fortifie en disant : " Ne crains pas, Jacob, mon enfant, petit Israël (4)", et encore : " Ne crains pas, car je t'ai racheté, je t'ai appelé par ton nom, tu es à moi; Si tu traverses l'eau, je suis avec toi, et les fleuves ne te submergeront pas. Si tu passes par le feu, tu n'y seras pas brûlé, la flamme ne te consumera pas, car je suis le Seigneur ton Dieu, le Saint d'Israël, Celui qui te sauve (1)".

5. Si donc l'intelligence entend cette parole rassurante, elle défie l'Inimitué en disant : " Quel est celui qui me combat? Qu'il se présente à moi! Et quel est celui qui me juge? Qu'il s'approche de moi! Voici que le Seigneur est mon secours, qui me nuira? Voici que vous allez tous vieillir comme un vêtement dévoré par les mites (2)."

6. Si ton coeur déteste vraiment le péché, il a vaincu et s'est éloigné de tout ce qui le fait naître. Place le châtiment devant toi et sache que ton défenseur demeure avec toi. Si tu ne l'attristes en rien, mais que tu pleures devant lui en disant : " C'est toi qui as la miséricorde pour me racheter, Seigneur, car moi, je suis incapable d'échapper aux mains des ennemis sans ton aide", et si tu veilles sur ton coeur, il te gardera de tout mal.

7. Le moine doit fermer toutes les portes de son âme, c'est-à-dire ses sens, pour ne pas tomber à cause d'elles. Et quand l'intelligence voit qu'elle n'est plus au pouvoir de personne, elle se prépare à l'immortalité en rassemblant ses sens et en faisant d'eux un seul corps.

8. Si l'intelligence est libérée de toute espérance du monde des choses visibles, c'est le signe que le péché est mort en toi.

9. Si l'intelligence est libérée, ce qu'il y a entre elle et Dieu disparaît.

10. Si l'intelligence est libérée de tous ses ennemis et qu'elle célèbre le sabbat, elle est dans un autre monde, pensant aux choses nouvelles et incorporelles. Désormais, "où est le corps, là se rassembleront les aigles".

11. Les démons se contiennent avec ruse pour un temps, pour le cas où l'homme relâcherait son coeur, pensant qu'il est en repos, et d'un seul coup ils se précipitent sur la malheureuse âme et la capturent comme un moineau (4), et s'ils l'emportent sur elle, ils l'humilient sans pitié dans tous les péchés dont il lui est plus difficile d'être pardonnée que de ceux pour lesquels elle priait au commencement. Tenons-nous donc dans la crainte de Dieu et surveillons notre coeur en accomplissant notre ascèse et en gardant les vertus qui font obstacle à la malice des ennemis.

12. Notre Maître Jésus-Christ, sachant leur grande cruauté et plein de pitié pour la race des hommes, ordonna avec fermeté de coeur : " Soyez prêts à toute heure, car vous ignorez à quelle heure viendra le voleur (5), de peur qu'il ne vienne et ne vous trouve endormis (6)." Et encore : " Veillez à ce que vos coeurs ne s'alourdissent pas dans la goinfrerie, l'ivrognerie et les soucis de la vie, et que l'heure ne vienne pas sur vous à l'improviste (7)." Maîtrise donc ton coeur en surveillant tes sens, et si ta mémoire est en paix avec toi, tu captureras les voleurs qui la dérobent, car celui qui examine rigoureusement ses pensées reconnaît celles qui veulent entrer en lui pour la souiller. Elles troublent, en effet, l'intelligence pour la rendre dissipée et oisive. Mais ceux qui comprennent leur malice demeurent imperturbables, priant le Seigneur.

13. Si l'homme ne hait pas toute l'activité de ce monde, il ne peut servir Dieu; Quel est donc le service de Dieu sinon ne rien avoir d'étranger dans l'intelligence quand on le prie, pas de plaisir sensible quand on le loue, ni de malice quand on le chante, ni de haine quand on l'adore (1), ni de mauvaise envie qui nous entrave quand on s'entretient avec lui et quand on se souvient de lui. Car toutes ces ténèbres sont une muraille qui entoure la malheureuse âme et elle ne peut servir Dieu avec pureté lorsqu'elle les a en elle. Elles la retiennent, en effet, dans l'air et ne la laissent pas aller à la rencontre de Dieu, le louer dans le secret, le prier dans la suavité du coeur afin d'être illuminée par lui. C'est pourquoi l'intelligence est toujours obscurcie et ne peut progresser selon Dieu, parce qu'elle ne prend pas soin de retrancher cela avec science.

14 (2). Quand l'intelligence sauve les facultés de l'âme des volontés de la chair et les fait traverser la mer, la colonne de la divinité séparera l'âme des volontés de la chair; alors, si Dieu voit que l'arrogance des passions s'élance sur l'âme en voulant retenir ses facultés dans le péché et que l'intelligence crie sans cesse vers Dieu dans le secret, il lui envoie son secours et dissipe tout d'un seul coup.

15. Je t'en supplie, tant que tu es dans le corps, ne relâche pas ton coeur. Car de même que le cultivateur ne peut pas mettre sa confiance dans la graine qui lève dans son champ, car il ne sait pas ce qu'il en adviendra, avant qu'il ne l'ait enfermée dans ses greniers, de même l'homme ne peut relâcher son coeur tant qu'il a un souffle dans ses narines (3). Et de même que l'homme ignore jusqu'à son dernier souffle quelle maladie lui surviendra, de même il est impossible à l'homme de relâcher son coeur tant qu'il respire, mais il doit toujours pousser vers Dieu de grands cris pour obtenir son secours et sa miséricorde.

16. Celui qui ne trouve pas de secours au moment du combat ne peut croire à la paix.

17. Lors donc que quelqu'un se sépare de celui de gauche, il connaît exactement tous les péchés qu'il a commis envers Dieu, parce qu'il ne voit pas ses péchés s'il ne s'est pas éloigné d'eux par une douloureuse séparation. Ce sont ceux qui en sont arrivés là qui trouvent les pleurs, la supplication et la honte devant Dieu au souvenir de leur attachement mauvais aux passions. Luttons donc selon notre force, frères, et Dieu nous assistera selon l'abondance de sa miséricorde. Et si nous n'avons pas gardé notre coeur comme nos pères, du moins, si nous faisons notre possible pour garder nos corps sans péché, comme le désire Dieu, croyons qu'au temps où la faim nous assaillira, il aura pitié même de nous comme de ses saints.

18. Celui qui livre son coeur à la véritable recherche de Dieu dans la piété ne peut pas penser qu'il plaît à Dieu, car tant que sa conscience lui reproche quelque chose de la contre-nature, il est étranger à la liberté. En effet, tant qu'il y a un réprobateur, il y a un accusateur, et tant qu'il y a une accusation, il n'y a pas de liberté. Si tu vois enfin que, quand tu pries, absolument rien de la malice ne t'accuse, alors tu es vraiment libre et tu es entré dans son saint repos selon sa volonté. Si tu vois que le bon fruit s'est fortifié et que l'ivraie de l'ennemi ne l'étouffe plus (1), que les adversaires ont reculé, non plus d'eux-mêmes, assurés de leur ruse, car tu ne combats plus contre tes sens, si la nuée a couvert la tente (2) et que le soleil ne te brûle pas le jour ni la lune la nuit (3), s'il y a en toi tout le nécessaire pour dresser et garder la tente selon la volonté de Dieu (4), alors la victoire t'est venue de Dieu. Et désormais lui-même couvrira la tente, car elle lui appartient.

Tant que dure la guerre, l'homme est dans la crainte et le tremblement, vainqueur ou vaincu aujourd'hui, vaincu ou vainqueur demain, car la lutte étreint le coeur. Au contraire, l'impassibilité n'a plus à combattre, car elle a reçu le prix, et elle n'a plus à s'inquiéter du sort des trois qui sont distincts, lorsqu'ils sont arrivés à faire la paix entre eux grâce à Dieu. Ces trois sont l'âme, le corps et l'esprit, selon l'Apôtre (5). Quand donc les trois sont devenus uns par l'opération du Saint -Esprit, ils ne peuvent plus être séparés. Ne te crois donc pas mort au péché tant que tu es assailli par tes ennemis, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil. Car tant que le malheureux homme est dans le stade, il n'est pas assuré de la victoire.

19. Quand l'intelligence se fortifie et se prépare à poursuivre la charité qui éteint toutes les passions du corps ( Aug. : de l'âme et du corps, alors celle-ci se montre patiente et serviable, elle hait la jalousie et l'orgueil, elle ne pense pas le mal, car telle est la charité. La colère devient conforme à la nature dans le coeur), elle ne laisse rien de contre-nature opprimer l'esprit, et par sa force l'intelligence résiste à la contre-nature, jusqu'à ce qu'il la sépare de la conformité à la nature.

20. Examine-toi chaque jour, frère, en observant ton coeur : Qu'y a-t-il en lui des passions devant Dieu? Et rejette cela de ton coeur, afin qu'aucune sentence néfaste ne vienne sur toi.

21. Surveille donc ton coeur, frère, et prends garde à tes ennemis, car ils sont rusés dans leur malice. Et sois persuadé en ton coeur de cette parole : " Il est impossible à l'homme de faire le bien alors qu'il fait le mal, tandis que l'homme peut faire le mal sous prétexte de bien." C'est pourquoi notre Sauveur nous a appris à veiller en disant : " Etroite est la porte et resserré le chemin qui conduit à la vie, et il en est peu qui le trouvent (6)."

22. Prends donc garde à toi, de peur que quelque chose de la perdition ne te détourne de l'amour de Dieu, et maîtrise ton coeur. Ne te laisse pas aller au découragement et dire : " Comment puis-je le garder, étant un homme pécheur?" Car, quand l'homme abandonne ses péchés et se tourne vers Dieu, sa pénitence le régénère et le rend tout nouveau.

23. Partout la divine Ecriture, ancienne et nouvelle, parle de la garde du coeur. D'abord David le Psalmiste crie : " Fils des hommes, jusqu'à quand aurez-vous le coeur lourd (1)?" Et encore : " Leur coeur est vain (2)." De tous ceux dont les pensées sont vaines, il dit : " Car il dit dans son coeur : Jamais je ne serai ébranlé (3)!" Et encore : " Car il dit dans son coeur : Dieu oublie (4)", et beaucoup d'autres choses semblables. En effet, le moine doit considérer le but de l'Ecriture, à qui elle parle et quand elle parle; il doit soutenir continuellement le combat de l'ascèse et prendre garde aux attaques de l'Adversaire. Comme un pilote, il doit naviguer sur les flots, conduit par la Grâce, sans s'écarter de la voie droite, attentif à lui seul et s'entretenant avec Dieu dans l'hésychia, sa raison étant inébranlable et son intelligence affranchie de tout tracas.

24. Le temps, en effet, réclame de nous la prière ( Aug : exige que nous soyons) comme des pilotes face aux vents, aux triples lames et aux tempêtes des esprits. Car nous sommes en butte aux assauts des pensées de la vertu et du vice, et on dit que le maître des passions est la pensée pieuse et amie de Dieu. Il convient, en effet, aux hésychastes que nous sommes, de discerner et de séparer avec sagesse, sobriété et vigilance les vertus et les vices, de nous appliquer à telle ou telle vertu en présence des frères et des pères, de travailler à ceci ou à cela quand nous sommes seuls; d'examiner quelle est la première vertu, la deuxième et la troisième; quelle passion est psychique et laquelle est corporelle; à la suite de quelle vertu l'orgueil frappe l' intelligence; de celle qu'accompagne la vaine gloire et de celle qui amène la colère et de celle qui engendre la gourmandise. Nous devons détruire " les pensées et toute puissance humaine qui se dresse contre la connaissance de Dieu".

25. La première vertu est l'absence de souci, c'est-à-dire la mort à tout homme et aux choses. Alors naît le désir de Dieu et celui-ci engendre la colère conforme à la nature, laquelle s'oppose à tout ce que sème l'ennemi. Dès lors la crainte de Dieu trouve en l'homme un lieu d'élection, et par la crainte la charité se manifeste.

26. Il faut rejeter du coeur l'assaut de la pensée par une contradiction pieuse au temps de la prière, pour que nous ne nous trouvions pas les lèvres occupées à parler à Dieu et le coeur appliqué à des pensées inconvenantes. Car Dieu n'agrée pas d'un hésychaste une prière souillée et méprisante. Pourtant l'Ecriture atteste que nous devons surveiller les sens de l'âme. Si la volonté du moine est soumise à la loi de Dieu et si son intelligence conduit selon la loi tout ce qui est en son pouvoir, je veux dire tous les mouvements de l'âme, en particulier la colère et la convoitise, celles-ci étant soumises à la raison, alors nous pratiquons la vertu et nous accomplissons la justice. La convoitise est tournée vers Dieu et ses volontés, la colère s'exerce contre le diable et le péché. Qu'est-ce donc que nous cherchons? La méditation secrète.

27. Si une obscénité est semée dans ton coeur, alors que tu te tiens dans ta cellule, veille à résister à la malice pour qu'elle n'ait pas prise sur toi. Empresse-toi de te souvenir de Dieu qui te regarde et devant qui sont à découvert les pensées de ton coeur. Dis à ton âme : " Si tu crains que des pécheurs comme toi voient tes péchés, combien plus Dieu qui a les yeux sur tout?"; et de cette réflexion naîtra en ton âme la crainte de Dieu, et si tu restes avec elle, tu tiendras bon, imperturbable au milieu des passions, selon ce qui est écrit : " Ceux qui se confient dans le Seigneur sont comme le mont Sion; il ne sera jamais ébranlé, celui qui habite Jérusalem (1)." En tout ce que tu fais, tiens que Dieu voit tout ce que tu penses et tu ne pécheras jamais.

A lui la gloire dans les siècles. Amen.





EVAGRE MOINE



ESQUISSE MONASTIQUE

CHAPITRES SUR LE DISCERNEMENT DES PASSIONS

CHAPITRES NEPTIQUES

CHAPITRES SUR LA PRIERE





Evagre, cet homme sage et remarquable, vécut autour de l'an 350. Il reçut du grand Basile la charge de lecteur. Il fut ordonné diacre par le frère de Basile, Grégoire de Nysse. Et il fut initié aux textes sacrés par Grégoire le Théologien, lequel fit de lui un archidiacre, quand il reçut l'administration de l'Eglise qui est à Constantinople, selon Nicéphore Calliste. Puis, ayant renoncé aux choses du monde, il s'enfonça dans la vie solitaire. Doué d'une réelle finesse d'intelligence et d'une grande habileté à exprimer sa pensée, il a laissé de nombreux écrits, dont le présent traité adressé aux hésychastes et les chapitres, d'un grand secours, sur le discernement des passions et des pensées, que nous avons choisi d'exposer dans ce livre.



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Evagre, dit le Pontique parce qu'il était originaire de la province du Pont en Asie Mineure, est né vers 345 à Ibora, non loin d'Annesi où Basile et Grégoire commencèrent à mener la vie solitaire en 357. Ordonné lecteur par saint Basile, Evagre fut ensuite élevé au diaconat par saint Grégoire de Nazianze, qui l'emmena avec lui à Constantinople en 380. Mais bientôt, afin de se soustraire à une violente passion qu'il éprouvait pour la femme d'un haut fonctionnaire, il s'expatria et gagna Jérusalem, où Mélanie l'Ancienne le décida à renoncer au monde et à aller se faire moine en Egypte. Après deux années passées à Nitrie, Evagre se retira au désert des Kellia, où il vécut jusqu'à sa mort en 399. Il y fut disciple de Macaire d'Alexandrie et eut également des relations avec l'autre Macaire, le fondateur de Scété. Il faisait surtout partie d'un groupe de moines lettrés qui se distinguaient par un attachement fervent aux doctrines origénistes.

L'oeuvre écrite qu'il a laissée témoigne de ce double héritage. Les extraits qu'en donne la Philocalie sont empruntés surtout aux traités ascétiques, où l'on ne trouve aucune des opinions aventureuses qui ont entraîné lacondamnation de l'auteur des Centuries gnostiques au Concile de Constantinople de 553.

En tête de cette anthologie vient l'Hypotypose ou Esquisse, ou encore, sous un autre titre, Les bases de la vie monastique. Destiné, en effet, aux débutants, ce traité décrit les traits spécifiques de l'état monastique et ses conditions essentielles : célibat, renoncement au monde, pauvreté, solitude; travail manuel et méditation des fins dernières.

Le livre suivant, Chapitres sur le discernement des passions et des pensées ou Des diverses pensées, traite du combat spirituel. Il expose avec beaucoup de finesse et de profondeur la stratégie par laquelle les démons suscitent chez le moine les pensées mauvaises et la manière de détecter et de repousser ces attaques. Sous le titre de Chapitres neptiques, la Philocalie ajoute ensuite cinq extraits du Traité pratique, dont deux se réfèrent aux exemples et aux enseignements des anciens du désert, en particulier de Macaire.

A ce florilège donné dans la Philocalie grecque sous le nom d'Evagre, il convenait de joindre le traité De la prière, attribué à saint Nil par la tradition grecque et qui doit être restitué à Evagre, comme I. Hausherr l'a démontré de façon décisive (1). Ce traité constitue l'une des oeuvres les plus remarquables d'Evagre, et on y trouve les éléments les plus valables de son enseignement mystique. Nous reconnaissons volontiers que notre traduction est souvent tributaire de celle du Père Hausherr.

(1) : ( Tiré à part de la Rev. d'Asc. et de Myst. (1934), réédité à Paris chez Beauchesne en 1960, sous le titre : Les leçons d'un contemplatif. Le traité de l'oraison d'Evagre le Pontique).



ESQUISSE MONASTIQUE

ENSEIGNANT COMMENT IL FAUT S'EXERCER A L'ASCESE

ET A L'HESYCHIA



(1) (1) . Il est dit en Jérémie : " Toi, ne prends pas de femme en ce lieu, car voici ce que dit le Seigneur des fils et des filles qui sont engendrés en ce lieu : ' Ils périront de maladie mortelle' (2) ". Cette parole montre que, comme le dit l'Apôtre, "l'homme marié se soucie des choses du monde, de la manière de plaire à sa femme, et il est partagé. La femme mariée aussi se soucie des choses du monde et de la manière de plaire à son mari (3)". Et il est clair que ce qui est dit par le Prophète : " Ils périront de maladie mortelle" ne concerne pas seulement les fils et les filles issus de la vie conjugale, mais aussi les fils et les filles engendrés dans le coeur, c'est-à-dire les pensées et les désirs charnels; eux aussi mourront pour ainsi dire dans l'entendement malade, infirme et languissant de ce monde et ne naîtront pas à la vie céleste. " Mais celui qui n'est pas marié, dit l'Apôtre, se soucie des choses du Seigneur, de la manière d eplaire au Seigneur (4)", et il produira les fruits perpétuels et immortels de la vie éternelle.

(2) Tel est le moine et c'est ainsi qu'il doit être : s'abstenir de la femme, ne procréant ni fils ni fille en ce lieu susdit, mais de plus soldat du Christ, immatériel et sans souci, dégagé de toute préoccupation d'affaires et de toute activité, comme le dit encore l'Apôtre : " Nul engagé dans l'armée ne s'embarrasse des affaires de cette vie, afin de plaire à celui qui l'a enrôlé (5)."

Que le moine marche ainsi, surtout celui qui abandonne toute la matière de ce monde et court vers les magnifiques et splendides trophées de l'hésychia. Comme est magnifique et splendide l'ascèse de l'hésychia, oui, vraiment magnifique et splendide! Car son joug est doux et son fardeau léger (6). Douce la vie et délectable la pratique.

(3) Veux-tu donc, bien-aimé, assumer la vie monastique telle qu'elle est et courir après les trophées ( splendides et magnifiques) de l' hésychia? laisse là les soucis du monde, les princes et les puissances qui s'en occupent, c'est-à-dire sois dégagé de la matière et des passions, sans aucune convoitise, afin que, devenu étranger à ces embarras, tu puisses bien pratiquer l'hésychia. Car si on ne se soustrait pas à tout cela, on ne saurait bien mener cette vie.

Contente-toi d'une nourriture frugale et bon marché, en petite quantité et facile à trouver. Et si, sous prétexte d'hospitalité, une pensée te vient d'aliments plus chers, laisse-la tomber sans la suivre aucunement, car par là l'Adversaire te tend un piège pour te détourner de l'hésychia. Tu sais comment le Seigneur Jésus blâme l'âme qui se soucie de ces choses, Marthe, et lui dit : " Pourquoi te troubler de multiples choses? Une seule est nécessaire", à savoir, dit-il, écouter la parole divine; et après cela tout se trouve sans peine; C'est pourquoi il ajoute aussitôt : " Car Marie a choisi la bonne part, laquelle ne lui sera pas ôtée (1)." Tu as aussi l'exemple de la veuve de Sarepta et les mets qu'elle offre au prophète (2). Si tu a s seulement du pain, du sel et de l'eau, tu peux donc avec cela obtenir la récompense de l'hospitalité. Et si tu n'as même pas cela, reçois l'hôte dans de bonnes dispositions et offre-lui une parole édifiante, de manière à pouvoir obtenir la récompense de l'hospitalité. Il est dit en effet : " Une parole est meilleure que ce que l'on donne (3)". Voilà ce qu'il te faut penser au sujet de l'aumône.

(4) Veille donc à ne pas désirer avoir des richesses pour les distribuer aux pauvres, car c'est aussi une ruse du Malin, qui mène souvent à la vaine gloire et jette l'intelligence dans une foule de soucis. Tu as dans l'Evangile la veuve à qui le Seigneur Jésus rend témoignage que, par deux piécettes, elle l'emporte sur les riches quant à l'intention et la valeur. En effet, "ceux-ci, dit le Seigneur, ont mis dans le trésor de leur superflu, tandis qu'elle a mis, elle, toute sa subsistance (4)".

Quant aux vêtements, ne désire pas en avoir de superflus. Munis-toi de ceux qui suffisent au besoin du corps. " Jette plutôt ton souci dans le Seigneur et lui pourvoira pour toi (5)." " Lui-même en effet, est-il dit, a soin de nous (6)."

Si tu manques de nourriture ou de vêtement, n'aie pas honte de prendre ce que d'autres t'apportent, car cette honte est une espèce d'orgueil. Mais si tu en as trop, donne à celui qui en manque. C'est ainsi que Dieu veut que ses enfants soient pourvus. Voilà pourquoi l'Apôtre, écrivant aux Corinthiens, dit au sujet des indigents : " Que votre superflu aille à la pénurie de ceux-là, afin que leur superflu subvienne à votre pénurie et qu'il y ait ainsi une égalité, comme il est écrit : ' Celui qui avait beaucoup n'eut pas de trop, et celui qui avait peu n'en a pas manqué' (7)."

Ayant donc le nécessaire pour le présent, n'aie pas souci de l'avenir, qu'il s'agisse d'un jour, d'une semaine ou d'un mois. Quand demain sera là, lui-même fournira ce qui est nécessaire, si toi tu cherches surtout le royaume des cieux et la justice de Dieu. Le Seigneur dit en effet : " Cherchez le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront surajoutées (8)."

(5) N'acquiers pas de garçon, de peur que l'Adversaire ne provoque par lui quelque scandale et ne trouble ta pensée du souci de mets coûteux, car tu ne pourrais plus, seul, avoir soin de lui-même. Et si une pensée te vient relativement au bien-être corporel, pense à ce qui est meilleur, je veux dire le bien-être spirituel. Vraiment, en effet, le bien-être spirituel vaut mieux que le corporel. Et même si l'Adversaire te met dans la tête le bienfait du profit du garçon, ne lui obéis pas; En effet, ce n'est pas notre ouvrage, mais celui des autres saints Pères qui sont en communauté; Soucie-toi seulement de ton propre profit et réserve-toi la condition de l'hésychia. N'affectionne pas d'habiter avec des hommes attachés aux choses matérielles et accaparés de tous côtés. Habite seul, ou bien avec des frères dégagés de la matière et qui pensent comme toi. Car celui qui habite avec des hommes attachés aux choses matérielles et accaparés par les affaires partagera nécessairement, lui aussi, les embarras et l'escalavge des servitudes humaines : vaines conversations et toutes les autres calamités : colère, tristesse, folie des choses matérielles, peur et scandale.

Ne te laisse pas prendre non plus par des soucis de famille ou des affections vis-à-vis de tes proches, mais évite plutôt leur fréquentation, de peur qu'ils ne te fassent perdre l'hésychia en cellule et ne t'entraînent dans leurs propres affaires. Comme dit le Seigneur : " Laisse les morts enterrer leurs morts; toi, vien et suis-moi (1)." Si même la cellule dans laquelle tu demeures est trop accessible, fuis et ne l'épargne pas, ne te relâche pas par attachement pour elle. Fais tout, agis en tout de manière à pouvoir pratiquer l'hésychia et avoir du loisir pour t'appliquer à être dans les volontés de Dieu et dans la lutte contre les puissances invisibles.

(6) Si tu ne peux avoir aisément l'hésychia dans tes parages, dirige ton propos vers l'exil et empresse-toi d'y appliquer ta pensée. Sois comme un excellent homme d'affaires, évaluant tout par rapport à l'hésychia et retenant surtout les choses qui, pour elle, sont paisibles et utiles. Au reste, je te le dis, aime l'exil. Car il te débarrasse des incommodités de ton propre pays et fait tirer parti uniquement de ce qui profite à l'hésychia. Evite les séjours en ville et persévère dans le désert. " Voici, dit en effet le saint roi, je me suis enfui au loin et j'ai demeuré au désert (2)." Autant que possible, ne va pas du tout en ville, car tu n'y verras rien de convenable, rien d'utile ni rien de profitable à ton mode de vie. " J'ai vu, dit encore le saint roi, l'iniquité et la contestation dans la cité (3)." Recherche donc les lieux écartés et tranquilles. N'en redoute pas l'écho. Si tu y vois des spectres de démons, n'aie pas peur et ne fuis pas le stade de notre profit. Persévère sans crainte et tu verras "les merveilles de Dieu(4)", le secours, la sollicitude et toutes les autres assurances de salut. Le bienheureux homme dit en effet : " J'attendais celui qui me sauve du découragement et de la tempête (5)." Qu'un désir d'agitation ne vainque pas ton propos. Car "l'inconstance avec la convoitise sape un esprit innocent (6)". Par là viennent beaucoup de tentations. Redoute la chute et sois sédentaire dans ta cellule.

(7). Si tu as des amis, évite d'être continuellement avec eux. Car en les recontrant de loin en loin, tu en retireras profit. Mais si tu te rends compte qu'il te vient du dommage par eux, ne t'en approche pas du tout. Il te faut, en effet, des amis qui te soient utiles et qui partagent ton mode de vie. Fuis les rencontres des hommes pervers et querelleurs et n'habite avec aucun d'eux. Bien plus, repousse leurs mauvais projets, car ils ne sont pas attachés à Dieu ni ne demeurent en lui. Que des hommes pacifiques soeint tes amis, des frères spirituels et des Pères saints. C'est en effet ainsi que le Seigneur les appelle quand il dit : " Ma mère, mes frères et mes pères sont ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux (1)." Ne fréquente pas des hommes agités et ne va pas festoyer avec eux, de peur qu'ils ne t'entraînent dans leurs illusions et ne te détournent de la discipline de l'hésychia, car c'est la passion qui est en eux. Ne prête pas l'oreille à leurs propos et n'accueille pas les pensées de leur coeur, car ils sont vraiment funestes. Que ton désir se porte vers les fidèles de la terre et que le désir de ton coeur soit d'envier leur contrition. Il est dit en effet : " Mes yeux sont fixés sur les fidèles de la terre pour les faire siéger avec moi (2)." Mais si l'un de ceux qui se conduisent selon la charité de Dieu vient à toi pour t'inviter à manger avec lui et que tu le veuilles, vas-y, mais regagne vite ta cellule. Autant que possible, ne dors jamais hors d'elle, afin que toujours te demeure la grâce de l' hésychia, et tu pourras sans empêchement y rester fidèle à ton propos.

(8) Ne sosi pas amateur de bons plats et des illusions de la jouissance car, comme le dit l'Apôtre, "celle qui vit dans la jouissance est morte (3)". Ne remplis pas ton ventre de nourritures qui sont pour les mondains, de peur que leur convoitise ne te prenne et ne te fasse désirer leurs tables. il est dit en effet : " Ne sois pas égaré par la réplétion du ventre (4)." Et si tu te vois continuellement invité hors de ta cellule, refuse. Car le séjour prolongé hors de la cellule est nuisible, il enlève la Grâce, il obscurcit l'entendement, il éteint la ferveur. Vois comment une jarre de vin qui reste longtemps à sa place, sans être remuée, rend le vin clair, décanté, parfumé. Si, au contraire, elle est transportée de-ci de-là, elle fera un vin trouble, brouillé et qui montre tous les désagréments de la lie. Compare-toi donc à cette jarre et fais-en utilement l'expérience, rompts les relations avec beaucoup pour que ton intelligence ne soit pas distraite et qu'elle ne trouble pas la condition de l'hésychia.

Aie soin de travailler des mains et cela, nuit et jour, si possible, afin de n'être à charge à personne, et plus encore pour distribuer, comme le recommande le saint apôtre Paul (5), pour triompher aussi par là du démon de l'acédie et éliminer toutes les autres convoitises de l'ennemi. Car le démon de l'acédie va avec l'oisiveté et il est " dans les convoitises", comme il est dit (6). En faisant du commerce, tu n'éviteras pas le péché. Que tu vendes ou que tu achètes, cède un peu, à ton désavantage, sur le juste prix, de peur que, entraîné dans les marchandages coutumiers et pointilleux sur le prix qu'inspire l'appât du gain, tu ne tombes dans des causes de dommage pour l'âme, disputes, faux serments, parjures, et que, par de tels procédés, tu ne déshonores et ne couvres de honte la sainte dignité de notre profession; Ayant cette idée, évite d'acheter et de vendre toi-même. Il est préférable, si cela t'est possible, de confier ce soin à quelqu'un d'autre, à un homme sûr, afin qu'étant ainsi tranquille d'esprit, tu jouisses des espérances belles et joyeuses.

(9) Tels sont les avantages que doit te procurer le mode de vie de l'hésychia. Voici maintenant la suite des choses qu'elle comporte, dont je vais t'exposer l'esprit. Toi, écoute-moi et fais ce que je te commande. Assis dans ta cellule, recueille ton intelligence, rappelle-toi le jour de ta mort, et vois alors le cadavre que sera ton corps. Réfléchis à l'événement, ressens la peine, condamne la vanité de ce monde, soucie-toi du soin et du zèle pour pouvoir demeurer toujours dans le même propos de l'hésychia sans faiblir. Souviens-toi aussi de la condition présente en enfer, considère comment sont les âmes là-bas, dans quel silence très amer, en quels terribles gémissements, en quelle crainte, en quelle agonie, en quelle attente, la torture interminable et les larmes d'âme intarissables. Mais souviens-toi encore du jour de la résurrection et de la comparution devant Dieu. Imagine ce jugement effrayant et redoutable, évoque ce qui est réservé aux pécheurs : la honte en présence de Dieu et de son Christ, des anges, des archanges, des puissances et de tous les hommes, tous les supplices, le feu éternel, le ver qui ne meurt pas, le tartare, les ténèbres et, en plus de tout cela, le grincement des dents, les terreurs et les tourments. Mais évoque aussi les biens qui sont réservés aux justes : l'assurance devant Dieu le Père et son Christ, devant les anges, les archanges, les puissances et tout le peuple des saints, le royaume et ses dons, la joie et la félicité. De ces deux perspectives, garde en toi la mémoire; sur la condamnation des pécheurs, gémis, pleure et porte l'habit de deuil, craignant qu'à toi aussi cela n'arrive. Mais des biens réservés aux justes, réjouis-toi, exulte et sois dans l'allégresse; de ceux-ci, efforce-toi d'obtenir la jouissance; à ceux-là, tâche d'échapper. Veille à ne jamais oublier cela, que tu sois à l'intérieur ou à l'extérieur de ta cellule, ne détache pas ton entendement de ce souvenir afin qu'au moins par là, tu fuies les pensées malpropres et nocives.

(10) Jeûne autant que tu le peux devant le Seigneur. Le jeûne lave les transgressions et les péchés, embellit l'âme, sanctifie l'entendement, met en fuite les démons et dispose à approcher de Dieu. Mangeant une fois le jour, ne désire pas un second repas, pour ne pas être dépensier ni troubler l'entendement. Ainsi tu auras en abondance pour les oeuvres de bienfaisance et tu pourras mortifier les passions du corps. Mais si des frères surviennent et qu'il y a nécessité de manger une deuxième et une troisième fois, garde-toi de gémir et de t'affliger; réjouis-toi plutôt de te soumettre à la nécessité, et, en mangeant pour la deuxième ou la troisième fois, rends grâce à Dieu d'accomplir la loi de la charité et d'avoir Dieu même pour administrateur de notre vie. Il arrive que le corps soit malade et qu'il faille manger deux ou trois fois ou même souvent; que ta pensée n'en soit pas affligée ( soit prête à cette éventualité). Il ne faut pas, en effet, que les labeurs corporels de notre genre de vie soient maintenus dans les maladies, mais on doit renoncer à certains pour revenir plus vite à la santé et reprendre ces mêmes labeurs de notre vie. Au sujet de l'abstinence de nourriture, la parole divine n'a rien défendu de manger mais elle dit : " Voici que je vous ai donné toutes choses en fait de légumes (1)", " mangez-en indistinctement (2)". Et : " Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme (3)". L'abstinence de nourritures doit donc être un labeur de notre libre volonté et de notre âme.

(11) Supporte allègrement la veille, le coucher sur la dure et toutes les autres austérités, en considérant la gloire future qui te sera révélée avec tous les saints. Il est dit, en effet, que "les souffrances du temps présent ne sont pas comparables à la gloire qui sera révélée en nous (4)". Si tu es abattu, prie, comme il est écrit (5), mais prie avec crainte et tremblement, avec effort, sobriété, vigilance et attention. Si, en effet, on s'approche d'un roi mortel avec crainte, tremblement et circonspection pour lui présenter une requête, ne convient-il pas beaucoup plus encore de se présenter ainsi au Dieu, Maître de l'univers, et Christ, Roi des rois et Prince des princes (6), et de lui adresser pareillement notre demande et supplication? Assurément, car à lui aussi toute la multitude des esprits angéliques qui l'adore en choeur dans la crainte et le glorifie en tremblant, adresse l'hymne incessante, ainsi qu'au Père sans commencement et à l'Esprit très saint et coéternel, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.



DU MEME EVAGRE



CHAPITRES SUR LE DISCERNEMENT DES PASSIONS

ET DES PENSEES

( DES DIVERSES MAUVAISES PENSEES)



(I) (1) 1. Des démons opposés à la pratique, les premiers à nous faire la guerre sont ceux qui sont préposés aux plaisirs ou appétits de la gourmandise, ceux qui nous inspirent l'amour de l'argent et ceux qui nous provoquent à la gloire humaine. Tous les autres, marchant derrière ceux-là, accueillent ensuite ceux qui ont été blessés par eux.

Il n'est pas possible, en effet, de tomber aux mains de l'esprit de luxure si l'on n'a pas succombé à la gourmandise, et on ne peut se mettre en colère si l'on ne lutte pour satisfaire les convoitises déraisonnables des nourritures, des richesses ou d ela gloire. Il n'est pas possible non plus d'échapper au démon de la tristesse si l'on est privé de toutes ces choses ou qu'on ne peut les obtenir. De même, on n'évitera pas l'orgueil, le premier rejeton du diable, si l'on n'a pas extirpé l'amour de l'argent, racine de tous les maux, puisque, selon le sage Salomon, "la pauvreté humilie un homme (2)". Bref, il est impossible qu'un homme se heurte à un démon s'il n'a d'abord été couvert de blessures par ces premiers assaillants. C'est pourquoi ce sont ces trois pensées que le diable a proposées au Sauveur lors de la tentation : d'abord en demandant que les pierres deviennent des pains, puis en promettant le monde entier s'il se prosternait à ses pieds, et troisièmement en disant que, s'il obéissait, il serait glorifié pour n'avoir subi aucun dommage d'une telle chute (3). Montrant qu'il était au-dessus de tout cela, notre Seigneur commanda au diable de se retirer, et nous enseigna ainsi qu'il n'est possible de chasser le diable qu'après avoir méprisé les trois pensées susdites.

(II) 2. Toutes les pensées démoniaques introduisent dans l'âme des représentations d'objets sensibles, dont l'intelligence reçoit l'empreinte et porte ensuite en elle les formes. Et désormais par l'objet même, elle reconnaît le démon qui s'approche; par exemple, s'il y a dans mon esprit le visage de celui qui m'a nui ou qui m'a outragé, c'est la preuve que la pensée de rancune me visite; ou encore, s'il y a souvenir de richesses ou de gloire, d'après l'objet on reconnaîtra clairement celui qui nous opprime; et pareillement pour les autres pensées, c'est par l'objet que tu découvriras quel démon est là et suggère les images. Non pas que je prétende que tous les souvenirs de ces objets viennent des démons, car naturellement aussi l'intelligence elle-même, mise en branle par l'homme, fait resurgir les images des choses passées, mais je parle de tous les souvenirs qui entraînent une colère ou une convoitise contre nature. En effet, par suite du trouble de ces deux puissances, l'intelligence commet un adultère en esprit et elle lutte car, Dieu lui en ayant fait une loi, elle ne peut accueillir l'image. A condition toutefois que cette clarté se laisse entrevoir à la raison durant la prière en l'absence de toutes les représentations des choses.

(III) 3. L'homme ne repousserait pas les souvenirs passionnés s'il ne veillait sur la convoitise et la colère, épuisant l'une par les jeûnes, les veilles et le coucher sur la dure et calmant l'autre par la patience, la résignation, l'absence de rancune et l'aumône. De ces deux passions, en effet, naissent presque toutes les pensées démoniaques qui conduisent l'intelligence à la ruine et à la perdition.

Et il est impossible de se rendre maître de ces passions si l'on ne méprise pas complètement les nourritures, les richesses, la gloire, et en outre son propre corps à cause de ceux qui cherchent souvent à le souffleter.

De haute nécessité, il faut donc imiter ceux qui sont en péril sur la mer et qui jettent la cargaison par-dessus bord à cause de la violence des vents et du soulèvement des vagues. On doit cependant veiller avec soin, quand on jette la cargaison, à ne pas le faire pour être vu des hommes. Autrement nous perdons notre salaire, et il s'ensuit pour nous un naufrage encore plus terrible, causé par le démon opposé, l'esprit de la vaine gloire. C'est pourquoi notre Seigneur, faisant la leçon à l'intelligence qui est le pilote, dit : " Prenez garde, quand vous faites l'aumône, de ne pas la faire en présence des hommes pour être vus par eux, car alors vous n'auriez pas de salaire auprès de votre Père des cieux (1)." Et encore : " Quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites, qui aiment prier dans les synagogues et sur les places pour être vus des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur salaire (2)." Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre commeles hypocrites. Ils prennent une mine défaite, pour bien montrer aux hommes qu'ils jeûnent; En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur salaire (3)."

Mais il faut considérer ici le médecin des âmes, comment il soigne la colère par l'aumône, et comment il purifie l'intelligence par la prière. Par le jeûne aussi, il épuise la convoitise. C'est de ces éléments qu'est formé l'Adam nouveau, celui qui est renouvelé à l'image de celui qui l'a créé (4) et en qui, grâce à l'impassibilité, il n'y a plus ni homme et femme, et en qui il n'y a plus, grâce à la foi, ni grec ni juif, ni circoncis et incirconcis, ni barbare et scythe, ni esclave et homme libre, mais le Christ, tout en tous (5).



AU SUJET DES REVES



(IV) 4. Il faut chercher comment, dans les imaginations du sommeil, les démons impriment des formes dans notre raison. Il semble que cela arrive à l'intelligence, soit qu'elle voie par les yeux, soit qu'elle entende par les oreilles, soit encore qu'elle ait quelque perception sensible. La raison reçoit également des impressions de la mémoire, (non par le corps,) mais en mettant en branle ce qu'elle a par le corps. Les démons me paraissent donc impressionner la raison en mettant en branle la mémoire. En effet, les organes des sens sont maintenus inactifs par le sommeil.

Il faut donc encore chercher comment ils mettent en branle la mémoire. Ne serait-ce pas par les passions? Cela est évident, puisque ceux qui sont purs et impassibles n'éprouvent plus rien de tel. Mais il y a aussi une activité simple de la mémoire, venant soit de nous, soit des puissances saintes, grâce à laquelle nous entrons en rapport avec les saints pendant le sommeil, conversons et mangeons avec eux.

Cependant, il faut le remarquer, les images que l'âme reçoit en elle avec le corps, la mémoire les déclenche sans le corps; cela est manifeste, puisque souvent, dans le sommeil, nous éprouvons cela alors que le corps est tranquille. Il arrive de même qu'on se souvienne de l'eau avec ou sans soif. Ainsi peut-on se souvenir aussi de l'or avec ou sans cupidité, et de même pour toutes les autres choses. Mais le fait que l'intelligence remarque de telles différences d'images est un signe de leur perfidie. Il faut en outre savoir que les démons utilisent aussi les choses extérieures pour provoquer des imaginations, se servant, par exemple, contreles navigateurs, du bruit des vagues.

5. Notre faculté de colère coopère fortement au dessein des démons quand elle s'émeut contre nature, et se prête très utilement à tout leur manège. Aussi, de nuit comme de jour, pas un ne refuse de la troubler; mais quand ils la voient attachée à la douceur, ils la laissent alors aussitôt pour de justes prétextes afin que, devenue plus vive, elle soit plus efficace contre leurs pensées bestiales. Il est donc nécessaire de ne l'exciter ni pour des choses justes ni pour des injustes et de ne pas fournir un glaive mauvais à ceux qui suggèrent, ce que beaucoup font souvent, je le sais, et plus qu'il ne faut, pour de futiles prétextes.

(V) Pour quel motif, en effet, dis-moi, te précipites-tu si vite dans le combat, si tu méprises vraiment les nourritures, la gloire et les richesses? Et pourquoi nourris-tu le chien, alors que tu prétends ne rien avoir? S'il aboie et assaille les hommes, c'est manifestement qu'on possède quelque chose au-dedans et qu'on veut le garder. Moi, je suis persuadé qu'en ce cas-là on est loin de la prière pure, sachant que la colère est la ruine d'une telle prière. De plus, je m'étonne de ce que même les saints oublient cela, alors que David proclame : " Laisse la colère et abandonne l'irascibilité (1)", et que l'Ecclésiaste donne cette recommandation : " Eloigne la colère de ton coeur et écarte la malice de ta chair (2)". De son côté, l'Apôtre enjoint de "lever en tout lieu et en tout temps des mains saintes vers le ciel, sans colère ni dispute (3)". Pourquoi donc ne remarquons-nous pas chez les hommes la vieille et mystérieuse coutume de chasser des maisons les chiens au moment de la prière? Cela laisse entendre que la colère ne doit pas se trouver avec ceux qui prient. Et ceci encore :"Leur vin, c'est une colère de dragon (4)." Or les naziréens s'abstenaient de vin. ( Le fiel et les reins n'étaient pas mangeables par les dieux, comme l'a affirmé l'un des sages païens, qui ne savait pas, me semble-t-il, ce qu'il disait. Moi, je pense que c'était le symbole de la colère et de la convoitise déraisonnable).

Qu'il faille ne pas se soucier des vêtements et des nourritures, je juge superflu de l'écrire puisque notre Seigneur lui-même l'a interdit dans les Evangiles : " ne vous souciez pas, dit-il en effet, pour votre vie de ce que vous mangerez ou boirez, ni de ce dont vous vous vêtirez (1)." Car c'est bien ce que font les païens et les incroyants qui n'admettent pas la Providence du Maître et nient le Créateur. Mais un tel comportement est absolument étranger aux chrétiens, une fois qu'ils croient que les deux moineaux qui se vendent pour un sou sont sous la sollicitude des saints anges. C'est cependant une habitude des démons d'inspirer, après les pensées impures, celles du souci, afin que Jésus s'éloigne de la foule des représentations qui se trouve dans le lieu de la réflexion et que la parole, étouffée par les épines du souci, reste sans fruit (2).

(VI) Rejetant donc ces pensées, déchargeons-nous de notre souci sur le Seigneur (3); nous contentant de ce que nous avons (4) et gardant la pauvreté dans le vivre et le vêtement, débarrassons-nous chaque jour de tout ce qui engendre la vaine gloire. Si quelqu'un se croit déshonoré par un vêtement pauvre, qu'il regarde saint Paul "dans le froid et la nudité (5)", ttendant la couronne de justice (6). Mais puisque l'Apôtre appelle ce monde un amphithéâtre et un stade (7), voyons s'il est possible à celui qui porte des pensées de souci de courir vers le prix attaché à l'appel d'en-haut que Dieu nous adresse (8) ou de lutter contre les Principautés, contre les Dominations et contre les Souverains de ce monde de ténèbres (9). Moi, je ne le crois pas, instruit par la connaissance même de ce qui se passe visiblement. Car, assurément, le lutteur sera embarrassé et saisi de tous côtés par la tunique, comme l'intelligence par les pensées de souci, selon la vérité de la parole qui déclare l'intelligence attachée à son propre trésor, car il est dit : " Là où est ton trésor, là sera aussi ton coeur (10)."

(VII) 6. Parmi les pensées, les unes retranchent, les autres sont retranchées. Les mauvaises retranchent les bonnes, mais inversement elles sont aussi retranchées par les bonnes. En effet, l'Esprit Saint regarde à la pensée qui arrive la première et nous condamne ou nous approuve d'après elle. Voici ce que je veux dire : J'ai, par exemple, la pensée d'accueillir un hôte, et cela, pour le Seigneur; mais cette pensée est retranchée par une autre qui vient ensuite nous tenter et nous suggérer de donner l'hospitalité par gloriole. Ou encore, j'ai la pensée de recevoir un hôte pour me faire bien voir des hommes. Mais cette pensée est retranchée par une pensée meilleure qui survient, tournant plutôt notre vertu vers le Seigneur et nous forçant à ne pas faire cela pour des hommes. (Si donc nous restons fidèles aux premières pensées par nos actes tout en étant tentés par les secondes, nous aurons les récompenses des pensées qui se sont trouvées les premières, parce que, étant hommes et combattant des démons, nous ne pouvons pas garder toujours intacte la pensée droite. Nous ne pouvons pas non plus avoir la pensée mauvaise inattaquable, car nous possédons des semences de vertu. Cependant, si une pensée venue ensuite s'attarde, elle prend la place de celle qui a été attaquée et l'homme, mis en branle, agit alors selon cette pensée.)

7. De nombreuses observations nous ont fait connaître la différence qu'il y a entre les pensées angéliques, les pensées humaines et celles qui viennent des démons. D'abord les pensées angéliques s'occupent de la nature des choses et recherchent leur sens spirituel, par exemple pourquoi l'or existe, pourquoi il est mêlé au sable et disséminé dans les profondeurs de la terre, en sorte qu'il faut beaucoup d'efforts et de peine pour le trouver; comment, une fois découvert, il est lavé à l'eau et livré au feu, pour être ensuite remis aux mains des artisans qui font le chandelier du tabernacle, la cassolette, les encensoirs et les coupes (&) dans lesquelles, par la grâce de notre Sauveur, ne boit plus le roi de Babylone (2). Cléophas avait le coeur enflammé (3) par ces mystères. La pensée démoniaque, elle, ne sait ni ne connaît cela. Elle suggère la seule possession de l'or visible et prédit la jouissance et la gloire qu'on en tirera. Quant à la pensée humaine, elle ne cherche pas la possession ni ne s'occupe du symbolisme de l'or, mais elle introduit seulement dans la réflexion la simple apparence de l'or, sans passion ni cupidité. On fera le même raisonnement pour les autres choses, en appliquant cette règle d'interprétation.

(VIII) 8. Il y a un démon appelé : " Celui qui égare". Il se présente surtout aux frères de bon matin. C'est lui qui conduit l'esprit de l'anachorète de ville en ville, de maison en maison, d'un bourg à l'autre, pour se procurer d'abord de simples rencontres, pour aller trouver certaines connaissances et engager de longs entretiens, détruisant ainsi son propre état avec les passants, s'éloignant peu à peu de la connaissance de Dieu et d ela vertu, et oubliant sa profession. L'anachorète doit prendre garde à ce démon, observer d'où il commence et où il finit. En effet, ce n'est pas au hasard ni à l'aventure qu'il opère ce long périple mais, voulant détruire la stabilité de l'anachorète, il fait cela afin que l'esprit, enflammé par ces divagations et enivré de toutes ces rencontres, succombe aussitôt au démon de la luxure, à celui de la colère ou à celui de la tristesse, ceux-là surtout qui souillent l'éclat de son état. Mais nous, si toutefois nous avons le dessein de connaître clairement la fourberie de ce démon, n'allons pas aussitôt lui parler et dénouer la chose, comment il produit dans la pensée les entretiens et de quelle manière il pousse peu à peu l'esprit à la mort : car alors il fuirait loin de nous - en effet, quand il agit ainsi, il ne supporte pas d'être vu - et nous ne saurions rien de ce que nous nous efforçons d'apprendre; Laissons-le donc plutôt un jour ou deux accomplir son oeuvre afin d'apprendre exactement sa supercherie, et ensuite mettons-le en fuite en le fustigeant d'une parole.

(IX) Mais comme il arrive qu'au moment de la tentation, l'esprit est troublé et ne voit pas ce qui se passe, voici ce qui est à faire après que le démon s'est retiré. Entrant en toi-même, rappelle-toi les choses qui te sont arrivées, d'où tu es parti, où tu es allé et en quel lieu tu as été emporté par l'esprit de luxure, de colère ou de tristesse, comment tout cela s'est passé. Examine bien cela et confie-le à ta mémoire, pour pouvoir confondre le démon quand il se présentera; Dénonce le lieu qu'il t'a caché, et désormais tu ne le suivras plus; Et si jamais tu veux provoquer sa fureur, confonds-le aussitôt qu'il approche, indique-lui le premier lieu, le deuxième et le troisième où il t'avait introduit. Car il est extrêmement fâché, ne supportant pas la honte. Et la preuve que tu lui auras parlé à propos, c'est que la pensée s'en ira de toi, car il lui est impossible de rester après avoir été clairement dénoncée.

A la défaite de ce démon de l'égarement succèdent un sommeil très lourd et une léthargie accompagnée d'un extrême refroidissement des paupières, des bâillements innombrables, un appesantissement et un engourdissement des épaules. Tout cela, l'Esprit Saint le dissipe par la prière intense.

(X) 9. La haine que nous avons contre les démons contribue grandement au salut et favorise beaucoup l'oeuvre de la vertu. Mais nous ne pouvons la nourrir en nous tel un bon rejeton, car les esprits qui aiment le plaisir la détruisent et ils invitent l'âme à rétablir l'amitié et les bonnes relations. Cette amitié, ou plutôt cette gangrène incurable, le médecin des âmes la guérit par la déréliction. Il permet, en effet, que nous soyons éprouvés par eux nuit et jour et l'âme revient vite à la haine originelle, ayant appris à dire au Seigneur, comme David : " Je les haïssais d'une haine parfaite et ils sont devenus pour moi des ennemis (1)." Car il a bien cette haine parfaite des ennemis, celui qui ne pèche ni en acte ni en pensée, ce qui est la marque de la première et de la plus grande impassibilité.

(XI) 10. Au sujet du démon qui rend l'âme insensible, que faut-il dire? Je crains en effet d'écrire sur lui, comment l'âme perd son propre état au moment où il est présent, comment elle est dépouillée de la crainte de Dieu et de la piété. Alors le péché n'est plus à ses yeux péché, la transgression n'est plus transgression, le jugement et le châtiment éternel ne sont plus que des mots dans sa mémoire, elle se moque vraiment du cataclysme de feu. Elle confesse assurément Dieu, mais elle ignore ce qu'il a commandé. Tu te frappes la poitrine, alors que ton âme est poussée au péché et ne s'en aperçoit pas. Tu parles des Ecritures; elle est toute insensible et n'entend pas; tu lui rapportes un blâme venant des hommes, et elle n'en tient pas compte. Tu allègues la honte devant les hommes, elle ne s'en soucie absolument pas, telle un porc qui ferme les yeux et qui heurte la clôture.

Ce démon est amené par les pensées de vaine gloire qui demeurent dans l'âme. " Si ces jours n'étaient abrégés, personne ne serait sauvé (2)." En effet, si de telles pensées se présentent rarement aux frères, la cause en est manifeste. Les autres sont accablés par des malheurs ou des maladies, ils végètent en prison ou sont exposés à des morts subites, ce qui met en fuite le démon, car l'âme est peu à peu touchée de contrition, elle ressent de la compassion et l'aveuglement démoniaque se dissipe, tandis que nous, au désert, nous n'avons pas tout cela, et nous avons rarement des malades parmi nous.

(XII) C'est pour mettre en fuite surtout ce démon-là que le Seigneur, dans l'Evangile, a ordonné d'aller voir les malades et de visiter les prisonniers. Car "j'étais malade, dit-il, et vous m'avez visité; j'étais en prison et vous êtes venus à moi (1)". Cependant, il faut savoir ceci : si un anachorète assailli par ce démon ne conçoit pas de pensées impures ni ne quitte sa demeure par acédie, c'est qu'il a reçu endurance et chasteté venues des cieux, et bienheureux est-il de jouir d'une telle impassibilité. Tous ceux qui font profession de pratiquer la piété et qui choisissent de vivre avec des séculiers doivent prendre garde à ce démon. Car devant les hommes, je rougis d'en dire ou d'en écrire davantage à son sujet.

Du démon de la tristesse

(XIII) 11. TOus les démons enseignent à l'âme à aimer le plaisir; seul le démon de la tristesse n'admet pas de faire cela. Mais il détruit les pensées de ceux qui entrent, retranchant et desséchant tout plaisir par la tristesse. De fait, chez l'homme triste les os se dessèchent (2). En attaquant modérément, il rend l'anachorète éprouvé, car il le persuade de ne rien accepter des choses de ce monde et de se détourner de tout plaisir. Mais en insistant davantage, il engendre des pensées qui conseillent à l'âme de se retirer et la forcent à fuir au loin. C'est ce que pensait et éprouvait Job, tourmenté par ce démon : " Que ne puis-je, disait-il, me détruire moi-même ou prier un autre de le faire (3)!"

Le symbole de ce démon est la vipère, ce reptile dont la sécrétion, donnée comme remède, détruit les venins des autres bêtes, tandis que prise sans discrétion, elle fait périr le vivant lui-même. C'est à ce démon que Paul a livré l'incestueux de Corinthe. C'est pourquoi il s'empressait de leur écrire ensuite : " Redoublez de charité à son égard, de peur qu'il ne soit englouti par une tristesse excessive (4)." Mais il savait que cet esprit qui afflige les hommes leur procure une bonne pénitence; c'est pourquoi aussi saint Jean Baptiste disait à ceux qui étaient aiguillonnés par ce démon e recouraient à Dieu : " Engeance de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir? Faites donc de dignes fruits de pénitence et ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : ' Nous avons pour père Abraham', car, je vous le dis, Dieu peut, de ces pierres, faire surgir des enfants à Abraham (5)." Mais quiconque imite Abraham et sort de sa terre et de sa parenté (6), celui-là devient plus fort que ce démon.

(XIV). 12. Quiconque a maîtrisé la colère, a maîtrisé les démons, mais celui qui est asservi à cette passion est tout à fait étranger à la vie monastique et en-dehors des chemine de notre Seigneur, puisqu'il est dit que "le Seigneur enseigne ses voies aux doux (1°". C'est pourquoi l'esprit des anachorètes est difficilement pris quand il fuit sur le terrain de la douceur. Les démons, en effet, ne craignent presque aucune vertu plus que la douceur, cette vertu que possédait le grand Moïse, lui qui a été appelé le plus doux de tous les hommes (2). Et saint David a prononcé cette parole mémorable : " Souviens-toi, Seigneur, de David et de toute sa douceur (3)." Mais le Seigneur lui-même nous a ordonné d'être les imitateurs de sa douceur : " Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez du repos pour vos âmes (4)." Celui qui, tout en s'abstenant de nourriture et de boisson, s'excite à la colère par des pensées mauvaises est semblable à un navire qui navigue avec le démon pour pilote. Aussi faut-il surveiller, autant qu'il est possible, notre chien et le former à détruire seuelemnt les loups sans dévorer les brebis, en témoignant toute douceur à tous les hommes.



DE LA VAINE GLOIRE



(XV) 13. Seule de toutes les pensées, celle de vaine gloire a un domaine illimité, embrassant presque tout l'univers, et elle ouvre les portes à tous les démons, comme un scélérat qui livre une ville. C'est pourquoi elle humilie extrêmement l'intelligence de l'anachorète en la remplissant de quantité de concepts et de choses et en gâtant ses prières par lesquelles il s'efforce de guérir toutes les blessures de son âme. Cette pensée-là, tous les démons vaincus la développent et par elle tous trouvent à rentrer dans les âmes, les mettant finalement dans un état pire qu'auparavant (5). De cette pensée naît aussi la pensée d'orgueil, celle qui renverse des cieux jusqu'à terre le sceau de la ressemblance et la couronne de beauté. Mais abandonne vite cette pensée sans tarder, "pour ne pas livrer notre vie à d'autres et notre sort (6)" à des êtres impitoyables. Pour mettre en fuite ce démon, il faut une prière intense et s'abstenir de faire ou de dire volontairement quoi que ce soit qui favorise cette maudite vaine gloire.

(14). Chaque fois que l'esprit des anachorètes a obtenu un peu d'impassibilité, alors, disposant d'une monture de vaine gloire, il s'élance aussitôt vers les villes, se gorgeant de toutes les louanges de la gloire. Par un dessein providentiel, l'esprit de luxure va au-devant de lui et, l'ayant enfermé dans une procherie, il lui apprend à ne plus quitter le lit avant le parfait retour à la santé et à ne pas imiter ces malades indisciplinés qui, bien que portant encore en eux des restes de maladie, se permettent prématurément des voyages et des bains et retombent dans leurs maladies. Restant donc tranquilles, veillons plutôt sur nous-mêmes afin qu'en progressant dans la vertu nous devenions difficilement accessibles au mal; renouvelés dans la gnose (7), recevons une foule de contemplations variées et, élevés de nouveau dans la prière, soyons initiés à une lumière supérieure, celle de notre Sauveur.

(XVI) 15. je ne puis écrire tous les maléfices des démons et j'ai honte de passer en revue leurs artifices, craignant les plus simples des lecteurs éventuels. Cependant, écoute la fourberie de l'esprit de luxure. Quand quelqu'un a acquis l'impassibilité de la convoitise et que les pensées honteuses sont désormais refroidies, à ce moment même le démon amène des hommes et des femmes qui folâtrent ensemble et il donne à l'anachorète le spectacle d'actions et de gestes impudiques. Mais cette tentation n'est pas de celles qui durent, car une prière intense et un régime très strict, avec des veilles et des exercices de contemplation spirituelle, la chassent comme un nuage sans eau. Il arrive aussi parfois qu'elle s'en prend aux chairs, y provoquant un échauffement irrationnel, et de toute sa méchanceté elle met en oeuvre mille autres artifices qu'il n'est pas nécessaire de publier ni d'écrire.

Pour combattre ces pensées, il est très utile qu'un bouillonnement de colère soit provoqué contre le démon, car il redoute surtout cette colère excitée par les pensées et qui ruine ses desseins. C'est cela le "Mettez-vous en colère et ne péchez pas (1)". Appliqué à l'âme, c'est un bon remède dans de telles tentations. Mais le démon d ela colère imite aussi ce démon et fait imaginer, lui aussi, certains parents, amis ou connaissances injuriés ou frappés par des scélérats, provoquant ainsi la colère de l'anachorète, au point de dire ou de faire du mal à ces personnages imaginaires; il faut y prendre garde et arracher promptement l'esprit à de telles images de peur que, s'il s'y attarde, il ne soit enfumé comme un tison au moment de la prière. Dans ces tentations, les coléreux succombent, surtout ceux qui s'enflamment facilement. Ceux-là sont loin d ela prière pure et de la gnose de notre Seigneur Jésus Christ.

(XVII) 16. Les pensées de ce monde, le Seigneur les a confiées à l'homme comme des brebis à un bon berger. En effet, comme il est dit, il a donné le monde à son coeur (2), associant la colère et la convoitise pour lui venir en aide afn que, d'une part, par la colère il mette en fuite les pensées des loups et que, d'autre part, la convoitise lui fasse chérir les brebis, même s'il est souvent battu des pluies et des vents. Il lui a donné en outre un pâturage ou faire paître le troupeau et un lieu verdoyant et de l'eau du repos (3), une lyre et une cithare, une houlette et un bâton, afin que de ce troupeau il soit nourri et vêtu et qu'avec lui il récolte l'herbe des montagnes. Il est dit en effet : " Qui fait paître un troupeau et ne se nourrit pas de son lait (4)?"Il faut donc que l'anachorète garde nuit et jour ce troupeau, de peur que quelque pensée ne soit la proie des bêtes sauvages ou des voleurs. Et si jamais cela arrivait dans le vallon boisé, aussitôt il doit l'arracher à la gueule du lion ou de l'ours (5). Il arrive aussi que la pensée que l'on a au sujet d'un frère soit la proie des bêtes si la haine s'y mêle en nous, et que la pensée au sujet d'une femme s'accompagne en nous d'une convoitise honteuse, et aussi la pensée de l'argent et de l'or qui séjourne avec cupidité. Et même les pensées des saints charismes, s'ils se repaissent de vaine gloire dans l'esprit. Pour les autres pensées, il arrive pareillement que les passions s'en emparent.

(XVIII) Et il faut observer cela durant le jour, mais y prendre garde aussi la nuit durant les veilles. Il arrive, en effet, que des imaginations honteuses et mauvaises nous fassent perdre ce qui nous est propre. C'est ce que disait saint Jacob : " Je ne t'ai pas rapporté une brebis déchirée par les fauves; c'est moi qui payais celles qui étaient dérobées le jour comme la nuit; j'étais dévoré par la chaleur le jour et par le froid la nuit, et le sommeil s'éloignait de mes yeux (1)". Si quelque acédie nous survient par suite du labeur, courons un peu à la pierre de la gnose, jouons de la lyre en frappant les cordes avec les vertus de la connaissance, et faisons paître de nouveau le troupeau au pied du mont Sinaï, afin que le Dieu de nos Pères nous appelle aussi du buisson (2) et nous donne les raisons des signes et des prodiges.

(17). Par la contemplation de tous les mondes, le Christ redonne vie à la nature raisonnable que le péché avait mise à mort, mais l'âme de cette nature morte de la mort du Christ, son Père lui rend la vie par la connaissance de lui-même. C'est ce que dit Paul : " Si nous mourons avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui (3)."

(18). Quand l'intelligence, après avoir dépouillé le vieil homme a revêtu celui de la Grâce, alors elle verra son propre état au moment de la prière semblable au saphir ou à une couleur céleste, ce que l'Ecriture appelle le lieu de Dieu, vu par les Anciens sur le mont Sinaï (4).

(XXI) 19. Parmi les démons impurs, les uns tentent l'homme en tant qu'homme, les autres le tourmentent en tant qu'animal irraisonnable. Les premiers, quand ils se présentent, nous inspirent des pensées de vaine gloire, d'orgueil, d'envie ou de dénigrement, ce qui n'atteint aucun des êtres sans raison. Les autres, en s'approchant, mettent en branle la colère ou la convoitise contre nature. En effet, ces passions nous sont communes avec les bêtes, cachées sous la nature raisonnable. C'est pourquoi l'Esprit Saint dit, d'une part, à ceux à qui surviennent des pensées humaines : " J'ai dit : Vous êtes des dieux et des fils du Très-Haut, mais comme des hommes vous mourrez et comme l'un des chefs vous tomberez (5)." D'autre part, à ceux qui sont poussés de façon irraisonnée que dit-il? " Ne soyez pas comme le cheval ou le mulet sans intelligence; avec un mors et un frein retiens leur machoîre, pour qu'ils n'approchent pas de toi (6)." "L'âme qui pèche, c'est elle qui mourra (7)." Il est évident que les hommes meurent comme des hommes et sont ensevelis par des hommes; tandis que les bêtes, quand elles meurent ou qu'elles tombent, seront dévorées par les vautours ou les corbeaux, dont les petits ou bien invoquent le Seigneur (8), ou bien se gorgent de sang (9). Que celui qui a des oreilles entende (10) !

(XIX) 20. Chaque fois qu'un ennemi se présente et te blesse, si tu veux, selon la parole de l'Ecriture, retourner le glaive contre son coeur (1), fais comme nous allons dire. Distingue en toi la pensée qu'il t'a lancée, ce qu'elle est, les objets qu'elle rassemble et ce qui surtout tourmente l'esprit. Voici ce que je veux dire : Soit, par exemple, la pensée d'amour de l'argent qu'il t'envoie; distingue l'esprit qui la reçoit, l'idée de l'or, l'or même et la passion d'amour de l'argent; puis demande-toi ce qui, dans tout cela, est péché : Est-ce l'esprit? Mais comment donc? Il est image de Dieu. Est-ce l'idée de l'or? Mais quelqu'un qui est intelligent pourrait-il dire cela? N'est-ce pas plutôt l'or même qui est péché? Mais pour qui a-t-il été fait? C'est donc la quatrième chose qui est la cause du péché, ce qui n'est pas une chose existant en elle-même, ni l'idée d'une chose, non plus qu'un esprit incorporel, mais un plaisir ennemi de l'homme, engendré par le libre arbitre, qui force l'esprit à user mal des créatures de Dieu, plaisir que la loi de Dieu retranche, nous le croyons. Si tu examines soigneusement tout cela, la pensée se dissipera, dissoute dans ta propre contemplation, et le démon s'enfuira loin de toi, tandis que ta réflexion sera emportée dans les hauteurs par cette connaissance.

Si tu ne veux pas te servir contre lui de son glaive, désire d'abord te rendre maître de lui à l'aide de ta fronde. Lance, toi aussi, une pierre prise dans ta besace de berger (2), et cherche à te représenter comment anges et démons interviennent dans notre monde, tandis que nous n'accédons pas à leurs mondes. en effet, nous ne pouvons pas rapprocher de Dieu les anges, ni rendre les démons plus impurs. représente-toi aussi comment Lucifer, l'astre du matin, a été précipité sur la terre (3), regardant la mer comme un coffret d'onguents et le tartare d el'abîme comme butin. " Il fait bouillonner le gouffre comme un chaudron (4)", il trouble tous les êtres par sa malice et veut commander à tous. La contemplation de ces choses blesse extrêmement le démon et met en fuite tout son corps de bataille. Mais cela arrive seulemnt à ceux qui ont été doucement purifiés et qui voient toutes les raisons des choses. Les impurs, eux, ne connaissent pas cette contemplation, et même si d'autres leur en parlaient et leur rabattaient les oreilles, ils n'entendraient pas à cause de la poussière et du tumulte produits par les passions durant le combat. Car il faut absolument que le camp des étrangers reste tranquille pour que Goliath se présente seul à notre David (5). Usons pareillement de la division et d ece genre de combat contre toutes les pensées impures.

(21). Chaque fois que certaines pensées impures s'en vont rapidement, recherchons pour quelle raison cela se produit. Est-ce parce que la matière fait défaut, ou parce que nous approchons de l'impassibilité que l'ennemi est impuissant contre nous? Par exemple, si un anachorète reçoit du démon l'idée de se voir confier le gouvernement spirituel de la métropole, il est clair qu'il ne s'attarde pas à cette pensée, et, d'après ce qui a été dit, la raison est facile à connaître. Mais si c'est un habitant de n'importe quelle ville qui pense de même, celui-là est bienheureux de jouir de l'impassibilité. Et pour les autres pensées, à l'examen, on fera la même constatation. Mais il faut savoir, pour notre élan et notre force, que nous devons reconnaître si nous avons franchi le Jourdain et si nous approchons de la ville des palmiers (1), ou si nous marchons encore dans le désert, frappés par les étrangers. Il me semble, en effet, que le démon de l'amour de l'argent revêt des formes très variées, et qu'il est habile à tromper (2). Oppressé souvent par le plus parfait renoncement, il joue le sage administrateur et l'ami des pauvres, il reçoit généreusement les hôtes qui ne sont pas encore là, il envoie des subsides à d'autres qui sont dans le besoin, il visite les prisons de la ville et rachète, bien sûr, les captifs. Il s'attache à des femmes riches et il indique ceux qui doivent bénéficier de leurs faveurs. D'autres qui ont la bourse bien garnie, il les engage à renoncer au monde, et, ayant ainsi peu à peu trompé l'âme complètement, il lui souffle des pensées d'avarice et le livre au démon de la vaine gloire.

(XXIII) Ce démon pousse un grand nombre de ceux qui louent le Seigneur dans ces affaires et, proposant à certains petit à petit de parler ensemble du sacerdoce, il prédit bientôt la mort prochaine du prêtre en fonction et il ajoute qu'il ne faut pas fuir comme l'ont fait des milliers. L'intelligence malheureuse qui est enchaînée dans ces pensées lutte obstinément soit pour ne pas recevoir les uns, soit pour accueillir les autres, leur accorder des faveurs et bénéficier de leurs nobles sentiments. Ceux qui sont en désaccord, elle les livre aux juges et recommande de les bannir de la ville. Toutes ces pensées étant à l'intérieur et s'y agitant, aussitôt se présente le démon de l'orgueil, faisant continuellement apparaître des éclairs dans l'air de la cellule, lançant des dragons ailés et, ce qui est le pire des maux, provoquant la perte de la raison. Mais nous, dans ces pensées, nous souhaitons tout perdre pour vivre dans la pauvreté avec action de grâces. " Car nous n'avons rien apporté en ce monde et il est clair que nous n'en pouvons rien emporter. Si nous avons nourriture et vêtemnt, nous nous en contenterons (3)." Rappelons-nous aussi que Paul a dit : " L'amour de l'argent est la racine de tous les maux (4)."

22. Toutes les pensées impures qui, à cause des passions, s'attardent en nous, conduisent l'intelligence à la ruine et à la perdition; car, comme l'idée du pain demeure dans l'affamé à cause de la faim et l'idée d el'eau dans l'assoiffé à cause de la soif, ainsi les idées de propriétés et de richesses restent à cause de la cupidité, les idées de nourritures et les pensées honteuses engendrées par la nourriture demeurent à cause des passions. Pour les pensées de vaine gloire et autres, on s'apercevra qu'il en est de même. Il n'est pas possible à l'intelligence étouffée par de telles cogitations de se tenir devant Dieu et de ceindre la couronne de justice (5). Tirée en bas du fait de ces pensées, l'intelligence est comme ce malheureux de l'Evangile qui refuse le festin (6) de la gnose de Dieu, ou comme celui qui est jeté mains et pieds liés dans le ténèbres extérieures (1). Il avait un vêtement tissé de ces pensées, et celui qui l'avait invité lui déclara qu'il n'était pas digne de telles noces. Le vêtement nuptial est donc l'impassibilité de l'âme raisonnable qui a répudié les convoitises mondaines. La raison pour laquelle les idées des choses sensibles, en s'attardant dans l'intelligence, détruisent la gnose, a été exposée dans les chapitres sur la prière.

(XXIV) 23. Des démons opposés à la pratique, trois sont chefs de file, derrière lesquels suit toute la troupe des étrangers. Ce sont eux les premiers à attaquer et à provoquer les âmes au mal par les pensées impures : ceux qui sont préposés aux convoitises de la gourmandise, ceux qui nous inspirent l'amour de l'argent et ceux qui nous provoquent à la gloire humaine.

Si donc nous désirons la prière pure, gardons-nous de la colère; si nous aimons la chasteté, maîtrisons le ventre. Ne donne pas à satiété du pain à ton estomac et restreins-le aussi quant à l'eau. Veille dans la prière et éloigne de toi la rancune. Que des paroles de l'Esprit Saint ne te quittent pas et des mains des vertus frappe aux portes des Ecritures. Alors pour toi se lèvera l'impassibilité du coeur et tu verras l'esprit briller comme un astre dans la prière (2).





DES CHAPITRES NEPTIQUES

DU MEME EVAGRE



1. (29) (1) Il faut que le moine soit toujours comme s'il devait mourir le lendemain, et par contre il faut qu'il use de son corps comme s'il devait vivre encore de longues années. La première règle, en effet, retranche les passions d'acédie et rend le moine plus zélé, et la seconde garde le corps en bonne santé et maintient égale la tempérance.

2. (32) Celui qui a atteint la gnose et cueilli le plaisir qu'elle procure, n'obéira plus au démon de la vaine gloire qui lui propose tous les plaisirs du monde. En effet, que pouvait-il proposer de supérieur à la contemplation spirituelle? Mais tant que nous n'avons pas goûté à la gnose, pratiquons l'ascèse avec ardeur en montrant à Dieu notre propos de tout faire en vue de sa gnose.

3. (91) Il est nécessaire aussi d'exposer les voies des moines qui nous ont précédés et de nous régler sur elles. Car il y a beaucoup de choses qui ont été faites et dites par eux excellemment, entre autres ce qu'a dit l'un d'eux qu'un régime assez sec et sans écart associé à la charité conduit rapidement le moine au port de l'impassibilité.

4. (94) Je visitais saint Macaire en plein milieu du jour et consumé de soif, je demandais de l'eau à boire. " Contente-toi de l'ombre, dit-il, car beaucoup qui, en ce moment, voyagent et naviguent, sont privés même de cela." Puis je discutais avec lui de la tempérance, et il me dit : " Courage, mon enfant! Car moi, durant vingt bonnes années, je n'ai pris mon content ni de pain, ni d'eau, ni de sommeil, mais je pesais le pain que je mangeais, je mesurais l'eau que je buvais et, m'appuyant un peu contre le mur, je dérobais une petite portion de sommeil."

5. (15) L'intelligence qui vagabonde est tenus par la lecture, la veille et la prière. La convoitise enflammée est éteinte par la faim, la peine et la retraite. La colère qui s'agite est calmée par la psalmodie, la patience et la miséricorde. Car ce qui est immodéré et à contretemps ne dure pas, et c'est plus nuisible qu'utile.



De notre saint Père Nil l'Ascète

Chapitres sur la prière



Prologue



Je brûlais de la fièvre des passions impures quand, comme d'habitude, le contact de ta pieuse lettre m'a rétabli. Tu as réconforté mon intelligence qui était en proie aux pires hontes et tu as imité ainsi heureusement le grand Précepteur et Maître. Ce qui n'est pas étonnant, car ta part a toujours été excellente, comme celle de Jacob le béni (1). Après avoir, en effet, bien servi pour Rachel et reçu Léa, tu as obtenu aussi celle que tu désirais, ayant accompli pour elle les sept années convenues (2). Pour moi, je ne nierai pas qu'après avoir peiné toute la nuit, je n'ai rien pris (3). Cependant, sur ta parole, j'ai jeté le filet et pêché une foule de poissons, pas bien gros, je pense, mais au nombre de cent cinquante-trois, et je te les envoie dans la corbeille de la charité, en autant de chapitres, pour accomplir ton ordre.

Je t'admire et j'envie beaucoup l'excellent propos qui te fait désirer ces chapitres sur la prière. Car tu ne désires pas simplement ceux qui sont à la portée de la main et qui existent, grâce à l'encre, sur le parchemin, mais ceux que la charité et l'absence de ressentiment fixent dans l'intelligence. Toutes choses allant par couples, face à face, selon le sage Jésus (5), reçois ce que je t'envoie selon la lettre et aussi selon l'esprit, étant donné que de toute façon l'intelligence prévaut sur la lettre. Ainsi donc la prière comporte, elle aussi, deux modes : l'un actif, l'autre contemplatif; tout comme dans le nombre il y a ce qui est palpable, la quantité, et la signification, la qualité.

Nous avons, en effet, divisé le traité de la prière en cent cinquante trois chapitres, t'offrant ainsi un menu très évangélique (6). Tu y trouveras le charme d'un nombre symbolique, une figure triangulaire et une hexagonale, représentant en même temps la connaissance de la Trinité et la circonscription du monde présent. Le nombre cent, en lui-même, est carré; cinquante-trois, triangulaire et sphérique; vingt-huit, à part, est triangulaire, et vingt-cinq, sphérique : car cinq fois cinq font vingt-cinq. Tu as donc dans le nombre vingt-cinq non seulement la figure carrée pour le quaternaire des vertus, mais aussi le cercle pour la connaissance véritable de ce monde, à cause du cours circulaire des temps. Car ils se déroulent semaine sur semaine, mois sur mois, année sur année, et saison sur saison, comme nous le voyons par le mouvement du soleil et de la lune, du printemps, de l'été, et ainsi de suite. Le triangle pourrait signifier aussi la connaissance de la Sainte Trinité. Selon une autre interprétation, si tu prends cent cinquante-trois pour triangulaire de par la multitude des nombres, vois-y la pratique, la contemplation naturelle et la théologie; ou encore la foi, l'espérance et la charité, or, argent et pierres précieuses.

Voilà pour le nombre. Quant aux chapitres, tu ne mépriseras pas leur humble apparence et tu sauras t'accommoder aussi bien de l'abondance que de la disette (1), en te souvenant de celui qui n'a pas rejeté les deux liards de la veuve et qui les reçut même plus volontiers que la richesse de beaucoup d'autres (2). Reconnaissant donc le fruit de la bienveillance et de la charité, tu le garderas pour tes vrais frères, en leur enjoignant de prier pour l'infirme afin qu'il guérisse et que, emportant son grabat, il marche désormais par la Grâce du Christ ( notre vrai Dieu, auquel soit la gloire dans les siècles des siècles). Amen.



1. Si l'on veut préparer le parfum de bonne odeur, on mettra ensemble également, conformément à la loi (3), l'encens diaphane, al cannelle, l'onyx et la myrrhe. C'est le quaternaire des vertus. Si elles sont entières et égales, l'intelligence ne sera pas trahie.

2. L'âme purifiée par l'accomplissement des commandements ( par la plénitude des vertus) rend inébranlable l'attitude de l'intelligence, et apte à recevoir l'état stable cherché.

3. La prière est une conversation de l'intelligence avec Dieu; quelle stabilité ne doit donc pas avoir l'intelligence pour se tendre, sans retour en arrière, vers son Seigneur et converser avec lui sans aucun intermédiaire?

4. Si Moïse, quand il tenta d'approcher du buisson ardent, en fut empêché jusqu'à ce qu'il eût ôté de ses pieds les chaussures (4), comment toi, qui prétends voir Celui qui est au-dessus de toute pensée et de tout sentiment, ne te dégages-tu pas de toute pensée passionnée?

5. Prie d'abord pour recevoir le don des larmes, afin d'amollir par le deuil la dureté inhérente à ton âme, et, en confessant contre toi ton iniquité au Seigneur, obtenir de lui le pardon.

6. Use des larmes pour réussir en toutes tes demandes, car ton Seigneur est très content de toi quand tu pries dans les larmes.

7. Quand tu verses des fontaines de larmes dans ta prière, ne t'élève pas en toi-même, comme si tu étais au-dessus de la plupart de tes semblables : c'est simplement que ta prière a obtenu un secours pour que tu puisses avec ardeur confesser tes péchés et apaiser le Seigneur par tes larmes. Ne tourne donc pas en passion l'antidote des passions, si tu ne veux pas irriter davantage le donateur de la Grâce.

8. Beaucoup de ceux qui pleurent sur leurs péchés, oubliant le but des larmes, ont été pris de folie et se sont fourvoyés.

9. Tiens-toi vaillamment et prie énergiquement; écarte les soucis et les cogitations qui surviennent, car ils te troublent et t'agitent pour énerver ta vigueur.

10. Quand les démons te voient plein d'ardeur pour la vraie prière, alors ils te suggèrent des idées de certains objets soi-disant nécessaires; et puis bientôt ils surexcitent le souvenir qui s'y rattache, en poussant l'intelligence à leur recherche; puis, comme elle ne les trouve pas, elle s'attriste fort et se chagrine. Alors, au temps de la prière, ils lui remémorent les objets de ses recherches et de ses souvenirs, afin que l'intelligence, entraînée à les considérer, perde la prière fructueuse.

11. Efforce-toi de rendre ton intelligence, au moment de la prière, sourde et muette, et tu pourras prier.

12. S'il te survient quelque provocation ou contradiction et que tu sois irrité et sentes ta colère se porter à rendre la pareille ou à répliquer, souviens-toi de la prière et du jugement qui t'y attend, et aussitôt le mouvement désordonné s'apaisera en toi.

13. Tout ce que tu feras pour te venger d'un frère qui t'aura fait du tort, tout cela te deviendra une pierre d'achoppement au moment de la prière.

14. La prière est un rejeton de la douceur et de l'absence de colère.

15. La prière est un fruit de la joie et d el'action de grâces.

16. La prière est exclusion de la tristesse et du découragement.

17. Va, vends tout ce que tu as et donne aux pauvres (1), et puis prends la croix, renie-toi toi-même (2) pour pouvoir prier sans distraction.

18. Si tu veux prier dignement, renie-toi à toute heure; et si tu endures toutes sortes de tracas, accepte cela sagement pour la prière.

19. Toute peine que tu auras endurée avec sagesse, tu en trouveras le fruit au moment de la prière.

20. Si tu désires prier comme il faut, ne contriste personne, sans quoi c'est en vain que tu cours.

21. Laisse ton offrande, est-il dit, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère (3), et étant ensuite revenu, tu prieras sans trouble. Car la rancune aveugle la raison de celui qui prie et enténèbre ses prières.

22. Ceux qui accumulent intérieurement des peines et des rancunes ( et qui s'imaginent prier) ressemblent à des gens qui puisent de l'eau pour la verser dans un tonneau percé.

23. Si tu es un endurant, tu prieras toujours avec joie.

24. Tandis que tu prieras comme il faut, il se présentera à toi des choses telles que tu estimeras tout à fait juste l'usage de la colère. Or il n'est absolument pas de colère juste contre le prochain. Si tu cherches, tu trouveras qu'il est possible de bien arranger l'affaire même sans colère. Use donc de tous les moyens pour ne pas laisser éclater la colère.

25. Prends garde, sous prétexte de guérir un autre, de devenir toi-même incurable et de donner un coup fatal à ta prière.

26. Si tu t'abstiens de la colère, tu trouveras miséricorde; tu prouveras que tu es trop avisé pour t'en faire accroire, et tu seras du nombre de ceux qui prient.

27. Armé contre la colère, tu n'admettras jamais de convoitise; car c'est elle qui fournit matière à la colère, et celle-ci trouble l'oeil intellectuel, saccageant ainsi l'état de prière.

28. Ne prie pas seulement dans les attitudes extérieures, mais porte ton intelligence au sentiment de la prière spirituelle, avec grande crainte.

29. Parfois, à peine seras-tu en prière, que tu prieras bien; parfois, au contraire, malgré de grands efforts, tu n'atteindras pas le but. C'est pour que tu cherches davantage et qu'après avoir obtenu le résultat, tu le possèdes à l'abri de tout ravisseur.

30. Quand un ange survient, à l'instant tous ceux qui nous tracassent s'éclipsent, et l'intelligence se trouve dans une grande détente où elle prie allègrement. Parfois, au contraire, la guerre habituelle nous presse; l'intelligence se débat sans pouvoir lever le regard. C'est qu'elle a été affectée par les passions diverses. Néanmoins, en cherchant davantage, elle trouvera; si elle frappe vigoureusement, on lui ouvrira (1).

31. Ne prie pas pour l'accomplissement de tes volontés; car elles ne concordent pas nécessairement avec la volonté de Dieu. Mais plutôt, suivant l'enseignement reçu, prie en disant : Que ta volonté s'accomplisse en moi (2); et ainsi, en toutes choses, demande-lui que sa volonté se fasse, car lui, il veut le bien et l'utilité de ton âme, mais toi, tu ne cherches pas nécessairement cela.

32. Souvent, dans mes prières, j'ai demandé l'accomplissement de ce que j'estimais bon pour moi, et je m'obstinais dans ma requête, violentant sottement la volonté de Dieu, sans m'en remettre à lui pour qu'il ordonnât lui-même ce qu'il savait m'être utile; et pourtant, la chose reçue, grande fut ensuite ma déception de n'avoir pas demandé plutôt l'accomplissement de la volonté de Dieu ( d'avoir demandé de préférence l'accomplissement de mon vouloir), car alors la chose ne fut pas trouvée telle que je me l'étais figurée.

33. Qu'y a-t-il de bon, si ce n'est Dieu? Par conséquent, abandonnons lui tout ce qui nous concerne et nous nous en trouverons bien. Car celui qui est bon, est nécessairement aussi pourvoyeur de dons excellents.

34. Ne t'afflige pas si tu ne reçois pas immédiatement de Dieu ce que tu demandes; c'est qu'il veut te faire encore plus de bien par ta persévérance à demeurer avec lui dans la prière. Quoi, en effet, de plus élevé que de converser avec Dieu et d'âtre abstrait dans son intimité?

35 (3). La prière sans distraction est la plus haute intellection de l'intelligence.

36 (35). La prière est une ascension de l'intelligence vers Dieu.

37 (36). Si tu aspires à prier, renonce à tout pour obtenir le tout.

38 (37). Prie premièrement pour être purifié des passions, deuxièmement pour être délivré de l'ignorance et de l'oubli, troisièmement de toute tenation et déréliction.

39 (38). Cherche uniquement, dans ta prière, la justice et le règne, c'est-à-dire la vertu et la gnose, et tout le reste te sera ajouté (1).

40 (39). Il est juste de prier non seulement pour ta propre purification, mais encore pour toute ta race, afin d'imiter une conduite angélique.

41 (40). Vois si tu es vraiment présent à Dieu dans ta prière, ou si tu es vaincu par la louange humaine et poussé par le désir de la capter, en exploitant le prétexte de la longueur de ta prière.

42 (41). Que tu pries avec des frères ou seul, tâche de prier non par habitude, mais avec sentiment.

43 (42). Le sentiment ( le caractère propre) de la prière, c'est une gravité respectueuse accompagnée de contrition et de douleur d'âme dans l'aveu des fautes, avec de secrets gémissements.

44 (43). Si ton intelligence divague encore au temps de la prière, c'est qu'elle ne prie pas encore en moine, mais elle est encore du monde, occupée à décorer la tente extérieure.

45 (44). En priant, veille fortement sur la mémoire, de façon que, au lieu de te suggérer ses souvenirs, elle te porte à la conscience de ton exercice, car l'intelligence a une terrible tendance à se laisser saccager par la mémoire au temps de la prière.

46 (45). Quand tu pries, la mémoire te présente ou des images de choses anciennes, ou de nouveaux soucis, ou le visage de qui t'a fait de la peine.

47 (46). Le démon est extrêmement jaloux de l'homme qui prie et il use de tous les artifices pour lui faire manquer son but. Aussi ne cesse-t-il de raviver par la mémoire la pensée des choses et de réveiller par la chair toutes les passions, afin d'entraver sa course si belle et son exode vers Dieu.

48 (47). Lorsque, après tous ses agissements, le démon pervers n'a pu entraver la prière du juste (2), il se retire un peu, mais ensuite il prend sa revanche sur celui qui a prié; en effet, il l'enflamme de prière pour détruire l'état excellent réalisé en lui par la prière, ou bien il l'excite à quelque plaisir déraisonnable pour outrager l'intelligence.

49 (48). Quand tu as prié comme il convient, attends-toi à ce qui ne convient pas; sois debout virilement pour garder le fruit de ta prière. C'est à cela que tu as été destiné dès le principe : travailler et garder (3). Après avoir travaillé, ne laisse donc pas sans garde ton labeur; sans quoi, il ne t'aura servi à rien de prier.

50. (49). Toute la guerre engagée entre nous et les démons impurs n'a d'autre enjeu que la prière spirituelle. Car elle leur est hostile et odieuse; mais à nous, elle est salutaire et très agréable.

51. (50). Que signifie pour les démons l'excitation en nous de la gourmandise, de la luxure, de la cupidité, de la colère, de la rancune et des autres passions? C'est pour que notre intelligence, alourdie par elles, ne puisse pas prier comme il faut; car les passions de la partie irrationnelle, venant à dominer, ne lui permettent pas de se mouvoir rationnellement et de chercher à atteindre le Verbe de Dieu.

52 (51). Nous allons aux vertus en vue des raisons des êtres créés; et à celles-ci en vue du Verbe (1) qui les a constituées; quant à lui, il a coutume d'apparaître dans l'état de prière.

53 (52). L'état de prière est une habitude impassible qui, par un amour suprême, ravit sur les cimes intellectuelles l'intelligence éprise de sagesse ( et spirituelle).

54 (53). Ce n'est pas seulement la colère et la convoitise que doit dominer quiconque aspire à prier vraiment; il faut encore qu'il se dégage de toute pensée passionnée.

55 (54). Qui aime Dieu, converse toujours avec lui comme avec un père, se dépouillant de toute pensée passionnée.

56 (55). Ce n'est pas parce qu'on aura atteint l'impassibilité que pour autant l'on priera vraiment; car on peut en rester aux pensées simples et se distraire à les méditer, et être loin de Dieu.

57 (56). Et même si l'intelligence ne s'attarde pas dans les pensées simples des choses, elle n'a pas par le ait même déjà atteint le lieu de la prière; car elle peut être dans la contemplation des objets et s'occuper à leurs raisons, lesquelles, encore qu'elles soient des expressions simples, néanmoins,en tant que considération d'objets, impriment une forme à l'intelligence et l'écartent loin de Dieu.

58 (57). Même si l'intelligence s'élève au-dessus de la contemplation de la nature corporelle, elle n'a pas encore la vue parfaite du lieu de Dieu; car elle peut en être à la science des intelligibles et partager leur multiplicité.

59 (58). Si tu veux prier, tu as besoin de Dieu qui donne la prière à celui qui prie (2).Invoque-le donc en disan : Que ton nom soit sanctifié,que ton règne viene (3), c'est-à-direl'Esprit Saint et ton Fils unique, car c'est ce qu'il a enseigné quand il a dit d'adorer le Père en esprit et en vérité (4).

60 (59). Celui qui prie en esprit et en vérité ne glorifie plus le Créateur à partir des créatures, mais c'est de Dieu même qu'il loue Dieu.

61 (60). Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien.

62 (61). Lorsque ton intelligence, dans un ardent désir de Dieu, sort peu à peu pour ainsi dire de la chair, et qu'elle rejette toutes les pensées qui viennent des sens, de la mémoire ou du tempérament, se remplissant en même temps de respect et de joie, alors estime-toi proche des confins de la prière.

63 (62). Le Saint Esprit, compatissant à notre faiblesse, nous visite même non encore purifiés; pourvu seuelemnt qu'il trouve notre intelligence priant avec sincérité, il survient en elle et dissipe toute la phalange des raisonnements et des pensées qui l'assiège et la porte à l'amour de la prière spirituelle.

64 (63). Tandis que les autres se servent des altérations du corps pour donner à l'intelligence des raisonnements ou des concepts ou des réflexions, lui, le Seigneur, fait le contraire : il survient directement à l'intelligence pour y mettre à son gré la gnose; et par l'intelligence, il apaise le déséquilibre du corps.

65 (64). Quiconque aspire à la prière véritable et se met en colère ou garde de la rancune fait preuve de démence. Il est semblable à un homme qui voudrait avoir la vue perçante et qui s'arracherait les yeux.

66 (65). Si tu aspires à prier, ne fais rien de tout ce qui est incompatible avec la prière, afin que Dieu s'approche et fasse route avec toi.

67 (66). Ne te figure pas la divinité en toi quand tu pries, ni ne laisse ton intelligence subir l'impression d'aucune forme; mais va immatériel à l'immatériel, et tu comprendras.

68 (67). Prends garde aux pièges des adversaires : il arrive, quand tu pries purement et sans trouble, que soudain une forme inconnue et étrangère se présente à toi, pour t'entraîner à la présomption d'y localiser Dieu et de faire prendre pour la divinité l'objet quantitatif ainsi soudainement apparu à tes yeux; or la Divinité est sans quantité ni figure.

69 ( 68). Quand le démon jaloux ne peut mettre en mouvement la mémoire durant la prière, alors il fait violence à la constitution du corps pour provoquer dans l'intelligence quelque phantasme inconnu et par là, lui donner une forme; dès lors, celle-ci, habituée à en rester à des concepts, est facilement sbjuguée, elle qui tendait à la gnose immatérielle et sans forme, se laisse tromper en prenant une fumée pour de la lumière.

70 (69). Tiens-toi sur tes gardes, en préservant ton intelligence des concepts au moment de la prière, pour qu'elle soit ferme dans la tranquillité qui lui est propre; alors celui qui compatit aux ignorants viendra sur toi aussi, et tu recevras un don de prière très glorieux.

71 (70). Tu ne saurais prier avec pureté si tu es embarrassé de choses matérielles et agité de soucis continuels, car la prière est suppression de pensées.

72 (71). On ne saurait courir ligoté; ni l'intelligence ne saurait, assujettie aux passions, voir le lieu de la prière spirituelle; car elle est tiraillée çà et là par l'effet de la pensée passionnée et ne peut se tenir inflexible.

73 (72). Une fois que l'intelligence est parvenue à la prière pure, dégagée des passions, les démons ne viennent plus à elle par la gauche, mais par la droite. Ils lui représentent une vision illusoire de Dieu en quelque figure agréable aux sens, de manière à lui faire croire qu'elle a obtenu parfaitement le but de la prière. Or cela, disait un admirable gnostique, est l'oeuvre de la passion de vaine gloire et d'un démon dont les touches font palpiter les veines du cerveau.

74 (73). Je pense que le démon, touchant l'endroit susdit, tourne à son gré la lumière autour de l'intelligence, et qu'ainsi la passion de vaine gloire est entraînée dans un raisonnement qui façonne l'intelligence à localiser, étourdiment, la science divine et essentielle. Et comme alors elle n'est plus harcelée de passions charnelles et impures, mais qu'elle prie vraiment avec pureté, elle pense qu'aucune action ennemie ne s'exerce plus en elle. D'où elle est portée à croire divine l'apparition produite en elle par le démon moyennant ce redoutable stratagème qui consiste, comme nous avons dit, à provoquer par le cerveau des réactions dans la lumière qui s'y rattache, et à donner ainsi une forme ( à l'intelligence).

75 (74). L'ange de Dieu, survenant, expulse d'un seul mot de notre intérieur toute l'action adverse et ramène la lumière de l'intelligence à une activité sans déviation.

76 (75). Quand l'Apocalypse parle de l'ange qui prend de l'encens pour le mettre dans les prières des saints (1), je pense qu'il s'agit de cette grâce opérée par l'ange. Il communique, en effet, la connaissance de la prière véritable, en sorte que l'intelligence demeure désormais sans fléchissement ni acédie ni découragement.

77 (76). Les parfums des coupes sont dits être les prières des saints offertes par les vingt-quatre vieillards (2). (77). Par la coupe, il faut entendre l'amour de Dieu, c'est-à-dire la charité parfaite et spirituelle dans laquelle la prière est faite en esprit et en vérité.

78. S'il te semble que dans ta prière tu n'as plus besoin de larmes pour tes péchés, considère combien tu t'es éloigné de Dieu alors que tu devrais être en lui sans cesse, et tu pleureras plus chaudement.

79. Assurément, si tu as conscience de tes limites, la contrition te sera plus facile; tu t'appelleras misérable, comme Isaïe (3), parce que, impur et ayant des lèvres impures, au milieu d'un pareil peuple, je veux dire un peuple ennemi, tu oses te présenter au Seigneur des Puissances.

80. Si tu pries vraiment, tu trouveras un grand sentiment de plénitude; les anges t'escorteront, comme Daniel, et t'éclaireront sur les raisons des êtres.

81. Sache que les saints anges nous poussent à la prière et se tiennent alors à nos côtés, joyeux et priant pour nous. Si donc nous sommes négligents et accueillons des pensées étrangères, nous les irritons grandement de ce que, pendant qu'ils luttent si fort pour nous, nous ne voulons même pas supplier Dieu pour nous-mêmes; méprisant leurs services, nous abandonnons Dieu leur Seigneur pour aller au-devant des démons impurs.

82. Prie comme il faut et sans trouble; psalmodie avec attention (4) et harmonie, et tu seras comme le petit de l'aigle planant dans les hauteurs.

83. La psalmodie calme les passions et apaise l'intempérance du corps; la prière fait exercer à l'intelligence l'activité qui lui est propre.

84. La prière est l'activité qui sied à la dignité de l'intelligence, autrement dit l'emploi le meilleur et le plus adéquat de celle-ci.

85. La psalmodie appartient à la sagesse multiforme (5); mais la prière est le prélude de la gnose immatérielle et uniforme.

86. La gnose est excellente, car elle collabore avec la prière en éveillant la puissance intellectuelle de l'intelligence à la contemplation de la gnose divine.

87. Si tu n'as pas encore reçu le charisme de la prière ou de la psalmodie, obstine-toi et tu recevras.

88. Il leur dit aussi une parabole pour montrer qu'ils doivent prier toujours et ne pas se lasser (1). Donc ne te lasse pas d'attendre, ne te décourage pas pour n'avoir pas reçu : tu recevras par la suite. Et il conclut la parabole ainsi : " Encore que je ne craigne pas Dieu ni ne me préoccupe des hommes, du moins à cause des embarras que me cause cette femme, je lui rendrai justice. Ainsi Dieu fera justice à ceux qui crient vers lui jour et nuit, et promptement (2)." Aie donc bon courage et persévère vaillamment dans la sainte prière.

89. Ne veuille pas que ce qui te concerne s'arrange selon tes idées, mais selon le bon plaisir de Dieu; alors tu seras sans trouble et plein de reconnaissance dans ta prière.

90. Même s'il te semble que tu es avec Dieu, prends garde au démon de la luxure, car il est fort trompeur et très envieux. Il prétend être plus prompt que le mouvement, la sobriété et la vigilance de ton intelligence, au point de l'entraîner loin de Dieu tandis qu'elle se tient près de lui avec une crainte respectueuse.

91. Si tu t'appliques à la prière, prépare-toi aux assauts des démons et supporte vaillamment leurs coups; car ils se jetteront sur toi comme des fauves et mettront à mal tout ton corps.

92. Prépare-toi comme un lutteur expérimenté pour ne pas fléchir, même si tu vois tout à coup un fantôme; pour ne pas te laisser troubler, même à l'aspect d'une épée brandie contre toi ou d'un éclair te jaillissant au visage; pour ne pas laisser le moins du monde effondrer ton courage, même devant un spectre hideux et sanglant; mais tiens ferme et poursuis ta belle confession (3), et tu supporteras d'un coeur léger la vue de tes ennemis.

93. Qui supporte les tracas, obtiendra aussi les consolations; et qui est constant dans les désagréments, ne manquera pas les agréments.

94. Prends garde que les méchants démons ne te trompent par quelque vision; mais sois attentif, recoures à la prière et invoque Dieu, pour que, si le concept vient de lui, il t'éclaire lui-même; sinon, qu'il se hâte de chasser de toi le séducteur. Aie confiance : les chiens n'y sauront tenir; si tu te livres à une supplication ardente, sans retard, invisiblement et sans se montrer, la puissance de Dieu les fustigera et les chassera bien loin.

95. Il est bon que tu n'ignores pas non plus la ruse suivante : à l'occasion, les démons se divisent, et si tu as l'air de chercher du secours (contre les uns), les autres entrent en scène sous des formes angéliques et pourchassent les premiers; cela pour que tu t'y méprennes en t'imaginant que ce sont vraiment de saints anges.

96. Efforce-toi d'acquérir beaucoup d'humilité et de courage, et les insultes des démons ne toucheront pas ton âme; nul fléau n'approchera de ta tente, parce qu'il donnera en ta faveur des ordres à ses anges pour qu'ils te gardent (1); et les anges chasseront invisiblement loin de toi toutes les entreprises hostiles.

97. Qui s'applique à la prière pure, entendra bruits et fracas, voix et insultes; mais il ne s'effondrera pas, ni ne perdra son sang-froid, disant à Dieu : " Je ne craindrai aucun mal, parce que tu es avec moi (2)", et autres paroles semblables.

98. Au moment de telles tentations, use d'une prière brève et intense.

99. Si les démons menacent de t'apparaître soudainemen dans les airs, de te terrasser et de saccager ton intelligence, ne t'en épouvante pas; ne fais même pas attention à ces menaces. Ils te font peur pour voir si, décidément, tu t'occupes d'eux, ou si tu es arrivé à les mépriser complètement.

100. Si c'est à Dieu, le Tout-Puissant, Créateur et Providence, que tu es présent dans ta prière, pourquoi apportes-tu à cette présence cette absurdité de passer à côté de sa crainte souveraine pour aller avoir peur de moustiques et de cafards? N'as-tu donc pas entendu celui qui dit : " Tu craindras le Seigneur ton Dieu (3)", et encore : " Lui devant la puissance de qui tout est dans l'effroi et le tremblement (4)"?

101. Comme le pain est nourriture pour le corps et la vertu pour l'âme, de même la prière spirituelle pour l'intelligence.

102. Prie non pas comme le pharisien, mais comme le publicain dans le lieu sacré de la prière, afin d'être, toi aussi, justifié par le Seigneur (5).

103. Fais tous tes efforts pour ne rien dire contre personne dans ta prière; ce serait démolir ce que tu veux édifier et rendre ta prière abominable.

104. Que le débiteur de mille talents te serve de leçon : si tu ne remets pas à ton débiteur, tu n'obtiendras pas la rémission, toi non plus, car il est écrit : " Il te livra aux bourreaux (6)."

105. Ne tiens pas compte des besoins du corps quand tu es en prière, pour qu'une morsure de pou, de puce, de moustique ou de mouche ne t'enlève pas le meilleur profit de ta prière.

106. Il nous ets revenu qu'à un saint homme en prière le malin livra un combat si acharné que, à peine étendait-il les mains, l'ennemi se travestissait en lion, levait tout droit sur lui ses pattes de devant et enfonçait ses griffes dans les deux joues de l'athlète, sans lâcher prise qu'il n'eût baissé les bras. Mais lui ne les laissait jamais retomber qu'il n'eût achevé ses prières habituelles.

107. Tel fut aussi, nous le savons, Jean le Petit, ou, pour mieux dire, le très grand moine qui menait la vie solitaire dans une fosse : par l'effet de son intimité avec Dieu, il demeura inébranlable tandis que le démon, sous la forme d'un dragon enroulé autour de son corps, lui torturait les chairs et lui éructait au visage.

108. Tu as certainement lu aussi les vies des moines de Tabennèse, là où il est dit que, tandis que l'abbé Théodore faisait un discours aux frères, deux vipères vinrent sous ses pieds; mais lui, sans se troubler, fit de ses jambes comme une voûte pour les y loger jusqu'à ce qu'il eût terminé la conférence. Et alors, il les montra aux frères en leur racontant la chose.

109. Au sujet d'un autre frère spirituel encore, nous avons lu que, tandis qu'il priait, une vipère vint s'attaquer à son pied. Mais lui ne baissa pas les bras avant qu'iln'eût achevé sa prière accoutumée; et il ne subit aucun dommage pour avoir aimé Dieu plus que lui-même.

110. Tiens le regard fixe pendant la prière; renie la chair et l'âme, et vis selon l'intelligence.

111. Un autre saint menant la vie solitaire dans le désert et priant courageusement, fut assailli de démons qui, deux semaines durant, jouèrent avec lui comme avec un ballon et le bernèrent en le lançant en l'air et le recevant sur une natte. Mais ils ne réussirent pas un instant à faire descendre son intelligence de sa prière enflammée.

112. A un autre encore, plein d'amour pour Dieu et de zèle pour la prière, survinrent, tandis qu'il marchait dans le désert, deux anges qui le prirent au milieu et cheminèrent avec lui, mais il ne fit pas attention à eux pour ne pas perdre ce qu'il y a de meilleur. Car il se rappelait le mot de l'Apôtre : " Ni les anges, ni les principautés, ni les puissances ne pourront nous séparer de la charité du Christ (1)."

113. Le moine devient l'égal des anges par la prière véritable.

114. Aspirant à voir la face du Père qui est aux Cieux (2), ne cherche pour rien au monde à percevoir une forme ou une figure au moment de la prière.

115. Ne désire pas voir sensiblement des anges, ni des puissances, ni le Christ, pour ne pas perdre complètement le bon sens en accueillant le loup au lieu du berger et en adorant les démons ennemis.

116. L'origine des illusions de l'intelligence, c'est la vaine gloire; c'est elle qui pousse l'intelligence à essayer de circonscrire la divinité dans des figures et dans des formes.

117. Pour moi, je dirai une pensée à moi que j'ai déjà exprimée ailleurs : Heureuse l'intelligence qui, durant la prière, devient immatérielle et dénuée de tout.

120. Heureuse l'intelligence qui, durant la prière, arrive à une parfaite insensibilité.

121. Heureux le moine qui tient tous les hommes pour Dieu, après Dieu.

122. Heureux le moine qui regarde le salut et le progrès de tous comme le sien propre, en toute joie.

123. Heureux le moine qui se juge " le rebut de tous (1)".

124. Moine est celui qui est séparé de tout ( ou : de tous) et uni à tous.

125. Est moine celui qui s'estime un avec tous, par l'habitude de se voir lui-même en chacun.

126. Celui-là mène la prière à sa perfection qui sans cesse fait fructifier pour Dieu toute son intellection première.

127. Evite tout mensonge et tout serment si tu veux prier en moine; sinon c'est en vain que tu affiches ce qui ne te convient pas.

128. Si tu veux prier "en esprit", n'aie d'aversion pour personne et tu n'auras pas de nuage pour t'obscurcir la vue durant la prière.

129. Remets à Dieu les nécessités du corps; ce sera montrer que tu lui remetsaussi celles de l'esprit.

130. Si tu entres en possession des promesses, tu seras roi; tourne donc ton regard vers celles-ci, et tu porteras allègrement la pauvreté présente.

131. Ne récuse pas la pauvreté et l'affliction, aliments de la prière qui ne pèse pas.

132. Que les vertus corporelles te servent pour obtenir celles de l'âme; celles de l'âme pour les spirituelles; et celles-ci pour la gnose immatérielle et essentielle.

133. Quand tu pries contre une pensée et qu'elle cède facilement, examine d'où cela te vient, pour ne pas tomber dans une embuscade et te trahir toi-même par erreur.

134. Il arrive que les démons te suggèrent des pensées et, par ailleurs, te stimulent, comme de juste, à prier contre eux ou à leur répliquer; et puis, de leur propre mouvement, ils se retirent pour que, abusé, tu t'en fasses accroire en t'imaginant que tu as commencé de vaincre les pensées et de mettre en fuite les démons.

135. Si tu pries contre une passion ou contre un démon importun, souviens-toi de celui qui dit : " Je poursuivrai mes ennemis et je les atteindrai, et je ne m'arrêterai pas qu'ils ne s'avouent vaincus; je les écraserai et ils ne pourront tenir, ils tomberont sous mes pieds (2)..." Voilà ce qu'il est à propos de dire pour t'armer d'humilité contre les adversaires.

136. Ne crois pas avoi acquis la vertu tant que tu n'as pas combattu pour elle jusqu'au sang; car il faut résister au péché jusqu'à la mort, selon le divin Apôtre, comme un lutteur sans reproche (3).

137. Quand tu auras été utile à quelqu'un, un autre te nuira, pour que le sentiment de l'injustice te fasse dire ou faire quelque chose de regrettable contre le prochain, et qu'ainsi tu dissipes malheureusement ce que tu avais si heureusement rassemblé. Tel est de fait le but des méchants démons; aussi faut-il veiller soigneusement.

138. Reçois toujours les pénibles assauts des démons en recherchant comment échapper à leur servitude.

139. De nuit, les démons mauvais réclament le maître spirituel pour le troubler par eux-mêmes; de jour, ils se servent des hommes pour l'entourer de vicissitudes, de calomnies et de périls.

140. Ne récuse pas les foulons, s'ils frappent en foulant aux pieds et s'ils tendent pour carder; du moins, par là, ton vêtement deviendra-t-il éclatant de blancheur.

141. Pour autant que tu n'auras pas renoncé aux passions, et que ton intelligence s'oppose à la vertu et à la vérité, tu ne trouveras pas dans ton sein le parfum de bonne odeur.

142. Tu aspires à la prière? Emigre d'ici-bas et aie ton domicile au ciel en tout temps (1), non pas par la simple parole, mais par la pratique angélique et la gnose divine.

143. Si dans les afflictions seulement tu te souviens du Juge et combien il est redoutable et incorruptible, tu n'as pas encore appris à servir le Seigneur dans la crainte et à te réjouir en lui dans le tramblement (2). Car sache bien que même dans les délassements et les aises spirituelles, il faut d'autant plus lui rendre un culte plein de piété et de révérence.

144. Bien avisé est l'homme qui, jusqu'à la parfaite pénitence, ne se départit pas du souvenir douloureux de ses propres péchés et de la sanction du feu éternel qui les châtie.

145. Celui qui, encore embarrassé de péchés, ou d'accès de colère, ose impudemment se porter à la connaissance de choses plus divines ( à une connaissance plus divine des choses), ou même pénétrer dans la prière immatérielle, qu'il reçoive la réprimande de l'Apôtre et qu'il comprenne qu'il lui est périlleux de prier la tête nue et découverte, car, est-il dit, " une âme de cette sorte doit porter sur la tête le signe de la domination, à cause des anges présents (3)", s'enveloppant de la pudeur et de l'humilité convenables.

146. De même qu'il ne sert de rien à qui est malade des yeux de fixer sans voile et avec insistance le soleil en plein midi, quand il est en son plus fort embrasement, de même ne servirait-il absolument de rien à l'intelligence passionnée et impure de contrefaire la redoutable et suréminente prière en esprit et en vérité; mais bien au contraire exciterait-elle contre elle-même l'indignation de la divinité.

147. Si celui qui venait porter une offrande à l'autel ne fut pas reçu par le maître incorruptible qui n'a besoin de rien, jusqu'à ce qu'il se fût réconcilié avec le prochain fâché contre lui (4), considère quelle sobriété, quelle vigilance et quel discernement il faut pour offrir à Dieu un encens agréable sur l'autel immatériel.

148. Ne sois ami ni du verbiage ni d ela gloriole, sans quoi ce n'est plus ton dos mais ton front que labourent les pécheurs (5); tu leur serviras d'amusement au moment de la prière, ils t'appâteront et t'entraîneront en des pensées hétéroclites.

149. L'attention en quête de la prière trouvera la prière, car s'il est quelque chose qui suit la prière, c'est l'attention; il faut donc s'y appliquer.

150. Comme la vue est le meilleur de tous les sens, ainsi la prière est plus divine que toutes les vertus.

151. L'excellence de la prière ne consiste pas dans la simple quantité, mais dans la qualité; c'est ce que prouvent les deux hommes qui montèrent au temple (1), et la parole : " Vous, lorsque vous priez, ne radotez point (2)..."

152. Tant que tu fais encore attention aux convenances du corps, tant que ton intelligence tient compte des agréments extérieurs, tu n'as pas encore vu le lieu de la prière; tu es même loin de la bienheureuse voie qui y conduit.

153. Quand tu seras parvenu dans ta prière au-dessus de toute autre joie, c'est alors qu'en toute vérité, tu auras trouvé la prière.







CASSIEN LE ROMAIN



A L'EVEQUE CASTOR SUR LES HUIT PENSEES DE MALICE

A L'HIGOUMENE LEONCE. DISCOURS REMPLI DE PROFIT SPIRITUEL.

AU SUJET DES PERES DE SCéTé ET DU DISCERNEMENT



Notre saint Père Cassien le Romain vécut sous le règne de Théodose, autour de l'an 430. Parmi les oeuvres qu'il a écrites, nous exposons ici le traité sur les huit pensées et le traité sur le discernement, qui distillent le secours et la Grâce. Saint Photios de Constantinople les mentionne en ces termes :

" Le second traité porte l'incription : 'Des huit pensées'. Il traite de la gourmandise, de la prostitution, de l'avarice, de la colère, de la tristesse, de l'acédie, de la vaine gloire et de l'orgueil. Plus que tout autre, cs écrits viennent en aide à ceux qui choisissent de mener le combat de l'ascèse... J'ai lu en outre le troisième petit traité... Il enseigne ce qu'est le discernement; qu'il est la plus grande de toutes les vertus; d'où il naît; et combien il est le plus haut degré du don d'en-haut."

L'Eglise célèbre la mémoire de Saint Cassien le 29 février, et l'honore de ses louanges.



*

Cassien n'était pas Romain de naissance. " De nation scythe", selon Gennade de Marseille, il est né vers 360. VIngt ans après, nous le trouvons en Palestine dans un monastère de Béthléem, d'où il partit pour l'Egypte attiré par le grand renom des Pères du désert. Avec son ami Germain, il visita les principaux centres monastiques de Basse-Egypte, en particulier Nitrie et les Kellia, avant de se fixer pour plusieurs années au désert de Scété. Vers 400, les controverses origénistes qui troublèrent ce désert provoquèrent son départ pour Constantinople, où il fut ordonné diacre par saint Jean Chrysostome. En 404, quand celui-ci fut chassé de son siège, Cassien se rendit à Rome pour plaider en sa faveur auprès du pape Innocent.

Arrivé à Marseille vers 415, Cassien y fonda l'abbaye de Saint-Victor et un monastère de moniales. C'est pour ses sommunautés et pour toutes celles de Provence qu'il entreprit de composer ses deux ouvrages les plus célèbres, les Institutions cénobitiques et les Conférences spirituelles, où il rapporte les usages et les enseignements des moines d'Egypte. Ces oeuvres eurent un immense succès non seulement en Occident mais aussi e Orient. On a tout lieu de croire qu'elles furent traduites au moins partiellement en grec dès le V° siècle, puisque, dès le siècle suivant, la collection systématique des Apophtegmata Patrum traduite par Pélage et Jean en donne plusieurs extraits manifestement traduits sur le grec; Les extraits contenus dans la Philocalie proviennent soit des Livres V à XII des Institutions, soit des deux premières Conférences. Le texte grec ne fait souvent que résumer l'original latin ou le traduit largement. C'est, bien entendu, ce texte grec de la Philocalie que nous suivons ici.



DE SAINT CASSIEN LE ROMAIN

A L'EVEQUE CASTOR

SUR LES HUIT PENSEES DE MALICE



1. Après avoir composé un premier discours sur l'observance des monastères cénobitiques, nous entreprenons maintenant, fortifiés par vos prières, d'écrire sur les huit pensées de malice, à savoir la goyrmandise, la prostitution, l'amour d el'argent, la colère, la tristesse, l'acédie, la vaine gloire et l'orgueil.



De la continence du ventre

Nous traitons d'abord de la continence du ventre qui s'oppose à la gourmmandise, de la mesure des jeûnes, de la qualité et de la quantité des aliments. Et nous ne parlerons pas de nous-mêmes mais selon les traditions des Saints Pères. Ceux-ci ne nous ont pas laissé une règle unique de jeûne, ni un mode unique de prendre sa réfection, ni une mesure uniforme, car tous n'ont pas la même vigueur, ni le même âge, ni la même santé ou la même constitution physique. Identique cependant est l'objectif qu'ils ont transmis à tous : fuir la satiété et repousser absolument la réplétion du ventre. Ils jugeaient que le jeûne quotidien était plus profitable et favorable à la pureté qu'un jeûne prolongé de trois ou quatre jours ou même d'une semaine. En effet, dit-on, la prolongation excessive du jeûne est souvent pire que l'usage excessif de nourriture; Car par suite d'une abstinence immodérée le corps est affaibli et n'est plus empressé aux liturgies spirituelles, tandis que le corps alourdi par l'amas de nourriture cause à l'âme acédie et relâchement.

(5,2) D'autre part, ils estimaient qu'il ne convient pas à tous de prendre des légumes verts ou des légumes secs et que tous ne peuvent se nourrir de pain sec. L'un, disaient-ils, mange deux livres de pain et il a encore faim; un autre est rassasié avec une livre ou même avec six onces; A tous donc, comme il a été dit, ils ont transmis une seulerègle de continence : ne pas être trahi par la satiété du ventre (2) ni entraîné par le plaisir de la bouche. Car ce n'est pas seulement la qualité des mets, mais aussi la quantité qui attise ordinairement les traits enflammés de la prostitution. Et ce n'est pas non plus seulement l'excès de vin qui enivre habituellement la raison, mais la surabondance d'eau aussi et l'excès de toutes nourritures la redent appesantie et somnolente. La ruine des Sodomites ne fut pas causée par l'ivresse de vin et l'excès de mets variés, mais par la satiété de pain selon le prophète (3).

(5,7) La faiblesse du corps n'est pas un obstacle à la pureté du coeur, quand nous donnons au corps ce que la faiblesses exige, non ce que le plaisir désire. Il faut user des nourritures autant que cela est utile pour vivre et non au point d'être en proie aux assauts de la convoitise. L'absorption modérée et raisonnable d ela nourriture, pour rendre la santé au corps, n'enlève pas la pureté. (5,_) Une mesure et une règle exacte de tempérance ont été transmises par les Pères; les voici : quand on mange, on doit s'arrêter en restant sur son appétit sans attendre d'être rassasié. Quand l'Apôtre dit de ne pas se soucier de la chair pour en satisfaire les convoitises (1), il n'interdit pas de pourvoir aux nécessités de la vie, mais il défend de rechercher le plaisir.

(5, 10) D'autre part, pour une parfaite pureté de l'âme, la seule abstinence de nourriture ne suffit pas sans le concours des autres vertus. Ainsi donc l'humilité, par la pratique de l'obéissance et le labeur qui accable le corps nous procure de grands biens. L'abstinence de l'avarice, qui non seulement s'abstient d'avoir des richesses mais ne désire pas en acquérir, conduit à la pureté de l'âme. L'abstinence de la colère, de la tristesse, de la vaine gloire et de l'orgueil, tout cela produit la pureté universelle de l'âme. Mais pour la pureté particulière de l'âme obtenue par la chasteté, l'abstinence et le jeûne ont une efficacité remarquable. Il est impossible, en effet, à celui qui se remplit le ventre, de combattre l'esprit de prostitution en sa pensée. Voilà pourquoi notre premier combat doit être de maîtriser le ventre et de réduire le corps en esclavage, non seulement par le jeûne mais par les veilles, la prière, la lecture et en concentrant le coeur sur la crainte de la géhenne et le désir du Royaume des cieux.



De l'esprit de prostitution

et de la convoitise de la chair



2. (6,1). Notre deuxième combat est contre l'esprit de prostitution et la convoitise de la chair, convoitise qui commence à tourmenter l'homme dès le premier âge. C'est un grand combat et difficile, car il comporte une double lutte. Alors que les autres vices se combattent seulement dans l'âme, celui-ci se tient à la fois dans l'âme et dans le corps; aussi faut-il livrer contre lui le double combat. En effet, le jeûne corporel n'est pas suffisant pour acquérir la chasteté parfaite et la vraie pureté, s'il n'y a pas aussi la contrition du coeur, une prière adressée à Dieu avec persévérance, une méditation continuelle des Ecritures, la fatigue et le travail manuel, tout cela qui peut réprimer les impulsions fluctuantes de l'âme et la détourner des imaginations honteuses. Mais l'humilité de l'âme surtout est nécessaire car, sans elle, on ne peut se rendre maître de la prostitution pas plus que des autres vices.

(6, 2). Il faut donc avant tout garder le coeur (2) avec le plus grand soin des pensées impures. Car, comme l'a dit le Seigneur, "c'est du coeur que sortent les pensées mauvaises, homicides, adultères, prostitutions et le reste (3)". En effet, le jeûne ne nous est pas commandé seulement pour tourmenter le corps, mais aussi pour garder l'intelligence sobre et vigilante; celle-ci, obscurcie par la surabondance de nourriture, est incapable de surveiller les pensées. Il faut assurément montrer le plus grand zèle dans le jeûne corporel, mais aussi dans la garde des pensées et la méditation spirituelle; sinon il est impossible de s'élever au sommet de la véritable chasteté et pureté. Il nous faut donc purifier d'abord, selon la sentence du Seigneur, l'intérieur de la coupe et du plat, afin que l'extérieur aussi soit pur (1).

(6,5) C'est pourquoi, si nous avons à coeur, comme le dit l'Apôtre, de combattre selon les règles et d'être couronnés (2) pour avoir vaincu l'esprit de la prostitution, ne mettons pas notre confiance dans notre force et notre ascèse, mais dans l'aide de Dieu notre Seigneur. Car il n'y a pas de repos pour l'homme combattu par cet esprit tant qu'il ne croit pas vraiment que ce ne sera ni par son aplication ni par sa peine à lui, mais par la protection de l'aide de Dieu, qu'il sera délivré de cette maladie et atteindra le sommet de la chasteté.

(6,6) La chose est au-dessus de la nature et c'est, d'une certaine manière, sortir de la chair que de fouler aux pieds les aiguillons de la chair et ses plaisirs. Voilà pourquoi il est, pour ainsi dire, impossible à l'homme de s'élever de ses propres ailes jusqu'à ce sommet et à cette récompense céleste, et d'être l'imitateur des anges; il faut que la grâce de Dieu l'arrache à la terre et à la fange. En effet, nulle autre vertu que la chasteté ne rend davantage égaux aux anges spirituels les hommes liés à la chair. Par cette vertu, tout en vivant encore sur la terre, ils ont, selon l'Apôtre, "leur cioyenneté dans les cieux"(3).

(6, 10) Le signe qu'on a acquis parfaitement cette vertu, c'est que l'âme ne se tourne plus vers aucune image honteuse durant le sommeil. Car même si un tel mouvement n 'est pas regardé comme un péché, c'est cependant le signe que l'âme est encore malade et n'est pas libérée de la passion. (6, 11) Voilà pourquoi nous devons croire que les imaginations honteuses qui nous surviennent durant le sommeil sont une preuve de la négligence passée et de notre maladie. La maladie cachée dans les profondeurs de l'âme se manifeste dans l'écoulement qui se produit à la faveur du sommeil. (6, 12) C'est pourquoi le médecin de nos âmes a mis le remède dans les profondeurs de l'âme, là où se trouvent, il le savait, les causes de la maladie : " Celui qui aura, dit-il, regardé une femme pour la désirer, a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur (4)." En parlant ainsi, il ne condamnait pas tant les yeux curieux et lascifs que l'âme cachée à l'intérieur en tant que faisant mauvais usage des yeux donnés par Dieu pour le bien. C'est pourquoi le Sage des Proverbes ne dit pas : " Garde avec soin tes yeux", mais : " Garde avec soin ton coeur (5)", imposant surtout le remède à celui-ci qui se sert des yeux à son gré.

(6, 13) Voici donc la première précaution que doit prendre notre coeur ( ou : le premier soin de notre purification) : Quand, par la malice du diable, s'introduit en notre pensée le souvenir d'une femme, fût-ce d'une mère, d'une soeur, ou d'une autre femme pieuse, chassons-le aussitôt de notre coeur, de peur que, si nous nous y attardons trop, le démon fourbe et mauvais ne précipite l'esprit, de haut en bas, de ces images à des pensées honteuses et funestes. C'est ainsi que Dieu avait donné dès l'origine le commandement de prendre garde à la tête du serpent (1), c'est-à-dire aux débuts des pensées mauvaises, par lesquels le diable essaie de se glisser dans nos âmes. Sinon, une fois la tête entrée, c'est-à-dire le premier assaut de la pensée, nous accueillerons le reste du corps du serpent, à savoir le consentement au plaisir, et dès lors l'esprit sera entraîné à faire ce qui n'est pas permis. Il nous faut au contraire mettre à mort " dès le matin, comme il est écrit, tous les pécheurs qui s'élèvent de la terre (2)", c'est-à-dire discerner à la lumière de la science et exterminer de la terre de notre coeur les pensées qui conduisent au péché, selon l'enseignement du Seigneur (3). Et tandis qu'ils sont encore petits, il faut détruire les enfants de Babylone, je veux dire les pensées perverses, et les briser contre la pierre (4) qui est le Christ. Car si, par notre consentement, elles deviennent grandes, nous n'en serons maîtres qu'avec force gémissements et peines.

(6, 19) En plus de ces paroles de la divine Ecriture, il est bon de faire mention aussi de paroles des Saints Pères. Saint Basile, évêque de Césarée de Cappadoce, a dit un jour : " Je ne connais pas de femme, et pourtant je ne suis pas vierge (5)." Il savait bien que le don de la virginité consiste moins à se priver corporellement de femme qu'à garder la chasteté et la pureté de l'âme, ce qui se réalise ordinairement par la crainte de Dieu. (6, 18) Les Pères ont dit aussi ceci : On ne peut acquérir parfaitement la vertu de la pureté si on n'acquiert pas d'abord une véritable humilité dans notre coeur. Et on n'obtient pas non plus de vraie science tant qu'on garde la passion de la prostitution dans les profondeurs de l'âme. (6, 16) Et pour montrer aussi par le témoignage de l'Apôtre la récompense de la chasteté, nous terminerons notre discours en citant une seule sentence : " Recherchez la paix avec tous et la sainteté sans laquelle personne ne verra le Seigneur (6)." Qu'il s'agisse bien de la chasteté, la suite le montre : " Que personne ne soit impudique ni profanateur comme Esaü (7)." Et autant la réussite de la sainteté est céleste et angélique, autant aussi elle est en butte aux attaques plus violentes des adversaires. C'est pourquoi nous devons nous appliquer à pratiquer non seulement la continence du corps, mais aussi la contrition du coeur et les pénitences ( prières) fréquentes avec des gémissements, afin que, par la rosée de la présence de l'Esprit Saint, nous éteignions la fournaise de notre chair que le roi de Babylone attise chaque jour par les brandons de la convoitise (8). (6, 23) Mais par-dessus tout, la grande arme qui est à notre disposition pour le combat, c'est la veille avec Dieu : car de même que la vigilance du jour prépare la sainteté de la nuit, ainsi la veille nocturne avec Dieu procure à l'âme la pureté durant le jour.



De l'avarice.



3. (7, 1) Notre troisième combat est contre l'esprit d'avarice. Il est manifestement étranger à notre nature, et, chez un moine, il trouve son origine dans un manque de foi. En effet, les vices qui excitent les autres passions, je veux dire la colère et la convoitise, semblent avoir leurs principes dans le corps, ils sont d'une certaine manière innés et commencent dès la naissance; c'est pourquoi il faut beaucoup de temps pour les vaincre. (7,2) La maladie de l'avarice, survenant au contraire de l'extérieur, peut être retranchée plus facilement, si on fait preuve de soin, de sobriété et de vigilance. Mais si on la néglige, elle devient plus dangereuse que les autres passions et plus difficile à rejeter, car c'est "la racine de tous les maux", selon l'Apôtre (1). (7, 3). Ne voyons-nous pas, en effet, les mouvements naturels du corps, non seulement chez les enfants n'ayant pas encore le discernement du bien et du mal, mais chez les plus petits qui sont encore à la mamelle? Sans avoir en eux la moindre trace de volupté, ils montrent cependant dans leur chair des mouvements naturels. De même, nous constatons chez les enfants l'aiguillon de la colère quand nous les voyons irrités contre ceux qui leur font du mal. Cela, je le dis non pour accuser la nature comme cause de péché, à Dieu ne plaise! mais pour montrer que la colère et la convoitise, même si elles sont étroitement jointes à l'homme par le Créateur pour son bien, peuvent cependant, par la négligence, transformer d'une certaine manière des mouvements naturels du corps en des actes contre nature. En effet, le mouvement du corps a été donné par le Créateur pour la procréation et la prolongation de la race, non pour la prostitution. L'excitation de la colère nous est aussi salutaire, afin que nous nous emportions contre le vice, non que nous soyons furieux contre nos frères.

(7,4) Non, certes, que la nature soit mauvaise quand nous en usons mal, et que nous en rendions responsable le Créateur. De même que celui à qui on a donné un morceau de fer pour un usage nécessaire et utile, peut s'en servir pour accomplir un meurtre. (7,5) Nous disons cela pour montrer que la passion de l'avarice ne tire pas son principe des éléments naturels, mais de la seule volonté mauvaise et corrompue. (7,7) En effet cette maladie, quand elle trouve l'âme tiède et manquant de foi au début du renoncement, lui suggère des motifs justes et apparemment raisonnables pour garder quelque chose de ce qu'il possède. Elle représente à l'esprit du moine une vieillesse prolongée et l'infirmité du corps, alléguant que ce qui est donné par le monastère est insuffisant, je ne dis pas au malade, mais même au bien portant, et qu'on ne s'y soucie pas assez des malades, qu'on les néglige même au point que si on n'a pas mis d'or de côté, on meurt de misère. Et finalement, elle suggère qu'on ne pourra demeurer longtemps dans le monastère à cause du poids de l'observance et de la rigueur du supérieur. Lorsqu'elle a a égaré l'esprit par de telles pensées pour qu'on garde ne fût-ce qu'un denier, elle persuade d'apprendre, à l'insu de l'abba, un travail par lequel on pourra augmenter l'argent mis en réserve. Elle égare ainsi le malheureux par des espoirs incertains, lui suggérant le gain de son travail, le repos et l'insouciance qu'il en retirera; livré entièrement à la pensée du gain, il ne considère rien de contraire; ni la folie furieuse qui le saisira s'il arrive un dommage, ni les ténèbres de la tristesse s'il est privé du gain qu'il escomptait; à celui-là, l'or tient lieu de Dieu comme le ventre pour d'autres (1). aussi le bienheureux Apôtre, sachant cela, a appelé cette maladie non seulement "la racine de tous les maux (2)", mais "une idolâtrie (3)". Nous voyons donc à quelle malice cette maladie entraîne l'homme, jusqu'à le jeter dans l'idolâtrie.

(7, 8). Après que l'avare a détourné son intelligence de l'amour de Dieu, il aime les figures d'hommes gravées dans l'or. Ainsi aveuglé par ces pensées et croissant dans le mal, il ne peut plus garder aucune obéissance mais il s'irrite, il s'indigne et ronchonne pour chaque travail, il contredit et, n'observant plus de respect pour personne, il est entraîné au précipice comme un cheval indompté. Mécontent de la nourriture ordinaire, il proteste qu'il ne pourra plus supporter cela davantage, que Dieu n'est pas seulement en cet endroit, que son salut n'est pas attaché à ce seul lieu et qu'il va à sa perte s'il ne quitte ce monastère.

(7,9) Ayant l'argent mis en réserve à l'appui de son jugement corrompu, il est comme soulevé par ces ailes et rumine sa sortie du monastère. Dès lors, il réplique avec insolence et âpreté à tous les ordres qu'on lui donne et, se comportant comme un hôte et un étranger, il néglige et méprise tout ce qui, dans le monastère, a besoin d'être rectifié, et il blâme tout ce qui se fait. Ensuite, il recherche des occasions de s'irriter ou de s'attrister, afin de ne pas sembler quitter le monastère à la légère et sans raison. Et s'il peut en faire sortir un autre en le trompant par des chuchotements et de vains propos, il n'omet pas de le faire pour avoir un complice de sa chute.

(7, 10) Ainsi enflammé du feu de ses propres richesses, l'avare ne pourra plus jamais être en paix au monastère et vivre sous une règle. Quand le démon, tel un loup, l'a enlevé du bercail et séparé du troupeau, il le saisit comme une proie bonne à dévorer. Il le pousse alors à négliger les travaux qui se font à des heures fixées dans le monastère et à les faire avec zèle dans la cellule nuit et jour. Il ne le laisse plus observer les prières habituelles, ni la mesure des jeûnes, ni la règle des veilles mais, l'ayant lié par la passion de l'avarice, il le persuade de mettre tout son zèle dan sle travail manuel.

(7, 14) Cette maladie a trois formes que les divines Ecritures et les enseignements des Pères réprouvent de la même façon. La première pousse les malheureux à acquérir et à amasser des richesses qu'ils n'avaient pas dans le monde. La deuxième fait regretter les richesses auxquelles on a renoncé et incite à reprendre ce qui avait été offert à Dieu. La troisième engage le moine dès le début dans le manque de foi et la tiédeur, et l'empêche de se dépouiller complètement des biens de ce monde, lui faisant craindre le dénuement et douter de la Providence de Dieu; Il se montre ainsi infidèle aux promesses qu'il a faites en renonçant au monde. de ces trois formes, nous trouvons des exemples de condamnation dans les saintes Ecritures. Giézi, ayant voulu acquérir des richesses qu'il ne possédait pas auparavant, fut privé du don de prophétie que son maître voulait lui laisser en héritage et, au lieu d'une bénédiction, ilhérita d'une lèpre éternelle à cause de la malédiction du prophète (1). Judas, ayant voulu reprendre des biens auxquels il avait renoncé en se mettant à la suite du Christ, non seulement se laissa aller à trahir le Christ et à perdre son rang d'Apôtre, mais il mit fin à sa vie corporelle par une mort violente (2). Ananie et Saphire, ayant gardé une partie de leurs biens, furent, par la bouche de l'Apôtre, punis de mort (3).

(7, 15) Le grand Moïse donne dans le Deutéronome cet avertissement, au sens spirituel, pour ceux qui prétendent renoncer au monde et qui restent cependant attchés aux choses terrestres par la peur que cause le manque de foi : " S'il y a un homme craintif et au coeur peureux, qu'il ne parte pas au combat; qu'il aille et retourne dans sa maison, de peur qu'il n'effraie le coeur de ses frères (4)." Quoi d eplus clair que ce témoignage? N'apprenons-nous pas par ces paroles que ceux qui renoncent au monde doivent y renoncer complètement et s'en aller ainsi au combat, pour ne pas, par un début lâche et corrompu, détourner les autres de la perfection évangélique et leur inspirer de la crainte?

(7, 16) Il est bien dit dans la divine Ecriture qu'"il vaut mieux donner que recevoir (5)", mais ceux-là l'entendent mal et font violence au texte selon leur propre fourberie et la convoitise de leur avarice, faussant le sens de la parole et aussi l'enseignement du Seigneur qui dit : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux, puis viens et suis-moi (6)." Ils jugent préférable au dépouillement de jouir de leurs richesses et de donner aux indigents de leur superflu. De tels hommes devraient savoir qu'ils n'ont pas encore renoncé au monde ni embrassé la perfection monastique tant qu'ils rougissent d'assumer le dénuement de l'Apôtre et d'aider les indigents par le travail des mains. S'ils désirent remplir vraiment leur profession monastique et, après avoir distribué toute leur ancienne richese, se glorifier avec l'Apôtre "dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité (7)", ils mèneront avec Paul "le beau combat (8)".

(7, 17) En effet, si le même Apôtre avait jugé nécessaire à la perfection de garder ses biens anciens, il n'aurait pas méprisé sa dignité, lui qui se dit de noble naissance et citoyen romain (9). Et ceux qui, à Jérusalem, étaient "possesseurs de maisons et de champs et en apportaient le prix au pied des Apôtres (10)" n'auraient pas agi ainsi, s'ils avaient su que les Apôtres jugeaient plus parfait de subsister de leurs propres ressources plutôt que de leur travail et des dons des païens. L'Apôtre enseigne cela très clairement quand il écrit aux Romains : " Maintenant je pars à Jérusalem servir les saints. ( Il a plu, en effet, à la Macédoine et à l'Achaïe de faire une collecte pour les saints de Jérusalem qui sont pauvres. Il leur a plu, en effet, et ils sont leurs débiteurs (1)".

L'Apôtre lui-même, souvent enchaîné et captif ou entravé par les ennuis du voyage et, de ce fait, incapable de pourvoir de ses propres mains à sa subsistance comme il en avait l'habitude, déclare avoir reçu des frères venus de Macédoine cette subsistance : " Car, dit-il, à ce qui me manquait suppléèrent des frères venus de Macédoine (2)"; et écrivant aux Philippiens : " Vous savez, vous aussi, Philippiens, que, quand je suis parti de Macédoine, aucune église ne m'assista par mode de contribution pécuniaire, sauf vous; car à Thessalonique, par deux fois vous m'avez envoyé ce dont j'avais besoin (3)". Ces Chrétiens auraient-ils donc été, au jugement des avares, plus heureux que l'Apôtre, parce qu'ils ont subvenu à ses besoins de leurs propres biens? Personne ne sera assez fou pour oser le dire.

(7, 18) C'est pourquoi, si nous voulons suivre le précepte évangélique et imiter toute l'Eglise fondée dès l'origine sur les Apôtres, ne nous fions pas à nos propres opinions et n'interprétons pas mal ce qui a été si bien exprimé. Rejetant les vues de la tiédeur et du manque de foi, suivons exactement l'Evangile. Nous pourrons ainsi marcher sur les traces des Pères sans jamais nous écarter de la discipline du monastère et renoncer au monde en toute vérité.

(7, 19). Il est bon de rappeler ici une parole d'un saint. On rapporte que saint Basile, l'évêque de Césarée, adressa cette parole à un sénateur qui avait renoncé au monde sans ferveur et qui gardait une part de ses richesses :" Tu as perdu le sénateur et tu ne l'as pas fait moine (4)."

Il faut donc, avec le plus grand soin, retrancher de notre âme la racine de tous les maux, c'est-à-dire l'avarice, sachant bien que, si la racine reste, les rameaux pousseront aisément. (7, 29). Et il est difficile d'acquérir cette vertu sans vivre dans une communauté, car là on est dégagé de tout souci des choses nécessaires. (7, 30) Nous souvenant du châtiment d'Ananie et de Saphire (5), redoutons de nous réserver quoi que ce soit de ce que nous possédons. Craignant aussi l'exemple de Giézi qui, pour son avarice, fut puni de lèpre éternelle (6), gardons-nous d'amasser des richesses que nous n'avions même pas dans le monde. Pensant enfin à la mort de Judas par pendaison (7), veillons à ne jamais reprendre quelque chose de ce à quoi on avait renoncé. Et par-dessus tout, ayant toujours sous les yeux la perspective de la mort, prenons garde que notre Seigneur ne vienne à l'heure où nous ne l'attendons pas et ne trouve notre conscience souillée par l'avarice. Il nous dirait alors la parole adressée au riche de l'Evangile : " Insensé, cette nuit même on te redemandera ton âme; ce que tu avais mis de côté, à qui cela reviendra-t-il (8)?



De la colère

4. (8,1) Notre quatrième combat est contre l'esprit de colère et il faut qu'avec Dieu nous extirpions des profondeurs de notre âme ce poison mortel. Car tant qu'elle se tient dans notre coeur et aveugle les yeux du coeur de troubles obscurs, nous ne pouvons acquérir le discernement des choses convenables, ni trouver la compréhension de la science spirituelle, ni posséder la perfection du bon conseil, ni participer à la vie véritable, et notre intelligence ne saurait être capable de contempler la vraie lumière divine. Il est dit en effet : " Mon oeil a été troublé par la colère (1)." Nous n'aurons pas part à la sagesse divine, même si nous sommes réputés sages selon l'opinion de tous, car il est écrit : " La colère repose dans le sein des insensés (2)." Et nous ne pourrons acquérir les conseils salutaires du discernement, même si les hommes nous jugent prudents, car il est écrit aussi : " La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu (3)." Nous ne pourrons pas non plus acquérir la modération et la gravité estimées des hommes, puisqu'il est écrit : " l'homme en colère est indécent (4)." (8,5) Donc celui qui veut atteindre la perfection et qui désire mener selon les règles le combat spirituel, doit être étranger à toute faute de colère et de fureur et écouter la recommandation du vase d'élection : " Que toute colère, dit-il, indignation, colère, fureur, cri et blasphème soient retranchés de vous, ainsi que toute malice (5)." Lorsqu'il dit "toute", il ne nous laisse aucun prétexte de colère qui serait écessaire ou raisonnable. Celui donc qui veut corriger le frère qui pèche ou lui infliger un châtiment, doit s'appliquer à se garder sans trouble, de peur qu'en voulant guérir autrui, il ne contracte lui-même la maladie et qu'on lui dise le mot de l'Evangile : " Médecin, guéris-toi toi-même (6)", et encore : " Pourquoi vois-tu la paille dans l'oeil de ton frère et ne remarques-tu pas la poutre dans ton oeil à toi (7)?"

En effet, quelle que soit sa cause, le mouvement de la colère, dans son bouillonnement, aveugle les yeux de l'âme et l'empêche de contempler le soleil de justice. Celui qui se met sur les yeux des plaques d'or ou de plomb est également privé de sa faculté visuelle, et la valeur du métal ne fait aucune différence pour la cécité. De même, quelle que soit sa cause, raisonnable ou non, si la colère s'allume, elle obscurcit la vue. (8.7) Alors seulement nous usons de la colère selon la nature quand nous nous insurgeons contre les pensées passionnées et voluptueuses. (8, 8) Le prophète nous l'enseigne en disant : " Mettez-vous en colère et ne péchez pas (8), c'est-à-dire : (8, 9) " Mettez-vous en colère contre vos passions et contre les pensées perverses, et ne péchez pas en accomplissant leurs suggestions." Ce sens apparaît clairement dans le verset suivant : " Ce que vous dites dans vos coeurs, ayez-en de la contrition sur votre couche (9)", c'està-dire : Chaque fois que les pensées perverses surviennent dans votre coeur, après les avoir rejetées en vous mettant en colère contre elles, vous vous trouverez l'âme en paix comme sur un lit de repos; ayez alors de la contrition pour la pénitence. Le bienheureux apôtre Paul s'accorde avec cela quand, ayant utilisé le témoignage de ce verset, il ajoute : " Que le soleil ne se couche pas sur votre colère; ne donnez pas accès au diable (1)." Autrement dit : Ne poussez pas le soleil de justice, le Christ, à se coucher sur votre coeur en l'irritant par votre connivence avec les pensées mauvaises, de peur que, lui parti, le diable ne trouve accès en vous.

(8, 10) De ce soleil, Dieu dit aussi par le Prophète : " Pour ceux qui craignent mon nom se lèvera le soleil de justice, et la santé sera sur ses ailes (2)." Si nous entendions à la lettre le verset de l'Apôtre, nous ne pourrions même pas garder la colère jusqu'au coucher du soleil. (8, 11) Que dirons-nous donc de ceux-là qui, par la sauvagerie et la folie de la passion, non contents de conserver leur colère jusqu'au coucher du soleil, la prolongent plusieurs jours durant, s'abstenant de parler avec les autres? Ils n'expriment plus leur colère par des paroles mais, par leur mutisme envers les autres, ils augmentent le venin de la rancune pour leur perte. (8, 12) Ils ignorent qu'il faut s'abstenir d'exercer la colère non seulement en acte mais aussi en pensée, de peur que l'intelligence, aveuglée par les ténèbres de la rancune, ne perde la lumière de la connaissance et du discernement et ne soit privée de l'habitation du Saint-Esprit. (8, 13) C'est pour cela, en effet, que le Seigneur dans l'Evangile ordonne de laisser l'offrande près de l'autel et d'aller se réconcilier avec son frère (3). Sinon, il est impossible que l'offrande soit acceptée si nous sommes en proie à la colère et à la rancune. D'autre part, l'Apôtre dit de prier sans cesse (4) et de lever en tout lieu des mains pures, sans colère et sans pensées (mauvaises) (5); c'est une leçon pour nous. Il nous reste donc soit à ne jamais prier - mais alors nous péchons contre le commandement de l'Apôtre -, soit à nous empresser de garder ce commandement et à le faire alors sans colère ni rancune.

(8, 14) Il arrive souvent que nous méprisons des frères peinés ou troublés, disant que leur tristesse ne vient pas de notre faute. C'est pourquoi le médecin des âmes, voulant arracher du coeur jusqu'à leur racine les prétextes de l'âme, nous ordonne de laisser l'offrande et d'aller nous réconcilier non seulement s'il se trouve que nous sommes fâchés contre le frère, mais aussi si lui-même est fâché contre nous, à juste titre ou à tort. Il faut d'abord remédier à cela par des excuses et ensuite présenter l'offrande.

(8, 15). Mais pourquoi nous arrêter plus longtemps aux préceptes évangéliques, alors que même la loi ancienne, qui semble avoir moins de rigueur, enseigne cela quand elle dit : " Ne hais pas ton frère dans ton coeur (6)", et encore : " Les chemins de celui qui garde rancune vont à la mort (7)". La loi interdit là non seulement l'acte, mais la pensée. C'est pourquoi il faut que ceux qui suivent les lois divines luttent de toutes leurs forces contre l'esprit de colère et contre cette maladie qui siège au-dedans de nous. (8, 16). Que ceux qui se mettent en colère contre les hommes ne recherchent pas la solitude et l'isolement, dans la pensée qu'ainsi plus personne ne nous poussera à la colère et que la vertu de patience sera acquise facilement dans la solitude. Par orgueil, en effet, et parce que nous ne voulons pas nous accuser nous-mêmes et attribuer à notre propre nonchalance la cause du trouble, nous désirons nous séparer des frères. Mais aussi longtemps que nous imputerons aux autres les causes de notre faiblesse, il nous est impossible d'arriver à la patience.

(8, 17) L'essentiel de notre progrès et de notre paix ne saurait venir de la patience du prochain à notre égard, mais de notre propre longanimité envers le prochain. (8, 18) Si nous recherchons le désert et la solitude pour fuir le combat de la patience, tous les vices que nous aurons emportés là-bas sans les avoir corrigés seront cachés mais ion supprimés. Et, en effet, pour ceux qui ne sont pas libérés des passions, la solitude et la retraite peuvent non seulement les conserver, mais aussi les dissimuler; si bien que ceux-là sont incapables de s'apercevoir de quelle passion ils sont la proie. La solitude leur suggère au contraire l'illusion de la vertu et les persuade qu'ils ont acquis l patience et l'humilité, tant qu'il n'y a personne pour les exciter et les éprouver. Mais que survienne une circonstance qui les émeut et les excite, aussitôt les passions qui se trouvent en eux et qui étaient jusque là cachées, tels des chevaux sans mors bondissant hors de leur écurie après avoir été tenus longtemps dans le repos et l'inaction entraînent leur cavalier avec plus d'impétuosité et de férocité. En effet, les passions sont davantage excitées en nous quand nous ne sommes plus exercés par les hommes. Et cette ombre même d epatience et de longanimité que nous nous figurions posséder tant que nous étions mêlés aux frères, nous la perdons du fait de l'insouciance causée par l'absence d'exercice et la solitude.

(8, 19) De même que les plus venimeuses des bêtes sauvages, au repos dans le désert et leurs tanières, montrent toute leur fureur quand elles s'emparent de quelqu'un qui s'approche, ainsi les hommes en proie aux passions, qui sont calmes non par disposition vertueuse mais par la nécessité du désert, jettent le venin chaque fois qu'ils mettent la main sur quelqu'un qui s'approche et les excite. C'est pourquoi ceux qui recherchent la perfection de la douceur doivent mettre tout leur soin non seulement à ne pas se mettre en colère contre des hommes, mais à ne pas s'irriter non plus contre les animaux ni contre les choses. Je me souviens, en effet, que, vivant au désert, je me suis irrité contre un calame que je trouvais trop gros ou trop fin, contre un morceau de bois que je n'arrivais pas à couper rapidement comme je le voulais, ou encore contre la pierre à feu quand j'étais pressé d'allumer le feu et que l'étincelle tardait à jaillir. C'est ainsi que la colère se déchargeait jusque sur des choses insensibles.

(8, 20) Si donc nous voulons obtenir la béatitude du Seigneur, nous devons, comme il a été dit, retrancher non seulement la colère en acte, mais aussi en pensée. En effet, il n'est pas si utile de maîtriser notre langue au temps de la colère et de ne pas proférer de paroles furieuses, que de purifier le coeur de la rancune et de ne pas rouler en soi des pensées mauvaises contre un frère. Car l'enseignement évangélique ordonne de retrancher les racines des péchés plutôt que les fruits. Si la racine de la colère est extirpée du coeur, ni la haine ni la jalousie ne pourront se traduire en actes. En effet, celui qui hait son frère est dit "homicide" (1), parce qu'il le met à mort par la disposition de haine qu'il a dans son esprit. Les hommes ne le voient pas verser le sang avec un glaive, mais Dieu voit qu'il tue en esprit et par la haine qu'il entretient en lui, et le Seigneur distribue à chacun couronnes et châtiments non seulement pour des actions, mais aussi pour des pensées et des vouloirs, comme il le dit par le Prophète : " Voici que je viens rassembler leurs oeuvres et leurs pensées (2)." Et l'Apôtre dit aussi : " Leurs pensées s'accusant les unes les autres ou même se défendant, au jour où Dieu jugera les secrets des hommes (3)."

(8, 21) Le Maître lui-même nous enseigne à renoncer à toute colère quand il dit dans les Evangiles : " Celui qui se met en colère contre son frère sera passible du jugement (4)." C'est, en effet, le texte que donnent les exemplaires les plus exacts. D'après le contexte, l'incise "sans cause" semble avoir été ajoutée. En effet, le dessein du Seigneur est que nous retranchions de toutes manières la racine et l'étincelle de la colère, sans garder en nous-mêmes aucun prétexte d'irritation, de peur qu'en mettant en branle la colère pour un bon motif, nous ne tombions ensuite dans la colère furieuse et déraisonnable. Le remède parfait contre cette maladie, le voici : croyons qu'il ne nous est jamais permis de nous mettre en colère, que ce soit pour des choses justes ou pour des choses injustes. L'esprit de colère obscurcissant l'esprit, ni la lumière du discernement, ni la solidité du conseil juste, ni la direction de la justice ne se trouveront en nous. Et il sera impossible que notre âme soit le temple du Saint-Esprit si l'esprit de colère, ayant obscurci l'esprit, s'empare de nous. Enfin, par-dessus tout, il faut que nous nous gardions de la colère, en ayant toujours sous les yeux l'incertitude du moment de la mort. Et sachons bien que ni la chasteté, ni le renoncement à tous les biens, ni les jeûnes, ni les veilles ne serviront si nous nous trouvons au jugement pleins de colère et de haine.



De la tristesse



5. (9, 1) Notre cinquième combat est contre l'esprit de tristesse qui enlève à l'âme la lumière de toute contemplation spirituelle et l'empêche d'accomplir toute bonne oeuvre. En effet, quand cet esprit mauvais s'empare de l'âme et l'obscurcit entièrement, il ne la laisse plus faire ses prières avec ferveur ni vaquer avec fruit aux saintes lectures. Il ne permet pas à l'homme d'être doux et accommodant avec les frères; et il lui inspire la haine de toutes les oeuvres à pratiquer et de la vie même qu'on a embrassée. La tristesse en troublant absolument tous les vouloirs salutaires de l'âme et en dissolvant sa vigueur et sa constance, la rend comme folle et paralysée, et l'enchaîne finalement par la pensée du désespoir.

(9, 2) C'est pourquoi, si nous voulons mener le combat spirituel et vaincre avec l'aide de Dieu les esprits de malice, gardons avec le plus grand soin notre coeur de l'esprit de tristesse car, comme la teigne au vêtement et le ver au bois, ainsi la tristesse dévore l'âme de l'homme, quand elle nous persuade d'éviter toute bonne rencontre et ne nous permet pas de recevoir les conseils de nos meilleurs amis, ni de leur donner une réponse aimable et pacifique. Elle saisit l'âme d etoutes parts et la rempli d'amertume et d'acédie. Enfin, elle la pousse à fuir les hommes comme responsables du trouble dans lequel elle se trouve; Et elle ne la laisse pas reconnaître que sa maladie ne vient pas du dehors, mais qu'elle gît au-dedans, ce qui apparaît bien quand les tentations, survenant par la pratique, la font venir au jour. En effet, jamais un homme ne reçoit de dommage d'autrui, s'il n'a en lui-même les causes des passions. (9, 7) Aussi Dieu, créateur de tout et médecin des âmes, qui est le seul à connaître exactement les blessures de l'âme, ne nous ordonne pas de renoncer à la fréquentation des autres, mais d eretrancher les causes du mal qui sont en nous-mêmes. Il sait que la santé de l'âme ne s'obtient pas en nous séparant des autres, mais en vivant et en nous exerçant avec de shommes vertueux. Quand nous abandonnons les frères pour de soi-disant bons prétextes, nous ne supprimons pas les occasions de tristesse, mais nous en changeons seulement, car le mal est en nous et il les suscite par d'autres choses.

(9, 8) C'est pourquoi tout notre combat doit être contre les passions qui sont en nous. Une fois celles-ci expulsées de notre coeur avec la grâce et l'aide de Dieu, nous vivrons facilement, je ne dis pas avec les hommes, mais même avec les bêtes sauvages, selon ce qui est dit par le bienheureux Job : " Les bêtes sauvages vivront en paix avec toi (1)." (9, 9) Il faut donc combattre d'abord contre l'esprit de tristesse qui jette l'âme dans le désespoir, afin de le chasser d enotre âme. C'est lui, en effet, qui a empêché Caïn de se repentir après le meurtre de son frère (2), et Judas après qu'il eût trahi le Maître. Nous n'entretiendrons que la seule tristesse qui porte sur le regret des péchés que nous avons commis et qui s'accompagne d'une bonne espérance, celle dont l'Apôtre dit : " La tristesse selon Dieu cause une pénitence stable pour le salut (3)." En effet, la tristesse selon Dieu, qui nourrit l'âme de l'espérance de la pénitence, est mêlée de joie. C'est pourquoi elle rend l'homme plein d'ardeur pour se soumettre à toute bonne oeuvre, affable, humble ( à partir d'ici, lacune dans le texte de PG 28, 897 D), doux, oublieux des injures, patient à endurer toute peine et toute affliction, tout ce qui arrive selon Dieu. De cette tristesse enfin découlent dans l'homme les fruits de l'Esprit Saint, à savoir " la joie, la charité, la paix, la longanimité, la bonté, la foi, la tempérance (4)". De l'autre tristesse, au contraire, nous reconnaissons les fruits mauvais, qui sont l'acédie, l'impatience, la colère, la haine, la contestation, le découragement, la négligence de la prière. (9, 12) Ainsi devons-nous nous détourner de cette tristesse comme de la prostitution, de l'avarice, de la colère et des autres passions. Elle se guérit par la prière, par l'espérance en Dieu, par la méditation des paroles divines et par la fréquentation des hommes pieux.



De l'acédie



6? (10, 1) Notre sixième combat est contre l'esprit d' acédie qui marche et qui travaille avec l'esprit de tristesse. Ce démon redoutable et pesant fait toujours la guerre aux moines; (10, 2) c'est lui qui attaque le moine à la sixième heure, le rendant languissant et fiévreux, lui faisant prendre en haine le lieu même où il habite, les frères qui vivent avec lui, toute occupation et même la lecture des divines Ecritures. Il lui suggère de changer de lieu, dans la pensée que, s'il ne part pas en d'autres lieux, il perdra complètement sa peine et son temps. (10, 3) Avant tout, vers la sixième heure, il lui fait ressentir la faim, autant que s'il avait passé trois jours sans manger, accompli une longue route ou un travail très pénible; Ensuite il lui suggère la pensée qu'il ne pourra être délivré de cette maladie et de ce fardeau qu'en sortant continuellement pour aller voir des frères, sous prétexte de profit spirituel ou pour rendre visite à des malades. S'il ne peut le faire tomber dans ces pièges, alors, le plongeant dans le plus profond sommeil, il devient plus fort et plus puissant contre lui, et il ne peut être repoussé que par la prière, la fuite du bavardage, la méditation des paroles divines et la patience dans les épreuves. (10, 6) En effet, quand il ne le trouve pas muni de ces armes, le frappant de ses propres traits, il le rend instable, errant, négligent et oisif, il le fait circuler dans de nombreux monastères et ne se soucier de rien d'autre que de rechercher où il y a repas et boissons. Car l'esprit du moine en proie à l'acédie n'imaginr rien d'autre que les distractions de ce genre. Et dès lors, l'acédie l'attache à des choses du monde et peu à peu l'attire à ces occupations nuisibles, jusqu'à ce qu'il soit complètement déchu de la profession monastique.

(10, 7-8) Cette maladie, qui est extrêmement grave, le divin Apôtre, sachant et voulant, tel un sage médecin, l'arracher de nos âmes jusqu'à la racine, montre surtout les causes dont elle découle : " Nous vous ordonnons, frères, au nom de notre Seigneur Jésus Christ, de vous séparer de tout frère vivant dan sle désordre et non selon la tradition reçue de nous. Vous-mêmes savez, en effet, comment il faut nous imiter, parce que nous n'avons pas vécu chez vous en oisifs, et que nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; au contraire, travaillant nuit et jour dans la peine et l'épuisement, pour n'être à charge à aucun de vous. (10, 10 ). Ce n'est pas que nous n'en ayons le droit, mais nous avons voulu vous donner en nous-mêmes un exemple à imiter. (10, 11) Aussi bien, quand nous étions chez vous, nous vous le prescrivions : si quelqu'un ne travaille pas, qu'il ne mange pas non plus! Or nous apprenons que certains d'entre vous vivent dans l'oisiveté, sans rien faire et toujours affairés. Ceux-là, nous les invitons et exhortons dans le Christ Jésus à travailler dans le calme (ici reprend le texte dans PG 28, 897 D) pour manger un pain qui soit à eux (1)."

Entendons comment l'Apôtre nous montre avec sagesse les causes de l'acédie. Il appelle, en effet, désordonnés ceux qui ne travaillent pas; d'un mot, il dévoile une grande malice. Car celui qui est désordonné manque de crainte de Dieu, il est emporté dans ses paroles, porté aux injures, et donc incapable de recueillement, il est esclave de l'acédie. L'Apôtre ordonne de se séparer d'eux, c'est-à-dire de s'en écarter comme d'une maladie pestilentielle. En disant ensuite qu'ils ne marchent pas "selon la tradition reçue de nous", il indique qu'ils sont orgueilleux, méprisants et violateurs des traditions apostoliques. Et, ajoute-t-il, "nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; au contraire, nous avons travaillé nuit et jour dans la peine et l'épuisement( pour n'être à charge à aucun de vous)".

(10, 8) Le docteur des nations, le héraut de l'Evangile, celui qui a été élevé jusqu'au troisième ciel, celui qui a dit que le Seigneur déclare que les prédicateurs de l'Evangile doivent vivre de l'Evangile, lui, travaille nuit et jour dans la peine et l'épuisement pour n'être à charge à personne. Que ferons-nous donc, nous qui avons le travail en dégoût et recherchons le bien-être du corps? Nous n'avons reçu ni la charge d'annoncer l'Evangile, ni le souci des Eglises, mais seulement le soin de notre âme à nous. Puis, montrant clairement le dommage qui provient de l'oisiveté, il ajoute : " sans rien faire et toujours affairés". Car d el'oisiveté vient l'ingérence dans les affaires d'autrui, de celle-ci le désordre, et du désordre tout mal. Leur préparant ensuite le remède, il poursuit : " Ceux-là, nous les exhortons à travailler dans le calme pour manger un pain qui soit à eux." Puis il déclare encore plus sévèrement : " Si quelqu'un ne travaille pas, qu'il ne mange pas!"

(10, 22) Instruits par ces commandements apostoliques, les saints Pères d'Egypte ont décrété que les moines ne devaient être oisifs à aucun moment, surtout les jeunes. Ils savaient que par la persévérance dans le travail, on chasse l'acédie, on se procure sa subsistance et on vient en aide aux indigents. En effet, ils ne travaillaient pas seulement pour leurs propres besoins, mais leur travail leur procurait de quoi subvenir aux étrangers, aux pauvres et aux prisonniers. Ils étaient persuadés que cette bienfaisance était une offrande sainte agréable à Dieu. Et les Pères disaient ceci : celui qui travaille lutte souvent contre un démon et est tourmenté par lui; mais celui qui est oisif est asservi à des milliers de démons. (1à, 25) Il est bon en outre de se souvenir de la parole que l'abbé Moïse, le plus expérimenté d'entre les Pères, m'a dite lui-même. Alors que je me trouvais depuis peu de temps dans le désert, je fus en proie à l'acédie. J'allai le trouver et lui dis que, la veille, j'avais été très tourmenté par l'acédie et que, étant à bout de forces, je n'avais pu m'en délivrer qu'en me rendant chez l'Abba Paul. A cela l'Abba Moïse me répondit : " A la vérité, tu n'en es pas délivré, mais tu t'y es plutôt assujetti davantage encore. Sache donc qu'il t'attaquera plus fortement comme déserteur, à moins que tu ne t'appliques à la vaincre par l'endurance, la prière et le travail des mains."



De la vaine gloire



7. (11, 1-3) Notre septième combat est contre l'esprit de la vaine gloire, passion qui revêt de nombreuses formes et qui est très subtile. Même celui qui est expérimenté ne peut s'en rendre maître facilement. En effet, les attaques des autres passions sont plus manifestes et on les combat plus aisément, car l'âme reconnaît l'ennemi et le repousse aussitôt par la réplique et la prière. mais la malice de la vaine gloire, revêtant de nombreuses formes, comme on l'a dit, est difficile à combattre. Elle se montre, en effet, dans toute occupation, ( dans l'habit, la démarche), dans la voix, la parole, le silence, dans l'action et la veille, dans les jeûnes, la prière, la lecture, dans le recueillement et la patience. En tout cela, elle s'efforce de blesser le soldat du Christ.

(11, 4) Celui que la vaine gloire n'a pu tromper par la somptuosité des vêtements, elle cherche à le tenter par un vil accoutrement. Celui qu'elle n'a pu abattre par l'honneur, elle le pousse à l'orgueil dans le support du déshonneur. Celui qu'elle n'a pu flatter par l'art des paroles, elle cherche à le séduire par un silence qui le fait passer pour recueilli. Celui qu'elle n'a pu entraîner à se glorifier d'un bon régime alimentaire, elle l'épuise par un jeûne fait pour la louange. En un mot, toute oeuvre, toute occupation fournit à ce mauvais démon une occasion d'attaquer.

(11, 14 ) De plus, il suggère aussi la cléricature par des imaginations. (11,16) Je me souviens, en effet, d'un Ancien, alors que je demeurais à Scété. Se rendant à la cellule d'un frère pour le visiter, comme il approchait de la porte, il l'entendit parler à l'intérieur. Pensant qu'il répétait quelque passage de l'Ecriture, il resta à l'écouter. Il s'aperçut que le frère était pris par la vaine gloire, qu'il s'imaginait être diacre et renvoyer les catéchumènes. Après avoir entendu cela, l'Ancien frappa à la porte et entra. Le frère vint à sa rencontre, le salua selon la coutume et lui demanda s'il se tenait depuis longtemps à la porte. L'Ancien lui répondit plaisamment : " Je suis arrivé juste au moment où tu renvoyais les catéchumènes." A ces mots, le frère tomba aux pieds de l'Ancien et lui demanda de prier pour lui, afin qu'il soit délivré de l'illusion.

(11, 17) J'ai rappelé ce souvenir pour montrer à quel degré d'inconscience ce démon porte l'homme. (11, 19) Celui qui veut combattre à la perfection et conquérir la couronne de justice doit donc s'efforcer par tous les moyens de vaincre cette bête multiforme, en ayant toujours sous les yeux la parole de David : " Le Seigneur a réduit en poudre les os de ceux qui plaisent aux hommes (1)." Et qu'il ne fasse rien par désir d'être loué par les hommes, mais qu'il recherche seulement le salaire venant de Dieu et, rejetant toujours les pensées flatteuses qui surviennent dans son coeur, qu'il se méprise en présence de Dieu. Il pourra ainsi, avec la Grâce de Dieu, être délivré de l'esprit de vaine gloire.



De l'orgueil



8. (12, 1) Notre huitième combat est contre l'esprit d'orgueil. Il est plus terrible et plus cruel que tous les précédents, s'attaquant surtaout aux parfaits et s'efforçant de renverser ceux qui sont presque parvenus au sommet des vertus. (12, 3) Tel une maladie infectieuse et fatale qui détruit non un membre mais tout le corps, ainsi l'orgueil détruit non une partie, mais l'âme tout entière. Chacun des autres vices, même s'il trouble l'âme, ne s'attaque qu'à la vertu opposée en essayant de la vaincre; il ne vise et ne trouble l'âme qu'en partie. Le vice de l'orgueil, lui, l'obscurcit entièrement et la mène à la ruine complète. Pour mieux saisir ce que nous disons, remarquons ceci : la gourmandise cherche la tempérance; la prostitution, la chasteté; l'avarice, le dépouillement; la colère, la douceur; et les autres espèces de malice, les vertus contraires. Mais la malice de l'orgueil, lorsqu'elle s'empare de la malheureuse âme, comme le plus cruel des tyrans prenant une ville grande et élevée, elle la détruit entièrement et la rase jusqu'aux fondations. (12, 4) Il en témoigne, cet ange qui est tombé des Cieux par orgueil; lui qui avait été créé par Dieu et paré de toute vertu et sagesse, il n'a pas voulu l'attribuer à la grâce du Seigneur mais à sa propre nature. C'est pourquoi il s'est jugé l'égal de Dieu. C'est cette prétention que le Prophète réprouve lorsqu'il déclare : " Tu as dit dans ton coeur : " Je siègerai sur une montagne élevée, je placerai mon trône sur les nuées et je serai semblable au Très-Haut." Mais tu es un homme et non un Dieu (1)." Un autre prophète dit : " Pourquoi te glorifier dans le mal (2)?", et le reste du psaume. ( " Tu as aimé toutes paroles de destruction, langue perfide. C'est pourquoi Dieu te ruinera pour toujours, il te tirera, t'arrachera de ta tente et te déracinera de la terre des vivants. Les justes verront et craindront, ils riront de lui et diront : " Voilà un homme qui ne mettait pas en Dieu son appui et qui s'est cru fort dans sa vanité ' (3). ")

( 12, 9) Sachant cela, soyons donc remplis de crainte et en toute vigilance gardons notre coeur indemne de l'esprit fatal de l'orgueil, nous répétant toujours la parole de l'Apôtre, quand nous aurons acquis une vertu : " Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi (4)", et aussi la parole du Seigneur : " Sans moi vous ne pouvez rien faire (5)", ainsi que celle du Prophète : " Si le Seigneur ne construit la maison, c'est en vain que travaillent les bâtisseurs (6)", et : " Cela ne dépend pas de la volonté ni de l'effort de l'homme, mais de la miséricorde de Dieu (7)". (12, 10) En effet, quelle que soit la ferveur de son zèle et l'ardeur de son désir, celui qui est lié à la chair et au sang ne pourra atteindre la perfection que par la miséricorde et la grâce du Christ. Comme le dit saint Jacques, "tout don excellent vient d'en-haut (8)", et l'Apôtre Paul : " Qu'as-tu que tu n'aies reçu? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu (9)" et te vanter des dons d'un autre comme s'ils étaient à toi?

(12, 11) Que le salut nous vienne de la grâce et de la miséricorde de Dieu, il en témoigne, ce brigand qui ne reçut pas le royaume des Cieux comme récompense de la vertu, mais par la grâce et la miséricorde de Dieu (10). ( Cf. 12, 31 - 33) Sachant cela, nos Pères nous ont transmis cette sentence qu'on ne peut absolument pas arriver à la perfection de la vertu autrement que par l'humilité, laquelle découle naturellement de la foi, de la crainte de Dieu, de la douceur et du total dépouillement. On obtient ainsi la charité parfaite par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui soit la gloire dans les siècles. Amen.



Du même Cassien à l'higoumène Léonce

Discours rempli de profit spirituel

au sujet des Pères de Scété et du discernement (1)



(Préf.) L'acquittement de la dette promise au bienheureux évêque Castor au sujet de la vie des saints Pères et de leurs enseignements ayant été partiellement réalisé dans les écrits que je lui ai envoyés naguère, ô très saint Léonce, au moins quant à la forme de vie des cénobites et les huit principales pensées vicieuses, j'ai décidé de l'achever maintenant. Ayant appris que ce bienheureux pontife nous avait quittés pour aller auprès du Christ, j'ai pensé devoir t'adresser, à toi qui as reçu en héritage sa vertu et le soin de son monastère, le reste de mon récit.

(1, 1) Nous étions allés au désert de Scété où se trouvent les Pères les plus renommés des moines, le saint Abba Germain et moi, lequel m'était lié d'amitié depuis nos débuts dans les écoles, la milice et la vie monastique. Nous vîmes l'Abba Moïse, homme saint, qui se distinguait non seulement par les vertus ascétiques, mais aussi par la contemplation. Nous lui demandâmes avec larmes un discours édifiant par lequel nous pourrions atteindre la perfection. Après s'être fait beaucoup prié, il dit :

(1, 2) Mes enfants, toutes les vertus et les occupations ont un seul but : ceux qui ont les yeux fixés sur ce but, en s'y conformant, obtiennent la fin désirée. Le laboureur, par exemple, endurant tantôt l'ardeur du soleil, tantôt le froid de l'hiver, travaille la terre avec zèle; il a pour dessein de débarrasser la terre des ronces et des mauvaises herbes, mais la fin qu'il poursuit, c'est la récolte des fruits. De même, celui qui se livre au commerce, bravant les périls maritimes et terrestres, s'adonne avec ardeur à ses affaires, ayant en vue le gain qu'il en retirera; la fin pour lui, c'est de jouir de ce gain. Et encore le soldat ne redoute ni les périls des combats ni les misères de l'exil, ayant pour objectif l'avancement en grade que lui vaudra son courage; sa fin, c'est l'honneur qu'il y gagnera.

Notre profession a aussi son but et sa fin particulière, pour lesquels nous supportons avec empressement tout labeur et toute fatigue. C'est pour cela que la faim des jeûnes ne nous lasse pas; la fatigue des veilles nous est un plaisir; la lecture et la méditation des Ecritures se fait de bon coeur. La peine du travail, l'obéissance, la privation de toutes les choses terrestres et la vie dans ce désert sont assumées facilement. Vous-mêmes, vous avez méprisé patrie, famille et tous les plaisirs du monde pour partir au loin et venir chez nous qui ne sommes que des rustres et des ignorants. Dites-moi, quel est votre but? Quelle fin poursuiviez-vous en faisant cela?

(1,3) Nous lui répondîmes : " Pour le Royaume des Cieux". (1, 4) Sur quoi l'Abba Moïse : " Très bien, dit-il, vous avez indiqué la fin. Mais le but que nous devons avoir en vue, sans nous écarter de la voie droite, pour obtenir le Royaume des Cieux, vous ne l'avez pas dit." Après que nous eûmes avoué notre ignorance, le vieillard reprit :

La fin de notre profession est bien, nous l'avons dit, le Royaume de Dieu; mais le but, c'est la pureté du coeur, sans laquelle il est impossible de parvenir à la fin. Que notre intelligence soit donc toujours tournée vers ce but. Même si parfois il arrive que le coeur s'écarte de la voie droite, ramenons-le aussitôt, nous orientant sur ce but comme par le moyen d'une règle. (1, 5) Sachant cela, le bienheureux Apôtre Paul a dit : " Oubliant ce qui est derrière moi, je me porte de tout moi-même en avant et cours en me guidant sur le but vers la récompense céleste à laquelle Dieu m'a appelé (1). C'est en vue de ce but que nous devons tout faire, nous aussi. C'est en vue de ce but que nous dédaignons tout, patrie, famille, richesses et le monde entier, afin d'acquérir la pureté du coeur. Et si nous oublions ce but, il est inévitable que, marchant dans les ténèbres et quittant la voie droite, nous nous tournions de tous côtés et fassions de multiples écarts. (1, 6) C'est ce qui est arrivé à plusieurs qui, au début de leur renoncement, avaient méprisé richesse, biens et le monde entier, et se sont laissé porter à la colère et à la fureur pour un hoyau, une aiguille, un calame ou un livre. Ils n'auraient pas souffert cela, s'ils s'étaient souvenus du but pour lequel ils avaient méprisé toutes choses. C'est en effet pour la charité envers le prochain que nous méprisons la richesse, de peur de nous quereller à son sujet et de perdre la charité en donnant occasion à la colère. Si donc pour des bagatelles nous manifestons de l'irritation envers un frère, nous nous écartons du but et ne tirons aucun profit de notre renoncement. C'est pour cela que l'Apôtre disait : " Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne sert à rien (2)." Nous apprenons ainsi que l'on n'atteint pas la perfection d'emblée par le dépouillement et le renoncement aux choses, mais par l'épanouissement de la charité, dont l'Apôtre décrit les caractéristiques : "La charité, dit-il, ne jalouse pas, elle ne s'enfle pas d'orgueil, elle ne s'irrite pas, elle ne fait rien de frivole, elle ne pense pas de mal (3)." Tout cela assure la pureté du coeur.

(1, 7) C'est pour elle qu'il faut faire tout : mépriser les biens terrestres, souffrir facilement les jeûnes et les veilles, nous adonner à la lecture et à la psalmodie. Non pas assurément que nous la négligions pour toutes ces observances, s'il arrivait, par quelque nécessité et pour une affaire voulue de Dieu, que nous soyons empêchés de faire le jeûne et la lecture habituelle. Car on gagne moins par un jeûne que l'on ne perd par une colère, et le profit d'une lecture n'égale pas le dommage encouru en méprisant et en contristant un frère. En effet, comme on l'a dit, ni les jeûnes, ni les veilles, ni la méditation des Ecritures, ni le dépouillement de la richesse, ni le renoncement au monde ne sont la perfection, mais des instruments de la perfection. Puisque la perfection ne se trouve pas en ces pratiques mais vient par elles, c'est donc en vain que nous nous glorifions du jeûne, de la veille, de la pauvreté et de la lecture des Ecritures si nous n'observons pas la charité envers Dieu et envers le prochain. Car celui qui possède la charité a Dieu en lui, et son intelligence est toujours avec Dieu.

(1, 12) A ces mots, Germain prit la parole : " Quel homme, lié à cette chair, peut avoir l'intelligence toujours avec Dieu, sans penser à rien d'autre? N'y a-t-il pas des malades à visiter? Des hôtes à recevoir? Le travail manuel et les autres besoins qui sont indispensables et que le corps réclame? Finalement, comment la raison de l'homme peut-elle voir toujours ce Dieu invisible et incompréhensible et n'être jamais éloigné de lui?

( 1, 13) Moïse répondit : Voir toujours Dieu et n'être jamais éloigné de lui, en la manière que vous dites, oui, cela est impossible à l'homme revêtu de chair et lié à la fragilité. Mais d'une autre manière, il est possible de voir Dieu. Car Dieu n'est pas connu seulement dans son essence bienheureuse et incompréhensible, ce qui est réservé aux saints dans le siècle futur, mais il est connu aussi à partir de la grandeur et de la beauté de ses créatures, de son gouvernement et de sa Providence qui s'exercent chaque jour, de sa justice et de ses merveilles qu'il révèle en ses saints de génération en génération. Quand nous pensons à l'immensité de sa puissance et à la continuité de son regard auquel ne peuvent se dérober les secrets des coeurs ni rien d'autre, le coeur rempli de crainte, nous admirons et nous adorons. Quand nous songeons qu'il sait le nombre des gouttes d'eau et des grains de sable de la mer (1), et des astres du ciel, nous sommes stupéfaits devant la grandeur de sa nature et de sa sagesse. Quand nous réfléchissons à sa sagesse ineffable et indescriptible, à la bonté et à la patience inlassable avec lesquelles il supporte les fautes sans nombre des pécheurs, nous lui rendons grâces. Quand nous pensons à ce grand amour qu'il nous a témoigné, sans aucun mérite de notre part, en se faisant homme, lui qui était Dieu, pour nous sauver de notre égarement, nous sommes poussés à aspirer vers lui. Quand nous considérons le fait qu'après avoir vaincu en nous notre adversaire le diable, pour prix du seul assentiment de notre bonne volonté, il nous gratifie de la vie éternelle, nous nous prosternons devant lui. Et il y a encore bien d'autres considérations innombrables qui naissent en nous à la mesure de notre conduite et selon le degré de notre pureté, par lesquelles Dieu est vu et connu.

(1, 16) Alors Germain posa une nouvelle question : " Comment se fait-il que souvent, à notre insu, beaucoup d'idées et de pensées mauvaises nous assaillent et nous trompent presque sans que nous nous en apercevions, s'introduisant en nous discrètement et subtilement, de telle sorte qu'il est très difficile non seulement de leur interdire l'entrée, mais même de les reconnaître? Nous voudrions savoir également s'il est possible que notre pensée en soit complètement affranchie et n'en soit pas du tout troublée?"

(1, 17) Il est impossible, répondit Moïse, que la pensée ne soit pas troublée par de telles idées, mais il est loisible à quiconque en prend le soin de les accueillir en s'y arrêtant ou de les rejeter. Car leur venue ne dépend pas de nous, mais il est en notre pouvoir de les repousser, et la rectification de notre pensée appartient à notre volonté et à notre zèle. Si nous méditons attentivement et continuellement la loi de Dieu, si nous nous adonnons au chant des psaumes et des hymnes, si nous ne cessons pas de pratiquer jeûnes et veilles, si nous nous souvenons constamment du Royaume des Cieux, de la géhenne de feu et de toutes les oeuvres de Dieu, les pensées mauvaises cèderont et ne trouveront point de place en nous. Mais si, au contraire, nous nous livrons aux soucis du monde et aux choses charnelles, si nous nous adonnons aux propos frivoles et inutiles, les pensées basses foisonneront en nous. (1, 18) De même qu'un moulin à eau ne peut s'arrêter de tourner, mais qu'il est au pouvoir du maître du moulin de moudre du blé ou de l'ivraie, ainsi notre pensée, étant mobile, ne peut rester vide d'idées, mais c'est à nous de lui fournir une méditation spirituelle ou une occupation charnelle.

(1, 23) Le vieillard, nous voyant pleins d'admiration et animés d'une insatiable ardeur pour ses paroles se tut un instant, puis il reprit :

Puisque votre soif m'a fait prolonger ce discours et que vous êtes encore si avides, afin de voir si vous avez vraiment soif de la doctrine de la perfection, je veux vous entretenir de l'excellence de la vertu du discernement qui, entre toutes, est la citadelle et la reine. Et je vous montrerai sa prééminence, sa grandeur et son utilité non seulement par des paroles, mais par les antiques oracles des Pères, avec la Grâce du Seigneur qui inspire ceux qui parlent selon le mérite et le désir de ceux qui écoutent.

(2, 1) En effet, la vertu du discernement n'est pas petite, mais elle est comptée parmi les plus nobles charismes de l'Esprit Saint dont parle l'Apôtre : " A l'un est donné par l'Esprit une parole de sagesse; à un autre, une parole de science, selon le même Esprit; à un autre, la foi, dans le même Esprit; à un autre, le charisme des guérisons; à un autre, le discernement des esprits (1)." Puis, après avoir achevé la liste des charismes spirituels, il ajoute : " Tout cela, c'est le seul et même Esprit qui le produit (2)."

Vous le voyez, le don du discernement n'est rien de terrestre ni de petit, mais un très grand présent de la Grâce divine. Si le moine ne met tous ses efforts et son zèle à l'obtenir et à acquérir le discernement assuré des esprits qui surviennent en lui, il s'ensuit forcément que, comme un homme égaré dans la nuit, non seulement il tombera dans les plus mauvais précipices, mais il trébuchera même dans les sentiers unis et droits.

(2, 2) Il m'en souvient, dans mes années de jeunesse, je me trouvais dans la région de la Thébaïde, où vivait le bienheureux Antoine. Des Anciens, assemblés auprès de lui, se demandaient queelle était la vertu la plus parfaite, quelle était de toutes celle qui pouvait le mieux garder le moine à l'abri des pièges et des illusions du diable. Chacun émettait son avis, selon la conception de sa pensée. Les uns disaient que c'était le jeûne et la veille car, par ces observances, la pensée, devenue plus légère et pure, peut approcher de Dieu plus facilement. D'autres pensaient que c'étaient le dépouillement et le mépris de toutes les choses personnelles, en tant que la pensée, libérée des multiples liens des soucis du monde, peut approcher de Dieu plus aisément. D'autres encore jugeaient que c'était la vertu de l'aumône, puisque le Seigneur dit dans l'Evangile : " Venez, les bénis de mon Père, entrez en possession du Royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger (1)", etc...

C'est ainsi que chacun donnait son avis sur différentes vertus par lesquelles l'homme pouvait approcher davantage de Dieu, et la plus grande partie de la nuit se passa à cette recherche. Le dernier de tous, le bienheureux Antoine prit la parole : " Toutes ces pratiques que vous avez dites sont assurément nécessaires et utiles à ceux qui cherchent Dieu et aspirent à parvenir jusqu'à lui. Mais il ne nous semble pas qu'il faille donner le premier prix à ces vertus, car nous en connaissons beaucoup qui se sont exténués de jeûnes et de veilles, qui se sont retirés dans le désert, qui ont poussé le dépouillement au point de ne se réserver même pas la nourriture quotidienne, qui ont pratiqué l'aumône jusqu'à distribuer tout ce qu'ils avaient, et, après cela, ils sont déchus misérablement de la vertu et ont glissé dans le mal. Qu'est-ce qui les a donc fait dévier de la voie droite? Rien d'autre, à mon sens et à mon avis, que le manque de discernement. Car c'est le discernement qui apprend à l'homme à marcher sur la voie royale en se tenant à l'écart des deux excès : elle l'empêche de s'égarer à droite par une tempérance exagérée et de se laisser entraîner à gauche vers la négligence et le relâchement.

Le discernement est, en effet, comme l'oeil et la lampe de l'âme, selon cette parole de l'Evangile : " La lampe du corps, c'est l'oeil. Si donc ton oeil est simple, tout ton corps sera lumineux; mais si ton oeil est ténébreux, tout ton corps sera ténébreux (2)." Le discernement examine toutes les idées et les actions de l'homme, il rejette et disperse tout ce qui est mauvais et déplaisant à Dieu, gardant ainsi de l'égarement.

(2, 3) On pourrait apprendre aussi cela par les récits des saintes Ecritures. Car Saül, le premier qui a reçu la royauté en Israël, n'avait pas l'oeil du discernement, et c'est pourquoi sa pensée était obscurcie et il ne sut pas discerner s'il était plus agréable à Dieu d'offrir un sacrifice que d'obéir au commandement du saint prophète Samuel. Là où il pensait honorer Dieu, il l'offensa et perdit la royauté (3).

C'est aussi le discernement que l'Apôtre nomme soleil quand il dit : " Que le soleil ne se couche pas sur votre colère." On le regarde aussi comme le gouvernail de notre vie, selon ce qui est écrit : " Ceux qui n'ont pas de direction tombent comme des feuilles (4)." L'Ecriture le désigne aussi comme le conseil, sans lequel il nous est défendu de faire quoi que ce soit, même pas boire le vin spirituel qui réjouit le coeur de l'homme (5) selon la sentence : " Bois le vin avec conseil (6)." Et il est dit encore : " Une ville aux murs abattus et sans défense, tel est l'homme qui fait quelque chose sans conseil (7)." Dans le discernement gît la sagesse, en lui l'intelligence et le jugement, sans lesquels nous ne pouvons bâtir notre maison intérieure ni amasser les richesses spirituelles, selon la parole : " C'est par la sagesse qu'une maison s'élève et par l'intelligence qu'elle s'affermit, par le jugement que les coffres s'emplissent de richesses (1)." Elle est l'aliment solide des hommes faits, dont le sens est exercé par l'habitude de discerner le bien du mal (2). Tous ces textes montrent clairement que, sans le charisme du discernement, une vertu ne peut s'établir ni demeurer ferme jusqu'à la fin, car c'est le discernement qui engendre et garde toutes les vertus.

(2, 5) Cet avis et ce jugement d'Antoine, tous les Pères s'y rallièrent. Et nous confirmerons la sentence de Saint Antoine par des exemples récents arrivés en notre temps. Rappelez-vous la misérable chute du vieillard Héron, qui s'est produite il y a peu de jours sous nos yeux; de quelle manière, par l'illusion du diable, il s'est précipité du sommet de sa pratique vertueuse jusque dans le gouffre de la mort. Nous nous souvenons, en effet, qu'il avait passé cinquante ans dans le désert voisin, vivant dans une grande austérité et dans une tempérance soutenue, recherchant et poursuivant plus que tous les autres le lieu le plus désert et la solitude. Et après tant de peines et de luttes, devenu le jouet du diable, il se laissa glisser dans l'abîme et jeta dans un deuil inconsolable tous les Pères et les frères de ce désert. Il n'aurait pas souffert cela s'il avait été gardé par la vertu du discernement, lui qui aurait appris à ne pas se fier à son propre jugement mais au conseil des Pères et des frères. Car c'est en suivant son jugement propre qu'il prolongeait son jeûne et son isolement jusque pendant la fête de la sainte Pâque, n'acceptant pas de retrouver les Pères et les frères à l'église et d emanger avec eux, contraint qu'il eût été alors de prendre sa part de légumes ou de quelque autre mets présenté à table et de paraître ainsi renoncer à son propos et à sa règle. Longtemps égaré ainsi par sa volonté propre, il reçut l'ange de Satan et le vénéra comme un ange de lumière (3). Celui-ci lui ordonna de se jeter au milieu de la nuit dans un puits très profond afin qu'il sût par expérience qu'il était désormais soustrait à tout danger de par sa grande vertu et ses travaux endurés pour Dieu. Ne discernant pas dans sa pensée l'inspirateur de ce dessein, l'esprit enténébré, il se jeta en pleine nuit dans le puits. Peu après les frères s'aperçurent de ce qui était arrivé et ils eurent bien de la peine à l'en retirer, à demi-mort. Deux jours après, il expira, laissant les frères et le prêtre Paphnuce dans un deuil inconsolable. Celui-ci, ému par sa grande bonté et se souvenant des nombreux travaux et de tant d'années que le vieillard avait passées dans le désert, ne le sépara pas de la mémoire et de l'offrande que l'on fait pour tous les défunts, afin qu'il ne fût pas compté parmi les suicidés.

(2,6) Que dire de ces deux frères qui habitaient au-delà du désert de la Thébaïde, là où le bienheureux Antoine avait demeuré, et qui, poussés par le manque de discernement, décidèrent de marcher dans le désert intérieur, immense et stérile, sans recevoir de nourriture des hommes, mais en se contentant de celle que le Seigneur leur fournirait miraculeusement? Egarés dans le désert et mourant de faim, ils furent aperçus de loin par des Maziques. Cette peuplade est la plus sauvage et la plus cruelle de toutes. Mais changeant, par un effet de la Providence divine, leur sauvagerie et leur cruauté en bienveillance, ils vont à la rencontre des deux frères avec des pains. L'un, inspiré par le discernement, reçoit les pains avec joie et reconnaissance, se disant que si de tels hommes, cruels et sauvages, prenant toujours plaisir à répandre le sang, sont émus de compassion pour leur épuisement et leur proposent de la nourriture, c'est que Dieu les y pousse. Mais l'autre, refusant une nourriture offerte par les hommes et demeurant privé de discernement, mourut de faim. Tous deux, au début, avaient pris uen mauvaise décision, se donnant un avis déraisonnable et funeste. Cependant, le premier, se souvenant du discernement, fit bien de renoncer à son dessein téméraire et imprudent. Le second, au contraire, obstiné dans sa sotte présomption et dans son manque de discernement, se donna lui-même la mort dont le Seigneur voulait le détourner.

(2, 7) Que dire aussi de cet autre, que je ne veux pas nommer car il vit encore? Il accueillait bien des fois le démon comme un ange, recevant par lui des révélations et voyant briller continuellement dans sa cellule la lumière d'une lampe. Finalement il reçut de lui l'ordre d'immoler à Dieu en sacrifice son fils qui demeurait avec lui au monastère pour partager le mérite d'Abraham. Cette suggestion l'abusa tellement qu'il eût accompli le meurtre de son fils si celui-ci, le voyant aiguiser son couteau de façon insolite et préparer les cordes avec lesquelles il allait le lier comme une victime, n'avait assuré son salut par la fuite.

(2,8) Il serait trop long de raconter l'illusion de ce moine de Mésopotamie qui pratiquait une extrême tempérance, reclus bien des années dans sa cellule, et qui, finalement, fut si bien abusé par des révélations et des songes diaboliques qu'après tant de travaux et de vertus qui l'avaient élevé au-dessus de tous les moines de la région, il se convertit au judaïsme et se fit circoncire. Voulant en effet le tromper, le diable lui montra à maintes reprises des visions véridiques, afin de le rendre ainsi disposé à croire les faussetés qu'il devait lui présenter. Il lui montra donc, une nuit, d'une part le peuple chrétien avec les apôtres et les martyrs comme ténébreux et pleins de honte, plongés dans la tristesse et le deuil ; et d'autre part le peuple juif, avec Moïse et les prophètes, rayonnant d'une lumière éclatante et vivant dans la joie et l'allégresse. Le séducteur l'engagea, s'il voulait partager la béatitude et la joie du peuple juif, à recevoir la circoncision. Ainsi trompé, le moine se fit circoncire. Il est évident que, de tous ces moines, aucun n'eût succombé si tristement et si misérablement à l'illusion, s'ils avaient possédé le charisme du discernement.

(2,9) Là-dessus, Germain dit : " Les exemples récents aussi bien que le jugement des anciens Pères montrent suffisamment que le discernement est la source, la racine, la tête et le lien de toutes les vertus. Mais de quelle manière nous pouvons l'acquérir, c'est ce que nous désirons savoir : comment reconnaître le vrai discernement qui vient de Dieu et celui qui est faux, mensonger et diabolique?"

(2,10) Alors l'Abba Moïse de répondre : " Le vrai discernement n'est donné qu'au prix d'une véritable humilité à celui qui révèle aux Pères non seulement ses actions mais aussi ses pensées, et qui ne se fie jamais à son sens propre, mais suit en tout les paroles des Anciens, ne jugeant bon que cela seul qui est approuvé par eux. Une telle pratique non seulement fait demeurer le moine sans dommage sur le droit chemin par le vrai discernement, mais le garde aussi à l'abri de tous les pièges du diable. Il est, en effet, impossible à celui qui règle sa vie sur le jugement et l'avis de ses devanciers de tomber dans l'illusion des démons. Car avant même d'obtenir le charisme du discernement, le fait de manifester et de découvrir aux Pères les pensées mauvaises, les consume et leur ôte toute leur force. Tel un serpent amené à la lumière du fond de son antre ténébreux se hâte de fuir et de disparaître, ainsi les pensées perverses, mises au jour par l'excellent aveu de la confession, s'empressent de s'éloigner de l'homme.

Afin que vous appreniez encore plus clairement cette vertu par un exemple, je vous raconterai un fait de l'Abba Sérapion, que lui-même rapportait souvent à ceux qui venaient le voir, pour les mettre en garde.

(2,11) Voici ce qu'il disait : "Quand j'étais jeune, je demeurais avec mon Abba. Quand nous nous levions de table après le repas, par l'action du démon, je dérobais un pain et le mangeais à l'insu de mon Abba. Ayant fait cela longtemps, je ne pouvais plus me rendre maître de cette passion; ma conscience me condamnait, mais j'avais honte de le dire à l'Ancien. Par une disposition de la bonté de Dieu, il arriva que des frères vinrent voir l'Ancien pour leur édification et ils l'interrogèrent sur leurs pensées. L'Ancien leur répondit : Rien ne nuit aux moines et ne réjouit les démons comme le fait de cacher ses pensées aux pères spirituels. Et il leur parla de la tempérance. En entendant ces paroles, je rentrai en moi-même et pensai que Dieu avait révélé à l'Ancien mes fautes; ému de contrition, je me mis à pleurer et sortis de mon sein le pain que j'avais dérobé selon ma mauvaise habitude. Et, m'étant jeté à terre, je demandai pardon à ceux qui m'entouraient en sollicitant leurs prières pour ne plus retomber à l'avenir. Alors l'Ancien : " Sans que je dise un mot, mon enfant, ton aveu t'a libéré et ce démon qui te blessait grâce à ton silence, tu l'as étranglé en dévoilant les secrets de ton coeur. Jusqu'à présent, tu le rendais maître de toi en ne le contredisant pas ni en le dénonçant; désormais il n'aura plus de place en toi, ayant été expulsé de ton coeur au grand jour." L'Ancien n'avait pas fini de parler que la puissance démoniaque apparut comme une lampe de feu sortant de mon sein, et elle remplit la cellule d'une odeur infecte, de telle sorte que ceux qui étaient présents pensèrent que ce qui brûlait était un tas de souffre.

Alors l'Ancien reprit : " Voici que le Seigneur a montré par ce signe la vérité de mes paroles et ta délivrance." Ainsi donc l'aveu a chassé de moi le vice de la gourmandise et cette action diabolique, si bien que je n'eus plus jamais de complaisance pour cette convoitise.

De ces paroles de l'Abba sérapion, nous apprenons donc que nous n'obtiendrons le charisme du vrai discernement qu'en nous fiant non au critère de notre propre pensée, mais à l'enseignement et à l'exemple des Pères. Car il n'est point de voie par où le diable ait plus de facilité à précipiter le moine dans l'abîme que de le persuader de rejeter les leçons des Pères et de se fier à son jugement et à sa volonté propre. Si nous considérons l'exemple des arts et des sciences humaines, nous voyons bien qu'il est impossible de les acquérir parfaitement par nous-mêmes, en faisant usage de nos mains, de nos yeux, de nos oreilles. Nous avons besoin d'un bon maître et d'une règle. Quelle folie donc de s'imaginer que nous n'avons pas besoin d'un maître pour apprendre l'art spirituel, qui est le plus difficile de tous les arts! Il est, en effet, invisible, caché et aperçu seulement par la puerté du coeur, et en cet art l'échec n'entraîne pas un dommage temporaire, mais la perte de l'âme et la mort éternelle.

(2,12) " Il me semble, dit Germain, qu'habituellement, une cause de la honte et un prétexte à une piété nuisible viennent de ce fait que souvent certains des Pères qui entendent les pensées des frères non seulement ne les guérissent pas, mais les condamnent et les poussent au désespoir, comme cela est arrivé, nous le savons, en Syrie. Un frère était venu révéler ses pensées à un ancien de là-bas, en toute simplicité et vérité, en dévoilant sans fausse honte les secrets de son coeur; l'ancien, en entendant cela, se mit à s'indigner et à s'emporter contre lui, lui reprochant d'avoir de telles pensées mauvaises, si bien que le frère, en ayant entendu beaucoup, cessa de manifester ses pensées aux anciens."

(2,13) L'Abba Moïse reprit alors : Il est bon, je l'ai dit, de ne pas cacher ses pensées aux Pères, mais non pas à n'importe lesquels. Il faut les dévoiler à des Anciens spirituels qui ont du discernement, non à ceux qui ont les cheveux blanchis par le temps. En effet, beaucoup, regardant à l'âge et révélant leurs pensées, loin d'être guéris, sont tombés dans le désespoir à cause de l'inexpérience de ceux qui les entendaient.

Il y avait, en effet, un frère très fervent qui était violemment tourmenté par le démon de la prostitution. Il vint trouver un ancien et lui révéla ses pensées. Celui-ci, qui était inexpérimenté, s'indigna en l'entendant et le traita de misérable et d'indigne de l'habit monastique pour avoir eu de telles pensées. Ayant entendu cela, le frère tomba dans le désespoir, et, ayant quitté sa cellule, il s'en retournait dans le monde. Mais, par un effet de la Providence divine, l'Abba Apollos, le plus éprouvé des Anciens, le rencontra et, le voyant tout troublé et abattu, lui demanda : " Mon enfant, quelle est la cause d'une telle tristesse?" Le frère d'abord ne répondit rien, tant était grand son découragement. Longtemps prié par l'Ancien, il finit par dire ce qu'il en était : " Des pensées me tourmentent souvent et je suis allé les avouer à tel ancien, et d'après ce qu'il m'a dit, il n'y a plus pour moi d'espoir de salut. Découragé, je retourne donc dans le monde." En entendant cela, le père Apollos le consola et l'exhorta, lui disant : " Ne sois pas étonné, mon enfant, et ne perds pas espoir. Car moi-même, à mon âge et avec mes cheveux gris, je suis très tourmenté par ces pensées. Ne t'inquiète pas d'une telle fièvre, ce n'est pas tant l'effort humain qui la guérit que la bonté de Dieu. Accorde-moi seulement un jour et retourne dans ta cellule." C'est ce que fit le frère.

Après l'avoir quitté, l'Abba Apollos s'en alla à la cellule de l'ancien auquel le frère avait fait son aveu et, se tenant à l'extérieur, il pria Dieu avec larmes en disant : " Seigneur, toi qui envoies les tentations pour le profit de chacun, fais passer le combat du frère sur cet ancien, afin qu'il apprenne par expérience, dans sa vieillesse, ce qu'il n'a pas appris en tant d'années : à compatir avec ceux qui ont à lutter."

Il n'avait pas achevé sa prière qu'il vit un hideux démon près de la cellule, lançant des traits contre l'ancien. En ayant été atteint, aussitôt il se met à courir en tous sens comme un homme ivre. Incapable de rester en place, il sort de la cellule et s'en retourne dans le monde par le même chemin qu'avait pris le frère. Ayant vu ce qui se passait, l'Abba Apollos alla à sa rencontre et lui dit : " Où t'en vas-tu ainsi, Quelle est la cause du trouble qui t'a saisi?" Se rendant compte que son état était connu du saint, il était plein de honte et ne disait rien. L'Abba Apollos lui dit alors : " Retourne dans ta cellule et désormais reconnais ta faiblesse; dis-toi bien que si tu avais été jusqu'à présent ignoré ou dédaigné du diable, c'est que tu n'étais pas digne de lutter avec lui. Que dis-je? Tu ne pouvais même pas soutenir un seul jour son assaut. Cela t'est arrivé parce que, recevant un jeune frère attaqué par l'ennemi commun, au lieu de l'oindre pour le combat, tu l'as jeté dans le désespoir sans tenir compte de la recommandation du Sage : " Délivre ceux qu'on conduit à la mort et ne manque pas de racheter ceux qui vont être tués (1)." Tu n'as pas retenu non plus la parole de notre Sauveur, disant de ne pas briser le roseau froissé et de ne pas éteindre la mèche qui fume encore (2). Car nul ne peut soutenir les assauts ni éteindre les ardeurs de la nature, si la Grâce de Dieu ne garde la faiblesse humaine. Convaincus donc de la Providence salutaire qui veille sur nous, unissons nos prières à Dieu afin qu'il détourne le châtiment qu'il t'a envoyé. Car 'c'est lui qui afflige et c'est lui qui restaure; il frappe, et ses mains guérissent (3)'; il abaisse et il élève; il fait mourir et il fait vivre; il conduit aux enfers et en ramène (4).' En prononçant ces paroles, il délivra aussitôt l'ancien du combat qu'il avait à subir, et l'engagea à demander à Dieu de lui donner une langue qui sache dire la parole qu'il faut au moment voulu.

De tout ce que nous avons dit, nous apprenons qu'il ne se trouve pas d'autre voie sûre de salut que de révéler ses pensées aux Pères qui ont le plus de discernement et de recevoir d'eux la règle de la vertu, plutôt que de suivre son jugement et son propre sens. Et s'il arrive qu'ont tombe par hasard sur un ancien trop simple et trop inexpérimenté, ce n'est pas une raison pour s'abstenir de révéler ses pensées aux plus éprouvés d'entre les Pères et de mépriser la Tradition des Anciens. Car ce n'est pas de leur propre mouvement, mais de Dieu et des saintes Ecritures qu'ils ont transmis à ceux qui sont venus après eux la pratique d'interroger leurs devanciers. (2, 14) Nous pouvons l'apprendre de beaucoup d'autres passages de l'Ecriture inspirée, en particulier de l'histoire de Samuel (5). Consacré à Dieu par sa mère dès son enfance et admis à converser avec Dieu, Samuel ne se fiait pas à son propre jugement mais, appelé par Dieu une et deux fois, il accourut auprès du vieillard Eli et par ses instructions il fut formé à la manière dont on doit répondre à Dieu. Celui que Dieu avait estimé digne d'être appelé par lui, il voulait qu'il soit dirigé par l'exemple et les ordres du vieillard, afin d'être conduit par là à l'humilité.

(2, 15) et le Christ, qui avait appelé Paul et lui avait parlé, pouvait lui ouvrir les yeux aussitôt et lui montrer le chemin d ela perfection. Mais il l'envoie à Ananie et lui enjoint d'apprendre de lui le chemin de la vérité : " Lève-toi, entre dans la ville, et là il te sera dit ce que tu dois faire (6)." Il nous apprend par là à nous laisser guider par nos devanciers, de peur que ce qui est si bien dit de Paul ne soit mal interprété et ne devienne un exemple de présomption pour ses descendants, chacun voulant être conduit directement à la vérité par Dieu, à peu près comme Paul, et non par l'intermédiaire des Pères. Qu'il en soit bien ainsi, nous pouvons le voir non seulement en ce que nous venons de dire, mais aussi en ce que l'Apôtre Paul a fait, comme il l'écrit lui-même : " Je suis monté à Jérusalem voir Pierre et Jean, et leur ai exposé l'Evangile que je prêche, de peur de courir ou d'avoir couru en vain (1)." Et pourtant la Grâce du Saint-Esprit marchait avec lui, par la puissance des miracles qu'il faisait.

Qui sera donc si orgueilleux et si prétentieux que d'oser se fier à son propre sens et jugement, quand ce vase d'élection atteste avoir eu besoin du conseil de ceux qui étaient Apôtres avant lui? Il est clairement prouvé par là que le Seigneur ne découvre à personne le chemin de la perfection autrement que par les Pères spirituels qui marchent sur ce chemin. Il est bien dit aussi par le Prophète : " Interroge ton Père et il te l'apprendra; tes Anciens, et il te le diront (2)."

(2,16) Efforçons- nous donc de tout notre pouvoir et de toute notre ardeur d'acquérir pour nous le charisme du discernement, qui pourra nous garder indemnes des deux excès opposés. En effet, comme disent les Pères, les excès dans un sens ou dans l'autre, sont également nuisibles : l'excès du jeûne et la satiété du ventre; les veilles immodérées et l'excès de sommeil, et ainsi des autres excès. Nous en connaissons certains qui n'avaient pas été vaincus par la gourmandise et qui sont tombés par suite de jeûnes immodérés, ayant été entraînés par cette même passion de gourmandise à cause de la faiblesse provenant du jeûne excessif.

(2,17) Je me souviens aussi, pour ma part, d'avoir pratiqué une telle abstinence que je ne mesouvenais même plus du désir de la nourriture et après être demeuré deux ou trois jours sans rien prendre, de ne plus penser du tout à la nourriture, à moins que d'autres ne m'y portent. Il m'est arrivé encore que, à l'instigation du diable, le sommeil s'en allât de mes yeux au point que, plusieurs nuits durant, je suppliai le Seigneur de m'accorder un peu de sommeil. Je tombai ainsi dans un plus grand péril par une privation excessive de nourriture et de sommeil que par la gourmandise et l'excès de sommeil.

Par ces enseignements et bien d'autres, le saint Abba Moïse nous combla de joie, en sorte que nous pouvions glorifier le Seigneur qui donne une telle sagesse à ceux qui le craignent. A lui l'honneur et la puissance dans les siècles. Amen.



MARC L'ASCETE



Deux cents chapitres sur la loi spirituelle

de ceux qui pensent être justifiés par les oeuvres.

Lettre au moine Nicolas



Notre bienheureux Père Marc l'Ascète vécut autour de l'an 430. D'après Nicéphore Calliste, il fut disciple de saint Jean Chrysostome, et contemporain de saint Nil et d'Isidore de Pélouse, ces ascètes renommés. Adonné à l'ascèse comme à la méditation de l'Ecriture Sainte, il écrivit de nombreux traités, tout à fait instructifs et secourables. Nicéphore Calliste en mentionne trente-deux, qui enseignent toutes les voies de la vie ascétique. Mais seuls sont conservés huit autres traités, que citent Calliste lui-même et Saint Photios de Constantinople.

Le premier est le traité sur la loi spirituelle. Le troisième est le traité sur ceux qui pensent être justifiés par les oeuvres, et le huitième est la lettre au moine Nicolas. ILs ont été insérés ici, dans la mesure où ils sont plus utiles que les autres et où ils sont liés à la loi spirituelle. Pierre Damascène, Grégoire de Thessalonique, Grégoire le Sinaïte, Calliste le Patriarche, Paul Evergétinos et nombre d'autres Pères mentionnent ces textes. Ils les ont lus et nous exhortent à les lire.

La sainte Eglise du Christ l'honore et célèbre sa mémoire le 5 mars, en rappelant ses combats ascétiques, la sagesse de ses écrits et la grâce des miracles qui lui fut donnée d'en-haut.



*



De Marc l'Ascète, nous ne savons rien en dehors des indications que donne son oeuvre. Son nom même a varié : Marc le Moine dans les manuscrits les plus anciens, puis Marc l'Ermite en Occident, enfin Marc l'Ascète dans l'anthologie philocalique, ce dernier nom correspondant de toute manière au sens même de l'oeuvre. Marc vécut au V° ou VI° siècle. Mais où? Peut-être sur les côtes d'Asie Mineure. Et comment? Fut-il ermite, fut-il higoumène? Sans doute l'un et l'autre successivement. En tout cas, ses écrits montrent qu'il a l'expérience des deux états. Mais l'essentiel demeure sa place dans la transmission du témoignage hésychaste. Elle est assurément fondamentale. Comme Diadoque de Photicée, auquel il s'apparente par son rôle de médiateur entre les sources égyptiennes et l'expansion du monachisme en Asie et en Europe, Marc l'Ascète défend et illustre la voie étroite de la radicalité évangélique. La Philocalie grecque a retenu trois de ses oeuvres, justement celles qui signifient la condition et la teneur de l'ascèse radicale : les 200 chapitres "sur la loi spirituelle", les 226 chapitres "sur ceux qui pensent être justifiés par les oeuvres", et la lettre à Nicolas.

La loi spirituelle est pour Marc une loi de liberté. Elle implique la connaissance des Ecritures et la pratique des commandements. Mais elle ne saurait s'accomplir par les oeuvres seules. Les oeuvres, si elles sont bonnes, ne peuvent que mener à l'humilité. Et l'humilité appelle la compassion du Christ. Le salut dépend finalement de la Grâce. Le moine est donc libre, mais à une condition, qui est celle de l'ascèse : refuser les trois passions cardinales ( l'amour de l'argent, l'amour de la vaine gloire et l'amour des plaisirs), ne jamais considérer que le Royaume des Cieux et le siècle à venir, mais se maintenir continuellement au plus bas, et ne pas s'attacher le moins du monde à la portée des oeuvres. Car si la condition de l'ascèse n'est pas remplie, la portée est nuelle, ou illusoire. Seule importe ici la condition de l'ascèse. Avant d'ouvrir au salut, la loi spirituelle mène ainsi au repentir et permet le libre accès au seuil : le souvenir de Dieu et la prière pure. Marc ne va pas plus loin.

Les 226 chapitres "sur ceux qui pensent être justifiés par les oeuvres" s'arrêtent sur le même seuil. L'ascèse est nécessaire. Mais elle ne saurait, à elle seule, accomplir la loi. Le serviteur est toujours inutile. Le Royaume des Cieux est une grâce, dit Marc; il n'est pas le salaire des oeuvres. Nous ne recevons d'abord de Dieu que la liberté et la responsabilité. Ni le témoignage des oeuvres, ni surtout l'expérience de la Grâce, ne mettent personne au-dessus des autres. C'est même le contraire. Le respect de l'autre, donc l'amour du prochain, celui-ci fût-il ignorant, incroyant, injuste, est la ace humaine de l'amour de Dieu. L'ascèse ne peut être que l'exercice continuel, et gratuit, de l'humilité et de l'amour. Seul l'humilité aimante permet l'état de prière. Et seul l'état de prière permet l'état de grâce, que Marc définit : " Avoir le Saint-Esprit à l'oeuvre dans le coeur". Et il souligne : " Celui qui fait le bien et en attend une récompense, ne sert pas Dieu mais sa propre volonté." Marc prône la confiance nue.

La lettre à Nicolas illustre justement la manière, toute de délicatesse et de rigueur, dont se transmet la confiance sur la voie monastique : de coeur à coeur. La plus profonde solitude (Marc dit lui-même qu'il est au désert quand il écrit cette lettre) s'y allie à la plus haute fraternité. Le principe de la vocation monastique, et par là même de toute vie chrétienne, est la gratitude. Nous avons tout reçu de Dieu par pure Grâce, nous devons tout lui rendre en action de grâce, et désormais vivre gracieusement, nous garder de l'ignorance, de l'oubli et de la négligence, descendre avec le Christ, "considérer son humilité", dit Marc. Et il ajoute : " Celui qui ne se met pas au-dessous de tous ne peut devenir un vrai Chrétien." Mais Marc n'impose rien. Il recommande, il conseille. Il dit à Nicolas : " Nous laissons à ta liberté de faire comme elle voudra." Nul autre pouvoir que celui de l'amour : la règle d'or de la transmission hésychaste.

Marc est ici témoin de la voie étroite. Il combat sur deux fronts : à gauche, toutes les fautes qui délitent et désarticulent l'union de l'âme et du corps; et à droite, l'ostentation. Surtout, comme Diadoque, il met en garde contre les débordements d'un témoignage qui, s'il recherchait et prônait la fin avant le commencement, la clef de voûte avant les fondations, ou, comme il dit, " les énergies de l'Esprit Saint avant l'observance des commandements", risquerait de se perdre. La gloire de Dieu - la Lumière incréée - ne saurait être que l'espérance et le remède du coeur brisé, avant tout. La méditation de Marc l'Ascète est bien fondamentale (1).



DEUX CENTS CHAPITRES

SUR LA LOI SPIRITUELLE



1. Puisque vous avez souvent désiré savoir en quoi la loi est spirituelle, comme dit l'Apôtre, et quelles sont la connaissance et la pratique de ceux qui veulent l'observer, je vais donc vous le dire, autant qu'il m'est possible.

2. D'abord, nous savons que Dieu est le commencement, le milieu et la fin de tout bien. Quant au bien lui-même, il est impossible de l'accomplir ou d ele recevoir, si ce n'est dans le Christ Jésus et le Saint Esprit.

3.Tout bien nous est donné par le Seigneur comme par un bon intendant, et Celui qui nous le confie ainsi ne le laissera pas périr.

4. La foi ferme est une tour solide. Pour celui qui croit, le Christ est tout.

5. Que soit la source de tous tes desseins Celui qui est la source de tout bien, afin que tes projets s'accomplissent selon Dieu.

6. Celui qui est humble et qui fait oeuvre spirituelle s'applique tout à lui-même, et non à autrui, quand il lit les divines Ecritures.

7. Demande à Dieu d'ouvrir les yeux de ton coeur, pour que tu puisses voir, à même ton expérience, l'utilité de la prière et de la lecture.

8. Celui qui jouit d'un charisme spirituel et qui compatit à ceux qui ne l'ont pas, sauvegarde le don par la compassion. Mais celui qui s'en vante le perd : il est assailli par les pensées qui lui viennent de l'ostentation.

9. La bouche de l'humble profère la vérité. Mais celui qui contredit la vérité est semblable à ce serviteur qui frappa sur la joue le Seigneur (1).

10. Ne deviens pas le disciple de celui qui fait son propre éloge, afin de ne pas apprendre l'orgueil au lieu de l'humilité.

11. Ne t'enorgueillis pas de ta connaissance des Ecritures, afin de ne pas tomber dans l'esprit de blasphème.

12. N'essaie pas de régler une affaire tortueuse par la contestation, mais par les moyens qu'indique la loi spirituelle : la patience, la prière, une espérance simple.

13. L'aveugle crie : " Fils de David, aie pitié de moi (2)." Sa prière est corporelle. Il n'a pas encore la connaissance spirituelle.

14. Celui qui à l'instant encore était aveugle leva les yeux et, voyant le Seigneur, il le proclama non plus fils de David, mais Fils de Dieu, et se prosterna pour l'adorer (3).

15. Ne t'enorgueillis pas des larmes que tu verses dans la prière. Car le Christ a touché tes yeux, et tu vois désormais avec ton intelligence.

16. Celui qui, à l'exemple de l'aveugle, a rejeté son manteau et s'est approché du Seigneur, se met à le suivre et devient le messager d'enseignements plus parfaits.

17. La malice entretenue par les pensées durcit le coeur. Mais emportée par la tempérance et l'espérance, elle le brise.

19. Les veilles, la prière, la patience devant les évènements, brisent le coeur sans le blesser et lui font du bien, à condition seulement que ne soit pas refusé leur concours par esprit de convoitise. Celui qui persévère en elles sera aidé dans tout le reste. Mais celui qui les néglige et se disperse éprouvera, au sortir de ce monde, une souffrance intolérable.

20. Un coeur qui aime le plaisir est une prison et une chaîne de l'âme à l'heure de la mort. Mais un coeur qui aime la peine est une porte ouverte.

21. Un coeur dur est une porte de fer qui interdit la cité. Mais devant celui qui est éprouvé et appliqué, la porte s'ouvrira d'elle-même, comme devant Pierre (1).

22. Nombreux, et très différents les uns des autres, sont les modes de prière. Pourtant, il n'en est aucun qui soit nuisible, sinon il ne serait pas prière, mais une oeuvre de Satan.

23. Un homme, qui voulait mal faire, commença par prier dans son coeur, selon son habitude. Survint providentiellement un obstacle, et il n'eut finalement qu'à rendre grâce.

24. David avait résolu de tuer Nabal du Carmel. Mais, se souvenant que la rétribution est l'oeuvre de Dieu, il renonça à son dessein et rendit grandement grâce (2). Nous savons par contre ce qu'il fit quand il oublia Dieu : il persévéra, jusqu'à ce que Nathan le prophète l'eût engagé à se souvenir de Dieu (3).

25. Au moment où tu te souviens de Dieu, prie davantage, pour que le Seigneur te rappelle à son souvenir quand tu l'oublieras.

26. Quand tu lis les divines Ecritures, considère ce qui est caché en elles. Car il est dit que ce qui a été écrit avant nous l'a été pour notre instruction (4).

27. L'Ecriture dit que la foi est le fondement de ce qu'on espère (5), et elle appelle réprouvés ceux qui ne reconnaissent pas que le Christ demeure en nous (6).

28. De même que la pensée se manifeste par les oeuvres et les paroles, de même la rétribution à venir se manifeste par les bonnes actions du coeur.

29. Il va de soi qu'au coeur miséricordieux, il sera fait miséricorde. Mais le contraire appelle une réponse contraire.

30. La loi de liberté nous enseigne toute vérité. La plupart la découvrent comme une connaissance. Mais peu la comprennent à la mesure de leur pratique des commandements.

31. Ne cherche pas la perfection de la loi de liberté dans les vertus humaines : nul n'y est parfait. Sa perfection se cache dans la Croix du Christ.

32. La loi de liberté se découvre par la connaissance véritable. Mais elle se comprend par la pratique des commandements, et elle s'accomplit par les compassions du Christ.

33. Lorsque nous serons obligés par la conscience à nous diriger vers tous les commandements de Dieu, nous comprendrons alors que la loi du Seigneur est irréprochable (1) : elle est mise en oeuvre dans ce que nous faisons de bien, mais elle ne saurait s'accomplir parmi les hommes sans les compassions de Dieu.

34. Ceux qui ne considèrent pas qu'ils sont eux-mêmes redevables de tous les commandements du Christ, lisent charnellement la loi de Dieu. Ils ne comprennent ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils affirment (2). C'est pourquoi ils pensent qu'ils accomplissent la loi par les oeuvres.

35. Telle action est faite avec les apparences du bien, mais l'intention de celui qui la fait n'est pas dirigée vers le bien. Telle autre action semble être mauvaise, mais l'intention de celui qui la fait est dirigée vers le bien. Et ce que nous rapportons là ne concerne pas seulement les actions que font certains, mais aussi les paroles qu'ils disent. Les uns, en effet, dénaturent le sens de leur action par inexpérience ou par ignorance. D'autres ont le dessein de faire le mal. D'autres enfin sont portés par la piété.

36. Les simples ont peine à voir tel qu'il est celui qui, sous ses louanges, cache la calomnie et le blâme, comme celui qui cache la vaine gloire sous une humble apparence. Mais ceux qui, la plupart du temps, transforment par leurs sophismes la vérité en mensonge, seront plus tard dénoncés et réfutés par leurs actions.

37. Tel qui fait une action apparemment bonne offense son prochain. Et tel autre, en s'abstenant de faire cette action, reçoit dans son coeur un plus grand bien.

38. Il est des reproches inspirés par la méchanceté et la vengeance. Et il en est d'autres inspirés par la crainte de Dieu et la vérité.

39. Cesse de blâmer celui qui a renoncé au péché et se repent désormais. Et si tu dis que tu le blâmes selon Dieu, commence par confesser tes propres fautes.

40. Dieu est à l'origine de toute vertu, comme le soleil est à l'origine de la lumière du jour.

41. Si tu fais oeuvre de vertu, souviens-toi de Celui qui a dit : " Sans moi, vous ne pouvez rien faire (1)."

42. Les biens viennent aux hommes par l'affliction (2). De même les maux leur viennent par la vaine gloire et le plaisir.

43. Celui qui est victime de l'injustice des hommes échappe au péché. Et il trouve une secours égal à son affliction.

44. Celui qui s'en remet au Christ pour la rétribution supporte courageusement toute injustice, selon la mesure de sa foi.

45. Celui qui prie pour les hommes qui lui font du tort renverse les démons. Mais celui qui s'oppose aux premiers est meurtri par les seconds.

46. Mieux vaut l'offense des hommes que l'offense des démons. Mais celui qui plaît au Seigneur maîtrise les uns et les autres.

47. Tout bien vient du Seigneur selon sa Providence : il fuit mystérieusement les ingrats, les inconscients et les paresseux.

48. Tout vice aboutit au plaisir défendu, mais toute vertu mène à la consolation spirituelle. Si le premier l'emporte, il excite toujours plus ce qui lui est propre. Et si la seconde l'emporte, elle développe de même ce qui lui est naturel.

49. Les outrages des hommes suscitent l'affliction dans le coeur. Mais ils purifient celui qui les supporte.

50. L'ignorance mène à s'opposer à ce qui est utile. Et dans son insolence, elle aggrave la portée du mal.

51. Si tu n'éprouves aucun dommage, attends-toi aux afflictions. Et comme tu devras rendre compte (3), évite la cupidité.

52. Si tu as péché secrètement, ne cherche pas à le cacher. Car tout est à nu et à découvert aux yeux du Seigneur (4), à qui nous devons rendre compte.

53. Montre-toi au Maître en révélant tes pensées. Car l'homme regarde au visage, mais Dieu regarde au coeur (5).

54. Ne pense ni ne fais rien sans avoir en Dieu ton but. Car celui qui voyage sans but perd sa peine.

55. Celui qui pèche en dehors de toute nécessité a du mal à se repentir. Car rien n'échappe à la justice de Dieu.

56. Autant un événement pénible suscite dans l'homme sensé le souvenir de Dieu, autant il accable celui qui oublie Dieu.

57. Que toute peine involontaire t'enseigne à te souvenir, et tu auras toujours une raison de te repentir.

58. L'oubli n'a par lui-même aucune puissance. Mais il tire sa force de nos négligences.

59. Ne dis pas : " Que faire? C'est ce que je ne veux pas qui m'arrive." Car souviens-toi que tu as manqué à ton devoir.

60. Fais le bien dont tu te souviens, et tu découvriras le bien que tu as oublié. N'abandonne pas ta pensée à la confusion de l'oubli.

61. L'Ecriture dit : " L'enfer et la perdition sont à découvert devant le Seigneur (1)." Elle dit cela de l'ignorance et de l'oubli du coeur.

62. En effet, l'Enfer, c'est l'ignorance, car l'un et l'autre sont invisibles. Et la perdition, c'est l'oubli, puisque l'une et l'autre échappent à ce qui existe.

63. Occupe-toi de tes fautes, non de celles du prochain. Et tu ne seras pas éloigné du lieu où est à l'oeuvre ton intelligence.

64. La négligence ne saurait guère se prêter à tout le bien que nous pouvons faire. Mais l'aumône et la prière raniment les négligents.

65. Toute affliction supportée selon Dieu est fondamentalement une oeuvre de piété. Car l'amour vrai se prouve dans l'adversité.

66. Ne dis pas que la vertu s'acquiert en dehors de l'affliction. Car elle ne se prouve pas dans la facilité.

67. Considère l'issue de toute affliction involontaire. Et tu y verras la disparition du péché.

68. Les conseils du prochain sont souvent utiles. Mais rien ne convient plus à chacun que son propre jugement.

69. Si tu veux guérir, sois attentif à ta conscience. Tout ce qu'elle te dit, fais-le, et tu y trouveras ton bien.

70. Les secrets de chacun, Dieu les connaît, et aussi la conscience. Que grâce à eux, chacun se corrige.

71. L'homme fait ce qu'il peut, à la mesure de sa volonté. Mais c'est Dieu qui donne les issues, selon ce qui est juste.

72. Si tu veux recevoir la louange des hommes en toute justice, aime d'abord être blâmé pour tes fautes.

73. Ce qu'on aura supporté d'outrages pour la vérité du Christ sera rétribué au centuple quand on sera glorifié par la foule. Mais il est meilleur de faire toute oeuvre bonne pour le siècle à venir.

74. Si un homme vient au secours d'un autre homme en paroles ou en actes, c'est la Grâce de Dieu qu'il leur faut à tous deux reconnaître là. Celui qui ne comprend pas cela sera dépassé par celui qui le comprend.

75. Celui qui loue son prochain par hypocrisie l'outragera le moment venu, et se couvrira lui-même de honte.

76. Celui qui ignore le piège des ennemis est aisément immolé. Et celui qui ne connaît pas les causes des passions y tombe facilement.

77. De l'amour du plaisir naît la négligence, et de la négligence naît l'oubli. Car Dieu a donné à tous la connaissance de ce qui nous est bon.

78. L'homme conseille son prochain, dans la mesure de ses connaissances. Mais Dieu opère avec celui qui l'écoute, dans la mesure de sa foi.

79. J'ai vu des ignorants se faire vraiment humbles. Et ils sont devenus plus sages que les sages.

80. Un autre ignorant, qui entendit leur éloge, n'imita pas leur humilité. Mais se faisant gloire de son ignorance, il se couvrit d'orgueil.

81. Celui qui méprise l'intelligence et se vante de ne rien savoir, n'est pas seulement ignorant dans ses paroles, mais aussi dans son jugement (1).

82. De même qu'autre chose est l'éloquence et autre chose l'intelligence, de même autre chose est la simplicité du discours et autre chose la sottise.

83. L'ignorance des mots ne nuira pas à qui est vraiment pieux. Et l'éloquence ne nuira pas non plus à qui est humble.

84. Ne dis pas : " Je ne sais pas ce que je dois faire. Je ne suis donc pas coupable de ne pas le faire". Car si tu faisais tout ce que tu sais être bien, le reste te serait révélé à la suite. Tu comprendrais les choses une par une, comme on passe d'une chambre dans une autre. Il ne t'importe pas, avant de te mettre à l'oeuvre, de savoir ce qui suivra. Car la science enfle quand elle ne fait rien, mais l'amour édifie, parce qu'il supporte tout (2).

85. Lis à même tes actes les paroles de la divine Ecriture, et ne te répands pas en vains discours, enflé par tes seules pensées.

86. Celui qui abandonne la pratique et ne s'appuie que sur la simple connaissance, tient une tige de roseau au lieu d'une épée à double tranchant. Au moment du combat, le roseau percera et pénétrera sa main, dit l'Ecriture, y jetant son venin naturel, au lieu d'être lancé contre les ennemis (3).

87. C'est auprès de Dieu que toute pensée a sa mesure et son poids. La pensée, qu'elle soit passionnée ou simple, est toujours la même.

88. Celui qui accomplit un commandement doit s'attendre à l'épreuve qui s'y attache. L'amour pour le Christ se prouve, en effet, dans l'adversité.

89. N'aie jamais la présomption de négliger les pensées. Car aucune pensée n'échappe à Dieu.

90. Quand tu vois une pensée inspirer la gloire humaine, sache clairement qu'elle te prépare la confusion.

91. L'ennemi connaît bien la justice de la loi spirituelle, et il ne cherche que le consentement de l'intelligence. Ainsi, ou bien il soumettra aux dures peines du repentir celui qui est en son pouvoir, ou bien il tourmentera de ses attaques, pour le contraindre, celui qui ne se repent pas. Il le dispose même parfois à résister aux attaques, afin de multiplier les peines, là encore, et de susciter, à l'heure de la mort, par le manque de patience, le manque de foi.

92. Devant ce qui arrive, beaucoup résistent de toute leur force. Mais en dehors de la prière et du repentir, nul n'échappe au danger.

93. Les maux se renforcent l'un par l'autre. De même, les biens s'accroissent mutuellement et portent toujours plus avant celui qui les reçoit en partage.

94. Le diable fait négliger les petites fautes. Autrement, il lui serait impossible d'amener à un plus grand mal.

95. La racine du désir mauvais, c'est la louange des hommes. De même la racine de la chasteté, c'est le blâme de la malice, non pas seulement quand nous l'entendons, mais quand nous l'assumons.

96. Rien ne sert d'avoir renoncé à tout si l'on se livre au plaisir. Ce qu'on faisait avec les richesses, on le met encore en oeuvre quand on n'a plus rien.

97. Inversement l'ascète, s'il acquiert des richesses, est en esprit le frère du précédent. Ils ont la même mère, par le plaisir que prend leur intelligence. Mais ils ont un père différent, par le changement de passion.

98. Tel qui s'arrache à une passion pour se livrer à un plus grand plaisir est glorifié par ceux qui ignorent son but. Mais sans doute ignore-t-il lui-même que ce qu'il fait ne sert à rien.

99. La source de toute malice, c'est la vaine gloire et le plaisir. Celui qui ne les déteste pas ne viendra pas à bout de la passion.

100. Il est dit que la racine de tous les maux est l'amour de l'argent (1). Mais il est clair que lui aussi existe par eux.

101. L'intelligence est aveuglée par ces trois passions, je veux dire l'amour de l'argent, l'amour de la vaine gloire et le plaisir.

102. Ces passions sont les trois filles de la sangsue dont parle l'Ecriture, qui sont aimées d'amour par leur mère, la folie (2).

103. La connaissance et la foi, qui accompagnent notre nature, ne sont émoussées par rien d'autre que par ces trois passions.

104. C'est par ces trois passions que la fureur et la colère, les guerres, les meurtres et les autres maux ont tellement pris le dessus parmi les hommes.

105. Ainsi nous devons haïr l'amour de l'argent, l'amour de la vaine gloire et le plaisir, comme les mères des maux et les marâtres des vertus.

106. C'est à cause d'elles que nous avons reçu l'ordre de ne pas aimer le monde ni ce qui est dans le monde (3), non pour haïr sans discernement les créatures de Dieu, mais pour couper court aux causes de ces trois passions.

107. Il est dit que nul, s'il va combattre, ne s'embarrasse des affaires de cette vie (4). Celui qui, au milieu d'un tel embarras, veut vaincre les passions est semblable à celui qui veut éteindre un incendie avec de la paille.

108. Celui qui pour une question d'argent, de gloire ou de plaisir s'emporte contre son prochain, n'a pas encore compris que Dieu dirige les choses dans la justice.

109. Quand tu entends le Seigneur dire : " Si quelqu'un ne renonce pas à tout ce qu'il a, il n'est pas digne de moi (1)", comprends qu'il ne parle pas seulement de l'argent, mais de tout ce qui porte au mal.

110. Celui qui ne connaît pas la vérité ne saurait non plus vraiment croire. Car la connaissance précède naturellement la foi.

111. De même que Dieu a assigné à chaque chose visible ce qui lui est propre, de même il a assigné ce qui leur est propre aux pensées humaines, que nous le voulions ou non.

112. Si un homme, qui vit ouvertement dans le péché et ne se convertit pas, n'a rien souffert jusqu'à sa mort, considère que le Jugement sera pour lui impitoyable.

113. Celui qui prie en toute conscience supporte ce qui arrive. Mais celui qui garde le souvenir du mal ignore encore la prière pure.

114. Quand tu es lésé, injurié, chassé par quelqu'un, ne considère pas le présent, mais tourne-toi vers l'avenir, et tu trouveras que cet homme est pour toi la source de nombreux biens, non seulement dans le siècle présent, mais dans le siècle à venir.

115. De même que l'absinthe amère fait du bien à ceux qui manquent d'appétit, de même il est bon pour ceux qui se conduisent mal de connaître la souffrance. Ces remèdes aident en effet les uns à mieux se porter, les autres à se repentir.

116. Si tu ne veux pas subir le mal, renonce à le faire. Car l'un ne va jamais sans l'autre. Chacun récolte ce qu'il a semé (2).

117. Nous qui de nous-mêmes semons le mal et qui le récoltons malgré nous, nous devons admirer la justice de Dieu.

118. Dès lors qu'un certain temps nous a été donné entre les semailles et la moisson, nous attendons dans le doute la rétribution.

119. Quand tu as péché, n'incrimine pas l'acte, mais la pensée. Car si l'intelligence n'avait pas précédé, le corps n'aurait pas suivi.

120. Celui qui se cache pour faire le mal est plus méchant que ceux qui sont ouvertement injustes. C'est pourquoi il sera plus durement châtié.

121. Celui qui trame la ruse et se cache pour faire le mal est, d'après l'Ecriture, un serpent qui se met sur le chemin pour mordre le cheval au talon (3).

122. Celui qui en même temps loue son prochain auprès de l'un et le blâme auprès de l'autre, est sous l'emprise de la vaine gloire et de l'envie. Par les louanges, il tente de dissimuler son envie. Et par les blâmes, il cherche à être plus considéré qu'autrui.

123. De même qu'on ne saurait faire paître ensemble des brebis et des loups (4), de même celui qui trompe son prochain ne peut rencontrer la compassion.

124. Celui qui mêle secrètement à l'ordre qu'il reçoit sa volonté propre est adultère, comme le montre la Sagesse (1), et, par déraison, il s'expose à la souffrance et au déshonneur.

125. De même qu'unir l'eau et le feu est une contradiction, de même se contredisent entre elles la justification de soi et l'humilité.

126. Celui qui cherche le pardon de ses péchés aime l'humilité. Mais celui qui condamne l'autre scelle ses propres fautes.

127. Ne laisse pas sans l'effacer une faute, si petite soit-elle, afin qu'elle ne t'entraîne pas ensuite dans de plus grands maux.

128. Si tu veux être sauvé, aime la parole vraie, et ne rejette jamais un reproche à la légère.

129. C'est la parole vraie qui a converti la race de vipères, et lui a enseigné à fuir la colère à venir (2).

130. Celui qui reçoit les paroles de vérité reçoit Dieu le Verbe. Car il est dit : " Celui qui vous reçoit me reçoit (3)."

131. Le paralytique descendu par le toit (4), c'est le pécheur que reprennent au nom de Dieu les fidèles, et qui, grâce à leur foi, reçoit le pardon.

132. Il vaut mieux prier avec piété pour le prochain que de le blâmer à chacune de ses fautes.

133. Celui qui se repent véritablement est la risée des insensés. Mais c'est pour lui la preuve que son repentir plaît à Dieu.

134. Celui qui mène le combat se maîtrise en tout, et il n'a de cesse que le Seigneur n'ait exterminé l'engeance de Babylone (5).

135. Considère qu'il y a douze passions de l'infamie. Si tu t'éprends volontairement de l'une d'entre elles, celle-ci prendra entièrement la place des onze autres.

136. Le péché est un feu allumé. Si tu le prives de bois, il s'éteindra. Et si tu l'alimentes, il brûlera.

137. Si tu t'es laissé emporter par les louanges, reçois le déshonneur. Car il est dit : " Celui qui s'élève sera abaissé (6)."

138. Quand nous rejetons de l'intelligence toute malice volontaire, alors nous avons à combattre les passions à même nos tendances.

139. La tendance est la réminiscence involontaire des fautes passées. Celui qui la combat l'empêche d'aboutir à la passion. Mais celui qui la maîtrise rejette même la suggestion.

140. La suggestion est un mouvement du coeur hors de toute image. Ceux qui en ont l'expérience la tiennent à l'avance, comme un col de montagne.

141. Où les images suivent la pensée, là est le consentement. Car un mouvement hors de toute image est une suggestion qui n'est pas coupable. Il en est qui leur échappent comme un tison retiré du feu (1). Mais il en est qui ne s'en retournent pas, jusqu'à ce qu'ils aient tout brûlé.

142. Ne dis pas : " Je ne le veux pas, et la chose arrive." Car alors même que tu ne veux pas du tout la chose, tu en aimes les causes.

143. Celui qui recherche la louange aime la passion. Et celui qui déplore l'affliction qui l'assaille aime le plaisir.

144. La pensée de celui qui se livre au plaisir oscille comme sur le joug d'une balance. Tantôt il pleure et se lamente à cause des péchés. Tantôt il s'attaque et s'oppose au prochain pour défendre ses plaisirs.

145. Celui qui éprouve tout et retient ce qui est bien (2), par là même évite tout mal.

146. L'homme patient est comblé d'intelligence. De même celui qui sait prêter l'oreille aux paroles sages.

147. Sans le souvenir de Dieu, il n'est pas de connaissance vraie. Car en dehors du premier. Car en dehors du premier, la seconde est bâtarde.

148. Le coeur dur tire profit d'un discours qui affine la connaissance. Car, étranger à la crainte, il n'accepte pas les peines du repentir.

149. L'homme doux appelle un discours de confiance. Car il ne met pas à l'épreuve la patience de Dieu, et il ne s'expose pas à la transgression fréquente.

150. A l'homme puissant, ne reproche pas la vaine gloire. Mais montre-lui le déshonneur qui le menace dans le siècle à venir. Il se laissera blâmer de cette manière, s'il est avisé.

151. Celui qui hait le blâme poursuit délibérément la passion. Mais celui qui l'aime montre qu'il est porté par la tendance.

152. N'écoute pas, lorsqu'on te rapporte les mauvaises actions des autres. Si tu écoutes, les mauvaises actions laisseront en toi des traces.

153. Si tu t'es complu à entendre des méchancetés, ne t'en prends qu'à toi-même, et non à celui qui t'a parlé. Quand ce qu'il écoute est mauvais, celui qui enregistre est lui aussi mauvais.

154. Si tu rencontres des hommes qui parlent pour ne rien dire, considère que tu es responsable de leurs paroles. Même si tu n'es pas responsable en l'occurrence, tu es redevable d'une dette ancienne.

155. Si tu vois quelqu'un te louer avec hypocrisie, attends-toi, le moment venu, à être blâmé par lui.

156. Mets en regard les afflictions présentes et les biens à venir. Et jamais aucune faute de négligence ne te fera relâcher ton combat.

157. Si, parce qu'il t'a rendu un service matériel, tu loues quelqu'un et l'appelle bon sans référence à Dieu, le même homme, plus tard, t'apparaîtra mauvais.

158. Tout bien procède providentiellement du Seigneur. Et ceux qui portent les biens en sont les serviteurs.

159. Accueille d'une âme égale l'enchevêtrement des biens et des maux. Et Dieu corrigera les déséquilibres des choses.

160. L'instabilité des pensées transforme ce qui nous est propre. Car Dieu attribue naturellement ce qui ne dépend pas de nous à ce qui relève de notre volonté.

161. La réalité sensible est fille de l'activité intellectuelle. Elle porte ce qui nous est nécessaire, comme l'a décidé Dieu.

162. Les pensées et les paroles d'un coeur livré au plaisir se propagent comme la peste. A la fumée qui s'en dégage, nous reconnaissons la nature du bois.

163. Demeure dans ta réflexion, et tu ne perdras pas ta peine dans les tentations. Mais si tu la quittes, supporte ce qui t'arrive.

164. Prie pour que la tentation ne vienne pas sur toi (1). Mais si elle vient, reçois-la comme tienne, et non comme étrangère.

165. Détache ta pensée de toute convoitise. Alors tu pourras voir les artifices du diable.

166. Celui qui déclare connaître tous les artifices du diable se prétend parfait sans le savoir.

167. Autant l'intelligence se dégage des soucis du corps, autant elle discerne les ruses des ennemis.

168. Celui qui se laisse mener par les pensées en est aveuglé. Il voit les oeuvres du péché, mais il ne peut en voir les causes.

169. Il en est qui observent apparemment un commandement, tout en étant asservis à la passion, et qui effacent par de mauvaises pensées une bonne action.

170. Quand tu t'approches du seuil du péché, ne dis pas : " Il ne me vaincra pas." Car plus tu t'approches, plus tu es déjà vaincu.

171. Tout ce qui existe commence petit, puis, se nourrissant peu à peu, se met à croître.

172. La ruse de la malice est un filet aux mille mailles. Celui qui se laisse prendre en partie, s'il ne fait pas attention, sera entravé tout entier.

173. Ne cherche pas à entendre le récit du malheur des hommes qui sont tes ennemis. Ceux qui écoutent de telles paroles récoltent les fruits de leur propre disposition.

174. Ne pense pas que toute affliction arrive aux hommes par le péché. Car il en est qui plaisent à Dieu et qui sont éprouvés. Il est écrit : "Les impies et les iniques seront chassés (2). Mais il est aussi écrit : " Ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ seront persécutés (3)."

175. Quand tu es affligé, veille à la suggestion du plaisir. Car nous l'acceptons aisément, dès lors qu'elle nous console de l'affliction.

176. Certains disent que sont sages ceux qui savent discerner les choses sensibles. Mais sont sages bien plutôt ceux qui maîtrisent leurs volontés propres.

177. N'écoute pas ton coeur avant d'en avoir enlevé le mal. Car il réclame les intérêts de tout ce qu'on lui confie.

178. De même qu'il y a des serpents qu'on rencontre dans les bois, et qu'il y en a d'autres qui se cachent dans les maisons, de même il est des passions qui se forment dans la raison, et il en est d'autres qui se mettent en oeuvre dans l'action, même si elles passent d'une forme à l'autre.

179. Quand tu vois des pulsions cachées agir au fond de toi et appeler à la passion l'intelligence en état d'hésychia, sache que c'est l'intelligence elle-même qui autrefois les a suscitées, les a mises en oeuvre et les a portées dans le coeur.

180. Un nuage ne se forme pas sans le souffle du vent. Et la passion ne saurait naître sans la pensée.

181. Si nous ne faisons plus les volontés de la chair, comme dit l'Ecriture, les pulsions cachées au fond de nous cesseront facilement dans le Seigneur.

182. Les images issues fondamentalement de l'intelligence sont plus nocives et plus résistantes. Mais les images issues de la raison les suscitent et les précèdent.

183. Il est une malice qui pénètre le coeur, quand la tendance est en nous depuis longtemps. Et il est une malice qui nous combat à même la raison, dans les choses quotidiennes.

184. Dieu juge les actes d'après les intentions. Il est dit en effet : " Que le Seigneur te donne selon ton coeur (2)."

185. Celui qui ne persévère pas à examiner sa conscience n'accueille pas non plus les peines du corps avec piété.

186. La conscience est le livre de la nature. Celui qui le lit assidûment reçoit l'expérience du secours divin.

187. Celui qui ne choisit pas de souffrir volontairement pour la vérité sera instruit plus durement par les peines qu'il ne veut pas.

188. Celui qui connaît la volonté de Dieu et l'accomplit autant qu'il peut, par les petites peines échappera aux grandes.

189. Celui qui veut vaincre les tentations sans la prière et la patience, ne les repoussera pas. Mais elles l'étreindront davantage.

190. Le Seigneur s'est caché dans ses propres commandements. C'est dans la mesure où ils les observent que le trouvent ceux qui le cherchent.

191. Ne dis pas : " J'ai observé les commandements, et je n'ai pas trouvé le Seigneur." Car l'Ecriture dit: " Tu as souvent trouvé la connaissance avec la justice. Et ceux qui cherchent avec droiture le Seigneur trouveront la paix. (1)."

192. La paix est la délivrance des passions. Elle ne saurait se trouver sans l'énergie du Saint-Esprit.

193. Autre chose est la pratique des commandements, et autre chose la vertu, même si elles tirent l'une de l'autre l'origine de leurs biens.

194. Il est dit que la pratique des commandements consiste à faire ce qui est ordonné, et que la vertu est là quand ce qu'on a fait s'accorde avec la vérité.

195. De même que la richesse matérielle est une, mais est répartie en possessions multiples, de même la vertu est une, mais ses oeuvres prennent de nombreuses formes.

196. Celui qui raisonne sans oeuvrer et ne fait que dire des paroles, est riche d'iniquités. Les fruits de ses peines, selon l'Ecriture, iront à des maisons étrangères (2).

197. Il est dit que tout obéit à l'or (3), et que tout ce qui est conçu par l'intelligence est régi par la Grâce de Dieu.

198. La bonne conscience s'obtient par la prière, et la prière pure par la conscience. L'une est, en effet, naturellement liée à l'autre.

199. Jacob fit faire à Joseph une tunique de toutes les couleurs (4). Et le Seigneur accorde à l'homme doux la connaissance de la vérité, selon qu'il est écrit : " Le Seigneur enseignera aux hommes doux ses voies (5)."

200. Fais toujours le bien autant que tu le peux, et quand tu peux faire plus, ne te tourne pas vers le moins. Il est dit en effet que celui qui regarde en arrière n'est pas propre au Royaume des Cieux (6).



De ceux qui pensent être justifiés par les oeuvres

Deux cent vingt-six chapitres



1. Dans les écrits qui suivent, la mauvaise foi de ceux du dehors sera réfutée par ceux dont la foi est sûre et qui reconnaissent la vérité.

2. Voulant montrer que nous sommes tenus d'observer tous les commandements, mais que la filiation adoptive est une grâce accordée aux hommes par l'effusion de son propre sang, le Seigneur dit : " Quand vous avez fait tout ce qui vous était commandé, dites alors : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire (1)." Ainsi le Royaume des Cieux n'est pas le salaire des oeuvres, mais une grâce du Maître préparée pour les serviteurs fidèles.

3. Le serviteur ne réclame pas la liberté comme un salaire. Mais il lui plaît d'être redevable, et il la reçoit comme une grâce.

4. Le Christ, dit l'Ecriture, est mort pour nos péchés (2), et à ceux qui le servent bien, il accorde la liberté. Il leur dit en effet : " C'est bien, bon et fidèle serviteur. Tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton Seigneur (3)."

5. Le serviteur fidèle n'est pas celui qui s'en tient à la simple connaissance, mais bien celui qui par l'obéissance se confie au Christ qui donne les commandements.

6. Celui qui honore son maître fait ce qui lui est ordonné. Mais s'il est en faute, ou s'il désobéit, il assume la responsabilité de ce qui lui arrive.

7. Si tu aimes l'étude, aime aussi la peine. Car la simple connaissance enfle l'homme (4).

8. Les épreuves qui nous arrivent à l'improviste nous enseignent providentiellement à aimer la peine, et même si nous ne le voulons pas, nous entraînent au repentir.

9. Les afflictions qui nous arrivent sont les engeances de nos propres fautes. Si nous les supportons par la prière, nous y trouverons en retour un surcroît de biens.

10. Certains se complaisent dans les louanges accordées à leur vertu et tiennent pour une consolation le plaisir de leur vaine gloire. D'autres, blâmés pour leurs péchés, sont en peine, et considèrent que cette peine bienfaisante est l'oeuvre du mal.

11. Ceux qui, s'autorisant de leurs propres combats, s'en prennent aux négligents, pensent être justifiés par les oeuvres corporelles. Mais nous qui, nous prévalant de notre simple connaissance, méprisons les ignorants, nous sommes encore plus insensés qu'eux.

12. En dehors de ses oeuvres propres, la connaissance n'est pas encore sûre, même si elle est vraie. Ainsi, en toute chose, c'est l'oeuvre qui est la confirmation.

13. Souvent, quand la pratique est négligée, la connaissance aussi est obscurcie. Car les souvenirs de ce qu'on aura totalement négligé de mettre en oeuvre, eux aussi peu à peu se perdront.

14. C'est pourquoi l'Ecriture nous enseigne à voir Dieu par la connaissance, afin que nous le servions droitement par les oeuvres.

15. Quand nous accomplissons ouvertement les commandements, nous recevons du Seigneur ce qui nous convient, à la mesure de nos oeuvres. Mais le bien que nous en tirons dépend du but que nous visons.

16. Celui qui veut faire une chose et ne le peut pas, est tenu pour l'avoir faite, aux yeux de Dieu qui connaît les coeurs. Ceci doit s'entendre du bien comme du mal.

17. Sans le corps, l'intelligence accomplit bien des choses bonnes ou mavaises. Mais sans l'intelligence, le corps ne peut pas accomplir ces choses. C'est pourquoi la loi de la liberté se manifeste avant nos actes.

18. Les uns, qui n'observent pas les commandements, pensent avoir une foi droite. D'autres, qui les observent, attendent le Royaume comme un salaire qui leur est dû. Les uns et les autres s'écartent de la vérité.

19. Le maître ne doit pas de salaire aux serviteurs. Mais ceux qui ne servent pas droitement n'obtiendront pas non plus la liberté.

20. Si le Christ est mort pour nous, selon les Ecritures (1), et si nous vivons, non pour nous-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour nous (2), il est clair que nous devons le servir jusqu'à la mort. Dès lors, comment pouvons-nous penser que la filiation adoptive nous soit dûe?

21. Le Christ est notre Maître par essence, et notre maître par l'économie du salut. Car nous n'étions pas, et il nous a faits. Nous étions morts par le péché, et il nous a rachetés de son propre sang. A ceux qui croient ainsi, il a fait don de la Grâce.

22. Quand tu entends l'Ecriture dire qu'il rendra à chacun selon ses oeuvres (3), il ne faut pas entendre par là des oeuvres qui méritent la géhenne ou le Royaume, mais que le Christ rend à chacun selon ses oeuvres d'incrédulité ou de foi, non comme instaurant un échange, mais comme notre Dieu Créateur et Rédempteur.

23. Nous qui avons été jugés dignes du bain de la nouvelle naissance, joignons-y les bonnes oeuvres, non pour donner en échange, mais pour garder la pureté qui nous a été accordée.

24. Toute oeuvre bonne que nous faisons par le moyen de notre nature nous éloigne du mal contraire, mais ne saurait susciter sans la Grâce le surcroît de la sanctification.

25. Celui qui est tempérant se garde de la gourmandise. Celui qui renonce à posséder se garde de la cupidité. Celui qui vit dans l'hésychia se garde du bavardage. Celui qui est pur se garde de l'amour du plaisir. Celui qui est chaste se garde de la prostitution. Celui qui se suffit se garde de l'amour de l'argent. Celui qui est doux se garde du trouble. Celui qui est humble se garde de la vaine gloire. Celui qui obéit se garde de la contestation. Celui qui discute se garde de l'hypocrisie. De même celui qui prie se garde de la désespérance. Celui qui est pauvre se garde de l'abondance des biens. Celui qui confesse se garde du reniement. Celui qui témoigne se garde de l'idolâtrie. Vois-tu que toute vertu pratiquée jusqu'à la mort n'est rien d'autre que l'abstention du péché? Or s'abstenir du péché est l'oeuvre de la nature, non une monnaie d'échange en vue du Royaume.