jeudi 24 janvier 2019

Arnauld d'Andilly, Echelle Sainte de Saint Jean Climaque.

L’ECHELLE SAINTE OU LES DEGRES POUR MONTER AU CIEL COMPOSES PAR SAINT JEAN CLIMAQUE, ABBE DU MONASTERE DU MONT SINAI Et Père de l’Eglise Grecque. TRADUITS DU GREC EN FRANÇAIS PAR ARNAULD D’ANDILLY PREMIER DEGRE Du Renoncement, qui se fait par une sainte violence à la vanité de la vie mondaine. Notre Dieu et notre Roy, qui est la bonté souveraine et infinie ( car il est raisonnable que je commence par le nom de Dieu à parler à des serviteurs de Dieu) ayant honoré de la dignité du libre-arbitre toutes les créatures raisonnables, auxquelles il a donné l’être, on peut dire qu’entre ces créatures les unes sont ses amis, les autres ses vrais et fidèles serviteurs ; les autres de mauvais serviteurs, les autres des étrangers entièrement séparés de lui, et les autres ses adversaires qui lui font la guerre, quoi qu’ils ne puissent rien contre son pouvoir. Or selon le peu de connaissance que j’ai, il me semble, mon Saint Père : Que ceux qui sont proprement les amis de Dieu, sont ces substances intellectuelles et incorporelles qui environnent son trône : Que ses vrais et fidèles serviteurs sont tous ceux qui ont fait et qui continuent toujours de faire sa très sainte volonté avec une ferveur et une exactitude qui n’en omet aucun point : Que ses mauvais serviteurs sont ceux, qui ayant été honorés de la grâce du divin baptême, n’ont point gardé vraiment et fidèlement ce qu’ils lui avaient promis par cette alliance, qu’ils avaient contractée avec lui dans ce Sacrement : Que les étrangers entièrement séparés de lui et ses ennemis, sont tous ceux que nous voyons, ou n’avoir point été baptisés comme sont les infidèles, ou n’avoir qu’une foi erronée et corrompue comme sont les hérétiques. Et que ses persécuteurs sont ceux, qui non seulement ont rejeté sa loi, et l’ont violée eux-mêmes : mais qui font encore de cruelles persécutions à ceux qui la gardent. Chaque espèce de toutes ces différentes personnes dont j’ai parlé, demanderait un traité particulier. Mais n’étant pas à propos qu’un homme aussi ignorant que je le suis, s’étende à présent sur toutes ces diverses matières, il vaut mieux, que pour obéir à ces fidèles serviteurs de Dieu, dont la piété me fait violence et dont le zèle et la foi me presse, je me borne à ce qui peut être utile pour l’édification de leurs âmes ; que je prenne la plume de leur main, quoique je me reconnaisse indigne d’écrire ; que je la trempe, pour le dire ainsi, dans l’humble soumission que je leur dois, espérant par mon obéissance acquérir quelque grâce et quelque lumière en même temps qu’elle me cause de la tristesse ; et que je trace dans leurs cœurs si purs, ainsi que sur du papier d’une blancheur admirable, ou plutôt comme sur des tables vivantes et spirituelles les divines règles d’une vie sainte. Commençons donc en cette sorte. La possession de Dieu, la vie de la grâce, et le salut éternel, sont des biens communs et universels, dont toutes les créatures, qui agissent par une volonté libre, sont capables de jouir, soit qu’elles soient fidèles, ou infidèles, justes ou injustes, pieuses ou impies, parfaites ou imparfaites, religieuses ou séculières, savantes ou ignorantes, saines ou malades, jeunes ou avancées en âge, comme l’effusion de la lumière, la vue du soleil, et les vicissitudes des saisons leur sont virtuellement communes. Car il n’y a point en Dieu d’acception des personnes. L’impie est celui, qui étant d’une nature raisonnable et mortelle fuit volontairement la vie, et qui ne pense non plus à son Créateur, qui est et subsiste éternellement, que s’il n’était point du tout. Le violateur de la loi est celui qui corrompt la loi de Dieu par la malice de son propre sens, et qui s’imagine ne croire que la vérité lorsqu’il suit une opinion hérétique qui y est contraire. Le Chrétien est celui qui imite Jésus-Christ autant qu’il est possible à l’homme de l’imiter, et qui témoigne par ses paroles, par ses actions, et par ses pensées, qu’il n’a qu’une orthodoxe et irrépréhensible créance de la sainte Trinité. L’amateur de Dieu est celui qui use de toutes les choses naturelles, qui sont innocentes et permises, et qui ne néglige aucune des bonnes œuvres qu’il puisse faire. Le continent ou le tempérant est celui, qui étant au milieu des tentations, des pièges, et des troubles, s’efforce de tout son pouvoir d’imiter les mœurs de ceux qui sont délivrés de ces agitations. Le Solitaire est celui, qui représente parfaitement dans un corps matériel et corrompu l’ordre et l’état des Esprits incorporels. Le Solitaire est celui qui, en tout temps, en tout lieu, en toute action, n’est attaché qu’aux seules choses de Dieu. Le Solitaire est celui qui fait sans cesse violence à la nature, et veille sans relâche à la garde de ses sens. Le Solitaire est celui qui a le corps chaste, la bouche pure, l’esprit éclairé de la lumière divine. Le Solitaire est celui qui, étant touché dans le fond de l’âme de la tristesse salutaire de la pénitence, est toujours occupé de la pensée de la mort, et soit qu’il veille, ou qu’il dorme, ne la perd jamais. La retraite du monde est une haine volontaire et un abandonnement des choses de la nature, par le désir qu’on a de jouir des biens qui sont au-dessus de la nature. Tous ceux qui ont quitté de bon cœur et avec joie les commodités et les plaisirs de la vie présente, l’ont fait indubitablement, ou par l’espérance de la royauté future, ou par le regret qu’ils avaient conçu de la multitude de leurs péchés, ou par le seul amour qu’ils sentaient pour Dieu. Que s’ils n’ont été touchés d’aucun de ces mouvements, leur retraite a été indiscrète et téméraire. Mais néanmoins Celui qui couronne nos combats est si bon qu’il a peu d’égard au but que nous avons eu en entrant dans la carrière, lorsque la fin de notre course est telle qu’il la demande. Que celui qui est sorti du monde pour se décharger du poids de ses péchés imite les personnes qui vont hors des villes pour s’asseoir et pleurer sur les sépulcres des morts : qu’il n’arrête point le cours de ses chaudes et ardentes larmes, et ne fasse point cesser ses profonds et secrets gémissements, jusqu’à ce qu’il ait vu lui-même ainsi qu’un autre Lazare que Jésus-Christ est venu vers lui ; qu’il a ôté la pierre d’endurcissement de dessus son cœur, et délivré son esprit des liens de ses péchés en commandant aux Anges ses ministres de l’en dégager, en leur disant : Déliez-le, détachez-le de ses passions, et laissez-le s’avancer vers la bienheureuse liberté d’une âme qui n’est plus liée de ces chaînes. S’il s’agit d’une autre manière, il ne tirera aucun fruit de sa retraite. Si nous voulons sortir de l’Egypte, et fuir la tyrannie de Pharaon, nous avons absolument besoin, aussi bien que le peuple Juif, de quelque Moïse, qui soit comme un médiateur entre Dieu et nous, et qui étant comme au milieu de la contemplation et de l’action tende les mains vers Dieu en notre faveur, afin que marchant sous sa conduite nous traversions la mer rouge de nos péchés, et mettions en fuite l’Amalec de nos passions. C’est pourquoi ceux-là ont été trompés, qui ayant eu confiance en eux-mêmes se sont imaginés qu’ils n’auraient point besoin d’avoir quelqu’un qui leur montrât le chemin dans la vie spirituelle. Ceux qui sortirent de l’Egypte eurent Moïse pour conducteur, et ceux qui s’enfuirent de Sodome eurent un Ange pour guide. Or ceux qui sortirent de l’Egypte représentent ceux qui emploient le soin des médecins spirituels pour la guérison des maladies de leurs âmes. Et ceux qui s’enfuient de Sodome figurent ceux qui désirent de se délivrer des impuretés de ce misérable corps. Car ces derniers ont besoin d’être assistés par un Ange, c’est-à-dire, si j’ose user de ce terme, par un homme qui soit égal à un Ange, puisque selon la grandeur et la pourriture des plaies et des ulcères de nos péchés nous aurons besoin d’un médecin et d’un chirurgien, dont la suffisance ne soit pas commune. Véritablement il faut avouer que ceux qui étant revêtus d’un corps ont entrepris de monter au ciel, ont besoin de se faire violence à eux-mêmes, et de ne point se donner de trêve dans leurs mortifications, surtout au commencement de leur retraite, jusqu’à ce que l’amour des délices et des plaisirs auxquels ils s’étaient accoutumés, et l’insensibilité de leur cœur se change en un véritable amour de Dieu, et en une parfaite pureté par la vive douleur de la pénitence. Il faut certes essuyer beaucoup de travaux et de grands travaux, et s’attendre à plusieurs peines secrètes et bien amères, principalement lorsqu’on est lâche et qu’on manque de ferveur, jusqu’à ce que l’esprit, qui ressemblait auparavant à un chien, lequel n’aime qu’à manger et à aboyer, devienne si simple, si doux, et si vigilant, qu’il n’aime plus que la pureté, et l’application continuelle aux choses de son salut. Mais néanmoins ayons bon courage, quelque sujets à nos passions, et quelque impuissants que nous nous trouvions encore : offrons à Jésus Christ avec une foi inébranlable, et confessons-lui avec une humilité profonde notre faiblesse et notre impuissance spirituelle, et alors nous recevrons sans doute de sa bonté l’assistance de sa grâce, quoi que nous ne l’ayons pas méritée, pourvu que nous nous jetions continuellement dans le profond abîme de l’humilité. Que tous ceux qui veulent entrer dans cette illustre carrière, laquelle bien que rude et étroite, nous est adoucie et élargie par la grâce, sachent qu’ils doivent comme se jeter dans le feu des tentations et des mortifications, s’ils veulent que le feu du ciel vienne habiter dans leurs cœurs. C’est pourquoi que chacun s’éprouve soi-même, et qu’ensuite de cette épreuve il mange ce pain avec des larmes amères, et boive ce breuvage avec ses larmes, de peur qu’il ne remporte de ce combat que sa propre condamnation. Si tous ceux qui sont baptisés ne sont pas sauvés, il est aisé d’en tirer la conséquence que je veux taire. Il faut que ceux qui viennent pour servir Dieu renoncent à tout, méprisent tout, se moquent de tout, et rejettent tout, afin qu’ils établissent un bon fondement. Or ce fondement n’est bon et solide que lorsque trois choses en composent la structure, et qu’il consiste en ces trois colonnes, la simplicité innocente, le jeûne et la chasteté. Tous ceux qui deviennent enfants en Jésus Christ doivent commencer par la pratique de ces trois vertus, prenant pour modèle les petits enfants. Il ne se trouve point en eux de malice ni de finesse. Ils n’ont point une avidité insatiable pour la nourriture. Ils n’ont pont un estomac qui ne se rassasie jamais. Ils ne ressentent point dans leur corps les ardeurs de l’incontinence, quoiqu’il puisse arriver souvent qu’à proportion qu’ils augmentent leur nourriture, ils deviennent sujets aux mouvements déréglés de la jeunesse. Un athlète s’expose à l’aversion des spectateurs, et à un danger extrême, lorsqu’il paraît lâche et abattu dès qu’il entre dans la carrière, et tout le monde aussitôt juge sa perte assurée. Il est sans doute qu’il nous servira beaucoup d’avoir commencé avec fureur, lors même qu’ensuite nous nous serons refroidis. Car quand une âme, qui s’est vue d’abord toute vigoureuse et toute mâle, se voit après affaiblie et relâchée, ce souvenir de sa première ferveur est comme un aiguillon qui la pique. C’est pourquoi il s’en est trouvé souvent qui se sont ranimés et réchauffés par cette pensée. Mais lorsqu’une âme se trahissant elle-même vient à perdre cette bienheureuse et désirable chaleur, elle doit rechercher avec grand soin de quelle cause est venu son relâchement, et l’ayant reconnue, elle doit reprendre contre elle toutes ses armes, et la combattre de tout son pouvoir, étant impossible qu’elle recouvre la première ardeur, si elle ne la fait rentrer par la même porte par laquelle elle est sortie, c’est-à-dire si elle ne détruit la cause qui a produit cette négligence et ce refroidissement. Celui qui renonce au monde par un mouvement de crainte peut être comparé à l’encens qui brûle, lequel au commencement répand une bonne odeur, et à la fin ne jette plus que de la fumée. Celui qui renonce au monde par l’espoir des récompenses, ressemble à une meule de moulin, qui ne tourne jamais que d’une même façon. Mais celui qui se retire du monde par le mouvement de l’amour divin, est embrasé d’abord par ce feu du ciel, et en ressent toujours de plus en plus redoubler l’ardeur à proportion qu’il croît dans la piété, comme le feu de la terre étant allumé dans une forêt, cause toujours un plus grand embrasement à mesure qu’il s’avance. Il y en a qui sur un fondement de pierre bâtissent un édifice de brique. Il y en a d’autres qui posent et dressent des colonnes sur la simple terre. Et il y en a d’autres qui ayant marché quelque temps à pied, et s’étant échauffé les artères et les nerfs, vont après plus vite qu’ils ne faisaient. Que celui qui aura de l’intelligence pénètre dans le sens de ce discours figuré. Puisque c’est un Dieu et un Roi qui nous appelle à son service, courons de toute notre force pour le servir ; de peur qu’ayant peu de temps à vivre, nous ne nous trouvions au jour de notre mort destitués des fruits des bonnes œuvres qui font la nourriture de l’âme, et qu’ainsi nous ne soyons réduits à mourir de faim. Ayons soin de nous rendre agréables à notre Seigneur, comme les soldats à leur Roi. Car après que nous nous sommes enrôlés sous ses enseignes, il demande de nous que nous le servions avec tout le soin et toute la fidélité que nous lui devons. Craignons au moins Dieu comme nous craignons les bêtes. Car j’ai vu des hommes, qui ne craignant point Dieu, étaient allés pour voler, et n’avaient pas plutôt entendu aboyer les chiens au lieu où ils allaient, qu’ils s’en étaient retournés aussitôt. Et ainsi la crainte qu’ils avaient eue des bêtes avait fait en eux ce que la crainte de Dieu n’avait pu faire. Aimons au moins Dieu comme nous aimons et honorons nos amis. Car j’en ai vu souvent qui, ayant irrité Dieu contre eux par leurs crimes, ne se mettaient nullement en peine de l’apaiser ; et qui ayant fâché leurs amis, quoi qu’en une chose de peu d’importance, employaient toutes sortes d’inventions, se servaient de toutes sortes d’adresses, témoignaient toutes sortes de regrets, faisaient toutes sortes de satisfactions, tant par eux-mêmes que par leurs proches, et par leurs autres amis, et y ajoutaient même des présents, afin qu’ils pussent rentrer dans leur première amitié. Dans les commencements de notre retraite nous ne pratiquons point les vertus sans beaucoup de travail, de violence, et d’amertume. Ayant fait ensuite plus de progrès, nous ne ressentons que peu ou point de peine en les pratiquant. Mais quand nos sentiments mortels et terrestres ont été absorbés et surmontés par notre zèle pour le service de Dieu, alors nous les pratiquons avec une pleine joie, une activité fervente, des désirs ardents, et un embrasement intérieur d’une flamme toute divine. Autant qu’on doit louer ceux qui dès le commencement de leur retraite exercent les vertus, et accomplissent les préceptes divins avec joie et allégresse, autant doit-on plaindre ceux qui, ayant passé plusieurs années dans la vie solitaire, ont encore de la peine à pratiquer les vertus religieuses, quoi que néanmoins ils les pratiquent. Ne rejetons et ne condamnons point les retraites du monde qui arrivent par des accidents extraordinaires et inopinés. Car j’en ai vu quelques-uns qui fuyant leur Roi ( c’est à savoir Jésus Christ) et qui malgré eux l’ayant rencontré lorsqu’il venait au-devant d’eux, ont été reçus ensuite au nombre de ses serviteurs et de ses officiers, sont entrés avec lui dans son palais, et ont été admis à sa table. J’ai vu de la semence divine qui avait été répandue sur la terre sans dessein produire beaucoup de fruits et d’excellents fruits. Et j’en ai vu au contraire qui, ayant été répandue avec dessein, n’avait produit aucun fruit. J’ai vu encore qu’une personne étant venue dans une école de médecine spirituelle ( c’est-à-dire dans un monastère) pour une affaire qui ne regardait point sa conscience, un sage médecin des âmes qui désirait de le gagner, en vint à bout par son adresse et sa civilité ingénieuse, le lia et l’attacha au service du Seigneur, et dissipa le nuage dont la lumière de son esprit avait été obscurcie jusques alors. Et ainsi l’on voit par trois de ces exemples que ce qui a été d’abord involontaire en quelques personnes, devient ensuite plus ferme et plus solide que ce que d’autres ont recherché volontairement et avec dessein. Que personne ne prenne prétexte sur la pesanteur et la multitude de ses péchés de se déclarer soi-même indigne de la profession religieuse, et ne croie que c’est humilité à lui de s’en juger incapable, lorsqu’en effet il ne s’en éloigne que par le désir de jouir toujours des délices et des plaisirs de la vie, cherchant ainsi des excuses et des prétextes pour demeurer toujours dans l’impénitence de ses péchés. Car lorsqu’il y a beaucoup de pourriture dans un ulcère, on a besoin d’un grand secours de la médecine, afin d’en faire sortir tout ce qui est corrompu, ceux qui sont dans la santé n’allant point rechercher l’assistance du médecin. Si lorsqu’un Roi terrestre nous appelle et veut que nous le servions près de sa personne et en sa présence, nous ne différons point ; nous n’alléguons point de prétexte : mais quittant tout nous l’allons aussitôt trouver avec une allégresse nonpareille, prenons garde à nous, de peur que le Roi des Rois, le Dieu des Dieux et le Seigneur des Seigneurs nous appelant à cette céleste milice, nous soyons si lâches et si paresseux que de refuser de lui obéir, et que nous nous trouvions sans défense et sans excuse lorsque nous comparaîtrons devant le tribunal de ce grand juge. Car il est vrai qu’il n’est pas impossible que celui même qui est lié comme avec des chaînes de fer par les soins et les occupations du siècle, marche dans la voie de Dieu : mais c’est avec grande difficulté ; comme ceux mêmes qui sont liés par les pieds avec des entraves ne laissent pas assez souvent de marcher : mais c’est en se heurtant à chaque pas, et se faisant toujours de nouvelles plaies. Or un homme du monde non marié, qui n’est lié que par les occupations séculières, ressemble à celui qui n’a que des menottes aux mains. C’est pourquoi, lorsqu’il veut courir à la vie religieuse, rien ne l’en empêche. Mais le marié ressemble à celui qui est lié par les mains et par les pieds. Des séculiers qui avaient peu de soin de leur salut me disaient un jour : «  Comment, vivant avec nos femmes, et étant enveloppés dans les soins des affaires publiques comme dans des filets qui nous tiennent enlaçés, comment pouvons-nous embrasser la vie solitaire et retirée ? Et je leur répondis : Faites toutes les bonnes œuvres que vous pouvez faire. Ne parlez injurieusement de personne. Ne dérobez point ; Ne trompez personne par un mensonge. Ne vous élevez audacieusement contre personne. Ne haïssez personne. Ne manquez point d’assister au service de l’Eglise. Ayez de la charité et de la compassion pour les pauvres. Ne donnez à personne aucun sujet de scandale. Ne vous approchez point de la femme de votre prochain ; mais que chacun de vous se contente de la sienne. Si vous agissez de cette sorte, vous ne serez pas éloignés du royaume des cieux. » Courons avec une joie mêlée de crainte à ce noble combat contre les Démons, et ne redoutons point ces ennemis. Car encore qu’ils nous soient invisibles, ils ont sans cesse la vue sur le visage de notre âme, et lorsqu’ils le voient tout troublé et changé par la terreur, ils s’arment contre nous avec plus de violence et de rage que jamais, ayant découvert par leurs ruses ordinaires que nous tremblons. Prenons donc les armes contre eux avec un ferme courage. Car nul d’eux n’ose combattre ceux qui les combattent d’un cœur intrépide et magnanime. On voit que Dieu par une admirable conduite de sa providence et de sa bonté adoucit les rudes assauts de cette guerre pour les nouveaux convertis, de peur que la violence du premier choc ne les portât aussitôt à retourner dans le monde ; C’est pourquoi réjouissez-vous toujours au Seigneur, vous tous qui êtes serviteurs de Dieu, reconnaissant que c’est là la première marque de l’amour qu’il a pour vous, et de votre vocation à son service. Mais on a aussi reconnu souvent que lorsque Dieu voit que des âmes sont mâles et généreuses, il les laisse entrer dès le commencement de leur retraite dans les rudes combats de cette guerre, voulant bientôt les couronner. Et il cache à ceux qui sont dans le monde la peine qui se trouve à courir dans cette carrière, ( quoi qu’il y ait en effet plus de plaisir que de peine) parce que s’ils en avaient la vue et la connaissance, nul d’eux ne renoncerait au monde. Consacrez votre jeunesse à Jésus-Christ par les exercices de la pénitence, et vous vous réjouirez dans votre vieillesse d’avoir amassé le trésor d’une entière paix de l’^ma par une entière victoire de vos passions. Ce qu’on a recueilli dans son premier âge nourrit et console dans la faiblesse d’un âge fort avancé. Travaillons avec ardeur étant jeunes ; courons avec force et avec vitesse, puisque l’heure de notre mort est si incertaine. Nous avons des ennemis, qui véritablement sont méchants, cruels, fins, capables de toutes sortes d’artifices, et de tromperies. Ils sont puissants, toujours veillant, immatériels, et invisibles. Ils ont sans cesse du feu dans leurs mains pour bruler le temple vivant de Dieu avec les mêmes flammes criminelles dont ils sont embrasés eux-mêmes. Que nul n’écoute dans sa jeunesse ces ennemis qui lui disent : Ne matez point votre chair par diverses autorités, de peur que vous ne tombiez en des maladies et en des langueurs. Car on ne trouvera pas aisément quelqu’un, surtout au siècle où nous sommes, qui ait maté son corps jusqu’à le tuer par ses austérités et ses abstinences. Et le dessein de ces Démons n’est autre que de rendre lâche et pleine de négligence notreentrée dans la carrière, et de faire que la fin réponde au commencement. Mais avant toutes choses, il faut que ceux qui veulent servir fidèlement Jésus-Christ fassent tout leur possible par leurs soins et par leur recherche pour choisir selon l’avis de quelques pères spirituels, et selon leur propre connaissance, les lieux, la manière de vie, la demeure, et les exercices qui leur sont les plus propres. Car tous ne peuvent pas demeurer dans les Monastères à cause de l’intempérance de leur bouche, et tous ne peuvent pas souffrir le repos de la solitude à cause de la violence de leur humeur. Que chacun donc examine ce qui lui est plus propre pour son naturel. Toute la vie religieuse est comprise sous ces trois formes générales d’institut et de retraite.La première est celles des combats des Anachorètes qui sont tout seuls. La seconde celle du repos et de la solitude avec un compagnon ou deux. La troisième celle des exercices de la mortification et de la patience dans la société commune d’un Monastère. « Ne vous détournez ni à droite ni à gauche, dit l’Ecriture, mais marchez par la voie royale. » C’est pourquoi celle qui est au milieu des deux autres dont j’ai parlé, est propre à plusieurs. Car l’Ecriture dit : « Malheur à celui qui est seul, parce que s’il tombe dans l’ennui et l’attiédissement, ou dans le sommeil, ou dans la paresse, ou dans le désespoir, il n’a personne qui le relève ; au lieu que le Seigneur dit  que : « quand deux ou trois sont assemblés en son nom, il se trouve au milieu d’eux. » Qui est donc le fidèle et le sage solitaire ? C’est celui qui a conservé sa chaleur sans qu’elle se soit jamais refroidie, et qui jusques à la mort n’a jamais cessé d’ajouter de jour en jour, feu sur feu, ferveur sur ferveur, soin sur soin, désir sur désir. Qui que vous soyez qui aurez monté ce premier Degré, ne tournez point la tête pour regarder derrière vous. SECOND DEGRE Du détachement de toutes les choses du monde. Celui qui est touché d’un véritable amour pour Dieu, celui qui recherche avec une affection véritable la possession de la royauté future ; celui qui a une peine et une douleur véritable pour ses chutes, celui qui conserve toujours un véritable souvenir des supplices éternels et du dernier jugement, celui qui a gravé dans son âme une véritable et continuelle crainte du jour de sa mort, n’a plus ni d’amour qui le possède, ni de soin qui l’occupe, ni d’inquiétude qui le trouble, soit pour l’argent, soit pour les biens, soit pour ses parents, soit pour la gloire du monde, soit pour ses amis, soit pour ses frères, soit pour toutes les autres choses de la terre ; mais en ayant rejeté toute l’affection, toute l’attache, et tout le soin, et haïssant encore avant toutes choses sa propre chair, il suit Jésus Christ dans une nudité toute entière, dans une désoccupation parfaite, et dans une ferveur toujours nouvelle ; il regarde incessamment vers le ciel, et attend de là tout son secours selon le Saint Roi qui s’écrie : « Mon âme est attachée à te suivre », et selon cet autre illustre Prophète qui dit : « Je ne me suis point lassé en te suivant. Je n’ai point recherché, Seigneur, ni les jugements avantageux des hommes, ni leurs consolations. » Certes il nous est bien honteux qu’après avoir abandonné tout ce que je viens de dire, pour suivre, non pas un homme, mais un Dieu qui nous a appelés à son service, nous soyons encore agités de soins et d’inquiétudes pour quelqu’une de ces choses, qui ne nous sauraient apporter aucun soulagement dans le temps de notre indigence et de notre plus grande nécessité, savoir à l’heure de notre mort. Car c’est, comme Jésus Christ dit dans l’Evangile, avoir tourné la tête en arrière ; et n’avoir pas été trouvé propre pour le royaume des cieux. Notre Seigneur connaissant, combien notre fragilité nous expose aisément à diverses chutes lorsque nous commençons à entrer dans son service, et avec combien de facilité notre cœur se tournerait de nouveau vers le monde, si nous conservions encore et entretenions commerce avec les personnes séculières et mondaines, dit à celui qui le priait de lui permettre d’aller ensevelir leurs morts. Après que nous aurons renoncé au siècle, les Démons nous portent à estimer heureux ceux qui y font des aumônes et des charités, et à nous tenir nous-mêmes pour malheureux de nous être privés des fruits de cette vertu. Or le dessein de ces ennemis de notre salut est de nous pousser par cette hausse et bâtarde humilité à retourner dans le siècle, ou de nous précipiter dans le désespoir si nous ne quittons point notre solitude. Mais comme il y en a qui rabaissent les gens du monde pour s’élever au-dessus d’eux par un mouvement de vaine gloire ; il y en a d’autres qui témoignent en leur absence le mépris qu’ils font de leur état et de leur condition pour rejeter seulement les pensées de désespoir dont ils sont tentés, et s’armer d’une nouvelle espérance. Si nous voulons courir avec ferveur et avec vitesse dans la carrière de la vie religieuse, considérons attentivement, que tous ceux qui demeurent et qui vivent dans le monde, ont été mis au nombre des morts par Jésus Christ, lorsqu’il dit : Laissez les morts, c’est-à-dire les séculiers, ensevelir les morts, c’est-à-dire ceux qui ont perdu la vie du corps. Ecoutons ce que notre Seigneur dit à ce jeune homme de l’Evangile, qui avait presque observé tous les commandements de Dieu : «  Il ne vous manque plus qu’une chose, qui est de vendre tout votre bien, de le donner aux pauvres ( Marc. 10, 21) et de vous rendre vous-même pauvre pour recevoir l’aumône d’autrui. Nous ne voyez point dans l’Evangile que les richesses de ce jeune homme l’aient empêché de recevoir le baptême. C’est pourquoi ceux-là se trompent qui disent que ce que Jésus Christ lui proposait de vendre tout son bien, c’était afin qu’il pût être baptisé. Et ainsi puis que le Sauveur a témoigné par cet exemple, qu’il demandait plus de lui pour le faire entrer dans l’état de perfection qu’il lui proposait, que pour lui faire recevoir le baptême, nous n’avons pas besoin d’un plus grand témoignage que le sien pour être assurés de l’excellence de notre profession. Il y en a qui après avoir desséché leur corps par des veilles, des jeûnes, des travaux, et toutes sortes de mortifications lorsqu’ils vivaient dans le monde, ne pratiquent plus ces premières austérités, qui n’étaient que des vertus bâtardes et apparentes, lorsqu’ils ont quitté la compagnie des hommes pour embrasser la vie religieuse et se sont retirés dans un Monastère comme dans une école de pénitence, et dans une carrière de combats spirituels. C’est ce que j’ai vu moi-même en quelques personnes, qui pratiquaient plusieurs actions de vertu quand ils vivaient dans le siècle, parce que ces vertus étaient alors comme des plantes qu’on arrosait, pour le dire ainsi, avec les eaux bourbeuses de la vaine gloire ; qu’on cultivait et qu’on labourait par l’ostentation et l’éclat, qu’on fumait et qu’on engraissait par les applaudissements et les louanges. Mais lorsqu’elles furent ensuite transplantées dans une terre déserte et inaccessible aux gens du monde, où elles ne trouvaient plus cette humidité et cette eau corrompue de la vaine gloire, elles se séchèrent aussitôt. Car ces plantes élevées dans une terre grasse et humide ne peuvent porter des fruits lorsqu’on les fait passer dans un fonds aussi aride et aussi sec pour toutes les louanges humaines que le sont les écoles saintes des déserts et des solitudes. Si quelqu’un a conçu une parfaite haine du monde, il s’est délivré par cette haine de toute tristesse ; mais il s’est encore attaché d’affection à quelqu’une des choses visibles, il n’est pas encore délivré de tout ce qui peut le rendre triste. Car comment ne s’attristerait-il pas de se voir privé de ce qu’il aime ? Nous avons besoin en tout de beaucoup de circonspection et de vigilance ; mais nous devons être encore plus circonspects et plus vigilants en ce point qu’en tous les autres. J’en ai vu plusieurs dans le monde, qui par les soins empressés dont leur esprit était agité, par la multitude de leurs affaires et de leurs occupations, et par des veilles toutes profanes et séculières s’étaient trouvés libres de la manie et de la fureur des voluptés corporelles, et qui s’étant retirés depuis dans le repos et le calme d’une vie toute solitaire, sont misérablement tombés dans l’impureté. Prenons bien garde qu’en disant que nous marchons dans le chemin étroit et difficile, nous ne nous soyons trompés, en suivant en effet le chemin large et facile. Or les marques qui font reconnaître qu’on marche par ce chemin étroit sont de mortifier la sensualité touchant la nourriture ; de veiller debout durant des nuits toutes entières ; de ne boire de l’eau que par mesure ; de ne manger qu’un peu de pain ; d’avaler volontiers le breuvage purifiant et salutaire des humiliations ; de supporter les moqueries, les railleries, et les insultes ; de retrancher toute volonté propre ; d’endurer patiemment les affronts ; de ne point murmurer dans les mépris ; de se faire violence pour essuyer les traitements les plus rudes ; de souffrir avec force et avec courages les injustices ; de ne se point fâcher des médisances ; de n’être point ému de colère pour les paroles les plus désavantageuses, et de s’humilier dans les condamnations. Bienheureux sont ceux qui marchent dans la voie que nous venons de marquer. Car le Royaume des cieux est pour eux. Nul n’entrera couronné de gloire dans la chambre nuptiale du Paradis, s’il n’accomplit trois renoncements solennels ; le premier, à toutes choses, à toutes personnes, et à tous parents ; le second, à sa propre volonté ; et le troisième, à la vaine gloire qui suit l’obéissance, lorsqu’on en prend un sujet de satisfaction et d’élèvement. « Sortez du milieu d’eux, dit le Seigneur, tenez-vous en séparés, et ne touchez point à l’impureté du monde. » Car qui est celui qui s’étant engagé parmi eux a jamais fait des miracles ? Qui est celui qui a ressuscité des morts ? Qui est celui qui a chassé les Démons ? Nul d’eux ne le fit jamais. Toutes ces merveilles sont des récompenses que Dieu donne aux Solitaires, et dont le monde n’est pas capable. Que s’il l’était, il serait superflu d’embrasser la vie religieuse, et de se retirer dans les solitudes. Lorsqu’après notre retraite les Démons nous attendrissent et nous échauffent le cœur par le souvenir qu’ils nous renouvellent de nos pères, de nos mères, et de nos frères, recourons aux armes de la prière pour nous défendre contre eux, et embrasons-nous nous-mêmes par la pensée du feu éternel, afin que par l’idée de ces flammes nous éteignions l’ardeur indiscrète de ce feu qui s’allume dans notre cœur. Si quelqu’un croit n’avoir point d’attache à quelque chose, et ressent néanmoins de la tristesse dans son cœur lorsqu’il s’en trouve privé, il n’y a point de plus parfaite ni de plus certaine illusion que la sienne. Les jeunes gens qui se portent avec fureur dans les voluptés et les délices du corps, et qui forment le dessein d’embrasser la vie solitaire, doivent s’exercer de tout leur pouvoir dans la sobriété et dans l’oraison, et se résoudre de s’abstenir de toute délicatesse et de toute offense volontaire, de peur que le dernier état de leur âme ne devienne pire que le premier. Car la Religion est un port où l’on trouve le salut et le naufrage. Cette vérité est connue de ceux qui naviguent sur cette mer spirituelle. Et c’est un spectacle bien déplorable de voir ceux qui s’étaient sauvés en pleine mer venir périr dans le port. Lorsque vous serez monté sur ce second degré, n’imitez pas dans votre fuite la femme de Lot ; mais imitez-le lui-même. III DEGRE Du Pèlerinage ou de la retraite du monde. Le pèlerinage ou la retraite est un abandonnement sans retour de tout ce qui s’oppose dans notre pays au dessein de piété que nous avons résolu d’exercer. C’est un changement de meours que l’on ne fait point paraître au dehors, une sagesse inconnue, une prudence qui fuit le public, une vie cachée, un dessein secret, une méditation toute intérieure, un désir des choses basses et humiliantes, une passion forte pour les souffrances et pour les austérités, un solide fondement d’affection envers Dieu, une source féconde d’amour, un renoncement à la vaine gloire, un abîme de silence. La pensée dont ceux qui commencent à aimer Dieu sont agités avec moins de relâche et avec plus de violence dans la première ferveur de leur nouvelle conversion et qu’ils prennent pour un mouvement du feu céleste qui les embrase est le dessein de s’éloigner de leurs proches. A quoi ces amants d’une beauté si noble et si excellente ne sont portés que par le désir qu’ils ont de se soumettre à toutes sortes d’humiliations et de mépris et d’embrasser toutes les austérités de la pénitence. Mais d’autant plus que cette résolution est grande et louable, d’autant plus est-il besoin de discernement pour la bien exécuter. Car toute retraite n’est pas toujours bonne, quoiqu’elle soit entreprise avec grand courage. Si nul Prophète n’est honoré en son propre pays, comme dit notre Seigneur, prenons garde que notre pèlerinage ne nous soit un sujet de vanité. Car le vrai pèlerin ne se sépare de toutes personnes et de toutes choses que pour tenir la pensée unie inséparablement avec Dieu. Il est touché d’un désir également affectif et effectif de pleurer continuellement ses fautes. Il fuit avec soin de ne rien aimer de ce qui est à lui ou aux autres. Lorsque vous vous sentez pressé par l’Esprit de Dieu de vous retirer dans la solitude, n’attendez pas pour le faire que vous y puissiez mener avec vous des personnes qui ont encore le cœur attaché au monde. Car le Diable vient en cachette comme un larron dérober à l’âme cette première ferveur. Plusieurs désirant sauver avec eux des négligents et des lâches se sont perdus avec eux, le feu de l’amour divin qui les embrasait s’étant éteint par ce long retardement. Avez-vous reçu cette flamme, courez aussitôt, puisque vous ne savez pas si elle ne s’éteindra point en vous et ne vous laissera point dans l’obscurcissement et dans les ténèbres. Nous ne sommes pas tous chargés du salut des autres. Car le divin Apôtre dit : « Sachez, mes frères, que chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi. » Et ailleurs : « Vous instruisez les autres, et vous ne vous instruisez pas vous-même. » Comme s’il disait : « Je ne sais pas si nous serons obligés de rendre compte des autres. Mais je suis fort assuré que chacun de nous rendra compte de soi-même. Lorsque vous vous rendez pèlerin en sortant du siècle, donnez-vous de garde du Démon qui inspire l’humeur vagabonde et l’amour des choses qui flattent et qui entretiennent notre sensualité. Car le pèlerinage lui donne occasion de nous tenter en ces deux manières. C’est une chose excellente que le parfait détachement de tout ce qui rend l’âme moins libre dans le service de Dieu. Et la retraite est la mère de cet état bienheureux. C’est pourquoi celui qui s’est retiré dans la solitude par le seul amour de Dieu ne doit plus s’attacher d’affection à aucune chose de la terre, de peur qu’on ne le voie toujours agité d’inquiétudes et devenir le jouet de ses passions. En vous retirant du monde, ne prenez plus de part aux choses du monde. Car les passions qui ont été chassées de notre cœur n’aiment rien tant que d’y revenir. Eve ne fut bannie du Paradis que malgré elle, mais le solitaire se banit volontairement de son pays. Celle-là aurait encore désiré à l’avenir de manger du fruit de l’arbre de la désobéissance, et celui-ci n’aurait pu se garantir des périls auxquels son affection pour ses proches l’aurait engagé. Fuyez comme un supplice les lieux où vous pouvez trouver des occasions de tomber dans le péché, puisque les fruits que nous ne voyons point ne nous tentent pas continuellement comme ceux que nous avons devant les yeux. Ne vous laissez pas aussi surprendre par cet artifice et cette tromperie des larrons spirituels de notre âme, savoir des Démons, qui nous inspirent de ne nous point séparer des gens du monde, en nous disant que nous recevrons une grande récompense si en voyant une femme nous demeurons victorieux de nous-mêmes. Tant s’en faut qu’on les doive croire qu’il nous faut faire tout le contraire de ce qu’ils veulent nous persuader. Lorsqu’après avoir quitté nos proches et notre famille nous avons passé quelques années dans la solitude et que nous avons acquis quelque piété ou quelques sentiments de pénitence, ou quelque mortification de nos sens, il nous vient alors de vaines et de frivoles pensées, par lesquelles nous somme tentés de retourner en notre pays, afin de servir d’édification et d’exemple par notre nouvelle vie à plusieurs personnes qi avaient vu auparavant nos actions déréglées. Et s’il se trouve encore que nous ayons quelque éloquence et quelque légère doctrine, ces mêmes pensées nous poussent à retourner dans le monde, en nous persuadant que nous y serons des sauveurs des âmes et des lumières de science, afin de nous faire perdre malheureusement dans la haute mer ce que nous avions acquis heureusement dans le port. Mais efforçons-nous d’imiter Lot, et non pas sa femme. Car une âme qui retourne au lieu d’où elle est une fois parti deviendra un tel affadi et demeurera immobile à l’avenir, comme cette femme métamorphosée en une statue ; Fuyez de l’Egypte sans y retourner jamais. Car ceux qui y sont retournés du cœur ont été privés de la vue de Jérusalem, qui est la région de la paix et du calme de toutes les passions. Il n’est pas impossible néanmoins que ceux qui ayant au commencement de leur conversion quitté leur pays pour se garantir des périls auxquels leur enfance spirituelle les exposait, et s’étant parfaitement purifiés y retournent utilement, dans le dessein qu’ils peuvent avoir de contribuer au salut des autres, après avoir travaillé solidement pour le leur propre, quoique Moïse spectateur de la Divinité même, et envoyé de Dieu pour sauver ceux de sa nation, n’a pas laissé de se trouver exposé à beaucoup de périls en Egypte, c’est-à-dire d’être enveloppé dans les ténèbres du monde. Il vaut mieux déplaire à ses parents que déplaire à Dieu. Car le même Dieu qui est notre créateur est aussi notre sauveur ; au lieu que les parents ont fait souvent périr ceux qu’ils ont aimés, et les ont livrés aux supplices éternels. Celui-là est véritablement pèlerin qui comme parlant une langue que le monde n’entend point, et n’entendant point la langue que le monde parle, se nourrit en secret de la connaissance de Dieu, et de celle de soi-même. Nous ne nous retirons pas dans la solitude par une aversion que nous ayons de nos proches et des lieux que nous quittons : Dieu nous en garde, mais pour éviter les pertes que nous pourrait causer leur présence et leur compagnie. Jésus Christ nous a servi d’exemple et de maître en ce point, comme en tous les autres. Car on l’a vu aussi lui-même quitter souvent ses parents selon la chair, et ayant entendu quelques-uns qui lui disaient que sa mère et ses frères le cherchaient, ce Seigneur et ce Maître d’une bonté adorable nous enseigna aussitôt par sa réponse l’aversion innocente et sans passion que nous devions avoir pour nos proches : «  Ma mère, dit-il, et mes frères sont ceux qui font la volonté de mon père qui est dans les Cieux. » Que votre père soit celui qui peut et qui veut travailler avec vous pour vous aider à vous décharger du fardeau de vos péchés ; que votre mère soit la contrition qui ait la force d’effacer de votre âme les taches de vos offenses ; que votre frère soit celui qui travaille et qui combat avec vous pour courir ensemble dans la voie qui mène au ciel ; que votre femme, et une femme inséparable de son mari soit la continuelle méditation de la mort ; que vos enfants bien-aimés soient les gémissements de votre cœur ; que votre esclave soit votre corps, et que vos amis soient les puissances célestes, qui peuvent vous servir à l’heure de votre mort si vous les avez rendus vos amis durant votre vie. Voilà quelle est la parenté de ceux qui cherchent le Seigneur. L’amour de Dieu éteint l’amour des parents. Et celui qui prétend posséder en même temps ces deux amours se trompe soi-même, puisqu’il entend le Sauveur qui dit : « Nul ne peut servir deux maîtres ». Et ailleurs : «  Je ne suis pas venu, dit-il, apporter la paix sur la terre ( c’est-à-dire l’amour des pères et des mères envers leurs enfants et envers leurs frères, qui veulent se consacrer à mon service) mais la guerre et l’épée », afin de séparer ceux qui aiment Dieu d’avec ceux qui aiment le monde, les charnels d’avec les spirituels, et les vains d’avec les humbles. Car le Seigneur prend plaisir à cette division d’esprit, et à cette séparation de corps qui se fait pour son amour. Prenez garde, prenez garde que tout le siècle étant inondé des eaux du péché, la compassion que vous aurez pour vos proches qui vous sont chers, et que vous voulez secourir, ne vous entraîne vous-même avec eux dans le déluge de l’amour du monde. N’ayez point de pitié des pleurs de vos parents ou de vos amis, si vous ne voulez pleurer vous-même éternellement. Lorsqu’ils vous environneront comme des mouches à miel, ou plutôt comme des guêpes, et qu’ils feront de grandes lamentations sur votre sujet, portez aussitôt l’œil de votre âme sur votre mort, et sur les actions de votre vie, sans le détourner vers un autre objet, afin que vous puissiez chasser une peine par une autre, celle que vous aurez pour eux par celle que vous aurez pour vous-même. Ces personnes qui semblent être pour nous, et qui en effet sont contre nous, ne manquent point de nous promettre artificieusement qu’ils ne feront rien qui ne nous soit agréable ; mais leur unique but est de nous empêcher de courir dans cette sainte carrière, et de nous attirer ainsi à suivre leur volonté. Nous devons choisir pour nous retirer les lieux des déserts les moins pourvus de consolations humaines, les moins exposés à la vaine gloire, les moins célèbres, et les moins connus des hommes ; autrement nous nous envolerons du monde comme des oiseaux emportant avec nous nos passions. Cachez la splendeur de votre race, et ne vous glorifiez point devant les hommes de ce que vous portez un nom illustre, de peur qu’on ne juge qu’autant que vous êtes au-dessus des autres par la noblesse de votre naissance, autant vous êtes au-dessous d’eux par la bassesse de vos actions. Nul ne s’est abandonné si généreusement soi-même au pèlerinage que fit ce grand Patriarche Abraham, lorsqu’il eut écouté ces paroles : « Sortez de votre pays, de votre parenté, et de la maison de votre père. » ( Genès.12.1). Car il le fit sans hésiter, encore que Dieu l’envoyât dans un pays barbare, et où l’on parlait une autre langue que la sienne. Il y en a que Dieu a rendu illustres et glorieux de ce qu’ils avaient imité ce grand personnage en se rendant pèlerins à son exemple. Mais quoique cette gloire leur vienne de Dieu, il est bon qu’ils la détournent de leur âme, en lui opposant le bouclier de l’humilité. Lorsque les Démons ou les hommes nous louent de notre pèlerinage et de notre retraite, comme d’une action grande et généreuse, portons notre pensée vers celui qui s’est rendu pèlerin pour l’amour de nous en descendant du ciel, pour venir demeurer sur la terre avec les hommes, et nous trouverons que quand nous vivrions une éternité, nous ne pourrions rien faire pour lui d’égal à ce qu’il a fait pour nous. L’affection qui nous attache à quelqu’un de nos proches ou des étrangers est bien dangereuse, puisqu’elle peut insensiblement nous attirer de la solitude dans le monde, et éteindre entièrement le feu de notre ferveur et de notre contrition. Comme il est impossible de tourner l’un de ses yeux vers le ciel et l’autre en même temps vers la terre, de même il est impossible qu’en ne se retirant pas tout-à-fait par un éloignement d’esprit, et une séparation de corps, du commerce de ses proches, et des autres personnes du monde, on n’expose le salut de son âme à un grand danger. Nous ne saurions sans beaucoup de peine, et de travail, régler nos mœurs, et nous établir dans une forme de vie qui soit bonne et bien solide. Cependant ce qui aura été réglé avec beaucoup de travail se peut perdre en un moment. Car les mauvais discours corrompent les bonnes mœurs, et aussi bien ceux qui sont simplement humains et séculiers, que ceux qui sont immodestes et indécents. Celui qui après avoir renoncé à tout ne laisse pas de converser de nouveau avec les gens du monde, ou qui s’est approché d’eux, tombera sans doute dans leurs pièges ; ou il souillera son cœur par la pensée des choses profanes ; ou s’il conserve sa pureté en ce point, il la perdra et se souillera lui-même par les jugements indiscrets qu’il pourra faire de ceux qui en sont souillés. Des songes, auxquels ceux qui sont nouvellement entrés dans la solitude sont sujets. Comme ma lumière est très obscure, et ma connaissance très imparfaite, et que je n’y vois qu’une plénitude d’ignorance, il m’est impossible de la cacher ; parce qu’ainsi que la langue juge des goûts, aussi l’oreille connaît des pensées ; et comme le soleil montre la faiblesse de la vue, aussi les paroles montrent l’insuffisance de l’esprit de celui qui parle. Mais puisque la loi de la charité nous fait violence pour nous faire entreprendre même ce qui est au-dessus de notre force, j’estime sans le vouloir trop assurer qu’ensuite de ce discours du pèlerinage, ou plutôt dans la suite de ce discours même, on doit un peu parler des songes, et autant seulement qu’il est besoin, pour n’ignorer pas entièrement cet artifice de ces artificieux ennemis des hommes. Le songe est une émotion de l’esprit qui se forme pendant que le corps est immobile. La vision imaginaire est une tromperie des yeux, qui croient voir des objets pendant que l’esprit est endormi. C’est une aliénation, et comme un sommeil de l’âme pendant que le corps est éveillé. C’est une vue de choses qui n’ont point d’être ni de subsistance. La raison pour laquelle nous aurons voulu parler des songes, après avoir parlé de la retraite du monde, est bien évidente ; Car lorsque nous aurons quitté nos maisons et nos proches pour Jésus Christ, et que nous nous sommes consacrés et comme vendus à son service dans la solitude pour son amour, les Démons s’efforcent aussitôt après de nous troubler par des songes, nous représentant nos proches, ou comme pleurant, ou comme mourant, ou comme souffrant quelque mal et quelque perte à cause de nous. Celui donc qui croit à ces songes ressemble à celui qui court après son ombre, et qui tâche de la prendre. Les Démons qui inspirent la vaine gloire font les prophètes, en nous annonçant par avance dans nos songes des choses à venir qu’ils ont devinées par la subtilité de leurs conjectures. Et lorsque nous voyons arriver ce que nous avons vu en songe, nous sommes frappés d’admiration et d’étonnement ; ce qui fait que nous nous élevons dans l’esprit comme si nous avions presque reçu le don de prédire désormais les choses futures. Le Démon a été souvent vrai prophète à l’égard de ceux qui croyaient en lui ; mais il n’a jamais été que menteur à l’égard de ceux qui se moquent de ses songes. Etant un pur esprit, il voit ce qui se passe dans l’air que nous respirons, et reconnaissant que quelqu’un est près de mourir, il prophétise sa mort en songe à ceux qui sont plus légers à croire. Car les Démons ne connaissent rien des choses futures par préscience.Et les médecins pourraient bien aussi nous prédire la mort de quelques malades. Ces esprits se transforment encore souvent en quelque Ange de lumière, et en la figure de quelques Martyrs, lesquels ils nous représentent en songe comme s’avançant vers nous ; et lorsque nous sommes éveillés, ils nous précipitent dans une présomptueuse opinion de nous-mêmes, et dans une malheureuse joie. Mais voici une marque à laquelle vous reconnaîtrez leur fraude et leur tromperie ; c’est que les Anges nous représentent les supplices, le jugement dernier, et la séparation des bons d’avec les méchants ; et nous rendent tout tremblants et tout tristes à notre réveil. Que si nous commençons à croire les Démons en dormant, ils se joueront de nous, lors même que nous serons éveillés. Celui qui croit à ces songes est entièrement dépourvu de lumière et de jugement, au lieu que celui qui n’y ajoute aucune créance est véritablement sage. Ne croyez qu’à ceux qui vous annoncent les peines éternelles et le jugement dernier. Que si vous vous sentez troublé dans ces songes par des mouvements de désespoir, ne doutez point qu’ils ne viennent aussi des Démons. Ce troisième Degré achève la figure et le symbole de la Trinité très sainte. Et celui qui y sera monté ne doit regarder ni à droite, ni à gauche. IV° DEGRE De la bienheureuse et toujours louable obéissance C’est aux seuls athlètes qui combattent dans la carrière de Jésus Christ que s’adressera désormais notre discours, selon l’ordre que nous aurons cru devoir suivre dans cet ouvrage, puisqu’ainsi que la fleur précède toujours le fruit, de même la retraite du monde, soit qu’elle soit de corps, c’est-à-dire de changement de demeure, soit qu’elle soit seulement d’esprit et de volonté, précède toujours l’obéissance. Car c’est sur ces deux vertus comme sur deux ailes d’or que l’âme sainte s’élève avec ardeur dans le ciel. Et c’est peut-être d’elles que celui qui était inspiré par le Saint Esprit chantait dans ses airs si doux et si agréables : « Qui me donnera des ailes pareilles à celle de la colombe, afin que je puisse voler par l’action, et me reposer par la contemplation et l’humilité ? » ( Ps. 54). Mais souffrez s’il vous plaît que nous représentions en cet endroit quelles sont les armes spirituelles de ces généreux combattants. Leur bouclier est la foi et la confiance qu’ils ont en Dieu et en leur supérieur ; et c’est par elle qu’ils repoussent toutes les pensées d’infidélité et de désobéissance. L’épée qu’ils tiennent toujours tirée est celle de l’Esprit de Dieu, avec laquelle ils tuent tous les mouvements de leur propre volonté, lorsqu’ils s’élèvent contre eux. Leur cuirasse de fer est la douceur et la patience dont ils sont revêtus, par lesquelles ils rebouchent la pointe de tous les traits des injures et des moqueries piquantes, et se garantissent de leurs blessures. Leur casque est la prière de leur Supérieur, qui couvre leur tête contre les coups des tentations. Au reste ils demeurent fermes dans leur assiette, sans avoir néanmoins les pieds attachés, pouvant étendre celui de l’action pour le service de la charité, et tenant immobile celui de la contemplation pour la prière. L’obéissance est un parfait renoncement à son âme propre, lequel on fait voir à l’extérieur par les actions du corps ; ou bien selon une expression contraire, l’obéissance est la mortification du corps, subsistante avec la vie de l’esprit. L’obéissance est un mouvement simple, par lequel nous agissons sans discernement ; c’est une mort volontaire ; c’est une vie exempte de toute curiosité ; c’est une assurance dans le péril ; c’est une excellente excuse lorsqu’on ira comparaître devant Dieu, quoi qu’on ne l’ait point préméditée durant cette vie ; c’est un affranchissement de la crainte de la mort ; c’est une navigation sûre, et un voyage qu’on fait en dormant. L’obéissance met la volonté propre dans le tombeau, et ressuscite l’humilité. Celui qui est vraiment obéissant ne forme non plus de contradiction ni de discernement dans les choses qui sont bonnes, ou dans celles qui semblent mauvaises que s’il était mort. Et celui qui aura fait mourir son âme de cette mort sainte n’aura point sujet de craindre lorsqu’il rendra compte à Dieu de toutes ses actions. Enfin l’obéissance est une renonciation que l’on fait au discernement, par une plénitude de discernement. Le commencement de cette mortification, tant des membres de notre corps que de la volonté de notre âme, est mêlé de beaucoup de peines et de travaux. Le progrès est tantôt avec peine, et tantôt sans peine. Et la fin est sans aucun mouvement de trouble, et sans aucun sentiment de peine. La seule peine et la seule douleur qu’a cet homme bienheureux qui est tout ensemble mort et vivant, est lorsqu’il s’aperçoit qu’il fait sa propre volonté en quelque chose, craignant de porter une aussi pesante charge qu’est celle de répondre de son propre jugement. Vous tous qui avez entrepris de vous dépouiller comme des athlètes pour combattre dans la carrière des exercices spirituels ; vous tous qui voulez vous soumettre au joug de Jésus ; vous tous qui tâchez de vous décharger sur les épaules d’un autre ( savoir d’un Supérieur) du fardeau dont les vôtres sont chargées ; vous tous qui vous portez si volontiers à écrire vous-même le contrat de votre assujettissement et de votre servitude, et qui voulez qu’en récompense de celui-là on vous en écrive un par lequel vous soyez mis dans la véritable liberté ; vous tous qui passez à la nage cette vaste mer, étant soutenus et soulevés par les mains d’un autre, sachez que le chemin où vous entreprenez de marcher est le plus court, quoique le plus rude, et qu’il ne s’y trouve qu’une seule route par laquelle nous nous puissions égarer, qui est celle qu’on appelle la confiance en son propre jugement et en sa propre conduite. Et celui qui y a renoncé absolument dans les choses qui lui semblent bonnes, spirituelles, et agréables à Dieu, est déjà parvenu par anticipation au bout de la carrière, avant même qu’il ait commencé à y courir. Car l’obéissance consiste à ne point croire son jugement, mais à se défier de soi dans toutes les choses, quoi que bonnes, jusqu’à la fin de sa vie. Lorsque nous voulons baisser la tête sous le joug de Jésus Christ, et confier à un autre la conduite de notre âme par un désir d’acquérir l’humilité, et d’entrer dans la véritable voie du salut, si nous avons quelque adresse et quelque prudence, nous devons, avant que d’entrer dans cette voie, examiner avec soin les qualités de celui que nous voulons choisir pour nous gouverner et nous conduire ; et si je l’ose dire, nous devons le tenter en toutes manières ; de peur que tombant entre les mains d’un matelot au lieu d’un pilote, d’un malade au lieu d’un médecin, d’un homme sujet à ses passions, au lieu d’un homme qui en est parfaitement victorieux, et que rencontrant une mer agitée au lieu d’un port assuré, nous ne trouvions un naufrage inévitable. Mais après que nous serons entrés dans la carrière de la piété et de l’obéissance, n’entreprenons plus de juger en quoi que ce soit des actions du vertueux directeur que nous aurons pris, quand même il pourrait arriver que nous reconnussions encore en lui quelques légères fautes comme étant homme. Car nous ne retirerons aucun fruit de notre obéissance si nous voulons toujours nous rendre ainsi juges de ses actions. Il est absolument nécessaire à ceux qui veulent conserver une entière et inébranlable confiance en leurs directeurs de graver si profondément dans leur cœur les bonnes actions qu’ils leur voient faire que rien ne les puisse jamais effacer de leur esprit et de leur mémoire ; afin que lorsque les Démons nous inspirent la défiance d’eux, nous leur fermions la bouche par cette image des vertus de ces serviteurs de Dieu que notre souvenir nous représente. Car autant que la confiance fleurit et multiplie dans le cœur, autant le corps se porte avec promptitude et activité dans ses exercices. Mais s’il heurte contre la défiance, il tombera ; puisque tout ce qui n’a point la foi pour fondement est péché. Que s’il vous vient quelque pensée de juger ou de condamner votre directeur en quelque rencontre, rejetez-la comme une pensée de fornication, et ne donnez jamais ni aucune liberté, ni aucune place, ni aucune entrée, ni aucune ouverture à ce serpent ; mais dites hautement à ce dragon : Ce n’est pas moi, trompeur, qui ai reçu l’autorité de juger des actions de mon père spirituel ; mais c’est lui qui a reçu celle de juger des miennes ; ce n’est pas moi qui suis établi son juge, mais c’est lui qui est le mien. Nos Pères ont dit que dans le chant des Psaumes nous trouvons les armes qui nous défendent, dans la prière la muraille qui nous couvre, et dans l’eau de nos larmes pures et sincères le bain qui nous lave ; mais ils ont jugé que la bienheureuse obéissance est comme un acte de foi et une confession du Seigneur, sans laquelle nul homme sujet à ses passions ne verre Dieu. Celui qui est soumis à l’autorité d’un Supérieur porte en toute rencontre jugement contre soi-même, parce que s’il obéit parfaitement par l’amour qu’il a pour Dieu, encore qu’il croie qu’il y ait de l’imperfection dans son obéissance, il ne rendra point compte à Dieu du jugement qu’il prononce contre soi. Mais s’il fait sa propre volonté en quelque point, encore qu’il croie qu’il obéit seulement à celle d’autrui, il demeure chargé devant Dieu du jugement qu’il prononce pour soi-même. Que si son Supérieur ne cesse point de le reprendre, tout va bien encore ; mais s’il se retient dans le silence, je n’oserais dire ce que je dois en conclure. Au reste ceux qui obéissent avec simplicité pour l’amour de Dieu, achèvent heureusement leur illustre course, n’ayant point donné d’ouverture à la malice et aux entreprises des Démons contre eux par des réflexions et des discernements qu’ils aient faits sur ce qui leur a été commandé. Avant toutes choses confessons nos péchés à notre Supérieur qui est notre bon et véritable juge, et à lui seul ; et soyons prêts à les confesser à tout le monde s’il nous l’ordonne. Car les plaies étant découvertes en public, elle n’empireront point, mais au contraire se guériront. Histoire d’un voleur pénitent. Etant allé un jour dans le Monastère d’un excellent juge, et d’un charitable pasteur, je lui vis prononcer un terrible jugement. Car il arriva lorsque j’y étais qu’un voleur y étant venu pour embrasser la vie solitaire, ce bon directeur et ce sage médecin lui ordonna de demeurer dans un plein repos durant sept jours, pour considérer à loisir la forme de vie qui se pratiquait en cette maison. Après ces sept jours l’ayant appelé en particulier, il lui demanda s’il serait bien aise de demeurer avec eux, et voyant qu’il lui avait répondu avec une sincérité toute entière qu’il y était tout disposé, il lui demanda de nouveau quels crimes il avait commis dans le monde, et ayant vu qu’aussitôt qu’il le lui avait dit, il les avait tous confessés franchement et de bon cœur ; il lui dit encore pour l’éprouver : « Je désire que vous les confessiez publiquement en présence de tous les frères. » Ce que cet homme qui avait conçu une haine sincère de ses péchés, et un généreux mépris de toute la confusion qu’il en devait essuyer, luipromit d’accomplir sans hésiter. Et si vous voulez même, lui ajouta-t-il, j’en ferai une confession publique au milieu de la ville d’Alexandrie. Ensuite de quoi ce saint pasteur assembla dans l’Eglise tous les frères qui étaient au nombre de deux cent trente, et durant la célébration des divins mystères ( car c’était un jour de dimanche) après qu’on eut acheté l’Evangile, il fit venir ce criminel qui était devenu innocent. Quelques-uns des frères le menaient et le tiraient avec une corde, le frappant aussi, mais fort doucement. Il avait les mains liées derrière le dos ; il était revêtu d’un sac fait de poil de bêtes, et avait la tête couverte de cendres. Ce spectacle surprit et étonna de telle sorte tous les assistants, à cause que nul d’eux ne savait ce que c’était, qu’ils éclatèrent aussitôt en cris et gémissements. Et lorsqu’il fut venu près des portes de l’Eglise, ce saint et charitable juge lui cria à haute voix : Demeurez là, vous n’êtes pas dignes d’entrer ici. Cette parole sortie de la bouche de ce pasteur qui était en ce lieu sacré le frappa d’une telle terreur qu’il crut n’avoir pas entendu la voix d’un homme, mais le bruit d’un coup de tonnerre, comme il nous l’assurait après avec serment ; et qu’il se jeta aussitôt le visage contre terre tout tremblant et tout saisi de crainte et d’horreur. Lorsqu’il était ainsi prosterné arrosant le pavé de ses larmes, cet admirable médecin qui ne recherchait en toute cette action que le salut de ce pénitent, et de présenter aussi aux autres un vivant modèle d’une efficace et sincère humilité, lui ordonna de déclarer en détail et en présence de toute la compagnie toutes les fautes qu’il avait commises ; ce qu’il fit en frissonnant lui-même d’horreur, et en causant un étonnement général à tous ceux qui entendaient raconter des choses si horribles et si inouïes. Car il ne confessa pas seulement des crimes par lesquels il avait violé les lois de la nature, et porté sa brutalité jusqu’au-delà des créatures raisonnables ; mais il passa encore jusqu’aux empoisonnements, aux homicides, et à d’autres forfaits exécrables qu’il n’est permis ni à l’oreille d’écouter, ni à la plume d’écrire. Aussitôt après cette confession, il ordonna qu’on lui coupât les cheveux, et qu’il fût reçu au nombre des frères. Ayant admiré la sagesse de ce saint homme, je lui demandai en particulier quelle était la raison qui l’avait porté à faire voir un spectacle si extraordinaire. A quoi ce véritable médecin des âmes me répondit : « Je l’ai fait pour deux raisons ; l’une, afin que par la honte présente qu’il recevrait en cette confession publique, je le délivrasse de la honte future et éternelle, ainsi qu’il est arrivé. Car il ne s’était pas encore levé de terre où il était prosterné qu’il Avait déjà obtenu de Dieu le pardon de tous ses péchés. Et n’en doutez point, mon frère, car un des solitaires qui était présent m’assura qu’il avait vu un homme d’un aspect terrible qui tenait d’une main un papier écrit, et de l’autre une plume, avec laquelle il effaçait chaque péché qui était écrit en ce papier, à mesure que ce pénitent couché par terre le confessait. ET certes avec sujet, puisqu’il est écrit : « Aussitôt, mon Dieu, que j’ai résolu de confesser mes fautes devant toi et contre moi-même, tu m’as pardonné l’iniquité de mon cœur. » L’autre raison est qu’ayant quelques religieux qui n’ont point encore déclaré publiquement les péchés qu’ils ont commis, j’ai voulu les inciter par cet exemple à en faire la confession, sans laquelle nul d’eux n’en obtiendra le pardon. Vertus admirables des Religieux d’un grand Monastère, qui était vers la ville d’Alexandrie. J’ai vu plusieurs autres choses dignes d’admiration et de mémoire en cet illustre pasteur, et en ce célèbre troupeau ; et je tâcherai de vous en rapporter la plus grande partie. Car j’ai demeuré assez de temps avec eux, m’informant avec soin de toute leur conduite et de toute leur discipline, et ne pouvant assez admirer comment ces créatures terrestres imitaient si parfaitement célestes. Ils étaient liés ensemble par la chaîne indissoluble de l’amitié chrétienne, et ce qu’il y avait de plus admirable, c’est que leur affection était exempte de toute liberté indiscrète dans les paroles, et de tous les entretiens vains et inutiles. Le premier soin qu’ils avaient était de prendre garde de ne blesser en quoi que ce soit la conscience d’un de leurs frères. Que si quelqu’un d’eux paraissait avoir de l’aversion pour un autre, l’Abbé l’envoyait en exil comme un criminel, dans un Monastère qui était séparé de celui-là. Et l’un d’entre eux ayant un jour parlé injurieusement de l’un de ses frères devant son Supérieur, ce saint homme ordonna aussitôt qu’on le chassât, en disant qu’il n’y avait point d’apparence de souffrir deux Démons dans un Monastère, l’un visible et l’autre invisible. J’ai vu parmi ces Saints des choses qui étaient véritablement et utiles et admirables ; j’ai vu une société de frères que l’Esprit de Dieu avait liés ensemble, et qui possédaient en un degré merveilleux ce qu’il y a de plus parfait dans l’action et la contemplation. Ils s’exerçaient tellement dans toutes sortes de vertus et dans la méditation des choses saintes qu’ils n’avaient presque point besoin des avertissements du Supérieur, s’excitant d’eux-mêmes les uns les autres à une ferveur et à une vigilance toute divine. Car ils avaient concerté, réglé et arrêté entre eux quelques particulières et saintes pratiques. Comme s’il arrivait quelquefois que quelqu’un d’eux en l’absence de l’Abbé commençât à parler injurieusement d’un autre, ou à le condamner par un jugement téméraire, ou à dire des paroles inutiles, un frère l’avertissait de sa faute par quelque signe secret, sans que personne s’en aperçut, et le retenait dans les bornes de son devoir. Que s’il arrivait que ce solitaire n’entendît pas le signe de celui qui le reprenait, ce même frère pour le lui faire entendre se prosternait en terre devant lui, et puis s’en allait. Que s’ils avaient quelquefois à se parler, la méditation de la mort et la pensée du jugement éternel était le sujet ordinaire et inépuisable de tous leurs discours. Je ne veux pas vous cacher la vertu admirable et singulière du cuisinier de cette maison. Lorsque je l’eus vu conserver dans les occupations et le service de sa cuisine un perpétuel recueillement et de continuelles larmes, je le priai de me dire comment il avait obtenu de Dieu une telle grâce. Et se voyant forcé par mon importunité, il me répondit : Je n’ai jamais cru rendre ce service aux hommes, mais à Dieu. Et comme je me suis condamné moi-même et jugé indigne d’aucun repos, ce feu que je vois devant mes yeux me remet sans cesse dans la pensée les flammes éternelles de l’Enfer. Mais écoutons une autre rare et pieuse pratique de ces Solitaires ? Lors même qu’ils étaient à table, ils ne cessaient point leurs méditations spirituelles. Et ces hommes bienheureux avaient soin de s’avertir les uns les autres par quelques gestes et signes secrets de réveiller en eux l’esprit de prière. Ce qu’on ne leur voyait pas faire seulement à table, mais toutes les fois qu’ils se rencontraient et qu’ils s’assemblaient. Que si quelqu’un d’eux faisait une faute, plusieurs frères le venaient prier qu’il se déchargeât sur eux du soin d’en rendre compte à leur père et d’en recevoir la réprimande et le châtiment. D’où il arrivait que ce grand homme reconnaissant cette conduite charitable de ses disciples, leur faisait ensuite des corrections moins sévères ; comme sachant que celui qu’il corrigeait n’était point coupable. Et même il ne se mettait pas en peine de rechercher lequel d’entre eux avait véritablement commis la faute. On ne les vit jamais s’entretenir de discours vains ou mêlés de bouffonneries. Que si quelqu’un d’entre eux avait commencé à disputer contre son frère, un autre qui venait à passer se prosternait en terre, et par cette humiliation extérieure adoucissait leurs esprits et dissipait les premiers mouvements de leur colère. Que s’il reconnaissait qu’il leur était resté sur le cœur quelque ressentiment de leur contestation, il en donnait aussitôt avis à celui qui gouvernait la maison après l’Abbé, lequel les disposait à se réconcilier ensemble avant que le soleil se couchât. Que s’il ne pouvait fléchir la dureté de leur cœur, ou il leur défendait de rien manger avant leur réconciliation, ou on les chassait du Monastère. Cette discipline si exacte et si louable qu’ils pratiquaient ne leur était pas stérile et infructueuse ; mais elle produisait de grands fruits qui étaient visibles à tout le monde. Car on voyait plusieurs de ces Saints qui excellaient tout ensemble dans l’action et dans la contemplation et qui étaient également discrets et humbles. On voyait encore parmi eux un spectacle qui causait une révérence pleine de crainte, et qui semblait plus angélique qu’humain, savoir des vieillards, sur le visage desquels reluisait une majesté digne de respect, qui accouraient comme des enfants pour recevoir les ordres du Supérieur, et qui mettaient leur plus grande gloire dans leur soulission et dans leur humilité. J’y vis des hommes qui avaient passé cinquante années dans l’obéissance ; et les ayant prié de me dire quelle consolation ils avaient tirée des exercices pénibles de cette vertu, quelques-uns d’eux me disaient qu’étant descendus dans l’abîme de l’humilité, ils se délivraient par elle de toute guerre et de tous combats. Et les autres, qu’ils avaient acquis une parfaite insensibilité dans les injures et les offenses. J’en ai vu d’autres parmi ces hommes dignes d’une éternelle mémoire, qui étant tout blancs de vieillesse, et ayant des visages d’Anges, avaient acquis par la ferveur de leurs travaux et par le secours de Dieu une très parfaite innocence, et une très sage simplicité, qui n’avait rien de cet affaiblissement dde la raison et de cette légèreté puérile qui fait qu’on méprise les vieillards du monde ; on ne voyait en eux au-dehors qu’une extrême douceur, une bonté merveilleuse, et une agréable gaieté, sans qu’il y eût rien de feint, ni d’étudié, ni de fardé, soit dans leurs paroles, soit dans leurs mœurs ; ce qui ne se trouve pas en beaucoup d’autres. Et pour ce qui concernait le dedans de l’âme, ils ne soupiraient d’une part qu’après Dieu, et après leur Supérieur, comme de petits enfants simples et innocents, qui regardent amoureusement leur père, et d’autre part ils tournaient l’œil de leur âme avec un regard rude et audacieux sur les Démons et sur les vices. Tout le temps de ma vie ne me suffirait pas, ô saint pasteur, et vous, ô saint troupeau si chéri de Dieu, pour rapporter les vertus et les actions toutes célestes de ces bienheureux Solitaires ; mais toutefois il vaut mieux que j’embellisse le discours que je vous adresse, et que je vous incite à l’amour de Dieu par le récit de leurs travaux et de leurs sueurs que par mes exhortations si basses et si méprisables ; puisqu’on ne peut douter que ce qui est défectueux ne reçoive de l’ornement de ce qui est plus parfait. Je vous demande seulement que vous ne pensiez pas que j’écrive rien de feint et de fabuleux ; parce que je sais que la défiance qu’on a de la vérité d’une histoire empêche d’en tirer du fruit. Reprenons donc le fil de notre discours. Histoire de la merveilleuse pénitence d’un homme de condition, nommé Isidore. Je trouvai dans ce Monastère un homme de qualité nommé Isidore, qui avait été l’un des magistrats d’Alexandrie, et qui ayant renoncé au monde depuis plusieurs années s’était retiré dans cette maison. Ce très saint pasteur qui le reçut, voyant que tout son esprit n’était vif et actif que pour mal faire et qu’il était rude, impitoyable, et superbe, fit voir par sa conduite très sage que l’adresse d’un homme pouvait éluder la finesse des Démons. Il dit à cet Isidore : Si tu as pris une ferme résolution de porter le joug de Jésus Christ, je désire que tu t’exerces avant toutes choses dans l’obéissance. A quoi Isidore répondit : Mon très saint Père, je me donne à toi pour t’être aussi soumis que le fer l’est au forgeron. Aussitôt ce grand homme étant gagné par cette comparaison qu’il lui avait alléguée, le mit à l’épreuve et comme sur l’enclume en lui disant : « Je t’ordonne, mon cher frère, de te tenir à la porte du Monastère, et de te mettre à genoux devant tous ceux qui entreront et qui sortiront, et de leur dire : Mon père, je te supplie de prier pour moi parce que mon âme est malade d’épilepsie. » Isidore obéit à cet ordre comme un Ange obéit à Dieu. Après qu’il eut passé sept ans en cet exercice, et qu’il fut parvenu à une très profonde humilité et à une très vive contrition, cet illustre Supérieur voulut qu’après cette épreuve régulière de sept ans et cette incomparable patience, il fût reçu au nombre des frères comme en étant très digne, et qu’il fût même admis aux ordres sacrés. Mais il fit prier instamment son supérieur, et par d’autres, et par moi-même, tout misérable que je suis, de lui permettre d’achever sa course en ce même lieu et dans ce même exercice, ayant marqué en quelque sorte et fait connaître quoiqu’obscurément par cette parole que la fin de ses combats approchait, et que Dieu le voulait appeler à lui comme il arriva. Car l’Abbé lui ayant permis de demeurer en ce même état, il alla à Dieu au bout de dix jours, et monta à la gloire par le mépris de la gloire. Sept jours après sa mort, il attira à lui le portier du Monastère, à qui il avait dit auparavant : Si j’ai quelque faveur auprès de Dieu, nous serons bientôt joints ensemble dans le ciel pour ne nous plus séparer jamais. Ce qui arriva de la même sorte, Dieu voulant rendre un témoignage assuré du mérite de son obéissance, qui lu avait fait souffrir sans honte un rabaissement si honteux, et de son humilité, qui l’avait rendu imitateur de celle du Fils de Dieu. Ayant demandé un jour à ce grand Isidore lorsqu’il était encore en vie quels étaient les exercices intérieurs de son âme pendant qu’il se tenait ainsi près de la porte, cet illustre pénitent ne me les cacha point, voulant que j’en tirasse du fruit. « Durant la première année, me dit-il, je me représentais que j’avais été vendu et fait esclave pour mes péchés. Ce qui était cause que je sentais une étrange amertume de cœur, que je me faisais une extrême violence, et que quelquefois même je jetais du sang lorsque je me proternais aux pieds des frères, pour l’accomplissement de ma pénitence. Après cette première année, je le faisais sans en ressentir la moindre tristesse et la moindre peine, espérant que Dieu récompenserait ma patience. Et après que cette seconde année fut passée, je m’estimai toujours indigne avec un grand sentiment de cœur de demeurer dans le Monastère ; de jouir de la vue et de l’entretien des Religieux, d’être admis à la participation des saints mystères, et de regrader en face qui que ce fût. C’est pourquoi tenant mes yeux baissés vers la terre, et mon esprit encore plus rabaissé, je conjurais ceux qui entraient et qui sortaient de prier pour moi. De l’extrême humilité d’un saint vieillard, nommé Laurent. Etant un jour assis à table auprès de ce grand Supérieur, il approcha sa bouche près de mon oreille, et me dit : « Voulez-vous que je vous fasse voir une sagesse toute divine dans une extrême vieillesse ? » Je l’en suppliai avec instance, et aussitôt il appela un bon père nommé Laurent, qui était à la seconde table ; qui avait passé environ quarante-huit ans dans ce Monastère, et était le second prêtre de cette église. Il vint aussitôt, et s’étant mis à genoux devant son Supérieur, il reçut la bénédiction. Mais s’étant levé, l’Abbé ne lui dit pas un seul mot, et le laissa tout debout près de la table, et sans manger. C’était au commencement du dîner, de sorte qu’il demeura en cet état une grande heure, ou près de deux ; ce qui me causait une telle confusion que je n’osais arrêter mes yeux sur son visage ; car il était tout blanc de vieillesses, et avait quatre-vingts ans. Il se tint en cette posture jusqu’à la fin du repas, sans qu’on lui dit une seule parole. Et lorsque nous nous levâmes de table, le Saint lui commanda d’aller trouver le grand Isidore dont j’ai parlé, et de lui dire ce commencement du Psaume 39 : «  J’ai attendu longtemps le Seigneur, et je ne me suis point lassé de l’attendre. » Comme j’étais très malicieux, je ne manquai pas de tenter ce bon vieillard, en lui demandant à quoi il pensait lorsqu’il était ainsi debout auprès de la table. « Je regardais, dit-il, mon Supérieur comme l’image de Jésus Christ. C’est pourquoi je n’estimais pas avoir reçu ce commandement de la part d’un homme, mais de la part de Dieu même. Aussi, mon Père, il me semblait que je n’étais pas devant une table des hommes, mais devant l’autel de Dieu, à qui j’offrais mes prières pendant tout ce temps. Je n’ai pas même conçu aucune mauvaise pensée contre mon Supérieur, à cause de la confiance que j’ai en lui, et de l’amour que je lui porte, ayant appris de l’Apôtre que l’amour du prochain ne pense aucun mal. Et de plus sachez, mon père, que si quelqu’un s’abandonne soi-même volontairement à la simplicité et à l’innocence, le Démon ne trouve plus d’entrée dans son âme. » Histoire d’un autre Solitaire, qui souffrit avec une merveilleuse vertu d’être humilié sans avoir failli. Tel qu’était selon la vérité ce juste et ce saint pasteur, que Dieu avait rendu le sauveur de ces brebis raisonnables, tel était un économe ou celerier qu’il lui avait donné pour son Monastère. Il avait une sagesse non commune, et une douceur encore plus rare. Ce grand homme, voulant que l’exemple de son humilité servît aux autres, le reprit sévèrement et avec colère, sans en avoir néanmoins aucun sujet véritable, et ordonna dans un contre-temps subit et surprenant qu’on le chassât de l’église. Or comme je le connaissais très innocent de la faute que son Supérieur lui reprochait, je tirai ce saint Abbé à part, et pris la défense de son cellerier. Mais ce sage me répondit : « Je sais bien aussi, mon père, qu’il n’a point failli ; mais comme ce n’est pas une action juste, mais déplorable qu’un père ôte le pain de la bouche de son enfant pressé de la faim, c’est une misérable conduite à un père spirituel, et à l’égard de soi-même, et à l’égard de celui qui lui est soumis, de ne lui procurer pas à toute heure de nouvelles couronnes par des reproches, par des humiliations, par des mépris, par des moqueries, autant qu’il le juge capable de les souffrir. Car il se trouve en cela trois injustices très grandes. La première, en ce qu’il se prive lui-même de la récompense que mérite une répréhension charitable et judicieuse. La seconde, en ce que pouvant donner lieu aux autres de tirer un grand fruit de l’exemple de la vertu de leur frère, il néglige de leur procurer ce bien. La troisième et la plus considérable est qu’il arrive souvent que ceux qui paraissent les plus patients dans les travaux, n’étant point exercés durant un long temps, et n’étant point repris ni humiliés par leur supérieur à cause qu’il les estime vertueux, ils perdent peu à peu leur douceur et leur patience. Car encore que leur âme soit une terre bonne, fertile, et grasse, néanmoins si elle n’est arrosée par l’eau des humiliations, elle devient stérile et en friche, et ne produit plus que les ronces et les épines de l’orgueil, du dérèglement des mœurs et d’une confiance présomptueuse. Ce que le grand apôtre n’ignorait pas quand il écrivait à Timothée : « Pressez-les, reprenez-les, corrigez-les dans les temps propres et à contre-temps. » Sur quoi ayant opposé à ce véritable directeur qu’il pouvait arriver par l’affaiblissement de notre siècle, et par l’infirmité de notre nature, que plusieurs se voyant repris sans sujet abandonneraient le troupeau, ce trésor vivant de la sagesse me répliqua : « Une âme que Jésus Christ a liée avec son pasteur par les chaînes de l’amour et de la foi conservera cette union sainte jusqu’à répandre son sang plutôt que de s’en séparer jamais, principalement si Dieu s’est servi de lui pour la guérir de ses plaies, se souvenant de ce qui est écrit : « Ni les Anges, ni les Principautés, ni les Puissances, ni aucune autre créature n’ont pu nous séparer de l’amour de Jésus Christ » Que si elle n’est pas liée, attachée et unie inséparablement avec son supérieur, j’admire comment elle peut demeurer utilement en un lieu où elle n’est retenue que par une fausse et trompeuse obéissance. Et certes, il faut reconnaître que ce grand homme ne s’est pas abusé dans son sentiment, puisqu’il a conduit, perfectionné et offert à Jésus Christ plusieurs âmes, comme autant d’hosties pures qu’il lui a heureusement consacrées. Ecoutons la sagesse de Dieu, et admirons qu’elle se trouve dans de simples vases d’argile. Lorsque j’étais dans cette même maison, je considérai avec étonnement la foi, la patience, et la vertu invincible avec laquelle les jeunes Religieux souffraient d’être repris, d’être humiliés, et quelquefois même d’être chassés de la compagnie de leurs frères par le supérieur, et non seulement par le supérieur, mais aussi par ceux qui étaient beaucoup au-dessous de lui. Illustre patience d’un Solitaire, nommé Abbacyre. Voyant que l’un des frères nommé Abbacyre, qui avait déjà passé quinze ans dans le Monastère, était maltraité presque de tous, et que ceux qui servaient au réfectoire le chassaient quelquefois de la table, parce que de son naturel il était un peu trop libre à parler, je lui demandai pour ma propre édification d’où venait que l’on le traitait ainsi, et je lui dis : « Mon frère, d’où vient que je vois qu’on te chasse de la table presque tous les jours, et qu’on t’envoie même souvent dormir sans souper ? » A quoi il me répondit : « Crois-moi, mon père, on ne me traite pas de cette sorte par une véritable rudesse ; mais par un désir charitable d’éprouver si j’accomplis fidèlement les devoirs de la vie religieuse. C’est pourquoi sachant quel est le dessein de notre père et de nos frères, je souffre tout volontiers. J’ai déjà passé quinze ans dans cette maison sans trouver mauvais qu’ils me traitent de la sorte, eux-mêmes m’ayant déclaré lorsque j’entrai qu’ils éprouvent durant trente ans ceux qui renoncent au siècle. Et certes, mon père, c’est avec grande raison, puisque l’on n’acquiert point la perfection si l’on ne l’éprouve par le feu. Ce généreux Abbacyre ayant vécu deux ans dans ce Monastère depuis que j’y vins, s’en alla à Dieu, et il dit ces paroles aux pères lorsqu’il était près de rendre l’esprit : « Je rends grâces, je rends grâces à Dieu et à vous, de ce que vous m’avez tenté et éprouvé de telle sorte pour mon salut qu’il y a déjà dix-sept ans que je suis demeuré libre des épreuves et des tentations des Démons ». Ce qui porta ce juge équitable des vertus de ses disciples à le juger digne d’être enterré comme un Confesseur auprès des saints pères, dont les corps reposent dans ce Monastère. Merveilleuse soumission d’un Solitaire, nommé Macédone. J’offenserais tous ceux qui ont de l’amour et du zèle pour les vertus excellentes si j’ensevelissais dans le silence les saints exercices et les combats mémorables de Macédone, qui était le premier des diacres de ce Monastère. Ce serviteur de Dieu si favorisé de son Maître, ayant prié son supérieur deux jours avant la fête de la sainte Théophanie ( c’est-à-dire de l’Epiphanie, ou Fête des Rois) de lui permettre d’aller en Alexandrie pour quelque affaire particulière qu’il y avait, et lui ayant promis de revenir promptement, afin de préparer ce qui était nécessaire pour la solennité de la fête qui était proche, le Démon ennemi de la vertu mit tant d’obstacles à son retour qu’il ne put revenir au monastère pour ce saint jour dans le temps que son supérieur lui avait marqué lorsqu’il lui avait permis d’aller à la ville. Ainsi, n’étant arrivé que le lendemain de la fête, l’Abbé le suspendit de sa charge de diacre, et le mit au rang des derniers novices. Mais ce diacre de patience, et cet archidiacre de confiance et d’humilité reçut cet ordre et cette pénitence avec la même paix et égalité d’esprit que si c’eût été à un autre et non pas à lui-même qu’on l’eût imposée. Ayant passé quarante jours dans cette épreuve, ce sage supérieur le remit dans l’exercice de sa charge ; mais il le pria le lendemain avec instance de le laisser rentrer de nouveau dans la même humiliation et dans la même pénitence où il était, lui disant qu’il avait commis dans Alexandrie une faute qui ne méritait point d’être pardonnée. Et encore que ce saint homme sut que ce qu’il lui disait n’était pas vrai, mais qu’il recherchait ce prétexte pour demeurer dans cet état de rabaissement, il céda au désir si louable de sa ferveur et de son humilité. Et l’on voyait au rang des novices un homme vénérable par sa vieillesse, qui conjurait sincèrement tous les frères d’offrir leurs prières à Dieu pour lui, parce que, disait-il, il était tombé dans la fornication de la désobéissance. Or ce grand Macédone daigna me déclarer confidemment, à moi qui en étais si indigne, que ce qui le portait avec tant d’ardeur à rentrer dans cette pénitence humiliante, était cette raison secrète qu’il m’apprit en usant de ces paroles : « C’est, me dit-il, que je ne me suis jamais vu moins attaqué des troubles et des agitations de la guerre spirituelle et intérieure ; ni plus sensiblement touché des douceurs de la lumière divine. Le propre des Anges, continuait-il, est de ne tomber jamais, et peut-être même de ne le pouvoir, comme quelques-uns le disent ; mais le propre des hommes est de tomber et de se relever de leurs chutes, toutes les fois qu’elles leur arrivent ; au lieu que le propre des seuls Démons est de ne se relever jamais, étant une fois tombés. » L’économe ou cellerier du Monastère conta aussi une rencontre qui lui était arrivée. Lorsque j’étais jeune, me dit-il, et que j’avais soin des bestiaux de la maison, il m’arriva de tomber dans une faute qui était bien pernicieuse à mon âme. Mais comme j’étais accoutumé à ne cacher jamais le serpent dans le sein de mon cœur, je le pris aussitôt par la queue et le présentai ai médecin spirituel ( c’est-à-dire, aussitôt que j’eus fait l’action, je la découvris à mon supérieur). Ensuite de quoi il me regarda en souriant, et m’ayant donné un petit soufflet : «  Va, mon fils, me dit-il, continue ton exercice ordinaire comme auparavant, et n’aie aucune crainte. » Ce qu’ayant cru avec une ardente foi, je reçus en peu de jours une assurance de ma guérison, et je courais dans la voie de Dieu avec crainte et tremblement. Comme au rapport de quelques-uns, il se rencontre plusieurs différences dans chaque espèce particulière des choses que Dieu a créées,, ainsi en une compagnie religieuse il y a diverses sortes d’inclinations et de mouvements à vaincre. C’est pourquoi ce médecin des âmes ayant remarqué que quelques-uns des frères aimaient à se monter par ostentation et par vanité aux séculiers qui venaient visiter cette maison, il les humiliait en leur présence en les chargeant des plus honteux reproches qu’il leur pouvait faire, et en les employant aux services les plus bas et les plus abjects. Ce qui les portait depuis à s’enfuir aussitôt qu’ils voyaient arriver les gens du monde. Et ainsi c’était une chose merveilleuse de voir la vaine gloire se persécuter elle-même, et se dérober à la vue des hommes. Rare exemple de patience en un saint vieillard nommé Mène. Il y avait en ce Monastère un homme admirable nommé Mène, qui y exerçait la seconde charge après l’Abbé. Il y avait passé cinquante-neuf ans, et exercé tous les offices de la maison. Dieu ne voulant ps que je fusse privé des prières de ce saint homme,il l’appela à lui sept jours avant mon départ. Trois jours après qu’il fut mort,lorsque nous clébrions ses funérailles, et offrions pour lui les prières accoutumées, le lieu où était son sacré corps se trouva soudain tout embaumé d’une douce et agréable odeur. Ensuite de quoi l’Abbé nous ayant ordonné d’ouvrir son cercueil, nous vîmes que les plantes de ses pieds vénérables sortaient deux fontaines d’une huile toute parfumée. Alors ce savant maître en la vie spirituelle nous dit à tous : « Vous voyez que ses travaux et les sueurs de ses pieds ont été comme un parfum précieux qu’il a offert à Dieu, et que Dieu a reçu favorablement. » Les pères de ce lieu nous racontèrent encore quelques excellentes actions de ce Saint, et entre autres : que l’Abbé voulant éprouver la patience que Dieu lui avait donnée, un jour qu’il revenait du dehors, étant entré sur le soir dans la chambre de l’Abbé, s’étant prosterné en terre, et lui ayant demandé sa bénédiction selon la coutume, l’Abbé le laissa en cet état jusqu’à l’heure de l’office, en laquelle il la lui donna, et lui permit de se lever, en lui reprochant d’aimer à se montrer par ostentation et par vanité, et d’avoir de l’impatience. Car le Saint savait qu’il souffrirait généreusement toute cette mortification, et ce fut ce qui le porta à user envers lui de cette fiction sainte pour l’édification de tous les autres. Un disciple de ce Saint nous assura de la vérité de cette histoire, comme de toutes les autres de la vie de son maître, en nous ajoutant qu’il l’avait fort pressé de lui dire si durant tout le temps qu’il était à genoux devant son supérieur il ne s’était point endormi. A quoi ce bienheureux lui avait répondu qu’étant là prosterné en terre il avait récité tout le psautier. Relation de quelques excellents discours de ces Pères. Je ne veux pas oublier d’embellir encore ce discours par une illustre relation qui lui servira d’ornement, comme une émeraude à une couronne. Ayant engagé un jour quelques-uns des plus vertueux d’entre ces vieillards à me dire leur sentiment touchant la vie des Anachorètes, ils me répondirent en souriant, et avec un visage gai : Mon père, étant grossiers et matériels comme nous sommes, nous avons aussi embrassé une vie plus grossière ; ayant jugé que nous devions nous contenter d’entreprendre une guerre proportionnée à notre faiblesse, et considéré qu’il nous valait mieux combattre seulement contre des hommes qui s’emportent et s’aigrissent quelquefois, et puis se repentent de s’être emportés, que contre les Démons qui sont toujours enragés contre nous et toujours armés pour nous combattre. Un autre de ces hommes dignes d’une éternelle mémoire qui avait grand amour pour moi selon Dieu, et qui me parlait avec grande liberté, me dit un jour avec beaucoup d’affection : « Si vous, qui êtes si sage, ressentez en vous la force que ressentait celui qui disait dans le sentiment de son cœur ; « Je peux tout par Jésus-Christ qui me fortifie »: si l’Esprit Saint est descendu en vous comme une rosée de Grâce et de pureté, ainsi qu’il descendit autrefois dans la Sainte Vierge : si la force du Très Haut vous environne comme elle, par la patience, ceignez vos reins ainsi que fit Jésus Christ Dieu et homme tout ensemble au jour de la Cène, en vous serrant d’un linge à son imitation, savoir de celui de l’obéissance ; et levez-vous de table comme lui, c’est-à-dire du repos de la solitude, pour laver les pieds de vos frères avec un esprit de contrition et de pénitence, ou plutôt jetez-vous à leurs pieds avec une profonde humilité. Mettez à la porte de votre cœur des gardes sévères qui ne s’endorment jamais : arrêtez les emportements de l’esprit humain qui est sans arrêt parmi les distractions que lui causent les sens corporels ; conservez un repos spirituel parmi les mouvements et les agitations du corps ; et, ce qui est plus admirable que tout le reste, demeurez intrépide dans votre cœur au milieu des troubles et des tempêtes ; liez votre langue avec la chaîne du silence, de peur qu’elle ne se porte audacieusement à disputer et à contredire ; combattez soixante-dix-sept fois le jour contre cette impérieuse maîtresse ; ayez la croix dans le cœur, et enchâssez-y tellement votre esprit, comme on enchâsse une enclume dans du bois, qu’il résiste à tous les coups de marteau, à toutes les tentations, et à tout le bruit des affronts, des calomnies, des railleries, et des injustices dont il pourra être battu l’un après l’autre ; qu’iln’en soit blessé en façon quelconque, ni n’en souffre aucune rupture ; mais qu’il demeur aussi égal et aussi immobile qu’il était. Dépouillez-vous de votre propre volonté comme d’un vêtement honteux, et entrez ainsi tout nu dans la carrière céleste. Et, ce qui est rare et difficile à trouver, armez-vous d’une ferme confiance envers celui qui vous doit couronner après la victoire ; et qu’elle vous serve comme d’une cuirasse forte et impénétrable à tous les doutes et à toutes les défiances. Réprimez par le frein de la continence la sensualité qui se porte sans honte à violer la pudeur. Arrêtez par la méditation de la mort la curiosité des yeux, qui veulent à toute heure chercher à se repaître partout de la grandeur et de la beauté des objets sensibles. Retenez par le soin de votre propre salut la curiosité de votre esprit, qui veut toujours condamner son frère, étant lui-même dans la négligence. Et témoignez par vos actions à votre prochain toute la sincérité de l’affection et toute la compassion de la charité que vous lui devez. Tous les hommes, mon très cher père, reconnaîtront que nous sommes véritablement disciples de Jésus Christ si nous avons une affection mutuelle les uns envers les autres dans la société qui nous lie ensemble. Cet excellent ami me dit ensuite : « Venez, venez ( car il me le répéta), venez demeurer avec nous. Venez boire à toute heure les mépris et les humiliations comme de l’eau vive. Souvenez-vous que David ayant recherché ce qu’il y a de plus agréable sous le ciel, enfin après tout il se fait cette demande à lui-même : « Qu’y a-t-il dans le monde d’excellent et d’agréable ? » Et il répond : « Rien que de vivre en frères et de demeurer ensemble ». Que si Dieu ne nous a pas fait jouir du bien d’une telle patience et d’une telle obéissance, il est bon que reconnaissant au moins notre faiblesse, nous demeurions dans la solitude éloignés de cette lice des saints combats de la vie religieuse, et qu’admirant le bonheur de ces généreux athlètes, nous demandions à Dieu pour eux le don de la patience. » CE bon père et ce grand maître m’ayant combattu par ses excellents discours pris de l’Evangile et des Prophètes, et encore plus par la douceur de son amitié, je me rendis à ses raisons, et étant pleinement persuadé, je confessai qu’il n’y avait rien de comparable à cette bienheureuse obéissance. Avant que de sortir de cette relation, qui est comme un paradis de délices, et de rentrer dans les épines et les ronces de mes discours qui sont si peu agréables et si peu utiles, il faut que je rapporte encore une vertu de ces bienheureux Pères dont vous pourrez tirer de l’utilité. Ce saint pasteur ayant remarqué quelques frères qui durant l’office, auquel j’ai assisté plusieurs fois, s’étaient entretenus ensemble, il leur ordonna de se tenir durant toute une semaine à la porte de l’église, et de se prosterner en terre selon la forme des pénitents devant tous ceux qui entreraient, et qui sortiraient, quoi qu’ils fussent clercs, et même prêtres. Ayant remarqué un jour qu’un des frères était plus attentif durant le chant des psaumes que les autres, qu’il paraissait avoir un sentiment de dévotion extraordinaire, et surtout que lorsque l’on commençait l’office, il semblait par ses gestes et par les signes qu’on voyait en son visage qu’il parlait à quelques personnes, je le suppliai de me découvrir la raison particulière de cette coutume qu’il pratiquait. Et lui ne voulant pas me cacher une chose qu’il jugeait devoir m’être utile, il me dit : « Mon père, j’ai accoutumé, lorsque l’office commence, de recueillir toutes mes pensées, et toutes les puissances de mon âme, et de les rappeler toutes ensemble en leur criant : « Venez toutes adorer Jésus Christ notre Roi et notre Dieu, et vous prosterner en sa présence. » Ayant aussi observé curieusement les actions de celui qui avait soin du réfectoire, je vis qu’il avait de petites tablettes pendues à sa ceinture ; et j’appris qu’il y écrivait chaque jour toutes les pensées qui lui venaient dans l’esprit, et qu’il les rapportait toutes à l’Abbé, et je remarquai que non seulement lui, mais plusieurs autres faisaient de même ; ce que je sus qu’ils faisaient par l’ordre de ce grand supérieur. Un des solitaires ayant été chassé du Monastère par cet excellent Abbé, à cause qu’il avait accusé faussement devant lui l’un de ses frères de n’employer tout le temps qu’à niaiser et à causer, il demeura durant sept jours entiers à la porte de la maison, suppliant instamment qu’on lui permît de rentrer, et qu’on lui pardonnât la faute qu’il avait commise. Ce que ce bon Père qui brûlait d’amour pour le bien des âmes ayant appris, après s’en être informé avec soin, et ayant su qu’en six jours il n’avait rien mangé du tout, il lui déclara que s’il avait un ferme désir d’être reçu de nouveau dans le Monastère, il devait se résoudre à être mis avec les Pénitents. Ce que ce frère qui était touché de l’esprit de pénitence ayant accepté très volontiers, le supérieur ordonna qu’on le conduisît dans le Monastère particulier de ceux qui pleuraient les offenses criminelles ( qu’ils avaient commises depuis leur profession), ce qui fut fait. Mais puisque je suis tombé sur le discours de ce Monastère, il faut que j’en dise quelque chose en peu de paroles. Description du Monastère des Pénitents. Il était éloigné d’environ un mille ( c’est-à-dire de près d’une demi-lieue) du grand Monastère, et on l’appelait la prison. C’était un lieu d’où toutes les consolations humaines étaient bannies. On n’y voyait jamais de fumée ( parce qu’on n’y faisait jamais de feu dans la cuisine). Il n’y avait ni vin, ni huile, ni aucune autre nourriture que du pain et des plus simples légumes. L’Abbé y envoyait ceux qui après leur vocation à la vie solitaire étaient tombés dans quelque péché notable. Il ne les logeait pas tous ensemble, mais chacun à part et seul à seul, ou au plus deux à deux. Et il les y tenait enfermés sans qu’ils en sortissent jamais, jusqu’à ce que Dieu lui eût rendu un témoignage assuré de la réconciliation de chacun d’eux. Il leur avait donné pour supérieur un grand personnage nommé Isaac, qui demandait à ceux qu’on lui donnait à conduire une prière presque sans relâche. Ils avaient quantité de feuilles de palmier, dont ils faisaient des corbeilles pour s’empêcher de tomber dans l’ennui et l’abattement de l’esprit religieux. Voilà quelle était la vie, quel était l’état, quelle était la discipline de ceux qui cherchaient véritablement à voir le visage du Dieu de Jacob. Au reste, c’est une chose louable d’admirer les travaux des Saints ; c’est une chose salutaire de s’efforcer de les imiter ; mais c’est une chose aussi folle qu’impossible de vouloir se rendre tout d’un coup imitateur de toute leur discipline. Lorsque les répréhensions nous piquent et nous attristent, opposons à cette douleur injuste la douleur si juste que nous devons avoir de nos péchés ; et attendons que Dieu voyant la violence que nous nous faisons pour la lui faire à lui-même, daigne les effacer, et convertisse en joie les regrets qui affligent notre cœur, suivant ces paroles du Prophète Roi : « Autant que mon âme avait été remplie de douleur et d’amertume, autant tu l’as comblée de consolation et d’allégresse. » N’oublions pas dans le temps de nos besoins ces autres qu’il adresse à Dieu : « Seigneur, que tu m’as fait endurer d’afflictions et de maux ! Mais enfin tu t’es tourné vers moi : Tu m’as rendu la vie, et tu m’as retiré de nouveau du fond de l’abîme où j’étais tombé. » Heureux celui qui dans la vue de Dieu se fait tous les jours violence pour supporter patiemment les injures et les mépris. Il sera un jour comblé de joie avec les Martyrs, et de gloire avec les Anges. Heureux le solitaire qui s’estime digne à toute heure de toute humiliation et de tout rabaissement. Heureux le solitaire qui a fait mourir entièrement sa volonté, et qui s’est abandonné entièrement à la conduite de celui que Dieu lui a donné pour père et pour maître. Il aura place à la droite de Jésus Christ crucifié. Celui qui rejette loin de soi toute répréhension ou juste ou injuste renonce lui-même à son salut. Mais celui qui la reçoit humblement, soit avec peine ou sans peine, obtiendra bientôt le pardon de ses péchés. Représentez à Dieu en esprit et avec sincérité votre confiance et votre amour envers votre père spirituel, et Dieu l’en assurant par une inspiration secrète et cachée lui persuadera de s’unir et de se familiariser avec vous selon cette disposition de cœur ( toute d’amour et de confiance) que vous aurez envers lui. Celui qui découvre toutes ses tentations, et qui produit à la vue de son supérieur tous ces serpents, montre clairement la fermeté de la confiance en lui ; mais celui qui les tient cachés dans son cœur est encore dans l’égarement, et suit des routes perdues. Si quelqu’un veut connaître s’il a un véritable amour et une charité fraternelle pour son prochain, il en sera assuré lorsque d’une part il verra qu’il pleure lui-même pour les fautes de son frère, et de l’autre qu’il se réjouit de son avancement dans la vertu, et des dons de Grâce dont Dieu l’enrichit. Celui qui dans un entretien veut établir trop fortement sa propre opinion, quoiqu’elle soit véritable, doit savoir qu’il est malade de la maladie du diable, qui est l’orgueil. Que si c’est avec ses égaux qu’il commet cette faute, il pourra peut-être en guérir par la correction que lui en pourront faire les plus anciens. Mais s’il oublie même jusqu’à la commettre envers les plus anciens et les plus sages, ce mal est incurable à tous les remèdes humains. Celui qui n’est point soumis en ses paroles n’a garde de l’âtre en ses actions. Car celui qui est infidèle dans une petite chose est infidèle et inflexible dans une plus grande. Ainsi il travaille en vain, et ne remporte autre fruit de la sainte obéissance que sa propre condamnation. Si quelqu’un a conservé sa conscience toute pure en rendant une parfaite soumission à son directeur, il n’aura plus aucune crainte de la mort, mais l’attendra chaque jour comme un sommeil, ou plutôt comme une nouvelle vie; sachant avec certitude que ce ne sera pas à lui, mais à son supérieur que Dieu demandera compte de ses actions lors de sa sortie du monde. Si quelqu’un a reçu au nom de Dieu et de la main de son père spirituel quelque office et quelque charge, sans qu’on ait usé d’aucune violence pour la lui faire accepter, et qu’après qu’il lui arrive de tomber dans une faute à laquelle il ne s’attendait pas, il ne doit nullement s’en prendre à son supérieur qui lui a donné ces armes, mais à soi-même qui les a reçues, puisqu’on ne les lui a mises en main que pour s’en servir à combattre l’ennemi, et qu’il les a tournées contre soi-même, et s’en est percé le cœur. Que s’il s’est fait violence à lui-même en la recevant pour le seul amour de Dieu, et qu’il ait représenté auparavant à celui qui l’y appelait sa faiblesse et son incapacité, qu’il ait bon courage. Car encore qu’il tombe, il ne mourra point de cette chute. J’oubliais, mes chers amis, de vous présenter encore un pain délicieux pour la nourriture de vos âmes, en vous rapportant la vertu de ces saints religieux, que je vis alors s’exercer eux-mêmes par un effet de leur amour envers Dieu, dans des actions basses et humanitaires ; afin que lorsqu’ils recevraient quelque injure de la part des autres, cette accoutumance les rendit préparés à la souffrir sans peine et sans aucun trouble. L’âme qui pense sans cesse à confesser toutes ses fautes se sert de cette pensée comme d’un frein pour se retenir de pécher. Car nous commettons sans crainte et comme dans les ténèbres celles que nous ne voulons point confesser. Mais lorsque notre supérieur est absent, et que peignant son visage dans notre mémoire, nous le regardons comme présent, et évitons avec soin tout ce que nous jugeons lui devoir déplaire, soit pour nos entretiens, soit pour nos discours, soit pour notre sommeil, soit pour notre nourriture, soit pour autre chose, c’est alors que nous pratiquons une véritable et sincère obéissance. Car les enfants déréglés croient que l’absence de leur maître leur est un sujet de joie ; au lieu que les bons la regardent comme un désavantage et une perte pour eux. Ayant demandé à l’un des plus vertueux de ces Pères comment l’obéissance a pour compagne l’humilité, il me répondit : Quand celui qui est également obéissant et reconnaissant envers son directeur ressusciterait des morts ; quand il aurait le don des larmes ; quand il serait délivré de tout le trouble que cause la guerre des tentations et des passions, il attribuerait tout à la prière de son père spirituel ; et ainsi il demeure exempt de toute présomption. Car comment s’enflerait-il de vanité pour une chose qu’il déclare lui-même n’avoir faite que par le secours de son père, et non par sa propre force ? L’Anachorète est incapable de cette pratique intérieure d’humilité dont nous venons de parler. Car la vanité, qui est une présomptueuse opinion de soi-même, a plus de droit et plus de prise sur lui en lui faisant croire que c’est par sa propre force qu’il accomplit toutes ses actions vertueuses. Lorsque celui qui est soumis à un supérieur aura évité les deux pièges artificieux du Démon ( dont nous allons parler ci-après), ce serviteur de Jésus Christ demeurera éternellement obéissant. Le Démon combat en diverses manières ceux qui font profession de l’obéissance, tantôt en les troublant par des images contraires à la chasteté, et leur en imprimant de la tristesse et du chagrin dans le cœur ; tantôt en les rendant contre leur coutume turbulents, secs et stériles, intempérants pour la nourriture ; paresseux pour la prière ; assoupis de sommeil ; et obscurcis de nuages et de ténèbres ; afin qu’en leur persuadant qu’ils ne tirent aucun fruit de l’obéissance, et qu’ils reculent même au lieu d’avancer, il les retire de leurs exercices et de leurs combats. Car il ne leur permet pas de considérer que souvent cette soustraction des choses qui nous paraissent être les meilleures, laquelle nous arrive par la sage dispensation de la divine providence, sert à nous procurer l’humilité la plus profonde. Après que nous avons repoussé souvent cet esprit trompeur par notre persévérance, lorsque cet ange de ténèbres parle encore aux oreilles de notre âme, il en vient un autre qui s’efforce de nous tromper par une autre ruse. Car j’en ai vu qui étant soumis à l’obéissance avaient obtenu de Dieu par le secours de leur supérieur de grands mouvements de pénitence ; qui étaient doux, continents, pleins de ferveur, libres de la guerre des passions, et embrasés de l’amour de Dieu, à qui les Démons sont venus inspirer secrètement qu’ils étaient désormais capables de la solitude des Anachorètes, comme étant assez forts pour acquérir dans le repos de cette solitude la souveraine paix de l’âme, et l’heureuse victoire de toutes les passions ; et qui se laissant ainsi tromper, sont sortis du port pour aller dans la haute mer, où ayant été surpris d’une tempête, ils se sont trouvés destitués de conducteur et de pilote, et étant battus des flots de pensées impures et de tentations diaboliques ont misérablement fait naufrage. Les passions apportent des ordures dans notre âme, comme les fleuves en apportent dans la mer. C’est pourquoi il faut nécessairement que notre âme ainsi que la mer s’émeuve, s’agite, et se trouble, afin que par le mouvement et le trouble de ses passions, elle rejette sur la terre toutes ces impuretés, que ces mêmes passions, comme autant de fleuves, y ont entraînées. Que si nous y prenons garde, nous trouverons qu’une grande tempête sur la mer, comme dans notre âme, est d’ordinaire suivie d’un grand calme. Celui qui tantôt obéit à son père spirituel, et tantôt lui désobéit, ressemble à celui qui tantôt met une excellente eau à ses yeux malades, et tantôt de la chaux vive. « Car si l’un édifie, et l’autre détruit, qu’en recueilleront-ils tous deux, selon l’Ecriture, sinon du travail et de la peine ? » (Eccles. 34, 28). Ne vous laissez pas tromper par le Démon de la vanité, vous qui êtes le fils, et le fils obéissant du Seigneur, et ne racontez pas vos propres péchés à votre supérieur sous la personne d’un autre. Car on ne saurait se délivrer de la confusion éternelle sans la confusion temporelle. Découvrez, découvrez à nu votre mal et votre blessure au médecin spirituel. Dites-lui sans honte : « Mon père, cette faute est toute de moi ; cette plaie est ma propre plaie. Elle ne m’est venue que de ma seule négligence, et je ne la puis attribuer à un autre. C’est moi-même qui me l’ai causée, et je ne m’en dois prendre ni aux suggestions des hommes, ni à la malice des Démons, ni à la fragilité de mon corps, ni à quelque créature que ce soit ; mais à ma lâcheté et à ma paresse. Lorsque vous confessez vos fautes, prenez les gestes, le visage, et l’esprit d’un criminel. Tenez les yeux baissés vers la terre, et arrosez de vos larmes, s’il est possible, les pieds de votre juge et de votre médecin, comme ceux de Jésus-Christ même. La coutume ordinaire des Démons est de nous porter, ou à ne point confesser nos péchés, ou à le faire sous la personne d’un autre, ou à rejeter notre propre faute sur quelqu’un, comme en ayant été la cause. Si l’accoutumance peut tout, et entraîne tout après elle, elle pourra sans doute beaucoup plus dans l’exercice des bonnes œuvres, puisque nous y aurons un grand aide qui est Dieu même, lequel agit avec nous. Mon fils, tu n’auras pas à travailler durant le cours de beaucoup d’années pour acquérir la bienheureuse paix de toutes les passions qui te font la guerre, si dès le commencement tu t’abandonnes toi-même de tout ton cœur aux humiliations. Ne dédaigne pas de faire avec un esprit et une contenance modeste et humble la confession de tes péchés à celui qui t’aide pour en guérir, comme tu la ferais à Dieu même. Car j’ai vu des criminels qui par une triste et une humble contenance, et par une confession et des prières encore plus humbles et plus ferventes, ont fléchi et adouci la rigueur de leur juge qui leur semblait inexorable, et l’ont fait passer de la sévérité et de la colère à la miséricorde et à la compassion. C’était pour cette raison que Saint Jean précurseur de Jésus Christ obligeait ceux qui venaient vers lui à confesser leurs péchés avant qu’il les baptisât, ne recherchant pas cette confession par le besoin qu’il en eût pour soi ; mais travaillant pour leur bien et pour leur salut. Ne soyons pas étonnés de voir qu’après notre confession même nous nous trouvons encore dans la guerre. Car il vaut beaucoup mieux avoir à combattre la corruption du corps qui nous humilie que celle de l’esprit qui nous élève. Si l’on vous raconte quelques histoires des Pères des déserts et des saints Anachorètes, que ce récit ne vous cause pas un élèvement de cœur, et ne vous fasse pas courir pour embrasser ce genre de vie, qui est au-dessus de vos forces. Car vous marchez sous l’étendard du premier Martyr. Que s’il arrive que vous tombiez en combattant, ne sortez pas pour cela hors de la lice, c’est-à-dire hors du Monastère. Car c’est alors que nous avons beaucoup plus besoin de médecin. Celui qui avec l’aide et le secours d’un supérieur n’a pas laissé de se blesser par quelque chute aurait sans doute non seulement blessé, mais même tué son âme s’il avait été privé de cet aide et de ce secours. Quand nous sommes tombés par terre, les Démons viennent aussitôt nous inspirer de nous retirer dans le désert, se servant de l’occasion de notre chute comme d’un sujet raisonnable de nous y porter, quoiqu’il n’y ait rien qui soit plus contre la raison que de quitter alors notre Monastère. Or le but de ces ennemis de notre salut est d’ajouter une blessure mortelle à notre première chute. Lorsque le médecin spirituel nous déclare son impuissance à nous procurer la guérison, il est nécessaire que nous allions à un autre, y en ayant peu qui guérissent de leurs maux sans médecin. Et y a-t-il quelqu’un qui puisse nier que si un vaisseau, quoique conduit par un excellent pilote, n’a pas laissé de faire naufrage, sa perte aurait été tout-à-fait inévitable, s’il n’avait point eu de pilote ? L’obéissance produit l’humilité, et l’humilité produit la paix de l’âme par l’affranchissement des passions, selon ce que le Roi Prophète dit : «  Le Seigneur s’est souvenu de notre humilité, et nous a délivrés de nos ennemis. » Rien donc ne nous empêche de dire que l’obéissance produit cette paix de l’âme, puisqu’elle produit l’humilité, et que l’humilité produit cette paix, qui la perfectionne et la couronne. Car l’obéissance donne commencement à l’humilité, et la paix de l’âme, qui est la fille de l’humilité, donne à sa mère la dernière perfection, comme Moïse commença autrefois le premier à rendre grâces à Dieu, en chantant avec les hommes un cantique de louange après le passage de la mer rouge, et Marie la Prophétesse donna la perfection et le couronnement à cette célèbre action de grâces, en chantant de nouveau le même cantique avec la troupe des femmes. Les malades, qui après avoir éprouvé la suffisance de leur médecin spirituel, et avoir tiré du profit de sa conduite, le quittent avant leur parfaite guérison pour se soumettre à un autre qu’ils lui préfèrent, méritent d’être sévèrement châtiés de Dieu. Ne vous tirez donc pas des mains salutaires de celui qui vous a offert à notre Seigneur. Car vous n’en trouverez jamais un durant toute votre vie, pour qui vous soyez plus touché d’une affection respectueuse. Comme il est périlleux à un nouveau soldat qui n’a nulle expérience de se séparer de sa troupe, pour aller combattre seul à seul un des ennemis, il est dangereux aussi à un nouveau religieux, qui n’a point passé par les épreuves des exercices et des combats contre les passions de l’âme, de quitter la compagnie de ses frères pour aller combattre tout seul le Démon dans un désert. Car l’un court fortune de perdre la vie du corps, et l’autre celle de l’âme. « Il vaut mieux, comme dit l’Ecriture, être deux ensemble que d’être seul, c’est-à-dire il est bon qu’un fils soit assisté de son père pour combattre contre les mauvaises habitudes par l’efficace et l’opération de l’esprit divin. Celui qui ôte le conducteur à l’aveugle, le pasteur au troupeau, le guide à celui qui est égaré, le père à l’enfant, le médecin au malade, et le pilote au vaisseau, les met tous dans le danger de se perdre. Ainsi, celui qui entreprend de combattre contre les démons sans être aidé de son Directeur, sera vaincu et tué par eux. Que ceux qui se viennent présenter pour la première fois dans une salle de médecine où l’on traite les malades, remarquent quelles sont alors leurs douleurs. Et que ceux qui entrent dans une école de la médecine spirituelle remarquent quelle est l’humilité qu’ils y apportent. Car aux malades corporels la diminution de leurs douleurs sera une marque certaine de leur guérison ; et aux malades spirituels l’accroissement de l’humilité avec laquelle ils se reprennent et se condamnent eux-mêmes sera le témoignage le plus fidèle de leur santé. Que votre conscience soit le miroir où vous regardiez quelle est votre obéissance ; et cela vous doit suffire. Ceux qui sont soumis à un père dans la solitude d’un désert n’ont à se défendre que des Démons, qui seuls s’opposent ouvertement à leur salut. Mais ceux qui vivent dans la communauté d’un Monastère ont à combattre les Démons et les hommes tout ensemble. Ces premiers gardent avec plus de soin les préceptes de leur maître, à cause qu’il a continuellement les yeux sur eux ; au lieu qu’il arrive assez souvent que ces derniers contreviennent en quelque point à ses ordres, à cause qu’il est quelquefois absent. Néanmoins s’il s’en trouve parmi eux qui soient fervents et patients dans les travaux, ils réparent ce défaut avec beaucoup d’avantage par l’humble souffrance de tout ce qui les peut choquer et mortifier dans l’esprit de la part de leurs frères, et ils remportent une double couronne. Veillons avec tout le soin possible à la garde de notre âme. Car lorsqu’un Monastère, qui est un port de salut, est rempli de Religieux qui sont des vaisseaux vivants, il est aisé qu’ils se choquent et se froissent les uns les autres, et principalement s’il y en a qui soient sujets à être piqués et comme rongés en secret par le ver de la bile et de la colère. Etudions-nous à garder un profond silence en présence de notre supérieur, et à témoigner devant lui que nous sommes également et ignorants et muets. Car l’homme ami du silence est enfant de la sagesse, et il se remplit toujours d’une nouvelle lumière. J’ai vu un Religieux, qui écoutant son supérieur lui raconter quelque histoire pour l’édification de son âme, avait pris la parole en l’interrompant. Et je désespérai de le voir jamais dans une véritable soumission, parce qu’au lieu d’en devenir plus humble, il n’en était devenu que plus superbe. Recherchons avec vigilance, examinons avec soin, et considérons avec exactitude autant qu’il nous est possible en quel temps et en quelle occasion nous devons préférer le travail à la prière. Car on ne le doit pas faire toujours. Lorsque vous êtes avec les frères, veillez sur vous-même, et gardez-vous bien d’affecter de paraître plus juste qu’eux en quoi que ce soit. Car autrement vous ferez deux maux : l’un, en ce que vous les affligerez sensiblement par le regret qu’ils auront de ne pas égaler votre justice apparente, qui sera toute fausse et toute feinte : L’autre, en ce que vous ne tirerez de toute cette conduite qu’un sujet de présomption et de vanité. Soyez fervent, mais fervent d’esprit ; sans en rien faire paraître au-dehors, ni par vos actions, ni par vos gestes, ni par vos paroles, ni par quelque signe obscur que ce puisse être. Et ne suivez pas même en secret ces mouvements extraordinaires de ferveur, si vous n’êtes tout-à-fait éloigné de mépriser votre prochain. Que si vous vous sentez porté à ce mépris, rendez-vous en tout semblable à vos frères, de peur que ce ne soit qu’en la seule vanité que vous leur soyez dissemblable. J’ai vu un mauvais disciple qui se glorifiait en présence de quelques personnes des actions excellentes de son maître. Mais au lieu qu’il pensait acquérir de la gloire pour soi en moissonnant ainsi dans le champ d’autrui, il ne se procura au contraire que du déshonneur et de la honte, chacun lui demandant à lui-même comment un si excellent arbre n’avait produit qu’une branche si infructueuse. Nous n’avons pas sujet de nous juger patients lorsque nous souffrons généreusement les répréhensions humiliantes du supérieur, mais lorsque nous supportons avec la même générosité les mépris et les injures de toutes sortes de personnes. Car nous souffrons tout de notre père, et parce que nous le révérons, et parce que notre devoir nous oblige à souffrir tout de sa part. Recevez de la main de tous vos frères le breuvage des humiliations et des mépris, et l’avalez comme de l’eau, et comme de l’eau qui donne la vie, puisqu’ils ne vous le présentent que pour vous purifier de tout ce qu’il y a en vous d’humeurs malignes et corrompues ; Car c’est alors qu’une parfaite pureté fleurira dans votre cœur et que la lumière de Dieu ne s’éclipsera point dans votre âme. Que celui qui voit une grande compagnie de personnes liées ensemble par l’amitié fraternelle se reposer sous sa conduite ne s’en glorifie point dans sa pensée. Car les larrons sont tout alentour de nous. Gravez profondément dans votre mémoire ce que Jésus Christ a dit : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles. Nous avons fait ce que nous devions faire. Et nous ne connaîtrons qu’au temps de notre sortie du monastère quel jugement on devait faire de nos travaux. Le Monastère est un ciel terrestre. C’est pourquoi efforçons-nous de donner à Dieu toutes les affections de notre cœur, comme des Anges consacrés entièrement à son service. Il y a des temps où ceux qui sont dans le ciel ont le cœur aussi sec et aussi dur que des pierres, et il y en a d’autres au contraire où Dieu les console par de vifs sentiments de contrition. Ce qu’il permet, afin que d’une part cette sècheresse leur fasse éviter la vaine gloire, et que de l’autre ces larmes adoucissent leurs travaux. Un peu de feu amollit beaucoup de cire, et souvent un peu d’humiliation et de mépris amollit, adoucit, et bannit en un moment toute la rudesse, toute l’insensibilité, et tout l’endurcissement de notre cœur. J’ai vu deux hommes qui se mettaient en un lieu caché pour observer les travaux de quelques généreux soldats de Jésus-Christ, et pour écouter leurs gémissements et leurs soupirs ; mais l’un le faisait pour les imiter et l’autre pour s’en moquer en public, et pour détourner par là quelqu’un de ces dignes serviteurs des fidèles services qu’il rendait à Dieu. N’affectez pas sans raison et à contretemps de garder un silence qui trouble et qui offense votre prochain. Et quand on vous ordonne de vous hâter, gardez-vous d’agir et de marcher lentement ; autrement la trop grande promptitude des autres, quoique turbulente et furieuse, serait plus supportable que votre lenteur. Et ainsi, j’ai vu selon la parole de Job que la paresse et la lenteur du naturel a souvent été nuisible à quelques âmes, et que quelquefois la promptitude et l’activité ne l’a pas été moins aux autres. Et j’ai admiré en même temps la fécondité de notre corruption, et la multiplicité de nos maladies. Celui qui est dans une communauté ne peut pas tirer autant de profit du chant des psaumes que de la prière ; parce que le bruit confus de plusieurs voix confond et dissipe l’attention et l’intelligence. Combattez sans cesse contre la légèreté de votre esprit, dont les pensées sont toujours errantes et vagabondes, et faites-le rentrer dans lui-même. Car Dieu ne demande pas aux obéissants une prière où l’attention ne se dissipe jamais. Et ainsi ne vous découragez pas lorsque les distractions vous dérobent votre recueillement intérieur. Mais au contraire ayez bon courage en rappelant sans cesse votre esprit à soi. Il n’appartient qu’à l’Ange seul de ne pouvoir perdre jamais cette attention fixe et continuelle qui l’attache à Dieu. Celui qui a résolu dans le secret de son cœur de s’exposer plutôt à mille morts, soit dans le corps, soit dans l’âme même ( si elle était mortelle) que d’abandonner jusqu’au dernier soupir de sa vie, le combat qu’il a entrepris pour son salut, ne tombera pas aisément dans aucun des inconvénients que j’ai marqués. Car l’inconstance et l’infidélité de l’esprit, avec le changement des lieux, est une source perpétuelle de chutes et de malheurs. Ceux qui changent facilement de demeure sont dépourvus de toutes vertus, n’y ayant rien qui produise dans une âme une plus grande stérilité de tous les fruits de la grâce que cette instabilité continuelle. Quand vous aurez rencontré un médecin spirituel et une école de médecine spirituelle qui vous seront inconnus, témoignez que vous n’y êtes qu’en passant, et cependant sondez secrètement le fond de l’esprit et de la conduite de tous ceux qui y habitent. Et lorsque vous reconnaîtrez que ces ouvriers du ciel et ces ministres du salut vous auront apporté du soulagement pour la guérison de vos maladies, et surtout si vous y avez rencontré le remède singulier que vous recherchiez contre l’enflure de votre cœur, alors approchez-vous d’eux, sans crainte ; vendez-vous à eux, et passez ce contrat de vente en leur présentant pour le prix l’or de votre humilité, pour papier votre obéissance, pour écriture vos services et votre travail, pour témoins les Anges, et déchirez devant eux, déchirez la cédule malheureuse, par laquelle vous vous étiez vous-même rendu esclave de votre propre volonté. Car si vous ne faites qu’errer çà et là, vous perdrez le prix pour lequel Jésus Christ vous a racheté. Que ce Monastère soit votre premier tombeau, et n’en sortez pas plus jusqu’à votre mort que nul des morts ne sort du tombeau jusqu’à la commune résurrection. Que si quelques-uns en sont sortis avant la résurrection générale, considérez qu’ils sont morts une seconde fois. Et ainsi nous devons supplier Dieu instamment de nous préserver dans l’âme de ce qui leur est arrivé dans le corps. Lorsque les lâches et les paresseux trouvent que les choses qu’on leur ordonne sont pénibles et laborieuses, alors ils veulent préférer la prière à ces travaux. Et lorsqu’on leur en ordonne de plus doux et de plus faciles, ils fuient la prière comme le feu. Il y en a qui, étant dans quelque charge et quelque office du Monastère, la quittent à leur frère pour sa consolation et pour son repos lorsqu’on les en prie. Il y en a qui la quittent par paresse. Il y en a qui la quittent par vaine gloire, et il y en a qui la quittent de leur propre mouvement et avec joie. Si vous êtes lié avec d’autres par des promesses mutuelles de demeurer ensemble dans une communauté, et que vous voyiez que vous n’y faites aucun progrès, et que l’œil de votre âme n’y reçoit aucune nouvelle lumière, ne doutez point d’en sortir ; quoi qu’il soit vrai néanmoins que celui qui est solidement vertueux est vertueux partout, comme au contraire celui qui ne l’est pas ne l’est nulle part. Les injures et les calomnies produisent plusieurs divisions et séparations dans le monde. Et dans les religions l’intempérance de la bouche produit toutes les chutes et tous les dégoûts de la vie religieuse. Si vous pouvez une fois dominer cette maîtresse, il n’y a point de lieu qui ne vous puisse procurer le calme des passions. Mais si elle vous domine, vous serez partout en péril jusques à la mort. Le Seigneur illumine les yeux aveugles des obéissants pour leur faire voir les vertus de leur directeur, et il les obscurcit pour les empêcher de voir ses défauts. Mais le Démon qui est ennemi du bien fait tout le contraire. Prenons, mes chers amis, pour modèle de la parfaite obéissance l’argent vif, qui dans sa perpétuelle agitation se tient toujours au-dessous de toutes sortes de liqueurs, et se conserve toujours pur, sans souffrir le mélange de la moindre impureté. Que ceux qui sont actifs et fervents prennent encore plus garde à eux que les autres, de peur que le jugement désavantageux qu’ils portent de leurs frères qui sont négligents, n’attire sur eux une plus grande condamnation que n’en mérite la négligence même de ceux qu’ils condamnent. Et je crois que ce qui a justifié Lot a été qu’étant parmi des méchants, il ne paraît point qu’il les ait jamais condamnés. Nous devons avoir soin de conserver en tout temps la paix et la tranquillité de l’esprit, mais particulièrement dans le chant des psaumes, et dans l’office de l’Eglise. Car les Démons ne tendent qu’à ruiner la prière par le trouble et les distractions qui la dissipent. Celui qui sert les autres selon Dieu est présent de corps devant les hommes ; mais il frappe de l’esprit à la porte du ciel par sa prière. Les injures et toutes les humiliations sont comme l’amertume de l’absinthe pour l’âme de l’obéissant. Et au contraire les louanges, les honneurs, et les applaudissements sont comme un miel doux et délicieux pour ceux qui aiment les choses douces et agréables. Mais examinons quelle est la nature de l’un et de l’autre. L’absinthe sert à purifier les entrailles de toutes les humeurs impures, au lieu que le miel a accoutumé d’augmenter la bile. Nous devons avoir une pleine confiance en ceux qui ont pris la conduite de notre âme par le seul amour qu’ils ont pour Dieu, encore même qu’ils nous commandent quelquefois des choses contraires en apparence, et qui semblent opposées à notre salut ;parce que c’est alors, c’est alors, dis-je, que notre foi et notre confiance en eux est éprouvée par l’humilité comme par le feu d’une fournaise, n’y yant point de meilleure marque d’une foi et d’une confiance très sincère et très véritable que lorsqu’on obéit sans hésiter à ce qu’un supérieur nous commande, quoi que nous voyions que cela est contraire à notre attente et à nos pensées. Comme de l’obéissance naît l’humilité, selon que nous l’avons dit ci-dessus, aussi de l’humilité naît la discrétion, suivant la remarque très excellente et très sublime du grand Cassien, dans le discours qu’il a publié touchant cette dernière vertu. Or de la discrétion naît une lumière qui rend l’esprit clairvoyant, et de cette lumière il en naît encore une autre qui lui fait prévoir les choses futures. Après cela, que fera celui qui ne voudra point courir dans cette belle lice de l’obéissance, voyant devant soi de tels biens qu’elle lui prépare ? C’est de cette grande vertu que le divin chantre a dit : « Votre présence, mon Dieu, est un trésor que vous avez préparé par votre bonté pour le cœur de l’humble obéissant. » Souvenez-vous durant toute votre vie de ce généreux athlète de Jésus Christ, qui avait un supérieur si sévère que, durant l’espace de dix-huit années, il ne l’entendit pas une seule fois de ses oreilles extérieures lui dire cette parole de charité : Mon frère, puissiez-vous être sauvé, et qui entendait chaque jour des oreilles intérieures de son âme Dieu même qui lui parlait, et qui ne lui disait pas seulement cette parole : « Puisses-tu être sauvé », qui n’eût été qu’un souhait et une chose incertaine, mais celle-ci : « Tu es sauvé », qui est une vérité toute certaine et toute assurée. Entre ceux qui font profession de l’obéissance, il y en a qui se trompent eux-mêmes sans y prendre garde, lorsque connaissant la facilité et la condescendance de leur supérieur, ils lui demandent quelque emploi conforme à leur propre volonté. Mais qu’ils sachent qu’ayant obtenu ce qu’ils avaient désiré, ils ont perdu entièrement la couronne que leur profession d’obéissance pouvait leur faire acquérir, parce que l’obéissance est un renoncement à toute hypocrisie et à ses propres désirs. Il y en a qui ayant obtenu de leur supérieur ce qu’ils avaient désiré qu’il leur accordât, et qui ensuite venant à se douter que selon son vrai sentiment il ne serait pas bien aise qu’ils fissent ce qu’il leur avait permis, ne veulent point se servir de cette permission. Et il y en a au contraire qui, ayant fait de même condescendre leur supérieur à leur volonté ne laissent pas d’exécuter sans aucun scrupule ce qu’il leur a permis, quoi qu’ils se doutent comme les autres de sa véritable intention. Est-il difficile de juger lequel de ces deux sortes de personnes a agi plus saintement ? C’est une chose impossible que le Diable s’oppose jamais lui-même à sa propre volonté, qui est de nous nuire. Et vous devez en être persuadé par l’exemple des solitaires, qui après avoir soutenu avec vigueur les travaux de la vie religieuse, ou dans la grotte d’un désert, ou dans la communauté d’un Monastère, en sont sortis par la suggestion du Démon, et vivent à présent dans la négligence et dans le relâchement. Comme au contraire lorsque nous voulons sortir de quelque lieu qui nous est nuisible, il s’oppose à notre sortie, et son opposition est un témoignage que nous y vivions en paix avec lui, et que nous commençons à le combattre, puisque la guerre qu’il nous déclare est la marque de celle que nous lui faisons. Histoire de l’admirable patience et obéissance d’un solitaire nommé Acace, racontée à Saint Jean Climaque par Jean Sabaïte. Je ne veux pas me rendre coupable d’un injuste larcin et d’une mauvaise avarice en vous celant des choses qu’il n’est pas permis de taire, et qui sont très dignes d’être écoutées. Je les ai apprises de l’illustre Jean Sinaïte, que vous savez vous-même par votre propre expérience, mon saint Père, être un homme exempt de toute passion et de tout déguisement, et aussi sincère dans ses paroles que pur dans ses actions. « Il y avait, me dit-il, dans un Monastère de l’Asie où j’ai demeuré avant que de venir en celui-ci, un vieillard très négligent et très déréglé. Ce que je ne dis pas en jugeant de ses intentions secrètes, mais en rapportant seulement ses actions véritables et visibles. Il arriva je ne sais comment qu’il eût pour disciple un jeune homme appelé Acace, qui était simple de cœur, mais prudent d’esprit, et qui souffrit des traitements si rudes de ce vieillard qu’ils paraîtront peut-être incroyables à plusieurs. Car il ne l’éprouvait pas seulement en usant envers lui de paroles injurieuses et humiliantes, mais en le frappant même et l’outrageant tous les jours. Au reste sa patience venait de vertu, et non de stupidité. Je voyais qu’il était sans cesse exposé aux dernières et plus cruelles rigueurs que des maîtres puissent exercer envers les esclaves mêmes qu’ils ont achetés, et je lui disais souvent lorsque je le rencontrais : « Eh bien, mon frère Acace, comment t’en va-t-il aujourd’hui ? Et à l’instant pour réponse il me montrait tantôt ses yeux noircies de coups, tantôt son cou tout meurtri, tantôt sa tête pleine d’enflures et de bosses. Et comme je connaissais quelle était sa vertu et son courage, je lui disais : « Tout va bien, tout va bien. Souffre avec patience. Tu en tireras du fruit ». Ayant ainsi passé neuf années sous cet impitoyable vieillard, il s’en alla à Dieu. On l’enterra dans le cimetière des Pères, et cinq jours après ce maître d’Acace étant allé voir un ancien solitaire d’une vertu éminente, il lui dit : «  Mon, père, le frère Acace est mort depuis peu de jours ». A quoi l’autre répondit : « En vérité, mon père, je ne le puis croire ». « Venez le voir », lui repartit-il. Et aussitôt cet ancien solitaire se leva, et s’en alla avec lui au cimetière, où s’adressant à Acace comme s’il eût été vivant ( aussi selon la vérité il vivait encore, n’étant qu’endormi du sommeil des justes), il lui cria : « Mon frère Acace, es-tu mort ? Sur quoi ce bon frère qui était vraiment obéissant , témoignant après sa mort même son obéissance, répondit à ce grand solitaire : Comment se pourrait-il faire, mon père, qu’un fidèle observateur de l’obéissant fût mort ? «  A ces paroles, celui qui avait été son maître fut tellement frappé de frayeur qu’il se jeta le visage contre terre fondant en larmes, et demanda au supérieur de la Laure qu’il pût demeurer dans une cellule toute proche du tombeau d’Acace, où il passa le reste de ses jours dans une vertu et une modestie exemplaire, disant toujours aux autres Pères : « J’ai commis un homicide ». Or je crois, mon père, que ce bienheureux Jean, qui m’a conté cette histoire, était lui-même ce grand solitaire qui avait parlé à ce mort. Car cette âme sainte m’en a conté encore une sous la personne d’un autre, laquelle j’ai su depuis, après en avoir fait une recherche très exacte, être arrivée à lui-même. Histoire de l’invincible obéissance de Jean Sabaïte, rapportée sous le nom d’Antioque.  « Il y avait dans le même Monastère d’Asie un autre Religieux, qui était sous la discipline d’un solitaire fort doux, fort paisible, et fort modéré. Or voyant que ce bon vieillard agissait envers lui comme s’il lui eût même porté du respect et de l’honneur, et lui épargnait toute peine et toute mortification, il jugea sagement en lui-même combien cette conduite douce avait été pernicieuse à plusieurs. Ensuite de quoi, sachant que son départ ne serait pas beaucoup fâcheux à ce bon vieillard, parce qu’il avait encore un autre disciple, il le supplia instamment de lui permettre de se retirer. Il partit ainsi d’avec lui, et se servit de ses lettres de recommandation pour se faire recevoir en l’un des Monastères du Pont, où il vit en dormant dès la première nuit qu’il y fut outré, que quelques personnes le pressaient de rendre compte d’une somme d’agent qu’il devait, et qu’après la fin de cet examen terrible, il s’était trouvé redevable de cent livres d’or. Aussitôt qu’il fut éveillé, il jugea fort bien ce que voulait dire cette vision, et il se disait à soi-même : Pauvre Antioque ( car c’était son nom), il n’est que trop vrai qu’il te reste encore beaucoup de dettes à payer. Je demeurai, continua-t-il, trois ans dans ce Monastère, obéissant sans discernement à tout ce que l’on me commandait, et étant méprisé et maltraité de tous comme étranger ; car il n’y avait que moi d’étranger dans cette maison. Ensuite de quoi je vis de nouveau durant mon sommeil un homme qui me donnait un acquit de dix lires d’or sur ce que je devais. Etant éveillé, je compris bien cette vision, et dis en moi-même : Je ne me suis encore acquitté que de dix livres d’or ; quand est-ce, hélas, que je pourrai m’acquitter du reste ? Pauvre Antioque, il te faut bien souffrir pour cela de plus grands travaux et d’autres humiliations que celles que tu as souffertes jusques ici. Alors je commençai à contrefaire le fou, sans manquer néanmoins à tout le service que je devais rendre. Lorsque ces pères impitoyables me virent en cette disposition d’esprit, et en cette bonne volonté, ils me chargèrent des plus laborieux ouvrages du Monastère. Ayant continué treize ans ce même genre de vie, je vis encore venir vers moi durant mon sommeil ces premiers hommes que j’avais vus, lesquels me donnèrent par écrit un acquis entier de toute ma dette. Or, durant tout ce temps, le souvenir que j’avais de ce qui me restait à acquitter me faisait souffrir avec allégresse tous les mauvais traitements de ces Religieux. » Voilà, mon Père, ce que cette merveille de sagesse, Jean Sabaïte, me raconta, comme sous la personne d’un autre, en prenant le nom d’Antioque pour cet effet. Mais c’était lui véritablement qui, par sa généreuse patience, avait obtenu la décharge de sa dette, et la rémission de tous ses péchés. Histoire de l’excellent conduite de Jean Sabaïte envers trois jeunes Solitaires. Ecoutons encore combien ce Saint avait acquis de discernement et de lumière par son obéissance si parfaite. Lorsqu’il demeurait dans le Monastère de Saint Saba, trois jeunes Religieux le vinrent trouver pour se soumettre à sa discipline. Il les reçut avec un visage gai, exerçant envers eux tous les devoirs de la plus charitable hospitalité ; et, voulant qu’ils se rafraichissent de la fatigue et du travail du chemin, au bout de trois jours ce vieillard leur dit : «  Mes chers frères, pardonnez-moi si je ne puis vous accorder ce que vous me demandez. Car je suis un trop méchant homme pour pouvoir recevoir aucun de vous sous ma conduite. » Mais comme ils connaissaient la haute vertu du vieillard, ils ne furent point scandalisés de cette raison qu’il leur alléguait de son refus. Et ils ne cessèrent point pour cela de le conjurer avec beaucoup de prières de les admettre au nombre de ses disciples. Mais lorsqu’ils virent qu’ils ne pouvaient le lui persuader, ils se jetèrent tous en même temps à ses pieds, et lui demandèrent instamment qu’au moins il leur donnât quelques règles de conduite et leur marquât de quelle manière ils devaient vivre, et en quel lieu ils devaient se retirer. Alors le vieillard cédant à leur supplication, et reconnaissant qu’ils recevaient ses avis avec humilité et avec obéissance, il dit à l’un d’eux : «  Mon fils, Dieu veut que tu vives dans l’ermitage d’un désert sous l’obéissance et la discipline d’un père ». Il dit au second : «  Pour toi, mon fils, va vendre ta propre volonté et donne-la toute à Dieu. Charge-toi de Sa croix : demeure avec patience dans un Monastère et une compagnie de frères, et tu auras infailliblement un trésor dans les Cieux. » Ensuite, il dit au troisième : «  Souviens-toi à chaque moment de ta vie de cette parole de Notre Seigneur : « Celui qui persévèrera jusqu’à la fin sera sauvé ». Va donc, et ne souffre pas si tu peux qu’entre tous les hommes il y en ait un plus sévère ni plus rude que celui que tu choisiras pour maître en notre Seigneur, et ne te séparant jamais de lui, avale chaque jour comme du lait et du miel le breuvage des humiliations et des mépris ». Alors ce frère dit à ce grand homme : «  Mais, mon père, si ce solitaire vit dans la négligence, que ferai-je ? » A quoi ce saint vieillard répliqua : «  Quand tu le verrais commettre une infidélité contre la loi de Dieu, ne le quitte pas ; mais dis en toi-même : « Mon ami, qu’es-tu venu chercher en ce lieu ? » Et alors tu sentiras l’enflure de la vanité s’abaisser en toi, et le feu de la concupiscence se refroidir et s’éteindre. » Combattons de toute notre force dans cette carrière sainte, nous tous qui voulons craindre le Seigneur, de peur qu’au lieu d’apprendre la vertu dans une école de vertu, nous n’y prenions qu’un esprit de corruption et de licence, de malice fine et ingénieuse, et d’activité fervente et subtile pour le mal. Car cela arrive quelquefois. Et il ne s’en faut pas étonner, puisqu’ainsi que dans la guerre, tant qu’un homme n’est qu’un simple bourgeois de ville, marinier, ou paysan, les ennemis de son roi ne sont pas fort ardents à l’attaquer. Mais lorsqu’ils voient que ce même homme a pris la livrée de son prince, et s’est enrôlé sous ses enseignes, qu’il a les armes à la main, et qu’il est revêtu d’un habillement de guerre, alors ils s’animent contre lui de colère et de fureur, et font tous leurs efforts pour le perdre. C’est pourquoi ne dormons pas ( puisque le Démon n’attaque principalement que ceux qui se sont enrôlés sous les enseignes de Jésus-Christ). J’ai vu de la jeunesse simple et innocente, et de très honnêtes et très bons enfants, qui étant venus apprendre les sciences et la sagesse, pour être élevés sous une pieuse discipline, et pour recevoir des instructions utiles et salutaires, n’ont appris que de la finesse et de la corruption par le commerce qu’ils ont eu avec les autres. Que celui qui a de l’intelligence entende ce que je veux dire. Il est impossible que ceux qui appliquent tout leur esprit à apprendre la science du salut ne s’y avancent de jour en jour. Mais les uns reconnaissent leur avancement, et les autres, par une conduite particulière de la divine Providence, ne le reconnaissent pas. Un bon banquier ne manque point à compter au soir tout le gain ou toute la perte qu’il a faite durant la journée ; mais il ne le peut savoir au juste s’il ne le marque à chaque heure sur des tablettes, le compte de chaque heure faisant voir exactement celui de tout le jour entier. Un mauvais Religieux voyant qu’on lui fait des reproches, ou que l’on crie après lui, en est piqué vivement. Et si n’osant pas contredire, quoiqu’il le voudrait de tout son cœur, il se jette aussitôt à genoux devant celui qui lui fait cette remontrance, et lui demande pardon ; il ne le fait pas par humilité, mais par le désir qu’il a de faire finir bientôt ces reproches. Tenez-vous dans le silence lorsqu’on vous humilie, et qu’on vous rabaisse. Souffrez en patience qu’on applique à votre âme le feu des sévères corrections, lequel ne vous blessera pas tant par une brûlure sensible qu’il vous purifiera par une lumière sainte. Et quand votre médecin spirituel aura achevé en vous cette opération divine, alors seulement prosternez-vous devant lui pour lui demander pardon. Car peut-être que lorsqu’il vous parle avec zèle et avec chaleur, il ne recevrait pas bien votre prosternement et votre supplication. Ceux qui sont dans des communautés doivent combattre à toute heure contre toutes les passions ; mais principalement contre deux d’entre elles, savoir contre l’intempérance de la bouche et l’ardeur de la colère, parce qu’elles trouvent dans la compagnie de plusieurs personnes de quoi nourrir abondamment la corruption qui leur est propre. Le Diable inspire aux Religieux, qui sont soumis à l’obéissance, le désir de se voir élevés à des vertus éminentes lorsqu’ils n’en sont pas encore capables. Et pareillement il suggère aux Anachorètes le désir de pratiquer celles qui ne sont pas propres à leur état. Si donc vous pénétrez dans la pensée de ces premiers, savoir de ces Religieux imparfaits, vous trouverez que par un égarement déplorable de leur esprit, ils désirent la retraite et la solitude des déserts, l’abstinence la plus austère, l’oraison la plus recueillie, l’humilité la plus parfaite, la méditation de la mort la plus fréquente, la contrition la plus continuelle, la modération la plus victorieuse de la colère, le silence le plus profond, et la chasteté la plus angélique. Et à cause que par une secrète conduite de la Providence de Dieu ils n’ont pu atteindre dans les premières années au comble de ces vertus, ils quittent témérairement et sans raison la compagnie de leurs frères, étant trompés par leur ennemi, qui les porte à vouloir acquérir les vertus avant le temps, afin d’empêcher que par leur persévérance ils ne les puissent acquérir avec le temps. C’est ce même esprit malicieux et trompeur qui va publier parmi les Anachorètes le bonheur des Religieux soumis à l’obéissance, leurs exercices d’hospitalité, les services qu’ils se rendent les uns aux autres, leur amitié fraternelle, la douceur de l’union étroite qui les lie ensemble, et le soin charitable qu’ils ont des malades, afin de les empêcher comme les premiers, par ses artifices et ses tromperies de demeurer dans leur solitude. Certes, il s’en trouve peu qui se conduisent dans la vie solitaire et érémitique par la lumière et la sagesse suprême de l’Esprit de Dieu, et cette vie n’est propre qu’à ceux-là seuls qu’il assiste de ses Grâces et de ses consolations divines, pour leur faire souffrir avec joie tant de travaux, et leur faire soutenir avec force tant de combats. Il faut que selon la qualité de nos passions nous jugions quels supérieurs nous sont les plus propres, et que nous nous servions de la lumière de la sagesse pour les bien choisir. Si votre inclination vous porte à l’incontinence, choisissez pour supérieur un homme qui pratique de grandes austérités corporelles, et qui soit inflexible en ce qui regarde la sobriété, plutôt qu’un qui fasse des miracles, et qui soit toujours prêt à bien recevoir les hôtes et à leur présenter à manger. Si vous êtes d’un naturel hautain et superbe, choisissez un maître qui soit rude et sévère, et non doux et affectif. Ne cherchons point de directeurs qui aient le don de prophétie pour prédire les choses futures, ou une lumière extraordinaire de discernement pour prévoir ce qui est encore caché dans l’avenir, mais qui soient avant toutes choses parfaitement humbles, et propres pour nous guérir de nos maladies, tant par l’exemple de leurs mœurs que par les avantages naturels du lieu solitaire où ils demeurent. Suivez dans l’obéissance l’esprit avec lequel le saint homme Abbacyre, dont j’ai parlé ci-dessus, la pratiquait si excellemment, en croyant toujours que votre supérieur veut vous tenter et vous éprouver. Cette pensée vous empêchera de manquer jamais aux devoirs de cette vertu. Que si plus votre père spirituel vous reprend, plus vous concevez pour lui d’amour et de confiance, c’est une marque certaine que l’Esprit Saint est venu invisiblement faire sa demeure dans votre âme, et que la vertu du Très Haut l’a toute remplie et fortifiée. Toutefois ne vous glorifiez pas, et ne vous réjouissez point lorsque vous supportez généreusement les reproches et les humiliations de votre supérieur : mais plutôt gémissez et pleurez de ce que vous avez fait quelque action qui méritait ses reproches, et lui avez donné sujet de se fâcher contre vous. Ne soyez point surpris ni étonné de ce que je m’en vais vous dire, puisque je ne vous proposerai que ce qui a paru par l’exemple de Moïse, savoir qu’il vaut mieux pécher contre Dieu que contre votre père spirituel. Car lorsque Dieu est irrité contre nous, notre conducteur peut se réconcilier avec nous ; mais lorsque nous offensons notre conducteur, nous n’avons plus personne qui nous rende Dieu favorable ; quoiqu’il me semble que la chose est réciproque, puisque Dieu peut fléchir le cœur de notre supérieur, comme notre supérieur celui de Dieu. Examinons soigneusement, et observons quand nous devons recevoir avec actions de grâces et un paisible silence la répréhension de notre pasteur, et quand nous devons l’informer de la vérité. Pour moi, il me semble que nous devons nous tenir en silence dans toutes les humiliations qui nous rabaissent, parce que c’est l’heure du gain et du profit pour notre âme ; mais que dans les répréhensions qui retombent sur la personne d’un autre, nous devons défendre l’innocent pour conserver le lien indissoluble de la charité et de la paix qui nous unit avec nos frères. Il n’y en a point qui nous puissent mieux instruire de l’utilité de l’obéissance que ceux qui l’ont abandonnée. Car alors ils reconnaissent quel était le Ciel où ils habitaient, et l’état de félicité d’où ils sont tombés. Celui qui travaille avec ardeur pour vaincre ses passions, et pour s’approcher de Dieu, croit avoir fait une grande perte en tous les jours de sa vie, où il n’a souffert aucune humiliation. Car comme les arbres jettent de plus profondes racines plus ils sont agités des vents, ainsi ceux qui vivent dans l’obéissance rendent leurs âmes plus fortes et plus immobiles à mesure qu’ils sont plus éprouvés et plus exercés. Si un Solitaire, après avoir reconnu qu’il est trop faible pour demeurer dans la solitude, en sort pour se consacrer et comme se vendre lui-même à l’obéissance dans un Monastère, on peut dire que c’était un aveugle qui sans peine a recouvré la vue, et a ouvert les yeux pour voir Jésus-Christ. Mes chers frères, généreux athlètes, qui courez dans cette sainte carrière, arrêtez-vous, arrêtez-vous, et je vous le répète encore, arrêtez-vous au milieu de votre course, pour entendre ce que le Sage dit de vous, lorsqu’il crie à haute voix : « Le Seigneur les a éprouvés dans le Monastère, comme l’on éprouve l’or dans la fournaise, et Il les a reçus dans Son sein comme des victimes qui se sont sacrifiées elles-mêmes en holocauste. ( Sag. 3). Jusques ici le nombre de ces Degrés est égal à celui des Evangélistes. Que le courageux athlète continue sa course sans aucune crainte. Saint Jean prévint autrefois Saint Pierre en courant vers le tombeau du Sauveur. Ainsi l’obéissance dans l’ordre de ces Degrés a précédé la pénitence. Car Saint Jean a été l’image de l’obéissant, et Saint Pierre la figure du pénitent. V° DEGRE. De la véritable et sincère PENITENCE. La pénitence est un rétablissement du baptême. La pénitence est un accord par lequel on s’oblige à Dieu de mener une seconde vie différente de la première. Le pénitent est celui qui travaille par la pénitence pour acquérir le trésor de l’humilité. La pénitence est un continuel renoncement de l’esprit aux aises du corps. La pénitence est un jugement perpétuel qu’on prononce contre soi : c’est l’état d’une âme toute occupée du soin d’elle-même, et toute désoccupée de tout autre soin. La pénitence est la fille de l’espérance, et l’ennemie du désespoir. Le pénitent est un criminel qui n’a point de honte de se confesser coupable. La pénitence est une réconciliation avec Dieu par la pratique des bonnes œuvres contraires aux péchés dans lesquels on est tombé. La pénitence est la purification de la conscience. La pénitence est une souffrance volontaire de toutes sortes de peines et de travaux. Le pénitent est un artisan ingénieux, qui forge lui-même les instruments de sa peine. Enfin la pénitence est une rigoureuse mortification de la sensualité pour le manger, et un remords de l’âme fortement touchée du vif sentiment de sa misère. Accourez, approchez, venez tous, vous qui avez irrité la colère de Dieu par vos offenses, et assemblez-vous pour écouter et apprendre de ma bouche les merveilles qu’il lui a plu de me faire voir pour l’édification de mon âme. Donnons la première place de cette histoire, comme la plus honorable, à ces illustres pénitents que j’ai vus avec admiration, et qui sont d’autant plus dignes qu’on les honore qu’ils ont voulu être déshonorés selon le monde. Ecoutons, et pratiquons leurs actions saintes, nous tous qui sommes tombés dans des offenses mortelles. Relevez-vous et demeurez fermes comme eux, vous que vos chutes tiennent encore couchés par terre. Rendez-vous, mes frères, attentifs à mes paroles, et prêtez l’oreille à tout ce que je vais vous dire, vous qui voulez de nouveau vous réconcilier avec Dieu par une véritable conversion. Lorsque j’étais encore dans le grand Monastère dont j’ai parlé, j’y appris à ma propre confusion, étant si faible et si imparfait, qu’on pratiquait une vie toute extraordinaire, et une humilité rare dans un autre Monastère séparé qu’on appelait la prison, qui était soumis à ce premier, comme à la lumière des lumières, et je priai le Sait qui le gouvernait de me permettre d’y aller. Ce que ce grand homme m’accorda, ne voulant pas m’attrister en quoi que ce fût. Lors donc que je fus arrivé dans ce Monastère des Pénitents, qu’on peut nommer avec sujet le séjour de ceux qui pleurent, je vis véritablement, s’il n’y a point trop de hardiesse à le dire, ce que l’œil d’un homme lâche ne vit jamais, ce que l’oreille d’un homme négligent n’entendit jamais, et ce que l’esprit d’un homme paresseux ne conçut jamais, savoir des actions et des paroles capables de faire violence à Dieu : des mortifications et des humiliations assez puissantes pour fléchir en peu de temps Sa miséricorde. Je vis quelques-uns de ces innocents coupables, et de ces injustes justifiés, qui passaient des nuits entières tout debout, et à l’air, jusqu’au lever du soleil, ayant les pieds immobiles, et qui étant misérablement accablés du sommeil par la violence qu’ils faisaient à la nature, non seulement ne s’accordaient aucun repos, mais s’accusaient eux-mêmes de lâcheté, et se réveillaient en se faisant des reproches, et se disant des injures. J’en vis d’autres qui ayant toujours les yeux élevés en haut d’une manière qui était vraiment digne de compassion, demandaient au Ciel avec de tristes plaintes, et de grands cris, le secours qu’ils n’attendaient que du Ciel. J’en vis d’autres qui étaient en prières, ayant les mains liées derrière le dos ainsi que des criminels ; qui avaient le visage tout plombé, et le tenaient baissé vers la terre, se jugeant eux-mêmes indignes de regarder vers le Ciel ; qui avaient conçu dans le fond de leur conscience et de leur pensée un tel remords et une telle confusion de leurs fautes qu’ils étaient tout interdits, et n’osaient ni adresser leurs paroles, ni élever leur voix, ni pousser leurs vœux et leurs prières vers Dieu ; qu’ils ne savaient pas où ils devaient commencer les humbles supplications qu’ils lui offraient, et étaient réduits seulement à présenter devant lui leur âme toute muette, et leur esprit abîmé dans le plus profond silence, étant remplis de ténèbres, et désespérant presque de leur salut. J’en vis d’autres qui étaient assis sur le cilice et sur la cendre ; qui cachaient leur visage entre leurs genoux, et se battaient le front contre la terre. J’en vis d’autres qui frappaient sans cesse leur poitrine, et rappelaient dans leur mémoire avec de cuisants regrets l’état heureux de leur âme et de leur vie avant qu’ils fussent tombés. Les uns arrosaient la terre par l’abondance de leurs larmes, les autres manquant de larmes se chargeaient eux-mêmes de coups. Les autres pleuraient et s’affligeaient comme aux funérailles de leur âme, ne pouvant plus porter au-dedans d’eux-mêmes la violence de la douleur qui les pressait. Les autres rugissaient dans leur cœur, et étouffaient le bruit de leurs gémissements dans leur bouche ; mais ne pouvant quelquefois les retenir, ils éclataient tout d’un coup en cris et en plaintes. J’en ai vu là quelques-uns, qui par leurs actions extérieures et par le trouble apparent de leur esprit semblaient être sortis hors d’eux-mêmes, et entrés dans un morne et triste silence ; qui étaient ensevelis dans les ténèbres d’une profonde affliction ; qui étaient devenus insensibles et comme morts à toutes les fonctions de la vie ; qui étaient descendus en esprit jusques dans l’abîme de l’humilité, et qui par le feu de la tristesse qui brûlait et qui consumait leur cœur faisaient couler de leurs yeux des larmes toutes enflammées. On en voyait d’autres qui étant assis étaient tout recueillis en eux-mêmes ; qui avaient les yeux baissés vers la terre ; qui témoignaient leur affliction par les mouvements de leur tête qui étaient extraordinaires et continuels, et tiraient du fond de leur cœur et de leurs entrailles des sanglots et des rugissements comme des lions. Quelques-uns d’entre eux étaient remplis d’espérance, et faisaient tous leurs efforts pour obtenir par leurs prières le pardon de leurs péchés. D’autres, par une ineffable humilité se jugeaient indignes de tout pardon, et publiaient à haute voix qu’ils ne pouvaient satisfaire pour leurs crimes à la justice de Dieu. Quelques-uns le conjuraient de les châtier en cette vie, et de leur pardonner en l’autre. Quelques autres étant accablés du poids de leur conscience le suppliaient de les exempter des supplices éternels, et en même temps déclaraient avec une sincérité toute entière qu’ils étaient indignes d’avoir part à Son Royaume. Et ils témoignaient qu’ils étaient contents, si Dieu les traitait de cette sorte. Je vis là des hommes si humiliés, si mortifiés, et si courbés sous le pesant fardeau de leurs offenses que les prières et les cris qu’ils poussaient vers Dieu eussent été capables de toucher l’insensibilité des pierres mêmes. Ils lui disaient ayant les yeux baissés vers la terre : « Nous reconnaissons, Seigneur, nous reconnaissons que nous méritons avec justice toutes sortes de peines et de châtiments ; parce que le nombre de nos péchés est si grand que quand nous assemblerions tout l’Univers afin qu’il pleurât pour nous, les larmes de tout l’Univers ne seraient pas suffisantes pour te satisfaire. Mais il nous reste une seule chose que nous te demandons, une seule chose dont nous te prions, une seule chose dont nous te conjurons, qui est de ne nous « pas corriger dans ta fureur, de ne nous pas châtier dans ta colère, de ne nous pas punir dans la rigueur de ta justice. ( Ps. 6.2) ; mais de nous épargner un peu par ta miséricorde. Il nous suffit, Seigneur, que nous soyons délivrés de ces menaces terribles que tu nous fais, et de ces tourments inexplicables cachés dans le centre de la terre. Car nous n’osons pas te demander un entier pardon. Et comment l’oserions-nous, nous qui bien loin d’avoir gardé les vœux de notre sainte profession, les avons violés après même que tu nous avais donné des marques de ton amour, et de ta miséricorde, en nous accordant le pardon de nos péchés. » C’était là véritablement, mes chers amis, c’était là qu’on pouvait voir les paroles de David très clairement accomplies, en voyant des hommes, qui selon ses termes « étaient affligés et courbés jusqu’à la fin » ( Ps. 37.7) de leur vie, qui portaient tous les jours la tristesse peinte sur leur visage ; qui répandaient hors d’eux une odeur puante par la pourriture des viscères de leurs corps, dont ils n’avaient aucun soin, qui « oubliaient de manger leur pain ; qui mêlaient leurs larmes avec l’eau toute pure qu’ils buvaient ; qui mangeaient de la poudre et de la cendre avec leur pain » ; qui avaient la peau attachée et comme collée à leurs os, et étaient aussi secs que l’herbe brûlée du soleil. On n’entendait autre parole sortir de leur bouche, sinon : « Malheur sur nous, malheur sur nous. C’est avec justice, c’est avec justice. Epargne-nous, Seigneur, épargne-nous. » Quelques autres disaient : « Miséricorde, miséricorde. » Et d’autres d’une manière encore plus lamentable : « Pardonne-nous, Seigneur, pardonne-nous, si nos fautes peuvent recevoir quelque pardon. » On en voyait parmi eux qui avaient la langue si enflammée par l’ardeur de leurs cris et de leurs plaintes qu’ils la tiraient hors de leurs bouches comme des chiens. Quelques-uns se punissaient eux-mêmes en s’exposant à la plus grande chaleur du soleil. D’autres choisissaient pour tourment de souffrir l’extrême rigueur du froid. D’autres, après avoir commencé à boire un peu d’eau, cessaient aussitôt, n’en ayant pris qu’autant qu’il en fallait seulement pour ne pas mourir de soif. D’autres, après avoir mangé fort peu de pain le rejetaient à l’heure même en disant qu’ils étaient indignes d’être nourris comme les créatures raisonnables, après avoir agi comme les irraisonnables. Quand est-ce qu’on les a jamais vus rire ? Quand leur a-t-on vu dire des paroles inutiles ? Quand les a-t-on vus s’emporter de passion ? Quand les a-t-on vus se mettre en colère ? Ils ne savaient plus même s’il y avait encore de la colère parmi les hommes, tant leur vive et profonde affliction en avait éteint en eux tous les mouvements. Vit-on jamais parmi eux la moindre apparence de dispute ? la moindre réjouissance des fêtes ? La moindre liberté dans les paroles ? le moindre soin de leur corps ? Les moindres vestiges de la vaine gloire ? le moindre amour des aises et des plaisirs ? la moindre pensée du vin ? le moindre usage des fruits des arbres ? le moindre apprêt des viandes ? et enfin la moindre délicatesse de tout ce qui est agréable au goût ? Le désir même de toutes ces choses était parfaitement éteint dans leur cœur. Le soin de tout ce qui est terrestre était mort dans leur esprit, et il n’y restait plus aucune trace de tous les jugements téméraires. Voici les paroles qu’ils adressaient continuellement à Dieu dans leurs cris. Les uns frappant fortement leur poitrine lui disaient, comme si déjà ils eussent été à la porte du Paradis : « Ouvrez-nous, s’il vous plaît, ouvrez-nous, ô juge des hommes, ouvrez-nous par votre miséricorde cette porte bienheureuse que nous nous sommes fermée à nous-mêmes par nos péchés. » L’un disait : « Montrez-nous seulement votre visage, et cela nous suffit pour être sauvés. » Et un autre disait encore : Faites luire votre lumière sur nous pauvres misérables qui sommes couverts des ténèbres et des ombres de la mort. » Un autre : « Que vos miséricordes nous préviennent promptement, Seigneur. Car notre Salut est perdu, notre espérance est abattue, notre courage est vaincu. » Quelques-uns disaient : « Le Seigneur se montrera-t-il encore à nous de nouveau ? » Et d’autres : « Se pourrait-il bien faire que nous nous fussions déchargés du poids de nos dettes, et de nos offenses ? » Un autre disait : « Le Seigneur nus consolera-t-il quelque jour ? Nous sommes dans les liens de nos péchés, l’entendrons-nous quelque jour nous dire : « Sortez ! » Nous sommes dans le tombeau de la pénitence, l’entendrons-nous quelque jour nous dire : « Je vous donne la liberté » ? Nos cris sont-ils montés jusques aux oreilles du Seigneur ? » Lorsqu’ils étaient assis, ils avaient toujours leur mort présente devant les yeux, et ils disaient : « Que nous arrivera-t-il dans ce dernier moment de notre vie ? Quel jugement prononcera-t-on sur nous ? Quelle sera notre fin ? Nous rappellera-t-on enfin de cette terre étrangère où nous nous sommes bannis nous-mêmes par nos offenses ? Fera-t-on grâce à des pécheurs couverts de confusion et de ténèbres, à de pauvres misérables, à des criminels ? Notre prière a-t-elle eu assez de force pour parvenir jusqu’au trône du Seigneur, ou a-t-elle été rejetée avec justice, avec mépris, avec honte ? Que si elle a été reçue, combien a-t-elle touché le Seigneur ? Combien l’a-t-elle adouci ? Combien l’a-t-elle fléchi, puisqu’étant sortie de bouches impures et de corps souillés, elle ne peut pas avoir eu beaucoup de force ? Nous a-t-elle réconcilié entièrement notre juge ? ou seulement pour une partie ? ou au moins pour la moitié de nos fautes et de nos plaies ? Car elles sont véritablement grandes, et elles ont besoin de beaucoup de sueurs et de travaux pour être guéries. Les Anges qui nous gardent se sont-ils rapprochés de nous, ou s’ils sont encore éloignés de nous ? Car tous nos travaux nous sont inutiles et infructueux tant que ces Esprits célestes ne reviennent pas près de nous, puisque notre prière n’est soutenue ni par la force de l’humble confiance des justes, ni par les ailes spirituelles de la pureté du cœur pour s’élever jusqu’à Dieu, si nos Anges gardiens ne s’approchent pour la prendre entre leurs mains, et la lui offrir pour nous. » Ils proposaient aussi quelquefois ces doutes entre eux, et disaient : « Croyez-vous, mes frères, que nous avancions ? Croyez-vous que nous obtenions l’effet de notre demande ? Croyez-vous que Dieu nous reçoive de nouveau ? Croyez-vous qu’Il nous ouvre la porte du Ciel ? A quoi les autres répondaient : « Qui sait si, comme disaient nos frères les Ninivites, Dieu ne révoquera point la sentence qu’il a prononcée contre nous ? Et s’il ne nous délivrera point des rigoureux châtiments que nous avons mérités ? Néanmoins ne laissons pas cependant de faire tout ce qui est en notre pouvoir. Que s’il nous ouvre la porte du Paradis, nous sommes trop heureux ; s’il ne nous l’ouvre pas, ne laissons pas de le bénir, puisqu’il ne nous l’aura fermée que très justement. Mais dans l’incertitude de l’un ou de l’autre, continuons toujours d’y frapper jusqu’à la fin de notre vie. Peut-être que sa bonté se laissera vaincre par notre importune et opiniâtre persévérance, et nous ouvrira. » Et ainsi s’encourageant et s’excitant les uns les autres, ils se disaient : « Courons, mes frères, courons, car nous avons besoin de courir, et de courir de toute notre force, puisque nous avons quitté notre sainte compagnie en nous égarant du droit chemin. Courons, mes frères, et n’épargnons point une chair aussi impure et aussi corrompue qu’est la nôtre ; mais assassinons cette meurtrière comme elle nous a assassinés. » C’est ce que faisaient aussi ces bienheureux criminels. On voyait que leurs genoux s’étaient endurcis par le grand nombre de leurs agenouillements. Leurs yeux s’étaient séchés et enfoncés dans la tête. Ils avaient perdu tout le poil de leurs paupières, et avaient creusé la peau de leurs joues par l’ardeur cuisante de leurs larmes si enflammées. Leurs visages étaient si maigres et si pâles qu’à les comparer avec ceux des morts, on n’y eût point trouvé de différence. Ils avaient tout meurtri leur poitrine à force de la frapper, et leur poumon pressé par la violence des coups qu’ils s’étaient donnés leur faisait cracher du sang. On ne savait en ce lieu là ce que c’était que de coucher sur des lits. On n’y voyait point d’habits qui fussent ou nets ou entiers, mais ils étaient déchirés, sales, et tout couverts de vermine. Qu’est-ce que la souffrance des possédés en comparaison de ces travaux ? Qu’est-ce que la douleur de ceux qui pleurent la mort de leurs proches ou de leurs amis ? Qu’est-ce que l’ennui des exilés ? Qu’est-ce que le supplice même des homicides ? Certes ces tourments et ces peines involontaires de toutes ces personnes ne sont rien au prix des volontaires de ces pénitents. Et je vous supplie, mes frères, de ne croire pas que ce que je vous dis soit une fable. Ils conjuraient souvent ce grand juge, j’entends leur premier supérieur, et leur Abbé, cet Ange parmi les hommes, de leur faire mettre des carcans de fer au cou, et des menottes aux mains, et d’enfermer leurs pieds comme ceux des criminels dans des ceps de bois pour ne les en tirer jamais que lorsqu’ils seraient reçus au tombeau. Mais souvent même ils se jugeaient indignes d’être reçus au tombeau. Car je ne vous cacherai pas, je ne vous tairai pas un mouvement de l’humilité profonde de ces bienheureux, de leur amour envers Dieu, qui rendait leur cœur brisé de contrition et de regret, et de leur pénitence qui leur faisait ressentir leur indignité. Lorsque ces illustres habitants de ce séjour de la pénitence étaient prêts de s’en aller devant Dieu, et de comparaître devant ce tribunal incorruptible, ils priaient et conjuraient même par l’entremise de leur supérieur, le Saint Abbé qui gouvernait ces deux Monastères, de ne leur point accorder l’honneur de la sépulture que l’on accorde au reste des hommes ; mais seulement celle que l’on donne aux bêtes, ou en les jetant dans une rivière, ou en les exposant dans les champs pour servir de pâture aux chiens et aux loups. Ce que cette lampe vivante de discrétion et de jugement leur accordait quelquefois, les privant de tout l’honneur que l’Eglise rend aux morts, et de toutes les prières publiques dont elle accompagne leurs funérailles, et commandant de les jeter hors du Monastère. Mais quel terrible et déplorable spectacle était celui des approches de la dernière heure de ces pénitents. Car lorsque ces bienheureux criminels voyaient que l’un de leurs compagnons était prêt de partir du monde avant eux pour aller à Dieu, et qu’il avait encore le jugement libre, ils l’environnaient tous, et étant altérés du feu de leur zèle, trempés de l’eau de leurs pleurs, animés de l’ardeur de leurs désirs, ils lui disaient avec des gestes lamentables, des paroles tristes, et des mouvements d’une tendre compassion pour celui qui les quittait : Comment vous trouvez-vous, notre cher frère, et notre cher compagnon dans nos malheurs et dans nos travaux ? Que dites-vous maintenant ? Qu’espérez-vous ? Que pensez-vous ? Avez-vous obtenu ce que vous avez recherché avec tant de peine ? Ou votre recherche vous a-t-elle été inutile ? Avez-vous pu arriver au port, ou n’y êtes-vous pas arrivé encore ? Avez-vous reçu une assurance entière de votre salut, ou n’en avez-vous reçu qu’une espérance incertaine ? Vous sentez-vous dans une parfaite liberté d’esprit, ou êtes-vous encore dans le trouble et dans le doute ? Avez-vous senti dans votre cœur l’effusion d’une nouvelle lumière, ou est-il encore obscurci des ténèbres de la confusion et de la honte ? N’avez-vous point entendu au fond de votre âme quelque voix qui vous ait dit : « Vous voilà guéri ». Ou bien : « Vos péchés vous sont remis. » Ou bien : « Votre foi vous a sauvé ». Vous semble-t-il que vous entendiez encore cette voix terrible : « Que les pécheurs soient traînés dans les Enfers ! » Ou cette autre de l’Evangile : « Qu’on lui lie les pieds et les mains, et qu’on le jette dans les ténèbres ». Ou cette autre du Prophète : «  Qu’on enlève d’ici ce méchant, afin qu’il ne voie point la gloire de Dieu » ? Que dites-vous, mon frère ? Parlez-nous sincèrement, nous vous en conjurons tous, afin que nous puissions connaître par l’état où vous êtes maintenant en quel état nous serons un jour. Car pour vous, le temps de votre pénitence est fermé pour jamais : il ne vous en reste plus dans toute l’éternité. A cela quelques-uns de ces mourants répondaient : «  Je rends grâces au Seigneur de ce qu’il ne nous a pas abandonnés en proie à ces bêtes farouches et impitoyables ». D’autres répondaient avec douleur : « Notre âme pourrait-elle bien traverser ces torrents d’eau, où les puissances de l’air s’efforcent de l’abîmer ? » Ce qu’ils disaient n’étant pas encore assurés de leur salut, mais considérant avec effroi ce qui pourrait arriver dans le compte terrible qu’ils étaient sur le point de rendre à la justice divine. D’autres répondaient encore avec plus de douleur et de regret : « Malheur à l’âme qui n’a pas gardé inviolablement les vœux de sa profession sainte. Voici l’heure et la seule heure en laquelle elle connaîtra ce qui lui est préparé pour l’éternité. » Pour moi, lorsque j’eus vu et entendu parmi eux toutes ces choses, il ne s’en fallut guère qu’en regardant ma lâcheté et en la comparant avec leurs mortifications et leurs travaux, je ne tombasse dans le désespoir. Car quelle était encore la face et la disposition de ce lieu ? Ce n’était partout qu’obscurité, partout que puanteur, partout que saleté et qu’ordure. Aussi était-il justement nommé la prison, et la demeure des criminels. De sorte que la seule vue même de ce triste et lamentable séjour portait aux larmes et aux travaux de la pénitence. Mais ce qui est pesant et insupportable aux autres est léger et très supportables à ceux qui sont tombés de l’état de la vertu, et qui ont perdu les richesses spirituelles. Car lorsqu’une âme se voit privée de sa première liberté et familiarité avec Dieu, lorsqu’elle a perdu l’espérance de jouir jamais de la souveraine paix par la victoire de toutes les passions, lorsqu’elle a rompu le sceau de la chasteté, lorsqu’elle s’est laissé ravir le trésor des dons du Ciel, lorsqu’elle s’est privée elle-même des consolations divines, lorsqu’elle a violé l’alliance qu’elle avait contractée avec le Seigneur, lorsqu’elle a éteint le beau feu de l’amour céleste qui lui faisait verser tant de larmes, lorsqu’elle est frappée du souvenir de ces peines, et qu’elle en est blessée de douleur et de regret, s’il lui reste encore la moindre petite étincelle de l’amour et de la crainte de Dieu, non seulement elle embrasse ces travaux avec toute l’ardeur imaginable, mais elle s’efforce même de faire un religieux sacrifice de sa vie, en abrégeant ses jours par les exercices de la pénitence. Tels étaient au vrai ces bienheureux pénitents. Car étant remplis de ces pensées, et considérant en eux-mêmes de quel haut point de vertu ils étaient tombés, ils disaient : « Où sont ces heureux jours, et où est le feu de notre première ferveur, dont nous ne pouvons aujourd’hui nous souvenir sans regret ? Les autres criaient à Dieu : « Seigneur, où sont maintenant tes anciennes miséricordes, dont tu rendais tant de preuves à notre âme par un fidèle accomplissement de la vérité de tes promesses ? Souviens-toi des humiliations et des travaux de tes serviteurs. » Un autre disait : « Qui me remettra au même état où j’étais dans ces premières années où le Seigneur me gardait, et où la lampe de sa lumière luisait sur ma tête, c’est-à-dire dans mon cœur ? » Mais avec quels sentiments se remettaient-ils en mémoire l’état de perfection et de sainteté où ils s’étaient vus dans leur vie passée ? Ils en pleuraient la perte aussi tendrement que de petits enfants, et disaient alors : « Où est maintenant cette première pureté de nos prières ? Où est cette heureuse familiarité que nous avions avec Dieu en les lui offrant ? Où sont ces larmes si douces qui se sont changées en des larmes si amères ? Où est cette espérance que nous avions de voir non seulement notre corps parfaitement chaste, mais même notre imagination parfaitement pure ? Où est cette attente dans laquelle nous étions de la bienheureuse paix de l’âme par la victoire de toutes les passions ? Où est cette confiance que nous avions en notre pasteur ? Où est cette vertu secrète qui se répandait dans nos âmes par l’efficace de ses prières ? Tout cela est péri, tout cela est évanoui, comme si jamais on ne l’avait vu, tout cela est disparu de notre âme, et il n’y est resté non plus de trace de toutes ces choses que si elles n’avaient jamais été. En proférant ces tristes parles, ils y mêlaient leurs gémissements et leurs larmes, et les uns demandaient à Dieu d’être possédés et tourmentés par les Démons. Les autres le priaient avec instance de les faire tomber en épilepsie, les autres de leur faire perdre la vue, et de les mettre en un tel état que leur misère fût un objet de pitié à tous les hommes. Les autres d’être frappés de paralysie, et d’être réduits à se tenir toujours couchés par terre sans pouvoir jamais se lever, pourvu seulement qu’en souffrant ces maux en ce monde, ils n’éprouvassent point les tourments de l’autre. Pour moi, je vous avoue, mes chers amis, que je prenais un si grand plaisir à demeurer dans cette région de larmes, que j’oubliai presque d’en sortir. Et j’étais tellement ravi en esprit et transporté hors de moi que je n’étais plus maître de moi-même. Mais retournons à notre premier discours. Je passai un mois entier dans ce Monastère de la prison, et comme j’étais indigne de demeurer en cette sainte compagnie, je retournai au grand Monastère vers le grand Abbé, qui me voyant tout changé, et comme tout hors de moi, connut aussitôt par la lumière de sa sagesse la cause de mon changement, et me dit : « Eh bien, mon Père, avez-vous vu les travaux de ces généreux combattants ? Oui, mon Père, lui répondis-je, je les ai vus, et je les ai admirés. Et j’ai jugé ces hommes qui sont tombés dans le péché, et qui se pleurent tant eux-mêmes, plus heureux que ceux qui ne sont point tombés dans le péché, et qui ne se pleurent point eux-mêmes, parce que leur chute leur a été un sujet de résurrection, qui les rend plus assurés contre le péril de tomber, que ne sont les autres. Vous en jugez selon la vérité, me répondit-il. Puis cette langue ennemie de tout mensonge me raconta une histoire que je veux vous rapporter. « Il y a environ dix ans que nous avions ici un frère, dont l’ardeur et l’activité était si grande pour tous les exercices religieux que le voyant dans une telle ferveur d’esprit, je tremblais pour lui, et je sentais au fond de mon cœur un mouvement extraordinaire qui me faisait craindre que l’envie du démon ne se servît de la vitesse de sa course pour le faire heurter contre quelque pierre, comme il arrive d’ordinaire à ceux qui marchent avec trop de précipitation. Et ce que j’avais appréhendé arriva. Ensuite de sa chute, il me vint trouver un soir fort tard. Il me découvre à nu sa plaie, il me conjure d’y apporter le remède, il me demande que j’y applique le feu, et me fait connaître en même temps le trouble de son esprit et le regret de son cœur. Mais lorsqu’il vit que son médecin ne voulait pas user envers lui de toute la sévérité qu’il désirait (car aussi était-il digne de compassion), il se jeta par terre, embrassa mes pieds, les arrosa par l’abondance de ses larmes, et me conjura que je le condamnasse à la prison que vous avez vue, en criant qu’on ne pouvait pas se dispenser justement d’aller en ce lieu. Et ainsi, par une sainte violence il changea la douceur et la tendresse de son médecin spirituel en rigueur et en dureté ; ce qui est rare dans les malades, et tout-à-fait merveilleux. Je ne lui eus pas plutôt accordé ce qu’il désirait qu’il courut à l’heure même vers les Pénitents, et se rendit compagnon de leurs travaux, et fervent imitateur de leurs afflictions et de leurs larmes. Il fut tellement blessé dans le cœur par l’épée spirituelle de cette tristesse que son amour pour Dieu lui avait causée qu’il s’en alla au Seigneur le huitième jour, et demanda d’être privé de l’honneur de sa sépulture. Mais je le fis même apporter ici et enterrer au cimetière des Pères, comme en étant digne, parce que je vis qu’après une servitude volontaire de sept jours, il avait été mis en liberté le huitième. Et quelqu’un a su avec certitude que Dieu lui avait remis son péché avant même qu’il se fût relevé de dessus les pieds abjects et indignes de ce pécheur qui vous parle. De quoi l’on ne doit pas s’étonner, puisqu’ayant reçu dans le cœur la même foi que cette pécheresse de l’Evangile, il les avait trempés de ses larmes avec la même confiance qu’elle, et que tout est possible à celui qui croit, comme dit Notre Seigneur. J’ai vu des âmes impures qui étaient possédées jusqu’à la fureur et à la manie de l’amour des objets sensibles et corporels, s’embraser d’amour pour le créateur, et après avoir passé en un moment au-delà de toute crainte servile, avoir été comme transpercées par les traits ardents d’une affection et d’un zèle insatiable pour Dieu. C’est pourquoi Jésus Christ ne dit pas à cette chaste pécheresse qu’elle avait beaucoup craint, mais qu’elle avait beaucoup aimé, et que ç’avait été par cet amour spirituel et tout divin qu’elle avait pu si facilement bannir de son cœur l’amour charnel et profane. Je ne doute point, illustres serviteurs de Dieu, que les combats de ces bienheureux que je viens de rapporter ne paraissent à quelques-uns incroyables, à d’autres difficiles à croire, et même à d’autres désespérants. Mais un homme courageux en tirera des mouvements tout contraires. Il se sentira blessé dans l’âme d’un nouvel aiguillon de pénitence, et percé dans le cœur du dard enflammé de l’amour céleste, étant percé dans le cœur d’une sainte jalousie, et d’une louable émulation. Quant à celui qui n’aura pas une ferveur aussi grande que ce premier, il reconnaîtra par sa propre faiblesse, et acquérant facilement une humilité profonde par les reproches qu’il se fera à lui-même lorsqu’il se comparera avec ces saints pénitents, il suivra de bien près ce premier dans cette course sacrée, et je ne sais pas même s’il ne l’aura point atteint. Mais le lâche et le négligent ne doit pas seulement écouter tout ce que j’ai rapporté, de peur que tombant entièrement dans le désespoir, il ne dissipe et ne perde le peu de bien qu’il a fait jusques alors, et qu’il ne lui arrive ce qui est dit dans l’Evangile, que lorsque quelqu’un n’a rien ( c’est-à-dire n’a point de ferveur dans le service de Dieu) on lui ôtera même le peu qu’il a. Quand nous sommes une fois tombés dans le gouffre des vices, nous ne saurions jamais nous en retirer, si nous ne nous jetons dans l’abime de l’humilité des pénitents. L’humilité pleine d’amertume et de tristesse des pénitents est différente de la condamnation que la conscience de ceux qui pèchent encore leur fait prononcer contre eux-mêmes, et elle est différente aussi de cette riche et bienheureuse humilité que Dieu donne aux âmes parfaites par l’efficace de sa Grâce. Ne nous efforçons point de découvrir par notre raisonnement et de déclarer par nos paroles quelle est cette dernière humilité. Car nous ne ferions que courir en vain, puisque c’est un don ineffable de la pure Grâce de Dieu. Quant à la seconde ( qui est celle des pénitents), on la peut reconnaître par cette marque certaine, savoir par une pleine et parfaite souffrance des mépris et des humiliations. Pour ce qui regarde l’état de ceux qui, comme nous avons dit prononcent dans le fond de leur conscience la condamnation de leurs péchés, quoi qu’ils les commettent encore, nous voyons que les anciennes habitudes exercent souvent une espèce de tyrannie sur ceux mêmes qui pleurent leurs fautes. Et il ne faut pas s’en étonner, la raison des jugements de Dieu, et la cause des chutes des hommes étant couverte de ténèbres, et impénétrable à tout esprit, puisqu’il est incertain quels sont les péchés où l’on tombe par négligence, quels sont ceux où l’on tombe par un délaissement de Dieu qui vient de la conduite particulière de sa Providence et de sa bonté ; et quels sont ceux où l’on tombe par son aversion et par sa colère. J’ai ouï dire seulement à un homme habile que lorsque nous tombons dans quelque péché par un délaissement de Dieu qui vient de la conduite particulière de Sa Providence et de Sa bonté, on se relève promptement de cette chute, parce que Dieu qui nous a abandonnés ( pour notre bien) ne permet pas que nous soyons longtemps dominés par ces sortes de péchés. Après que nous sommes tombés dans quelque faute, combattons surtout le Démon de la tristesse, parce qu’il se présente devant nous durant le temps de l’oraison, et nous remettant en mémoire notre première familiarité avec Dieu, il veut détruire la force et l’attention de notre prière par le trouble qu’il tâche d’exciter dans notre esprit. Ne vous étonnez pas de voir que vous tombez tous les jours dans les mêmes fautes, et n’abandonnez pas pour cela la voie de Dieu ; mais demeurez avec vigueur et avec fermeté dans son service, et l’Ange qui vous garde respectera lui-même votre patience et votre constance. Lorsqu’une plaie est encore toute nouvelle et toute sanglante, la guérison en est aisée. Mais celles qu’on a laissé vieillir ne peuvent être que très difficilement guéries, parce qu’on les a négligées, et qu’on en a entretenu longtemps la corruption. Il y faut employer beaucoup de travail, et même le fer et le feu. Il y en a plusieurs qui sont devenues incurables par le temps ; mais elles peuvent toutes être guéries par la Grâce et la puissance de Dieu. Avant la chute dans le péché les Démons représentent Dieu comme étant tout miséricordieux envers les hommes, et après la chute, ils le représentent comme impitoyable. Ne vous laissez point aller aux suggestions du Démon lorsque vous voyant tombé dans une grande faute, et prêt de tomber en d’autres peines, il vous représente que vous deviez vous garder de commettre la première ; mais que pour ces autres elles ne sont rien. Car vos soins et votre vigilance à vous garder de ces moindres sont comme de petits présents qui peuvent adoucir la plus grande colère de votre juge qui est Dieu même. Celui qui satisfait pour ses fautes par une véritable et sincère pénitence croit avoir perdu tous les jours où il ne les a point pleurées, quand même il pourrait y avoir fait quelques autres bonnes œuvres. Que les pénitents qui pleurent leurs fautes n’attendent pas seulement au jour de leur mort à recevoir une parfaite assurance du pardon de leurs péchés. Car ils n’en peuvent recevoir alors une assurance qui soit certaine, ne pouvant pas en avoir des témoignages clairs et manifestes, qui sont la présence de l’Esprit de Dieu et une profonde humilité. Mais dites à Dieu durant votre vie : « Seigneur, console-moi s’il te plaît en me donnant une parfaite assurance du pardon de mes péchés, afin que je ne sorte point du monde sans ce divin rafraîchissement. » Où l’Esprit du Seigneur se trouve, là les liens du péché sont certainement rompus. Où une profonde humilité se trouve, là les liens du péché sont aussi certainement rompus. Que ceux donc qui partent de ce monde sans avoir ni l’une ni l’autre de ces deux assurances de la rémission de leurs fautes, ne se trompent pas. Car ils sont liés des liens de leurs péchés. Celui qui pleure ses propres péchés n’a plus aucune vue ni aucune attention pour considérer les pleurs et les chutes de ses frères, ni pour les en accuser. Un chien qui a été mordu par une bête sauvage s’anime contre elle avec plus de colère et de violence, la douleur qu’il sent de la plaie qu’il a reçue ne servant qu’à redoubler sa fureur, et lui ôtant tout discernement et toute vue de toute autre chose. Prenons bien garde que ce ne soit pas la pureté de notre âme qui fasse que notre conscience ne nous reprend plus, mais l’aveuglement de notre malice. C’est un témoignage que nous nous sommes acquittés des dettes de nos péchés lorsque nous nous croyons toujours redevables. Il n’y a rien d’égal aux miséricordes de Dieu. Il n’y a rien plus grand qu’elles. C’est pourquoi celui qui se désespère est parricide de soi-même. La marque d’une sincère et parfaite pénitence est de s’estimer digne de toutes les afflictions visibles et invisibles qui nous arrivent, et d’autres encore plus grandes. Après que Moïse eut vu Dieu dans le buisson, il retourna en Egypte, c’est-à-dire dans les ténèbres du monde, et à l’ouvrage des briques qui se faisaient pour le service du Pharaon mystérieux de l’Ecriture, c’est-à-dire du Démon, dont Pharaon n’était que l’image. Mais il ne laissa pas depuis de retourner de nouveau, non seulement au buisson ; mais encore à la montagne de Dieu. Celui qui comprendra bien ce que cette figure signifie ne tombera jamais dans le désespoir. L’admirable Job passa de ses grandes richesses à la dernière pauvreté, mais il devint ensuite deux fois plus riche qu’il n’avait été auparavant. Les chutes qui arrivent après que Dieu a appelé à une profession sainte sont périlleuses en ceux qui sont lâches ; parce qu’elles leur ôtent l’espérance de parvenir jamais à la souveraine paix de l’âme par la victoire de toutes les passions, et leur persuadent qu’ils sont assez heureux s’ils peuvent seulement se retirer du précipice où ils sont tombés. Prenez garde, prenez garde à vous. Car nous ne devons nullement retourner à Dieu par le chemin par lequel nous nous sommes égarés, mais par un autre plus court. J’ai vu deux hommes qui couraient d’une même sorte, et en un même temps, dont l’un qui était vieux était plus exercé dans les travaux et les austérités de la pénitence ; et l’autre qui n’était encore que disciple ne laissa pas de courir plus vite que le vieillard, et entra plutôt que lui dans le tombeau de l’humilité. ( Jean. 20.4). Nous devons tous prendre garde, mais principalement nous qui sommes tombés dans le péché, de ne nous laisser pas infecter l’esprit de l’erreur contagieuse de l’impie Origène, dont la doctrine corrompue touchant l’extrême bonté de Dieu envers les hommes est si agréable à ceux qui aiment les voluptés sensuelles. Le feu de la prière qui consume la matière de tous les vices ( savoir la corruption de la concupiscence) s’allumera dans nos méditations, comme dit David, ou plutôt dans nos pénitences. C’est pourquoi prenez pour vos modèles et pour vos exemples ces saints criminels sont j’ai parlé : Que leur pénitence soit la figure et l’image de la vôtre : Et vous n’aurez plus jamais besoin d’aucun livre en tout le cours de votre vie, jusqu’à ce que Jésus-Christ fils de Dieu et Dieu lui-même vous apparaisse dans la résurrection d’une véritable et parfaite pénitence. Amen. Etant monté sur ce cinquième Degré, qui est celui de la Pénitence, vous avez purifié par elle les cinq organes du corps, qui sont les cinq portes de tous les vices, et par les châtiments et les peines volontaires que vous avez embrassées dans le temps de votre vie vous avez évité les involontaires dans l’éternité. VI° DEGRE De la méditation de la mort. Comme la pensée précède toute parole, aussi la méditation de la mort et le souvenir de nos péchés précède les gémissements et les larmes. C’est pourquoi nous traiterons de ces deux vertus dans les deux Degrés suivants, selon leur rang et leur ordre naturel. La pensée générale que nous avons de la mort de tous les hommes est une mort qui dure et qui recommence tous les jours. Mais la pensée particulière que nous avons de la nôtre est un gémissement qui renaît à toutes les heures. La crainte de la mort est un mouvement naturel à l’homme, et un effet de sa désobéissance. Mais le tremblement que nous cause l’horreur de la mort, est une preuve que nous n’avons pas expié nos péchés par la pénitence. Jésus-Christ a craint la mort ; mais il n’en a point tremblé ; afin de faire voir clairement par l’un et l’autre de ces deux effets les deux différentes qualités qui étaient propres aux deux natures qu’il avait réunies en sa personne. Comme de tous les aliments le pain est le plus nécessaire ; aussi de toutes nos pratiques spirituelles la méditation de la mort est la plus utile. Elle fait embrasser aux Religieux qui vivent en communauté les travaux et les exercices de la pénitence, et leur fait trouver leur plus grand plaisir dans les humiliations et les mépris. Quant aux solitaires qui sont éloignés de tout le tumulte et de tous les troubles du monde, elle produit en eux un entier abandonnement de tous les soins de la terre, une prière continuelle, et une vigilance exacte sur leurs pensées. Et toutes ces vertus sont en même temps et ses filles et ses mères. Comme l’étain, quoi qu’on le juge semblable à l’argent, lorsqu’on le regarde seul, ne laisse pas d’en paraître visiblement différent lorsqu’on les regarde l’un près de l’autre ; ainsi la crainte de la mort qui est selon la nature paraît manifestement différente de celle qui est au-dessus de la nature, lorsqu’elle est exposée au discernement de ceux qui savent juger des choses spirituelles. La marque véritable à laquelle nous pouvons reconnaître si la pensée de la mort est gravée dans le plus vif et le plus sensible de notre cœur est le détachement volontaire de toutes les choses créées, et le parfait renoncement à notre propre volonté. Celui-là est certainement vertueux qui attend la mort tous les jours ; mais celui-là est saint qui la désire à toutes les heures. Tout désir de la mort n’est pas toujours bon. Car il y en a qui tombant sans cesse par la violence de leurs mauvaises habitudes la souhaitent avec un sentiment d’humilité. Il y en a qui ne voulant point faire pénitence l’appellent à eux par un mouvement de désespoir. Il y en a qui s’imaginant par une vaine et présomptueuse opinion d’eux-mêmes qu’ils sont parvenus à la souveraine paix de l’âme et à la victoire de toutes les passions n’ont plus aucune crainte de la mort. Mais il y en a d’autres ( si toutefois il s’en trouve encore aujourd’hui) qui par la force et l’efficace du Saint Esprit soupirent après leur passage de cette vie présente à la vie future. Quelques-uns sont en peine de savoir d’où vient que la pensée de la mort nous étant si salutaire, Dieu nous cache la connaissance du jour où elle doit arriver ; mais ces personnes ne considèrent pas qu’il a eu dessein par cette conduite admirable de faire servir cette ignorance à notre salut. Car nul de ceux qui connaîtraient le temps de leur mort ne se presserait de s’approcher du baptême, ou d’embrasser la profession religieuse ; mais chacun d’eux vivrait toujours dans le crime, et ne penserait à recevoir le baptême ou à entrer dans la pénitence qu’à la dernière heure de sa vie. Et ainsi le péché par une longue et vieille habitude leur étant devenu comme naturel, ils demeureraient dans cet état misérable, et partiraient de ce monde sans aucun changement de mœurs. Quand vous pleurez vos péchés, ne vous laissez pas surprendre aux embûches du Démon, qui vous représente Dieu comme tout bon et tout miséricordieux. Car il n’a point d’autre but en ceci que de vous dérober vos larmes, et de bannir de votre esprit la crainte de Dieu, qui bannit d’elle toute autre crainte. C’est pourquoi ne vous assurez jamais sur la grandeur de la miséricorde et de la bonté de Dieu, si ce n’est que vous vous sentiez prêt de tomber dans l’abîme du désespoir. Celui qui voulant conserver dans son esprit une perpétuelle pensée de la mort et du jugement dernier ne laisse pas néanmoins de s’engager lui-même dans des occupations profanes et séculières qui dissipent l’attention de l’esprit, ressemble à un homme qui voulant nager ne laisserait pas de vouloir battre des mains. La véritable et efficace méditation de la mort éteint l’intempérance de la bouche. Et lorsque l’intempérance est éteinte et que nous conservons l’humilité, les autres passions s’éteignent en même temps. Comme l’insensibilité du cœur aveugle l’âme, aussi la multitude des viandes sèche les sources des larmes de la pénitence. La soif et la veille mortifient et affligent le cœur ; et les larmes sortent du cœur mortifié et affligé. Ce que je viens de dire paraîtra sans doute rude aux intempérants, et incroyable à ceux qui sont lâches. Mais l’homme fervent et généreux entrera avec ardeur dans l’exercice de ces vertus. Celui qui en aura l’expérience rira en lui-même de la facilité qu’il aura trouvée à les pratiquer ; au lieu que celui qui cherche toujours sans vouloir rien entreprendre ( et qui n’a ni le courage de l’un ni l’expérience de l’autre) n’en concevra que du chagrin et de la tristesse. Comme les Pères déclarent que l’amour parfait est exempt de toute chute, aussi je puis assurer que la parfaite méditation de la mort est exempt de toute crainte. Une âme fervente s’occupe de plusieurs pensées pieuses et salutaires. Elle pense à l’amour qu’elle doit porter à Dieu. Elle pense à la majesté infinie de son Seigneur. Elle pense à ce Royaume qui doit durer éternellement. Elle pense au zèle qui a embrasé tant de Saints Martyrs. Elle pense à ce suprême et invisible témoin qui est toujours présent devant elle, selon cette parole du Roi Prophète : « Je regardais le Seigneur comme toujours présent devant moi » ( Ps. 15, 3). Elle pense aux Anges, à ces Esprits Saints, à ces Puissances célestes. Et enfin elle pense à sa sortie de ce monde, au moment redoutable où elle comparaîtra devant Dieu, à la sentence qui lui sera prononcée, à la rigueur des tourments de l’autre vie. Toutes ces pensées générales sont grandes et excellentes. Mais celles que nous allons rapporter en particulier ont rendu quelques âmes comme incapables de tomber dans le péché. Histoires des effets merveilleux que produisit la méditation de la mort dans l’esprit de quelques Solitaires. Un Solitaire d’Egypte me raconta un jour ce qui lui était arrivé à lui-même. J’avais, me dit-il, gravé si profondément l’idée de la mort dans le plus sensible de mon cœur, qu’ayant voulu une fois accorder quelque petit soulagement à ce corps de terre et de boue, qui semblait en avoir besoin, ce souvenir, comme un juge inflexible, m’empêcha par sa sévérité d’user de cette indulgence. Et ce qui est encore plus étonnant, c’est que lors même que je voulus le rejeter, il me fut impossible de le faire. » Un autre qui demeurait ici près, en un lieu nommé Thole, était souvent tout transporté hors de soi par la force et la violence de cette même pensée de la mort. Il était comme un homme évanoui ou tombé d’épilepsie. Et les frères le trouvant en cet état l’emportaient à demi-mort, et à peine respirant encore. Je ne vous tairai pas aussi l’histoire d’Hésyque solitaire de la montagne de Coreb. Ayant passé tout le temps de sa retraite dans une entière négligence, et sans avoir aucun soin de son salut, enfin il fut frappé d’une maladie qui le réduisit à l’extrémité ; et son âme demeura séparée de son corps environ l’espace d’une heure. Mais étant revenu à soi, il nous conjura tous de nous retirer aussitôt, et ayant muré la porte de sa cellule, il y demeura reclus durant douze ans, sans parler jamais à qui que ce fût, et sans vivre d’autre chose que de pain et d’eau. Il se tenait assis, et étant toujours ravi en esprit, il avait si fortement attaché sa pensée à tout ce qu’il avait vu dans son extase, qu’il ne changeait point de posture, mais étant toujours comme hors de soi, et dans un profond silence il pleurait à chaudes larmes. Lorsqu’il fut près de mourir, nous rompîmes sa porte, et entrâmes dans sa cellule, et après l’avoir conjuré de nous répondre sur plusieurs choses que nous lui avions demandées, il s’en excusa par cette seule réponse qu’il nous fit : « Pardonnez-moi, mes frères, si je ne puis vous dire autre chose, sinon que celui qui aura la pensée de la mort gravée dans l’esprit ne pourra jamais tomber dans le péché. Nous demeurâmes tout étonnés de voir que ce solitaire qui avait été si négligent et si lâche était devenu en un moment si différent de lui-même, et nous admirâmes en lui ce bienheureux changement, et cette sainte métamorphose. Nous l’ensevelîmes solennellement dans le cimetière qui est proche du bourg, et lorsque nous allâmes quelques jours après chercher son saint corps, nous ne le trouvâmes plus, Dieu voulant par cet effet miraculeux qui avait paru en son corps aussi bien que par celui qui avait paru en son âme, faire connaître avec certitude à ceux qui après une vie toute relâchée en veulent embrasser une toute pieuse et toute nouvelle, et combien elle lui avait été agréable et leur donner en même temps une sainte confiance en sa bonté. Comme quelques-uns disent qu’un abîme est une profondeur d’eau qu’on ne peut fonder, et qu’on a coutume de dire, que ces sortes de lieux sont sans fond, ainsi la pensée de la mort produit en nous une pureté et des exercices spirituels, qui croissant et se renouvelant continuellement dans notre âme, peuvent être dits en quelque sorte sans bornes et sans mesure. Et cette vérité est confirmée par l’exemple du saint solitaire dont nous venons de parler. Car les pénitents qui ont comme lui l’image de la mort toujours peinte dans leur esprit, sentent redoubler en eux-mêmes à tout moment la frayeur qui les a saisis dans la vue des terribles jugements de Dieu, jusqu’à ce que toute la force de leur âme, et la moelle même de leurs os en soit toute épuisée et consumée. Au reste, soyons pleinement persuadés par notre propre expérience que ce bien comme tous les autres que nous recevons de Dieu est un don de Sa libéralité, puisque nous éprouvons souvent que lors même que nous allons dans les tombeaux, nous demeurons avec des yeux aussi secs, et un cœur aussi dur qu’auparavant, et qu’en d’autres temps sans la vue de ces objets tristes et funèbres nous sommes très souvent attendris et touchés des sentiments de la pénitence. Celui qui est mort à toutes les choses du monde pense véritablement à la mort ; mais celui qui y est encore attaché par des affections et des désirs ne pense point à soi ni à sa mort, étant lui-même l’insidiateur et l’ennemi de lui-même. N’employez pas des paroles pour assurer de votre amitié toutes les personnes qui vous sont chères ; mais demandez plutôt à Dieu qu’il leur fasse connaître par des voies secrètes et sans paroles quelle est votre charité pour elles ; autrement le temps de votre vie ne vous suffirait pas pour témoigner aux hommes par vos discours l’affection que vous leur portez, et pour vous pleurer vous-même par un vif sentiment de contrition et de pénitence. Ne vous laissez pas tromper, ô solitaire, par cette folle persuasion que vous pouvez racheter un temps par un autre, (c’est-à-dire réparer dans le temps à venir toutes les pertes que vous faites dans le temps présent). Car chaque jour même ne nous suffit pas pour nous acquitter pleinement envers le Seigneur des seules dettes que nous contractons en chaque journée. Nous ne pouvons, dit un Père, nous ne pouvons passer saintement un seul jour de notre vie, si nous ne nous représentons que c’est le dernier de notre vie. Et certes il y a sujet d’admirer comment les païens mêmes ont dit une chose toute semblable, lorsqu’ils ont déclaré que l’amour de la sagesse n’est que la méditation de la mort. Celui qui sera monté sur ce sixième Degré ne tombera plus, suivant cette parole très véritable de l’Ecriture : Pensez à votre dernière fin, et vous ne pècherez jamais. ( Ecclés. 7, 40). VII° DEGRE De la tristesse de la Pénitence, et des larmes saintes qui produisent la joie. La tristesse qui est selon Dieu est une affliction de l’esprit et un vif sentiment de l’âme touchée du regret de ses péchés, qui lui fait rechercher avec une espèce de fureur et de manie toute sainte la possession du souverain bien ( qui n’est autre que Dieu même), dont le désir lui cause une soif ardente ; qui le lui fait poursuivre par de pénibles travaux, le voyant absent et éloigné d’elle, et qui la fait soupirer après lui par de tristes et profonds gémissements. Ou bien c’est comme un aiguillon d’or, qui pique l’âme si divinement qu’elle se dépouille de tout sentiment terrestre et de toute affection humaine, et qui la perçant d’une douleur toute céleste l’attache et la fixe pour jamais à la seule garde de soi-même. La contrition est un remords perpétuel de la conscience qui, à mesure qu’il embrase notre cœur par le souvenir de nos péchés, nous cause en même temps un doux rafraîchissement par la confession intérieure et spirituelle que nous en faisons à Dieu. Cette confession est un oubli de la nature même, puisqu’elle a porté David jusqu’à oublier de manger son pain. La pénitence est une privation pleine de joie de tout ce qui peut apporter de la joie et de la consolation au corps. Les vertus qui sont propres et particulières à ceux qui commencent à s’avancer dans cette bienheureuse tristesse sont la tempérance et le silence ; celles qui sont particulières aux personnes qui y ont déjà fait quelque progrès sont la douceur victorieuse de la colère et l’oubli des injures qu’on a reçues ; et celles qui sont propres aux parfaits sont l’humilité, la soif ardente des humiliations et des mépris, la faim volontaire des souffrances involontaires, et une charité qui non seulement ne condamne pas ceux qui pèchent, mais qui soit encore touchée d’une compassion plus qu’humaine pour leurs péchés. Les premiers méritent d’être estimés, les seconds d’être loués ; mais les troisièmes méritent d’être béatifiés, parce qu’étant affamés de souffrances et altérés d’humiliations et de mépris selon le langage de l’Evangile, ils seront rassasiés un jour de cette viande céleste dont on ne se rassasie jamais. Si vous possédez une fois ce don des larmes, employez toutes vos forces pour en conserver toujours la possession. Car il est fort aisé de le perdre lorsqu’il n’est pas encore affermi et comme naturalisé dans l’âme. Et les troubles de l’esprit, les inquiétudes pour les choses corporelles, les délices de la bonne chère, et surtout l’effusion en paroles, et les railleries le font disparaître avec la même facilité que le feu fait fondre la cire. Cette source de larmes que nous répandons depuis le baptême est encore plus puissante que le baptême, quoique cette proposition semble un peu hardie : parce que le baptême ne purifie que les offenses qui l’ont précédé, au lieu que ces larmes purifient celles qui l’ont suivi. Et de plus, nous avons souillé étant avancés en âge le baptême que nous avons reçu étant enfants ; au lieu que par ces larmes nous le purifions de nouveau. Et si Dieu par Sa miséricorde infinie n’avait accordé aux hommes ce second baptême, il y en aurait certainement très peu de sauvés. Nos gémissements et notre tristesse sont comme une voix qui crie sans cesse aux oreilles du Seigneur. Les larmes que la crainte de sa justice tire de nos yeux sont pour nous de puissantes médiatrices envers lui. Mais celles que son très saint amour nous fait répandre nous sont comme une assurance qu’il a reçu favorablement nos prières, et qu’elle lui ont été agréables. S’il n’y a rien qui soit plus conforme à l’humilité que les larmes de la pénitence, il n’y a rien qui lui soit plus contraire que la dissolution du rire. Conservez avec tout le soin possible cette bienheureuse tristesse de la sainte contrition qui produit une véritable joie. Et ne cessez point de la nourrir et de l’entretenir dans votre cœur, jusqu’à ce qu’elle vous élève au-dessus de toutes les choses de la terre, et qu’elle vous présente tout pur devant Jésus-Christ. Représentez-vous continuellement dans votre esprit, par une forte méditation, cet abîme des feux de l’Enfer, ce Juge rigoureux et inflexible, ces bourreaux cruels et impitoyables, ces descentes obscures et ténébreuses dans des cachots souterrains, et dans des précipices horribles, ce vaste et immense chaos des embrasements éternels. Formez dans votre pensée de vives images de toutes ces choses, et d’autres semblables, afin que s’il s’élève dans votre cœur quelques mouvements de dissolution et de licence, ils soient aussitôt rabattus par la terreur que tous ces objets funestes vous auront causée, et qu’ils se changent en une chasteté incorruptible par l’efficace de ces larmes saintes, qui rendent l’âme plus pure et plus resplendissante que le feu même. Lorsque vous êtes en oraison, soyez tout tremblant devant Dieu, comme un criminel devant son juge, afin que par la disposition intérieure de votre esprit, et par l’humiliation extérieure de votre corps, vous puissiez éteindre la colère de ce Juge si équitable. Car il ne peut pas mépriser une âme qui se présente devant lui comme une veuve affligée et désolée, et qui par la ferveur et l’assiduité de ses prières s’efforce d’importuner Sa bonté suprême, qui est incapable d’être importunée. Si quelqu’un a reçu le don des larmes intérieures et spirituelles, tout lieu lui est propre pour pleurer. Mais si elles ne sortent que des yeux extérieurs et corporels, qu’il agisse toujours avec circonspection dans le choix et le discernement, tant des lieux où il peut pleurer que des personnes qu’il peut rendre témoins de ses pleurs. Car comme un trésor caché est beaucoup plus difficile à dérober que celui qui serait exposé à la vue de tout le monde dans une place publique, aussi les larmes intérieures et spirituelles sont beaucoup plus difficiles à perdre que celles qui ne sont qu’extérieures et exposées à la vue des hommes. N’imitez pas ceux qui, après avoir enseveli les morts, tantôt s’attristent en pleurant sur leurs sépulcres, et tantôt se réjouissent en s’ennuyant dans les banquets solennels de leurs funérailles ; mais imitez plutôt ceux qui sont condamnés aux mines et liés de chaînes, et qui sont battus à toute heure par ceux que l’on ordonne pour les faire travailler. L’amour des délices et des plaisirs est comme un chien que le véritable pénitent doit chasser de son âme par des larmes continuelles. Or celui qui tantôt pleure, et tantôt rit et se réjouit dans les délices de la bonne chère ne jette à la tête de ce chien que des morceaux de pain au lieu de pierres, et ainsi lorsqu’il semble le chasser par cette action extérieure, il l’appelle en effet à lui par cet attrait et cette amorce qu’il lui présente. Soyez recueilli en vous-même, éloigné de toute ostentation, et appliqué continuellement à la garde intérieure de votre cœur. Car les Démons ne craignent pas moins ce recueillement de l’âme que les voleurs craignent les chiens. Nous n’avons pas été, mes frères, appelés à la vie solitaire et religieuse, comme à un banquet et à une réjouissance de noces ; mais Jésus Christ nous y a appelés, afin que nous nous pleurions nous-mêmes. Il y en a qui dans ce temps bienheureux auquel ils versent des larmes font sans raison violence à leur esprit pour l’empêcher de former aucune sainte pensée, et de s’appliquer à aucune pieuse méditation ; ne considérant pas que les larmes qui ne viennent point de la réflexion de l’esprit sont plus dignes des créatures irraisonnables que des raisonnables. Les larmes sont filles des pensées, et la pensée est fille de l’esprit, qui agit par raisonnement. Lorsque vous êtes couché, que la posture de votre corps étendu dans le lit vous représente l’état de votre corps étendu dans le tombeau, et vous en dormirez moins. Lorsque vous êtes assis à table, que les viandes que vous mangez vous fassent penser à cette table triste et funèbre, où vous servirez vous-même de pâture aux vers, et vous rechercherez moins à satisfaire votre sensualité. Et lorsque vous soulagez votre soif en buvant de l’eau, souvenez-vous de cette cruelle soif que les damnés souffrent au milieu des flammes, et vous ferez sans doute violence à la nature, en ne lui donnant pas tout le soulagement qu’elle demande. Lorsque notre supérieur nous éprouvera par des humiliations qui sont tout ensemble déshonorantes selon les hommes et honorables selon Dieu, par des corrections sévères, et par de rudes pénitences, remettons-nous dans l’esprit cette sentence terrible que le souverain juge nous prononcera un jour pour toute l’éternité. Et cette réflexion salutaire produira sans doute dans notre âme ces deux insignes vertus, la douceur et la patience, avec lesquelles comme avec une épée tranchante des deux côtés, nous ferons mourir tous les mouvements de la tristesse et de l’amertume du cœur, qui s’élèvent en nous si injustement contre les répréhensions les plus justes. Comme la mer, selon Job, se retire par la longueur du temps de quelques lieux qu’elle couvrait ( Job. 14, 23), de même avec un long temps et avec une ferme patience, toutes les vertus dont nous venons de parler se produisent et se perfectionnent peu à peu dans nous. Si vous vous couchez le soir, et vous levez le matin avec la pensée du feu éternel, la langueur et la négligence ne vous dominera point durant le chant de l’office. Que cet habit même de Religieux que vous portez vous incite à pleurer vos fautes, puisque tous ceux qui pleurent les morts sont vêtus de noir comme vous êtes. Que si vous ne pleurez pas, pleurez de ce que vous ne pleurez point. Que si vous pleurez, que le principal sujet de vos larmes soit de ce que les péchés qui ont souillé la pureté de votre âme vous ont fait passer d’une vie tranquille et d’un état honorable, qui est celui de la grâce et de l’innocence du baptême, à une vie laborieuse et à un état humilié et rabaissé, qui est celui de la pénitence. Il est sans doute que notre juge suprême, étant également bon et juste, a égard à la faiblesse et à la force de la nature, aussi bien dans nos larmes que dans toutes nos autres actions. Ce que je dis, parce que d’une part j’ai vu des personnes qui ne répandant que très peu de larmes les répandaient néanmoins avec un aussi grand effort de douleur que si c’eussent été autant de gouttes de sang ; et qu’au contraire j’en ai vu d’autres qui en répandaient des sources sans aucun effort. Mais pour moi j’ai plus estimé en ces pénitents la violence de la douleur que l’abondance des larmes. Et je crois que Dieu en juge de même. Il ne convient pas à ceux qui pleurent de parler des choses de théologie, ces sortes de discours ayant accoutumé de sécher leurs pleurs. Car celui qui parle de ces mystères ressemble à un docteur assis sur une chaire honorable où il enseigne les autres ; au lieu qu’un pénitent qui pleure ses fautes ressemble à un homme qui est assis sur le fumier et sur le cilice. C’est pour cette raison, si je ne me trompe, que David ce grand Prophète répondit à ceux qui demandaient qu’on leur chantât des cantiques : « Comment pourrais-je chanter des hymnes en la louange du Seigneur dans une terre étrangère » ( Ps. 136, 4), c’est-à-dire dans la servitude où nos passions nous ont réduits. Comme dans la nature il y a des choses qui se meuvent par elles-mêmes, et qu’il y en a qui se meuvent seulement par d’autres, aussi dans la contrition il y a des larmes qui nous viennent de nous-mêmes, et il y en a qui nous viennent d’un autre principe. Lorsque notre âme sans que nous fassions aucun effort, et sans que nous agissions de notre part, se trouve toute attendrie et toute fondante en larmes, et en des larmes douces et saintes, courons aussitôt vers le Seigneur. Car c’est une marque qu’il est venu à nous sans que nous l’ayons appelé, et qu’il nous présente comme une éponge mystique cette tristesse divine, et cette eau rafraîchissante de ces larmes bienheureuses, pour effacer par elle nos péchés écrits dans les livres de la justice du Ciel. Gardons-la aussi chèrement que la prunelle de nos yeux, jusqu’à ce qu’elle se retire de notre âme. Car cette effusion en pleurs qui vient de Dieu seul a beaucoup plus de force et plus d’efficace que celle qui vient de notre travail et de notre méditation. Ce n’est pas celui qui pleure quand il veut qui a reçu le véritable don des larmes ; mais c’est celui qui pleure ce qu’il veut pleurer ; et ce n’est pas tant encore celui qui pleure ce qu’il veut pleurer que celui qui pleure selon que Dieu veut qu’il pleure. Car on mêle souvent avec les larmes de la pénitence qui sont agréables à Dieu les larmes de la vaine gloire qui lui sont désagréables. Ce que la lumière de la prudence et celle de la piété nous fera connaître lorsque nous verrons qu’encore que nous pleurions nos péchés, nous ne laissons pas toujours de pécher. La véritable contrition est une douleur exempte de tout élèvement de vanité, qui ne permet à l’âme aucune consolation humaine, mais qui lui représente à toute heure sa sortie du monde, et qui lui fait attendre comme une eau rafraîchissante la consolation du Ciel que Dieu réserve pour les humbles solitaires. Tous ceux qui ont une source vive de ces larmes saintes dans le plus sensible de leur cœur haïssent même leur propre vie comme la source de leurs peines, de leurs afflictions et de leurs pleurs. Et ils ont aversion de leur corps comme de leur ennemi. Lorsque nous voyons de la colère et de l’orgueil dans ceux qui semblent pleurer selon Dieu, nous devons juger que leurs larmes sont contraires à celles qui viennent de Dieu. Car « y a-t-il rien de commun, comme dit Saint Paul, entre la lumière et les ténèbres ? » ( 2. Cor.4). La vanité qui enfle l’esprit de l’homme est la fille malheureuse de la fausse et bâtarde contrition ; et la consolation qui vient de l’Esprit de Dieu est la fille bienheureuse de la contrition sincère et louable. Comme le feu matériel brûle et consume la paille, ainsi le feu spirituel des larmes pures brûle et consume en nous toutes les impuretés qui sont ou visibles ou invisibles. Plusieurs des Saints Pères disent qu’il est très difficile de discerner, surtout en ceux qui commencent, les bonnes larmes d’avec les mauvaises, et que ce discernement est tout rempli d’obscurités et de ténèbres. Car ils disent qu’elles peuvent être produites par plusieurs causes toutes différentes ; savoir par la nature ; par la Grâce de Dieu ; par une douleur blâmable ou louable ; par la vaine gloire ; par une affection déréglée ; par un amour saint ; par la pensée de la mort, et par plusieurs autres. Après que nous nous serons servis de la crainte de Dieu comme d’une règle divine pour discerner en nous les causes différentes de toutes ces sortes de larmes, tâchons d’acquérir et de conserver principalement celles que produit la pensée de la dernière heure de notre vie, comme étant toutes pures et toutes sincères. Car elles ne sont susceptibles ni de vanité ni d’illusion ; mais au contraire elles purifient notre âme ; elles la font avancer dans l’amour de Dieu ; elles lavent ses péchés ; et lui procurent l’heureuse paix qui vient de la victoire de toutes ses passions. Il n’y a pas sujet de s’étonner de voir des pénitents commencer par de bonnes larmes, et finir par de mauvaises. Mais c’est un sujet digne de notre admiration et de nos louanges de voir des hommes passer des larmes charnelles ou naturelles aux spirituelles, et comme enter ces branches stériles d’oliviers sauvages sur ce tronc divin des oliviers francs. Ceux qui sont plus portés à la vaine gloire comprendront clairement que ce que nous venons de dire est très véritable (puisqu’ils savent par leur propre expérience combien il est difficile de passer de la vanité à l’humilité). Ne vous assurez pas sur l’abondance de vos larmes avant que votre âme soit parfaitement purifiée. Car il n’y a point encore d’assurance au vin nouveau, lorsqu’il ne vient que de sortir du pressoir, et d’être enfermé dans des fûts. Nul ne peut révoquer en doute que toutes nos larmes qui sont selon Dieu ne nous soient souverainement utiles. Mais nous ne connaitrons qu’au moment de notre sortie du monde l’utilité que nous en aurons tirée. Celui qui s’avance toujours vers Dieu par de continuelles larmes passe chaque jour de sa vie dans une fête spirituelle. Mais celui au contraire qui vivant dans les délices du corps passe chaque jour comme une fête passera toute l’éternité dans les larmes. Les criminels n’ont aucun jour de joie dans la prison. Et les vrais solitaires n’ont aucun jour de fête et de consolations humaines sur la terre. Et c’est peut-être pour cette raison que ce grand prince, cet illustre pénitent, dont les larmes étaient vraiment saintes et vraiment royales, disait avec de profonds soupirs : « Seigneur, retire mon âme de sa prison » ( Ps 141, 8), afin qu’elle entre pour jamais dans cette joie dont elle doit être comblée par la vue de ta grande et ineffable lumière. Soyez aussi absolu dans votre cœur qu’un roi l’est dans son royaume. Et soyez aussi élevé au-dessus de vous-même par la souveraineté de votre raison sur vos passions que rabaissé au-dessous de Dieu par un humble et parfait assujettissement à son suprême pouvoir. Ainsi quand vous commanderez à la joie de se retirer de votre cœur, qu’elle se retire aussitôt. Et quand vous commanderez à votre corps, qui est tout ensemble votre esclave et votre tyran, de faire ce que vous voulez, qu’il le fasse à l’heure même. Si quelqu’un a paré son âme du riche ornement et du don précieux de ces larmes saintes, et s’en est revêtu comme d’une robe nuptiale, il a ressenti par sa propre expérience quel est le rire spirituel de la Grâce. Qui est celui qui a passé si saintement tout le temps de sa vie dans les exercices religieux, qu’il n’ait jamais perdu un seul jour, une seule heure, ni un seul moment, mais les ait consacrés tous au service du Seigneur, dans cette considération et cette pensée qu’il est impossible de voir jamais deux fois le même jour en toute la vie ? Si ce nous est un bonheur extrême de pouvoir conserver avec les Anges, en tenant les yeux de notre âme arrêtés sur ces Esprits bienheureux, c’est véritablement un état, sinon d’excellence, au moins de sûreté contre les chutes, d’avoir une si forte pensée de la mort, et un souvenir si présent de nos péchés que nous baignions continuellement notre visage des eaux vives de la pénitence. Et je n’ai pas de peine à croire qu’il faut passer par ce second état pour parvenir au premier. J’en ai vu qui étant pauvres des biens du monde demandaient l’aumône avec des paroles si ingénieuses et si pressantes qu’ils fléchissaient le cœur des rois mêmes de la terre, et les forçaient pour le dire ainsi par leur industrie et leur importunité d’avoir compassion de leur misère. Et j’en ai vu qui étant pauvres des biens de l’âme criaient au roi du Ciel du plus profond de leur cœur par un vif sentiment de leur pauvreté spirituelle ; qui imploraient son secours aussi bien sans honte que sans relâche, et qui employant pour cet effet non des termes ingénieux, mais des paroles modestes, humbles et troublantes, le forçaient en quelque sorte par la violence qu’ils faisaient à sa bonté de leur accorder la grâce qu’ils demandaient, quoique d’ailleurs sa puissance souveraine soit toujours incapable d’être forcée. Celui qui s’élève dans son cœur de ce qu’il a reçu le don des larmes, et qui condamne en soi-même ceux qui ne l’ont pas reçu comme lui, est semblable à un homme qui après avoir demandé à son roi des armes pour combattre ses ennemis, ne s’en servirait que pour se tuer lui-même. Dieu n’a pas besoin de nos larmes, mes chers amis, et il ne demande pas de l’homme qu’il ait toujours le cœur percé de tristesse, et les yeux baignés de pleurs. Mais il veut au contraire qu’il soit rempli d’un amour divin qui comble son âme d’une joie toute spirituelle et toute céleste. Car il n’est pas besoin de rasoir lorsqu’il n’y a point de chair corrompue qu’il faille couper. Adam ne versa aucune larme avant qu’il eut péché par sa désobéissance. Et les justes aussi ne verseront plus aucune larme après la résurrection des morts et la destruction du péché, puisqu’alors il n’y aura plus, selon l’Ecriture, « ni douleur, ni tristesse, ni gémissement. » ( Apocal.22,4). J’en ai vu quelques-uns qui pleuraient leurs fautes ; et j’en ai vu d’autres qui pleuraient de ce qu’ils ne pleuraient point leurs fautes. Mais encore que ces derniers aient en effet le don des larmes, ils s’humilient dans la créance qu’ils ne l’ont point. Et cette heureuse ignorance du bien qu’ils possèdent fait que le Démon ne peut leur ravir ce qu’ils croient eux-mêmes ne posséder pas. Ce sont ces personnes dont le Roi Prophète dit : « Le Seigneur illumine les aveugles. » ( Ps 141.2) Il arrive souvent que les larmes causent de la vanité aux personnes qui ne sont pas affermies dans une solide vertu. C’est pourquoi il y en a plusieurs que Dieu n’honore pas de ce don, afin qu’en étant privés, ils le recherchent avec ardeur, qu’ils se déplorent eux-mêmes comme misérables, qu’ils gémissent, qu’ils soupirent, qu’ils s’attristent, et s’anéantissent par une profonde humiliation, et par la confusion intérieure de leur âme. Car toutes ces peines, sans les exposer à aucun péril de vanité, leur tiennent lieu du don des larmes ; et Dieu permet encore pour leur plus grand bien qu’ils ne font aucun état de ces peines mêmes. Si nous observons avec soin les artifices malicieux des Démons, nous trouverons qu’ils se jouent souvent de nous par une illusion ridicule. C’est qu’après que nous nous sommes pleinement rassasiés, ils nous attendrissent le cœur, et nous font verser des larmes ; au lieu qu’après que nous avons beaucoup jeûné, ils nous sèchent et nous endurcissent. En quoi ils ne recherchent autre chose, sinon que nous ayant trompés par ces fausses larmes, nous nous abandonnions à l’intempérance de la bouche qui est la mère de tous les vices. Mais au lieu de se laisser aller à leur tromperie, il faut faire le contraire de ce qu’ils veulent nous persuader. Pour moi, lorsque je considère quelle est la vertu et la force intérieure de cette bienheureuse contrition, je suis frappé d’étonnement, et je ne puis que je n’admire comment ce qu’on appelle l’affliction et la douleur de la pénitence enferme avec soi une allégresse et une joie spirituelle, comme la cire enferme le miel. Qu’apprenons-nous donc de cette merveille ? Ce qui est constant et indubitable, que cette tristesse salutaire d’un cœur contrit et humilié est vraiment un don de Dieu. Car ce qui fait que cette douleur se trouve jointe dans l’âme avec un plaisir doux et agréable, c’est que Dieu console d’une manière secrète et invisible ceux qui ont le cœur comme brisé par cette affliction sainte. Histoire mémorable d’un Anachorète nommé Etienne. Mais rien ne peut nous persuader davantage combien nous avons sujet de pleurer nos fautes par des larmes vraiment efficaces, et par la vive douleur d’une salutaire pénitence, que l’histoire que je m’en vais rapporter, qui est aussi utile qu’extraordinaire, et aussi édifiante qu’étonnante. Un Religieux nommé Etienne, qui demeurait en ce lieu, et avait passé plusieurs années dans le Monastère, s’y était rendu éminent par ses jeûnes et par ses larmes, et y avait enrichi son âme de plusieurs autres insignes vertus. Mais ayant un grand amour pour la vie solitaire et érémitique, il se retira dans une cellule vers la descente de la montagne sainte de Coreb, où le Prophète Elie fut autrefois honoré de la vue de Dieu. Et, depuis, cet homme vraiment illustre voulant embrasser une pénitence encore plus austère et plus laborieuse que celle qu’il pratiquait, se retira au quartier des Anachorètes nommé Siden, et y vécut durant plusieurs années dans la plus étroite et la plus sévère discipline. Car ce lieu étroit était dépourvu de toute consolation humaine, et presque inaccessible à tous les hommes, étant éloigné d’environ soixante dix mille de toute bourgade. Mais ce bon vieillard revint vers la fin de sa vie à sa première cellule, qui était en la sainte montagne de Coreb, dont nous venons de parler, où il avait avec lui deux disciples de Palestine qui étaient fort pieux, et qui s’y étaient retirés un peu auparavant qu’il y retournât. Quelques jours après il tomba malade de la maladie dont il mourut. La veille du dernier jour de sa vie, il eut un ravissement d’esprit, et, ayant les yeux ouverts, il regardait à droite et à gauche des deux côtés de son lit, et comme s’il eût vu des personnes qui lui fissent rendre compte de ses actions, il répondait si haut que tous ceux qui étaient présents l’entendaient, et leur disait tantôt : « Oui, je le confesse, cela est vrai ; mais j’ai jeûné tant d’années pour expier cette faute ». Tantôt il disait : « Cela n’est pas vrai ; il est certain que vous mentez. Je ne l’ai point fait ». Et tantôt : « Pour cela, je le confesse. Vous dites vrai, mais j’en ai pleuré, et j’en ai fait pénitence par plusieurs services que j’ai rendus aux Religieux. » Puis il disait de nouveau : « Cela n’est point vrai. Vous êtes des imposteurs. » Mais sur d’autres accusations il disait : « Cela est vrai, et je n’ai rien à dire touchant ce point. Mais Dieu est miséricordieux. » Certes ce jugement invisible et si sévère était un spectacle qui causait de l’horreur et de l’effroi. Et ce qu’il y avait de plus terrible, c’est qu’ils l’accusaient même des choses qu’il n’avait point faites. O mon Dieu ! Si un Solitaire et un Anachorète déclara qu’il n’avait rien à répondre touchant quelques-uns de ses péchés dont on l’accusait, quoi qu’il eût passé environ quarante ans dans la vie religieuse et solitaire, et qu’il eût le don des larmes, malheur sur moi, malheur sur moi misérable ! Mais d’où vient qu’alors il n’objectait pas aux Démons cette parole d’Ezéchiel : « Je vous jugerai selon l’état où je vous trouverai, dit le Seigneur ? Certes, il ne put alléguer rien de semblable pour sa défense. Gloire soit rendue à Dieu qui seul en sait la raison. Au reste quelques-uns m’assurèrent comme une chose très véritable que lorsqu’il était dans le désert, il donnait à manger de sa main propre à un léopard. Durant ce compte qu’on lui faisait rendre, son âme se sépara de son corps, ayant laissé entièrement incertain quelle avait été la fin de ce jugement et la sentence qui avait été prononcée. Comme une veuve qui a perdu son mari, et à qui il ne reste qu’un fils unique, trouve en lui seul après Dieu toute la consolation qu’elle peut recevoir en sa douleur, ainsi l’âme qui est tombée dans le péché n’a point d’autre consolation au temps de sa sortie de ce monde que les jeûnes et les abstinences qu’elle a pratiquées, et les larmes qu’elle a répandues. Les pénitents ne chantent point en particulier des hymnes et des cantiques de joie, parce que ces cantiques étouffent les larmes de la pénitence. Que si vous voulez employer ces chants pour exciter en vous cette douleur sainte, c’est une marque que vous êtes encore bien éloigné de la posséder. Car cette douleur qui produit ces larmes est un sentiment intérieur qui s’est comme naturalisé dans l’âme par le feu de l’amour divin qui l’a embrasée. Ce don des larmes précède en plusieurs la bienheureuse paix qui vient de la victoire de toutes les passions. Car ce sont elles qui purifient et qui consument la matière de nos péchés ( qui est la corruption de notre concupiscence). Un homme éminent en ce don me dit un jour : « Il m’est arrivé souvent que me sentant porté à me laisser aller ou à la vaine gloire, ou à la colère, ou à l’intempérance de la bouche, cet esprit de pénitence s’y opposait au-dedans de moi, et me disait intérieurement au fond de mon âme : « Ne te laisse point aller à la vanité. Autrement je me retirerai de toi. » Et il me faisait la même menace toutes les fois que je me sentais porté à quelque autre passion. A quoi je lui répondais intérieurement : « Je ne te désobéirai jamais jusqu’à ce que tu me présentes tout pur devant Jésus-Christ. La douleur vive et profonde de la pénitence reçoit la consolation de Dieu, comme la pureté du cœur reçoit l’illumination du Ciel. Cette illumination est une impression forte et efficace qui ne se peut expliquer ; que l’on connaît par le sentiment sans la comprendre par l’intelligence, et que l’on voit de l’œil de la Grâce sans le voir par celui de la raison. Cette consolation est un rafraîchissement de l’âme affligée, qui comme un enfant pleure et crie en elle-même avec tendresse et avec amour. Ce rafraîchissement est un renouvellement de l’âme accablée de douleur, lequel par un effet merveilleux change des larmes amères et cuisantes en des larmes douces et agréables. Les larmes qui sont produites par la pensée de la mort produisent la crainte. A cette crainte succède la confiance : de cette confiance naît la joie ; et cette joie finissant en quelque sorte sans qu’en effet elle finisse jamais, elle produit la fleur céleste du divin amour. Repoussez de votre cœur toutes les joies extérieures qui se viennent présenter à vous, et repoussez-les avec la main de l’humilité, comme n’en étant pas digne, de peur que les recevant trop facilement, vous ne receviez le loup au lieu du pasteur ( c’est-à-dire la joie du Démon au lieu de celle de Jésus-Christ). Ne vous pressez pas pour vous élever avant le temps par une témérité indiscrète à l’état sublime de la Contemplation. Mais éloignez-vous en au contraire par une humble reconnaissance de votre propre indignité, afin que ce soit la contemplation elle-même qui vienne vous rechercher, étant touchée d’amour pour une aussi grande beauté que sera celle de votre humilité et de votre retenue, et qu’elle se joigne spirituellement à vous par un mariage tout chaste et tout saint qui durera autant que l’éternité. Lorsqu’une âme religieuse, qui est à l’égard de Dieu ce qu’un petit enfant est à l’égard de son père, commence à le connaître par la lumière intérieure dont il l’éclaire, elle est toute remplie de joie quand elle le voit. Mais lorsque son Père céleste s’éloigne d’elle pour un temps par une sage dispensation de Sa bonté et de l’amour qu’il lui porte, et que revenant ensuite il se montre à elle tout de nouveau, elle est touchée de joie et de tristesse tout ensemble, de joie, parce qu’elle revoit cet objet de son affection et de ses désirs ; et de tristesse, à cause qu’elle a été trop longtemps privée de la vue d’une beauté si divine et si adorable. Une Mère se cache pour se faire chercher à son enfant, et elle est ravie de joie lorsqu’elle voit qu’il la cherche avec douleur. Elle l’instruit de cette sorte à demeurer inséparablement attaché à elle, et l’enflamme d’un nouvel amour pour elle. « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende cette vérité », dit notre Seigneur. Un criminel qui a ouï prononcer son arrêt de mort ne peut plus penser aux spectacles des théâtres. Et celui qui pleure par un vif sentiment de regret pour ses péchés n’est plus touché ni des délices, ni de la vaine gloire, ni de la colère. Car cette effusion de larmes est une douleur profondément imprimée dans l’âme par l’esprit de la pénitence, qui ajoute chaque jour de nouvelles douleurs à ses premières douleurs, étant comme une femme qui enfante, et qui est dans les tranchées de l’enfantement. Le Seigneur n’étant pas moins juste que Saint, il récompense d’une contrition sainte celui qui vit saintement dans la solitude d’un désert. Et il récompense aussi de consolations saintes celui qui vit saintement dans l’obéissance religieuse d’un Monastère. Ceux qui ne vivent pas selon Dieu dans l’un de ces deux états sont privés du don de ces larmes qui viennent de l’Esprit de Dieu. Chassez de vous comme un chien le Démon du désespoir, qui, lorsque vous êtes plongé dans la plus profonde douleur de la pénitence, vient vous représenter Dieu comme inflexible et inexorable. Car si vous observez la conduite de cet esprit malheureux, vous trouverez que celui qui après que vous avez péché vous représente Dieu comme inexorable et comme inflexible est celui-là même qui avant que vous péchassiez vous le représentait comme ayant beaucoup d’amour pour les hommes, comme étant plein de contrition pour leurs faiblesses, et comme se laissant fléchir aisément par leurs prières. L’effusion continuelle des larmes saintes en produit l’habitude dans notre âme ; cette habitude passe ensuite et se termine au sentiment du cœur, et ce qui se fait par le sentiment du cœur ne peut que difficilement nous être ravi. Quelques grandes et excellentes que soient les actions de piété que nous pratiquons, nous les devons tenir pour vaines et pour fausses, si nous ne sommes touchés intérieurement d’un vif regret et d’une douleur sensible de nos péchés. Car il est indubitable que ceux qui se sont souillés de nouveau après avoir été lavés dans les eaux sacrées du baptême, ont besoin d’une forte contrition, comme d’un feu intérieur qui les brûle sans relâche, et du secours de la miséricorde divine, pour purifier leurs mains des impuretés de leurs offenses, qui s’y étaient attachées aussi fortement que de la poix, s’il m’est permis d’user de ce terme. J’ai vu quelques personnes touchées de la douleur la plus violente que puisse causer à un pénitent le souvenir de ses péchés. Car ils en étaient si vivement et si sensiblement frappés dans le cœur qu’ils vomissaient le sang même. Et lorsque je les vis en cet état, je me souvins de ce roi qui dit : «  J’ai été frappé dans mon cœur, et il s’est tout desséché comme l’herbe se sèche étant frappée de l’ardeur brûlante du soleil. » ( Ps. 101.5). Les larmes qui sont produites en nous par la crainte des jugements de Dieu se conservent en nous par la même crainte. Mais celles qui sont produites par l’amour peuvent en quelques-uns se perdre facilement, lorsque cet amour n’est pas encore parfait, si ce n’est que le feu céleste, qui est la source de toutes leurs larmes, ait embrasé extraordinairement leur cœur dans le temps où il agissait en eux pour leur faire verser ces larmes. Et véritablement il y a sujet d’admirer comment il se peut faire que l’état qui est le plus vil et le plus rabaissé, (tel qu’est ce premier état de pleurer ses fautes par des mouvements de crainte) est le plus assuré, lorsque c’est le temps où la crainte doit être la cause de nos pleurs (comme est celui d’une nouvelle conversion). Il y a des passions qui sèchent en nous les sources de nos larmes. Et il y en a d’autres qui produisent, pour le dire ainsi, dans ces mêmes sources de la boue et des serpents. Les premières furent cause de l’inceste que Lot commit avec ses deux filles ; et les autres furent cause de la chute des Anges rebelles. La malice de nos ennemis invisibles est incroyable. Ils font que les larmes, qui sont les mères des vertus, deviennent mères des vices ; et ils se servent pour nous inspirer une téméraire présomption, des choses qui nous doivent porter à une humble défiance de nous-mêmes. Ainsi, comme d’une part il arrive souvent que la solitude de nos cellules, et la vue de nos déserts nous attendrissent le cœur, et nous font verser des larmes : ce qui est confirmé par l’exemple de Jésus-Christ, d’Elie, et de Saint Jean, qui se retiraient dans le désert pour prier seuls, et offrir à Dieu les gémissements de leur âme, et l’effusion de leurs cœurs ; j’ai vu d’autre part que les Démons attendrissaient intérieurement quelques Solitaires, et leur faisaient même verser des larmes au milieu des villes et du tumulte du monde, afin que s’imaginant par une opinion présomptueuse d’eux-mêmes qu’ils ne recevaient aucun dommage, ni aucune atteinte de tous ces troubles, et de tant d’objets profanes, ils se portassent de nouveau à se rapprocher du siècle ; ce qui est le seul but et l’unique dessein de ces artificieux ennemis des hommes. Une seule parole a souvent séché dans un pénitent toutes les larmes de la pénitence : mais ce serait une merveille si une seule parole pouvait les faire couler de nouveau. Nous ne serons point accusés, mes chers amis, nous ne serons point accusés lorsque notre âme sortira du monde de ce que nous n’aurons point fait de miracles, ou de ce que nous n’aurons point pénétré les sublimes vérités de la théologie, ou de ce que nous n’aurons point été élevés à de hautes contemplations ; mais nous rendrons certainement compte à Dieu de ce que nous n’aurons pas incessamment pleuré nos péchés. Que celui qui par la faveur du Ciel sera monté sur ce septième Degré me tende la main pour m’aider à y monter ; comme ce n’a été que par l’aide et par le secours d’autrui qu’il y est monté lui-même, et s’est purifié des taches et des impuretés de ce siècle corrompu. VIII° DEGRE. De la douceur victorieuse de la colère. Comme l’eau que l’on répand peu à peu dans un feu éteint à la fin toute sa flamme : ainsi les larmes qui procèdent d’une véritable douleur de nos péchés, éteignent toutes les flammes de la colère et de la fureur. C’est pourquoi après avoir parlé de ces larmes, nous suivrons l’ordre le plus naturel en parlant dans ce Degré de la douceur qu’elles produisent. La douceur victorieuse de la colère est un désir insatiable du déshonneur et des humiliations : comme la vanité est un désir inépuisable de l’honneur et des louanges. La victoire remportée sur la colère est un triomphe que nous remportons sur la nature en souffrant toutes sortes de mépris avec une insensibilité qui est le couronnement et le fruit de nos combats et de nos sueurs. La douceur est une immobilité de l’âme, qui demeure toujours la même aussi bien dans les injures que dans les applaudissements. Le commencement de cette victoire sur la colère est le silence de notre langue, au milieu des troubles de notre cœur. Le progrès de cette victoire est le silence de nos pensées, au milieu de quelques troubles, quoi que très médiocres qu’il ressent encore. Et la perfection de cette victoire est une stable et constante sérénité de notre âme, au milieu des tentations que les Démons comme autant de vents impurs y excitent à toute heure. La colère est la durée longue et opiniâtre d’une haine secrète et cachée : c’est un renouvellement perpétuel du souvenir des injures qu’on a reçues. La colère est une passion vindicative qui nous fait souhaiter des afflictions et des malheurs à celui qui nous a offensés et irrités. La prompte et violente émotion de la bile est une inflammation du cœur, laquelle s’excite et s’éteint en un moment. L’aigreur est un mouvement plein d’amertume qui s’imprime et demeure dans l’esprit. La fureur est un transport passager qui trouble toutes les puissances de l’âme, et la rend toute monstrueuse et toute difforme. Comme les ténèbres se retirent aussitôt que la lumière paraît, de même toute l’aigreur et toute la colère disparaissent de notre âme aussitôt que l’humilité y répand la douceur de ses parfums. Quelques-uns voyant qu’ils ne gardent pas longtemps leur colère, et qu’ils la quittent fort aisément, négligent d’user des remèdes nécessaires pour en guérir. Mais ces pauvres malheureux ne considèrent pas ce qui est dit dans le Prophète : «  Le moment de sa colère est le moment de sa perte et de sa ruine ». ( Isa. 45). Il y a des mouvements de colère si violents, que ressemblant, pour le dire ainsi, à la plus grande activité d’une meule de moulin, ils brisent et perdent plus de froment et plus de grain en notre âme en un instant que d’autres ne font en un jour entier. C’est pourquoi veillons incessamment sur nous-mêmes pour les réprimer. Car ce sont comme des embrasements, qui étant subitement excités par le vent impétueux d’une passion ardente, brûlent et consument en un instant plus de fruits spirituels dans le champ de notre cœur qu’un feu lent ne pourrait faire en beaucoup de temps. Nous ne devons pas ignorer aussi, mes chers amis, que les Démons ces insidiateurs de nos âmes, savent se retirer de nous à propos, et cesser pour quelque temps de nous tenter, afin que dans cette fausse paix qu’ils nous causent, nous négligions les plus grands maux comme s’ils étaient petits, et qu’à la fin nos maladies deviennent entièrement incurables. Comme lorsqu’une pierre aiguë et raboteuse se choque et se froisse contre d’autres pierres, elle perd toute sa figure pointue, et toute sa rudesse par ce choc, et s’arrondit ainsi peu à peu : de même lorsqu’un esprit aigre et bilieux se mêle et se joint avec d’autres esprits rudes et colères, il faut qu’il lui arrive de deux choses l’une ; ou que par la patience il guérisse sa propre blessure, et change son aigreur en douceur ; ou qu’au moins se retirant d’avec eux, à cause qu’il ne les peut souffrir, il reconnaisse sa faiblesse, et la voie comme en un miroir dans la lâcheté de cette retraite. Le colère et le furieux est un épileptique spirituel, qui pour le dire ainsi, tombe et se déchire volontairement lui-même par la violence d’une habitude involontaire. Il n’y a rien qui soit plus opposé à l’état des pénitents que le trouble de la colère, puisque leur conversion et leur retour à Dieu a besoin d’une grande humilité, et que la colère est la marque d’un très grand orgueil. Si c’est le comble de la douceur de conserver la paix de l’esprit et la tendresse de la charité envers celui qui nous traite mal, lors même qu’il est présent devant nous, certainement c’est le comble de la colère de s’emporter par des discours et des gestes furieux et violents contre celui qui nous a fâchés, lors même que nous sommes seuls, et qu’il est absent de nous. Si l’Esprit Saint est nommé la paix de l’âme, comme il l’est véritablement, et si la colère est nommée le trouble de l’âme, comme elle l’est en effet, il faut conclure qu’il n’y a rien qui éloigne tant de nous la présence du Saint Esprit que la colère. Nous connaissons plusieurs mauvais enfants de cette malheureuse mère : mais nous n’en connaissons qu’un seul qui, naissant d’elle malgré elle-même, comme les enfants bâtards naissent de leurs mères malgré leurs mères, ne laisse pas de nous être utile. Car j’ai vu des personnes qui, s’étant enflammées de fureur contre quelqu’un, ont tout d’un coup produit au-dehors, et comme vomi en un instant toute l’amertume qu’ils tenaient cachée depuis longtemps au plus profond de leur cœur, et qui ayant donné lieu par cet emportement à celui qui les avait offensées de leur témoigner le regret qu’il en avait, ou de leur en faire satisfaction, se sont déchargés de cette longue et vieille colère par cette courte fureur, et se sont ainsi délivrés de cette passion par cette passion même. J’en ai vu d’autres qui par une dissimulation pernicieuse, faisaient semblant de souffrir avec patience ce qui les fâchait, et qui gravaient d’autant plus au-dedans de leur cœur le souvenir de cette injure qu’ils en étouffaient au-dehors par leur silence tous les témoignages de ressentiment. Ceux-là m’ont paru encore plus malheureux que ceux qui s’emportent de fureur, comme ayant terni et effacé la blancheur et la simplicité de la colombe par l’humeur noire et trompeuse de ce serpent, dont nous devons nous garder avec un pareil soin que du Démon de l’impureté ; parce qu’il a, comme cet autre, l’inclination de la nature qui le favorise et qui travaille avec lui. J’en ai vu de si transportés de colère que même ils ne voulaient point manger ; et qui par cette abstinence indiscrète et déraisonnable ajoutaient un nouveau mal à leur premier mal, et un nouveau poison au premier poison ; comme au contraire j’en ai vu d’autres qui prenant leur colère pour une occasion juste et raisonnable de manger avec excès, déchargeaient toute leur fureur sur les viandes, et tombaient ainsi d’une fosse dans un précipice. Mais j’en ai vu de plus sages, qui comme de bons médecins faisant un mélange salutaire de ces deux choses si opposées gardaient le milieu entre les deux extrémités, et se servaient très utilement pour adoucir leur colère de la satisfaction qu’ils accordaient à leur corps par une nourriture médiocre et tempérée. Etant allé voir des Anachorètes pour quelques affaires, et étant assis au-dehors de leur ermitage, je les écoutais s’aigrir et s’animer eux-mêmes, par la violence de leur colère et de leur fureur, étant tout seuls au-dedans de leurs cellules, ainsi que des perdrix qui se battent contre leur cage, et quereller celui qui les avait offensés, comme s’il eût été présent avec eux, et qu’ils fussent prêts de lui sauter au visage. Lorsque je les vis en cet état déplorable, je leur conseillai charitablement de ne plus demeurer seuls, de peur que d’hommes ils ne devinssent Démons. Et au contraire, lorsque j’en voyais quelques-uns qui, étant licencieux et sujets à l’intempérance, aimaient leurs frères d’une affection qui n’était pas assez spirituelle, et qui était mêlée de douceurs et de flatteries, je les exhortais à se servir du remède propre à leur mal, en se retirant dans la solitude du désert, qui est ennemie de l’humeur licencieuse et de l’intempérance de la bouche ; de peur qu’ils ne tombassent misérablement de l’état et de la nature d’hommes raisonnables dans celle d’animaux irraisonnables. Et quand j’en trouvais qui se plaignaient à moi de ce qu’ils étaient malheureusement sujets à ces deux passions déréglées ( savoir à la colère et à la mollesse), je leur défendais de se gouverner jamais eux-mêmes ; et j’avertissais charitablement leurs supérieurs de leur permettre de passer tantôt quelque temps dans la solitude, qui est bonne contre la mollesse, tantôt un autre temps dans les exercices de l’obéissance religieuse, qui sont utiles contre la colère ; en sorte néanmoins qu’en l’un et en l’autre ils demeurassent toujours profondément soumis et obéissants à celui qui les gouvernerait et les conduirait. Quant au solitaire qui est porté au relâchement et à la licence, il se perdra soi-même ; et il pourra peut-être arriver qu’il en perdra aussi quelqu’autre, qui s’attachera à lui comme son disciple ; mais le colère est un loup qui trouble souvent tout un troupeau, et qui blesse plusieurs frères en les humiliant et les affligeant. C’est un grand mal de troubler l’œil de son âme par la fureur, suivant ces paroles de David : « Mes yeux ont été troublés de fureur » ( Ps.6.2). C’en est un encore plus grand de montrer par ses paroles la violente agitation de son cœur ; mais il n’y a rien de si ennemi, ni de si indigne de la vie religieuse, qui est une vie toute angélique et toute divine, que de s’emporter jusqu’à en venir aux mains. Si vous voulez guérir votre prochain de quelque péché, et comme ôter une paille de son œil ( ou plutôt si vous croyez le vouloir), ne vous servez pas pour cet effet d’un instrument grossier qui l’enfoncerait encore davantage, mais servez-vous plutôt d’un instrument délicat. Cet instrument grossier n’est autre que des paroles rudes, et des gestes indécents et violents, tels que sont ceux d’un homme en colère ; et cet instrument délicat est une instruction douce, et une répréhension charitable et modérée. « Reprenez, dit Saint Paul, corrigez, et conjurez » (Tim. 4). Mais il ne dit pas : « Frappez. » Que s’il arrive qu’il faille même frapper, ne le faites que rarement, et que ce ne soit jamais par vous-même. Si nous voulons bien prendre garde aux inclinations de plusieurs de ceux qui sont naturellement colères, nous verrons qu’ils embrassent avec grande ferveur les jeûnes, les veilles, et la solitude. Car le dessein du Diable est de leur inspirer sous le prétexte de la pénitence et des larmes les choses qui servent à nourrir et à augmenter leur passion. Si un seul Religieux, selon que nous avons dit ci-dessus, ayant le Démon pour aide et pour coopérateur, peut, comme un loup, troubler et mettre en désordre tout un troupeau : Aussi un seul frère ayant un Saint Ange pour coadjuteur, peut par sa sagesse, comme par une huile salutaire, apaiser la fureur des flots, et sauver ainsi le vaisseau, en apaisant par sa douceur la colère de ses frères, et leur procurant le Salut. Certes la grandeur de la peine que recevra le premier sera la mesure et la proportion de la récompense que recevra ce dernier, ayant montré à tous par sa douceur le modèle qu’ils doivent suivre pour se rendre utiles à leur prochain. Le premier degré de la bienheureuse patience est de souffrir humblement les humiliations et les mépris, quelque amertume et quelque douleur que l’âme en ressente encore. Le second est de n’en avoir point de ressentiment. Et le dernier qui est le parfait, si toutefois il se trouve parmi les hommes, c’est de les considérer comme de l’honneur et des louanges. Que celui qui est dans le premier état se console. Que celui qui est arrivé au second se réjouisse. Et que celui qui est dans le troisième s’estime heureux, comme ne trouvant sa joie, et ne mettant sa gloire que dans le Seigneur. J’ai remarqué dans les personnes colères une chose déplorable, qui ne procédait en eux que d’une secrète vanité, qui est de se mettre en colère de s’être mis en colère. Et j’admirais qu’ils se punissent ainsi de leur première chute par une seconde chute. Je ne pouvais voir sans un sentiment de compassion qu’ils voulussent venger une offense par une autre offense ; et considérant avec étonnement la malice artificieuse des Démons, il ne s’en fallut guère que je ne désespérasse de moi-même, et de mon propre salut. Si quelqu’un voit qu’il se laisse vaincre aisément par la vanité, par la colère, par la malice, et l’hypocrisie ; et si pour se défendre de ces ennemis il a résolu de s’armer de l’esprit de douceur et de patience, comme d’une épée à deux tranchants, qu’il se retire dans une communauté de Religieux, et surtout des plus sévères, comme dans une officine salutaire de foulons spirituels, s’il veut de tout son cœur se dépouiller parfaitement de ses habitudes vicieuses, afin qu’étant comme aplati et étendu par les humiliations et les rudes épreuves des frères, ainsi qu’un drap qu’on étend à force de le presser, et étant comme battu dans l’esprit, et peut-être même quelquefois frappé sensiblement dans le corps, foulé aux pieds, et chargé de coups, il se purifie des corruptions et des taches, que son âme avait contractées. Et pour être pleinement persuadé que rien ne lave si bien notre cœur des ordures des vices que les humiliations et les reproches mortifiants, vous n’avez qu’à faire réflexion sur une parole qui est si véritable et si commune dans le monde. Car on en voit qui après avoir mal traité quelqu’un en face, et l’avoir couvert d’opprobres et de mépris, s’en glorifient dans les compagnies, en disant : J’ai bien lavé la tête à un tel. Il y a différence entre la victoire que l’humble douleur de la pénitence fait remporter aux nouveaux convertis sur les mouvements de colère qui s’élèvent dans leur cœur, et l’immobile tranquillité des parfaits qui n’en sont plus troublés ni émus. Car on peut dire qu’en ceux-là cette passion est seulement liée par les larmes de la pénitence comme avec un frein qui la bride et qui l’arrête : au lieu qu’en ceux-ci elle est tuée par la souveraine paix de l’âme, comme on tue un serpent avec une épée. J’ai vu une fois trois solitaires qui avaient reçu ensemble une même injure, et dont le premier s’était senti piqué et troublé ; mais néanmoins parce qu’il craignait la justice divine, s’était retenu dans le silence ; le second s’était réjoui pour soi du mauvais traitement qu’il avait reçu, parce qu’il espérait en être récompensé ; mais s’en était affligé pour celui qui lui avait fait cet ouvrage ; et le troisième se représentant seulement la faute de son prochain en était si fort touché parce qu’il l’aimait véritablement qu’il pleurait à chaudes larmes. Ainsi l’on pouvait voir en ces trois serviteurs de Dieu trois différents mouvements, en l’un la crainte du châtiment, en l’autre l’espoir de la récompense, et dans le dernier le désintéressement et la tendresse d’un parfait amour. Comme la fièvre sensible et corporelle n’étant qu’une en elle-même ne laisse pas d’avoir plusieurs causes de son inflammation, ainsi le trouble et l’inflammation de la colère vient de plusieurs causes différentes. Et il en est peut-être de même de toutes nos autres passions. C’est pourquoi l’on ne peut prescrire une seule et même règle dans une si grande diversité. Mais je conseille plutôt à chacun de nous qui sommes malades de rechercher avec un soin très exact la méthode que nous devons suivre pour obtenir notre guérison. Or le premier point de cette méthode médicinale sera de connaître la cause de notre maladie. Car après que nous l’aurons reconnue, nous pourrons recevoir par la Providence de Dieu, et par le secours des médecins spirituels, le remède propre à notre mal. Et ainsi, que ceux qui voudront se joindre à nous par l’Esprit de Dieu dans cette recherche entrent avec nous dans l’examen et le jugement spirituel que nous allons proposer touchant la colère, pour y voir comme dans un modèle quoi qu’obscurément de quelle sorte ils peuvent reconnaître les propriétés des passions dont nous venons de parler, et les causes qui les produisent. Lions donc la colère comme un tyran furieux avec les chaînes de la douceur. Frappons-la rudement avec la verge d’une ferme patience. Tirons-la par les liens du saint amour, et quand nous l’aurons amenée devant le tribunal de la raison, forçons-la de répondre aux demandes que nous avons droit de lui faire. Dis-nous, folle et honteuse passion, le nom de ton père infortuné, de ta malheureuse mère, et de tes enfants si misérables et si corrompus. Déclare-nous encore qui sont ceux qui te font la guerre et qui te tuent ? A quoi il semble qu’elle pourra répondre de cette sorte : J’ai plusieurs causes différentes de ma naissance. Je n’ai pas un seul père, j’en ai plusieurs dont le principal est l’orgueil. J’ai pour mères la vaine gloire, l’avarice, l’intempérance, et quelquefois l’impureté. Mes filles sont l’inimitié, le souvenir des injures, les contestations et la haine. Mes ennemies qui me tiennent liée comme vous voyez sont les vertus contraires à mes filles, savoir la modération et la douceur. Celle qui me dresse incessamment des embûches s’appelle l’humilité, à qui vous pourrez demander en son rang de qui elle a tiré sa naissance. C’est en ce huitième Degré que la couronne de la douceur nous est proposée. Mais celui qui n’a reçu cette couronne que de la main de la nature peut bien n’avoir reçu aucune de celles qu’on remporte par la pratique des sept vertus dont nous avons parlé dans les sept premiers Degrés ; au lieu que celui qui a reçu cette couronne par ses travaux et par ses sueurs a certainement remporté toutes les sept autres. IX. DEGRE Du souvenir des injures. Les vertus saintes peuvent être comparées à l’échelle de Jacob, et les habitudes vicieuses et profanes à la chaîne qui tomba des mains de Saint Pierre, Prince des Apôtres. Car les vertus se suivant une à une comme les échelons d’une échelle élèvent peu à peu dans le Ciel ceux qui les embrassent et les pratiquent. Et les vices de même se produisant les uns les autres se tiennent tous attachés ensemble comme les anneaux d’une chaîne. C’est pourquoi venant d’entendre de la bouche même de cette folle passion de la colère que le souvenir des injures est l’un de ses misérables enfants, c’est sans doute ici le temps et le lieu le plus propre pour en parler. Le souvenir des injures est la consommation et le comble de la colère. C’est ce qui nourrit et fait vivre les péchés dans l’âme. C’est une haine de la justice, une ruine des vertus, un venin qui empoisonne le cœur, un ver qui ronge l’esprit. C’est un sujet de confusion pour tous ceux qui par la prière que Dieu même leur a enseignée s’engagent à oublier les injures. C’est un perpétuel obstacle à toutes les supplications qu’ils lui présentent. C’est un éloignement de toute amitié. C’est une pointe cruelle d’un vif ressentiment qui transperce l’âme. C’est une douleur sensible et cuisante qu’on ne laisse pas d’aimer à cause de la douceur qui se trouve dans l’amertume même de la colère. C’est un péché continuel. C’est un œil d’iniquité qui ne dort jamais. C’est une malice qui se renouvelle à toutes les heures. Le souvenir des injures est une passion obscure et cachée, et l’une de celles qui sont filles, et ne sont point mères d’autres passions. C’est pourquoi nous n’en voulons pas beaucoup parler. Celui qui a étouffé la colère a éteint en même temps le souvenir des injures. Car tant que cette mère est vivante, elle est toujours féconde en de malheureux enfants. Celui qui a une véritable affection pour son prochain a banni la colère de son âme ; mais celui qui a de la haine contre quelqu’un se procure à soi-même un grand nombre de peines et d’inquiétudes fâcheuses et importunes. Un banquet où la charité convie ses ennemis mêmes dissipe la haine, et des dons purs et sincères adoucissent l’âme. Au contraire, une table qui n’est pas réglée par la sobriété et par la sagesse produit la licence et ainsi l’intempérance se glisse par la porte de la charité. J’ai vu la haine rompre tout d’un coup de vieux liens d’un amour profane, et le souvenir de quelques paroles injurieuses entretenir toujours cette rupture contre l’attente et avec l’admiration de tout le monde. Merveilleux spectacle de voir ainsi un Démon guérir le mal qu’a fait un autre Démon. Mais peut-être que cet effet est l’ouvrage d’une particulière Providence de Dieu, et non des Démons. Le souvenir des injures est d’ordinaire éloigné d’une amitié ferme et solide ; mais la trop grande et indiscrète liberté s’en approche et s’y glisse assez souvent, et l’on voit cette vermine de l’âme s’attacher secrètement à cette pure colombe. Que celui qui veut se souvenir des injures qu’il a reçues se souvienne de celles que les Démons lui ont faites. Et que celui qui veut se venger se venge contre son propre corps. Car c’est un ami ingrat et malicieux, et plus on le traite bien, plus il fait de mal. Le souvenir des injures est un subtil et artificieux interprète des livres saints, qui explique les oracles du Saint Esprit selon son propre sens et sa propre fantaisie. Mais la prière que Jésus Christ nous a laissée le doit couvrir de confusion, puisque nous ne la saurions dire par son Esprit, en gardant le souvenir des injures. Lorsqu’après avoir fort combattu contre vous-même pour oublier une injure vous ne pouvez rompre entièrement cet obstacle de votre salut, humiliez-vous au moins de parole devant votre ennemi, afin qu’après avoir longtemps rougi en vous-même de cette fausse réconciliation, ce reproche honteux que vous fera votre conscience soit comme une pointe de flamme qui vous pique et qui vous brûle si fort que cette douleur vous porte à aimer cette personne d’une parfaite amitié. Vous connaîtrez que votre âme est délivrée de cette corruption non lorsque vous aurez offert à Dieu des vœux et des prières pour celui qui vous aura offensé, ni lorsque vous lui aurez offert des présents au lieu du mal qu’il vous avait fait, ni lorsque vous l’aurez convié de venir manger à votre table, mais lorsqu’ayant appris qu’il lui est arrivé quelque accident funeste soit pour l’âme, soit pour le corps, vous en serez aussi attristé et n’en pleurerez pas moins que s’il vous était arrivé à vous-même. Un Anachorète qui nourrit en son âme le souvenir des injures est dans sa cellule comme un aspic est dans son trou, portant partout avec soi comme ce serpent le venin mortel dont il est rempli. Le souvenir des souffrances de Jésus-Christ peut guérir une âme du souvenir des injures par l’extrême confusion que lui donne ce grand exemple de patience, qui lui reproche fortement son impatience. Les vers s’engendrent dans le bois qui est pourri au-dedans, et la colère s’attache à ceux qui ne sont doux qu’au dehors, et qui ont au-dedans une secrète amertume qui leur infecte et corrompt le cœur. Celui qui en a purifié son âme obtient le pardon de ses péchés. Mais celui qui la conserve et qui la nourrit se prive de toute miséricorde. Quelques-uns ont embrassé avec ardeur de grands travaux et de grandes peines pour mériter la rémission de leurs fautes. Mais celui qui oublie les injures qu’on lui a faites obtiendra beaucoup plutôt cette grâce, puisque c’est une vérité certaine qu’en pardonnant promptement le mal que nous avons reçu, nous obtiendrons abondamment le pardon de celui que nous aurons fait, selon que Jésus Christ nous l’enseigne dans Son Evangile. L’oubli des injures est la marque d’une solide et sincère pénitence. Mais celui qui garde encore dans son cœur de l’animosité contre quelqu’un, et néanmoins s’imagine qu’il ne laisse pas d’être touché du véritable esprit de la pénitence ressemble à un homme qui s’imagine courir en effet lorsqu’il ne court qu’en songe, et en dormant. J’en ai vu qui étant malades de cette maladie spirituelle avaient exhorté d’autres personnes qui l’étaient aussi à s’en délivrer, et qui par cette exhortation même s’en étaient guéris, ayant eu une confusion et une honte secrète de démentir leurs propres paroles par leurs propres actions. Que nul ne s’imagine que cette passion qui forme dans l’âme une nuit obscure soit un vice peu considérable, puisque souvent il corrompt même le cœur des personnes spirituelles. Celui qui sera monté sur ce neuvième Degré peut demander avec confiance à Jésus-Christ notre Dieu et notre Sauveur le pardon de ses péchés. X° DEGRE. De la médisance. Nul homme sage, comme je crois, ne niera que la haine et le souvenir des injures produisent la médisance. C’est pourquoi après que nous avons parlé du père et de la mère, il est temps que nous parlions de la fille dans son rang. La médisance est un enfantement de la haine. C’est une maladie subtile et imperceptible. C’est une grosse sangsue, qui étant cachée au plus profond de notre âme, suce et tire tout le sang de la charité. C’est une haine intérieure, qui au dehors se couvre de l’apparence d’une amitié fraternelle. C’est une corruption du cœur. C’est un poids qui charge la conscience. C’est une ruine de la pureté. Comme il y a de jeunes filles qui font le mal sans rougir, et d’autres qui agissent avec plus de secret et plus de honte, mais qui néanmoins commettent des actions encore plus criminelles que les premières, on peut voir aussi le même dans les passions spirituelles, dont l’âme est tellement confuse et honteuse qu’elle n’ose s’en reconnaître coupable devant les hommes. Telles sont l’hypocrisie, la malignité, la douleur sensible d’un affront reçu, le souvenir des injures, et la médisance qui procède de la malice d’un cœur ulcéré. Car ce sont comme des filles dissimulées et déguisées, qui veulent faire croire par leurs paroles qu’elles tendent à un but, lorsqu’en effet elles en regardent un autre. Ayant ouï des personnes médire de leur prochain, et les en ayant repris, ces ouvriers d’iniquité me répondirent pour leur excuse qu’ils le faisaient par l’amour qu’ils portaient à celui dont ils parlaient désavantageusement, et par le soin qu’ils avaient de son salut. Mais je leur répondis : « Défaites-vous, je vous prie, d’un tel amour et d’une telle charité, si vous ne voulez démentir le Prophète Roi qui dit : « Je persécutais celui qui médisait de son prochain en cachette. » (Ps. 109.5). Que si vous l’aimez véritablement comme vous le dites, offrez pour lui en secret des vœux et des prières à Dieu, et ne blessez pas son honneur par des paroles injurieuses. Car cette manière d’aimer son prochain (qui est de prier pour lui en secret) est très agréable à Dieu. Mais si vous voulez vous abstenir de juger votre frère lorsqu’il tombe en quelque péché, vous n’avez qu’à vous souvenir toujours que Judas était de la compagnie des Apôtres, et que l’un des deux voleurs crucifiés avec Jésus-Christ était du nombre des homicides, et que néanmoins par un changement prodigieux et en un instant, l’un devint apostat, et l’autre Saint. Si quelqu’un veut vaincre le Démon de la médisance qu’il n’attribue pas le péché à l’homme qui l’a commis. Mais au Diable qui le lui a suggéré. Car encore que nous péchions tous sans contrainte et sans violence, néanmoins personne ne veut formellement pécher contre Dieu. J’ai vu un homme qui, ayant commis un crime en public, en avait fait pénitence en secret, et je trouvai que celui que je condamnais toujours comme incontinent était alors regardé de Dieu comme chaste, s’étant réconcilié avec lui par une conversion véritable. N’ayez point de respect et de retenue envers celui qui médit de son prochain devant vous. Mais dites-lui plutôt : « Cessez, mon frère, de parler mal de cette personne. Comment pourrais-je la condamner, moi qui tombe tous les jours en des fautes beaucoup plus grandes ? » Vous ferez ainsi deux biens tout ensemble, puisque vous trouverez dans ce seul remède votre propre guérison et celle de votre frère. Car l’une des voies les plus courtes pour obtenir le pardon de nos péchés est de ne point juger notre prochain, selon cette parole très véritable de l’Evangile : « Ne jugez point, et vous ne serez point jugés ». Le feu n’est pas plus contraire à l’eau que ces jugements téméraires le sont à l’esprit de la pénitence. Et quand vous verriez une personne tomber en faute à l’heure même de sa mort, ne la condamnez pas pour cela, puisque le jugement de Dieu est caché aux hommes. Quelques-uns étant tombés publiquement en de grands péchés se relevèrent depuis en secret par des actions de vertu beaucoup plus grandes que n’avaient été leurs crimes. Et ainsi ceux qui aimaient à médire des autres furent trompés, s’étant attachés à la seule fumée que les actions scandaleuses de ces personnes avaient répandue aux yeux du monde, et n’ayant pas vu la lumière secrète et divine dont le soleil invisible avait depuis éclairé leurs cœurs. Ecoutez-moi, écoutez, dis-je, vous tous qui êtes de malicieux censeurs des actions de vos frères, s’il est véritable, comme il l’est sans doute, que vous serez jugés en la même sorte que vous aurez jugé les autres, selon la parole de Jésus-Christ, ne devons-nous pas nous attendre à tomber dans les mêmes fautes, soit spirituelles ou corporelles, dont nous condamnerons notre prochain ? Et c’est ce qui arrive aussi d’ordinaire. Ces personnes qui se portent si facilement à juger leurs frères et à censurer leurs actions avec une exactitude si rigoureuse ne se rendent coupables de ce violement de la charité que parce qu’ils n’ont pas encore un perpétuel souvenir de leurs propres péchés, et un soin aussi grand qu’ils devraient avoir de les pleurer. Car si quelqu’un après avoir tiré de dessus les yeux de son âme le voile de l’amour-propre qui les couvrait considère exactement ses péchés, il ne se mettra plus en peine d’aucune autre chose de la terre, ne croyant pas que tout le temps de sa vie lui suffise pour pouvoir seulement se pleurer lui-même quand elle serait de cent ans, et quand il verrait toutes les eaux du Jourdain, et tout un fleuve de larmes sortir de ses yeux. J’ai observé le véritable esprit de la pénitence en de parfaits pénitents, et je n’y ai pas trouvé la moindre trace de médisance, ni de jugements téméraires. Les Démons, ces meurtriers de nos âmes, nous poussent violemment à commettre des péchés, ou s’ils ne peuvent nous faire pécher, ils nous portent à juger témérairement de ceux qui pèchent, afin de souiller ainsi par l’effet pernicieux de cette seconde suggestion, qui est le jugement téméraire, la pureté de notre cœur, que nous avions conservée contre leur première tentation. Sachez aussi qu’une des marques à laquelle on reconnaît les vindicatifs et les envieux est qu’ils se portent sans scrupule et avec plaisir à blâmer et à calomnier la doctrine, les actions, et les vertus de leur prochain, étant misérablement précipitez par le Démon dans le gouffre de la haine. J’en ai vu qui commettant de grands crimes en secret et hors de la vue du monde se fiaient tellement sur l’opinion qu’on avait de leur pureté qu’ils insultaient avec mépris à ceux qui tombaient dans les moindres fautes à la vue du monde. Juger son prochain, c’est usurper avec insolence l’honneur qui n’est dû qu’à Dieu. Et condamner son prochain, c’est se procurer à soi-même une mort funeste. Comme la vanité sans aucune autre passion peut perdre l’homme elle seule, ainsi le jugement téméraire peut lui seul nous ruiner et nous perdre entièrement, puisque ce seul péché fut la cause de la condamnation du pharisien dans l’Evangile. Comme un sage vendangeur ne mange que des raisins mûrs et ne cueille point ceux qui sont verts, ainsi un homme équitable et prudent n’applique tout son esprit et tout son soin qu’à remarquer les vertus qu’il voit dans les autres, au lieu que le fou et le médisant ne recherche en eux que les vices et les défauts. C’est de ce dernier qu’il est dit par le prophète royal : « Ils ne recherchent que les seules iniquités, et ils se consument dans cette recherche. Ne condamnez pas votre prochain sur le témoignage même de vos propres yeux, parce que les yeux mêmes sont souvent trompés. Celui qui aura remporté cette dixième victoire n’agira plus que par l’esprit de la charité, et par celui de la pénitence. XI° DEGRE. Du silence. J’ai montré en peu de paroles dans le discours précédent combien c’est une chose dangereuse, et qui se glisse facilement dans l’esprit de ceux mêmes qui paraissent être spirituels, de se porter à juger les autres, ou pour mieux dire de s’exposer à être eux-mêmes jugés de Dieu, et punis sévèrement de l’intempérance de leur langue. Il reste maintenant de faire voir selon l’ordre et la suite de notre discours quelle est la cause qui produit ce vice, et la porte par laquelle il entre en nous, ou plutôt par laquelle il sort de nous. L’intempérance de la langue est comme le trône où la vaine gloire a accoutumé de se faire voir avec ostentation et avec pompe. C’est le caractère des ignorants. C’est une entrée à la médisance. C’est la mère de la raillerie. C’est l’ouvrière du mensonge. C’est la ruine de la contrition. C’est l’introductrice de l’ennui et de l’attiédissement. C’est l’avantcourrière du sommeil. C’est la dissipatrice de la méditation. C’est l’anéantissement de la garde intérieure de soi-même. C’est le refroidissement de la ferveur spirituelle. C’est l’obscurcissement de l’esprit dans la prière. Au contraire, le silence accompagné de connaissance et de sagesse, est le père de l’oraison. C’est l’affranchissement de la captivité de l’âme. C’est la conversation du feu divin qui l’embrase. C’est la vigilance sur ses pensées. C’est la sentinelle qui découvre les ennemis. C’est comme une prison intérieure, où l’on entre en esprit pour pleurer ses fautes. C’est l’ami des larmes. C’est l’excitateur du souvenir de la mort. C’est un peintre spirituel qui représente au vif les supplices de l’Enfer. C’est un sage et curieux observateur des jugements divins et éternels. C’est le coadjuteur fidèle de la tristesse salutaire de la pénitence. C’est l’ennemi de la confiance présomptueuse. C’est le compagnon inséparable de la tranquillité de l’esprit. C’est l’adversaire du désir ambitieux d’enseigner les autres. C’est l’accroissement des lumières du ciel de notre âme. C’est l’aide de la contemplation. C’est un avancement invisible dans la vertu. C’est une secrète élévation de l’âme vers Dieu. Celui qui a une véritable connaissance de ses fautes réprime sa langue. Mais celui qui se répand en paroles ne se connaît pas encore lui-même autant qu’il devrait. L’ami du silence s’approche de Dieu, et entrant d’une manière toute secrète et toute cachée dans sa familiarité sainte, il est éclairé de ses divines lumières. Le silence du Fils de Dieu donna du respect à Pilate même, et le silence d’un homme pieux le délivre des tentations de la vaine gloire. Saint Pierre pleura très amèrement pour avoir parlé et oublié cette sentence de l’Ecriture : «  J’ai résolu en moi-même de veiller sur la conduite de mes actions, afin que ma langue ne me fasse point pécher » ( Ps. 38.1), et la parole du Saint Esprit qui a dit  « qu’il vaut mieux tomber d’un lieu fort élevé sur la terre que de la langue dans les excès et les fautes où elle nous précipite » ( Eccl.20.20). Mais je ne veux pas m’étendre davantage sur ce sujet, quoique la malignité artificieuse de cette passion me porterait à le faire. Je dirai seulement ce que j’ai appris d’un homme qui, s’entretenant avec moi sur le silence, me disait que l’intempérance de la langue procède toujours de quelqu’une de ces causes, ou d’une conversation trop libre, et d’une mauvaise accoutumance ( parce que, disait-il, la langue ainsi que le corps, dont elle est une partie, ne demande comme lui qu’à faire l’impression qu’elle a prise par une pernicieuse habitude) ou le plus souvent de la vanité, en ceux qui combattent encore leurs passions, et quelquefois même de la gourmandise. D’où il est arrivé souvent que plusieurs donnant un frein à leur bouche en ont donné un en même temps à leur langue par la violence qu’ils se sont faite pour la nourriture, et par la faiblesse qu’ils ont causée à leur corps, et ont ainsi fermé la porte à cette abondance de paroles. Celui qui pense à sa mort a déjà coupé le cours de cette habitude déréglée, et celui qui a reçu le don des lampes intérieures et spirituelles, la suit comme le feu même. Celui qui aime la solitude, aime le silence ; mais celui qui se plaît à sortir dehors est chassé de sa cellule par le violent désir qu’il a de parler avec le monde. Celui qui a une fois senti l’odeur des parfums que le feu céleste répand dans une âme fuit la conversation des hommes, comme les abeilles fuient la fumée. Car comme la fumée est ennemie des mouches à miel, aussi la conversation des hommes est contraire et importune à ceux qui aiment la solitude. Il est difficile d’arrêter le cours de l’eau si on ne lui oppose quelque digue et quelque obstacle ; mais il est encore plus difficile d’arrêter l’effusion de la langue, si on ne lui donne un frein qui la dompte. Celui qui par une noble victoire est monté sur ce onzième Degré a coupé dans ce seul vice la racine de plusieurs. XII° DEGRE. Du mensonge. Comme la pierre et le fer se choquant l’un l’autre, produisent de feu, aussi l’effusion des paroles et la raillerie se joignant ensemble produisent le mensonge. Par le mensonge on éteint la charité, et par le faux serment on renonce Dieu. Que nul de ceux qui sont vraiment sages ne s’imagine que le mensonge soit une faute peu considérable, puisqu’il n’y a point de vice contre lequel le Saint Esprit ait prononcé une sentence plus redoutable dans les Ecritures. O mon Dieu, si tu dois exterminer tous ceux qui profèrent des mensonges ( Ps. 5. 7), comme David le témoigne en parlant à ta majesté même, quelle sera la peine de ceux qui ajoutent encore aux mensonges des parjures ? J’en ai vu qui affectant la gloire de passer pour des menteurs agréables, et incitant à rire par des railleries étudiées et des contes fabuleux, ont malheureusement séché la source des larmes de ceux qui les écoutaient. Quand les Démons voient qu’aussitôt que ces esprits bouffons et railleurs ont commencé à parler, nous voulons nous retirer pour ne point entendre ces discours, et fuyons ces pernicieuses galanteries comme un air contagieux et empesté, ils s’efforcent de nous retenir par ces deux fausses et trompeuses raisons qu’ils nous représentent : La première de ne pas donner ce déplaisir à celui qui nous entretient (de voir que nous condamnions ses discours par notre retraite). La seconde de n’affecter pas de paraître plus touché de l’amour de Dieu que tous les autres qui sont présents (et qui le souffrent parler). Mais, sans délibérer davantage, retirez-vous aussitôt. Si vous y manquez, votre esprit se représentera durant la prière les images et les pensées de ces choses bouffonnes et plaisantes que vous aurez ouïes. Et ne vous contentez pas seulement de fuir, tâchez même avant que vous retirer de rompre cet entretien profane par quelque parole sainte, en leur remettant devant les yeux la mort et le jugement. Car quand vous pourriez peut-être en concevoir quelque léger mouvement de vaine gloire, il vaut mieux souffrir cette petite imperfection que de ne pas procurer un si grand bien à plusieurs. L’hypocrisie est la mère du mensonge, et souvent elle en est aussi le sujet et la matière. Car quelques-uns disent que l’hypocrisie n’a point de méditation plus fréquente et ne produit point d’ouvrage plus ordinaire que le mensonge, avec lequel elle entremêle de faux serments. Celui qui est rempli de la crainte du Seigneur est ennemi du mensonge, parce qu’il ne suit que les purs mouvements de sa propre conscience, qui est le juge incorruptible de ses actions. Il est du mensonge comme de toutes les autres passions ; l’offense n’est pas toujours égale ; mais on la juge différente selon la diversité des circonstances. Car celui qui se laisse aller à ce péché par la crainte de quelque peine sera châtié de Dieu moins sévèrement que celui qui s’y porte lorsqu’il n’est menacé d’aucun péril, ni touché d’aucune crainte. Il y en a qui mentent par le plaisir qu’ils prennent à mentir ; d’autres pour satisfaire à une passion illégitime ; d’autres pour faire rire une compagnie, et d’autres pour tendre quelque piège à leur prochain, et lui procurer quelque mal ou quelque perte. Les juges étouffent le mensonge dans la bouche des criminels par la force des tourments ; mais les pénitents l’éteignent entièrement dans leur cœur par les torrents de leurs larmes. Le menteur allègue pour prétexte de son mensonge qu’il ne blesse la vérité que par une bonté officieuse, et une conduite charitable envers le prochain. Et ainsi il prend souvent pour une action de justice ce qui est en effet la perdition de son âme. Cet inventeur de déguisements et de tromperies dit qu’il imite Raab, et lorsqu’il se perd soi-même par le mensonge, il témoigne qu’il ne travaille que pour le Salut des autres. Un auteur dit que pour couvrir innocemment la vérité, il faut être pur de tout mensonge dans le fond du cœur ; il faut que la nécessité du temps le demande ; et qu’on ne doit même user de ce remède qu’avec crainte. Un petit enfant ne sait ce que c’est que de mentir, ni aussi une âme qui est pure de toute malice. Et comme un homme à qui le vin rend le cœur gai ne saurait, quand il voudrait, déguiser la vérité, de même celui à qui la contrition a causé une ivresse toute sainte ne saurait proférer aucun mensonge. Celui qui est monté sur ce douzième Degré par la victoire qu’il a remportée sur le mensonge possède l’amour de la vérité, qui est la racine de toutes les autres vertus. XIII° DEGRE. De l’ennui, ou de la paresse. L’ennui ou la paresse est souvent, aussi bien que la médisance, un rejeton de l’intempérance de la langue, et l’un des premiers de ses enfants. C’est pourquoi je l’ai mise ici comme en la place qui lui était la plus propre dans cette malheureuse chaîne des vices. Cet ennui est un relâchement de l’âme, une défaillance de l’esprit, un dégoût des exercices spirituels, une aversion de la vie religieuse qu’on professe. C’est un admirateur et un envieux de la félicité prétendue des gens du monde. C’est un calomniateur de Dieu même, qu’il accuse d’être cruel et impitoyable. Il rend l’âme languissante dans le chant des psaumes ; il la rend lâche dans la prière ; mais il la laisse infatigable et comme de fer dans les exercices corporels ; diligente et laborieuse dans tout le travail des mains, prompte et allègre dans les devoirs de l’obéissance. Celui qui est soumis à un supérieur dans une communauté ne connaît point cette passion, parce qu’il fait servir le ministère des choses sensibles auxquelles on l’occupe, au règlement des spirituelles. La vie commune des Monastères est contraire à la paresse ; mais les Anachorètes l’ont pour compagne inséparable dans leur solitude ; elle ne les quitte avant leur mort, et elle ne finit point avant la fin de leur vie les combats qu’elle leur livre à toute heure. Lorsqu’elle voit la cellule de quelqu’un de ces solitaires, elle sourit en elle-même, et s’approchant de lui elle établit sa demeure près de la sienne. Le médecin visite les malades au matin ; mais cette langueur intérieure vent visiter vers midi ceux qui s’exercent dans la vie religieuse. Elle incite à satisfaire avec soin aux devoirs de l’hospitalité, et elle conjure tous les frères à faire beaucoup d’aumônes en travaillant fortement des mains. Elle exhorte les autres avec ardeur à visiter les malades, les faisant ressouvenir de cette parole de Jésus-Christ : « J’étais malade et vous m’êtes venu visiter. » ( Matt. 25, 6). Elle les porte à aller voir ceux qui sont dans la tristesse et l’abattement d’esprit, leur inspirant de consoler et de fortifier les faibles lorsqu’il n’y a rien de plus lâche ni de plus faible qu’elle-même. Quand nous sommes à l’office et dans la prière, elle nous fait souvenir de quelques affaires nécessaires et pressées, et toute déraisonnable qu’elle est, elle s’efforce de tout son pouvoir de nous tirer par quelque raison spécieuse de cette occupation si sainte. Ce Démon nous cause trois heures avant le repas des frissonnements, des maux de tête, des chaleurs de fièvre, et des douleurs dans les intestins. Et quand l’heure de none est venue, il nous réveille en nous donnant un peu de relâche ; puis, la table étant couverte, il nous fait sauter avec joie de dessus le lit pour y aller. Mais lorsqu’ensuite le temps de l’office et de la prière est venu, il recommence tout de nouveau à nous rendre le corps pesant. Et lorsque nous prions, il nous plonge dans le sommeil, et par des bâillements qu’il nous suscite à contre-temps, il nous empêche de prononcer des versets entiers. Chacune des vertus détruit en particulier le vice qui lui est opposé ( comme chaque vice détruit en particulier la vertu qui lui est contraire), mais celui-ci est la mort générale de toutes les vertus en un Religieux. Une âme généreuse relève et ranime son esprit lorsqu’il est tout abattu et comme mort. Mais cet ennui et cette langueur dans une âme lâche dissipe tout le trésor des vertus. Or comme ce vice est le plus dangereux de tous les huit capitaux, faisons à son égard ce que nous avons fait et ce que nous ferons à l’égard des autres selon leur rang et leur suite (en l’appelant devant le tribunal de la raison). Mais auparavant ajoutons les deux ou trois articles suivants. Cet ennui ne nous attaque point lorsque ce n’est pas l’heure de chanter les psaumes, et les yeux (qu’il avait appesantis par le sommeil durant l’office) s’ouvrent aussitôt que l’office est achevé. C’est dans le temps où il nous combat qu’on peut reconnaître si nous usons d’une sainte violence contre nous-mêmes. Car il n’y a rien qui procure tant de couronnes à un solitaire que la guerre que cette passion lui fait (s’il lui résiste avec un ferme courage). Si vous y prenez bien garde, vous trouverez qu’elle tente ceux qui sont debout en leur inspirant de s’asseoir, et ceux qui sont assis en les incitant à s’appuyer contre la muraille, à regarder par les fenêtres de leur cellule, et à faire du bruit en battant des pieds. Celui qui se pleure soi-même par les sentiments de la pénitence ne connaît point cette maladie. Enchaînons maintenant ce tyran par le souvenir de nos péchés. Frappons-le rudement par le travail de nos mains. Traînons-le en justice par la considération des biens à venir, et le forçant de comparaître devant le tribunal de la raison, faisons-lui cette demande : « Lâche et paresseux que tu es, dis-moi de qui tu as tiré ta malheureuse naissance, et quelle est toute ta race ? Qui sont ceux qui te combattent, et qui est celui qui te tue ? » Et lui se voyant ainsi forcé nous pourra répondre de cette sorte : « Je ne trouve point où je puisse reposer ma tête parmi les Religieux qui sont véritablement obéissants ; mais je trouve où la reposer parmi les solitaires des déserts, et c’est avec eux que je demeure. Je tire mon origine de plusieurs causes différentes, tantôt de l’insensibilité de l’âme, tantôt de l’oubli des biens célestes, et quelquefois de l’excès des travaux du corps. Mes enfants sont les changements de demeure. Mes compagnons sont le mépris des ordres du Père spirituel, l’oubli du jugement dernier, et quelquefois même l’abandonnement de la profession religieuse. Mes adversaires, qui m’ont enchaînée comme vous voyez sont le chant des psaumes, avec le travail des mains. Celle qui me combat est la méditation de la mort. Mais celle qui me tue est la prière jointe à une ferme espérance des biens à venir. Quant à la prière, si vous voulez savoir de qui elle a tiré sa naissance, vous n’avez qu’à l’interroger elle-même. » Celui qui a véritablement remporté cette treizième victoire se porte avec ardeur dans l’exercice des vertus. XIV ° DEGRE. De l’intempérance de la bouche, cette mauvaise maîtresse, et néanmoins agréable à tous les hommes. Ayant à parler contre l’intempérance, c’est en cette occasion comme en toutes les autres que je dois parler contre moi-même. Car ce serait une merveille qu’un homme pût se délivrer de sa tyrannie avant que d’entrer par la mort dans le tombeau. L’intempérance est comme une hypocrisie de notre estomac qui, n’étant que trop rassasié, semble crier encore qu’il a besoin de manger, et étant si plein qu’il crève, est tout prêt de se plaindre qu’il meurt de faim. L’intempérance est la maîtresse ingénieuse des assaisonnements et des ragoûts, et la source des délices de la bonne chère. Comme lorsqu’on lie une veine, et qu’on arrête le sang par un côté, il prend aussitôt son cours par un autre, et que quand on lui ferme encore ce conduit, on lui rouvre de nouveau un autre passage par un autre endroit, aussi lorsqu’on éteint la flamme de la concupiscence du côté de l’impureté, elle se rallume par celui de l’intempérance, et quand on l’éteint encore du côté de l’intempérance, elle se rallume de nouveau par l’embrasement de quelque autre passion. L’intempérance est une tromperie de nos yeux, par laquelle nous croyons pouvoir dévorer en un seul repas tout ce qui est sur une table, lorsque nous n’en pouvons manger qu’une très petite partie. La réplétion des viandes est la mère de l’incontinence, comme la mortification du jeûne est la mère de la chasteté. Celui qui flatte un lion le rend souvent doux et apprivoisé. Mais celui qui flatte le corps le rend plus cruel et plus farouche. Le Juif se réjouit aux jours du sabat et aux jours de fêtes, et un solitaire intempérant se réjouit aux jours du samedi et du dimanche. Il compte durant le carême combien il y a encore de temps jusqu’à Pâque, et plusieurs jours auparavant il prépare ce qu’il a résolu d’y manger. Celui qui est esclave de son ventre ne pense qu’aux mets délicieux dont il pourra se rassasier en ces fêtes célèbres et solennelles ; mais le serviteur de Dieu ne pense qu’aux grâces et aux vertus dont il pourra s’enrichir en ces saints jours. Aussitôt qu’il arrive des survenants, celui que cette passion domine se sent tout ému de charité envers eux par le désir qu’il a de satisfaire à son intempérance en leur tenant compagnie à table, et ainsi il veut faire passer la satisfaction de sa propre sensualité pour le soulagement et la consolation de ses frères. Il croit devoir quelquefois relâcher un peu de son austérité en buvant du vin avec eux, et lorsqu’il s’imagine que par cette action extérieure il cache sa sobriété, il devient en effet esclave de la gourmandise. La vaine gloire fait souvent la guerre à l’intempérance, et ces deux passions s’entrebattent à qui possèdera un misérable solitaire comme un esclave qu’elles veulent s’assujettir. L’intempérance le presse violemment pour le porter à se relâcher. Et la vaine gloire l’exhorte à faire éclater sa vertu devant le monde par des actions de tempérance. Le sage solitaire évite également ces deux écueils, et sait prendre le temps à propos pour chasser ces deux dangereuses passions l’une par l’autre. Quand notre chair se soulève contre nous par un trop bon traitement, nous devons la mortifier par la tempérance en toute occasion et en tout lieu. Mais lorsqu’elle est devenue paisible et tranquille, ce que je crois n’arriver point avant la mort, nous pourrons alors cacher nos jeûnes et nos abstinences devant ceux envers lesquels nous exerçons l’hospitalité. J’ai vu des prêtres fort vieux qui étaient trompés par les Démons, et qui étant à table et buvant avec de jeunes gens non soumis à leur conduite, les engageaient par leurs bénédictions à boire du vin, et à se relâcher de leur autorité ordinaire. Que si ces personnes sont reconnues de tous pour être d’une vertu éminente, nous pouvons remettre quelque chose de notre sobriété en demeurant toutefois dans les bornes de la modération ; mais si leur vie est relâchée, nous devons nous soucier fort peu de leurs bénédictions ; principalement s’il se rencontre que nous soyons encore dans l’ardeur du combat contre notre chair. Evagre étant frappé de Dieu s’est imaginé qu’il était plus sage que tous les sages, tant par l’éloquence de ses discours que par la sublimité de ses pensées ; mais le pauvre misérable s’est bien trompé, ayant parru plus fou que tous les fous en plusieurs choses, et particulièrement en ce qu’il dit que lorsque notre sensualité désire diverses sortes de viandes, il faut la mâter par le pain et l’eau ; ce qui est le même que si on ordonnait à un petit enfant de monter non peu à peu, mais d’un seul pas tous les échelons d’une échelle. Disons donc pour renverser cette maxime que lorsque la sensualité désire diverses sortes de viandes, cet instinct et cette recherche est conforme à la nature. C’est pourquoi nous devons user de toutes sortes d’artifices contre l’une des plus artificieuses de toutes les passions. Que si nous y manquons, nous nous trouverons engagés dans une guerre très dangereuse, et en de très misérables occasions de chute et de ruine. Retranchons d’abord les viandes qui engraissent, puis celles qui échauffent, et après celles qui sont délicates et agréables. Mais donnons à notre estomac si nous pouvons celles qui remplissent, et qui sont faciles à digérer, afin que par ce remplissement nous rassasions son avidité insatiable ; et que par cette prompte digestion nous nous délivrions de l’ardeur pernicieuse que nous causeraient les viandes qui sont plus solides, et plus difficiles à digérer. Au reste, si nous examinons bien la plupart de celles qui sont plus nourrissantes et ont plus d’esprits, nous trouverons qu’elles émeuvent la concupiscence. Moquez-vous de l’artifice du Démon, qui aussitôt après le souper vous met en l’esprit de différer plus tard que de coutume à prendre votre repas : parce que lorsque l’heure de none du jour suivent sera venue, il nous fera renoncer à cette belle résolution que nous avions prise avec lui le jour de devant. L’abstinence qui est propre aux innocents est différente de celle qui est propre aux pénitents. Car les innocents prennent pour marque du besoin qu’ils ont de la pratiquer les mouvements de concupiscence qui leur peuvent arriver de temps en temps. Au lieu que les pénitents la pratiquent jusqu’à la fin de leur vie, sans donner aucune consolation à leur corps, et sans lui accorder jamais aucune relâche ni aucune trêve. Les premiers veulent seulement conserver toujours le juste tempérament de leur âme. Mais les autres s’efforcent d’apaiser la colère de Dieu envers eux par leur contrition et par leurs larmes. Le temps de consolation et de joie pour un parfait solitaire est celui où il se voit délivré de tous les soins et de tous les troubles des choses du monde. Pour un généreux solitaire qui combat encore les passions, c’est le temps de ses plus rudes austérités, et de ses plus grands combats ; et pour celui qui est entièrement assujetti à ses passions, c’est le temps de la fête des fêtes, et de la solennité des solennités (c’est-à-dire de Pâque). Les intempérants songent durant leur sommeil à l’apprêt des viandes, et à la bonne chère. Et les pénitents songent aux supplices éternels, et au jugement dernier. Rendez-vous maître de votre appétit avant qu’il se rende maître de vous-même, et de peur qu’alors vous ne soyez obligé par une honteuse nécessité de faire de grands efforts pour vous affranchir de sa tyrannie. Ceux qui sont tombés dans le précipice des péchés que je veux taire entendent ce que j’ai dit. Arrêtons par la pensée du feu éternel les excès de l’intempérance, qui ont porté quelques-uns de ceux qui s’y sont laissés aller jusqu’à user enfin de violence sur eux-mêmes, et à se faire mourir, non seulement dans le corps, mais aussi dans l’âme d’une mort funeste et criminelle. Car si nous y prenons bien garde, nous trouverons qu’il n’y a que la seule intempérance qui cause en nous de si étranges malheurs. L’esprit de celui qui jeûne n’a que des pensées pures et chastes dans ses prières ; et au contraire l’esprit d’un homme intempérant n’est rempli que d’images impures et déshonnêtes. Le vin et les viandes qui remplissent et inondent l’estomac sèchent la source des larmes ; mais l’estomac étant séché par le jeûne produit les eaux salutaires de la pénitence. Celui qui se rend esclave de son ventre et prétend en même temps vaincre le Démon de l’impureté ressemble à celui qui avec de l’huile voudrait éteindre un embrasement. La mortification de l’appétit produit l’humiliation du cœur ; au lieu que la satisfaction de goût produit l’enflure et la vanité de l’esprit. Considérez en quel état vous vous trouvez le matin, à midi, et à la dernière heure qui précède votre repas, et vous connaîtrez par là quelle est l’utilité du jeûne. Vous trouverez qu’au matin, étant moins éloigné du souper du jour précédent, il vous en restera des pensées libres et dissipées, qui altèreront le repos de votre esprit ; que vers midi vous en aurez de plus tranquilles, et qu’au coucher du soleil qui est l’heure de votre repas, votre esprit sera entièrement mortifié et humilié. Arrêtez par l’abstinence l’avidité de votre estomac, et vous arrêterez en même temps l’activité de votre langue, qui se répand avec d’autant plus d’abondance en paroles inutiles, que le corps se nourrit et se fortifie davantage par la multitude des viandes. Combattez de toute votre force pour terrasser ce tyran, en jeûnant de toute votre force pour affaiblir sa tyrannie. Car si vous travaillez un peu à le vaincre, Dieu joindra aussitôt son secours à votre travail. Lorsque des peaux sont trempées, elles s’étendent, et contiennent beaucoup plus de liqueur qu’auparavant. Et au contraire, lorsqu’on les néglige et qu’on les laisse sécher, elles se resserrent, et en contiennent beaucoup moins. De même, lorsqu’on remplit l’estomac avec excès, on étend les intestins, et lorsqu’on se fait violence pour lui donner peu de nourriture, on les resserre. Or les intestins étant resserrés, on n’a plus besoin de beaucoup de viandes pour se nourrir. Et ainsi nous devenons sobres par la nécessité même de la nature. La soif souvent apaise la soif ( c’est-à-dire que la soif ayant longtemps duré, il arrive quelquefois qu’elle se passe), mais il est difficile et même impossible de chasser la faim par la faim. Lorsqu’elle vous aura vaincu, domptez-la par les travaux ; et si vous ne le pouvez à cause de votre faiblesse, combattez-la par les veilles. Quand vous sentez vos yeux appesantis du sommeil, appliquez-vous à quelque ouvrage des mains ; mais lorsque le sommeil ne vous presse point, ne vous y appliquez pas. Car comme l’Ecriture dit qu’il est impossible de servir en même temps Dieu et les richesses, il est impossible aussi d’avoir en même temps l’esprit attentif au travail et à la prière. Sachez que souvent le Démon de l’intempérance s’assit dans notre estomac, et qu’il y excite une telle faim et une telle soif qu’un seul homme ne serait pas rassasié quand il aurait mangé toutes les viandes de l’Egypte, et bu toute l’eau du Nil. Après que nous avons bien mangé, cet impie se retire, et voulant nous envoyer le Démon d’impureté pour nous tenter, il s’en va lui conter l’état où il nous a laissés, et lui dit : « Allez, allez hardiment attaquer et troubler un tel. Car comme il a bien traité son corps, vous n’aurez pas beaucoup de peine à le vaincre. » Il vient donc, et se souriant il nous lie les pieds et les mains par les chaînes du sommeil ; puis fait de nous tout ce qu’il lui plaît, et trouble notre âme par des illusions et des fantômes, qui produisent même des effets sur notre corps. C’est une chose étonnante de voir que l’esprit qui est tout incorporel est souillé et obscurci par le corps, et qu’au contraire quelquefois ce même esprit, qui n’a rien de matériel et de terrestre, est purifié et subtilisé par les impressions de ce même corps qui n’est que terre et que boue. Si vous avez promis à Jésus Christ, par votre profession sainte, de marcher par le chemin rude et étroit de l’Evangile, réprimez votre appétit par la tempérance. Car si vous traitez trop bien votre corps, vous violez votre promesse. Ecoutez avec attention ces paroles sorties de sa bouche : « La voie de la bonne chère qui mène à la mort, ( c’est-à-dire à l’impureté), est large et spacieuse, et il y en a plusieurs qui y entrent ».(Matt. 7.13). Au contraire : « Le chemin de l’abstinence, qui mène à la vie, ( c’est-à-dire à la chasteté, est rude et étroit, et il y en a peu qui y entrent ». Comme Lucifer qui est tombé du hat du Ciel est le premier des Démons, aussi l’intempérance est la première des passions. Lorsque vous êtes à table, mettez-vous devant les yeux la mort et le jugement. Car à peine pourrez-vous encore par ce moyen arrêter un peu votre intempérance. Lorsque vous buvez, pensez toujours au vinaigre et au fiel que l’on présenta à Jésus Christ votre maître, et ainsi ou vous demeurerez entièrement dans les bornes de la sobriété, ou au moins vous en aurez des sentiments plus humbles, et en jetterez de profonds soupirs. Ne vous trompez point, vous ne serez jamais délivré de la servitude de Pharaon, ni ne célébrerez jamais la Pâque du Ciel, si durant toute votre vie vous ne mangez des laitues amères avec des pains sans levain. Ces laitues amères sont la violence et la mortification que l’on souffre dans le jeûne. Et ces pains sans levain sont l’humilité de l’esprit exempt de toute enflure et de tout élèvement. Souvenez-vous à chaque moment de votre vie de cette parole de David : « Lorsque les Démons me faisaient la guerre, je me revêtais d’un cilice, j’humiliais mon âme par le jeûne, et ma prière était toute renfermée dans mon cœur ». ( Ps.34.13). Le jeûne est une violence que l’on fait à la nature ; un retranchement de tout ce qui peut satisfaire notre goût ; un amortissement de l’ardeur de notre concupiscence ; un bannissement des mauvaises pensées ; un affranchissement des songes fâcheux ; une purification de la prière ; un flambeau de l’âme ; une garde de l’esprit, une illumination des ténèbres de notre cœur, une entrée à la contrition, un humble gémissement, une affliction pleine de joie, un resserrement de la trop grande effusion des paroles, une des causes de la tranquillité de l’esprit, un rempart de l’obéissance, un adoucissement du sommeil, un remède salutaire pour la santé de notre corps, un médiateur de la bienheureuse paix de l’âme et du calme des passions, un effacement des péchés, une porte du Paradis, et une volupté toute céleste. Interrogeons aussi cette passion de l’intempérance comme les autres, et même plus que toutes les autres, ce chef de nos plus mortels ennemis, cette introductrice de toutes les autres passions, qui a fait tomber Adam, qui a perdu Esaü, qui a causé de si grands maux aux Israélites, qui a couvert Noé de confusion, qui a ruiné Gomorre, qui a souillé Lot, qui a causé la mort des enfants d’Hély, et qui enfin est la source de toutes sortes de corruptions. Demandons-lui de qui elle tire sa naissance, et à qui elle la donne, qui est celui de ses ennemis qui la foule aux pieds, et qui est celui dont elle reçoit le dernier coup de la mort. Dis-nous donc, ô maîtresse tyrannique de tous les hommes, et qui pour les rendre tes esclaves les a achetés comme avec de l’or par le désir insatiable de manger : comment entres-tu dans nous ? Qu’est-ce que tu as accoutumé d’y produire après ton entrée ? De quelle sorte peut-on t’en faire sortir, et de quelle manière pouvons-nous nous délivrer de ta servitude ? Elle, étant irritée par ces injures, frémissant de rage, et toute enflammée de fureur, nous répondra fièrement : « Pourquoi m’attaquez-vous avec ces reproches et ces outrages, puisque vous m’êtes assujettis ? Et comment vous efforcez-vous de vous séparer de moi, puisque je suis liée avec vous par les chaînes mêmes de la nature ? La qualité des viandes plus ou moins délicieuses est ce qui me donne l’entrée dans les hommes. L’accoutumance est la cause de mon avidité insatiable, et ce qui nourrit et entretient mes passions est cette même accoutumance, avec l’insensibilité de l’esprit, et l’effacement du souvenir de la mort. Et comment recherchez-vous quels sont les noms de mes enfants ? Si je vous les nommais tous, le sable même de la mer n’en égalerait pas le nombre. Mais écoutez seulement qui sont ceux que j’ai mis les premiers au monde, et que j’aime davantage. Mon premier fils est l’aiguillon de la volupté, mon second fils est l’endurcissement du cœur, mon troisième fils est le sommeil. Et je produis encore hors de moi un déluge de mauvaises pensées, une source de toutes sortes de corruptions, et une mer sans fond d’impuretés secrètes et détestables. Mes filles sont la paresse, l’effusion en vains et inutiles discours, la liberté présomptueuse dans les paroles, la raillerie, la bouffonnerie, la contradiction, la dureté opiniâtre, l’indocilité, l’insensibilité, l’asservissement et la captivité de l’esprit, l’ostentation et la vanité, la folle et téméraire confiance en ses propres forces, l’amour du monde qui est accompagné de l’impureté dans les prières, du trouble dans les pensées, et souvent de plusieurs malheurs imprévus et non attendus, lesquels sont encore suivis du désespoir, qui est le plus grand et le plus dangereux de tous. Le souvenir des péchés me combat sans me pouvoir surmonter, et la méditation de la mort me fait partout une très cruelle guerre. Mais il n’y a rien parmi les hommes qui puisse entièrement me détruire. Celui qui a reçu le divin consolateur implore contre moi le secours de cet Esprit Saint, lequel, étant fléchi par ses prières, ne souffre pas que je produise en lui les effets déréglés que je cause dans les autres. Mais ceux qui n’ont point goûté les sacrées délices de cet Esprit, étant charmées des douceurs que je leur présente, ne recherchent pas les plaisirs de la bonne chère, et la pleine satisfaction de leur sensualité. Il faut une générosité mâle pour vaincre ce vice. Et celui qui s’en rend le maître s’ouvre un chemin droit à la tranquillité de l’esprit, et à la plus parfaite continence. XV° DEGRE. De la chasteté et de la continence, ou de la pureté incorruptible, que les hommes acquièrent par leurs travaux et par leurs sueurs, dans leurs corps quoique corruptibles. Nous avons ouï de la bouche de cette furieuse maîtresse l’intempérance que l’impureté, par laquelle elle fait la guerre à la chasteté des hommes, est l’une de ses principales filles. Et il n’y a pas lieu de s’en étonner ; notre premier père Adam nous l’enseigne assez par son exemple. Car s’il ne se fût point laissé aller à l’intempérance de la bouche, il eût toujours vécu avec sa femme comme avec une sœur. C’est pourquoi ceux qui observent le premier commandement de Dieu en gardant la tempérance ne violent point le second qui est celui de la chasteté ; et quoiqu’ils demeurent enfants d’Adam, ils ne connaissent point ce qu’a été Adam depuis sa désobéissance, mais ne sont qu’un peu inférieurs aux Anges mêmes, savoir en la mort, à laquelle Dieu les a assujettis après le péché, afin que le mal ne demeurât pas immortel, comme dit celui qui a été surnommé le Théologien par excellence. La chasteté est une participation de la nature angélique et incorporelle. C’est une demeure uniquement agréable à Jésus Christ. C’est le bouclier du cœur. C’est un Ciel terrestre. C’est un renoncement que l’on fait à la nature par un mouvement surnaturel. C’est un merveilleux combat d’émulation, entre notre corps mortel et corruptible et les esprits célestes qui n’ont point de corps. Le chaste est celui qui bannit l’amour sensuel par l’amour divin, et éteint le feu de la terre par le feu du Ciel. La continence est un nom général qui est commun à toutes les vertus. Le continent est celui qui, durant le sommeil même, ne sent aucun mouvement ni aucune altération qui trouble le repos dont il jouit. Le continent est celui qui possède toujours une parfaite insensibilité dans la vue des objets sensibles et corporels, quelque différence qu’ils aient ou de beauté, ou de sexe. La règle et le caractère d’une parfaite et angélique pureté est de n’être non plus ému des objets animés, et de la vue des créatures raisonnables que de celle des irraisonnables. Que nul de ceux qui ont heureusement travaillé pour acquérir cette vertu n’en attribue l’acquisition à ses propres forces. Car c’est une chose impossible que quelqu’un vainque sa propre nature. Et quand la nature est vaincue, l’on doit reconnaître que cette victoire est un effet de la présence de Celui qui est au-dessus de la nature. « Car c’est une vérité qui ne saurait être contestée », comme dit le grand Apôtre Saint Paul, q »que ce qui reçoit bénédiction est inférieur en excellence à ce qui la donne ». ( Hébr. 7.7). Celui-là est vraiment heureux qui est parfaitement insensible à la vue des corps, des couleurs, et des beautés. Il ne suffit pas pour être chaste d’avoir conservé sans corruption cette terre et cette boue dont notre corps a été formé. Mais il faut encore avoir parfaitement assujetti à notre âme ce vaisseau d’argile. Celui-là est dans un haut degré de vertu, qui n’est point touché dans le cœur de ce dont il est touché dans les sens. Mais celui-là est encore dans un degré plus élevé qui demeure même invulnérable à toute la vue des créatures mortelles, et qui éteint par la pensée des beautés du Ciel ce feu qui s’enflamme quelquefois en regardant celles de la terre. Celui qui combat cet ennemi par ses travaux corporels et par ses sueurs ressemble à celui qui lierait son ennemi avec des cordes de simple jonc. Celui qui le combat par l’abstinence et par les veilles ressemble à celui qui lui mettrait une chaîne au cou. Mais celui qui y emploie encore l’humilité, la douceur, et la souffrance de la soif ressemble à celui qui tue son adversaire, et le cache dans du sable après qu’il est mort. J’entends par le sable aride et stérile l’humilité, d’autant qu’elle ne nourrit point les passions par des fruits qu’elle produise, comme la terre nourrit les bêtes par les herbes qu’elle pousse, mais n’a pour elles que la sécheresse du sablon, et l’infécondité de la cendre. Il y a trois différentes sortes de personnes qui tiennent ce tyran captif et lié. Les uns l’enchaînent par les combats de la vie religieuse, savoir par les travaux pénibles, et les austérités corporelles, les autres l’enchaînent par l’humilité, et les autres par l’infusion secrète d’une lumière divine. Les premiers ressemblent à l’étoile du jour ; les seconds à la lune lorsqu’elle est pleine ; et les derniers au soleil lorsqu’il est le plus brillant. Ils ont tous trois néanmoins leur constellation dans le Ciel selon l’expression de l’Apôtre. Et comme au premier point où l’aurore commence à paraître succède la lumière du jour, et à la lumière du jour le grand éclat du soleil, de même au premier degré de chasteté qui s’acquiert par les travaux succède le second qui s’acquiert par l’humilité, et au second succède le troisième qui est le plus élevé de tous, et qui s’obtient par une Grâce extraordinaire, et une illumination toute céleste. Le renard contrefait le dormeur, et le Démon dans notre corps contrefait le chaste : l’un pour attraper les poules, et l’autre pour perdre les âmes. Tant que vous serez en cette vie, ne vous fiez point à cette boue impure dont votre corps a été formé, et ne vous assurez point sur elle jusqu’à ce que vous comparaissiez devant le tribunal de Jésus-Christ. N’ayez point de confiance en vos jeûnes, lorsque vous voyez qu’ils vous empêchent de tomber dans l’incontinence, puisque l’Ange, qui ne mangeait point, n’a pas laissé d’être précipité du haut du Ciel. Quelques hommes éclairés dans la science des choses spirituelles ont fort bien défini le renoncement à la vie séculière en disant que c’est une guerre contre le corps, et un combat contre l’intempérance de la bouche. En ceux qui commencent à entrer dans le service de Dieu, les chutes viennent d’ordinaire de la sensualité pour la nourriture. En ceux qui sont plus avancés, elles viennent encore de l’élèvement de la vanité, quoique ces premiers aussi n’en soient pas exempts. En ceux qui sont plus proches de la dernière perfection, elles ne viennent que des jugements désavantageux et téméraires, par lesquels ils condamnent leur prochain. Celui qui tombe est bien misérable. Mais celui-là est infiniment plus misérable qui non seulement tombe, mais qui fait encore tomber les autres, puisqu’il portera le poids de deux chutes, de la sienne, et de celle de son prochain. N’entreprenez pas de chasser le Démon de l’impureté en opposant à la force de ses tentations la force de vos raisons, parce qu’il en a toujours de son côté qui sont vraisemblables et plausibles, comme nous combattant nous-mêmes par nos propres armes, c’est-à-dire par les inclinations corrompues de notre nature. Celui qui prétend de vaincre ou qui même entreprend de combattre sa chair par soi-même, court en vain. Car si le Seigneur ne détruit la maison de la chair en détruisant la concupiscence, et n’édifie la maison de l’âme, en y élevant le temple de la chasteté, en vain jeûne et veille celui qui s’efforce de détruire ce que le Seigneur lui-même ne détruit pas. Présentez à Dieu la faiblesse de la nature en reconnaissant votre propre impuissance en toutes choses, et vous recevrez le don de la chasteté par une Grâce effective et agissante, quoiqu’elle ne vous soit pas sensible. Les personnes voluptueuses et incontinentes ( comme un homme qui l’avait misérablement éprouvé lui-même me le raconta un jour après qu’il fût retourné à Dieu par la pénitence) se sentent possédées d’une passion violente pour les objets corporels, et d’un Démon impudent et furieux, qui est assis dans leur cœur où il donne des marques sensibles de sa présence ; qui durant qu’ils sont attaqués par la tentation leur fait sentir dans le fond de leurs entrailles une ardeur pareille à celle d’une fournaise allumée ; qui leur ôte toute la crainte de Dieu ; qui leur fait mépriser tous les supplices de l’Enfer comme des choses vaines et fabuleuses ; qui leur donne de l’horreur pour la prière ; qui leur fait regarder les corps morts comme des pierres inanimées ; qui dans l’accomplissement de leurs actions brutales leur ôte la raison et les rend comme hors d’eux-mêmes, et qui les ennuie d’une passion continuelle pour tous les objets illégitimes ; de sorte qu’on peut dire que si les jours de sa tyrannie n’étaient raccourcis selon l’expression de l’Evangile, nulle âme ne se sauverait, étant revêtue de cette chair fragile et mortelle qui n’est qu’un vil amas de sang et de boue. Heureux ceux qui n’ont point éprouvé les malheurs de cette guerre dont nous venons de parler. Et prions Dieu nous-mêmes qu’Il nous préserve pour jamais d’une si déplorable expérience. Car ceux qui sont tombés dans ce gouffre sont bien éloignés de pouvoir monter et descendre comme faisaient les Anges par l’Echelle mystérieuse de Jacob, et ils ont besoin de beaucoup de sueurs, de jeûnes, et d’abstinences extraordinaires pour se tirer de ce précipice. C’est cette chair, qui nous est tout ensemble et amie et ennemie, que Saint Paul appelle une mort. « Qui me délivrera », dit-il, « du corps de cette mort ? » (Rom.7.24). Et un autre Théologien l’appelle une corrompue, une esclave, une maie de la nuit et des ténèbres. Je désirais fort de savoir pourquoi ces deux Saints lui donnent ces noms. Que si notre chair est une mort ( c’est-à-dire est sujette à la mort du péché), il faut conclure que celui qui l’aura vaincue ne mourra jamais, ( c’est-à-dire ne pèchera plus). Mais « qui est cet homme qui vivra et qui ne verra point la mort » de la corruption et de la chair ( Ps. 88. 49), (c’est-à-dire qui ne sentira point dans lui-même quelques effets de cette mort du péché). Recherchons, je vous prie, qui de deux hommes est le plus grand devant Dieu, ou un pénitent qui est mort par le péché, et est ressuscité par la Grâce, ou un innocent qui n’est jamais tombé dans cette mort spirituelle. Celui qui béatifie l’innocent comme plus heureux se trompe. Car Jésus-Christ étant mort et étant ressuscité, Il a figuré par Sa mort la mort du pécheur, et par Sa résurrection la résurrection du pénitent. Et pour celui qui béatifie ce dernier comme plus grand devant Dieu, Il déclare par ce jugement que ceux qui meurent dans l’âme par une chute mortelle ne doivent en aucune sorte se désespérer. Le Démon de l’impureté, lui qui est le plus cruel ennemi des hommes, nous dit sans cesse que Dieu aime souverainement les hommes, et qu’il pardonne facilement un péché si conforme à la nature. Mais si nous remarquons bien les artifices des Démons, nous trouverons qu’après qu’on a commis ce crime, ils ne nous parlent plus de Dieu que comme d’un juge sévère et impitoyable. Car d’abord ils nous le représentent comme tout bon et tout miséricordieux, afin de nous porter à commettre le péché. Et après, ils nous le figurent comme rigoureux et inexorable, afin de nous précipiter dans le désespoir. Lorsque la douleur et le désespoir conspirent ensemble pour jeter le trouble dans notre âme, nous ne pouvons ni reconnaître notre misère, ni nous accuser de notre faute, ni nous en punir par la pénitence. Et après que cette douleur et ces regrets sont éteints en nous, le Démon, ce cruel tyran des âmes, nous représente de nouveau la douceur et la clémence de Dieu, afin de nous faire tomber encore. Comme Dieu est incorruptible et incorporel, aussi aime-t-Il la pureté et l’incorruption de nos corps ; au lieu qu’au contraire les Démons, selon l’opinion de quelques-uns, n’aiment rien tant que l’impureté, et ne se plaisent à rien davantage qu’à voir les corps des hommes souillés de vices. La chasteté rend l’homme familier avec Dieu, et semblable à Dieu, autant que la nature humaine en est capable. La terre jointe avec la rosée est la mère de la douceur des fruits et des plantes. Et la solitude jointe avec l’obéissance est la mère de la chasteté. Que si c’est seulement par la solitude d’un dsert que nous avons acquis une suréminente et parfaite pureté de corps, elle ne demeure pas sans trouble et sans agitation lorsque nous nous approchons souvent du monde par la conversation que nous avons avec les personnes séculières. Mais si c’est sur le fondement de l’obéissance qu’elle a été établie, elle est toujours la même en tous lieux et toujours inébranlable. J’ai vu l’orgueil procurer l’humilité, et je me souvins alors de celui qui a dit : « Qui peut pénétrer dans les pensées du Seigneur ? » ( Rom. 11.34). Que si l’on demande comment l’orgueil procure quelquefois l’humilité, c’est que l’enflure du cœur enfante les chutes et nous jette dans le précipice ; et les chutes sont souvent des occasions d’humilité en ceux qui veulent s’en bien servir. Celui qui veut vaincre le Démon de l’impureté avec la bonne chère et l’intempérance de la bouche ressemble à celui qui veut éteindre un embrasement avec de l’huile. Celui qui se persuade qu’il peut par sa seule abstinence faire finir en lui cette malheureuse guerre ressemble à celui qui étant tombé dans la mer prétendait pouvoir se sauver en ne nageant qu’avec une seule main. Mais faites que l’abstinence ait pour compagne l’humilité, parce que cette première vertu se trouve inutile sans cette seconde. Si quelqu’un se voit particulièrement dominé par quelque vice, il doit s’armer contre cet ennemi seul, et le combattre avant tous les autres, principalement lorsque c’est un ennemi naturel et domestique, telle qu’est l’incontinence. Car si nous ne surmontons celui-là, nous ne tirerons aucun fruit de la victoire que nous aurons remportée sur tous les autres. Mais quand nous aurons tué cet Egyptien spirituel, comme Moïse en tua un corporel, nous ne manquerons point ensuite de voir Dieu, comme lui, dans le buisson de l’humilité. J’ai senti moi-même dans une tentation que ce loup trompeur et dévorateur des âmes, voulant me surprendre par ses artifices, m’avait causé une joie, une consolation, et des larmes qui n’avaient aucun fondement raisonnable; et je m’imaginais, tant j’étais enfant et simple, que c’était un fruit du Ciel que j’avais reçu, et non un présent de l’Enfer. Si tous les autres péchés que l’homme commet se commettent hors du corps, et si au contraire celui de l’incontinence se commet dans le corps, et contre le corps même selon l’Apôtre, je voudrais bien demander pourquoi dans tous les autres péchés nous avons accoutumé de dire que les hommes ont été séduits et trompés ; au lieu que quand nous entendons dire que quelqu’un a commis une action d’incontinence, nous disons avec douleur et gémissement : « Hélas ! Un tel est tombé. » Les poissons ne fuient pas davantage l’hameçon que l’âme portée à la volupté suit la solitude des déserts. Lorsque le Diable veut unir ensemble deux personnes par les liens d’un amour impur, il observe les inclinations de l’une et de l’autre, et commence à jeter le feu où il voit que la flamme de la passion peut s’allumer plus facilement. Ceux qui sont portés à l’incontinence paraissent d’ordinaire compatissants, charitables envers les pauvres, et fort tendres à pleurer. Mais ceux qui travaillent pour demeurer chastes n’ont pas une si grande tendresse. Un homme des plus savants dans les chose spirituelles me proposa un jour cette importante et difficile question : « Quel péché », me dit-il, «  est le plus grand et leplus punissable de tous après l’homicide et l’apostasie contre Dieu ? » Et moi lui ayant répondu que c’était de tomber dans l’hérésie, il me répartit : « D’où vient donc que les hérétiques qui anathématisent et abjurent sincèrement leur hérésie sont aussitôt reçus par l’Eglise Orthodoxe, et jugés dignes d’être admis à la participation des divins mystères ; au lieu qu’au contraire celui qui confesse avoir commis un péché d’impureté, et qui a cessé entièrement de le commettre, est reçu à la pénitence par l’Eglise ; mais il est retranché par elle de la communication des très saints mystères durant le cours de plusieurs années selon la Tradition Apostolique ? » Cette répartie si pressante m’ayant surpris et jeté dans le doute et l’incertitude, la question demeura aussi douteuse et aussi incertaine qu’auparavant. J’estime qu’on ne doit point dire qu’une personne est vraiment et parfaitement sainte, à moins qu’elle n’ait changé l’impureté de son corps terrestre et matériel en une sainteté et une pureté toute entière, si toutefois un tel changement peut arriver durant cette vie. Nous ne devons jamais veiller davantage sur nous par des pensées toutes pures et toutes saintes que lorsque nous nous mettons au lit pour prendre notre repos ; parce que durant le sommeil notre esprit combat seul et sans notre corps contre les Démons, par les mêmes pensées dont nous le tenions occupé en nous couchant ; et que si alors il se trouve rempli d’imaginations qui ne soient pas assez chastes, il se portera difficilement à se trahir lui-même en trahissant son propre corps. Ne vous endormez et ne vous réveillez jamais sans vous souvenir de la mort, et sans vous entretenir avec Jésus Christ seul, en méditant sur la prière que lui-même nous a enseignée. Car vous ne trouverez point de plus puissant secours dans votre sommeil que celui que vous retirerez de ces deux saintes pratiques. Il y en a qui croient et qui soutiennent que tous ces combats contre le Démon de l’impureté, et tous ces accidents qui nous arrivent en dormant ne viennent que de la réplétion des viandes. Mais j’en ai vu qui étant malades à l’extrémité, et se mortifiant par des jeûnes très austères, ne laissaient pas de s’y trouver aussi sujets que dans la force de leur santé. Sur quoi m’entretenant un jour avec un des plus vertueux solitaires, et qui avait un grand don de discernement, je reçus de lui pour ma propre instruction cette réponse aussi claire que solide. «  Ces accidents, » me dit ce bienheureux et cet illustre serviteur de Dieu, « arrivent quelquefois de l’abondance de la nourriture, et de la mollesse d’une vie licencieuse et relâchée ; quelquefois, ils viennent d’orgueil et de présomption, lorsqu’ayant été longtemps arrêtés en nous, nous en concevons de la vanité ; et quelquefois ils viennent aussi de la liberté avec laquelle nous condamnons notre prochain. Or ces deux dernières causes sont communes aux malades aussi bien qu’aux sains. Et peut-être même toutes les trois. Que s’il se trouve quelqu’un en qui ni la réplétion des viandes, ni la mollesse d’une vie toute relâchée, ni la vanité, ni les jugements téméraires ne causent point cet effet, celui-là est heureux de voir son âme jouir d’une paix, et d’une tranquillité si parfaite, et il doit croire alors que la seule envie qu’ont les Démons contre lui est la cause de cette faiblesse corporelle, à laquelle Dieu permet qu’il soit encore sujet pour un temps, en cet état même de perfection, afin que par cette infirmité qui est affligeante, mais innocente, il acquière l’humilité la plus élevée et la plus profonde. Que nul ne repasse par son esprit durant le jour les fantômes qui auront troublé son imagination durant la nuit, parce que le dessein des Démons est de se servir de ces accidents qui nous arrivent lorsque nous dormons, pour nous causer quelque impureté lorsque nous sommes éveillés. Ecoutons encore un autre artifice de nos ennemis, qui est que comme il y a des viandes qui nuisent à la santé du corps, et lui causent des maladies quelquefois après un an, et quelquefois après un jour, il arrive souvent aussi que les choses qui corrompent l’âme lui font sentir leur corruption tantôt plus tard et tantôt plus tôt. Car j’en ai vu qui se relâchant dans une vie délicieuse n’étaient pas agités et combattus de mouvements impurs aussitôt après. Et j’en ai vu d’autres, qui conversant familièrement et mangeant avec des femmes n’avaient aucune mauvaise pensée aussitôt après. Mais qui s’étant laissé malheureusement tromper par la trop grande confiance qu’ils avaient eue en eux-mêmes et n’ayant aucun soin de veiller sur eux, lorsqu’ils s’imaginaient ensuite trouver la paix et la sûreté dans leur solitude, ont trouvé tout soudain leur perte et leur mort dans le secret même de leur cellule. Je ne veux point déclarer quelle est cette perte et cette mort qui arrive lors même qu’on est seul et dans la retraite, et qui s’étend sur l’âme aussi bien que sur le corps ; celui qui l’aura éprouvée ne le sait que trop, et celui qui ne l’aura point éprouvée ne doit point l’apprendre. Les remèdes les plus salutaires dont nous pouvons user en ce temps d’orage et de tentation sont de se revêtir d’un cilice ; de se couvrir de cendre ; de passer toute la nuit debout ; de souffrir la faim ; d’avoir la langue brûlée de soif et de ne la rafraîchir qu’avec fort peu d’eau ; de se loger dans des tombeaux ; d’entrer avant toutes choses dans les sentiments les plus humbles d’un cœur qui s’anéantit par la vue de sa misère, et s’il est possible de choisir quelque père ou quelque frère qui soit fervent, et capable de nous secourir plutôt par sa sagesse que par son âge, et par le poids de son jugement et de sa discrétion que par le nombre de ses années. Car je tiens pour miracle si quelqu’un étant tout seul peut sauver son vaisseau du naufrage dans une telle tempête. Un même péché mérite quelquefois d’être puni beaucoup plus sévèrement étant commis par une personne que l’étant par une autre, selon les différentes circonstances, soit de la volonté de celui qui le commet, soit du lieu où il le commet, soit de l’état de grâce où il le commet, et de plusieurs autres qui se peuvent rencontrer. On me raconta un jour une action, qui se peut dire être d’une pureté tout-à-fait rare, et du plus haut degré où elle puisse monter. Quelqu’un, me dit-on, ayant vu un objet d’une beauté singulière en prit sujet d’adorer et de glorifier par ses louanges la souveraine beauté dont celle-là n’était que l’ouvrage, et par cette seule vue se sentit tout transporté du feu de l’amour divin, et tout fondant en ruisseaux de larmes. Et véritablement c’était une merveille étonnante de voir que ce qui eût pu faire tomber un autre dans le précipice, procurait des couronnes à celui-là par un prodige élevé au-dessus de la nature. Que si quelqu’un tel que ce grand homme a reçu toujours de Dieu de tels sentiments et une telle vertu en de pareilles rencontres, celui-là peut être considéré comme un homme, qui vivant encore dans une chair corruptible est ressuscité tout incorruptible avant la générale résurrection des morts. Nous devons tâcher d’être animés de ce même mouvement de louer Dieu, lorsque nous entendons chanter des airs de musique. Car ceux qui aiment Dieu sont émus d’une sainte joie, d’une affection divine, et d’une tendresse qui leur fait verser des larmes lorsqu’ils écoutent une excellente harmonie, soit d’airs profanes, soit de cantiques spirituels. Au lieu que ceux qui aiment les plaisirs des sens sont touchés de mouvements tous contraires. Quelques-uns de ceux qui sont retirés dans les solitudes des déserts sont, comme je l’ai déjà dit, beaucoup plus combattus par les Démons que les autres. Et on ne doit pas le trouver étrange, parce que les Démons se plaisent à demeurer dans ces lieux, ayant été relégués par Notre Seigneur dans les déserts et dans l’abîme pour le Salut de nos âmes. Mais ce sont les Démons d’impureté qui attaquent cruellement les Anachorètes, afin que leur persuadant qu’ils ne tirent aucun fruit véritable de leur retraite dans le désert, ils les fassent résoudre à retourner dans le monde. Et au contraire ces mêmes ennemis s’éloignent de nous lorsque nous vivons dans le monde, afin que voyant que nous n’y sommes combattus par aucune tentation, nous demeurions toujours avec les personnes mondaines et séculières. C’est pourquoi nous devons conclure que le lieu où nous sommes combattus par cet ennemi est celui où nous le combattons avec plus de force et plus d’avantage. Car quand nous ne le combattons point comme un ennemi, il n’agit plus avec nous que comme ami. Lorsque nous conversons dans le monde pour quelque affaire nécessaire où nous avons été engagés par l’obéissance, nous y sommes protégés de la main de Dieu. Et cela nous peut arriver souvent par les mérites de la prière de notre Supérieur, qui lui demande de ne pas permettre que son saint nom soit déshonoré par notre conduite. Cela nous peut aussi arriver quelquefois d’une insensibilité que nous avons pour toutes les choses visibles, laquelle nous est venue de ce que depuis longtemps nous sommes accoutumés et lassés de voir tous les vains objets du siècle, et d’écouter tous les discours profanes des gens du monde, ou même de ce que les Démons d’impureté se sont retirés de nous à dessein, et nous ont laissé celui de la vaine gloire pour nous combattre, et pour remplir lui seul la place de tous les autres. Vous tous qui avez résolu de garder une chasteté inviolable, écoutez encore une malice et un artifice de ce séducteur des âmes, et gardez-vous de vous y laisser tromper. Un serviteur de Dieu qui avait reconnu cette ruse par sa propre expérience m’a raconté que souvent le Démon d’incontinence se retire jusques au temps où il a résolu d’accomplir et de consommer la tentation qu’il prépare. Et que cependant il excite les plus grand ssentiements de piété dans celui qu’il veut tenter, jusqu’à tirer quelquefois de ses yeux des sources de larmes lorsqu’il le voit s’entretenir avec des femmes, et jusqu’à lui inspirer de les instruire en leur prêchant la méditation de la mort, le jugement, et même la chasteté, afin que ces pauvres malheureuses étant trompées par les discours et par la fausse piété de ce Religieux mondain, elles courent après ce loup travesti comme après un véritable pasteur, et que la familiarité et la liberté qu’elles auront avec lui soit une occasion de chute et de ruine à ce misérable. Evitons de tout notre pouvoir non seulement de regarder ce fruit de mort ; mais même d’en entendre parler, puisque nous avons fait une profession solennelle de n’en goûter de notre vie. Et certes, il serait bien étrange que nous eussions assez de présomption pour nous croire plus invulnérables et plus forts que David même ce Saint Prophète, ce qui est impossible. La chasteté est une vertu si grande et si relevée qu’entre les éloges que quelques-uns des Pères lui ont donnés, ils ont bien osé la nommer le calme de toutes les passions. Quelques-uns soutiennent qu’on ne peut appeler chaste celui qui ne l’a pas toujours été. Mais pour les réfuter, je dis qu’il est possible et facile à Dieu d’enter quand il lui plaît l’olivier sauvage sur l’olivier franc. Que si les clés du Royaume du Ciel n’avaient été confiées qu’à un homme vierge de corps, la prétention de ces auteurs pourrait peut-être sembler juste et raisonnable. Mais Saint Pierre même les confond, puisqu’il a eu une belle-mère, et que n’ayant pas laissé de devenir chaste, il a porté les clefs du Royaume. Lorsqu’à notre réveil nous nous trouvons dans la pureté du corps et la paix de l’âme, nous devons croire que c’est l’effet d’une consolation secrète et intérieure que nous recevons des Anges ; surtout si avant que de nous endormir nous avons purifié notre esprit par plusieurs prières, et par une exacte vigilance sur nos pensées. Mais il arrive aussi quelquefois que cette pureté et cette paix est en nous un effet des songes vains et des visions trompeuses, dont les Démons se servent malicieusement pour séduire notre imagination durant la nuit. Je puis dire selon l’expression de David « que j’ai vu (dans moi) l’impie, (c’est-à-dire le Démon de l’incontinence), « aussi superbement élevé que les cèdres du Liban » ( Ps. 36.33), (et me causant par sa fureur des troubles et des inquiétudes dans l’âme.) « Mais ayant passé  par les austérités du jeûne et de l’abstinence, j’ai vu soudain que sa rage n’était plus ardente comme auparavant ; et l’ayant cherché après m’être humilié profondément d’esprit et de cœur, je n’ai plus trouvé en moi ni le lieu de sa retraite, ni la moindre trace de ses violences. » Celui qui a vaincu sa propre chair a vaincu la nature même. Celui qui a vaincu la nature est certainement au-dessus de la nature ; et celui qui est au-dessus de la nature n’est que fort peu ou point du tout, si je l’ose dire, au-dessous des Anges. Ce n’est pas une merveille qu’un esprit séparé de toute matière combattre un autre esprit immatériel comme lui. Mais c’est une merveille, et une merveille vraiment étonnante, qu’un esprit aussi engagé qu’est le nôtre dans l’impureté d’une matière et d’une chair toute corrompue et toute terrestre, et qui est à toute heure combattu par les mouvements sensuels et séditieux de cette ennemie domestique qui est son insidiatrice perpétuelle, puisse mettre en fuite des ennemis étrangers qui sont immatériels et incorporels. Dieu a rendu un témoignage bien particulier de Sa bonté et de la sagesse de Sa Providence envers les hommes en donnant aux femmes la pudeur comme un frein qui les retient. Car si ce sexe n’en avait pas plus que l’autre, on peut dire en quelque sorte, selon l’expression de l’Evangile, que nulle créature humaine ne serait sauvée. Les plus spirituels d’entre les Saints Pères enseignent qu’il y a différence entre le premier mouvement de l’âme lorsqu’elle est frappée par la vue de quelque objet : entre la réflexion fixe et arrêtée sur ce même objet, et entre le consentement qu’elle donne au péché, où la porte cet objet : Que la captivité dans laquelle elle s’engage d’ell-même lorsqu’elle est tentée est différente du combat où elle résoste à cette tentation, et que ce combat est différent de la passion toute formée. Ils marquent d’une part que ce premier mouvement de l’âme est le premier et le plus simple discours qui se forme en sa pensée, ou la première image qui s’imprime en elle par la nouveauté de quelque objet : Que le second mouvement, qui est la réflexion fixe et arrêtée est comme un entretien plus familier qu’elle a avec cet objet, soit que l’attrait qu’elle y trouve l’ait déjà blessée, ou qu’elle n’en ait reçu encore aucune blessure ; et que le contentement est une plénitude d’affection et de joie, avec laquelle elle se porte vers ce même objet, et embrasse le mal qu’elle se représente comme un bien. Ils remarquent d’autre part que la captivité est ou un emportement violent et non volontaire de notre cœur, qui est entraîné par la force subite d’une tentation extraordinaire, ou un renoncement volontaire que l’esprit fait à sa propre liberté, en s’attachant avec tant d’ardeur à l’objet dont il est ému qu’il perd en un moment tut le trésor des vertus qu’il avait acquises : Que le combat est une égalité de forces entre celui qui est tenté et celui qui tente, par laquelle l’âme, ou demeure victorieuse si elle veut vaincre, ou demeure vaincue si elle ne veut pas vaincre. Et enfin que la passion toute formée est proprement un vice, qui depuis longtemps a pris racine dans l’âme, et qui par le commerce criminel qu’ils ont eu ensemble l’a fait passer dans une telle habitude de corruption qu’elle court désormais après lui avec plaisir, et se rend elle-même son esclave. Le premier mouvement est absolument sans péché ; le second ne l’est pas absolument, et le troisième, qui est le consentement, est plus ou moins péché selon l’état et la disposition de l’esprit de celui qui pèche après avoir fait quelque résistance. Le combat nou fait mériter des couronnes, ou des châtiments. La captivité de l’âme doit être considérée diversement selon la diversité des temps et des circonstances où elle arrive, soit dans le temps de la prière, soit en un autre temps, et dans des désirs ou de choses indifférentes, ou de celles qui sont mauvaises et illégitimes. Et quant à la passion toute formée, il est certain et indubitable qu’elle doit être punie en tous, ou en ce monde par une pénitence proportionnée au crime, ou en l’autre monde par les supplices et les tourments. Mais celui qui ne souffre point que ce premier mouvement fasse aucune impression sur son esprit arrête d’abord dans le principe toutes les suites malheureuses de la première tentation, et coupe toutes les branches dans la racine. Ceux d’entre les Pères qui ont le plus de lumière et de discernement dans les choses spirituelles remarquent encore une autre pensée plus subtile que toutes celles dont nous venons de parler, qui est appelée par quelques-uns un mouvement subit dont l’âme est surprise, et qui comme un vent secret entre en elle d’une manière si soudaine et si insensible qu’avant qu’elle ait pu raisonner sur ce qui la touche, ni s’en former aucune image, il excite en elle une flamme impure, et lui découvre à elle-même le feu d’une passion obscure et cachée qu’elle nourrissait dans son sein. Il ne se trouve rien dans toute l’activité des esprits qui soit plus prompt et plus imperceptible que ce mouvement, qui, par un simple souvenir, sans réflexion, sans durée de temps, sans discernement, et en quelques-uns même sans connaissance, se fait sentir tout d’un coup présent au-dedans de l’âme par l’impression maligne qu’elle en reçoit. Que si quelqu’un a été assez heureux pour obtenir de Dieu par ses larmes la Grâce de pénétrer ce mystère d’iniquité si impénétrable, celui-là pourra nous faire comprendre comment il arrive que par une seule œillade, que par un simple regard, que par une action innocente, que par quelques paroles d’un air qu’on entend chanter, sans qu’on ait même le loisir d’y arrêter en aucune sorte son imagination ni sa pensée, l’âme se trouve emportée tout d’un coup dans une passion illégitime. Quelques-uns disent que ce sont les pensées formées dans l’esprit qui portent le corps dans les passions. Et d’autres au contraire, que ce sont les sens du corps qui forment les mauvaises pensées de l’esprit. Ceux-là disent que l’esprit marche toujours le premier, et que le corps ne fait que le suivre. Et les autres, pour prouver que l’esprit est moins coupable, représentent la malignité des passions corporelles, qui fait que souvent la vue d’un objet agréable, un touchement de la main, une senteur de parfum, une douceur de chant et de voix donnent entrée à des pensées dans l’esprit. Que celui qui en aura reçu l’éclaircissement par la lumière de Dieu nous en fasse part. Car ces sortes de choses sont utiles et nécessaires à ceux qui ont besoin de lumière et de connaissance pour pratiquer les vertus, quoiqu’elles soient entièrement inutiles à ceux qui agissent dans la simplicité et la rectitude du cœur. Car tous n’ont pas la lumière et la connaissance, et tous aussi n’ont pas le don de cette bienheureuse simplicité, qui est un bouclier contre tous les artifices des Démons. Quelques-unes des passions naissent au-dedans de l’âme, et passent ensuite dans le corps. Et d’autres au contraire passent du corps au-dedans de l’âme. Ce dernier arrive d’ordinaire à ceux qui sont dans le monde, et ce premier à ceux qui sont dans la solitude, à cause qu’ils n’y voient pas les objets qui peuvent tenter leur sensualité. Quant à moi, tout ce que je puis dire sur ce sujet est que si vous recherchez un discernement exact dans l’ordre et les productions des vices, vous ne le trouverez pas. Lorsqu’ayant combattu longtemps contre le Démon d’incontinence, qui est comme l’époux inséparable de notre chair, nous l’avons tourmenté et chassé de notre cœur par le jeûne comme à coups de pierres, et par l’humilité comme à coups d’épée, alors ce malheureux s’attache ainsi qu’un ver à notre corps, et s’efforce par des piqûres fâcheuses et importunes d’exciter en nous des mouvements qui souillent la pureté de notre âme. Il n’y en a point qui soient plus sujets à ces mouvements corporels que ceux qui suivent les impressions du Démon de la vaine gloire. Car lorsqu’ils se glorifient de se voir délivrer de cette peste spirituelle, et qu’ils considèrent qu’ils ne sont plus troublés dans l’esprit par des pensées contraires à la chasteté, ils tombent misérablement dans cette autre peste corporelle. Et ce qui fait voir que ce que nous venons de dire est très véritable, c’est que s’ils veulent prendre le soin de s’examiner eux-mêmes avec une attention et une sincérité toute entière, ils trouveront infailliblement qu’une secrète pensée de vanité était cachée dans le plus profond de leur cœur, comme un serpent dans un fumier, et qu’ils attribuaient secrètement à leur ferveur et à leur propre travail cette prétendue pureté de cœur, ne considérant pas, pauvres malheureux qu’ils sont, cette parole du grand Apôtre (1. Cor.2) : « Qu’avez-vous que vous n’ayez reçu » gratuitement, et en pur don, ou par la seule et immédiate libéralité de Dieu, ou par l’entremise du secours des autres, et par le mérite de leurs prières. Qu’ils veillent donc sur eux-mêmes, et qu’ils apportent tout le soin possible pour tuer ce serpent avec l’épée d’une profonde humilité, et pour le tirer de leur cœur, afin qu’en étant délivrés, ils puissent eux-mêmes un jour être assez heureux pour quitter les tuniques de peaux dont ils sont couverts, et chanter, comme autrefois ces chastes enfants dans l’Ecriture, le cantique du triomphe de la chasteté en l’honneur et en la louange du Seigneur. Ce qu’ils ne sauraient faire néanmoins s’ils ne se trouvent, comme dit Saint Paul, non nus ni dépouillés, mais revêtus d’une innocence et d’une humilité véritable. Ce Démon observe plus soigneusement que tous les autres les temps qui lui sont les plus propres pour nous dresser des embûches, et lorsqu’il voit que nous ne pouvons implorer le secours de Dieu contre lui par des prières vocales et extérieures, c’est alors principalement que ce malheureux Esprit s’efforce de nous combattre. Il est utile à ceux qui n’ont pas encore acquis la véritable oraison du cœur de mortifier leurs corps dans les prières vocales et sensibles qu’ils offrent à Dieu, en étendant leurs mains, en frappant leur poitrine, en levant avec tendresse et avec affection les yeux vers le Ciel, en jetant de profonds soupirs, et en priant toujours à genoux. Et comme il arrive souvent que nous ne pouvons faire toutes ces choses à cause des personnes qui sont présentes, les Démons nous combattent principalement en ce temps où, n’ayant pas encore la force de leur résister, tant par la constance et la fermeté de l’esprit que par la puissance intérieure et invisible de la prière, il est très difficile que nous ne cédions à la violence de leurs efforts. C’est pourquoi retirez-vous aussitôt si vous pouvez : cachez-vous pour un peu de temps dans un lieu secret ; et là, élevez les yeux de votre âme vers le Ciel s’il vous est possible, et si vous ne le pouvez, au moins élevez-y ceux de votre corps. Etendez vos mains en croix sans les remuer, afin de confondre et de vaincre cet Amalec spirituel par cette figure salutaire. Criez vers Celui qui a le pouvoir de vous sauver, et criez, non avec des paroles élégantes et étudiées, mais avec des termes humbles, en commençant toutes vos prières par celle-ci : «  Aie pitié de moi, mon Dieu. Car je suis faible et languissant. » (PS.6.5). Alors, vous éprouverez la Puissance du Très-Haut, et par Son secours invisible vous repousserez invisiblement ces ennemis invisibles. Celui qui s’est accoutumé à les combattre de cette sorte pourra bientôt les chasser, même par la seule prière du cœur. Car Dieu a accoutumé d’accorder cette seconde victoire pour récompense des premiers travaux à ceux qui le servent avec zèle. Ce qui est très conforme aux règles de Sa justice et de Sa sagesse. Tous les Démons s’efforcent d’abord de nous remplir l’esprit de ténèbres, pour nous suggérer ensuite le mal qu’ils aiment, et qu’ils veulent nous faire aimer. Car si nous ne fermions point les yeux de notre âme, qui doivent être toujours ouverts pour garder le trésor de notre cœur, on ne nous le ravirait pas. Mais le Démon de l’incontinence use plus de cet artifice qu’aucun autre, et souvent il obscurcit de telle sorte notre raison qui doit régner sur toutes nos actions, qu’il nous persuade de faire en présence des hommes mêmes ce qu’il n’y a que des fous et des insensés qui puissent faire. Et lorsqu’après quelque intervalle de temps nous nous réveillons de cet assoupissement, et de cette ivresse de la raison, nous rougissons de honte, non seulement devant ceux qui ont été spectateurs de ces actions irrégulières, mais devant nous-mêmes. Et nous remettant devant les yeux l’indiscrétion de nos paroles, et l’indécence de nos actions, nous sommes étonnés d’un aveuglement aussi prodigieux qu’a été le nôtre, et souvent il s’en est trouvé qui par la réflexion qu’ils ont faite sur le scandale de leur péché, l’ont eu en horreur, et ont cessé de pécher. N’ayez que de l’exécration pour votre ennemi, lorsqu’après que vous avez commis quelque offense contre Dieu, il veut vous détourner de le fléchir par des prières ferventes, par des actions pieuses, et des veilles saintes. Et souvenez-vous de celui qui dit : « Ne pouvant plus souffrir la cruelle tyrannie qu’exerce sur mon âme ses mauvaises et anciennes habitudes, ni les troubles qui l’agitent, il faut que je la venge de ses ennemis. » Qui est celui qui a vaincu son corps ? C’est celui qui a comme brisé et humilié son cœur. Et qui est celui qui a brisé et humilié son cœur ? C’est celui qui a renoncé à soi-même. Car comment celui-là n’aurait-il pas le cœur brisé et humilié qui est mort à sa propre volonté ? Mais par quel moyen et de quelle sorte enchainerai-je mon propre corps que j’aime si tendrement, et comment l’amènerai-je lié à la suite de tous les autres criminels qui sont les vices, afin de le juger comme eux ? Car avant que je l’enchaîne, il sort tout libre d’entre mes mains. Avant que je prenne à son égard la qualité de juge inflexible, je reprends en sa faveur celle d’ami réconcilié. Et avant que je m’élève contre lui pour le punir, je me rabaisse aussitôt vers lui pour lui pardonner. Comment pourrai-je vaincre celui qui est toujours victorieux de moi-même par cet amour naturel que je lui porte ? Comment pourrai-je me séparer pour un temps d’avec celui avec qui je dois être uni inséparablement dans l’éternité ? Comment puis-je faire mourir celui qui doit un jour ressusciter avec moi dans une nouvelle vie ? Comment puis-je rendre incorruptible celui que j’ai reçu corruptible ? Quelles raisons artificielles apposerai-je à celui qui m’en oppose tant de naturelles ? Si mes jeûnes l’ont lié comme un esclave, mes jugements téméraires me font retomber de nouveau dans ses liens. Que si j’en demeure victorieux en ne jugeant point témérairement les autres, je m’en élève au-dessus de lui par la vanité ; et par cet élèvement même, je deviens rabaissé au-dessous de lui. Il est mon ami, et il est mon ennemi. Il est mon aide, et il est mon adversaire. Il est mon défenseur, et il est mon persécuteur. Si je le flatte par la bonne chère, il me fait la guerre par ses révoltes. Si je le mâte par les austérités de la pénitence, il me rend languissant par ses faiblesses. Lorsque je l’épargne et le soulage, il s’échappe. Lorsque je le dompte et le châtie, il succombe ; si je l’afflige, je cours fortune de ressentir moi-même les tristes effets de l’affliction que je lui aurai causée. Et si je le ruine entièrement, je me prive de celui avec lequel seul je puis acquérir les vertus. Enfin, il est tout ensemble l’objet et de mon affection, et de mon aversion. Quel est ce combat secret que je sens en moi ? Quel est ce merveilleux mélange de passions toutes contraires ? Comment puis-je me haïr, et m’aimer en même temps ? Dis-moi donc, dis-moi, chair fragile et corruptible, que j’ai reçue de la nature pour compagne inséparable, (car pour m’informer de tout ce qui te regarde, je ne veux point m’adresser à un autre qu’à toi-même). Dis-moi comment je pourrai demeurer invulnérable à la douceur mortelle de tes atteintes ? Dis-moi comment je fuirai un danger que je ne saurais fuir sans me fuir moi-même en fuyant ma propre nature ? Car j’ai promis solennellement à Jésus-Christ de te faire une guerre continuelle. Dis-moi comment je pourrai vaincre ta tyrannie. Car j’ai résolu d’opposer à tes violences injustes et criminelles de justes et saintes violences. A quoi la chair étant forcée, pour le dire ainsi, de parler contre elle-même, pourra répondre de cette sorte : Je te dirai une chose que tu n’ignores pas non plus que moi, mais dont nous avons tous deux une égale connaissance. Je me glorifie d’avoir pour mère l’affection que je me porte à moi-même. Les ardeurs que je ressens au-dehors sont produites par la délicatesse avec laquelle on me traite, et par la tiédeur d’une vie toute relâchée. Et celles que je ressens au-dedans de moi qui troublent la pureté intérieure de l’âme viennent du relâchement de l’esprit de piété et du dérèglement des actions extérieures. Quand j’ai conçu, j’enfante les chutes et les péchés. Et quand les péchés sont enfantés, ils enfantent eux-mêmes la mort par le désespoir. Que si vous connaissez clairement mon extrême faiblesse et la vôtre, vous me lierez les mains. Si vous réprimez la gourmandise par la tempérance, vous me lierez les pieds, et vous arrêterez l’impétuosité de mes mouvements. Si vous vous soumettez tout-à-fait au joug de l’obéissance, vous vous délivrerez tout-à-fait du joug de mes passions. Et si vous possédez une véritable humilité, vous me couperez la tête. Celui qui étant revêtu d’une chair mortelle a reçu ce don de chasteté pour récompense de ses travaux est mort et est ressuscité tout ensemble. Et il a goûté dès ici-bas les prémices de l’incorruptibilité future. XVI° DEGRE. De l’avarice et de la pauvreté volontaire. Plusieurs des Ecrivains Ecclésiastiques qui ont été célèbres par leur doctrine, après avoir traité de l’incontinence, qui est le tyran de nos corps, parlent ensuite du Démon de l’avarice, qui est un monstre à plusieurs têtes, et le tyran de nos âmes. Et ainsi, afin qu’un homme aussi dénué de sagesse et de science que je le suis ne changeât pas l’ordre gardé par les sages et par les savants, j’ai voulu suivre la règle et la méthode qu’ils nous ont prescrite. C’est pourquoi je traiterai en peu de mots de cette maladie de l’âme, et parlerai ensuite brièvement des remèdes qui la guérissent. L’avarice est une adoration sacrilège et un culte profane des idoles. C’est la fille de l’infidélité. Elle se sert du besoin qu’on peut avoir des biens temporels dans les maladies comme d’un prétexte pour couvrir son avidité à en amasser. Elle prophétise les maux et les infirmités de la vieillesse. Elle devine et annonce des sécheresses futures. Elle prédit des famines. L’avare est un moqueur injurieux et un volontaire violateur des préceptes de l’Evangile. Celui qui possède l’amour de Dieu distribue ses richesses en aumônes. Et celui qui prétend posséder les deux ensemble, l’amour de Dieu et l’amour des richesses se trompe misérablement soi-même. Celui qui se pleure soi-même non seulement renonce à ses biens, mais encore à son propre corps. Car il ne l’épargne point lorsque l’occasion s’en présente. Ne dites pas que vous n’amassez du bien que pour les pauvres, puisqu’une pauvre veuve a acheté pour deux deniers tout le Royaume du Ciel. Le charitable et l’avare s’étant rencontrés, l’avare reprocha au charitable qu’il manquait de discrétion et de prudence. Celui qui a vaincu cette passion a coupé la racine de toutes les inquiétudes et de tous les troubles de l’esprit. Mais celui qui est esclave n’offrira jamais à Dieu des prières qui soient pures. L’avarice a pour commencement le faux prétexte de vouloir assister les pauvres. Et elle a pour fin une véritable haine des pauvres. Jusqu’à ce qu’elle ait amassé beaucoup d’argent, elle veut passer aux yeux du monde pour charitable. Mais quand elle a acquis un grand trésor, elle tient ses mains fermées. J’ai vu des pauvres de biens temporels qui, s’étant enrichis des biens de l’âme dans une compagnie de vrais pauvres d’esprit et d’affection, avaient oublié leur première pauvreté. Un solitaire ami de l’argent est ennemi de toute paresse et de toute oisiveté, se souvenant à toute heure de cette parole de l’Apôtre : « Que celui qui ne travaille point ne mange point ». ( Tim.3.10) ; et de cette autre : « Le travail de mes mains m’a suffi pour ma nourriture et pour celle de ceux qui sont avec moi » ( Actes. 20.34). De la pauvreté volontaire. La pauvreté volontaire est un renoncement à tous les soins de la terre. C’est un affranchissement des inquiétudes de la vie. C’est un voyage, où pour aller plus aisément et plus légèrement vers le Ciel, on se décharge de tout ce qui peut empêcher de s’avancer dans le chemin du Salut. C’est une ferme foi en les préceptes de l’Evangile (qui défendent l’avarice et qui conseillent la pauvreté). C’est un bannissement de toute tristesse et de tout chagrin. Le solitaire qui est vraiment pauvre est maître de tout le monde, remettant tous ses soins dans le soin de Dieu, et par la confiance qu’il a en Dieu ayant tous les hommes pour ses serviteurs. Il ne demandera pas aux hommes les choses dont il a besoin ; mais il recevra comme de la main de Dieu celles qu’il recevra de la main des hommes. Le pauvre volontaire possède la tranquillité de l’esprit, qui s’obtient par le calme des passions. Il ne fait non plus d’état des choses qui sont en ses mains que si elles n’étaient point dans la nature. Lorsqu’il se retire dans la solitude, il les regarde toutes comme du fumier. Que s’il s’attriste de se voir dans quelque besoin, il n’est pas encore vraiment pauvre. Le vrai pauvre n’a que des prières toutes pures ; mais l’avare souille les siennes par les images et les désirs des biens temporels qui occupent son esprit et qui remplissent son cœur. Ceux qui sont soumis à l’obéissance dans un Monastère sont éloignés de toute avarice. Car comment pourraient-ils posséder quelque chose en propre, puisqu’ils ne possèdent plus même leur propre corps ? Cette absolue nudité, qui leur est si avantageuse en tant de manières leur est seulement désavantageuse en un point, qui est que n’ayant rien en particulier, ils se portent facilement et sont toujours tout prêts à changer de lieu. J’ai vu en quelques solitaires que le bien temporel qu’ils possédaient leur avait procuré la stabilité dans leur première demeure. Mais pour moi, j’ai tenu plus heureux ceux qui en ont changé par l’amour de Dieu que ceux qui n’en ont point changé par l’amour du bien. Il est fort facile à celui qui a une fois goûté les biens qui viennent d’En Haut de n’avoir plus que du dégoût pour ceux d’ici- bas. Mais il est impossible que celui qui n’a jamais goûté ces premiers ne trouve ses délices et sa joie dans la possession de ces derniers. Le pauvre involontaire est doublement malheureux, puisqu’il ne jouit point en ce monde des biens de ce monde, et qu’il sera privé dans l’éternité des biens de l’éternité. Ne paraissons donc pas, ô solitaires, plus défiants de la divine providence que les oiseaux mêmes, qui ne s’inquiètent point pour le présent, et qui n’amassent point pour l’avenir. Celui-là est grand devant Dieu, qui pour se rendre riche en vertus renonce à son bien ; mais celui-là est Saint devant Dieu, qui pour se rendre vrai pauvre d’esprit renonce à sa propre volonté. Le premier en recevra le centuple, soit en biens de la terre, soit en dons du Ciel ; mais le second en recevra pour récompense la vie éternelle. Comme la mer n’est jamais sans flots et sans vagues, l’avare n’est jamais sans colère et sans tristesse. Celui qui méprise les richesses est délivré des contestations et des disputes. Mais celui qui aime l’argent combattra pour une aiguille jusques à la mort. Une foi constante et inébranlable bannit de l’esprit tous les empressements et toutes les inquiétudes. Mais la méditation de la mort fait renoncer même à son propre corps. Il n’y avait pas en Job la moindre trace d’avarice. C’est pourquoi ayant perdu tout, il ne perdit point la paix et la tranquillité de son âme. L’avarice est appelée la racine de tous les maux, et elle l’est en effet. Car c’est elle qui produit les haines, les larcins, les envies, les divorces, les inimitiés, les troubles, les ressentiments des injures, les inhumanités, et les meurtres. Comme une étincelle de feu peut embraser toute une grande forêt, ainsi une seule vertu peut consumer tous ces vices dont nous venons de parler. Cette vertu est appelée un dégoût spirituel, et un saint détachement pour toutes les choses de la terre. Et elle se produit en nous par une heureuse expérience, et un goût tout célestes des délices de Dieu même, et par la pensée du compte redoutable que nous rendrons à la justice divine en sortant du monde. Celui qui aura lu avec attention le discours que l’intempérance, cette mère de tant de maux a fait ci-dessus, ne peut ignorer que dans sa pernicieuse et exécrable généalogie elle a dit que l’insensibilité, qui rend l’âme aussi dure que la pierre pour toutes les choses saintes, est le second de ses enfants. Mais je n’en ai pu traiter en son ordre, ayant été obligé de parler auparavant de l’avarice, ce serpent à tant de têtes, ce culte sacrilège de l’idole de l’argent, que les plus éclairés d’entre les Pères ont cru devoir mettre au troisième rang dans la chaîne des huit péchés capitaux. Ainsi après ce peu que j’ai dit de l’avarice, je veux dire aussi quelque chose de l’insensibilité comme étant la troisième dans le rang de ces huit principaux vices, quoiqu’elle soit la seconde dans le rang des enfants de l’intempérance. Après cela, nous traiterons du sommeil et de la veille. Puis nous marquerons en peu de paroles quelle est la crainte faible et puérile. Car ce sont là les défauts et les maladies ordinaires de ceux qui commencent. Celui qui est devenu victorieux de l’avarice par l’amour de la pauvreté marche légèrement dans la voie qui mène au Ciel, s’étant déchargé des biens de la terre. Avertissement touchant le XVII° Degré. De l’insensibilité. Il faut remarquer pour entendre la doctrine de Saint Jean Climaque dans le Degré suivant qu’il appelle insensible non celui que Saint Thomas dit refuser à son corps ce qui lui est nécessaire pour sa nourriture et pour sa vie. Mais celui qui n’a point de sentiment pour toutes les choses saintes quoiqu’il fasse profession de la vie religieuse, et qui est possédé de cet ennui et de cette langueur intérieure dont les Pères parlent, qui est un venin froid qui rend l’âme toute sèche et toute morte pour Dieu. La troisième tentation, dit Saint Prosper, est celle qui cause un dégoût de la parole de Dieu. Car on voit souvent que ceux que l’ignorance et la concupiscence n’ont pas engagés dans la voie de la perdition, se damnent et se perdent par cet ennui, ce dégoût, et cette langueur. Il n’y a rien de plus dangereux que de ne trouver aucun plaisir dans la lecture sainte et dans l’oraison. Et comme il est très nuisible au corps de ne pouvoir prendre aucune nourriture qui le soutienne, il est très pernicieux à l’âme de n’avoir aucun goût pour les délices spirituelles dont elle doit vivre. Mais comme ce Solitaire dont parle Saint Jean Climaque ne laisse pas d’avoir la lumière de la foi et de connaître son mal, il décrit ses inconstances d’une manière admirable, et expose aux yeux des lecteurs, plus particulièrement que les autres écrivains ecclésiastiques, le combat perpétuel qui est entre son esprit et son cœur, l’un connaissant ses devoirs, et l’autre les violant. En quoi il nous représente la faiblesse humaine, qui n’a point de goût pour le Ciel et pour les choses spirituelles, si elle ne le reçoit du Ciel même, et qui malgré ses vues et ses pensées qu’elle élève quelquefois en haut, est emportée par le poids de sa corruption naturelle dans la bassesse de l’amour du monde, et dans le désordre des passions. Au reste, il semble que ce qui a porté ce Saint à faire une peinture si vaine de cet endurcissement est que cette maladie de l’âme étant assez commune parmi les religieux et les solitaires, il a cru que cette image qu’il a tracée avec tant de soin de leur état déplorable pourrait les toucher d’une salutaire contrition pour eux-mêmes, et les porter à recourir au souverain médecin, qui seul peut faire des métamorphoses véritables dans les âmes, comme il dit ailleurs après l’Apôtre Saint Paul ( Rom.12.2), et changer des cœurs de pierre en des cœurs de chair selon le langage du Prophète (Ezéch.11.19. et 36.26). XVII° DEGRE. De l’insensibilité, c’est-à-dire du mortel Endurcissement du cœur, et de la mort de l’âme qui précède la mort du corps. L’insensibilité soit dans les corps, soit dans les âmes est un assoupissement léthargique, qui par la longue durée d’une mortelle langueur et d’un relâchement pernicieux est passé dans une insensibilité toute entière. Cette paralysie de l’âme, qui ôte tout sentiment de piété, est une négligence, qui par le cours du temps est devenue comme naturelle. C’est un engourdissement de l’esprit. C’est un fruit des mauvaises habitudes. C’est une entrave que nous nous sommes mise aux pieds, et qui nous empêche de marcher avec ferveur dans la voie de Dieu. C’est un filet qui tient comme liée et comme captive toute notre force et notre vigueur. C’est une entière privation de tous les sentiments de la pénitence. C’est une porte du désespoir. C’est une mère de l’oubliance des choses divines, qui après avoir enfanté cette fille, est de nouveau enfantée par elle. C’est un bannissement de toute crainte de Dieu. L’insensible est un philosophe inconsidéré qui se rend juge contre lui-même, lorsqu’il se rend maître et docteur à l’égard des autres. C’est un orateur qui condamne ses actions par ses paroles. C’est un aveugle qui veut faire voir aux autres ce qu’il ne voit pas lui-même. Il discourt de ce qui peut servir à la guérison de la plaie mortelle de son âme ; et il ne cesse point de la gratter et de l’envenimer toujours. Il parle contre sa maladie, et il ne cesse point de manger de tout ce qui augmente son mal. Il demande à Dieu qu’Il le délivre de cette servitude criminelle ; et aussitôt après, il s’y va rengager tout de nouveau par des actions aussi criminelles que celles qu’il faisait auparavant. Mais dans ces mêmes actions, il se met en colère contre son propre aveuglement, se faisant des reproches à soi-même ; et néanmoins, il est assez malheureux pour ne pas rougir encore de ces reproches. L’insensible crie : « Je fais mal » ; et il se porte ensuite avec ardeur à toujours mal faire. Sa langue prie Dieu contre son péché ; et son corps ne laisse pas de combattre pour son péché. Il fait de grands discours sur la mort ; et il vit comme s’il était immortel. Il gémit en parlant de sa sortie de ce monde ; et il ne se réveille non plus de son funeste sommeil que s’il devait éternellement demeurer au monde. Il prêche l’abstinence, et travaille pour la bonne chère. Il lit ce qui est écrit du jugement terrible que Dieu prononcera contre les méchants, et il en est si peu touché qu’en même temps il se porte à rire au lieu de pleurer. Il lit ce qui est écrit de la vaine gloire, et pendant cette lecture même, il se laisse aller à la vaine gloire. Il loue la veille, et aussitôt il se plonge dans le sommeil. Il exalte la prière, et fuit la prière comme un supplice. Il canonise l’obéissance, et il est le premier à désobéir. Il donne des éloges à ceux qui sont détachés de l’affection de toutes les choses de la terre, et il n’a point de honte de se piquer contre quelqu’un et de contester avec toutes sortes de personnes pour les moindres choses. L’insensible se fâche contre soi-même de ce qu’il s’est mis en colère, et il se met de nouveau en colère de ce qu’il s’est fâché contre soi-même. Et quoiqu’il se laisse vaincre deux fois de suite à la même passion, il est néanmoins si endurci qu’il ne le sent point. Il se repent d’avoir excédé dans la nourriture, et peu après il recommence à manger avec excès. Il béatifie le silence, et il se répand en de longs discours pour louer le silence qui est ennemi des longs discours. Il exhorte les autres à la douceur ; et souvent au milieu de ses exhortations, il se laisse lui-même aller à l’aigreur. Si l’insensible se réveille quelquefois de l’assoupissement intérieur de son âme, il jette quelques soupirs. Mais secouant aussitôt la tête, il retombe dans son premier assoupissement. Il blâme le rire ; il donne des leçons touchant les larmes de la pénitence, et il rit en les donnant. Il s’accuse en présence de quelques personnes comme vain et glorieux. Et de ce blâme qu’il fait de soi-même, il en tire pour soi-même un sujet de gloire. Il regarde d’un œil trop libre les objets qui lui semblent agréables, et en même temps il recommande la chasteté et la modestie. Il loue ceux qui sont dans les déserts pendant que lui passe sa vie dans le commerce du monde ; et il ne reconnaît pas que ces louanges sont sa propre confusion. Il parle avec honneur de ceux qui sont aumôniers et charitables, et il dit des injures aux pauvres. Il se condamne ainsi généralement en toutes choses, tant par ses actions que par ses paroles ; mais de reconnaître son erreur et de ressentir son mal, c’est ce qu’il ne veut point faire, pour ne pas dire qu’il ne le peut faire. J’en ai vu plusieurs de cette sorte, qui après avoir entendu parler de la mort et des redoutables jugements de Dieu dont elle sera suivie, répandaient des larmes, et ne laissaient pas aussitôt après d’aller avec empressement se mettre à table lorsqu’ils avaient encore les larmes aux yeux. Et j’admirais comment cette honteuse passion de l’intempérance et cette impérieuse maîtresse s’était tellement fortifiée par une longue insensibilité qu’elle pût triompher même de cette douleur et de ces larmes si salutaires. Voilà ce que j’ai cru devoir dire selon mon peu de suffisance et de lumière pour découvrir les artifices de cette passion folle et furieuse, et les plaies intérieures qu’elle cause à l’âme, en la rendant aussi dure et aussi insensible que les pierres. Car je n’ai pas dessein de m’étendre en de longs discours contre elle. Que s’il se trouve quelqu’un qui puisse avec le secours du Ciel et par sa propre expérience apporter les remèdes nécessaires pour la guérison de ces blessures mortelles, qu’il ne néglige pas de le faire. Car je n’ai point de honte de confesser en ce point mon impuissance, comme étant moi-même fortement dominé par cette malheureuse passion. Et je n’aurais pu découvrir par ma seule connaissance tous les artifices et toutes les ruses, si la prenant de force je ne lui avais fait violence, et si la tourmentant par la crainte du Seigneur, et la mettant à la gêne par une prière continuelle, je ne l’avais contrainte de confesser ce que je viens d’en écrire. Car voici à peu près ce que me disait cette passion malicieuse et tyrannique. « Lorsque ceux qui sont joints avec moi par une étroite alliance voient des morts, ils ne laissent pas de rire. Lorsqu’ils se présentent à la prière, ils sont durs et insensibles comme des roches, et tout obscurcis de ténèbres. Lorsqu’ils regardent la sainte table de l’Eucharistie, ils n’ont pas le moindre sentiment de piété. Et lorsqu’ils reçoivent ce don du Ciel, ils le mangent comme un pain tout commun et tout ordinaire. Lorsque je vois des personnes touchées de contrition, je ne fais que m’en moquer. J’ai appris de mon père à faire mourir toutes les vertus, qui s’acquièrent par la ferveur de l’esprit et par les austérités du corps. Je suis la mère du rire. Je suis la nourrice du sommeil. Je suis l’amie de la bonne chère. Je suis insensible à toutes les remontrances qu’on me fait. Je suis la compagne inséparable de la fausse piété. » Ces paroles de cette furieuse m’ayant frappé d’étonnement, je lui demandai le nom de celui dont elle avait tiré sa naissance. Et elle me dit : « Je n’ai pas un seul père. Et comme je suis produite par diverses causes, mon origine est mêlée et incertaine. L’excès de nourriture me fortifie, le temps me fait croître, et la mauvaise accoutumance m’affermit de telle sorte que celui qui s’y laisse aller ne pourra jamais s’échapper de mes liens. Si vous veillez beaucoup, et si vous méditez sans cesse sur les jugements éternels, peut-être que je serai contrainte de vous donner un peu de relâche. Considérez avec soin quelle est la cause qui m’a produite en vous, quelle est la mère qui m’y a fait naître, et combattez généreusement contre elle. Car je n’y ai pas toujours la même en tous ceux que je domine. Allez souvent prier dans les sépulcres des morts. Et peignez dans votre esprit des images vives et ineffaçables de tous ces objets funèbres. Car si vous ne les y peignez, et si vous ne vous servez du jeûne et de l’abstinence comme d’un pinceau pour les y tracer, vous ne me surmonterez jamais ». XVIII° DEGRE. Du sommeil. De la prière ; et du chant des Psaumes dans une communauté religieuse. Le sommeil est comme une suspension des fonctions de la nature, une image de la mort, et un assoupissement des sens. Il est toujours unique et le même en soi. Mais il a plusieurs causes différentes qui le produisent, ainsi que la concupiscence n’étant qu’une agit diversement selon les diverses causes qui la font agir. Car tantôt il vient de la nature ; tantôt de la nourriture ; tantôt des Démons ; et peut-être même d’un jeûne excessif, qui fait que la chair se sentant toute affaiblie veut se rétablir par le repos. Comme c’est l’accoutumance qui nous fait boire avec excès, c’est aussi l’accoutumance qui nous fait dormir avec excès. C’est pourquoi nous devons principalement la combattre dans les premiers temps de notre retraite, étant très difficile de guérir une longue accoutumance. Si nous y prenons garde, nous trouverons que lorsqu’au son de la cloche, qui est comme une trompette spirituelle, les frères se lèvent et s’assemblent visiblement pour aller à l’office de la nuit, nos ennemis invisibles s’assemblent invisiblement. Les uns viennent se présenter à nous lorsque nous venons d’être éveillés, pour nous porter par une douce violence à dormir encore, en nous persuadant que nous pouvons demeurer au lit jusqu’à ce que les prières et les hymnes qui précèdent le chant des Psaumes soient achevées, et que quand nous n’irons qu’alors à l’Eglise, nous y serons encore assez tôt. Les autres nous plongent dans le sommeil, lorsque nous sommes présents à l’office. D’autres nous pressent contre notre coutume de sortir de l’Eglise pour quelque raison particulière ; d’autres nous poussent à nous y entretenir avec quelqu’un ; d’autres nous troublent l’esprit par de mauvaises pensées ; d’autres nous portent à nous appuyer contre la muraille, comme si les forces nous manquaient. Quelquefois même ils nous incitent à bâiller souvent. D’autres nous émeuvent à rire dans le temps que nous prions, afin d’irriter Dieu contre nous par cette immodestie et cette indécence ; d’autres nous font prononcer les versets plus vite qu’à l’ordinaire par un mouvement d’indévotion ; d’autres nous les font prononcer plus lentement par une lâcheté molle et efféminée. Et quelquefois même, il y en a qui nous obsèdent d’une telle sorte qu’ils sont assis sur nos lèvres, et nous tenant la bouche fermée, nous donnent beaucoup de peine à l’ouvrir. Mais celui qui considère dans un vif sentiment de son cœur qu’il est en la présence de Dieu durant la prière demeurera comme une colonne immobile, sans que les Démons le trompent par aucune de ces illusions que j’ai marquées. Le véritable obéissant se trouve souvent tout éclairé d’une lumière divine, et ému d’une ferveur et d’une joie extraordinaire aussitôt qu’il se présente devant Dieu dans l’oraison, parce qu’il s’y prépare par un fidèle accomplissement des ordres qu’on lui a donnés, et qu’il y vient avec un cœur déjà enflammé de l’amour divin. Tous peuvent prier en public dans une communauté religieuse. Mais il y a plusieurs serviteurs de Dieu, à qui il est plus utile de dire l’office avec un autre qui leur soit uni par un même esprit, et il s’en trouve très peu à qui il soit bon de prier tout seuls. Si vous chantez dans l’Eglise avec un grand nombre de personnes, vous aurez la peine à rendre votre oraison toute spirituelle, et séparée de toutes images et de toute impression des sens. Mais pour tenir votre esprit occupé, vous n’avez qu’à méditer sur les versets que l’on chante ; ou à dire quelque prière particulière pendant que ceux de votre côté attendent que les autres aient achevé leur verset. Il est contre le respect qu’on doit à Dieu de s’appliquer durant la prière soit à des choses inutiles, soit même à des choses utiles et nécessaires. Mais il faut qu’il y ait un temps réglé, tant pour la prière que pour le travail. Car c’est ce que l’Ange ordonna expressément du temps du grand Saint Antoine. Comme le feu éprouve l’or, aussi la prière éprouve la ferveur et l’amour des solitaires envers Dieu. XIX° DEGRE. De la veille tant du corps que de l’esprit. Comment la corporelle sert à procurer la spirituelle, et comment elles doivent toutes deux être pratiquées. Entre ceux qui accompagnent les rois de la terre, il y en a qui ne sont revêtus que des seuls ornements de leur dignité, et qui ne sont point armés ; d’autres qui portent des haches d’armes ; d’autres qui ont des boucliers, et d’autres des épées. Or il y a une grande différence entre ces premiers et ces derniers, et on ne les peut comparer ensemble. Car ces premiers sont les parents du prince et ses plus familiers amis, et les autres sont ses officiers et ses domestiques. Voilà quel est l’ordre et le rang de ceux qui sont près des rois. Voyons maintenant sur ces exemples en quel rang et en quel ordre nous nous présentons devant notre Dieu et notre Roi dans les prières que nous lui offrons au soir, durant le jour, et durant la nuit. Car les uns dans la veille du soir lui adressent leurs vœux et leurs supplications ayant les mains étendues, n’étant revêtus que des ornements spirituels et célestes, et s’étant dépouillés de tous les soins de la terre. Les autres se tiennent debout devant Sa Majesté Sainte, et l’honorent seulement par les psaumes et les cantiques qu’ils chantent en sa louange ; d’autres s’appliquent principalement à lire les Ecritures divines ; d’autres qui ont l’esprit plus faible combattent fortement contre le sommeil par le travail de leurs mains ; d’autres s’exercent dans la méditation de la mort, s’efforçant d’entrer par elle dans les sentiments d’une véritable contrition. De tous ces solitaires, les premiers et les derniers sont ceux qui passent leur veille dans les exercices les plus saints et les plus divins. Les seconds la passent dans une occupation moins excellente, et qui est commune à tous les religieux. Les troisièmes et les autres marchent par la voie la plus imparfaite. Néanmoins, Dieu reçoit les présents de ces diverses sortes de personnes, et en juge diversement selon la différence du zèle et des forces de tous ceux qui les lui offrent. L’œil du corps qui veille purifie celui de l’âme ; et le long sommeil obscurcit toute la lumière de l’esprit. Le solitaire qui est ami de la veille est ennemi de l’incontinence, et celui qui dort avec excès l’a d’ordinaire pour sa compagne. La veille sainte est un refroidissement de l’ardeur de la sensualité. C’est un bannissement des mauvais songes. C’est une source des larmes de la pénitence. C’est un attendrissement du cœur. C’est une attention forte et une vigilance exacte sur nos pensées. C’est une chaleur salutaire qui consume en peu de temps la nourriture que nous avons prise. C’est une exterminatrice des passions. C’est un frein qui arrête la liberté indiscrète de la langue. C’est un éclaircissement de tous les nuages et un anéantissement de tous les fantômes, qui ternissent la pureté de notre esprit, et qui troublent son repos. Le solitaire qui veille est comme un pécheur spirituel, qui sans être distrait par aucun objet sensible observe avec soin toutes ses pensées durant le silence et le repos de la nuit, et qui les prend, les arrête, et ne leur permet pas de s’échapper. Le solitaire qui aime Dieu entendant sonner l’office, dit avec joie : « Courage, courage ! », au lieu que le lâche dit avec regret : « Hélas ! Hélas ! » Comme les intempérants font voir leur intempérance au temps du repas, aussi ceux qui sont froids dans l’amour de Dieu font voir leur froideur à l’heure de l’oraison. Ces premiers se réjouissent lorsqu’ils voient couvrir la table, et ces derniers s’attristent lorsqu’il faut aller à la prière. L’excès du dormir produit l’oubli des choses saintes ; et la veille purifie notre imagination et notre mémoire. Comme c’est dans les granges et dans les pressoirs que les laboureurs amassent toutes leurs richesses, aussi c’est dans les prières et dans les exercices spirituels du soir et de la nuit que les solitaires amassent tout le trésor de leur vertu, et toutes les richesses de leurs connaissances. L’excès du sommeil est au paresseux un associé infidèle, qui lui ravit par un injuste larcin la moitié ou même la plus grande partie de sa vie. Le mauvais religieux n’est toujours que trop éveillé dans les conférences et les entretiens. Mais ses yeux s’appesantissent aussitôt que l’heure de la prière est venue. Le solitaire qui est lâche est prompt et actif pour se répandre en vains et inutiles discours ; mais il est assoupi de sommeil pour lire les livres sacrés. Et comme le son de la dernière trompette à la fin du monde sera le signal de la résurrection des morts, aussi l’heure des entretiens de récréation est le réveil de ces endormis. Le Démon du sommeil qui exerce sur nous sa tyrannie est un ami artificieux et trompeur. Il se retire souvent lorsque nous nous sommes pleinement rassasiés. Et au contraire, il nous persécute à outrance lorsque dans nos plus grands jeûnes nous nous trouvons pressés de la faim et de la soif. Au milieu de nos prières, il nous suggère de nous occuper à quelque ouvrage des mains. Car il ne peut pas dissiper d’une autre sorte l’oraison de ceux qui sont éveillés. C’est le premier de tous nos ennemis spirituels qui se glisse parmi les nouveaux solitaires, et qui leur livre les premiers combats, afin de les rendre lâches dès le commencement de leur retraite, ou de préparer l’entrée au Démon de l’incontinence. Jusqu’à ce qu’on soit entièrement délivré de cet assoupissement du sommeil, il est utile de se retirer dans une communauté religieuse pour y chanter l’office en la compagnie de plusieurs frères. Car il arrive souvent que le respect et la honte nous empêche de nous endormir. Le chien est l’ennemi mortel du lièvre. Et le Démon de la vaine gloire est l’ennemi mortel du sommeil. Comme le marchand compte après la journée finie le gain temporel qu’il a fait durant tout le jour, de même le solitaire vertueux examine après la psalmodie finie le gain spirituel qu’il a fait durant tout le chant des psaumes. Veillez attentivement sur vous-mêmes après la prière, et vous verrez alors invisiblement des troupes de Démons vous environner de toutes parts. Car ne pouvant souffrir d’avoir été combattus et vaincus par nous durant la prière, ils s’efforcent de nous combattre à leur tour, et de percer notre âme par les traits envenimés d’imaginations impures et déshonnêtes. Observez-les avec soin lorsque vous êtes couché, et vous reconnaîtrez ceux qui ont accoutumé de lui ravir les prémices de ses fruits, (c’est-à-dire ses premières pensées qu’elle doit offrir à Dieu). Il arrive quelquefois que par l’accoutumance que nous avons à réciter les psaumes pendant que nous sommes éveillés, il nous en revient dans l’esprit quelques paroles lors même que nous dormons. Mais il arrive aussi quelquefois que ce sont les Anges de ténèbres qui les présentent à notre imagination, afin de nous jeter dans le précipice en nous élevant par la vanité. J’avais dessein de passer sous silence un troisième effet, différent de ces deux premiers. Mais une personne particulière m’a obligé d’en parler. C’est que l’âme qui se nourrit de la parole de Dieu par une continuelle méditation repasse souvent en elle-même durant le sommeil de la nuit les pensées pieuses et saintes dont elle s’est occupée lorsqu’elle veillait. Car cette seconde grâce est la vraie récompense de cette première, et Dieu nous l’accorde, afin de repousser par elle tous les fantômes et toutes les illusions des Démons. Celui qui est monté sur ce dix-neuvième Degré a reçu dans son cœur une lumière céleste. XX° DEGRE. De la timidité efféminée. Celui qui a choisi un Monastère ou une communauté de serviteurs de Dieu pour y vivre dans la pratique exacte de toutes les vertus religieuses n’est pas d’ordinaire fort combattu par la timidité et par la crainte. Mais celui qui a embrassé la vie érémitique dans la solitude d’un désert doit combattre de toutes ses forces contre cette passion, qui est un rejeton de la vaine gloire, et la fille de l’infidélité, de peur qu’elle ne l’assujettisse à sa tyrannie. La timidité est une habitude d’une crainte puérile, qui vieillit et se conserve dans l’âme de celui qui est sujet à la vaine gloire. C’est un manquement de foi et de confiance en Dieu, qui nous fait craindre et attendre des maux qui ne doivent point être craints ni attendus. La crainte est une fausse prévoyance, et une vaine appréhension des périls imaginaires. Ou bien c’est un tremblement du cœur ému et troublé par l’idée qu’il a conçue de quelques malheurs, qui tout incertains qu’ils sont passent pour certains dans notre esprit. La crainte est une privation de toue assurance dans les choses mêmes les plus assurées. L’âme esclave de l’orgueil est esclave de la crainte ; et la vaine confiance qu’elle a en ses propres forces qui ne sont que pure faiblesse lui fait craindre le moindre bruit des créatures et leurs ombres mêmes. Ceux qui ne pleurent point leurs péchés et qui par le mépris qu’ils font de la justice divine sont insensibles pour tout ce qui regarde leur Salut ne sont point d’eux-mêmes sujets à la crainte. Mais néanmoins Dieu permet souvent qu’ils soient tellement frappés d’une subite et extraordinaire frayeur qu’ils tombent dans un égarement et dans une aliénation d’esprit toute entière. Ce qui certes est très raisonnable. Car c’est avec justice que le Seigneur qui est juste abandonne ces superbes, afin que les autres apprennent par leur exemple à ne pas s’enfler d’orgueil. Tous ceux qui sont timides sont vains. Mais tous ceux qui ne sont pas timides ne sont pas humbles; puisque les voleurs et les violateurs des sépulcres, qui sont si éloignés d’être humbles, ne sont pas toujours timides. Quand vous avez accoutumé d’avoir peur en quelques lieux, forcez-vous d’y aller durant la nuit même. Car si vous cédez le moins du monde à cette frayeur puérile et ridicule, vous la verrez vieillir avec vous. Mais quand vous irez en ces lieux, armez-vous de l’oraison. Et quand vous y serez arrivé, étendez les bras pour prier, et combattez vos ennemis par l’invocation du nom de Jésus. Car il n’y a point de plus fortes armes dans le Ciel, ni sur la terre. Et lorsque vous serez délivré de cette maladie d’esprit, chantez un cantique en la louange de votre libérateur. Car ces humbles actions de grâces attireront sur vous pour jamais Sa protection et Son secours. Comme on ne rassasie pas son estomac en un moment, aussi ne peut-on pas vaincre cette timidité en un moment. Elle se retire plus vite de notre cœur à mesure que nous entrons plus avant dans l’affliction sainte de la pénitence, et autant que nos larmes Sont défectueuses, autant notre âme demeure timide. Les cheveux me sont dressés à la tête, et ma chair a frissonné de frayeur, dit Eliphaz dans l’Ecriture, en racontant les artifices malicieux du Démon. Tantôt c’est l’âme, et tantôt c’est le corps qui reçoit la première impression de la crainte, et ils se la communiquent l’un à l’autre. Que si les sens ayant été frappés d’une vaine appréhension et d’une terreur panique, l’âme n’en reçoit aucune atteinte, c’est un présage qu’elle doit être bientôt guérie de ce mal. Mais lorsqu’étant dans une véritable contrition de cœur, nous attendons avec une humble et ferme confiance en Dieu tous les accidents imprévus qui nous peuvent arriver, c’est une marque certaine de notre parfaite guérison. Ce n’est ni l’obscurité des lieux, ni l’horreur de la solitude qui donne des forces au Démon pour nous troubler par la crainte ; mais c’est la sécheresse et la stérilité de notre âme. Et quelquefois aussi c’est une conduite secrète de la Providence et de la bonté de Dieu qui nous abandonne à cette tentation, (afin de nous apprendre à n’avoir confiance qu’en Lui seul). Celui qui est serviteur de Dieu Le craint Lui seul comme son souverain maître. Mais celui qui ne le craint pas encore craint souvent son ombre même. Lorsqu’un esprit infernal est présent, quoiqu’il ne soit pas visible, le corps est frappé de crainte. Mais quand un Ange est présent, l’âme des humbles est touchée de joie. C’est pourquoi lorsque nous reconnaissons la présence de l’Ange par cet effet qu’il produit en nous, courons aussitôt à l’oraison. Car nous devons croire que cet esprit céleste qui nous est donné pour notre garde est venu joindre ses prières aux nôtres. XXI° DEGRE. De la vaine gloire, cette mère féconde en tant de mauvais enfants. Il y en a qui font un traité particulier de la vaine gloire, ayant accoutumé de la distinguer d’avec l’orgueil. Et c’est ce qui leur fait dire qu’il y a huit péchés capitaux, qui sont les principes de tous les autres. Mais Saint Grégoire le Théologien, et quelques autres Pères avec lui, n’en ont marqué que sept. Et je suis aussi de leur avis. Car qui est celui qui ayant vaincu la vaine gloire est encore vaincu par l’orgueil ? Certes, il n’y a point d’autre différence entre ces deux vices que celle qui se rencontre dans la nature entre un enfant et un homme, et entre du froment et du pain. Car la vaine gloire est le commencement de l’orgueil, et l’orgueil est la fin et la consommation de la vaine gloire. Puis donc que la suite de notre discours nous engage à traiter de cette profane enflure du cœur, qui est tout ensemble et le fondement et le comble de toutes les passions, parlons-en, mais en peu de mots. Car qui voudrait en écrire fort au long serait semblable à un homme qui, par une vaine curiosité et par une folle recherche voudrait connaître le poids des vents. La vaine gloire considérée selon son espèce et en elle-même est une passion trompeuse qui nous représente tout autres que nous ne sommes, en faisant paraître au-dehors les vertus que notre âme ne possède point au-dedans, et en cachant les vices dont elle est le plus possédée. C’est une fuite ingénieuse de tout ce qui peut nous humilier et nous abaisser devant le monde. Que si on la considère selon ses propriétés et ses effets, c’est la dissipation de toutes les richesses que nous avons acquises par nos travaux. C’est la perte du fruit de nos peines et de nos sueurs. C’est une insidiatrice et une ennemie domestique, qui veut ravir le trésor de nos vertus. C’est une fille de l’infidélité. C’est l’avant-courrière de l’orgueil. C’est un naufrage dans le port. C’est comme une fourmi dans l’aire de notre cœur, qui bien qu’elle soit petite ne laisse pas d’être toujours prête à ravager la moisson précieuse de nos bonnes œuvres. La fourmi attend que la récolte soit venue, et que les blés soient mûrs. Et la vaine gloire attend de même que toutes nos richesses spirituelles soient amassées. Celle-là se réjouit dans l’espérance d’emporter les grains de froment ; et celle-ci de dissiper les biens de notre âme. Le Démon du désespoir sent une joie particulière lorsqu’il voit multiplier les péchés ; et le Démon de la vaine gloire lorsqu’il voit multiplier les vertus. Car comme la multitude de nos plaies est la porte du désespoir, aussi l’abondance de nos richesses est la porte de la vaine gloire. Considérez la nature corrompue de cette passion malheureuse, et vous trouverez que jusqu’au tombeau elle se fait toujours voir avec éclat dans les habits, dans les parfums, dans les pompes, et autres vanités semblables. Le soleil répand sa lumière sur toutes les créatures ; et la vaine gloire répand son venin sur toutes nos bonnes œuvres : comme par exemple lorsque je jeûne, j’en ai de la vanité, et lorsque je romps mon jeûne afin de cacher mon abstinence, j’en ai encore de la vanité, et je m’en glorifie en moi-même comme d’une adresse sainte et louable. Lorsque je me vois magnifiquement vêtu, j’en suis tout vain et tout glorieux. Et lorsque je quitte ces habits magnifiques pour en prendre de pauvres et de méprisables, je le suis encore. Si je parle, je tire de la gloire de mes discours. Et si je me tais, j’en tire encore de mon silence. De sorte que cette passion pourrait être comparée à ces pièges de fer à trois pointes, qui de quelque côté que vous les jetiez en ont toujours une droite, qui perce les pieds de ceux qui marchent dessus. L’homme vain est un fidèle qui est infidèle, et un chrétien qui est idolâtre, puisqu’il semble en apparence honorer Dieu ; et qu’en effet, il ne veut plaire qu’aux hommes, et non à Dieu. Toute personne qui aime à se produire au dehors est pleine au-dedans d’une secrète vanité. Ses jeûnes sont sans récompense, et ses prières sans mérite devant le Seigneur, parce qu’il fait l’un et l’autre pour être loué des hommes. Le solitaire qui est vain est doublement misérable, et en ce qu’il afflige et mâte son corps par les austérités de la pénitence, et en ce qu’il ne reçoit aucun fruit de toute sa pénitence. Peut-on ne se pas moquer d’un religieux qui est si esclave de la vaine gloire que durant l’office et le chant des psaumes tantôt il rit, comme s’il se sentait transporté jusques dans les sens d’une joie toute céleste, et tantôt il pleure devant tout le monde, comme s’il était transpercé dans le cœur d’une vive contrition ? Dieu nous ferme souvent les yeux pour nous cacher les vertus que nous possédons. Mais celui qui nous loue, ou plutôt celui qui nous trompe, nous ouvre les yeux par ses louanges pour nous faire voir ces mêmes vertus qui nous étaient invisibles. Et aussitôt que nos yeux ont été ouverts et que nous les avons regardées, elles s’évanouissent de notre âme. Le flatteur est un ministre des Démons, un introducteur de la vanité, un exterminateur de toute contrition, un dissipateur des bonnes œuvres. Enfin, c’est un guide qui nous trompe et qui nous égare, puisque ceux qui nous béatifient nous trompent selon la parole du Prophète. Il faut une vertu sublime pour n’être point blessé des injures, et les recevoir avec générosité et avec joie. Mais il faut une sainteté parfaite pour n’être point blessé des louanges, et ne les écouter qu’avec humilité et avec regret. J’ai vu des pénitents qui s’enflammaient de colère contre ceux qui les louaient de peur de s’élever par leurs louanges, et qui ainsi tombaient dans une passion pour ne pas tomber dans une autre, faisant un malheureux échange de la vanité avec la colère, comme les hommes en font tous les jours dans le trafic et le commerce ordinaire des choses du monde. Si selon l’Ecriture, « nul ne connaît ce qui est dans l’homme que l’esprit de l’homme qui est en lui » (1. Cor.2.11), ceux qui osent nous louer en notre présence ne doivent-ils pas être couverts de confusion, et n’ouvrir jamais la bouche pour nous donner des louanges ? Lorsqu’un de vos proches ou de vos amis aura dit du mal de vous, soit que vous soyez absent ou présent, c’est alors seulement que vous devez le louer pour lui témoigner de l’affection. Il faut une grande Grâce pour rejeter loin de son âme toutes les louanges des hommes ; mais il en faut une beaucoup plus grande pour se garantir de celles des Démons, qui sont plus subtiles. Ce n’est pas une marque d’humilité de se rabaisser, et de se mépriser devant le monde (car comment ne se souffrirait-on pas soi-même dans le mépris qu’on fait de soi-même), mais c’en est une très grande de conserver pour celui qui nous offense la même affection que nous lui portions avant que d’avoir été offensés. Je remarquai un jour que le Démon de la vaine gloire inspira à un solitaire quelques pensées, lesquelles il avait révélées auparavant à un autre ; et ayant porté ce dernier à découvrir au premier ce qu’il avait dans le cœur, il le porta ensuite à se béatifier lui-même en se regardant depuis comme un grand Prophète. Ne l’écoutez pas lorsqu’il vous tente par le désir qu’il vous donne d’être ou Evêque ou supérieur d’un Monastère, ou Docteur et maître des autres. Car il est difficile de chasser un chien d’une table couverte de viandes, ( c’est-à-dire de ne s’élever point au-dessus des autres par la vanité lorsqu’on est élevé au-dessus d’eux, ou par l’autorité du commandement, ou par quelque autre prééminence). Lorsqu’il voit que des solitaires commencent à entrer dans la bienheureuse paix de l’âme par le calme de leurs passions, il leur persuade aussitôt de quitter leur solitude pour s’en aller dans le monde. « Sortez d’ici », leur dit-il, « et allez travailler au Salut de tant d’âmes qui périssent ». Comme il y a différence entre le visage des Ethiopiens et celui de leurs statues, en ce que l’un est vivant, et que l’autre est mort et insensible, il y a aussi différence entre l’espèce de la vaine gloire qui tente les religieux, et celle qui tourmente les Anachorètes. La vaine gloire porte les religieux qui ne sont pas établis dans une solide vertu, à prévenir l’arrivée des hôtes en sortant de leurs Monastères pour aller au-devant d’eux, et se jeter à leurs pieds. Et ainsi quoi qu’elle soit au-dedans pleine d’orgueil, elle se couvre au-dehors du voile spécieux de l’humilité. Elle compose ses actions, son visage, sa voix, et en jetant les yeux sur leurs mains dans le désir d’en recevoir quelque chose, elle les appelle ses seigneurs, ses protecteurs, et ses sauveurs après Dieu. Elle exhorte ensuite ceux qui sont assis à table, à être sobres devant ces personnes étrangères, et elle traite ses inférieurs avec une rigueur impitoyable pour faire voir son exactitude dans la discipline régulière. Durant l’office où ces mêmes étrangers assistent, elle rend fervents les lâches, elle donne de la voix à ceux qui n’ont point de voix, elle réveille ceux qui d’ordinaire sont endormis. Elle flatte celui qui préside au chœur, le prie de lui donner le chant à conduire, et l’appelle son père et son maître jusqu’au partement de ces hôtes. Elle enfle d’orgueil ceux qui se voient honorés et élevés au-dessus des autres, et elle pique de colère et d’envie ceux qui se voient méprisés et rabaissés au-dessous des autres. La vaine gloire cause souvent de la confusion à ceux qui ne cherchent que de l’honneur. Car lorsqu’ils se sont emportés de colère, elle leur fait ressentir une honte secrète et intérieure par le dépit qu’ils ont de s’être emportés. Elle fait que ceux qui sont aigres d’eux-mêmes deviennent doux devant les hommes. Elle fait désirer avec ardeur à ses esclaves les dons et les grâces de la nature ; quoique ce soit par ces mêmes dons et ces mêmes grâces qu’elle cause souvent la perte de ces malheureux. J’ai vu le Démon de la vaine gloire combattre et chasser le Démon de la colère. Car un religieux s’emportant contre un autre, et des gens du monde étant survenus en ce moment, ce pauvre misérable s’apaisa aussitôt, et passa ainsi de la servitude de la colère à celle de la vaine gloire, ne pouvant pas, comme dit Jésus Christ, servir ensemble deux maîtres. Le religieux qui s’est rendu esclave de la vaine gloire vit en même temps de deux vies toutes différentes, puisque d’une part son corps vit dans le Monastère par l’observance extérieure de la discipline religieuse, et que de l’autre son cœur vit en effet dans le monde par ses pensées toutes profanes, et par son attache intérieure pour le monde. Si nous voulons travailler avec ardeur pour nous rendre agréables au Roi immortel, tâchons de n’avoir du goût que pour la gloire et pour ses délices qui sont immortelles. Car celui qui aura une fois goûté les plaisirs du Ciel n’aura que du mépris et du dégoût pour tous les plaisirs de la terre. Et je crois qu’il est très difficile que celui qui n’aura pas goûté ces premiers puisse mépriser ces seconds. Il arrive souvent qu’après avoir été dépouillés des richesses de notre âme par les injustes larcins de la vaine gloire, nous la dépouillons à notre tour avec beaucoup plus d’avantage, en nous convertissant à Dieu par l’Esprit de Dieu. Car j’en ai vu quelques-uns qui ayant commencé les exercices spirituels de la vertu religieuse par un mouvement de vaine gloire ont ensuite corrigé ce mauvais principe, et en changeant d’esprit et de volonté ont rendu leur fin aussi sainte et aussi louable que leur commencement avait été défectueux et blâmable. Celui qui s’élève et se glorifie des dons naturels, tels que sont la bivacité de l’esprit pour comprendre ou apprendre les sciences, la beauté de la voix tant pour lire avec netteté que pour prononcer avec grâce, et tous les autres dons semblables, qui sont nés avec nous sans que nous les ayons acquis par notre travail, ne jouira jamais des biens qui sont au-dessus de la nature. Car « celui qui est infidèle dans les petites choses est infidèle dans les grandes » (Luc. 16.10) ; ainsi, comme celui qui est vain dans les petites, qui sont ces dons naturels, le serait aussi dans les grandes, qui sont les grâces et les vertus, Dieu ne les lui accorde pas, de peur qu’il n’e abuse par sa vanité. Il y en a plusieurs qui affligent et mortifient inutilement leur corps par des austérités extraordinaires, croyant pouvoir acquérir par ce moyen la souveraine paix de l’âme, le trésor des dons célestes, la vertu des miracles, et la connaissance des choses futures. Mais ces pauvres malheureux ne savent pas que ces insignes faveurs ne s’obtiennent pas pas les peines et par les sueurs ; mais plutôt que c’est l’humilité qui est la mère seconde de ces grâces surnaturelles. Celui qui s’appuyant sur ses travaux demande des dons à Dieu pour récompense de ces mêmes travaux s’appuie sur un mauvais et périlleux fondement. Mais celui au contraire qui se regarde comme toujours redevable à la justice divine se verra tout d’un coup enrichi des biens du Ciel contre son attente et son espérance. Gardez-vous bien d’ajouter foi à votre ennemi, qui vous tente et qui vous crible selon l’expression de l’Evangile, lorsqu’il veut vous persuader artificieusement de découvrir vos vertus aux yeux du monde sous le prétexte spécieux de servir au Salut de ceux qui vous entendront. Car que servira-t-il à un homme de gagner tout un monde s’il se perd lui-même ? Rien ne peut tant édifier ceux qui nous considèrent ou qui nous écoutent que l’humilité jointe à la simplicité de nos actions et la sincérité dans nos paroles. Car c’est en même temps un exemple que nous donnons aux autres de ne point s’élever de vanité : ce qui est le plus grand bien que nous leur puissions procurer. Un solitaire des plus éclairés, et du nombre de ceux qui ont reçu la Grâce de voir les combats invisibles que nous livre le Démon avait remarqué une chose qu’il me raconta depuis comme l’ayant vue de ses propres yeux. « Lors, me dit-il, que j’étais assis dans une assemblée, le Démon de la vaine gloire et le Démon de l’orgueil vinrent s’asseoir près de moi, l’un à ma droite, et l’autre àma gauche. Et le premier me poussa de son doigt en me voulant porter par un mouvement de vanité à entretenir ceux qui étaient présents de quelqu’une des pieuses méditations que j’avais eues dans le désert, ou des actions vertueuses que j’y avais faites. Mais aussitôt que je l’eus repoussé en lui disant avec le Prophète Roi : «  Que ceux qui me veulent perdre se retirent de devant moi, et soient couverts de confusion » (PS.39.25), celui qui était à mon côté gauche me dit à l’oreille : « Courage, courage, tu as fait une excellente action, et tu as signalé la grandeur de ta vertu par la victoire que tu as remportée sur ma mère, qui a été assez imprudente pour te venir attaquer ». Mais je lui répondis aussitôt ce qui est dans la suite du même verset : « Que ceux qui me disent : « Courage, courage, tu as fait une excellente action, se retirent à l’heure même, couverts de honte et de confusion ». Et ayant ensuite demandé à ce même Démon comment la vaine gloire était la mère de l’orgueil, il me répartit : Les louanges enflent et élèvent l’âme, et lors que l’âme est ainsi élevée, l’orgueil la fait monter jusqu’au haut des Cieux, pour la faire ensuite descendre jusqu’au plus profond des abîmes. » Il y a une gloire qui vient de Dieu selon cette parole de l’Ecriture : « Je glorifierai ceux qui me glorifient », dit le Seigneur.( I. Reg. 2.30). Et il y a une gloire qui ne procède que de la malice artificieuse du Démon, selon cette autre parole de l’Evangile : « Malheur sur vous », dit Jésus-Christ, « lorsque tous les hommes vous loueront ». (Luc 6.26). Vous reconnaîtrez clairement que la gloire qu’on vous donne vient de Dieu, lorsque vous considèrerez la gloire comme vous étant pernicieuse ; que vous emploierez toute votre adresse pour la fuir, et que vous aurez soin en quelque lieu que vous alliez de cacher vos vertus et vos bonnes actions. Et vous connaîtrez clairement que la gloire qu’on vous donne vient du Démon, lorsque vous ferez les moindres choses pour être vu des hommes, selon l’expression de l’Evangile. La vaine gloire est une passion trompeuse et hypocrite, qui nous inspire de contrefaire au-dehors les vertus qui ne sont point au-dedans de nous, se servant pour nous le persuader de cette parole de Jésus-Christ : « Que la lumière de vos bonnes œuvres reluise aux yeux des hommes, afin qu’ils les voient et en glorifient votre Père qui est dans les Cieux. » (Matt.5.16). Dieu se sert souvent d’un déshonneur, qui arrive aux personnes vaines et glorieuses, pour les guérir de l’amour du faux honneur, et pour étouffer en eux les mouvements de la vaine gloire. Le commencement de notre victoire sur cette passion malheureuse est le frein que nous donnons à notre langue, et l’amour pour les humiliations et les mépris. Le progrès est le retranchement de toutes les choses qui peuvent nourrir la vanité de notre esprit. Et la fin ( si toutefois il peut y avoir quelque fin dans un abîme aussi infini qu’est celui de la vaine gloire) est de se porter à faire devant les hommes tout ce qui peut nous humilier aux yeux des hommes, et de n’en ressentir pas la moindre peine. Que la crainte de donner un sujet de scandale à votre prochain ne vous empêche pas de découvrir en public ce que vous ne pouvez dire sans vous couvrir vous-même de confusion et de honte, quoi que néanmoins il est peut-être à propos de n’user pas de ce remède en toutes sortes d’occasions, mais seulement selon les espèces particulières des péchés, pour la guérison desquels il peut nous être utile sans être nuisible à notre prochain. Lorsque de nous-mêmes nous recherchons la gloire des hommes, ou que sans la rechercher nous-mêmes nous la recevons des autres, ou que nous nous efforçons d’acquérir cette même gloire par quelques actions qui nous soient honorables dans le monde, pensons à la pénitence que nous avons embrassée pour pleurer nos fautes ; pensons à ce tremblement et à cette frayeur que nous ressentons dans l’âme lorsque nous nous présentons devant Dieu, comme devant le juge de nos actions, pour lui offrir en secret les prières et les gémissements de notre cœur, et nous ferons rougir sans doute cette passion de la vanité si toutefois son impudence la rend capable de rougir jamais. Que si nous ne pouvons avoir cette pensée, parce que nous n’avons pas assez de soin de rendre nos prières sincères et véritables (c’est-à-dire de les faire par l’esprit d’humilité, qui nous remplit de confusion en la présence de Dieu dans la vue de nos péchés) souvenons-nous du moment redoutable de notre mort. Et si nous ne pouvons encore avoir une pensée assez forte et assez efficace de notre mort, craignons au moins l’humiliation et la honte qui suit cette fausse gloire, puisque selon Jésus-Christ, « celui qui s’élève sera humilié et rabaissé »(Matt.23.12), non seulement dans l’éternité de la vie future, mais même dans le temps de la vie présente. Lorsque des personnes commencent à nous louer, ou plutôt à nous tromper par leurs louanges, repassons aussitôt dans notre esprit le nombre innombrable de nos péchés ; et alors nous trouverons que nous sommes véritablement indignes de tout ce qu’on dit ou qu’on fait en notre honneur. Il arrive quelquefois que Dieu ayant résolu d’accorder certaines faveurs à des hommes vains et glorieux, il les prévient et les leur accorde avant qu’ils les lui demandent dans leurs prières. Et il le fait, de peur que s’ils les avaient reçues après les lui avoir demandées, ils ne s’en glorifiassent en eux-mêmes, et n’en devinssent ainsi encore plus vains qu’ils n’étaient auparavant. Ceux qui sont d’un naturel plus simple ne sont pas si sujets à être infectés de ce funeste poison des âmes. Car la vaine gloire est un bannissement de toute la simplicité chrétienne, et une hypocrisie qui se répand sur toutes nos actions. Comme il arrive souvent qu’un ver grossissant se change à la fin en un papillon qui a des ailes, et s’élève en l’air, ainsi la vaine gloire, étant montée au plus haut degré où elle puisse monter, enfante l’orgueil, qui est le chef, et le comble de tous les vices. XXII° DEGRE. De l’orgueil. L’orgueil est un renoncement à Dieu, une invention du Démon, un mépris des hommes. C’est l’auteur des jugements téméraires. C’est l’effet naturel des louanges qu’on nous donne. C’est la remarque de la stérilité de l’âme, la privation du secours de Dieu, l’avant-coureur funeste de l’endurcissement du cœur, la cause de plus grandes chutes, la matière de l’épilepsie spirituelle, la source de la colère, la porte de l’hypocrisie, le plus fort appui des Démons, le fidèle gardien de nos offenses, le cruel auteur de toutes inhumanités, l’oubli de toute compassion. L’orgueil est un créancier très rigoureux, un juge impitoyable, un mortel ennemi de Dieu, une racine malheureuse de tous les blasphèmes. Le commencement de l’orgueil est la fin et le comble de la vaine gloire ; son progrès est le mépris du prochain, l’insolente ostentation de nos travaux, l’amour des louanges, et la haine des reproches. Sa fin est un renoncement au divin secours de la Grâce, une présomptueuse confiance en nos propres forces, une possession spirituelle du Diable. Tous tant que nous sommes qui voulons éviter de tomber dans le précipice de l’orgueil, nous devons remarquer que cette peste a souvent accoutumé de se nourrir et de se fortifier dans l’âme par les actions de grâces même que l’on rend à Dieu. Car elle n’est pas assez impudente pour oser d’abord nous porter à le renoncer. J’en ai vu qui en même temps qu’ils remerciaient Dieu extérieurement par des paroles d’humilité s’élevaient contre Dieu intérieurement par des pensées de vanité. Et nous en avons une preuve claire dans l’Evangile en la personne du Pharisien lorsqu’il disait à Dieu, seulement des lèvres et non du cœur : « Seigneur, je te rends grâces » ( Luc, 17, 12), et le reste. Quand une âme tombe dans le péché, c’est une marque qu’elle s’était élevée auparavant par l’orgueil. Car les chutes sont des effets et des marques de cette première cause. Un grand personnage me dit un jour qu’il y a douze péchés que notre âme veut bien commettre, mais qu’elle estime trop honteux pour les vouloir avouer, et que si elle s’attache volontairement à l’un d’entre eux qui est l’orgueil, il remplit lui seul la place de tous les autres. Le solitaire superbe contredit avec violence et avec rigueur ; mais l’humble n’ose pas même lever les yeux pour regarder en face ceux qui le reprennent. Comme le cyprès poussant toujours ses branches en haut ne les abaisse jamais vers la terre, aussi le religieux qui est plein d’orgueil élevant toujours son cœur par la vanité, ne peut l’abaisser par une humble obéissance. L’homme hautain désire de commander. Et quoique le commandement soit sa perte sans ressource, il veut bien se perdre sans ressource pourvu qu’il commande. Après que Dieu a déclaré par la bouche de Ses Apôtres qu’il « résiste aux superbes » (Jac.4.6), (Petr.1.6), qui peut avoir compassion d’eux ? Et puisque tout superbe est impur aux yeux du Seigneur, quelle sera la créature qui pourra le rendre pur ? La répréhension des hommes est aux orgueilleux une pierre de scandale qui les fait tomber. La tentation du Démon leur est un aiguillon qui les pousse dans le péché ; mais l’abandonnement de Dieu est la cause de l’endurcissement de leur cœur. Les hommes ont souvent été guéris par les hommes des deux premiers de ces maux, savoir de cette compréhensive résistance aux corrections, et de ce contentement criminel aux tentations ; mais quant au dernier, qui est l’endurcissement du cœur, il est incurable à tous les remèdes humains. Celui qui rejette loin de soi toute répréhension découvre l’orgueil caché dans son âme. Mais celui qui la reçoit humblement s’est délivré des chaînes de ce tyran. Si ce vice tout seul et sans être accompagné d’aucun autre a fait tomber l’Ange du Ciel, on pourrait aussi demander si l’humilité toute seule et sans les autres vertus ne serait point capable de nous y faire monter. L’orgueil est la perte de toutes les richesses de la vertu, et de toutes les sueurs de la pénitence. « Ils ont élevé leurs cris, dit le Prophète, pour demander du secours ; mais il ne s’est trouvé personne pour les secourir » parce qu’ils criaient avec orgueil. ( Ps. 17.42). « Ils ont élevé leurs cris vers le Seigneur, mais le Seigneur ne les a point exaucés », parce qu’ils n’avaient pas eu soin de couper cette racine malheureuse, qui produit tous les maux dont ils demandaient la délivrance. Un vieillard très vertueux et très éclairé dans la conduite des âmes reprit un jour avec beaucoup de charité un jeune religieux qui s’emportait dans l’orgueil. Et cet aveugle spirituel lui répondit : « Pardonne-moi, mon Père, je ne suis pas orgueilleux. «  A quoi ce vieillard lui répartit aussitôt : « Et comment peux-tu, mon fils, nous dire plus clairement que tu l’es qu’en disant que tu ne l’es pas ? » Les personnes qui sont sujettes à ce vice ont besoin sur toutes choses d’être soumises à un directeur, de choisir la vie la plus grossière et la plus méprisable selon les hommes, et de s’appliquer à la lecture des actions surnaturelles et divines les plus éminents d’entre les Saints Pères. Car au moins de cette sorte ces pauvres malades pourront avoir quelque espérance, quoique faible encore, de leur guérison et de leur Salut. Il y a de la honte à se glorifier d’un ornement qui ne nous appartient pas ; mais c’est la dernière folie de s’élever des dons et des grâces qui n’appartiennent qu’à Dieu seul. C’est pourquoi il ne vous reste point de bonnes œuvres dont vous puissiez vous glorifier que celles que vous avez pu faire avant que vous fussiez né. Car quant à celles que vous avez faites depuis que vous êtes né dans le monde, ce sont des dons de la pure libéralité de Dieu aussi bien que votre naissance même. Si vous avez pratiqué quelques vertus lorsque vous étiez encore sans âme dans le ventre de votre mère, ce sont les seules dont vous pouvez vous glorifier, comme étant toutes de vous et n’appartenant qu’à vous seul. Mais celles que votre âme a pratiquées sont des dons de Sa bonté aussi bien que votre âme même. Et enfin si vous avez souffert quelques travaux sans que votre corps y ait eu de part, ceux-là seulement peuvent être attribués à vos propres forces ; mais quant à ceux qu’il a soutenus, ils sont aussi peu à vous que votre corps même, qui n’est pas l’ouvrage de vos mains, mais de celles du souverain créateur de toutes choses. Soyez toujours dans une continuelle défiance de votre faiblesse jusqu’à ce que votre dernière sentence vous ait été prononcée, puisque vous voyez dans l’Evangile que celui-là même qui avait déjà pris sa place dans la chambre nuptiale ne laissa pas d’en être chassé, et d’être jeté pieds et mains liées dans les ténèbres de l’Enfer les plus profondes. Ne vous élevez point dans votre cœur, vous qui n’êtes qu’impureté, que terre, et que boue, puisque tant de Saints et de purs esprits ont été précipités du haut du Ciel à cause de leur orgueil. Lorsque le Démon a établi sa demeure dans l’âme de ceux qui sont devenus ses esclaves, il leur apparaît en songe, ou même quand ils sont éveillés sous la figure d’un Ange de lumière, ou sous celle d’un Martyr ; et alors il leur découvre quelques secrets et leur confère en apparence quelques grâces extraordinaires, afin que ces pauvres misérables étant ainsi abusés tombent dans un entier aveuglement. Quand nous aurions enduré mille morts pour Jésus-Christ, nous n’aurions pas encore satisfait à ce que nous lui devons. Car il y a bien de la différence entre le sang de Dieu et le sang de Ses serviteurs, lorsqu’on en juge selon la dignité, et non selon la substance. Si nous avons soin de nous considérer et de nous examiner nous-mêmes sur le modèle des Saints Pères qui ont vécu avant nous, et qui ont été des lumières éclatantes de leurs siècles, nous reconnaîtrons alors que nous n’avons point encore fait un seul pas pour suivre les vestiges de ces grands hommes, et pour imiter leurs actions saintes ; mais qu’au contraire nous continuons toujours à mener une vie toute séculière et toute mondaine. Celui-là est véritablement solitaire qui ne permet ni à l’œil de son âme de s’élever par des pensées de vanité, ni aux sens de son corps de s’émouvoir par les attraits des objets sensibles. Celui-là est véritablement solitaire qui, lors même que ses ennemis invisibles s’enfuient devant lui, les appelle au combat, et les irrite comme des bêtes farouches. Celui-là est véritablement solitaire, qui a toujours l’esprit comme transporté dans le Ciel, et ravi en Dieu, et qui ne souffre la vie présente qu’avec dégoût et avec regret. Celui-là est véritablement solitaire, à qui les vertus sont devenues presque aussi naturelles que les voluptés et les plaisirs le sont aux autres. Celui-là est véritablement solitaire, qui a toujours les yeux de son âme éclairée de la lumière divine. Celui-là est véritablement solitaire, dont le cœur est comme un abîme d’humilité, où il précipite et étouffe, pour le dire ainsi, toutes les pensées d’orgueil que le Démon lui inspire. L’orgueil produit un entier oubli des péchés, au lieu que c’est le souvenir de ces mêmes péchés qui produit l’humilité. L’orgueil est la dernière pauvreté d’une âme qui croit posséder de grandes richesses, lors même qu’elle est dans une extrême indigence, et s’imagine être toute remplie de lumière, lorsqu’elle est en effet toute remplie de ténèbres. Cette peste des âmes ne nous empêche pas seulement d’avancer dans la piété, mais elle nous fait même tomber du plus haut de la vertu. L’orgueilleux ressemble à une grenade, qui est toute pourrie au-dedans, quoiqu’elle paraisse belle et toute vermeille au-dehors. Le religieux superbe n’a point besoin du Démon pour être tenté. Car il est lui-même le Démon, le tentateur, et l’ennemi de lui-même. Comme les ténèbres sont opposées à la lumière, aussi l’orgueil est opposé à toutes sortes de vertus. L’orgueil produit dans le cœur des paroles de blasphème, et l’humilité produit dans l’âme des pensées toutes célestes. Le larron abhorre la lumière du soleil ; et l’orgueilleux méprise la douceur des humbles. Je ne sais comment il arrive que la plupart des superbes ne se connaissant point pour eux-mêmes, s’imaginent avoir obtenu la parfaite victoire de toutes leurs passions, et ne voient qu’à leur mort leur propre indigence. Celui qui est esclave de ce tyran a nécessairement besoin du secours de Dieu pour se délivrer de cet esclavage. Car tout le secours des hommes lui est inutile. Ayant un jour remarqué que ce séducteur des âmes était entré dans mon cœur par le moyen de la vaine gloire qui est sa mère, je les combattis tous deux par les exercices d’une fidèle obéissance, et d’une profonde humilité. Et les contraignis enfin de me dire comment ils étaient entrés dans mon âme. Ce qu’ils firent en ces termes : « Nous ne tirons notre origine et notre naissance d’aucun vice, mais c’est de nous au contraire que tous les autres vices tirent leur naissance. Un de nos plus grands ennemis est l’humiliation et le brisement du cœur qui procède de l’obéissance. Car nous ne pouvons souffrir d’être soumis à qui que ce soit. C’est ce qui fit qu’autrefois n’ayant point voulu nous soumettre à Dieu même dans le Ciel, nous nous révoltâmes contre lui. Et pour vous dire tout en un mot, nous sommes le principe et la cause de tout ce qui est opposé à l’humilité, comme généralement tout ce qui lui est favorable nous est contraire. Au reste, si nous avons eu tant de pouvoir dans le Ciel même, en quel lieu pourrez-vous éviter notre puissance ? Nous tentons souvent ceux qui souffrent les humiliations et les mépris, ceux qui pratiquent l’obéissance, ceux qui retiennent les emportements de leur esprit par la douceur et la modération, ceux qui oublient les injures, et ceux qui rendent des services au prochain. Nos enfants sont les péchés où tombent les personnes même spirituelles, savoir la colère, la médisance, l’aigreur, l’animosité, les paroles d’indignation, les pensées de blasphème, l’hypocrisie, la haine, l’envie, l’amour de sa propre conduite, et enfin la désobéissance. Il n’y a qu’une seule chose qui rend toute notre puissance impuissante, et tous nos efforts inutiles, et nous ne te la disons qu’à cause que tu nous y contrains, c’est de s’accuser continuellement soi-même, et avec une sincérité toute entière, en la présence du Seigneur. Car par ce moyen tu ne mépriseras pas moins toutes nos embûches que des toiles d’araignées. Tu vois, ajouta l’orgueil, que la vaine gloire est comme le cheval sur lequel je suis monté ; mais l’humilité bienheureuse, et l’accusation de ses propres fautes se moqueront et du cheval, et de celui qui le monte, et chanteront dans le concert d’une harmonie toute sainte ce cantique de triomphe : « Chantons une hymne à la louange du Seigneur. Car il a fait voir avec magnificence l’éclat de Sa gloire. Il a renversé dans la mer ( c’est-à-dire dans l’abîme de l’humilité ), cheval et cavalier ».(Exod.15.1). Celui qui est monté sur le vingt-deuxième Degré ( s’il est possible que quelqu’un y puisse monter) s’est élevé à un très haut point de vertu. XXIII° DEGRE. Des pensées de blasphème, que les Démons excitent dans l’âme d’une manière imperceptible et inexplicable. Nous venons de voir dans le discours précédent que le blasphème est un rejeton très malheureux de cette malheureuse racine de l’orgueil, et un enfant abominable de cet abominable père. C’est pourquoi il est nécessaire de le produire maintenant au jour, comme n’étant pas un de nos moindres adversaires, mais étant au contraire le plus cruel ennemi de tous ceux que nous avons à combattre. Et ce qui est encore plus redoutable, c’est que nous avons très grande peine à le découvrir aux yeux de notre médecin spirituel par une sincère et véritable confession. D’où il est arrivé fort souvent que beaucoup de personnes sont tombés dans le désespoir, auquel ce vice détestable les a réduits par la perte de toute espérance de leur Salut, ainsi que le ver qui ronge le bois le réduit en poudre par la perte de la substance. Lors même qu’on célèbre la sainte liturgie, et dans cette heure terrible en laquelle le plus grand de nos mystères s’accomplit sur nos autels, ce monstre exécrable nous vient inspirer des pensées de blasphème contre Jésus-Christ, et contre cet auguste sacrifice. C’est ce qui nous fait connaître avec évidence que ce n’est point notre âme qui profère intérieurement ces paroles d’abomination et d’impiété, mais le Démon, cet irréconciliable ennemi de Dieu, qui fut précipité du Ciel pour y avoir voulu noircir par ses blasphèmes une majesté aussi pure et aussi inviolable qu’était celle de son souverain Seigneur. Car si ces paroles horribles et détestables étaient de nous, comment pourrions-nous adorer, ainsi que nous faisons, ce don que nous recevons du Ciel ? Comment pourrions-nous en même temps le maudire et le bénir ? Ce trompeur et ce corrupteur des âmes en a souvent porté plusieurs jusqu’à l’extravagance et à la folie. Car il n’y a point de pensées que nous ayons tant de peine à découvrir et à confesser que celles qui regardent le blasphème. Ce qui est cause que beaucoup de personnes les laissent vieillir et croupir dans leur âme jusqu’à la fin de leur vie. Et cependant, il n’y a rien qui fortifie tant contre nous les Démons et ces mauvaises pensées que de les nourrir et les tenir cachées dans le fond de notre cœur, sans vouloir les confesser. Que personne ne s’imagine être coupable pour avoir eu ces pensées de blasphème. Car le Seigneur voit à nu les plus secrets replis de nos âmes ; et il sait que ces paroles et ces pensées ne sont point de nous, (quoiqu’elles soient dans nous), mais des Démons nos ennemis. Comme le vin est la cause des chutes en ceux qui sont ivres, aussi l’orgueil est la cause de ces horribles pensées dans les personnes superbes. Et comme un ivrogne n’est pas coupable pour s’être laissé tomber, mais qu’il sera puni pour s’être enivré, ainsi le superbe ne sera pas châtié pour avoir eu ces pensées de blasphème, mais pour s’être enflé d’orgueil. Lorsque nous sommes en prière, ces pensées impies et exécrables s’élèvent dans nous contre nous-mêmes ; mais lorsque sans y arrêter notre esprit, nous achevons notre prière, elles se retirent aussitôt. Car elles ne combattent d’ordinaire que ceux qui s’amusent à les combattre. Cet esprit d’impiété ne se contente pas de blasphémer contre Dieu et contre les choses divines ; mais il profère aussi en nous d’une manière toute intellectuelle des paroles indécentes et déshonnêtes, afin que nous abandonnions la prière, ou que nous tombions dans le désespoir. Ce tyran aussi malicieux qu’impitoyable en a ainsi retiré plusieurs de l’oraison, en a porté plusieurs à se séparer des saints mystères, en a fait sécher quelques-uns de tristesse, et en a fait succomber d’autres par des jeûnes excessifs, en ne leur donnant ni relâche ni repos. Il agit de cette sorte non seulement à l’égard des gens du monde, mais encore à l’égard des religieux et des solitaires. Il leur persuade qu’ils ne peuvent plus avoir aucune espérance de leur Salut, et leur représente qu’ils sont en un état plus misérable que les infidèles et les païens mêmes. Celui qui se sent troublé par l’esprit de blasphème, et qui désire de s’en délivrer, doit tenir pour certain que ce n’est point de son cœur que procèdent ces pensées, mais du Démon seul, cet esprit impur, qui eut autrefois l’insolence de dire à Jésus-Christ même en lui montrant tous les royaumes du monde : « Je te donnerai toutes ces choses si tu te prosternes à mes pieds pour m’adorer. » (Matth. 4.9). C’est pourquoi nous devons le mépriser à l’imitation de notre maître, et lui dire sans s’arrêter à ses paroles : « Retire-toi de moi, Satan, j’adorerai mon Seigneur et mon Dieu, et ne servirai que lui seul. » (Ibidem). Quant à toi, tous tes artifices et tous tes discours retourneront contre toi-même, et tes blasphèmes retomberont sur ta tête dans le siècle présent, et dans le siècle à venir. Celui qui voudrait combattre d’une autre manière contre cet esprit de blasphème, ressemblerait à un homme qui tâcherait de prendre un éclair avec ses mains et de l’arrêter. Car quel moyen d’arrêter, de repousser, ou de combattre par les raisonnements de l’esprit celui qui tout d’un coup passe aussi vite que le vent dans notre cœur, qui au moment qu’il nous parle cesse de nous parler, et s’évanouit à l’instant ? Tous nos autres ennemis demeurent fermes devant leur adversaire, le combattent de front, et assez longtemps pour lui donner le loisir de leur résister ; mais celui-ci au contraire, aussitôt qu’il se présente, il se retire, et aussitôt qu’il parle à notre âme, il disparaît.» Cet esprit malicieux prend souvent plaisir à attaquer les âmes les plus simples et les plus pures, parce qu’elles ont accoutumé de se troubler et de s’agiter avec beaucoup plus de violence que les autres. Mais je leur puis dire que tout cela ne leur arrive pas tant par leur orgueil que par l’envie des Démons. Cessons de juger et de condamner notre prochain, et nous ne craindrons plus toutes les pensées de blasphème, puisque ces jugements téméraires en sont la cause et la racine. Comme celui qui est renfermé dans sa maison entend les discours des passants, quoiqu’il ne s’entretienne avec eux en aucune sorte, ainsi une âme recueillie et renfermée en elle-même écoute les blasphèmes que le Démon dit en passant au-dedans d’elle ; et quoiqu’elle n’y ait aucune part, elle ne laisse pas d’en sentir du trouble. Celui qui méprise cet ennemi se délivre de sa tyrannie ; mais celui qui prétend le combattre avec d’autres armes que le mépris se trouvera enfin assujetti sous son pouvoir. Car ce n’est pas une moindre folie de vouloir arrêter par des paroles de purs esprits tels que sont les Démons, que de s’efforcer d’enfermer les vents. Un solitaire fort vertueux ayant été tourmenté par ce Démon durant l’espace de vingt années, avait mâté sa chair et desséché tout son corps par les jeûnes et par les veilles. Mais voyant qu’il ne recevait aucun soulagement de toutes ces austérités, il écrivit sur un papier sa tentation et son trouble, et s’en alla trouver un saint homme, auquel il le donna, s’étant prosterné le visage contre terre et n’osant pas même lever les yeux pour le regarder. Le vieillard, après avoir lu le papier, sourit, et relevant ce jeune religieux lui dit : « Mon fils, mets ta main sur mon cou » ; Ce qu’ayant fait, ce grand homme ajouta : « Mon frère, je prends ton péché sur moi, tant pour le passé que pour l’avenir, pourvu seulement que tu ne t’en mettes plus en peine. » Ce qui fortifia ce frère de telle sorte qu’il n’était pas encore sorti de la cellule du vieillard que toute sa tentation s’était évanouie. Et j’ai appris cette histoire de la bouche même de ce religieux, qui me la raconta depuis avec un vif sentiment de reconnaissance envers Dieu pour une si grande Grâce. XXIV° DEGRE. De la douceur, et de la simplicité innocente, qui ne viennent pas de la nature, mais qui s’acquièrent par les travaux de la pénitence. Et de la malice, ennemie de ces vertus. Comme l’aurore précède la lumière du soleil, aussi la douceur précède l’humilité. Ce que nous pouvons apprendre de Jésus-Christ même qui est la véritable lumière, lorsque marquant l’ordre naturel de ces deux vertus, il dit dans Son Evangile : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ». ( Matth.33.29). Il est donc juste et raisonnable qu’avant que de parler de l’humilité qui est comme le soleil, nous traitions de la douceur, qui est comme l’aurore ; afin qu’après avoir été éclairés de cette lumière qui a moins d’éclat, nous puissions en faire regarder fixement et clairement celle du soleil de l’humilité, qui est beaucoup plus brillante. Car c’est une chose impossible de regarder l’une sans avoir auparavant regardé l’autre, ainsi que nous venons de voir dans ces paroles de Jésus-Christ, où il nous a marqué l’ordre véritable de ces deux vertus. La douceur est une assiette immuable de l’esprit, par laquelle il demeure toujours de même, soit dans les honneurs, soit dans les déshonneurs et les mépris. La douceur consiste à souffrir avec une insensibilité sainte les troubles que nous cause notre prochain, et à prier pour lui avec une parfaite sincérité, lorsqu’il agit avec injustice contre nous. La douceur est comme un rocher, qui étant élevé au-dessus de la mer, c’est-à-dire des agitations de la colère, rompt tous les flots qui le heurtent, et demeure toujours ferme sans pouvoir être jamais ébranlé. La douceur est l’appui de la patience. C’est la porte, ou plutôt la mère de la charité. C’est un principe de discernement et de lumière, suivant cette parole du Prophète : « Le Seigneur enseignera Ses voies à ceux qui sont doux ». ( Ps.24.9). C’est la médiatrice du pardon de nos péchés et de l’humble confiance dans nos prières. C’est le temple vivant du Saint Esprit : « Sur qui jetterai-les yeux, dit le Seigneur, sinon sur ceux qui sont paisibles et doux ? » ( Isa.66.2). La douceur est l’aide de l’obéissance. C’est le guide et lee lien de la société fraternelle. C’est le frein qui arrête la fureur, et qui dompte la colère. C’est une source de joie toute sainte, une imitation de Jésus-Christ, et une qualité toute angélique. C’est une chaîne pour attacher les Démons, et un bouclier pour repousser tous les traits de la haine et de l’aigreur. Le cœur des doux est le trône où le Seigneur se repose. Et l’âme des turbulents et des colères est le tribunal où préside le Démon. « Les doux seront les possesseurs de la terre, «  (Mat.5.5), dit Jésus-Christ, ou plutôt ils en seront les dominateurs, au lieu que les furieux et les colères seront exterminés de dessus la terre. L’âme qui est douce et paisible est le siège de la simplicité. Et l’esprit colère et violent est une source féconde en malice. L’âme qui est remplie de douceur se remplit des paroles de la sagesse. « Car le Seigneur, dit le Prophète, conduira les doux dans la science du jugement, » (Psal.24.9), ou pour mieux dire, dans la lumière du discernement. L’âme qui est droite et sincère est la fidèle compagne de l’humilité, au lieu que celle qui est malicieuse et corrompue est la servante et l’esclave de l’orgueil. Les âmes des doux sont éclairées des connaissances divines, au lieu que l’esprit des colères demeure toujours dans les ténèbres et dans l’ignorance. Un homme furieux et un fourbe s’étant un jour rencontrés, l’on ne pouvait trouver rien de solide ni de sincère dans tous leurs discours, parce que si vous eussiez découvert le cœur du premier, vous n’y eussiez trouvé que de la folie, et si vous eussiez pénétré le fond de l’âme du second, vous n’y eussiez vu que de la malice. La simplicité est une habitude de l’âme, qui la rend incapable de toute duplicité, et immobile à tous les mouvements de la corruption de l’esprit, et de la dépravation du cœur. La malice est la science des Démons, ou plutôt c’est l’infâme partage de ces esprits de ténèbres. Elle est ennemie de la vérité, et comme elle s’en prive elle-même, elle veut aussi en priver les autres par ses illusions et ses tromperies. L’hypocrisie est une composition extérieure de nos actions et de nos paroles, toute contraire à la disposition intérieure de notre cœur, et toute couverte de déguisement et d’artifices. L’innocence au contraire est l’état d’une âme tranquille, qui est pleine d’une joie sainte, et exempte de tout déguisement et artifice. La rectitude du cœur est une intention droite, qui ne recherche point des subtilités et des détours pour s’écarter de la vérité. Elle est aussi sincère dans ses actions que simple et sans fard dans ses paroles. L’innocent est celui qui est dans la pureté naturelle où son âme a été créée de dieu, et qui agit et parle avec tout le monde selon cette même pureté. La malice est un renversement de la rectitude du cœur. C’est une intention maligne, qui se couvre du faux prétexte d’une conduite sage et judicieuse. C’est une ambiguïté affectée dans les paroles, et confirmée par de faux serments. C’est une duplicité de cœur qui est obscure et impénétrable. C’est un abîme de tromperie, une habitude de mensonge ; un orgueil passé en nature ; un ennemi mortel de l’humilité. C’est une fausse et trompeuse imitation de la pénitence. C’est un bannissement des larmes saintes. C’est une aversion et une haine de la confession de ses fautes. C’est une attache opiniâtre à son propre esprit et à sa propre conduite. C’est une source de corruption qui produit toutes les chutes, et un obstacle qui empêche de se relever après que l’on est tombé. C’est une complaisance secrète et intérieure que le fourbe, et qui le porte à sourire lorsqu’on lui reproche ses souplesses et ses artifices. C’est une modestie affectée et ridicule, une dévotion fausse et fardée, une vie tout-à-fait diabolique. Lee méchant et le Démon ne sont pas seulement unis ensemble par la conformité de leurs actions, mais encore par l’unité d’un même nom. Car nous avons appris de Jésus-Christ même à appeler le Diable du nom de Méchant dans la prière, où nous demandons tous les jours à Dieu qu’il nous délivre du Méchant. Fuyons le précipice de l’hypocrisie, et l’abîme de la dissimulation et de la duplicité, écoutant ces paroles du Roi Prophète : « Les méchants seront exterminés, et ils se sècheront devant la face de Dieu en aussi peu de temps que l’herbe se sèche par l’ardeur brûlante du soleil. » ( Ps. 36.2). Car ils doivent être la pâture des Démons, comme l’herbe est la pâture des bêtes. Dieu qui est appelé charité dans les Ecritures est appelé dans les mêmes Ecritures le Dieu d’équité. C’est pourquoi le Sage qu’est Salomon, parlant à l’âme pure dans son Cantique lui dit : « Le Dieu d’équité t’a aimée. » ( Cant.1.3). Et David son Père dit aussi : « Le Seigneur est bon et équitable » ( Ps. 24.8). Et voulant nous faire entendre que ceux qui portent avec lui ce même nom sont sauvés, il ajoute en un autre lieu : « Le Seigneur sauve ceux qui ont le cœur équitable et droit ». (Ps. 7.11). Il dit encore dans un autre psaume : « Il a jeté les yeux sur les âmes justes, et a considéré leur rectitude et leur équité. » ( Ps. 10,7). L’une des premières qualités des petites enfants est une simplicité toute innocente, et tandis qu’Adam a possédé cette heureuse simplicité, il n’a eu aucune vue de la nudité de son âme, ni aucune honte de la nudité de son corps. La simplicité que quelques-uns ont reçue de la nature est une qualité avantageuse, et un bonheur estimable ; mais cette simplicité naturelle est beaucoup inférieure à la simplicité surnaturelle, que nous avons comme entée sur la racine malheureuse de notre corruption et de notre malice par le mérite de nos travaux et de nos sueurs. Car au lieu que la première qui est celle de la nature nous donne seulement une aversion de tous les déguisements et de tous les artifices, la seconde, comme étant au-dessus de la nature, nous procure l’humilité la plus sublime, et la douceur d’esprit la plus parfaite ; et ainsi au lieu que la récompense de l’une ne sera pas grande, celle de l’autre sera infinie. Tous tant que nous sommes, qui désirons d’attirer Jésus-Christ au fond de nos cœurs, approchons-nous de lui comme d’un excellent maître pour recevoir les divines instructions ; mais approchons-nous de lui avec simplicité, sans artifice, sans déguisement, sans malice, et sans curiosité. Car comme il est lui-même d’une essence toute pure et toute simple, il veut que les âmes qui s’approchent de lui soient toutes simples et toutes pures comme lui, sachant que si elles sont simples, elles seront indubitablement humbles, puisque la simplicité est inséparable de l’humilité. Le malicieux est un faux prophète, qui s’imagine pouvoir découvrir les pensées par les paroles, et les secrets du cœur par les actions extérieures du corps. J’en ai vu qui étant bons et simples ont appris à être fourbes et méchants par la conversation qu’ils ont eue avec des méchants. Et j’ai admiré comment ces personnes leur avaient pu faire perdre en si peu de temps cette qualité si avantageuse qu’ils avaient reçue de la nature. Mais autant qu’il est facile aux bons de se corrompre, autant est-il difficile aux méchants de se corriger. La véritable retraite du monde, la parfaite obéissance, et la vigilance exacte sur ses paroles ont été souvent très efficaces contre cette malheureuse corruption de l’esprit ; et par un changement tout-à-fait miraculeux, elles ont guéri des âmes, dont les plaies paraissaient entièrement incurables. S’il est vrai que la science, comme dit l’Apôtre, enfle de vanité la plupart des hommes ( 2. Cor.8), il semble qu’on peut dire que la simplicité et l’ignorance les rabaisse et les rend naturellement plus humbles. Le très saint homme Paul, surnommé le simple, nous peut servir d’un parfait exemple et d’un admirable modèle de cette simplicité bienheureuse, puisqu’on ne l’a jamais vu et que l’on ne verra jamais qu’un autre ait fait en si peu de temps un si grand progrès dans cette vertu. Le solitaire qui est simple comme une bête raisonnable, qui est parfaitement soumise à son conducteur, et qui par cette soumission s’est heureusement déchargée sur lui du pesant fardeau de sa propre volonté. Et comme une bête ne résiste point à son maître lorsqu’il la lie, aussi une âme qui est vraiment simple ne résiste point à son supérieur lorsqu’il lui ordonne quelque chose ; mais elle le suit partout où il lui plaît de la mener sans lui contredire jamais, non pas même quand il la sacrifierait comme une victime. Si les riches, comme dit Jésus-Christ, entreront difficilement dans le Royaume du Ciel, ces sages selon le monde, qui sont véritablement tous selon Dieu, n’entreront pas moins difficilement dans la bienheureuse simplicité. Souvent une grande chute a fait rentrer en eux-mêmes les malicieux et les fourbes, en leur procurant comme malgré eux une simplicité innocente et salutaire. Combattez et travaillez pour vous détromper de votre fausse sagesse. Par ce moyen vous trouverez le Salut de votre âme dans la simplicité de votre cœur. Et vous obtiendrez l’un et l’autre par la Grâce de notre Seigneur Jésus-Christ. XXV° DEGRE. De la très sublime humilité, cette exterminatrice de toutes les passions. Celui qui voudrait entreprendre d’expliquer par des paroles extérieures et sensibles les sentiments intérieurs et inexplicables, soit de l’amour de Dieu selon toute l’ardeur qui lui est propre, soit de l’humilité sainte selon toute l’étendue de ses plus profonds rabaissements, soit de la chasteté bienheureuse selon son excellence toute angélique, soit de l’illumination divine selon toute sa vertu surnaturelle, soit de la crainte de Dieu selon ses plus vifs et plus véritables mouvements, soit de l’humble confiance du cœur selon la tendresse et l’immobilité de ses regards vers l’unique objet de ses espérances, et qui croirait pouvoir, par la seule lumière de ses discours, éclairer l’ignorance de ceux qui n’ont jamais senti ni goûté la douceur ineffable de ces grâces et de ces vertus, ressemblerait à un homme qui voudrait par des paroles et par des comparaisons faire concevoir quelle est la douceur du miel à ceux qui n’en ont jamais goûté. Mais comme ce dernier parlerait en vain, ou pour mieux dire parlerait en l’air, l’autre aussi en parlant de l’humilité ou ignorerait lui-même ce qu’il dirait, ou s’il parlait avec connaissance, il se laisserait volontairement tromper par l’illusion de la vanité. La vertu dont j’ai dessein de traiter dans ce discours est un trésor qui est comme renfermé dans des vases d’argile, c’est-à-dire dans la fragilité de nos corps. Je l’expose à votre discernement, afin que vous en jugiez par la lumière de votre sagesse. Nulles paroles ne sont capables d’exprimer toutes ses qualités et toutes ses excellences. La seule inscription de ce trésor est tout-à-fait incompréhensible comme étant toute du Ciel. Et ceux qui se sont efforcés d’en comprendre le mystère et d’expliquer ensuite ce qu’ils en avaient compris se sont trouvés engagés dans une peine incroyable, et dans une recherche non seulement grande, mais infinie. Voici quelle est cette inscription divine, l’humilité sainte. Après avoir convié tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu à vouloir entrer avec nous dans cet examen spirituel, comme dans un sage et sacré conseil, et d’y apporter, non avec des mains charnelles, mais avec des mains intellectuelles, les tables de la science céleste que Dieu même a gravées dans leurs cœurs, nous nous sommes assemblés, et nous avons recherché et examiné d’un commun concert quel était le sens et la vertu de cette inscription si vénérable. Et alors l’un disait que l’humilité est un oubli continuel de nos bonnes actions. L’autre, qu’elle consiste à s’estimer le dernier de tous les hommes, et le premier de tous les pécheurs. Un autre, que l’humilité est une lumière qui fait connaître à notre âme quelle est sa faiblesse et son impuissance. Un autre disait qu’elle nous porte à prévenir notre prochain par la modération de notre esprit, lorsqu’il est prêt de s’irriter contre nous, et à être les premiers à étouffer toute dispute et toute contestation dans sa naissance. Un autre, que l’humilité est une reconnaissance de la Grâce de Dieu, et de Sa miséricorde envers les hommes. Et un autre disait encore que c’est le sentiment d’un cœur vraiment contrit, et un renoncement à sa propre volonté. Les ayant entendu parler ainsi, et ayant tout examiné et considéré en moi-même avec un très grand soin et une très grande exactitude, il ne fut pas en mon pouvoir de comprendre partout ce qu’ils dirent de la force et de l’étendue de cette vertu bienheureuse. Ainsi, étant le dernier et le moindre de tous, ce que je pus faire fut de ramasser comme un petit chien les miettes qui tombaient de la table de ces Saints Pères, et de ces hommes si éclairés, et de dire pour définir cette vertu que l’humilité est une grâce de l’âme qui ne se peut exprimer par aucun nom, et qui n’est connue que de ceux-là seuls qui la connaissent par leur propre expérience ; que c’est un trésor ineffable, que c’est un don du Ciel, et l’un des noms de Dieu même, puisqu’il dit dans l’Evangile ( Math. 31. 29) : « Apprenez, non d’un Ange, non d’un homme, ni des tables d’une loi écrite, mais de moi, c’est-à-dire de la présence de mon Esprit, de l’infusion de ma lumière, et de l’opération efficace de ma Grâce dans vos âmes, « que je suis doux et humble de cœur », d’esprit, et de volonté, et vous trouverez le repos et la paix intérieure de vos consciences par la fin des tentations et des guerres qui vous troublent. L’humilité est comme une vigne sainte, qui est fort différente d’elle-même selon les différentes saisons dans lesquelles on la considère. Car elle n’est pas la même en hiver, où elle est encore battue par les vents de nos diverses passions ; au printemps, où elle pousse les fleurs, et commence à former les fruits ; et en été, où les vertus, comme des raisins, sont déjà parvenues à une maturité parfaite. Mais ces divers changements ne laissent pas de concourir tous ensemble, pour nous faire recueillir avec joie les fruits de cette plante divine. Et l’on peut voir des marques et comme des présages assurés de ces fruits célestes dans tous ces états différents. Car aussitôt que les grappes spirituelles de cette vigne sacrée ont commencé à fleurir dans le champ de notre cœur, nous commençons à haïr toute la gloire et toutes les louanges des hommes, nous ne pouvons plus les souffrir, et nous ne pensons plus désormais qu’à bannir loin de notre âme tous les mouvements et tous les transports de la colère. Mais quand l’humilité, cette reine des vertus, croissant en nous de jour en jour par un progrès tout spirituel, s’y est fortifiée et enracinée, c’est alors que nous avons non seulement du mépris, mais même de l’horreur pour toutes nos bonnes actions, nous persuadant que nous augmentons tous les jours le fardeau de nos péchés par plusieurs fautes secrètes que nous ne connaissons pas, et que l’abondance des grâces que nous recevons de la main de Dieu ne servira qu’à nous faire mériter un châtiment plus sévère, comme ayant été si indignes de ses extraordinaires faveurs. C’est ce qui fait que notre âme, se retranchant alors dans les sentiments de sa bassesse, demeure inviolable à tous les efforts de ses ennemis. Elle entend seulement le bruit que font les Démons à l’entour d’elle, et elle regarde comme des illusions et des jeux toutes les embûches qu’ils lui dressent, sans qu’elle puisse désormais en recevoir la moindre blessure ni la moindre atteinte ; cette humble estime qu’elle a d’elle-même étant comme un trésor intérieur, où elle renferme toutes ses vertus, et où elle les met en sûreté contre toutes les attaques de ses ennemis. Voilà ce que j’avais entrepris de vous dire en peu de mots touchant les premières fleurs et la première production des fruits toujours fleurissants de l’humilité sacrée. Car quant à ce qui regarde leur entière perfection et leur dernière maturité, c’est à vous, qui êtes unis avec Dieu par une familiarité si étroite, à lui demander qu’il vous l’apprenne. Que s’il m’est impossible d’exprimer la grandeur et l’étendue de cette humilité bienheureuse, il me l’est encore beaucoup davantage d’expliquer toutes les différentes qualités. C’est pourquoi je me contenterai de rapporter en ce lieu quelques-unes de ces propriétés admirables que j’ai plus particulièrement remarquées. La pénitence qui est exacte et austère, les larmes qui effacent toutes les taches de l’âme, et la très sainte humilité de ceux qui commencent d’entrer dans le service de Dieu, sont trois choses aussi différentes et aussi distinctes l’une de l’autre que la farine et la pâte sont différentes du pain. Car l’âme est comme brisée et réduite en poudre par une véritable pénitence ; elle est unie en quelque sorte, et s’il m’est permis de parler ainsi, elle est comme pétrie et mêlée avec Dieu même par l’eau des larmes sincères. Et ensuite, ayant été embrasée du feu de l’amour céleste, il s’en forme le pain solide et tout pur de la bienheureuse humilité, sans qu’il y ait le moindre mélange ni du levain de l’orgueil, ni de l’enflure de la vaine gloire. Cette chaîne toute sainte composée de ces trois chaînons dont elle réunit ensemble toute la force, ou plutôt cet arc-en-ciel formé de ces trois couleurs, a des qualités qui lui sont propres, et ces trois chaînons aussi bien que ces trois couleurs sont tellement unis ensemble et indivisibles que la marque qui en fait connaître l’un fait aussi en même temps connaître les autres. Mais pour vous faire mieux entendre ce que je viens de dire seulement en abrégé, je m’efforcerai de vous l’expliquer plus clairement et en détail. La première, et l’une des plus excellentes propriétés de cet illustre et admirable ternaire est la souffrance des humiliations et des mépris que l’âme reçoit avec joie, et embrasse avec ardeur, comme un remède salutaire qui guérit ses maladies, et qui consume les plus grands péchés. La seconde propriété est la parfaite victoire sur la colère, et l’humilité de l’esprit dans cette victoire même ; Le troisième degré et le plus élevé de tous est une défiance de ses meilleures actions, jointe avec une confiance en la miséricorde de Dieu, et un désir continuel de s’instruire. Comme Jésus-Christ est la fin de la loi et des Prophètes pour la justification de tous les fidèles, aussi la vaine gloire et l’orgueil sont la fin des passions impures et déréglées pour la perte et pour la ruine de tous ceux qui négligent de s’en corriger. Mais comme l’humilité est l’ennemie mortelle et l’exterminatrice de ces passions, ainsi que la biche l’est des serpents, elle préserve de leur venin mortel tous ceux qui la prennent pour leur fidèle compagne. Car voit-on jamais paraître en elle le poison de l’hypocrisie? Y voit-on jamais celui de la médisance ? Le serpent infernal peut-il jamais se cacher en elle ? Et n’est-ce pas au contraire cette divine vertu qui le tire de la terre de notre cœur, qui le met au jour, et qui le tue ? L’on ne voit jamais dans ceux qui la possèdent ni la moindre apparence de haine, ni le moindre signe de contradiction, ni la moindre trace de désobéissance ; si ce n’est qu’il s’agisse de la foi. Celui qui s’unit avec l’humilité par le lien d’un mariage tout spirituel et tout divin est doux et paisible. Il a le cœur contrit et humilié. Il est tendre et porté sur toutes choses à la miséricorde et à la compassion. Il est tranquille, gai, obéissant, vigilant, plein de ferveur, et pour tout dire en un mot, il est devenu victorieux de toutes ses passions, selon ces paroles de David : «  Le Seigneur s’est souvenu de nous, lorsqu’il nous a vus dans le rabaissement et l’humilité, et il nous a délivrés de la puissance de nos ennemis » ( Ps. 135. 23), c’est-à-dire de nos passions, et des impuretés qu’elles causent dans nos âmes. Le solitaire qui est humble ne recherche point avec curiosité les choses qui sont cachées à la connaissance des hommes ; au lieu que celui qui est superbe veut pénétrer jusques dans la profondeur des jugements de Dieu même.  Les démons apparurent un jour à un frère des plus éclairés, et lui donnèrent en sa préférence de grandes louanges ; mais il leur répondit avec une extrême sagesse : «  Si vous cessez de me louer et d’exciter dans mon esprit des pensées de vanité, votre silence et votre retraite me feront concevoir une opinion avantageuse de moi-même. Mais si vous continuez toujours de me louer, vos louanges ne serviront qu’à me faire connaître l’impureté et la corruption de mon âme, puisque tout homme qui s’élève dans son cœur est impur aux yeux de Dieu. Retirez-vous donc si vous avez envie que je sois superbe, ou continuez à me louer si vous voulez que je devienne plus humble. » Ce discours ambigu et douteux étonna et confondit de telle sorte tous ces malheureux esprits qu’ils disparurent à l’heure même. Que votre âme ne soit pas comme une citerne, tantôt toute remplie des eaux vivifiantes de l’humilité, et tantôt toute desséchée par l’ardeur de la vaine gloire et de la présomption ; mais qu’elle soit une source vive, où l’humilité produise intérieurement la paix et le calme des passions, et fasse couler extérieurement comme un ruisseau spirituel et céleste la pauvreté sainte et volontaire. Sachez, mes chers frères, que les vallées produisent avec abondance les grains et les fruits spirituels. Ces vallées nous figurent les âmes humbles, qui, étant au milieu des montagnes de la vanité et de l’orgueil, demeurent fermes et immobiles dans les sentiments de leur bassesse. David ne dit pas : « J’ai jeûné, j’ai veillé, j’ai dormi sur la terre toute nue ; » mais il dit : « Je me suis humilié, et le Seigneur est venu aussitôt à mon secours. » ( Ps. 114.6). La pénitence nous élève vers le Ciel ; les larmes frappent à la porte ; et c’est la sainte humilité qui nous l’ouvre. Ce qui me donne sujet de dire que j’adore ce sacré ternaire dans l’unité, ( savoir dans la Grâce de Jésus-Christ qui unit ensemble ces trois dons de Dieu) et l’unité dans ce ternaire. Le soleil illumine toutes les créatures visibles, et l’humilité affermit tout ce que la raison et la piété nous fait faire. Et comme en l’absence de la lumière, tout est rempli de ténèbres, aussi l’humilité étant absente, toutes nos actions sont remplies d’impureté. Comme il n’y a eu qu’un lieu dans tout l’univers qui n’ait vu qu’une fois le soleil, (savoir le fond de la mer Rouge, lorsque le peuple d’Israël la passa à sec), aussi une seule pensée a souvent produit l’humilité. Et comme il n’y a eu qu’un seul jour auquel tout le monde s’est réjoui, (qui a été celui auquel Noé sortit de l’arche avec sa famille qui composait tout le monde), il n’y a aussi que cette seule vertu qui est inimitable aux Démons. Il y a différence entre s’élever, ne point s’élever, et s’humilier. Celui qui s’élève juge de tout. Celui qui ne s’élève point ne juge de rien, et se condamne quelquefois soi-même. Mais celui qui s’humilie se condamne toujours lui-même, encore qu’il soit innocent. Ce sont trois choses toutes différentes, d’être humble, de travailler pour devenir humble, et de louer celui qui est humble. La première appartient aux parfaits, la seconde à ceux qui pratiquent une véritable et sincère obéissance, et la troisième à tous les fidèles. Celui qui est parfaitement humble au fond de son âme ne court point fortune de perdre l’humilité par des discours vains et présomptueux. Car la langue étant comme la porte, par laquelle on voit le trésor du cœur, elle ne peut pas produire au-dehors des paroles de vanité, lorsqu’il n’y a au-dedans que des pensées d’humilité. Comme il arrive souvent qu’un cheval qui paraissait rapide en courant tout seul, paraît lent lorsqu’il est joint avec d’autres qui courent plus fort que lui, aussi il arrive souvent qu’un Anachorète qui croyait vivre fort saintement lorsqu’il vivait seul, reconnaît sa propre faiblesse lorsqu’il vit dans une communauté. Quand une âme ne se glorifie plus des dons qu’elle a reçus de la nature, c’est une marque qu’elle commence à recouvrer sa santé. Mais tant qu’elle sera infectée de l’odeur pernicieuse de la vaine gloire, elle ne pourra sentir le doux parfum de l’humilité. Cette sainte vertu ordonne à ceux qui ont de l’amour pour elle, mais qui ne sont pas encore parfaitement unis avec elle, de ne reprendre personne, de ne juger personne, de ne dominer personne, et de ne tromper personne. Car quant à ceux qui ont contracté avec elle une parfaite union, ils n’ont plus besoin, selon l’expression de l’Apôtre, d’aucune autre loi que de la loi même de l’humilité. Les Démons, ces esprits impurs, ayant suggéré des pensées de vanité à un solitaire fort vertueux, et qui travaillait de tout son pouvoir pour obtenir cette bienheureuse vertu de l’humilité, cet homme poussé d’une inspiration divine, usa d’un saint artifice pour surmonter une tentation si pernicieuse à son âme ; car s’étant levé aussitôt, il écrivit sur la muraille de sa cellule les noms des plus éminentes d’entre les vertus, comme la charité parfaite, l’humilité angélique, l’oraison pure, la chasteté incorruptible, et autres semblables ; puis, quand ces pensées de vaine gloire commençaient à le tenter, il leur disait : « Allons-nous en trouver nos juges ; et allant relire ces noms qu’il avait écrits, il se disait tout haut à lui-même : Lorsque tu possèderas toutes ces vertus, tu connaîtras alors combien tu es encore éloigné de Dieu. Il est de l’humilité comme du soleil. Nous ne saurions dire au vrai quelle est sa vertu et sa substance. Mais comme nous ne la pouvons connaître par elle-même, nous en jugeons par ses différents effets, et par ses diverses qualités. L’humilité est un voile divin qui couvre nos bonnes actions, et les dérobe à nos yeux. L’humilité est un abîme où nous nous perdons dans la vue de notre néant, et cet abîme est impénétrable à tous les larrons spirituels de nos âmes. L’humilité est cette forte tour, dont il est parlé dans l’Ecriture, « qui nous met à couvert de notre ennemi, sans qu’il puisse nous faire aucun mal ; et sans que les enfants (ou plutôt les pensées) d’iniquité nous puissent nuire. » (Ps.60.4). « Il fera tomber nos ennemis devant nous, et il mettra en fuite ceux qui nous haïssent. » (Ps.88.23 et 24). Outre les propriétés que j’ai rapportées, et qui toutes, hormis une seule, sont des marques extérieures et visibles de ce riche trésor de l’humilité, il y en a encore d’autres qui ne sont connues que de celui qui est assez heureux pour le posséder, et qui sont toutes cachées dans l’intérieur de son âme. Ainsi vous pourrez connaître avec certitude que cette sainte vertu est en vous lorsque vous vous verrez tout rempli d’une lumière ineffable ; lorsque vous vous sentirez échauffé d’un amour tout extraordinaire pour la prière, et surtout lorsque vous conserverez la pureté de votre cœur, en ne condamnant point votre prochain, quoique vous lui voyiez commettre des fautes. Mais tout ce que nous venons de dire doit être précédé par une haine parfaite de la vaine gloire. La connaissance de soi-même et de toutes les différentes actions de son cœur est comme la première semence de l’humilité, et sans laquelle il est impossible que cette plante divine fleurisse jamais dans l’âme. Celui qui se connaît soi-même connaît combien il doit craindre le Seigneur, et marchant selon cette connaissance, il arrivera par le chemin de la crainte à la porte de l’amour. L’humilité est la porte du Royaume du Ciel. Elle y introduit tous ceux qui s’approchent d’elle. Et j’estime que c’est de ceux-là dont Jésus-Christ parle, lorsqu’il dit dans l’Evangile « qu’ils sortiront sans crainte de cette vie, et qu’ils trouveront dans le Paradis la verdure céleste des pâturages éternels. » ( Jean.10.9). Tous ceux qui entrent dans la carrière de la vie religieuse par une autre porte que celle de l’humilité sont des voleurs et des larrons de leur propre vie et de leur Salut. Si nous voulons nous bien connaître nous-mêmes, ne cessons jamais de nous bien examiner nous-mêmes. Et si par un véritable sentiment de notre cœur nous nous estimons en tout inférieurs à notre prochain, nous devons être persuadés que la miséricorde de Dieu est proche de nous. Il est impossible que la flamme sorte de la neige ; mais il est encore beaucoup plus impossible que l’humilité, cette vertu qui n’est propre qu’aux Chrétiens et aux personnes vertueuses, et encore à celles qui mènent une vie toute pure et toute sainte se trouve jamais dans un hérétique. Nous disons presque tous que nous sommes des pécheurs, et peut-être même que nous le croyons ainsi ; mais c’est par l’épreuve des humiliations et des mépris que nous pourrons reconnaître si notre cœur s’accorde avec notre bouche. Celui qui se hâte d’arriver à l’humilité comme à un port tranquille et paisible ne cessera jamais de faire tout ce qu’il pourra s’imaginer, soit par ses actions, soit par ses paroles, soit par ses pensées, soit par ses adresses, soit par ses demandes, soit par ses recherches, soit par toute sa conduite, soit par tous ses artifices, soit par ses prières, soit par ses conjurations, jusqu’à ce qu’avec le divin secours de la Grâce, et par l’exercice des actions les plus humiliantes et les plus viles, il se soit affranchi des périls de cette mer toujours agitée de la vaine gloire. Car celui qui est délivré de cette passion est aisément justifié devant Dieu de tous ses autres péchés, ainsi que l’exemple du Publicain le fait voir. Il y en a quelques-uns qui ont conservé jusqu’à la fin de leur vie le souvenir de leurs crimes passés, après même en avoir obtenu le pardon, s’en servant comme d’un sujet d’humiliation continuelle, pour réprimer l’enflure de la vaine gloire. Il y en a d’autres, qui pensant à ce que Jésus-Christ a souffert pour eux, se considèrent toujours comme lui étant infiniment redevables. Il y en a d’autres qui s’humilient continuellement dans la vue de leurs imperfections continuelles. Il y en a d’autres qui par les tentations qui leur arrivent, par les maladies intérieures de leur âme, et par les péchés où ils tombent, ont acquis l’humilité, cette mère de toutes les grâces. Et enfin il y en a d’autres ( s’il est vrai qu’il s’en trouve encore aujourd’hui) qui s’humilient d’autant plus que Dieu leur accorde le plus de faveurs, se jugeant tout-à-fait indignes d’être les dépositaires de ces richesses du Ciel, et considérant toutes ces nouvelles grâces comme de nouvelles dettes, qu’ils ajoutent sans cesse aux premières, et dont ils ne sauraient jamais s’acquitter. C’est là la véritable humilité. C’est là la béatitude de cette vie. C’est là la plus haute récompense des parfaits. Et lorsque vous verrez ou que vous entendrez dire que quelqu’un a acquis en peu d’années la souveraine paix de l’esprit qui calme le trouble de toutes les passions, vous devez croire qu’il n’y est arrivé que par cette dernière voie, qui est la plus heureuse et la plus parfaite, aussi bien que la plus courte. La charité et l’humilité sont deux fidèles et saintes compagnes. Car l’une nous élève vers le Ciel, et l’autre nous soutient de telle sorte quand nous sommes élevés, qu’elle nous empêche de tomber. La contrition qui procède d’un cœur brisé de regret par le souvenir de ses péchés, la connaissance de soi-même, et l’humilité sont trois choses différentes. La contrition est un vif repentir qui suit notre chute. Car celui qui tombe se brise, et lorsqu’ensuite il se met en prières, il le fait avec une humble défiance de soi-même, et avec une confiance louable en la miséricorde de Dieu, se servant comme d’un bâton du soutien de l’espérance pour appuyer la faiblesse de son âme qui est presque toute brisée, et pour chasser le désespoir qui semblable à un chien furieux menace de le déchirer. La connaissance de soi-même est une lumière qui nous découvre l’état véritable de notre âme, et c’est un souvenir continuel de nos moindres fautes. L’humilité est une science toute sainte dont Jésus-Christ est le maître, et qu’il n’enseigne qu’à ceux que lui-même en a rendus dignes. Elle est cachée dans le plus profond des cœurs, et toute l’éloquence des hommes n’en peut exprimer la vertu secrète et impénétrable. Celui qui dit qu’il a ressenti en lui-même avec plénitude l’odeur des parfums si précieux de l’humilité, et qui ne laisse pas d’être ému dans le fond de l’âme de quelque légère complaisance pour les louanges qu’on lui donne, ou qui s’y arrête tant soit peu pour examiner si elles sont véritables, est fort trompé s’il ne reconnaît qu’il est trompé. J’entendis un jour un saint homme qui disait à Dieu avec un vif sentiment de sa bassesse : « Ne nous donne point de gloire, Seigneur, ne nous en donne point ; donne gloire seulement à ton nom. » (Ps. 113.9). Car il savait combien il est difficile que notre nature étant faible comme elle est puisse recevoir quelques louanges sans en recevoir en même temps quelque blessure. Ce qui fait dire à David : «  C’est de toi, Seigneur, que je dois attendre toute ma gloire dans l’assemblée générale de tes élus » (Ps.21.26), savoir au siècle à venir. Car je ne puis en recevoir dans le temps de cette vie sans courir fortune de me perdre. Si l’on peut dire, que le comble et le dernier degré de l’orgueil est de feindre, par l’amour d’une fausse gloire, de posséder des vertus que l’on ne possède pas, c’est la marque de l’humilité la plus profonde, de faire semblant en quelques rencontres, par un véritable désir de l’humiliation et du mépris, d’avoir des défauts dont on est exempt. Ce fut par cet esprit qu’agit un saint solitaire, qui prit du pain et du fromage entre ses mains, et le mangea devant tout le monde, afin de faire perdre à ceux qui le venaient voir l’estime qu’on leur avait donnée de sa sainteté. Soyez toujours dans la volonté de déplaire plutôt aux hommes qu’à Dieu. Car il prend plaisir à voir que nous recherchions avec ardeur les ignominies qui blessent les yeux des hommes, pour fouler aux pieds, pour étouffer et anéantir cette folle passion de la vanité. Une retraite par laquelle on renonce parfaitement à l’honneur du monde nous fait entrer dans la carrière sainte de ces exercices de vertu. Car il est vrai qu’il n’appartient qu’aux hommes extraordinaires de s’exposer eux-mêmes aux railleries et aux mépris de leurs proches. Mais ne vous étonnez pas de tout ce que je viens de dire. Nul homme n’a jamais pu monter tout d’un coup jusqu’au haut de cette échelle divine. Tout le monde connaîtra que nous sommes les véritables disciples d’un Dieu, « non pas lorsque les Démons nous seront soumis ; mais lorsque nos noms seront écrits dans le Ciel » de l’humilité. ( Luc.10.20). La nature des citronniers est telle que lorsqu’ils sont stériles, ils poussent toutes leurs branches en haut ; et qu’au contraire ils commencent à porter beaucoup de fruits lorsqu’ils les poussent en bas. Celui qui fera réflexion sur la nature de ces arbres jugera aisément que son âme sera d’autant plus stérile en vertu et en fruits célestes qu’elle se rabaissera davantage dans la vue de son néant. L’humilité sainte est comme une échelle sacrée par laquelle on s’élève vers Dieu. Et il y en a qui selon l’expression de Jésus-Christ dans la parabole de l’Evangile montent par cette échelle jusqu’au trentième échelon, les autres jusqu’au soixantième, et les autres jusqu’au centième. Ce dernier degré qui est le plus sublime n’appartient qu’à ceux qui ont obtenu la bienheureuse paix de l’âme par le calme de toutes leurs passions. Le second est propre à ceux qui marchent courageusement dans le chemin du Salut. Mais quant au premier qui est le moindre, tous généralement y peuvent monter. Celui qui se connaît bien lui-même n’entreprend jamais par une téméraire présomption des choses qui soient au-dessus de lui. Mais il se tient toujours ferme dans le bienheureux sentier de l’humilité, et y marche avec assurance. Comme les petits oiseaux tremblent à la seule vue de l’épervier, aussi les âmes qui sont humbles tremblent au seul bruit des contestations et des disputes. Il y en a beaucoup qui se sont sauvés sans avoir aucunes révélations ni le don de prophétie, et sans faire des miracles ; mais nul n’entrera jamais dans la chambre nuptiale du Paradis sans l’humilité ; puisque c’est elle qui est la fidèle gardienne de toutes ces grâces extraordinaires ; au lieu que ces grâces extraordinaires la font souvent mourir en ceux qui ne sont pas encore affermis dans une solide vertu. Dieu par une conduite admirable de Sa Providence et de Sa miséricorde a permis pour nous humilier malgré nous-mêmes que les autres connussent nos plaies beaucoup mieux que nous, afin qu’ainsi nous soyons contraints de ne pas attribuer notre guérison à notre propre sagesse, mais à l’assistance de notre prochain et au divin secours de la Grâce. Celui qui a l’esprit vraiment humble a de l’aversion et de l’horreur pour sa propre volonté, comme pour celle qui ne peut que le tromper. Et par la foi ferme et inébranlable, avec laquelle il présente ses prières à Dieu, il obtient d’ordinaire et la lumière pour apprendre ce qu’il doit savoir et la force pour l’exécuter l’ayant appris. Il n’examine pas même en particulier quelles sont les mœurs de ceux qui prennent soin de sa conduite ; mais il s’abandonne entièrement à Dieu seul, qui voulut bien autrefois se servir de la voix d’une ânesse même pour instruire le Prophète Balaam des choses qu’il devait faire. Et quand celui qui est humble serait conduit par l’Esprit de Dieu dans toutes ses pensées et dans toutes ses paroles, il n’en croirait pas davantage à son propre esprit. Car ce n’est pas une peine moins pesante à l’humble de se fier à son propre jugement qu’au superbe de se soumettre à celui d’un autre. Il me semble qu’il n’appartient qu’à l’Ange seul de ne tomber jamais dans quelque péché, même par ignorance, puisque j’entends l’Apôtre cet Ange terrestre qui nous dit : « Je ne me sens coupable de rien ; mais je ne suis pas pour cela justifié. Ce n’est pas moi qui me juge, c’est le Seigneur. » ( I.Cor.4.4.) C’est pourquoi nous devons continuellement nous reprendre et nous condamner nous-mêmes ; afin que par le mérite de cette humiliation volontaire nous puissions effacer nos fautes involontaires. Autrement nous aurons grande peine à rendre compte à Dieu de nos actions au moment de notre sortie du monde. Celui qui demande à Dieu moins qu’il ne mérite, recevra infailliblement de sa bonté plus qu’il ne mérite. C’est ce que l’exemple du Publicain fait voir clairement, puisque n’ayant demandé que le pardon de ses fautes il obtint la grâce de sa justification. Le bon larron ne demanda aussi à Jésus-Christ autre chose, sinon qu’il se souvint de lui lorsqu’il serait dans son royaume, et il reçut en don la jouissance de toute la gloire même de ce royaume. Comme on ne peut voir de feu ni grand ni petit dans aucune créature selon l’ordre naturel que Dieu a établi dans le monde, aussi (selon l’ordre de la Grâce) le feu de la concupiscence, c’est-à-dire l’ardeur dont se forment les vices et les passions, ne peut subsister dans une vraie et sincère humilité. Et tant que demeurant sincèrement humbles nous ne péchons point volontairement (mais seulement par surprise et par fragilité, ce qui rend les fautes involontaires) cette ardeur impure dont se forment les passions demeure morte et éteinte en nous. Car ce sont les offenses volontaires qui la font revivre, et qui en même temps font mourir l’humilité dans notre cœur. Le Fils de Dieu, sachant que l’intérieur de notre âme se conforme à l’extérieur de notre corps, se ceignit autrefois d’un linge pour laver les pieds de ses Apôtres, et nous montra par cette action si humble un moyen court et facile d’arriver à l’humilité. Car l’âme s’accoutume intérieurement à ce qu’elle fait extérieurement, et elle forme d’ordinaire ses affections sur ses actions. La principauté qu’avait Lucifer sur tous les Anges lui donna lieu de s’élever dans l’orgueil, quoiqu’il n’eût pas reçu de Dieu cette dignité suréminente pour en abuser contre Dieu même. Ainsi les sentiments d’un homme qui est assis sur le trône sont bien différents de ceux d’un homme qui est couché sur le fumier. Et c’est peut-être pour cette raison que Job ce grand Juste s’y tint autrefois couché hors des murailles de sa ville. Car alors, étant dans une parfaite humilité, il disait du fond de son cœur : « Je me suis méprisé et humilié moi-même. Je suis devenu tout sec de douleur et de tristesse, et je ne me suis considéré que comme de la terre et de la cendre. (Job. 42.6). Nous voyons dans l’Ecriture que Manassé, cet impie roi d’Israël, était le plus grand pécheur de tous les hommes, et qu’il avait souillé le temple de Dieu et profané son culte saint par le culte sacrilège des idoles, de sorte que quand tout l’univers ensemble eût jeûné pour lui, tout l’univers ensemble n’eût pu expier par la grandeur de sa pénitence la grandeur des crimes de ce prince détestable. Cependant l’humilité seule eut assez de force pour guérir des plaies aussi incurables qu’étaient les siennes. « Si tu avais voulu des sacrifices, Seigneur, dit David parlant à Dieu, je t’en aurais offert ; mais les holocaustes (qui sont nos corps consumés par les austérités et par les jeûnes) ne te sont pas agréables ; le sacrifice que tu demandes, mon Dieu, est un esprit abattu d’affliction et de repentance ; tu ne rejettes pas un cœur contrit et humilié. » ( Ps.50. 17). Lorsque ce grand roi fut repris par le Prophète de l’adultère et de l’homicide qu’il avait commis, cette bienheureuse humilité n’eut pas plutôt crié par sa bouche : « J’ai péché contre le Seigneur » (2.Reg.12.13), qu’il entendit ces paroles : « Le Seigneur t’a pardonné ton péché. » Nos Pères, ces hommes dignes d’une éternelle mémoire, ont dit que les travaux corporels sont comme le chemin par lequel on doit marcher pour arriver à l’humilité, et l’un des fondements sur lesquels elle doit être établie. Mais quand à moi j’estime que c’est plutôt l’obéissance et la rectitude du cœur, ces deux vertus, qui sont naturellement opposées à la vanité. Si l’orgueil a été capable de changer en des Démons quelques-uns d’entre les Anges, qui doute que l’humilité ne puisse changer en ces Anges ceux d’entre les hommes qui vivent comme des Démons ? C’est pourquoi ceux qui sont tombés ne perdent jamais la confiance qu’ils doivent avoir en Dieu. Travaillons de toutes nos forces pour tâcher d’arriver le plus tôt que nous pourrons au comble de cette vertu. Que si nous sommes trop lâches pour pouvoir monter si haut, au moins attachons-nous fortement à elle, et ne nous en séparons jamais, puisque celui qui s’en sépare ne peut presque sans miracle recevoir aucune grâce qui soit éternelle. Il y a plusieurs exercices de vertu, qu’on peut appeler comme autant de nerfs qui fortifient l’humilité, et comme autant de chemins par lesquels on y arrive, n’étant pas toujours des marques assurées que l’on y est arrivé. Ces exercices de vertu sont : être pauvre de cœur et d’affection ; abandonner le monde par une retraite inconnue au monde ; cacher sa propre sagesse ; être simple et sincère en ses paroles ; demander l’aumône ; celer sa noblesse ; bannir de soi toute vaine confiance en soi-même, et retrancher tous discours superflus et inutiles. Il n’y a rien au monde qui soit capable d’humilier l’âme comme cet état de pauvreté, et cette manière de vie où l’on demande tous les jours sa vie. Car nous faisons connaître clairement notre vertu et notre amour envers Dieu, lorsque pouvant être élevés, nous fuyons l’élèvement de tout notre cœur, et avec une ferme persévérance. Si vous prenez les armes pour combattre contre quelque vice, ne manquez jamais d’appeler l’humilité à votre secours, puisqu’elle marchera sur la tête des aspics et des basilics, qui sont le péché et le désespoir qui naît du péché, et qu’elle foulera aux pieds les lions et les dragons, c’est-à-dire les Démons et notre chair. L’humilité est une sainte et divine pompe, qui a le pouvoir de tirer l’âme de l’abîme de ses péchés et de l’élever jusques dans le Ciel. Quelqu’un ayant un jour contemplé au-dedans de son cœur l’incomparable beauté de cette vertu, et en étant tout surpris d’admiration et d’étonnement, il la pria de lui dire le nom de celui dont elle avait pris naissance ; A quoi elle lui répondit avec un visage gai et souriant : Pourquoi désirez-vous de savoir le nom de celui qui m’a mise au monde, puisqu’il n’en a point non plus que moi ? Et ainsi je ne vous dirai point qui il est jusqu’à ce que vous soyez entré dans la possession de Dieu même, auquel soit honneur et gloire dans l’éternité des siècles. Ainsi soit-il. Comme la mer est la mère de toutes les fontaines, l’humilité est la mère de toute discrétion. XXVI. DEGRE. De la discrétion, par laquelle on discerne les pensées, les vices, et les vertus. La discrétion est en ceux qui commencent un discernement véritable de l’état de leur âme et de leur progrès dans la vertu. C’est en ceux qui sont plus avancés un sentiment intellectuel, qui discerne sans se tromper le bien qui est proprement bien, ( c’est-à-dire le bien surnaturel de la Grâce), d’avec celui qui est seulement naturel, ou qui est entièrement faux ; Et c’est en ceux qui sont parfaits une connaissance qui leur vient d’une illumination divine, et qui non seulement leur découvre à nu tous les replis de leur âme, mais leur fait même percer et éclairer l’obscurité la plus noire de l’esprit des autres. Ou si nous voulons encore définir en général la discrétion, on peut dire que c’est une lumière intérieure qui nous fait connaître avec certitude la volonté de Dieu en tous temps, en tous lieux, et en toutes actions. Et il n’accorde cette lumière qu’à ceux qui sont purs dans leur cœur, dans leur corps et dans leurs paroles. Celui qui a terrassé par l’Esprit de Dieu trois d’entre les huit péchés capitaux (l’intempérance, l’avarice, et la vaine gloire) a terrassé en même temps les cinq autres. Mais celui qui néglige de vaincre ceux-là n’en surmontera aucun. La discrétion est la pureté de la conscience, et la chasteté des sens. Lorsqu’on voit dans la vie religieuse des actions extraordinaires et surnaturelles, ou qu’on en entend parler, elles ne doivent pas nous être incroyables, quoiqu’elles surpassent notre connaissance ; parce qu’il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il se fasse des actions surnaturelles où habite le Dieu qui est au-dessus de la nature. Il y a trois causes générales de tous les combats que nous livrent les Démons, notre négligence, notre orgueil, et l’envie des mêmes Démons contre nous. La première, qui est notre négligence, est une déplorable maladie. La seconde, qui est notre orgueil, est la dernière misère. La troisième, qui est l’envie des Démons, est une rare félicité (parce qu’ils n’envient que les vertus éminentes). En toutes sortes de rencontres, ayons recours après Dieu à notre conscience, comme à une aiguille marine et à une vigilante sentinelle, qui nous apprendra de quel côté la tempête de la tentation se forme, afin que nous puissions rendre les voiles à propos pour éviter de faire naufrage. Dans toutes nos pratiques saintes de la vie religieuse, les Démons nous tendent trois pièges et nous creusent trois précipices. Premièrement, ils nous combattent pour nous empêcher de faire le bien. Secondement, lorsqu’ils se voient vaincus en ce premier combat qu’ils nous ont livré, et qu’ils ne peuvent pas nous empêcher de faire cette bonne œuvre, ils s’efforcent encore de nous vaincre en nous empêchant de la faire selon Dieu, (c’est-à-dire par son Esprit, et pour ne plaire qu’à lui seul). Et en troisième lieu, lorsque cette guerre ouverte ne leur a pas mieux réussi cette seconde fois que la première, ces larrons nous dressent secrètement des embûches, et viennent imperceptiblement dans notre âme pour nous dire que nous sommes trop heureux de ce qu’en tout nous agissons selon Dieu. La vigilance et la méditation de la mort peuvent nous fortifier contre ce premier ennemi ; l’obéissance et le mépris de nous-mêmes, contre les second ; et la répréhension continuelle que nous faisons de nos propres fautes, contre le troisième. Ce sont là les travaux et les combats que nous serons toujours obligés de soutenir jusqu’à ce que le feu de l’amour divin soit allumé dans le sanctuaire de notre âme, suivant les paroles du Prophète roi. Car alors les habitudes vicieuses et corrompues ne forment plus en nous une déplorable et volontaire nécessité de pécher, d’autant que Dieu est un feu qui consume toute l’ardeur de notre concupiscence, tous nos mouvements déréglés, toutes nos mauvaises habitudes, toute la dureté de notre cœur, et toutes nos ténèbres, dont les unes sont si subtiles qu’on ne les peut voir qu’avec les yeux spirituels dans la disposition intérieure de l’âme, et les autres sont si grossières qu’on les peut voir avec les yeux corporels dans les actions extérieures du corps. Les Démons sont tout le contraire de ce que nous venons de dire que Dieu fait en nous. Car lorsqu’ils se sont rendus maîtres de notre âme, et qu’ils ont éteint la lumière de notre esprit, nous devenons si misérables que de perdre toute ferveur, tout discernement, toute connaissance, tout respect ; et de ne recevoir pour notre partage que l’endurcissement du cœur, que l’insensibilité, que l’indiscrétion, que l’aveuglement. Ce que nous avons dit n’est que trop connu de ceux qui se sont retirés du gouffre de l’impureté par la pénitence ; de ceux qui ont renoncé à la liberté indiscrète d’une vie toute déréglée ; et de ceux qui sont passés de l’impudence dans la pudeur. Ils savent assez qu’après que leur esprit s’est purifié, après que leur aveuglement s’est dissipé, ou plutôt après que les liens de la captivité de leur âme ont été rompus, ils rougissent en eux-mêmes et d’eux-mêmes pour le dire ainsi : tant les paroles qu’ils ont dites et les actions qu’ils ont faites lorsqu’ils marchaient encore dans les ténèbres les remplissent de confusion et de honte. Les Démons qui sont lles larrons de l’âme ne sauraient la voler, l’assassiner et la perdre si le jour divin qui l’éclaire ne s’obscurcit en elle auparavant, et ne la laisse dans les ombres de la nuit. Ils la volent lorsqu’ils lui ravivent son trésor qui sont les grâces et les vertus. Ils la volent lorsqu’ils la portent à faire une mauvaise action comme si c’était une bonne œuvre ; Ils la volent lorsqu’ils la rendent leur esclave sans qu’elle reconnaisse elle-même son esclavage. Ils l’assassinent lorsqu’ils étouffent de telle sorte toute la lumière de sa raison, qu’ils lui font commettre des crimes honteux et détestables. Et enfin, ils la perdent lorsqu’après l’avoir fait tomber dans ces crimes, ils la précipitent dans le désespoir. Que personne n’allègue pour son excuse qu’il est impossible à l’homme de garder les préceptes de l’Evangile, puisqu’il s’est même trouvé des âmes qui ont fait plus qu’il ne leur était ordonné par l’Evangile. Vous en devez être persuadé par l’exemple de celui qui aima son prochain plus que soi-même, et qui donna sa vie pour lui, quoiqu’il n’en eut point reçu de commandement par la loi de Jésus Christ. Que ceux qui sentent malgré eux-mêmes la violence de leurs passions, et qui en sont humiliés et affligés dans le fond du cœur ne se découragent pas. Car quand ils tomberaient dans toutes sortes de précipices, quand ils se trouveraient enveloppés dans tous les pièges des Démons, et quand ils seraient accablés de toutes sortes de maladies spirituelles, ils pourraient néanmoins quelque jour, après que Dieu les aura parfaitement guéris de leurs maux, servir aux autres en quelque sorte de médecins, de flambeaux, et de conducteurs, en les avertissant des différents symptômes de toutes les différentes maladies de l’âme, et en se servant de leur propre expérience pour les sauver des périls qui les menacent. S’il se trouve des personnes qui soient encore tyrannisées par leurs anciennes habitudes, et qui puissent toutefois instruire les autres, sinon par leur exemple, au moins par quelques paroles d’avertissement, qu’ils les instruisent (sans se mêler pourtant de les gouverner et de les conduire). Car ils pourront tirer ce fruit de leurs propres instructions qu’après avoir donné aux autres de salutaires avis, ils rougiront au moins de ne pas les suivre eux-mêmes, et commenceront enfin de pratiquer ce qu’ils disent ; Et ainsi il leur arrivera ce que j’ai vu en quelques-uns, qui étant tombés par quelque malheur dans un bourbier (c’est-à-dire dans le vice) et s’y enfonçant davantage de jour en jour, quoi qu’ils désirassent d’en sortir, racontaient aux passants qui les voyaient ne cet état déplorable, de quelle sorte ils étaient tombés dans cette infortune ; et comme ils n’avaient dessein, en racontant à ces personnes leur propre misère, que de les empêcher de tomber comme eux dans le même précipice, cette affection louable qu’ils avaient eue pour le Salut de leurs frères engagea la bonté et la toute-puissance de Dieu à les tirer de la fange de leurs péchés. Mais quant à ceux qui par la seule corruption de leur volonté se plongent eux-mêmes dans les désordres de leurs passions déréglées, ils n’ont qu’à se taire, et ils ne sauraient instruire les autres que par leur silence, puisqu’il est marqué dans les Actes que « Jésus commença de faire, et puis d’enseigner » (Actes.I.I), (et qu’ainsi ce n’est pas à ceux qui aiment le vice à parler aux autres de l’amour de la vertu). Certes, ô humbles Solitaires, la mer que nous traversons est cruelle et furieuse. Elle est pleine de vents, d’écueils, de gouffres, de bancs de sable, de monstres, de pirates, de tourbillons, et de vagues. Ces écueils spirituels sont les colères violentes qui embrasent en un instant notre cœur. Ces gouffres sont les accidents funestes et inopinés, qui assiègent notre esprit de toutes parts pour le précipiter à la fin dans l’abîme du désespoir. Ces bancs de sable sont nos ignorances, qui nous trompent en nous faisant prendre le mal pour le bien. Ces monstres sont les passions corporelles et sensuelles, qui déchirent misérablement notre âme. Ces pirates sont les mouvements de la vanité, qui comme autant de larrons nous dérobent tout le trésor des vertus que nous avons acquises par nos travaux. Ces vagues sont les dérèglements et les excès de la gourmandise, qui par leur impétuosité nous entraînent vers ces monstres. Ces tourbillons sont les élèvements de l’orgueil, qui ayant été précipité du haut du Ciel dans les anges révoltés, nous y élève après eux, afin de nous précipiter comme eux jusqu’au plus profond des Enfers. Toutes les personnes de lettres savent quelle est l’étude de ceux qui commencent à entrer dans les sciences ; de ceux qui y sont déjà plus avancés, et de ceux qui sont devenus capables d’enseigner les autres. Prenons donc bien garde qu’après avoir étudié fort longtemps, nous ne soyons encore qu’à la grammaire, puisque c’est une grande honte pour un vieillard qu’on le voie aller à l’école. Voici les vertus qui, comme autant de lettres spirituelles, composent un saint alphabet pour ceux qui commencent à s’instruire dans la vie religieuse. L’obéissance, le jeûne, le cilice, la cendre, les larmes, la confession, le silence, l’humilité, la veille, la force ou la générosité, la souffrance du froid, du travail, du mépris, et de toutes sortes de maux, la contrition, l’oubli des injures, l’amour fraternel, la douceur, la foi simple et exempte de toute curiosité, l’oubli du monde, l’aversion sainte de ses proches qui est sans aversion, le détachement de toutes les choses de la terre, la simplicité jointe avec l’innocence, et l’abjection volontaire. Quant à ceux qui sont avancés dans la vertu, leur étude est la fuite de toute vanité, l’éloignement de toute colère, la ferme espérance des biens à venir, le calme de l’esprit, la discrétion, le souvenir fixe et continuel du dernier jugement, la compassion pleine de tendresse, l’hospitalité, la modération et la douceur dans les répréhensions qu’on fait aux autres, l’oraison toute pure et toute tranquille, et un entier mépris des richesses. Et pour ce qui est des parfaits, qui par une fervente piété consacrent à Dieu toutes les pensées de leur esprit, et toutes les actions de leur corps, ils ont pour étude, pour exercice, et pour loi dans leur conduite, de conserver leur âme toujours libre de la malheureuse captivité des passions ; de s’efforcer d’acquérir une charité parfaite ; de rendre leur cœur comme une source vive d’humilité ; de tenir leur esprit comme absent et éloigné de toutes les choses du monde et de lui-même, et d’y tenir Jésus-Christ toujours présent ; de conserver le trésor de leurs oraisons et de leurs lumières contre les embûches des Démons qui le leur veulent ravir ; de s’enrichir des dons célestes et des illuminations divines ; de désirer la mort ; de haïr la vie ; de fuir tout ce qui peut donner de la satisfaction au corps ; d’être de puissants intercesseurs pour tout le monde envers Dieu ; de faire violence à Sa bonté par le mérite et par la force de leurs prières ; de participer au ministère des Anges en aidant comme eux et en secourant les hommes ; d’être des abîmes de science ; des interprètes de la vérité divine, des dépositaires des secrets du Ciel ; des Sauveurs des hommes ; des Dieux des Démons ; des dompteurs du vice ; des dominations du corps ; des vainqueurs de la nature ; des ennemis irréconciliables du péché ; des temples vivants de la souveraine paix de l’âme ; et enfin des imitateurs du Seigneur, par le secours et la Grâce du Seigneur. Nous devons veiller beaucoup sur nous-mêmes lorsque nous sommes malades. Car les Démons nous voyant alors couchés par terre, et affaiblis de telle sorte que nous ne pouvons les combattre avec nos armes accoutumées, qui sont nos saints exercices, ils nous font une guerre plus cruelle que jamais. Les gens du monde sont attaqués dans leurs maladies par le Démon de la colère, et quelquefois par celui du blasphème. Et pour ce qui est des personnes retirées du monde, elles sont tourmentées par le Démon de l’intempérance et celui de l’impureté, quand elles sont dans l’abondance de toutes les choses dont elles ont besoin dans leurs maladies. Mais lorsqu’elles sont retirées dans des lieux déserts qui ne respirent que la pénitence, et qui sont éloignés de toutes les consolations humaines, elles sont sujettes à être tentées et troublées par le démon de l’ennui et de la tristesse qui les fait languir sous sa tyrannie. J’ai remarqué que le Démon d’incontinence augmentait quelquefois les douleurs de quelques Solitaires malades, et leur causait parmi ces douleurs mêmes des mouvements de sensualité qui les troublaient. Et je ne pouvais assez admirer de voir que parmi de si grands tourments la chair pût être encore rebelle à l‘esprit. Etant retourné depuis visiter ces mêmes malades, je les trouvai sur leur lit comme auparavant. Mais Dieu les avait tellement consolés ou par une secrète et extraordinaire opération de Sa Grâce, ou par les mouvements d’une vive contrition, que cette consolation divine leur ôtait tout le sentiment de leurs douleurs, et les transportait de telle sorte qu’ils souhaitaient de ne guérir jamais de leur maladie. Je retournai les voir une autre fois, et je les trouvai encore malades ; mais leur maladie corporelle, comme un remède salutaire, quoique piquant et amer, les avait délivrés de leurs passions spirituelles. Et ainsi je glorifiai Dieu, qui s’était servi de la boue et de la terre du corps pour purifier celle de l’âme. Il y a dans l’âme qui a été renouvelée par le baptême et par l’infusion du Saint Esprit, un sentiment tout spirituel, c’est-à-dire une lumière de discrétion, qui nous fait juger selon Dieu et par l’Esprit de Dieu de tous les objets des sens. Or on peut dire que cette lumière spirituelle est en partie dans nous et en partie hors de nous, (parce qu’y ayant deux hommes en nous, l’un spirituel, et l’autre charnel, elle n’est connue qu’à l’homme spirituel, et elle est inconnue à l’homme charnel). C’est pourquoi comme elle est cachée et enveloppée dans les nuages que forment nos passions, nous ne devons jamais cesser de la rechercher, puisque lorsque l’Esprit de Dieu aura dissipé en nous tous ces nuages, qui obscurcissaient cette lumière et ce sentiment spirituel, qui juge des choses selon la raison divine, nos sens extérieurs n’auront plus la force de nous émouvoir par les attraits des objets sensibles. Et c’est ce qui a fait dire à un homme éclairé de la sagesse du Ciel : Vous trouverez en vous un sens divin. La vie solitaire et religieuse doit remplir tout le sentiment du cœur, régler les actions, conduire les paroles, former les pensées, animer les mouvements. Car sans cela elle ne sera pas une vie religieuse, et beaucoup moins encore une vie toute angélique, telle qu’elle devrait être. Il y a de la différence entre la Providence de Dieu, l’assistance de Sa Grâce, Sa protection, Sa miséricorde et Ses consolations. Sa Providence paraît généralement dans tout le corps de la nature, l’assistance de Sa Grâce paraît seulement dans le commun des fidèles ; Sa protection dans ceux qui sont véritablement fidèles, ( tant par leur vie que par leur foi) ; Sa miséricorde dans ceux qui se sont dévoués à Son service, et Ses consolations dans ceux qui sont possédés de Son seul amour. Il arrive quelquefois que ce qui est un remède à une personne devient un poison à une autre. Et qu’un même remède est à une même personne tantôt salutaire, lui étant donné dans un temps propre, et tantôt pernicieux et mortel, lui étant donné à contre-temps. J’ai vu un médecin spirituel également ignorant et indiscret, lequel ayant humilié et mortifié mal à propos une personne malade et toute languissante sous le poids de ses péchés, ne fit autre chose par cette rude mortification que de la jeter dans le désespoir. Et j’en ai vu un autre également sage et discret, lequel ayant fait par la force et la sévérité de ses paroles comme de profondes incisions dans une âme enflée d’orgueil, l’avait purifiée de toute la corruption qui l’infectait, et qui répandait au dehors une odeur insupportable. J’ai vu un même malade spirituel, qui voulant purger une humeur maligne qui lui corrompait le cœur, avalait comme un breuvage salutaire toute l’amertume de l’obéissance en s’occupant dans des exercices corporels sans se reposer. Et qui quelquefois au contraire, pour guérir l’œil de son âme qui était malade, se tenait dans le repos et dans le silence. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende ce que je veux dire. Il y en a qui sont, pour le dire ainsi, naturellement portés à la tempérance, ou au repos de la solitude, ou à la chasteté, ou à la modestie, ou à la douceur, ou à la contrition. J’avoue que la raison de cet effet naturel m’est entièrement inconnue. Car je n’ai jamais eu assez de présomption pour vouloir pénétrer par une vaine et téméraire curiosité dans les raisons secrètes de la Providence, qui distribue Ses dons aux hommes selon qu’il lui plaît. Il y en a d’autres, qui ayant des inclinations presque toutes contraires à ces vertus naturelles, se font toute la violence qu’ils peuvent pour les surmonter. Et quoiqu’ils demeurent quelquefois vaincus, néanmoins je les estime plus que ces premiers, parce qu’ils font violence à la nature. Ne vous glorifiez pas, ô homme, des dons naturels dont vous vous êtes trouvé enrichi sans avoir travaillé pour les acquérir. Mais au contraire reconnaissez que le suprême distributeur de ces faveurs ne vous les a départies que parce qu’il prévoyait votre extrême faiblesse, vos dérèglements, et votre perte, et qu’il avait dessein de vous préserver de ces désordres grossiers et sensibles, par ces dons purements gratuits que vous tenez de Sa seule libéralité. L’instruction que nous avons reçue dès notre enfance, et les exercices dans lesquels nous avons passé notre plus tendre jeunesse, contribuent lorsque nous sommes dans un âge plus avancé, ou à nous faire embrasser la vertu et la vie religieuse si cette éducation a été bonne, ou à nous en détourner si elle a été mauvaise. Les Anges sont des flambeaux qui éclairent les religieux et les solitaires. Et les religieux sont des flambeaux qui doivent éclairer tous les hommes ; Qu’ils s’efforcent donc de servir de modèles et d’exemples de vertu à tout le monde, et en toutes sortes d’occasions, et de ne causer à qui que ce soit aucun sujet de scandale, soit dans leurs actions, soit dans leurs paroles. Car si la lumière se change en ténèbres (c’est-à-dire si ceux qui doivent éclairer le monde par une vie toute religieuse et toute sainte, le scandalisent par une vie toute profane et toute mondaine), combien les ténèbres, c’est-à-dire ceux qui vivent dans la corruption du siècle, deviendront-elles encore plus obscures et plus ténébreuses ? Si vous voulez suivre mon conseil, vous devez savoir que pour repousser avec avantage ce nombre innombrable d’ennemis qui nous attaquent, il nous est utile de ne nous pas partager entre l’amour de Dieu et l’amour du monde, et de ne pas diviser les forces de notre âme, qui d’ailleurs est toujours si faible et si misérable. Car si toutes nos forces ne sont unies, il nous sera impossible de pénétrer, ni de découvrir tous les artifices malicieux, dont ces ennemis se servent pour nous surprendre. Nous devons avec l’assistance de la sainte Trinité nous armer de trois vertus, (qui sont la continence, la charité, et l’humilité,) pour combattre ces trois dangereux adversaires, ( la volupté, l’avarice, et la vaine gloire). Que si nous y manquons, nous attirerons sur nous une infinité de maux. Certes, si le Dieu qui changea autrefois la mer rouge en terre ferme est en nous et avec nous, comme il était avec les Israélites, il nous arrivera spirituellement ce qui leur arriva d’une manière sensible et corporelle ; Car comme ils passèrent à sec la mer rouge, étant conduits par la présence de Dieu même, dans la colonne de feu, ainsi notre esprit, qui est le véritable Israël dont l’ancien était la figure, étant éclairé de la vue de Dieu, selon l’explication du mot hébreu Israël, passera sans trouble et sans péril la mer spirituelle des passions, et verra les Egyptiens ( qui sont les Démons et ces mêmes passions) noyés dans l’eau de ses larmes ; Mais si Dieu n’habite point au-dedans de nous, qui pourra soutenir le seul bruit des flots de cette mer toujours agitée, c’st-à-dire de notre chair toujours rebelle et toujours soulevée contre nous-mêmes ? « Si Dieu se montre agissant » en nous par les bonnes actions que Son Esprit nous fait faire, « Ses ennemis », qui sont les nôtres, « seront dissipés ». (Ps. 67.1). Et si nous nous approchons de Dieu par des méditations toutes saintes, « ceux qui le haïssent », et qui nous haïssent avec lui, « s’enfuiront devant Sa face » (ibidem), et devant la nôtre. Efforçons-nous de nous rendre savants dans la science des choses divines, en recherchant plutôt la lumière qui se répand dans l’âme par le mérite des actions de piété, et des travaux de la pénitence, que celle qui brille dans les seuls discours où l’on nous parle des vérités chrétiennes. Car ce ne seront pas des paroles, mais des actions ; ni des vérités, mais des vertus, qu’il nous faudra présenter à Dieu au moment de notre sortie du monde ; Ceux qui ont ouï dire qu’on a caché un trésor en quelque lieu, le vont chercher ; et lorsqu’enfin ils le trouvent, ils le gardent avec d’autant plus de soin et d’inquiétude qu’ils l’ont cherché avec plus de peine et plus de travail. Car ceux qui sont devenus riches sans avoir travaillé pour s’enrichir se portent facilement à dissiper les richesses qu’ils ont si facilement acquises. Aussi ceux qui sont devenus riches en vertus sans avoir beaucoup travaillé pour les acquérir, les gardent avec moins de vigilance que ceux qui ont sué longtemps pour s’en rendre dignes. Certes, il est très difficile à ceux mêmes qui veulent se convertir de vaincre les passions qui se sont envieillies dans leur âme par de longues habitudes. Mis quant à ceux qui ne cessent point de fortifier tous les jours volontairement ces mêmes habitudes par de nouvelles actions, il faut sans doute ou qu’étant tombés de l’état de leur première piété par des crimes et des désordres, cette chute les ait jetés dans un désespoir de leur salut, ou que depuis s’être retirés du monde ils n’aient recueilli aucun fruit de leur retraite. Je sais néanmoins que Dieu peut tout, et que son pouvoir étant infini comme lui-même, il peut les tirer de ce précipice. Quelques personnes me proposèrent un jour une question fort difficile à résoudre, qui passe la suffisance de ceux qui n’en ont pas plus que moi, et que je n’ai trouvée en aucun des livres qui sont venus en mes mains. Car ils me demandèrent d’une part quels sont proprement les vices qui sont produits par les huit péchés capitaux, et d’autre part quels sont en particulier les trois de ces huit qui produisent les cinq autres. Mais ne pouvant répondre à cette question, aussi belle en elle-même qu’obscure et cachée à mon égard, je leur confessai mon ignorance. Alors ces saints personnages me parlèrent ainsi pour ma propre instruction : « L’intempérance de la bouche, me dirent-ils, est la mère de l’incontinence, et la vaine gloire l’est de l’attiédissement Qu’on appelle la paresse. Le ressentiment des injures et la colère (qui ne sont en effet que la même passion) sont les enfants des trois autres vices capitaux, savoir de l’orgueil, de l’avarice et de l’envie. Et la vaine gloire, que nous avons dit produire l’attiédissement, produit encore l’orgueil. » Après ce discours de ces hommes admirables, je les priai instamment de vouloir bien m’apprendre encore quels sont les péchés qui naissent de ces huit péchés capitaux, et duquel de ces huit en particulier chacun d’eux tire sa naissance. A quoi ils me répondirent avec une humble douceur et un esprit serein et tranquille qu’il ne faut point chercher d’ordre ni d’union dans des passions si désordonnées, puisqu’il n’y a au contraire parmi elles que désordre et confusion. Ce que ces bienheureux me prouvèrent par des raisons fort plausibles, et par des exemples très persuasifs, dont j’ai rapporté ici quelques-uns, afin qu’ils nous servent de lumière pour juger des autres ; comme par exemple : le rire dissolu et à contre-temps procède tantôt de l’incontinence, et tantôt de la vaine gloire, lorsqu’on s’élève et qu’on se glorifie en soi-même par une basse et heureuse vanité. L’excès du dormir vient tantôt de la bonne chère, tantôt du jeûne lorsque ceux qui jeûnent s’en glorifient, tantôt de l’attiédissement et de la paresse, et tantôt de la nature. L’effusion en paroles inutiles procède tantôt de l’intempérance de la bouche, et tantôt de la vaine gloire. L’ennui ou la paresse vient tantôt de ce que l’on se traite trop délicieusement, et tantôt de ce qu’on n’a pas assez de crainte de Dieu. Les pensées de blasphème sont proprement les filles de l’orgueil. Mais souvent, elles viennent aussi de ce que nous avons jugé témérairement de notre prochain sur ces mêmes pensées de blasphème lorsqu’il en était troublé ; ou même de la noire et maligne envie que nous portent les Démons. L’endurcissement du cœur vient quelquefois de l’excès de la nourriture, et souvent de l’insensibilité pour les choses saintes, et de l’attachement pour les choses pénibles. Et cet attachement procède tantôt de l’incontinence, tantôt de l’avarice, ou de l’intempérance de la bouche, tantôt de la vaine gloire, et de plusieurs autres causes. La malice tire son origine de la vanité ou de la colère. L’hypocrisie naît de la complaisance que nous avons en nos actions, et de la vaine confiance en notre propre conduite. Or comme les vertus sont contraires à ces vices, elles tirent aussi leur naissance de sources toutes contraires. Et parce que le temps me manquerait si j’entreprenais de traiter de chacune d’elles en particulier, je me contenterai de dire en un mot que l’humilité est proprement l’exterminatrice de tous ces vices dont j’ai parlé, et que ceux qui la possèdent elle seule, les ont tous vaincus. La volupté et la malice sont les deux mères de tous les maux. Celui qui est dominé par ces deux ennemies du Salut ne verra point Dieu. Et il ne nous servira de rien de vaincre la première qui est la volupté, si nous ne renonçons aussi à la seconde qui est la malice. Que la crainte que nous avons de la puissance des princes, et de la fureur des bêtes farouches, nous soit un exemple de la crainte que nous devons avoir pour la beauté souveraine et infinie. Car rien ne nous empêche de tirer les exemples des vertus, des passions mêmes qui leur sont contraires. L’état religieux au siècle où nous sommes est fort déchu de sa première pureté. Il est tout rempli d’orgueil et d’hypocrisie. Peut-être qu’on y voit encore pratiquer les actions extérieures de la vertu, et les travaux corporels de la pénitence, qui se pratiquaient autrefois du temps des Saints Pères. Mais Dieu ne le favorise plus aujourd’hui de ces grands dons de Grâce dont il favorisait les Solitaires des siècles passés, encore que, selon mon avis, jamais la nature humaine n’a eu plus de besoin de ces Grâces extraordinaires qu’en ce temps où elle est si corrompue. Et certes c’est avec justice que Dieu nous a privés de ces biens du Ciel, puisqu’il ne se révèle pas tant à ceux qui pratiquent les austérités du corps que nous pratiquons qu’à ceux qui possèdent la simplicité et l’humilité de l’esprit que nous ne possédons pas. Car quoi qu’il soit vrai que Jésus-Christ, comme dit Saint Paul, se plaît à faire éclater quelquefois la puissance de Sa Grâce dans la faiblesse de la nature, en lui faisant pratiquer par une vertu divine les austérités corporelles qu’elle ne pourrait pratiquer par elle-même, il est néanmoins certain que Dieu n’aime rien tant que les humbles, puisque selon la parole du Prophète, le Seigneur ne rejette jamais un cœur humble. Lorsque nous verrons un des athlètes de Jésus-Christ tomber dans quelque maladie, ne soyons pas si malicieux que de vouloir pénétrer dans la cause de son mal, comme s’il procédait de quelque secret jugement de Dieu sur lui en punition de ses fautes. Mais au contraire exerçons envers lui une charité toute simple et toute innocente, et l’embrassant avec tendresse comme un de nos frères qui fait partie de nous-mêmes, et comme un de nos compagnons qui a été blessé dans le combat, contribuons tout ce qui dépendra de nous pour sa guérison. Il y a des maladies que Dieu nous envoie pour purifier les souillures de notre âme ; et il y en a d’autres qu’il nous envoie pour humilier la vanité de notre esprit. Il arrive quelquefois que lorsque Notre Seigneur et notre maître, dont la bonté n’est pas seulement grande mais infinie, voit quelques Solitaires qui sont lâches à se mortifier par les exercices de la pénitence, il se sert de la maladie comme d’une mortification plus douce, pour mâter et humilier leur chair. Et il s’en sert aussi quelquefois pour purifier leurs âmes de leurs fautes spirituelles, et de leurs passions déréglées. Il y en a qui reçoivent avec générosité toutes les choses qui les humilient, soit qu’elles soient visibles ou invisibles, d’autres qui les repoussent avec colère, et d’autres qui les souffrent avec une indifférence également éloignée de la vertu des premiers, et de la violence des seconds. Ce que j’ai vu moi-même par expérience, ayant vu trois frères, qui avaient tous trois été maltraités ensemble, et dont l’un rejeta cette injure avec indignation et avec aigreur, l’autre la souffrit seulement sans impatience et sans tristesse, et le troisième la reçut avec une plénitude de satisfaction et de joie. J’ai vu des laboureurs spirituels jeter une même semence sur la terre, et avoir tous néanmoins une différente fin dans cette même action. Car l’un pensait seulement à payer ses dettes des fruits qu’il recueillerait de son travail, (ce qui peut marquer les pénitents) ; l’autre n’avait pour but que de s’enrichir, (ce qui peut marquer les innocents) ; l’autre de rendre honneur à son maître en lui faisant des présents, (ce sont les parfaits qui n’ont autre but que la gloire du Seigneur) ; l’autre d’être loué par les passants, lorsqu’ils verraient qu’il excellait en l’art de l’agriculture, (ce sont les imparfaits et les vains, qui ne cherchent que leur propre gloire dans le service de Dieu) ; l’autre de faire sécher d’envie son ennemi (savoir le Démon) ; l’autre de n’être pas blâmé des hommes comme négligent et paresseux, (ce qui vient d’un sentiment de l’honneur du monde, et de quelque pudeur naturelle qui craint la confusion et la honte des reproches.) Or voici quelle est la semence spirituelle de ces laboureurs. C’est le jeûne ; c’est la veille ; ce sont les aumônes ; les services et les obéissances du Monastère, et autres choses semblables. Quant à ce qui regarde les intentions et les fins différentes de toutes ces différentes personnes, les solitaires et les religieux doivent se servir de la lumière de l’Esprit de Dieu pour les examiner avec autant de soin et d’exactitude, que de discrétion et de prudence. Or comme en puisant de l’eau dans une fontaine, il arrive quelquefois que sans nous en apercevoir, nous puisons en même temps de petits insectes, qu’on appelle des grenouilles ; il arrive souvent aussi que lorsque nous pratiquons des actions de vertu, nous y mêlons sans y prendre garde des imperfections et des vices. Comme par exemple, l’intempérance de la bouche se mêle avec l’hospitalité, l’amour sensuel avec l’amour spirituel, la finesse avec la discrétion, la malice avec la prudence, la fourberie, la lenteur, la paresse, la contradiction, l’amour de sa propre conduite, et la désobéissance avec la douceur ; l’estime présomptueuse de son érudition et de sa capacité avec le silence ; la vanité avec la joie ; la paresse avec l’espérance ; le jugement téméraire avec l’amour fraternel ; l’attiédissement et l’engourdissement de l’âme avec le repos de la solitude ; l’aigreur avec la chasteté ; et la trop grande confiance en ses propres forces avec l’humilité. Mais quant à la vaine gloire, on peut dire que c’est comme une liqueur pernicieuse, ou plutôt comme un poison, qui se répand généralement sur toutes les vertus dont nous venons de parler. Ne nous affligeons point lorsque demandant à Dieu quelque grâce, il diffère durant quelque temps d’exaucer notre prière. Car Dieu voudrait que tous les hommes devinssent libres de toutes leurs passions et parfaits en un moment, s’il était utile pour leur Salut. Lorsque ceux qui demandent quelque chose à Dieu n’obtiennent point l’effet de leurs demandes, cela leur arrive infailliblement pour quelqu’une de ces causes, ou de ce qu’ils demandent avant le temps, ou avec indignité, ou avec un mouvement de présomption, ou de ce qu’ils s’enfleraient de vanité s’il leur accordait ce qu’ils lui demandent, ou de ce qu’ils deviendraient plus négligents après l’avoir obtenu. Je crois que personne ne doute que les Démons et les passions se retirent de notre âme quelquefois pour un temps et quelquefois pour toujours. Mais il y en a peu qui sachent les diverses causes d’où procède cette retraite, et je me contenterai d’en rapporter cinq en ce lieu. Premièrement, il arrive quelquefois que les passions se retirent, non seulement du cœur des fidèles, mais des infidèles mêmes. Il en faut néanmoins excepter une qui est l’orgueil, lequel demeure toujours dans eux pour remplir lui seul la place de tous les autres, comme étant le premier et le plus grand de tous les péchés, puisqu’il a eu même le pouvoir de précipiter les Anges du haut du Ciel. Secondement la matière des passions, qui n’est autre que la corruption de notre concupiscence, est détruite et consumée jusqu’à la racine par le feu de l’amour divin. Et lorsque notre âme en a été ainsi purifiée, les passions et les vices se retirent d’elle pour toujours, si ce n’est que nous les attirions de nouveau, en nous laissant aller par un relâchement volontaire à cette première corruption de notre concupiscence. En troisième lieu, les Démons se portent quelquefois d’eux-mêmes à se retirer de nous afin de nous faire entrer dans une assurance et une sécurité pernicieuse à notre Salut, et de venir après tout d’un coup déchirer notre âme lorsqu’ils l’ont réduite à cet état misérable. En quatrième lieu, ces bêtes farouches se retirent encore lorsque l’âme est parfaitement accoutumée aux vices et aux désordres, et qu’elle s’est rendue entièrement naturelles les habitudes vicieuses qu’elle a contractées, parce qu’alors elle est elle-même sa propre insidiatrice, et l’ennemie d’elle-même. Et pour connaître ce que peut une longue accoutumance dans les pécheurs, nous n’avons qu’à considérer ce qu’elle peut dans les enfants, qui par l’habitude qu’ils ont de téter sucent encore leurs doigts lorsque leurs mères ne leur permettent plus de sucer le tétin de leurs mamelles. En cinquième lieu, les passions sont bannies de l’âme par une parfaite simplicité, et une innocence habituelle et louable, comme venant de la Grâce, et non pas de la nature. Car selon la parole de David, « Dieu qui est juste assiste ces âmes simples. Le Seigneur sauve ceux qui ont le cœur droit », (Ps.7.12), et les délivre des péchés sans qu’ils le sentent et le reconnaissent, comme les enfants étant dépouillés de leurs habits n’ont presque aucun sentiment de leur nudité. La malice et les passions vicieuses n’étaient point naturellement dans la nature de l’homme. Car Dieu n’est point auteur du péché. Mais il y a plusieurs inclinations naturelles à l’homme, qu’on peut appeler des vertus naturelles, telles que sont manifestement la compassion pour les pauvres et les misérables, puisque les païens même en sont touchés, l’affection et la tendresse, puisque même les animaux irraisonnables s’affligent souvent et semblent pleurer lorsqu’on les sépare les uns des autres ; la foi que nous ajoutons aux choses qu’on nous rapporte, puisque nous avons en nous un principe de cette foi naturelle qui nous fait croire en tant de rencontres ce qu’on nous dit, et enfin l’espérance, puisque soit que nous recevions le baptême, soit que nous prêtions de l’argent à intérêt, soit que nous naviguions, soit que nous semions, nous en espérons toujours un succès avantageux. Si donc comme il a été montré ci-dessus, l’amour naturel qui est en nous peut être considéré comme une vertu et une charité naturelle, et sila charité surnaturelle est le lien et l’accomplissement de la loi comme dit l’Apôtre, il s’ensuit que la charité, aussi bien que la foi et l’espérance dont nous venons de parler ( qui dans le christianisme sont des vertus divines, et non naturelles) ne sont pas néanmoins si éloignées de la nature que les autres dont nous parlerons après, et qu’ainsi ceux qui allèguent leur impuissance à croire en Dieu, à espérer en Dieu, et à aimer Dieu, en quoi consiste l’exercice de ces trois vertus, devraient en effet rougir de honte. Mais quant à la chasteté, la douceur victorieuse de la colère, l’humilité, la prière, la veille, le jeûne, et une perpétuelle contrition, ce sont des vertus qui sont au-dessus de la nature. Et de celles-là il y en a que les hommes nous ont apprises par leur exemple ; d’autres dont les Anges nous ont servi de modèle ; et d’autres enfin que le Verbe éternel, le Dieu incarné ne nous a pas seulement enseignées par ses préceptes et par sa vie, mais qu’il nous donne encore par Sa Grâce. Lorsqu’il se présente des maux que l’on ne peut éviter, il faut les comparer ensemble, et choisir le moindre : comme par exemple il arrive souvent que lorsque nous sommes en prière, nos frères nous viennent parler de quelque affaire, et qu’il faut choisir l’un des deux, ou de quitter l’oraison, ou de donner le déplaisir à notre frère de s’en retourner sans avoir reçu aucune réponse de nous : En ce cas la charité est préférable à l’oraison, parce que l’oraison n’est qu’une vertu particulière, au lieu que la charité, selon le consentement de tout le monde, enferme toutes les vertus. Il m’arriva autrefois, lorsque j’étais encore jeune, qu’étant allé dans une ville, ou dans une bourgade, je ne fus pas plutôt assis à table que je me sentis attaqué en même temps des mouvements de l’intempérance et de ceux de la vanité. Mais dans la crainte que j’eus des effets pernicieux que produit cette malheureuse passion de l’intempérance, j’aimai mieux me laisser vaincre par la vanité en mangeant fort peu, sachant qu’il est assez ordinaire que le Démon de l’intempérance surmonte dans les jeunes gens la passion de la vaine gloire. Et il ne s’en faut pas étonner, puisqu’ainsi que parmi les gens du monde l’avarice est la racine de tous les maux, de même, parmi les religieux et les solitaires, l’intempérance est la cause de tous les vices. C’est par une conduite merveilleuse de la bonté de Dieu, et de la sagesse de Sa Providence qu’il laisse dans les personnes religieuses et spirituelles des défauts très légers auxquels elles sont sujettes, afin que se condamnant sévèrement elles-mêmes pour ces légères imperfections qui sont sans péché, elles acquièrent par cette humiliation et cette confusion intérieure un trésor d’humilité qui ne puisse leur être ravi. Il est impossible que celui qui n’est point soumis à l’obéissance dans le commencement de sa retraite, y acquière l’humilité, puisque tous ceux qui n’ont point voulu avoir d’autre maître qu’eux-mêmes pour apprendre un art, suivent dans la pratique leurs propres imaginations au lieu des véritables règles de l’art. Les Pères ont renfermé l’exercice de toutes les vertus religieuses en deux vertus générales, la tempérance et l’humilité. Et certes avec raison ; puisque la tempérance retranche tous les plaisirs sensuels, et que l’humilité conserve ce retranchement, parce qu’elle empêche l’âme de s’en élever. Et c’est pour cela même que la douleur de la pénitence a deux qualités qui lui sont propres et particulières ; l’une de retrancher de notre cœur toute la corruption des péchés ; et l’autre de produire dans notre cœur les sentiments d’une parfaite humilité. Les personnes d’une piété commune donnent à tous ceux qui leur demandent ; celles d’une piété éminente donnent à ceux mêmes qui ne leur demandent point : mais il n’y a que les personnes qui ont acquis la souveraine paix de l’âme par un absolu détachement de toutes les choses de la terre qui ne se mettent point en peine de se faire rendre ce qu’on leur a pris, lors même qu’ils en ont le pouvoir et la liberté. Ne cessons jamais de nous examiner nous-mêmes sur tous les péchés, et sur toutes les vertus ; afin que nous puissions reconnaître dans cet examen spirituel comme dans un miroir quel est le progrès que nous avons fait dans la piété ; si nous ne sommes encore qu’à l’entrée de cette carrière sainte ; ou si nous y sommes plus avancés, ou si nous sommes assez heureux pour être arrivés même jusques au bout. Tous les combats que nous livrent les Démons procèdent de l’une de ces trois causes, ou de notre amour pour tout ce qui peut satisfaire notre sensualité, ou de notre orgueil, ou de l’envie qu’ils nous portent. Ces derniers qui par leur vertu ont mérité l’envie des Démons sont très heureux ; les seconds qui se laissent aller à l’orgueil sont très misérables, et les premiers qui sont sensuels et voluptueux seront toujours, tant qu’ils demeureront en ce malheureux état, éloignés d’entrer jamais dans une vie de mortification et de pénitence. Il y a un sentiment imprimé dans l’âme par l’Esprit de Dieu, ou pour mieux dire une habitude de grâce que l’on nomme la patience et la force à supporter toutes sortes de travaux et de douleurs. Celui qui en est comme possédé et transporté ne peut plus rien trouver de si dur ni de si amer qu’il craigne ou qu’il refuse de souffrir. Ce fut ce même esprit d’une constance et d’une fermeté toute héroïque qui embrasa autrefois et enchanta de telle sorte l’esprit des Martyrs, qu’ils méprisaient sans peine tous les tourments. Il y a différence entre la vigilance sur nos pensées (qui consiste à rejeter les vaines et les mauvaises) et la garde du cœur (qui le tient toujours en la présence de Dieu et repousse les atteintes des tentations et des passions). Autant que l’orient est éloigné de l’occident, autant ce second exercice de vertu est élevé au-dessus de ce premier. Ce sont trois actions différentes, de prier Dieu qu’il nous délivre des mauvaises pensées qui nous troublent, de repousser ces mauvaises pensées par des pensées pieuses et saintes ; et de les vaincre en les méprisant. David nous donne un exemple du premier, qui est la prière, quand il dit : « Mon Dieu, viens à mon aide » (Ps. 69.2) et autres paroles semblables. Il nous donne un exemple du second, qui est la résistance, quand il dit : «  Je repousserai les injustes et fausses occupations de mes ennemis » par de justes et véritables reproches ( Ps. 118.42) ; et ailleurs : «  Tu nous as engagé à nous opposer aux méchants qui nous environnent ». (Ps.79.17). Et il nous donne un exemple du troisième, qui est le mépris, lorsqu’il dit : « Quand le pécheur s’est élevé contre moi, je suis demeuré muet : je n’ai pas seulement ouvert la bouche, et j’ai mis un frein à ma langue pour la retenir dans le silence. » ( Ps.38.2). Et en un autre endroit : « Les esprits superbes agissaient contre moi avec toute sorte d’injustice. Mais je n’ai point pour cela détourné les yeux de mon âme de dessus ta majesté suprême. » (Ps.118.51) Celui qui est dans la seconde de ces trois dispositions, qui est la résistance, a souvent besoin de recourir à la première qui est l’oraison, parce qu’il ne se trouve pas toujours assez préparé pour repousser à l’heure même les attaques des Démons. Mais celui qui est dans la première, étant plus faible que le second, ne peut pas se servir de ses mêmes armes pour vaincre de si cruels ennemis, étant obligé de recourir sans cesse à la prière comme à un asile. Et quant au troisième, il rompt toujours les pièges spirituels que lui tendent ces esprits de ténèbres, parce qu’il les méprise toujours. Il est naturellement impossible que ce qui est incorporel (comme sont les tentations si subtiles des adversaires de notre Salut) puisse être compris et discerné par une créature corporelle. Mais toutes choses sont possibles à l’homme qui possède Dieu, et est éclairé de Son Esprit. Comme ceux qui ont l’odorat excellent sentent l’odeur des parfums aussitôt qu’ils s’approchent d’une personne qui en a sur soi, quelque cachés qu’ils puissent être, aussi la Grâce en purifiant une âme lui donne, pour le dire ainsi, comme un odorat spirituel, par lequel elle sent dans ses frères, ou la bonne odeur des vertus qu’elle possède elle-même, et qu’elle a reçues de Dieu, ou la mauvaise odeur des passions criminelles, dont Dieu par Sa Grâce l’a délivrée, quoi que les autres, qui n’ont pas le même discernement qu’elle, ne sentent ni ces bonnes ni ces mauvaises odeurs. Il n’est pas possible que tous les hommes arrivent à cette bienheureuse paix de l’âme, qui la détache parfaitement de toutes les choses périssables ; mais il n’est pas impossible que tous se réconcilient avec Dieu, et soient sauvés. Ne vous laissez point dominer par ces pensées altières et superbes, qui vous portent à vouloir pénétrer par une vaine et présomptueuse curiosité dans les secrets ineffables et impénétrables de la Providence de Dieu sur les âmes, et qui vous faisant regarder avec envie les révélations et les visons extraordinaires, dont il favorise quelques-uns de Ses serviteurs, vous inspirent secrètement cette fausse et téméraire créance qu’il fait acception des personnes. Car ces pensées sont certainement des pensées d’orgueil, et tout le monde reconnaît que ces filles ne peuvent avoir d’autre père. L’avarice se couvre souvent du faux voile de l’humilité ( en feignant que lorsqu’elle ne fait point l’aumône, c’est pour éviter la vanité qu’elle tirerait de ses aumônes). Et au contraire le Démon de la vaine gloire aussi bien que celui de l’incontinence portent souvent ceux qu’ils dominent à être aumôniers (les uns pour s’en élever devant le monde, et les autres pour cacher leurs désordres aux yeux du monde). Tâchons donc de purifier notre cœur de ces différentes espèces de corruption, afin que nous puissions sûrement exercer la charité en toutes rencontres et en tous lieux. Quelques-uns ont dit qu’il y a des Démons qui sont opposés à d’autres Démons, et qu’ils se combattent les uns les autres. Mais pour moi j’ai reconnu qu’ils ne recherchent tous que notre perte. Tous nos exercices spirituels, soit qu’ils soient extérieurs et visibles, soient qu’ils soient invisibles et intérieurs, sont toujours précédés par notre propre résolution, et par le saint désir que nous avons de les accomplir. Mais nous ne formons cette résolution et ce désir que par le secours de Dieu qui agit en nous et avec nous. Car si ces trois causes, savoir la résolution de l’esprit, le désir du cœur, et la Grâce de Dieu n’ont précédé, leur effet qui est la bonne œuvre ne pourra jamais s’ensuivre. Si, selon l’Ecclésiaste, tout ce qui se fait sous le Ciel se doit faire dans le temps qui y est propre, et si ce qui regarde notre Salut, qui est une chose sacrée, est compris sous cette expression générale de tout ce qui se fait sous le Ciel, considérons avec soin, je vous prie, quelle est la différente conduite que nous devons garder selon la diversité des temps, et quelle est celle qui est propre à chaque temps. Car il est certain que pour ceux qui combattent dans la carrière de la vie religieuse, il y a un temps où ils jouissent d’une paix parfaite, et un temps où ils sentent encore le trouble de leurs passions ; et que Dieu pour épargner la faiblesse de leur enfance, leur fait tantôt éprouver l’un, et tantôt l’autre. Il y a un temps de larmes, et un temps de sécheresse de cœur ; un temps d’obéissance, et un temps de commandement ; un temps de jeûne, et un temps de prendre ses repas à l’ordinaire ; un temps où notre corps, qui est notre ennemi, nous fait la guerre, et un temps où l’ardeur de sa sensualité est morte ;un temps d’orage pour l’âme, et un temps de calme pour l’esprit ; un temps de la tristesse du cœur, et un temps de la joie spirituelle ;un temps d’enseigner les autres, et un temps d’apprendre des autres ; un temps d’être encore sujet aux infirmités du corps, possible en punition de notre orgueil, et un temps de la pureté du corps en récompense de la pureté de l’esprit qui est l’humilité ; un temps de combat, et un temps d’une paix ou d’une trêve assurée ; un temps de jouir du repos de la solitude et de la retraite, et un temps de se rabaisser dans les occupations extérieures de la vie active, sans que l’âme soit jamais distraite de son occupation intérieure avec Dieu ; un temps de prier avec assiduité et sans relâche, et un temps de s’employer avec une affection pleine de sincérité dans les offices du Monastère. Gardons-nous donc bien de rechercher et de vouloir acquérir avant le temps ce qui est réservé pour un autre temps, nous laissant ainsi tromper par un zèle aussi téméraire que présomptueux. Ne cherchons pas dans l’hiver les fruits qui ne se recueilleront qu’en été ; ni dans le temps des semences la moisson et la récolte, puisqu’il y a un temps pour semer spirituellement les grains célestes des travaux et des austérités de la pénitence, et un temps pour en recueillir la consolation ineffable des Grâces divines. Que si nous voulons prévenir les temps où Dieu accorde Ses faveurs, nous ne remporterons pas les avantages que chaque temps doit produire. Il y en a quelques-uns qui, par une conduite impénétrable de la Providence de Dieu, sont récompensés avant leurs travaux, d’autres après leurs travaux. Et quelques-uns reçoivent seulement au temps de leur mort les saintes récompenses dont ils se sont rendus dignes par le mérite de leurs sueurs et de leurs combats. On peut examiner ici lequel de tous ceux dont nous venons de parler est plus humble que les autres. (Il semble que c’est le premier, qui par son humilité s’est rendu digne de recevoir des faveurs du Ciel avant qu’il se soit efforcé de les obtenir par ses travaux). Il y a un désespoir, qui vient de la multitude des péchés, du poids insupportable des reproches de la conscience, et d’une profonde tristesse, lorsque l’âme se voyant toute couverte de plaies, et accablée par la pesanteur de ses crimes, se précipite et se noie dans cet abîme de perdition. Il y a un autre désespoir, dont l’orgueil et la présomption sont la cause, lorsqu’après être tombés dans quelque offense criminelle, nous nous imaginons que nous n’avions pas mérité un si grand malheur. Que si l’on y prend bien garde, on remarquera qu’il y a cette différence entre ces deux espèces de désespoir, que le premier porte à s’abandonner indifféremment à toutes sortes de péchés, et que l’autre ne retire point des exercices de la vie religieuse celui même à qui il fait perdre l’espérance de son salut : ce qui est tout-à-fait étrange. Mais comme le premier peut se guérir en s’abstenant des actions qui entretiennent les habitudes vicieuses, et en y ajoutant une fidèle espérance en la miséricorde de Dieu, l’autre pourra trouver la guérison dans la pratique de l’humilité, et dans la fuite de tous les jugements téméraires. Nous ne devons pas nous étonner comme d’une chose fort extraordinaire lorsque nous voyons quelques personnes qui, parmi tous les bons discours qu’ils tiennent, ne laissent pas de faire de mauvaises actions, puisque c’est une chose bien plus extraordinaire de voir qu’un ange se soit perdu au milieu même du Paradis, et qu’un esprit céleste soit devenu un serpent infernal par un élèvement de présomption. La forme et la règle que nous devons suivre dans toute notre conduite et toutes nos actions, soit dans celles que nous faisons par obéissance, ou dans celles que nous faisons par nous-mêmes, soit qu’elles soient extérieures et visibles, soit qu’elles soient invisibles et intérieures, est d’examiner si elles sont faites véritablement selon Dieu : comme par exemple, si lorsque ne faisant qu’entrer dans l’exercice de la vertu, et nous employant avec zèle à quelque ouvrage, nous ne recevons dans l’âme un nouvel accroissement d’humilité par le mérite de cette action, nous pouvons conclure, ce me semble, que nous n’y avons pas agi selon Dieu, soit que l’action soit petite, ou qu’elle soit grande. Car pour les personnes qui commencent, c’est l’humilité qui est une marque certaine que leurs actions sont conformes à la volonté de Dieu ; pour celles qui sont avancées, c’est possible la paix et la fin de toutes leurs guerres contre les Démons et les passions ; et pour celles qui sont parfaites, c’est un surcroît et une surabondance de la lumière divine. Les vertus qui sont jugées petites par les grandes âmes peuvent n’être pas petites en elles-mêmes. Et celles qui sont jugées grandes par les petites âmes ne sont pas toujours parfaites et éminentes. Lorsque l’air est tout purifié de nuages, on voit le soleil y répandre partout les rayons de sa lumière. Et ainsi, quand une âme est purifiée des nuages que formaient en elle ses anciennes habitudes, et qu’elle a obtenu de Dieu la rémission de ses péchés, elle voit la lumière divine se répandre en elle. Il y a différence entre le péché qui viole quelqu’un des commandements de Dieu, l’insensibilité de l’âme qui l’éloigne de tous les exercices et de toutes les œuvres de piété, et la négligence qui la rend toute languissante et toute lâche dans ces mêmes exercices, comme il y a aussi différence entre la passion formée et la chute dans le crime. Que celui qui pourra pénétrer par la lumière de l’Esprit de Dieu les raisons cachées de toutes ces espèces différentes en donne aux autres l’éclaircissement qu’il aura reçu lui-même. Il y en a qui estiment que la plus grande Grâce, et comme la béatitude de cette vie, est de faire des miracles, et de paraître éminent à la vue des hommes par des dons surnaturels et spirituels ; mais ils ignorent qu’il y a beaucoup de Grâces plus excellentes que ces premières, et que l’on possède avec d’autant plus de sûreté et moins de danger de les perdre, qu’on les possède plus en secret, et qu’on les tient plus cachées. Celui qui est parfaitement purifié voit par une vue intellectuelle l’état et les dispositions de l’âme de son prochain, quoi qu’il ne voie pas l’âme même. Mais celui qui n’est pas encore arrivé à la plus haute perfection ne juge de l’état des âmes que par les signes et les marques extérieures qui paraissent sur le corps. Comme le moindre petit feu peut souvent embraser toute une forêt, ainsi la moindre petite ouverture qu’une faute légère fait dans notre âme, peut ruiner tout le fruit de nos travaux. Quoi qu’il y ait une inimitié entre la chair et l’esprit, néanmoins il arrive quelquefois qu’un soulagement qu’on donne à la chair réveille la force et l’activité de l’âme, sans y exciter aucune ardeur de concupiscence. Et quelquefois, il peut arriver au contraire que de grands travaux corporels excitent les mouvements de la chair, afin que nous ne nous confiions pas en nous-mêmes, mais en Dieu, qui, par les voies inconnues de Son Esprit et de Sa Grâce, mortifie en nous la concupiscence lorsqu’elle est plus vive. Quand nous verrons que des personnes nous aiment selon Dieu, gardons-nous bien de nous rendre trop familiers et trop libres avec eux, parce qu’il n’y a rien d’ordinaire qui ruine davantage l’amitié, et change plutôt l’affection en aversion, qu’une trop grande liberté. L’œil de notre âme est subtil et clairvoyant, et il surpasse en pénétration et en lumière toutes les autres créatures, hors les seuls Anges. C’est ce qui fait que ceux mêmes qui se laissent emporter à leurs passions reconnaissent souvent les pensées des autres par la grandeur de l’affection qu’ils leur portent, principalement lorsqu’ils ne sont pas plongés dans la sensualité. Car s’il est vrai que rien n’est si opposé aux choses spirituelles et incorporelles que ce qui est sensuel et corporel, le lecteur sage et judicieux peut en tirer aisément la conclusion et comprendre la vérité de ce que je viens de dire. Les observations superstitieuses, par lesquelles les gens du monde veulent deviner les choses futures, sont opposées à la divine Providence. Et quant à ceux qui sont retirés du monde, elles sont pour eux un obstacle à la lumière du Ciel, et à la science spirituelle. Les âmes qui sont faibles en vertu doivent juger que Dieu les visite et les favorise, lorsqu’il leur envoie des maladies corporelles, lorsqu’il les expose à des malheurs et à des calamités sensibles, et qu’il les éprouve par des tentations extérieures. Mais quant aux âmes qui sont parfaites, c’est par la présence du Saint Esprit dans leur cœur, et par l’accroissement de Ses dons célestes, qu’elles doivent reconnaître que Dieu les visite. Il y a un Démon qui, lorsque nous nous mettons au lit, vient nous troubler l’esprit par des pensées mauvaises et sensuelles, afin que notre lâcheté et notre négligence nous empêchant alors de nous armer de la prière contre cet ennemi de notre Salut, nous nous endormions avec ces pensées, et qu’elles nous causent de mauvais songes. Entre les Démons, il y en a un qu’on appelle l’avant-coureur, qui vient nous tenter au moment que nous sommes éveillés, et qui tâche de corrompre la pureté de nos premières pensées. C’est pourquoi, consacrez à Dieu ces prémices de votre journée. Car elle appartiendra à celui qui en aura pris possession le premier. Un grand serviteur de Dieu me dit autrefois cette parole mémorable, qu’il jugeait par l’état auquel il se trouvait au commencement du jour en quel état il serait durant tout le reste de la journée. Il y a plusieurs chemins pour arriver à la piété, comme il y en a plusieurs pour arriver à la perdition. C’est pourquoi il arrive souvent que des personnes qui n’ont pour but que de servir Dieu, peuvent y tendre par des voies toutes différentes, et que Dieu, qui ne regarde que le cœur, reçoit favorablement leur intention et leur dessein, qui n’est autre que de lui plaire. Les Démons nous combattent de toutes leurs forces dans les afflictions qui nous arrivent, en nous inspirant de dire ou de faire quelque chose d’indigne de la vie religieuse. Que si nous résistons à leurs attaques, ils s’approchent insensiblement de notre âme, et tâchent de nous persuader d’en rendre à Dieu des actions de grâces superbes et pharisiennes. Ceux qui durant leur vie ont eu leur cœur et leur esprit attaché au Ciel, montent au Ciel après leur mort ; mais seulement en leur âme et non en leur corps. Et quant à ceux qui ont été attachés à la terre, ils descendent sous la terre. Car il ne reste point d’autre lieu hors le Ciel et la terre pour ceux qui meurent. Mais c’est une chose admirable de voir que l’âme qui a été créée dans le corps, et y a reçu son être et sa subsistance, et non pas en elle-même comme les Anges, puisse subsister hors du corps après la mort. Les saintes mères enfantent les saintes filles (c’est-à-dire la foi, l’espérance, et la charité sont les vertus générales qui produisent les autres vertus). Mais c’est Dieu qui a créé les mères ; (parce que c’est Dieu qui par son esprit forme en nous ces trois vertus générales). Et au contraire, on peut dire par la même règle que les vices généraux (qui sont l’intempérance, l’avarice et la vaine gloire) produisent les vices particuliers. Mais que c’est le Diable qui est le premier père de ces vices généraux. Moïse défendait autrefois à ceux d’entre le peuple d’Israël qui étaient lâches et timides, d’aller à la guerre : ou plutôt Dieu, par cette figure de l’ancienne loi, défend à ceux qui ont péché contre la chasteté dans le Monastère de se retirer dans le désert, de peur que n’ayant pas assez de force ni de courage pour y combattre tout seuls les Démons, leur lâcheté et leur impuissance ne les jette dans le désespoir, et qu’ainsi ce dernier égarement de leur esprit ne soit pire que leur première chute qui ne leur était arrivée que dans le corps, ce que Dieu permet avec justice ( pour châtier leur témérité qui leur avait fait entreprendre un état de vie si disproportionné à leur faiblesse). De la discrétion, qui nous fait agir avec discernement et avec lumière dans la conduite de la vie spirituelle. Un cerf qui brûle de soif ne désire pas avec plus d’ardeur de se désaltérer dans l’eau rafraîchissante d’une fontaine, que les Solitaires de connaître quelle est la sainte volonté de Dieu, qu’ils doivent suivre dans leurs actions particulières, et de discerner, non seulement ce qui lui est entièrement conforme, ou entièrement contraire ; mais encore ce qui lui est en partie conforme, et en partie contraire. Sur quoi nous aurions plusieurs choses à dire, et qui sont difficiles à expliquer, pour connaître, entre les choses qui sont en notre pouvoir, quelles sont celles que nous sommes obligés de faire sans les remettre à un autre temps, et sans user du moindre retardement selon ces paroles de l’Ecriture : « Malheur à celui qui diffère de jour en jour, et remet d’un temps à un autre » (Eccl.I.5.8.) : comme au contraire quelles sont celles qu’on doit faire avec plus de circonspection et de retenue, selon cet avis du Sage : « Il faut user de conduite et de sagesse dans la guerre ». (Prov.24.6). Et ailleurs : « On ne doit rien faire que dans la bienséance et dans l’ordre. » (I. Cor. 14.40). Car il n’appartient pas à tous, il n’appartient pas à tous, je le répète, de discerner avec autant de promptitude que de prudence les choses dont le discernement est difficile, puisque David lui-même qui était tout rempli de Dieu, et avait en soi le Saint Esprit qui parlait par sa bouche, paraît demander souvent à Dieu ce don et cette grâce dans ses prières, comme lorsqu’il dit : « Seigneur, enseigne-moi à faire ta volonté, puisque tu es mon Dieu ». (Ps. 142.101). Et en un autre endroit : « Conduis-moi dans ta vérité. « (Ps.24.5). Et ailleurs : « Seigneur, fais-moi connaître la voie dans laquelle je dois marcher, parce que j’ai élevé mon âme vers toi », (Ps.142.8), en la détachant de tous les soins et de toutes les affections de cette vie. Tous ceux qui désirent de connaître quelle est la volonté de Jésus-Christ, doivent avoir soin auparavant de mortifier la leur propre ; et après avoir offert à Dieu leurs prières avec une foi vive et une innocente simplicité, consulter leurs pères et leurs frères avec un cœur humble, et une pleine confiance en leur sagesse, et recevoir leurs avis comme s’ils sortaient de la bouche de Dieu même, quand ils les trouveraient contraires à leurs propres sentiments et à leur propre inclination, et quand ceux qu’ils auraient consultés ne seraient pas fort spirituels. Car Dieu est trop juste pour permettre que des âmes, qui avec une ferme foi et une sainte innocence se sont humblement soumises au conseil et au jugement d’autrui, se trouvent trompées ; parce qu’encore que ceux qu’elles consultent soient dépourvus de lumière et de prudence, néanmoins c’est Dieu qui d’une manière intellectuelle et invisible parle par leur bouche. Ceux qui marchent par cette voie et qui suivent cette règle sans hésiter sont remplis d’une parfaite humilité. Car si la harpe de David lui servait, comme il dit lui-même, à déclarer ses pensées et ses prophéties, combien croyez-vous qu’un esprit raisonnable et une âme agissante par sa lumière peuvent nous parler plus utilement que des cordes muettes et inanimées. Il s’en est trouvé plusieurs, qui par une trop grande complaisance qu’ils avaient en leur propre jugement, n’ayant pas été encore assez heureux pour entrer dans cette conduite humble et spirituelle, qui est tout ensemble et très facile et très sainte, et s’étant efforcés de connaître par eux-mêmes et dans eux-mêmes ce qui est agréable à Dieu, nous ont rapporté sur ce sujet beaucoup de manières différentes d’acquérir ce discernement par notre propre lumière. Il s’en est trouvé d’autres, qui désirant de connaître en quelques rencontres particulières quelle était la volonté de Dieu, ont renoncé à toute passion, et après lui avoir présenté toutes les pensées de leur esprit combattu de raisons contraires, dont les unes les portaient à embrasser une proposition, et les autres à la rejeter, lui avaient offert durant quelques jours dans une ardente prière leur âme toute nue et toute dépouillée de leur propre volonté, et avaient reçu une claire connaissance de la sienne, soit qu’un esprit et une intelligence parlât à leur esprit d’un langage tout intellectuel et spirituel, soit que Dieu effaçât entièrement de leur pensée tous les raisonnements qui appuyaient l’un des deux partis, et n’y laissât que la détermination qui était conforme à l’ordre de Sa Providence. D’autres ont jugé par les troubles, et les obstacles dont ils se sont vus combattus après leur résolution prise, que ce qu’ils avaient fait était conforme à la volonté divine suivant cette parole de l’Apôtre : « Nous avons voulu diverses fois vous aller visiter ; mais le Démon nous en a toujours empêchés. » (I.Thess.2.18). D’autres au contraire ont jugé par l’assistance inespérée qu’ils recevaient de Dieu dans l’exécution de leur dessein, qu’il était conforme à Sa volonté, selon cette parole que Dieu coopère avec tous ceux qui se proposent de faire quelque bonne œuvre. Celui qui par l’illumination divine possède Dieu en soi-même, reçoit d’ordinaire sur-le-champ une assurance de ce que Dieu veut qu’il fasse, tant dans les affaires pressantes, que dans celles qui peuvent souffrir du retardement. Et il reçoit cette assurance comme cet autre dont nous venons de parler, par le secours imprévu qui lui vient du Ciel. C’est une marque qu’un esprit n’est pas éclairé de la lumière divine et qu’il est rempli de vanité, lorsque demeurant irrésolu dans ses jugements, il est longtemps sans se déterminer à prendre quelque parti. Comme Dieu est tout juste, il ne ferme point la porte de Sa miséricorde à ceux qui y frappent avec humilité. Nous devons en toutes rencontres examiner devant Dieu quelle est notre intention et notre but, tant dans les choses qui doivent être exécutées promptement que dans celles qui peuvent être différées. Car toutes les choses où nous agissons avec la pureté d’un cœur entièrement dégagé de toute passion et de tout intérêt, et que nous faisons véritablement et uniquement pour Dieu, et non pour quelque autre fin que ce puisse être, quoiqu’en elles-mêmes elles ne soient pas tout-à-fait saintes, Dieu ne laissera pas de nous en récompenser comme les ayant faites saintement. Voilà ce que nous devons rechercher et examiner devant Dieu. Car si nous voulons trop entrer dans le secret de Sa volonté, cette recherche étant au-dessus de nous n’aura qu’une dangereuse fin. Les jugements de Dieu sur nous sont aussi impénétrables qu’ineffables. Il veut souvent par une sage dispensation de Sa Providence que Sa volonté nous soit cachée, sachant que quand elle nous serait connue, nous ne la suivrions pas, et qu’ainsi cette connaissance ne nous servirait que pour attirer sur nous de plus sévères châtiments de Sa justice. Un cœur droit se conserve pur dans la multiplicité des occupations et des affaires ; et sa simplicité innocente est comme un vaisseau dans lequel il navigue sûrement. Il y a des âmes fortes et généreuses, qui par leur amour pour Dieu, et par l’humilité de leur cœur, entreprennent de faire des actions qui sont au-dessus d’elles-mêmes. Mais il y a aussi des esprits superbes qui font de pareilles entreprises. Car les Démons portent souvent les hommes à entreprendre ce qui est au-dessus de leurs forces, afin que tombant dans l’attiédissement et dans la langueur par le regret de n’avoir pu exécuter ce qu’ils avaient entrepris, ils négligent d’entreprendre les choses mêmes qui sont proportionnées à leurs forces, et qu’ils s’exposent ainsi à la moquerie et à la risée de ces ennemis de notre Salut. J’ai vu des personnes, qui ayant l’âme aussi faible que le corps sain et vigoureux, avaient tâché d’expier la multitude de leurs chutes et de leurs offenses par des austérités et des mortifications qui étaient au-dessus d’elles, et qu’elles n’avaient pu continuer. Sur quoi je leur dis que Dieu ne juge pas du mérite de la pénitence par la grandeur des travaux, mais par celle de l’humilité. C’est quelquefois l’éducation qui est la cause des plus grands péchés que l’on commet, et c’est quelquefois la mauvaise compagnie. Mais souvent la seule et propre corruption de l’âme suffit à elle-même pour se perdre. Celui qui est délivré des deux premiers de ces maux, l’est aussi peut-être du troisième. Mais celui qui est sujet à ce dernier est corrompu et déréglé en tout lieu. Car il n’y a point de lieu qui soit plus sûr que le Ciel, et cependant les anges n’ont pas laissé d’y périr par la corruption qu’ils ont trouvée en eux-mêmes. Lorsque des infidèles ou des hérétiques disputent contre nous avec un esprit de contention et de malice, contentons-nous de leur représenter une et deux fois leur égarement et leur erreur, sans nous arrêter davantage à contester avec eux. Que s’il y en a qui aient un désir sincère de s’instruire de la vérité, ne nous lassons point de leur en donner des instructions saintes et salutaires. Mais n’entreprenons l’un et l’autre que selon que nous sentons notre esprit et notre cœur affermi dans la connaissance et dans la créance des mystères de la foi. Celui-là est bien dépourvu de jugement et de raison qui, entendant raconter les vertus des Saints qui sont élevées au-dessus de la nature, entre dans le désespoir. Car elles peuvent au contraire nous servir très utilement, ou en nous incitant par la vue de ces grands exemples à imiter ces bienheureux pères, ou en nous faisant entrer par les sentiments d’une humilité très sainte dans la connaissance de nous-mêmes, et dans la vue intérieure de notre propre faiblesse. Entre les Démons, ces esprits impurs, il y en a de plus méchants les uns que les autres. Et ceux-là ne se contentent pas de nous porter à commettre des péchés ; mais ils veulent encore que nous portions les autres à les commettre avec nous, afin d’attirer sur notre tête des châtiments plus rigoureux de la part de Dieu. J’ai vu un homme, qui, par son exemple, avait engagé un autre dans une habitude de corruption, et qui étant depuis revenu à soi par un vif et sincère repentir, avait commencé à faire pénitence, et avait cessé de pécher ; mais en punition du mal où il avait engagé son prochain, Dieu permit qu’il se trouva trop faible pour continuer et accomplir sa pénitence. Certes, la malice des Démons est grande, et sa fécondité malheureuse est presque impénétrable à tout le monde. Elle n’est connue que de très peu d’âmes, et nulle âme ne la connaît qu’en partie. Car d’où vient qu’il arrive quelquefois que vivant dans les délices, et mangeant avec excès, nous veillons comme si nous étions fort sobres, et qu’au contraire en jeûnant et en pratiquant diverses austérités, nous nous trouvons néanmoins assoupis et accablés de sommeil ? D’où vient que vivant tous seuls dans les déserts, nous avons quelquefois le cœur aussi sec et aussi dur que des pierres, et que vivant dans la compagnie des autres, nous sommes tout attendris de contrition ? D’où vient qu’en souffrant la faim nous sommes quelquefois troublés dans nos songes, et qu’en faisant bonne chère, nous sommes exempts de toutes tentations ? Et enfin d’où vient que vivant dans l’indigence et dans l’abstinence, notre esprit est comme obscurci de ténèbres et comme insensible, et qu’au contraire en buvant du vin, nous sommes spirituels, et touchés des mouvements de la pénitence ? Que celui à qui Dieu aura donné assez de lumière pour connaître les raisons cachées de toutes ces choses différentes, la communique aux autres qui ne l’ont pas. Car pour moi j’avoue que je ne l’ai pas reçue. Je puis néanmoins assurer que ces effets si extraordinaires et si étranges ne viennent pas toujours des Démons, mais aussi quelquefois de ce mélange de corruption, et de cette masse de chair et de sang, qui enveloppe notre âme d’une manière que je ne saurais comprendre. Comme il est très difficile de discerner par quel principe ces différents effets sont produits, adressons-nous à Dieu avec des prières humbles et sincères, pour recevoir de lui la grâce d’un si utile discernement. Et si après avoir prié durant quelque temps, nous trouvons que ce qui nous trouble et nous fait gémir se passe toujours d’une même sorte, alors nous connaîtrons clairement que l’on ne le doit pas attribuer aux Démons, mais à la nature. Car il arrive souvent que la Providence et la bonté infinie de Dieu nous veut faire du bien par des moyens mêmes qui paraissent contraires au bien de notre âme, se servant ainsi de toutes choses pour rabattre notre vanité. Les jugements de Dieu étant un profond abîme, c’est une curiosité bien périlleuse que celle de les vouloir fonder, les curieux n’y étant portés d’ordinaire que par un esprit de présomption et de vanité. Il en faut pourtant un peu parler pour fortifier sur ce point la faiblesse de plusieurs. Quelqu’un demanda un jour à un homme éclairé dans les choses spirituelles d’où vient que Dieu connaissant les chutes qui doivent arriver à quelques personnes, ne laisse pas avant ce temps de les favoriser de dons extraordinaires, et même de celui des miracles. A quoi il lui répondit que Dieu le faisait pour avertir par ces exemples les personnes spirituelles de se tenir sur leurs gardes ; pour montrer que la volonté de l’homme est libre ; et pour rendre inexcusables au jour du jugement ceux qui seront tombés dans des crimes après ces faveurs. Comme la loi était imparfaite, elle se contentait de nous dire : « Prenez garde à vous. » (Eccl.19.27). Mais notre Seigneur comme étant au-dessus de toute perfection ne nous recommande pas seulement d’avoir soin de notre propre Salut, mais encore de celui des autres en les reprenant, lorsqu’ils commettent des fautes selon ces paroles de l’Evangile : « Si votre frère vous offense » (Matt. 18.15), et ce qui suit. Que si votre répréhension est sincère et humble, et plutôt un avis charitable qu’une correction impérieuse, ne négligez pas d’accomplir ce précepte de notre Sauveur, et principalement envers ceux qui recevront bien votre remontrance. Que si vous n’êtes pas encore assez parfait pour pratiquer ce conseil de l’Evangile, pratiquez au moins ce que la loi vous ordonne en veillant attentivement sur vous-même. Ne vous étonnez pas de voir vos meilleurs amis s’aigrir contre vous à cause d’une remontrance que vous leur aurez faite, et devenir vos ennemis. Car ces esprits légers sont les instruments dont le Démon se sert pour faire la guerre aux hommes, et principalement aux hommes de Dieu qui le combattent sans cesse. Je ne saurais assez m’étonner lorsque je considère qu’encore que Dieu qui est tout-puissant et les saints Anges coopèrent avec nous dans l’exercice des vertus, et qu’il n’y ait que le Démon seul qui agisse avec nous dans le péché, nous nous portons néanmoins plus facilement et plus promptement à mal faire qu’à bien faire. Et je ne veux ni ne puis approfondir davantage cette matière. Si les choses créées n’ont point d’ordinaire d’autre état que celui qui est conforme à leur nature, comment se peut-il faire, comme dit le grand Saint Grégoire de Nazianze, que mon âme étant l’image de Dieu même, elle soit comme mêlée et pétrie avec la boue de mon corps ? ( qui est un état si peu convenable à sa nature spirituelle et immortelle.) Que s’il est certain que lorsque quelqu’une des choses créées se trouve en un état différent de sa nature, elle a une forte et perpétuelle inclination vers celui qui lui est conforme, quels efforts notre âme ne doit-elle point faire, et de quelles adresses ne doit-elle point user, pour purifier la boue de ce corps, et l’élever, pour le dire ainsi, jusques au trône de Dieu ? Que personne donc ne s’excuse sur ce qu’il est difficile de monter si haut. Car et la voie qui conduit au Ciel, et la porte par laquelle on y entre nous sont ouvertes. L’exemple des vertus admirables des Saints Pères réveille l’esprit, et touche l’âme d’une sainte émulation. Et la doctrine céleste qui est répandue dans leurs écrits porte d’ordinaire les émulateurs de leurs vertus à en devenir les imitateurs. La discrétion est une lampe qui dissipe toutes les ténèbres de l’âme ; c’est un guide qui remet dans le droit chemin ceux qui s’égarent ; c’est une lumière qui fortifie la faiblesse de notre vue. Celui qui a le don de discernement est un exterminateur de la maladie, et un restaurateur de la santé. Ceux qui admirent dans les autres les moindres vertus y sont portés ou par une extrême ignorance, ou par le dessein de se rabaisser en louant et en relevant les actions de leurs frères. Armons nous de toutes nos forces et de tout notre courage, non seulement pour lutter contre les Démons, mais pour leur déclarer la guerre, et les attaquer les premiers. Car celui qui se contente de lutter contre ses ennemis invisibles, tantôt les blesse, et tantôt est blessé par eux ; au lieu que celui qui leur fait vivement la guerre les poursuit toujours, et les met en fuite. Autant de victoires qu’on remporte sur ses passions sont autant de blessures qu’on fait aux Démons. Et l’adresse sainte avec laquelle on feint d’être sujet à ces mêmes passions, trompe ces mêmes Démons, et nous rend invincibles à tous leurs efforts. Un solitaire qui avait été traité ignominieusement par ses frères, et n’en avait senti aucune émotion dans son cœur, s’offrit à Dieu par une prière toute intérieure, et commença extérieurement à se plaindre de l’injure qu’il avait reçue, cachant ainsi par cette impatience feinte la patience et la tranquillité véritable de son âme. Un autre religieux, qui par une sincère humilité s’estimait tout-à-fait indigne d’avoir la première place, feignit de la désirer avec passion. Que dirai-je de la pureté d’un autre, qui étant entré dans un lieu infâme, comme si c’eût été pour offenser Dieu, en retira une misérable créature pour la consacrer à Dieu en la rendant pénitente et religieuse ? (Cf : Vies de Saint Paphnuce et de Sainte Thaïs). Un autre solitaire à qui on avait apporté dès le point du jour une grappe de raisin, ne vit pas plutôt partir celui qui la lui avait donnée, qu’il la dévora tout d’un coup avec une extrême avidité, mais qui n’était qu’apparente, affectant par là de passer pour intempérant aux yeux des Démons. Un autre ayant perdu quelques dattes feignit durant tout le jour d’en être affligé. Mais ceux qui veulent agir de la sorte, doivent user en ces rencontres d’une grande circonspection, de peur qu’en voulant jouer les Démons, ils ne demeurent eux-mêmes le jouet de ces Démons. Car il faut qu’on puisse dire de ces personnes sages et pieuses ce que dit l’Apôtre : Que ce sont des trompeurs, mais qu’ils sont éclairés de la lumière de la vérité dans leurs saintes tromperies. Si quelqu’un veut présenter à Dieu un corps chaste, et lui offrir un cœur pur, qu’il conserve avec grand soin la douceur de l’esprit contre la colère, et la tempérance contre la sensualité, puisque sans ces deux vertus tous ses travaux lui seront infructueux. Comme il y a plusieurs sortes différentes de lumières qui frappent les yeux des hommes, aussi le soleil intelligible répand plusieurs illuminations différentes dans nos âmes. Car il les éclaire tantôt par les larmes extérieures et sensibles de la pénitence qui sortent des yeux du corps, tantôt par des gémissements intérieurs et spirituels qui sortent du fond de l’âme, tantôt par une joie qui procède d’avoir entendu la parole sainte ; et tantôt de celle qui se forme d’elle-même dans l’esprit, tantôt du repos de la solitude, et tantôt de l’obéissance. Outre ces diverses sortes d’illuminations il y en a une autre toute singulière, qui par un ravissement d’extase met l’âme en la présence de Jésus-Christ d’une manière secrète et ineffable, et la remplit d’une lumière spirituelle et céleste. Il y a des vertus qu’on peut considérer comme les filles, et il y en a d’autres qu’on peut appeler les mères. Ce sont ces mères que les sages s’efforcent principalement d’acquérir. Et c’est Dieu même qui par la puissance efficace de son esprit en imprime la connaissance dans le cœur, au lieu que plusieurs sont capables de nous instruire des autres qui ne sont que filles et non pas mères. Prenons garde lorsque nous jeûnons de ne nous pas porter à beaucoup dormir, pour soulager autant notre corps par le sommeil que nous l’affaiblissons par l’abstinence, comme aussi au contraire gardons-nous, lorsque nous veillons, de manger beaucoup, pour fortifier autant notre corps par la nourriture que nous le mortifions par la veille. Car c’est agir avec indiscrétion que d’agir de cette sorte. J’ai vu de vrais serviteurs de Dieu qui dans une rencontre particulière s’étant un peu relâchés de leur austérité en mangeant plus que d’ordinaire, prirent aussitôt une résolution aussi généreuse que sainte de passer toute la nuit debout, et par ce moyen ils punirent de telle sorte cette avidité de leur estomac que bien loin de sentir plus aucune peine, ils ne ressentaient plus au contraire que de la joie à se tenir dans les bornes de la tempérance. Le Démon de l’avarice fait une cruelle guerre à ceux qui se sont rendus pauvres volontaires pour l’amour de Jésus-Christ. Et lorsqu’il ne peut leur faire abandonner la pauvreté pour eux-mêmes, il les porte à l’abandonner pour le soulagement des pauvres, afin de rengager de nouveau ces âmes religieuses et spirituelles dans le commerce irreligieux et profane des bens du monde. Toutes les fois que la vue de nos fautes nous porte dans le découragement et dans la tristesse, souvenons-nous aussitôt que Notre Seigneur enjoignit à Saint Pierre de pardonner les offenses jusqu’à septante et sept fois, puisque celui qui nous commande de pardonner à nos frères nous pardonnera lui-même beaucoup plus d’offenses que nous n’en aurons pardonné aux autres. Et au contraire, lorsque la vue de la pureté de notre vie nous cause des élèvements de vanité, souvenons-nous de cette parole de l’Apôtre Saint Jacques : « Celui qui aura accompli toute la loi spirituelle de Jésus-Christ, et aura manqué un seul point (savoir en se laissant aller à la vaine gloire), il sera puni comme coupable de tous. »(Jacques 2). Entre les esprits de ténèbres qui sont également envieux et malicieux, il y en a qui ne veulent point attaquer les âmes saintes, de peur qu’en leur faisant une guerre où ils ne pourraient les vaincre, ils ne servissent par les combats qu’ils leur livreraient qu’à augmenter leurs couronnes. Il est vrai que les pacifiques, qui procurent l’union et la paix entre les frères sont bienheureux, et tout le monde reconnaît cette vérité. Mais j’ai vu des hommes procurer la désunion et la discorde qui étaient aussi bienheureux. Ces deux personnes s’aimant l’un l’autre d’une affection illégitime, un des plus éclairés et des plus vertueux d’entre les Pères se rendit le médiateur et le ministre d’une aversion mutuelle entre eux, en disant à l’un et à l’autre séparément que son compagnon parlait mal de lui. Et ainsi ce sage médecin rendit l’adresse d’un homme victorieux de la malice des Démons, et rompit les liens de cette malheureuse affection par cette haine si salutaire. Autant que le mariage et les funérailles sont opposés, autant l’orgueil et le désespoir sont contraires l’un à l’autre. Et néanmoins la malice ingénieuse des Démons nous fait voir quelquefois ces deux choses jointes ensemble. Entre ces esprits malheureux il y en a qui interprètent l’Ecriture Sainte à ceux qui entrent en religion. Ce qu’ils ont accoutumé de faire principalement à l’égard des esprits vains, et encore plus s’ils sont savants dans les lettres purement humaines, afin que les trompant peu à peu ils les fassent enfin tomber dans des hérésies et des blasphèmes. Mais nous pourrons reconnaître que ces interprétations viennent des Démons, et sont plutôt des discours fantastiques que théologiques, lorsque nous sentiront dans notre âme un trouble intérieur et une joie indiscrète et immodérée au même temps qu’ils nous interprèteront les livres sacrés. Dieu a réglé l’ordre de toutes les choses créées ; et il y en a même dont il a marqué la fin. Mais la vertu n’a point de fin qui ne soit sans fin, (c’est-à-dire qu’on s’y avance toujours davantage, et que le progrès qu’on y peut faire n’a point de bornes). « J’ai reconnu, dit David, que la perfection de toutes les créatures est finie et bornée ; mais que celle de notre loi est infinie. » (Ps. 118.96). Et véritablement , puisque quelques fidèles serviteurs de Dieu passent des vertus de la vie active à celles de la vie contemplative ; puisque la charité ne cesse jamais d’agir dans le cœur qu’elle remplit, « puisque le Seigneur, selon le Prophète Roi, garde votre entrée (qui est celle de la crainte de Ses jugements), et votre sortie (qui est celle de votre amour pour Sa bonté), (Ps. 120.8), n’est-ils pas vrai que la possession de cet amour est sans bornes et sans fin, puisque nous ne cessons jamais d’y faire de nouveaux progrès, ni dans le temps présent, ni dans le temps à venir, où les lumières de nos connaissances recevront toujours un nouvel accroissement ? Et encore que ce que je vais dire puisse passer dans l’esprit de plusieurs pour un paradoxe, je ne craindrai point néanmoins, mon bienheureux Père, de tirer cette conséquence du raisonnement que j’ai avancé que les Anges mêmes ne demeurent pas dans un même état, mais que leur gloire et leurs connaissances croissent toujours. Ne vous étonnez pas si les Démons nous inspirent souvent de bonnes pensées, et les combattent ensuite dans notre esprit, puisque ces ennemis n’ont point d’autre but que de nous persuader par cette conduite artificieuse qu’ils pénètrent jusque dans les pensées les plus secrètes de notre cœur. Ne jugez pas trop sévèrement de ceux que vous voyez enseigner de grandes vérités par leurs paroles, et ne les pratiquer que faiblement par leurs œuvres. Car souvent l’utilité de leurs discours récompense le défaut de leurs actions. Nous ne possédons pas tous également tous les biens de l’âme. Car il y en a quelques-uns qui excellent plus dans la parole que dans l’action, et d’autres au contraire qui excellent plus dans l’action que dans la parole. Dieu n’est point auteur ni créateur du péché. C’est pourquoi ceux-là se sont trompés qui ont dit qu’il y a dans l’âme quelques vices qui lui sont absolument naturels, ne considérant pas que c’est nous-mêmes qui changeons en vices par notre corruption les qualités propres à notre nature : Comme par exemple la nature a donné aux hommes la puissance de produire des enfants dans un légitime mariage ; et plusieurs l’emploient à commettre des actions illégitimes et criminelles. La nature a imprimé en nous les mouvements de la colère, pour nous en servir contre le serpent infernal notre ennemi, et nous nous en servons contre nos frères. Elle nous a inspiré l’émulation, afin d’imiter les vertus des autres ; et nous en abusons en imitant leurs vices et leurs désordres. Notre âme naturellement a de l’amour pour la gloire ; mais ce doit être pour celle du Ciel, et non pour celle de la terre. Nous avons une inclination naturelle à l’élèvement de l’orgueil ; mais il n’est légitime que contre les Démons seuls. Nous sommes naturellement portés à la joie ; mais ce ne doit être que pour nous réjouir des grâces de Dieu et des bonnes œuvres de notre prochain. Nous avons reçu de la nature le souvenir des injures et des offenses ; mais c’est pour n’oublier jamais celles que les ennemis de notre âme nous ont faites. Le désir de manger nous est naturel ; mais ce n’est que pour entretenir notre vie, et non pas pour satisfaire notre sensualité. Une âme généreuse et vigilante excite la haine des Démons contre elle. Mais plus ils multiplient leurs attaques, plus ils multiplient ses couronnes. Celui qui n’aura point été combattu par les ennemis ne sera point couronné par le Seigneur. Et celui qui ne perd point courage pour quelques chutes qui lui arrivent, mais demeure toujours ferme dans le combat, recevra de la bouche des Anges la gloire qui est due à un soldat généreux. Jésus-Christ ayant passé trois nuits dans le sépulcre est ressuscité pour ne mourir plus ; et celui qui a été victorieux en trois heures différentes (c’est-à-dire qui a vaincu trois différentes passions qui sont l’intempérance, l’avarice et la vaine gloire) ne meurt plus. Dieu, par la sage dispensation de Sa Providence, qui sait nous instruire et nous châtier pour notre bien, permet que le Soleil de justice, après s’être levé dans notre âme, et y avoir répandu Sa lumière, y trouve ensuite Son couchant, pour parler selon l’expression du Prophète Roi, qu’il s’en éloigne comme avant qu’il fût venu l’éclairer, et lui cause par son absence des ténèbres intérieures qui forment dans elle une nuit profonde. (Ps. 101, 19 et 20). Or c’est au milieu de cette nuit que les lions et les autres bêtes farouches, (ibidem V.22), qui dans le langage du même Prophète figurent nos passions dont les épines mortelles déchiraient nos cœurs, après s’être retirées de nous, reviennent à nous, en rugissant en en jetant de grands cris pour dévorer toute l’espérance qui nous reste en la miséricorde de Dieu, et elles lui demandent leur pâture accoutumée, qui n’est autre que de nous faire tomber dans de mauvaises pensées, ou de nous porter à commettre de mauvaises actions. Que si ensuite notre humilité profonde qui se cache dans l’ombre de sa bassesse fait du milieu de son obscurité lever de nouveau ce Soleil en nous, ces bêtes se rassemblent, «  et se retirent toutes dans leurs cavernes et leurs tanières », c’est-à-dire dans les cœurs des voluptueux, et ne demeurent plus dans les nôtres. C’est alors que les Démons diront entre eux, parlant de la Grâce que nous avons reçue de Dieu : « Le Seigneur a voulu signaler la grandeur de Sa bonté en leur faisant de nouveau miséricorde. » (Ps.115.2). Et nous leur répondrons ce que David dit ensuite : « Il est vrai que le Seigneur a signalé la grandeur de Sa bonté envers nous » (Ibidem.3), et autant qu’il nous a comblés de joie, autant vous a-t-il couverts de confusion et de honte. Disons donc avec le Prophète : « Voilà le Seigneur qui est assis sur une nuée légère », c’est-à-dire sur une âme qui est élevée au-dessus de toutes les affections de la terre : « Il viendra dans l’Egypte », comme dit ensuite le Prophète, c’est-à-dire dans les cœurs, qui auparavant étaient remplis de ténèbres, « et toutes les idoles faites par la main des hommes tomberont devant ta face », c’est-à-dire toutes les mauvaises pensées de l’esprit de l’homme seront dissipées. Si Jésus-Christ, quoi que tout-puissant, s’enfuit lui-même en Egypte pour éviter la fureur d’Hérode, que les indiscrets et les téméraires apprennent par cet exemple à ne se jeter pas eux-mêmes au milieu des tentations. « Ne vous engagez pas dans le péril », dit David (Ps.65.9), « et l’Ange qui vous garde veillera pour vous conserver. »(Ps.120.4). L’élèvement du cœur se mêle avec la générosité, comme la plante appelée Smilax, qui est semblable au lierre, s’entrelace avec le cyprès. Veillons continuellement sur nous-mêmes pour repousser jusques aux moindres pensées qui viennent représenter à notre esprit que nous possédons une vertu, quelque petite qu’elle puisse être. Lors donc que nous sommes tentés sur ce sujet, examinons avec soin quelles sont les propriétés particulières de ce bien spirituel que nous croyons posséder, et si elles sont effectivement en nous. Car alors nous reconnaîtrons que nous sommes encore bien éloignés de la possession véritable de cette vertu. Et d’autre part, lorsque nous nous croirons exempts de toutes les passions, ne manquons jamais d’examiner quelles sont les marques particulières de ces mêmes passions, et alors nous trouverons qu’il y en a encore beaucoup qui restent en nous, lesquelles nous ne pouvons ni connaître ni discerner tant que nous sommes entièrement assujettis à leur domination, soit à cause de la faiblesse et de la langueur où elles nous réduisent alors, soit à cause qu’elles se sont profondément enracinées dans nos âmes par de longues habitudes. Dieu se contente de notre bonne volonté dans les choses qui surpassent notre pouvoir. Mais quant à celles qui nous sont possibles, l’amour infini qu’il a pour les hommes le porte à nous demander que nous joignions encore l’action à la volonté, (comme nous étant utile ou nécessaire pour notre Salut). Celui-là est grand devant ses yeux qui ne manque point à faire tout le bien qu’il peut. Mais celui-là est encore plus grand qui entreprend avec humilité de faire même plus qu’il ne peut. Les Démons nous détournent souvent de faire les choses qui sont les plus faciles, et ils nous poussent à en entreprendre de plus difficiles et de plus laborieuses. Je trouve que Joseph, cet illustre Patriarche, a été loué dans l’Ecriture de ce qu’il montra sa sagesse en fuyant l’occasion du péché, et non de ce qu’il montra sa vertu en demeurant insensible aux caresses et aux attraits d’une femme. Mais c’est à nous à considérer en quels péchés et en combien de péchés nous pouvons mériter des couronnes par cette fuite. Car il y a grande différence entre fuir l’ombre du péché en fuyant l’occasion du péché et courir vers le Soleil de justice en entreprenant des actions de charité et de justice. Les ténèbres que la corruption du péché produit dans l’âme la font broncher ; ce bronchement spirituel cause sa chute ; et cette chute lui cause la mort. Ceux à qui le vin par ses vapeurs a obscurci la lumière de la raison naturelle se sont souvent réveillés de leur assoupissement en ne buvant que de l’eau. Mais quant à ceux qui ont perdu la lumière de la Grâce par les vapeurs impures des passions, ils se réveillent de ce mortel assoupissement par les larmes pures de la pénitence. Il y a différence entre la corruption qui naît dans l’âme de l’âme même, et dont le remède est la tempérance ; entre la corruption qui entre en elle par la vue des objets du monde, dont le remède est la solitude ; et entre son aveuglement qui a besoin de la conduite d’un autre, dont le remède est l’obéissance et le secours du Dieu qui s’est rendu lui-même obéissant pour l’amour de nous. Nous pouvons nous servir des exemples de deux sortes d’artisans qui s’emploient à purifier des laines et des draps pour l’usage ordinaire des hommes, comme de modèles très propres pour nous conduire dans le dessein que nous avons de nous purifier pour le Ciel. Car un Monastère qui est réglé selon Dieu est comme une foulerie spirituelle, où l’on lave toutes les ordures et toutes les saletés du péché, qui rendaient l’âme toute difforme et toute monstrueuse aux yeux de Dieu. Et la solitude des Anachorètes est comme une teinturerie, parce qu’après avoir été purifiés dans une maison religieuse de toutes les impuretés de l’incontinence, de la vengeance, et de la colère, on se retire dans le désert pour y acquérir la dernière perfection des vertus comme la laine la reçoit dans la teinture. Il y en a qui disent que les rechutes dans les mêmes péchés mortels que l’on a commis viennent de ce que l’on n’a pas fait une pénitence proportionnée à la grandeur des offenses précédentes, et de ce qu’on ne les a pas expiées par un véritable changement de mœurs. (Grégoire de Naz. Or.39). Mais on peut demander d’autre part si tous ceux qui ne retombent point dans les mêmes fautes criminelles ont fait une digne et une véritable pénitence. Il y en a qui retombent dans les péchés de leur vie passée, ou parce qu’ils les ont entièrement oubliés ; ou à cause qu’ils se sont portés par leur mollesse à croire que Dieu est tout bon et tout miséricordieux ; ou parce qu’ils ont désespéré de leur Salut. Et si je ne craignais d’être repris, j’ajouterais que quelques-uns d’eux ne peuvent plus lier ni vaincre cet ennemi, parce qu’il les a réduits sous le joug de sa tyrannie par la violence de leurs vicieuses et anciennes habitudes. On peut rechercher aussi d’où vient que l’âme étant toute spirituelle et incorporelle, ne reconnaît point d’ordinaire quelle est la nature de ces mauvais esprits qui la viennent attaquer, quoi qu’ils soient de même substance qu’elle. Ne serait-ce point peut-être à cause de sa liaison avec le corps, laquelle la rend grossière et pesante en la mêlant avec la chair et le sang, et n’est connue que de Dieu seul qui les a joints et unis ensemble ? Un Solitaire des plus éclairés me demanda un jour avec instance et me conjura de lui dire qui sont ceux des malins esprits qui nous abattent l’esprit, ou qui nous l’élèvent en nous faisant tomber dans les péchés. Mais ne sachant que répondre à une question qui me semblait si difficile, et l’ayant assuré de mon ignorance avec serment même, enfin celui qui voulait apprendre de moi m’instruisit en me disant : « Je veux vous donner ici quelques exemples du discernement qu’on doit faire de ces différents esprits, et avec cette lumière vous pourrez travailler vous-même pour faire le discernement des autres. Les Démons de l’incontinence, de la colère, de l’intempérance, de la paresse, et du sommeil, n’ont pas accoutumé de nous causer des élèvements de vanité. Mais ceux de l’avarice, de l’ambition, de l’effusion en paroles, et plusieurs autres ont accoutumé d’ajouter au mal qui leur est propre celui de la vanité et de la présomption. C’est pourquoi le Démon des jugements téméraires, qui est tout rempli d’orgueil, est d’ordinaire joint avec eux. Si un Solitaire ayant visité des séculiers ou les ayant reçus dans sa cellule, et entretenus durant une heure, ou un jour entier, se sent vivement touché de tristesse par leur séparation, au lieu qu’il devrait en ressentir de la joie, comme étant délivré d’une compagnie si contagieuse, et d’un piège si dangereux, on peut assurer que le Démon de la vanité ou quelque autre se joue de lui. Prenons garde avant toutes choses de quel côté le vent souffle (c’est-à-dire de quelle tentation notre âme est troublée), de peur qu’il ne se trouve que nous ayons tendu les voiles au contraire de ce que nous devions les tendre ; (c’est-à-dire que nous n’ayons pas usé des remèdes qui sont propres pour la guérison de notre mal). La charité nous oblige d’une part à donner quelque relâche à ces vieillards aussi éclairés que vertueux, qui ont mâté et comme brisé leur chair par les exercices laborieux d’une vie toute pénitente. Et elle nous oblige d’une part à contraindre les jeunes gens, qui ont comme brisé leurs âmes par le péché, de vivre dans les bornes étroites de la tempérance, en leur représentant sans cesse la grandeur des supplices éternels. Il n’est pas possible, comme nous l’avons déjà dit ailleurs, que dès le commencement de notre conversion et de notre retraite du monde, nous nous purifions entièrement de l’intempérance et de la vaine gloire. Mais gardons-nous bien de vouloir combattre la vaine gloire avec les armes de l’intempérance (c’est-à-dire d’aimer mieux manger beaucoup, afin de nous garantir de la vanité que nous pourrions avoir, si en mangeant peu nous passions pour austères et pour saints aux yeux du monde,) puisque lorsque ceux qui sont nouvellement convertis se servent de l’intempérance pour vaincre la vanité, cette victoire qu’ils remportent sur la vanité par l’intempérance produit elle-même de la vanité dans leur esprit. Servons-nous donc plutôt de la tempérance pour la combattre. « Car l’heure viendra, et elle est déjà venue (Jean.4.23) pour ceux qui veulent sincèrement servir Dieu, que le Seigneur leur fera fouler aux pieds cette passion de la vaine gloire comme toutes les autres passions. (Rom.16.24). Les jeunes gens et les vieillards ne sont pas combattus par les mêmes passions vicieuses lorsqu’ils entrent dans le service de Dieu. Car souvent ils sont attaqués par des maladies toutes contraires. C’est pourquoi heureuse et très heureuse est la sainte humilité, puisque c’est elle qui rend solide et efficace la pénitence des jeunes et des vieux, comme étant un remède commun et universel pour toutes les différentes maladies des uns et des autres. Ne vous troublez point de ce que je m’en vais vous dire. Il est rare de trouver des âmes (quoiqu’il s’en trouve néanmoins) qui marchent toujours droit dans la voie de Dieu, qui soient exemptes de toute malice, de toute hypocrisie, et de toute subtile et artificieuse finesse. La conversation des hommes est fort contraire à ces âmes pures, lesquelles peuvent d’elles-mêmes avec un bon conducteur passer du repos, et comme du port de la solitude dans le Ciel, et demeurer toujours tranquilles, sans éprouver jamais aucun des troubles et des scandales qui se rencontrent quelquefois dans les communautés religieuses. Dieu se sert souvent des hommes pour guérir les incontinents et des Anges pour guérir les malicieux ; mais lui seul peut guérir les superbes par lui-même. Ce peut être souvent une action de charité de permettre d’abord à ceux qui se retirent parmi nous de faire tout ce qu’ils veulent et de leur montrer cependant un visage gai et favorable. Mais il faut examiner de quelle manière on doit accorder cette indulgence, jusques à quand et en quel temps on la doit accorder ; et si la pénitence, qui n’a été établie que pour la destruction des péchés, peut souffrir la destruction de la discipline religieuse, qui est de soi si opposée à toi te sorte de relâchement. Nous avons besoin d’une grande discrétion pour reconnaître quand, en quelles rencontres, et jusques à quel point nous devons combattre contre le péché dans les occasions qui nous y exposent, et quand nous devons nous retirer sagement de ce combat. Car il vaut mieux quelquefois prendre la fuite, de peur que notre faiblesse ne nous fasse mourir pour l’éternité. Considérons et observons avec soin en quel temps et de quelle sorte nous pouvons nous purifier de l’aigreur de la colère par son amertume même ; quels sont les démons qui nous élèvent l’esprit par des mouvements de présomption ; quels sont ceux qui nous abattent ; qui nous endurcissent ; qui nous consolent ; qui nous remplissent de ténèbres ; qui nous présentent de fausses et de trompeuses lumières ; qui nous rendent lents et stupides, ou fins et rusés ; quels sont ceux qui nous jettent dans la tristesse, ou ceux au contraire qui nous causent de la joie. Ne nous étonnons pas de nous voir plus troublés et plus agités par nos passions au commencement de notre retraite, et dans la carrière de la piété et de la vertu, que lorsque nous étions engagés dans le commerce du monde. Car il faut qu’il se fasse une grande émotion dans toutes les mauvaises humeurs qui causaient nos maladies, pour pouvoir rencontrer ensuite une parfaite santé. Or nos passions étaient cachées dans l’obscurcissement de notre esprit, comme des bêtes farouches dans l’ombre d’une forêt, et nous ne les voyions pas étant dans le monde (comme nous les voyons étant hors du monde). Lorsque par quelque rencontre ceux qui ne sont pas éloignés de la perfection sont vaincus par les Démons en quelque faute légère, ils doivent employer toute leur adresse et tous leurs efforts par leur pénitence pour réparer au centuple cette perte. Comme les vents, tantôt frisent seulement la surface de la mer durant le calme, et tantôt l’agitent jusqu’au fond durant la tempête, aussi ces esprits de ténèbres nous causent plus ou moins de trouble par les vents de leurs malignes tentations, selon que nous sommes plus ou moins à Dieu. Car en ceux qui se laissent emporter à leurs passions, ils troublent jusqu’au plus profond du cœur. Au lieu qu’en ceux qui sont déjà avancés dans la vertu, ils ne troublent, pour le dire ainsi, que la surface de l’âme. Et c’est pourquoi ces personnes rentrent bientôt dans leur tranquillité ordinaire, parce que le dedans de leur cœur est toujours demeuré pur. Il n’appartient qu’aux parfaits de discerner et de connaître toujours quelles sont les pensées qui leur viennent de leur propre conscience; quelles sont celles qui leur viennent de Dieu; ou celles qui leur viennent des Démons. Car ces ennemis se gardent bien d’abord de nous en inspirer qui soient directement contraires à la piété que nous avons embrassée. C’est pourquoi ce discernement est très difficile comme étant tout rempli d’obscurité. Récapitulation abrégée des 26 Degrés précédents. La ferme foi est la mère du renoncement au siècle. Et le défaut de cette foi produit l’engagement dans le siècle. L’espérance constante et inébranlable est comme la porte par laquelle nous entrons dans le détachement général de tous les biens de la terre. Et le défaut de cette espérance produit l’attache à ces mêmes biens terrestres. L’amour de Dieu est la cause et le sujet de la retraite du monde. Et le défaut de cet amour produit l’aversion de cette retraite. Le jugement que l’on porte contre soi-même, et le désir ardent de recouvrer la santé de l’âme est le principe de l’obéissance religieuse. La méditation de la mort, et le souvenir perpétuel du fiel et du vinaigre qu’on présenta au Sauveur nous procurent la tempérance. Le repos de la solitude est l’aide de la continence. Le jeûne est un rafraîchissement des ardeurs de la sensualité. Et la contrition du cœur est l’adversaire de toutes les mauvaises pensées. La foi jointe à la retraite du monde est la mort de l’avarice. Et la compassion jointe avec l’amour pour les pauvres et les affligés porte jusqu’à exposer sa vie pour les secourir. L’oraison fervente et continuelle étouffe en nous l’attiédissement et la paresse, et le souvenir du dernier jugement excite en nous l’esprit de ferveur. L’amour de l’humiliation, le chant des sacrés cantiques, et la charité pour le prochain sont les remèdes de la colère. La pauvreté volontaire bannit du cœur tous les mouvements de tristesse et d’inquiétude. Et l’insensibilité pour les choses sensibles et corporelles produit la contemplation des intelligibles et spirituelles. Le silence et le repos des Anachorètes sont les ennemis de la vaine gloire. Mais si vous êtes dans un Monastère, vous la devez combattre en embrassant volontairement les humiliations et les mépris. L’orgueil visible et qui se produit dans les actions extérieures peut être guéri par le rabaissement et l’avilissement extérieur ; mais l’invisible et l’intérieur ne peut être guéri que par l’Esprit invisible qui est avant tous les siècles. Le cerf est l’ennemi mortel de toutes les bêtes venimeuses de la terre. Et l’humilité est la mort de toutes les venimeuses pensées de l’âme. Puisque les choses naturelles peuvent nous servir pour comprendre les spirituelles ( j’estime qu’il ne sera pas mal à propos de rapporter ici quelques comparaisons de la nature, pour nous servir de lumière dans le discernement des biens qui sont au-dessus de la nature). Comparaisons. 1. Comme il est impossible que le serpent se dépouille de sa vieille peau s’il ne passe par quelque ouverture fort étroite, aussi nous est-il impossible de quitter nos anciennes et mauvaises habitudes, de renouveler la vieillesse de notre âme, et de nous dépouiller de la robe corrompue de notre vieil homme si nous ne passons par la voie étroite et pénible du jeûne et de l’humiliation. 2. Comme il est impossible que les oiseaux qui sont chargés de beaucoup de chair s’élèvent par leur vol dans le haut de l’air, aussi ceux qui nourrissent trop leur corps, et qui ne songent qu’à le bien traiter, ne peuvent élever leur âme jusque dans le Ciel par des pensées toutes célestes. 3. Comme la boue qui est desséchée et endurcie par la chaleur du soleil ne peut plus servir aux pourceaux pour s’y vautrer, ainsi lorsque notre chair, qui n’est que terre et que boue, est desséchée et comme endurcie par les austérités de la pénitence, elle ne peut plus servir aux Démons pour s’y reposer. 4. Comme une trop grande quantité de bois étouffe souvent et éteint la flamme, et cause beaucoup de fumée, ainsi une excessive tristesse remplit l’âme, pour le dire ainsi, de fumée et d’obscurité, et sèche la source de ses larmes. 5. Comme un archer aveugle n’est pas propre pour tirer au blanc, ainsi un disciple qui est si aveugle que de contredire son père spirituel n’est pas propre pour le royaume du Ciel. 6. Comme le fer qui est bien trempé peut aiguiser celui qui n’est point trempé, aussi un solitaire fervent peut souvent par son exemple procurer le Salut à un paresseux. 7. Comme des œufs d’oiseaux étant cachés dans du fumier se vivifient, et produisent des oiseaux, ainsi les pensées pieuses que nous tenons cachées dans notre esprit sans les découvrir aux yeux du monde, s’y vivifient, et produisent ensuite des actions vertueuses au-dehors. 8. Comme des chevaux courant ensemble s’animent les uns les autres dans leur course, ainsi des religieux qui vivent ensemble dans une sainte communauté s’excitent les uns les autres dans les exercices de leur pénitence. 9. Comme les nuées obscurcissent la lumière du soleil, aussi les mauvaises pensées offusquent la lumière de l’esprit et l’ensevelissent dans les ténèbres de la mort. 10. Comme un criminel à qui on a prononcé son arrêt, et qui s’en va au supplice, ne parle pas des jeux, ni des spectacles publics, aussi un homme qui pleure véritablement ses péchés ne pensera jamais à manger et à faire bonne chère. 11. Comme les pauvres, lorsqu’ils regardent les trésors d’un roi, reconnaissent encore plus leur pauvreté (en la comparant avec ses richesses), ainsi un Solitaire, qui lit les grandes et admirables vertus des Saints Pères des déserts, conçoit une plus grande humilité en comparant sa pauvreté spirituelle avec leurs richesses. 12. Comme le fer va se joindre à l’aimant qui l’attire par une violence secrète de la nature, à laquelle il ne saurait résister quand il le voudrait, ainsi ceux qui se sont rendus comme naturelles leurs anciennes et vicieuses habitudes sont entraînés tyranniquement par elles. 13. Comme l’huile calme la mer où on la jette, quelque grande et furieuse que soit son émotion, ainsi le jeûne éteint les ardeurs de la sensualité, quelques violentes qu’elles puissent être. 14. Comme l’eau qui est pressée et resserrée dans des tuyaux s’élèvent en l’air avec impétuosité, ainsi il arrive souvent que l’âme, qui est pressée et environnée de périls, s’élève à Dieu par la pénitence, et trouve dans la pénitence son propre Salut. 15. Comme celui qui porte sur soi des parfums ne peut empêcher qu’on ne le reconnaisse par l’odeur excellente de ces parfums, aussi celui qui porte dans son cœur l’Esprit de Dieu même ne peut empêcher qu’on ne le reconnaisse par ses paroles et par son humilité. 16. Comme les vents troublent la mer, ainsi la colère plus qu’aucune autre passion trouble l’esprit. 17. Comme on ne désire pas beaucoup de manger des choses qu’on n’a point vues, mais dont on a seulement entendu parler, ainsi ceux qui ont conservé la virginité du corps trouvent un grand soulagement dans leur heureuse ignorance, pour conserver leur âme toute pure et toute tranquille. 18. Comme les larrons ne vont pas aisément dérober dans les lieux qui sont gardés par ceux qui ont les armes du roi en leurs mains, aussi les Démons, qui sont les larrons des âmes, ne voient pas facilement ceux qui ont toujours comme en main les armes de la prière, parce qu’ils l’ont toujours dans le cœur. 19. Il n’est pas plus impossible que le feu produise jamais de la neige qu’il est impossible que celui qui recherche la gloire de la terre jouisse jamais de celle du Ciel. 20. Comme il arrive souvent qu’une seule étincelle de feu embrase toute une grande forêt, aussi une seule bonne action peut consumer un grand nombre de péchés. 21. Comme on ne peut tuer une bête farouche sans armes, aussi l’on ne peut vaincre la colère sans l’humilité. 22. Comme on ne peut pas naturellement conserver la vie du corps sans manger, aussi on ne saurait conserver la vie de l’âme sans veiller continuellement sur soi-même jusques à la mort. 23. Comme un seul rayon du soleil entrant par quelque fente dans une chambre, l’éclaire de telle sorte qu’il y fait voir les moindres petits atomes qui volent dans l’air, ainsi lorsque la crainte de Dieu entre dans une âme, elle l’illumine de telle sorte qu’elle lui fait découvrir jusqu’à ses moindres petites fautes. 24. Comme les écrevisses sont aisées à prendre, parce que tantôt elles avancent, et tantôt reculent, ainsi une âme qui tantôt s’emporte dans des rires immodérés, tantôt pleure ses offenses, et tantôt se remet dans une vie molle et délicieuse, est aisément surprise par les Démons, et ne reçoit aucun fruit de ses bonnes œuvres passagères (parce qu’elle recule autant qu’elle avance). 25. Comme ceux qui sont assoupis de sommeil peuvent facilement être volés, ainsi ceux qui entrent pour le dire ainsi dans un assoupissement spirituel en s’engageant dans le commerce du monde après avoir fait profession de piété, perdent aisément toute leur vertu. 26. Comme celui qui combat contre un lion ne saurait détourner ses yeux le moins du monde de dessus cette bête farouche, sans perdre aussitôt la vie, ainsi celui qui combat contre sa chair ne saurait détourner l’œil de son âme de dessus elle en lui donnant quelque relâche, sans hasarder la perte de son Salut. 27. Comme ceux qui montent sur une échelle dont les échelons sont pourris courent fortune de tomber, ainsi tous les honneurs, toute la gloire, et toute la puissance du monde étant si opposés à l’humilité chrétienne, sont comme des échelons pourris, qui font tomber ceux qui sont montés dessus. 28. Il n’est pas plus impossible que celui qui a faim ne pense point au pain qui le doit rassasier, qu’il est impossible que celui qui travaille pour se sauver ne se souvienne pas de sa mort, et du dernier jugement qui la doit suivre. 29. Comme l’eau efface l’écriture, ainsi les larmes peuvent effacer les péchés. 30. Comme ceux qui manquent d’eau pour effacer l’écriture se servent d’autres moyens pour le faire, ainsi les âmes qui manquent de larmes pour pleurer leurs péchés, se servent de leurs regrets, de leurs gémissements, et de l’amertume de leur cœur pour les effacer. 31. Comme une grande quantité de fumier produit un très grand nombre de vers, aussi une grande quantité de viandes produit un grand nombre de chutes, de mauvaises pensées, et de mauvais songes. 32. Comme ceux qui sont liés par les pieds ne peuvent marcher, aussi ceux qui ne pensant qu’à amasser des trésors se lient eux-mêmes par leur avarice, ne peuvent s’élever dans le Ciel. 33. Comme une nouvelle plaie est aisée à guérir, ainsi au contraire les vieilles plaies de l’âme se guérissent avec peine, lors même qu’elles se guérissent. 34. Comme un mort ne saurait jamais marcher, aussi un homme qui désespère de son Salut ne saurait jamais se sauver. 35. Celui qui professe la Foi Orthodoxe, et commet des péchés mortels, est semblable à un visage qui n’a point d’yeux. 36. Celui qui n’ayant point la foi, ne laisse pas peut-être de faire quelques bonnes œuvres, est semblable à celui qui tire de l’eau et la mer dans un vase qui est percé de toutes parts. 37. Comme un vaisseau qui est conduit par un bon pilote, et qui est aidé du secours de Dieu, arrive sûrement dans le port, ainsi une âme, qui est conduite par un bon pasteur, arrive facilement dans le Ciel, quoi qu’elle ait commis auparavant plusieurs péchés. 38. Comme celui qui marche sans guide s’égare aisément dans le chemin, encore qu’il ait beaucoup de prudence, ainsi celui qui entreprend de se conduire lui-même dans la vie religieuse se perd aisément, encore qu’il ait toutes les connaissances et toutes les lumières de la sagesse du monde. Que celui qui a commis de grands péchés, et qui a le corps faible et maladif, marche dans la voie de l’humilité, et qu’il suive en toutes choses l’esprit et les mouvements qui sont propres à cette vertu, puisque c’est l’unique moyen qui lui reste pour se sauver. 39. Comme il ne se peut pas faire qu’un homme après une longue maladie recouvre en un moment la santé, aussi n’est-il pas possible que nous guérissions tout d’un coup des habitudes de nos passions déréglées, et même d’une seule de ces passions. Considérez chaque vice et chaque vertu dans toute son étendue, et vous connaîtrez par là le progrès que vous avez fait. 40. Comme ceux qui changeraient de l’or contre de la boue ne feraient pas un échange, mais une perte, aussi ceux qui discourent des choses spirituelles, et qui en parlent avec ostentation et avec vanité pour en recevoir des récompenses temporelles ne font pas un gain mais une perte. Plusieurs ont reçu promptement le pardon de leurs péchés ; mais nul n’a reçu promptement la souveraine paix de l’âme victorieuse de toutes les passions. Car pour l’acquérir, il est besoin d’un long temps, de beaucoup de travaux, et d’une singulière Grâce de Dieu. Observons avec soin quels sont ceux d’entre les Démons qui, comme les bêtes sauvages et les oiseaux, nous tendent des embûches pour nous ravir le grain du Ciel, lorsqu’il ne vient que d’être semé dans notre âme ; qui sont ceux qui viennent pour le dévorer lorsqu’il est déjà crû en herbe ; et qui sont ceux qui viennent pour l’emporter lorsqu’il est dans sa parfaite maturité ; afin que nous leur tendions des pièges comme ils nous en tendent, et qu’au lieu de tomber dans leurs embûches nous les fassions tomber dans les nôtres. 41. Comme un malade serait injuste et cruel contre lui-même s’il se tuait de ses propres mains, pour finir les douleurs que lui causerait une fièvre violente, aussi un chrétien serait injuste et contre Dieu et contre lui-même, si tant qu’il lui reste un moment de vie il se précipitait dans le désespoir, pour se décharger du poids de ses péchés qui l’accablent. 42. Comme il serait honteux à un homme qui vient de mettre son père en terre, d’aller aux noces aussitôt après être sorti de ses funérailles, aussi est-il indécent à ceux qui pleurent leurs fautes de rechercher l’estime des hommes, la gloire du siècle, et les délices de la vie présente. 43. Comme les logements des citoyens sont différents de ceux des prisonniers et des criminels, aussi la manière de vie des pénitents qui pleurent leurs crimes doit être tout-à-fait différente de celle des innocents. 44. Comme un roi ne licencie pas un homme de guerre qui a reçu quelque grande plaie au visage en combattant pour son service, mais au contraire le récompense en le faisaint monter à des charges honorables, de même le roi du ciel couronne un Solitaire qui, dans les combats qu’il a soutenus contre les Démons, a souvent été exposé à leurs violences et à leurs coups. Le sentiment est une qualité propre à l’âme. Mais le péché la frappe plus sensiblement qu’aucune autre chose, et c’est comme un coup et un soufflet qu’on lui donne. Le sentiment et le remords du péché en produit ou la cessation, ou la diminution. Et ce remords naît de la conscience. La conscience est une répréhension intérieure, que nous fait l’Ange qui a été établi de Dieu lors de notre baptême, pour être le gardien de notre âme. C’est pourquoi nous trouvons par expérience que ceux qui n’ont pas été éclairés de la lumière divine qui se reçoit dans le baptême sont beaucoup moins frappés de regret lorsqu’ils commettent de mauvaises actions que ceux qui ont été baptisés. L’affaiblissement et la diminution de la force du péché en nous produit la fuite et l’entière cessation du péché. La cessation du péché est le commencement de la pénitence. Le commencement de la pénitence est le commencement du Salut. Le commencement du Salut est la ferme résolution de bien vivre. Cette ferme résolution produit la souffrance généreuse des travaux. La souffrance des travaux a pour fondement et pour principe les vertus, les vertus ont pour principe la fleur de la vertu qui est la bonne volonté : Cette fleur produit pour fruits des actions vertueuses. Les actions vertueuses produisent l’accoutumance. L’accoutumance et l’exercice a pour fruit et pour effet l’habitude. L’habitude produit dans l’âme une forte impression qui lui rend la piété comme naturelle. Cette impression de piété engendre la crainte de Dieu. La crainte de Dieu enfante l’observation de ses préceptes. L’observation de ses préceptes est la marque de l’amour que nous lui portons. Cet amour vient d’une profonde humilité. La profonde humilité est la mère de la souveraine paix de l’âme. Et cette souveraine paix est la perfection et le couronnement de l’amour, ou une parfaite plénitude de l’Esprit de Dieu habitant dans l’âme de ceux qui par cette tranquillité bienheureuse sont entrés dans la pureté de cœur. Car il n’y aura, selon l’Evangile, que « les cœurs purs qui verront Dieu » (Matth.5.8), à qui soit la gloire dans l’éternité des siècles. Amen. AVERTISSEMENT touchant le XXVII° Degré du sacré repos du corps et de l’âme. Il est difficile de bien entendre ce Père dans le commencement de ce Degré, si l’on ne sait qu’il y traite de la solitude des Anachorètes, et que c’est ce qu’il entend par ce sacré repos du corps et de l’âme. Il est certain qu’ayant passé dix-neuf ans dans un Ermitage sous la discipline d’un seul père, et que s’étant retiré depuis dans le désert de Sinaï, où il a vécu quarante ans dans une profonde solitude, il a estimé cette vie érémitique plus sainte et plus parfaite en soi que celle des communautés religieuses. Et c’est pour ce sujet qu’il demande dans ce Degré même d’où venait que le Monastère de Tabenne ( qui était celui de Saint Pachôme situé dans une île de le Thébaïde, où il y avait jusqu’à douze ou quinze cent religieux) n’avait pas porté tant d’hommes extraordinaires, et tant de lumières éclatantes que le désert de Scéthé. Cependant il semble que dans le commencement de ce Degré, il fait peu d’estime de la vie solitaire, en déclarant qu’il n’y a point de sainte communauté où il n’y ait toujours quelque Démon qui tâche de ravir quelque âme, en la séparant avant le temps de l’union qu’elle avait avec ses frères, pour l’entraîner dans le désert, et la dévorer ensuite dans le secret de la solitude où il l’a menée. Mais il faut remarquer qu’il dit en la séparant avant le temps de l’union qu’elle avait avec ses frères ; parce que la maxime de l’ancienne Eglise a toujours été que la vie solitaire des Anachorètes était plutôt une vie d’Anges que d’hommes, et qu’il fallait avoir passé par les épreuves de la vie cénobitique et s’être parfaitement purifié des passions par les exercices laborieux de l’obéissance et de la mortification des Monastères, pour être capable d’entrer par l’Esprit de Dieu dans la solitude et d’y vivre par le même Esprit de Dieu. Il faut, dit Saint Basile, qu’ils se soient dépouillés de tout ce qu’il y a de terrestre dans la nature de l’homme. (Serm.2 de instit.) Aussi nous voyons que Saint Jean Climaque écrit dans sa lettre au Pasteur que ce grand Abbé du Monastère situé près de la ville d’Alexandrie, dont il relève la sagesse avec tant d’éloges dans le quatrième et cinquième Degré, avait sous lui une Laure, c’est-à-dire un certain nombre de cellules, qui étaient dans les déserts et éloignées les unes des autres, dans lesquelles il envoyait de son Monastère ceux de ses religieux qui étaient parvenus à une vertu assez sublime pour vivre saintement dans la solitude. Et dans ce Degré même il témoigne l’estime qu’il faisait de la sublimité de la vie érémitique au-dessus de celle des communautés, pour vu qu’elle ne fût embrasée que par des personnes éminentes en vertu. L’Anachorète, dit-il, a besoin d’une grande vigilance et d’une profonde humilité, comme n’ayant que les Anges qui le puissent soutenir ; au lieu que l’autre peut être assisté par ceux qui vivent avec lui dans le Monastère. Les Esprits célestes prennent plaisir à demeurer avec les véritables solitaires, et à se joindre avec eux dans le service qu’ils rendent à Dieu ; comme au contraire les Démons se joignent avec ceux qui n’en ont que le nom sans en avoir les vertus. Et il ajoute plus bas qu’à moins que d’avoir une vertu toute angélique, on ne saurait s’engager tout seul dans une si grande entreprise. C’est pourquoi il dit à la fin du quatrième Degré que si un solitaire après avoir reconnu qu’il est trop faible pour demeurer dans la solitude, en sort pour se consacrer à l’obéissance dans un Monastère, on peut dire que c’est un aveugle qui a recouvré la vue, et a ouvert les yeux pour voir Jésus-Christ. Mais ce qui a donné lieu à notre Saint de parler fortement à l’entrée de ce Degré contre les religieux, qui étant encore imparfaits sortaient des Monastères pour se retirer en quelque Ermitage, est qu’il y en a eu toujours qui le faisaient avec bon dessein, et qui n’avaient autre intention que de s’y corriger de leurs défauts. Un seul exemple justifiera cette vérité. Saint Jean Climaque dit en son premier Degré et en celui-ci (Deg.I.art.25) que tous ne sont pas capables de la solitude du désert à cause qu’ils sont encore d’une humeur trop violente. Et Ruffin en rapporte cette histoire mémorable (Ruffin. Liv.2. n.98) :Un religieux, dit-il, se sentant souvent ému de colère dans le Monastère, résolut de s’en aller dans le désert, afin que n’ayant là personne avec qui il eût rien à démêler, cette passion le laissât dans le calme et dans le repos. Mais s’étant retiré dans une caverne, il arriva qu’une cruche qu’il avait remplie d’eau et mise à terre se répandit trois fois de suite. Ce qui l’ayant irrité, il la cassa, et revenant à soi, il dit : Le Démon de la colère m’a trompé. Car encore que je sois seul, cette passion ne laisse pas de me vaincre. Et ainsi, puisque pour en demeurer victorieux, il est besoin partout et de combat, et de patience, et principalement du secours de la Grâce de Dieu, je m’en retournerai au Monastère. Mais la raison particulière qui a pu porter encore davantage notre Saint à décrier cet abus, et qu’il était alors fort commun dans la Palestine, et qu’il pouvait craindre que les religieux de Raythe, à qui il parlait, ne se servissent des grandes louanges qu’il eût données à la vie solitaire pour l’embraser avec indiscrétion et avec témérité. C’est ce que nous apprenons de la vie de Saint Théodose, cet Abbé si célèbre de la Palestine qui vivait au cinquième siècle avant notre Saint, et est mort en 482. L’auteur qui a écrit sa vie avec une fidélité irréprochable, et qui vivait de son temps dit que sa bonté et sa charité était si grande qu’il avait bâti un Monastère dans un lieu paisible et fort tranquille, pour y recevoir ceux qui s’étant retirés dans les montagnes et dans les cavernes par l’amour qu’ils avaient pour Jésus-Christ, s’y étaient égarés ou corrompus, et étaient obligés d’en sortir pour se sauver. Ces personnes, dit-il, avaient embrassé la solitude par une indiscrète et inconstante chaleur, ne considérant pas quelle est la faiblesse humaine, et oubliant ces paroles de Jésus-Christ : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Ces pauvres malheureux, dit-il, s’étaient persuadés par une vaine présomption qu’ils vivaient dans la solitude aussi saintement qu’ils voudraient, étant montés jusqu’à ce point d’insolence, ou plutôt de folie que de s’attribuer à eux-mêmes toutes les bonnes œuvres qu’ils faisaient. Car, ô mon Sauveur, s’écrie cet historien, quel bien peut faire la nature humaine si elle est destituée de ton secours, puisque tu m’apprends par la bouche de ton Prophète qu’aussitôt que tu as retiré tes mains qui protégeaient les hommes, ils se sont séchés et sont devenus comme l’herbe des toits qui est brûlée par la chaleur du soleil. Dieu châtia ces ingrats, continue-t-il ; il en livra quelques-uns au Diable, afin que les tourments qu’il leur ferait souffrir dans leur corps, comme dit Saint Paul, servissent à sauver leur âme. Et il punit les autres par des troubles et des égarements d’esprit qui les agitaient, afin que cette punition leur servant à devenir raisonnables, ils reconnussent la nécessité du secours et de l’assistance de leur créateur, et l’ingratitude avec laquelle ils avaient méconnu sa Grâce. Et l’auteur de cette vie dit que ce Saint jugeait qu’il était si périlleux qu’un homme qui n’avait pas encore été éprouvé dans les combats contre les Démons, se retirât seul dans un Ermitage, que pour en montrer le péril, il se servait de cette comparaison : Qu’un soldat qui serait dans un bataillon, et aurait peu d’adresse et peu d’expérience dans la guerre ne serait pas assez audacieux et assez insensé pour sortir de son rang, et s’aller jeter au milieu des ennemis. C’est cet abus que Saint Jean Climaque a voulu combattre dans ce Degré. Et il est même vraisemblable qu’il a eu ce jugement de Saint Théodose devant les yeux, puisqu’il se sert de cette même comparaison dans le Degré quatrième, pour condamner l’indiscrétion de ces religieux téméraires. Mais il a vu encore cet abus combattu par Saint Basile qui déclare que la voie la plus sûre, la plus utile pour le Salut de plusieurs, et la plus proportionnée à la faiblesse humaine, est la vie commune des maisons religieuses, et que celle des Anachorètes, qui sont seuls dans un désert, est sujette à beaucoup de périls et de défauts, tant à cause qu’ils n’ont personne qui les soutienne, qui les avertisse, et qui les corrige lorsqu’ils manquent de fidélité à Dieu, que parce qu’elle est oisive, et qu’on n’y rend aucun service au prochain selon les règles de l’Evangile. A quoi il ajoute comme le plus grand inconvénient de tous qu’il est fort à craindre que celui qui embrasse cette solitude ne se flatte soi-même dans l’estime de soi-même, parce que n’ayant aucun juge de ses actions, il peut croire qu’il a parfaitement accompli tous les préceptes, et se met en un état où il ne peut pratiquer plusieurs vertus, comme sont l’humilité, puisqu’il n’a personne sous qui il puisse s’humilier, la charité, puisqu’il est séparé de toute compagnie, et la patience, puisque nul ne résiste à ses volontés. D’où l’on peut conclure que la société des maisons religieuses est plus utile au commun des fidèles, et plus conforme à la vie apostolique des premiers Chrétiens que la retraite dans les solitudes, et qu’à moins que l’Esprit de Dieu purifie et illumine extraordinairement une âme, et lui donne une vocation particulière pour le désert, comme il a fait à tant de grands Saints, qui même ont fondé des Ordres, les personnes que Dieu a appelées dans des communautés où les vertus chrétiennes et la discipline régulière sont saintement et exactement gardées, y doivent demeurer avec une fermeté et une constance inébranlable selon la doctrine de Saint Jean Climaque dans ce Degré même, et selon l’esprit des Saints Pères qui ont vécu avant lui. XXVII° DEGRE. Du sacré repos du corps et de l’âme. Etant assujetti comme un vil esclave sous la captivité honteuse de mes passions, mes propres maux m’ont fait connaître en quelque sorte la conduite, la fraude, la tyrannie et la malice des esprits de ténèbres, qui ont malheureusement dominé mon âme. Mais il y a d’autres personnes qui n’en ont pas été instruits de la même sorte, et qui ont eu une claire reconnaissance de leurs artifices par la Grâce et la vertu intérieure du Saint Esprit qui les a délivrés de ces misères. Car ce sont deux choses toutes différentes, de juger quelle est la joie que la santé donne aux autres, par la douleur que la maladie nous cause à nous-mêmes, et de juger au contraire quelle est la douleur qu’on sent dans la maladie par la joie qu’on ressent dans la santé. C’est pourquoi étant, comme je suis, du nombre de ceux qui sont malades, j’appréhende de parler ici du bienheureux repos de la solitude, qui est un port aussi sacré qu’il est tranquille, parce que je sais qu’il n’y a point de sainte communauté où il n’y ait toujours quelque Démon qui, semblable à un chien qui se tient continuellement auprès de la table pour prendre un morceau de pain et l’emporter, afin de le manger en quelque lieu à l’écart, tâche de ravir quelque âme en la séparant avant le temps de l’union qu’elle avait avec ses frères, pour l’entraîner dans le désert, et la dévorer ensuite dans le secret de la solitude où il l’a menée. Et ainsi, pour ne donner pas lieu par notre discours à cet ennemi des hommes de les tenter, ni aux hommes qui cherchent des prétextes pour couvrir leur légèreté en quittant leur Monastère, une occasion d’abuser des louanges que je pourrais donner à cette vie retirée, j’ai cru que je ne devais point m’étendre en parlant maintenant de la paix de la solitude de ces généreux soldats de Jésus-Christ qui sont encore engagés dans la guerre et dans le combat. Mais je me contenterai de dire que ceux qui combattent généreusement dans cette guerre doivent attendre les mêmes couronnes qui s’acquièrent dans la paix et dans le calme de la solitude. Néanmoins afin de ne pas donner sujet à quelques personnes de trouver mauvais que je n’eusse rien écrit sur ce point, j’ai résolu d’en dire quelque chose en passant, afin que le peu que j’en aurai dit leur puisse servir de lumière pour juger du reste. Le repos du corps est un état de tranquillité et de paix, où tous les mouvements et tous les sens corporels sont assujettis à la raison. Et le repos de l’âme est un calme de l’esprit et une méditation tranquille, qui est exempte de toute distraction, et inviolable aux larrons spirituels que sont les Démons. L’amour de la solitude est une résolution ferme et inflexible, qui veillant sans cesse à la porte de notre cœur étouffe ou rejette les mauvaises pensées qui se présentent pour y entrer. Celui qui est parvenu à cette heureuse paix de l’esprit reconnaît la vérité de ce que je dis. Mais celui qui étant tout nouveau dans la vie spirituelle n’a pas encore goûté ce bien du Ciel ne le connaît pas. Le Solitaire qui est aussi Saint que sage n’a pas besoin d’être instruit par le discours, étant éclairé par la lumière de es propres actions (qui parlent plus efficacement que tous les discours). Le premier degré de la paix intérieure de l’âme est d’éloigner de soi tout le bruit que causent les passions, comme troublant la plus profonde tranquillité de notre cœur. Le dernier et le plus parfait est de ne pas craindre même ce tumulte et d’y être entièrement insensible. Mais pour celui qui est au milieu de ces deux états et est également éloigné du premier et du dernier, plus il s’avance vers la paix de l’âme, plus il se recueille en soi-même par le silence. Il est doux et c’est un trésor vivant de tendresse et de charité. Car celui qui ne se porte que difficilement à parler ne se porte que difficilement à s’émouvoir de colère. Et au contraire celui qui est prompt pour l’un, l’est aussi pour l’autre. Celui-là est véritablement Solitaire qui s’efforce d’arrêter et de retenir les pensées vagabondes de son âme, en renfermant dans des bornes aussi étroites qu’est le corps l’esprit qui n’a point de bornes, ce qui est également rare et admirable. Le vrai Solitaire ne veille pas avec moins d’attention pour découvrir toutes les embûches des Démons que le chat pour surprendre les souris. Et l’on ne doit pas rejeter cette comparaison de la nature, puisqu’elle ne peut paraître méprisable qu’à ceux qui n’ont aucune connaissance du repos de la solitude. L’état de l’Anachorète est bien différent de l’état d’un religieux. Car ce premier a besoin d’une grande vigilance et d’une profonde humilité, comme n’ayant que les Anges qui le peuvent secourir ; au lieu que l’autre peut être assisté par ceux qui vivent avec lui dans le Monastère. Les Esprits célestes prennent plaisir à demeurer avec les véritables Solitaires, et à se joindre avec eux dans le service qu’ils rendent à Dieu ; comme au contraire les Démons se joignent avec ceux qui n’en ont que le nom sans en avoir les vertus ; La profondeur des dogmes de la foi est une mer qui n’a point de fond, et un Anachorète ne saurait s’y engager sans s’engager en même temps dans un grand péril. Comme iln’est pas sûr de nager ayant ses habits, aussi n’est-il pas sûr de vouloir pénétrer les mystères de la Théologie ayant encore quelques passions. La cellule d’un solitaire enferme son corps ; et son esprit enferme au-dedans un trésor de la science divine. Celui qui ayant l’âme malade de quelque passion spirituelle ose embrasser la vie solitaire est semblable à un homme qui étant dans un vaisseau se jetterait dans la mer, et croirait pouvoir avec une seule planche arriver sans péril jusqu’au rivage. Ceux qui combattent encore contre leur chair pourront se retirer dans le désert lorsque le temps propre en sera venu, pourvu qu’ils aient un bon guide qui les conduise lorsqu’ils auront embrassé la solitude. Car à moins que d’avoir une vertu toute angélique, on ne saurait s’engager tout seul dans une si grande entreprise, puisque je ne parle que de la véritable solitude qui regarde autant l’esprit que le corps. Le Solitaire s’étant relâché ne craint point de mentir pour persuader aux hommes par des discours obscurs et ambigus qu’ils doivent le porter à se retirer de la solitude. Mais aussitôt qu’il a abandonné sa cellule, il en rejette la cause sur les Démons, étant assez malheureux pour ne pas connaître qu’il a été à lui-même son propre Démon. J’ai vu des Solitaires qui rassasiaient, pour le dire ainsi, par des transports et des désirs insatiables leur violent amour pour Dieu ; ajoutant sans cesse un nouvel amour à leur premier amour, une nouvelle ferveur à leur première ferveur, et un nouveau feu à leur premier feu. Le véritable Solitaire est comme un Ange terrestre, qui par sa vigilance et par son ardeur bannit de son oraison la paresse et la négligence. Le véritable Solitaire est celui qui crie du fond de son antre : « Mon cœur est préparé, mon Dieu ». (Ps. 56.2). Le véritable Solitaire est celui qui dit : « Je dors, mais mon cœur veille » (Cant.5.2). Fermez la porte de votre cellule à votre corps, la porte de vos leurres à votre langue, et la porte de votre âme aux malins Esprits. Le grand calme et la chaleur du soleil en plein midi montre quelle est la patience du matelot. Et le manquement des commodités de la vie fait voir quelle est la constance du Solitaire. Car comme le matelot étant affaibli et abattu de courage par la chaleur sort du vaisseau et se jette dans la mer pour se rafraîchir et se divertir en nageant, aussi le Solitaire tombant dans l’ennui et le découragement par la vue de ses besoins, sort de la solitude et va se jeter pour le dire ainsi au milieu des flots du monde, pour y trouver les consolations humaines qu’il ne trouvait pas dans le désert. N’appréhendez point tous ces bruits vains et fantastiques, dont les Démons se servent pour vous effrayer. Car la vraie douleur de la pénitence ne sait ce que c’est que de craindre tous ces fantômes, et n’est jamais frappée de terreur. Ceux qui prient Dieu en esprit lui parlent face à face dans l’oraison, comme les favoris parlent au roi à l’oreille. Ceux qui prient de la bouche ressemblent à ceux qui se jettent aux pieds du prince en présence de tout son conseil. Et ceux qui prient étant engagés dans le siècle ressemblent aux personnes qui présentent au roi des requêtes au milieu du tumulte de tout un peuple. Si vous êtes savant dans l’art divin de la prière, vous n’ignorerez pas ce que je dis. Elevez-vous dans la partie supérieure de votre âme, et observez de là, si vous en êtes capable, qui sont les larrons qui veulent ravager la vigne de votre cœur, comment ils viennent, quand et d’où ils viennent, et qui sont ceux qui viennent vous attaquer. Lorsque nous avons lassé notre esprit à force de méditer étant assis, nous pouvons le délasser en nous levant pour faire oraison. Et lorsqu’après la prière nous nous serons assis de nouveau pour reprendre notre premier exercice, nous le ferons avec une nouvelle vigueur. Un homme qui avait éprouvé tout ce que je viens de dire touchant la vie solitaire eut dessein d’en écrire avec plus d’exactitude et plus d’étendue : mais il eut peur de diminuer l’ardeur de ceux mêmes qui sont fervents, et d’étonner par le bruit de ses paroles ceux qui courent avec allégresse dans cette carrière. Celui qui parle avec plus de pénétration et de connaissance du bonheur et du repos de la solitude, anime contre soi la colère des Démons, parce que celui-là seul peut exposer aux yeux de tout le monde leurs malices noires et honteuses. Le Solitaire véritable connaît la profondeur des mystères de notre foi. Mais il faut qu’auparavant il ait essuyé toutes sortes de tentations, et soutenu toutes sortes de combats contre les Démons. Car c’est seulement dans le repos et la paix de son esprit qu’il reçoit ces sublimes connaissances. Ce que l’exemple du grand Apôtre Saint Paul nous fait bien connaître, puisque s’il n’avait été ravi dans le Paradis ainsi que dans un lieu d’un profond repos, iln’aurait jamais pu entendre les secrets ineffables qui lui furent révélés. Il n’y a que l’oreille qui est dans la retraite et la solitude qui écoute de grandes choses de la part de Dieu ; C’est pourquoi nous voyons dans Job qu’Eliphaz, faisant parler ce repos saint qui nous attire les lumières de la sagesse du Ciel, dit ce qui suit : « Dieu ne fera-t-il point entendre à mes oreilles Ses grands et divins mystères ? » (Job.4.12). Celui-là est véritablement solitaire qui, ne voulant rien perdre des douceurs divines dont Dieu le console, ne fuit pas moins tous les hommes, quoi qu’il n’ait aucune aversion pour eux, que les autres le recherchent. Lorsque vous voulez sortir du monde distribuez promptement votre bien (Matth.19.21),(car pour le vendre il faudrait du temps, et donnez-le aux religieux qui sont pauvres, afin qu’ils se joignent avec vous par leurs prières et qu’ils vous obtiennent la Grâce d’embrasser la vie solitaire. « Prenez votre croix et la portez » (Marc 10.21), par les exercices de l’obéissance, et en soutenant avec courage le fardeau spirituel, dont vous vous serez chargé vous-mêmes en renonçant à votre propre volonté. « Venez et me suivez » (Matth. 19.21), afin que je vous fasse jouir de ce bienheureux repos, et que je vous apprenne à imiter l’exercice visible et l’occupation sainte des Anges dans le Paradis. Car comme les Anges ne se lasseront jamais de chanter durant tous les siècles les louanges de leur créateur, ainsi le solitaire qui est entré dans le Ciel de ce bienheureux repos de la solitude ne se lassera jamais de célébrer par ses cantiques la gloire de celui qui l’a créé. Comme ces purs Esprits qui n’ont point de corps n’ont aucun soin de tout ce qui regarde le corps, aussi ceux qui vivent dans le corps comme s’ils n’en avaient point n’ont aucun soin de leur subsistance temporelle. Ces premiers qui sont tous spirituels n’ont point besoin de nourriture. Et ceux-ci n’ont point besoin de possessions et de terres pour leur nourriture. Les Anges méprisent l’argent et les biens. Et les Solitaires méprisent les attaques et les tentations des Démons. Les uns étant dans le Ciel ne sont point touchés de l’amour des choses visibles. Et les autres étant ici bas par leur corps et la-haut au Ciel par leur esprit et leur cœur, ne sont émus d’aucun désir pour tous les objets sensibles. Les Anges ne cesseront jamais de croître dans l’amour divin. Et les solitaires ne cessent jamais de les imiter avec émulation et avec zèle, en s’avançant toujours de plus en plus dans ce saint amour. Ceux-là n’ignorent pas combien leurs trésors se multiplient à mesure que leur charité s’augmente, ni ceux-ci combien ils montent et croissent en Grâce à mesure qu’ils croissent en amour et en ferveur. Ils ne s’arrêteront jamais jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à l’état sublime des Séraphins, et ils n’auront jamais de repos jusqu’à ce qu’ils soient devenus des Anges. Celui-là est heureux qui espère de jouir d’un si grand bonheur. Celui-là est très heureux qui en jouira dans l’éternité. Mais celui-là est un Ange qui est déjà dans la jouissance d’une si grande béatitude. De toutes les différentes espèces de la solitude religieuse. Personne n’ignore que dans tous les arts et toutes les disciplines il y a des avis et des sentiments différents. Car toute perfection tant pour la science que pour la vertu n’est pas commune à tous, soit par le défaut de travail, soit par le manquement de lumière et d’intelligence. C’est ce qui fait qu’entre ceux qui courent à la vie solitaire comme à un port, il y en a qui trouvent non un port, mais une mer, et peut-être même un abîme qui est sans fond, parce qu’ils s’y engagent pour se guérir de l’intempérance de leur langue, ou des habitudes vicieuses de leur corps (qu’ils devraient avoir guéries avant que d’entrer dans la solitude). D’autres le font parce qu’étant si malheureux que de ne pouvoir dompter la passion de la colère lorsqu’ils vivent dans la compagnie de leurs frères, ils s’imaginent vainement la pouvoir vaincre vivant seuls dans les déserts. D’autres le font parce qu’ayant de la vanité et de la présomption, ils aiment mieux se gouverner eux-mêmes par leur propre esprit que de demeurer toujours soumis à la conduite d’un supérieur. D’autres parce qu’étant au milieu des occasions du péché, ils n’ont pas la force de s’abstenir de pécher. Quelques-uns pour se rendre plus soigneux et plus vigilants dans leurs devoirs en vivant dans la retraite ; D’autres afin de se pouvoir plus aisément châtier eux-mêmes de leurs fautes dans le secret de la solitude. Quelques-uns pour acquérir de la gloire et de la réputation dans l’esprit des hommes. Et enfin il y en a d’autres (si toutefois le Fils de l’homme venant pour juger le monde en trouvera de tels dans la terre) qui étant altérés de l’amour de Dieu et trouvant dans cet amour des délices et des douceurs ineffables, épousent pour le dire ainsi cette sacrée solitude. Ce qu’ils ne font néanmoins qu’après avoir répudié pour toujours toute la langueur et la paresse, l’union qu’ils avaient eue avec cette passion déréglée ne pouvant passer que pour une fornication criminelle, lorsqu’on la compare avec ce mariage spirituel tout pur et tout saint. Voilà tous les degrés différents de la vie solitaire, lesquels j’ai tâché de décrire selon mon peu de lumière et de suffisance. C’est à chacun à considérer quel est le degré sur lequel il est, et s’il s’est retiré dans la solitude, ou pour se gouverner soi-même par son propre esprit, ou pour acquérir l’estime des hommes ; ou pour arrêter l’intempérance de sa langue ; ou pour adoucir son humeur prompte et colère, ou pour se délivrer des occasions du péché, ou pour se châtier de ses fautes, ou pour se rendre plus fervent dans les exercices de la vertu, ou enfin pour accroître en soi le feu du divin amour. Ces derniers selon la parole de l’Evangile seront les premiers, et les premiers les derniers. De ces huit espèces de retraite que je viens de rapporter, il y en a sept qui peuvent nous figurer les sept jours qui composent la semaine de la vie présente : les unes sont agréables à Dieu, et les autres lui déplaisent. Mais quant à la huitième, qui est celle qu’on embrasse par le motif de l’amour divin, elle nous représente certainement le repos et le bonheur de la vie future. Observez, ô Anachorète, les temps où les bêtes farouches qui font la guerre à votre âme viennent l’attaquer. Car si vous y manquer, vous ne pourrez pas leur dresser des pièges à propos pour les surprendre. Que si après avoir répudié la paresse, elle s’est entièrement retirée de vous, vous n’aurez point de peine à vous défendre de vos ennemis. Mais si elle vous persécute encore, je ne vois pas de quelle sorte vous pouvez acquérir la paix et le repos de la solitude. D’où vient que le Monastère de Tabenne n’a pas porté tant d’hommes extraordinaires et tant de lumières éclatantes que le désert de Scété ? Que celui qui en peut pénétrer la cause la recherche. Quant à moi, je ne la puis dire, ou plutôt je ne le veux pas. Entre ceux qui passent leur vie dans ces profondes solitudes telle qu’est celle de Scété, les uns travaillent particulièrement à mortifier leurs passions, les autres chantent des psaumes, et passent une grande partie de leur temps à faire oraison, et les autres s’occupent entièrement à la contemplation des choses divines. Ceux qui voudront connaître quels sont les plus vertueux d’entre tous ces solitaires doivent juger des différents degrés de leurs vertus par la différence qui se trouve entre les échelons d’une échelle. Que celui qui pourra pénétrer dans le sens de ce problème le fasse par la lumière qu’il aura reçue de Dieu. Pour ce qui est des Monastères, il s’y trouve des âmes lâches et paresseuses, qui rencontrant des sujets d’entretenir leur négligence s’y perdent entièrement. Et au contraire, il y en a d’autres qui se corrigent de leur paresse par l’exemple de la vertu de ceux avec qui ils vivent. Mais ce ne sont pas seulement les lâches qui se perdent lorsqu’ils rencontrent dans les Monastères des occasions d’entretenir leur lâcheté ; les fervents s’y perdent souvent aussi bien qu’eux, lorsqu’ils y trouvent de pareilles occasions de se relâcher. Ce que nous venons de dire des communautés se peut dire aussi véritablement de la solitude des Anachorètes, puisque plusieurs qui étaient austères et fervents y étant entrés, s’y sont pervertis ensuite et relâchés de leur première ferveur, par l’attache qu’ils ont eue à leur propre esprit et à leur propre conduite, la solitude leur ayant fait connaître à eux-mêmes l’amour secret qu’ils avaient pour les commodités de la vie. Au lieu qu’au contraire des personnes lâches ayant embrassé cette vie érémitique s’y sont rendus très vigilants et très fervents par la crainte et l’inquiétude où ils étaient d’avoir à répondre eux seuls de toute la conduite de leur vie devant le tribunal du souverain juge. Que nul de ceux qui se sentent sujets à la colère, ou à la vanité, ou à la dissimulation, ou au ressentiment des injures, ne soit jamais si téméraire que de faire seulement un pas pour entrer dans la solitude, de peur qu’ils ne remportent point d’autre fruit de toute leur solitude qu’un égarement d’esprit, et une insensibilité criminelle pour toutes les choses de Dieu. Et quant à ceux qui seront purifiés de ces passions, ils pourront juger quel est l’état qui leur est le plus utile, ou plutôt ils n’en jugeront pas eux-mêmes, mais ils s’en rapporteront au discernement et au jugement d’un autre. Les qualités, les exercices, et les marques auxquelles on reconnaît ceux qui vivent dans la solitude par l’Esprit de Dieu sont la vigilance de l’esprit, la pureté des penseés, le ravissement du cœur en Dieu, le souvenir continuel des supplices de l’Enfer, le violent désir de la mort, l’oraison sans relâche, la fidèle et sûre garde des sens, le don d’une chasteté parfaite, l’affranchissement de toutes les affections de la terre, la mort à tous les attraits du monde, l’éloignement de la nourriture, la méditation des choses divines, la lumière d’un profond discernement, les larmes saintes de la pénitence, le retranchement de toutes les paroles inutiles, et enfin la possession de toutes les autres vertus, qui sont si éloignées de la vie commune des gens du monde. Au contraire on reconnaît que ceux qui vivent dans la solitude y vivent par leur propre esprit, et non par l’Esprit de Dieu, lorsqu’on voit qu’ils y deviennent encore plus pauvres des richesses de la Grâce qu’ils n’étaient dans le Monastère ; plus colères ; plus vindicatifs ; lorsque la charité diminue autant dans leur cœur que la vanité y croît ; et enfin lorsqu’on les y voit sujets à d’autres défauts que je veux taire. Mais puisque par la suite de ce discours je suis tombé sur les marques qui font discerner les véritables solitaires d’avec les faux, il faut que je dise aussi en ce lieu quelque chose qui puisse faire discerner les vrais obéissants d’avec ceux qui ne les sont pas, puisque c’est principalement à eux que j’adresse cet ouvrage. Voici donc les marques et les qualités de ceux qui embrassent avec autant de sincérité que de pureté cette sainte et illustre vertu de l’obéissance. Ce sont les Pères, ces grands hommes tous remplis de l’Esprit de Dieu qui nous les ont enseignées. Et quoi qu’elles ne reçoivent en nous leur dernière perfection que dans le temps que Dieu a destiné pour cet effet, néanmoins nous ne laissons pas de les faire croître chaque jour à mesure que nous croissons en vertu. Ces marques sont l’accroissement de l’humilité par la diminution de la colère et l’extinction de la bile, l’éclaircissement de l’esprit, le redoublement de l’amour de Dieu, l’affranchissement des passions, l’aversion de toute haine et de toute aversion, le retranchement de toute mollesse par la bénédiction que Dieu donne aux répréhensions qu’on en reçoit, l’éloignement de toute langueur et de tout ennui, l’augmentation de la vigilance, la compassion et la tendresse, et le bannissement de tout orgueil, qui est un bonheur désirable à tous les hommes, mais que peu d’hommes sont dignes de posséder. On ne peut donner qu’improprement le nom de fontaine à une fontaine qui est tarie. Ceux qui ont de l’intelligence n’auront pas de peine à en tirer la condition, (qui est qu’on n’appelle qu’improprement obéissants ceux qui n’ont pas ces vertus, lesquelles sont les marques et les effets de la véritable obéissance.) Une femme qui viole la foi qu’elle doit à son mari corrompt la pureté de son corps. Et une personne qui viole la foi qu’elle doit à Dieu corrompt la pureté de son âme. Le crime de l’une est puni du déshonneur, de la haine publique, des châtiments, et ce qui est encore plus déplorable, du divorce. Et le crime de l’autre est suivi de l’impureté , de l’oubli de la mort, d’une intempérance insatiable, des regards trop libres, des mouvements de la vaine gloire, de l’excès du dormir, de la dureté de cœur, de l’insensibilité, d’une confusion de pensées vagabondes et inquiètes, d’une corruption de la volonté qui la rend de jour en jour plus prompte et plus disposée à consentir au péché, de la captivité de l’âme sous la tyrannie des passions, du trouble de l’esprit, de la désobéissance, de la contradiction, de la perfidie, de l’indifférence et de l’incrédulité dans les choses de la foi, de l’effusion en paroles, de l’attache à tous les objets sensibles, de la vaine confiance en soi-même qui est le plus dangereux de tous ces maux, et ce qui est le comble de la misère, de la sécheresse du cœur qui le rend incapable d’aucun mouvement de contrition, et qui se change ensuite lorsqu’on e néglige en une stupide insensibilité, qui est la mère de tous les vices et de tous les crimes. Des huit péchés capitaux, il y en a cinq qui font la guerre aux Anachorètes (savoir l’orgueil, la vaine gloire, la paresse, la tristesse et la colère) et trois principalement qui attaquent les religieux soumis à l’obéissance (qui sont la gourmandise, l’avarice et l’impureté). Un Solitaire fait souvent une perte considérable en combattant même l’attiédissement et la paresse, parce qu’il emploie à ce combat le temps qu’il emploierait à la prière et à la contemplation. Lorsqu’un jour étant assis en ma cellule, j’étais entré dans un tel découragement que je pensais presque à la quitter, quelques étrangers qui survinrent en ce même temps commencèrent à relever si hautement l’extrême bonheur que j’avais de vivre ainsi dans la solitude, que ces pensées d’ennui et de découragement furent aussitôt chassées par celles de la vaine gloire. Sur quoi je ne pouvais assez admirer comment le Démon de la vanité semblable au fer à trois pointes qui a toujours une pointe en haut fait la guerre à tous les autres. Observez à toute heure quels sont les différents mouvements, les surprises, les tours, et les retours de cet attiédissement qui est si inséparablement uni à notre âme, et examinez d’où ils viennent et où ils tendent. Il n’y a que ceux qui ont reçu de l’Esprit Saint la paix et la tranquillité de l’âme qui puissent avoir ce discernement. La première et la principale chose à laquelle doit s’occuper un Anachorète est de se désoccuper l’esprit du soin de toutes sortes d’affaires, soit qu’elles soient bonnes ou mauvaises, parce que s’il ouvre une fois la porte aux premières qui sont les bonnes, les autres entreront ensuite, et s’empareront insensiblement de son esprit. La seconde chose qu’il doit faire est de prier sans relâche ; et la troisième de veiller tellement sur son cœur qu’il soit inaccessible aux Démons. Il est impossible naturellement que celui qui ne connaît pas les lettres puisse lire et étudier dans les livres ; mais il est encore plus impossible que celui qui n’a pas la première de ces trois vertus, qui est un parfait renoncement à tous les soins de la terre, puisse s’exercer dans les deux autres par le mouvement de l’Esprit Saint. Dieu m’ayant fait la grâce d’arriver à la seconde de ces vertus qui est la perpétuelle oraison, je me trouvai un jour au milieu des Anges, et l’un d’entre eux m’éclaircissait des choses que je souhaitais avec ardeur de savoir. M’étant encore trouvé une autre fois parmi eux, je lui demandai quel était l’état du Fils de Dieu avant qu’il prît la forme humaine et visible de notre nature ; mais il ne put me l’enseigner. Car le Fils de Dieu ne le lui permettait pas. Lui ayant demandé ensuite en quel état il est maintenant : « En l’état qui lui est propre, me répondit-il, c’est-à-dire en l’état de Dieu et non pas en celui d’homme. » « Mais quelle est, lui dis-je, Sa séance à la droite de Son Père ». « Il est impossible, me répartit-il, que l’oreille humaine entende ces mystères ineffables. » Je le conjurai ensuite de me faire jouir dès lors de la vue du Fils de Dieu, et de satisfaire à l’ardeur du désir que j’en avais. « Le temps n’en est pas encore venu, me dit-il, parce que le feu incorruptible et céleste du Saint Esprit n’a pas encore purifié toute l’impureté qui est attachée à ta nature mortelle. » Au reste, je ne sais si cette vision m’arriva seulement en esprit ; et je ne puis dire si je fus transporté parmi ces Anges en corps et en âme. Il est difficile de s’empêcher de dormir après midi, principalement lorsque la chaleur est grande. Car alors la seule chose presque qu’on peut faire est de travailler de ses mains. J’ai reconnu que le Démon de l’attiédissement et de la paresse prépare le chemin à celui de l’incontinence qu’il précède. Que si vous résistez avec force à ces deux malheureux Esprits, ils vous feront une guerre encore plus cruelle, afin de vous porter à abandonner le combat, en vous persuadant que vous ne retirez aucun fruit de toute votre retraite. Mais rien ne montre davantage que nous les avons vaincus que la violence et la fureur avec laquelle ils nous combattent. Lorsque vous sortez de votre solitude pour quelque affaire, veillez avec soin pour conserver le trésor des vertus que vous y avez acquis. Car comme la porte d’une volière n’est pas plutôt ouverte que les oiseaux qui y sont renfermés s’envolent à l’heure même, ainsi les vertus que l’on gardait sûrement dans le secret de la solitude se dissipent souvent et s’évanouissent lorsqu’on en sort pour avoir commerce avec les hommes. Et alors nous reconnaissons que nous n’avons tiré aucun fruit de notre retraite. Le moindre poil qui entre dans l’œil trouble la vue. Et le moindre soin mêlé d’inquiétude et d’empressement trouble tout le repos de la solitude. Car le repos de la solitude est un oubli de toutes autres pensées que de celles de notre Salut, et un renoncement à tous les soins de la terre quoi que justes. Celui qui a embrassé de tout son cœur la vie solitaire ne s’inquiétera pas même pour ce qui regarde son corps et sa nourriture, sachant que Dieu qui a promis de prendre soin de ceux qui ne servent que lui seul, ne saurait manquer à Sa promesse. Celui qui désire d’offrir à Dieu une âme pure, et ne laisse pas de s’inquiéter de mille soins, ressemble à un homme qui, après s’être lié lui-même les pieds avec de fortes chaînes, ne laisserait pas de vouloir courir fort vite. Il est rare de trouver des hommes qui excellent dans la connaissance de la philosophie et de la sagesse humaine. Mais je crois pouvoir dire qu’il est encore plus rare d’en trouver qui soient éminents en cette science du Ciel, et en cette philosophie divine, qui s’acquiert dans la véritable solitude. Celui qui ne connaît pas encore Dieu par une familiarité toute sainte, n’est nullement propre à la solitude, et il ne peut l’embrasser sans qu’il s’engage en même temps en une infinité de périls. Elle perd ceux qui n’ont point d’expérience des choses de Dieu, parce que n’ayant jamais goûté les douceurs des consolations divines, ils passent leur temps dans des obscurcissements d’esprit, des distractions, des langueurs, et des inquiétudes continuelles. Celui qui a ressenti les Grâces célestes, dont Dieu favorise les âmes pures dans le temps de l’oraison, ne fuira pas moins les compagnies que l’âne sauvage fuit les hommes. Car n’est-ce pas cette seule Grâce de la prière qui le rend sauvage comme ces bêtes, et l’éloigne de tout commerce avec les hommes ? Celui qui vit dans la solitude étant encore assiégé par ses passions, ne s’occupe à autre chose qu’à repousser leurs attaques, ainsi que le Saint vieillard George Arsilaïte, dont le nom, mon Révérend Père, ne t’est pas inconnu, m’apprit autrefois, lorsque pour instruire mon âme ignorante et lâche, et la former aux exercices de la vie érémitique, il me disait ces propres paroles : « J’ai remarqué que le Démon de la vaine gloire et celui de l’incontinence nous attaquent le plus souvent le matin ; que ceux de la paresse, de la colère, et du chagrin nous attaquent à midi ; et que ceux de l’intempérance nous attaquent et nous tourmentent sur le soir avant le souper. » Un religieux qui est soumis à l’obéissance, quoiqu’il soit pauvre des biens du Ciel, vaut mieux qu’un Solitaire distrait par mille vaines inquiétudes. Celui qui croit être entré dans la solitude par un mouvement de l’Esprit de Dieu, et qui ne voit point qu’il avance chaque jour dans la vertu, ou il n’y est pas entré par l’Esprit de Dieu comme il le croyait, ou il faut nécessairement qu’il se glisse dans son cœur quelques secrets mouvements de vanité et de complaisance qui l’empêchent d’avancer dans la piété. La vie solitaire consiste à se tenir toujours en la présence de Dieu par un culte saint et une adoration continuelle. Ne respirez rien que Jésus : qu’il soit gravé dans votre mémoire et dans votre cœur, et vous reconnaîtrez alors quel est le fruit de la solitude. Comme la propre volonté fait tomber les religieux qui vivent sous l’obéissance, ainsi l’interruption de la prière fait tomber les Anachorètes. Si vous vous réjouissez de ce qu’on vient vous visiter dans votre cellule, sachez que ce n’est pas l’amour de Dieu, mais l’ennui et le dégoût des choses saintes qui possède votre cœur. Que la prière de cette veuve de l’Evangile qui était injustement traitée par son adversaire soit l’exemple de votre oraison. Et que la conduite du grand Arsène, ce Saint Anachorète égal aux Anges, soit le modèle de la vôtre. Représentez-vous dans votre solitude la manière dont il se gouvernait dans la sienne, et considérez de quelle sorte il renvoyait souvent ceux qui le venaient visiter sans les entretenir et sans les voir, de peur de perdre de vue le grand et divin objet qui occupait incessamment sa pensée. J’ai reconnu que les Démons inspirent à des ermites vagabonds, et qui ne méritent pas de porter le nom de Solitaires, de visiter souvent les véritables et fervents Anachorètes ; afin de dérober au moins quelque temps par ces visites à ces serviteurs de Dieu, et de les détourner de leur contemplation. Remarque, mon frère, ces coureurs et ces négligents, et ne crains point de leur faire une sainte et sévère remontrance, qui les humilie et les attriste, puisque cette humiliation salutaire les portera peut-être à ne plus continuer cette vie errante et inconstante qu’ils mènent. Mais prenez bien garde que dans le dessein de produire un si bon effet, vous n’attristiez peut-être inconsidérément quelque âme, qui étant altérée d’une soif spirituelle et divine, vient puiser dans votre source les eaux vives et salutaires du Ciel. C’est pourquoi vous avez besoin de discernement et de lumière en cette rencontre. La vie des Solitaires ou pour mieux dire des Anachorètes doit venir du fond de la conscience, et d’un véritable sentiment du cœur. Celui qui court sagement dans cette carrière sainte a Dieu pour objet et pour règle dans tous ses exercices, dans toutes ses paroles, dans toutes ses pensées, dans toutes ses démarches, et dans tous ses mouvements, et il ne fait rien qu’en la présence de Dieu, et avec une ferveur toute intérieure. Que s’il perd quelquefois la présence de son Dieu, il n’a pas encore une solide vertu. « Je proposerai à Dieu sur ma harpe, dit David, quelle est ma pensée », (Ps.48.5) et mon sentiment, et lui demanderai Sa lumière, parce que je n’en ai pas encore assez pour en pouvoir juger par moi-même. Et moi je proposerai à Dieu ma volonté dans l’oraison, et j’attendrai qu’il me détermine en m’assurant de la sienne. La foi est comme une aile sainte, sur laquelle notre prière s’élève jusques à Dieu, et sans cette foi elle ne peut monter en haut, mais « elle retourne dans notre sein », (Ps.34.13), selon l’expression de David. La foi met l’âme dans une assiette si ferme que nul malheur n’est capable de l’ébranler. Le fidèle est celui qui ne pense pas seulement que Dieu peut l’exaucer, mais qui croit que Dieu exaucera toutes ses demandes. La foi nous fait obtenir ce que nous n’aurions pas même osé espérer, et nous le voyons par l’exemple du bon larron, (qui n’ayant demandé autre chose à Jésus-Christ sinon qu’il lui plût se souvenir de lui dans Son royaume, devint héritier de tout ce même royaume). La foi naît de l’adversité qui éprouve la constance de l’esprit, et de la rectitude du cœur qui le rend toujours ferme et inébranlable dans l’espérance du secours de Dieu. La foi est la mère qui enfante et nourrit les solitaires. Car s’ils ne vivaient de la foi, comment pourraient-ils vivre dans la solitude ? Le criminel qui est enfermé dans une prison et lié de chaînes appréhende le juge qui le doit punir. Le Solitaire qui est enfermé dans sa cellule appréhende Dieu qui le doit juger. Et le criminel n’envisage pas avec tant de crainte la chambre de la justice, où il doit recevoir l’arrêt de sa condamnation, que le solitaire se représente avec frayeur le tribunal de ce juge redoutable. Tu as besoin, mon frère, d’être vivement touché de cette crainte pour subsister dans la solitude, parce que rien n’est plus capable de chasser l’attiédissement et la langueur. Le criminel condamné observe continuellement et avec inquiétude si le juge ne vient point dans la prison pour l’en tirer par une mort violente. Et un véritable solitaire attend à toute heure que le juge suprême vienne le tirer de la prison de son corps par une mort naturelle. Ce premier est accablé d’une profonde tristesse, et ce dernier verse de ses yeux des ruisseaux de larmes. Si vous avez reçu de Dieu le don de la Patience, elle vous servira comme d’un bâton pour arrêter l’insolence des Démons, qui comme des chiens aboient après vous, afin de vous faire quitter votre solitude. La Patience est l’état d’une âme qui n’est ni abattue ni affaiblie par l’effort des plus grands travaux ; parce que quelque sujet de crainte qu’elle puisse avoir, et quelques violentes que soient les tentations qui l’assiègent, elles ne peuvent lui causer le moindre trouble. La Patience est une vertu céleste, qui préserve un solitaire de toutes chutes, et si par malheur il tombe, sa chute même lui procure une nouvelle victoire. La Patience est une attente perpétuelle de tous les maux qui peuvent tous les jours nous arriver. La Patience est un retranchement de tous les prétextes, quoi que spécieux, qui pourraient nous faire sortir de la solitude, et une perpétuelle vigilance sur nous-mêmes. Le solitaire a plus besoin encore de la patience pour soutenir la vie de son âme que de la nourriture pour soutenir la vie de son corps, puisqu’en se privant de cette dernière par l’abstinence et le jeûne, il acquiert des récompenses et des couronnes, au lieu que la première ne saurait lui manquer sans qu’il se perde. Celui qui a le don de patience et de persévérance dans la solitude se peut considérer comme mort avant qu’il meure, puisqu’il fait de sa cellule son premier tombeau. L’espérance du Salut et le vif regret de ses péchés produisent la patience persévérante. Car celui qui n’est point possédé de l’espérance des biens du Ciel, et qui n’est point touché de douleur pour ses péchés, est possédé de l’ennui et du dégoût des choses célestes. Celui qui combat sous l’étendard de Jésus-Christ a besoin de connaître quels sont les ennemis qu’il ne doit combattre que de loin, et ceux qu’il peut combattre de près. Quelquefois le combat nous fait acquérir des couronnes, et quelquefois la suite du combat nous rend lâches et négligents. Mais cela ne se peut enseigner par des paroles, parce que nous n’avons pas tous les mêmes inclinations ni les mêmes dispositions. Ayez soin de veiller sur vous-mêmes pour découvrir toutes les embûches de l’un des principaux de vos ennemis ( qui est l’adversaire de la pureté ou de l’humilité) lequel soit que vous demeuriez en un même lieu, ou que vous changiez de place, soit que vous soyez assis ou que vous marchiez, soit que vous soyez à table, que vous priiez, ou que vous dormiez, vous fait une cruelle guerre sans jamais vous donner de trêve. Les exercices de piété que pratiquent les Solitaires dans les déserts ne sont pas tous les mêmes, quoi qu’ils viennent tous de l’Esprit de Dieu. Ces pains spirituels qui sont faits d’un froment céleste, et qui nourrissent les âmes, ne sont pas tous d’une même forme. Car il y a quelques-uns de ces serviteurs de Dieu qui méditent continuellement sur ces paroles de David : « Je regarderai toujours le Seigneur comme présent devant moi. » (Ps.15.8). D’autres sur ce que dit Jésus-Christ à Ses disciples : «  Vous sauverez vos âmes par une ferme patience. » (Matth.21.19). D’autres sur ce précepte de l’Evangile : « Veillez et priez ». (Matth.26.41). D’autres sur ce conseil du Sage : « Préparez-vous à la mort par toutes les actions de votre vie » (Prov.24.27. selon le Grec). D’autres disent avec le Prophète : « Je me suis humilié au fond de mon âme, et le Seigneur m’a sauvé. » (Ps.114.6). D’autres disent et redisent en eux-mêmes : « Les souffrances de la vie présente ne sont pas dignes d’être comparées avec la gloire de la vie future » (Rom.2.18). Et d’autres : « Prenons garde que ce lion rugissant ne vienne nous dévorer, et qu’il n’y ait personne alors qui nous arrache d’entre ses dents. » (Ps.49.22). Toutes ces différentes personnes, pour parler selon l’Apôtre, (I.Cor.9.24) «courent dans la même carrière ; mais il n’y en a qu’un d’entre eux qui remporte le prix de la course » (savoir celui qui persévère jusqu’au bout). Celui qui a déjà fait du progrès dans la perfection de la vie solitaire n’a point de peine à pratiquer les vertus, non seulement en veillant, mais même en dormant. Ce qui fait qu’on en voit quelques-uns qui dans leurs songes mêmes repoussent avec injures les tentations des Démons, et exhortent à la chasteté des personnes qui semblent les vouloir porter à offenser Dieu. Mais ne vous attendez pas à ces accidents comme s’ils devaient vous arriver, et ne vous y préparez pas en méditant par avance des exhortations pour vous en servir en ces rencontres. Car l’état de la solitude est un état de simplicité, et le véritable solitaire doit avoir une sainte liberté d’esprit, qui l’éloigne de toute inquiétude et de tout empressement. Celui qui veut embrasser la vie du désert ne doit point entreprendre de bâtir cette tour céleste, pareille à celle dont il est parlé dans l’Evangile, qu’après avoir longtemps considéré et examiné en la présence de Dieu s’il a les qualités et les forces nécessaires pour venir à bout d’un si grand ouvrage, de peur qu’après en avoir jeté les fondements il ne puisse l’achever, et qu’ainsi il ne devienne un sujet de risée à ses ennemis, et une pierre de scandale pour ceux qui entreprennent le même ouvrage. Lorsque vous sentirez quelque douceur spirituelle se répandre dans votre âme, prenez garde que ce ne soit un breuvage amer, qui vous ait été préparé et présenté malicieusement par ces cruels médecins, ou plutôt par ces mortels ennemis des âmes. Durant la nuit donnez beaucoup de temps à la prière, et peu au chant des psaumes. Et lorsque le jour est venu, préparez-vous de toutes vos forces pour accomplir de nouveau tous vos devoirs. La lecture des livres sacrés n’est pas peu utile pour éclairer votre esprit, et le recueillir en lui-même. Car ce sont les paroles du Saint Esprit, et elles servent de lumière et de guide à ceux qui les lisent avec piété et avec respect. Si votre vie est conforme à l’état saint où Dieu vous a appelé, ayez soin de mettre en pratique les choses que vous lisez. Car si vous pratiquez fidèlement celles que vous lisez, la lecture des autres vous deviendra superflue. Cherchez l’intelligence de la doctrine du Salut plutôt dans la pratique des bonnes œuvres que dans la lecture des livres. Ne lisez point les livres des hérétiques avant que vous ayez été éclairé et fortifié par l’Esprit de Dieu, parce que ce sont des paroles de ténèbres qui obscurcissent l’esprit des faibles. Comme souvent il ne faut goûter qu’un peu de vin pour juger de sa bonté, aussi un seul entretien d’un solitaire peut faire connaître à ceux qui ont le goût excellent toute sa vertu intérieure et toutes ses dispositions particulières. Que l’œil de votre âme soit toujours vigilant et attentif comme les mouvements de la vanité. Car c’est le plus subtil et le plus dangereux de tous les pièges. Lorsque vous sortez dehors, arrêtez la volubilité de votre langue. Car elle peut dissiper en fort peu de temps le fruit qu’on n’a recueilli qu’en beaucoup d’années, et par beaucoup de travaux. Vivez sans avoir la moindre curiosité pour toutes les choses qui ne vous regardent point, puisque cette passion est une de celles qui peut davantage troubler le repos et souiller la conscience d’un solitaire. Donnez à ceux qui vous viennent visiter toutes les choses dont ils ont besoin, soit pour l’âme, soit pour le corps. Que si ce sont des Anciens qui nous surpassent en sagesse, témoignons-leur notre humilité par notre silence. Mais si ce sont seulement de simples solitaires comme nous, contentons-nous de leur parler avec modestie et avec discrétion, quoique le meilleur est de nous croire toujours inférieurs à tous les autres. J’avais dessein de conseiller aux solitaires qui sont encore faibles dans la vertu de ne s’employer point en des travaux corporels qui détourneraient leur esprit de la prière. Mais l’exemple de celui qui portait du sable dans son manteau m’a empêché de le faire. Comme ce que la foi nous enseigne de la sainte, incréée et adorable Trinité est contraire à ce que la même foi nous enseigne de l’Incarnation du Fils de Dieu qui est l’une des trois personnes de la très glorieuse Trinité ( parce qu’au lieu que dans la Trinité il n’y a qu’une seule nature et trois personnes, il y a au contraire en Jésus-Christ deux natures et une seule personne) : de même aussi les exercices de la vie solitaire des déserts sont différents de ceux de la vie commune des Monastères, et ceux qui sont propres à l’une de ces deux vies sont contraires à ceux de l’autre. Le grand Apôtre dit : « Qui est celui qui connaît les pensées et les conseils du Seigneur ? (Rom.11.34). Et moi je dis : Qui est celui qui connaît les pensées d’un véritable et d’un parfait solitaire, c’est-à-dire d’un homme qui n’est pas moins Anachorète d’esprit que de corps ? La puissance d’un roi consiste dans l’abondance de ses richesses et dans le grand nombre de ses sujets. Et la puissance d’un Anachorète consiste dans l’abondance et dans la force de ses prières. XXVIII° DEGRE. De la Prière, cette sainte et bienheureuse mère des vertus. Et de l’état intérieur et extérieur où doivent être l’âme et le corps lorsqu’on se présente devant Dieu pour le prier. La Prière étant considérée en elle-même est une familiarité sainte et une union sacrée de l’homme avec Dieu. Mais si on la considère selon l’efficace de la vertu et selon les effets qu’elle produit, c’est le soutien et la conservation du monde, la réconciliation de l’homme avec Dieu, la mère et la productrice des larmes et la fille des mêmes larmes qu’elle a produites, la médiatrice de la rémission des offenses, le pont qui nous fait passer avec sûreté le torrent des tentations, le rempart contre les misères et les afflictions de cette vie, l’exterminatrice de tous nos ennemis invisibles, l’exercice des Anges, la manne spirituelle qui nourrit tous les esprits, la joie des bienheureux dans la félicité de la vie future. La prière est une action du cœur, qui se renouvelle sans cesse et qui ne finit jamais. C’est la source des vertus. C’est le canal par lequel coulent les grâces et les dons du Ciel. C’est un avancement insensible dans la vertu. C’est la nourriture de l’âme. C’est la lumière qui éclaire les ténèbres de l’esprit. C’est la ruine du désespoir. C’est un effet et une marque de l’espérance qu’on a en Dieu. C’est le bannissement de la tristesse. La Prière est la richesse des religieux, le trésor des Anachorètes, l’adoucissement de la colère, le miroir où l’on voit le progrès qu’on a fait dans la piété. La Prière est la marque qui nous fait connaître la mesure que Dieu gardera envers nous, en nous montrant celle que nous devons garder envers les autres puisque selon l’Evangile en vain nous le prions de nous pardonner nos offenses, si auparavant nous ne pardonnons à ceux qui nous ont offensés. La Prière fait connaître à l’âme l’état auquel elle est devant Dieu en cette vie. Elle lui découvre par avance l’état auquel elle sera un jour après cette vie, et lui trace dans l’esprit comme un crayon de la gloire du Paradis. La Prière est à celui qui prie saintement comme le tribunal et le trône de la justice céleste, où Dieu le vient juger tous les jours avant qu’il vienne le juger au dernier jour. Ecoutons avec attention cette reine sacrée des vertus qui nous crie à haute voix et nous dit (Matth.1.29) : « Venez à moi vous tous qui êtes abattus et accablés sous le poids de vos péchés, et je vous soulagerai. Soumettez-vous à mon joug et vous trouverez le repos de vos âmes et la guérison de vos plaies. Car mon joug est doux » et c’est le remède efficace et salutaire des grands péchés. Lorsque nous allons nous mettre en la présence de notre Roi et de notre Dieu, et l’entretenir dans la Prière, n’y allons pas sans nous être bien préparés auparavant, de peur que nous voyant de loin venir à lui sans avoir les habits que doivent avoir ceux qui se présentent devant Sa face, il ne commande aux officiers et aux ministres de Sa justice de nous mener loin de Sa présence, les fers aux pieds, de déchirer nos requêtes et nos supplications, et de nous les rejeter au visage pour nous couvrir de confusion, comme pour les officiers des rois de la terre dans les palais de leur justice. Quand vous allez vous mettre en la présence de Dieu pour le prier, ayez soin de purifier votre âme de tout ressentiment des injures qu’on vous aura faites. Autrement vous ne retirerez aucun fruit de votre oraison. Que vos prières soient toutes simples sans fard et sans affectation, puisque le publicain et l’enfant prodigue fléchirent la justice et la miséricorde de Dieu par une seule parole. Tous se présentent également devant Dieu pour le prier ; mais tous ne le prient pas de la même sorte, ni ne lui demandent pas les mêmes choses. Car les uns s’approchant de lui comme de leur ami et de leur maître tout ensemble, lui offrent des louanges et lui font des supplications, non plus pour eux-mêmes, mais pour le bien de leur prochain. Les autres lui demandent qu’il lui plaise d’augmenter en eux les richesses spirituelles, les grâces et la confiance en Son secours qu’il leur a déjà données. D’autres le prient de les délivrer entièrement des embûches du Démon leur ennemi. Quelques-uns le conjurent de leur accorder quelque faveur particulière dont ils ont besoin. D’autres de leur donner une parfaite assurance de la remise de leurs dettes et de leurs péchés. D’autres de les tirer de la prison de leurs corps, et d’autres de leur pardonner leurs crimes. Mais nous devons toujours commencer notre prière par des actions de grâces sincères et véritables ; et la continuer ensuite par une confession de nos fautes, et par un vif et sensible regret d’avoir offensé une majesté si adorable. Après cela exposons-lui, comme au roi de l’univers, notre supplication et notre demande. Cette manière de prier est la meilleure de toutes, selon qu’un Ange de Dieu le révéla autrefois à un Solitaire. Si vous avez jamais comparu devant un juge de la terre en qualité d’accusé, vous n’avez qu’à vous souvenir de quelle sorte vous conjuriez ce juge mortel et visible de vous absoudre, pour reconnaître avec quelle humilité vous devez offrir vos prières au juge immortel et invisible. Que si vous n’avez jamais été accusé devant les hommes, ni n’avez point vu des personnes réduites à cet état misérable, apprenez au moins quelle doit être la ferveur de vos prières par celle avec laquelle vous voyez que les malades prient et conjurent les chirurgiens de les épargner, lorsqu’ils les voient sur le point de mettre le fer ou le feu dans leurs palies pour les guérir. Ne recherchez point dans vos prières des paroles élégantes, puisqu’on voit souvent les enfants obtenir de leur père qui est dans le Ciel ce qu’ils lui demandent avec des paroles simples et bégayantes. Ne faites pas de longs discours en parlant à Dieu, de peur que cette vaine recherche de paroles étudiées et inutiles ne dissipe l’attention de votre esprit, qui ne doit être attaché qu’à la vue de ce grand et divin objet. Une seule parole du publicain attira sur lui la miséricorde de Dieu. Et une seule parole pleine de foi sauva le larron. Les longs discours remplissent d’ordinaire de vaines images l’esprit de celui qui prie, et confondent son attention, au lieu que peu de mots sont capables de la recueillir. Lorsque vous vous sentirez tout consolé et tout attendri par quelque parole que vous réciterez dans vos prières, arrêtez-vous y sans passer outre, puisque c’est une marque assurée que notre Ange gardien prie avec nous. Quelque pureté de cœur que vous ayez acquise, ne vous approchez jamais de Dieu avec une trop libre confiance, mais plutôt avec une profonde humilité, et cette humilité même vous donnera une confiance beaucoup plus grande et plus sainte que celle que vous auriez pu avoir par vous-même. Quand vous seriez monté jusqu’au comble des vertus, ne laissez pas de demander à Dieu le pardon de vos péchés, puisque vous voyez que Saint Paul dit de lui-même « qu’il est le premier des pécheurs. » (I. Tim.1, 15). Comme on assaisonne les viandes avec de l’huile et du sel, aussi la chasteté et les larmes assaisonnent, pour le dire ainsi, la prière, et lui donnent des ailes pour s’élever jusqu’au Ciel. Si vous avez parfaitement vaincu la colère par la modération et par la douceur qui lui est entièrement opposée, vous n’aurez pas de peine à donner la paix et la liberté à votre esprit durant la prière, après l’avoir délivré du trouble et de la captivité malheureuse où l’avait réduit cette passion. Quand nous n’avons pas encore reçu la grâce d’une oraison toute intérieure et toute recueillie en Dieu, nous ressemblons à ceux qui apprennent aux petits enfants à marcher ( puisque comme ces petits enfants se laissant tomber à toute heure, il faut à toute heure les relever, ainsi notre esprit perdant à tout moment l’attention qu’il doit avoir à Dieu dans ses prières, il faut continuellement le recueillir et le rappeler à lui-même). Travaillez à élever vos pensées jusques au Ciel, ou plutôt à les renfermer dans la méditation de quelques paroles saintes de vos prières. Que si votre esprit se laisse tomber dans la distraction par la faiblesse de votre enfance spirituelle, ayez soin de le relever aussitôt. Car l’instabilité et l’inconstance est l’une des propriétés de l’esprit humain. Mais Dieu peut affermir et rendre constantes les choses les plus inconstantes. Si vous ne cessez jamais de combattre pour arrêter la mobilité de votre esprit, Celui qui donne des bornes aux flots de la mer en viendra donner aux agitations de votre âme, et leur dira intérieurement dans votre oraison : « Je vous permets de venir jusques ici, mais je vous défends de passer plus outre ». Il est impossible à l’homme d’enchaîner l’esprit ; mais où est le créateur de l’esprit, là toutes choses lui sont soumises. Si vous avez jamais vu, ou plutôt si vous avez jamais connu le soleil de justice comme vous devez le connaître, c’est-à-dire selon Sa grandeur et Sa majesté, et selon votre bassesse et votre néant, vous pourrez lui parler dans la prière avec la révérence qu’on lui doit. Que si vous n’avez jamais eu le bonheur de le connaître, comment pourrez-vous entretenir dignement et saintement un Dieu dont la grandeur et la majesté vous est inconnue ? Le premier degré de l’oraison consiste à rejeter par la seule vue de l’esprit les pensées de distraction qui le dissipent dans la prière au moment qu’elles se présentent. Le second degré consiste à retenir notre esprit dans la méditation des paroles et des prières que nous récitons. Mais le dernier et le plus parfait degré consiste en un transport de l’âme et en un ravissement de l’esprit en Dieu. Il y a différence entre la joie que reçoivent en l’oraison ceux qui prient ensemble dans une communauté de religieux et celle que ressentent les solitaires qui prient tous seuls dans leur solitude. Car celle-là peut-être sujette à quelques élèvements de vanité par la vue et la présence des frères ; au lieu que celle du solitaire est toute remplie d’humilité, comme lui venant de la seule présence de Dieu, et sans qu’il en ait d’autre témoin que soi-même. Si par une continuelle vigilance sur vos pensées vous travaillez à détourner votre esprit de toute distraction, vous l’aurez tout recueilli lors même que vous serez à table. Que si au contraire vous lui donnez toute la liberté de se dissiper et de se distraire, vous ne pourrez plus le retenir quand vous le voudrez. Ce qui fait dire au grand Apôtre, à cet homme qui était élevé à la plus sublime et la plus parfaite oraison : « J’aime mieux dire cinq paroles avec un recueillement d’esprit tout entier que dix mille de la langue ». (I. Cor. 14. 19).Mais cette pratique n’est pas propre à des personnes aussi faibles et aussi imparfaites que nous sommes. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous contenter de si peu de paroles dans nos prières, et nous avons besoin même de faire quelque choix de celles dont nous devons nous servir dans nos oraisons, sachant d’ailleurs que cette sorte de prière moins parfaite nous mène à cette autre qui est plus parfaite. Car Dieu accorde la pureté de l’oraison à celui qui le prie avec ferveur, quoique sa prière soit peut-être encore troublée de quelques images et de quelques distractions qui lui donnent de la peine. Il y a différence entre ce qui souille la prière, ce qui l’éteint entièrement, ce qui nous la dérobe, et ce qui nous la ravit. Ce qui souille notre prière est d’occuper notre esprit en des pensées indiscrètes et profanes lorsque nous sommes présents devant Dieu. Ce qui l’éteint entièrement est de fixer et d’arrêter volontairement notre esprit en des soins superflus et inutiles. Ce qui nous la dérobe est de s’égarer insensiblement en des pensées vagues et indifférentes. Et ce qui nous la ravit est de se laisser emporter par quelque forte tentation. Quand nous assistons debout avec plusieurs à l’office de l’Eglise, contentons-nous d’humilier intérieurement notre âme en la même manière que les personnes suppliantes humilient extérieurement leurs corps. Mais si nous prions seuls, et sans qu’il y ait des témoins de nos actions, qui nous puissent donner sujet de nous élever par leurs louanges, ne nous contentons pas seulement de nous humilier au-dedans de notre cœur, mais humilions aussi notre corps en nous prosternant à terre pour offrir à Dieu nos supplications et nos vœux. Car en ceux qui sont imparfaits, l’intérieur se conforme souvent à l’extérieur. Tous les hommes en général, mais principalement ceux qui s’adressent au Roi du Ciel pour obtenir le pardon de leurs offenses, ont besoin d’une très grande contrition. Pendant que nous sommes encore dans la prison de ce corps, servons-nous pour notre édification de ce que l’Ange dit à Saint Pierre. Ceignons-nous comme lui de la ceinture de l’obéissance ; mais dépouillons-nous de notre propre volonté ; approchons-nous ainsi tout nus de Jésus-Christ, lorsque nous nous présentons devant lui pour le prier, et ne lui demandons que la seule connaissance de Sa volonté. Car ce sera alors que l’Esprit de Dieu descendra en nous, qu’il prendra le gouvernement de notre âme et la conduira sûrement jusques dans le Ciel. Lorsque vous serez comme ressuscité du tombeau en vous élevant au-dessus de l’amour du monde et de tous les plaisirs de la terre, rejetez tous les soins de cette vie ; délivrez-vous de toute autre pensée que de celle de votre Salut, et renoncez à votre propre corps. Car la prière n’est autre chose qu’un oubli de tout le monde visible et invisible. Disons à Dieu de tout notre cœur par la bouche du Prophète Roi : « Qu’y a-t-il dans le Ciel que je désire. Rien que Toi Seigneur. Qu’y a-t-il sur la terre que j’aime et que je chérisse ? Rien que Toi Seigneur » (Ps.52.25), rien que d’être si fortement uni à Toi par la prière, que je ne puisse jamais être séparé de Toi. Les uns désirent des trésors, les autres de la gloire, les autres de grandes possessions et de grands biens. Mais pour moi je ne souhaite que d’être inséparablement uni à Toi, et c’est de Toi seul que j’espère et que j’attends la parfaite tranquillité de mon âme. La foi donne des ailes à l’oraison. Car sans elle, elle ne peut voler jusques dans le Ciel. Lorsque nous sommes encore agités du trouble de nos passions, demandons à Dieu avec persévérance et sans relâche qu’il nous en délivre. Car tous ceux qui jouissent maintenant d’une parfaite tranquillité ne sont passés à cette paix que produit dans l’âme la victoire de toutes les passions, qu’après avoir éprouvé le trouble et la guerre de ces mêmes passions. Souvenez-vous de ce juge dont il est parlé dans l’Evangile (Luc 18.5), qui, bien qu’il ne craignît point Dieu, fit néanmoins justice à la veuve, afin de se délivrer de ses importunités. Ainsi notre souverain juge considérant que notre âme est en effet devenue veuve par ses péchés et par ses crimes, parce qu’elle a perdu la Grâce de Jésus-Christ son époux, lui fera justice de son adversaire qui est son corps, et de ses ennemis qui sont les Démons, non par quelque mouvement de crainte, puisqu’il n’a point de Dieu à craindre comme étant lui-même l’unique Dieu que tous doivent craindre, mais à cause de l’assiduité et de l’importunité de ses prières. Ce sage et charitable dispensateur du Salut des hommes exauce sans différer les âmes généreuses et reconnaissantes, et les attire à son amour par ce prompt accomplissement de leurs demandes ; mais il laisse les lâches et les ingrates souffrir longtemps, comme des chiens, la faim et la soif, afin de les engager par cette faim et cette soif spirituelle à persévérer dans l’oraison, parce qu’il sait que s’il leur accordait promptement ce qu’elles lui demandent elles se retireraient de lui comme des chiens, qui par une ingratitude naturelle n’ont pas plutôt reçu un morceau de pain qu’ils quittent celui qui le leur vient de donner. Lorsque vous avez persisté longtemps à demander à Dieu quelque grâce sans l’avoir encore obtenue, gardez-vous bien de dire que vous n’avez tiré aucun fruit de vos prières, puisque l’assiduité même de vos prières est un très grand fruit. Car y a-t-il un bien plus excellent et plus sublime que d’être uni si étroitement à Dieu par l’oraison, et de persévérer sans relâche dans cette union si sainte ? Un criminel n’est pas tant saisi de crainte lorsqu’il attend l’arrêt de sa condamnation que celui qui prie par le véritable esprit de la prière est saisi de frayeur et de tremblement lorsqu’il se présente devant Dieu pour le prier. Aussi le seul souvenir de cette crainte respectueuse qu’on ressent dans le temps de l’oraison est capable de porter ceux qui sont sages et ingénieux pour leur Salut, à n’avoir aucun ressentiment des injures qu’ils reçoivent, à réprimer tous les mouvements de la colère, à bannir de leur esprit tous soins superflus, et tout chagrin qui les inquiète, à fuir toute occupation humaine qui les détourne de l’unique objet de leur amour, à garder une exacte tempérance, et enfin à se préserver de tous les pièges des tentations et des mauvaises pensées. Préparez-vous par une continuelle prière de votre cœur à cette autre prière extérieure et intérieure où vous vous présentez devant Dieu pour lui offrir vos supplications et vos demandes, et vous ferez en fort peu de temps un grand progrès. J’ai vu des personnes qui, étant éminentes dans la vertu de l’obéissance, et ne perdant jamais Dieu de vue au fond de leur âme, autant que les forces humaines le peuvent permettre, ne se présentaient pas plutôt devant lui pour le prier avec tous leurs frères, qu’ils recueillaient tout leur esprit en un moment, et versaient des torrents de larmes ; parce qu’ils s’étaient préparés à l’oraison par la sainte obéissance. Le chant des psaumes qui se fait dans une communauté est sujet à des distractions volontaires et à des troubles involontaires qui ne se rencontrent pas dans la solitude d’un désert. Mais l’attiédissement et la paresse nous fait la guerre lorsque nous prions seuls dans la solitude ; au lieu que la présence de plusieurs donne de l’allégresse et de la ferveur lorsqu’on prie ensemble dans un Monastère. Comme la guerre fait connaître l’amour que les soldats ont pour leur prince, aussi le temps de la prière fait voir celui qu’un Solitaire a pour Dieu. La prière vous découvrira l’état véritable de votre âme. Car les Théologiens nomment l’oraison le miroir des Solitaires. Celui qui ayant commencé quelque ouvrage le continue encore lorsque l’heure l’appelle à l’oraison est trompé par les Démons. Car le dessein de ces larrons des âmes est de tâcher sans cesse de nous dérober une heure par une autre heure, en nous faisant perdre le mérite d’une action sainte que nous ferions selon la règle et la volonté de Dieu, par une autre que nous faisons contre la règle et selon notre propre volonté. Quand on vous conjure d’offrir à Dieu vos prières pour le Salut de quelque âme, ne les refusez pas à celui qui vous les demande. Car il arrive souvent que celui qui prie pour un autre avec une secrète douleur de se voir obligé tout pécheur qu’il est de prier pour autrui, obtient lui-même la Grâce qui lui manquait, par la foi de celui qui s’était recommandé à ses prières. Ne vous élevez pas de vanité lorsque vous priez pour votre prochain, et que Dieu exauce vos prières. Car ç’a été la foi qui leur a donné la force et l’efficace qu’elles n’avaient pas par elles-mêmes. Comme les précepteurs obligent les enfants de leur rendre chaque jour un compte exact des choses qu’ils leur enseignent, aussi c’est avec justice que Dieu demande compte à notre âme, dans toutes nos oraisons, de la vertu et de la Grâce qu’il lui a donnée. C’est pourquoi nous devons bien veiller sur nous-mêmes lorsque nous prions avec le plus de ferveur, puisque c’est alors que les Démons nous attaquent avec plus de violence, pour troubler notre esprit par des mouvements de colère et de promptitude, le dessein de ces ennemis étant de nous priver par ce moyen du fruit de notre prière. Nous devons toujours agir avec une plénitude de cœur et d’affection dans la pratique de toutes les vertus, et principalement dans l’exercice de l’oraison. Or l’âme prie avec cette plénitude de ferveur lorsqu’elle demeure victorieuse de la colère. Les biens spirituels que nous acquérons avec beaucoup de temps et de prières sont solides et durables. Celui qui possède Dieu ne se proposera point en lui-même quelque point particulier de méditation pour s’entretenir avec lui dans l’oraison. Car c’est alors que l’Esprit Saint prie pour lui et en lui par des gémissements ineffables. Ne recevez pas indifféremment toutes les images sensibles et corporelles que vous pourrez former dans votre esprit durant l’oraison pour concevoir plus facilement les divins et incompréhensibles mystères de notre foi, de peur que vous ne tombiez dans l’égarement et dans l’erreur. C’est dans l’oraison que nous recevons une assurance de la part de Dieu qu’il a exaucé notre demande. Cette assurance est une infusion de l’Esprit de Dieu dans notre esprit par laquelle il résout et termine tous nos doutes, en nous faisant connaître avec évidence ce qui est conforme à sa volonté, en nous rendant clair ce qui nous était obscur, et nous donnant une pleine certitude de ce qui nous paraissait auparavant incertain. Si vous voulez rendre vos prières efficaces, et attirer par elles la miséricorde de Dieu sur vous, exercez vous-même avec abondance la miséricorde envers les autres. Car c’est dans la prière que les solitaires recevront dès ce monde le centuple que Dieu a promis aux miséricordieux, et la vie éternelle en l’autre. Lorsque le feu du Ciel (qui est la Grâce) descend dans l’âme, il l’échauffe, et par sa chaleur divine il y forme et allume la prière, laquelle étant allumée et s’élevant jusques au Ciel, elle en fait descendre de nouveau ce même feu céleste dans notre âme, comme il arriva le jour de la Pentecôte. Quelques-uns disent que l’oraison est encore plus utile et plus salutaire que la méditation de la mort. Mais pour moi j’estime que ces deux pratiques saintes, quoique différentes entre elles, sont néanmoins unies ensemble, comme les deux natures, la divine et l’humaine, quoique différentes entre elles, sont néanmoins unies ensemble dans la seule personne de Jésus-Christ. Comme un cheval généreux s’échauffe et s’anime lui-même pour se préparer au combat, et redouble son ardeur et sa vitesse plus il avance dans sa course vers les ennemis, ainsi une âme courageuse qui est comme le cheval de Dieu, sentant de loin venir l’heure du combat, s’y prépare par le chant des psaumes, s’anime d’une nouvelle ferveur plus elle s’avance dans cette course divine, et s’étant ainsi échauffée par ses méditations toutes saintes, elle demeure entièrement invincible aux attaques des Démons ses ennemis. C’est une chose bien dure que d’ôter l’eau à celui qui a commencé à boire pour désaltérer sa soif. Mais c’en est une encore beaucoup plus dure à une âme qui prie avec de grands sentiments de tendresse et d’amour de Dieu de se priver elle-même au milieu de sa prière du doux rafraîchissement et des consolations ineffables qu’elle y ressentait. Ne vous retirez point de l’oraison jusqu’à ce que vous voyiez que le feu que Dieu avait allumé dans votre cœur, et les larmes qu’il vous faisait répandre, aient cessé par l’ordre de Sa Providence. Car vous ne rencontrerez peut-être pas en tout le reste de votre vie un temps aussi favorable qu’est celui de ce feu de la pénitence et de ces larmes d’amour pour obtenir le pardon de vos péchés. Il arrive souvent qu’une personne qui a reçu de Dieu le don d’une parfaite oraison, et qui en a goûté les grâces et les douceurs, souille la pureté de son âme par une parole inconsidérée, et qu’ensuite il ne trouve plus dans ses prières ce qu’il y cherche, et ce qu’il avait accoutumé d’y trouver auparavant. Il y a différence entre veiller sur son cœur avec assiduité pour reconnaître ses mouvements et ses désirs, et gouverner avec un empire absolu ce même cœur par la partie supérieure de l’âme, savoir la raison, qui étant éclairée de la lumière de la foi maîtrise comme une reine les passions, et offre à Jésus-Christ dans la prière des pensées et des méditations toutes célestes, comme autrefois le grand Prêtre offrait à Dieu des victimes toutes pures. Un des Pères et des Théologiens dit que le feu du Ciel descend dans l’âme de ceux qui ne sont encore que dans le premier de ces deux états pour y brûler et consumer toutes les impuretés qui leur restent étant encore imparfaits, et qu’il descend dans l’âme des autres pour les illuminer de plus en plus, et les faire toujours avancer dans l’état de perfection où ils sont entrés. Car cette même Grâce est appelée tantôt un feu qui consume, et tantôt une lumière qui éclaire. Aussi quelques-uns, savoir les premiers, sortent de l’oraison comme d’une fournaise ardente, où ils ont été purifiés de leurs imperfections et de leurs taches, et les autres en sortent tout resplendissants d’une nouvelle lumière, et comme étant revêtus de la double grâce de l’humilité, et de la joie intérieure et spirituelle. Car ceux qui sortent de l’oraison sans ressentir l’un de ces deux effets prient plutôt du corps que de l’esprit. Que s’il y a des corps qui venant à toucher d’autres corps changent, pour le dire ainsi, leur propre nature en devenant plus actifs par l’activité que ceux-là leur communiquent, comment est-ce que celui qui touche avec une conscience et des mains pures le corps de Dieu même n’en recevra point de changement en son âme en devenant plus sainte et plus semblable au Dieu qu’il reçoit ? Nous voyons dans les libéralités des rois de la terre une image des différentes libéralités du Roi du Ciel qui est la bonté souveraine et infinie. Il en fait quelquefois par lui-même, quelquefois par un de ses serviteurs ; quelquefois il en fait aussi d’une manière toute secrète et imperceptible à ceux qui se sont généreusement consacrés à son service. Comme un roi de la terre aurait une extrême aversion d’un de ses sujets, qui étant en sa présence, au lieu de lui parler avec respect, détournerait son visage pour s’entretenir avec les ennemis de son prince, ainsi Dieu a une extrême aversion de celui qui se tenant en Sa présence par la prière, se détourne volontairement de l’attention qu’il y doit avoir, pour s’entretenir en soi-même de pensées mauvaises et indiscrètes. Quand le Démon vous vient distraire de la prière par le bruit et le trouble qu’il tâche d’exciter dans votre esprit, chassez-le comme un chien, et poursuivez-le avec les armes spirituelles, et toutes les fois qu’il sera assez impudent pour venir vous troubler de nouveau, repoussez-le toujours avec force et avec vigueur. Demandez par les larmes ; cherchez par l’obéissance, et frappez à la porte par une persévérance qui ne se lasse jamais. Car celui qui demande de cette sorte, reçoit ; celui qui cherche en cette manière, trouve, et celui qui frappe ainsi à la porte, se la fait ouvrir. Lorsque vous confessez vos péchés devant Dieu, n’entrez pas dans le détail des fautes corporelles que vous avez commises, de peur que vous ne vous dressiez des embûches à vous-même par les mauvaises impressions que cet examen vous pourrait causer. N’employez pas le temps destiné pour la prière à des soins quoique nécessaires, et à des affaires quoique spirituelles. Autrement ce serait un artifice, dont les Démons se serviraient pour vous dérober le plus précieux trésor de la vie religieuse. Celui qui pratique une oraison continuelle ne bronche que rarement. Et s’il arrive qu’il bronche, il ne tombera pas tout-à-fait. Car la prière est une sainte violence que l’homme fait à Dieu même. Nous connaissons l’utilité de l’oraison par les efforts que font les Démons durant l’office pour nous en distraire ; et nous en ressentons le fruit par l’entière défaite de nos ennemis. Car, « Seigneur, dit le Psalmiste, j’ai reconnu que tu m’aimes en ce que tu n’as pas voulu donner à mon ennemi la joie de m’avoir vaincu. » (Ps.40.12). Dans le temps du combat, « j’ai crié de tout mon cœur » (Ps. 118.145), c’est-à-dire de toutes les puissances de mon corps, de mon âme et de mon esprit. Et Jésus-Christ nous dit lui-même dans l’Evangile que « lorsque deux ou trois des moindres de ses disciples sont assemblés en son nom, il sera au milieu d’eux » (Matth.18.19). Les dispositions de tous les religieux ne sont pas toutes semblables, ni en ce qui regarde l’esprit, ni en ce qui regarde le corps. Car les uns trouvent de l’avantage à réciter promptement l’office, et les autres à le réciter lentement. Les premiers disent qu’ils évitent par là les distractions, et les autres que s’ils se hâtaient davantage, ils ne comprendraient pas ce qu’ils récitent. Si vous implorez sans cesse le secours du Roi du Ciel contre les Démons vos ennemis, n’ayez point de crainte lorsqu’ils s’approcheront de vous. Ils ne vous donneront pas beaucoup de peine, puisque d’eux-mêmes ils se retireront aussitôt, ces esprits de ténèbres étant trop superbes pour pouvoir se résoudre à vous procurer des couronnes en vous donnant lieu par leurs attaques de les repousser et de les vaincre par votre prière. Et de plus votre oraison sera pour eux comme un feu qui les brûlera et qui leur fera prendre la fuite. Ayez toujours une ferme confiance en Dieu, et il se rendra lui-même votre maître pour vous enseigner à le prier. Comme nous le pouvons apprendre par des paroles à voir les objets visibles, parce que la vue est un effet naturel qui ne s’apprend point. Aussi nous ne pouvons apprendre par l’instruction des hommes quelle est la beauté de l’oraison, parce que c’est dans l’oraison même que nous l’apprenons par la lumière de Dieu qui départ à l’homme la connaissance des choses divines, qui donne la prière à celui qui prie, et bénit les années et les jours des justes. Amen. XXIX° DEGRE. De la bienheureuse paix de l’esprit affranchi du trouble des passions ; ou de cette vertu sublime qui est le couronnement de toutes les autres vertus, qui change le cœur de l’homme en un Ciel terrestre, qui le rend imitateur de Dieu même, et qui fait ressusciter l’âme par une résurrection particulière avant la générale résurrection des corps. Quoique je sois comme plongé dans une très profonde ignorance, couvert des ténèbres de mes passions, et environné de toutes parts des ombres de la mort de cette chair corruptible, j’ose néanmoins entreprendre de parler de cette vertu éminente, qui nous fait voir un Ciel dans la terre, et des Anges dans des corps mortels. Comme les étoiles font la beauté du firmament, aussi les vertus font la beauté de cette bienheureuse paix. Car j’estime qu’elle n’est autre chose qu’un Ciel intérieur et spirituel, formé dans une âme, qui ne considère plus tous les artifices des Démons que comme des jeux et de vains fantômes. Celui-là donc la possède véritablement, et aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes, qui a purifié la chair de toute tache d’impureté, qui a élevé son esprit au-dessus de toutes les choses créées, qui a soumis tous ses sens à la raison, et qui tenant son âme toujours présente devant Dieu, se porte incessamment vers ce grand objet par une force surnaturelle, et qui est au-dessus de ses propres forces. D’autres disent encore que cette tranquillité est une résurrection de l’âme qui précède celle du corps. D’autres que c’est une parfaite connaissance de Dieu qui n’est inférieure qu’à celle des Anges. Ainsi cette vertu qui fait toute la perfection des âmes en cette vie, et qui néanmoins comme étant toujours imparfaite croît toujours jusques à la mort sanctifie l’âme d’une telle sorte, (selon qu’un grand personnage qui en était instruit par sa propre expérience me le disait autrefois) et la détache si fortement de toutes les affections de la terre qu’après l’avoir mise dans un port céleste, elle l’élève presque dès ce monde par une espèce de ravissement dans le Ciel pour y contempler et pour y voir Dieu. Ce qui fait dire à David, qui l’avait aussi éprouvé lui-même, (Ps.46.10) que ces âmes extraordinaires sont comme de puissants dieux de la terre souverainement élevés au-dessus d’elle. Et nous avons vu de pareils transports et de semblables ravissements en la personne de ce Solitaire d’Egypte, qui tenait presque toujours ses bras étendus en croix lorsqu’il priait avec ses frères. (Saint Tithéez). Entre ceux qui possèdent cette tranquillité de l’âme, il y en a qui la possèdent en un degré plus éminent que les autres. Car au lieu que les uns ont une extrême horreur de tout péché, les autres ont un désir insatiable de s’enrichir des vertus. On donne aussi à la chasteté le nom de tranquillité de l’âme. Et certes avec raison, puisque la chasteté religieuse est un commencement de la résurrection générale (où Jésus-Christ nous assure que le mariage n’aura plus de lieu) et de l’incorruptibilité des créatures, qui auparavant étaient corruptibles. L’Apôtre marque qu’il possédait cette tranquillité, lorsqu’il dit : « Nous avons en nous l’Esprit du Seigneur. » (I. Cor. 2.16). Ce Solitaire d’Egypte le marqua lorsqu’il dit que « son amour pour Dieu en avait banni toute la crainte ». Et celui-là encore le marqua qui pria Dieu de lui renvoyer de nouveau ses tentations et ses passions. Qui est celui qui avant la lumière future du Paradis a été jugé plus digne que ce Syrien de cette bienheureuse paix ? puisqu’au lieu que David si célèbre entre les Prophètes dit à Dieu : « Seigneur, modère s’il te plaît mes tentations et mes maux, afin que j’aie quelque trêve et quelque consolation » (Ps. 38.14), cet athlète de Jésus-Christ dit au contraire : « Seigneur, modère les effusions et les excès des grâces dont tu m’accables. » On peut dire qu’une âme possède cette parfaite tranquillité, lorsque les vertus lui sont devenues aussi naturelles que les vices le sont aux voluptueux. Si le comble de l’intempérance est de se faire violence à soi-même pour manger, lors même qu’on n’a point de faim, le comble de la tempérance est de s’empêcher de manger lors même que l’on a faim, par le pouvoir que l’âme s’est acquise sur les inclinations du corps. Si le comble de la brutalité est d’être touché des choses inanimées comme si elles étaient vivantes, le comble de la chasteté est de n’être non plus touché des objets vivants et animés que de ceux qui ne le sont pas. Si le comble de l’avarice est de ne cesser jamais d’amasser du bien, et d’avoir un désir insatiable de s’enrichir, le comble de la véritable et volontaire pauvreté est de n’épargner pas même son propre corps. Si le comble de la lâcheté et de la paresse est de ne pouvoir conserver la patience dans l’état le plus doux et le plus paisible, le comble de la patience est de prendre pour un état doux et paisible les afflictions et les douleurs. Si le comble de la colère est de s’emporter de fureur lors même que l’on est seul, le comble de la modération est de demeurer toujours dans le calme, soit en la présence, ou en l’absence de ceux qui nous déshonorent par leurs calomnies. Si le plus haut point de la vaine gloire est de se repaître en soi-même de fausses louanges que personne ne nous donne, comme si elles étaient véritables, et qu’on les eût méritées, le plus haut point de la modestie est de ne sentir pas même le moindre mouvement de vanité lorsqu’on nous loue en notre présence. Si le vrai caractère de l’orgueil, qui est la perdition de notre âme, est de s’élever dans l’état même le plus misérable et le plus abject, la marque la plus certaine d’une salutaire humilité est de se rabaisser en soi-même par les sentiments les plus humbles dans les plus hautes entreprises et dans les actions les plus saintes. Si c’est un témoignage qu’on est assujetti à toutes les passions de consentir sans aucune résistance à toutes les pensées criminelles que les Démons sèment dans le cœur, je crois que c’est une des plus grandes preuves qu’on est parvenu à la bienheureuse paix de l’âme de pouvoir dire véritablement avec David : « Quand mon ennemi s’éloigne de moi, je ne m’en aperçois pas. » (Ps. 101.4). Et je ne sais ni comment il vient, ni comment il se retire, parce que je suis insensible à toutes ces choses, étant parfaitement et inséparablement uni à Dieu de toutes les puissances de mon âme. Celui à qui Dieu a fait cette Grâce de le mettre en cet état si sublime est dès ici-bas, quoique revêtu encore d’une chair mortelle, le temple vivant de Dieu, qui le conduit et le gouverne toujours dans toutes ses paroles, ses actions, et ses pensées, qui, par la lumière intérieure dont il éclaire son âme, lui fait comme entendre la voix de sa volonté divine, et l’élevant au-dessus de toutes les instructions des hommes lui fait dire avec David : « Seigneur, quand irai-je jouir de la vue bienheureuse de ta gloire ? » (Ps. 41.3). Car je ne puis plus supporter la violence de ce désir qui me presse et qui me consume. Et je soupire après cette beauté immortelle que tu m’avais donnée avant que le premier péché de désobéissance nous eût assujettis à la mort. Que dirai-je davantage ? Celui qui possède ce bonheur inconcevable « ne vit plus lui-même dans lui-même ; mais c’est Jésus-Christ seul qui vit en lui, » (Gal.2.20), selon la parole de ce grand Apôtre, qui avait si généreusement et si saintement combattu ; et qui avait achevé sa course, et toujours gardé une foi inviolable à Jésus-Christ. Comme le diadème de l’empereur n’est pas composé d’un seul diamant mais de plusieurs, aussi la souveraine tranquillité de l’âme n’est pas composée d’une seule vertu, mais de toutes les vertus. Considérez cet heureux état comme le palais du Roi du Ciel, dont les diverses demeures sont les différents degrés de cette sainte vertu ; et la muraille qui ferme cette céleste Jérusalem est la rémission des péchés. Courons, mes frères, courons, afin que nous puissions arriver jusqu’à la chambre nuptiale qui est au fond de ce palais. Que si par une misère déplorable nous sommes trop chargés du poids de nos anciennes habitudes, ou que nous soyons tellement surpris par le peu de temps qui nous reste à vivre, que nous ne puissions y arriver, efforçons-nous au moins d’avoir une demeure qui soit proche de cette chambre royale du divin Epoux. Que si nous sommes encore trop tièdes et trop lâches pour prétendre jusqu’à ce second degré, au moins faisons tous nos efforts pour être reçus dans l’enceinte de ce palais. Car celui qui n’y sera pas entré avant sa mort, ou pour mieux dire qui ne sera point monté par-dessus les murailles pour y entrer, se trouvera dans une solitude effroyable avec les Démons et ses passions. C’est ce qui a fait dire à David : « Je monterai par-dessus le mur avec l’assistance de mon Dieu. » (Ps.17.30). Et à Isaïe parlant en la personne de Dieu même : « Ne sont-ce pas vos péchés qui comme un mur vous séparent d’avec moi ? » (Isa.59.2). Renversons donc, mes amis, ce mur qui est entre Dieu et nous, et que la désobéissance nous a fait construire. Recevons en cette vie le pardon de nos péchés, puisqu’il n’y a personne dans l’enfer qui nous puisse rendre quittes de nos dettes. Travaillons avec zèle, mes frères, durant tout le reste de notre vie, puisque nous n’avons été enrôlés dans cette milice spirituelle que pour travailler avec zèle et avec ardeur. Nous ne pouvons plus nous excuser ou sur nos chutes ou sur le temps ou sur la pesanteur des commandements de Dieu, puisque tous tant que nous sommes qui avons été revêtus de Jésus-Christ par la divine renaissance du baptême, « avons reçu de lui le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (I.Jean 12), lorsqu’il a dit par la bouche du Prophète : « Travaillez, et reconnaissez que je suis Dieu » (Ps. 45.11), et que je suis aussi la souveraine paix de l’âme. A lui soit la gloire dans l’éternité des siècles. Amen. Cette sainte tranquillité relève de terre l’âme du pauvre, et retire l’esprit de l’humble de la boue des passions déréglées. Mais la charité qui est au-dessus de toutes louanges lui donne place avec les plus éminents d’entre les Esprits célestes, avec les princes du peuple de Dieu. XXX° DEGRE. De la foi, de l’espérance, et de la charité. Après avoir parlé dans ce livre des vertus chrétiennes et religieuses, il reste à parler de la foi, de l’espérance, et de la charité, qui les tiennent toutes étroitement unies et liées ensemble. La plus grande de ces trois vertus est la charité ou l’amour, puisque Dieu même est nommé amour. Je regarde la foi comme le rayon du soleil, l’espérance comme la lumière, et la charité comme son cercle ou son globe. Et je les considère comme ne formant toutes trois ensemble qu’une même splendeur et une même clarté. La foi peut tout faire jusqu’aux choses mêmes qui paraissent impossibles. (Héb.11.1). L’espérance est toujours accompagnée de la miséricorde de Dieu, et avec ce ferme appui elle ne peut être confondue. Et l’amour divin ne tombe point, ne s’arrête point dans sa courbe, et ne donne point de repos à celui qui ayant été une fois percé de ses traits est comme transporté d’une sainte et bienheureuse manie. Celui qui entreprend de parler de l’amour de Dieu s’engage à parler de Dieu même. Or c’est une chose difficile et périlleuse que d’en parler, lorsqu’on n’a pas une assez grande idée d’un si grand objet. Les Anges connaissent quelle est l’excellence de l’amour divin, quoiqu’ils ne la connaissent pas tous également, mais selon qu’ils sont plus ou moins éclairés de la lumière divine. Dieu est amour (I.Jean.4), et celui qui entreprendrait de définir ce que c’est que Dieu est un aveugle qui voudrait mesurer le sable du fond de la mer. L’amour divin selon son essence et sa nature est une ressemblance de l’homme avec Dieu autant que des créatures mortelles en sont capables ; selon sa vertu et son efficace, c’est une ivresse de l’âme, et selon ses propriétés c’est la source de la foi, l’abîme de la patience, et l’océan de l’humilité. L’amour divin est proprement un éloignement de toute pensée désavantageuse à notre prochain, puisque « la charité, selon Saint Paul, pardonne le mal qu’on lui fait, ne l’imputant pas à mauvais dessein.(I. Cor. 13.5). La charité, la souveraine paix de l’âme, et l’adoption qui nous fait enfants de Dieu, ne sont différentes l’une de l’autre que de nom. Car ces trois choses ainsi que la lumière, le feu, et la flamme concourent toutes trois ensemble pour produire le même effet. On a plus ou moins de crainte selon qu’on a plus ou moins d’amour. Car celui qui est sans crainte est tout rempli d’amour, ou est mort dans l’âme ; quoique d’ailleurs le parfait amour ne laisse pas de produire la véritable et pieuse crainte du Seigneur, laquelle par une espèce de circulation sainte reproduit de nouveau l’amour divin. J’estime qu’il ne sera pas mal à propos de faire voir dans les mouvements et la conduite des hommes envers les hommes quelques images et quelques exemples du désir, de la crainte, de l’ardeur, du zèle, du respect, et de l’amour qu’ils doivent avoir pour Dieu. Heureux celui qui n’a pas une passion moins violente pour Dieu que les gens du monde en ont pour des beautés périssables. Heureux celui qui ne craint pas moins Dieu que les criminels craignent leur juge. Heureux celui qui a autant d’ardeur pour les choses divines ( lesquelles seules méritent d’être recherchées avec ardeur) que les bons et fidèles serviteurs en ont pour servir leur maître. Heureux celui qui n’a pas moins de zèle et de jalousie pour les vertus chrétiennes que quelques maris jaloux en ont pour leurs femmes. Heureux celui qui demeure avec le même respect devant Dieu dans la prière que les officiers devant leur roi. Heureux celui qui s’efforce avec autant d’assiduité de plaire à Dieu que les autres s’efforcent de plaire aux hommes pour gagner leur amitié. Une mère ne prend pas tant de plaisir à tenir entre ses bras son enfant qu’elle nourrit de son lait, que celui qu’on peut nommer l’enfant de l’amour divin prend plaisir à être toujours uni à Dieu, et comme entre les bras de ce Père. Celui qui aime véritablement se représente sans cesse le visage de la personne qu’il aime, et le regarde avec tant de joie au-dedans de la pensée que le sommeil même n’est pas capable de le détourner de cet objet, son affection le lui faisant voir en songe. Il en arrive ainsi dans les choses spirituelles. Ce qui fait dire à l’Epouse dans le Cantique des cantiques ces paroles que j’admire lorsque blessée du trait de l’amour divin, elle dit : « Je dors (par la nécessité de la nature), mais mon cœur veille » (par la grandeur de mon amour. » (Cant. 5.2). Je te supplie de remarquer, mon révérend père, que comme le cerf, lorsqu’il a tiré des serpents de leurs cavernes, qu’il les a tués, et dévorés, est brûlé d’une soif ardente, qui le fait courir et soupirer après les fontaines, aussi l’âme, lorsqu’elle a tiré de son cœur et étouffé ses passions, qui sont comme autant de bêtes venimeuses, soupire et languit après le Seigneur, étant comme percée par le dard enflammé de l’amour divin. La cause de la faim est souvent incertaine et cachée ; mais celle de la soif, comme étant plus violente, est claire et visible, et elle fait assez voir au-dehors l’ardeur qui brûle au-dedans. Ce qui a fait dire à David, ce chaste amant de la souveraine beauté du Seigneur : « Mon âme est altérée d’une soif ardente, d’un désir insatiable de posséder Dieu, le Dieu tout-puissant, le Dieu vivant. » (Ps.41.3). Si la présence d’une personne qui nous est chère fait un changement sensible dans notre esprit et dans notre corps, et nous remplit d’une joie et d’une gaieté qui paraît même sur notre visage, quel changement ne fera point la présence du Seigneur dans une âme pure, lorsqu’il vient se montrer à elle d’une manière invisible ? Quand la crainte de Dieu est gravée dans le plus profond de notre cœur, elle efface et consume d’ordinaire toutes les taches de notre âme. C’est pourquoi David dit à Dieu : « Perce ma chair par ta crainte. » (Ps.118.120).Il y en a aussi que l’amour saint consume de jour en jour, selon cette parole du Cantique : « Tu m’as percé le cœur. Tu me l’as percé par le trait de ton amour ». (Cant.4.9). Il y en a qu’il remplit de joie, et sur lesquels il darde les rayons de Sa lumière, jusqu’à dire avec le Prophète : « Mon cœur a espéré en Dieu : j’ai été secouru de lui, et mon corps en est rajeuni. » (Ps.27.7). Car la joie du cœur répand comme une lumière sur le visage, et le rend tout fleurissant. Et lorsque l’homme est uni et mêlé intérieurement avec l’amour divin, on voit reluire sur son corps, comme dans la glace d’un miroir, l’éclat et la sérénité de son âme, ainsi qu’il arriva à Moïse lorsqu’après avoir été honoré de la vue de Dieu, son visage devint tout éclatant de lumière. Ceux qui sont arrivés jusqu’à ce degré d’amour qui les rend égaux aux Anges, oublient souvent de prendre la nourriture qui est nécessaire à leurs corps, et je pense même que d’ordinaire ils n’ont point le désir de se nourrir qui est si naturel à tous les hommes. Et certes on ne doit pas le trouver étrange, puisque nous voyons souvent que même les gens du monde ne pensent point à manger lorsque quelque désir plus violent les possède. Je crois encore que les corps de ces personnes qui sont devenues comme incorruptibles ne sont pas si sujets que les autres aux maladies ; parce qu’ayant été purifiés par cette flamme toute pure de l’amour divin qui a éteint celle de la concupiscence, ils ne sont plu sujets à aucune corruption. Et je crois aussi que lorsqu’ils mangent, ils n’y peuvent prendre aucun goût ni aucun plaisir. Car l’eau qui est dans la terre ne nourrit pas plus une plante en humectant ses racines que ce feu du Ciel nourrit ces âmes en les consumant. L’accroissement de la crainte de Dieu est le commencement de l’amour. Et la perfection de la chasteté est le fondement de la connaissance des mystères et de la Théologie. Celui qui est parfaitement uni à Dieu dans toutes les puissances de son âme et de son corps reçoit de Dieu même l’intelligence des vérités par une parole mystique et secrète qui se fait entendre au fond de son cœur. Car il est dangereux de parler de Dieu lorsqu’on n’est pas encore parfaitement uni avec lui. Le Verbe consubstantiel au Père rend la chasteté parfaite, amortissant par Sa présence la sensualité de notre chair. Et aussitôt que cette sensualité est amortie, l’âme qui aspire à la connaissance des mystères de la foi commence à recevoir intérieurement les lumières de cette science divine. Lorsque nous parlons de Dieu par l’Esprit de Dieu, notre parole est celle de Dieu même, qui est toute pure et toute sainte, et subsiste éternellement, au lieu que celui qui parle de Dieu par son propre esprit, et non par une connaissance qui lui vienne de l’Esprit de Dieu, n’en parle que par des conjectures, qui n’ont point de solidité ni de subsistance. La chasteté spirituelle et corporelle éclaire l’esprit des lumières de la véritable Théologie, et le rend capable de soutenir par la connaissance intérieure que Dieu lui donne la doctrine de l’Eglise touchant le mystère de la Sainte Trinité. Celui qui aime Dieu, aime son frère. Car l’amour qu’on a pour le prochain est la marque de l’amour qu’on a pour Dieu. Celui qui aime son prochain ne peut souffrir ceux qui parlent mal de lui, mais les fuit comme le feu. Celui qui se vante d’avoir de l’amour pour Dieu, et qui en même temps a de la haine pour son frère, ressemble à celui qui s’imagine en songe qu’il court. L’espérance fortifie l’amour, parce que c’est elle qui nous fait attendre la récompense de notre amour. L’espérance est un bien du Ciel, qui nous enrichit des richesses spirituelles et cachées. C’est un trésor que l’âme possède avec une foi inébranlable dès cette vie, avant qu’elle possède avec une assurance immuable les trésors de l’autre. L’espérance est le soulagement des plus grands travaux. C’est la porte de la charité. C’est l’ennemie mortelle du désespoir ; C’est l’image présente des biens absents. Le défaut d’espérance est la ruine de l’amour divin. C’est elle qui nous soutient dans nos peines. C’est elle qui nous essuie nos sueurs. C’est elle qui nous obtient la miséricorde du Seigneur. L’espérance est comme une épée, dont le vrai solitaire se sert pour combattre et mettre en fuite l’attiédissement et la paresse. L’espérance des faveurs de Dieu produit l’espérance. Car celui qui ne les a jamais éprouvées ne conserve pas toujours une ferme confiance en lui. La colère détruit l’espérance. Car « l’espérance ne confond point » selon l’Apôtre. (Rom.5.5). Et la colère nous couvre de confusion et de honte selon Salomon. L’amour divin nous obtient le don de prophétie et la Grâce des miracles. C’est un abîme inépuisable d’illuminations divines. C’est une source de flamme, qui à mesure qu’elle se répand dans notre cœur le brûle et le consume davantage par la foi ardente qu’elle lui cause. C’est ce qui compose toute la béatitude des Anges. C’est ce qui fait croître en gloire et en connaissance dans l’éternité. Dis-nous maintenant, ô la plus belle et la plus excellente des vertus, (Cant.I.6), où tu mènes paître tes saints troupeaux, où tu reposes durant la chaleur du midi. Eclaire-nous. Désaltère-nous. Conduis-nous, et mène-nous par la main, puisque nous désirons de monter jusques à toi. Car tu règnes sur toutes les créatures. Tu m’as blessé et percé jusques dans le fond de l’âme. Et je ne puis plus retenir le feu dont tu m’as embrasé. Il faut que je le fasse sortir au-dehors en te louant, et que je finisse cet ouvrage par tes louanges : (Ps.88.10) : «  Tu domines sur la puissance de la mer. Tu adoucis et calmes entièrement quand il te plaît la plus violente agitation de ses flots. Tu humilies les superbes dans leurs pensées les plus orgueilleuses, et les rends semblables à un homme percé de plaies qui est tout languissant et tout abattu. Tu as foudroyé tes ennemis par la force de ton bras, et tu rends invincibles ceux qui t’aiment. » Je souhaiterais, ô grande vertu, d’apprendre de toi de quelle sorte Jacob te vit appuyée sur cette échelle mystérieuse. Explique-moi, je te prie, en quel état on doit être pour y monter, et quel est l’assemblage de ces vertus, par lesquelles, comme par autant d’échelons célestes, les amateurs de ta beauté souveraine peuvent monter jusques à toi. Je désirerais fort de savoir aussi quel est le nombre de ces degrés, et combien il faut de temps pour arriver jusques au dernier. Car Jacob qui lutta autrefois avec toi, et qui mérita de voir cette Echelle sainte, nous a fait assez connaître que ce sont les Anges qui nous servent de guide pour y monter ; mais il n’a pas voulu, ou pour mieux dire, il n’a pu nous éclaircir des autres mystères que nous figurait cette vision. Lorsque j’eus achevé ce discours que je faisais en moi-même, il me sembla que cette Reine m’apparut du haut du Ciel, et que parlant à l’oreille de mon âme, elle me dit : « Tu ne pourras, ô amateur de l’amour divin, contempler tous les traits de ma beauté, jusqu’à ce que tu sois dépouillé de ce corps terrestre, qui comme un voile épais et grossier la dérobe à tes yeux mortels. Contente-toi maintenant d’apprendre que cette Echelle est l’ordre et l’enchaînement spirituel des vertus qui la composent, et que c’est moi qui suis appuyée sur le haut de cette Echelle, selon cette parole du très saint interprète des secrets du Ciel : (I.Cor.13.13) « Que la foi, l’espérance, et la charité sont les trois vertus de cette vie ; et que la charité est la plus grande d’entre elles. » Conclusion. Montez, mes frères, montez : (Ps.83.6). « Disposez dans votre cœur ces degrés » dont j’ai parlé. Et écoutez ces paroles d’Isaïe : (Is.2.3), (Ps. 17.34) : « Venez, allons, montez sur la montagne du Seigneur, et en la sainte maison de notre Dieu, qui rend nos pieds aussi légers que ceux des cerfs, et nous fait passer jusqu’aux lieux les plus élevés, » pour nous faire vaincre toutes les tentations en marchant dans la sainte voie. Courez, je vous prie, avec celui qui dit : (Ephes.4.13) «  Hâtons-nous jusqu’à ce que nous nous rencontrions tous dans l’unité de la foi et de la connaissance de Dieu en devenant des hommes parfaits, et en arrivant à la plénitude de l’âge qu’avait Jésus-Christ lorsqu’à trente ans il fut baptisé. Ce qui fait qu’on le doit considérer comme étant sur le trentième échelon de cette Echelle mystique. Car Dieu est amour. A lui soit louange, empire, force ; à lui, qui est l’unique cause de tous les biens, qui l’a été dans tous les siècles, et qui le sera dans toute l’éternité. Amen. AVERTISSEMENT SUR LA LETTRE AU PASTEUR Saint Jean Climaque a adressé son Echelle sainte aux religieux du Raythe ; mais il adresse cette lettre au bienheureux Jean leur Saint Abbé. C’est sans doute le plus excellent de ses écrits, et où il fait paraître davantage sa haute sagesse dans la conduite des âmes. Il n’y a point de directeur de consciences, ni de supérieur de maison religieuse, qui ne trouve renfermés en cette Lettre les enseignements les plus utiles qui sont répandus dans plusieurs volumes des Pères Grecs sur cette matière. Saint Basile est celui qui en a le plus parlé dans ses Règles. Mais ceux qui prendront la peine de considérer ce que ces deux Saints en ont écrit, seront étonnés de voir combien Jean Climaque est éclairé dans cette science apostolique et spirituelle. Et peut-être même que le nom du grand Basile ne les empêchera pas d’avouer que ce Saint n’a été inférieur qu’en antiquité et en dignité à cet illustre Docteur de l’Eglise universelle. LETTRE DE SAINT JEAN CLIMAQUE SURNOMME LE SCOLASTIQUE AU PASTEUR. Mon Révérend Père, Je vous ai donné le dernier lieu dans ce livre de la terre ; mais je ne doute nullement que Dieu ne vous donne la première place au-dessus de nous tous dans celui du Ciel, puisque Jésus-Christ qui est la vérité même a dit dans Son Evangile que « ceux qui sont les derniers (en cette vie par l’humilité de leur cœur) seront les premiers » (en l’autre par l’éminence de leur gloire). (Matth. 20.16). Le véritable pasteur est celui qui peut par ses propres soins et par ses prières chercher et remettre dans le droit chemin les brebis raisonnables, qui se sont égarées par le dérèglement de leurs mœurs. Le pilote spirituel est celui qui a acquis une telle force et une telle lumière par l’infusion de l’Esprit de Dieu, et par sa propre expérience dans la conduite des âmes, qu’il peut les retirer non seulement du milieu des flots et des orages des tentations, mais encore du plus profond abîme des passions et des vices. Le médecin spirituel est celui qui a le corps chaste et l’âme pure, et qui étant également sain en tous les deux se peut passer du secours et des remèdes des autres. Le directeur véritable est celui qui s’instruit des connaissances et des vérités divines dans le livre que Dieu écrit de Son doigt au fond de son cœur, par les fortes inspirations et les vives lumières qu’il lui communique, et qu’il n’a pas besoin de chercher dans les livres matériels et sensibles l’intelligence qu’il reçoit de ce grand maître. Il n’est pas moins honteux à un directeur de puiser des règles de sa conduite dans les citernes mortes des écrits des autres, et non dans la source vive des infusions de l’Esprit Saint dans le sien, qu’il est honteux à un peintre de copier seulement les originaux des anciens peintres, et de ne faire aucun original de lui-même. Puisque lors que vous parlez en public vous montez en un lieu élevé au-dessus du peuple, pour vous faire mieux entendre de tous ceux qui vous écoutent, cette élévation de votre corps au-dessus de vos auditeurs est la figure de l’élévation intérieure que vous devez avoir en vertu et en sagesse au-dessus de vos disciples. N’oubliez jamais ce que dit Saint Paul ( Gal. I.I) : qu’il n’avait point reçu sa doctrine des hommes, et qu’il n’avait point été instruit par l’entremise d’un homme. Car il faut que ce soit Dieu qui instruise les âmes par Son Esprit, étant impossible que des hommes qui ne sont que terre, puissent enseigner d’autres hommes, qui ne sont que terre non plus qu’eux. Comme un sage pilote sauve son vaisseau lorsqu’il est agité par la tempête, aussi un bon pasteur fortifie et guérit les brebis lorsqu’elles sont languissantes et malades. Autant que les brebis auront témoigné de dépendance et de soumission à leur pasteur en s’avançant toujours dans la voie du Ciel où il les conduit, autant il répondra d’elles devant le tribunal du souverain juge ; comme au contraire il sera déchargé de répondre d’elles en toutes les choses où elles se seront suivies elles-mêmes. Il faut que le pasteur évangélique emploie la rudesse des paroles pour corriger les âmes qui s’arrêtent dans le chemin de la vertu par l’intempérance ou par la paresse, comme les bergers frappent à coups de pierres les brebis qui demeurent après les autres, et s’écartent du troupeau. Car cette sévérité salutaire est une des marques d’un bon pasteur. Lorsqu’il voit les âmes qui lui sont soumises tomber dans l’attiédissement par l’ardeur de leur concupiscence, comme les brebis tombent dans l’assoupissement par la chaleur du soleil, il doit aussitôt tourner ses yeux vers le Ciel, demander à Dieu pour elles une nouvelle vigueur, et veiller sur elles avec plus de charité et de soin que jamais ; parce que c’est dans ce temps et dans ces tentations que les brebis sont dévorées par les loups, et que les âmes deviennent la proie de l’Enfer. Que si elles imitent alors par l’humiliation et le rabaissement de leur cœur les brebis irraisonnables qui baissent la tête vers la terre durant le grand chaud, elles peuvent espérer que Dieu regardera leur humilité selon cette parole de David (Ps.50.19) : « Dieu ne méprisera pas un cœur contrit et humilié. » Lorsque ceux que vous conduisez se trouvent tout d’un coup surpris des ténèbres de quelque passion violente qui les agite, comme les brebis se trouvent quelquefois surprises d’une nuit obscure qui les expose au péril d’être dévorées, il faut que votre esprit fasse l’office d’un chien vigilant, et les garde durant toute cette nuit, en demeurant inséparablement attaché à Dieu par ses gémissements et par ses prières. Et certes ce n’est pas sans raison que je compare l’esprit d’un pasteur à un chien fidèle, puisque comme le chien met en fuite les bêtes farouches, l’esprit d’un pasteur doit de même dissiper les passions, qui comme autant de monstres menacent de déchirer les âmes qu’il conduit dans la voie du Ciel. Si c’est un bonheur pour les malades que leurs médecins aient le cœur à l’épreuve des plus mauvaises odeurs de la maladie, ce n’est pas un moindre bonheur pour des âmes religieuses que leur pasteur ait l’âme à l’épreuve de toutes les passions, et l’esprit toujours calme et toujours tranquille. Car comme ces premiers ayant une force de cœur, qui résiste aux plus mauvaises senteurs, ne sont détournés par aucune infection d’entreprendre avec ardeur et avec soin la cure des maladies, ces derniers aussi ayant dans leurs cœurs une source de vie qui est Dieu même, peuvent ressusciter par leurs prières les âmes qui sont mortes devant Dieu. Mais il ne suffit pas qu’ils prient pour elles, il faut qu’ils compatissent encore, et qu’ils condescendent à leur faiblesse selon le besoin qu’elles en ont toutes en particulier, de peur que comme autrefois le Patriarche Jacob pour avoir témoigné trop d’affection à son fils Joseph, le rendit l’objet de la haine de ses frères, et fut ainsi cause du malheur de l’un, et de la cruelle jalousie des autres, ils ne nuisent aussi par leur trop grande condescendance et à celui à qui ils témoignent trop de douceur, et aux autres qui pourraient en concevoir une envie secrète, n’ayant pas encore l’âme assez éclairée pour discerner ce qui est bon d’avec ce qui est mauvais, ou ce qui tient de l’un et de l’autre sans être absolument bon ni absolument mauvais, c’est-à-dire pour discerner la conduite qu’un Supérieur doit tenir envers les âmes plus ou moins avancées dans la vertu, ou envers celles qui sont plus ou moins déréglées et relâchées. C’est une grande honte à un pasteur de demander à Dieu pour celui qui lui est soumis, quelque grâce qu’il n’a pas encore reçue lui-même. Comme ceux qui ayant été souvent honorés de la vue du roi ont gagné sa bienveillance, peuvent ensuite, s’ils le veulent, réconcilier avec le prince ses officiers qui lui ont donné quelque sujet de mécontentement, ou peut-être même des personnes étrangères et ennemies, et les faire entrer par leur crédit, non seulement dans l’honneur de son amitié, mais encore dans les charges honorables de la Cour, de même les pasteurs qui se sont rendus les amis et comme les favoris de Dieu en se tenant toujours attachés d’esprit et de cœur à cet objet adorable, peuvent désormais par la puissance de leurs prières réconcilier avec lui non seulement ceux de ses serviteurs qui lui ont manqué de fidélité, mais encore ceux qui ont toujours été éloignés de le servir, et ceux mêmes qui lui font la guerre. Les amis révèrent leurs intimes et véritables amis. Ils leur obéissent, et quelquefois même ils se laissent faire violence par leurs importunités et par leurs prières. C’est pourquoi il nous est avantageux d’avoir pour amis des pasteurs, qui soient de véritables amis de Dieu, rien ne nous pouvant servir davantage pour avancer dans la vertu que le secours de ceux qu’il aime, et aux prières desquels il ne peut rien refuser. Un de ces favoris de Dieu me dit un jour qu’encore que Dieu par l’intercession des pasteurs répandent en tout temps Ses grâces sur ceux qui le servent, il les répand néanmoins avec beaucoup plus d’abondance dans les fêtes les plus solennelles de Jésus-Christ, comme celles de Sa naissance, et de Sa résurrection, à l’exemple des rois de la terre, qui font des dons et des largesses à leurs peuples et à leurs soldats dans les jours anniversaires de leur naissance ou de leur avènement à la couronne. Le médecin spirituel des âmes doit s’être absolument dépouillé de toutes les passions, afin qu’il puisse en quelques rencontres particulières feindre sagement qu’il est ému de quelqu’une de ces mêmes passions, et entre autres de celle de la colère. Car s’il ne s’en était déjà parfaitement dépouillé, il ne pourrait pas les contrefaire, ni comme s’en revêtir au-dehors par les apparences extérieures, sans en ressentir au-dedans une émotion effective et un trouble véritable. J’ai vu souvent qu’un cheval qui n’est pas encore tout-à-fait dompté, marche paisiblement lorsqu’on le retient avec la bride, et qu’aussitôt qu’on la lui lâche il veut jeter par terre celui qui le monte, ainsi lorsqu’un pasteur n’a pas encore tout-à-fait dompté ses passions, et principalement celles de la colère et de l’intempérance, elles pourront le faire tomber, s’il leur lâche la bride en quelques occasions particulières, quoi qu’il ne le fasse que par feinte et par adresse, et non par emportement et par impuissance. Un médecin spirituel reconnaîtra qu’il a reçu de Dieu la sagesse et la science nécessaire pour la guérison des âmes lorsqu’il pourra guérir des maladies qui étaient incurables à plusieurs autres. Il n’y a pas sujet d’admirer la suffisance d’un maître, lequel a rendu savants et habiles des enfants, qui par les qualités naturelles de leur esprit pouvaient apprendre facilement toutes les sciences ; mais on peut avec raison admirer celui qui n’ayant à former et à instruire que des esprits grossiers et stupides, les rend savants dans les belles lettres. Car ceux qui font courir les chariots dans le cirque montrent leur adresse, et sont loués de tous les spectateurs, lorsqu’avec des chevaux qui n’étaient ni rapides ni accoutumés à la course, ils ont remporté le prix, sans que par les efforts qu’on leur a fait faire ils soient tombés morts à la fin de la carrière. Si ayant reçu la conduite d’un vaisseau, vous avez assez de lumière pour prévoir les tempêtes et les orages, vous devez en avertir ceux qui sont embarqués avec vous, sans leur rien cacher du mal que vous prévoyez. Que si vous ne le faites pas, vous serez seul l’unique cause du naufrage, puisque tous les autres ayant confiance en votre sagesse se sont entièrement reposés sur vous de la conduite du vaisseau. Ainsi j’ai vu des médecins, qui n’ayant point averti leurs malades du péril où leur maladie les pouvait réduire, leur ont procuré aussi bien qu’à eux-mêmes de grandes peines et de grands maux. Plus un pasteur verra que non seulement ses disciples, mais encore les personnes étrangères témoignent avoir une particulière confiance en sa conduite, plus il doit veiller avec grand soin sur soi-même pour régler et compasser ses actions et ses paroles, sachant que toutes ces personnes le regardent comme un parfait modèle de toute vertu, et qu’ils prennent ses paroles et ses actions pour la règle vivante qu’ils doivent suivre. C’est l’amour et la charité qui fait connaître le véritable pasteur, puisque le Prince des pasteurs, qui est Jésus-Christ, n’a été crucifié que par l’amour. Lorsque vous voudrez avertir vos frères de quelque faute où ils sont tombés, attribuez-vous à vous-même en leur parlant cette faute dont vous voulez les reprendre, et de cette sorte vous vous épargnerez cette honte et cette pudeur que ressentent les pasteurs humbles et modestes, lorsqu’ils se voient obligés de corriger ceux qui sont sous leur conduite. Ne craignez point de reprendre celui qui a commis quelque faute, et d’attrister ce malade pour un temps, de peur que par un silence criminel vous ne lui prolongiez sa maladie ou ne lui causiez la mort. Il y en a plusieurs qui prennent le silence de leur conducteur pour une marque qu’ils suivent le vrai chemin de la piété, et qui demeurent dans cette erreur jusqu’à ce qu’ils succombent dans quelque tentation. Ecoutons ce que le grand Apôtre écrit à Timothée son cher fils : « Reprenez-les, dit-il, et pressez-les opportunément, et importunément ». Pressez-les opportunément, c’est-à-dire selon mon avis lorsqu’ils recevront de bon cœur vos répréhensions et vos remontrances. Pressez-les importunément, c’est-à-dire lors même qu’ils en sont aigris et piqués. Car comme les sources ne cessent point de produire des ruisseaux, encore que souvent il n’y ait personne qui cherche à y désaltérer sa soif, de même les pasteurs ne doivent jamais cesser de répandre les eaux salutaires de leurs répréhensions, quoique souvent nul de ceux qui leur sont soumis ne soit altéré de la justice, selon la parole de l’Evangile, et ne soit disposé à recevoir avec joie les remontrances qui leur découvrent leurs propres défauts. Il y a quelques Supérieurs, qui par leur naturel ont une certaine pudeur, qui les retient et les empêche souvent de représenter avec liberté à ceux qu’ils conduisent, les fautes où ils sont tombés. Mais ces pasteurs à l’imitation des maîtres qui ordonnent par écrit à leurs écoliers ce qu’ils ont à faire, doivent se servir de l’Ecriture pour déclarer à ceux qu’ils gouvernent ce qu’ils auraient peine à leur dire eux-mêmes de vive voix. Ecoutons les paroles du Saint-Esprit sur le sujet des personnes qui ont besoin de correction : (Luc.13.7). « Coupez cet arbre qui occupe inutilement la terre ». Et ailleurs : (I. Cor.5.13). « Chassez le méchant qui est au milieu de vous ». Et (Jérém.7.16) : « Ne priez point pour ce peuple que j’ai rejeté de devant ma face. » Ce que Dieu dit encore à Samuel qui le priait pour Saül. C’est au pasteur à connaître en quel temps, en quelle manière, et envers quelles personnes il doit user de ces sortes de remèdes. Car il est sans doute qu’il en doit user, puisque Dieu, qui est la vérité même, l’y oblige par ces paroles saintes que nous avons rapportées. Si quelqu’un n’est point touché de honte ni de pudeur lorsqu’on le reprend en particulier de quelque faute qu’il a commise, il se confirmera dans son impudence lorsqu’il en sera repris en public, ayant absolument renoncé à son salut. J’ai vu avec admiration plusieurs personnes faibles, mais qui avaient bonne volonté, lesquels connaissant leur timidité et leur faiblesse naturelle, conjurèrent leur médecin spirituel de les lier, pour le dire ainsi malgré eux-mêmes, et de les guérir en leur faisant une violence qui se pouvait dire en même temps et volontaire et involontaire. Ce qu’ils faisaient à cause qu’ils sentaient que leur esprit était prompt à se porter au bien par l’espérance de la vie future ; mais que leur chair était faible et portée au mal par la corruption de leurs mauvaises et anciennes habitudes. Ayant vu ces personnes dans cette disposition, je conjurai leur médecin de condescendre à leur volonté. Un pasteur ne doit pas représenter indifféremment à tous ceux qui viennent se mettre sous sa conduite que la voie du Ciel est rude et étroite, mais au contraire que le joug de Jésus-Christ est doux, et que son fardeau est léger. Mais il doit agir avec grand discernement, et user de ces deux différentes conduites, selon les différentes dispositions de ceux qui viennent à lui. Lorsqu’il voit des personnes accablées sous le poids de leurs péchés, et qui se porteraient facilement dans le désespoir, il doit leur remettre devant les yeux la douceur du joug de Jésus-Christ. Et lorsqu’au contraire il en trouve d’autres qui sont portés à la vanité et à l’orgueil par une présomptueuse estime d’eux-mêmes, il doit leur proposer l’âpreté pénible et laborieuse de la voie du Ciel. Il s’en est trouvé quelques-uns qui, voulant s’engager dans ce long chemin de la vie spirituelle et religieuse, et s’en étant informés auparavant de ceux qui savaient par leur propre expérience quel il était, crurent sur leur rapport qu’il était droit, uni, et fort sûr : Ce qui les y ayant portés à y marcher mollement et lâchement, ils se trouvèrent si fatigués et si abattus lorsqu’ils furent vers la moitié du chemin que les uns en continuant d’y marcher furent sur le point d’y périr de tristesse et de langueur, et les autres se perdirent en abandonnant cette voie du Ciel, pour retourner dans la voie large et spacieuse qui mène à la mort. Or la cause de leur malheur fut de ce qu’ils ne se trouvèrent pas préparés à soutenir tous les travaux et à essuyer toutes les difficultés qu’ils y rencontrèrent. J’en ai vu d’autres au contraire, qui ayant su d’abord que ce chemin était rude, étroit, et plein de périls, y ont marché jusqu’au bout avec courage et avec vigueur, parce qu’ils s’étaient préparés à souffrir généreusement toutes les peines qu’ils y ont souffertes. Car lorsque l’amour divin a une fois embrasé un cœur, les paroles humaines les plus étonnantes n’ont pas la force de l’étonner ; lorsque la crainte des supplices de l’Enfer a vivement touché une âme, elle n’a plus aucune crainte des plus pénibles travaux, et lorsque l’espérance de la royauté future a une fois rempli un esprit, il n’y a plus que du mépris pour toutes les choses d’ici-bas. Il faut qu’un pasteur habile à l’exemple d’un sage capitaine s’étudie à connaître parfaitement l’esprit et le cœur de ceux qui lui obéissent, et le rang qui est le plus propre à chacun d’eux. Car il se peut faire que dans la troupe de ces athlètes de Jésus-Christ, comme dans une troupe de soldats, il y en ait quelques-uns qui soient capables de combattre avec lui à la tête de la compagnie, pour défendre tout le corps, c’est-à-dire d’aider et de seconder le pasteur dans le gouvernement des âmes qui lui sont soumises, et d’autres qui soient assez forts et assez généreux pour soutenir un duel contre l’ennemi, c’est-à-dire qui soient assez remplis de l’Esprit de Dieu pour combattre tout seuls contre le Démon, et qui puissent être envoyés dans la solitude du désert, qui est la carrière de ces saints combats. Un pilote ne peut sauver son vaisseau sans le secours des matelots, ni un médecin spirituel guérir une âme malade si elle ne fait pas de son côté tout ce qu’elle peut, et ne l’oblige d’entreprendre sa guérison en le conjurant d’avoir compassion de sa misère, et en lui découvrant son mal avec une entière confiance. Car ceux qui sont retenus par une mauvaise honte de découvrir leurs plaies à leur médecin en augmentent la corruption et la pourriture par leur silence, et même il y en a eu plusieurs à qui cette retenue a été mortelle. Un pasteur ne doit jamais cesser de réveiller la ferveur de ses brebis par ses vives et saintes exhortations, et principalement lorsqu’il voit qu’elles sont prêtes de tomber dans l’assoupissement et dans la paresse. Car le loup qui est le Démon ne craint rien tant que la vertu céleste de ces exhortations pastorales. Un Supérieur ne doit jamais ni s’humilier au-dessous de ses brebis par une humilité imprudente, ni s’élever au-dessus d’elles par un élèvement indiscret ; mais il doit suivre en l’un et en l’autre l’exemple et la conduite de Saint Paul, qui tantôt s’humiliait pour consoler et édifier les faibles et tantôt s’élevait pour confondre et abattre les superbes. Puisque Dieu même cache souvent aux yeux des brebis quelques imperfections de leur pasteur, pour leur conserver la confiance qu’elles doivent avoir en lui, le pasteur ne doit pas les leur découvrir, de peur de leur faire perdre cette confiance. J’ai vu un père spirituel qui, par une profonde humilité, demandait conseil à ses propres enfants touchant quelques affaires particulières. Et j’en ai vu un autre, au contraire, qui par une présomption pleine d’orgueil affectait de faire paraître aux siens avec ostentation sa fausse sagesse, et qui n’avait pour eux qu’un secret mépris, lequel il couvrait sous des paroles de dissimulation et d’hypocrisie. J’ai vu, quoique rarement, que des hommes fort imparfaits ayant été par quelque rencontre extraordinaire établis supérieurs de personnes très parfaites, conçurent peu à peu une telle révérence pour leur vertu, et une telle honte de ne pas leur ressembler, qu’ils se corrigèrent de leurs imperfections et de leurs défauts. Je crois que ce bonheur ne leur arriva que par le mérite de ces saintes âmes, qui trouvaient leur Salut dans leur humble obéissance. Et ainsi cette charge où étaient entrées ces personnes lorsqu’elles étaient encore sujettes à leurs passions, leur fut une occasion de se convertir à Dieu, et de se délivrer de leurs passions. Il faut prendre garde de ne pas dissiper dans la haute mer les richesses que nous avons acquises dans le port. Ce que je veux dire n’est que trop connu des pasteurs, qui n’étant pas encore assez solidement établis dans la vertu, dissipent les biens spirituels qu’ils avaient acquis dans la retraite, en se répandant au-dehors dans les soins pleins de troubles qui sont attachés à la conduite d’une maison religieuse. Il faut certes une grande vertu à un solitaire pour soutenir gaiement et généreusement toutes les tentations d’ennui, de langueur, et de paresse qui le peuvent attaquer dans le repos de sa solitude, et pour ne pas rechercher au-dehors de sa cellule des divertissements humains, et des consolations sensuelles ; comme les matelots ont besoin d’une vigueur et d’une confiance extraordinaire pour demeurer dans leur vaisseau durant le calme, et durant la plus grande chaleur du jour, et n’en point sortir pour se baigner et se rafraîchir dans l’eau. Mais il faut une vertu incomparablement plus grande pour ne point craindre tous les troubles extérieurs, et pour être toujours fermes et immobiles dans le fond du cœur parmi tout le bruit et le tumulte des occupations, en traitant seulement au-dehors avec les hommes, et en demeurant toujours au-dedans recueilli en Dieu. La religion, mon cher Père, est une espérance de tribunal vraiment redoutable, devant lequel, comme devant ceux des juges de la terre, il y a deux sortes de personnes qui se présentent. Les uns sont des criminels qui viennent pour y entendre de votre bouche le jugement de Dieu même. Les autres sont des innocents, qui viennent se consacrer au culte et au service du Seigneur. Car l’entrée de ces deux sortes de personnes dans la religion est fort différente, et la vie qu’elles doivent mener ne doit pas être moins différente. Nous devons demander au criminel avant toutes choses, mais seulement en particulier, quelles sont les diverses espèces des péchés qu’il a commis. Ce que nous devons faire pour deux raisons principales. La première afin que cette confession de ses péchés soit comme un aiguillon qui ne cesse jamais de piquer son âme par un sensible regret, et le remplisse d’une si profonde humilité qu’il demeure toujours dans la modestie et la retenue d’un vrai pénitent. Et en second lieu, afin que voyant de combien de plaies il était percé lorsque nous l’avons reçu pour travailler avec lui à l’en guérir, il conçoive pour nous une affection sincère. Il est aussi très important de remarquer, mon révérend Père, comme je ne doute point que vous n’ayez fait, que Dieu même a égard à la différence des mœurs, de la conversion, et des dispositions particulières de l’esprit de ces criminels. Car elles ne sont pas toutes les mêmes ; et il se trouve souvent que celui qui est le plus malade et le plus accablé sous le poids de ses péchés, a aussi le cœur plus humilié et plus rabaissé dans la vue de sa misère. Et c’est pourquoi il doit être traité plus doucement par les pasteurs, qui sont les juges spirituels ; comme au contraire il s’en trouve qui, ayant commis moins de fautes et témoignant moins d’humilité, ont besoin d’être traités plus sévèrement que les autres. Comme il serait périlleux de donner à un lion la conduite d’un troupeau de brebis, il ne serait pas moins dangereux de donner à un homme sujet à ses passions la conduite de personnes qui n’ont pas moins de passions que lui-même. Un renard fait de grands désordres lorsqu’il se jette parmi des poules. Mais un pasteur en fait encore de plus grands lorsqu’il s’emporte de colère contre ses religieux. Car comme le renard effarouche et étrangle les poules, ce mauvais pasteur trouble et perd les âmes. Prenez garde de n’être pas trop exact et trop sévère à reprendre jusqu’aux moindres fautes. Car autrement vous n’imiteriez pas la bonté de Dieu, qui souffre en nous un nombre infini d’imperfections et de défauts. Etant le pasteur et le directeur des autres, il faut que Dieu vous serve comme de directeur et de pasteur à vous-même ; que vous le preniez pour votre guide dans toutes vos actions soit intérieures, soit extérieures ; et que renonçant à votre propre volonté pour n’en avoir point d’autre que la sienne, vous vous laissiez conduire comme un enfant par les lumières et les inspirations de Son Esprit Saint. Nous devons tous tant que nous sommes de pasteurs prendre garde, mon Révérend Père, que lorsque Dieu par une secrète dispensation de Sa Providence se sert de notre entremise pour opérer Ses merveilles dans les âmes qui viennent se mettre sous notre conduite, ce ne soit pas le plus souvent notre pureté et notre vertu qui en soit la cause, mais leur foi et leur humble obéissance. Car il s’est trouvé plusieurs personnes, quoiqu’elles fussent d’elles-mêmes très imparfaites, voulant récompenser la foi de ceux qui s’adressaient à elles dans leurs besoins. Et si, selon la parole de l’Evangile, plusieurs diront à Jésus-Christ au dernier jour du jugement : « Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en ton nom » (Matth.7.22), et le reste, ce que je viens de dire ne sera pas difficile à croire. Un pasteur qui est entré dans une union particulière avec Dieu peut secourir ses brebis faibles et languissantes, sans qu’elles-mêmes s’en aperçoivent. En quoi il fait deux biens très considérables, l’un en ce qu’il se sert de cette conduite secrète pour se préserver de la corruption de la vanité, qui lui pourrait venir de la part des hommes, et l’autre en ce qu’agissant de cette sorte, il oblige ceux qui ont reçu ce soulagement de n’en rendre grâces qu’à Dieu seul, comme l’en reconnaissant l’unique auteur. Donnez une nourriture plus solide et plus excellente à ceux qui courent avec ardeur et avec vigueur dans la carrière de la vie spirituelle. Mais ne nourrissez que de lait ceux qui y marchent plus lentement, ayant moins de courage et moins de vertu. Car c’est encore le temps de les traiter avec plus de douceur et plus d’indulgence. Souvent la même nourriture, qui a donné aux uns de la force et de la ferveur, n’a causé aux autres que de la langueur et de la faiblesse. C’est pourquoi, lorsque nous voulons répandre la semence spirituelle de la parole de Dieu dans les cœurs de ceux qui nous sont soumis, nous devons prendre garde en quel temps nous la répandons, en quelles personnes nous la répandons, en quelle quantité nous la répandons, et quelle est la qualité de cette semence, si elle est trop légère ou trop solide. Il y a quelques personnes qui, tenant pour rien le fardeau dont ils se chargent devant Dieu en se chargeant de la direction des âmes, s’ingèrent témérairement à les conduire, et qui au lieu qu’ils étaient riches en vertus lorsqu’ils entrèrent dans cette charge, en sont sortis les mains vides, ayant distribué aux autres selon l’obligation de leur ministère les richesses qu’ils possédaient, et s’en étant ainsi privés eux-mêmes. Comme il y a plusieurs sortes d’enfants, et que les uns sont légitimes et sortis d’un premier mariage, les autres légitimes aussi, mais d’un second mariage, les autres exposés à la miséricorde des passants, les autres bâtards, il y a aussi plusieurs sortes d’entrées dans la charge pastorale : les unes sont légitimes et toutes saintes ; les autres sont légitimes mais moins saintes ; les autres sont douteuses, et les autres sont manifestement bâtardes et illégitimes. Les directeurs qui entrent saintement dans cette charge sont proprement ceux qui ont résolu de donner leur âme pour l’âme de leur prochain, c’est-à-dire de se charger de sa conscience dans tout ce qui le regarde, soit pour le passé, soit pour le présent, soit pour l’avenir. Il y en a qui ne se veulent charger de la conscience d’autrui pour en répondre devant Dieu qu’en ce qui concerne les péchés de leur vie passée, pour l’expiation desquels ils ont recours à l’assistance de ces directeurs. Il y en a d’autres qui ne se veulent charger de répondre que des péchés que ces personnes pourraient commettre à l’avenir. Enfin il y en a d’autres qui ne veulent pas même répondre généralement de tous les péchés que leurs pénitents pourront commettre à l’avenir, mais seulement de ceux qui blesseront directement la règle de leur conduite. Ces trois sortes de directeurs ne se bornent ainsi dans l’exercice de leur charge que parce que la vertu céleste est bornée et limitée en eux, et qu’ils n’ont pas reçu la plénitude de l’Esprit Saint par la victoire et le calme de toutes les passions. Mais quoique ces premiers directeurs mêmes, qui entrent d’une manière si sainte et si parfaite dans cette charge, aient une charité fervente, ils doivent toujours craindre d’attirer le jugement et la condamnation de Dieu sur eux, en ne renonçant pas assez à leur propre volonté dans la conduite des âmes, (et en suivant plutôt les mouvements de leur propre esprit que les lumières de l’Esprit de Dieu). Un fils qui est sage et vertueux fait connaître sa sagesse et sa vertu en l’absence de son père spirituel, étant toujours le même, soit que son supérieur soit présent, ou qu’il soit absent. Le supérieur doit remarquer et observer avec grand soin ceux qui le contredisent et lui résistent avec audace, et les reprendre avec des paroles rudes et sévères en présence de quelques personnes relevées en dignité, afin de donner de la crainte et de la terreur aux autres. Et quand même ces religieux seraient vivement piqués de cette humiliation, ils ne doivent pas laisser d’user de cette sévérité, puisque le bien et la guérison de plusieurs est préférable à la peine et à la douleur d’un seul. Il y en a quelques-uns qui, étant embrasés d’un amour tout spirituel et tout divin pour les âmes, se chargent de la conduite des autres au-delà même de ce qu’ils peuvent, se souvenant de cette parole de Jésus-Christ qu’ « on ne peut témoigner un plus grand amour et une plus grande charité que de donner son âme pour l’âme de son prochain. » ( Jean,15.13). Et il y en a d’autres qui en encore même qu’ils puissent avoir reçu de Dieu les grâces et les lumières nécessaires pour bien gouverner les âmes, ont si peu d’amour pour le Salut de leurs frères qu’ils ne se chargent qu’à regret et comme par force du soin de leurs consciences. Pour moi j’ai jugé ces derniers malheureux en voyant qu’ils manquaient de charité. Et quant aux premiers qui en paraissent remplis, je les ai jugés heureux, ayant trouvé dans l’Ecriture les louanges que Dieu leur donne, lorsqu’il dit que « celui qui tire ce qui est précieux de ce qui est vil (c’est-à-dire qui se chargent du gouvernement des âmes par une charité toute pure et toute sainte, se rend digne de recevoir de Dieu le don et la grâce de les bien conduire, qui lui manquait auparavant) sera comme la bouche du Seigneur. (Jérém.15.19). Et Dieu leur promet encore une récompense proportionnée à leur charité lorsqu’il leur déclare qu’ils seront traités comme ils auront traité les autres. Je vous supplie aussi de considérer, mon Révérend Père, que souvent une faute qu’un supérieur fait dans sa conduite, quoique ce ne soit qu’une simple pensée de son esprit, est jugée de Dieu plus pernicieuse qu’un violement extérieur de l’obéissance et de la règle que commet celui qui lui est soumis ; comme la faute que fait un soldat contre la discipline militaire est beaucoup plus légère que celle qu’un général commet contre la prudence dans la conduite d’une armée. Un supérieur doit exhorter ses religieux à ne pas s’examiner trop particulièrement sur les pensées d’impureté qui leur passent dans l’esprit ; mais à se remettre jour et nuit devant les yeux tous leurs autres péchés selon leurs espèces et leurs circonstances particulières. Il doit les instruire par son propre exemple à être aussi simples et aussi sincères les uns envers les autres que prudents et circonspects envers les Démons. Il doit aussi examiner avec soin quelle est la disposition de l’esprit, et quelles sont les inclinations particulières de ses brebis raisonnables. Car les loups de l’Enfer tâchent d’inspirer à celles qui sont d’un naturel plus lent et plus lâche, de ralentir et de relâcher celles qui sont plus vives et plus ferventes. Il doit prier de tout son cœur pour celles mêmes qui sont les plus négligentes et les plus insensibles en ce qui regarde leur Salut, non afin qu’elles obtiennent de Dieu le pardon de leur négligence et de leur insensibilité, puisqu’il est impossible qu’elles l’obtiennent, tant qu’elles n’agiront point de leur part pour l’obtenir ; mais afin que Dieu par Sa Grâce les réveille de leur mortel assoupissement, et les anime d’ardeur et de zèle pour son service. Les supérieurs qui n’ont qu’une faible connaissance des mystères et des vérités de la foi, ne doivent point communiquer avec les hérétiques, selon que les canons mêmes nous l’ordonnent. Mais quant à ceux que Dieu a rendus puissants en paroles et en doctrine, si les ennemis de l’Eglise les appellent au combat, et qu’ils veuillent bien entrer en lice avec eux, qu’ils y entrent pour la plus grande gloire de Dieu. Un supérieur ne doit jamais s’excuser sur son ignorance dans les choses qu’il est obligé de savoir. Car celui qui par ignorance a commis des fautes dignes de punition, sera châtié pour ne s’être pas instruit de ce qu’il devait apprendre. Il est honteux à un supérieur de craindre la mort, puisque l’obéissance même des simples religieux, qu’il doit supporter en vertu, est définie par les Pères, un affranchissement de toute crainte de la mort. Examinez, mon bienheureux Père, quelle est celle des vertus sans laquelle nul homme ne verra Dieu, (qui est la pureté de l’esprit et du corps selon l’Apôtre), et faites tous vos efforts pour en inspirer l’amour à vos chers enfants, en les séparant de tous les objets qui pourraient altérer le moins du monde la chasteté de leur âme. Il faut avoir égard à la diversité des âges de ceux qui désirent d’être reçus au nombre de vos disciples, pour les ranger comme en diverses classes, et leur donner divers logements. Car il ne faut rejeter de ce port de Salut qui que ce soit qui s’y présente, avant que d’avoir agi au moins avec autant de prudence et de discernement envers eux, que sont les personnes établies pour garder les ports de mer envers les étrangers qui y abordent. Ne nous hâtons pas de recevoir ceux qui viennent à nous aussitôt qu’ils se présentent, de peur qu’ayant embrassé la vie religieuse, lorsqu’ils en ignoraient encore toutes les austérités, ils n’en puissent plus supporter le joug lorsqu’ils viennent ensuite à en connaître la pesanteur, et ne retournent ainsi dans le monde, d’où ils étaient sortis pour n’y retourner jamais. Ce qui ne serait pas peu périlleux devant Dieu pour les supérieurs qui les auraient reçus si facilement ? Où trouvera-t-on un pasteur, qui étant établi de Dieu pour gouverner des brebis spirituelles, soit si parfait, qu’il n’ait plus besoin pour lui-même de ses larmes ni de ses sueurs, et qui les emploie toutes devant Dieu avec une profusion de charité, pour purifier et sanctifier les autres ? Ne cessez jamais de laver les taches des âmes qui vous sont soumises, afin que vous puissiez un jour demander avec confiance à Dieu, qui est le juste distributeur des couronnes, celle que vous aurez méritée en ne sanctifiant pas seulement votre âme, mais aussi celles de vos frères. J’ai vu un pasteur qui, bien qu’il fût malade lui-même, n’avait pas laissé de procurer par sa vive foi la guérison à un autre malade, dont il était le médecin spirituel, et qui ayant offert à Dieu avec une louable impudence et une profonde humilité ses prières et ses vœux pour la conversion de cette brebis errante, et donné son âme pour l’âme de son prochain, avait obtenu lui-même la grâce de sa propre guérison par le mérite de celle qu’il avait procurée à son frère. Et au contraire j’ai vu un autre pasteur, qui étant malade comme le premier donna son âme pour l’âme malade d’un de ses religieux. Mais ne l’ayant fait que par un mouvement de vanité, il ne reçut aucune réponse de la part de Dieu que cette réprimande dure et sévère : « Médecin, guéris-toi toi-même ». ( Luc.4.23). Un pasteur peut éviter de faire un bien pour un plus grand bien : comme par exemple, il peut fuir le martyre, non par crainte et par lâcheté, mais pour l’utilité de ceux dont il est obligé de procurer le Salut. Il y en a qui s’exposent au déshonneur pour sauver l’honneur des autres, et qui passent ainsi devant les hommes pour des voluptueux et des séducteurs, lorsqu’ils sont en effet devant Dieu très justes et très charitables. (2. Cor.6.3). Si celui qui peut par ses instructions servir à l’avancement et au Salut de ses frères, et qui ne leur départit pas avec une plénitude de charité les paroles de vie qu’il n’a reçues de Dieu que pour les répandre sur les autres, sera châtié d’avoir caché le talent qu’il devait faire profiter selon la parole de l’Evangile, en quel péril croyez-vous, mon cher Père, que se jettent ceux qui pouvant soulager leur prochain accablé sous le poids de ses péchés, en lui aidant par la ferveur de leurs soins, et par l’assiduité de leurs travaux à porter ce fardeau pesant et insupportable, ne veulent pas faire ce qu’ils peuvent ? Tirez les autres du précipice comme Dieu vous en a sauvé vous-même, et faites tous vos efforts pour arracher d’entre les mains des Démons les âmes qu’ils veulent assassiner. Car c’est là la plus grande récompense que Dieu puisse donner à cette occupation des divins ministres du Tout-puissant selon cette parole du Prophète : « Tous ceux qui environnent le trône de Dieu lui apporteront des présents », (Ps. 75.12), qui sont les âmes. Rien ne fait tant paraître la miséricorde et la bonté de Celui qui nous a créés, que de ce qu’il a laissé dans le Ciel les quatre-vingt-dix-neuf brebis qu’il y avait ( qui sont les Anges), pour venir chercher sur la terre celle qui s’était égarée. Et ainsi, mon cher Père, vous êtes obligé d’employer toute votre ferveur, toute votre charité, tous vos soins, et toutes vos prières envers Dieu, pour chercher et ramener dans le chemin du Salut celles de vos brebis qui se sont égarées et perdues par leurs péchés. Car plus les maladies sont grandes, et les palies profondes et envenimées, plus ceux qui les guérissent recevront sans doute de grandes et de magnifiques récompenses. Considérons et examinons avec soin, quand nous devons juger les âmes avec toute la rigueur de la justice, ou quand nous devons user de quelque condescendance dans nos jugements. Car un pasteur ne doit pas être toujours également exact et sévère à l’égard de tout le monde, les faibles ne pouvant pas supporter la sévérité dont il doit user à l’égard des autres. J’ai vu autrefois qu’un très sage et très judicieux pasteur ayant à décider un différend entre deux de ses religieux, jugea en faveur de celui qui était coupable, à cause qu’il était plus faible, et condamna celui qui était innocent, à cause qu’il était plus fort et plus vertueux. Et il agit de cette sorte de peur qu’il ne se formât une plus grande division entre eux deux, s’il les eût jugés selon la rigueur de la justice. Mais il eut soin de les informer chacun en particulier des raisons de sa conduite, et surtout d’appliquer à la plaie de celui qui était véritablement malade les remèdes propres pour la guérison. Comme les belles et fertiles prairies réjouissent et engraissent les troupeaux, aussi les saintes instructions et la pensée de la mort consolent et nourrissent les brebis spirituelles, et les purifient de leurs impuretés et de leurs taches. Remarquez ceux d’entre vos religieux qui sont les plus vertueux et les plus forts, et humiliez-les en présence des faibles, quoiqu’ils n’aient commis aucune faute qui mérite cette humiliation ; afin que par les remèdes que vous ferez semblant d’apporter aux fausses blessures des personnes qui sont saines, vous guérissiez les blessures véritables de celles qui sont malades, et qu’ainsi vous rendiez forts et vigoureux ceux qui étaient lâches et négligents. Dieu ne révèle jamais la confession humble et sincère qu’un pécheur lui a faite de ses péchés ; de peur que s’il le faisait ilne détournât les hommes d’une action aussi salutaire et aussi sainte qu’est celle de lui confesser ses fautes, et ne rendît leurs maladies incurables. Ainsi nul pasteur, quand il aurait reçu par quelque grâce surnaturelle la connaissance de l’intérieur des âmes, ne doit jamais prévenir la confession des pécheurs, en leur découvrant par avance les péchés qu’ils ont à lui confesser ; mais il doit plutôt se servir de paroles couvertes et énigmatiques, pour les porter à la confession de leurs fautes. Car cette confession qu’ils lui font leur est très utile pour obtenir le pardon de ces mêmes fautes. Mais après qu’ils se sont confessés à nous, nous leur devons témoigner encore plus de douceur et plus de charité qu’auparavant, et prendre plus de soin de leur conduite, puisque c’est le moyen d’augmenter beaucoup leur confiance et leur affection envers nous. Nous sommes aussi obligés de leur servir d’un parfait modèle de la plus profonde humilité, et en même temps de leur inspirer la crainte respectueuse dont ils doivent honorer notre ministère. Mais prenons garde de ne pas nous humilier à leur égard au-delà de ce que nous devons, de peur que cette humilité excessive n’attire des charbons de feu sur la tête de nos enfants, selon l’expression figurée de l’Ecriture. (Prov.25.21). Un pasteur doit supporter avec patience toutes les imperfections de ceux qu’il conduit. Mais il ne doit jamais souffrir qu’ils contreviennent à ses ordres par une formelle désobéissance. Prenez garde que dans le champ spirituel que Dieu vous a ordonné de cultiver, il ne se trouve des arbres infructueux, qui occupent inutilement votre terre, et qui pourraient peut-être porter beaucoup de fruit dans le champ d’un autre. Car en ce cas nous devons avec conseil ne point faire difficulté de les tirer par une violence toute d’amour et de charité du lieu où ils ne profitent point, pour les transplanter en un autre lieu, qui leur soit plus propre et plus favorable. Il y a des pasteurs qui peuvent gouverner des âmes dans des lieux qui sont plus exposés au monde, et où il y a plus d’abondance de toutes les choses nécessaires à la vie, sans qu’ils cessent d’être toujours recueillis en Dieu par les exercices d’une vertu toute intérieure, et sans qu’ils courent fortune de se relâcher. C’est pourquoi lorsqu’on nous présente quelque Monastère à conduire, nous devons examiner le fond de notre conscience, pour tâcher de connaître si nous en sommes capables. Car Dieu ne nous défend pas de refuser la conduite d’un Monastère, lorsque nous ne jugeons pas que notre vertu soit assez solide pour pouvoir servir aux autres, sans nous nuire en même temps à nous-mêmes. Si donc un pasteur a reçu de Dieu cette paix intérieure, qui rend son âme inébranlable à toutes les agitations du dehors, il n’a pas besoin d’une si grande solitude extérieure pour travailler à la guérison spirituelle des autres. Que s’il ne jouit pas de cette paix au-dedans de l’âme, il doit chercher la paix extérieure qui se trouve dans les solitudes, et ne se pas charger de la conduite d’une maison religieuse, qui est fréquentée par les gens du monde. Le plus agréable de tous les présents que nous puissions offrir à Dieu est de lui consacrer des âmes par la pénitence. Tout l’univers n’est pas comparable à une seule âme, puisque l’univers étant corruptible passera, et que les âmes étant immortelles subsisteront éternellement. Ainsi, mon bienheureux Père, nous ne devons pas estimer heureux ceux qui présentent à Jésus-Christ des biens terrestres, comme sont l’or et l’argent, mais ceux qui lui offrent en don des brebis raisonnables et spirituelles ; Il ne suffit pas néanmoins qu’ils présentent des âmes à Dieu ; il faut qu’ils travaillent encore pour les rendre pures, afin que cet holocauste soit tout saint, puisqu’autrement ils n’en retireraient aucun fruit ni aucun avantage pour eux-mêmes. Comme nous lisons dans l’Evangile (Matth. 26.24) qu’il fallait nécessairement que le Fils de l’homme soit livré à Ses ennemis ; mais que très malheureux était celui par les mains duquel il serait livré, on peut dire aussi en un sens contraire qu’il faut nécessairement qu’il y ait beaucoup d’âmes sauvées, savoir les élus ; mais que très heureux sont ceux qui après Dieu auront été comme les sauveurs de ces élus, et qu’une grande récompense leur est préparée dans le Ciel. Mais avant toutes choses, mon cher Père, nous avons besoin d’une Grâce et d’une vertu céleste pour secourir et soulager ceux que nous avons entrepris d’introduire dans le Saint des Saints ( c’est-à-dire dans le calme des passions et dans la paix intérieure de l’âme) pour leur faire voir avec les yeux de la foi Jésus-Christ reposant dans leur cœur, comme sur une table mystique et cachée. Car lorsque nous les verrons troublés et agités par le tumulte et les distractions qui les inquiètent, nous les devons prendre par la main, comme de petits enfants, principalement lorsqu’ils ne font encore que commencer à marcher dans la voie de Dieu, et nous les devons tirer de la foule des pensées vagues et indiscrètes qui dissipent leur recueillement intérieur. Que s’ils sont encore trop petits pour être menés par la main, et trop faibles pour nous suivre, il faut, si j’ose user de ce terme, les porter sur nos épaules, et les élever, pour le dire ainsi, comme au-dessus de cette foule qui les pressait, jusqu’à ce que nous les ayons fait passer dans ce chemin, dont l’entrée est vraiment étroite selon l’Evangile. Car c’est à cette entrée où il y a toujours à souffrir mille peines et mille travaux, et c’est ce qu’entendait le Roi Prophète, lorsqu’il dit : « Je ne vois devant mes yeux que des croix et des souffrances jusqu’à ce que je sois entré dans le sanctuaire du Seigneur. » (Ps. 72.17). J’ai parlé ci-dessus (dans le degré IV), mon cher Père, de cet excellent Supérieur que l’on pouvait nommer avec raison le père des pères, et le docteur des docteurs. Et j’ai représenté combien ce grand homme était rempli de la sagesse d’En-Haut, combien son cœur était sincère, combien son esprit était vif et pénétrant, combien sa prudence était exacte, combien sa charité était douce et condescendante, et combien son âme était toujours comblée des joies et des consolations célestes. Mais ce qui me parut plus admirable dans sa conduite fut que lorsqu’il voyait des personnes qui avaient un véritable désir de se sauver, il les traitait avec plus de sévérité que les autres, comme aussi lorsqu’il en trouvait qui avaient encore de la propre volonté, ou quelque passion et quelque attache, il les privait de telle sorte de ce qu’ils aimaient que tous ses religieux eurent depuis un soin particulier de cacher en toutes choses leurs affections et leurs passions. Sur quoi cet homme vraiment illustre avait accoutumé de dire « qu’il vaut mieux chasser un religieux du Monastère que de lui permettre d’y demeurer pour y faire sa volonté, parce qu’il arrive souvent que le Supérieur qui chasse ces religieux superbes les rend par ce déshonneur plus modestes et plus humbles, et leur apprend à renoncer entièrement à leur propre volonté au lieu que celui qui les souffre par une charité fausse et une condescendance trompeuse donne sujet à ces pauvres malheureux de le maudire et de le détester au moment où ils sortent de ce monde, comme les ayant perdus par sa cruelle indulgence, au lieu de les sauver par une charitable sévérité. » Après que les prières du soir étaient achevées, ce grand pasteur se plaçait sur son siège avec la même gravité qu’un roi sur son trône. Mais ce siège de justice et de charité qui au dehors et selon sa figure extérieure et visible n’était qu’un entrelacement de simples branches d’osier, était au-dedans et selon la forme intérieure et invisible un assemblage et un mélange de tous les dons de Grâce et de toutes les vertus. Toute la troupe de ces saints religieux, qui faisaient comme un essaim de sages abeilles, environnaient la chaire de leur pasteur, et ils écoutaient ses paroles comme les paroles de Dieu même. Alors il ordonnait à l’un de réciter cinquante psaumes avant que de se coucher ; à l’autre d’en réciter trente ; à l’autre cent ; à un autre de faire autant de génuflexions ; à un autre de dormir assis. Il commandait à un de lire, et à un autre de faire oraison durant un espace de temps qu’il leur délimitait. Et il établissait deux d’entre les frères pour avoir l’œil sur les actions des autres, et pour observer durant le jour ceux qui causeraient ensemble, ou qui demeureraient oisifs, pour les faire souvenir de leur devoir, et durant la nuit ceux qui feraient des veilles irrégulières et indiscrètes pour y donner ordre. Son soin passait encore plus avant, et s’étendait jusqu’à régler la nourriture que chacun d’eux devait prendre. Car elle n’était pas la même pour tous, mais elle était différente selon la différence de l’état de chaque religieux. Cet excellent économe faisait donner aux uns une nourriture plus forte, comme ayant le corps plus faible ; et aux autres une plus faible, comme ayant le corps plus fort et plus vigoureux. Et ce qui était admirable, c’est qu’ils exécutaient ponctuellement tous ses ordres, sans qu’on entendît le moindre murmure, et comme s’ils les eussent reçus de la bouche de Dieu même. Ce grand homme avait encore sous lui une Laure, c’est-à-dire un certain nombre de cellules, qui étaient dans les déserts et éloignées les unes des autres, dans lesquelles il envoyait de son Monastère ceux de ses religieux qui étaient parvenus à une vertu assez sublime pour vivre saintement dans la solitude. Les Supérieurs doivent prendre garde, mon Révérend Père, de ne pas rendre par l’exemple de leur conduite artificieuse les plus simples de leurs religieux doubles et subtils ; mais il faut au contraire, s’il est possible, changer en une simplicité innocente la duplicité des plus fins et des plus fourbes ; ce qui est si difficile qu’on le peut prendre pour un paradoxe. Celui qui est parvenu à la pureté la plus parfaite par la ruine entière de ses passions, pourra comme un juge animé de l’Esprit de Dieu, punir les fautes avec toute la sévérité qu’elles méritent. Mais celui qui n’est pas encore arrivé jusqu’à ce degré de perfection, ressent dans le cœur un vif regret lorsqu’il doit agir en juge, et il ne peut se résoudre de proportionner le châtiment aux offenses. Je vous conjure, mon cher père, de laisser à vos enfants avant toutes choses comme un héritage divin et céleste la pureté inébranlable de votre foi, et la sainteté de votre doctrine, afin que vous conduisiez à Dieu non seulement vos enfants, mais aussi les enfants de vos enfants, par le chemin de la vérité orthodoxe universelle. Prenez garde qu’une fausse compassion ne vous empêche de réprimer et de dompter dans les jeunes religieux les bouillons de la jeunesse, qui font révolter la chair contre l’esprit, afin qu’au moment de leur sortie de ce monde ils vous bénissent, et vous en rendent devant Dieu d’immortelles actions de grâces. Que le grand Moïse, mon très sage et très judicieux Père, vous serve en ceci, comme en plusieurs choses, d’un parfait modèle. Car il ne put délivrer le peuple de Dieu de la servitude de Pharaon, quoique ce peuple lui obéît et se soumît volontiers à sa conduite, jusqu’à ce qu’il leur fît manger le pain sans levain avec des larmes amères. Ce pain sans levain est une âme, qui n’est point préoccupée par aucune attache à sa propre volonté. Car cette propre volonté est comme un mauvais levain, qui corrompt et enfle l’âme. Au lieu que le renoncement à cette propre volonté la conserve toujours pure en la tenant toujours humiliée et rabaissée dans elle-même. Et ces larmes amères nous figurent tantôt l’âpreté de l’obéissance et tantôt les austérités du jeûne. Mais en vous écrivant ceci, mon cher Père, il me semble que j’entends pour ma condamnation cette parole du grand Apôtre : « Comment vous, qui vous mêlez d’instruire les autres, ne vous instruisez-vous par vous-même ? » C’est pourquoi je finirai cet ouvrage en vous disant que l’âme qui est unie à Dieu par sa pureté n’a plus besoin des discours et des paroles des hommes, pour devenir savante dans la science divine, parce qu’alors elle porte en elle-même la parole éternelle, qui lui sert de maître et de guide, et dissipe toutes les ténèbres de son ignorance. Telle est votre âme bienheureuse, mon cher Père, cette âme sainte, qui jette des rayons au-dehors par une douceur victorieuse de toutes les passions, et par une profonde humilité ( ce que j’ai reconnu non par de simples rapports, mais par des effets sensibles dont j’ai été moi-même témoin oculaire). En quoi vous êtes tout semblable au grand Moïse, cet incomparable législateur, dont vous suivez si parfaitement et si constamment les traces que vous ne cessez jamais de vous élever vers cette montagne sainte qui est Dieu même, et dont le Sinaï n’était qu’une ombre et une figure. FIN. ECLAIRCISSEMENTS. I. DEGRE. Du renoncement au monde. Ce que Saint Jean Climaque dit en cet article : « Que la possession de Dieu, la vie de la Grâce, et le Salut éternel sont des biens communs et universels, dont toutes les créatures qui agissent par une volonté libre sont capables de jouir, comme l’effusion de la lumière, la vue du soleil, et les vicissitudes des saisons leur sont universellement communes, parce que Dieu ne fait point d’acception des personnes », semble être pris de Saint Grégoire de Nazianze, qui dans son Oraison quarantième voulant exhorter les catéchumènes à se faire baptiser, leur dit : »Que Dieu ne fait point d’acception des personnes dans la dispensation de la grâce du baptême ; qu’elle est commune à tous les hommes ; qu’elle est proposée également à toutes sortes de personnes, soit esclaves ou maîtres, soit pauvres ou riches, soit petits ou grands, soit nobles ou roturiers : comme la respiration de l’air, l’effusion de la lumière, les vicissitudes des saisons, la vue des choses créées, et come le don de la foi, que Dieu distribue également, sans avoir égard aux différentes conditions des fidèles. » C’est en ce même sens qu’il dit ailleurs : « que Dieu n’a point fait d’acception des personnes, non plus dans les choses de la grâce que dans celles de la nature, et que les mystères, qu’il a établis pour le Salut des fidèles ne sont pas pour les grands et les puissants, mais pour ceux qui veulent embrasser la foi. » (Oraison 26). Elie de Crète fait un long Commentaire sur cet endroit, et déclare que les Grecs sont partagés touchant l’intelligence de ces trois expressions paraboliques et figurées que le Saint y propose, et qu’il laisse à rechercher aux lecteurs. Il dit que les uns estiment qu’il ne fait que représenter les trois sortes de renoncement au monde, qu’il a marqués dans l’article précédent. Mais que les autres ont cru que c’est un article tout nouveau. Cette dernière opinion paraît la meilleure, parce que le Saint a proposé dans ce précédent article trois vérités morales, qu’il a même ornées chacune d’une comparaison, savoir le renoncement au monde par le mouvement de la crainte qu’il compare à l’encens qui brûle ; celui qui le fait par l’espoir des récompenses qu’il compare à la meule du moulin qui tourne ; et celui qui le fait par le pur amour de Dieu au feu qui s’allume dans une forêt. Et ainsi il est sans apparence et sans exemple qu’il veuille figurer en une parabole très obscure ce qu’il a déjà établi par trois propositions très claires, et qu’il a même enrichi par trois comparaisons très sensibles. C’est pourquoi la raison veut que l’on considère cet article comme tout nouveau, et comme trois paraboles sous la figure desquelles il a caché trois vérités importantes. Mais parce qu’elles sont obscures, il est besoin de quelque étendue de discours pour les rendre claires et édifiantes. Il a marqué dans l’article précédent qu’il y a trois sortes de mouvements intérieurs par lesquels on renonce au monde, et il l’a dit sans déguisement, et en des termes très intelligibles. Il veut marquer en cet article ce qui arrive à quelques-uns de ceux qui renoncent au monde en trois sortes de conditions extérieures et de vies différentes qu’ils embrassent. Car il ne parle pas de tous ceux qui sont en ces trois états, mais seulement de quelques-uns d’eux. « Il y en a quelques-uns, dit-il, qui sur un fondement de pierre élèvent un édifice de brique. » Le fondement de pierre étant très solide selon la vérité naturelle et selon Jésus-Christ dans l’Evangile, il marque ceux qui se retirent dans les Monastères, et qui prennent pour fondement de leur vie religieuse l’obéissance qui règne dans les communautés régulières, et qui est un fondement très solide selon l’Evangile et la Tradition de tous les Saints Pères. Notre Saint ajoute ensuite que « sur ce fondement de pierre, ils n’élèvent qu’un édifice de brique. » Quelques Grecs disent que « cet édifice de brique ne vaut rien, et se réduit en poussière ». Mais il est visible qu’ils se trompent, puisque les plus anciens édifices du monde qui étaient très solides étaient de brique, et que c’est de cette solidité qu’est venu l’ancien proverbe parmi les Romains qu’une chose est plus ferme et plus solide que la brique même, « latere firmius ». Ce n’est donc pas le sens de notre Saint. Mais il a voulu montrer que ce bâtiment, quoique ferme, est fort commun et fort méprisable, et qu’il n’a rien de noble ni de précieux ; étant certain que comme la brique n’est que de la terre cuite dans le feu, aussi les édifices qui en étaient composés étaient moins précieux et moins estimés que ceux de pierre ou de marbre. Et c’est pourquoi un Empereur, qui avait fait de magnifiques bâtiments dans l’ancienne Rome, se glorifiait de ne l’avoir trouvée que de brique, et de la laisser de marbre. Et ainsi notre Saint veut marquer par cet édifice de peu de prix la vie ordinaire et commune de quelques-uns des religieux de ce temps-là, dont il déplore le relâchement en plusieurs endroits. Et c’est ce qui a été cause qu’il n’a pas voulu parler en termes clairs, mais sous cette parabole, parce qu’il en parle en ce livre aux religieux du Raythe, qu’il voulait plutôt édifier qu’offenser. Et il a usé de cette même adresse en un endroit tout pareil dans le Degré de l’obéissance, où voulant marquer des dérèglements et des corruptions qui se répandaient alors dans quelques Monastères, il les peint obscurément sous un discours figuré, et il ajoute comme en cet article « Que celui qui a de l’intelligence entende ce que je veux dire. » La seconde parabole qu’il propose est toute opposée à cette première. Car en la première il représente un fondement très solide, et un édifice peu précieux ; et en cette seconde, il représente un fondement peu solide, et un édifice très précieux et très magnifique. Là le fondement est de pierre ; ici, il n’est que de simple terre, ou de sable, qui selon la vérité naturelle, et le sens de Jésus-Christ dans l’Evangile, n’a ni fermeté ni solidité, étant sujet à être détruit par les pluies, les torrents, et les orages. Joint que c’est une règle d’architecture, qu’il faut que les fondements aient une grande profondeur lorsque l’édifice a un grand poids, ou une grande hauteur. Et le Saint suppose ici qu’on ne creuse point pour fonder, et qu’on bâtit sur la simple terre. Ce qui menace d’une ruine certaine. Il est dit ensuite que « sur ce fondement on pose et on dresse des colonnes. » Or les colonnes ont toujours été l’espèce de bâtiment le plus noble et le plus beau depuis que l’on bâtit dans le monde, comme on voit par les auteurs profanes, et par l’Ecriture même. Le sens donc de cette parabole n’est pas trop obscur selon les Grecs, puisqu’il est assez visible qu’il marque ceux qui, se retirant du monde, au lieu de se soumettre à l’obéissance et à la discipline des communautés religieuses, ou de quelque ancien Solitaire, se retiraient d’abord dans les déserts sans avoir établi le fondement de la vie érémitique, qui doit être l’humilité, l’obéissance, et la mortification des passions, élevant ainsi sur un fondement de terre, c’est-à-dire sur la vanité de leur propre esprit, et de leur téméraire indiscrétion, l’édifice grand et magnifique de la vie la plus sublime qui est celle des Anachorètes ; mais qui n’étant point fondé sur la pierre, c’est-à-dire sur la sainteté de l’âme et la vocation particulière de Dieu, ne pouvait être suivi, comme dit Jésus-Christ, que d’une grande ruine. Et c’est pourquoi ces solitaires tombaient dans le relâchement et dans le désordre, comme on l’a montré dans l’Avertissement qui est à la tête du XXVII° Degré, où l’on a produit un exemple illustre pris de la vie de Saint Théodose Abbé dans la Palestine, qui montre que c’est avec sujet que notre Saint a condamné cet abus en plusieurs endroits. La troisième parabole qu’il propose en cet article est conçue en ces termes : « Il y en a d’autres, qui ayant marché quelque temps à pied, et s’étant échauffé les artères et les nerfs, vont après plus vite qu’ils ne faisaient. » Il représente en celle-ci la troisième espèce de retraite, qui est comme un milieu entre les deux autres. La première est de quelques religieux de communauté, qui menaient une vie relâchée. La seconde des Anachorètes précipités et avant le temps. La troisième est de ceux qui étant touchés de Dieu se retiraient d’abord sous la discipline d’un père dans un Ermitage. Ceux-là étaient dans l’état que notre Saint estimait le plus sûr et le meilleur, parce qu’ils avaient tout ce que les Monastères et la solitude ont de bon et d’avantageux, sans avoir ce qu’il y a de désavantageux en l’un et en l’autre. Ils avaient l’humilité, l’obéissance, et les mortifications des Monastères, parce qu’ils obéissaient comme eux à un Supérieur qui les exerçait, et les mortifiait, sans être exposés aux relâchements de la discipline, qui se glissent si aisément parmi le grand nombre dans les communautés religieuses. Et ils avaient aussi le repos et la solitude du désert, sans être abandonnés à leur propre conduite, comme sont les Anachorètes. Et ainsi notre Saint représente ces troisièmes comme ayant plus de discrétion que les seconds, qui d’abord embrassent la vie érémitique, et voient leur édifice de colonnes tomber en ruine, et comme ayant plus de ferveur que les premiers, qui sont tièdes et languissants, et ne bâtissent qu’un édifice vil et méprisable sur un fondement solide. Il témoigne que ces seconds, au lieu d’avancer, reculent, et tombent dans le désordre, parce qu’ils ne sont fondés que sur la terre ; et que ces premiers n’avancent point dans la sainteté religieuse, leurs actions étant basses et terrestres comme est la brique, et n’ayant rien d’excellent ni de précieux. Mais il déclare que ces troisièmes avançaient toujours, et qu’après s’être échauffés en marchant dans la voie du Ciel, ils allaient après plus vite qu’ils n’avaient fait. Et c’était là le propre de ceux qui étant pleine de Dieu vivaient sous la discipline de quelque saint père. Ce fut ainsi que Saint Chrysostome s’avança dans la sainteté sous le bienheureux vieillard nommé Cartère. Ce fut ainsi que Saint Jean de Damas devint saint sous la conduite d’un Solitaire, dans la Laure de Saint Savva. Et sans alléguer plusieurs autres exemples semblables, ce fut ainsi que Saint Jean Climaque lui-même se sanctifia sous le vieux père Martyre, et se retira depuis dans le désert de Sinaï où il passa quarante ans. Mais pour montrer combien cette troisième sorte de vie solitaire et religieuse était approuvée de notre Saint, il ne faut que considérer qu’il la relève dans ce Degré même au-dessus des deux autres, lorsqu’il dit : « Toute la vie religieuse est comprise sous trois formes générales d’institut et de retraite. La première est celle des combats des Anachorètes qui sont tout seuls. La seconde celle du repos et de la solitude avec un compagnon ou deux. La troisième celle des exercices de la mortification et de la patience dans la société commune d’un Monastère. » Celle qu’il nomme la seconde en ce passage est la troisième en cet article. Il n’y marque point les défauts des deux autres, qu’il avait marqués ici sous l’expression figurée de la brique et des colonnes assises sur la simple terre ; mais il relève celle du milieu en disant : « Celle qui est au milieu des deux autres dont j’ai parlé est propre à plusieurs. Car l’Ecriture dit : Malheur à celui qui est seul, parce que s’il tombe dans l’ennui et dans l’attiédissement, il n’a personne qui le relève. Au lieu que le Seigneur dit que quand deux ou trois sont assemblés en Son nom, il se trouve au milieu d’eux. » Et il conclut tout de suite : « Qui est donc le fidèle et le sage solitaire ? C’est celui qui a conservé sa chaleur, sans qu’elle se soit jamais refroidie, et jusqu’à la mort n’a jamais cessé d’ajouter feu sur feu, ferveur sur ferveur. » Ce qui répond aux termes de cette parabole, puisqu’il y représente un voyageur, c’est-à-dire un homme renonçant au monde, qui n’a d’abord que la chaleur ordinaire de la Grâce qui l’anime, comme le voyageur n’a d’abord que la chaleur naturelle du sang qui le fortifie, et qui s’étant exercé dans la vertu durant quelque temps, et ayant non seulement conservé la chaleur de sa conversion, mais l’ayant même augmenté de jour en jour, court après dans la carrière de la vie religieuse, comme le voyageur ayant marché quelque temps, et s’étant échauffé les artères et les nerfs marche plus vite qu’il ne faisait. IV° DEGRE. De l’obéissance. Quand Saint Jean Climaque dit que « la bienheureuse obéissance est comme un acte de foi et de confession du Seigneur, sans laquelle nul homme sujet à ses passions ne verra Dieu », il ne parle que des religieux, qui étant sujets à leurs passions, ne sont pas propres à la vie érémitique, où ils ne seraient soumis à aucune obéissance. Mais cette proposition ne laisse pas d’être véritable au regard des Chrétiens laïcs, en qui les passions règnent encore, puisque de quelque condition qu’ils soient, il faut, que s’ils se veulent sauver, ils se soumettent à la conduite de quelque personne sage et pieuse, pour observer ce que Jésus-Christ dit dans Son Evangile : Qu’on ne peut entrer dans Son Royaume si l’on ne devient humble et docile comme les enfants. Lorsque Saint Jean Climaque dit qu’il avait fait faire une confession publique à un voleur que Dieu avait converti, parce qu’il y avait quelques religieux dans son Monastère qui n’avaient point encore déclaré publiquement les péchés qu’ils avaient commis, et qu’il avait voulu les exciter par son exemple à en faire la confession, sans laquelle, dit-il, nul d’eux n’en obtiendra le pardon, il faut considérer que comme ce voleur était un pécheur public, ces autres qu’il marque pouvaient avoir été engagés comme lui dans des péchés publics. Ce n’est pas que selon l’ordre de l’Eglise on fût obligé de confesser publiquement les péchés publics qu’on avait commis. La pénitence en était publique ; mais la confession en était secrète selon la coutume générale de l’Eglise, et ceux qui ont confondu la confession publique avec la pénitence publique se sont trompés. Saint Basile étant enquis (Règles.288): « Si celui qui veut confesser ses péchés les doit confesser à tous indifféremment, ou seulement à quelques personnes particulières », il répond  qu’ « il n’y a nécessité de confesser ses péchés qu’à ceux à qui la dispensation des mystères de Dieu a été commise ». Ce qu’il confirme par l’exemple « de Saint Jean Baptiste et des Apôtres à qui l’on se confessait et non pas au peuple. » Mais quoi que cette autorité de Saint Basile établisse seulement la confession secrète comme nécessaire et non la publique ; et que le pape Saint Léon ait encore déclaré par un décret très célèbre « qu’il suffit de découvrir au prêtre le fond de sa conscience par une secrète confession » (Léon Ep. 80), néanmoins il est arrivé en quelques rencontres fort rares que l’Eglise a ordonné la confession publique à quelques grands pécheurs, qui avaient péché publiquement, et qui se trouvaient disposés à faire cette sorte de confession. C’est pourquoi Saint Jean Climaque déclare en ce même Degré qu’ « on doit avant toutes choses quand on vient en Religion faire une confession de tous ses péchés au Supérieur, et à lui seul, et qu’il faut être prêt de les confesser à tout le monde s’il l’ordonne ainsi, » n’y ayant point selon Saint Grégoire de Nazianze (Or.26.461) « de correction plus efficace qu’une publique et ignominieuse confession ». C’est ce que notre Saint dit avoir été exécuté par ce voleur, qui d’abord confessa secrètement ses péchés à ce grand Abbé, lequel jugea qu’il devait après les confesser devant tout le monde. Ces autres qui s’étaient retirés dans son Monastère, et qu’il voulait exciter à la confession publique par l’exemple de celui-là, s’étaient sans doute confessés à lui en secret selon l’ordre commun de ces Monastères. Et ce Saint homme avait jugé par la qualité de leurs crimes, qui apparemment avaient été publics comme ceux de l’autre, et par la disposition de leur cœur, qu’ils devaient les confesser publiquement, « afin », comme il dit au même endroit, « que par la honte présente qu’ils recevraient en cette confession publique, ils se délivrassent de la honte future et éternelle », ainsi qu’il était même arrivé à ce voleur, dont les péchés avaient été effacés du livre de la justice divine à mesure qu’il les avait confessés, selon que Dieu l’avait fait voir à un Saint d’entre eux. Il ne faut donc pas s’étonner s’il dit qu’il savait que nul d’eux n’obtiendrait le pardon de ses péchés qu’en recevant cette humiliation devant tout le monde, puisqu’il la leur jugeait nécessaire pour leur Salut, et que la règle commune de la maison où ces particuliers s’étaient venus retirer lui donnait cette autorité sur eux, et les engageait à se soumettre à ses ordres. Car il y a des choses qui ne sont que volontaires, et nullement de nécessité pour le Salut général de tous les fidèles : par exemple il n’y a rien qui soit plus libre et plus volontaire que de quitter le monde et d’embrasser la vie religieuse, et ce serait une erreur insupportable de prétendre qu’on ne peut se sauver que dans les religions. Cependant Saint Grégoire pape écrit à l’Empereur Maurice (Lib.2. Ep.63) que « la porte des Cieux était fermée à plusieurs par l’Edit où il avait défendu aux soldats de se faire religieux. Car encore », dit-il, « qu’il y en ait un grand nombre qui peuvent mener une vie religieuse sous un habit séculier, néanmoins il y en a beaucoup qui ne peuvent en façon quelconque se sauver s’ils ne quittent tout. Multi enim sunt qui possunt religiosam vitam etiam cum saeculari habitu ducere. Et plerique sunt qui nisi omnia reliquerint salvari apud Deum nullatenus possunt. » Ceux qui ont un peu lu les Pères Grecs ne s’étonneront point de ce que Saint Jean Climaque dit en cet article, que « le propre des Anges est de ne tomber jamais, et peut-être même de ne le pouvoir, comme quelques-uns le disent. » Car il a suivi en cela la doctrine et l’expression des anciens Pères, qui demeurent bien d’accord que les bons Anges ne tomberont plus dans le péché, mais doutent néanmoins si cela suffit pour les appeler impeccables, parce que de leur nature ils ne sont pas immobiles dans le bien, et qu’en ce sens iln’y a que Dieu qui soit impeccable. C’est ce que nous voyons dans Saint Grégoire de Nazianze, qui écrit en un endroit (Or.40) : » C’est le propre de Dieu d’être exempt de toute tache de péché. Car cette première essence étant parfaitement simple, elle est dans une parfaite paix, et exempte du moindre trouble que le péché puisse causer. Je crois pouvoir dire encore hardiment que c’est aussi le propre de la nature angélique, et qu’elle jouit, ou de ce même privilège d’être impeccable, ou d’une Grâce qui en approche, étant si proche de Dieu. » Et néanmoins, il écrit en un autre endroit ( Or. 38) qu’ « il voudrait bien dire que les Anges ne peuvent absolument se porter au mal, et qu’ils n’ont de mouvement ni d’inclination que pour le bien, comme étant à l’entour de Dieu, et étant éclairés de cette première splendeur du souverain être, au lieu que les hommes ne reçoivent que les secondes illuminations. Mais que ce qui l’empêche de dire qu’ils ne peuvent absolument par leur nature se porter au mal, est l’exemple du Démon qui, ayant été l’étoile du matin par sa lumière, est devenu tout ténébreux par la corruption de son orgueil ». D’où il paraît que ces Pères tiennent tous que (Basil. De l’Esprit Saint. C.16) « les bons Anges ne se séparent point de l’union qu’ils ont avec la bonté suprême et divine, et qu’ils ont reçu leur stabilité dans le bien par le don du Saint Esprit », qui sont les propres termes de Saint Basile. Mais ils croient qu’étant créatures et en tant que créatures, ils ne sont point absolument immobiles dans la sainteté. Et c’est ce que le pape Saint Grégoire a marqué formellement en disant (Livre 5) qu’ « encore que la nature angélique étant attachée à la contemplation de son auteur, demeure immuablement en cet état, néanmoins en tant qu’elle est créature, elle est sujette à la vicissitude du changement. » (Mor. c. 28). Saint Augustin, et les autres Pères latins, ont enseigné de la même sorte qu’ « il est vrai que Dieu seul est immuable ; mais que c’est par sa nature. Et que les Anges le sont devenus dans le bien, non par leur nature propre, mais par la Grâce divine, Dieu les ayant affermis » (Aug. Contra Maxim. lib.3. c.12. Ib. c.23), comme dit Saint Fulgence, « dans l’éternité de son amour. Caeteros ANgelos in suae dilectionis aeternitate firmavit. » (Fulg. De fide ad Petrum. c.3.56). Quand Saint Jean Climaque dit que “lorsque celui qui est soumis à un Supérieur aura évité les deux pièges artificieux du Démon, ce serviteur de Jésus-Christ demeurera éternellement obéissant », il n’entend pas, comme l’a cru un interprète, la désobéissance et l’arrogance, qui sont deux vices capitaux et assez grossiers : mais deux pièges subtils et artificieux, comme il le marque. Et ces deux pièges sont ceux qu’il décrit ensuite. Le premier est des sécheresses, des obscurcissements, et des langueurs, que Dieu permet qui arrivent aux personnes religieuses, par lesquelles le Démon veut les jeter dans l’abattement, en leur persuadant qu’elles ne tirent aucun fruit de l’obéissance, et qu’elles reculent au lieu d’avancer. Et Dieu au contraire veut les faire entrer dans l’humilité la plus profonde, afin qu’elles n’aient point de confiance en elles-mêmes, mais en le secours de Sa seule Grâce, qui les rend aussi ferventes et aussi fortes par Sa présence que faibles et lâches par son absence. Le second piège est celui qu’il décrit ensuite et c’est le plus dangereux : « J’en ai vu,dit-il, « qui étant soumis à l’obéissance avaient obtenu de Dieu par le secours de leur Supérieur de grands mouvements de pénitence et d’amour divin, à qui le Démon était venu inspirer secrètement qu’ils étaient désormais capables de la solitude des Anachorètes, et qui se laissant ainsi tromper sont sortis du port, pour aller dans la haute mer, où ils ont misérablement fait naufrage. » Saint Ephrem diacre d’Edesse en Syrie a fait remarquer ce même péril aux religieux de son temps. « Nous en avons vu », dit-il (Ephrem. Ep. Ad Joan. Monac ; c.225), « qui ne voulant plus vivre sous l’obéissance et servir leurs frères, se sont retirés dans la solitude et se sont perdus ; et d’autres qui se lassant de travailler de leurs mains se sont exposés au même péril. Il ne faut donc pas, » continue-t-il, « se laisser conduire imprudemment à sa propre prudence, mais se mesurer chacun selon sa mesure. Que si quelqu’un croit qu’il a acquis une parfaite vertu, qu’il est au-dessus de toutes ses passions et qu’il les domine, il ne doit point se fier à soi-même. » Lorsque Saint Jean Climaque avertit « les religieux qui entendent raconter quelques histoires des Pères des déserts et des Saints Anachorètes de ne pas concevoir de ce récit un élèvement de cœur, qui les porte à embrasser ce genre de vie lorsqu’il est au-dessus de leurs forces », et qu’il ajoute cette raison : « Car vous marchez », dit-il, « sous l’étendard du premier Martyr », il veut dire qu’ils combattent sous l’étendard de Saint Etienne, et leur veut apprendre que l’obéissance des Monastères étant une mortification continuelle de ce qui est le plus vivant dans l’esprit et le cœur de l’homme, qui est le propre raisonnement et la propre volonté, on y souffre un martyre continuel, parce qu’on y souffre une continuelle immolation de toutes les puissances du corps et de l’âme ; et qu’ainsi « on sera un jour comblé de joie avec les Martyrs », comme notre Saint dit lui-même dans ce degré, parce qu’on aura eu part en cette vie au mérite de leurs souffrances. Quand notre Saint dit en cet article et ailleurs que « l’obéissance produit l’humilité », il enseigne la même chose que Saint Basile, qui nous apprend en un endroit que la désobéissance est toujours accompagnée d’orgueil. « Si un religieux, » dit-il, (Regul. 9.), «  ne veut pas obéir au Supérieur, mais suivre son propre sens, il témoigne par cette désobéissance qu’il a beaucoup d’orgueil et de vanité, parce que nul ne refuse de suivre l’avis d’un autre s’il n’a méprisé auparavant en soi-même l’auteur de l’avis. » Et il explique en un autre endroit comment on acquiert l’humilité par l’obéissance : (Serm.2. De institut. Monac) : « A cause », dit-il, « que les esprits sont différents aussi bien que les volontés, on élit un Supérieur, afin de bannir toute propre volonté de chaque particulier. Et la vraie obéissance consiste, non seulement à s’abstenir des choses mauvaises par le conseil du Supérieur, mais à ne pas faire même les bonnes et les louables sans son avis. » Notre Saint dit en second lieu que « l’humilité produit l’affranchissement des passions et la paix de l’âme. » Ce qui se rapporte à ce que Saint Grégoire enseigne que l’obéissance est le vrai moyen d’acquérir ou de conserver la chasteté. (Gregor. Lib. 26. c.13) : « On ne conserve la chasteté, » dit ce saint pape, « qu’en gardant l’humilité. Et si l’esprit se tient rabaissé au-dessous de Dieu par une pieuse soumission, la chair ne s’élève point au-dessus de l’esprit par des mouvements illégitimes, parce qu’il n’a reçu le droit d’empire et de domination sur elle qu’au cas qu’il reconnaisse toujours le suprême empire de Dieu sur lui. Et ainsi c’est avec justice que lorsqu’il méprise son créateur par des sentiments d’orgueil, elle lui déclare aussitôt la guerre. De là vint que celui qui le premier pécha contre Dieu en lui désobéissant, sentit les premières atteintes de la honte et de la pudeur : la révolte de son esprit contre Dieu fut suivie de celle de sa chair contre son esprit ; et n’ayant pas voulu demeurer soumis au suprême auteur de son être, il perdit le droit de tenir sa chair soumise à ses ordres et à sa conduite, afin qu’il sentît en soi-même la confusion qui lui venait de sa désobéissance, et qu’il apprît par cette humiliation involontaire ce qu’il avait perdu par sa volontaire présomption. » Saint Bernard a aussi enseigné la même chose en ces termes ( Serm. I. In festo omnium Sanct. c.9) : « Ce que dit Jésus-Christ : Heureux les doux parce qu’ils possèderont la terre, peut s’entendre de la terre de notre corps, et que si l’âme veut posséder cette terre, et régner sur elle, il faut qu’elle soit douce et soumise à son Supérieur, parce qu’elle trouvera son inférieure telle à son égard qu’elle sera elle-même à l’égard de son Supérieur. Car la créature », dit-il, « s’arme pour venger l’injure faite au Créateur : c’est pourquoi lorsque l’âme trouve que sa chair lui est rebelle, elle doit conclure qu’elle-même n’est pas assez soumise aux puissances supérieures. Qu’elle s’adoucisse donc et s’humilie sous la main puissante du Très-Haut : qu’elle soit soumise à Dieu et à ceux qui le représentent, et elle trouvera aussitôt que son corps lui deviendra soumis et obéissant. »  Quant à la comparaison dont notre Saint se sert dans la suite de cet article, elle était inintelligible selon les interprètes latins, qui entendaient de la loi de Moïse et de la Sainte Vierge ce que le bienheureux Jean, Abbé de Raythe, et Elie de Crète dans son Commentaire manuscrit (Bibl. PP. To.6.p.2) nous apprennent être dit du Cantique d’actions de grâces, que Moïse compsa et chanta au sortir de la mer rouge, et de Marie la prophétesse, sœur de Moïse et d’Aaron. Mais elle est très juste et très claire selon cette explication de ces savants grecs et le texte de notre Saint, parce qu’elle consiste en ce que l’humilité est produite et commencée par l’obéissance : et perfectionnée et couronnée par l’affranchissement de toutes les passions et la souveraine paix de l’âme, comme cette célèbre action de grâces fut commencée par Moïse et tout le peuple qui en chantèrent le Cantique, et fut achevée et comme couronnée par Marie, qui le chanta de nouveau avec toutes les femmes qu’elle conduisait. Car cette action de Marie est souvent relevée par les Pères Grecs, et entre autres par Saint Grégoire de Nazianze (Or.19), qui s’en sert pour exprimer la ferveur des prières de sa sainte mère Nonne. Lorsque Saint Jean Climaque dit qu’ « on ne doit pas suivre même en secret des mouvements extraordinaires de ferveur si l’on n’est pas bien fondé dans l’humilité, et tout-à-fait éloigné de mépriser son prochain », il entend, comme Elie de Crète l’a expliqué dans son Commentaire manuscrit, des actions spirituelles, telles que sont de longues prières, des larmes, des veilles, et autres semblables. Et il défend en ce cas de les pratiquer dans le secret même d’une cellule, parce que tout ce qui est extraordinaire et singulier est exposé à la vanité, et que lorsque les bonnes actions nous enflent, ce qui est un remède en soi-même devient un poison pour nous, selon la parole de Saint Grégoire le Grand. (Moral.c.13). Mais rien ne peut éclaircir davantage ce point important de la discipline religieuse et de la vie spirituelle que le jugement qu’en a rendu le grand Saint Basile. (Reg.138). On lui avait demandé : « Si l’on doit permettre à quelqu’un dans une communauté régulière de jeûner et de veiller plus que les autres selon sa disposition et sa volonté. » A quoi il répond en ces termes : « Puisque le Fils de Dieu dit qu’il est descendu du Ciel, non pour faire Sa volonté, mais pour faire celle de Son Père qui l’avait envoyé, tout ce que chacun fait par sa propre volonté est propre à celui qui le fait, et étant humain ne peut entrer dans le culte saint et religieux qu’on doit rendre à Dieu. Il est même à craindre que Dieu ne lui reproche que ces bonnes œuvres apparentes lui sont un objet de complaisance, et qu’il est bien aise d’en être le juge et le maître. Mais de plus il doit appréhender cette comparaison qu’il fait de soi-même avec les autres, et ce désir qu’il a d’exceller par-dessus eux, quoi que ce soit en de bonnes actions, ce mouvement naissant d’ordinaire d’un esprit de vanité, qui est un vice que l’Apôtre nous ordonne de fuir lorsqu’il dit qu’il n’ose pas se comparer avec quelques-uns qui se relevaient eux-mêmes. C’est pourquoi nous ne devons pas suivre notre propre volonté, et au lieu de vouloir paraître dans quelque degré d’excellence non commune, nous devons obéir au précepte de l’Apôtre, qui nous enjoint de n’avoir point d’autre but dans toutes nos actions que la Gloire de Dieu seul. Car ceux qui veulent combattre légitimement et saintement dans la milice de Jésus-Christ doivent renoncer à tout ce qui peut leur donner lieu de se plaire en la vue d’eux-mêmes, leur causer de la vaine gloire, et les flatter par une prééminence de vertu au-dessus des autres. Saint Paul nous déclare que cette affectation de singularité n’est point dans son usage et dans la coutume de l’Eglise. Il nous avertit de ne nous point complaire en notre propre lumière ni en nos propres œuvres. Et pour nous toucher davantage, il nous allègue l’exemple de Jésus-Christ, lequel il nous dit ne s’être point plu en soi-même. Si néanmoins une personne qui est dans une communauté juge qu’elle a nécessairement besoin de jeûnes plus austères, de veilles plus grandes, et d’autres mortifications plus fortes que les autres, elle doit s’adresser à ceux qui sont établis pour le règlement de la discipline ; leur dire les raisons sur lesquelles elle fonde son besoin, et s’en tenir à ce qu’ils en ordonneront. Car il pourra souvent arriver qu’on pourvoiera mieux à sa nécessité par une autre voie que par celle qu’elle propose. » Ce que notre Saint dit ici, qu’ « il a vu, selon la parole de Job, que la paresse et la lenteur du naturel a souvent été nuisible à quelques âmes, et quelquefois la promptitude et l’activité ne l’a pas été moins aux autres », ne se trouve point dans Job, ni selon le Grec que nous avons, ni selon le texte Hébreu. Et pour ce qui est de cette vérité qu’il propose en général, Saint Grégoire de Nazianze l’explique en particulier, lorsqu’il exhorte les fidèles de Constantinople à « n’être pas lents et paresseux pour le bien, mais fervents d’esprit ; et à n’être pas aussi trop actifs et trop ardents par un esprit de témérité et d’amour d’eux-mêmes, mais à marcher par la voie royale entre les deux extrémités vicieuses, et à regarder comme également mauvaises une froideur molle et une ferveur inconsidérée, parce que l’une ne va pas jusqu’au bien, et que l’autre passe au-delà ; que par l’une on se détourne à gauche et par l’autre à droite, contre le précepte du sage, et qu’ainsi on tombe dans un pareil dérèglement par des actions contraires. » Mais il combat principalement la trop grande activité, et le zèle qui n’est pas selon la science, parce que ce mal est pris plus aisément pour le bien que l’indifférence et la lenteur, et il leur enseigne à « n’être pas trop justes ni plus sages qu’il ne faut, ce que le Saint Esprit défend dans les Ecritures : » c’est-à-dire, continue-t-il, « à ne vouloir pas être plus exacts que la loi, plus éclatants que la lumière, plus droits que la règle, plus sublimes que les ordres de Dieu même. » La comparaison que Saint Jean Climaque fait de « la parfaite obéissance avec du vif-argfent » consiste en deux points. Le premier en ce que ce minéral qui est liquide se tient toujours au-dessous de toutes sortes de liqueurs (Plin.33.), comme ceux qui sont vraiment obéissants s’abaissent toujours sous les lois qu’on leur impose, et sous les fardeaux dont on les charge. Le second point de la comparaison avec l’obéissance est en ce qu’il se conserve pur. Et Elie de Crète dit sur ce sujet dans son commentaire manuscrit que « lorsqu’on sépare le vif-argent en de petites boules, et qu’on les jette à terre parmi la poussière et les ordures, il ne se mêle jamais avec tout ce qu’il rencontre, et que si on veut rejoindre ensemble toutes ces petites parties, il ne souffre point qu’aucun corps étranger se mêle avec elles. » Ce qui est une belle figure de la parfaite obéissance, parce qu’elle ne souffre point des réflexions humaines qui altèrent sa parfaite pureté, mais se soumet aux ordres du Supérieur avec une humilité d’esprit d’autant plus clairvoyante et plus éclairée qu’elle est plus simple et plus aveugle, parce que selon l’excellente parole de notre Saint, « elle ne renonce à tout discernement que par une plénitude de discernement. » Quant à ce que notre Saint dit d’abord en cet endroit que « l’obéissance produit l’humilité », on l’a éclairci en ce même Degré. Il ajoute ensuite que « l’humilité produit la discrétion, selon la remarque très excellente et très sublime de Cassien dans le discours qu’il a publié touchant cette dernière vertu. » Il faut donc voir ce que Cassien a écrit sur ce sujet. C’est dans la seconde de ses Conférences qu’il a dit ce que notre Saint rapporte de lui. (Cassien. Coll.2. c. 10). « La véritable discrétion », dit-il, «  ne s’acquiert que par la véritable humilité : Et la première preuve de cette humilité véritable sera, si l’on se rapporte à l’examen et à la résolution des Anciens, non seulement de tout ce qu’on doit faire, mais aussi de tout ce qu’on pense, afin que nul ne croie son propre sens : que chacun se soumette à leurs décisions en toutes choses, et apprenne par la Tradition de ces Anciens les jugements qu’il doit faire du bien et du mal. » Saint Grégoire de Nazianze (Or.40) éclaircit encore cette vérité lorsqu’il dit que « nous devons discerner la lumière qui naît du feu de la terre d’avec celle qui naît du feu du Ciel que Jésus-Christ a apporté dans le monde ». Et pour nous marquer que cette fausse lueur est celle qui vient de notre présomption et de notre confiance en notre propre sagesse, à qui l’humilité est tout-à-fait opposée, il ajoute : « Ne marchons point dans la lumière de notre feu, et dans l’éclat de la flamme que nous avons allumée nous-mêmes. » C’est là le piège des personnes les plus spirituelles et les plus austères. Elles sont d’ordinaire assez humbles pour obéir ponctuellement à tous les ordres qui vont à l’austérité et à la mortification de la chair. Mais si la vue de leurs besoins corporels et de leur faiblesse porte les Supérieurs à ne pas suivre leur ferveur lorsqu’elle va plus loin que leurs forces, elles opposent leur propre lumière à celle de ceux qui les conduisent de la part de Dieu, et comme elles manquent d’humilité, elles tombent dans l’indiscrétion, et quelquefois même dans la désobéissance. Saint Nil disciple de Saint Chrysostome et fameux Anachorète représente bien ce dérèglement en ces termes (Nil. De vitiosis cogitat. To.5. Bibl.PP.p.2) : « Lors », dit-il, « que le Démon de l’intempérance ne peut nous porter à rompre l’abstinence des viandes qu’on a ordonnée, il s’efforce après de nous inspirer subtilement une passion forte pour nos abstinences, afin que nous en entreprenions plus que la faiblesse de notre corps n’en saurait porter, et que passant dans l’excès nous quittions le juste point d’une sage proportion, et d’une vertueuse médiocrité. » Le Saint propose en cet article une question qu’il ne résout point. « Il y en a », dit-il, « qui ayant obtenu de leur Supérieur ce qu’ils avaient désiré qu’il leur accordât, et qui ensuite venant à se douter que selon son vrai sentiment il ne serait pas bien aise qu’ils fissent ce qu’il leur a permis, ne veulent point se servir de cette permission. Et il y en a au contraire, qui ayant fait de même condescendre leur Supérieur à leur volonté, ne laissent pas d’exécuter sans aucun scrupule ce qu’il leur a permis, quoiqu’ils se doutent comme les autres de sa véritable intention. » Et après avoir proposé la question en ces termes, il conclut : « Il faut examiner lequel de ces deux personnes a agi plus saintement. » Il semble d’abord que c’est le premier, parce que Saint Bernard dit que (Ser. 35. De divers. n.4) : « quiconque s’efforce ou à découvert ou en cachette de faire que son père spirituel lui ordonne ce qu’il désire, celui-là se trompe s’il se flatte de sa soumission à ses ordres, comme si c’était une véritable obéissance. Car ce n’est pas lui qui obéit à son Supérieur, mais c’est plutôt son Supérieur qui lui obéit ». Il semble donc que s’il n’exécute point ce commandement, comme dit Saint Jean Climaque en cet article, lorsqu’il voit qu’il n’est pas tant venu de la volonté de son Supérieur que de la sienne propre, il se repent de sa faute, et renonce à sa propre volonté. Mais la manière dont Elie de Crète décide cette question paraît très sage, et la distinction qu’il apporte l’éclaircit entièrement. « On peut les louer tous deux », dit-il. « Car si c’est un ancien religieux qui s’est suivi lui-même dans la permission qu’il a demandée, il fera bien de n’en rien exécuter, tant parce que son obéissance a été éprouvée depuis longtemps en toutes rencontres, que parce qu’il peut reconnaître plus certainement par sa lumière et par son expérience quelle a été la véritable intention de son Supérieur, et que la connaissant ainsi, il fera mieux de ne pas obéir comme un serviteur au son des paroles de son maître, mais à suivre comme un vrai enfant d’obéissance la véritable volonté de son père. Que si c’est un jeune religieux, il est sans doute », dit-il, « qu’il fera mieux d’obéir avec simplicité à l’ordre qu’il a reçu, et de n’agir pas avec tant de discernement, parce qu’en l’état où il est, il doit donner des preuves de son exacte et fidèle obéissance. » Pour l’intelligence de cet article qui est l’un des plus difficiles et des plus excellents de tout ce livre, il faut remarquer que les religieux de ce temps-là, soit dans la Palestine, soit dans les autres parties de l’Orient ne faisaient point vœu de stabilité en aucun lieu. Cette vérité est si importante pour entendre plusieurs passages des Pères Grecs, et principalement de Saint Jean Climaque, qu’il est nécessaire de la prouver. Saint Basile (Regul. 36), qui a été le législateur des religieux de l’Orient permet de sortir d’un Monastère lorsqu’on ne trouve pas que la discipline y soit assez pure et assez austère, quoiqu’on ait promis d’y demeurer. Il défend seulement d’en sortir sans exposer à ses frères le sujet de sa sortie, et condamne celle qui se fait par légèreté et par inconstance. Notre Saint animé de l’esprit de ce Père déclare comme lui « qu’encore qu’on se soit lié avec d’autres par des promesses mutuelles de demeurer ensemble dans une communauté, si l’on voit qu’on n’y fait aucun progrès, et que l’œil de l’âme n’y reçoit aucune nouvelle lumière, on ne doit point douer d’en sortir. (cf Degré 25). Cette doctrine est si sainte qu’encore que les religieux aient fait vœu de stabilité dans l’Occident selon la règle de Saint Benoît, et plusieurs autres, néanmoins l’Eglise a permis de sortir par esprit de piété d’un Monastère moins réformé pour se retirer dans un autre qui l’est plus, et même de passer d’un Ordre plus doux en un Ordre plus austère. Ce fondement supposé, voici ce que Saint Jean Climaque enseigne dans cet article : « C’est une chose impossible », dit-il, «  que le Diable s’oppose jamais lui-même à sa propre volonté qui est de nous nuire ». Et ainsi comme le Diable n’est jamais divisé d’avec lui-même, quoiqu’il tâche de persuader à deux différentes personnes des choses toutes contraires, il n’a pour but que de les perdre tous deux. Si l’un est fort bien dans un Monastère ou dans le désert : Si Dieu l’y a appelé, et s’il y mène une vie digne de Dieu, le Diable le pousse à en sortir. Et quand il en est venu à bout, on voit le malheureux effet de sa tentation dans la mollesse et le relâchement de celui qu’il a trompé. C’est ce que notre Saint marque en ces paroles : « Vous devez être persuadé de cette vérité par l’exemple des Solitaires, qui après avoir soutenu avec vigueur les travaux de la vie religieuse, ou dans la grotte d’un désert, ou dans la communauté d’un Monastère, en sont sortis par la suggestion du Démon, et vivent à présent dans la négligence et dans le relâchement. » Que si l’autre au contraire est mal dans un Monastère, selon l’espèce de Saint Jean Climaque ; si l’observance religieuse n’y est pas assez étroite pour lui, et si l’esprit de dieu le pousse à en sortir pour passer en quelque maison plus sainte, le Diable s’efforce de l’en empêcher en lui suggérant des raisons plausibles et vraisemblables qu l’en détournent. « Comme au contraire », dit-il, «  lorsque nous voulons sortir de quelque lieu qui nous est nuisible, le Démon s’oppose à notre sortie. » A quoi il ajoute cette parole mémorable, que « l’opposition que le Démon forme à notre sortie de ce lieu par ses secrètes inspirations est un témoignage que nous y vivions en paix avec lui, et que nous commençons à le combattre, puisque la guerre qu’il nous déclare est la marque de celle que nous lui faisons. » Ce que notre Saint explique encore plus clairement, lorsqu’il dit en un autre endroit (Degré 15) : « Les Démons d’impureté attaquent cruellement les anachorètes, afin que les persuadant qu’ils ne retirent aucun fruit véritable de leur retraite dans le désert, ils les fassent résoudre à retourner dans le monde. Et au contraire, ces mêmes ennemis s’éloignent de nous lorsque nous vivons dans le monde, afin que voyant que nous n’y sommes combattus par aucune tentation, nous demeurions toujours avec les personnes mondaines et séculières. C’est pourquoi », dit-il «  nous devons conclure que le lieu où nous sommes combattus par cet ennemi est celui où nous le combattons avec plus de force et plus d’avantage. Car quand nous ne le combattons point comme un ennemi, il n’agit plus avec nous que comme ami. » Et ainsi notre Saint nous marque fort bien que quand nous sommes dans un lieu de relâchement et de désordre, le Démon est ravi de nous y voir demeurer, et nous y laisse en repos, parce qu’il laisse en paix ce qu’il possède selon l’Evangile ; « in pace sunt ea quae possidet ». Et aussitôt que Dieu nous touche le cœur, et que nous résolvons de nous retirer en quelque véritable maison de Dieu, cet ennemi tâche de nous en détourner par des scrupules qu’il forme dans notre esprit, et des appréhensions qu’il nous donne du changement et de l’avenir. Pour entendre ce que veut dire une Laure, dont Saint Jean Climaque parle en cet endroit et en plusieurs autres, et pour savoir au vrai quelle a été cette institution, qui n’a eu lieu que dans l’Eglise Orthodoxe, et de laquelle il y a des vies de Saints Abbés grecs qui sont toutes pleines, il est besoin de savoir que les plus anciens religieux cénobites qui ont été en Egypte, et ceux de la fameuse île de Tabenne fondés par Saint Pachôme avaient tous chacun leur cellule. Cela paraît par la règle de Saint Pachôme (c.61 & 65), où il défend d’entrer dans la cellule d’un autre, et par Saint Jérôme même, qui parlant des cénobites d’Egypte dit écrivant à Sainte Eustochie (Ep.22 ad Eustoch.) qu’ils demeuraient dans des logements séparés les uns des autres ; mais que les cellules étaient jointes ensemble. « Manent separati, sed junctis cellulis ». Cassien et Rufin confirment la même chose. (Cass. Instit. c.37. Ruffin. lib.2. Sulpit. De vita Martini n.25). Les religieux que Saint Martin fonda le premier en France sur le modèle de ceux de la Thébaïde étaient ainsi logés par cellules. Car il fut le premier qui fonda les Religieux en ce royaume comme le bienheureux Augustin en Afrique. Mais il semble que Saint Basile qui fonda le premier les Monastères de la Cappadoce et du Pont, ne logea ses religieux cénobites que dans des dortoirs communs, comme il les fit manger dans un réfectoire commun, et qu’il établit seulement des cellules pour ceux qui embrasseraient la vie solitaire. Car voici ce que Saint Grégoire de Nazianze écrit de ce grand législateur des religions de l’Orient, et de quelle sorte il loue son institution comme un ouvrage digne de sa sagesse. « il avait remarqué », dit-il, « que la vie solitaire et contemplative est fort différente de la vie cénobitique, et que toutes deux ont leurs commodités et leurs incommodités. C’est pourquoi il résolut de les accorder et de les mêler ensemble en baptisant des ermitages et des cellules près des Monastères, sans les séparer même par des murailles, afin que la contemplation ne fût pas privée du bien de la société, et que la vie active et laborieuse ne fût pas exempte de la contemplation, joignant ensemble », dit-il, «  ces deux institutions et ces deux sortes de vie pour l’unique Gloire de Dieu, comme Dieu a joint la mer avec la terre pour le bien de l’univers. » Il paraît par le Concile de Vennes en Bretagne assemblé en 465 que les Saints Evêques de France avaient suivi cette institution de Saint Basile. Car « ils défendent aux religieux de quitter leur Monastère pour se retirer dans quelque cellule séparée s’ils n’ont été longtemps éprouvés dans tous les exercices de la vie religieuse, ou s’ils ne sont devenus sujets à diverses maladies » ; et en ces deux cas, ils veulent que ces cellules soient dans l’enceinte du Monastère, et qu’ils y vivent toujours sous l’obéissance de l’Abbé. Ce qui est entièrement semblable à ce que dit Saint Grégoire de Nazianze. Cette forme de tenir les religieux logés en commun se répandit de telle sorte dans l’Orient que l’Empereur Justinien qui régnait au sixième siècle marque expressément que « les religieux coucheraient dans des dortoirs communs et chacun à part. » (Novel.5). Saint Benoît a suivi cet ordre dans sa Règle ayant vécu sous Justinien. Et le second Concile de Tours tenu au même siècle, savoir en 567, qui était le temps où vivait Saint Jean Climaque ordonne que « les religieux n’auront point de cellules séparées, mais qu’ils habiteront tous ensemble dans un logement commun, et qu’ils dormiront néanmoins chacun à part ». (c.14). Mais il s’était déjà établi dans l’Orient une nouvelle institution, qui est celle des Laures, qui tenait le milieu entre la vie solitaire et cénobitique. Evagre qui est l’un des premiers historiens qui en parle l’a fait en ces termes : (Evagr. I. hist.c.21) «  L’Impératrice Eudocie femme de l’Empereur Théodose le jeune étant venue, » dit-il, «  visiter les saints lieux de Jérusalem fit bâtir plusieurs saints Monastères, et les lieux qu’on appelle Laures. La vie des Monastères est fort pauvre et fort austère ; car ils n’ont point d’argent ni en particulier ni en commun, et vivent seulement d’herbes et de légumes. Ils prient Dieu tous ensemble durant le jour et durant la nuit, et ils mortifient leurs corps par tant de travaux corporels et tant d’ouvrages des mains qu’ils ressemblent à des morts plus qu’à des vivants. Leurs jeûnes sont extrêmes ; ils passent souvent deux et trois jours, et quelquefois quatre et cinq jours de suite sans manger. Et ils ne mangent jamais que pour satisfaire à la simple nécessité de la nature. » Voilà l’austérité prodigieuse des Monastères d’alors, qui durait encore cent ans depuis du temps de Saint Jean Climaque, comme il le remarque lui-même, (Degré 26), lorsqu’il dit qu’ »on pratiquait encore de son temps les actions extérieures de la vertu, et les travaux corporels de la pénitence qui se pratiquaient au temps des Saints Pères. » Et cela sert à entendre ce que dit notre Saint au premier Degré, que « tous ne peuvent pas demeurer dans les Monastères à cause de l’intempérance de leur bouche », c’est-à-dire parce que leur délicatesse ne pouvait pas souffrir la vie si austère des religieux de ce temps-là. Evagre décrit ensuite (I. histor. c. 21) les Laures en ces termes : « Les autres », dit-il, ont embrassé un autre genre de vie différent de ce premier. Car ils s’enferment en de petites cellules qui sont si étroites et si basses qu’ils n’y peuvent demeurer tout debout, et ne se peuvent pas étendre en travers étant couchés. Et même il y en avait, » dit-il, « qui n’étaient point en des maisons faites de mains d’hommes, mais en des grottes et en des cavernes, pareils à ceux dont parle Saint Paul dans son Epître aux Hébreux. » Or il y avait cette différence entre les cellules des Anachorètes, et les Laures, que les cellules des Anachorètes étaient plus éloignées les unes des autres que celles des Laures. Nous l’apprenons de Sozomène ( Sozom. lib.6. c.31), qui après avoir parlé des Monastères de Nitrie qui vivaient tous en commun, et des autres Monastères où les religieux vivaient chacun à part ( ce qui marque les Laures quoiqu’alors on ne les appelât pas encore de ce nom) il dit que dans le fond du désert de Scété qui était éloigné de quelques lieues de Nitrie, il y avait un canton qu’on appelait les Celles, parce qu’il contenait plusieurs cellules d’Anachorètes, mais qui étaient dispersées çà et là, et si éloignées l’une de l’autre que l’on ne pouvait ni se voir ni s’entendre parler. Au lieu que les cellules des Laures étaient disposées toutes d’un même rang. Ce qui les a fait appeler de ce nom grec, parce qu’il signifie un rang de maisons. Et elles n’étaient pas si éloignées que celles des ermites, quoiqu’elles ne fussent pas jointes l’une à l’autre comme étaient celles des cénobites d’Egypte. Les plus célèbres ont été celles de Saint Chariton, de Saint Théodose, et de Saint Savva, qui mourut en 531, et dont notre Saint parle (Miscell ; lib.24). C’a été la plus fameuse de toute la terre, et il est marqué même que Saint Jean de Damas qui vivait au huitième siècle fut instruit dans la discipline religieuse sous un père dans la Laure de ce Saint qui était en Palestine. C’a été dans cette province qu’elles se sont multipliées. Les vies de Saint Théodose Abbé, de Saint Euthyme aussi Abbé, de Saint Savva, de Saint Jean le Silencieux Evêque, puis Solitaire, qui sont très fidèles, comme étant écrites de leur temps, en sont toutes pleines. Elles se bâtissaient sur le bord des rivières, des lacs, ou des torrents, à cause que la Palestine est sèche et aride, et que le défaut d’eau vive ou d’eau du ciel y causait de grandes incommodités. Il paraît par là que ceux qui ont écrit que c’étaient de petits Monastères, ou que ce nom signifiait toutes sortes de Monastères, se sont trompés. Ces Laures ont continué toujours dans l’Empire Grec. Car nous voyons par une Constitution de l’Empereur Nicéphore Phocas, qui commença de régner en 963, au dixième siècle, qu’il approuve fort qu’on bâtisse dans les déserts des cellules de Solitaires, et celles qu’on appelle Laures. Et que l’Empereur Emmanuel Comnène, qui a régné longtemps depuis lui, savoir en 1143, en parle encore. Cette institution n’a point passé dans l’Occident, et toute l’Eglise latine n’avait que des Monastères de Cénobites, et des Anachorètes, ou des Reclus. Mais il semble que Saint Brunon fondateur des Chartreux l’a voulu imiter au onzième siècle lorsqu’en 1086 il fonda la grande Chartreuse dans le désert affreux où elle est. Car la division de cellules, la solitude perpétuelle qui est l’esprit de ce saint Ordre, et l’obéissance à un supérieur, nous représentent dans toutes les Chartreuses les Laures des Grecs. Le bienheureux Jean Sabaïte dans l’édition grecque imprimée de Saint Jean Climaque dit en cet article : « Je suis un fornicateur ». Mai Ambroise Camaldule a lu dans son manuscrit grec : « Je suis un méchant. Ego malignus sum ». Et il est aisé que l’un ait été écrit dans le texte grec au lieu de l’autre, n’y ayant que deux lettres à dire entre ces deux mots. Joint qu’on ne pourrait pas l’excuser si aisément de mensonge, s’il avait dit contre la vérité qu’il était sujet à un vice particulier, qu’ayant dit seulement en général qu’il était un trop méchant homme pour pouvoir recevoir personne sous sa conduite. Car ces expressions générales d’humilité sont ordinaires et véritables en un sens dans la bouche même des Saints. Saint Jean Climaque avait marqué dans l’article précédent, quoiqu’en des termes un peu obscurs qu’il y avait quelques religieux qui n’étaient pas de vrais Israélites, sans dissimulation et sans artifice, en disant qu’ « on devait craindre qu’au lieu d’apprendre la vertu dans une école de vertu, on n’y prît qu’un esprit de corruption et de licence, de malice fine et ingénieuse, et d’activité fervente et subtile pour le mal : parce que cela arrivait quelquefois. » Ce qui était d’autant plus déplorable qu’il remarque lui-même que les austérités corporelles étaient très grandes dans les Monastères de son temps, et aussi grandes que du temps des Saints Pères des déserts. Mais que deux vertus y manquaient, la simplicité, et l’humilité, qui étaient directement opposées à ces vices spirituels qu’il dépeint en ce précédent article. Mais il décrit sous un langage plus obscur, et sans nommer aucun Monastère un autre désordre, qui s’était introduit en quelques maisons religieuses. Il était difficile de l’entendre, parce qu’il a voulu qu’on eût de la peine à le deviner, ayant dit lui-même à la fin de cet article : « Que celui qui a de l’intelligence entende ce que je veux dire. » Mais Saint Basile éclaircit cette obscurité ( Basil. De abdicat. rer. p.376). C’est dans son Traité du renoncement au monde où ceux qui voudront s’en informer le pourront faire. Cependant on peut remarquer sur le sujet de l’éducation des jeunes enfants dans les Monastères d’hommes, dont parle Saint Jean Climaque en ce lieu, cette règle mémorable du même Saint Basile qui dit que (Regul. 292) « si des pères amènent leurs enfants dans une maison religieuse pour les faire instruire en la discipline du Seigneur, et n’ont que ce but ; et si ceux à qui ils les amènent ont un véritable sujet de croire qu’ils les élèveront dans la piété chrétienne, on peut garder le précepte de Jésus-Christ, qui dit : Laissez venir à moi les enfants, et ne les en empêchez pas. Car c’est à ceux qui sont tels que des enfants qu’appartient le royaume des Cieux. Mais si les pères n’ont pas pour principal dessein de les faire élever dans la crainte et le service de Dieu, et si ceux à qui ils les adressent n’ont pas sujet d’espérer d’en venir à bout, cette entreprise de les instruire ne sera point agréable à Dieu, et ne sera ni avantageuse ni utile aux religieux qui s’en chargeront. » Isseltius docteur théologien de Flandres, qui a fait des éclaircissements latins sur Saint Jean Climaque, a cru que c’était du Saint abbé Moïse fameux Solitaire que notre Saint a voulu parler lorsqu’il a dit qu’ « il a paru par l’exemple de Moïse qu’il vaut mieux pécher contre Dieu que contre notre père spirituel, parce que lorsque Dieu est irrité contre nous, notre conducteur peut le réconcilier avec nous, au lieu que lorsque nous offensons notre conducteur, nous n’avons plus personne qui nous rende Dieu favorable. » Mais on n’a rien écrit de pareil de cet Abbé. Et les Pères Grecs et Latins qui ont précédé Saint Jean Climaque ont avancé les premiers cette vérité qu’il produit ici, et ne l’ont confirmée que par l’exemple du grand moïse conducteur du peuple de Dieu. « S’il eût eu de l’ambition, » dit Saint Chrysostome (Chrys ; to.5. sermo 48), « et qu’il eût voulu seulement se faire chef de ce peuple, il se fût rendu coupable. Mais s’étant exposé à tant de périls, et à la mort même pour sauver ses frères, qui étaient les misérables qui l’accusaient d’avoir usurpé une puissance, à laquelle Dieu l’avait appelé par tant de miracles. Aussi Dieu se déclara le protecteur de son innocence et le vengeur de l’ambition de ses ennemis, en faisant tomber le feu du Ciel sur les uns, et ouvrir la terre sous les pieds des autres. » Sur quoi le bienheureux Augustin d’Hippone remarque écrivant contre les Donatistes : (Aug. De bapt. Contra Don.2.c.6) : « Que Dieu avait voulu montrer qu’il était plus sévère vengeur du crime de rébellion et de schisme que les Israélites commirent contre la personne de Moïse leur conducteur, que de celui d’idolâtrie qu’ils avaient commis contre lui-même. Car l’idolâtrie », dit ce Père, « ne fut punie que par la mort seule et par l’épée, au lieu que le schisme fut puni par un supplice qui dévora et engloutit tout vivants les schismatiques. Après quoi », dit-il, « qui pourra douter que le plus grand crime n’ait été celui qui a été le plus fervemment châtié ? » V° DEGRE. De la pénitence. Ce que Saint Jean Climaque rapporte de ces bienheureux pénitents, que quelques-uns disaient : « Les Anges qui nous gardent se sont-ils rapprochés de nous, ou sont-ils encore éloignés de nous ? » confirme d’une part l’ancienne foi de l’Eglise Orthodoxe, qui est que chaque fidèle a un ange gardien, selon ces paroles de Saint Basile (Basil. Lib.3 ; contra Eunom.) : « On ne peut pas nier que chaque fidèle n’ait un Ange qui le garde, et règle sa vie comme un précepteur et un pasteur, si l’on n’oublie cette parole de Jésus-Christ « Ne méprisez pas ces petits enfants, parce que leurs Anges voient toujours la Face de mon Père qui est dans les Cieux. » Il reste seulement à faire voir que ce que témoignent ces pénitents par la bouche de Saint Jean Climaque, que leurs Anges qui s’étaient éloignés d’eux quand ils avaient commis un péché mortel, n’étaient peut-être pas encore revenus à eux, n’est pas singulier, et que des Pères Grecs ont parlé ainsi avant notre Saint. Il suffira d’en produire deux. Le premier est le même Saint Basile (In Psal.33), qui interprétant cette parole de David : « L’Ange du Seigneur environne comme d’un retranchement et d’un camp ses serviteurs », dit que « chaque fidèle a un Ange qui le garde, s’il ne l’éloigne de lui par des actions mauvaises. Car comme la fumée a fait fuir les abeilles, et que la mauvaise odeur chasse les colombes, ainsi le péché qui est plein d’infection, et qui ne peut être purifié que par les larmes de la pénitence, fait retirer de nous l’Ange que Dieu a commis à notre garde. » Et le même Saint dans des commentaires sur le Prophète Isaïe qu’on lui attribue, dit encore (I. in Isa.c.5) qu’ « il se peut faire que chacun de nous, qui a un Saint Ange qui le garde, et qui l’environne de sa protection, perd cette garde et cette protection aussitôt qu’il tombe dans un péché mortel, et qu’il est privé de l’assistance des vertus célestes. » Le second est Saint Chrysostome (Homil.3), qui dit qu’ « avant l’Incarnation les Anges n’étaient gardiens que des peuples et des provinces ; mais que depuis, ils sont gardiens de chaque fidèle, selon que Jésus-Christ le marque dans l’Evangile : qu’ainsi qu’avant la loi de Moïse chaque homme de Dieu était gardé par un Ange, comme Jacob le dit de lui-même, chaque serviteur de Jésus-Christ l’est aussi depuis l’Incarnation ; et que nous devons nous conduire avec modestie et avec sagesse, ayant un si digne conducteur qui nous gouverne, comme nous avons un Démon qui nous tente et nous veut séduire. » Il dit encore en un autre endroit (Homil.23, in Hebr.) que « lorsqu’un Chrétien tombe dans le péché mortel, les Démons s’en réjouissent, lui insultent, et en triomphent ; au lieu que les bons Anges que Dieu a commis à notre garde, s’en attristent, et en rougissent. » Mais il y a des Pères, comme Saint Grégoire de Nysse, Saint Jérôme, et autres, qui tiennent que non seulement tous les fidèles, mais aussi chacun des hommes en particulier a un Ange Gardien. Quant à ce que Saint Jean Climaque ajoute que « ces pénitents souhaitaient que les Anges priassent pour eux, et avec eux ; » et ce qu’il dit ailleurs que « la Prière est l’exercice des Anges » ; c’est la doctrine de toute l’Eglise, laquelle il a prise de Saint Chrysostome, qui dit (Homil.28, ad populum Antioc. » que : « durant la célébration des Saints Mystères, non seulement les hommes, mais les Anges fléchissent les genoux devant le Seigneur ; que les Archanges y prient, et que ces esprits célestes, au lieu de tenir en leurs mains des branches d’oliviers, soutiennent le Corps du Seigneur, et s’adressent à lui en intercédant pour les hommes, comme s’ils lui disaient : Seigneur, nous t’offrons nos prières pour ceux, lesquels tu as tellement prévenus par ton amour, que tu as bien daigné mourir sur une Croix pour les sauver. Nous répandons nos vœux et nos supplications pour qui tu as répandu ton Sang même. Nous prions pour ceux pour qui tu as immolé ce même Corps. » On peut encore ajouter à ce grand maître Saint Nil l’un de ses disciples, qui dit (To.5. Bibl.PP. p.20. p.951.) que « les justes doivent imiter les Anges qui prient pour la sanctification des hommes ». Les autres Pères parlent de la même sorte. Encore que Saint Grégoire de Nazianze dans son Oraison de l’amour des pauvres (26. Orat.16), ait entendu par le terme grec de maladie sacrée la lèpre la plus maligne, que les Grecs appellent Elephantiasis, et qu’il la décrive sur le sujet du grand Hôpital pour ces pauvres malades, que Saint Basile fit bâtir à Césarée de Cappadoce, et qui fut appelé de son nom « Basilias », néanmoins on a cru que Saint Jean Climaque n’entendait pas marquer cette maladie extraordinaire par ce terme qui est ordinaire parmi tous les Auteurs Grecs, tant profanes qu’Eccléisastiques, et qui signifie l’épilepsie, ou le mal caduc, qui était une maladie commune partout. Et on a cru le devoir faire d’autant plus que ce Saint parle formellement de l’épilepsie en plusieurs endroits de son livre, et jamais de cette lèpre horrible, qui mangeait le corps, et le faisait tomber par pièces, et pour laquelle on avait fondé tant d’hôpitaux et de maladeries en France, il y a trois et quatre cent ans. Quelques-uns ont cru que notre Saint en cet article parlait de trois espèces d’humilité : mais il n’en parle proprement que de deux, parce qu’il n’y en a que deux qui soient véritablement vertu ; l’une est des innocents et des Saints, et l’autre des vrais pénitents. Il appelle celle des Saints «  cette riche et bienheureuse humilité que Dieu donne aux âmes parfaites. » Et il ajoute : « Ne nous efforçons point de découvrir par notre raisonnement, et de déclarer par nos paroles, quelle est cette dernière humilité. Car nous ne ferions que courir en vain, puisque c’est un don ineffable de la Grâce de Dieu. » C’est celle qu’il appelle ailleurs « l’humilité sainte », et qu’il dit être « une grâce de l’âme, qui ne se peut exprimer par aucun nom, et qui n’est connue que de ceux-là seuls qui la connaissent par leur propre expérience. » Après qu’il a parlé de la première espèce d’humilité, qui est celle des innocents et des Saints, il parle de celle des pénitents, c’est-à-dire de ceux qui ont une véritable douleur de leurs crimes, et qui cessent de les commettre. « On la peut reconnaître », dit-il, «  par cette marque certaine, savoir par une pleine et parfaite souffrance des mépris et des humiliations ». Un seul passage de Saint Grégoire le Grand suffit pour l’éclaircissement de cette maxime de notre Saint. C’est sur ce que Saül ayant confessé au Prophète Samuel qu’il avait péché contre Dieu, lui demanda aussitôt qu’il lui rendît de l’honneur. « On voit bien, » dit ce pape (Gregor. In I. Reg.c.15), « que la pénitence est fausse, lorsque le pénitent désire encore d’être honoré. Car s’il se repentait véritablement de son péché, il aimerait mieux le mépris et l’humiliation que l’honneur, puisque ce n’est pas le respect ou la gloire qui doit suivre la confession du péché ; mais le rabaissement et le déshonneur. Et que sert-il de confesser ses péchés, si l’affliction de la pénitence ne suit pas la confession ? » Saint jean Climaque déclare ensuite que « cette humilité des vrais pénitents est différente de la condamnation que la conscience de ceux qui pèchent encore leur fait prononcer contre eux-mêmes. » Et il dit d’eux qu’ « on voit par leur exemple que les anciennes habitudes exercent souvent une espèce de tyrannie sur ceux mêmes qui pleurent leurs fautes. » Ce Père a bien raison de ne pas appeler humilité cette condamnation de la propre conscience, et cette confession de ses crimes, quoiqu’on la fasse avec larmes, lorsqu’on ne cesse point de commettre ces mêmes crimes. Car sa doctrine en ce point comme en tous les autres n’est que celle des Saints Pères, et entre autres de Saint Basile qui dit (Ep. I. ad Amphiloch. c.3) que « le plus véritable remède des péchés est de cesser de pécher. Et que c’est pour cela que celui qui ayant perdu la Grâce par les voluptés illégitimes veut donne des marques certaines de sa guérison, doit affliger son corps par les austérités de la pénitence, et le réduire en servitude par toutes sortes de mortifications, en s’abstenant des plaisirs sensuels qui ont été cause de sa ruine. » Mais après que Saint Jean Climaque a dit qu’on voyait par l’exemple de ces pécheurs que «  les anciennes habitudes exercent souvent une espèce de tyrannie sur ceux mêmes qui pleurent leurs fautes », il en recherche la cause, et il la marque en ces termes : « Il ne faut pas s’étonner », dit-il, « de cette tyrannie des anciennes habitudes. La raison des jugements de Dieu et la cause des chutes des hommes étant couverte de ténèbres, et impénétrable à tout esprit, puisqu’il est incertain quels sont les péchés où l’on tombe par négligence, quels sont ceux où l’on tombe par un délaissement de Dieu qui vient de la conduite particulière de Sa Providence et de Sa bonté, et quels sont ceux où l’on tombe par son aversion et par sa colère. » Ce qu’Ambroise Camaldule a traduit en ces paroles latines : « Difficillime comprehendi ac discerni potest, quaenam nobis per nostram negligentiam, quaenam per divinam derelictionem, qua nonumquam Deus humanam animam providentissima dispensatione deferit, quaenam per aversionem Dei nobis ruinae contingant » Cette division de Saint Jean Climaque est très juste. Car il distingue, comme les Pères, les chutes qui arrivent par la négligence, et celles qui viennent d’un abandonnement passager de la miséricorde et de la bonté de Dieu. Les chutes qui arrivent par la négligence sont décrites en ces termes par Saint Basile (Constit. Mon. c.1) : « Les hommes chastes, » dit-il, « deviennent incontinents lorsqu’ils négligent de résister avec vigueur aux passions déréglées ; de faire tout ce qui est en leur pouvoir et d’implorer le secours de Dieu. Car si quelqu’un s’abandonne aux vices par lâcheté, et se livre lui-même volontairement à ses ennemis, Dieu ne l’aide point et ne l’exauce point, s’étant lui-même le premier éloigné de Dieu par son péché. Celui qui désire d’être aidé de Dieu n’abandonne jamais son devoir, et celui qui accomplit son devoir n’est jamais destitué du secours divin. » Il paraît par ce passage de Saint Basile, que Saint Jean Climaque a voulu marquer, que les anciennes habitudes qui tyrannisent ceux mêmes qui pleurent leurs fautes, sont d’ordinaire celles où l’on est tombé par négligence. Car notre Saint déclare en ce même article que les péchés où l’on ne tombe point par négligence, mais par un délaissement de Dieu qui vient de la conduite particulière de Sa Providence et de Sa bonté, ne vieillissent pas dans l’âme. «  J’ai ouï dire » dit-il, « à un homme habile, que lorsque nous tombons dans quelque péché par un délaissement de Dieu qui vient de la connaissance particulière de Sa Providence et de Sa bonté, on se relève promptement de cette chute : parce que Dieu qui nous a abandonnés pour notre bien ne permet pas que nous soyons longtemps dominés par ces sortes de péchés. » C’est ce que les Pères Grecs ont dit être arrivé à David et à Saint Pierre. Quant à la troisième espèce de chute, que notre Saint dit arriver « par l’aversion et la colère de Dieu sur quelque pécheur », Théodoret la marque bien en expliquant ces paroles du psaume : «  Seigneur, j’ai gardé tes préceptes, ne m’abandonne pas entièrement. Le plus souvent, dit-il, la Grâce divine en abandonne quelques-uns pour un peu de temps, leur procurant par là un grand bien spirituel pour leurs âmes. C’est ainsi que le grand Elie ayant été délaissé de Dieu tomba dans la timidité et dans la frayeur, et reconnut la faiblesse humaine. Mais Judas ayant été entièrement abandonné de Dieu fut une proie préparée au Diable. C’est donc avec sujet que le Prophète prie de n’être pas délaissé entièrement, c’est-à-dire de n’être pas privé de la Grâce de la divine Providence. » Saint Jean Climaque, non plus que les anciens Pères,n’a jamais eu intention d’approuver que des pénitents demandent à Dieu qu’il les assure par quelque vision ou révélation certaine qu’il leur a pardonné leurs péchés. Saint Grégoire pape donne une sainte et salutaire instruction sur ce sujet à une dame nommée Grégorie. (Lib.6.Ep.22). « Ce que vous m’avez mandé à la fin de vos lettres », dit-il, « que vous m’importuneriez toujours jusqu’à ce que je vous écrivisse que Dieu m’avait fait connaître par une révélation que vos péchés vous sont remis, m’a paru être sans fondement, étant également difficile et inutile que Dieu me révèle qu’il vous a pardonné vos péchés. Difficile, parce que je suis indigne de cette révélation. Inutile, parce que vous ne devez croire avec assurance que vos péchés vous sont remis que le dernier jour de votre vie, lorsque vous ne pourrez plus les pleurer. Jusqu’à ce que ce jour vienne, vous devez toujours être dans la défiance et dans la crainte pour vos offenses, et les laver tous les jours avec vos larmes. Saint Paul avait été enlevé jusques au troisième ciel, et introduit dans le Paradis. Il avait ouï des mystères secrets qu’il n’est pas permis à un homme de découvrir, et néanmoins il tremble encore en disant : Je châtie mon corps, et je le réduis en servitude, de peur que prêchant les autres je ne sois réprouvé moi-même. Celui qui a été ravi jusque dans le Ciel est encore dans la crainte : Et celle qui est encore sur la terre ne veut plus avoir de crainte. » Mais le sens de Saint Jean Climaque est que des pénitents n’attendent pas à demander à la fin de leur vie que Dieu les assure de la rémission de leurs fautes par deux marques intérieures et toutes spirituelles, qui sont deux vertus célestes, l’une la charité compatissante aux fautes des autres, comme dit Elie de Crète, l’autre une profonde humilité. Car comme dit notre Saint : «  Où l’Esprit du Seigneur et une profonde humilité se trouvent, là les liens du péché sont certainement rompus. » Or cette infusion de l’Esprit de Dieu ne se peut mieux expliquer que selon la doctrine de Saint Basile qui sur la demande qu’on lui avait faite (Regul. Brev. Interrog.296) « Comment une âme peut être assurée » (c’est le même mot grec dont use ici notre Saint) « qu’elle a été purifiée de ses péchés, » répond « qu’elle le sera, si elle sent en elle le mouvement qu’avait David lorsqu’il dit : Je hais et j’abhorre l’iniquité ; ou lorsqu’elle a tellement mortifié ses passions selon que Saint Paul l’ordonne aux fidèles, qu’elle puisse dire : Je n’ai aucune liaison avec tout cœur qui n’est pas droit et sincère, et je ne veux avoir aucune société avec ceux qui ne sont pas serviteurs de Dieu. Or elle pourra connaître », dit-il, « qu’elle est dans cette disposition si elle sent les merveilleux mouvements de compassion et de charité que sentent les Saints envers les pécheurs, et que sentait le Prophète Roi lorsqu’il disait : Quand je regarde les méchants, je sèche de regret et de zèle de ce qu’ils n’observent pas vos commandements, et le grand Apôtre lorsqu’il écrivait : Qui s’affaiblit sans que je m’affaiblisse avec lui ? Qui se scandalise sans que je brûle ? Quiconque donc, » dit Saint Basile, «  a ces sentiments gravés dans le cœur, tant à l’égard de ses péchés qu’à l’égard de ceux des autres, doit s’assurer qu’il est purifié de ses fautes. » Il paraît par ce passage de Saint Basile que Saint Jean Climaque a grande raison de dire qu’un pénitent ne doit pas différer jusqu’à la mort de demander à Dieu cette assurance, puisqu’il ne lui demande que la charité et l’humilité qui en sont des preuves plus certaines que des révélations. Et c’est aussi ce que nous voyons que Saint Bernard a pratiqué lorsqu’après avoir dit (Serm. 45 in Cant.) que « la double beauté de l’âme consiste dans l’innocence et dans l’humilité, » il dit à Jésus-Christ : « Seigneur, je te prie de dire au moins une fois à mon âme : Tu es belle, et de me conserver le second ornement qui rend bele, qui est celui de l’humilité, puisque j’ai mal gardé le premier qui est la robe de l’innocence ». Voilà l’espèce même de Saint Jean Climaque. Et c’est ce que David exprime en ces termes généraux : (Ps.34.3.38) «  Seigneur, dis à mon âme : Je suis ton Sauveur. » Le raisonnement de Saint Jean Climaque est très juste en cet article, étant joint, comme on l’a fait par le secours des manuscrits grecs, avec la comparaison dont il l’embellit. Voici quel il est en peu de mots. Le Saint veut dire que le véritable pénitent n’a plus aucune vue ni aucune attention pour considérer les pleurs et les chutes de ses frères : c’est-à-dire qu’il ne considère que ses propres plaies, et qu’il n’a les yeux tournés que sur le Diable et contre le Diable, qui est son ennemi, et qui lui a causé ses blessures ; comme un chien, qui a été mordu par une bête sauvage, s’anime contre elle avec plus de colère et de violence, la douleur de la plaie qu’il a reçue ne servant qu’à redoubler sa fureur, et lui ôtant tout discernement et toute vue de toute autre chose. Le Saint dit que « des religieux qui sont tombés dans des fautes mortelles ne doivent pas se persuader qu’ils sont assez heureux s’ils se retirent du précipice où ils sont tombés, ni être si lâches, que de perdre l’espérance de parvenir à la souveraine paix de l’âme par l’affranchissement de toutes les passions. » Et il ajoute : « Prenez garde à vous. Car nous ne devons nullement retourner à Dieu par le chemin par lequel nous nous sommes égarés, mais par un autre plus court ». Son sens est que comme ces personnes sont tombées dans le péché par leur négligence et le relâchement de leur vie, elles ne doivent pas revenir à Dieu par cette voie molle qui les a perdues ; mais par une voie de ferveur, de mortification, et d’austérité. C’est ce qu’il appelle « un chemin plus court ». Car l’Eglise n’a jamais considéré dans les pénitents la longueur des années, mais la mesure de la douleur. Et quand elle voyait que quelques-uns s’étaient plus avancés vers Dieu en peu de temps par leurs travaux et par leurs larmes que les autres en un long temps, parce qu’on ne s’approche de Dieu que par les mouvements du cœur et la violence du repentir, elle les dispensait de l’accomplissement du reste de la pénitence qu’ils eussent dû accomplir selon les canons, jugeant qu’ils avaient pris le chemin le plus court pour se réconcilier avec Dieu, et qu’elle devait admettre à la participation des mystères avant le temps ceux que la chaleur de l’Esprit divin, qui n’est point sujet au temps, en avait déjà rendu dignes par la grandeur des fruits de leur pénitence, par la fermeté de leur conversion, et par la pureté de leur vie. Isseltius docteur de Flandres, qui a fait des Eclaircissements sur Saint Jean Climaque, comme il a été dit ci-dessus, témoigne avoir eu un peu de peine de ce que notre Saint anathématise Origène, en disant que « les pécheurs ne doivent pas se laisser infecter de l’esprit de l’erreur contagieuse de l’impie Origène, dont la doctrine corrompue touchant l’extrême bonté de Dieu envers les hommes est si agréable à ceux qui aiment les voluptés sensuelles. » Ce théologien dit sur cet article qu’ « Origène a été un insigne Docteur de l’Eglise. Et que les Anciens ont eu différentes opinions touchant sa doctrine : Qu’il a été accusé d’hérésie par Saint Epiphane, Théophile d’Alexandrie, Saint Jérôme, et plusieurs autres, et qu’il en a été défendu par Saint Athanase, Ruffin, et Eusèbe, de quoi ce dernier a été repris par le pape Gélase. Que l’erreur dont parle ici Saint Jean Climaque a été que tous les hommes, même les impies et le Diable même, après avoir été longtemps punis dans l’Enfer, trouveront enfin miséricorde, et seront sauvés. Qu’il ne se trouve rien aujourd’hui dans ses œuvres qui établisse cette hérésie, si ce n’est peut-être son Homélie 8 sur Josué. Et que Saint Antonin Archevêque de Florence s’efforce dans son histoire de le purger de cette hérésie. » Mais on peut considérer que Saint Jean Climaque ayant vécu au sixième siècle, auquel le cinquième Concile général tenu en 553, (Conc. Gener. To.3. p.146), avait anathématisé ses erreurs et sa mémoire, comme d’un hérétique, a eu raison de suivre le jugement de ce Concile. Il est vrai qu’il s’est trouvé des théologiens dans ce dernier siècle (Genebr. De Orig. vita c.6. Picus Mirand. Marlin. Haloix.), qui ont nié qu’il ait soutenu ces hérésies, et ont produit plusieurs passages de cet auteur, par lesquels ils prétendent qu’il enseigne le contraire. D’autres ont prétendu que les hérétiques avaient falsifié ses livres en quelques endroits. D’autres ont dit que quand il les aurait enseignées, il ne peut être traité d’hérétique, ayant toujours vécu dans l’Eglise d’une vie sainte, et déclaré dans ses livres mêmes qu’  « il avait plus proposé ces choses par manière de disputes et de questions que comme des dogmes et des vérités dont il fut persuadé. » Mais soit que ses défenseurs que Saint Augustin de son temps mêmes reconnaît avoir été Orthodoxes, comme ceux du dernier siècle, l’aient bien justifié ou non de ces accusations et condamnations d’hérésie, Saint Jean Climaque a toujours raison d’avertir les pécheurs pénitents de l’erreur du monde la plus dangereuse, qui est que Dieu par Sa bonté infinie doive tirer un jour les damnés des peines de l’Enfer, et les sauver. « Les paroles de Jésus-Christ, qui déclarent l’éternité des feux de l’Enfer, demeurent inébranlables dans l’esprit des fidèles, et dans la vérité des choses », comme dit le cinquième Concile général. Et cependant on voit dans Saint Basile que des religieux avaient de la peine à la croire, et lui avaient demandé : (Regul. Brev. interrog. 267) « Comment Jésus-Christ ne parlant que de beaucoup de coups et de peu de coups, dont seraient battus et châtiés les serviteurs plus ou moins coupables, quelques-uns disaient que les supplices de ceux qui seraient punis n’auraient point de fin, » (être battu de beaucoup de coups semblant différent d’être battu éternellement). A quoi ce grand Saint répond (ibid) que « lorsque dans les Ecritures divinement inspirées il se trouve en quelques lieux des paroles obscures et ambiguës, elles doivent être expliquées par d’autres, qui sont claires et certaines, et que Jésus-Christ ayant déclaré en termes formels que la damnation des méchants sera aussi éternelle que la vie et la félicité des justes, on doit se garder de la malice du Diable, qui veut tâcher de faire que les hommes oublient ces arrêts du souverain Juge, et se flattent de cette créance que les peines de l’Enfer finiront un jour ». Saint Chrysostome témoigne encore (Homil.9) que cette éternité de supplices n’était pas crue universellement qu’elle le devait : « On me demande », dit-il, « si le feu d’Enfer n’aura pas un temps limité pour sa durée ». Et nous voyons que le bienheureux Augustin d’Hippone (Lib.21. De Civit. Dei. c.18) emploie plusieurs chapitres de la Cité de Dieu à combattre ce « sentiment d’une compassion humaine », comme il l’appelle, « qui porte les hommes à plaider leur propre cause en se promettant une fausse impunité dans leurs vices et dans leurs désordres par une espèce de générale miséricorde de Dieu envers tous les hommes, et par un mérite prétendu de l’intercession des saints, aux prières desquels ils s’imaginent qu’il accordera le Salut à ceux qui s’en sont rendus indignes par leur propre vie. » Mais Origène lui-même a tellement reconnu, écrivant contre Celse (Orig. lib.6. Contra Cels.), les mauvais fruits qui peuvent naître de cette opinion parmi les hommes, qu’après qu’il l’a insinuée par un sens allégorique qu’il donne au passage d’Isaïe, où Dieu est appelé un feu qui éprouve les âmes comme l’or, en les purifiant de leurs péchés, il dit qu’ »il n’est pas à propos de proposer clairement que ce feu de la géhenne d’Enfer peut servir de purgatoire aux âmes qui y seront condamnées. Que plusieurs abuseraient de cette explication, » qu’il appelle, « une plus haute philosophie que la commune. Et que ceux qui à peine sont retenus par la crainte d’un supplice éternel de se précipiter en toutes sortes de vices, s’y porteraient avec plus de licence s’ils croyaient que ce qui est dit d’un feu éternel de peines et de tourments ne s’entendrait que d’un feu passager de purification. » D’où il paraît combien Saint Jean Climaque a raison de dire en cet article que « cette doctrine corrompue touchant l’extrême bonté de Dieu envers les hommes est très agréable à ceux qui aiment les voluptés sensuelles. » VI° DEGRE. De la méditation de la mort. Ce que notre Saint dit en cet article que « le tremblement que nous cause l’horreur de la mort est une preuve que nous n’avons pas expié nos péchés par la pénitence », n’empêche pas que quelques âmes très pénitentes et très saintes ne puissent quelquefois trembler dans la pensée de la mort. Mais il l’entend selon l’état le plus ordinaire, où il est certain que plus on a fait une véritable et solide pénitence, plus on espère de trouver miséricorde, et moins par conséquent on craint ce passage, qui mène les vrais pénitents de la terre au Ciel, et de l’exil au Royaume. Clément d’Alexandrie (Lib.6.625) admirant une parole d’un ancien philosophe, qui dit que « ceux que Dieu aime le plus fort sont ceux qu’il tire le plus tôt du monde ». Et quoique selon l’excellente pensée d’Augustin d’Hippone (Aug. De Trinit. lib.4. c.13 et serm.33), « ce soit une des peines de la première perte de l’innocence en Adam, qu’à cause que l’âme s’est séparée volontairement de Dieu, qui était sa vie, et qu’elle devait aimer, elle quitte avec regret et malgré elle son corps, dont elle est la vie, et qu’elle aime trop » ; il est vrai néanmoins que plus l’âme est unie à Dieu par la Grâce et par toutes les vertus Chrétiennes, moins elle appréhende cette séparation temporelle, qui la doit unir éternellement avec Jésus-Christ. (Or.11.p.179. Or.18.p.284). « Plus elle vit dans la vertu, » dit Saint Grégoire de Nazianze », « plus elle demeure dans la joie, ayant des espérances meilleures que les choses qu’elle quitte. Elle regarde sa mort comme son passage à Dieu, comme l’accomplissement de ses désirs, comme la rupture de ses liens, comme la décharge du fardeau qui lui pesait. » Que si on objecte à Saint Jean Climaque qu’on souhaite de ne pas mourir si tôt, pour pouvoir faire quelque progrès dans la pénitence et dans la vertu, Augustin d’Hippone répond à cette objection d’une manière admirable. (quaest. Ev.in Matth. q.17). « En vain quelques-uns des véritables fidèles disent qu’ils ne souhaitent pas de mourir bientôt, pour pouvoir s’avancer dans la vertu, puisqu’ils ne s’avancent dans la vertu qu’à proportion qu’ils s’avancent dans cette disposition de souhaiter de mourir. Si donc ils veulent parler selon l’exacte vérité, qu’ils ne disent pas : Je ne désire pas de mourir encore, afin de pouvoir devenir plus vertueux ; mais qu’ils disent : Je ne désire pas de mourir encore, parce que je suis encore peu vertueux. Et ainsi ce souhait qu’ils font de ne pas mourir si tôt ne leur est pas un moyen d’acquérir plus de vertu, mais c’est une marque qu’ils n’en ont encore guère acquis. Que ceux donc qui ne souhaitent pas de mourir, afin de devenir parfaits, souhaitent de mourir, et ils seront parfaits. » Et quant à ce que Saint Jean Climaque ajoute «  que Jésus-Christ a craint la mort, mais qu’il n’en a point tremblé », le même Augustin d’Hippone dit excellemment (Tr. 60) « que Jésus-Christ ne s’est troublé dans la vue de sa mort prochaine et sanglante que par puissance et non par faiblesse, afin que nous ne désespérassions pas de notre Salut, lorsque nous sommes troublés par faiblesse, et non par puissance. Et ainsi il a voulu consoler tous les faibles, en prenant sur son corps, qui est Son Eglise, la ressemblance volontaire de leur faiblesse, afin que nous considérassions quel bien nous devons attendre et espérer de la participation de Sa divinité, puisque son trouble même nous rend tranquilles, et que sa faiblesse nous fortifie. » Ce lieu nommé Thole, dont Saint Jean Climaque parle en cet article, était la partie du désert qui était la plus proche du Sinaï. Plusieurs Solitaires y demeuraient. Et c’est le lieu où le Saint lui-même a passé quarante ans ; L’Empereur Justinien ayant fait bâtir en ce temps-là une église consacrée à la Vierge Mère de Dieu au pied de cette montagne, comme dit Procope, Thole qui en était assez près en était plus habité par les Anachorètes. La montagne de Coreb, où ce Solitaire nommé Hésyque demeurait, est celle qui est appelée Horeb dans l’édition vulgaire des Ecritures. Le Saint l’appelle la sainte montagne, parce qu’elle fait partie de la célèbre montagne de Sinaï, où Moïse reçut les tables de la loi écrites du doigt de Dieu. Elles sont toutes deux jointes ensemble par le pied, mais elles se séparent ensuite. Celle de Sinaï est beaucoup plus haute, comme celle de Coreb beaucoup plus fertile. Quatre choses ont rendu cette dernière illustre dans l’Ecriture. La première de ce que ce fut au bas de cette montagne que Dieu apparut à Moïse dans le buisson ardent d’où il lui défendit de s’approcher que nus pieds, parce que cette terre était sainte. La seconde de ce que ce fut une pierre de cette montagne que Moïse frappa de sa baguette, et dont Dieu fit sortir l’eau miraculeuse qui abreuva tout le peuple. La troisième de ce que ce fut sur son sommet que Moïse se tint debout les bras étendus en croix pendant que Josué combattait les Amalechites dans la plaine. La quatrième de ce que ce fut en l’une de ses cavernes que le Prophète Elie vit Dieu, qui lui apparut dans le souffle d’un vent doux. Au même article 18, on ne doit pas trouver étrange cette expression extraordinaire de Saint Jean Climaque, qui parlant de ce Solitaire, lequel de négligent et de lâche qu’il était, devint en un moment si différent de lui-même, dit que « tout le monde admira ce bienheureux changement, et cette sainte métamorphose. » Car ce terme est pris du grec de saint Paul qui écrit aux Romains (Rom.22.2) : « Ne vous conformez pas à la figure de ce siècle ; mais soyez comme transformés et métamorphosés en d’autres hommes par le changement et le renouvellement de votre âme. » Que si Saint Grégoire de Nysse a cru pouvoir dire raisonnablement (Or. Catech. c.8) que « depuis que le poison doux de la volupté s’est mêlé avec la nature par le péché d’Adam, et l’a infectée, l’homme de bienheureux qu’il était par l’affranchissement de toutes les passions, a perdu ce bonheur, et a été métamorphosé en une créature toute vicieuse et corrompue. » Saint Jean Climaque a encore plus de raison d’appeler métamorphose le changement qu’avait produit une si grande Grâce de Dieu dans le cœur et dans la vie de ce Solitaire lâche et impénitent.  Mais ce qui augmenta son admiration fut que ce changement s’était fait en un moment. Et c’est ce qui augmentait aussi la grandeur de ce miracle. Car celui seul qui a formé le premier homme en un moment, peut en un moment le reformer et le transformer en un autre homme ; comme celui seul qui avait formé en un moment les vents et la mer pouvait calmer en un moment, selon l’histoire de l’Evangile, l’impétuosité des vents et l’agitation de la mer(Luc.8.24). Qui n’admirera donc avec notre Saint ces changements si subits du cœur de l’homme, tel que fut celui de ce Solitaire ?... Saint Jean Climaque attribue à un Saint sans le nommer cette parole considérable que « nous ne pouvons passer saintement un seul jour de notre vie si nous ne nous représentons que c’est le dernier de notre vie. » Mais nous apprenons de Saint Théodore le Studite, Abbé grec, (Théod. Stud. Serm. Catech. 28.p.67), que Saint Antoine est l’auteur de cette sentence. « Croyez, » dit-il, « que chaque jour de votre vie est le dernier, selon le précepte de saint Antoine, afin que nous soyons toujours prêts à partir pour ce voyage. » VII°DEGRE Des larmes, etc… Peut-être que quelques-uns estimeront téméraire « la proposition » que Saint Jean Climaque a cru « qu’on jugerait un peu hardie », comme il dit lui-même, qui est que « la source des larmes que la pénitence nous fait répandre depuis le baptême est encore plus puissante que le baptême. » Car il est vrai que selon la doctrine des Pères Grecs, la Grâce de l’innocence baptismale a été d’ordinaire préférée à celle de la pénitence des baptisés. Saint Grégoire de Nazianze dit (Or.41) que « le baptême fait d’une âme envieillie par le péché une âme renouvelée par la Grâce, et d’une âme humaine, une âme divine. Qu’après qu’on est tombé de cet état bienheureux, il n’y a plus de seconde régénération, avec quelques gémissements et quelques larmes qu’on la recherche, et que tout ce que ces gémissements et ces larmes peuvent faire, est de refermer peu à peu et avec peine les plaies des péchés mortels dont l’âme a été meurtrie. Que c’est un très grand malheur de perdre la santé qu’un remède si puissant et si facile nous avait causée, et de se réduire à un autre qui est plus difficile, plus long, plus laborieux ; de rejeter une grâce toute de miséricorde et de bonté pour se rendre sujet à des peines et à des travaux que la justice de Dieu exige de nous ; qu’il n’y a qu’une prodigieuse abondance de larmes qui puisse égaler la fontaine des eaux sacrées du baptême, et que personne ne nous peut assurer que nous aurons assez de vie pour nous guérir tout-à-fait. » Saint Basile dit aussi (Homil. 28. De poenit.) qu’ « il reste encore une espérance après qu’on est tombé de la grâce du baptême ; qu’on peut encore guérir de cet ulcère, mais que la cicatrice demeure. » Et enfin Saint Chrysostome prêchant dans Constantinople, dit hautement (Homil.9. ad Hebr.) qu’ « il n’y a que le baptême qui puisse renouveler les âmes, et leur donner une nouvelle naissance et une nouvelle jeunesse, pareille à celle de l’aigle, selon l’expression de David, et que lorsqu’une âme a perdu l’éclat de cette nouveauté divine, et est devenue toute vieille et toute flétrie par le péché, la pénitence peut lui faire perdre cette difformité qui la défigurait toute, et la rendre belle ; mais elle ne peut lui faire recouvrer le premier éclat de cette première jeunesse, que la grâce toute gratuite du baptême lui avait donnée. » A quoi on peut répondre que cette doctrine apostolique de ces grands Saints n’a lieu que pour ceux qui étant touchés de Dieu, et se préparant durant un long temps par tous les exercices de la piété chrétienne pour renaître en Jésus-Christ, recevaient d’ordinaire en un même jour la triple Grâce des trois plus grands sacrements de l’Eglise, le baptême, la confirmation, et l’eucharistie, c’est-à-dire la plénitude de l’Eprit Saint, et la conservaient par une vie encore plus sainte que celle qu’ils avaient menée lorsqu’ils n’étaient que catéchumènes. Telle a été la Grâce du vieux Saint Grégoire, depuis Evêque de Nazianze, de Saint Grégoire son fils, de Sainte Gorgonie sa fille, de Saint Chrysostome, de Saint Ambroise, du bienheureux Augustin d’Hippone, de Saint Alipe, de Saint Paulin, et de plusieurs autres dans ces premiers siècles C’est de celole-là qu’on peut dire que la pénitence des fidèles tombés dans le péché mortel depuis le baptême ne l’égale pas. Mais Saint Jean Climaque ne relève la Grâce de la pénitence accompagnée du renoncement au monde, et de la profession de la vie solitaire ou religieuse qu’au-dessus de la Grâce du baptême qu’on a reçu dans l’enfance. Car on baptisait tous les enfants du temps de ce Saint aux fêtes solennelles de Pâque et de la Pentecôte, et en tous les temps de l’année lorsqu’ils étaient en péril. Et ainsi comme souvent l’éducation de ces enfants baptisés n’était pas assez chrétienne, et que la jeunesse est exposée à toutes sortes de dérèglements, il témoigne qu’il y en avait peu qui ne souillaient la grâce de leur baptême à mesure qu’ils croissaient en âge. Nous voyons dans Saint Bernard (Bern. Serm. 57) la même comparaison de la profession religieuse, avec le baptême reçu dans l’enfance. « La profession religieuse », dit-il, « est une seconde naissance, puisque c’est alors proprement que Dieu nous a fait renaître par la parole de la vérité en nous donnant la volonté de le servir. Car encore que lorsqu’il nous a fait renaître par le sacrement du baptême, cette grâce ait été volontaire à Dieu qui nous engendrait, elle ne l’a pas été néanmoins à ceux qui étaient engendrés, puisqu’ils n’avaient aucun usage de leur volonté, ni aucun exercice de leur raison, ni par conséquent aucune connaissance de leur père, ni aucun sentiment de leur renaissance. Mais en nous inspirant le désir de le servir en religion, c’a été alors que cette génération volontaire en lui a produit un sacrifice volontaire en nous, selon ce que dit le Prophète Je te sacrifierai volontairement et avec amour et je glorifierai ton nom. » Et le même père l’appelle un second baptême aussi bien que Saint Jean Climaque. «Entre tous les états de pénitence », dit-il, « celui de la religion a mérité ce privilège d’être appelé un second baptême, parce qu’on renonce parfaitement au monde, et qu’on pratique la vie spirituelle d’une manière excellente et particulière. Ce qui fait que cet état étant relevé au-dessus de tous ceux de la vie humaine, il rend ceux qui l’aiment et qui l’embrassent semblables aux Anges, et dissemblables aux hommes, ou plutôt retraçant en l’homme l’image de Dieu, nous donne la forme et la figure de Jésus-Christ comme le baptême. Car nous sommes comme baptisés une seconde fois, parce qu’en mortifiant nos passions terrestres nous sommes de nouveau revêtus de Jésus-Christ, et comme entés en lui dans la ressemblance de Sa mort. Et comme dans le baptême nous sommes tirés de la puissance des ténèbres, et transférés dans le royaume de la lumière éternelle, aussi dans cette sainte vie, qui est comme une seconde régénération, nous sortons des ténèbres, non d’un seul péché originel, mais de plusieurs péchés actuels pour entrer dans la lumière des vertus, vérifiant encore en nous cette parole de l’Apôtre : La nuit a précédé, et le jour est venu. Si vous pleurez, » dit notre Saint, « que le principal sujet de vos larmes soit de ce que les péchés qui ont souillé la pureté de votre âme, vous ont fait passer d’une vie tranquille et d’un état honorable, qui est celui de la grâce et de l’innocence du baptême, à une vie laborieuse et à un état humilié et rabaissé, qui est celui de la pénitence. » Cette opposition de l’état de l’innocence du baptême comme honorable à celui de la pénitence comme humilié et rabaissé est de la version latine du Camaldule et du manuscrit grec, sur lequel il l’a faite, qui a été l’un des plus excellents de toute l’Europe : « Ex honorabili et tranquillo ordine », dit-il, « teipsum per tua scelera in humiliorem et laboriosum dejecisti. » Et en effet Grégoire de Nazianze ne dit pas seulement (Gregor. Naz. Or.39. p.634.) que « le baptême des larmes est plus âpre et plus laborieux que celui d’eau et du Saint Esprit », mais (Ibid. p.632)qu’ « il faut se bien préparer pour le recevoir, et s’établir dans une telle habitude de vertu que la rédemption qu’on a reçue par ce sacrement demeure ferme et inviolable, et qu’on ne retourne pas à son vomissement. » Ce qui est honteux à un chrétien, et le met en un rang aussi rabaissé que celui des bêtes. Mais on en peut encore tirer une uatre raison du même Saint Grégoire de Nazianze qui est (Or.40) que « nous devons regarder le baptême comme un traité d’alliance que nous avons fait avec Dieu, par lequel nous lui avons promis d’embrasser une vie nouvelle plus pure que la première, et que nous n’avons rien tant à craindre que de violer cette alliance, puisque si l’on fait intervenir le nom de Dieu pour affermir les traités que les hommes font ensemble, il est encore bien plus périlleux d’enfreindre celui qu’on a fait avec dieu même, et d’être convaincu non seulement des péchés qu’on a commis, mais encore de parjure et de mensonge devant le tribunal de la Vérité. » Que s’il n’y a rien de si honteux que de passer devant le monde pour menteur et pour infidèle, combien l’est-il plus d’être jugé tel par le Saint Esprit et par l’Eglise ? Et si l’un des crimes dont on est plus déshonoré devant toutes les personnes d’honneur est celui d’une noire ingratitude, combien l’est-on en cette rencontre devant les Anges « qui rougissent avec les pécheurs », dit Saint Chrysostome, « lorsqu’ils les voient oublier tout ce qu’ils doivent d’amour et d’obéissance à Dieu, pour la rendre au Démon, au péché, et au monde, ses ennemis. » Aussi Saint Jérôme répondant à Jovinien (Lib.2. advers. Iovin.) qui soutenait qu’il n’y avait aucune différence entre le fils qui a toujours demeuré avec son père et celui qui s’étant repenti de ses désordres a été reçu par son père, répond qu’ « être repentant et demander pardon avec larmes n’est pas le même qu’être toujours avec son père. C’est pourquoi », dit-il, «  dans le Prophète Ezéchiel le pasteur parlant à la brebis qui a été égarée et qu’on a ramenée dans le troupeau, et le père au fils qui s’était perdu dans le vice, dit : Je ferai une alliance avec vous, et vous reconnaîtrez que je suis le Seigneur. Vous vous en souviendrez, et vous en serez tellement confus que votre confusion vous empêchera d’ouvrir la bouche lorsque je vous aurai pardonné toute les mauvaises actions que vous avez faites. Après cela », conclut Saint Jérôme, « je puis dire que quand les pénitents recevraient les mêmes Grâces que les justes, la confusion intérieure qu’ils ressentent de leurs péchés leur suffit seule pour tout châtiment et pour toute peine. » On peut voir l’éclaircissement de cet article dans celui de l’article où on a parlé de la montagne de Coreb. La beauté de cette allégorie était effacée par les versions latines, qui représentaient un père comme un marchand qui s’en va voyager pour entretenir son trafic et pour son économie. Au lieu que Saint Jean Climaque ne parle que de Dieu même sous le nom de père, étant appelé « le père des esprits », c’est-à-dire des âmes dans l’Ecriture. Et il dit que « lorsque l’âme religieuse, (qui est à l’égard de Dieu ce qu’un petit enfant est à l’égard de son père,) commence à le connaître par la lumière intérieure dont il l’éclaire, elle est toute remplie de joie quand elle le voit. » Mais il représente ensuite ce Père céleste comme « s’éloignant d’elle pour un temps par une sage dispensation de Sa bonté ». Car le mot d’économie en Dieu signifie la dispensation de Sa Providence. Il veut donc dire ici que Dieu se retire de cette âme tout exprès, parce qu’il le veut, ainsi que Saint Jean de Damas dit que «  Jésus-Christ s’est soustrait plusieurs fois volontairement, et par la dispensation de Sa Providence, aux yeux et aux mains de ceux qui le voulaient arrêter pour lui arracher la vie, » réservant à la donner lui-même quand il lui plairait, et non quand il plairait à Ses ennemis. Et la raison que Saint Jean Climaque allègue de cette soustraction de sa présence, est afin qu’elle le cherche avec ardeur, et que cette tristesse de le voir éloigné d’elle allumant dans son cœur le désir et l’impatience de le revoir, elle soit touchée d’une joie plus vive et plus sensible de Son retour. Il semble au reste qu’il a fait cette parabole sur ce que Saint Grégoire de Nazianze dit très clairement (Orat.)que « Dieu qui est au-dessus de toute beauté illumine l’âme, et qu’après l’avoir éclairée il se soustrait à son activité et à sa vue intérieure ; qu’à mesure qu’il se fait connaître à elle, il s’éloigne d’elle ; il fuit devant cette sainte amante ; il se dérobe à ses affections et à ses désirs ; il s’échappe de ses mains lorsqu’elle le tient déjà et que par ces fuites qui viennent de sa charité pour elle, il l’embrase d’amour, et l’attire après lui dans le Ciel où il se retire. » L’éclaircissement de cet article qui a été très obscur dans les versions latines jusques à présent, dépendait de l’intelligence d’une manière de parler de Saint Jean Climaque, laquelle se trouve dans quelques-uns des Pères Grecs. C’est que pour dire qu’on vit saintement et selon Dieu dans la solitude d’un désert, il dit qu’on y vit « selon la raison » : c’est-à-dire selon la raison éclairée de la lumière de la Grâce et de la foi, selon la raison souveraine, selon la raison divine, qui est la raison par excellence, et la règle des raisonnements humains. Car si un philosophe a dit autrefois que l’ordre de la nature est l’art de Dieu, on peut dire aussi que l’ordre de la Grâce est la raison de Dieu, et que c’est celui que les hommes doivent suivre pour être vraiment raisonnables, aussi bien que pour être vraiment Saints. Il dit à la fin de cet article que « ceux qui ne vivent pas selon Dieu dans un de ces deux états sont privés du don des larmes qui viennent de l’Esprit de Dieu ». Par où il distingue les vraies larmes et spirituelles d’avec « les autres, qui sont ou naturelles ou diaboliques », comme dit Saint Anastase Sinaïte Patriarche d’Antioche (In psal.6. Bibl.PP), c’est-à-dire que la nature, qui est souvent le singe de la Grâce, comme le Diable l’est toujours de Dieu, excite dans les âmes imparfaites ou hypocrites, et qui ne sont point accompagnées d’une véritable contrition de cœur, et d’une profonde humilité. Eie de Crète dans son Commentaire manuscrit sur cet article les appelle «  fausses et bâtardes, parce que », dit-il, « comme on appelle bâtard celui qui ne naît pas dans le monde selon l’ordre des lois divines et humaines ; aussi Dieu considère comme des productions bâtardes et illégitimes tout ce qui ne se fait pas dans son empire spirituel par l’opération de Son Saint Esprit, et selon ses règles spirituelles. » Le même Elie de Crète remarque fort bien que « par les passions, que Saint Jen Climaque dit sécher la source des larmes, il entend particulièrement l’intempérance, puisqu’il en allègue pour exemple l’inceste que Loth commit avec ses deux filles. Et que par celles qu’il dit produire dans cette source de la boue et des serpents, il entend le commandement, l’autorité, et les témoignages de déférence et d’honneur, parce que ces choses font monter la vanité dans une tête légère ; et ç’a été la vanité qui a perdu les Anges. » Ainsi notre Saint nous avertit que deux sortes de passions étouffent dans les âmes l’esprit de la pénitence, les terrestres et charnelles, telle qu’est l’amour de la bonne chère ; et les spirituelles, telle qu’est l’ambition, l’amour de l’indépendance, et le désir d’être honoré, et de dominer ; et qu’autant que la tempérance est nécessaire contre les unes, l’humilité l’est contre les autres. Mais Saint Jean Climaue a cru devoir encore avertir ailleurs les religieux de se garder de cette dernière peste, savoir du désir de dominer, qui est la plus dangereuse, parce que c’est un venin subtil et caché, au lieu que l’autre est matériel et sensible. « N’écoutez pas, » dit-il (22° Degré), le Démon de la vaine gloire, lorsqu’il vous tente par le désir qu’il vous donne d’être ou Evêque, ou Supérieur d’un Monastère, ou Docteur et Maître des autres. Car il est difficile, » ajoute-t-il, « de chasser un chien d’une table couverte de viandes », c’est-à-dire de ne s’éloigner point au-dessus des autres par la vanité, lorsqu’on est élevé au-dessus d’eux par l’autorité du commandement, ou par quelque autre prééminence. Il semble que Saint Jean Climaque ait eu dessein de suivre presque mot à mot en ces deux articles une excellente remontrance que Saint Basile fait sur ce sujet. (Constit. Monast. c.9). « Un religieux », dit-il, « ne doit désirer ni d’être admis aux Ordres Sacrés, ni d’être élevé à la Supériorité du Monastère, parce que l’amour de la supériorité et de la domination est une peste, une maladie diabolique, et une image de la première corruption de l’esprit du Diable, qui l’a précipité dans sa chute. Car celui qui est possédé de ce vice est sujet aux mêmes passions spirituelles que le Démon. Il est, comme lui, envieux, querelleur, médisant, effronté, calomniateur, flatteur, charlatan, humble à contre-temps, et où il ne faut pas, souple et soumis jusqu’à la servile bassesse, et néanmoins vain et glorieux. Et enfin il est troublé de mille mauvaises pensées. Car il porte envie aux plus capables, et les calomnie publiquement. Souvent même il souhaitera leur mort, afin qu’à faute de personnes dignes de cette charge, on vienne à l’élire. Dans cette espérance il flattera les premiers de la maison, qui peuvent l’élever où il désire, et fera cent bassesses et cent lâchetés d’esclave pour les gagner. Mais il s’élèvera avec fierté et avec arrogance contre les derniers s’ils choquent sa prétention. Il forgera des fourberies, et dressera des pièges par ses artifices. Il excitera mille troubles et mille soupçons. Il bannira la tranquillité de son âme, et le Dieu de paix se retirera de son cœur, ne trouvant plus où se reposer. » Et il conclut par ces mots : «  Cette maladie de l’âme est la plus dangereuse de toutes, et qui fait plus déchoir de tout le bien et de toute la vertu. » D’où il paraît combien Saint Jean Climaque a eu raison de la représenter telle qu’elle est en plusieurs endroits de son ouvrage. VIII° DEGRE. De la douceur. Notre Saint ayant écouté des Anachorètes, qui bien qu’ils fussent tout seuls au-dedans de leurs cellules, s’aigrissaient et s’animaient eux-mêmes par la violence de leur colère et de leur fureur, il les compare aux perdrix, qui étant dans des cages se battent et crient pour sortir, parce qu’elles sont fort vives et fort violentes, comme Pline a remarqué. Elie de Crète a suivi ce même sens. X° DEGRE. De la médisance. On est surpris d’abord, lorsqu’on lit cet article, que « la médisance est une maladie subtile et imperceptible », vu qu’elle consiste en des paroles qui sont injurieuses à la réputation du prochain, et qui pouvant aisément être remarquées par ceux qui les entendent, peuvent aussi être reconnues pour telles par celui qui les publie. Mais ceux qui auront quelque connaissance de la doctrine des Pères ne seront pas surpris de voir notre Saint tenir leur langage, et confirmer leur doctrine. « Vous en trouverez peu », dit l’auteur de la lettre à Célancie, « qui renoncent à ce vice, et qui aient tant de soin de rendre leur vie de tous points irréprochable qu’ils ne prennent pas plaisir à reprendre celle d’autrui. Car ce désir déréglé s’est tellement emparé de l’esprit des hommes que ceux-mêmes qui se sont éloignés des autres vices tombent encore dans celui-ci, comme dans le dernier piège du Diable. » Il ne faut donc pas expliquer ce que dit Saint Jean Climaque des médisances grossières des gens du monde, dont il ne traite pas dans son livre ; mais l’entendre de celles qui sont plus spirituelles et plus subtiles, telles que Saint Bernard les a décrites en ces termes : « Il y a deux sortes de médisants », dit ce Père (Serm.24) ; « les uns vomissent avec une simplicité grossière le venin de leur médisance, et disent sans pudeur et sans artifice tout ce qui leur vient dans la bouche. Les autres tâchent de couvrir et de déguiser par le fard d’une feinte modestie la malice qu’ils ont conçue dans leur cœur, et qu’ils ne peuvent retenir. Vous les verriez jeter d’abord de profonds soupirs ; et se composant ensuite avec une gravité et une lenteur affectée un visage triste, des yeux baissés, et une voix plaintive, produire au-dehors la médisance et la malédiction, et la rendre d’autant plus plausible qu’ils font croire davantage à ceux qui les écoutent, qu’ils la publient malgré eux ; et qu’elle sort plutôt d’une charité compatissante que d’une animosité malicieuse. J’en ai certes, dit l’un, beaucoup de douleur, parce que je l’aime beaucoup ; et je n’ai pu le faire revenir à lui-même sur ce sujet. Un autre dit : il y avait longtemps que j’avais bien reconnu ce défaut en lui ; mais jamais on n’en eût rien su par moi. Cependant, puisque la chose est découverte par un autre, je ne puis plus nier la vérité. Il faut que j’avoue, quoi qu’à regret, que ce qu’on dit de lui est véritable. Et il ajoute : c’est un grand dommage ; car c’est une personne qui d’ailleurs a plusieurs bonnes qualités. Mais pour confesser franchement ce qui est vrai, on ne peut l’excuser en ce point. » Elie de Crète a fort bien entendu cet article, non d’un homme qui en même temps qu’il péchait en public faisait pénitence en secret, ce qui est contraire au texte de Saint Jean Climaque et à l’esprit de l’Eglise ; mais qui « après avoir péché en public avait fait pénitence en secret. » Et on ne peut pas douter qu’il n’entende qu’après que cet homme s’était repenti de son péché, il avait cessé de le commettre, et l’avait effacé par des actions de vertu, qui étaient contraires à ses actions vicieuses et criminelles, puisqu’il ajoute aussitôt après : « Et je trouvai que celui que je condamnais toujours comme incontinent était alors regardé de Dieu comme chaste, s’étant réconcilié avec lui par une conversion véritable. » XII° DEGRE. Du mensonge. Saint Jean Climaque condamne dans l’article précédent ceux qui allèguent pour prétexte de leurs mensonges qu’ « ils ne blessent la vérité que par une bonté officieuse et une conduite charitable envers le prochain. » En quoi il suppose que ce sont des menteurs et des trompeurs, les appelant tels. Ce qui s’accorde avec les Pères Grecs, qui n’ont jamais souffert aucun mensonge officieux et de charité qu’en des personnes qui par leur piété sincère seraient ennemis de toute menterie et de toute tromperie. Cela paraît par Clément d’Alexandrie, qui ayant déclaré (Lib. 7. Strom.) que « le parfait Chrétien est véritable en ses paroles par l’amour qu’il a pour la vérité ; que sa vie et ses actions sont comme de saints et de véritables jurements ; qu’étant persuadé que Dieu est partout ; rougissant de ne pas dire vrai ; et connaissant qu’il est indigne de lui de dire une chose fausse, il ne veut point blesser la connaissance de Dieu et sa propre conscience en soutenant des choses fausses, et agissant contre la foi de quelque contrat ; et qu’étant mis à la torture, ilne nie jamais le vrai pour dire le faux ; quand il devrait mourir dans les tourments, il n’apporte qu’une exception de cette règle générale : « Cet homme si saint », dit-il, « est toujours sincère et véritable dans ses paroles, si ce n’est que la charité le porte à ne pas dire la vérité, pour guérir l’esprit ou le cœur de son prochain de quelque passion ou de quelque égarement, comme les médecins, » dit-il, « trompent souvent leurs malades par quelque mensonge, lorsqu’il leur peut servir d’un remède. » Mais comme Saint Jean Climaque a bien vu que des personnes qui ne sont ni pieuses ni sincères pouvaient abuser de cette doctrine, il rejette dans cet article leur prétendue bonté officieuse et leurs mensonges de charité. Et ilne souffre point qu’ils allèguent l’exemple de la célèbre Raab de l’Ecriture, qui trompa ceux qui cherchaient les espions d’Israël qu’elle avait cachés dans un puits, parce que c’est une espèce extraordinaire : que la foi de cette femmes est relevée dans l’Ecriture, sans approuver son mensonge, comme a remarqué Augustin d’Hippone ; et qu’ainsi cet exemple ne doit point être tiré en conséquence, selon notre Saint. Mais après qu’ila rejeté dans cet article ces excuses de ces menteurs et de ces trompeurs, il rapporte selon le manuscrit grec, dont Ambroise Camaldule s’est servi dans sa version latine, non son sentiment, mais celui d’un ancien Auteur Ecclésiastique en ces termes : « Un Auteur dit que pour couvrir innocemment la vérité, il faut être pur de tout mensonge dans le fond du cœur ; il faut que la nécessité du temps le demande, et qu’on ne doit même user de ce remède qu’avec crainte. » Il paraît par ces paroles que notre Saint, aussi bien que Saint Basile, condamnait (Regul. brev. interr.76) « tout mensonge volontaire, qui ne se fait que pour quelque utilité » ; puisque l’une de ces circonstances est que « la nécessité du temps le demande. » Et même avec toutes ces précautions, il rapporte seulement cet avis sans témoigner qu’il l’approuve, le laissant au jugement des lecteurs. On peut croire que l’Auteur, dont notre Saint a tiré ce qu’il rapporte, est Cassien, qui fait dire à l’Abbé Joseph qu’il ne faut user du mensonge « que comme s’il était de la nature de l’ellébore, qui est un purgatif salutaire lorsqu’on le prend dans les approches d’une maladie mortelle, et est pernicieux et mortel lorsqu’on ne le prend pas dans une dernière nécessité. » A quoi il ajoute que « plusieurs hommes saints, et d’une vertu très éprouvée, s’en sont servis sans péché comme Raab, qui par cette action mérita d’être bénie avec le peuple de Dieu. » Mais ce qui doit faire croire qque notre Saint n’est point entré sur ce sujet dans ce sentiment de Cassien, c’est que Cassien avait beaucoup d’inclination pour Origène, qui a le plus établi cette doctrine du mensonge officieux, charitable, et nécessaire, comme nous l’apprenons de Saint Jérôme. (Hier. Apol. Adv. Ruffin, p.203. Lib.4. Contra Cels. p.462). Et il l’avait tirée de Platon et des autres philosophes païens, ainsi qu’on le voit dans ses livres contre Celse, philosophe épicurien, qui permettait le mensonge envers des malades pour les guérir, et envers des ennemis pour sauver sa vie. Mais Saint Jean Climaque, au contraire, aune grande aversion d’Origène. XIV° DEGRE. De l’intempérance. Il est remarquable que la moitié de cet article s’était éclipsée dans les livres grecs imprimés, et dans les manuscrits que nous avons vus. Mais s’étant conservée dans celui dont Ambroise Camaldule s’est servi, qui était très excellent, comme on l’a déjà vu ci-dessus ; on a suivi dans cette nouvelle traduction le sens qu’il a représenté en ces paroles latines : « Obstruxisti vinam et aliunde prorumpit : hac quoque aggeribus obruta, sibi aliam viam fecit. Extinxisti flammam et aliunde revixit. Itaque rursus extincta suspiratus ab alia es. » En traduisant ces paroles on a tâché de représenter cette circulation du sang, et celle de la concupiscence, que notre Saint compare l’une avec l’autre. Voici l’article : «  Comme lorsqu’on lie une veine, et qu’on arrête le sang par un côté, il prend aussitôt son cours par un autre ; et que quand on lui ferme encore ce conduit, il se fait un passage par un autre endroit, aussi lorsqu’on éteint la flamme de la concupiscence du côté de l’impureté, elle se rallume par celui de l’intempérance ; et quand on l’éteint encore du côté de l’intempérance, elle se rallume de nouveau par l’embrasement de quelque passion. » Cet Evagre, dont notre Saint parle si désavantageusement en cet endroit, a été décrié par Saint Jérôme, non seulement comme défenseur d’Origène, mais comme sectateur des erreurs qu’on attribuait à Origène. Car Augustin d’Hippone dans son livre des Hérésies ( Aug. De heresibus. n.43) distingue les sectateurs d’Origène d’avec les défenseurs d’Origène, regardant les premiers, savoir les sectateurs, comme ceux qui suivaient les erreurs imputées à Origène, et étaient hérétiques, et les derniers, savoir ses défenseurs, comme des catholiques, qui ne soutenant aucune de ses erreurs prétendaient qu’Origène même ne les avait pas enseignées. Or Saint Jérôme écrit que « cet Evagre du Pont » (qui a été différent d’Evagre Patriarche d’Antioche avec Paulin) avait écrit des livres en grec touchant la vie religieuse, lesquels avaient été traduits en latin par son disciple Ruffin. Et que l’un de ces livres était de l’impassibilité, c’est-à-dire de l’insensibilité pour toutes les passions lorsque l’esprit n’est plus ému par les attraits des vices, et est devenu, pour exprimer le sens de cet auteur, ou une pierre, ou un Dieu. » Par où il le traite visiblement d’origéniste. Pallade de Galatie, premier de ce nom, Evêque d’Hélénople, et ami de Saint Chrysostome, qui a écrit l’Histoire religieuse appelée Lausiaque, a été aussi accusé par Saint Jérôme d’être origéniste. C’est lui qui dans cette histoire a rapporté la vie de cet Evagre, qu’il a connu particulièrement, et qu’il dit avoir été fait lecteur par Saint Basile, et diacre par Saint Grégoire de Nysse, et s’être retiré depuis dans le désert de Nitrie, où il avait mené une vie pure et religieuse avec les Anachorètes. Mais quelque bien qu’il ait dit de lui, il a passé depuis sa mort pour hérétique origéniste parmi les plus Saints Solitaires de la Palestine.  (Mosch. c. 177). Quant à ce que notre Saint lui reproche en cet endroit, que « lorsque notre sensualité désire diverses sortes de viandes, il faut le mâter par le pain et l’eau », il allègue la raison de ce reproche en disant : « Ce qui est le même que si l’on ordonnait à un petit enfant de monter non peu à peu, mais d’un seul pas tous les échelons d’une échelle ». Et en effet, si Evagre parlait alors d’un homme qui ne faisait que d’entrer dans l’enfance spirituelle, et n’était pas encore accoutumé à jeûner, il passait trop loin d’abord, et proposait plutôt, comme dit Saint Bernard, un remède fort, qu’un remède possible. Et l’on peut croire que Saint Jean Climaque l’entendait et le supposait ainsi. Autrement il était trop sage et trop juste pour l’avoir voulu condamner, lorsqu’en effet il n’aurait pas été condamnable, n’y ayant point de folie à dire touchant les religieux et les solitaires retirés dans les monastères et les solitudes, et exercés dans la vie de mortification et de pénitence « que lorsque notre sensualité désire diverses sortes de viandes, il faut la mâter par le pain et l’eau. » Car Saint Jean Climaque lui-même écrivant « De la timidité », qui craint le moindre bruit des créatures et leurs ombres mêmes, il donne ce conseil à ceux qui en sont possédés (20°Degré) : «  Quand vous avez accoutumé », dit-il, « d’avoir peur en quelques lieux, forcez-vous d’y aller durant la nuit même. » Or ce conseil est plus difficile à exécuter à un religieux qui est timide et craintif comme un enfant, ainsi qu’il le dit lui-même, que celui que donne Evagre à un Solitaire qui est tenté d’intempérance. Car il est plus hors du pouvoir d’un homme qui a peur en quelques lieux durant le jour, d’y aller durant la nuit même, qu’à celi qui désirerait diverses sortes de viandes de ne manger que du pain et de ne boire que de l’eau. Et Saint Nil, cet illustre gouverneur de Constantinople, et depuis disciple de Saint Chrysostome, et célèbre Anachorète, après avoir dit qu’ »un Solitaire qui est tenté par l’ennui et l’attiédissement, » que les Grecs appellent « acédie », et qu’on appelle communément « la paresse », « est froid et lâche pour la prière », ne laisse pas de lui dire ensuite que «  le remède de son mal est de s’appliquer à la prière avec assiduité et avec ferveur. » (Tom.5. Bibl.PP. p.20). Ce qui montre que souvent les Saints ne font pas scrupule de conseiller des pratiques, qui en elles-mêmes sont difficiles à exécuter, lorsque ce sont les vrais remèdes du mal auquel elles sont contraires. Isseltius, docteur de Flandres, dit que le sens de Saint Jean Climaque en cet article est qu’à ceux qui mènent une vie déréglée, et n’ont aucun soin de leur Salut, tous les jours leur sont des fêtes et des réjouissances ; mais il n’a pas entendu l’expression grecque de notre Saint, qui ne veut point parler de tous les jours de l’année comme de fêtes, mais d’une seule et unique fête, lorsqu’il dit que «  le temps de consolation et de joie pour un Solitaire qui est entièrement assujetti à ses passions, c’est la fête des fêtes, et la solennité des solennités. » Par où il exprime clairement la fête de Pâque. Car Saint Grégoire de Nazianze l’exprime de la même sorte, et en ces propres termes dans une Oraison qu’il a prononcée en ce jour de la Résurrection de Jésus-Christ. (Or.42. p.676). « C’est aujourd’hui », dit-il, «  la fête des fêtes, et la solennité des solennités. Et elle surpasse autant non seulement les autres fêtes des Saints, mais même celles de Jésus-Christ que le soleil surpasse en lumière les étoiles. » Il l’appelle au même endroit (p. 677) le plus grand des jours », et en un autre (Or.19), « le roi des jours ». Et ce qui montre encore que Saint Jean Climaque entend la fête de Pâque en cet article, c’est qu’elle termine le jeûne du carême, et commence les cinquante jours pendant lesquels on ne jeûne point selon l’ancienne Tradition de l’Eglise. Ce qui par conséquent la faisait souhaiter à ceux qui étaient sujets à l’intempérance, comme dit notre Saint, parce qu’ils y trouvaient la satisfaction de leur sensualité. Et lui-même dit clairement en un article de ce même degré que « le Solitaire intempérant compte durant le carême combien il y en a encore de temps jusqu’à Pâque. » Il paraît quelque obscurité dans ces paroles de Saint Jean Climaque : « Parce », dit-il, « qu’au matin on est moins éloigné du souper du jour précédent, il en reste des pensées libres et dissipées qui altèrent le repos de l’esprit. » Mais l’éclaircissement de cet article dépend de savoir qu’il parle des jours de jeûne durant le carême, où l’on ne faisait qu’un repas dans toute l’Eglise grecque et latine jusqu’au temps de Saint Bernard, et on ne le faisait qu’au soir et vers le coucher du soleil. Ce qu’il marque même en cet endroit. Comme donc on avait mangé tard et à l’entrée de la nuit, il ne faut pas s’étonner s’il fait observer aux Solitaires que les vapeurs des viandes qui montent au cerveau leur laissaient au matin l’esprit moins tranquille et moins propre à la méditation ; que le calme et la pureté s’y augmentait plus on s’éloignait du repas du jour précédent ; et qu’il n’était jamais si grand que vers le coucher du soleil, parce qu’il y avait vingt-quatre heures qu’ils n’avaient mangé. XV°DEGRE. De la chasteté. On ne doit pas s’étonner que Saint Jean Climaque ait dit en cet article que « si Adam ne se fût point laissé aller à l’intempérance de la bouche, il eût toujours vécu avec sa femme comme avec une sœur. » L’amour de la virginité l’a porté à suivre en ce point la doctrine de Saint Grégoire de Nysse, qui voyant qu’Adam et Eve n’ont vécu comme mari et femme qu’après le péché, a cru que sans le péché ils eussent toujours vécu comme frère et sœur, et que Dieu les avait créés de deux sexes différents et mariés ensemble lorsqu’ils étaient encore innocents, parce qu’il prévoyait qu’ils tomberaient dans la désobéissance et dans la mort, et que le mariage alrs leur deviendrait nécessaire pour réparer les ruines de la mortalité par la succession perpétuelle des enfants aux pères. Saint Anastase Sinaïte, Patriarche d’Antioche, qui vivait du temps de notre Saint, a été de ce même sentiment (Or. De resurrect. Lib.2 et lib.4). Et cent ans depuis Saint Jean de Damas l’a suivi encore. Mais Augustin d’Hippone et après lui toute l’Eglise occidentale ont enseigné que si Adam et Eve fussent demeurés dans l’état d’innocence, ils eussent usé du mariage avec une parfaite chasteté sans aucun sentiment de concupiscence, et eussent eu des enfants innocents comme eux. «  Cette parole que Dieu dit à Adam et à Eve : Croissez et multipliez, » dit Augustin d’Hippone, « n’était pas une prédiction de péchés, qui méritaient d’être punis ; mais la bénédiction des noces qui devaient être fécondes. » Et en un autre endroit : « Je ne vois pas ce qui aurait pu empêcher que le mariage ne soit honorable, et le lit nuptial sans tache dans le Paradis terrestre. Et que Dieu n’accordât aux hommes, qui auraient vécu avec une fidélité et une justice toute entière, et l’auraient servi humblement et saintement d’engendrer des enfants sans aucune ardeur de concupiscence, et de les enfanter sans aucune peine et sans aucune douleur ; non afin que les enfants succédassent aux pères mourants, mais afin que comme les pères seraient demeurés toujours dans un état de vie bienheureuse, et auraient repris de temps en temps une nouvelle vigueur de corps en mangeant du fruit de vie, les enfants jouissent du même bonheur, jusqu’à ce que le nombre des hommes qui aurait été destiné de dieu étant accompli, et vivant tous dans la justice et dans l’obéissance, il arrivât en eux un tel changement que sans aucune mort leurs corps charnels devinssent spirituels, et qu’ils reçussent cette qualité, parce qu’ils auraient été entièrement soumis à l’esprit qui les aurait gouvernés, en vivant désormais par la seule vie de l’âme sans le secours d’aucune nourriture corporelle ». « Au même article », c’est Saint Grégoire de Nazianze qu’entend notre Saint, lorsqu’il dit sur la fin de cet article que «  Dieu a assujetti l’homme à la mort après le péché, afin que le mal ne demeurât pas immortel, comme dit celui qui a été surnommé le Théologien par excellence. » Car cette parole se trouve formellement dans ce père en son Oraison 42. « La mort, » dit-il, « a apporté à l’homme ce gain et cet avantage qu’elle a donné des bornes au péché, et a empêché que le mal ne fût immortel. Et ainsi son supplice même lui est devenu une grâce et une faveur. Cette manière de châtier des coupables est digne de la miséricorde et de la bonté de Dieu. » Saint Jean Climaque propose en cet endroit une question digne d’être examinée, et qu’il est d’autant plus nécessaire d’éclaircir que son humilité n’a pas voulu la résoudre. « Je voudrais bien demander », dit-il, « pourquoi dans tous les autres péchés qui ne sont point contre la chasteté, nous avons accoutumé de dire que les hommes ont été séduits et trompés ; au lieu que quand nous entendons dire que quelqu’un a commis une action d’incontinence, nous disons avec douleur et gémissement : Hélas ! Untel est tombé. » Il semble que la raison est que dans les autres péchés le Diable en est considéré comme le premier auteur par ses malignes suggestions. Ce qui a commencé dès notre première mère, qui dit à Dieu pour s’excuser de sa désobéissance que « le serpent l’avait trompée ». Or il a toujours trompé les hommes depuis ce temps-là. C’est pourquoi l’on dit encore en tous ces péchés qu’un homme a été séduit parce que ses crimes sont d’une part trop sensibles et trop grossiers pour pouvoir être déguisés sous quelque honnête apparence d’un faux bien comme les autres, et que d’autre part ils sont si mêlés avec la chair et le sang, et on est si persuadé que la concupiscence naturelle est la première source de ces excès et de ces désordres qu’on pense peu au démon en ces rencontres, parce qu’on sait que chaque créature humaine sert de tentateur et de Démon à soi-même. Mais la remarque d’Elie de Crète sur cet article peut encore servir à l’éclaircir. «  Les péchés ordinaires », dit-il, « sont des égarements d’esprit et des tromperies, en telle sorte qu’un pécheur peut se redresser et se remettre dans le bon chemin en usant bien des mêmes puissances, dont il a mal usé par l’attrait et l’illusion du vice. Par exemple, si on a renoncé Dieu, on peut de nouveau le confesser ; si on a ravi le bien d’autrui, on peut de nouveau distribuer le sien propre aux pauvres. Et ainsi du reste. Mais celui qui a péché contre la chasteté ne peut retourner à Dieu par la même voie par laquelle il est tombé. Au contraire il faut qu’il s’en abstienne entièrement. C’est pourquoi ce vice est considéré comme une chute et une ruine, dont on ne peut se relever que par la continence, les gémissements, et les larmes. Notre Saint propose en cet article une nouvelle question, qu’il appelle lui-même importante et difficile, et qu’il ne résout non plus que l’autre. Un homme savant lui ayant demandé « quel péché était le plus grand et le plus punissable de tous après l’homicide et l’apostasie contre Dieu, » il lui répondit « que c’était de tomber dans l’hérésie. » Sur quoi celui qui lui avait fait la première demande, lui répartit : « D’où vient donc que les hérétiques, qui anathématisent et abjurent sincèrement leur hérésie , sont aussitôt reçus par l’Eglise Orthodoxe, et jugés dignes d’être admis à la participation des divins mystères ; au lieu qu’au contraire celui qui confesse avoir commis un péché d’impureté, et qui a cessé entièrement de le commettre est reçu à la pénitence par l’Eglise, mais est retranché par elle de la communion des très saints mystères durant le cours de plusieurs années selon la Tradition Apostolique. » A quoi notre Saint ajoute « que cette répartie si pressante l’ayant surpris et jeté dans le doute et l’incertitude, la question demeura aussi douteuse et aussi incertaine qu’auparavant. » Il y a trois ou quatre points à éclaircir dans cette question. Le premier, si la réponse de Saint Jean Climaque, qu’après l’homicide et l’apostasie, l’hérésie est le plus garnd crime, est véritable. On la peut confirmer par ce que dit Clément d’Alexandrie, que (lib.7. 764) « les hérétiues au lieu d’entrer dans le sanctuaire de la Vérité par la Tradition du Seigneur, qui nous lève le voile dont elle est couverte à l’entrée, rompent la porte, percent en cachette la muraille de l’Eglise, violent la vérité dont l’Eglise est dépositaire, et se font chefs et auteurs de mystères d’impiété. Sainte Thérèse écrit aussi (En sa vie. c40. P.366), aue « l’âme est un miroir ; qu’être en péché mortel, c’est couvrir ce miroir d’un grand nuage, et le noircir de telle sorte que Jésus-Christ n’y est plus vu ni représenté ; mai qu’être hérétique, c’est casser le miroir en plusieurs pièces. » Comme donc les hérétiques sont des impies et des sacrilèges, et qu’en divisant par la multiplicité de leurs erreurs la vérité qui n’est qu’une, et par la variété de leurs églises fausses et adultères, l’unité de l’Eglise Orthodoxe, ils attaquent Dieu en Sa parole et en Son corps, on doit conclure avec notre Saint qu’ils sont coupables d’un plus grand crime que ceux qui violent la chasteté et le mariage, parce qu’il n’y a rien de plus divin que les mystères de Dieu, qu’ils profanent par leurs hérésies, ni rien après Dieu de plus vénérable que l’Eglise, qui est la fidèle et sainte dispensatrice de ses mystères, laquelle ils déchirent par leur schisme. Voilà pour le premier point. Quant au second, qui consiste en la répartie qu’on fit à Saint Jean Climaque : « Pourquoi donc les hérétiques qui abjurent sincèrement leur hérésie sont aussitôt reçus par l’Eglise Orthodoxe, et jugés dignes d’être admis à la participation des divins mystères ? » Il semble qu’on peut user de distinction, au moins pour ce qui est des premiers siècles. Car il y a deux espèces d’hérétiques. Les premiers sont ceux qui étant dans l’Eglise l’abandonnaient, et passaient dans des sectes impies et hérétiques, comme le manichéisme, et autres semblables ; et revenaient après à eux-mêmes et à l’Eglise. Or Saint Grégoire de Nysse déclare dans son Epître Canonique qu’on recevait leur abjuration (Grégor. Nyss. Ep.canon. Ep. 5.1) ; mais qu’on les privait de la communion toute leur vie. « Les Pères », dit-il, « ont jugé que les péchés qui corrompent la plus noble partie de l’âme qui est la raison, étaient les plus énormes, et demandaient une plus grande conversion et une pénitence plus laborieuse, comme si quelqu’un a renoncé à la foi de Jésus-Christ, et a passé ou au judaïsme, ou à l’idolâtrie, ou au manichéisme, ou dans quelque autre secte profane et impie, ils ont voulu que s’il y avait renoncé, non par quelque crainte des tourments, mais de sa pleine et libre volonté, tout le temps de sa vie fût celui de sa pénitence ; qu’il n’adorât jamais Dieu avec le peuple, lorsqu’on célébrerait la prière mystique et secrète ; mais qu’il priât à part, étant toujours séparé de la communion des sacrements jusqu’à la dernière heure de sa vie, où on les lui donnerait. » Mais il y a une autre espèce d’hérétiques, dont il est très véritable de dire, selon la répartie qu’on fit à Saint Jean Climaque, qu’aussitôt qu’ils avaient abjuré leur hérésie, l’Eglise les admettait à la communion de ses mystères. Saint Basile le déclare, lorsqu’il dit ( Basil. Ep. I. ad Amphiloch. c. I. p.21.) que « plusieurs sortes d’hérétiques ayant été baptisés par ceux de leur secte, et revenant à l’Eglise, recevront la sainte onction par les ministres de l’Eglise, et seront ainsi admis aux mystères. » Saint Grégoire pape ordonne de plus (Greg. 9. Ep.61) qu’ « on les traitera avec douceur, en les laissant dans les ordres ecclésiastiques qu’ils auront reçus. » Ces sortes d’hérétiques sont ceux qui ont toujours été hérétiques, et sont nés dans l’hérésie. Et il est bien aisé de juger pourquoi l’Eglise les traitait d’une manière si différente. Elle considérait ces premiers, qui sont sortis de son sein, comme des enfants rebelles à leur propre mère ; comme des transfuges et des déserteurs, qui ayant connu la vérité de Dieu et la sainteté de Son Eglise, abandonnaient ensuite volontairement l’une et l’autre. Au lieu qu’elle regardait les seconds comme des étrangers, qui avaient été engagés involontairement dans l’erreur et l’avaient quittée aussitôt qu’on leur avait fait voir qu’on les trompait. « L’Eglise », dit Augustin d’Hippone, « traite autrement ceux qui la quittent lorsqu’après ils corrigent leur erreur par leur pénitence, que ceux qui n’ont point encore été dans son sein, ou qui entrent pour la première fois dans sa communion sainte. Elle humilie davantage ces premiers, et traite ces derniers plus doucement, les aimant tous deux, et les assistant tous deux pour les guérir de leurs maladies. » On voit un bel exemple de cette pratique de l’Eglise dans la vie de Saint Jean Evêque de Colonie en Arménie, puis Anachorète, surnommé le Silencieux, « vers qui un disciple de l’hérétique Sévère étant venu avec un orthodoxe de ses amis, le Saint éclairé de Dieu donna sa bénédiction à l’orthodoxe, et la refusa à l’autre, en lui disant qu’il ne le bénirait que lorsqu’il aurait abjuré la mauvaise opinion des schismatiques, et qu’il aurait déclaré qu’il communiquait avec l’Eglise orthodoxe : Ce qui lui ayant fait admirer la grâce de prophétie en ce Saint vieillard, il fut changé à l’heure même par ce miracle, et promit en sa conscience qu’il communiquerait avec l’Eglise Orthodoxe. Ensuite de quoi, le Saint le voyant à genoux lui donna sa bénédiction, le releva, et étant assuré », dit Cyrille son disciple qui a écrit très fidèlement cette histoire, « qu’il ne lui restait plus aucun doute dans l’esprit, il le reçut le premier à la participation des saints mystères et le communia de sa main. » Il se peut faire néanmoins qu’au temps de Saint Jean Climaque l’Eglise usait de cette indulgence à l’égard de toutes sortes d’hérétiques, lorsqu’elle était assurée de la sincérité de leur retour ; n’en exceptant que les chefs de parti, qu’elle a toujours traités plus sévèrement, si ce n’était lorsqu’ils retournaient avec tous ceux qu’ils avaient séduits. Et la raison de cette conduite était que comme dans l’Orient l’Eglise avait été déchirée par beaucoup d’hérétiques, qui s’étaient extrêmement multipliés, elle favorisait leur retour à la vérité et à l’unité Orthodoxe, autant qu’il était en sa puissance, afin de réunir ses membres, dont la division lui est toujours très sensible, comme Augustin d’Hippone le remarque en tant de lieux. Il ne reste plus que le dernier point de la question proposée à Saint Jean Climaque : « Pourquoi l’Eglise avait suivi une discipline toute contraire envers ceux qui avaient commis des péchés d’impureté, puisque lors même qu’ils avaient cessé de les commettre, elle les recevait à la pénitence, mais les retranchait de la communion des saints Mystères durant le cours de plusieurs années selon la Tradition apostolique. » Elie de Crète en apporte deux raisons solides dans son Commentaire manuscrit. «  La première, que tomber dans l’hérésie, et revenir ensuite à la foi orthodoxe est une marque qu’on était tombé par ignorance, puisqu’on ne faille en ce point qu’en prenant pour la créance orthodoxe celle qui est erronée, et qu’on croit être très véritable ; au lieu que tomber dans les péchés de l’impureté est une marque qu’on s’y laisse aller volontairement. Le premier, qui est l’hérétique, n’a pas reconnu le grand mal où il s’engageait, et a comme avalé un hameçon qui l’a percé tout d’un coup sans qu’il le sût. Mais le second qui a commis des actions criminelles sachant que c’était un crime de les commettre, s’est comme jeté lui-même dans des filets par le désir de satisfaire à sa passion et à sa brutalité. C’est pourquoi ce dernier sera battu de plusieurs coups, selon l’Evangile, parce qu’il a fait le mal connaissant que c’était un mal, et qu’il a été porté au péché, non par son ignorance, mais par la corruption de sa volonté. » La seconde raison qu’il apporte de la différente conduite de l’Eglise à l’égard de ces deux sortes de pécheurs est que « l’hérésie est un poison, qui ne répand son venin que dans l’âme, au lieu que l’impureté sortant premièrement de l’âme, répand encore ensuite sa corruption sur le corps. Et ainsi lorsqu’un homme veut quitter l’hérésie, il n’a aucun ennemi domestique, ni dans le corps, ni dans l’âme qui le combatte, et lui fasse violence pour le retenir dans cette erreur. Il devient pur au moment qu’il la quitte. Mais quant à celui qui veut revenir à Dieu après une vie de dérèglements et de vices, il est nécessaire qu’il emploie beaucoup de temps dans les larmes et dans les jeûnes, afin que par ses austérités il éloigne peu à peu de soi le plaisir criminel, qui est comme attaché inséparablement à lui-même par la corruption de sa nature ; qu’il lave et purifie la plaie que le péché faite dans sa propre chair ; et qu’enfin il rende son esprit inviolable à toutes les embûches des Démons, et impénétrable à tous les attraits de la volupté. Or les Saints Docteurs de l’Eglise imitant dans le gouvernement des âmes la conduite sage et salutaire des médecins des corps, ont toujours pour but dans les maladies spirituelles d’en arracher, pour le dire ainsi, la cause et la racine de peur qu’elle ne repousse de nouveau. C’est pourquoi ils ne se contentent pas seulement d’arrêter dans les personnes vicieuses et déréglées le cours de leurs dérèglements et de leurs vices ( comme au contraire ils se contentent de faire abjurer aux hérétiques leur foi infidèle et leur mauvaise créance), mais ils les obligent encore à s’exercer dans les travaux et les mortifications autant de temps qu’ils le leur ordonnent, afin que par l’accoutumance de cette vie pénitente et de ces pratiques saintes ils effacent de leur mémoire et de leur cœur les plaisirs criminels de leur vie passée, et que par la longueur de leur pénitence, ils donnent des preuves certaines qu’ils haïssent vraiment et dans le fond de l’âme leur ancienne corruption, et qu’ils ne sont plus en état d’y retourner. La différence de la conduite de l’Eglise en ces deux points de sa discipline est donc très juste et très sage, puisque comme l’hérétique n’a péché que par la parole et le consentement du cœur, il est ensuite justifié par la seule parole et la confession du même cœur, sans qu’il ait besoin d’un long espace de temps pour se préparer à faire cette confession ; au lieu que comme le pécheur s’est souillé lui-même par des actions honteuses et illégitimes, il faut qu’il les purifie par d’autres actions toutes chastes et toutes pieuses. » Elie de Crète entend par ces chastes enfants de l’Ecriture que Saint Jean Climaque dit en cet endroit avoir chanté les louanges du Seigneur, ces enfants des Juifs, qui selon l’Evangile, chantèrent des versets des psaumes en l’honneur de Jésus-Christ, lorsqu’il entra en triomphe dans Jérusalem le jour des Rameaux. Ce discours excellent et relevé de Saint Jean Climaque, où il décrit le combat de l’esprit contre la chair, ne peut être plus éclairci que par le passage de Saint Grégoire de Nazianze ; d’où il a tiré la plupart de ses raisonnements et de ses paroles mêmes. Car en comparant la copie avec l’original, il ne restera plus aucune difficulté ; ils s’éclairciront l’un l’autre, et l’on reconnaîtra avec quelle lumière divine ces deux Saints ont pénétré dans l’économie de l’âme et du corps, et dans la sagesse de Dieu, qui les a unis ensemble. Voici les paroles de ce Père (Gregor. Naz. Or.16. p.242): « J’avoue », dit-il, « que je ne puis comprendre de quelle sorte mon âme a été unie avec mon corps, et comment il est possible que cette âme, qui est l’image de Dieu même, soit, pour le dire ainsi, mêlée et comme pétrie avec ce corps qui n’est que terre et que boue : ce corps qui, lorsque je le traite bien et que je le flatte me fait une cruelle guerre, et qui lorsque je lui fais la guerre me jette dans la langueur et dans la tristesse ; ce corps que j’aime comme le compagnon de ma servitude et de ma misère ; et que je hais comme l’ennemi de mon propre bien et de mon Salut ; ce corps que j’abhorre comme le lien malheureux qui attache mon âme à la terre, et que j’honore et respecte comme mon cohéritier à la Gloire et au Royaume du Ciel. Si d’une part je m’efforce de le dompter par les austérités de la pénitence, il succombe et me prive ainsi de l’unique aide qui me restait pour pratiquer les vertus Chrétiennes, puisque je n’ai été créé de Dieu qu’afin de m’élever sans cesse vers lui par des actions qui soient vraiment dignes de lui comme par autant de degrés spirituels et célestes. Mais d’autre part, si je le flatte et l’épargne comme mon fidèle coadjuteur, il se révolte avec tant d’impétuosité contre moi que je ne puis réprimer ses insolences. Et c’est alors que je me vois dans un danger presque inévitable de perdre mon souverain bien qui est Dieu, étant accablé sous le poids des chaînes de ce misérable corps, qui m’entraînent vers les biens périssables d’ici-bas, et qui me tiennent lié à la terre. Enfin c’est un ennemi qui nous flatte lorsqu’il nous tue, et un ami qui nous dresse des embûches lorsqu’il nous fait des caresses. Quel est, ô mon Dieu, ce prodigieux mélange, et cet assemblage funeste de passions si contraires ? Comment une même chose peut-elle être en même temps l’objet de mon affection et de mon aversion ? J’ai de l’amour pour ce que je crains et j’ai de la crainte pour ce que j’aime. Avant que j’aie pris les armes pour combattre cette chair séditieuse, je quitte ces mêmes armes pour me réconcilier avec elle. Et avant que j’aie fait la paix, je lui déclare de nouveau la guerre. Quelle est cette conduite incompréhensible de la sagesse divine ? Quel est ce mystère et cet abîme impénétrable ? N’est-ce point que comme notre âme est un rayon de la lumière divine, et un ruisseau qui est sorti de cette source éternelle et incorruptible, ce souverain maître veut l’humilier dans sa grandeur et l’abaisser dans son élèvement, de peur que sa dignité si sublime lui donnant de l’orgueil et de la présomption, lui donne en même temps du mépris pour son créateur. Ainsi il permet peut-être que notre âme soit engagée dans un combat continuel contre notre corps, afin que nous soyons obligés de regarder sans cesse Celui qui nous a tirés du néant ; que la faiblesse de notre chair réprime la vanité que pourrait nous causer la noblesse de notre âme ; et enfin que nous reconnaissions, pour nous tenir toujours dans l’humilité, que si nous sommes d’une part très grands et très nobles, nous sommes d’autre part très petits et très méprisables ; que si nous appartenons au Ciel, nous appartenons aussi à la terre ; que nous sommes mortels et immortels, et que nous pouvons être également héritiers des lumières ineffables du Ciel et des flammes ténébreuses de l’Enfer, selon que nos actions auront été ou célestes ou terrestres. C’est ainsi que Dieu joint et allie en nous des choses si inalliables et si opposées, et qu’il tempère notre bonheur par notre malheur, afin ce me semble, que si nous nous élevons et nous enflons de vanité, comme étant l’image de Dieu, nous soyons aussitôt humiliés et rabaissés, comme n’étant qu’un vil amas de poudre et de terre. XVI°DEGRE. De l’avarice. Cet article a été suffisamment éclairci dans le quatrième Degré. XVIII°DEGRE. Du sommeil, de la prière. Après que notre Saint a dit qu’ « il faut qu’il y ait un temps réglé tant pour la prière que pour le travail », il ajoute, selon qu’on a traduit que « c’est ce que l’Ange ordonna expressément du temps du grand Saint Antoine. » Et on a suivi ce sens, parce que les paroles grecques le peuvent souffrir, et que Saint Athanase, qui a écrit la vie de Saint Antoine, Saint Jérôme, qui a parlé de ce Saint ; Cassien, et les anciens historiens, Cassien, et les anciens historiens ecclésiastiques, Socrate, Sozomène, et autres, semblent n’avoir point écrit qu’un Ange lui soit apparu pour l’instruire de ce point de discipline. Il faut pourtant qu’il y ait eu quelque Tradition grecque sur ce sujet, puisqu’Elie de Crète le marque formellement dans son Commentaire manuscrit : «  L’Ange », dit-il, « qui apparut autrefois au grand Saint Antoine, a fait voir clairement qu’il ne fallait jamais qu’un religieux s’occupât à quelque ouvrage manuel durant la prière. Car jamais ce Saint n’a vu cet Ange travailler et prier en même temps ; mais il le voyait tantôt s’asseoir et travailler de ses mains, et tantôt quitter son ouvrage et se lever pour prier. Or cet Ange était envoyé de Dieu à Saint Antoine pour lui apprendre ce qu’il devait faire et de quelle manière il devait vivre, pour être assuré de son Salut. C’est pourquoi aussi il lui dit : « Faites ceci et vous vivrez. » Il n’est point parlé aussi de cette apparition d’Ange dans la règle de Saint Pachôme disciple de Saint Antoine, quoi qu’il soit dit que « tous doivent assister à l’office et à la prière, sans qu’ils puissent s’excuser sur quelque occupation que ce soit. » Notre Saint dit qu’ « il revient quelquefois dans l’esprit durant la nuit quelques versets des psaumes qu’on a récités durant le jour ; mais qu’il arrive aussi quelquefois que ce sont les Anges de ténèbres qui les présentent à notre imagination pour nous donner de la vanité. » Et ensuite il ajoute qu’ « il avait dessein de passer sous silence un troisième effet, différent de ces deux premiers, mais qu’une personne l’avait obligé d’en parler. » Elie de Crète dans son Commentaire manuscrit dit que cette personne est David. Voici ses paroles : « Pourquoi notre Saint ajoute-t-il qu’il ne voulait pas déclarer ce troisième état de perfection ? C’était de peur que ceux qui possédaient ce grand bonheur ne s’enflassent de vanité en concevant une haute estime d’eux-mêmes. Mais qui est celui qui l’a forcé ensuite à le déclarer ? C’est David, ce grand roi et ce saint prophète, qui parlant du juste dit qu’il méditera sur la loi du Seigneur durant le jour et durant la nuit. Car celui qui, selon David, médite durant le jour la loi de Dieu, la médite durant la nuit même dans son imagination ; de sorte qu’on voit accomplir en lui cette parole de l’Ecriture : Je dors, mais mon cœur veille. Et cette seconde méditation, qui procède d’une illumination divine, par laquelle e, dormant même nous méditons sur les paroles du texte sacré, est la récompense de cette première méditation, à laquelle nous nous occupons sans cesse durant le jour, et dans laquelle seule nous trouvons toutes nos délices. Or quand Dieu fait à une âme cette grâce, qui est très rare, il ne la lui fait pas inutilement, mais afin de repousser et d’éloigner d’elle les Démons de l’impureté, et les fantômes de la nuit, de peur que ces esprits malins ne la trompent en représentant à son imagination les mêmes choses que Dieu lui représente, et ne la fassent ainsi tomber dans l’orgueil. XX°DEGRE. De la timidité. Ceux qui auront lu cet article dans le grec ne doivent point être surpris d’en voir les premières paroles traduites en un sens contraire au grec imprimé, parce qu’on a suivi les deux plus excellents manuscrits grecs qu’on a vus. Et le sens qu’on en a tiré paraît très juste et très régulier, puisqu’il marque un jugement de Dieu sur les religieux, qui étant déréglés et insensibles pour tout ce qui regarde leur Salut, ne sont pas d’eux-mêmes sujets à la crainte ; mais étant abandonnés de Dieu, se trouvent frappés de subites et extraordinaires frayeurs, qui vont quelquefois jusqu’à leur faire perdre l’esprit. D’où l’on peut conclure, comme Saint Grégoire de Nazianze dit des maladies que Dieu nous envoie (Gregor. Naz. E^p.66) qu’ »il fait souvent du bien aux hommes malgré eux-mêmes, en les frappant de plaies corporelles, et qu’il purifie l’homme intérieur par l’extérieur. » XXI DEGRE. De la vaine gloire. Saint Jean Climaque commence ce Degré de la vaine gloire en disant que « quelques écrivains ecclésiastiques l’ont distinguée d’avec l’orgueil, et que c’est ce qui leur a fait dire qu’il y a huit péchés capitaux qui sont les principes de tous les autres. Mais que Grégoire le Théologien, et quelques autres Pères avec lui, n’en ont marqué que sept, et qu’il est de leur avis. » Il y a deux choses à remarquer pour l’éclaircissement de cet article (Lib.II.c.1). 1. Que l’un des principaux de ces Ecrivains Ecclésiastiques, qui a distingué la vaine gloire d’avec l’orgueil, est Cassien, lequel a établi huit péchés capitaux, dont il a mis la vaine gloire le 7. et l’orgueil le 8. 2. Que les interprètes latins de Saint Jean Climaque ont cru que notre Saint a entendu Saint Grégoire de Nazianze par ces mots : « Grégoire le Théologien n’en a marqué que sept » ; tant parce qu’il le cite en son livre plus souvent qu’aucun autre Père, que parce que Saint Grégoire de Nazianze a été surnommé le Théologien par les Grecs. Mais si ce Père n’a point laissé d’autres ouvrages que ceux que nous avons de lui, et si Saint Jean Climaque n’en a lu que ce que nous en lisons, on peut croire certainement que ce n’est pas lui qu’il entend en cet endroit ; parce qu’il est certain que Saint Grégoire de Nazianze, dans tous ses Livres, n’a point parlé de sept ni de huit péchés capitaux. Et quoiqu’il ait été surnommé le Théologien entre tous les Pères Grecs, comme Saint Jean l’Evangéliste entre tous les Apôtres, parce que ces deux Saints ont expliqué particulièrement la Divinité de Jésus-Christ, l’un dans son Evangile, et l’autre dans ses Oraisons de la Théologie, néanmoins on voit que le nom de Théologien est un nom général, que Saint Jean Climaque donne en quelques endroits aux Saints Pères de l’Eglise et aux auteurs ecclésiastiques (Degré 28), à l’imitation de Saint Grégoire de Nazianze (Gregor. Naz. Or.37), qui le donne même aux anciens prophètes comme Jérémie. Il ne reste donc parmi les Grecs que Saint Grégoire de Nysse, frère de Saint Basile, que notre Saint ait pu marquer par ce terme ; mais il est certain que ce Père n’a rien écrit de cette matière, non plus que Saint Grégoire de Nazianze. C’est ce qui a porté un savant bénédictin nommé Gazaeus, qui a commenté Cassien, à soutenir que Saint Jean Climaque a entendu parler de Saint Grégoire pape, lorsqu’il a dit que « le Théologien Grégoire n’a marqué que sept péchés capitaux » ; parce qu’il est certain que si quelque Grec a traduit les Morales de Saint Grégoire de latin en grec, lorsque ce saint pape vivait encore, comme Saint Anastase Sinaïte, qui a connu Saint Jean Climaque, a traduit en grec le Pastoral de ce pape durant son pontificat (Gregor. Lib.10.Ep.22) ; notre Saint qui a vécu en ce même temps, et a survécu vraisemblablement à Saint Grégoire, a pu lire dans ses Morales ce qu’il cite ici. Car Saint Grégoire y dit sur ce sujet (Gregor. 31. Moral. c.37) que « l’orgueil est la racine de tous les maux, parce qu’il a été à l’origine de tous les péchés. Et que les sept vices capitaux sont comme les premières et principales branches sorties de cette racine. » Il les nomme tous sept ensuite, et dit que « le Rédempteur du monde voyant que les hommes gémissaient sous la captivité de ces vices, il y est venu, étant rempli des sept dons du Saint Esprit, pour livrer un combat spirituel à ces ennemis, et délivrer les hommes de leur tyrannie. » Cette opposition de ces sept dons de Grâce à ces sept péchés principaux paraît très juste, aussi bien que la comparaison qu’il fait des sept peuples infidèles, que Dieu laissa aux Israélites pour les exercer, et des sept esprits diaboliques, plus méchants que les autres, avec ces sept vices. Et il peut y avoir d’autant plus de sujet de croire que Saint Jean Climaque a voulu nommer Saint Grégoire pape, que dans le Degré 28 il compare le juste à un cheval généreux, et l’appelle « le cheval de Dieu », qui est un terme extraordinaire, et une expression qui semble particulière au même Saint Grégoire pape, et que notre Saint pourrait avoir vue dans le même Livre 31 de ses Morales, où il parle de ces sept péchés. Mais au lieu que Saint Jean Climaque dit que « la vaine gloire est la mère de l’orgueil », et Cassien (Cassia.lib.II.c.I) dans le même sens que « l’orgueil n’est que l’accroissement et l’excès de la vaine gloire », Saint Grégoire ne considère pas l’orgueil comme une passion particulière, mais comme un esprit général qui se répand sur toutes les passions et qui les produit. « L’orgueil », dit ce pape (31. Moral. c.17), « est le père et le roi de tous les vices, et sa première fille est la vaine gloire, la seconde l’envie, et ainsi des autres sept. » Ce qui est vrai en un sens, et ne semble pas fort éloigné de ce que Saint Jean Climaque a écrit de la vanité en un endroit lorsqu’il dit (21°Degré) que « c’est le fondement et le comble de toutes les passions. » Il est difficile de pénétrer dans le sens de Saint Jean Climaque en cet article où il dit seulement que « comme il y a différence entre le visage des Ethiopiens et celui de leurs statues, en ce que l’un est vivant, et que l’autre est mort et insensible ; il y a aussi différence entre l’espèce de la vaine gloire qui tente les religieux et celle qui tourmente les Anachorètes. » Elie de Crète dit que cette différence consiste en ce que la vanité des religieux est grossière, sensible, et toute vive, parce qu’ils se glorifient de leurs bonnes œuvres extérieures, comme de leur assiduité à l’office, de leur charité envers les malades, de leur hospitalité envers les étrangers, de leur obéissance, et autres richesses spirituelles, et que celle des Anachorètes est presque insensible, parce qu’elle leur vient de leur vie toute humiliée et mortifiée par les jeûnes et par les autres austérités. Et ainsi, dit-il, celle des religieux ressemble plus à celle des gens du monde, qui s’enflent de leurs bonnes œuvres, au lieu que celle des Solitaires est secrète et singulière, comme est leur vie. Ces premières lignes de notre Saint : « Celui qui s’appuyant sur ses travaux demande des dons à Dieu pour récompense de ces mêmes travaux, s’appuie sur un mauvais et périlleux fondement », manquaient dans l’édition grecque, et sont dans tous les manuscrits. Le Saint y marque assez clairement que la véritable humilité ne demande point d’autre récompense des travaux que les travaux mêmes ; comme saint Bernard dit que le véritable amateur de Dieu ne demande point d’autre récompense de son amour que son amour même. XXII°DEGRE. De l’orgueil. Notre Saint déclare en cet article « qu’un grand personnage lui dit un jour qu’il y a douze péchés que notre âme veut bien commettre ; mais qu’elle les estime trop honteux pour les vouloir avouer. » Et il les compte lui-même dans ce même Degré où il dit que « les péchés dans lesquels tombent les personnes spirituelles sont la colère, ma médisance, l’aigreur, l’animosité, les paroles d’indignation, les pensées de blasphème, l’hypocrisie, la haine, l’envie, l’amour de sa propre conduite, et la désobéissance. » Ce sont onze, à quoi il ajoute ici l’orgueil, qu’il dit remplir lui seul la place de tous les autres. Il les appelle des passions honteuses, parce qu’on en a honte, quoiqu’elles regardent l’âme et non pas le corps. Saint Grégoire de Nazianze (Gregor. Naz. Or.14) le dit de quatre de celles-là, savoir de « l’ambition, de l’envie, de la haine, de l’orgueil » ; et il ajoute que « ceux qui rougissaient d’avouer qu’ils en étaient animés contre des personnes Orthodoxes, passaient à un nom plus spécieux et plus honnête, savoir à un zèle prétendu pour la foi et pour la piété, dont ils couvraient leurs injustes actions contre ces personnes. » Que si l’on demande pourquoi elles sont honteuses, il semble que c’est parce qu’elles rendent la raison ou captive, ou malade, ou affaiblie ; et que la santé, la liberté, et la force de cette partie supérieure de l’âme, étant l’honneur de l’homme, et le caractère de sa ressemblance avec Dieu, il ne peut pas les perdre sans recevoir une tache et un déshonneur. Ce que notre Saint dit ici de l’endurcissement du cœur, qui vient de ce que Dieu abandonne l’âme, semble avoir été éclairci dans le Degré 5. XXV°DEGRE. De l’humilité. Notre Saint dit d’abord que « celui qui voudrait entreprendre d’expliquer par des paroles extérieures et sensibles les sentiments intérieurs et inexplicables, soit de l’amour divin, soit de l’humilité sainte, ressemblerait à un homme qui voudrait par des paroles et par des comparaisons faire concevoir quelle est la douceur du miel à ceux qui n’en ont jamais goûté ». ce qui se rapporte à ce que dit Saint Isaac Syrien, prêtre d’Antioche, dans son Livre : Du mépris du monde. (Bibl.PP. Tom.6. p.2) : « Que comme celui qui n’a jamais vu le soleil de ses propres yeux ne saurait comprendre quelle est sa lumière, s’il n’en a seulement qu’entendu parler, aussi une âme qui n’a jamais goûté les douceurs célestes ne peut les reconnapitre telles qu’elles sont. » Que si Saint Chrysostome dit (Hom.4.I. Timo.) que « les dons de Dieu sont si grands que les hommes ne sauraient presque les croire », il ne faut pas s’étonner s’ils ne les peuvent pas comprendre avant qu’ils les aient éprouvés. Saint Bernard le marque bien en ces termes (Serm.85. in Cant) : « Si vous êtes assez curieux », dit-il, «  pour vouloir savoir ce que c’est que jouir du Verbe, c’est-à-dire du Fils de Dieu, préparez votre âme et non votre oreille. Car ce n’est pas la langue qui l’enseigne, c’est la Grâce. Cette science est souvent cachée aux sages, et révélée aux petits. Il faut avouer,» continue-t-il, « que l’humilité est une grande et sublime vertu, puisqu’elle obtient ce qu’on ne lui apprend point ; puisqu’elle se rend digne de recevoir ce que l’esprit humain n’est pas capable d’apprendre ; puisqu’elle conçoit par la parole éternelle et de cette parole éternelle ce qu’elle-même ne peut expliquer par ses paroles. » La comparaison dont notre Saint se sert ici en disant que l’humilité est l’ennemie mortelle et l’exterminatrice des passions, comme la biche l’est des serpents », est fondée sur ce que les anciens auteurs ont écrit (Plin. lib.8. c.32) que « les cerfs se battent contre les serpents, et même qu’ils les tirent du fond de leurs trous par la force de leur haleine. » Saint Ambroise le marque aussi et ajoute (3. Hexame. c.9) que « la couleuvre fuit le cerf et tue le lion. » Ce que notre Saint dit que « les humbles ne font jamais paraître le moindre signe de contradiction, ni la moindre trace de désobéissance, si ce n’est qu’il s’agisse de la foi », pourrait être justifié par plusieurs exemples. Il suffira d’en remarquer un des plus célèbres qui est celui des Solitaires du diocèse de Nazianze, lesquels voyant que le vieux Saint Grégoire Evêque de Nazianze avait signé par simplicité et par surprise la confession de foi du Concile de Rimini, qui était conçue en termes équivoques, et dont les Ariens pouvaient abuser, se séparèrent de sa communion et attirèrent par leur exemple une grande partie du peuple à se séparer de leur Evêque quoiqu’il fût Saint. Ce qui obligea son fils le grand Saint Grégoire de Nazianze à venir éteindre ce feu. Et sur les instances de ces religieux, qu’il appelle lui-même « la partie la plus fervente de cette Eglise », et celles du peuple qui les suivait, il consentit que son père, pour se réconcilier avec eux, fit une publique profession de sa foi, et demandait qu’on lui pardonnât la faute qu’il avait faite par imprudence. C’est sur ce sujet que ce grand Docteur de l’Eglise prononça sa douzième Oraison (Or.12. p. 203), où il relève fort la sainteté de ces Solitaires. Et lors même qu’il les exhorte à la paix et à la douceur, il déclare « qu’il ne le fait pas comme croyant que toute paix doit être chérie et embrasée, parce qu’il sait qu’ainsi qu’il y a une dissension très juste, il y a aussi une concorde très pernicieuse. Et que lorsque l’impiété s’élève contre la foi, il faut plutôt s’exposer au feu, et au fer, que de participer à la corruption d’un mauvais levain ; qu’on ne doit rien craindre davantage en ces rencontres que de craindre quelque chose plus que Dieu ; et que des serviteurs de la vérité sont obligés de tout souffrir plutôt que d’abandonner par une lâche perfidie la doctrine de la vérité et de la foi. » Et ce même Saint parlant dans le Concile Œcuménique de Constantinople dit hautement que « nous ne devons pas aimer la paix au préjudice de la véritable doctrine, ni tempérer la chaleur de la contention et du combat pour acquérir la réputation de douceur et d’humilité, parce que ce serait acquérir une chose bonne d’une manière mauvaise et illégitime. Ce qui est défendu aux Chrétiens. » Notre Saint écrit que « comme il n’y a eu qu’un lieu dans tout l’univers qui n’ait vu qu’une seule fois le soleil, aussi une seule pensée a souvent produit l’humilité. » Le bienheureux Jean Abbé de Raïthe et les autres Grecs disent que ce lieu, qui n’a jamais vu qu’une seule fois le soleil, est le fond de la mer rouge lorsque les Hébreux y passèrent à pied sec. Il est vrai qu’on peut objecter que le fond du Jourdain ne l’a vu aussi qu’une fois, lorsque Josué et tout le peuple le passa de même. Mais comme ce fleuve diminuait beaucoup dans les longues sécheresses, et qu’ainsi une grande partie de son fond pouvait avoir été éclairée plusieurs fois du soleil, notre Saint a cru pouvoir entendre le fond de la mer rouge comme un lieu, qui certainement depuis la création des mers avait toujours été couvert d’eau jusqu’à ce grand et prodigieux miracle. Il dit encore (Joan. Clim. Bibl.PP.To.6.p.2) que « comme il n’y a eu qu’un seul jour auquel tout le monde s’est réjoui, il n’y a aussi que la seule humilité qui soit inimitable aux Démons. » Les mêmes Grecs disent que ce jour unique auquel il dit que tout le monde s’est réjoui, a été celui où Noé sortit de l’Arche avec sa famille qui composait tout le monde. Ce qui est exactement et littéralement véritable. Au reste ces deux comparaisons ne doivent être considérées que dans un point, qui est celui d’une chose seule et unique, comme est ce lieu et ce jour comparés à une seule pensée qui souvent a produit l’humilité telle qu’est celle de la mort de Jésus-Christ, dit le bienheureux Abbé de Raïthe (Ioan. Rayth. Ibid.), et à cette seule vertu qui est inimitable aux Démons. Car les Pères de l’Eglise nous apprennent qu’on doit souvent entendre de cette sorte plusieurs comparaisons de l’Ecriture. Ce que Saint Chrysostome justifie par beaucoup d’exemples, (Chrysost. Hom.26. I. Cor. P.277. Et Hom.6. Ephes. P.906.), et entre autres par celui de Jésus-Christ, qui viendra comme un larron ( ce qui n’est juste que dans le seul point de la surprise, avec laquelle un larron vient pour nous dérober) et de la comparaison du mauvais maître d’hôtel, qui n’est que dans son adresse, et ainsi des autres. Saint Jean Climaque dit que « les propriétés qu’il a rapportées sont toutes des marques extérieures et visibles du riche trésor de cette vertu, hormis une seule. » Il n’est pas difficile de juger quelle est celle-là, puisqu’il en a marqué trois : la première qui est « la souffrance des humiliations et des mépris » ; la seconde qui est « la parfaite victoire sur la colère et l’humilité de l’esprit dans cette victoire même ». La troisième qui est « une défiance de ses meilleures actions avec un désir continu de s’instruire. » Ces deux premières produisent des effets qui paraissent au-dehors. Mais cette troisième est une disposition toute intérieure ; et ainsi les deux autres sont des marques visibles de cette vertu, et non celle-ci. Mais plus elle est cachée u fond du cœur et invisible aux eux des hommes, plus elle est spirituelle et véritable, l’Esprit et la Vérité étant joints ensemble dans les Ecritures. Quand notre Saint dit que « l’humilité n’est propre qu’aux Orthodoxes et aux personnes vertueuses, et encore à celles qui mènent une vie toute pure et toute sainte, et qu’il est aussi impossible qu’elle se trouve jamais dans un hérétique qu’il est impossible que la flamme sorte de la neige », il n’a dit qu’une grande vérité. Car comme c’est l’orgueil qui enfante toutes les hérésies, l’humilité demeure en partage à l’Eglise Orthodoxe, aussi bien que la charité, dont l’humilité est la compagne et la gardienne. C’est ce qui a fait dire à Augustin d’Hippone (14. Civ. Dei. c.13) que « l’humilité est infiniment estimée dans la cité de Dieu qui est étrangère dans la terre, et infiniment louée en la personne du Roi de cette Cité sainte qui est Jésus-Christ. »  Et c’est ce qui lui fit écrire ces belles paroles à Dioscore : « Je désire que vous vous soumettiez à ce Roi de tout votre cœur, et que vous ne vous fassiez point d’autre chemin pour parvenir à la vérité que le chemin dressé par celui qui comme étant Dieu voit la faiblesse que nous avons à marcher. Or le premier chemin qui nous mène à la vérité, c’est l’humilité, le second c’est l’humilité, le troisième l’humilité. Ce n’est pas qu’il n’y ait d’autres préceptes que je pourrais vous marquer, mais c’est que l’orgueil nous ravit des mains toutes les bonnes œuvres que nous faisons si l’humilité ne les prévient, ne les accompagne, et ne les suit ; si d’abord elle ne se présente à nous pour purifier notre intention ; si ensuite elle ne se joint à nous pour attacher notre cœur ; et si après elle n’agit sur nous pour réprimer notre vanité. » Comme donc cette vertu est la plus sainte effusion de l’Esprit de Dieu dans le cœur des vrais Chrétiens, et que l’Esprit de Dieu n’est que dans l’Eglise, puisque c’est le corps de Jésus-Christ qui vit de l’Esprit de Jésus-Christ, il ne faut pas s’étonner si l’humilité véritable ne se trouve que dans l’Eglise, et dans les plus purs membres de l’Eglise. Elie de Crète dit que « ce Saint solitaire qui rpit du pain et du fromage entre ses mains, et le mangea devant tout le monde, afin de faire perdre à ceux qui le venaient voir l’estime qu’on leur avait donnée de sa sainteté, fut Saint Sérapion. » Il n’en dit pas davantage. Mais il faut en savoir davantage pour savoir quel était ce Saint. Car il se trouve trois Saints solitaires de ce nom dans l’antiquité ecclésiastique. Le premier et le plus ancien a été ce grand Sérapion, qui de Solitaire et de Père de plusieurs Solitaires fut fait Evêque de Thmuis, ville d’Egypte. Saint Athanase le témoigne lui-même en sa lettre à Draconce. (Athan. Ep. Ad Dracontium). Le second fut Saint Sérapion surnommé Sindonite, parce qu’il n’était couvert que d’un linceul sur le corps nu. Pallade en parle dans son histoire des Solitaires. Et le troisième fut l’Arsenoïte, père de dix mille religieux, dont Ruffin, Pallade et Sozomène ont parlé, et dont Cassien rapporte ( Ruffin, lib.2. c. 18. Pallad. c.76. Sozom. lib.6. c. 28. Cassia. Coll.2.c.II) une histoire mémorable qui est que quand il était fort jeune sous la conduite de l’Abbé Théon, il mangeait du pain en secret hors des repas, et qu’ayant entendu ce saint vieillard parler des tentations sur l’intempérance, Dieu lui toucha le cœur, et lui fit avouer sa faute publiquement. Il y a plus d’apparence que c’est de ce dernier que Saint Jean Climaque écrit en cet article cette insigne action d’humilité qu’il en rapporte, qui est l’accomplissement de cette maxime de Saint Barnard que « celui qui est véritablement humble veut paraître vil et méprisable, et non pas humble. » (Serm.16. in Cant. n.9). Ce que notre Saint dit ici qu’ « il n’appartient qu’à l’Ange de ne tomber jamais dans le péché », semble avoir été suffisamment éclairci dans le 4°Degré. Cet article a été la croix de tous les interprètes grecs et latins, et nous n’en avons pu rien tirer, soit des manuscrits, soit des imprimés, qui ne l’obscurcit encore davantage. Mais il semble que le vrai sens se peut recueillir avec quelque certitude de plusieurs autres passages de notre Saint, un Auteur ne s’expliquant jamais mieux que par soi-même, et de la conformité de sa pensée et de ses paroles avec celles de Saint Grégoire de Nazianze : « Comme on ne peut voir », dit notre Saint, « de feu ni grand ni petit dans aucune créature, selon l’ordre naturel que Dieu a établi dans le monde, etc… » Le sens de cette première proposition est que Dieu n’a pas voulu, que selon l’ordre naturel qu’il a établi dans le monde, il y ait aucun feu, ni grand ni petit, qui subsiste dans aucune créature, parce qu’il la consumerait. « Il a voulu, » comme dit Saint Grégoire de Nazianze (Or.13. p.205), « que le feu fût comme l’enfantement et la production de la matière qu’il brûle » ; en sorte que la matière étant consumée, il s’éteint aussitôt. Saint jean Climaque ajoute ensuite qu’ « aussi », (selon l’ordre de la grâce), « le feu de la concupiscence, c’est-à-dire l’ardeur dont se forment les vices et les passions, ne peut subsister dans une vraie et sincère humilité ». Il n’entend pas que la concupiscence, qui dure toujours dans l’homme, qui ne finit que par la mort, et qui nous fait commettre tous les jours des péchés involontaires par ignorance, par mégarde, et par faiblesse, ne puisse subsister avec une vraie humilité. Car elle subsiste avec la vie la plus sainte des personnes les plus humbles. Mais il entend l’ardeur de la concupiscence, qui est amortie dans les justes par « l’eau ou la rosée de la grâce », comme les Pères grecs l’appellent, laquelle refroidit toute cette ardeur, dont se forment les vices et les passions. C’est ce que notre Saint enseigne en plusieurs endroits (7°Degré) : « Les larmes de la pénitence », dit-il, « purifient et consument la matière de nos péchés », c’est-à-dire cette ardeur et cette corruption de la concupiscence, dont ils se forment. Et ailleurs (26°Degré) : « La matière des passions, qui n’est autre que la corruption de notre concupiscence est détruite et consumée jusqu’à la racine par le feu de l’amour divin. » Et il ajoute tout de suite : « Lorsque notre âme en a été ainsi purifiée, les passions et les vices se retirent d’elle pour toujours, si ce n’est que nous les attirions de nouveau en nous laissant aller par un relâchement volontaire à cette première corruption de notre concupiscence. » En quoi il est conforme à Saint Grégoire de Nazianze, qui se sert des mêmes termes et de la même expression, en disant : «  Que la lumière de la raison éclairée de la Grâce et de la contemplation divine consume cette ardeur, qui est la matière des passions ; et que le feu de la foi et la ferveur de l’esprit consume cette matière enflammée qui produit les vices. » (Or.26,p.445 et Or.50. p.664). Saint Jean Climaque a donc raison de dire en cet article que « comme on ne peut voir de feu, ni grand ni petit, dans aucune créature, selon l’ordre naturel que Dieu a établi dans le monde, aussi » (selon l’ordre de la grâce), le feu de la concupiscence, c’est-à-dire l’ardeur dont se forment les vices et les passions, ne peut subsister sans une vraie et sincère humilité ». Il ajoute ensuite : « Tant que demeurant sincèrement humbles, nous ne péchons point volontairement » (mais seulement par surprise et par fragilité) « cette ardeur impure dont se forment les vices et les passions, demeure morte et éteinte en nous. Car ce sont les offenses volontaires qui la font revivre, et qui en même temps font mourir l’humilité dans notre cœur. » Par où il enseigne que celui qui est vraiment et sincèrement humble ne pèche point volontairement. Et c’est ce qu’il dit en termes formels peu auparavant. « Il n’appartient », dit-il, « qu’à l’Ange seul de ne tomber jamais dans le péché, non pas même par ignorance, puisque Saint Paul, cet Ange terrestre, témoigne y avoir pu tomber, lorsqu’il dit qu’il ne se sent coupable de rien, mais que pour cela il n’est pas justifié. C’est pourquoi nous devons continuellement nous reprendre et nous condamner nous-mêmes, afin que par le mérite de cette humiliation volontaire, nous puissions effacer nos fautes involontaires. » Il semble qu’après cet éclaircissement, la doctrine du Saint est aussi claire dans cet article que dans les autres. XXVI°DEGRE. De la discrétion. « Que personne n’allègue pour son excuse, » dit notre Saint, « qu’il est impossible à l’homme de garder les préceptes de l’Evangile, puisqu’il s’est même trouvé des âmes qui ont fait plus qu’il ne leur était ordonné par l’Evangile. » Deux choses ont fait juger aux hommes qu’il est impossible de garder les préceptes de l’Evangile. La première a été la pureté merveilleuse de ces préceptes. La seconde est l’ignorance de la force et du secours de la Grâce qui nous les fait accomplir. Nous voyons un célèbre exemple de la première, par la reconnaissance qu’en fit le Juif Tryphon à Saint Justin Martyr, dans le Dialogue que ce Saint en a écrit : « Lors », dit ce Juif, « que je considère les préceptes qui sont rapportés dans ce livre que vous appelez l’Evangile, je les trouve si grands et si admirables qu’il me semble que nul homme ne peut les garder. » Ce Juif en jugeait ainsi parce qu’il connaissait la corruption humaine et la judaïque, et ne connaissait point la Grâce de Jésus-Christ, qui faisait pratiquer aux Chrétiens dans l’Eglise Orthodoxe répandue par toute la terre, ces mêmes préceptes de l’Evangile qu’il estimait si grands et si admirables, mais qu’il jugeait impossible d’observer. Et ils le feraient aussi en effet, si Jésus-Christ n’avait déclaré par la bouche de Saint Paul (2. Rom.3) que « ce qui était impossible à la loi, en ce qu’elle était affaiblie par la chair, est devenu possible par Jésus-Christ, qui dans la chair même a détruit la puissance du péché. » C’est ce que Saint Prosper explique en ces termes (In Psal. 106) : « Lorsque quelqu’un a reconnu la vérité de la foi de Jésus-Christ, et commencé à savoir ce qu’il doit croire et ce qu’il doit faire, il est humilié et abattu de travail, quand il veut par ses seules forces naturelles combattre contre les péchés ; il se trouve arrêté par les obstacles des passions ; et il voit qu’il ne peut marcher dans cette voie qu’il a connue, à cause qu’il a les pieds liés. Il faut donc qu’il crie dans cette tentation, et qu’il demande à Dieu le secours de Sa Grâce, afin que les liens de son impuissance étant rompus, il reçoive le pouvoir de faire de bonnes œuvres, lequel Dieu pourrait bien lui avoir donné d’abord par une miséricorde prévenante, en ôtant tous les obstacles qui l’arrêtent ensuite ; mais il est utile à l’homme d’éprouver sa propre faiblesse ; de ne se glorifier de ses bonnes œuvres qu’au Seigneur, et non en soi-même et de louer les bontés de Dieu, dont il reçoit le don et la force pour pouvoir vaincre ses passions. » Et Saint Césaire Archevêque d’Arles décrit encore cette conduite divine d’une manière excellente : « Qui peut », dit-il, parlant aux Solitaires de la fameuse île de Lérins, (Homil.25. ad Monac.Livia), « s’occuper à la prière sans travail, et s’appliquer à la lecture sans peine ? Qui est celui qui accomplit l’un et l’autre sans la Grâce de Dieu, et sans une grande attention de l’esprit ? Ces choses, mes frères, paraissent laborieuses jusqu’à ce qu’elles soient passées en coutume ; et pour parler plus véritablement, elles sont jugées impossibles tant que l’on croit qu’elles peuvent s’accomplir par les seules forces humaines. Mais lorsqu’on croit qu’elles peuvent s’obtenir de Dieu, et s’accomplir par Sa Grâce, on éprouve qu’elles ne sont ni dures ni laborieuses, mais légères, douces, et agréables, selon que Jésus-Christ l’a dit lui-même. » « Que nul Chrétien ne dise donc, » comme écrit Saint Théodore Studite (Theod. Stud. Serm.21), « qu’il veut bien vivre selon l’Evangile, mais qu’il ne peut. Car si ces préceptes consistaient en des choses qui surpassent les forces de la nature, comme serait de voler en l’air, ou de marcher dessus l’eau, on aurait raison de les juger impossibles, » dit ce Saint. « Mais puisqu’ils ne consistent qu’en des choses dont la nature est capable, et qui dépendent de notre volonté, cette excuse est fausse. » D’où il paraît que Saint Jean Climaque a eu raison de condamner une prétendue impossibilité d’accomplir les commandements de Dieu, puisque rien ne doit être considéré comme impossible que ce que nous ne pourrions accomplir, même avec la Grâce ; et quand nous le voudrions pleinement, tel que serait de voler en l’air, ou de marcher sur les eaux. Ce qui n’arrive jamais dans la morale chrétienne, parce que d’une part Dieu ne nous demande que la sincérité du cœur, et la plénitude de la volonté ; et que de l’autre, il n’y a rien que nous ne puissions effectivement accomplir par la puissance de la Grâce qui nous fortifie. Et nous ne perdons rien dans cet ordre que Dieu a établi, pour nous faire éprouver Sa force et notre faiblesse, puisqu’ainsi dit un théologien du douzième siècle (Alger. De Sacramento.lib.I.c.2), « quand Dieu nous aurait créés forts et puissants par la nature, il ne nous aurait pas créés tout-puissants. Or lorsque le tout-puissant devient notre force, nous devenons comme tout-puissants par la Grâce. Si donc nous devenons tout-puissants, parce que toutes choses nous sont possibles, de quoi nous nuit notre faiblesse, lorsque Dieu nous aide et nous fortifie, puisqu’elle augmente le mérite de notre humilité, et ne nous fait ressentir aucune impuissance ? Car quelle force perdrait un paysan, si ayant une querelle contre une personne puissante, le roi prenait en main la défense de sa cause et le protégeait par la souveraineté de son pouvoir ? » Mais après que Saint Jean Climaque a rejeté cette fausse impossibilité de garder les préceptes de l’Evangile, et qu’il l’a détruite par la vertu de ceux qui ont fait plus qu’il ne leur était ordonné par l’Evangile ; ce qui est aussi la raison ordinaire des Saints Pères, il allègue une histoire sur ce sujet : « Vous en devez être persuadé », dit-il, « par l’exemple de celui qui aima son prochain plus que soi-même, et qui donna sa vie pour lui, quoiqu’il n’en eût point reçu de commandement par la loi de Jésus-Christ. Sur quoi on peut remarquer deux choses. La première, que quand il parle d’aimer son prochain plus que soi-même, il ne l’entend qu’au regard de la vie temporelle, selon laquelle on aime les autres plus que soi lorsqu’on meurt pour eux. Car pour ce qui est du Salut, on ne doit point aimer les autres plus que soi même, comme Saint Bernard l’a remarqué, (Bern. Serm.18. in Cant. n.4), parce que rien n’est préférable à notre propre Salut. La seconde, qu’il n’est pas vrai en général que selon la loi de Jésus-Christ, il n’y ait point de loi qui oblige d’aimer son prochain plus que soi-même en donnant sa vie pour lui. Car les Pères de l’Eglise nous enseignent le contraire. Saint Grégoire de Nazianze dit (Or.6. p.141) que « le père de la charité, ou plutôt celui qui est la charité même (ayant voulu prendre ce nom afin que ce nous fût comme une loi de nous aimer les uns les autres) nous a donné un nouveau précepte, qui est de nous aimer autant qu’il nous a aimés. » Sur quoi Nicétas, l’un des interprètes grecs de ce Père, écrit que « l’ancien commandement ( savoir celui qui fut donné à Moïse¸ et gravé sur les tables de la loi) était d’aimer son prochain comme soi-même. Mais que Jésus-Christ l’a rendu nouveau par l’étendue qu’il y a donnée, lorsqu’il nous a commandé d’aimer notre prochain plus que nous-mêmes, qui est la manière en laquelle il nous a aimés, s’étant offert à la mort pour notre Salut. » Or ce précepte de Jésus-Christ se lit en l’Evangile selon Saint Jean (Jean 13.34) : « Je vous donne, » dit-il, « un nouveau commandement, qui est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. On connaîtra que vous êtes mes disciples si vous avez un amour mutuel les uns pour les autres. » Et le même apôtre expliquant cette parole de Jésus-Christ dans sa première Epître, dit (I. Joan.3.16) que « comme Jésus-Christ a donné sa vie pour nous, nous devons aussi donner nos vies pour nos frères. » Et Saint Paul le dit encore (Ephes. 5.1) : « Soyez imitateurs de Dieu » (c’est-à-dire du Fils de Dieu) comme de très chers enfants, et aimez vos frères comme Jésus-Christ nous a aimés, et s’est livré lui-même à la mort pour nous, ayant bien voulu être immolé à Dieu comme une victime en sacrifice de bonne odeur. » Saint Jérôme rapporte (De Scriptor. Eccles.) que « saint Jean étant enquis par les premiers Chrétiens pourquoi il répétait si souvent cette parole : Mes enfants, aimez-vous les uns les autres, il répondit qu’il la répétait si souvent parce que c’était un précepte du Seigneur, et qu’il suffisait seul si on l’accomplissait fidèlement. » Nous voyons même que l’Eglise primitive et les Chrétiens des trois premiers siècles ont pris ce précepte de Jésus-Christ comme un commandement d’obligation et de devoir, et non seulement comme un conseil de perfection, e qu’ils ont montré, selon la parole du Sauveur, qu’ils étaient Ses disciples en s’aimant fraternellement les uns les autres, et étant prêts de donner leur vie les uns pour les autres. Car Tertullien défendant l’Eglise dans cette célèbre Apologie (Apol.c.39.) fut obligé de la justifier du plus glorieux reproche que les païens lui pouvaient faire. « C’est une chose étrange », dit-il, « que s’il y a quelque chose qui porte quelques-uns à nous blâmer, c’est principalement à cause de l’affection et de la charité que nous avons les uns pour les autres. Voyez, disent-ils, comme ils s’entraiment. Ils en sont scandalisés, parce qu’eux s’entre-haïssent. Voyez, ajoutent-ils, comme ils sont prêts de mourir les uns pour les autres. Ils en sont blessés, parce qu’eux sont bien plutôt prêts de se tuer les uns les autres. Ils nous reprochent encore que nous nous appelons frères. Et la cause de ce reproche n’est autre sans doute que de ce que parmi eux tout nom qui marque l’union du sang ne marque point l’union des cœurs ; mais seulement une ombre d’affection qui n’a rien de solide ni de véritable. » Clément d’Alexandrie, aussi ancien que Tertullien, déclare encore que « les Apôtres ayant imité Jésus-Christ, parce qu’ils étaient parfaits en toute science et en toute sainteté, ils ont souffert la mort pour les Eglises qu’ils avaient fondées. Et que ceux qui veulent marcher sur les traces des Apôtres doivent se conduire de telle sorte que par l’amour qu’ils ont pour Dieu, ils aiment aussi le prochain, et que s’il arrive quelque occupation où le service de l’Eglise les engage à exposer leur vie pour elle, ils boivent ce calice avec patience et avec courage. » Et Saint Chrysostome (Hom.9. in Ep. Ad Philip.) parlant d’Epaphrodite qui avait exposé sa vie pour Saint Paul, dit que « mourir pour cet Apôtre, c’était mourir pour l’Evangile. Car on peut, dit-il, acquérir la couronne du martyre sans qu’il s’agisse de ne pas sacrifier aux idoles. Ces occasions particulières, semblables à celles d’Epaphrodite, nous rendent Martyrs aussi bien que ces publiques et générales. Et s’il m’est permis de dire une chose bien plus admirable et plus étonnante, » ajoute ce saint, « c’est que le martyre qu’on souffre en celles-ci a plus de mérite devant Dieu que celui qu’on souffre en ces autres ; parce que le martyre n’est jamais plus grand que lorsque la cause pour laquelle on le souffre paraît petite, celui qui veut bien l’endurer pour un sujet de moindre importance étant disposé à s’y exposer beaucoup plutôt en un sujet important. » Mais le même Saint passe encore plus avant, et dans le portrait qu’il a fait de l’amitié chrétienne, il dit en termes formels qu’ « il faut aimer un ami de telle sorte que l’on ne refuse pas même de donner sa vie pour lui si on nous la demande. » (Hom.2.in Ep. ad Coloss.) Voilà ce que les Saints Pères ont dit en général sur ce point de la morale de Jésus-Christ. Il semble que leur doctrine est absolument contraire à celle de Saint Jean Climaque. Néanmoins cela n’est pas. Car ce commandement de donner sa vie pour ses frères n’oblige qu’en certaines rencontres, comme lorsque le Salut de notre prochain est en danger si nous n’exposons notre vie pour lui, ainsi qu’il arrivait quelquefois que des Chrétiens voyant qu’un Martyr s’affaiblissait, et avait besoin de quelque exhortation, ils se croyaient obligés pour le bien spirituel de cette âme à lui faire cette charité en s’exposant eux-mêmes au martyre. On peut aussi quelquefois y être obligé pour la vie temporelle, comme un enfant pour son père, un serviteur pour son maître, un mari pour sa femme, un sujet pour son prince, et quelquefois même un ami pour son ami, comme le dit Saint Chrysostome. Mais il suffit pour la vérité de la proposition de notre Saint que dans l’histoire dont il parle cette obligation ne se trouva pas. C’est ce qui paraîtra clairement par le récit que nous en ferons ici. Car cette histoire est celle de l’Abbé Léon, comme le bienheureux Jean Abbé de Raïthe dans ses Eclaircissements, Elie de Crète dans ses Commentaires, et les autres Grecs en demeurent tous d’accord. Et parce qu’elle a été très fidèlement écrite par un ancien Auteur grec, qui ne parle que de ce qu’il a vu lui-même, il est à propos de la rapporter en cet endroit. «  Du temps du très chrétien Empereur Tibère » ( vers l’année 586), « nous allâmes », dit-il (Ioan. Mosch. c.112), visiter la province d’Egypte nommée Oasis, et nous y trouvâmes un grand Solitaire nommé Léon, qui était originaire de Cappadoce. Plusieurs nous en avaient dit des choses admirables, et dans l’entretien que nous eûmes avec lui, nous le trouvâmes aussi Saint qu’on nous l’avait dit, et fûmes très édifiés de son humilité, de son silence, de son dénuement de toutes choses, et de la charité qu’il avait envers tout le monde. Mais nous ayant dit que Dieu lui avait destiné une couronne et qu’il devait être roi, nous lui dîmes que nul homme de Cappadoce ne l’avait jamais été, et ne pûmes néanmoins lui ôter cette pensée. Quelque temps après des barbares ayant fait une incursion sur l’Egypte, et ravagé cette province, ils vinrent jusqu’à Oasis, et ayant tué plusieurs Solitaires, en emmenèrent d’autres captifs. Entre ces captifs furent l’Abbé Jean qui était Lecteur de l’Eglise de Constantinople, l’Abbé Eustathe de Rome, et l’Abbé Thodore de Cilicie, qui étaient malades. Lorsqu’on les eut liés, l’Abbé Jean dit à ces barbares : Menez-moi à la première ville, et je ferai que l’Evêque vous donnera vingt-quatre écus d’or pour nous. Ensuite de quoi, ils le menèrent à cette ville par un de leurs compagnons ; Et cet Abbé parla à l’Evêque qui ne put donner que huit écus d’or au barbare, lequel les refusa, déclarant ou qu’il aurait vingt-quatre écus d’or, ou un Solitaire. Ce qui contraignit cet Evêque de lui rendre l’Abbé Jean. Mais pendant que cette affaire se traitait dans cette ville,l’Abbé Léon y était avec d’autres Pères qui s’y étaient retirés, et s’étaient ainsi mis en sûreté. Ce Saint homme en ayant délibéré avec Dieu durant trois jours, prend les huit écus d’or de l’Evêque, et s’en va dans le désert d’Oasis où étaient les barbares, et leur dit : Recevez-moi avec huit écus que je vous apporte, et laissez aller ces trois Solitaires prisonniers. Ce sont de pauvres malades qui ne peuvent marcher, et que vous serez réduits à tuer sans que vous gagniez rien avec eux. Mais moi je me porte bien et vous servirai. Ces barbares acceptèrent ses offres, et ayant pris les huit écus d’or renvoyèrent les trois captifs. L’Abbé Léon demeura quelque temps avec ces gens de guerre, et les suivit jusqu’à un certain lieu. Mais lorsqu’ils virent qu’il était trop faible pour les suivre, ils lui coupèrent la tête. Ce Saint homme accomplit ainsi la parole de Jésus-Christ, qu’ « on ne peut avoir un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Et nous reconnûmes ce qu’il voulait dire par la couronne royale que Dieu lui voulait donner, puisqu’il la remporta véritablement en voulant mourir pour ceux qu’il aimait. » Il paraît par cette illustre histoire, laquelle le cardinal Baronius a rapportée toute entière dans ses Annales comme très fidèle et très mémorable, que Saint Jean Climaque a eu grande raison de dire que ce Solitaire avait fait plus qu’il ne lui était ordonné par l’Evangile. Car il n’était obligé par aucun précepte évangélique de donner sa vie pour ces captifs : Ce n’était qu’un simple mouvement d’une charité volontaire qui l’y portait, sans aucune raison particulière qui l’y obligeait. Il n’avait aucune liaison ni de parenté ni d’amitié étroite avec ces trois Abbés prisonniers. Il n’y allait point de leur Salut. Il pouvait comme les autres Solitaires retirés avec lui dans cette ville, les laisser entre les mains de ces barbares sans s’aller exposer à la mort presque certaine pour les en tirer, ce qu’eux ni personne du monde ne lui demandait. Mais Dieu qui lui avait promis par avance de le faire roi en le faisant entrer dans cette voie apostolique et royale de la charité, l’avait embrasé du feu de l’amour divin, qui nous fait aimer notre prochain plus que nous-même, et accomplir avec joie ce qui est dans l’étendue de la loi de cet amour, lorsque Dieu nous en imprime le mouvement dans le cœur. Les Grecs entendent tout humainement ce que notre Saint dit ici : « Qu’il y a dans la plus haute partie de l’âme un sentiment spirituel et divin, et une lumière de discrétion, qui fait juger raisonnablement de tout ce qui se présente à l’esprit, et empêche nos sens extérieurs de nous émouvoir par les attraits des objets sensibles. » Ils ne l’expliquent que de la raison. Mais notre Saint entend par le mot de raison la lumière de la Grâce qui purifie la raison de l’homme, et dissipe les nuages des passions, ainsi que nous avons vu ailleurs. Et il a pris cette expression de Saint Grégoire de Nazianze, qui en divers endroits entend, comme Saint Paul, par le mot de raisonnable ce qui est spirituel, et l’oppose à ce qui est corporel. (7° Degré. Or.12. Rom.12.1). Les autres Pères, comme Clément d’Alexandrie, en usent aussi de cette sorte, et il se trouve même des endroits dans saint Grégoire pape où il témoigne qu’on agit par raison lorsqu’on agit par la Grâce, parce que c’est la Grâce qui éclaire, purifie, fortifie, et fait agir la raison, étant la raison des vrais Chrétiens. Saint Jean Climaque ajoute à la fin de cet article que « c’est ce qui a fait dire à un homme éclairé de la sagesse du Ciel : « Vous trouverez en vous un sentiment divin. » Elie de Crète dit qu’il croit que c’est Saint Nil disciple de Saint Chrysostome et Anachorète qui a dit cette parole. Mais si Saint Nil n’a écrit que ce que nous avons de lui dans la Bibliothèque des Pères, notre Saint n’a pas tiré cette sentence des livres de cet Anachorète. Car on peut s’assurer qu’elle n’y est pas ; et ainsi la conjecture n’est pas bien fondée. Elle ne se trouve point aussi dans Cassien, ni dans Saint Grégoire de Nazianze, quoique ce dernier ait usé d’une expression toute semblable lorsqu’il dit que «  le sentiment divin », c’est-à-dire, « la prudence spirituelle ouvre et ferme les lèvres d’un Ministre de Jésus-Christ. » (Or.1). Ce qu’il témoigne être une parole de l’Ecriture.  Saint Jean Climaque propose une parabole un peu obscure dans cet article ajoutant à la fin : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende ce que je veux dire. » Mais Elie de Crète semble l’avoir assez éclaircie : « J’ai vu un malade spirituel », dit notre Saint, « qui voulant purger une humeur maligne qui lui corrompait le cœur, avalait come un breuvage salutaire toute l’amertume de l’obéissance, en s’occupant dans des exercices corporels sans se reposer. » Ce Commentateur de Saint Jean Climaque dit qu’il entend en cette première partie une tentation contre la chasteté, qui vient de notre propre corruption et de la malice des Démons sans aucun objet étranger, et que les travaux corporels sont un bon remède contre ce mal, parce qu’ils détournent les pensées qui inquiètent, et amortissent peu à peu l’ardeur de la sensualité. Notre Saint ajoute ensuite : « Et j’ai vu au contraire ce même religieux, qui pour guérir l’œil de son âme qui était malade se tenait dans le repos et dans le silence. » Le même Elie de Crète entend cette seconde partie d’une tentation contre la même vertu, mais qui s’excite par la vue et par la conversation avec le monde. Car comme il dit fort bien, « l’esprit est l’œil de l’âme, et il est malade lorsque quelque objet le blesse. » Le sens donc de notre Saint est que si la tentation est intérieure, et a sa source dans le cœur de la personne, les travaux extérieurs y sont comme une espèce de diversion, et la solitude y est nuisible, parce que c’est là où le Démon tente davantage, et où l’on est plus faible pour lui résister. Mais si la tentation est extérieure, c’est-à-dire a son principe dans les entretiens et les communications extérieures, la retraite de la solitude, et le recueillement intérieur de l’esprit y est salutaire. Et c’est ce qu’il marque plus clairement dans ce même Degré, lorsqu’il dit qu’ « il y a différence entre la corruption qui naît dans l’âme, de l’âme même, dont le remède est la tempérance » (accompagnée des autres austérités corporelles) et entre la corruption qui entre en elle par la vue des objets du monde, dont le remède est la solitude. » Le Saint déclare en cet article qu’ « on lui fit un jour deux questions. La première, quels sont proprement les vices qui sont produits par les huit péchés capitaux. » A quoi il dit que ces personnes mêmes satisfirent en lui expliquant ce point, lequel n’a pas besoin d’éclaircissement. Mais il ajoute qu’ils lui en proposèrent encore une seconde, savoir « quels étaient en particulier les trois de ces huit qui produisent les cinq autres. » Et il ne rapporte rien ensuite qui y satisfasse. De sorte qu’il faut ou que le texte grec soit corrompu en cet endroit, ou que ces mêmes personnes qui le consultaient n’aient pu éclaircir ce point par un défaut de lumière, et que lui n’ait point voulu s’expliquer sur ce même point par un excès d’humilité. Mais Elie de Crète satisfait à cette question dans son Commentaire Manuscrit sur cet article : «  De l’ignorance de Dieu », dit-il, « naît en nous l’amour déréglé de nous-mêmes et de notre corps. Et de cet amour déréglé naissent les trois péchés, qui sont les premiers de tous et les plus généraux, savoir l’intempérance, la vaine gloire, et l’avarice. Ces trois péchés entrent en nous par la porte de la nécessité et du besoin qu’a notre corps des choses qui l’entretiennent et le nourrissent, et ils servent ensuite eux-mêmes de porte et d’entrée à tous les autres péchés qui sortent d’eux comme de leur source. Ainsi il arrivera sans doute qu’en faisant mourir cette malheureuse racine de l’amour-propre, nous ferons mourir dans elle seule tous les malheureux rejetons qui naissent d’elle. Car celui », dit notre Saint en un autre endroit (26°Degré), « qui aura étouffé trois des huit péchés capitaux, aura étouffé en même temps les cinq autres. » Saint Jean Climaque dit d’abord en cet article que « la malice et les passions vicieuses n’étaient point originairement dans la nature de l’homme, parce que Dieu n’est point auteur du péché. » Cette doctrine est celle de tous les Pères grecs et latins. Et ils l’ont établie avec soin depuis l’hérésie des Manichéens, qui soutenaient que le péché n’était point venu du libre arbitre ; mais d’une nature mauvaise qu’ils disaient avoir été créée de Dieu, lequel ils faisaient par conséquent auteur du péché. C’est ce que notre Saint marque lui-même en ce même Degré, en disant : « Dieu n’est point auteur ni créateur du péché. C’est pourquoi ceux-là se sont trompés qui ont dit qu’il y a dans l’âme quelques vices qui lui sont absolument naturels. «  Il ne nomme pas ces hérétiques. Mais Saint Grégoire de Nysse les nomme (Or. Catech. c.7) : «  Ceux », dit-il, « qui se sont laissés séduire par les dogmes trompeurs des Manichéens disent que la nature humaine a toujours été corrompue, et ainsi font Dieu auteur du péché. Mais s’ils raisonnaient plus hautement qu’ils ne font, ils croiraient que le mal du péché n’est autre chose que le vice et la malice de l’homme, et ils reconnaîtraient que tout vice et toute corruption de l’âme ne consiste qu’en la privation du bien, et ne subsiste point par soi-même. Et ainsi nul mal n’a de principe et d’origine que dans la libre élection de la volonté de l’homme, et n’a le nom de mal que parce qu’alors il n’y a point de bien dans l’âme qui le produit. Ce qui montre que Dieu n’est pas auteur du péché, puisqu’il n’est créateur que des choses qui ont un être et une subsistance véritable et effective, et non de celles qui n’en ont point. Il a créé la vue ; mais il n’a pas créé l’aveuglement. Il a proposé la vertu ; mais non pas le vice qui en est la privation ; et il a promis récompense à ceux qui embrassent la vertu par une élection libre et volontaire, et non par une nécessité forcée et violente, n’ayant pas voulu s’assujettir par force la nature humaine, et l’attirer au bien malgré elle, comme si elle n’avait été qu’un vase vivant et animé. » Comme donc ces Pères s’opposaient à ces hérétiques qui disaient que la nature était par elle-même pécheresse et corrompue, et l’était dans sa substance, ils disent assez souvent pour détruire cette fausseté, comme notre Saint dit ici qu’ « il y a plusieurs inclinations naturelles à l’homme qu’on peut appeler des vertus naturelles, telle qu’est manifestement la compassion pour les pauvres et les misérables, puisque les païens mêmes en sont touchés. » il ne dit pas que ce soit des vertus chrétiennes, ni même des morales ; mais seulement qu’elles sont naturelles, parce qu’elles sont fondées dans une inclination de la nature, et que les païens, à qui la nature est commune avec les Chrétiens, en sont touchés. Et Saint Basile explique cette doctrine lorsqu’il écrit ( Basil. Regul.) que « la nature a mis dans l’âme une puissance et une capacité d’aimer Dieu et d’accomplir Ses préceptes. » Ce qui est conforme à la doctrine d’Augustin d’Hippone, qui dit (Aug. Contra Iulia. c.8) que «  la nature est capable de bonté et de malice » ; et ajoute en un autre endroit (De spiritu et litt.c.28) que « l’image de Dieu n’a pas été tellement effacée dans l’homme qu’il ne lui en soit encore demeuré quelques traits et quelques linéaments. » Notre Saint dit dans cet article que « la chasteté, la douceur victorieuse de la colère, l’humilité, la prière, la veille, et une perpétuelle contrition sont des vertus qui sont au-dessus de la nature. » Et ce serait en vain qu’on voudrait prouver cette vérité parmi des chrétiens. Il suffira de dire comme il dit ailleurs touchant la première qui est la chasteté (15°Degré) que « c’est un renoncement que l’on fait à la nature par un mouvement surnaturel ; parce qu’il est impossible que quelqu’un vainque sa propre nature, et que quand elle est vaincue, on doit reconnaître que cette victoire est un effet de la présence de celui qui est au-dessus de la nature. » Notre Saint ajoute dans le présent article qu’ « entre ces vertus il y en a que les hommes nous ont apprises par leur exemple ; d’autres dont les Anges nous ont servi de modèle ; et d’autres enfin que le Verbe éternel, le Dieu incarné ne nous a pas seulement enseignées par Ses préceptes et par Sa vie, mais qu’il nous donne encore par Sa Grâce. » Ce sens est celui d’Elie de Crète qui dit sur cet endroit qu’ « Elie, Saint Jean Baptiste le précurseur, et Saint Jean l’Evangéliste le Théologien, ont été les docteurs et les maîtres de la chasteté ; Moïse et David de la douceur ; que le Verbe de Dieu et l’Ange qui apparut à Saint Antoine et à Saint Pachôme l’ont été de la prière ; le même Moïse et le Sauveur du jeûne ; que plusieurs Solitaires l’ont été des veilles et de la contrition ; mais que le Verbe de Dieu, le Sauveur de tous les hommes s’étant fait homme et pauvre pour nous a enseigné l’humilité. » C’est sur cette dernière que s’écrie Saint Grégoire Palamas (34. Moral.c.18) : « Combien donc est grande la vertu de l’humilité, puisque pour enseigner cette seule vertu aux hommes, celui qui est élevé jusqu’à l’immensité de grandeur s’est rabaissé jusqu’à ce dernier avilissement de mourir sur une croix. Mais comme l’orgueil du Diable a été l’origine de notre péché, il fallait que l’humilité d’un Dieu fût l’instrument de notre rédemption. » Notre Saint ajoute que « le Fils de Dieu ne nous enseigne pas seulement l’humilité par son exemple, mais nous la donne par Sa Grâce ». Par où il ne prétend pas que le Fils de Dieu ne donne point les autres vertus, ce qui est contraire à ce qu’il a dit auparavant, qu’ « elles sont au-dessus de la nature ». Mais il a voulu distinguer Jésus-Christ, qui nous a enseigné l’humilité par Son incarnation et par Sa mort, d’avec les Anges et les Saints qui ont enseigné aux hommes les autres vertus, en ce que les autres ne font qu’enseigner, au lieu que Jésus-Christ nous donne par Sa Grâce ce qu’il nous a enseigné par Son exemple. Notre Saint déclare dans cet article qu’ « il est impossible que celui qui n’est point soumis à l’obéissance dans le commencement de sa retraite y acquière l’humilité, puisque tous ceux qui n’ont point voulu avoir d’autre maître qu’eux-mêmes pour apprendre un art, suivent dans la pratique leurs propres imaginations au lieu des véritables règles de l’art. » On voit dans Cassien (Collat.2. c.11) une belle expression de cette importante vérité. « Si les arts et les disciplines », dit cet auteur, « lesquelles ont été trouvées par l’esprit humain, et qui ne servent qu’aux commodités temporelles de cette vie, ne se peuvent bien apprendre sans maître, quoiqu’elles ne regardent que des choses visibles et sensibles, combien est-il contre la prudence de s’imaginer qu’on puisse apprendre tout seul et sans l’aide d’autrui cet art divin, qui est invisible et spirituel, qui ne s’apprend que par les cœurs purs, et dans lequel on ne peut s’égarer sans faire d’insignes pertes, qui ne peuvent que très difficilement être réparées, et qui regardent la damnation de l’âme pour l’éternité ? » Saint Basile éclaircit et fortifie encore cette doctrine, lorsqu’il dit (Regul.7) que « la vie des Anachorètes qui n’obéissent à personne est exposée au plus grand de tous les périls, qui est de se flatter soi-même, comme si l’on avait acquis déjà la perfection. Car n’ayant personne qui puisse juger des choses qu’ils font, ils peuvent croire aisément qu’ils ont pleinement satisfait à tous les préceptes de l’Evangile. Il leur est difficile de donner des preuves de leur humilité, puisqu’ils n’ont personne sous qui ils puissent s’humilier. Ils ne peuvent aussi s’exercer à la patience, puisque personne ne résiste à leurs volontés et à leurs désirs. Que si l’on répond que les enseignements des divines Ecritures suffisent pour régler ses mœurs et s’établir dans une vie toute sainte, et qu’on se contente de cette instruction, on fait tout de même que si l’on apprenait l’architecture et qu’on ne bâtit jamais, et l’art de forger des statues d’airain, et qu’on n’en forgeât jamais ». Les hérétiques ne peuvent pas abuser contre l’Eglise de ce que notre Saint dit en cet article : « Que ceux qui durant leur vie ont eu leur cœur et leur esprit attaché au Ciel montent au Ciel après leur mort, et que ceux qui ont été attachés à la terre descendent sous la terre, ne restant point d’autre lieu hors le Ciel et la terre pour ceux qui meurent. » Car le sens de Saint Jean Climaque est d’opposer le Salut éternel de ceux qui ont eu leur cœur et leur esprit attaché au Ciel à la damnation éternelle de ceux qui ont été attachés à la terre. Or le Ciel et l’Enfer sont les deux seules demeures éternelles des âmes après la mort…Et il est très vrai de dire, comme dit notre Saint que « les âmes des justes montent au Ciel après leur mort », soit qu’elles y montent aussitôt étant purifiées de tous leurs péchés, soit qu’elles y montent après s’être purifiées dans les feux et les peines temporelles de l’autre vie. C’est de ces peines purifiantes qu’Augustin d’Hippone dit contre les Origénistes ( 21. Civ.Dei. c.16) que personne ne doit croire qu’il y en doive avoir qu’avant le dernier et terrible jugement…Ce sont ces peines que Saint Grégoire de Nazianze appelle (Orat.39 . 636) « le baptême de feu, et le dernier baptême de la vie future, lequel est le plus laborieux et le plus long, et consume toutes les taches et toutes les souillures des péchés. » Mais le sens de notre Saint se peut justifier encore par Saint Ephrem diacre d’Edesse, qui ayant établi la prière pour les morts autant qu’aucun autre Père Grec, ne laisse pas de dire comme notre Saint sous le titre : « Des bienheureuses demeures » (Ephrem. De beatis mansionibus », par lesquelles il entend les éternelles aussi bien que lui : « Qu’il n’y a que deux ordres et deux états en l’autre vie, et qu’il n’y en a point qui soit au milieu des deux ». (C’est-à-dire quelque troisième état, où l’on soit éternellement hors de la gloire du Paradis, et hors des peines de l’Enfer.) « Je parle », dit-il, « de l’état du Ciel et de celui des Enfers. » Et il continue : « Que si cela est très véritable, y a-t-il rien de plus absurde que de dire, comme font quelques-uns, qu’il leur suffit d’éviter les peines de l’Enfer, et qu’ils ne se soucient pas d’entrer dans le Royaume des Cieux, comme perdre ce Royaume, c’est entrer dans l’Enfer. Car l’Ecriture ne nous a pas marqué trois lieux différents, et l’Evangile nous enseigne que Jésus-Christ mettra les uns à droite, et les autres à gauche. » Ce qui se trouve encore en ces mêmes termes dans le livre « Du mépris du monde », composé par Saint Isaac Prêtre d’Antioche (Bibl. PP. to.6.p.20), qui vivait du temps de Saint Jean Climaque. Et cependant c’est ce même Saint Ephrem qui dit dans son Testament (Ephr. Testam. P.601 et 602) : « Offrez », dit-il, « tous les jours des sacrifices pour ma bassesse après ma mort, et célébrez particulièrement le 30° jour de ma sortie de ce monde. Car les morts sont aidés par les prières et les offrandes des vivants. » Ce que notre Saint dit ici, que « les Anges mêmes ne demeurent pas dans un même état, et que leur gloire et leurs connaissances croissent toujours », ne peut pas regarder la substance de leur béatitude, mais quelque accroissement accidentel de lumière et de félicité. Les Pères Grecs qui l’ont précédé ont peu parlé de ce point. Et peut-être qu’il n’entend autre chose, sinon que Dieu seul est parfaitement et entièrement immuable. Ce que notre Saint dit, que « la Nature a imprimé en nous les mouvements de la colère, pour nous en servir contre le serpent infernal notre ennemi. Et nous nous en servons contre nos frères », semble être pris de Saint Grégoire de Nazianze en son Oraison 43. « Ne vous emportez de colère », dit-il, « que contre le serpent qui vous a fait tombe dans la désobéissance. » Saint Théodore Studite (Serm.Catech.30) a encore employé ce passage ; tant les Pères Grecs ont estimé cette pensée de ce Père. Notre Saint, selon Elie de Crète, entend par « les trois heures où un Solitaire étant victorieux ne meurt plus, l’intempérance, l’avarice, et la vaine gloire, qui sont les mères de toutes les autres, appelant du nom d’heure chaque tentation, comme Jésus-Christ dit que l’heure de ses ennemis et de la puissance des ténèbres était venue. Ce passage du Prophète Isaïe (Is.19.1) : « Voilà le Seigneur qui est assis sur une nuée légère », que notre Saint explique moralement d’une âme qui est élevée au-dessus de toutes les affections de la terre, est entendu figurément par les Saints Pères (Hieron. Ibid.) « de la venue du Fils de Dieu dans le monde, étant venu par Son Incarnation sur le corps qu’i prit de la Vierge, et qui n’avait rien de la pesanteur de la terre, parce qu’il avait été conçu et formé par le Saint Esprit, et Son entrée en Egypte signifiant Son entrée en ce monde, où il a fait tomber les idoles, c’est-à-dire l’idolâtrie qui était répandue par toute la terre. » Ces divers sens relèvent l’excellence de l’Ecriture, qui en cela, comme dit un ancien Père, ressemble au diamant, qu’elle reluit par toutes ses faces, c’est-à-dire par toutes les vérités qu’on en tire. Notre Saint dit que « nous devons considérer en quels péchés et en combien de péchés nous pouvons mériter des couronnes par notre fuite. » Tout le monde sait que la fuite est principalement salutaire dans les tentations qui regardent la chasteté. Et notre Saint l’a marqué auparavant par la fuite du Patriarche joseph, qui se sauva de cette manière. Mais ce qu’il dit ensuite, qu’ « il y a différence entre fuir l’ombre du péché, en fuyant l’occasion du péché ; et courir vers le soleil de justice, en entreprenant des actions de charité et de justice », peut être éclairci par deux exemples, qui font voir qu’il y a des occasions où l’on ne doit pas fuir, mais témoigner sa générosité et son zèle en s’exposant au péril. Le premier est de la charité pastorale, qu’Augustin d’Hippone décrit dans cette lettre célèbre à l’Evêque Honorat, où il marque en quel cas les Evêques ne doivent point quitter leurs peuples dans les incursions des barbares, telle qu’était alors celle des Vandales en Afrique, et exposer leur vie pour la charité  (Aug. Ep.180) : « Craignons davantage, » dit-il, « que les pierres vivantes, savoir les fidèles, ne périssent par notre absence, que non pas que les toits et les pierres mortes des édifices matériels ne soient brûlés en notre présence. Craignons davantage que les membres de Jésus-Christ, étant privés de la vie spirituelle ne meurent, que non pas que les membres de notre corps étant opprimés par la violence ennemie ne soient tourmentés. » Et nous voyons un exemple illustre de cette générosité épiscopale en la personne de Synèse Evêque de Ptolémaïde, qui parmi les ravages de la province de Cyrène en Egypte, saccagée par les Barbares, se trouva si éloigné de s’enfuir, qu’il déclare (Synes. Catastas. p.303.) que « lorsque les ennemis seront entrés dans la ville, ce sera alors qu’il courra à l’autel ; qu’il demeurera en sa place dans son église ; qu’il se mettra devant les très saints vases des eaux baptismales ; qu’il embrassera les sacrées colonnes qui soutiennent la très pure et très sainte Table ; qu’il y sera assis vivant et qu’il y sera couché mort ; qu’en qualité de ministre et de sacrificateur de Dieu, il est de son office de lui sacrifier sa vie, et que peut-être Dieu prendra la protection de cet autel non sanglant, lorsqu’il aura été profané par le sang du Pontife qui y offrait la victime salutaire. » L’autre exemple d’un Evêque ou d’un magistrat qui est obligé, selon Saint Grégoire pape de courir à la défense de la justice, à l’exemple du cheval que décrit Job, qui va affronter les hommes armés. « Souvent », dit ce grand pape (31. Moral.c.14), « on nous laisse dans le calme et dans le repos, si nous n’avons point de zèle pour nous opposer aux méchants par la puissance de la justice. Mais si notre âme est embrasée du désir de la vie éternelle, si au-dedans d’elle-même elle est déjà éclairée de la véritable lumière, si elle allume en soi la flamme d’une sainte ferveur, nous devons, autant que le rang que nous tenons le peut souffrir, et autant que la cause le demande, nous présenter nous-mêmes pour la défense de la justice, et choquer les méchants qui entreprennent des choses injustes, lors même qu’ils ne nous cherchent point, et qu’ils ne nous veulent aucun mal. Car ils ont beau nous honorer et nous respecter, ils nous blessent par leur persécution, lorsqu’ils persécutent dans les autres la justice que nous aimons. Cet article a déjà été éclairci. Notre Saint déclare en cet article qu’ « il y en a qui disent que les rechutes dans les mêmes péchés mortels que l’on a commis viennent de ce qu’on n’a pas fait une pénitence proportionnée à la grandeur des offenses précédentes, et de ce qu’on ne les a pas expiées par un véritable changement de mœurs. » C’est le sentiment exprès de Saint Grégoire de Nazianze, qui dit dans son Oraison 39 qu’ « il ne recevait point à la pénitence ceux qui ne s’humiliaient pas assez, et qui n’apportaient pas un changement de vie proportionné à la grandeur de leur crime. » Et parlant même sur le sujet de son père, de la pénitence qui précédait le baptême, il dit que « toute sa vie précédente était comme une préparation à l’illumination divine, et une première purgation qui devançait la seconde, et affermissait le don de la rémission des péchés, parce, » dit-il, « qu’encore que par cette Grâce du baptême toutes les offenses passées soient remises (puisque c’est une pleine Grâce), c’est alors néanmoins qu’il faut travailler avec plus de soin, pour ne pas retourner à son premier vomissement. » Notre Saint a raison de conseiller à ceux qui ne font qu’entrer dans la vie spirituelle, d’avoir soin de garder une exacte tempérance sans s’affaiblir en ce point par la crainte d’en concevoir de la vanité, parce que c’est l’homme terrestre et sensuel qu’il faut mortifier d’abord, comme dit l’Apôtre, et édifier ensuite l’homme spirituel sur les ruines de ce premier. Cet article a été expliqué dans ce même Degré. Quand notre Saint dit qu’ « on peut se purifier de l’aigreur de la colère par l’amertume », il semble entendre par la souffrance des humiliations et des mépris qu’il appelle l’amertume de l’absinthe dans le Degré 4. Enseignant ainsi qu’on peut chasser une amertume par une autre, comme dans la médecine on purge la bile qui est amère par la rhubarbe qui est amère. XXVII°Degré. Du sacré repos du corps et de l’âme. Saint Jean Climaque demande « Pourquoi le Monastère de Tabenne » dans la Thébaïde, qui était celui de Saint Pachôme, « n’a pas porté tant d’hommes extraordinaires que le désert de Scété, » qui était aussi en Egypte, et déclare « qu’il ne l e veut pas dire. » Mais il n’est pas difficile de résoudre cette question. Car Sozomène nous en découvre la véritable cause, en disant (6. Hist. c.30) que « le désert de Scété , (qu’on appelait les Cellules, parce que c’était le quartier des Anachorètes) n’était habité que de ceux qui étaient parvenus au comble de la vertu Chrétienne et religieuse. » Et ainsi il ne faut pas s’étonner si recevant ceux qui étaient les plus Saints des Monastères, et qui avaient vieilli dans le service de Dieu, il éclatait au-dessus du Monastère de Saint Pachôme. Notre Saint dit que « dans les déserts quelques solitaires travaillaient particulièrement à mortifier leurs passions ; que quelques-uns passaient tout leur temps à chanter des psaumes et à faire oraison, et que quelques autres s’occupaient entièrement à la contemplation des choses divines. » Il ajoute ensuite par une expression figurée et parabolique, qu’ « on doit juger des différents degrés de leurs vertus par la différence qui se trouve entre les échelons d’une échelle. » C’est-à-dire, selon Elie de Crète qu’ainsi que le premier échelon est le plus bas, et que le second et le troisième s’élèvent toujours en haut, aussi ces premiers, savoir ceux qui travaillent particulièrement à mortifier leurs passions encore vivantes, sont les moindres, et ne sont encore qu’au premier échelon de la vie érémitique ; que les seconds, qui passent une grande partie de leur temps à faire oraison, sont plus avancés qu’eux, leur oraison étant le fruit de la mortification de leurs passions ; et que ceux qui s’appliquent à contempler les choses divines sont les plus parfaits, parce qu’ils s’approchent plus de la vie des Anges, qui ne vivent que de la bienheureuse vision de Dieu et de l’admiration des mystères de Sa sagesse, des jugements de Sa Providence, et des merveilles de Sa Grâce et de Sa bonté. Sait Jean Climaque rapporte en cet article une vision qu’il eut dans laquelle il n’y a d’obscur que cet endroit où il dit qu’ « ayant demandé à celui qui lui parlait en quel état Jésus-Christ est maintenant, il lui répondit : En l’état qui lui est propre » (c’est-à-dire en l’état de Dieu) et non en l’état qui est propre aux hommes. » Notre Saint veut dire ce que dit Saint Paul qu’on ne connaît plus aujourd’hui Jésus-Christ selon la chair, et que l’état de la glorification de Son humanité Sainte est différent de celui de l’Incarnation de Sa divinité ; comme il l’avait appris des Pères Grecs. Car Saint Athanase a écrit (Decreta Nycen. Synodi. To.I. Lib.4.) que « Jésus-Christ n’a rien perdu en se faisant home, parce qu’il a déifié Son humanité, et l’a rendue immortelle. » Saint Grégoire de Nysse dit (Contra Eunom. To.2). que « l’humanité que le Fils de Dieu a prise pour souffrir, ayant été unie avec la nature divine, a été divinisée par cette union. Et nous sommes si éloignés, » dit-il, « d’avoir de bases pensées du Fils unique de Dieu que nous croyons qu’après Sa résurrection, il a changé l’état de son humanité qui était faible et corruptible en les qualités qui lui étaient propres. » (Voilà l’expression de Saint Jean Climaque). « Elle a été absorbée dans la divinité, comme une goutte de vinaigre l’est dans toute l’eau de la mer. Elle a bien conservé sa nature : mais elle n’a pas conservé les qualités qui étaient particulières à sa nature. On ne la peut plus reconnaître par les marques qui lui étaient propres. Et on ne peut plus dire qu’en lui la nature humaine est faible, petite, corruptible, et sujette au temps, au lieu que la divine est grande, puissante, incorruptible, et éternelle, parce que toute la faiblesse et la mortalité qu’elle avait par elle-même est devenue ce qu’est la divinité, c’est-à-dire toute-puissante et immortelle. » Mais Saint Grégoire de Nazianze semble avoir parlé encore plus hautement de la sublimité de ce mystère, et c’est celui de qui Saint Jean Climaque a pris davantage et l’esprit et la doctrine. (Or.40). « Quoique le Fils de Dieu », dit-il « ait encore son corps, toutefois il ne l’a plus de chair comme il l’avait ; mais plus auguste et plus divin. Lui seul connaît l’état auquel il est ; et il est tel qu’il sera vu par ceux qui l’ont percé et crucifié, sans avoir néanmoins rien de matériel et de charnel. L’homme en Jésus-Christ est devenu Dieu, étant joint avec Dieu en une même personne, et la partie la plus sublime qui est la nature divine, ayant élevé l’autre à sa gloire et à sa grandeur, en sorte que l’une et l’autre n’est plus qu’un Dieu, et qu’il est tout Dieu : Totus Deus. » On voit même une image, quoiqu’imparfaite de cette vérité ineffable dans l’état des bienheureux après leur résurrection, comme témoigne Saint Bernard par ces paroles (De diligendo Deo.c.10.n.28) : »Ils sentiront », dit-il, « des délices d’autant plus grandes qu’elles seront toutes divines. Et par ces sentiments divins ils seront déifiés. Car comme une goutte d’eau étant répandue dans beaucoup de vin semble se perdre tout en prenant la couleur et le goût du vin, et comme un fer ardent est si semblable au feu qu’il n’a plus sa propre et première forme, et comme l’air étant éclairé de la lumière du soleil se transforme tellement en la même lumière qu’il n’est pas tant illuminé qu’il semble être la lumière même, ainsi toute affection humaine se perdra dans les Saints d’une manière admirable, et passera entièrement dans la volonté de Dieu. Autrement, comment dieu sera-t-il tout en tous s’il reste rien de l’homme dans l’homme ? La substance demeurera bien ; mais dans une autre forme, une autre gloire, une autre puissance. » Ce que le saint vieillard George Arsilaïte avait appris à notre Saint, que « divers Démons attaquent à diverses heures du jour » est fondé sur la vérité, et peut être considéré avec fruit. Car ceux qui s’imaginent que les Diables tentent à toutes heures et en toutes occasions ne sont pas de l’avis des Saints, et ne connaissent pas assez, « altitudines Satanae », comme dit Saint Paul. Ces esprits sont sages pour faire le mal. Leur malice n’est pas folle ni brutale, mais étudiée, concertée, disciplinée ; « ordinata, disciplinataque nequitia », comme dit Cassien (Collat. 7. c.18). Et les expériences que les Saints en ont faites doivent être reçues avec respect, étant des fruits de leur science spirituelle, et de la lumière de l’Esprit de Dieu, qui seule pénètre avec discernement et exactitude dans les œuvres ténébreuses de ces esprits de ténèbres. XXVIII°DEGRE. De la prière. Elie de Crète dit sur cet article dans son Commentaire Manuscrit que « le corps de Jésus-Christ dans l’Eucharistie » (que Saint Jean Climaque appelle «  le corps de Dieu ») « doit changer et transformer l’âme qui le reçoit avec des mains pures et innocentes, comme le feu change le fer qu’il touche, et lui donne une forme semblable à la sienne. » C’est pourquoi il ajoute que « nous ne devons pas recevoir ce pain mystique et sacré comme du simple pain matériel et commun, parce que c’est la chair de Dieu et une chair vénérable, adorable, et vivifiante. » Telle était la foi de Saint Jean Climaque, et de cet Archevêque Grec au sixième et au huitième siècle, c’est-à-dire la foi de toute l’Eglise, selon laquelle le même Saint dit ailleurs (23°Degré) que « c’est le Démon, qui dans cette heure terrible où le plus grand de nos mystères s’accomplit sur les autels, vient inspirer à quelques fidèles des pensées de blasphème contre Jésus-Christ et contre cet auguste sacrifice, et que nous devons croire que c’est cet ennemi qui nous les suggère, parce qu’en même temps que nous sentons ces pensées détestables s’élever dans notre esprit, nous adorons ce don que nous recevons du Ciel. » XXIX°DEGRE. De la tranquillité de l’âme. Le même Elie de Crète dit sur cet article dans son même Commentaire que ce solitaire d’Egypte qui disait selon Saint Jean Climaque que « son amour pour Dieu lui en avait ôté toute la crainte » était le grand Saint Antoine, et que cela était fondé sur Saint Paul qui dit que « la loi n’est pas établie pour le juste ». Ce même Auteur grec enseigne que celui que notre Saint dit « avoir prié Dieu de lui renvoyer de nouveau ses tentations «  était Saint Ephrem Diacre d’Edesse en Syrie. Cette prière semble un peu extraordinaire. Mais Augustin d’Hippone dit (August. 14. De Civ. Dei. c.9) que « selon que les âmes sont plus faibles ou plus fortes dans la Grâce de Dieu, elles craignent ou désirent d’être tentées, et qu’elles sont ou tristes ou gaies dans les tentations. » Elie de Crète ajoute que c’était encore le même Saint Ephrem qui disait à Dieu selon notre Saint : « Seigneur, modère les effusions et les excès des grâces dont tu m’accables. » On peut rapporter à ce transport d’amour et d’humilité envers Dieu une semblables parole de Sainte Thérèse, qui voyant les grandes et extraordinaires faveurs dont Dieu la comblait, lui disait, comme elle l’écrit elle-même : « O Grandeur ! O Majesté ! Que fais-tu, ô Dieu tout-puissant ? Regarde à qui tu fais de si souveraines grâces. Tu ne te souviens pas que cette âme a été un abîme de mensonges et un océan de vanités. «  Et témoignant en un autre endroit combien elle était confuse de se voir si favorisée, elle écrit qu’ « il faut plus de courage pour recevoir ces grâces que pour endurer de très grands travaux. » XXX° DEGRE De la foi, de l’espérance et de la charité. Pour entendre bien ce que notre Saint dit en ce lieu : « Que celui qui n’a point de crainte ou est tout rempli d’amour, ou est mort dans l’âme », il ne faut que lire ces belles paroles de Saint Bernard, où il décrit un homme tout plein de l’amour de Dieu, et un autre tout plein de l’amour du vice (De grad. hum. c.21) : « Les parfaits et les scélérats », dit-il, « courent avec une égale plénitude de cœur, les uns à la vie, et les autres à la mort ; les uns avec une allégresse que donne la charité céleste et divine, les autres avec une satisfaction que donne la sensualité basse et terrestre. Dans les uns l’amour, et dans les autres l’endurcissement, ne sent ni difficulté ni lassitude. Dans les uns la privation de toute crainte est l’effet d’une charité parfaite, et dans les autres le fruit d’une iniquité consommée. Dans les uns c’est la vérité qui cause une pleine confiance, et dans les autres c’est l’aveuglement. » Ce que notre Saint dit ici que le cerf tire les serpents de leurs cavernes, les tue et les dévore, et est après brûlé d’une soif ardente, qui le fait courir et soupirer après les fontaines, est pris selon toute la vraisemblance d’un très ancien livre ecclésiastique, intitulé le Physiologue, qui est attribué à Saint Epiphane, mais qui est plus ancien ayant été cité par Origène. (Orig. in Genes. ) Cet auteur parlant du cerf dit qu’ « il sent les lieux où sont cachés les serpents, et que s’étant mis à l’entrée de leur trou, et tirant son haleine, il les attire à soi d’une telle sorte qu’ils sortent et se jettent entre ses dents où il les dévore ; qu’aussitôt après les avoir mangés, il est si altéré et si échauffé qu’il court vers les fontaines pour se rafraîchir, et que s’il est trois heures de temps sans boire, il meurt aussitôt. D’où vient », dit-il, « que David dit que son âme est aussi altérée de Dieu que l’est le cerf des eaux des fontaines. » FIN