mercredi 23 janvier 2019
Arnauld d'Andilly, Vies des Saints Pères du Désert et de quelques Saintes (Seconde Partie).
SECONDE PARTIE
DES VIES
DES
SAINTS PERES
Du DESERT
ET DE
QUELQUES SAINTES
Ecrites
par des Pères de l'Eglise, et autres Anciens Auteurs Ecclésiastiques Grecs et Latins.
AVANT-PROPOS.
Où il est parlé des anciens Auteurs Ecclésiastiques et des Pères de l'Eglise, dont on a tiré et recueilli en ce second Tome les vies et les paroles les plus remarquables des Saints Pères des Déserts et de quelques Saintes.
Après avoir montré dans la Préface du premier volume des vies de ces anciens et bienheureux Solitaires, combien elles ont été glorieuses à Dieu et honorables à l'Eglise, et qu'elles sont utiles non seulement aux personnes religieuses, mais aussi aux séculières, il ne me reste qu'à expliquer ici en peu de paroles quels sont les Ouvrages et les Auteurs dont j'ai tiré tout ce qui est contenu dans ce second Tome, où j'espère que le lecteur qui aura quelque sentiment de piété trouvera des exemples non moins illustres que salutaires de toutes les vertus Chrétiennes et Religieuses.
De la lettre de Saint Jérôme àHéliodore.
J'ai cru devoir mettre à la tête de ce second volume la Lettre si célèbre de Saint Jérôme à Héliodore, où il lui dépeint avec toutes les fleurs de sa Rhétorique Chrétienne les délices spirituelles et les avantages solides de la vie solitaire et retirée, pour l'exhorter à l'embrasser. Héliodore était de ce Clergé si fameux en sainteté de Saint Valérien Evêque d'Aquilée, où Saint Jérôme vint demeurer après avoir été baptisé à Rome. Et ce Saint ayant contracté une étroite amitié avec lui, il l'engagea par la force de son exemple à entreprendre le voyage de Thrace, du Pont, de Bithynie, de Galatie, de Cappadoce ; et enfin de se retirer dans le désert de Syrie, où néanmoins Héliodore qui n'y était venu que pour l'y accompagner ne demeura guère. Et le Saint voyant qu'il avait quitté le désert, il s'efforça de l'y rappeler par cette Lettre toute ardente du feu de sa charité, et toute brillante des lumières de son éloquence. Mais Dieu ne destinant pas Héliodore à la solitude et le voulant pour l'Episcopat, il se retira dans le Clergé où il était auparavant, et parut depuis entre les plus illustres Prélats d'Italie au Concile d'Aquilée tenu en 381.
Des vies des Pères écrites par Rufin Prêtre d'Aquilée, et de la lettre 41 de Saint Jérôme au même Rufin, qui a été traduite en ce volume.
Rufin a été le premier Auteur Ecclésiastique qui a écrit une Histoire abrégée des vies et des paroles les plus excellentes des Saints Pères des déserts. Il était si célèbre par ses vertus religieuses en Aquilée, que Saint Jérôme dans sa Chronique qu'il a ajoutée à celle d'Eusèbe, marque formellement qu'entre tous les religieux de cette ville d'Italie, qui alors était fleurissante en piété, Florent, Bonose et Rufin étaient illustres et célèbres par-dessus les autres. Ce fut là qu'il contracta une étroite amitié avec ces trois serviteurs de Jésus-Christ ; et s'étant depuis retiré dans le désert de Syrie, et ayant appris par Héliodore que Rufin était parti de Rome avec la fameuse Mélanie petite-fille du consul Marcellin, pour aller visiter les Solitaires d'Egypte, il lui écrivit la Lettre 41 que j'ai traduite, oùil lui témoigne envier ce rare bonheur qu'il avait reçu de Dieu, et lui donne de grandes louanges ; et ayant encore su depuis que Rufin après avoir visité ces saints déserts était arrivé à Jérusalem avec la même Mélanie, il lui écrivit une autre Lettre, laquelle s'est perdue, et l'envoya à Florent le premier de ces trois fameux Religieux d'Aquilée, qui s'était retiré à Jérusalem pour y exercer ses extrêmes charités ( car il était fort riche) et le supplia de la lui faire tenir. Mais dans celle qu'il lui adressait il lui parle de Rufin en ces termes d'estime et d'affection (Hier. Ep. ad Flor.) : « Parce que le frère Rufin, que l'on dit être venu d'Egypte à Jérusalem avec Sainte Mélanie, est lié avec moi par une parfaite et fraternelle amitié, je vous prie de vouloir prendre la peine de lui faire rendre la Lettre que je lui écris, et que j'ai jointe avec celle-ci. AU reste ne jugez pas de moi par l'éminence de ses vertus. Vous verrez en lui des marques vives de sainteté ; et moi je ne suis que cendre, et que la plus vile partie de la boue. De quelque côté qu'on me tourne je me vois réduire en poussière ; et ce m'est assez si la faiblesse de mes yeux peut soutenir l'éclat de sa piété. Il est lavé et il est net et blanc comme de la neige, au lieu que je suis souillé des taches de mes péchés, et que j'attends jour et nuit avec tremblement cette heure effroyable où il faudra que je paie jusqu'au dernier denier.Néanmoins parce que le Seigneur délie ceux qui sont liés de chaînes, comme dit David, et qu'il repose sur l'humble et sur celui qui écoute ses paroles avec une frayeur respectueuse, peut-être que me voyant étendu dans le tombeau de mes offenses, il me dira comme autrefois à Lazare : « Jérôme, sortez dehors. »
Ce fut dès 372 que Rufin visita tous ces Déserts avec mélanie. Il demeura depuis avec elle à Jérusalem durant vingt-cinq ans, comme dit Saint Paulin ( Paulin, Ep. 9), savoir jusqu'en 397, étant estimés et loués l'un et l'autre par plusieurs saints personnages. C'a été durant son séjour à Jérusalem, selon le sentiment du Cardinal Baronius, que Saint Paulin lui écrivit, et lepria d'écrire l'Histoire Ecclésiastique, laquelle Saint Sulpice Sévère le priait d'écrire lui-même/ « J'ai écrit », dit Saint Paulin, « à Rufin Prêtre compagnon de Sainte Mélanie en la vie spirituelle, vraiment Saint, non moins pieux que savant, et qui pour ce sujet est uni avec moi par une affection très intime. » Rufin satisfit en quelque sorte à la prière de Saint Paulin, ayant ajouté deux Livres à l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe. Ce ne fut que depuis, comme il le marque lui-même, qu'il écrivit les Vies des Pères, « à la prière de quelques Saints Ermites du Mont des Oliviers proche de Jérusalem. » Il composa cet Ouvrage sans y mettre son nom, Gennade même ne le lui ayant pas attribué dans son Livre des Ecrivains Ecclésiastiques ; et on ignorerait qu'il en fût l'Auteur si Saint Jérôme ne l'avait marqué, quoiqu'Erasme Lipoman Evêque de Vérone, le Cardinal Baronius et les autres aient attribué à Evagre du Pont, dont Saint Jérôme parle au même endroit (Hier. Ep. Ad Ctesiphon. Contra Pelag.), ce que ce Père, selon le vrai sens et la suite de ses paroles, attribue visiblement à Rufin, puisqu'il dit que « l'Auteur de ces Vies met au nombre de ces Solitaires Evagre même » ; ce que Gennade a depuis voulu marquer, lorsque parlant d'Evagre il ne dit pas qu'il a composé les Vies des Pères, comme a supposé Honoré d'Autun qui s'y est trompé, et a servi à tromper Baronius ( Gennad. De scrip. Eccles. In Evang. cap. c.2). Mais seulement que le Livre intitulé Les Vies des Pères ( qui est celui de Rufin, mais qu'il avait publié aussi bien que la version des Principes d'Origène sans y mettre son nom) parle d'Evagre comme d'un homme très tempérant et très docte : ce qui se trouve en effet dans le chapitre 27 de ce Livre.
Mais dès lors que Rufin composa ce Livre, Saint Jérôme était devenu son ennemi. Augustin d'Hippone a déploré la division et la rupture de ces deux amis qui s'étaient réconciliés ensemble vers 397, comme Saint Jérôme le témoigne (Hier. Ep.66), mais qui se brouillèrent de nouveau en 399, à cause de la traduction des livres d'Origène, intitulés des Principes, que Rufin avait publiée à Rome sans y avoir mis son nom, et qu'ayant loué Saint Jérôme de son estime et de son affection pour Origène, dont il avait traduit divers livres, il avait rendu ce Saint suspect d'origénisme dans l'esprit des Orthodoxes. Et ayant depuis traduit de nouveau ce nouveau livre d'Origène des Principes, et découvert l'artifice de Rufin, il n'y eut plus qu'une inimitié ouverte entre eux deux ; l'amour que Saint Jérôme avait pour la vérité Orthodoxe lui ayant acquis l'aversion de Rufin, à qui ce Père dans l'émotion de son zèle reproche deux choses touchant cet Ouvrage des Vies des Pères. La première « qu'il avait écrit quelques Vies des Pères qui ne furent jamais. » (Hier. Ep. Ad Ctesiphont.) Mais cette accusation n'est fondée sur aucune preuve, et ne paraît pas fort considérable, puisque les Ermites dont il parle sont loués par d'autres, comme par Pallade qui depuis lui a visité en personne ces mêmes déserts ; et en a écrit l'Histoire ; puisqu'ayant trouvé tant de véritables Vies, rien ne les pouvait porter à en inventer de fausses : et enfin puisque ce reproche a été fait autrefois avec aussi peu de couleur à Saint Jérôme même touchant la vie de Saint Paul premier Ermite, que quelques-uns disaient n'avoir point été ; La seconde est « qu'il avait décrit comme Saints quelques Solitaires qui étaient infectés des erreurs d'Origène. » A quoi quelques savants hommes Orthodoxes ont répondu. 1. Que ces mêmes Solitaires furent reçus favorablement par Saint Jean Chrysostome lorsqu'ils étaient poursuivis par Théophile Patriarche d'Alexandrie, et que quelques-uns d'eux, comme Ammon et Dioscore sont morts en réputation de sainteté, et qu'on leur a attribué des miracles. (Sozom. Lib. 8. c. 18).
2. Qu'ils ne soutenaient pas les erreurs d'Origène, mais qu'aimant cet Auteur Ecclésiastique, qui avait été si célèbre parmi les interprètesdes Ecritures qu'Augustin d'Hippone peu d'années auparavant demandait à Saint Jérôme au nom de toutes les églises d'Afrique qu'il s'occupât à traduire ces explications des Livres saints, ils ne pouvaient souffrir que l'on flétrît ses Livres, sa mémoire et sa personne même par des anathèmes près de deux cents ans après sa mort, et qu'ils ne défendaient point les erreurs qu'on lui imputait, mais soutenaient que c'était des hérétiques qui les avaient insérées dans ses ouvrages, et que lui-même les avait condamnées en écrivant le contraire dans ses autres Livres : ce qui se justifie encore aujourd’hui par la lecture de l'Apologie d'Eusèbe Pamphile pour Origène, laquelle Rufin avait traduite en latin, et se trouve encore parmi les œuvres d'Origène de l'édition de Genebrard. A quoi on peut ajouter que les défenseurs d4origène ne soutenant point les hérésies qu'on lui attribuait, le zèle passionné avec lequel ils l'en excusaient en les rejetant sur les falsifications des hérétiques qui avaient même corrompu les Livres sacrés, était plutôt un égarement et « une erreur qu'une hérésie » (Sulp. Se. Dial.1), comme Saint Sulpice Sévère le déclare par la bouche de Posthumien qui s'était trouvé présent durant ces contestations en Alexandrie, ajoutant même « qu'en cette dispute il y avait de part et d'autre de très savants et de très excellents hommes. » Ce qui serait encore plus considérable si les Evêques n'avaient pas seulement condamné les hérésies qui se trouvaient dans les Livres d'Origène, et défendu de lire ses Livres des Principes où elles étaient en grand nombre, comme Baronius soutient qu'ils avaient fait seulement ; mais en général les Livres d'Origène, comme Saint Sulpice Sévère le dit en termes formels sur la relation de Posthumien témoin oculaire.
Mais comme je n'ai rien voulu traduire des anciens Auteurs qui fût tant soit peu suspect de la moindre erreur, et que je ne me crois nullement obligé de justifier la mémoire de Rufin, lequel je sais avoir été sectateur d'Origène, et prédécesseur de Pélage et des Pélagiens, ni de justifier non plus celle de tous les Solitaires dont il parle, j'ai retranché de cet abrégé toutes les Vies de ceux d'entre eux que Saint Jérôme sur la foi du Patriarche Théophile accuse d'avoir été origénistes, parce que j'ai cru devoir rendre cette respectueuse déférence à ce Père de l'Eglise à qui le pape Gélase même en a rendu une pareille touchant Rufin. Et ainsi le lecteur se peut assurer qu'il n'y a rien que de très orthodoxe et de très pur dans cette traduction.
Je sais qu'on peut objecter le décret de ce même pape Gélase, où il dit (Distinct.15. C. sancta Rom. Eccles.) : « Nous recevons avec tout honneur les vies des Pères, de Paul, d'Antoine, d'Hilarion et de tous les Ermites. Ce que nous n'entendons néanmoins que de celles que Saint Jérôme a écrites. » Mais il est aisé de répondre qu'encore que l'Eglise ne reçoive avec tout honneur que ce qui a été écrit des Vies des Saints Solitaires par ce grand et Saint Docteur de l'Eglise, et qu'elle ne juge pas dignes du même honneur et du même respect celles que quelques anciens Auteurs Ecclésiastiques ont composées, elle ne laisse pas de les juger dignes de créance et de l'approbation des gens de lettres, lorsqu'il n'y a rien que d'orthodoxe dans les extraits que l'on fait de leurs Ecrits, et que ce ne sont pas des Livres de dogmes et de doctrine, mais des relations historiques et des Vies des Saints qu'ils ont vus eux-mêmes, et dont ils ont appris les particularités, ou de leur propre bouche, ou de ceux qui les ont vus et connus. L'Eglise ne rejette pas l'Histoire de Joseph, quoiqu'il ait été Juif ; ni celle d'Eusèbe de Césarée, quoiqu'il ait été un des chefs des Ariens ; ni celle de Socrate et de Sozomène, quoiqu'ils aient été hérétiques Novatiens : mais en rejetant ce qu'ils ont écrit par l'esprit de leur erreur et pour favoriser leur parti, elle reçoit les narrations qu'elle y trouve touchant les Vies de quelques Saints et de quelques Saintes, lorsqu'elles servent à édifier la piété Chrétienne, et qu'elles sont rapportées par des Auteurs qui ont vécu en leur siècle. Elle exhorte ses enfants à lire avec une simplicité resoectueuse celles que les Pères ont écrites, d'où ils ne peuvent puiser qu'une eau toute pure ; et elle les avertit par la bouche de son Apôtre d'éprouver les autres, de choisir ce qui est bon, et de rejeter ce qui ne l'est pas. Théophile Patriarche d'Alexandrie (Socrat. Hist. l.6. c.15.) qui avait déclaré la guerre aux erreurs d'Origène, et les avait condamnées par un Concile en 399 étant interrogé pau Orthodoxe pourquoi il ne laissait pas de lire de nouveau les Livres qu'il avait condamnés, il répondit (Hier. Ep.26 ad Tranq.) que « les livres d'Origène étaient semblables à un pré qui est plein de toutes sortes de fleurs, et qu'il cueillait celles qu'il trouvait bonnes, et laissait les autres. » Et Saint Jérôme grand adversaire du même Origène dit « qu'il croit qu'on le devait lire pour la science Ecclésiastique, comme Tertullien, Novat, Arnobe, Apollinaire, et quelques Ecrivains Ecclésiastiques Grecs et Latins ; et en aimer autant ce qui est Saint et Orthodoxe, qu'en rejeter ce qui est altéré et corrompu, selon le précepte de Saint Paul, qui veut qu'on éprouve tout, et qu'on retienne ce qui est bon, sans se laisser aller ni à un excès d'amour, ni à un excès d'aversion pour ces auteurs, de peur de tomber dans la malédiction du Prophète en appelant le bien, mal, et le mal, bien. » Et enfin puisque ceux qui combattaient le second Concile de Nicée oecuménique, objectant que les Livres intitulés « Les Vies des Pères, dont on ignorait les Auteurs, n'étaient pas dignes d'être produits en témoignage pour confirmer lesdogmes de lafoi qui sont disputés », le pape Adrien I répond écrivant à Charlemagne « que les Vies des Pères ne se lisent point dans l'Eglise sans être d'Auteurs approuvés, et que l'on y lit celles qui ont été composées par des Ecrivains orthodoxes ; mais que les sacrés canons ont ordonné de lire principalement dans l'Eglise les Actes des Martyrs lorsqu'on célèbre leurs fêtes. » On peut dire que si les Livres des Vies des Pères composés par Rufin, qui n'est jamais sorti de la communion orthodoxe, ne sont pas assez authentiques pour être lus dans l'Eglise en son office, ils peuvent toujours être reçus et lus par les Orthodoxes ; et que s'ils ne sont pas assez autorisés pour confirmer la Foi et la Tradition contre les hérétiques qui la contestent, ils le sont assez pour servir à l'édification des meors dans lespoints de vertu et de conduite qui ne sont contestés de personne, et qui sont embrassés des Fondateurs de Religion et des Docteurs de l'Eglise, comme de Saint Benoît, de Cassiodore, de Saint Grégoire de Tours, de Saint Fulbert Evêque de Chartres, de Saint Dominique et de plusieurs autres qui ontt exhorté les Chrétiens et les Religieux à lire ces Vies des Pères.
De l'Histoire appelée Lausiaque, écrite par Pzllzde Evêque d'Hélénople.
Pallade de Galatie Solitaire de la montagne de Nitrie en 388, et depuis Evêque d'Hélénople en Bithynie en 401, ayant été le second qui a visité en personne les Solitaires de ces déserts, il a été aussi le second qui a écrit ce qu'il y a vu et ce qu'il a appris de la bouche de ces Saints. Et ce qui établit puissamment la vérité de ses relations et de son Histoire, est qu'ayant fait ce voyage depuis Rufin, et parlant souvent des mêmes Saints, il en dit presque partout les mêmes choses, montrant par là que la vérité est une et qu'elle est toujours conforme à la vérité, comme a dit un philosophe.
Il a eu le malheur d'être disciple d'Evagre du Pont origéniste. Et Saint Epiphane écrit à Jean Evêque de Jérusalem (Epiph. Ep. Ad Joan. Hieros. Apud Hier. t.2. Ep. 16. ) « qu'il évitât Pallade, qui autrefois lui avait été cher, mais qui alors avait besoin de la miséricorde de Dieu, parce qu'il p^chait et enseignait l'hérésie d'Origène. » Mais quoi que Saint Epiphane ait écrit ces paroles en 392 il se trouve que Pallade fut appelé à l'Episcopat en 401 dans l'Eglise Orthodoxe, et peut-être même consacré Evêque d'Hélénople en Bithynie par Saint Jean Chrysostome Patriarche de Constantinople, son Patriarche. « De Palestine », dit Pallade, je passai dans la province de Bithynie, où je ne sais comment, et si ce fut par le mouvement des hommes ou par la volonté de Dieu, je fus fait Evêque sans l'avoir mérité. » Durant son Episcopat il se trouva joint d'amitié avec Saint Chrysostome aussi bien qu'Héraclide consacré Evêque d'Ephèse par le même Père, et accusé par Théophile d'être origéniste. Ces deux Evêques furent joints aussi avec ce grand Saint dans la cruelle persécution que le même Théophile et l'impératrice Eudoxe firent à cet illustre Père, pour lequel Pallade alla à Rome implorer le secours du pape Innocent premier ( Pallad. C. 129. vitae parvae Melaniae), ainsi qu'il le déclare lui-même.Il fut reçu par le pape comme Evêque Orthodoxe, et traité avec toute sorte de charité et de civilité par le célèbre Pinien et Sainte Mélanie sa femme. Depuis ce temps, dans la trente-troisième année de sa vie solitaire et la vingtième de son Episcopat, comme il le marque en termes formels, il fut prié par un seigneur orthodoxe nommé Lause, gouverneur de Cappadoce, d'écrire les Vies des Saints Solitaires, tant du désert de l'Egypte, de la Lybie, de la Thébaïde et de Sienne, qui comprend l'île de Tabenne, que de la Mésopotamie, de la Palestine, de la Syrie et de l'Italie. Il le fit par ce livre qui fut appelé l'Histoire Lausiaque du nom de ce gouverneur ; et dont la postérité a fait tant d'état que Socrate ancien Historien Ecclésiastique qui vivait au même siècle en parle en ces termes si avantageux (Socrat. Lib.4. Hist. c.23). « Si quelqu'un est touché », dit-il, « du désir de savoir exactement ce qu'ont fait ces Solitaires, de quelle sorte ils se sont exercés dans la vie Religieuse, quelles paroles d'édification ils ont dites pour le profit spirituel de leur auditeur, et combien les bêtes leur ont été soumises et obéissantes, qu'il lise le Livre qu'en a composé Pallade Solitaire qui a été disciple d'Evagre. Car il a rapporté avec soin tout ce qui regarde ces Saints, et il a même parlé des Saintes femmes qui ont embrassé une vie pareille à celle de ces hommes admirables. » Saint Jean Damascène en fait aussi mention avec cet éloge. « Joignez », dit-il (Jo. Damasc. De his qui in fide dormierunt.), « le Livre historique de Pallade à Lause, où les miracles que le grand Macaire a faits sont écrits avec toute vérité. » Et depuis Nicephore a dit (Niceph. l.11. c.44) « que Pallade a très bien composé les vies des Saints. »
Il faut pourtant reconnaître qu'il a eu les mêmes inclinations que Rufin pour l'origénisme, et lamême aversion pour Saint Jérôme dont il parle mal. (Hier. l. 11. in Ezec. c.36). Mais j'ai retranché tout ce qui avait quelque marque d'erreur et de passion, afin que ces Histoires et ces Vies étant toutes purifiées, ceux qui n'entendent que notre langue puissent tirer du profit de cette lecture en ce royaume, comme tous les Fidèles ont fait dans l'Eglise depuis douze siècles, y étant portés par l'exemple et l'autorité de tant de Saints qui les ont louées.
Du dialogue de Saint Sulpice Sévère, des vertus des Solitaires d'Orient.
Ce saint Prêtre originaire de notre Guyenne, qui en célèbre la fête, et qui a été loué si hautement par Saint Paulin, a été disciple du grand Saint Martin, dont il a écrit la vie durant que Saint Martin vivait encore ; et depuis il composa un dialogue où il parle des Solitaires d'Egypte, en rapportant le voyage qu'un nommé Posthumien son ami y avait fait trois ans auparavant. Et parce qu'il y raconte quelques histoires rares et considérables,j'en ai fait un Extrait dont j'ai retranché divers miracles qui causent plus d'admiration que d'édification et de profit aux pieux Lecteurs. Je sais qu'autrefois, selon le rapport de Saint Jérôme, l'erreur des Millénaires, que quelques Saints ont tenue établie avant qu'elle fût condamnée, se trouvait établie dans ce dialogue : ce qui porta le pape Saint Gélase sur la fin du cinquième siècle à le mettre au nombre des Livres apocryphes ; mais elle zne s'y trouve plus aujourd’hui.
Des Vies des Saints Pères des Déserts de Syrie et de quelques Saintes, écrites par la Bienheureux Théodoret Evêque de Cyr.
Entre toutes les Vies des Saints Pères des Déserts, il n'y en a point de plus fidèles ni de plus admirables que celles des Solitaires de Syrie qu'a écrites le Bienheureux Théodoret Evêque de Cyr, qui vivait au cinquième siècle du temps des deux Conciles oecuméniques d'Ephèse et de Chalcédoine, dont l'un a été tenu en 431 et l'autre en 451. (Theol. ep. 8 ad Euseb. Ancyr. Episc. Niceph. l.4.c.54.) Il parle lui-même de cet ouvrage en l'une de ses lettres, où il dit qu'il a écrit des vies des Saints ; et il a intitulé ce Livre Philothée, ou Théophile, c'est-à-dire, comme l'explique Nicéphore, « l'histoire des amants de Dieu, où il décrit l'institut et les actions de ceux qui de son temps ont passé saintement leur vie. » Il déclare lui-même dans sa Préface, que je n'ai pas traduite à cause de sa longueur, qu'il n'a voulu « écrire que de ceux qui ont éclaté dans l'Orient comme des lumières du monde. » Et il se renferme dans l'Orient parce qu'il était d'Antioche et qu'il visitait les déserts de Syrie qui sont proches de cette ville métropolitaine de l'Orient, comme l'appellent les Pères Grecs ; Au reste il proteste « qu'il n'a écrit que les choses qu'il a vues lui-même, ou qu'il a apprises de ceux qui les avaient vues, qui aimaient la piété Chrétienne, et étaient dignes de toute créance », comme était sa sainte mère, qui l'avait conçu lui-même par le mérite des prières de Saint Macédone l'un de ces saints Anachorètes, avec la plupart desquels il vivait très familièrement. Aussi toute l'Eglise depuis lui a révéré cette Histoire Religieuse, comme il l'appelle. (Act.4). Et non seulement Saint Jean de Damas, mais encore le septième Concile général qui est le second de Nicée (Theod. Vie de Saint Siméon. c.4. Pag.442.), rapporte comme un témoignage irréprochable de la Tradition et de la vérité Ecclésiastique ce qu'il y a écrit des images et des portraits du miraculeux Saint Siméon Stylite, qui étaient communs dans Rome durant la vie même de ce grand Saint surnommé le miracle de l'univers ; tant les fidèles espéraient en sa protection et en son secours.
Des actions et paroles remarquables des Saints Pères des Déserts écrites par divers anciens Auteurs Ecclésiastiques.
J'espère que le Lecteur sera encore plus édifié de cet extrait des actions et des paroles les plus mémorables de ces Solitaires, que de toute l'histoire de leurs vies. Car j'ai fait ce recueil avec le plus d'exactitude et de choix qu'il m'a été possible, et il contient les jugements les plus sages, les lumières les plus pures, les règles les plus divines de la science et de l'expérience de ces grands Saints.
J'en ai tiré le premier extrait du Livre qu'en a composé Rufin Prêtre d'Aquilée dont j'ai parlé ci-dessus. J'ai tiré le second de l'Ouvrage d'un ancien Auteur Grec, traduit en latin par Pélage Diacre de l'Eglise Romaine, et par Jean sous-diacre de la même Eglise. Saint Photios Patriarche de Constantinople qui vivait au neuvième siècle a parlé de ce Livre Grec en sa Bibliothèque, mais sans en nommer l'Auteur. (Phot. Bib. Cod.198). Et Sigibert Moine de Gemblours qui vivait il y a 550 ans écrit (Sigibert . De script ; Eccl. c.116 & 117. )« que Pélage Diacre de Rome, et Jean sous-diacre de la même Eglise ont traduit de Grec en Latin un Livre intitulé de la vie et de la doctrine des Pères. » Il ne marque point quels ont été ces deux Traducteurs ; mais quelques savants hommes ont cru assez vraisemblablement que ce Pélage est le pape de ce nom, qui a tenu le souverain pontificat depuis l'année 555 jusqu'en l'année 559, parce qu'il savait parfaitement la langue grecque, et qu'ayant fait des voyages et des légations en Orient étant Diacre, il a pu rencontrer ce manuscrit Grec dont Saint Photios parle, et le traduire depuis en Latin étant revenu à Rome. Ils croient aussi que ce Jean sous-diacre est le pape Jean III qui succéda à Pélage, et qui acheva ce que son prédécesseur avait commencé.
J'ai fait encore un extrait du Livre Grec traduit en Latin par Pascase, qui est qualifié Diacre de l'Eglise Romaine dans les éditions latines des Vies des Pères, mais qui semble plutôt l'avoir été seulement de l'Abbaye de Dume en Galice province d'Espagne, puisqu'il dit dans sa Préface « qu'il a entrepris cette Traduction par l'ordre de Martin Abbé de Dume (Greg. Tur. 5. hist. c.37), et depuis Evêque de Brague en Espagne, qui vivait au sixième siècle, dont Saint Grégoire de Tours a parlé dans son Histoire (Greg. Papa Dial. l.4. c.40), et dont Baronius marque la mort en 583. Ce n'est donc pas le célèbre Paschase Diacre de l'Eglise Romaine qui a composé les deux Excellents Livres Du Saint Esprit, loués par Saint Grégoire pape et recueillis dans la Bibliothèque des Pères, qui a fleuri à la fin du cinquième siècle, et au commencement du sixième sous le pape Gélase, Anastase II et Symmaque ; mais celui de ce Monastère d'Espagne moins ancien et moins renommé que l'autre. Et ce qui oblige à porter ce jugement, outre le caractère de leur style, est que Sigibert a écrit dans son Livre des illustres Ecrivains de l'Eglise (Sigibert. De illust. Script. Eccl. c. 118), « que Martin Evêque de Brague a traduit par la main de Paschase Diacre dans le Monastère de Dume plusieurs demandes et réponses des Saints Pères d'Egypte. » Ce qui fait connaître la différence de ces deux Diacres.
De l'Abrégé du Pré spirituel, composé par le Bienheureux Jean surnommé Moschos, Prêtre et Solitaire.
L'Histoire de la vie et des paroles remarquables des saints Solitaires eût été imparfaite si je n'y eusse joint un abrégé du Pré Spirituel, composé par un saint Abbé nommé Jean surnommé Moschos, où il a écrit les actions et les sentences les plus illustres et les plus édifiantes des Solitaires et des grands Saints de son temps. Cet Auteur a été célèbre en sainteté et en suffisance dans son siècle, et voici l'Eloge que le savant Saint Photios Patriarche de Constantinople en a laissé dans sa Bibliothèque, l'ayant pris de celui qui était à la tête de cet ouvrage, et qui étant Grec dans l'original a été tiré du Vatican en ce dernier siècle. (Phot. Cod. 119) : « J'ai lu », dit Saint Photios, « un livre des Vies des Saints, qui est principalement utile pour la vie Religieuse, et traite de la même matière que l'autre, sinon qu'on y a recueilli les actions et les paroles excellentes et dignes d'admiration des Saints qui sont venus depuis. Car il raconte les vies de ceux qui ont éclaté en vertu depuis les précédents jusqu'à l'empire d'Héracle, et de ceux qui l'ont suivi. L'Auteur a donné le nom de Pré à ce Livre que les autres appellent Le nouveau Paradis. Celui qui l'a écrit a été un nommé Jean surnommé Moschos, qui s'étant retiré dans le Monastère de Saint Théodose ( le premier de ceux de Jérusalem) a vécu ensuite avec les Solitaires du Jourdain, et avec ceux qui pratiquent les exercices de la vie Religieuse, dans la maison du grand Savvas ; Il passa de là à Antioche, et au Désert qui en est proche, et jusqu'à Oasis, recueillant ensemble ce que les plus grands hommes de ce temps avaient fait de plus mémorable, et qu'il avait vu lui-même de ses propres yeux, ou appris de ceux qui en avaient été témoins fidèles ou oculaires. Il voyagea encore depuis dans les Iles où il y avait des Solitaires, et arriva jusqu'à Rome, où ayant fait une pareille recherche, il composa cet ouvrage qu'il dédia à Sophrone son disciple ; et qu'il lui présenta lorsqu'il se sentait près de mourir. Au reste tout homme sage et qui aime Dieu en recueillera du fruit, et n'accusera jamais cet ouvrage de trop de longueur. » Voilà le jugement qu'en a porté ce Patriarche, l'un des plus doctes et des plus judicieux Ecrivain d'entre les Grecs. Ce Jean qui est appelé de sainte mémoire et bienheureux dans l'éloge grec tiré de la Bibliothèque du Vatican, a vécu, selon qu'on le peut conjecturer, au commencement du septième siècle.Car il y parle de Saint Grégoire le Grand, qui a tenu le pontificat depuis 590 jusqu'à 604, et de quelques histoires arrivées durant les empereurs Zénon, Anastase, Tibère et Maurice. Et l'Eglise d'Orient a tellement estimé ce pieux ouvrage de ce saint homme,que le second Concile de Nicée (Actione 4), qui est le septième Concile général, tenu en 787, en a cité pour l'établissement de la Foi Orthodoxe, touchant le culte des icônes sacrées,une histoire qu'il rapporte. Et Jean Diacre de l'Eglise de Rome qui a écrit la vie de Saint Grégoire pape (Joan. Diac. Vitae Sancti Greg. l. 1. c.45), et Saint Jean de Damas (Joan. Damas. l.1. circa fin.) en produisent des relations et des exemples, les tenant très fidèles et très véritables. Nicéphore (Niceph. l.8. c.21) attribuant l'ouvrage du maître à Saint Sophrone qu'il a cru Evêque de Jérusalem son disciple, dit « qu'il a laissé à l'Eglise une histoire riche et utile touchant les saints Solitaires laquelle il a intitulée le Pré ou le nouveau Paradis spirituel. » Nous voyons même que le Cardinal Baronius en a jugé plusieurs dignes de ses Annales Ecclésiastiques ; et j'ai cru qu'en choisissant les plus profitables, et celles qu'il avait sues par lui-même, et par le fidèle rapport de ceux qui les avaient vues, ce recueil n'en serait que plus accompli. Ce livre a été d'abord traduit du grec en italien. Depuis Ambroise Camaldule savant homme l'a traduit du grec en latin. Et je l'ai traduit en français avec d'autant plus d'affection que Lipoman célèbre Evêque de Vérone, faisant imprimer la traduction latine en dit ces paroles avantageuses : « Ce livre est rempli de tant de fleurs spirituelles, qu'il semble être né dans les délices du Paradis. Car on y voit reluire l'éclat de la vie des anciens Solitaires, et des autres Pères qui ont servi Dieu du fond de leur cœur : L'observance de la discipline régulière, la règle d'une exacte chasteté, l'abstinence dans le vivre et les habits, une constance invincible contre les hérétiques, une persévérance continuelle dans les veilles et les prières, et un amour noble et généreux envers notre Seigneur Jésus-Christ. Il se trouve même des réponses admirables et pleines du Saint Esprit, qui répandent de la douceur et de la joie dans l'esprit des devôts lecteurs. Et on y voit encore une heureuse fin de quelques femmes saintes. O si nous avions aujourd’hui des soldats qui servissent Jésus-Christ de cette sorte ! Que la face de l'Eglise serait belle et reluisante ; au lieu que nous la voyons toute défigurée et toute noircie comme la femme Ethiopienne de Moïse. » C'est le témoignage qu'en rend ce prélat très zélé et très orthodoxe.
De la vie de Sainte Synclétique écrite par Saint Athanase, et de celle de Sainte Macrine, écrite par Saint Grégoire de Nysse.
J'ai ajouté dans ce volume les Vies de ces deux excellentes Saintes. Mais je ne les ai pas mises dans l'ordre du temps auquel elles ont vécu, parce que je n'ai eu la pensée de les traduire que depuis avoir commencé à faire imprimer ; Quant à Sainte Synclétique vous pourrez voir ce que j'ai dit au commencement de sa vie. Et pour le regard de Sainte Macrine, iln'est pas besoin de la relever par des paroles et par des éloges, puisqu'il ne faut que la lire pour reconnaître qu'il est difficile d'en avoir aucune qui soit tout ensemble plus édifiante et plus merveilleuse, et où l'on trouve plus de sujet d'adorer la sagesse de la Providence divine dans les circonstances admirables qui s'y rencontrent ; et la puissance de la Grâce dans les rares et toutes extraordinaires vertus d'une femme qui a égalé celles des plus grands hommes de l'Eglise d'Orient, auxquels elle était si étroitement unie par les liens du sang et de la nature.
Pourquoi on n'a rien traduit dans ce volume de Jean Cassien Prêtre de Marseille.
J'avais eu dessein, comme je l'ai témoigné dans la Préface du premier tome, de faire un abrégé de Cassien, qui a écrit plsuieurs choses considérables touchant les Vies des Pères de l'Egypte et de la Syrie. Mais ayant prié l'un de mes amis de le lire exactement durant que je traduirais les autres Auteurs, afin de le purifier des erreurs et des hérésies répandues en divers lieux de ses Livres qui les ont fait déclarer apocryphes par les papes, et ont porté Saint Prosper, Cassiodore et quelques autres Docteurs Orthodoxes à travailler par des censures et des retranchements à les purger du mauvais levain des erreurs d'Origène et d'autres, dont ils se trouvent infectés,il a reconnu que ce travail est fort difficile ; que l'esprit de sincérité pour l'histoire, et de vérité pour la doctrine y est tellement altéré en plusieurs endroits, et le mensonge et l'erreur si mêlé parmi des dicours très utiles pour la piété et des relations très édifiantes qui l'ont fait estimer et louer de quelques anciens Auteurs tant Grecs que Latins, qu'il faut beaucoup de lumière et de loisir pour séparer en cela l'ivraie d'avec le bon grain. Sur quoi je pourrais rapporter ici les preuves particulières et en grand nombre du jugement très équitables de cette personne, qui avant cette nouvelle et plus exacte lecture avait autant d'affection pour Cassien que Saint Jérôme en avait autrefois pour Origène. Mais ayant plutôt pour but d'édifier la piété des simples fidèles que de satisfaire la curiosité des savants, je dirai seulement que ces taches et ces défauts qui se rencontrent dans les ouvrages de cet Auteur m'ont ôté le désir de m'appliquer présentement à séparer le précieux d'avec le vil, comme parle l'Ecriture, et l'or d'avec le plomb et le cuivre. Et ayant su que Saint Jean Climaque était orthodoxe en tout, et éminent au-dessus de Cassien pour lapratique de la vertu Chrétienne et Religieuse, je l'ai traduit entièrement sur legrec qui est obscur ; mais qui contient sans aucun mélange d'erreur et de fausseté des instructions admirables pour servir Dieu dans le vrai esprit du Christianisme. Je le voulais faire entrer dans ce volume.Mais ayant reconnu qu'il l'eût rendu monstrueux par sa grosseur, j'ai été obligé de le donner à part, et l'ai fait imprimer en plus petit volume pour la commodité des personnes de piété, n'y ayant guère de livre de dévotion qui l'égalent, parce qu'il est tout ensemble et fort solide pour les règles et les préceptes de la vie dévote, qui composent tout le corps de l'Ouvrage, et fort agréable pour les exemples et les histoires, qui en ornent et en enrichissent quelques parties.
LETTRE
DE SAINT JEROME
A HELIODORE,
pour l'exhorter à embrasser la vie solitaire.
Sujet de cette lettre.
Saint Jérôme s'étant retiré dans le Désert, et Héliodore qui était son intime ami, l'y ayant accompagné par la seule affection qu'il avait pour lui,ainsi qu'il le témoigne en un autre endroit,il fit tous ses efforts pour l'y retenir, dont n'ayant pu venir à bout, il l'exhorte par cette lettre à embrasser avec lui la vie solitaire, et répond à toutes les considérations qui pouvaient, ou lui faire appréhender la solitude, ou l'arrêter dans les villes. Il lui fait voir ensuite le péril qu'il y a d'accepter les dignités ecclésiastiques, et la difficulté de s'en bien acquitter, après les avoir acceptées ; et conclut en lui représentant l'extrême bonheur de la vie solitaire, et la terreur du jugement dernier et universel.
Votre cœur qui est un si fidèle témoin de notre étroite amitié, sait avec quelle affection et quelle tendresse je vous conjurai que nous demeurassions ensemble dans la solitude ; et ces lettres que vous voyez presque effacées par mes larmes témoignent aussi avec quelle douleur, quels regrets et quels soupirs, je vous ai suivi, lorsque vous vous êtes éloigné de moi. Mais vous, comme un enfant qui nous flatte, adoucissez par vos caresses le mépris que vous faisiez de mes prières, dont ne m'apercevant pas, je ne savais à quoi me résoudre. Car serais-je demeuré dans le silence ? Mais quel moyen de pouvoir dissimuler par une modération affectée, ce que je souhaitais avec tant d'ardeur ? Aurais-je redoublé mes conjurations et mes prières ? Mais vous ne vouliez pas m'écouter,parce que votre amitié n'était pas égale à la mienne.
Mon affection méprisée n'ayant donc pas eu le pouvoir de vous arrêter, lorsque vous étiez présent, que peut-elle faire autre chose que de vous chercher, lorsque vous êtes absent ? Et parce que vous me priâtes en partant de vous écrire, quand je serais passé dans le désert, afin de vous convier d'y venir, et que je vous le promis, je m'acquitte de ma parole, et vous y convie. Hâtez-vous donc, et ne différez pas davantage:ne pensez plus aux incomodités que nous y avons souffertes, le désert aime ceux qui sont dépouillés de toutes choses ; et que les difficultés que nous rencontrâmes en notre premier voyage ne vous étonnent point ; puisque vous croyez en Jésus-Christ, vous devez aussi croire en ses paroles, lorsqu'il dit (Matt.6. Luc.12. Matth.10) : « Cherchez premièrement le Royaume de Dieu ; et tout le reste vous sera donné par surcroît. Ne prenez ni besace ni bâton » : Celui-là est assez riche qui est pauvre avec Jésus-Christ.
Mais que fais-je ? Je vous prie encore sans y penser. Que toutes ces conjurations cessent, que toutes ces tendresses s'évanouissent : une amitié blessé comme la mienne l'a été doit beaucoup plutôt se mettre en colère ; et il est possible qu'après m'avoir méprisé lorsque je vous ai prié, vous m'écouterez lorsque je vous ferai des reproches. Soldat qui aimez le repos et qui craignez si fort la fatigue, dites-moi,je vous prie, ce que vous faites dans la maison de votre père.Où sont ces remparts, où sont ces tranchées, où sont ces hivers passés sous des tentes ? Voilà la trompette qui sonne du haut du Ciel. Voilà ce grand Monarque qui paraît en armes, et qui marchant sur les nuées vient pour conquérir toute la terre. (Apoc.1) : » Il sort de sa bouche une épée qui tranche les deux côtés », et qui taille en pièces tout ce qu'elle rencontre ; et vous croyez passer de votre cabinet au champ de bataille ; et de l'ombre à la plus grande ardeur du soleil. Un corps accoutumé d'être vêtu à son aise ne saurait supporter la pesanteur d'une cuirasse ; une tête couverte légèrement ne saurait souffrir d'être couverte de fer ; et la garde d'une épée semble trop dure à une main délicate.
Ecoutez cette ordonnance de votre Prince (Matth.12) : « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi ; et celui qui ne recueille pas avec moi, dissipe. » Souvenez-vous du temps que vous êtes enrôl é sous les enseignes de Jésus-Christ ; « Et que vous étant enseveli avec lui dans le baptême » (Rom.6), vous vous êtes obligé par un serment solennel de ne considérer ni père ni mère lorsqu'il s'agira de la gloire. Voici le démon qui s'efforce d'étouffer dans votre cœur cet Auteur de notre Salut.Voici des armées ennemies qui viennent pour vous ravir le don que vous aviez reçu en vous enrôlant, afin de vous engager encore davantage à bien combattre. Mais quoi que votre neveu soit encore entre les bras de sa nourrice (il entend parler de Népotien) ; quoi que votre mère avec ses cheveux épars et des habits déchirés vous montre les mamelles dont elle vous a nourri, et que votre père, pour vous empêcher de sortir, se jette contre terre sur le seuil de votre porte, passez par-dessus lui, pour passer outre avec des yeux secs, et volez plutôt que de courir, pour vous ranger sous l'étendard de la croix,puisqu'en semblables rencontres lapiété consiste à être cruel. Il viendra, il viendra certes un jour auquel après être demeuré victorieux, vous retournerez en votre patrie, et auquel votre courageet votre valeur vous feront marcher, la couronne sur la tête, dans laJérusalem céleste. Alors vous jouirez avec Saint Paul du droit qui appartient aux habitants de cette Cité toute divine. Vous demanderez la mêmeGrâce pour ceux qui sont mis au monde ; et vous la demanderez aussi pour moi qui vous exhorte maintenant à remporter cette victoire.
Je ne sais quels empêchements vous pouvez alléguer qui vous arrêtent. Je n'ai pas non plus que vous un cœur de fer, ni des entrailles de bronze ; Je n'ai pas été enfanté par un rocher, je n'ai pas sucé le lait des tigresses d'Hircanie, et j'ai passé par toutes les difficultés qui vous donnent peine. Je sais que votre cœur dans l'affliction de son veuvage (c'était la mère de Népotien) vous embrasse pour vous arrêter ; que les enfants de vos esclaves qui ont été élevés avec vous, vous disent les larmes aux yeux : « Sous la puissance de quel maître nous laissez-vous,en nous abandonnant de la sorte ? » Que cette femme qui vous portait autrefois entre ses bras, et qui est maintenant courbée de vieillesse, et que celui qui a eu soin de votre éducation, et qui vous tient lieu d'un second père, vous disent d'une voix lamentable : « Nous voilà sur le bord de notre fosse, ayez un peu de patience, afin de nous ensevelir. » Et il est possible que votre mère, en vous montrant les peaux de son sein, et son front tout couvert de rides, et vous faisant souvenir de ces paroles bégayantes que vous commenciez à proférer lorsqu'elle vous donnait à téter, redoublera leurs cris et leurs plaintes. A quoi ils pourront tous ajouter ces mots du Poète : « Et toi seul tu soutiens ta maison chancelante. »
Mais l'amour de Dieu, et la crainte de l'Enfer peuvent aisément rompre toutes ces chaînes.
Que si vous m'alléguez que l'Ecriture (Exod.20) nous ordonne d'obéir à ceux qui nous ont donné la vie, je vous répondrai que cette même Ecriture nous apprend que celui qui les aimes plus que Jésus-Christ perd son âme. (Matth.1). Lorsque l'ennemi de mon Salut me porte l'épée à la gorge pour me tuer, m'amuserai-je à penser aux pleurs de ma mère ? Et la considération de mon père me fera-t-elle abandonner le service de Jésus-Christ ? Moi qui ne dois pas m'arrêter à ensevelir mon père, lorsqu'il s'agit des inétrêts de Jésus-Christ, pour l'amour duquel je ne dois refuser la sépulture à personne ? Quand notre Seigneur parlait du supplice de la croix, Saint Pierre lui fut un sujet de scandale, par le conseil que l'appréhension de le perdre, fit qu'il lui donna d'avoir davantage le soin de sa vie ; et quand les fidèles voulaient arrêter Saint Paul pour l'empêcher d'aller à Jérusalem où ils savaient qu'il devait beaucoup endurer, il leur répondit (Act.21) : « Pourquoi pleurez-vous aainsi inutilement, et m'attendrissez-vous le cœur, puisque je ne suis pas seulement prêt de souffrir la prison ; mais aussi la mort pour la confession du nom de notre Sauveur ? »
Toutes ces batteries par lesquelles on s'efforce d'attaquer notre foi, sous un prétexte de piété, doivent être soutenues par le mur inébranlable de l'Evangile. « Ceux-là sont ma mère et mes frères qui font la volonté de mon père qui est dans le Ciel. (Matth.22). S'ils croient en Jésus-Christ, ne doivent-ils pas m'être favorables, lorsque je me prépare à combattre pour son service ; et s'ils n'y croient pas, et qu'ainsi leur âme n'étant point animée par la foi, ils soient comme des morts privés de vie, qu'ils ensevelissent leurs morts. Mais cela est bon, dites-vous, lorsqu'il s'agit du martyre. Vous vous trompez, mon cher frère, si vous croyez qu'en quelque temps que ce puisse être, un Chrétien soit exempt de persécution ; et vous n'êtes jamais si proche d'y succomber, que lorsque vous ne vous en apercevez pas. (I. Pet.1). « Notre ennemi ainsi qu'un lion rugissant tourne de tous côtés afin d'enlever quelqu'un pour le dévorer. » (Ps.9). Et vous croyez être en assurance ? Il tend les pièges avec les riches pour surprendre et pour tuer en secret quelque innocent ; il jette les yeux sur le pauvre, et se met en embuscade, afin de n'être point découvert, ainsi qu'un lion dans sa caverne pour enlever quelque misérable ; et lorsque vous êtes prêt de lui servir de proie, vous dormez à votre aise, sous l'ombre des rameaux épais et touffus d'un arbre ? L'impureté me fait la guerre ; l'avarice s'efforce de me faire tomber dans ses filets ; la gourmandise veut que je fasse un Dieu de mon ventre, pour le mettre en la place de Jésus-Christ ; l'amour impudique me presse de chasser le Saint Esprit qui habite dans mon âme, et de violer son temple. Enfin cet ennemi qui a mille noms différents, selon les différentes qualités malignes, et mille divers moyens de me nuire, me persécute sans cesse ; et je serai si misérable que de mecroire victorieux en même temps que je suis vaincu ?
Gardez-vous bien, je vous supplie, mon très cher frère, après avoir examiné quelle est la grandeur de tous ces péchés, de vous imaginer qu'ils soient moindres que celui de l'idolâtrie ; mais écoutez plutôt ces paroles de l'Apôtre (Ephes.5) : « Sachez et comprenez bien que nul impudique, nul avare, et nul trompeur n'aura part au royaume de Dieu ; d'autant que ses péchés le rendent esclave des démons. » Et bien qu'en général tout ce qui est du démon soit contraire à Dieu, et que tout ce qui appartient à cet esprit impur, soit idolâtrie ; puisque toutes les idoles lui sont consacrées, le même Apôtre ne laisse pas toutefois de le déclarer particulièrement et en termes exprès en un autre lieu, lorsqu'il dit ( Coloss.3) : « Mortifiez vos sens ; renoncez à toutes sortes d'impuretés, de mauvais désirs, et d'avarice, qui nous réduisent sous la servitude des idoles, et qui attisent la colère de Dieu sur les enfants d'incrédulité. » Car la servitude des idoles ne consiste pas à prendre avec le bout des doigts un peu d'encens, et à le jeter dans le feu du sacrifice, ou à répandre un peu de vin d'une coupe. Il n'appartient qu'à celui qui est capable de donner le nom de justice à l'action qui fit vendre notre Seigneur pour trente pièces d'argent, de nier que l'avarice soit idolâtrie ; il n'appartient qu'à celui qui par un commerce infâme avec ces victimes publiques d'impudicité, a violé les membres de Jésus-Christ, en violant cette hostie vivante qu'il était obligé de conserver pure, pour la rendre agréable à Dieu, de nier qu'il y ait du sacrilège dans cette passion brutale. Et il n'appartient qu'à celui qui étant semblable à ceux que nous voyons dans les Actes des Apôtres (Act.5) être tombés morts sur-le-champ, par un châtiment épouvantable, pour s'être réservé une partie du prix de la vente de leur bien, de nier que la fraude soit idolâtrie.
Considérez, je vous supplie, mon cher frère, qu'il ne vous est permis de rien posséder de tout ce qui vous appartient, puisque notre Seigneur dit (Luc.14) : « Celui qui ne renoncera pas à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple ». Pourquoi étant Chrétien, avez-vous si peu de courage ? Ne voyez-vous pas que Saint Pierre abandonna ses filets, et que Saint Matthieu n'eut pas plutôt quitté sa barque que de publicain qu'il était, il devint Apôtre ? Le fils de l'homme n'a pas où pouvoir reposer sa tête ; et vous voulez avoir de grands palais, et de grandes galeries pour vous promener, comme si vous deviez être cohéritier de Jésus-Christ, et héritier d'une grande succession dans le siècle. Considérez, je vous supplie, ce que signifie ce mot de Solitaire, qui est le nom que vous portez ; et puisqu'il vous oblige d'être seul, pourquoi demeurez-vous dans la foule ?
Ce que je ne vous dis pas comme à un pilote qui ignore quelle est la fureur des flots, et qui ait ramené son vaisseau et ses marchandises en aussi bon état que quand il sortit du port ; mais je vous le dis comme à un pilote, qui après avoir fait naufrage, et être devenu savant par sa propre expérience, avertit avec une voix tremblante ceux qui sont prêts à s'embarquer de prendre garde au péril qui les menace. Dans ce dangereux détroit, l'impudicité semblable à une Charybde engloutit notre Salut ; et le plaisir sensuel, ainsi qu'un autre Scylla, qui sous un visage de femme mêle ses attraits à ses caresses, et nous flatte pour faire faire naufrage à notre pudeur. Ces côtes sont couvertes de barbares qui nous sont tous ennemis ; et le démon qui est lepirate de ces mers porte avec ses compagnons quantité de chaînes, pour attacher ceux qu'il doit réduire sous son esclavage. Gardez-vous donc bien de vous y fier ; gardez-vous bien de vous croire en assurance. Car encore que la mer paraisse aussi calme et aussi tranquille qu'un étang ; encore qu'il semble que le vent puisse à peine élever de petites ondes, et comme friser la surface de cet élément, ces campagnes si unies enferment des montagnes très élevées, elles enferment le péril que vous devez craindre, et les ennemis qui vous doivent être si redoutables. Déliez donc les cordages, déployez les voiles, et plantez le mât de la Croix sur votre front, puisque cette tranquillité apparente est une véritable tempête.
Mais voici ce qui est possible, me direz-vous : Ceux qui demeurent dans les villes ne sauraient-ils donc être Chrétiens ; Je réponds que vous n'êtes pas en même état que les autres. Car écoutez notre Seigneur qui dit (Matth.19) : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, viens et suis-moi. » Or vous avez promis d'être parfait, puisqu'abandonnant la malice du siècle, et renonçant au mariage pour gagner le Ciel, vous avez en effet embrassé une vie parfaite. Or un parfait serviteur de Jésus-Christ ne possède rien que Jésus-Christ ; et s'il possède quelque autre chose, il n'est pas parfait. Que s'il n'est pas parfait après avoir promis à Dieu de l'être, il passe devant lui pour un menteur, et la langue qui profère un mensonge tue l'âme de celui qui le profère. Si donc vous êtes parfait, pourquoi désirez-vous les biens de la terre ? Et si vous n'êtes pas parfait, vous avez trompé notre Seigneur.L'Evangile nous dit avec des paroles tonnantes (Matth.6) : »Vous ne sauriez servir à deux maîtres. » et ne se trouvera-t-il après cela des personnes assez hardies pour rendre Jésus-Christ menteur, en servant en même temps et Dieu et les richesses ? Il nous dit si souvent et à haute voix (Luc.9) « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même,qu'il porte sa croix, et qu'il me suive. » Et l'on s'imaginera de le pouvoir suivre, étant accablé sous le poids de l'or ? Celui qui fait profession de croire en Jésus-Christ doit imiter ses actions. Que si vous me dites que vous ne possédez rien, ainsi que je suis assuré que vous le direz, pourquoi étant si bien préparé pour cette guerre spirituelle, demeurez-vous ainsi sans combattre, Est-ce que vous croyez le pouvoir dans votre pays, quoi que Jésus-Christ lui-même n'ait point fait de miracles dans le sien ? Et pourquoi n'en a -t-il point fait ? Ecoutez-en la raison, et révérez en même temps l'autorité de celui qui nous l'apprend (Luc.4) : « Nul Prophète n'est honoré en son pays. » Vous me répondrez peut-être : « Je ne recherche point l'honneur, et je me contente du témoignage de ma propre conscience ». Notre Seigneur ne le recherchait point non plus, puisqu'il s'enfuit pour éviter d'être établi Roi par les peuples. Mais où il n'y a point d'honneur,il y a du mépris. Où il y a du mépris, il y a des injures à souffrir ; où il y a des injures à souffrir, il y a du murmure ; où il y a du murmure, il n'y a point de repos ; où il n'y a point de repos, il y a d'ordinaire du découragement. Ce découragement diminue quelque chose de notre ardeur. Cette diminution affaiblit d'autant notre action. Et une chose qui a souffert quelque affaiblissement ne se peut plus dire être parfaite. Tirez la conclusion de ces principes, et vous trouverez qu'un Solitaire ne saurait être parfait en demeurant dans son pays. Or c'est une imperfection de ne vouloir pas être parfait.
Mais vous me répondrez qu'ayant renoncé à cette sorte de vie, vous passerez dans l'état ecclésiastique, et me demanderez si j'oserais dire quelque chose contre ceux de cette profession qui demeurent dans les villes. Sur quoi Dieu me garde de rien avancer au désavantage de ceux qui succédant aux fonctions des Apôtres forment avec leurs bouches sacrées le Corps de Jésus-Christ, par lesquels nous sommes Chrétiens, qui ayant entre leurs mains les clefs du Royaume du Ciel (Matth.16.18). (Jean.22), jugent en quelque sorte avant le jour du jugement, et qui avec un cœur tout pur et tout chaste, conservent l'épouse du Seigneur. Mais comme je l'ai déjà dit, la condition des Solitaires et celle des Ecclésiastiques sont différentes. Les Ecclésiastiques paissent les brebis, et je suis l'une de ces brebis qu'ils doivent paître. Ils vivent de l'autel, et moi comme un arbre stérile, je vois la cognée prête de me couper par la racine, si je n'offre mon présent à l'autel, sans que je puisse m'en excuser et alléguer ma pauvreté, puisque notre Seigneur a loué dans l'Evangile cette pauvre veuve qui donna les deux seuls deniers qu'elle avait. Il ne m'est pas permis de m'asseoir en la présence d'un Prêtre, et il lui est permis, si je tombe dans un péché, de me livrer à Satan, pour faire mourir mon corps, afin de faire vivre mon âme en ce grand jour de notre Seigneur. (Deut.17). Ceux qui durant la vieille loi manquaient d'obéir aux Prêtres, étaient mis hors de l'enceinte du camp, et y étaient lapidés, ou avaient la tête tranchée, afin d'expier par leur sang le mépris qu'ils avaient fait des oints du Seigneur ; et maintenant ceux qui se portent dans la désobéissance sont retranchés par le glaive spirituel, ou sont chassés hors de l'Eglise, pour être déchirés par les démons. Que si par un sentiment de piété ceux de vos amis qui sont de cette profession, tâchant par leurs persuasions de vous porter à l'embrasser, je me réjouirai de votre élévation ; mais j'appréhenderai votre chute ; Je sais que l'Apôtre dit (1.Tim.3) « que celui qui désire l'épiscopat désire une œuvre excellente ».Mais joignez-y ce qui suit : « Il faut qu'il soit irrépréhensible, mari d'une seule femme, sobre, chaste,prudent, honnête, hospitalier, capable d'enseigner, point sujet au vin, point violent, mais modeste. » Et en expliquant ce qu'il ajoute sur lemême sujet, il est manifeste que ceux qui après les Evêques et les Prêtres sont appelés au troisième ordre entre les Ecclésiastiques ne doivent pas veiller avec moins de soin sur eux-mêmes, comme il paraît par ces paroles (Ibid.) : « Les Diacres doivent aussi être chastes, sincères, point sujets au vin, point amateurs des gains illicites;ils doivent porter le témoignage secret de leur foi dans une conscience pure. Il faut qu'ils soient exempts de tous crimes, et les éprouver auparavant que de les admettre au ministère. »
Malheur à celui qui ose se trouver au festin des noces sans avoir la robe nuptiale ! (Matth.12). Car que peut-il attendre sinon qu'on lui dise au même moment : « Mon ami, comment avez-vous eu la hardiesse d'entrer ici ? » Et que ne sachant que répondre, on commande aux serviteurs de l'emporter pieds et mains liées, et le jeter dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs, et des grincements de dents. (Matth. 25). Malheur à celui qui ayant enveloppé dans un linge le talent qui lui a été confié, se contente de conserver ce qu'il a reçu, tandis que les autres font profiter l'argent qui leur a été mis entre les mains,puisu'il sera frappé d'étonnement, lorsque son maître lui dira avec indignation et avec colère : « Mauvais serviteur, pourquoi n'as-tu pas donné mon argent à la banque, afin que je le reçusse avec l'intérêt ? » C'est-à-dire, pourquoi n'as-tu pas remis au pied de l'autel la charge dont tu n'étais pas digne, puisqu'en gardant cet argent que ta négligence te rend incapable de faire profiter, tu tiens la place d'un autre qui l'aurait pu faire valoir au double ? De même donc que celui qui s'caquitte bien de son devoir mérite une grande récompense, ainsi celui qui approche indignement de la coupe du Seigneur (I. Cor.11), se rend coupable de son corps et de son sang ; Tous les Evêques ne sont pas véritablement Evêques. Si vous jetez les yeux sur Saint Pierre, jetez-les aussi sur Judas. Si vous considérez Saint Etienne, considérez aussi Nicolas, contre lequel Jésus-Christ prononce sentence de condamnation dans l'Apocalypse (Apoc.2), pour avoir été l'auteur d'une doctrine si infâme et si abominable qu'elle a été la source et la racine de l'hérésie qui porte son nom.
Que personne ne s'approche donc des Ordres sacrés qu'après s'être bien éprouvé soi-même. La dignité Ecclésiastique ne rend pas un homme Chrétien. Le centenier Corneille étant encore païen fut purifié par l'infusion du Saint Esprit. Daniel n'étant encore qu'un enfant fut juge des Prêtres. (Amos I. 2. Reg.6). Amos en cueillant des figues sauvages dans le désert fut soudain rendu Prophète. David paissant des troupeaux fut élu roi ; et Jésus aima avec tendresse le plus jeune de ses disciples. (Jean.19). Arrêtez-vous, mon cher frère, au plus bas lieu, afin qu'au moindre que vous arrivant, on vous commande de monter plus haut. (Luc.14. Is.66). Car sur qui est-ce que Dieu prend plaisir à se reposer, sinon sur celui qui est humble, qui est paisible, et qui tremble au bruit de sa voix ? On demande davantage de celui à qui on a confié davantage. Les plus puissants seront le plus puissamment tourmentés. Et que personne ne se flatte pour être seulement chaste de corps, puisque les hommes rendront compte au jour du jugement de toutes les paroles inutiles qui seront sorties de leur bouche, et que pour avoir dit une injure à son frère, on est réputé coupable d'un homicide. Il n'est pas aisé de tenir la place de Saint Paul, ni d'être élevé à la dignité de Saint Pierre, qui règnent maintenant avec Jésus-Christ ; et il y a sujet de craindre qu'il ne vienne quelque Ange qui déchire le voile de votre temple (Apoc.10), et ôte votre chandelier de sa place. Puisque vous avez entrepris d'édifier une tour, voyez à combien se pourra monter la dépense de cet ouvrage. Le sel qui une fois est corrompu n'est plus bon qu'à être jeté et foulé aux pieds par les pourceaux. Si un Solitaire tombe dans le péché, le Prêtre priera pour lui ; mais qui priera pour le Prêtre, s'il y tombe ?
Or puisque ce disocurs est venu jusques ici à travers un si grand nombre d'écueils, et que mon faible esquif après avoir passé tant de rochers blanchissants d'écume, est arrivé en pleine mer, il faut que je déplie les voiles, et qu'après être sorti de ces questions si difficiles à démêler, j'imite les cris de joie des pilotes en chantant : O désert que les fleurs de Jérusalem remplissent d'un émail si agréable ! O solitude qui produis des pierres précieuses dont nous voyons dans l'Apocalypse que la ville du grand Roi est bâtie ! O pays inhabité où Dieu habite plus qu'en nul autre ! Que faites-vous, mon cher frère, dans le monde, vous qui êtes plus grand que tout le monde ? L'ombre des maisons vous couvrira-t-elle encore longtemps ? Et demeurerez-vous encore longtemps enfermé dans la prison de ces villes toutes noires de fumée ? Croyez-moi, je vois je ne sais quelle lumière que vous ne voyez point, et je prends plaisir en me déchargeant du fardeau pénible de ce corps, de m'envoyer dans un air plus clair et plus pur. La pauvreté vous fait-elle peur ? Mais Jésus-Christ nomme les pauvres bienheureux. Appréhendez-vous le travail ? Mais nul athlète n'est couronné qu'après avoir été couvert de sueur et de poussière. Etes-vous en peine de votre nourriture ? Mais la foi ne redoute point la faim. Craignez-vous de meurtrir votre corps affaibli de jeûnes, en couchant sur la terre dure ? Mais notre Seigneur y est avec vous. Une tête mal peignée et pleine de crasse vous donne-t-elle d el'horreur ? Mais Jésus-Christ est votre tête. La vaste étendue du désert vous épouvante-t-elle ? Mais promenez-vous en esprit dans le Paradis, et toutes les fois que vous vous y élèverez par vos pensées, vous ne serez plus sans le désert. Vous fâchez-vous de voir que manque d'aller aux bains votre peau se sèche et devient rude ? Mais celui qui une fois a été purifié par la Grâce de Jésus-Christ dans l'eau du baptême n'a plus besoin de se laver, et l'Apôtre vous dit en un mot pour répondre à toutes vos difficultés : « Les souffrances de ce siècle ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire qui nous attend, et dont nous jouirons dans l'autre. » C'est bien chercher votre aise, mon cher frère, que vouloir jouir de vos plaisirs ici-bas, avec les personnes du siècle, et de régner ensuite là-haut avec Jésus-Christ. Ce grand jour viendra auquel nos corps à présent mortels et corruptibles seront incorruptibles et immortels. Bienheureux le serviteur que son maître trouvera vaillant. Vous vous réjouirez lors que la terre et toutes les nations trembleront au bruit de cette trompette épouvantable. Et quand Jésus-Christ viendra pour juger le monde, quand les pécheurs jetteront des cris effroyables, quand tous les peuples en se meurtrissant la poitrine de coups se plaindront les uns aux autres dans l'horreur de leur misère, quand ceux qui étaient autrefois les plus puissants d'entre les rois se verront sans suite et sans gardes, exposés aux yeux de tout le monde, et pourront à peine respirer, quand ce fabuleux Jupiter au lieu de lancer la foudre sera véritablement enseveli avec toute sa race dans les flammes éternelles, quand cet insensé Platon paraîtra avec ses malheureux disciples, et que tous les arguments d'Aristote seront inutiles ; vous au contraire tout simple et tout pauvre serez dans les rires et dans la joie, et vous direz : « Voici mon Dieu qui a été crucifié ; voici mon Dieu qui étant né dans une étable, a été emmailloté, et a jeté des cris comme les autres enfants. Voici le fils d'un charpentier, et d'une Vierge, qui gagnait sa vie de son travail. Voici celui qui étant Dieu s'en est enfui en Egypte entre les bras de sa mère, pour éviter la fureur d'un homme.Voici celui qui a été vêtu de pourpre, qui a été couronné d'épines, qui a été pris pour un magicien, et pour un démoniaque. Considère, Juif, les mains que tu as attachées à une Croix. Regarde, Romain, le côté que tu as percé, et voyez si c'est le même corps que vous disiez que ses Disciples avaient enlevé de nuit.
Mon extrême amour pour vous, mon cher frère, m'a obligé à vous écrire ceci, afin que vous possédiez un jour le bonheur dont l'acquisition vous engage à entreprendre des travaux qui vous semblent maintenant si rudes et si difficiles.
LETTRE
DE
SAINT JEROME
A RUFIN.
J'ai appris, mon cher Rufin, par ma propre expérience ce que j'avais lu auparavant dans l'Ecriture sainte, qu'il arrive souvent que Dieu nous donne plus que nous ne lui demandons, et qu'il nous fait des faveurs si grandes que (Isa.64) « nul œil n'a jamais vu, nulle oreille n'a jamais entendu, et nul esprit n'a jamais compris rien qui leur puisse être comparable. » Car lorsque je croyais que c'était trop souhaiter que de pouvoir soulager le déplaisir de notre absence,en nous rendant comme présents par le commerce de nos lettres, j'apprends que vous passez jusque dans les lieux les plus reculés de l'Egypte ; que vous allez visiter ces saintes troupes de Solitaires, et que vous faites le tour de cette famille toute céleste que Dieu a maintenant sur la terre. Que si notre Seigneur Jésus-Christ me voulait faire la même Grâce que reçut le Prophète Abacuc lorsqu'il fut transporté en un moment au lieu où était Daniel (Dan.14), ou que reçut Saint Philippe, quand il fut aussi transporté auprès de l'eunuque de la reine d'Ethiopie (Act.8), de quelle sorte ne vous embrasserais-je point, vous que j'ai eu autrefois pour compagnon de mes égarements et de mon retour à Dieu ? Mais parce que je ne mérite pas que vous me veniez trouver, et que je ne suis pas en état de pouvoir aller vers vous, mes fréquentes maladies ayant rendu mon corps languissant, lors même que je me porte le mieux, j'envoie au lieu de moi cette lettre au-devant de vous, afin que servant comme de nœud pour vous attacher par les liens de notre amitié, elle vous amène jusques ici.
Le premier qui m'apporta la bonne nouvelle de cette joie si inespérée fut Héliodore l'un de nos chers frères ; mais je ne pouvais croire véritable ce que je désirais si fort qu'il le fût, tant à cause qu'il ne m'en assurait que sur le rapport d'un autre, que parce que j'avais peine d'ajouter foi à une chose si extraordinaire. Néanmoins comme le désir que j'avais qu'elle fût vraie tenait en balance mon esprit, un Solitaire d'Alexandrie (que le peuple par un mouvement et par un devoir de piété avait envoyé vers ces généreux confesseurs du nom de Dieu dans l'Egypte, qui étaient déjà martyrs de volonté) me confirmant la même nouvelle m'avait comme porté à la croire ; mais en telle sorte toutefois que j'étais encore flottant dans l'opinion que j'en avais, parce qu'il ignorait votre nom et votre pays, et que son rapport ne me semblait être plus considérable que le premier, sinon en cela seulement qu'il confirmait ce qu'un autre m'avait déjà dit. Enfin la vérité se fit connaître dans toute son étendue,lorsqu'une grande multitude de voyageurs nous assura que ce Rufin dont on nous parlait était à Nitrie, et qu'il était allé voir Saint Macaire ; Alors je n'hésitai plus d'ajouter une entière créance à ce rapport, et je fus touché de douleur de ce qu'il n'était que trop vrai que j'étais malade.
Que si l'affaiblissement de mes forces n'eût été comme une chaîne qui m'arrêtait, ni les excessives chaleurs de l'été qui était alors dans son ardeur la plus violente, ni les périls de la mer que ceux qui naviguent ont toujours sujet de craindre, n'eussent pas été capables de retarder le voyage qu'une sainte impatience de vous voir m'eût fait entreprendre. Car croyez-moi, mon cher frère, depuis le jour que ce tourbillon si peu attendu et si soudain m'arracha d'auprès de vous, et que ce cruel départ sépara deux personnes si étroitement unies par les liens de la charité, un pilote agité par la tempête ne regarde pas plus attentivement vers le port, les campagnes les plus altérées ne désirent point si fort la pluie, et une mère passionnée pour son fils ne l'attend pas avec tant d'inquiétude et d'impatience sur le rivage, comme je ressentais dans mon cœur toutes ces diverses agitations. Alors, ainsi que dit le Poète, je me trouvai comme noyé d'un grand orage ; et de quelque côté que je tournasse les yeux, je ne voyais que le Ciel, ou la mer.
Enfin après avoir erré longtemps, savoir où mon voyage se terminerait : après avoir traversé la Thrace, le Pont, la Bythinie, toute la Galacie et la Cappadoce ; et après avoir souffert les ardeurs insupportables de la Cilicie, la Syrie me reçut entre ses bras, ainsi qu'un port assuré après un naufrage. Ce fut là qu'ayant éprouvé tous les maux imaginables, de deux yeux que j'avais,j'en perdis l'un par une violente et soudaine fièvre qui me ravit Innocent, lequel je pouvais nommer avec vérité une partie de mon âme. Ainsi la seule lumière qui me reste, et dont je jouis maintenant, est notre cher Evagre, aux travaux duquel mes continuelles infirmités servent de surcroît et de comble. Hilas esclave de Saint Melan, qui par la pureté de ses moeurs avait effacé la tache de la servitude, était aussi avec nous ; et la douleur que je ressentis de sa mort rouvrit en mon cœur la plaie que celle d'Innocent y avait faite, et qui n'était pas encore bien fermée.
Mais puisque l'Apôtre (I. Thess. 4) nous défend de nous attrister sur le sujet de ceux qui dorment dans le Seigneur au tombeau, et que ma trop violente affliction a été soulagée par la bonne nouvelle que j'ai reçue, je veux vous direune chose afin de vous l'apprendre,si vous ne la savez pas, et de m'en réjouir avec vous si vous lasavez déjà. Votre Bonose, ou plutôt le mien, et pour parler plus véritablement, lenôtre, monte déjà sur cette échelle mystérieuse qui apparut à Jacob en songe : Il porte sa croix;il n'a plus de soin du lendemain ; il ne regarde plus derrière lui. (Gen.28. Matth.16. Luc.9. Ps.125. Num.21). Il sème avec larmes afin de moissonner avec joie ; et il élève avec Moïse dans le désert ce serpent d'airain capable de leguérir de ses plaies. Que tous les faux miracles écrits par les Grecs et par les Romains cèdent à cette vérité. Nous voyons en sapersonne un jeune garçon élevé avec nous dans lesbelles lettres si estimées dans le siècle, qui avait beaucoup de bien, et qui était des plus considérés entre les personnes de sa condition, abandonner sa mère, ses sœurs, et ce frère qu'il aimait si fort, pour aller comme un nouveau citoyen du Paradis chercher une île si battue de tous côtés par la mer, qu'ellene semble être destinée que pour des naufrages ; dont les rochers sont autant de précipices ; dont les côtes sont toutes nues, et dont la solitude donne de l'effroi ; Il n'y a là un seul habitant ; il n'y a un seul Solitaire ; et le petit Onésime même que vous connaissez, et qui lui tenait lieu de frère par la tendresse qu'il avait pour lui, ne lui tient point compagnie dans cette privation générale de toutes choses. Bonose y est seul ; mais je me trompe, il n'y est pas seul, puique Jésus-Christ y est avec lui, et qu'il y voit la gloire de Dieu, que les Apôtres, non plus que lui, n'ont vue que dans le désert ; Il est vrai qu'il n'aperçoit point de là ces puissantes villes que le grand nombre de leurs tours rend si superbes ; mais il a donné son nom pour être enrôlé comme habitant de cette nouvelle ville si éclatante de lumière dans le Ciel. Il est vrai qu'il n'est revêtu que d'un sac que l'on ne saurait voir sans quelque frayeur ; mais cet habit est plus propre que nul autre à le faire enlever dans les nues, pour aller au-devant de Jésus-Christ. Et enfin il est vrai qu'il n'a point le plaisir d'y voir ces euripes artificiels, qui par l'agitation de leurs eaux représentent le flux et reflux de la mer ; mais il boit de cette eau vivante qui sort du côté de notre Sauveur.
Mettez-vous devant les yeux, mon cher ami, et par une entière attention de tout votre esprit considérez en cela ce qui se passe, puisque vous ne sauriez bien connaître quelle est la grandeur de cette victoire, qu'en connaissant quels sont les travaux de ce généreux combattant. La mer gronde avec fureur tout à l'entour de cette île, et l'on entend retentir le bruit de ses flots, qui se brisent contre les rochers tortueux des montagnes qui l'environnent;nulle herbe n'y fait jamais verdir la terre ; le printemps n'y voit jamais naître de feuilles qui puissent donner de l'ombrage ; et ces roches escarpées semblent être laclôture del'affreuse prison qu'elles enferment. Ce vaillant soldat de Jésus-Christ y demeure néanmoins en assurance ; il y vit sans aucune crainte ; les divines paroles de l'Apôtre sont comme les armes qui le couvrent (Ephes.6). Tantôt il écoute Dieu qui lui parle lorsqu'il lit et relit ses saintes et divines Ecritures ; et tantôt il parle à Dieu par ses prières, et il est possible qu'il voie quelque chose de semblable à ce que voyait Saint Jean, lorsque comme lui il demeurait dans une île.
Quels croyez-vous que soient les pièges dont le diable se sert pour le surprendre ? Quelles croyez-vous que soient les embûches qu'il lui dresse ? Peu-être que se souvenant de l'ancien artifice dont ils se servent pour tâcher à tromper notre Seigneur, il s'efforcera de lui persuader que la faim qu'il souffre est trop grande pour ne devoir pas rompre son jeûne ; mais il lui répondra que « l'homme ne vit pas du seul pain. (Deut.6). Il lui mettra devant les yeux les richesses et la gloire. (1. Tim.6). Mais il lui dira que « ceux qui désirent devenir riches tombent dans les pièges et les tentations », et que « toute sa gloire est en Jésus-Christ. « (Gal.6). Il attaquera par quelque fâcheuse maladie son corps déjà affaibli et exténué de tant de jeûnes ; mais il repoussera cette tentation, en usant des paroles de l'Apôtre (2. Cor.12). « Je ne suis jamais plus fort que quand je suis faible : ce n'est que dans l'infirmité que la vertu se rend accomplie. » Il le menacera de la mort ; mais il lui répondra (Philipp.1) : « Je souhaite de voir mon âme séparée d'avec mon corps, afin de vivre avec Jésus-Christ. » (Ephes6). Il lancera contre lui des traits enflammés ; mais il les soutiendra et en émoussera la pointe avec le bouclier de la foi. Enfin pour n'en dire pas davantage et comprendre tout en un mot, le démon l'attaquera ; mais Jésus-Christ le protègera.
Je vous rends grâces, mon Sauveur, de ce que j'ai en lui une personne qui pourra vous prier pour moi en ce grand jour auquel vous jugerez tous les hommes ; Car vous qui connaissez toutes les pensées, qui lisez dans les replis du cœur les plus cachés, qui voyiez ce qui se passait dans celui du Prophète (Jon.5), lorsqu'il était enseveli au plus profond de la mer, dans le ventre d'une baleine ; vous savez, mon Dieu, que Bonose et moi avons toujours été nourris ensemble depuis notre plus tendre jeunesse jusques à un âge parfait, avons sucé un même lait, et été portés entre les bras des mêmes personnes, et qu'après avoir achevé nos études à Rome, nous avons à Trèves, le long de ces rives à-demi barbares du Rhin, vécu et logé ensemble en ce temps auquel je fus le premier qui entrai dans la résolution de me consacrer à votre service.
Souvenez-vous je vous prie Seigneur, que ce généreux et vaillant guerrier a fait autrefois aussi bien que moi son apprentissage dans votre milice sainte;Je m'appuie sur vos divines promesses, lorsque vous nous aurez dit (Matt.5) : « Celui qui enseigne les autres et ne pratique pas ce qu'ilenseigne, sera l'un des plus petits dans le Royaume de Dieu ; mais celui qui enseigne et qui pratique ce qu'il enseignera, y passera pour l'un des plus grands. » (Apoc.7. Jean.14. I.Cor.15). Que bonose reçoive donc de votre main la couronne que sa vertu a méritée ; et que le martyre continuel qu'il souffre pour votre amour le fasse jouir de l'avantage et du privilège de suivre l'Agneau avec une robe blanche ; Car je sais qu'il y a diverses demeures dans la maison du Père céleste, et qu'une étoile est différente en clarté d'une autre étoile.Je vous demande seulement, mon Dieu, qu'étant aux pieds de vos Saints, je puisse lever la tête ; et que n'ayant fait que vouloir ce que mon ami a accompli, vous me pardonniez que je n'ai pu comme lui égaler mes actions à mes désirs;mais quant à lui, accordez-lui la récompense dont il s'est rendu si digne.
Peut-être, mon cher Rufin, que je me suis trop étendu et ai passé les bornes que la brièveté d'une lettre me devait prescrire, ainsi qu'il m'arrive toujours, lorsque je parle des louanges que notre Bonose mérite ; Mais pour revenir à vous, je vous conjure qu'encore que vos yeux me perdent de vue, votre esprit ne laisse pas d'avoir présent un ami que l'on trouve difficilement, après l'avoir longtemps cherché, et que l'on conserve avec peine quand on l'a trouvé. Estime et admire qui voudra l'éclat de ce plus beau des métaux dont on fait ces superbes statues que l'on traîne sur des chariots avec tant de pompe, il n'est nullement comparable à la charité : l'amour qui avec un nœud saint unit les hommes ensemble n'a point de prix ; et l'amitié qui peut cesser d'être n'a jamais été véritable. Notre Seigneur soit avec vous ;
LES VIES
DES SAINTS PERES
DES DESERTS,
écrites par Rufin Prêtre d'Aquilée.
AVANT-PROPOS.
(1.Tim.2). Bénissons Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, et qui même a bien daigné nous conduire dans notre voyage d'Egypte. C'est là qu'il nous a fait voir des miracles extraordinaires qui serviront à toute la postérité, et qui ne contribueront pas seulement à notre Salut par l'image que la vue de ces objets si divins a imprimée dans notre esprit et dans notre cœur ; mais qui deviendront encore, par le récit de cette histoire, des modèles de vertu et des trésors de la science des Saints dans tous les âges suivants, et ouvriront un chemin large à ceux qui voudront entrer dans la voie étroite du Paradis, en leur proposant les exemples de tant d'héroïques actions.
Bien que je sois peu capable d'un sujet si éminent, et qu'il soit fâcheux que de petits esprits entreprennent de traiter de grandes choses, et n'expriment qu'avec un style bas et rampant des vertus sihautes et si relevées, néanmoins des Solitaires de la montagne sainte des Oliviers me demandant sans cesse que je leur trace un tableau de la vie et de la sainteté des Solitaires d'Egypte, de la pureté de leur esprit, et des mortifications de leurs corps ; et que je leur fasse part des merveilles que j'ai vues, j'ai résolu de satisfaire maintenant à leur désir, espérant d'être assisté puissamment de leurs prières, et ne recherchant pas de m'acquérir de l'honneur par la magnificence du discours, mais d'édifier les lecteurs par la beauté des choses que je leur raconterai, et de les animer à se rendre imitateurs de ces Saints Pères dans l'horreur qu'ils ont eue des plaisirs du monde, et dans leur amour pour l'hésychia dans la solitude, et pour les exercices de la piété.
J'ai vu certes, j'ai vu véritablement le trésor de Jésus-Christ enfermé dans les vases fragiles des hommes ; et l'ayant trouvé, je n'ai pas voulu le cacher comme si j'en eusse été jaloux ; mais je me suis porté à le produire au jour, et à le rendre public, croyant que je ne l'avais pas seulement trouvé pour mon bien particulier, mais pour le bien commun de plusieurs ; et étant assuré que plus il y aurait de personnes qui en seraient enrichies, plus moi-même j'en deviendrais riche, et que je trouverais mon utilité et mon avantage dans le fruit que les autres tireraient de mon travail pour leur consolation et pour leur Salut.
Je commencerai donc cette narration en priant Dieu de tout mon cœur de m'assister de la Grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est l'unique source de toute la vertu des Solitaires d'Egypte. Nous avons vu parmi eux plusieurs Pères qui menaient une vie céleste sur la terre, et de nouveaux Prophètes suscités pour resplendir dans le monde, tant par l'éminence de leur piété que par la prédiction des choses futures. Nous avons vu des hommes si grands devant Dieu que la puissance des prodiges et des miracles rendait un témoignage public à la grandeur de leurs mérites. Et véritablement il est bien juste que ceux qui ne respirent rien de terrestre et de charnel reçoivent une puissance toute céleste ; j'en ai vu quelques-uns qui avaient l'esprit si pur et si exempt de toute pensée et de tout soupçon de malice dans les autres, qu'ils avaient même oublié le mal qu'on fait dans le monde ; leur âme était si tranquille, et leur cœur était si rempli des sentiments de tendresse et de bonté que c'est avec raison qu'on a dit d'eux (Ps.118) : « Ceux qui cherchent votre nom jouissent d'une profonde paix. »
Au reste, ils demeurent dans le Désert éloignés les uns des autres, et séparés de cellules, mais unis ensemble par la charité ; et ils se séparent ainsi d'habitation, afin que comme ils ne cherchent que Dieu seul, le bruit, la rencontre des personnes, ou quelque parole inutile ne trouble point le repos de leur silence et la ferveur de leurs saintes méditations. C'est ainsi qu'ayant l'esprit dans le Ciel, et que demeurant fermes chacun dans sa grotte,ils attendent la venue de Jésus-Christ, comme des enfants celle d'un bon père, comme des soldats tout prêts à combattre celle de leur général, ou comme des serviteurs fidèles celle de leur maître, qui leur doit donner tout ensemble et la liberté et la récompense. (Matt.6).Nul d'eux n'a d'inquiétude ni pour sa nourriture, ni pour ses habits, sachant qu'il est écrit que ces inquiétudes sont des inquiétudes des païens, mais ils recherchent avec passion la justice et le Royaume de Dieu, et ces autres choses nécessaires à la vie leur sont encore données par surcroît, selon la promesse du Sauveur du monde.
Si quelquefois ils ont besoin de ce qui est nécessaire pour le corps, ils ont recours à Dieu, et non pas aux hommes ; et après le lui avoir demandé comme à leur père, ils le reçoivent aussitôt de lui. Leur foi est si grande qu'elle peut même faire changer de place les montagnes ; et plusieurs d'entre eux ont arrêté par leurs prières des débordements de fleuves, qui ruinaient tout le pays d'alentour. Ils sont entrés à pied au milieu de ces rivières, et passant par les endroits les plus creux, y ont tué des bêtes monstrueuses, et ont fait en nos jours de tels miracles, et en si grand nombre, ainsi que les Prophètes et les Apôtres ont fait autrefois, que l'on ne peut pas douter que le monde ne subsiste aujourd’hui par les mérites de ces Saints.
Mais ce qu'il y a encore de plus merveilleux, c'est que les choses excellentes étant d'ordinaire extrêmement rares, il se trouve néanmoins que ces Solitaires sont autant infinis en nombre, comme ils sont incomparables en vertu. Ils sont dispersés dans les lieux proches des villes, et dans la campagne ; mais la plus grande partie, et les plus excellents, sont retirés dans les déserts, où ils composent une armée céleste, qui est toute prête à donner bataille, qui est logée dans des tentes, qui n'attend que l'ordre de son Roy, une armée de conquérants, qui n'ont que le Royaume du Ciel pour objet de leur conquête, qui combattent avec les armes de la prière, et qui se défendent des attaques de leur ennemi avec le bouclier de la foi. Ils vivent dans une parfaite pureté de mœurs, ils sont toujours dans la paix, dans la douceur et dans le calme, et le lien de la charaité ne les unit pas moins étroitement que pourrait faire celui du sang et de la nature. Une sainte et divine émulation forme entre eux une espèce de combat : chacun s'efforce d'être le plus humble. Et s'il s'en trouve quelqu'un qui excelle par-dessus les autres en prudence et en sagesse, il se rabaisse tellement et se rend si familier à tous qu'il semble selon le commandement de Dieu qu'il soit le moindre d'entre eux, et le serviteur de tous ses frères.
Puis donc que Dieu m'a fait la grâce de les voir, et de jouir de leur sainte conversation, je tâcherai de rapporter les choses qu'il lui plaira de me remettre dans la mémoire, afin que ceux qui ne les auront pas vues comme moi, soient incités par cette lecture à imiter la sainteté de leur vie, et à chercher le plus haut point de la sagesse et de la patience dans un original si accompli de toutes les vertus chrétiennes.
LA VIE
DE
SAINT JEAN D'EGYPTE
ANACHORETE.
CHAPITRE PREMIER.
De la demeure du Saint. De son admirable manière de vivre. Du don de Prophétie dont Dieu l'avait favorisé ; et de ses miracles.
Afin de proposer à tous ceux qui désirent de s'avancer dans la piété un parfait exemple d'imitation, j'établirai pour principal fondement de l'Ouvrage que j'ai entrepris la vie admirable de Jean, qui seul ne suffit que trop pour élever au comble de la vertu, et inciter à la plus haute perfection les âmes religieuses, et qui se sont entièrement consacrées au service de Dieu.
Dans ce désert de la Thébaïde qui est proche de la ville de Lyc, j'ai vu cet homme si excellent, lequel demeurait sur une roche d'une montagne fort rude et fort élevée. Il était difficile d'y monter, et l'entrée de sa cellule était fermée et bouchée de telle sorte que, depuis qu'il y avait établi sa demeure à l'âge de quarante ans, jusques à celui de quatre-vingt-dix ans qu'il avait lorsque nous le vîmes, personne n'y était entré, mais il se laissait voir seulement par une fenêtre à ceux qui venaient vers lui, qu'il édifiait par ses entretiens de la parole de Dieu, ou les consolait par la sagesse de ses réponses sur les peines qu'ils avaient en l'esprit, et sur les doutes qu'ils lui proposaient. Nulle femme n'est jamais allée le voir, et les hommes mêmes n'y allaient que rarement et en certain temps ; Il permit que l'on bâtît au-dehors une cellule assez raisonnable, pour y faire reposer ceux qui le venaient trouver des pays fort éloignés ; mais lui étant seul avec Dieu seul dans la sienne ne cessait jour et nuit de s'entretenir avec lui et de lui adresser ses prières, acquérant ainsi par une entière pureté d'esprit ce divin bonheur qui est si fort élevé au-dessus de nos pensées. Car plus il s'éloignait des soins de la terre et des entretiens des homes, et plus Dieu s'approchait de lui : ce qui rendit son âme si éclairée qu'il obtint de notre Seigneur non seulement de connaître les choses présentes, mais aussi de prédire les futures ; et il lui accorda simanifestement le don de Prophétie que les habitants de la ville d'oùil était et ceux de sa même province ne furent pas les seuls qu'il informa de l'avenir sur les demandes qu'ils lui proposèrent ; mais il prédit souvent à l'empereur Théodose les évènements de ses guerres, et les moyens qu'il devait tenir pour remporter la victoire sur les tyrans, comme aussi toutes les irruptions que les Barbares devaient faire sous son règne dans les provinces de l'Empire.
Les Ethiopiens ayant fait des courses contre les troupes Romaines à l'entour de la ville de Cyrène qui est la première de la Thébaïde, du côté de l'Ethiopie, et ayant taillé en pièces plusieurs des nôtres et remporté quantité de butin, celui qui commandait les Romains, craignant de combattre à cause qu'il avait peu de soldats, et que les ennemis au contraire en avaient un très grand nombre, il alla trouver ce serviteur de Dieu, qui lui dit en lui marquanr un certain jour : « Allez sans rien craindre. Car vous demeurerez en ce jour victorieux de vos ennemis ; vous vous enrichirez de leurs dépouilles, et recouvrerez celles qu'ils ont emportées. » Ce qui ayant été accompli, il lui prédit aussi qu'il serait extrêmement aimé de l'empereur. Mais il se conduisait de telle sorte s ces Prophéties dont Dieu le favorisait qu'il les attribuait plutôt à la Grâce que la divine Majesté voulait faire à ceux qui le consultaient que non pas à ses mérites, disant que c'était pour l'amour d'eux et non pas pour l'amour de lui que le Seigneur faisait ainsi connaître les choses futures.
Dieu fit voir aussi par son moyen une autre chose non moins admirable que celle que je viens de dire. (Augustin d'Hippone rapporte cette même histoire dans le 17. chap. de cura pro mortuu agebda). Un maître de camp qui allait lever des soldats, le vint trouver, et le conjura d'avoir agréable que sa femme eût la consolation de le voir, l'extrêmedésir qu'elle en avait lui ayant fait pour ce sujet courir beaucoup de périls ; Le Saint lui répondit que de tout ce temps iln'avait point accoutumé de voir de femmes ; mais principalement depuis qu'il s'était enfermé sur cette roche dans cette cellule. Sur quoi ce maître de camp continuant à le presser, et l'assurant que sa femme mourrait sans doute d'affliction s'ilne lui accordiat cette grâce, et qu'ainsi au lieu de l'extrême avantage qu'elle espérait recevoir de sa prudence, il lui en coûterait la vie ; ce qu'il lui répéta diverses fois, en renouvelant toujours ses instances et ses prières ; Le Saint après avoir considéré quelle était sa foi et sa persévérance, lui dit : « Allez, votre femme me verra cette nuit sans néanmoins venir ici, et sans sortir de sa maison ni de son lit. » Ensuite de ces paroles cet officier se retira en passant et repassant en son esprit l'ambiguité de cette réponse, qui ne donna pas moins de peine à sa femme qu'à lui, lorsqu'il la lui eut rapportée ; Mais quand elle fut endormie, l'homme de Dieu lui apparut en songe et lui dit : « O femme!votre foi est grande, et m'oblige de venir ici pour satisfaire à votre prière. Je vous avertis néanmoins de ne point désirer de voir le visage mortel et terrestre des serviteurs de Dieu ; mais de contempler plutôt des yeux de l'esprit leur vie et leurs actions. « Car la chair ne profite de rien, et c'est l'esprit qui vivifie. » (Jean 6). Sachez aussi que ce n'est point en qualité de juste et de Prophète, ainsi que vous vous l'imaginez, mais seulement en vertu de votre foi que j'ai eu recours àl'assistance de notre Seigneur, lequel vous accorde la guérison de toutes les maladies que vous souffrez en votre corps. Vous jouirez donc, vous et votre mari, à commencer d'aujourd'hui, d'une parfaite santé, et toute votre maison sera remplie de bénédictions ;mais n'oubliez jamais tous deux ces bienfaits que vous recevrez de Dieu ; vivez toujours dans sa crainte ; et ne désirez rien au-delà des appointements qui sont dus à votre charge. Contentez-vous aussi de m'avoir vu en songe, et n'en demandez pas davantage. » Cette femme s'étant éveillée rapporta à son mari ce qu'elle avait vu, ce qu'elle avait entendu, quel était l'habit du Saint, quel était son visage et toutes les autres marques qui le pouvaient faire reconnaître ; ce qui l'ayant rempli d'étonnement, il retourna le trouver, et après avoir reçu sa bénédiction, et rendu grâces à Dieu, il s'en revint chez lui en paix.
Une autre fois un officier de l'armée l'alla trouver, ayant laissé sa femme grosse, laquelle accoucha le même jour qu'il arriva auprès de ce bienheureux homme, et était si malade qu'elle courait fortune de la vie. Sur quoi le Saint lui dit : « Si vous saviez que Dieu vous a donné aujourd’hui un fils, vous lui en rendriez grâce ; mais je vous apprends que sa mère est en grand péril. Dieu l'assistera néanmoins, et vous la trouverez guérie ; Retournez-vous en donc en diligence, et vous arriverez le septième jour de la naissance de votre fils. Faites-le nommer Jean ; nourrissez-le chez vous jusques à sept ans, sans qu'il ait aucune communion avec les païens, et ce temps étant passé mettez-leentre les mains de quelques Solitaires, pour l'élever dans une sainte et céleste discipline. »
Plusieurs le venant trouver tant de son pays que des pays étrangers, lorsque l'occasion s'en offrait, il leur déclarait ce qu'ils avaient de plus caché dans le cœur ; et quand ils avaient commis quelque péché en secret, il les en reprenait sévèrement en particulier, et les exhortait à s'en corriger et à en faire pénitence ; Il prédisait si le débordement du Nil serait grand ou médiocre ; et lorsque les hommes étaient menacés de quelque vengeance divine, pour punition de leurs fautes, il les en avertissait auparavant ; et leur faisait connaître quelle était la cause de ce châtiment. Il guérissait aussi les maladies corporelles de ceux qui avaient recours à lui, dont il était si éloigné de tirer quelque vanité qu'il ne voulait pas seulement permettre qu'on lui amenât ces malades ; mais se contentait de leur envoyer de l'huile qu'il avait bénie, dont ils n'étaient pas plutôt huilés qu'ils étaient guéris de leurs maladies, quelles qu'elles puissent être.
La femme d'un sénateur étant devenue aveugle, elle conjura son mari de la mener vers l'homme de Dieu. A quoi lui ayant répondu qu'ilne voyait jamais de femmes, elle le pria de lui faire au moins savoir quelle était la cause de son mal, et de le supplier de prier pour elle. Ainsi ce sénateur l'étant allé voir, le Saint se mit en oraison pour cette dame, et bénit de l'huile qu'il lui envoya, dont ayant durant trois jours huilé ses yeux, elle recouvra la vue, et rendit grâces à Dieu ; Mais il a fait tant d'autres miracles que je ne finirais jamais si je les voulais tous raconter ; c'est pourquoi sans m'arrêter davantage à ce que j'ai appris du rapport d'autrui, il faut venir à ce que j'ai vu de mes propres yeux.
CHAPITRE II.
Rufin et six autres avec lui vont voir le Saint. De quelle sorte il les reçut, et guérit l'un d'eux d'une maladie. Son extrêmeabstinence.
Nous étions sept de compagnie qui l'allâmes voir. Après que nous l'eûmes salué et qu'il nous eut reçus avec une extrêmejoie, ilparla à chacun de nous le plus obligemment du monde ; et parce que la coutume d'Egypte est qu'aussitôt que quelques frères arrivent, ils s'unissent ensemble par le moyen dela prière, nous le suppliâmes de la faire, et de nous donner sa bénédiction. Sur quoi nous ayant demandé si parmi nous il n'y en avait point quelqu'un qui fût Ecclésiastique, et lui ayant tous répondu que non, il nous considéra les uns après les autres, et connut qu'il y en avait un qui était Diacre, ce que nous ignorions tous, excepté un de nous, auquel celui-là se confiait, parce qu'ilne désirait pas qu'on le sût, à cause qu'allant voir un si grand nombre d'hommes admirables, ilvoulait cacher par humilité cette dignité dont il était honoré, et passer pour être d'un ordre inférieur à ceux auxquels il se reconnaissait si inférieur en mérite ; Mais quoi qu'il fût le plus jeune de la troupe, le Saint ne l'eut pas plutôt aperçu qu'il dit en le montrant du doigt : « Celui-ci est Diacre » ; ce que ce Diacre continuant de désavouer, il lui prit la main, la lui baisa, et lui parla en ces termes : « Mon fils, gardez-vous de désavouer la grâce que vous avez reçue de Dieu, de peur qu'un bien ne vous fasse tomber dans un mal, et l'humilité dans lemensonge. Car il ne faut jamaismentir, non seulement àmauvais dessein, mais même sous prétexte d'un bien, ni pour quelque sujet que ce puisse être;puisque nul mensonge ne procède de Dieu (Matth.5), mais d'une mauvaise cause, ainsi que notre Sauveur nous l'apprend. » Ce Diacre ne lui répliqua rien, et reçut avec respect une correction si charitable.
Après que nous eûmes fait la prière, un de notre compagnie, qui était extrêmement tourmenté d'une fièvre tierce, supplia le serviteur de Dieu de le guérir ; à quoi il lui répondit : « Vous désirez d'être délivré d'une incommodité qui vous est utile. Car de même qu'on nettoie les corps avec du sel, ou avec quelque chose de semblable, ainsi les âmes sont purifiées p ar les maladies, ou autres semblables châtiments. » Il nous fit ensuite un grand discours sur ce sujet plein d'une doctrine toute céleste ; et n'ayant pas laissé de bénir l'huile, illa donna à ce malade, qui ne s'en fût pas plutôt huilé qu'il vomit quantité de bile, et recouvra une si parfaite santé qu'il s'en retourna à pied au lieu où nous étions logés.
Le Saint vieillard commanda ensuite qu'on nous rendît tous les devoirs d'humanité et d'hospitalité que nous pouvions souhaiter, prenant autant de soin de nous comme il en prenait peu de soi-même. Car il ne mangeait qu'après les Vêpres et fort peu ; et il s'y était accoutumé par un si long et si continuel usage que quand il l'aurait voulu il n'aurait pu faire autrement, tant son extrême abstinence l'avait rendu sec et exténué ; Cette langueur dans laquelle il était réduit faisait que sa barbe et ses cheveux étaient fort clairs, à cause qu'ils manquaient de nourriture, et d'une humeur assez abondante pour les fortifier ; et quoi qu'il fût alors âgé de quatre-vingt-dix ans, comme je l'ai déjà dit, il continuait toujours à ne rien manger de cuit.
CHAPITRE III.
Excellent discours que leur fit le Saint des moyens qu'il faut tenir pour bannir la vanité, et s'avancer dans toutes sortes de vertus.
Lorsqu'après avoir ainsi ressenti les effets de sa charité nous fûmes retournés auprès de lui, et que nous étions dans la joie de ce qu'il n'en avait pas moins témoigné à nous recevoir que si nous eussions été ses propres enfants, ilnous pria de nous asseoir, et puis nous demanda d'où nous venions, et le sujet de notre voyage. A quoi lui ayant répondu que nous venions de Jérusalem pour voir ce que la renommée nous avait appris, afin d'en profiter pour notre Salut, d'autant que les choses que nous connaissons par nos propres yeux se gravent beaucoup plus profondément dans notre mémoire que celles qui ne font que passer par nos oreilles, il ajouta en souriant, et avec un visage le plus tranquille du monde, tant son cœur était plein de joie : « Je m'étonne, mes très chers enfants, que vous ayez voulu faire un si long chemin, puisque vous ne sauriez rien voir en nous voyant qui mérite de prendre cette peine. Car nous sommes des hommes faibles et imparfaits, et qui n'avons rien en nous qui soit digne d'être recherché, ou admiré ; Mais quand nous aurions des qualités qui pourraient répondre à l'opinion que vous en avez conçue, que serait-ce en comparaison de ce que vous pouvez apprendre des Prophètes et des Apôtres dans les Saintes Ecritures qu'on lit dans toutes les églises de Dieu, afin que les hommes ne soient point obligés d'aller chercher dans les pays étrangers et dans les provinces éloignées les exemples sur lesquels ils doivent former leur vie ; mais que chacun trouve chez soi, et dans lui-même, ce qu'il doit s'efforcer d'imiter. C'est pourquoi je ne saurais assez m'étonner de ce que, par le désir de vous avancer dans la vertu, vous avez avec tant de peine et d'affliction traversé plusieurs provinces, et souffert de si grands travaux, vu que notre paresse et notre lâcheté est telle que nous n'osons pas seulement sortir hors de nos cellules. Mais puisque vous estimez qu'il y ait quelque chose en nous, dont vous pourrez tirer de l'utilité, je dois commencer par vous avertir de prendre garde que dans ce dessein même de nous venir voir, et de souffrir de si grandes incommodités pour ce sujet, il ne se glisse quelque pensée de vanité, et qu'ainsi vous n'y soyez pas tant portés par le désir de profiter dans la vertu que par celui de vous élever au-dessus des autres, en vous vantant d'avoir vu ceux qu'ils ne connaissent que par le rapport d'autrui.
La vanité est un péché si grand et si dangereux qu'il est capable de faire tomber les âmes du comble de la perfection. C'est pourquoi je vous exhorte de l'éviter plus qu'aucun autre. Or il y en a de deux sortes. Car quelques-uns s'y laissent aller aussitôt après leur conversion, lorsqu'ayant fait quelque pénitence, ou quelques aumônes, au lieu de croire qu'ils se sont seulement déchargés d'un fardeau qui leur était inutile, ils s'imaginent être plus parfaits que ceux à qui ils ont fait du bien ; et l'autre espèce de vanitése voit en ceux qui étant arrivés dans une haute vertu n'en donnent pas tout l'honneur à Dieu, mais en attribuent une partie à leurs travaux et à leur zèle ; et ainsi en cherchant la gloire qui vient des hommes, ils perdent toute celle qui vient de Dieu ; C'est pourquoi, mes enfants, fuyons jusques aux moindres choses le péché de la vanité, de peur qu'il ne nous fasse tomber de la même sorte qu'il a fait autrefois tomber le Diable.
Il faut aussi veiller très attentivement sur notre cœur et sur nos pensées, afin d'empêcher que nulle passion, nulle volonté déréglée, nul vain désir et nulle autre chose de ce qui n'est pas selon Dieu ne jette des racines dans notre cœur, puisque de ces racines naissent aussitôt mille distractions si fâcheuses et si importunes qu'elles ne cessent pas même quand nous prions, et n'ont point de honte de continuer lorsque nous sommes en la présence de Dieu, et lui offrons des supplications pour notre Salut, mais entraînent notre esprit comme captif ; et bien qu'il semble par l'assiette de nos corps que nous soyons fermes et immobiles dans l'oraison, nos sens et notre imagination nous rendent errants et vagabonds, et nous emportent vers d'autres objets. Il ne suffit donc pas d'avoir renoncé de bouche au siècle et aux œuvres du prince du siècle, ni d'avoir abandonné nos biens, nos terres, et tout ce que nous possédons dans le monde ; mais il faut aussi renoncer à nos propres imperfections, et à tous les plaisirs vains et inutiles, puisque c'est d'eux que parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Ce sont ces désirs vains et dangereux qui font tomber l'hommedans le précipice. » Et ainsi c'est renoncer au Diable et à ses œuvres que de renoncer à ce que je viens de dire. Car iln'entre dans notre cœur que par le moyen de quelques péchés et de quelques mauvais désirs, d'autant qu'il est la source de tous les péchés, comme Dieu est celle de toutes les vertus ; et qu'ainsi s'il y a des péchés dans notre cœur, lorsque le Diable qui en l'auteur se présente, ils lui font place comme tenant leur être de lui, et le reçoivent ainsi que dans une maison qui lui appartient ; d'où vient que ces personnes ne sauraient jamais être dans la paix et dans le repos ; mais sont toujours troublées, toujours inquiétées, et se laissent tantôt emporter de vaine joie, et tantôt abattre par une tristesse inutile,à cause qu'elles ont dans elles-mêmes un malheureux hôte à qui elles ont donné entrée par leurs passions et par leurs vices. Au contraire celui qui a véritablement renoncé au monde, c'est-à-dire qui a retranché et éloigné de son esprit toutes sortes de péchés, et n'a laissé aucune porte ouverte par où le Diable puisse entrer en lui ; celui qui réprime sa colère, qui dompte ses mouvements déréglés, qui fuit le mensonge, qui abhorre l'envie, qui non seulement ne médit point, mais ne veut pas même avoir la moindre mauvaise opinion de personne, qui répute comme siennes les prospérités et les afflictions de son prochain, et qui se conduit de la même sorte en toutes choses, celui-là ouvre la porte de son âme au Saint Esprit, lequel y étant entré, et l'ayant remplie de lumière, on n'y voit que contentement, que joie, que charité, que patience, que douceur,que bonté, et que tous les autres fruits que produit cet Esprit de consolation, ainsi que notre Seigneur nous le fait connaître dans l'Evangile par ces paroles (Matth.7) : « Un bon arbre ne saurait porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre de bons fruits ; et ainsi on connaît par les fruits quels sont les arbres. «
Il y en a quelques-uns qui semblent avoir renoncé au siècle, et qui toutefois ne travaillent point à purifier leur cœur, à réformer leurs mœurs, à se corriger de leurs vices et à dompter leurs passions ; mais tout leur soin va seulement à voir quelques-uns des Saints Pères, pour entendre d'eux des paroles excellentes qu'ils rapportent ensuite avec vanité se glorifiant de les avoir apprises de ces serviteurs de Dieu ; et s'il arrive que par ce moyen ils acquièrent quelque petite connaissance des choses saintes,ils conçoivent du mépris des autres, et veulent soudain passer pour Docteurs de l'Eglise, en enseignant non pas ce qu'ils ont pratiqué, mais ce qu'ils ont entedu dire et ce qu'ils ont vu. Ils aspirent aussi à la dignité du Sacerdoce, et s'efforcent de s'élever dans l'Ordre Ecclésiastique, ne sachant pas que celui-là est moins coupable qui étant orné de grandes vertus n'ose toutefois instruire personne, que celui qui étant accablé sous le faix de ses passions et de ses vices, entreprend de faire des leçons de vertu aux autres ; Ainsi, mes enfants, il ne faut ni fuir entièrement la Cléricature et le Sacerdoce, ni les rechercher avec ardeur ; mais il fau travailler à nous corriger de nos défauts, et à nous enrichir de vertus, et laisser à Dieu de choisir ceux qu'il veut appeler au Sacerdoce ou à d'autres fonctions pour son service. Car ce ne sont pas ceux qui s'y introduisent d'eux-mêmes qui en sont dignes. (2.Cor.10) ; mais ceux qu'il plaît à notre Seigneur de choisir.
La principale chose à quoi les Solitaires doivent travailler est d'offrir à Dieu des oraisons si extrêmement pures que leur conscience ne leur puisse rien reprocher, ainsi que notre Seigneur nous l'apprend dans l'Evangile par ces paroles (Matth.6. Marc.11) : « Lorsque vous êtes en prière, si vous vous souvenez d'avoir reçu quelque déplaisir de votre frère, pardonnez-lui de tout votre cœur, puisque si vous ne le faites, votre Père qui est dans le Ciel ne vous pardonnera point aussi vos fautes. » Si donc comme je l'ai déjà dit, nous nous présentons devant Dieu avec une conscience pure et exempte de tous ces défauts et de toutes ces passions dont j'ai parlé, nous pourrons voir Dieu autant qu'il peut être vu en cette vie, et élever vers lui dans nos prières l'oeil de notre entendement pour contempler sinon du corps et avec des regards sensibles, au moins de l'esprit et par une connaissance intelligible celui qui est invisible. Car que nul ne se persuade de pouvoir contempler sa divine essence telle qu'elle est en elle-même, et ne forme pour cela dans son esprit quelque image qui ait du rapport à une figure corporelle . Que l'on ne s'imagine nulle forme en Dieu, ni aucunes limites qui le bornent, mais qu'on le conçoive comme un pur esprit qui peut bien se faire sentir et pénétrer les affections de nos âmes ; mais non pas être compris, être limité ; ou être représenté par des paroles ; Ce qui fait que nous ne devons approcher de lui qu'avec un profond respect, et une très grande crainte, ni le considérer par nos regards intérieurs que d'une telle manière que notre âme sache qu'il est infiniment élevé au-dessus de toute la splendeur, de toute la lumière, de tout l'éclat et de toute la majesté qu'elle est capable de concevoir, quand même elleserait toute pure et exempte de toutes les taches et les souillures de la volonté corrompue.
Il faut que ceux qui font profession de renoncer au siècle et de suivre Dieu, travaillent principalement à ce que je viens de dire, suivant cette parole du Psalmiste (Ps.45) : « Apprenez et considérez que je suis le Seigneur. » Car celui qui le connaît autant qu'un homme le peut connaître acquèrera ensuite d'autres connaissances, et même des plus grands mystères, puisque plus son âme sera pure, et plus Dieu lui révèlera de choses et lui découvrira ses secrets, parce qu'alors il le considèrera comme son ami et comme il considère ceux dont notre Sauveur dit dans l'Evangile (Jean 15) : « Je ne vous nomme plus mes serviteurs, mais mes amis. » Et ainsi il lui accordera comme à un ami qui lui est très cher l'effet de toutes ses demandes. Les Anges et tous les bienheureux esprits qui sont dans le Ciel le chériront aussi comme étant l'ami de leur Dieu et de leur maître : ils satisferont à tous ses désirs ; et on pourra dire de lui véritablement que (Rom.8) : « ni la mort, ni la vie, ni les Anges, ni les Principautés, ni les Puissances, ni aucune autre créature ne seront capables de le séparer de l'amour de Dieu qui réside en Jésus-Christ. »
Ainsi, mes très chers enfants, puisque vous désirez de plaire à Dieu, et de vous faire aimer de lui, et travaillez de tout votre pouvoir à vous éloigner de toutes sortes de vanités, de tous les vices de l'esprit, et de toutes les délices du corps. Sur quoi ne vous imaginez pas qu'il n'y ait d'autres délices corporelles que celles dont on jouit dans le siècle, puisque ceux qui font profession de vivre dans la retraite et dans l'abstinence doivent aussi mettre en ce rang tout ce dont ils useraient avec sensualité, quelque vil qu'il soit, et quoi que les plus austères aient accoutumé d'en user. Car l'eau même et le pain peuvent passer en celui qui vit dans l'abstinence pour des délices condamnables, s'il en use avec sensualité, c'est-à-dire pour satisfaire non pas à la nécessité de son corps, mais au dérèglement de son esprit.
Il faut donc nous accoutumer en toutes choses à purifier nos âmes ; ce qui a fait dire à notre Seigneur, pour nous apprendre à résister aux désirs de la volupté (Matth.7) : « Entrez par la poret étroite. Car la voie large et spacieuse mène à la mort, et celle qui est étrote et serrée mène àla vie. » Or notre âme marche dans la voie large lorsqu'elle satisfait à tous ses désirs ; et elle marche dans la voie étroite quand elle y résiste.
Il n'y a point aussi de doute qu'en demeurant à l'écart et en vivant dna sla solitude, on peut avec beaucoup plus de facilité acquérir ce détachement de toutes choses, puisqu'il arrive quelquefois qu'à l'occasion des survenants, et de la multitude de ceux qui vont et viennent, on se relâche dans la pratique de l'abstinence, et qu'ensuite on s'accoutume peu à peu à l'usage des délices : ce qui a fait mêmequelquefois tomber les hommes les plus parfaits, et à fait dire à David (Ps.54) : « Je me suis éloigné en fuyant, et suis demeuré en solitude, pour y attendre le secours de celui qui me pouvait assister dans le découragement où j'étais, et me garantir de la tempête qui me menaçait. »
CHAPITRE IV.
Suite du discours du Saint,où il leur raconte l'histoire déplorable d'un Saint qui se perdit par la vanité.
Après que le Saint nous eut fait un grand et très utile discours sur le sujet de la vanité et de plusieurs autres péchés, il ajouta : « Je veux aussi vous rapporter ce qui est arrivé depuis peu à un de nos frères, afin que cet exemple vous serve pour vous conduire avec encore plus de circonspection et de retenue.
Il y avait parmi nous dans le désert proche d'ici un Solitaire qui n'avait pour tout logement qu'une caverne ; On ne saurait voir un homme plus austère qu'il était. Il ne vivait que du travail de ses mains. Il passait les jours et les nuits en oraison, et était éminent en toutes sortes de vertus. Mais tant d'excellentes qualités l'ayant enflé de vanité, il commença à se confier en ses propres forces, comme si elles avaient été la cause de son avancement dans une si sainte vie, et d'attribuer à soi-même ce qu'il ne devait attribuer qu'à Dieu seul.
Le Tentateur des hommes voyant quelle était sa présomption, ne perdit point de temps pour l'aborder, et pour lui tendre des pièges.Un jour, sur le soir, il prit la figure d'une fort belle femme, qui comme errante dans ce désert, et lassée d'un travail insupportable, s'approcha de la porte de sa caverne, et feignant de n'en pouvoir plus, entra dedans, et se jeta à ses genoux, en le conjurant d'avoir pitié d'elle, et lui disant ces paroles : « Malheureuse que je suis ! La nuit m'a surprise dans ce désert où j'étais venue pour me cacher. Permettez-moi donc, je vous supplie, de prendre un peu de repos dans un coin de votre cellule, afin que je ne devienne pas la proie des bêtes sauvages. » Ce Solitaire du commencement, touché de compassion, la reçut dans sa caverne, et puis lui demanda la cause qui la faisait errer ainsi dans ce désert. Elle lui en dit des raisons fausses, mais bien inventées, et répandit dans la suite de tout son discours le poison de ses attraits, et le venin de ses flatteries, disant tantôt qu'elle était misérable, et tantôt lui faisant voir qu'elle n'était pas indigne qu'il l'assistât. Ainsi elle toucha son esprit par la douceur siagréable de ses paroles, et gagna son affection par les charmes de celle qu'elle témoignait d'avoir pour lui. Des entretiens encore plus doux ayant succédé à ces premiers, des rires et des caresses s'y mêlèrent, et cette femmefut assez hardie pour porter ses mains à sa barbe et à son menton, sous prétexte d'une liberté respectueuse ; et enfin elle passa jusques à lui embrasser la tête et le cou avec quelque sorte de privauté.
Que dirai-je davantage, Elle triompha de ce soldat de Jésus-Christ, et le rendit son esclave. Car il commença à sentir un très grand trouble en lui-même, et à être agité des mouvements impétueux d'une passion déréglée, sans que le souvenir de tous ses travaux passés et de sa sainte manière de vivre fussent capables de le retenir. Il fit une malheureuse paix avec ce désir criminel qu'il ressentait en son cœur, et dans le secret de ses pensées, il contracta une maudite alliance avec une fausse volupté. Il perdit de telle sorte le jugement qu'il baissa les épaules pour recevoir le fardeau qui le devait accabler. (Ps.31). « Il devint semblables à des chevaux et à des mulets, qui n'ont ni esprit ni jugement » ; et lorsqu'il se voulut porter à des embrassements impudiques, ce démon revêtu de la figure d'une femme, dont le corps fantastique n'était composé que d'air, s'évanouit entre ses mains, en jetant des hurlements épouvantables. Et comme ce malheureux Solitaire le poursuivait d'une manière honteuse, il le laissa plein de confusion, et ajouta à cette confusion une raillerie sanglante et cruelle. Une grande multitude de démons s'assembla pour assister à ce spectacle, et en jetant de grands cris, et en éclatant de rire, ils faisaient ces reproches à ce misérable : « O toi qui t'élevais jusques au Ciel! Comment est-il arrivé que tu sois tombé jusques dans l'Enfer ? Apprends donc que « celui qui s'élève se trouvera humilié. » (Luc.1.4).
Ce malheureux ayant comme perdu le sens, et ne pouvant souffrir la honte où l'avait réduit une si grande tromperie, il se fit encore beaucoup plus de mal à lui-même qu'il n'en avait reçu des démons. Car au lieu de réparer la perte qu'il avait faite, au lieu de rentrer dans le combat avec plus de courage qu'auparavant, au lieu de satisfaire à Dieu, et d'effacer par ses larmes, et par des actions d'humilité, la faute qu'il avait commise par son orgueil, non seulement il n'en usa pas ainsi, mais il se porta dans le désespoir : il s'abandonna (comme dit l'Apôtre) à toutes sortes d'impuretés et de crimes ; il se rendit la proie du démon ; il retourna dans le siècle, et évita la rencontre de toutes les personnes saintes ; de crainte que quelqu'un par ses salutaires avertissements ne le retirât du précipice dans lequel il s'était jeté, au lieu que s'il eût voulu rentrer dans sa première vie, et dans les exercices de la pénitence, il eût recouvré sans doute, et la Grâce, et le mérite qu'il avait auparavant.
CHAPITRE V.
Suite du discours du Saint où il leur parle de la conversion admirable d'un très grand pécheur.
Je veux vous raconter aussi ce qui arrive à un autre Solitaire, qui fut tenté comme ce premier ; mais qui ne se laissa pas comme lui malheureusement emporter à la tentation.
Dans la ville la plus proche du désert il y avait un homme, qui se plongeant dans toutes sortes de crimes menait une vie si infâme qu'on n'en connaissait point qui l'égalât en méchanceté. La miséricorde de Dieu l'ayant touché du désir de faire pénitence, il se convertit et s'enferma dans un sépulcre, où il effaçait avec des ruisseaux de larmes les taches de tant de péchés, et demeurait jour et nuit le visage contre terre, sans oser seulement lever les yeux vers le Ciel, ni nommer le nom de Dieu, ni proférer une seule parole ; mais il ne faisait autre chose que pleurer et soupirer ; et comme s'il eût été enterré tout vivant, il poussait de cet espèce d'Enfer où il s'était enseveli des gémissements et des sanglots.
Ayant passé toute une semaine en cette manière, les démons vinrent la nuit dans ce sépulcre, et commencèrent à lui crier : « Que prétends-tu faire, ô le plus méchant et le plus abominable de tous les hommes ? Après que tu t'es plongé dans toutes sortes d'ordures et d'impuretés, prétends-tu maintenant d'être religieux et chaste ? Et après que tu as vieilli dans les crimes, et que tu n'as plus la force de les commettre, veux-tu passer pour Chrétien, pour chaste, et pour pénitent, comme si après s'être saoulé de tous les péchés, tu pouvais espérer une autre place que celle qui t'est due parmi nous, Tu nous appartiens, et tu ne saurais plus nous échapper. Retourne donc avec nous ; et au lieu de perdre le temps qui te reste à vivre, emploie-le à jouir de toutes sortes de délices.Nous t'en préparons en abondance:nous te préparons des courtisanes parfaitement belles, et tous ces autres plaisirs qui te pourront faire goûter les plus grandes voluptés que l'on saurait éprouver dans la fleur de la jeunesse. Pourquoi t'accables-tu toi-même par des tourments vains et inutiles ? Pourquoi te livres-tu toi-même avant le temps à des supplices si cruels ? Et que pourrais-tu souffrir davantage dans l'Enfer, que ce que tu fais maintenant souffrir à toi-même ? Si la douleur t'est si agréable, aie un peu de patience, et tu n'en manqueras pas ; mais jouis cependant de nos faveurs que tu as toujours trouvées si douces et si agréables. »
Ces malheureux esprits lui faisant plusieurs semblables reproches, il demeurait immobile sans les écouter et sans leur répondre la moindre parole. Sur quoi après qu'ils lui eurent dit diverses fois les mêmes choses et encore de pires, ils entrèrent dans une telle fureur de voir qu'il ne s'en émouvait point, et méprisait ainsi tous leurs discours, qu'ils résolurent de le tuer, et le battirent si cruellement qu'ils le laissèrent pour mort ; mais tant d'horribles tourments ne furent pas seulement capables de le faire sortir du lieu où il s'était prosterné pour prier Dieu.
Le lendemain quelques-uns de ses amis que leur seule affection avait portés à l'aller voir, le trouvèrent dans d'incroyables douleurs, dont lui ayant demandé la cause, et l'ayant apprise, ils le prièrent de leur permettre de le reporter chez lui, afin de le faire traiter ; mais il ne s'y pût jamais résoudre, et demeura toujours au même lieu. La nuit suivante les démons le traitèrent encore plus cruellement ; mais cela ne fut pas non plus capable de le faire partir de là, disant qu'il aimait beaucoup mieux mourir, que d'obéir aux démons, comme il avait fait autrefois. La troisième nuit d'après, une grande multitude de ces malheureux esprits se jetèrent encore sur lui, et avec une rage nonpareille l'accablèrent de douleurs et de tourments.
Son corps succombant sous tant de peines, son esprit, par une constance invincible, résistait toujours néanmoins à la violence et à la tyrannie des démons. Ce qui les contraignit de crier à haute voix : « Tu nous as vaincus ! Tu nous as vaincus ! » Et aussitôt comme étant chassés par quelque puissance céleste, ils s'enfuirent sans avoir jamais depuis osé tendre des pièges à ce serviteur de Dieu, ni lui faire sentir les effets de leur impiété et de leur malice. Et il fit un tel progrès dans la vertu, il para son âme de tant d'oeuvres excellentes, et fut rempli d'une grâce du Ciel si extraordinaire que toute cette contrée le regardait comme un Ange, disant quasi tous d'une voix (Ps.67) : « Un changement si extraordinaire ne peut avoir été fait que par la main du Très-Haut. »
Combien y en a-t-il eu qui, s'étant déjà portés dans le désespoir, ont recouvré par son exemple l'espérance de leur Salut, et sont rentrés dans la confiance de se convertir qu'ils avaient perdue ? Combien y en a-t-il eu, qui par l'admiration de cette grâce si merveilleuse qu'il avait reçue de Dieu, se sont retirés de l'abîme de leurs péchés, et par un heureux changement se sont formés à la vertu, d'autant qu'après une conversion si extraordinaire, rien n'a plus passé pour impossible ? Car il ne s'était pas seulement corrigé de tous ses vices, et ne s'était pas seulement avancé dans toutes sortes de vertus, mais on voyait aussi resplendir en son âme une très grande Grâce de Dieu, dont il ne faut point de meilleure preuve ni de la grandeur de ses mérites, que les prodiges et les miracles qu'il a faits. Ainsi vous voyez que l'humilité et la conversion des mœurs produisent toutes sortes de biens, comme au contraire la vanité et le désespoir causent la ruine et mort des âmes.
CHAPITRE VI.
Suite du discours du Saint, où il leur raconte l'histoire d'un Solitaire, qui après une vie admirable s'étant laissé emporter de vanité, fut sur le point de se perdre, et se releva de cette chute, par une très grande pénitence.
Or pour éviter le péril de ces dangereuses chutes, pour attirer la Grâce de notre Seigneur, et pour acquérir une plus particulière connaissance de sa divinité, il est si extrêmement utile de demeurer dans la solitude, et dans le plus profond du désert : ce que j'estime que les exemples et les effets que je vous en vais rapporter, vous feront beaucoup mieux comprendre que mes paroles.
Un Anachorète qui demeurait dans le lieu le plus reculé de tout ce désert, y ayant passé plusieurs années dans une vie très austère, et commençant à vieillir, son âme se trouva parée des plus excellentes vertus, et élevée au comble des plus hautes perfections que peut acquérir un Solitaire. S'employant donc ainsi tout entier au service de Dieu par les oraisons qu'il lui adressait, et les hymnes qu'il chantait à sa louange, ce bon maître après avoir considéré que quoiqu'il fût encore revêtu d'un corps mortel, il ne paraissait rien dans sa vie que de spirituel et d'angélique, il prépara des récompenses à cet ancien et vaillant soldat, estimant qu'il était juste de nourrir d'une nourriture céleste dans le désert celui qui était continuellement en faction et en sentinelle pour le service d'un Roi céleste.
Dieu voulant donc dès ce monde récompenser la fidélité de ce Solitaire, il le déchargea du soin de ce qui regardait sa nourriture, et y pourvut par sa Providence. Ainsi lorsqu'il était pressé de la faim, il trouvait sur sa table en entrant dans sa grotte un pain d'une bonté admirable, et d'une blancheur nonpareille, dont après avoir mangé et rendu grâces à notre Seigneur, il recommençait à chanter des hymnes et à faire des prières. Dieu le favorisa aussi de révélations, et lui fit connaître plusieurs choses à venir.
Mais ces grands et heureux progrès lui donnant quelque sentiment de vanité, comme s'ils eussent été dus à ses mérites, et attribuant à sa bonne vie la cause des bienfaits qu'il ne tenait que de la pure libéralité de Dieu, il commença aussitôt d'entrer dans un relâchement d'esprit, si petit néanmoins qu'il ne s'en pouvait presque apercevoir, et passa ensuite dans une plus grande négligence, qui le rendit moins prompt à chanter des hymnes et plus paresseux à prier. Il ne récitait plus non plus les psaumes avec la même attention qu'il avait accoutumé ; mais après avoir pratiqué quelque chose de ses exercices ordinaires, son esprit comme lassé d'un trop grand travail, se hâtait d'aller chercher du repos, parce qu'ayant changé ses bons sentiments en de mauvais, il était tombé d'un état très élevé dans un très bas, et que ses pensées l'entraînaient dans le précipice, quelques-unes de déshonnêtes s'étant déjà glissées dans les replis les plus cachés de son cœur.
Mais tout de même que le courant d'une rivière qui avait été fécondé par l'effort des rames, ne laisse pas d'emporter le bateau encore que l'on cesse de ramer, ainsi cet homme était porté par son ancienne habitude à ses exercices ordinaires : ce qui le faisait paraître tel qu'auparavant. Etant donc après les Vêpres, au sortir de la prière, allé chercher à manger comme de coutume, il entra dans le lieu où ce secours de Dieu ne lui manquait point, et trouva comme auparavant un pain sur la table, dont ayant mangé, il ne pensa nullement à purifier son âme. Il ne s'aperçut point du malheur d'un changement si funeste, et ne comprit point qu'en méprisant les petites choses, il tomberait peu à peu dans les plus grandes.
Il se sentit ensuite piqué jusques dans le fond du cœur des aiguillons de la volupté, embrasé des flammes impudiques d'un amour infâme, et emporté du désir de retourner dans le siècle. Il se fit néanmoins violence durant tout ce jour, chanta des hymnes, et fit ses prières à l'ordinaire ; et lorsqu'il fut entré dans sa grotte pour manger, il trouva bien un pain sur la table, mais non pas si blanc que de coutume ; ce qui l'ayant rempli d'étonnement, il devint triste, parce qu'il comprit assez que ce prodige le regardait, et ne laissa pas néanmoins de manger. Trois jours après, il se trouva pressé de ces malheureux sentiments avec une violence encore incomparablement plus grande. Car son imagination fut si forte qu'il se persuada de voir véritablement une femme, et de s'être abandonné dans le dernier dérèglement ; Il ne laissa pas néanmoins le lendemain de chanter des psaumes, et de prier ainsi qu'il avait accoutumé, mais avec les yeux égarés, et un esprit plein de trouble et d'inquiétude. Lorsqu'après les Vêpres il fut entré dans sa grotte pour y chercher à manger, il trouva un pain sur la table ; mais très sale, très sec, et comme rongé de tous côtés par des souris et par des chiens. Alors il commença à soupirer et à répandre des larmes, qui ne procédaient pas de telle sorte du cœur, ni en telle abondance, qu'elles pussent éteindre les flammes d'un si grand embrasement. Il mangea néanmoins de ce pain, mais non pas tant qu'il eût désiré, et n'y trouva pas le même goût ; et ses pensées comme une multitude de barbares l'assiégeant de tous côtés, et faisant pleuvoir sur lui comme une grêle de flèches, entreprirent de le mener tout lié et garrotté dans le siècle.
Il se leva donc et se mit la nuit en chemin à travers le désert, pour s'en aller à la ville, qui se trouva être encore fort éloignée de lui, lorsque le jour vint à paraître. Se sentant brûlé de l'excessive chaleur, et accablé de lassitude dans ce désert, après s'être tourné de tous côtés, il commença à regarder s'il n'y avait point proche de là quelque Monastère, et ayant aperçu une cellule où des Solitaires demeuraient, il s'y en alla pour s'y reposer. Aussitôt que ces serviteurs de Dieu l'aperçurent, ils coururent au-devant de lui, et le reçurent comme ils auraient reçu un Ange : ils lui lavèrent les pieds ; ils le prièrent de venir à l'oraison ; ils lui préparèrent à manger, et s'acquittèrent ainsi de tous les devoirs de la charité, selon le précepte de notre Seigneur. Après qu'il eut mangé, et se fut un peu reposé, ils lui demandèrent selon la coutume, ainsi qu'à un père très savant et très intelligent dans les choses spirituelles, qu'il lui plût de leur faire quelque discours de piété, et de leur donner des instructions qui pussent servir à leur Salut, comme aussi de leur enseigner les moyens de se garantir des embûches du démon, et de chasser les sales pensées qu'il jette quelquefois dans les esprits. Se trouvant ainsi obligé de donner des instructions à ces Solitaires, de leur enseigner le chemin pour arriver au Salut, et de leur parler des pièges que les démons tendent aux serviteurs de Dieu pour les faire tomber, et pour les perdre, il les en instruisit pleinement, et se trouva lui-même si touché des sentiments d'un véritable repentir, qu'étant revenu à soi, il dit dans son cœur : « Comment se peut-il faire que j'enseigne à autrui les moyens de se garantir des tromperies du démon, et que je me laisse tromper moi-même ? Et comment me mêlai-je de corriger les autres, en ne me corrigeant pas le premier ? Va, misérable, commence par pratiquer ce que tu enseignes.
Usant de ces paroles contre lui-même, et reconnaissant qu'il s'était malheureusement laissé vaincre, il dit adieu à ces Solitaires, prit sa course vers le désert, et retourna dans sa grotte, où se prosternant devant Dieu en oraison, il proféra ces paroles (Ps.93) : « Si le Seigneur n'était venu à mon secours, mon âme était sur le point d'être précipitée dans l' Enfer ». « Il ne s'en est quasi rien fallu que je ne sois tombé en toutes sortes de péchés ; mais j'ai vu accomplir sur mon sujet ce que nous lisons dans l'Ecriture » (Prov.18) : « Le frère qui assiste son frère sera élevé comme une forte et puissante ville. Le frère qui assiste son frère sera comme une ville bien remparée, et ses résolutions seront aussi fermes que les gonds des portes des villes. »
Ce Solitaire voyant ensuite qu'il avait perdu par sa faute la faveur de cette nourriture céleste, dont Dieu le favorisait auparavant, il passa tout le reste de sa vie dans la douleur et dans les larmes, et recommença à manger son pain avec travail, et à la sueur de son visage. Il s'enferma dans cette grotte, et y demeura dans la cendre et dans le cilice, en pleurant, en soupirant, et en priant, jusqu'à ce qu'un Ange lui vînt dire : « Le Seigneur a reçu votre pénitence, et vous sera encore favorable ; mais prenez garde à ne plus vous laisser tromper par la vanité ; et lorsque les frères que vous avez instruits viendront vous remercier, et vous donner des bénédictions, ne refusez pas de les recevoir ; mais mangez avec eux, et rendez avec eux des actions de grâces à Dieu. »
CHAPITRE VII.
Conclusion du discours du Saint ; et sa mort.
Je vous ai dit toutes ces choses, mes chers enfants, afin de vous faire connaître qu'il n'y a rien qui nous puisse mettre en si grande assurance que l'humilité, ni rien qui nous puisse faire tomber si dangereusement que l'orgueil : ce qui fait que notre Sauveur voulant nous apprendre quelles sont les véritables béatitudes, a commencé par l'humilité, en disant (Matth.5) : « Bienheureux sont les pauvres d'esprit : car ils possèderont le Royaume du Ciel. » Je vous ai aussi rapporté ces exemples pour vous obliger à vous mieux tenir sur vs gardes, de peur que les démons ne vous trompent par de vaines et mauvaises pensées. ET ce qui fait que les Solitaires, lorsque quelqu'un vient les voir, soit hommes ou femmes, jeunes ou vieux, amis ou étrangers, observent inviolablement de prier Dieu avant toutes choses, c'est afin de dissiper par l'invocation du nom du Seigneur les illusions des démons, s'ils nous en faisaient quelques-unes ; et s'il arrive qu'ils présentent à votre esprit des sujets, dont vous puissiez tirer quelque vanité ou quelque louange, gardez-vous bien de vous y laisser emporter ; mais au contraire, humiliez-vous d'autant plus en la présence de Dieu, et considérez-vous comme n'étant qu'un pur néant.
Ces esprits malheureux m'ont souvent tenté durant la nuit, sans me permettre, ni de prier, ni de prendre le moindre repos, tant ils me remplissaient l'esprit et l'imagination de divers fantômes ; et le matin, comme pour se moquer de moi, ils se prosternaient à mes pieds, et me disaient : « Pardonnez-nous, mon Père, la peine que nous vous avons donnée durant toute cette nuit. » Sur quoi je leur répondais (Ps.6) : « Eloignez-vous de moi, vous tous qui ne faites que de mal. » Et ne tentez pas davantage ceux qui sont à Dieu. »
Prenez donc plaisir, mes enfants, à demeurer dans le silence et dans l'hésychia. Travaillez à acquérir la connaissance de la piété ; et occupez-vous dans des pensées toutes saintes, afin de pouvoir par de fréquentes méditations élever vos esprits à Dieu, avec une conscience pure, et qu'ainsi vos oraisons ne soient point interrompues par d'autres objets. Car encore que ceux d'entre les personnes du monde qui s'emploient à de bonnes œuvres fassent fort bien, et qu'il y ait sujet de croire qu'ils agissent avec bonne intention, lorsqu'ils s'occupent en des actions saintes et pieuses, soit en pratiquant l'hospitalité, ou en rendant à leur prochain des services charitables, ou en exerçant la miséricorde, ou en visitant les affligés, ou en pratiquant des œuvres semblables dans lesquelles en faisant du bien aux autres, ils ne s'oublient pas eux-mêmes : Encore, dis-je, que ces personnes soient fort louables, puisque par ces moyens ils plaisent à Dieu, et qu'après avoir ainsi exécuté ses commandements, ils ne rougiront point devant sa face, néanmoins toutes ces choses se pratiquant par des voies terrestres, et n'ayant que des objets périssables, celui qui s'occupe aux exercices de l'esprit, et cultive dans soi-même des sentiments tout divins et tout célestes, est de beaucoup préférable à eux, puisqu'il prépare un lieu dans son âme, pour y recevoir le Saint Esprit, et qu'oubliant presque toutes les choses terrestres et passagères, il ne porte ses soins que vers celles qui sont célestes et éternelles ; puisqu'il se tient sans cesse en la présence de Dieu, et que laissant derrière soi tous les intérêts des choses présentes, son cœur n'est touché et enflammé que du seul amour de Dieu, aux louanges duquel il s'occupe de telle sorte qu'il ne se peut passer ni jour ni nuit de chanter des hymnes et des psaumes. »
Le Bienheureux Jean nous ayant durant trois jours entiers entretenus de ce que je viens de dire et d'autres choses semblables, il fortifia nos âmes par cette sainte nourriture, et les renouvela en quelque sorte ; et lorsqu'après avoir reçu sa bénédiction, nous voulûmes prendre congé de lui, il nous dit : « Allez en paix, mes enfants, et sachez qu'aujourd'hui sont arrivées à Alexandrie les nouvelles de la victoire que le religieux prince Théodose a remportée sur le tyran Eugène ; mais cet excellent Empereur mourra bientôt d'une mort naturelle » : ce qu'après l'avoir quitté, nous sûmes être arrivé ainsi que le Saint l'avait prédit ; et à peu de jours de là quelques frères qui nous vinrent joindre, nous apprirent que ce grand serviteur de Dieu s'était reposé en paix, et que sa mort était arrivée en cette sorte : Il passa trois jours de suite sans se laisser voir à personne, et étant à genoux et en oraison, il rendit l'esprit, et s'en alla ainsi jouir de la présence de Dieu, auquel gloire soit rendue en tous les siècles des siècles. Amen.
Pallade Evêque d'Hélénople ayant vu presque tous les mêmes Solitaires que Rufin, et ayant écrit d'eux les mêmes choses, je n'ai pas estimé les devoir traduire, puisque ce ne serait que les répéter innutilement ; et ainsi je me contenterai d'ajouter à cette vie de Saint Jean d'Egypte ce qui se passa de particulier entre lui et Pallade, lorsqu'il alla le visiter ; Et quand je traduirai les vies écrites par Pallade, je mettrai seulement celles dont Rufin n'a point parlé.
Ce que Pallade Evêque d'Héllénople écrit du même Saint Jean d'Egypte, et qui n'est point dans Rufin.
Nous étions sept Solitaires étrangers dans la solitude de Nitrie, entre lesquels étaient les bienheureux Evagre, Albin et Ammon ; comme nous désirions de savoir au vrai quelle était l'éminence de la vertu de ce grand personnage Jean, le bienheureux Evagre nous dit : « J'aurais grande joie d'apprendre quel est ce saint homme, par quelqu'un qui fût capable de discerner son esprit, et sa manière d'oraison. Car si je puis être assez particulièrement informé de lui, je l'irai trouver, sinon je me dispenserai d'aller jusqu'à sa montagne. » Ayant entendu ces paroles je demeurai un jour en repos, et le lendemain sans en rien dire à personne, je fermai ma cellule, puis m'étant recommandé à Dieu, et la lui ayant laissée en garde, je partis pour aller en la Thébaïde. Après dix-huit journées de chemin que je fis partie àpied, et partie en bateau sur le Nil, qui était alors dans le temps de son accroissement, durant lequel plusieurs personnes tombent malades, ainsi qu'il m'arriva comme aux autres, j'arrivai enfin au lieu où demeurait ce saint personnage. Je trouvai sa cellule fermée, et sus que le logement qui était sur le derrière, et qui pouvait tenir environ cent personnes, avait été bâti par les Solitaires qui étaient à l'entour de lui, lesquels l'enfermaient à clef, et ne l'ouvraient que le samedi et le dimanche. Ayant appris la raison qui les obligeait à en user de la sorte, je demeurai dans le silence jusqu'au samedi ; et alors étant entré sur les huit heures, je les trouvai tous assemblés, et vis le Saint à sa fenêtre, au travers de laquelle il consolait ceux qui s'en approchaient. Après m'avoir salué, il me dit par un interprète : « De quel pays êtes-vous, mon fils, et quel sujet vous amène ? Car si je ne me trompe vous êtes du Monastère d'Evagre. » Je lui répondis que j'étais un étranger originaire de Galatie, et lui avouai que je vivais sous la discipline d'Evagre.
Comme nous parlions de la sorte, le gouverneur de cette province nommé Alipe étant entré, et s'étant approché de lui en grande hâte, il cessa de me parler, et m'étant un peu reculé, je leur donnai lieu de s'entretenir. Leur conversation ayant duré fort longtemps, cela me fâcha, et me porta à murmurer contre ce vénérable vieillard, de ce qu'il m'avait méprisé pour rendre honneur à un autre, et j'avais dessein de le quitter et de m'en aller. Sur quoi le Saint appelant son interprète nommé Théodore lui dit : « Allez dire à ce frère qu'il n'entre point en impatience, et que je m'en vais tout à cette heure renvoyer le gouverneur et puis lui parler. » Le gouverneur étant sorti, il m'appela et me dit : « Pourquoi êtres-vous fâché contre moi, et quel sujet avez-vous eu de vous offenser, et de m'accuser en vous-mêmes de choses dont je ne suis nullement coupable, et qui sont indignes de vous ? Ne savez-vous pas qu'il est écrit (Matth.9) que « ce ne sont pas les bien portants, mais les malades qui ont besoin de médecin. » Je vous puis parler quand je veux, et vous à moi ; et si je manque à vous consoler, il y a d'autres pères et d'autres frères qui le peuvent faire ; amis celui qui vient de partir d'ici, étant engagé sous la puissance du démon dans les affaires temporelles où il s'occupe, et étant venu à moi pour recevoir quelques avis salutaires dans ce peu de temps qu'il a eu pour respirer, ainsi qu'un esclave qui fuit la domination d'un maître fâcheux et insupportable, quelle apparence y avait-il que je le quittasse pour vous parler, qui vous occupez continuellement à ce qui regarde votre Salut. »
Ayant ensuite supplié le Saint de prier pour moi, il me fut aisé de juger par sa réponse que c'était un homme très éclairé. Car après m'avoir donné un petit soufflet, avec une gaieté douce et agréable,il me dit : « Vous n'êtes pas exempt de beaucoup de peines ; et vous avez soutenu de grands combats dans la pensée de quitter votre solitude ; mais la crainte d'offenser Dieu vous a retenu. Le démon vous agite et vous tourmente, et ne manque pas d'alléguer sur cela des raisons apparentes et des prétextes de piété. Car il vous représente le regret que votre père a de votre absence, et que votre retour servirait à porter votre frère et votre sœur à entrer en religion. Mais je vous annonce une bonne nouvelle en vous assurant que l'un et l'autre sont en sûreté, puisqu'ils ont renoncé au monde ; et que votre père vivra encore sept ans. Demeurez donc avec un cœur ferme et confiant dans la solitude, et ne pensez plus à retourner pour l'amour d'eux en votre pays, puisqu'il est écrit (Luc.9) : « Celui qui après avoir mis la main à la charrue tourne la tête en arrière n'est pas propre au Royaume de Dieu. »
Ce discours m'ayant consolé et fortifié, je rendis grâces à Dieu, de ce que ces prétextes dont je me sentais pressé, étaient cessés. Le Saint me dit aussi ensuite avec la même gaieté : « Désirez-vous d'être Evêque ? » « Nullement, » lui répondis-je. Parce que le mot d'Evêque ne signifiant qu'un intendant et un surveillant, je le suis déjà. » « En quel lieu ? » me répartit-il. « En la cuisine », lui répliquai-je, « en la dépense, en la cave, et à la table. Je veille avec soin sur toutes choses ; je mets à part le vin qui s'aigrit ; je fais boire celui qui est bon, et je fais la même chose en ce qui est de la marmite, où je mets du sel et d'autres assaisonnements, lorsqu'il y en manque, et puis j'en mange. Voilà quel est mon Episcopat, et l'intendance que ma délicatesse m'a fait choisir». « Cessez de railler ainsi, » me dit le Saint en souriant. « Car il vous arrivera que vous serez un jour Evêque, et que vous souffrirez beaucoup de travaux et d'affliction. Que si vous désirez donc de les éviter, ne sortez point de la solitude, puisque tandis que vous y demeurerez, personne ne vous peut ordonner Evêque. »
Ces paroles s'étant effacées quelque temps après de ma mémoire, et me trouvant au bout de trois ans travaillé d'un mal de rate et d'estomac, qui donna sujet d'appréhender que je ne devinsse hydropique, les Solitaires avec qui j'étais m'envoyèrent à Alexandrie, d'où par l'avis des médecins je passai en la Palestine, dont l'air plus pur et plus subtil avait davantage de rapport avec mon tempérament. De la Palestine je vins en Bithynie, où soit par des mouvements humains, ou par l'ordre de la divine Providence, je ne sais lequel c'est des deux, Dieu le sait, je fus jugé digne d'être appelé à la dignité d'Evêque, si élevée au-dessus de mes forces, selon que le Saint me l'avait prédit ; et ayant passé depuis onze mois entiers dans une cellule fort obscure, il me souvint de ses paroles qui avaient été suivies de l'effet.
Il me dit aussi, à dessein sans doute de me porter à souffrir patiemment la solitude : « Il y a quarante ans que je suis dans cette cellule ; et durant ce temps je n'ai vu une seule femme, je n'ai vu une seule pièce de monnaie, je n'ai vu manger personne, et personne ne m'a vu ni manger ni boire.
SAINT AMMON ABBE.
Nous vîmes aussi dans la Thébaïde un Saint Père nommé Ammon, qui était Supérieur d'environ trois mille Solitaires, que l'on nommede Tabenne. Leur vie est très austère:Ils portent des robes de lin, des manteaux de poil de chèvre, et des capuchons dont ils se servent principalement lorsqu'ils sont à table, afin de se couvrir le visage, pour ne point voir ceux qui mangent moins que les autres. Ils observent aussi un si extrême silence durant leur repas qu'on croirait qu'il n'y auarit personne ; et au milieu de tout ce grand nombre, leur manière de vivre ne diffère en rien de celle qui se passe dans la solitude ; les austérités de chacun étant si cachées qu'on ne les saurait remarquer. Ainsi lorsqu'ils sont à table, ils touchent plutôt aux mets qu'ils n'en goûtent ; et quoiqu'ils ne manquent point de se trouver au réfectoire, on jugerait que ce n'est pas pour rassasier leur faim qu'ils y vont : en quoi leur abstinence est d'autant plus grande qu'il y a sans doute beaucoup plus de vertu à se priver des choses que nous avons devant nos yeux, et qu'il est en notre pouvoir de manger.
SAINT BENE SOLITAIRE.
Nous vîmes un autre saint vieillard nommé Bene, qui était le plus doux de tous les hommes ; et les Solitaires qui étaient avec lui assuraient qu'il n'était jamais sorti de sa bouche ni aucun serment, ni aucun mensonge ; que personne ne l'avait jamais vu en colère, ni dire une seule parole inutile ; maisn qu'il passait sa vie dans un très profond silence, et que toutes ses actions étaient si tranquilles qu'il paraissait être plutôt un Ange qu'un homme. A quoi ils ajoutaient que son humilité était si extraordinaire qu'il se réputait comme un néant. Nous le suppliâmes instamment de nous faire quelque discours de piété ; mais à peine pûmes-nous obtenir de lui qu'il nous dit quelque chose sur le sujet de l'humilité et de la douceur.
Un très dangereux animal nommé hippopotame ravageant un jour tout le pays d'alentour, ce saint homme à la prière des habitants vint au lieu où il était, et lui dit aussitôt qu'il l'aperçut : « Je te commande au nom de Jésus-Christ de ne ravager plus cette terre : ce qui l'ayant mis en fuite, comme si un Ange l'eût chassé,il ne parut jamais depuis.On nous assura aussi qu'il avait une autre fois chassé de la même sorte un crocodile.
DES SOLITAIRES DE LA
ville d'Oxyrinque en la Thébaïde.
Nous allâmes en une ville de la Thébaïde nommée Oxyrinque, où nous vîmes de si grandes merveilles de piété qu'il est impossible de les raconter dignement;Toute l'enceinte de ses murailles est remplie de Solitaires, et elle en est toute environnée au-dehors ; S'il y avait eu autrefois des édifices publics, et des temples dédiés à de fausses divinités, ils étaient alors changés en des habitations de Solitaires. Ainsi on voyait par toute la ville plus de Monastères que de maisons ; et comme elle est extraordinairement grande et fort peuplée, elle enferme douze églises, dans lesquelles le peuple s'assemble ; et outre cela, il n'y a point de Monastère qui n'ait sa Chapelle.Il n'ya pas même une seule porte, une seule tour, ni un seul recoin, qui ne soit habité par des Solitaires, qui chantent jour et nuit de tous côtés des cantiques à la louange de Dieu, rendant toute cette ville comme une Eglise consacrée à sa divine Majesté;Il ne s'y voit un seul hérétique, ni un seul païen ; mais ses habitants sont tous Chrétiens et tous Orthodoxes, en sorte que l'Evêque peut aussi bien prêcher dans les places publiques que dans les églises. Les magistrats même, les principaux de la ville, et les autres habitants, mettent avec soin des gens à toutes les portes, pour prendre garde s'il ne viendra point quelque étranger, ou quelque pauvre ; et soudain qu'il en paraît, ils contestent à qui les mènera chez soi, pour leur donner tout ce qui leur peut être nécessaire.
Mais comment pourrais-je raconter de quelle sorte ils se conduisirent envers nous, et les honneurs qu'ils nous firent, lorsque nous voyant passer par leur ville, ils coururent pour nous recevoir comme si nous eussions été des Anges ? Que dirai-je de ces Solitaires et de ces Vierges, dont il y a un nombre si incroyable dans cette ville que son saint Evêque nous assura, lorsque nous le lui demandâmes, qu'iln'était pas moindre que de vingt mille Vierges et de dix mille Solitaires ? Certes il n'y a point de paroles qui soient capables de représenter l'affection qu'ils nous témoignèrent ; et je ne saurais, sans rougir de honte, vous dire les honneurs qu'ils nous rendirent, et comme quoi ils déchiraient nos manteaux, chacun nous tirant de son côté, pour nous emmener chez lui.
Nous vîmes plusieurs de ces Saints Pères qui étaient favorisés de diverses grâces de Dieu, les uns dans l'administration de sa parole, les autres dans les exercices de la pénitence, et les autres dans le don de faire des prodiges et des miracles.
SAINT THEON
ANACHORETE.
Nous vîmes aussi assez proche de cette ville du côté qui va au désert, un saint homme nommé Théon reclus dans une cellule, où on assurait qu'il avit demeuré trente ans entiers dans un continuel silence ; et il faisait tant de miracles qu'il passait en ce pays pour un Prophète. Il n'y avait point de jour que grand nombre de malades n'allassent vers lui ; et sortant la main de sa fenêtre et la mettant sur la tête de chacun d'eux, il leur donnait sa bénédiction, et les guérissait de toutes leurs maladies. On voyait reluire tant de douceur et de gaieté dans ses yeux, une telle majesté éclatait sur son visage, et il était comblé de tant de grâces qu'il paraissait comme un Ange entre les hommes.
Quelque temps auparavant, des voleurs étant venus la nuit vers lui, sur ce qu'ils croyaient qu'il avait de l'argent, il les arrêta comme liés de telle sorte par la prière qu'il fit à Dieu, qu'ils demeurèrent attachés auprès de sa porte, sans pouvoir du tout se remuer. Plusieurs d'entre les peuples voisins étant venus le matin vers le Saint, ainsi qu'ils avaient accoutumé, ils les trouvèrent en cet état et résolurent de les brûler. Sur quoi la nécessité l'y contraignant, ce grand serviteur de Dieu leur dit seulement ces paroles : « Permettez-leur de s'en aller sans leur faire mal, puisqu'autrement notre Seigneur retirerait de moi la Grâce qu'il m'a accordée de guérir les maladies. » Ce peuple n'osant le contredire, les laissa aller ; et ces voleurs considérant ce qui leur était arrivé, renoncèrent à leur méchanceté, et touchés du désir de faire pénitence de leurs crimes, se retirèrent dans les Monastères voisins, où ils embrassèrent les règles et les exercices d'une sainte vie.
Ce même Saint savait non seulement les langues grecque et égyptienne, mais la latine, comme nous l'apprîmes de ceux qui étaient auprès de lui-même, qui pour nous réjouir et nous délasser du travail d'un si long chemin, voulut bien nous faire voir, en écrivant sur des tablettes, quelle était sa connaissance de ces langues qu'il avait acquise par la grâce. Il ne mangeait jamais rien de cuit. Et on nous dit que lorsqu'il marchait la nuit dans le désert, il se faisait accompagner par plusieurs bêtes sauvages, qu'il récompensait de leur travail et du service qu'elles lui rendaient, en leur donnant à boire de l'eau de son puits, dont il ne faut point de meilleure preuve que ce que l'on voyait près de sa cellule la piste de quantité de buffles, de chèvres et d'ânes sauvages.
SAINT APOLLON ABBE
CHAPITRE PREMIER.
Sommaire de la vie du Saint. Ses admirables vertus ; Ses miracles. Et ses extrêmes austérités.
Nous vîmes un autre saint personnage nommé Apollon, qui demeurait dans la Thébaïde, auprès de la ville d'Hermopole, où l'on tient par tradition que notre Seigneur vint de Judée, avec la bienheureuse Vierge et Saint Joseph, suivant cette prophétie d'Isaïe (Isaï.19) : « Voici le Seigneur assis sur une claire nuée : il viendra en Egypte ; et les idoles des Egyptiens seront ébranlées et tomberont par terre en sa présence. » Nous y vîmes aussi le même temple où, selon ce qu'ils nous racontèrent, notre Seigneur étant entré, toutes les statues des faux dieux tombèrent par terre, et se brisèrent en pièces.
Nous vîmes donc ce saint homme, qui dans ledésert proche de là avait au pied d'une montagne quelques Monastères sous sa conduite ; Car il était Supérieur d'environ cinq cents Solitaires, et en très grande réputation dans toutes les contrées de la Thébaïde, parce qu'il était admirable dans ses actions, et que Dieu opérait par lui quantité de miracles et de prodiges. Il avait dès son enfance été nourri dans la vertu ; et depuis ce temps jusques à ce qu'il fût arrivé à un âge parfait, la Grâce de Dieu avait toujours crû dans son âme. Il avait près de quatre-vingts ans lorsque nous le vîmes, et qu'il conduisait ainsi ces Monastères avec une prudence admirable ; et ceux qui ne passaient que pour ses disciples étaient si parfaits et si excellents qu'il n'y en avait quasi point entre eux qui ne pût faire des miracles.
Ils nous racontèrent qu'à l'âge de quinze ans il se retira dans le désert, où ayant passé quarante ans dans des exercices spirituels, il entendit une voix qui lui dit : « Apollon,jeme servirai de toi pour confondre la sagesse des sages d'Egypte, et pour détruire la prudence des prudents du siècle. Tu terrasseras pour ma gloire ceux qui passent entre eux pour les sages de Babylone, et tu anéantiras entièrement les sacrifices des démons ; Va donc dans les lieux habités, afin de m'acquérir un peuple parfait, solide dans la vertu, et enflammé d'ardeur pour toutesles bonnes œuvres. » Apollon répondit : « Délivrez-moi, Seigneur, de la vaine gloire, de crainte que m'élevant par vanité au-dessus des autres, je ne sois privé de toutes les grâces que vous m'aurez faites. » Cette divine voix lui répartit : « Porte ta main derrière ta tête : prends ce que tu y trouveras, et l'ensevelis dans le sable. » Ayant aussitôt porté sa main aulieu qui lui était ordonné, il prit comme un petit Ethiopien qu'il ensevelit dna sle sable, et qui criait : « Je suis le démon de l'orgueil. » Cette même voix du Cielajouta ansuite : « Va donc maintenant. Car tu ne demanderas rien à Dieu qu'il ne te l'accorde. » Ensuite de ces paroles, il s'en alla dans des lieux assez peuplés ; et ceci arriva du temps de Julien l'Apostat.
Il se logea dans une caverne proche du désert où il passait les jours et les nuits entières dans des prières continuelles : et on nous assura qu'ilne faisait pas moins chaque jour de cent oraisons à genoux, et autant durant chaque nuit. Lanourriture dont il usait était plus céleste que terrestre. Il n'avait pour habit qu'une robe faite d'étoupes, et un linge dont il se couvrait la tête et le cou ; et on assurait qu'ils ne s'étaient jamais usés. Il passait ainsi sa vie dans ce lieu proche du désert, ayant l'âme toute remplie des grâces du Saint Esprit ; et il faisait tant de miracles, et guérissait tant de maladies et si extraordinaires, qu'iln'y a point de paroles qui soient capables de les raconter, ainsi que nous l'assuraient les viellards qui étaient auprès de lui.
Son extrême réputation s'étant répandue de tous côtés, et chacun l'admirant et le considérant comme un Prophète ou comme un Apôtre, les solitaires de divers lieux des provinces voisines venaient vers lui, et lui offraient leurs âmes comme à leur bon père, et comme le plus grand présent qu'ils lui pouvaient faire. Il les recevait tous de toute l'étendue de son cœur,avec une charité nonpareille.Il exhortait les uns à bien agir, et les autres à bien concevoir la grandeur de leurs obligations, et commençait le premier à leur monter par son exemple ce qu'il leur enseignait par ses paroles. Il leur permettait durant la semaine de s'exercer chacun en particulier à telle abstinence qu'ils voudraient ; mais pour nr manquer pas à la charité, il les conviait tous les dimanches de venir manger avec lui, sans néanmoins qu'en ce qui le regardait, il diminuât rien de son austérité ordinaire, mangeant seulement quelques herbes et quelques légumes, et ne faisant jamais rien cuire, ni ne voyant jamais de feu.
CHAPITRE II.
Un Ange tire le Saint de prison.Instructions qu'il donnait à ses disciples.
Lors du règne de Julien, de qui j'ai déjà parlé, le Saint ayant su qu'un Solitaire avait été pris et mis en prison pour le mener à la guerre, il fut avec d'autres Solitaires pour le consoler et l'exhorter, non seulement à ne point perdre courage dans cette tencontre, mais à mépriser même et à se moquer des périls qui le menaçaient ; d'autant, lui disait-il, que c'est maintenant le temps de combattre et de connaître, et d'éprouver par la tentation la fermeté et la constance des fidèles. Comme il fortifiait par ces paroles et d'autres semblables le courage de ce jeune homme, son capitaine arriva, et se mettant en colère de ce que le Saint avait osé entrer en cette prison, il l'y enferma avec les Solitaires qui l'avaient accompagné, et résolut de les faire tous enrôler pourles mener aussi à la guerre ; et après avoir laissé quantité de gardes pour les empêcher de pouvoir sortir, il se retira. A minuit un Ange tout resplendissant de lumière ouvrit les portes de la prison : ce qui ayant épouvanté tous les gardes, ils se jetèrent aux pieds de ces Saints, et les prièrent de s'en aller, disant qu'ils aimaient mieux mourir pour l'amour d'eux que de résister à la puissance de Dieu, qui prenait un soin si visible de les protéger. Au point du jour leur capitaine suivi de quelques personnes considérables vint lui-même en grande hâte à la prison, pour en faire sortir tous ceux qu'il croyait y être encore enfermés, disant qu'un grand tremblement de terre avait fait tomber son logis, et accablé sous ses ruines quelques-uns de ses principaux serviteurs ; Les Saints voyant ses merveilles chantèrent des hymnes à la louange de Dieu, et étant retournés dans le désert, ils n'avaient tous ensemble qu'un cœur et qu'une âme, ainsi qu'il est dit des Apôtres. (Act.4).
Le Saint comme leur Supérieur à tous les exhortait à s'avancer de jour en jour dans la vertu, et à dissiper dès le commencement les embûches que le Diable nous dresse, pour jeter de mauvaises pensées dans nos esprits. « Car par ce moyen », disait-il, « vous briserez la tête de ce serpent, et rendrez tout le reste de son corps comme privé de force et de vie : et c'est pourquoi Dieu nous ordonne de prendre garde à ses artifices, afin de ne point donner d'entrée dans notre cœur aux mauvaises et sales pensées qu'il nous inspire, mais de les repousser à l'heure même;à combien plus forte raison donc ne devons-nous pas laisser répandre et pénétrer dans nos sens les images de ces mêmes pensées, qu'il veut que nous rejetions d'abord ? ». Il ajoutait que chacun devait s'efforcer de surpasser son compagnon en toutes sortes de vertus, sans souffrir qu'il eût avantage sur lui. « Et vous jugerez », disait-il, « des progrès que vous y aurez fait, s'ilne vous reste aucune affection pour les choses temporelles. Car c'est là la première des grâces de Dieu. Et s'il arrive que quelqu'un de vous reçoive de lui celle de faire des miracles, qu'il se garde bien pour cela de s'enfler de vanité, ni de s'imaginer d'avoir de l'avantage sur les autres, ou de s'élever au-dessus d'eux ; et qu'il cache même cette faveur que Dieu lui aura départie, puisqu'autrement il la perdrait et se tromperait lui-même ».
CHAPITRE III.
Des vertus admirables du Saint. Dieu se sert de lui pour appeler à la vie solitaire un très grand nombre de personnes. D'où vient que les Egyptiens ont été les plus idolâtres de tous les peuples.
Le Saint, ainsi que nous en avons nous-mêmes reconnu quelque chose par ses discours, avait donc une connaissance très relevée de la parole de Dieu;mais les grâces qu'il avait reçues de lui éclataient encore beaucoup davantage en ses actions ; Car il obtenait à l'heur même tout ce qu'il lui demandait, et était favorisé d'un grand nombre de révélations. Il vit un jour en songe son frère aîné, qui était mort dans le désert, et avec lequel il avait mené durant quelques années une vie parfaite, assis entre les Apôtres ; et il lui semblait qu'il l'avait laissé successeur de ses vertus et de ses grâces. Sur quoi l'ayant prié de faire que Dieu le retirât bientôt du monde pour le faire jouir avec lui d'un éternel repos dans le Ciel, notre Seigneur lui répondit qu'il devait encore demeurer un peu de temps sur la terre afin que plusieurs se portassent à l'imiter dans sa manière de vivre, et que des peuples entiers de Solitaires, et comme toute une armée de personnes saintes, gagnant le Ciel sous sa conduite, Dieu lui donnât une récompense digne de tant de mérites. Cette vision fut bientôt suivie des effets. Car des Solitaires attirés par sa réputation et par sa doctrine vinrent de tous côtés le trouver ; et son exemple fit une telle impression dans les esprits qu'un très grand nombre de personnes renoncèrent aussi au siècle, et firent avec lui dans cette montagne dont j'ai parlé, une assemblée admirable, vivant tous en commun, et à une même table, dans une union d'esprit merveilleuse.
Nous considérâmes cette sainte assemblée si éclatante en toutes sortes de vertus, comme une ramée véritablement céleste et toute angélique. Il n'y en avait un seul d'entre eux qui ne fût fort propre ; et la netteté de leurs habits avait du rapport avec la pureté de leurs âmes ; en sorte que l'on pouvait dire, selon le langage du Prophète (Isa.35), que « des déserts secs et arides étaient dans la joie, et remplis d'une grande multitude de créatures raisonnables », puisqu'encore que ces paroles ayant été dites pour l'Eglise, elles ont aussi par un rapport à la vérité de l'histoire, été accomplies dans les solitudes de l'Egypte ? Car dans quelles villes voit-on de si grandes multitudes d'hommes s'assembler pour gagner le Ciel ? Et y a-t-il beaucoup à dire que les uns n'aient autant d'habitants que les autres ont de citoyens ? N'ai-je donc pas raison de croire que l'on voit accomplir en eux cette parole de l'Apôtre (Rom.5) : « La Grâce surabonde où abondait le péché », puisqu'il n'y a point eu de nation en toute la terre plus idolâtre que l'Egypte, puisque leur abominable superstition a passé jusques à adorer des chiens, des singes, et d'autres divinités monstrueuses, et puisqu'ils mettaient au rang de leurs dieux de l'ail, des oignons, et d'autres légumes, ainsi que le Saint nous le raconta, et nous fit entendre l'origine de ces anciennes superstitions, en nous disant : « Les Egyptiens ont mis autrefois un bœuf au nombre de leurs dieux, à cause que s'en servant pour labourer la terre, il contribuait à leur nourriture. Ils ont adoré l'eau du Nil,parce qu'en se répandant sur leurs provinces, elle les rendait fertiles. Ils ont adoré leur propre terre, comme étant beaucoup plus abondante que toutes les autres ; et ils ont aussi adoré des chiens, des singes, et diverses sortes de légumes, les considérant comme ayant été les auteurs deleur Salut, sous le règne de Pharaon, parce qu'étant occupés à semblables choses, elles les empêchèrent de le suivre, lorsqu'en poursuivant nos ancêtres il fut enseveli dans la mer ; et chacun d'eux croyant ainsi être redevable de sa vie, au sujet qui l'avait détourné d'accompagner leur roi dans cette funeste entreprise, mettait cette cause de son bonheur au nombre des divinités, en disant : « Je puis bien aujourd’hui réputer comme mon Dieu, ce qui m'a empêché de suivre Pharaon, et d'être enseveli avec lui dans les eaux, qui lui ont servi de tombeau. »
CHAPITRE IV.
Merveilleux miracle fait par le Saint, et qui fut cause de la conversion d'un très grand nombre de païens.
Voilà ce que nous dit Saint Apollon ; mais je m'estime encore plus obligé d'écrire quelles ont été ses actions et ses vertus. Il y avait aux environs du lieu où il demeurait neuf ou dix bourgs remplis de païens, où les démons étaient adorés avec des superstitions impies, et une passion étrange. Car ils avaient un temple d'une merveilleuse grandeur au milieu duquel était une idole, que les Prêtres accompagnés de tout le peuple avaient accoutumé de porter tout àl'entour de ces bourgs à la façon des Bacchantes, et de célébrer des cérémonies sacrilèges pour obtenir de la pluie du ciel.
Il se rencontra que dans le temps qu'ils étaient occupés à cette espèce d'orgie, le bienheureux Apollon passa par là avec quelques autres Solitaires ; et voyant ces troupes infortunées et agitées du démon courir avec fureur dans les champs, il eut une telle compassion de leur erreur qu'il mit les genoux en terre, pour supplier Jésus-Christ notre Sauveur et notre maître d'avoir pitié de ces misérables. L'effet de sa prière fut tel que tous ceux qui étaient agités par l'ardeur de ces cérémonies infernales demeurèrent immobiles avec leur idole, et ne purent jamais partir de ce lieu. Après qu'ils eurent passé tout le jour, et souffert une chaleur si excessive qu'ils étaient comme brûlés par les rayons du soleil, sans pouvoir comprendre la cause d'un accident si étrange, leurs prêtres leur dirent qu'il procédait d'un Chrétien nommé Apollon qui demeurait dans le désert proche de là, et qu'ils ne pouvaient espérer que par son moyen de sortir de ce péril.
Ceux qui entendirent parler de ce miracle étant venus de tous côtés pour le voir, et demandant à ces païens quelle était la cause d'un tel prodige, ils leur répondirent qu'ils l'ignoraient ; mais qu'on leur avait dit qu'elle ne pouvait être attribuée qu'à un Solitaire nommé Apollon, et qu'ils les suppliaient d'aller vers lui, pour le conjurer d'avoir pitié d'eux. Quelques-uns leur dirent sur cela qu'ils croyaient qu'ils avaient raison, parce qu'ils l'avaient vu passer par là, et ne laissèrent pas néanmoins de leur donner le secours dont ils estimaient qu'ils avaient besoin, en leur amenant le nombre de bœufs qu'ils jugeaient être suffisant pour entraîner cette idole ; mais tous leurs efforts étant inutiles et se voyant sans espérance d'aucun secours, ils envoyèrent enfin vers l'homme de Dieu, avec promesse que s'il les dégageait de ces liens invisibles, ils rompraient en même temps ceux de leur erreur ; Le Saint les alla trouver aussitôt, et les délivra par la prière qu'il adressa pour eux à Dieu.
Alors sans différer davanatage, ils se jetèrent tous d'un commun consentement entre les bras du Saint, embrassèrent notre sainte Foi, rendirent grâces à Dieu, et brûlèrent leur idole qui était de bois ; Puis ils suivirent ce saint homme qui les instruisit en la religion Chrétienne, et les reçut dans l'Eglise. Plusieurs d'entre eux demeurèrent avec lui,pour vivre sous sa conduite, et sont encore maintenant dans ses Monastères ; Le bruit d'un si grand miracle s'étant répandu de tous côtés, tant de personnes se sont converties à la foi de Jésus-Christ qu'ilne reste quasi pas un seul païen en toute cette province.
CHAPITRE V.
Conversion admirable d'un voleur,arrivée par le moyen du Saint ; Et lechâtiment étrange que Dieu fit d'un séditieux, qui le voulait empêcher d'apaiser un grand différend.
Quelque temps après, deux bourgs étant entrés en contestation touchant leurs limites,aussitôt que l'hommede Dieu en fut averti, il s'y en alla en diligence, afin de les accorder ; mais ils étaient si transportés d'animosité et de fureur qu'ils n'en voulaient point entendre parler : ce qui procédait principalement de la confiance que l'un des partis avait au secours d'un certain voleur, qui avait été comme le flambeau de toute cette division. Le Saint voyant que cet homme s'opposait opiniâtrement à la paix, lui dit : « Mon frère, si vous voulez changer de sentiments et contribuer avec moi pour apaiser ce différend, je prierai mon Dieu pour vous, et ilvous pardonnera vos péchés. » Il n'eut pas plutôt entendu ces paroles qu'il se jeta aux pieds du Saint, avec supplication de vouloir accomplir sa promesse, et puis se retourna vers ce peuple qui l'avait choisi pour chef, et les renvoya tous chez eux en paix. S'étant ainsi retirés, il demeura avec le serviteur de Dieu, en le conjurant toujours de lui tenir ce qu'il lui avait promis. Apollon l'emmena à son Moastère et l'instruisit en chemin, en lui disant qu'il fallait changer de vie, demander humblement et patiemment la miséricorde de Dieu, et attendre avec une ferme foi l'accomplissement de ses promesses, parce que « toutes choses sont possibles à celui qui croit » (Matth.9).
Comme ils dormaient tous deux durant la nuit dans le Monastère, ils eurent chacun de son côté un songe, dans lequel il leur sembla qu'ils étaient au Ciel devant le trône de Jésus-Christ, et que comme ils l'adoraient avec les Anges et les Saints, ils ouïrent une voix qui leur dit (2.Cor.6) : « Encore qu'iln'y ait rien de commun entre la lumière et les ténèbres, ni aucun rapport entre un fidèle et un infidèle, on t'accorde néanmoins, Apollon, le Salut de cet homme pour lequel tu as tant prié. » Ils entendirent aussi dans cette vision céleste plusieurs autres choses que nulles paroles ne sont capables d'exprimer, ni nulle oreille d'ouïr, et puis s'éveillèrent et rapportèrent aux frères ce qu'ils avaient vu;ce qui les remplit d'un merveilleux étonnement,ne pouvant assez admirer qu'ils eussent eu l'un et l'autre un songe si extrêmement semblable que l'on n'y pouvait pas remarquer la moindre différence. Ainsi cet homme qui n'était plus un voleur, mais un Saint, demeurant avec ces Solitaires, sa vie auparavant si criminelle devint si innocente, et la corruption de ses mœurs fut changée en une si grande pureté, que ce loupn'étant plus un loup, mais un agneau, on voyait parfaitement accomplie en lui cette Prophétie d'Isaïe (Isa.11) : « Les loups paîtront avec les agneaux, et les lions et les bœufs mangeront ensemble. »
Nous vîmes aussi au même lieu quelques Ethiopiens qui vivaient avec ces Solitaires, et plusieurs de ces serviteurs de Dieu, qui observaient si parfaitement toutes les règles de cette sainte institution, et étaient si éminents en vertu, que l'on voyait aussi s'accomplir en eux l'effet de cette parole de l'Ecriture (Ps.67) : « L'Ethiopie viendra la première offrir ses présents à Dieu. »
Entre les autres actions du Saint, on nous rapporta celle-ci. Il arriva un jour entre deux bourgs, dont l'un était de Chrétiens et l'autre de païens, un différend sur lequel ils prirent les armes en fort grand nombre de part et d'autre. Le Saint étant survenu par hasard et les exhortant à la paix, un homme fort fier et fort insolent qui était comme le chef des païens et la cause de toute cette dispute, lui résistait opiniâtrement, et protestait qu'il mourrait plutôt que de souffrir que l'affaire s'arrangeât. Sur quoi le Saint lui dit : « Ton désir sera accompli. Car il n'en coûtera la vie qu'à toi seul, et ton sépulcre sera tel que tu le mérites ; puisque ce ne sera pas la terre, mais le ventre des bêtes et des vautours qui te servira de tombeau ; » Ces paroles furent aussitôt suivies d'effet, cet homme étant tombé mort sans que de part ni d'autre nul autre que lui reçût aucun mal. On le couvrit de sable, et le lendemain matin on trouva que les bêtes l'avaient mis en pièces, et qu'il avait été la pâture des vautours. Tous ces peuples étant touchés d'admiration de voir la prédiction de ce serviteur de Dieu sitôt accomplie, il n'y en eut un seul qui ne se convertît à la foi de notre Seigneur Jésus-Christ, et ils disaient hautement qu'Apollon était un Prophète.
CHAPITRE VI.
Divers miracles que Dieu fit à la prière du Saint en envoyant quantité de vivres aux Solitaires qui étaient avec lui, et en multipliant le pain pour la nourriture du peuple durant une grande famine.
Je ne veux pas non plus passer sous silence ce que nous apprîmes qu'il fit peu de jours après qu'il se fut enfermé dans cette grotte avec quelques Solitaires. Le saint jour de Pâque étant venu, et en ayant là tous ensemble rendu solennelle la veille avec les cérémonies ordinaires, lorsqu'on leur préparait àmanger de ce qu'ils avaient, qui n'était qu'un peu de pain sec, et quelques herbes que ces Solitaires salent pour les pouvoir conserver, le Saint leur dit : « Si nous avons de la foi, et si nous sommes véritablement fidèles serviteurs de Jésus-Christ, que chacun de nous lui demande s'il a agréable qu'en cette fête il fasse en toute assurance meilleure chère que de coutume. » Sur quoi ces Solitaires lui ayant représenté que se reconnaissant indignes de recevoir cette grâce, c'était à lui qui les devançait en âge et en mérites, de la demander à Dieu : Aussitôt le Saint avec un visage extrêmement gai se mit en prière, laquelle étant achevée, et tous ayant répondu : « Amen », ils virent soudain paraître à l'entrée de la grotte des hommes qui leur étaient entièrement inconnus, lequels leur apportèrent une si extrême quantité de vivres qu'à peine en a-t-on jamais vu ni une telle abondance ni une telle diversité. Il y avait même des espèces de fruits inconnus à toute l'Egypte, des grappes de raisin d'une prodigieuse grandeur, des noix, des figues, et des grenades mûres bien avant la saison. Il y avait aussi quantité de miel et de lait, des dattes d'une grosseur extraordinaire, et des pains très blancs et encore tout chauds, bien qu'il semblât à la manière dont ils étaient faits qu'ils venaient de quelque pays fort éloigné. Ceux qui apportèrent toutes ces choses ne s'en furent pas plutôt déchargés qu'ils s'en allèrent en grande hâte, comme s'ils eussent été pressés de retourner vers celui qui les avait envoyés ; et ces Solitaires après avoir rendu grâces à Dieu, commencèrent à manger ce qu'ils avaient ainsi reçu, et s'en nourrirent jusques au jour de la Pentecôte, sans pouvoir entrer en doute que Dieu ne leur eût fait ce présent, en considération d'une fête si solennelle.
Nous apprîmes aussi qu'un Solitaire, qui manquait d'humilité et de douceur, ayant supplié ce saint homme de les demander à Dieu pour lui, et s'étant mis en oraison pour ce sujet, ce frère fut tellement rempli de ces deux vertus que tous les autres ne pouvaient assez admirer sa modestie, et la tranquillité de son esprit, dont auparavant il n'y avait pas en lui la moindre trace.
La famine étant arrivée dans la Thébaïde, et les habitants de cette province sachant que les Solitaires qui servaient Dieu avec Apollon étaient souvent nourris par la Grâce de notre Seigneur, même sans manger, ils furent le trouver avec leurs femmes et leurs enfants, et lui demandèrent tout ensemble sa bénédiction et la nourriture qui leur était nécessaire. Il leur donna alors sans hésiter et avec largesse ce qu'il gardait pour nourrir les Solitaires, dont n'étant resté que trois corbeilles de pain, et ce pauvre peuple continuant d'être pressé d'une faim extrême, il commanda qu'on apportât au milieu d'eux ces trois corbeilles, qui eussent pu suffire pour nourrir les frères durant un jour ; et en élevant les mains vers le Ciel, il dit à haute voix : « La main de Dieu n'est-elle pas assez puissante pour multiplier ceci ? Le Saint Esprit nous assure que le pain ne manquera jamais dans ces corbeilles, jusques à ce que nous puissions tous être rassasiés de ce qu'on recueillera dans la prochaine moisson. » Plusieurs de ceux qui se trouvèrent présents nous assuraient que durant quatre mois entiers on ne cessa jamais de prendre du pain dans ces corbeilles, sans les pouvoir désemplir.
Ils nous dirent aussi qu'en un autre temps il fit la même chose avec du pain et de l'huile ; et que le Diable ne pouvant souffrir ses miracles, lui dit : « Es-tu Elie, ou bien quelqu'un des Prophètes, ou des Apôtres, pour oser entreprendre de semblables choses ? » A quoi il lui répondit : « Pourquoi ne les entreprendrais-je pas ? Les Prophètes et les Apôtres n'étaient-ils pas des hommes comme nous, et ne nous ont-ils pas laissé héritiers de la même foi et de la même Grâce qu'ils ont reçue ? Dieu qui leur était présent est-il maintenant absent ? Ce serait une impiété de le dire, puisque nous savons qu'il est tout-puissant, et que ce qu'il peut, il le peut toujours. Comment donc,ô esprit malheureux, connaissant comme tu le connais qu'il est si bon, es-tu si méchant ?
Nous apprîmes, ainsi que je l'ai déjà dit, toutes ces actions du bienheureux Apollon par le fidèle rapport de quelques saints vieillards d'une vertu exemplaire ;et bien que l'on doive ajouter une entière foi à leurs paroles, notre Seigneur nous fit voir par nos propres yeux qu'un homme aussi saint que celui-là peut encore faire de plus grands miracles. Car nous vîmes porter des corbeilles pleines de pain, et en couvrir des tables, sur lesquelles il n'y avait rien auparavant ; et après que chacun s'en était rassasié, on en remplissait ces corbeilles, comme si on n'y eût point touché.
CHAPITRE VII.
Le Saint avait prédit la venue de Rufin et de ses compagnons. Quelques coutumes de ces Saints Solitaires. De la joie continuelle que doivent avoir les gens de bien.
Je ne veux pas non plus manquer de rapporter une autre chose fort admirable, que nous vîmes étant près de lui. Nous étions trois de compagnie lorsque nous l'allâmes trouver ; et comme nous étions encore assez loin de son Monastère, quelques-uns des frères qui étaient avec lui, et auxquels trois ou quatre jours auparavant il avait prédit notre arrivée, vinrent au-devant de nous en chantant des psaumes, ainsi qu'ils ont coutume de faire à l'arrivée des Solitaires, et se prosternant jusques en terre, comme pour nous adorer, ils nous donnèrent le baiser de paix, puis se dirent les uns aux autres, en nous regardant : « Voici ces frères, dont il y a quelques jours que notre saint Père nous a prédit la venue, en nous assurant que dans trois jours il viendrait trois frères de Jérusalem. » Quelques-uns de ces Solitaires marchaient devant nous, les autres nous suivaient ; et ils chantaient tous des psaumes. Quand le Saint les entendit, et que nous fûmes assez proches, il vint aussi lui-même au-devant de nous, et ne nous eut pas plutôt vus qu'il se prosterna le premier jusques en terre, comme pour nous adorer ; après s'être relevé, il nous donna le saint baiser ; et quand nous fûmes entrés dans son Monastère, et qu'il eut selon la coutume, commencé par faire la prière, il nous lava les pieds de ses propres mains, sans rien oublier de tout ce qui pouvait aussi contribuer à nous délasser du travail que nous avions souffert en chemin, et il en usait de la même sorte envers tous ceux qui venaient le voir.
Les frères qui étaient auprèsde lui ne mangeaient qu'après avoir reçu la sainte Communion environ la neuvième heure du jour, et demeuraient quelquefois au même lieu, sans en partir, jusques au soir, qu'on les instruisait de la parole de Dieu, pour leur apprendre à ne cesser jamais d'accomplir ses commandements. Quelques-uns d'entre eux, après avoir mangé, s'en allaient dans le désert, où ils employaient toute la nuit à méditer des passages de l'Ecriture sainte qu'ils savaient par cœur ; et les autres demeuraient au même lieu où ils s'étaient assemblés, et là, sans fermer les yeux, ils chantaient jusques au jour des hymnes et des cantiques à la louange de Dieu, ainsi que je l'ai vu et m'y suis trouvé présent. Quelques-uns d'entre eux descendaient de la montagne environ la neuvième heure du jour, et aussitôt après avoir reçu le corps sacré de notre Seigneur, ils se retiraient en se contentant de cette seule nourriture spirituelle. Leur contentement allait au-delà de tout ce que l'on saurait s'imaginer, et leur joie était telle qu'il n'y a point d'homme dans le monde qui en puisse éprouver une semblable ; Il ne s'en trouvait un seul qui fût triste ; et si quelqu'un paraissait de l'être un peu, leur saint Père lui en demandait aussitôt la cause. Que s'il se rencontrait qu'il la lui voulût cacher, il lui disait ce qu'il avait dans le fond du cœur, l'obligeant ainsi de lui avouer sa peine ; et il leur apprenait à tous que ceux qui mettent leur seule confiance en Dieu, et espèrent de posséder son Royaume, ne doivent jamais ressentir la moindre tristesse. « Que les païens, » disait-il, « s'affligent ; que les méchants gémissent sans cesse;mais que les justes se réjouissent. Car si ceux qui mettent leur affection aux choses de la terre se réjouissent de posséder des biens fragiles et périssables, pourquoi dans l'espérance que nous avons de posséder une gloire qui est infinie, de jouir d'un bonheur qui est éternel, ne serons-nous pas comblés de joie ? Et l'Apôtre ne nous y exhorte-t-il pas en nous disant (I.Thess.5) : « Réjouissez-vous sans cesse. Priez sans cesse, et rendez grâces à Dieu en toutes choses » ? Mais qui serait capable de rapporter dignement quelle était la doctrine toute céleste de ce Saint, et la Grâce que Dieu répandait sur ses paroles ? Ainsi ne vaut-il pas mieux que je demeure dans le silence que de continuer d'en parler trop faiblement ?
Chapitre VIII.
Le Saint leur donne plusieurs autres salutaires instructions ; et puis ils prennent congé de lui.
Le Saint nous donna aussi en particulier plusieurs autres instructions très salutaires touchant la manière dont on se doit conduire dans l'abstinence, la pureté d'esprit qu'il faut apporter dans la conversation, et l'affection qu'on doit avoir pour l'hospitalité. Il nous recommanda sur toutes choses de recevoir les frères qui nous viendraient visiter comme nous recevrions Jésus-Christ même. Et il disait que c'est de là que procède la Tradition de se prosterner devant les frères qui nous viennent voir, comme si on voulait les adorer ; parce qu'il est certain que leur avènement représente celui de notre Seigneur, qui dit (Matth.15. Gen.18) : « Lorsque j'ai été pèlerin, vous m'avez reçu. » Et Abraham recevait en cette manière ceux qui ne paraissaient être que des hommes, mais dans lesquels il considérait son Seigneur. Il ajoutait que l'on doit aussi quelquefois contraindre les frères à donner du repos à leur corps, quoiqu'ils ne le désirent pas, et apportait pour cela l'exemple du bienheureux Lot, qui mena par force les Anges loger chez lui (Gen.19). Il nous enseignait aussi que les Solitaires devaient, s'il était possible, participer chaque jour aux mystères de Jésus-Christ, de crainte qu'en s'en éloignant, ils ne s'éloignassent de Dieu ; et d'autant aussi qu'il y a sujet de croire que celui qui les reçoit plus souvent, reçoit plus souvent notre Sauveur, puisqu'il dit lui-même (Jean) : « Qui mange ma chair et boit mon sang, il demeure en moi et moi en lui. » Les Solitaires reçoivent aussi, nous disait-il, un grand avantage d'avoir continuellement devant les yeux le souvenir de la passion de notre Seigneur à cause que ce leur est un parfait exemple de patience. Mais il faut prendre garde que ces avis obligent ceux qui les veulent suivte à être toujours si bien préparés qu'ils ne soient pas indignes de recevoir le Corps sacré et le précieux Sang de Jésus-Christ par la participation desquels il ajoutait que les fidèles reçoivent la rémission de leurs péchés.
Il nous dit aussi qu'il ne fallait passans grande nécessité rompre les jeûnes ordinaires du mercredi et du vendredi, d'autant que Judas avait le mercredi formé le dessein de trahir son Maître, et que notre Sauveur avait été crucifié le vendredi: ce qui fait qu'il semblerait que celui qui romprait sans nécessité le jeûne ordonné en ces jours trahirait Jésus-Christ avec le traître, ou le crucifierait avec les bourreaux. Mais que s'il arrivait par hasard que quelque Solitaire survînt en ces jours, et qu'étant las il voulut manger avant l'heure de None, il lui en fallait donner à lui seul. Que s'il nele voulait pas, il ne l'y fallait pas contraindre, puisque c'était un jeûne de Tradition et qui s'observe partout. Il blamaît fort ceux qui portaient des colliers ou quelque chose de semblable qui ne sert que pour se parer. Car il est certain, disait-il, qu'ils ne le font que par vanité et pour être estimés des hommes ; au lieu que l'Evangile nous ordonne de jeûner même en secret, afin que nos jeûnes ne soient connus que de Dieu seul, qui nous rend à la vue de tout le monde ce qu'il nous voit faire en secret par le désir de lui plaire. Mais il paraît bien que de telles gens ne se contentent ni du témoignage ni des récompenses de celui qui pénètre nos pensées les plus cachées, puisqu'ils veulent que les hommes aient aussi connaissance du bien qu'ils s'imaginent de faire. Ainsi il faut dans le secret mâter notre corps par les jeûnes, et pratiquer tous les autres exercices de la pénitence, non pas pour en tirer de la vanité envers les hommes, mais pour en obtenir la récompense en Dieu.
Il nous parla durant toute la semaine en la sorte que je viens de dire, et nous tint plusieurs autres semblables discours de la manière de vivre des Solitaires, en confirmant la vérité de sa doctrine par l'autorité de ses miracles. Lorsque nous eûmes pris congé de lui, il voulut nous accompagner un peu, et nous donna encore cette instruction : « Sur toutes choses, » nous dit-il, « mes très chers enfants, vivez ensemble dans une grande union, et ne vous divisez point les uns des autres. » Puis se tournant vers les Solitaires qui étaient venus à lui, il leur dit : « Lequel d'entre vous, mes frères, veut bien les conduire jusqu'au prochain Monastère des Pères qui demeurent dans ce désert ? » Sur quoi s'étant quasi tous offerts avec grande affection, et voulant venir avec nous, il en choisit trois parmi ce grand nombre, qui savaient fort bien les langues grecque et égyptienne, afin de nous pouvoir servir de truchement, s'il arrivait que nous en eussions besoin, et nous édifier par leurs entretiens ; et il leur ordonna de ne nous point quitter que nous n'eussions vu tous les Pères et tous les Monastères que nous désirerions, lesquels sont en si grand nombre qu'il n'y a personne qui les puisse tous visiter. Il nous laissa aller ensuite après nous avoir donné sa bénédiction en ces termes : « Je prie le Seigneur de répandre du haut de Sion sa bénédiction sur vous ; et que vous considériez durant tous les jours de votre vie quels sont les biens de 'éternelle Jérusalem. »
SAINT AMMON
ANACHORETE.
Je n'estime pas aussi devoir passer sous silence ce que nous apprîmes
de Saint Ambroise, qui était mort auparavant, et dont nous vîmes la demeure dans le désert. Après que nous eûmes quitté le bienheureux Apollon, comme nous marchions du côté du désert qui regarde le midi, nous aperçûmes sur le sable la trace d'une bête d'une grandeur si prodigieuse qu'il semblait que ce fût une poutre que l'on eût traînée par là ; ce qui nous ayant extrêmement effrayés, les frères qui nous conduisaient nous exhortaient de n'avoir aucune crainte, mais d'être au contraire dan une pleine confiance et de suivre cette bête à la trace ; « puisque vous verrez, » nous disaient-ils, « quelle est la puissance de la foi, lorsque nous la ferons mourir en votre présence. Car nous avons ainsi tué de nos propres mains plusieurs bêtes aussi énormes, plusieurs serpents, et d'autres bêtes farouches, parce que nous avons lu dans l' Evangile que notre Seigneur donnait pouvoir à ceux qui croyaient en lui, de fouler aux pieds les serpents, les scorpions, et toute la puissance de l'ennemi. » Au lieu de nous rassurer à ces paroles, notre foi était si faible que notre appréhension augmentait encore davantage, et ainsi nous les conjurâmes de ne vouloir point suivre cette bête, mais d'aller plutôt notre droit chemin ; ce qui n'empêcha pas que l'un d'entre eux transporté de l'impatience que lui donnait la joie de cette rencontre, ne suivît la trace de cette bête, et ayant trouvé assez près de là la caverne où elle se retirait,il nous criait d'aller à lui pour voir le succès de cette aventure. Un des frères qui demeurait dans le désert le plus proche étant alors venus au-devant de nous, nous empêcha, en nous disant que nous ne pourrions pas même soutenir la vue de cette bête, principalement n'étant pas accoutumés à voir rien de tel ; et nous assura que souvent il avait vu celle-ci qui était d'une si incroyable grandeur qu'elle n'avait pas moins de quinze coudées de long. Ainsi nous ayant déconseillé d'y aller, il courut vers ce Solitaire, qui nous attendait pour tuer cette bête en notre présence, et qui ne voulait point revenir avant l'exécution de ce dessein. Enfin, après beaucoup de prières, il le ramena avec lui ; et quand il nous eut rejoints, il nous fit de grands reproches de notre peu de foi et de notre peu de courage.
Lorsque nous fûmes arrivés dans la cellule de ce Solitaire, de qui je viens de vous parler, il nous y reçut avec une extrême charité, et nous nous y reposâmes. Il nous dit qu'un saint homme nommé Ammon, dont il avait été disciple, demeurait en ce même lieu, et que notre Seigneur avait fait par lui plusieurs miracles, entre lesquels il nous raconta ceux-ci :
« Quelques larrons », nous dit-il, « venaient dérober son pain ( qui était son unique nourriture) et ce peu d'autres choses qu'il pouvait avoir pour vivre dans toute la sobriété imaginable ; lorsque le Saint vit qu'ils l'incommodaient souvent de la sorte, il s'en alla un jour dans le désert, et ayant à son retour commandé à deux grosses bêtes de l'accompagner, il leur ordonna de demeurer auprès de sa cellule, afin d'en garder l'entrée. Ces voleurs étant venus selon leur coutume, et voyant au-devant de la porte ces grosses bêtes comme en sentinelle, ils furent saisis d'une si extrême frayeur qu'ils tombèrent par terre sans jugement et sans connaissance ; ce que le saint vieillard ayant aperçu, il sortit, et les ayant trouvés à demi-morts, il les releva, et les reprit de leur faute avec ces paroles : « Vous voyez comme vous êtes beaucoup plus cruels que les bêtes, puisqu'elles nous obéissent à cause de la soumission qu'elles ont à Dieu, au lieu que vous n'avez aucune crainte de lui, ni aucune honte de troubler le repos de ses serviteurs. » Il les mena ensuite dans sa cellule, où il les fit mettre à table, et leur ordonna de manger. Ces larrons furent si vivement touchés dans le fond du cœur, et oublièrent tellement leur humeur farouche qu'ils devinrent bientôt meilleurs que plusieurs de ceux qui longtemps auparavant avaient commencé à servir Dieu : Car ils s'avancèrent de telle sorte dans la vertu par la pénitence que bientôt après ils faisaient les mêmes miracles que Saint Ammon.
Une autre fois une bête épouvantable ravageant toutes les provinces voisines, et ayant tué plusieurs personnes, les habitants de ces lieux vinrent trouver le bienheureux Ammon pour le conjurer de les délivrer de cette cruelle bête, et afin de le toucher de compassion, ils lui amenèrent le fils d'un berger, qui avait été si épouvanté de 'avoir seulement vu qu'il en avait perdu l'esprit ; et son souffle l'avait rendu comme mort et tout enflé. Le saint vieillard, après avoir huilé l'enfant, lui rendit sa première santé, et bien qu'il fût porté d'un désir extrême de faire mourir ce dangereux animal, néanmoins comme s'il n'eût pu les assister, ilne leur voulut rien promettre ; mais étant parti à l'heure même, il s'en alla sur les traces de la bête, et mettant les genoux en terre, adressa sa prière à Dieu. La bête après avoir exhalé un souffle qui remplit tout l'air d'une extrême puanteur, et avoir jeté de grands sifflements et de grands cris s'élança vers lui avec furie. Sur quoi le Saint sans s'étonner en aucune sorte le regarda d'un visage ferme, et lui dit : « Que Jésus-Christ le Fils de Dieu te donne la mort, lui qui doit faire mourir le Léviathan. » Il n'eut pas plutôt proféré ces mots (Isa.26) que ce cruel animal vomit tout son venin avec sa vie, et creva sur le champ même. Tous les habitants des environs qui s'étaient assemblés, comme j'ai dit, étant épouvantés de ce miracle, et ne pouvant supporter une si extrême puanteur, jetèrent de grands monceaux de sable sur le corps de cette bête, le Saint demeurant toujours cependant au même lieu, parce qu'encore qu'elle fût morte, ils n'osaient en approcher qu'en sa présence.
SAINT COPRES
PRETRE
ET
SAINT MUCE ANACHORETE.
CHAPITRE PREMIER.
Comme ils furent voir Saint Coprès.
Il y avait un Prêtre nommé Coprès, qui était dans un Monastère du même désert. C'était un saint homme âgé d'environ quatre-vingts ans, et qui faisait beaucoup de miracles, comme de guérir les malades, chasser les démons, et plusieurs autres merveilles semblables, dont nous fûmes témoins de quelques-unes. Lorsque nous l'eûmes abordé, qu'il nous eut donné le saint baiser, et que selon la coutume, après avoir fait la prière, il nous eut lavé les pieds, il nous demanda ce qui se passait dans le monde ; et nous, de notre côté, le conjurêmes de vouloir nous raconter quelques-unes de ses actions, et nous faire entendre quelles avaient été les bonnes œuvres et les mérites ensuite desquels Dieu l'avait favorisé de tant de grâces. Sur quoi ne voulant pas nous refuser de nous répondre, il commença à nous dire quelle était sa manière de vivre, et de ceux qui en avaient pratiqué une semblable avant lui, lesquels il assurait avoir été beaucoup plus parfaits, et qu'à peine il imitait le moindre de leurs exemples. « Car, mes chers enfants, » nous disait-il, « ce que vous voyez en moi n'est nullement considérable, en comparaison des Saints Pères. »
CHAPITRE II.
Saint Cprès leur raconte la vie de Saint Muce, et commence par leur dire de quelle manière Dieu le convertit, lorsqu'il était encore un très grand voleur.
Il y avait avant nous un homme d'une très éminente vertu nommé Muce, qui le premier a été Solitaire en ce lieu-ci et qui le premier nous a montré à tous ce que nous sommes dans le désert quel est le chemin qu'il faut tenir pour aller au Ciel. Il avait été autrefois païen, très grand voleur, et très savant en toutes sortes de crimes, et il n'épargnait pas même les sépulcres. Mais par la rencontre et en la manière que je vais vous dire, il entra dans la voie de son Salut.
Etant allé une nuit en la maison d'une vierge consacrée à Dieu, à dessein de dérober ce qu'elle avait, et avec de certaines intentuons assez ordinaires à telles sortes de gens, étant monté sur le haut du toit, pour voir par quel moyen et par quel endroit il pourrait arriver dans le milieu du logis, il trouva tant de difficulté à exécuter son dessein qu'il passa sur ce toit une grande partie de la nuit sans rien avancer. Enfin après avoir employé inutilement tous ses efforts et tout son esprit, il se trouva extrêmement las, et étant accablé de sommeil il vit en songe devant lui un homme vêtu à la royale, qui lui dit : « Cesse désormais de commettre tant de crimes. Cesse de répandre le sang humain. Au lieu de passer les nuits à faire ces détestables larcins, emploie-les à un travail religieux. Que la vertu soit désormais la vie de ton âme. Entre dans une milice céleste et toute angélique ; et je t'établirai chef et général de cette milice sainte. » Muce ayant entendu ces paroles avec beaucoup de reconnaissance des faveurs qui lui étaient ainsi promises, il aperçut ensuite de grandes troupes de Solitaires, dont on lui ordonnait de prendre le gouvernement et la conduite.
S'étant éveillé, il vit devant lui cette vierge qu'il avait dessein de voler, laquelle lui demanda qui il était, d'où il venait, et quel sujet l'avait amené. Mais lui, comme s'il eût été hors de soi-même, ne lui répondit un seul mot, et la conjura seulement de lui montrer où était l'église. Cette sainte femme ayant reconnu qu'il y avait en cela quelque opération de Dieu le mena aussitôt à l'église, et le présenta aux Prêtres. Il se jeta à leurs pieds, les conjura de la vouloir faire Chrétien, et de lui imposer à l'heure même une pénitence. Ces Prêtres qui le connaissaient pour être l'un des plus méchants hommes du monde furent touchés d'un merveilleux étonnement, ne sachant s'il leur disait vrai. Mais sa persévérance leur ayant fait voir qu'il n'y avait point de feinte, ils lui dirent que s'il était dans cette résolution, il fallait renoncer entièrement à tous ses crimes. Après qu'il eut été établi dans le premier fondement de la Religion Chrétienne, il les pria de l'instruire de la manière qu'il devait tenir pour marcher dans la voie du Ciel. Sur quoi lui ayant donné trois versets du premier psaume, il dit après les avoir attentivement considérés qu'ils suffisaient pour le mettre dans le chemin du Salut, et pour l'instruire en la piété. Il fut trois jours avec ces bons Prêtres, et puis s'en alla dans le désert, où il demeura longtemps, y passant les jours et les nuits en des oraisons accompagnées de beaucoup de larmes, et ne vivant que de racines.
CHAPITRE III.
Saint Muce se retire dans le désertù il fait une très austère pénitence, et y est nourri d'une manière miraculeuse. Plusieurs se portent à l'imiter. Plusieurs se portent à l'imiter. Il fait de très grands miracles.
Etant retourné à l'église, il fit voir aux Prêtres, non seulement par ses paroles,mais aussi par ses actions qu'il avait très bien retenu ces trois versets qui lui avaient été donnés ; et ils ne pouvaient assez admirer qu'ayant été converti en un moment, il se fût porté dès l'heure même à embrasser une très austère pénitence. Après l'avoir plus particulièrement instruit, ils le convièrent de s'arrêter avec eux . Sur quoi pour ne point paraître désobéissant, il y demeura une semaine, et puis s'en retourna dans le désert,oùaprès avoir passé sept années entières dans une très étroite abstinence, Dieu le remplit de tant de grâces qu'il savait quasi par cœur toute l'Ecriture sainte, et ne mangeait que le dimanche du pain qui lui venait du Ciel. Car après avoir prié, lorsqu'il se levait ensuite de son oraison, il trouvait devant lui ce pain que personne n'avait apporté, et après en avoir mangé avec action de grâces, cela suffisait pour le nourrir jusques au dimanche suivant.
Longtemps après étant encore sorti du désert, l'exemple de la sainteté de sa vie porta plusieurs personnes à l'imiter, entre lesquels fut un jeune homme qui voulant être son disciple, reçut l'habit de Solitaire de sa main, c'est-à-dire une robe de lin et sans manches, un capuchon, une tunique de poil de chèvre ; et puis il l'instruisit de tout le reste de ce qui regarde la manière de vivre des Solitaires. Ce jeune homme voyant que lorsqu'il mourait quelques Chrétiens, il prenait un soin extrême de lesensevelir, et d'accommoder très proprement les habits dont il les couvrait, il lui dit : « Mon Père, je voudrais qu'étant mort, vousm'habillassiez et m'ensevelissiez de la sorte. » « Je le ferai, mon fils, » lui répliqua-t-il, et je vous couvrirai de tant d'habits que vous me direz qu'il suffit. » Peu de temps après cette parole fut accomplie. Car ce jeune homme étant mort, ill'enveloppa de beaucoup d'habits, et puis lui dit en présence de tout le monde : »Mon fils, ceci vous suffit-il, et voulez-vous que nous y en ajoutions encore ? » Alors chacun l'entendant, ce mort qui avait déjà le visage couvert et enveloppé de linges, répondit tout haut : « Cela me suffit, mon père, et vous avez accompli votre promesse. » Tous ceux qui se trouvèrent présents furent remplis d'un étonnement étrange, et ne pouvaient assez admirer un miracle si extraordinaire. Mais lui après s'être acquitté de cet office de piété s'en retourna dans le désert, tant il avait soin de fuir toutes sortes de sujets de vanité.
Une autre fois étant encore venu du désert, afin de visiter les Frères qu'il avait instruits dans le service de Dieu, et l'un d'eux étant à l'extrémité, notre Seigneur lui révéla qu'il devait mourir. Or parce qu'il était déjà fort tard, il se hâtait, afin de le trouver encore en vie ; mais quelque diligence qu'il fît, n'étant arrivé qu'après qu'il eut rendu l'esprit, il se mit en oraison, et puis s'approchant du lit, il le baisa, et lui dit : « Lequel aimez-vous le mieux, mon frère, ou nous quitter pour être avec Jésus-Christ, ou demeurer encore dans ce corps mortel ? » Alors ce mort étant revenu en vie, se leva un peu et lui répondit : « Mon Père, pourquoi me rappelez-vous ainsi de l'autre monde ? Il m'est beaucoup plus avantageux d'y retourner pour être avec Jésus-Christ ; et il n'y a rien qui m'oblige à désirer de demeurer encore sur la terre. » Le saint homme lui répartit : « Mon fils, reposez donc en paix, et priez pour moi. » Il n'eut pas plutôt achevé ces mots que ce bon Solitaire en baissant la tête, se remit sur le lit comme auparavant, et s'endormit du sommeil des Justes. Ceux qui virant ce miracle furent saisis d'un étonnement merveilleux et dirent : « Celui-ci est véritablement un homme de Dieu. » Le Saint selon sa coutume revêtit avec grand soin le corpsde ce Frère, et après avoir passé toute la nuit sans fermer les yeux à chanter des psaumes et des hymnes, il lui donna une fort honnête sépulture.
CHAPITRE IV.
Saint Muce obtient de Dieu la prolongation durant trois ans de la vie d'un Solitaire, afin de faire pénitence : en quoi ily eut un double miracle. Plusieurs autres grands miracles de ce Saint.
Etant un jour allé visiter un autre Frère qui était malade, comme ilvit qu'il avait grande peine de se résoudre à la mort, et que les remords de sa conscience lui donnaient des appréhensions étranges, il lui dit : « A ce que je vois, mon fils, votre conscience comme une fâcheuse compagne, qui ne veut point vous quitter, vous accuse et vous reproche d'avoir été négligent et paresseux dans le service de Dieu. Et pourquoi vous êtes-vous donc si mal préparé à un voyage si important ? « Le malade lui répondit : « Je vous supplie très humblement,mon Père, de prier Dieu pour moi, afin qu'il lui plaise de m'accorder un peu de temps pour me corriger de mes fautes. » Il lui répartit : « Lorsque vous êtes arrivé à la fin de votre vie, vous demandez un peu de temps pour faire pénitence. Et à quoi avez-vous donc employé tout celui que vous avez eu jusques ici ? Et qui vous a empêché de guérir les plaies que le péché avait faites dans votre âme ? Mais vous étiez bien éloigné de les guérir, puisqu'au contraire vous y en ajoutiez toujours de nouvelles. » Ce pauvre homme redoublant ses conjurations, le saint vieillard lui dit : « Si vous cessez d'ajouter péché sur péché, je prierai pour vous notre Seigneur. Car il est bon et patient, et il prolongera encore un peu votre vie, afin que vous vous acquittiez envers lui de toutes vos dettes. » Il se mit ensuite en oraison, et après avoir achevé de prier, il lui dit : « Notre Seigneur vous accorde encore trois années de vie;mais seulement à condition que vous vous convertirez à lui de tout votre cœur, et que vous ferez pénitence. » Après avoir achevé ces paroles, il lui prit la main, et le retira un peu du lit ; et l'autre se levant aussitôt le suivit à l'heure même dans le désert.
Quand les trois ans furent accomplis, le Saint le ramena au même lieu d'où il l'avait amené, et là le remit entre les mains de Dieu, non plus tel qu'il était auparavant, mais étant presque transformé en un Ange, en sorte que tous ceux quile voyaient ne pouvaient assez admirer une si grande conversion. Plusieurs Frères s'étant assemblés, le bienheureux Muce le mit au milieu d'eux tous, et prenant occasion sur son sujet de leur parler,il les entretint durant toute la nuit des fruits de sa pénitence, et leur donna d'excellentes instructions sur cette matière. Durant ce discours ce Frère commença à s'endormir ; et aussitôt après il s'endormit pour toujours. Les Frères ayant fait lesprières sur son corps, et accompli tout ce qui regardait sa sépulture, le Saint s'en retourna en grande hâte dans le désert.
Il passait souvent le Nil, sans avoir de l'eau que jusqu'aux genoux, quoique ce fleuve soit extrêmement profond.
Une fois les portes étant fermées, et les Frères étant assis au plus haut étage de la maison,ilentra où ils étaient. Et il était souvent porté en un moment auxlieux où il voulait aller, quoiqu'ils fussent fort éloignés.
Dèsle commencement de sa conversion,comme il était dans le désert, et avait passé toute une semaine sans manger, on dit qu'il vint à lui un homme avec des pains et de l'eau,lequel le convia d'user de cette nourriture qui lui était envoyée du Ciel.
Une autre fois le démon luimontra de très grands trésors cachés sous terre, qu'il disait avoir été à Pharaon. Et on tient que le bienheureux Muce lui répondit : « Que ton argent périsse avec toi. »
Dieu fit par lui toutes les choses que je viens de vous raconter, et plusieurs autres semblables.
CHAPITRE V.
Saint Coprès continuant son discours, un de ceux qui étaient avec Rufin étant tenté d'incrédulité, eut une vision merveilleuse. De quelle sorte lesprières du Saint apportèrent la fertilité en ce pays-là.
Il y a eu aussi avant lui, continua de nous dire Saint Coprès, plusieurs autres Pères que le monde n'était pas digne de posséder, et qui faisaient quantité de prodiges et de miracles. Ne vous étonnez donc pas, simoi qui suis un homme faible et imparfait, ne fais rien que de petit et depeu considérable, en guérissant des boîteux, et ceux qui ont perdu la vue : ce que les médecins peuvent faire par le moyen de leur art et de leur science/
Comme le bienheureux Coprès nous racontait ce que je vien de vous dire,l'un d'entre nous s'en ennuyant, parce qu'il avait peine à le croire, commença de fermer les yeux ; et s'étant ensuite endormi, il vit en songe entre les mains de ce saint homme un livre écrit en lettres d'or, où tout ce qu'il nous avait rapporté était écrit àla suite, et auprès de lui un vieillard très vénérable, et dont le regard étincelait de lumière, qui lui dit en le menaçant : « Pourquoi n'écoutes-tu pas attentivement ce que l'on vient de te raconter, et t'endors-tu par le dégoût que ton incrédulité t'en donne ? » A ces paroles il s'éveilla tout troublé, et nous conta en particulier ce qu'il avait vu et entendu.
En ce même temps nous aperçûmes un paysan auprès de la porte du saint vi eillard qui tenait un pot plein de sable, et attendait pour lui parler qu'il eût achevé son discours. Sur quoi nous lui demandâmes ce que désirait ce paysan, et que voulait dire ce pot plein de sable. Il nous répondit : « Il n'était pas à propos, mesenfants, que je vous découvrisse ceci de moi-même, de peur qu'il ne semblât que je me glorifie de l'oeuvre de Dieu, et qu'ainsi je ne perdisse la récompense que je pourrais espérer de mon travail. Mais puisque vous êtes venus ici de siloin, et que vous serez édifiés de le savoir, et en pourrez tirer de l'utilité, je ne puis me résoudre à vous le cacher ; et je vous conterai ce qu'il a plu à Dieu de faire par nous. »
Les terres des environs de ce lieu étaient si extrêmement stériles que quelque soin qu'on prît de les cultiver,à peine rendaient-elles le double ; parce qu'il se formait de certains vers dna sles tuyaux des épis qui les coupaient à mesure qu'ils voulaient croître. Ayant porté tous les habitants qui étaient païens à croire en Dieu et en Jésus-Christ, après qu'ils furent faits Chrétiens, ils me conjurèrent de prier notre Seigneur pour la conservation de leurs maisons.Je leur dis que je le ferais, mais qu'il était besoin que leur foi accompagnât mes prières,afin de les rendre dignes de recevoir de Dieu cette grâce. Ils prirent ensuite quelque quantité de ce sable sur lequel je marche, et puis me le présentèrent, en me priant de le bénir au nom du Seigneur. Je leur répondis : « Qu'il vous soit fait selon votre foi » ; puis ils emportèrent ce sable qu'ils mêlèrent avec le grain qu'ils devaient semer ; et l'ayant répandu sur leurs terres, ils firent une plus grande récolte qu'il ne s'en est jamais vu en toute l'Egypte : ce qui est la cause de cette coutume qui les fait venir vers moi deux fois l'année, afin que j'en use de la même sorte.
CHAPITRE VI.
Miracles que Dieu fit en faveur de Saint Coprès, pour prouver la vérité de sa foi contre un Manichéen ; et encore en d'autres rencontres.
Je ne veux pas non plus vous taire une faveur que Dieu m'a faite pour la gloire de son nom. Etant un jour allé à la ville, et y ayant trouvé un docteur des Manichéens qui séduisait les habitants, j'entrai en dispute avec lui. Et parce qu'il était si extrêmement artificieux qu'il s'échappait toujours, sans que je pusse jamais le faire venir au point de la question, la crainte que j'eus qu'une grande multitude de gens qui nous écoutaient, ne se retirassent dans la créance que l'avantage de la parole lui fût demeuré : ce qui leur aurait beaucoup nui, je dis tout haut : « Allumez un grand feu au milieu de cette place, dans lequel nous entrerons tous deux ; et s'il arrive que l'un de nous n'en soit point brûlé, que la foi qu'il professe soit tenue pour être la foi véritable. » Ces paroles plurent extrêmement à ce peuple, et on alluma aussitôt un fort grand feu. Alors je pris le Manichéen par la main pour l'y traîner avec moi ; mais il dit que cela ne se devait pas passer de la sorte ; qu'il fallait que chacun de nous y entrât séparément, et quej'y devais entrer le premier,puisque c'était moi qui en avais fait la proposition. Soudain faisant le signe de la Croix, et invoquant le nom de Jésus-Christ notre Sauveur, je me jetai au travers des flammes, qui s'écartèrent à l'instant de côté et d'autre, et s'enfuirent tout-à-fait de moi. Je demeurai ainsi au milieu de ce feu durant l'espace d'environ une demi-heure ; et ne nom du Seigneur en lequel j'avais mis ma confiance, fit que je n'en reçus pas le moindre dommage. Le peuple voyant ce miracle avec une merveilleuse admiration jeta de grands cris, et dit en bénissant Dieu : « Le Seigneur est admirable en ses Saints. » Ils pressèrent ensuite le Manichéen d'entrer dans le feu ; et voyant qu'il ne pouvait s'y résoudre et tâchait à s'échapper, ils le prirent et le poussèrent dedans, où étant à l'heure même environné de la flamme, il en sortit à demi brûlé. Ils le chassèrent après de la ville avec infamie, et en criant : « Que cet affronteur soit brûlé tout vif. » Quant à moi, ils me mirent au milieu d'eux, et en bénissant notre Seigneur, me menèrent à l'église.
Une autre fois comme je passais par un temple où les païens sacrifiaient, je leur dis : « Comment se peut-il faire qu'étant des hommes raisonnables vous offriez des victimes à des idoles muettes et insensibles ? Et ne témoignez-vous pas bien par là que vous avez aussi peu de sens et de jugement que ces statues auxquelles vous présentez des sacrifices ? » Dieu leur ouvrit l'esprit à ces paroles ; et ainsi en renonçant à leur erreur, ils me suivirent et crurent au Sauveur du monde.
J'avais auprès du Monastère un petit jardin que j'avais jugé à propos de cultiver, et d'y faire venir des herbes pour les Frères qui me visitaient de temps en temps. Un païen y étant entré la nuit y déroba quelques herbes qu'il porta chez lui, et les mit sur le feu pour les faire cuire ; mais n'ayant pu durant trois heures entières, quelque grand feu qu'il allumât,ni les faire bouillir, ni les amollir, ni seulement les échauffer ; au contraire celles-ci demeurant toujours dans la même verdeur qu'elles avaient avant que d'être cueillies, sans que l'eau chaude même dans laquelle elles trempaient pût rien diminuer de leur fraîcheur ; alors rentrant en lui-même, il les tira de dessus le feu, et me les ayant apportées, il se jeta à mes pieds, et me conjura qu'il pût obtenir le pardon de son péché, et que je le fisse Chrétien : ce que je lui accordai ; et le même jour plusieurs de nos Frères arrivèrent, lesquels trouvèrent fort à propos ces herbes prêtes. Ainsi nous rendîmes grâces à Dieu, des merveilles qu'il fait en faveur des siens, et ressentîmes une double joie, et de ses bienfaits, et du Salut de cet homme.
SAINT SYR, SAINT ISAIE, SAINT PAUL,
ET
SAINT ANUPH.
Saint Coprès continuant son discours nous dit aussi : Syr, Isaïe et Paul, qui étaient des hommes saints, d'une vie très austère et d'une piété très accomplie, se rencontrèrent un jour sur le bord du Nil, à dessein d'aller visiter Anuph, dont le Monastère était éloigné de trois journées. Comme ils voulaient traverser le fleuve et ne voyaient aucune commodité pour cela, ils dirent en eux-mêmes : « Demandons cette grâce à Dieu, afin que la difficulté du passage ne nous empêche pas d'accomplir un si bon dessein ; et se tournant vers l'Abbé Syr, ils lui dirent : « Mon Père, demandez s'il vous plaît à Dieu cette faveur. Car nous savons qu'il vous écoute volontiers ; et il exaucera sans doute votre prière. » Ce bienheureux homme les ayant exhortés à se mettre aussi à genoux, il se prosterna le visage contre terre en la présence du Seigneur. Leur oraison étant finie et s'étant levés, ils virent aborder un bateau équipé de tout ce qui était nécessaire pour leur voyage.Y étant entrés, ils furent portés avec si grande rapidité contre le courant du fleuve qu'ils firent dans l'espace d'une heure le chemin qu'ils ne pouvaient espérer de faire en moins de trois jours. Ayant mis pied à terre, Isaïe dit : « Le Seigneur m'a fait voir celui que nous nous hâtons d'aller trouver qui venait au-devant de nous, et qui découvrait ce que nous avons tous de plus secret dans le fonds du cœur. » Paul ajouta : « Le Seigneur m'a fait aussi que dans trois jours il le retirera du monde. »
Comme ils furent un peu avancés dans le chemin qui va du fleuve au Monastère, ce saint homme qu'ils allaient visiter vint au-devant d'eux, et leur dit en les saluant : « Béni soit le Seigneur qui fait que je vous vois maintenant avec ces yeux corporels, et que je vous avais auparavant vus en esprit. » Il se mit ensuite à parler des actions de chacun d'eux et de leurs mérites devant Dieu. Sur quoi Paul leur dit : « Puisque le Seigneur m'a fait connaître qu'il veut vous retirer à lui dans trois jours, nous vous supplions de nous raconter quelles ont été les vertus et les bonnes œuvres par lesquelles vous lui êtes devenu si agréable, sans craindre que l'on puisse par ce récit vous accuser de vanité, puisqu'étant prêt à quitter le monde, vous êtes obligé de laisser la mémoire de vos actions à ceux qui demeurent après vous, afin qu'ils s'efforcent de les imiter. »
« Je ne me souviens point, » leur dit alors Saint Anuph, « d'avoir rien fait de considérable. Mais il est vrai que depuis que j'ai souffert persécution pour le nom de notre Sauveur, j'ai religieusement observé de ne laisser sortir de ma bouche aucun mensonge ensuite de la confession que j'avais faite de la vérité, et de n'aimer rien de terrestre, après ce témoignage que j'avais rendu de mon amour pour les choses célestes et éternelles : en quoi la Grâce de Dieu ne m'a point abandonné. Car il a voulu que je n'aie jamais eu besoin d'aucune nourriture d'ici-bas, toute celle que j'ai désirée m'ayant été donnée par le ministère des Anges. Il ne m'a rien caché de tout ce qui se passe sur la terre. Sa lumière a toujours éclairé mon âme, et éveillé mon esprit de telle sorte par le désir continuel de voir mon Sauveur, que je n'ai point recherché le sommeil du corps. Il a fait que mon bon Ange ne m'a jamais abandonné, et m'a instruit dans toutes les vertus que l'on peut pratiquer dans le monde. La lumière de mon esprit n'a jamais été éteinte.Je n'ai rien demandé à Dieu qu'il ne m'ait accordé à l'heure même. Il m'a souvent fait voir de grandes multitudes d'Anges qui m'assistaient, de grandes troupes de Justes, de grandes assemblées de Martyrs, et de grandes compagnies de Solitaires, et de toutes sortes de Saints, j'entends de ceux dont la seule occupation consiste à le louer et àle bénir incessamment avec simplicité de cœur, et une foi sincère et véritable. D'un autre côté j'ai vu le prince des ténèbres et tous les malheureus anges être précipités dans les flammes éternelles ; et les Justes après cette vie jouir d'une félicité que nuls siècles ne verront finir. »
Le saint vieillard leur ayant durant trois jours dit ce que je viens de vous rapporter et plusieurs autres choses semblables, il rendit l'esprit. Et dans le même moment ils virent les Anges enlever son âme, et la porter dans le Ciel;et ils entendirenr les cantiques de louange qu'elle chantait à Dieu avec eux.
SAINT HELENE,
ANACHORETE.
Saint Coprès continuant son discours, nous dit aussi : Il y avait un autre saint homme nommé Hélène, qui ayant dès son enfance été nourri dans le service de Dieu avec une très grande pureté, et une manière de vivre très sainte, était arrivé à un très haut degré de perfection. Lorsqu'étant encore fort jeune, on avait besoin de feu dans le Monastère où il demeurait ; et qu'on en envoyait quérir aux lieux les plus proches, il apportait des charbons ardents dans les replis de son habit, sans en recevoir aucun dommage, ce que tous les Frères admirant, ils entraient dans le désir d'imiter sa ferveur et sa bonne vie.
Comme il était un jour seul dans la solitude, il désira de manger du miel, et s'étant tourné il vit un essaim d'abeilles attaché contre une pierre. Mais ayant reconnu que c'était une tromperie de l'ennemi,il dit aussitôt en se reprenant lui-même : « Décevante et trompeuse concupiscence, retire-toi loin de moi. Car il est écrit : « Marchez selon l'esprit, et ne vous laissez pas emporter aux désirs de votre chair. » Il n'eut pas plutôt fini ces paroles qu'il abandonna ce lieu pour aller dans le désert,où comme pour se punir de ce désir qu'il avait eu, il mâta son corps par le jeûne. Ayant passé deux semaines entières en cette sorte, et étant entré dans la troisième, ilvit plusieurs pommes éparses deçà et delà ; mais ayant jugé que c'était un artifice du démon, il dit ; « Je ne mangerai ni ne toucherai un seul de ces fruits, de peur de scandaliser mon frère, c'est-à-dire mon âme ; puisqu'il est écrit (Deut.8. Matth.4) : « L'homme ne vit pas du seul pain, mais de toute parole procédante de la bouche de Dieu. » Ayant encore continué de jeûner durant la semaine suivante, il s'endormit, et un Ange du Seigneur se présenta à lui en songe, et lui dit : « Lève-toi maintenant, et mange sans crainte de ce que tu trouveras devant toi. » S'étant levé, ilvit une source, d'où coulait une eau très claire, et dont les rives étaient tapissées tout à l'entour d'herbes fort tendres et fort odoriférantes. Il en cueilla et en mangea, puis but de l'eau de la fontaine. Et il assurait que jamais en toute sa vie il n'avait goûté rien de semblable,tant cette nourriture était délicate, et cette eau délicieuse. Il trouva une grotte au même lieu, où il demeura durant quelque temps en grand repos. Et lorsqu'il avait besoin de nourriture pour le soutien de sa vie, Dieu l'assistait de telle sorte par sa Grâce qu'il ne manquait de rien de tout ce qu'il pouvait désirer.
Un jour comme il allait visiter quelques-uns des Frères qui étaient en nécessité, et qu'il leur portait des vivres, il se trouva durant le chemin si incommodé de la pesanteur de sa charge qu'il n'en pouvait plus. Sur quoi apercevant de loin des ânes sauvages, qui traversaient le désert, il cria : « Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, qu'un de vous vienne ici me soulager de ce fardeau. Aussitôt il y en eut un qui vint à lui avec une extrême douceur, et comme s'offrant à lui rendre ce service. Le Saint mit le fardeau sur son dos, et puis monta sur cet animal, qui le porta avec grande vitesse aux cellules des frères qu'il allait trouver.
Une autre fois étant arrivé le dimanche en un Monastère, et voyant que les frères n'y célébraient point la solennité du jour,il leur en demanda la cause. Ayant répondu que c'était parce que le Prêtre, qui demeurait au-delà du Nil, n'avait osé le passer à cause de la crainte qu'il avait d'un crocodile, il s'offrit de l'aller quérir, et de l'amener, et puis s'en alla au bord du fleuve, où il n'eut pas plutôt invoqué le nom de Dieu que ce crocodile vint vers lui ; et au lieu qu'auparavant il ne paraissait que pour le dommage, et pour la ruine des hommes, il s'offrit alors au service d'un homme ; mais d'un homme juste ; et l'ayant reçu sur son dos, il le porta sans qu'il fût touché d'aucune frayeur, jusqu'à l'autre bord du fleuve, d'où il alla trouver le Prêtre, et le conjurer de vouloir venir chez ces Solitaires. Comme il était très mal vêtu, ce Prêtre lui demanda qui il était, et d'où il était ; maisayant connu que c'était un homme de Dieu, il le suivit, en lui disant néanmoins qu'il n'y avait point de bateau dans lequel ils pussent passer ; Hélène lui répondit : « N'en soyez point en peine, mon Père, je donnerai ordre à votre passage. » Et aussitôt il cria à haute voix, et commanda au crocodile de venir, lequel ne l'eut pas plutôt entendu qu'il se présenta, et offrit humblement son dos pour les porter. Hélène étant monté dessus, convia le Prêtre d'y monter aussi, et l'assura qu'il le pouvait faire sans danger ; mais il fut si épouvanté de voir cette bête qu'il tomba à la renverse, et puis s'enfuit. Tous ceux qui se trouvèrent présents furent remplis d'un merveilleux étonnement et d'une très grande crainte de voir le Saint traverser leNil sur ce crocodile. Quand il fut descendu, il tira avec lui cet animal sur la terre, et lui dit : « La mort t'est plus avantageuse que de te rendre coupable de tant de crimes et d'homicides ». Et iln'eut pas plutôt achevé ces paroles que le crocodile tomba mort.
Ce saint homme demeura trois jours dans ce Monastère, et durant ce temps il instruisit les Frères dans les choses spirituelles, et déclarait à quelques-uns quels étaient leurs sentiments, et les secrets les plus cachés de leurs cœurs. Il disait à l'un qu'il était tourmenté par le démon d'impudicité ; à un autre qu'il était agité par le démon de la colère ; à un autre qu'il était tenté du désir d'avoir de l'argent ; et à quelques-uns que le démon de l'orgueil se jouait d'eux. Il louait au contraire la douceur, la bonté, et la patience de quelques autres, selon qu'il voyait ces qualités être en chacun d'eux ; et leur faisant clairement connaître quels étaient leurs vices ou leurs vertus, il les portait tous d'une manière admirable à s'avancer dans la piété, parce que nul d'eux ne pouvant désavouer que tout ce qu'il leur disait ne se passât ainsi dans eux-mêmes, ils en étaient si extrêmement touchés qu'ils se corrigeaient de leurs défauts.Lorsqu'il fut près de les quitter, il leur dit : « Préparez des herbes pour des Frères qui vous viennent voir. » Ce qui ayant été fait, ils arrivèrent aussitôt. On les reçut avec grand honneur, et lui s'en alla dans le désert.
Un frère le suppliant de trouver bon qu'il allât y demeurer avec lui,il lui répondit que c'était une entreprise très pénible et très difficile que de résister aux tentations des démons ; mais ce jeune homme insistant toujours davantage, et promettant de souffrir patiemment toutes choses, pour vu qu'il lui accordât cette grâce, il ne put enfin la lui refuser. Quand ils furent dans le désert, il lui ordonna pour sa demeure une grotte proche de la sienne. Les démons durant la nuit l'environnèrent de toutes parts ; et après l'avoir tourmenté par des pensées sales et déshonnêtes, ils voulurent se jeter sur lui avec grande impétuosité, et le tuer. Sur quoi s'étant enfui de toute sa force dans la cellule de Saint Hélène, il lui fit entendre l'extrémité où il s'était vu réduit. Le vieillard le consola en peu de paroles ; et après lui avoir donné d'excellentes instructions sur le sujet de la vertu de la foi et de la patience, il le ramena aussitôt dans la grotte d'où il s'était enfui, et fit tout à l'entour avec le doigt comme un sillon sur le sable, puis défendit aux démons, au nom du Seigneur, de passer ces limites qu'il avait tracées ; et par la puissance de ces paroles, ce jeune Solitaire demeura toujours depuis en repos et en assurance.
On disait aussi que ce saint homme étant encore fort jeune dans le désert, avait souvent reçu des nourritures célestes, et qu'un jour n'ayant rien à donner à des Solitaires qui étaient venus le voir, il se présenta à lui un jeune homme qui lui apporta des pains et tout ce dont il avait besoin, qu'il mit à l'entrée de sa grotte, et s'en alla aussitôt, sans qu'on l'ait jamais vu depuis. Sur quoi le Saint dit à ses Frères : « Bénissons Dieu, qui pour nous nourrir a couvert une table dans le désert. »
Voilà une partie de ce que le bienheureux Coprès nous raconta des actions des Saints Pères ; et après nous avoir donné de saintes instructions avec une affection nonpareille, et nous avoir extrêmement édifiés par ses discours, il nous fit entrer dans son petit jardin, où il nous montra des palmiers et d'autres arbres fruitiers qu'il avait plantés de sa main, et nous dit : « La foi de ces paysans m'a porté à planter ces arbres dans ce désert. Car voyant qu'elle était telle qu'ils ramassaient du sable sous mes pieds, et qu'en le répandant dans leurs champs, ils rendaient une terre stérile très féconde, je dis en moi-même : « Il y aurait de la honte d'avoir moins de foi que ceux qui par mon moyen se sont donnés à Dieu par la foi. »
SAINT ELIE,
ANACHORETE.
Nous vîmes auprès de la ville d'Antinoé, qui est la capitale de la Thébaïde, un autre vieillard fort vénérable nommé Elie, âgé, à ce qu'on disait, d' environ cent dix ans, et sur lequel on croit que l'esprit d'Elie avait reposé véritablement. Car on rapportait de lui plusieurs choses admirables, entre lesquelles on assurait qu'il avait passé soixante-dix ans dans la vaste solitude d'un si épouvantable désert qu'il n'y a point de paroles qui soient capables de l'exprimer. Il y demuera durant tout ce temps sans y voir un seul endroit qui fût habité par des hommes. Le chemin par lequel on pouvait aller à lui était si étroit et si pierreux que ceux qui seraient passés par là auraient eu grande peine à le trouver. Il n'avait pour demeure qu'une grotte si affreuse qu'elle faisait horreur à ceux qui la regardaient ; et il était si accablé de vieillesse qu'il en était tout tremblant. Il faisait sans cesse des miracles, et guérissait tous ceux qui venaient à lui, quelques maladies qu'ils pussent avoir. Tous les Pères assuraient que personne ne pouvait dire quand il s'était retiré dans ce désert. Il ne mangea jusqu'à son extrême vieillesse qu'un peu de pain et très peu d'olives. Et on tenait que dans sa jeunesse il jeûnait souvent des semaines toutes entières.
SAINT PITHYRION
ABBE.
Comme nous retournions de la Thébaïde, nous vîmes une montagne fort escarpée qui commandait sur le fleuve, dont le roc était si droit et si élevé qu'on ne pouvait le regarder sans frayeur. Dans le milieu de ce précipice, il y avait des grottes où il était très difficile de monter ; et là demeuraient plusieurs Solitaires dont Pithyrion était le Supérieur. Il avait été l'un des disciples de Saint Antoine, après la mort duquel il se mit avec Saint Ammon, lequel étant aussi passé à une meilleure vie,il se logea dans cette montagne. Il était comblé de tant de vertus, il guérissait tant de malades, et il avait un si grand pouvoir sur les démons que l'on pouvait, ce semble, dire avec sujet qu'il avait seul hérité des vertus de deux hommes si admirables. Ses instructions étaient d'une très grande édification, et ses discours remplis d'une merveilleuse doctrine : Le sujet sur lequel il s'étendit davantage en nous parlant fut le discernement des malins esprits dont il nous dit qu'il y en a quelques-uns qui poussent principalement à certains péchés, et qui voyant notre âme être sensiblement touchée par des affections vicieuses, la poussent à toutes sortes de méchancetés. « C'est pourquoi », ajoute-t-il, « celui qui désire d'avoir autorité sur les démons doit commencer par se rendre maître de ses propres passions et de ses vices ; et ainsi il pourra chasser des corps possédés le démon particulier de ce même vice qu'il aura chassé de soi-même : ce qui nous oblige à nous efforcer de surmonter peu à peu nos propres passions, afin de pouvoir vaincre ensuite les démons qui nous y poussent particulièrement. » Ilne mangeait que deux fois en chaque semaine, et seulement un peu de bouillie faite avec de la farine ; et c'était la seule nourriture dont son âge, et l'habitude qu'il en avait faite, lui pouvaient permettre d'user.
SAINT EULOGE
PRETRE.
Nous vîmes un autre Saint Père nommé Euloge, qui avait reçu de Dieu une Grâce si extraordinaire dans la célébration de la liturgie qu'il connaissait les perfections et les imperfections de tous ceux qui s'approchaient de l'autel : et ainsi il refusait la communion à quelques-uns des Solitaires qui se présentaient pour la recevoir, et leur disait : « Comment avez-vous la hardiesse d'approcher des divins mystères, vu que votre esprit et vos pensées se portent au mal ? » Il disait à l'un : « Vous avez eu cette nuit une pensée d'impureté. » Il disait à un autre : « Vous avez dit en votre cœur : « Il n'importe d'être pécheur ou d'être juste pour s'approcher des sacrements. » Et il disait à un autre : « Vous avez douté, et avez pensé en vous-même : Est-il croyable que la communion me puisse sanctifier ? » Il refusait la sainte eucharistie à toutes ces sortes de personnes, et en la leur refusant, il usait de ces paroles : « Retirez-vous pour quelque temps, et faites pénitence, afin qu'étant purifiés par la satisfaction et par les larmes, vous soyez rendus dignes de participer au Corps et au Sang de Jésus-Christ. »
SAINT APELLE
PRETRE,
ET
SAINT JEAN,
ANACHORETE.
Nous vîmes assez proche de là un autre Prêtre nommé Apelle, qui était un homme juste. Il était serrurier, et travaillait pour les besoins des Solitaires. Une fois comme il veillait durant le silence de la nuit, et s'employait à son ouvrage, le Diable vint à lui sous la figure d'une belle femme, feignant de lui apporter quelque chose à faire. Sur quoi ayant pris avec la main le fer tout rouge qui était dans son fourneau,il le lui jeta à la tête, et elle s'enfuit aussitôt avec de si grands hurlements et de si grands cris que tous les Frères des environs les entendirent. Depuis ce jour ce saint homme prenait avec la main nue le fer rouge, sans en recevoir aucun mal. Quand nous fûmes arrivés auprès de lui, et qu'il nous eut reçus très humainement, nous le suppliâmes de nous raconter quelques-unes de ses actions,ou des vertus de ceux qu'il connaissait avoir excellé dans une si sainte manière de vivre. Alors il commença à parler ainsi :
Il y a dans le désert proche d'ici un Solitaire nommé Jean qui est déjà fort âgé, et qui excelle au-dessus de tous les autres par la sainteté de sa vie, et par ses austérités. Lorsqu'il s'y fut retiré,il demeura debout sous un roc durant trois ans tout entiers dans une prière continuelle,sans s'être jamais assis ou couché, sans dormir qu'autant qu'il le pouvait en cet état, et sans prendre aucune nourriture que le dimanche, auquel jour un Prêtre le venait trouver, et offrait pour lui le sacrifice. Ainsi le saint Corps du Christ qu'il recevait était tout ensemble et le sacrement auquel il participait et son unique nourriture.
Un jour le démon le voulant surprendre, prit la figure de ce Prêtre, et étant arrivé un peu plutôt que de coutume,il feignit d'être venu pour dire la liturgie. Mais le serviteur de Dieu, qui était toujours sur ses gardes, connut aussitôt sa malice, et lui dit avec indignation : « O père de tromperie et de mensonge, ô ennemi de toute justice ! Ne te contentes-tupas de tromper les âmes fidèles. Mais as-tu encore la hardiesse de te mêler dans ces mystères également saints et terribles ? » Cet esprit malheureux lui répondit : « J'avais cru te pouvoir surprendre ainsi qu'un autre de tes frères, que je trompai de telle sorte qu'il perdit l'esprit, et que plusieurs saints personnages qui prièrent pour lui purent à peine faire revenir en son bon sens. » Le démon s'enfuit après avoir dit ces paroles.
Ce saint homme persévérait ainsi dans une oraison continuelle ; et ses pieds après avoir demeuré durant un si long temps immobiles, se crevèrent de telle sorte qu'il en coulait un sang corrompu. Mais lestrois ans étant accomplis un Ange lui apparut, et lui dit : « Notre Seigneur Jésus-Christ et son Esprit Saint a exaucé vos prières ; il guérit les plaies de votre corps, et vous donne avec abondance une nourriture toute céleste, c'est-à-dire sa parole et sa sagesse. » Il lui toucha ensuite la bouche et les pieds,guérit ses ulcères, le remplit d'une science et d'une doctrine toute céleste, et le mit en état de n'être plus pressé de la faim d'aucune nourriture corruptible. Il lui commanda après cela de passer en d'autres lieux, et de faire le tour du désert,afin de visiter les Frères, et les édifier par les paroles et par la doctrine de notre Seigneur.Il ne manquait jamais de revenir le jour du dimanche en sa demeure ordinaire, afin d'y recevoir la sainte comunion. Aux autres jours il travaillait de ses mains, et faisait avec des feuilles de palmiers des sangles pour des chevaux, selon la coutume du pays.
Un boiteux voulant aller vers lui pour être guéri, il arriva que le cheval sur lequel il devait monter avait une sangle faite de la main de l'homme de Dieu;et ses pieds ne l'eurent pas plutôt touchée qu'il cessa d'être boiteux. Iln' y avait point de malades à qui il envoyât du pain béni qui ne guérissent aussitôt après en avoir mangé ; et Dieu faisait plusieurs autres miracles par lui.
Il avait aussi cette grâce particulière plus qu'aucun autre de tous les hommes et de tous les pères, de connaître par révélation, la manière de vivre et le fond de la conscience des Solitaires des Monastères voisins, dont il écrivait à leurs Supérieurs, pour leur donner avis de ceux qui marchaient avec négligence dans la voie de Dieu, et qui ne vivaient pas selon sa crainte, et de ceux au contraire qui s'avançaient dans la foi et dans toutes les vertus. Il écrivait aussi à ces Solitaires : aux uns pour les vartir qu'ils donnaient de la peine aux Frères et les décourageaient dans lapratique de la patience ; et aux autres pour se réjouir avec eux de ce qu'ils veillaient sur euxx-mêmes,persévéraient dans la vertu, et donnaient beaucoup d'édification. Il prédisait la récompense que les uns devaient attendre de leurs bonnes œuvres, et le châtiment dont Dieu menaçait les autres à cause de leur lâcheté. Et il marquait si particulièrement quelles étaient les actions, les desseins, les mérites, et les négligences de ceux qui étaient absents, et fort éloignés de lui, que lorsque cela venait à leur connaissance, ils ne pouvaient désavouer qu'il n'eût dit la vérité.
Il les exhortait tous à détacher leurs esprits de toutes les choses visibles et corporelles, pour les élever vers les invisibles et spirituelles. « Parce que, » disait-il, « le temps est arrivé de nous appliquer à cette étude. Car nous ne devons pas toujours demeurer enfants;mais il ne faut plus différer à nous porter aux choses spirituelles et élevées, à entrer dans les sentiments des hommes, et à acquérir une connaissance plus parfaite, afin de pouvoir exceller dans toutes les vertus de l'âme. »
Ce grand serviteur de Dieu Apelle nous raconta aussi avec grande sincérité plusieurs autres choses de ce saint homme, qu'il serait long de vouloir toutes écrire, et qui à cause de leur excellence pourraient à peine sembler croyables à quelques-uns de ceux qui les entendraient.
SAINT PAPHNUCE.
Nous vîmes aussi le monastère de Saint Paphnuce, qui était un vrai serviteur de Dieu, très célèbre en cette contrée, et qui fut le dernier qui habita dans le désert proche d'Héraclée, qui est une ville fameuse de la Thébaïde ; et nous apprîmes par le rapport très fidèle que ces bons Pères nous en firent que ce saint homme qui menait sur la terre une vie toute angélique, ayant un jour prié Dieude lui faire connaître auquel de ses Saints il ressemblait, un Ange lui répondit qu'il était semblable à un certain musicien, qui gagnait sa vie à chanter dans un bourg proche de là. Ce qui ne l'ayant pas moins surpris qu'étonné, il s'en alla en grande hâte dans le bourg y chercher cet homme, et l'ayant trouvé, il s'enquit de lui de ce qu'il avait fait de saint et de bon, et l'interrogea très particulièrement de toutes ses actions. A quoi il lui répondit selon la vérité qu'il était un grand pécheur ; qu'il avait mené une vie infâme, et que de voleur qu'il était auparavant, il était passé dans le métier qu'il lui voyait exercer alors.
Plus il lui parlait de la sorte, et plus Paphnuce le pressait de lui dire si au milieu de ses voleries il n'avait point faire par hasard quelque bonne œuvre. « Je ne le crois pas, »lui répondit-il. « Et tout ce dont je me souviens est qu'étant avec d'autres voleurs, nous prîmes un jour une vierge consacrée à Dieu, laquelle mes compagnons voulant violer,je m'y opposai, et l'arrachai d'entre leurs mains, et l'ayant conduite de nuit dans le bourg d'où elle était,je la ramenai en sa maison aussi chaste qu'elle en était sortie.
Une autre fois, je rencontrai une belle femme errante dans le désert, et lui ayant demandé le sujet qui l'y avait ainsi amenée, elle me répondit : « Ne vous informez point des malheurs d'une pauvre misérable, et n'ayez point de curiosité d'en savoir la cause, mais si vous me voulez prendre pour servante,menez-moi où vous voudrez. Car la fortune m'a réduite en tel état que mon mari, après avoir enduré mille tourments pour s'être trouvé redevable des deniers publics, est toujours retenu en prison d'où on ne le tire que pour lui faire subir de nouvelles peines. Nous avons trois fils, qui ont aussi été arrêtés pour cette dette. Et parce que l'on me cherche, afin de me traiter de la même sorte, je fuis d'un lieu en un autre, et j'erre pour me cacher dans les endroits les plus écartés de ce désert, où je me trouve accablée de nécessité et de misère, y ayant déjà trois jours que je n'ai mangé. » Je fus si touché de compassion de ces paroles que je la menai dans ma grotte,où après qu'elle fut revenue de cette extrême faiblesse où elle était réduite faute de manger,je lui donnai trois cents pièces d'argent, pour lesquelles elle disait que son mari, ses enfants et elle, non seulement avaient perdu la liberté, mais se trouvaient engagés dans les tourments : et ainsi s'en étant retournée dans la ville, et ayant payé cette somme, ils furent tous délivrés d'une si extrême misère. »
Alors Paphnuce lui dit : « En vérité, je n'ai rien fait de semblable ; et j'estime que vous n'ignorez pas que le nom de Paphnuce est assez connu parmi les Solitaires, à cause du grand désir que j'ai eu de m'instruire, et de m'exercer en leur sainte manière de vivre. Et Dieu m'a révélé sur votre sujet qu'il ne vous considère pas moins que moi. C'est pourquoi, mon frère, puisque vous voyez que vous ne tenez pas l'une des dernières places auprès de sa divine Majesté,ne négligez point de prendre soin de votre âme. » Cet homme n'eut pas plutôt entendu ces paroles qu'il jeta les flûtes qu'il avait entre les mains, et le servit dans le désert, oùil changea l'art de la musique dont il faisait profession en une harmonie spirituelle, par laquelle il régla de telle sorte tous les mouvements de son âme et toutes les actions de sa vie qu'après avoir vécu durant trois années entières dans une très étroite abstinence, passant les jours et les nuits à chanter des psaumes et à prier, et marchant dans le chemin du Paradis par ses vertus et par ses mérites, il rendit l'esprit au milieu des bienheureux choeurs des Anges.
Lorsque Paphnuce eut comme envoyé devant lui au Ciel ce musicien si consommé en toutes sortes de vertus, et qu'il se fut incité lui-même à servir Dieu avec encore plus d'ardeur et d'affection qu'auparavant, il supplia notre Seigneur de lui faire connaître qui était celui qui lui ressemblait sur la terre ; et il entendit aussitôt une voix du Ciel qui lui dit : « Tu ressembles au principal habitant du bourg le plus proche. » Il n'eut pas plutôt ouï ces paroles qu'il s'en alla en diligence le chercher ; et lorsqu'il frappa à sa porte, cet homme qui avait accoutumé de recevoir tous les étrangers courut au-devant de lui, et le mena dans sa maison ; il lui lava les pieds, le fit mettre à table, et lui fit très bonne chair.
Durant qu'il mangeait, Paphnuce s'enquérait de lui quelle était sa manière de vie, quelles choses il affectionnait le plus, et à quoi il s'exerçait. Sur quoi répondant fort humblement, à cause qu'il aimait beaucoup mieux cacher que publier ses bonnes œuvres, Paphnuce lui dit pour le presser que Dieu lui avait révélé qu'il était digne de passer sa vie avec les Solitaires. Ces paroles au lieu de l'enfler de vanité lui donnèrent une opinion encore plus basse de soi-même. Et ainsi il lui répartit : « Certes, je ne sais aucun bien que j'ai fait. Mais puisque Dieu vous a révélé ce qui me regarde, je ne saurais me cacher devant celui auquel toutes choses sont connues. Je vous dirai donc de quelle sorte j'ai accoutumé de me conduire envers ceux avec lesquels je me trouve. Il y a trente ans passés que sans que personne le sache, je vis en continence avec ma femme, et cela de son consentement. J'ai eu d'elle trois enfants. Ce n'a été que pour ce seul sujet que je l'ai vue, et je n'en ai jamais vu d'autre. Je n'ai refusé de loger chez moi aucun de tous ceux qui ont voulu y venir ; et n'ai jamais souffert que personne m'ait prévenu à aller au-devant des étrangers pour les recevoir. Je n'ai jamais laissé sortir de ma maison un seul de mes hôtes, sans lui donner de quoi se nourrir durant le reste de son voyage. Je n'ai jamais méprisé aucun pauvre ; mais je les ai tous secourus dans leurs besoins. Lorsque j'ai agi comme juge, je n'aurais pas considéré mon propre fils au préjudice de la justice. Le fruit du travail d'autrui n'a jamais trouvé d'entrée chez moi. Quand j'ai vu quelques contestations, je n'ai point eu de repos jusques à ce que j'ai remis la paix entre ceux qui étaient en différend ; Personne n'a jamais trouvé en faute mes serviteurs. Mes troupeaux n'ont jamais apporté de dommage au bien d'autrui. Je n'ai jamais empêché de semer dans mon champ ceux qui l'ont voulu ; et je ne leur ai pas laissé les terres les plus stériles en choisissant pour moi les meilleures. Autant qu'il a été en mon pouvoir, je n'ai jamais souffert que les plus puissants aient opprimé les plus faibles. J'ai tâché de ne fâcher jamais personne ; et lorsque j'ai présidé à quelque jugement, je n'ai jamais voulu condamner aucune des parties ; mais j'ai travaillé à les accorder. Voilà par la miséricorde de Dieu quelle a été la manière dont j'ai vécu jusques ici. »
Paphnuce l'ayant entendu parler de la sorte l'embrassa avec beaucoup de tendresse, et le bénit en disant : « Que le Seigneur vous bénisse du haut de Sion, et qu'il vous fasse la grâce de voir les beautés de la Jérusalem céleste. Puis donc que vous avez si dignement accompli ces choses, il ne vous manque que d'y ajouter le plus grand de tous les biens, qui est de tout abandonner pour suivre la véritable sagesse de Dieu même, et de vous efforcer d'acquérir ces trésors les plus précieux et les plus cachés, que vous ne sauriez posséder si vous ne renoncez à vous-mêmes, si vous ne portez votre Croix, et si vous ne suivez Jésus-Christ. »
Il n'eut pas plutôt entendu ces paroles que sans différer un seul moment, et sans donner ordre à quoi que ce soit en sa maison, il suivit l'homme de Dieu dans le désert. Lorsqu'ils furent sur le bord du fleuve,n'ayant point trouvé de bateau pour le passer, Paphnuce lui commanda d'entrer avec lui dans l'eau, qui était très profonde en ce lieu-là, et ils passèrent sans en avoir plus haut que jusques aux reins. Quand ils furent arrivés dans le désert, Paphnuce lui donna une cellule proche de son Monastère, régla toute la conduite qu'il devait tenir dans la vie spirituelle, lui apprit les exercices auxquels il se devait occuper pour se rendre parfait dans une étude si sainte, et lui découvrit les mystères les plus cachés d'une si haute science. Après l'avoir instruit de la sorte, il commença comme tout de nouveau à pratiquer lui-même de beaucoup plus grandes austérités qu'il n'avait fait auparavant, estimant que les précédents travaux n'étaient guère considérables, puisqu'ils ne lui donnaient point d'avantage sur un homme qui semblait être engagé dans les occupations du monde. Et il disait en lui-même : « Si ceux qui sont dans le siècle font des œuvres si excellentes, combien sommes-nous obligés de nous efforcer de les devancer dans les exercices d'une vie austère et laborieuse ? »
Quelque temps s'étant passé de la sorte, et Paphnuce l'ayant conduit dans la perfection de la science des Saints, celui qu'il avait déjà trouvé parfait dans ses œuvres avant que de l'avoir pris pour compagnon de ses travaux,un jour comme il était assis dans sa cellule, il vit son âme élevée entre les saints choeurs des Anges, et entendit qu'ils chantaient : « Bienheureux celui que vous avez choisi, et que vous avez appelé à vous : il habitera dans votre saint Tabernacle:ce qui lui fit connaître que ce saint homme était passé de cette vie à une meilleure. Et persévérant alors plus que jamais dans ses oraisons et dans ses jeûnes,il s'incitait lui-même à s'avancer toujours davantage dans une plus grande perfection.
Une autre fois comme il priait encore Dieu de lui faire connaître à qui d'entre les hommes il était semblable, il entendit une voix du Ciel qui lui répondit : « Vous êtes semblable à ce marchand qui vous vient trouver. Levez-vous promptement, et allez au-devant de lui. Car le voilà qui s'approche. » Paphnuce descendant à l'heure même de la montagne rencontra un marchand alexandrin qui amenait de la Thébaïde, sur trois vaisseaux, quantité de marchandises. Et parce qu'il était homme de grande piété, et qui prenait grand plaisir à faire de bonnes œuvres, il avait avec lui dix-sept de ses serviteurs chargés de légumes qu'il faisait porter au Monastère de l'homme de Dieu : ce qui était le seul sujet qui lui faisait chercher Paphnuce, lequel ne l'eut pas plutôt abordé qu'il lui dit : « O âme très précieuse et digne de Dieu, que faites-vous ? Vous qui avez le bonheur de participer aux choses célestes, pourquoi vous tourmentez-vous après les terrestres ? Laissez-les à ceux qui n'étant que terre n'ont des pensées que pour la terre ; mais quant à vous, n'ayez point d'autre objet de votre trafic que le Royaume de Dieu où vous êtes appelé, et suivez notre Sauveur, qui vous doit bientôt appeler à lui. » Cet homme sans différer davantage, après l'avoir entendu parler ainsi, commanda à ses serviteurs de donner tout ce qui lui restait de bien aux pauvres, auxquels il en avait déjà distribué la principale partie ; Et suivant Saint Paphnuce dans le désert, il fut mis par lui dans la même cellule d'où les deux autres étaient passés à notre Seigneur, et instruit de toutes choses. Là s'occupant et persévérant toujours dans les exercices spirituels, et dans l'étude de la divine sagesse, il alla bientôt comme eux augmenter le nombre des justes.
Peu de temps après Paphnuce continuant à passer sa vie dans l'étude, et dans les travaux d'une très austère pénitence, un Ange du Seigneur lui apparut, et lui dit : « Venez maintenant, âme bienheureuse, et entrez dans les tabernacles éternels, dont vous vous êtes rendue digne : Voici les Prophètes qui se préparent à vous recevoir ; et ce qui est cause que je ne vous ai pas plutôt révélé ceci, c'est de crainte qu'en prenant de la vanité, comme il aurait été possible qu'il vous arrive, vous n'eussiez perdu quelque chose du mérite de vos travaux. » Il ne vécut qu'un jour après, et quelques Prêtres l'étant venus visiter, il leur raconta toutes les choses que Dieu lui avait révélées, et leur dit « qu'il ne fallait en ce monde mépriser personne, soit qu'ils fussent engagés dans le ménage de la campagne, dans le trafic, ou dans le commerce ; parce qu'il n'y a point de condition en cette vie dans laquelle il ne se rencontre des âmes fidèles à Dieu, et qui font en secret ds actions qui lui plaisent : ce qui fait voir que ce n'est pas tant la profession que chacun embrasse, ou ce qui paraît de plus parfait en sa manière de vie, qui est agréable devant ses yeux, comme la sincérité, et la disposition de l'esprit jointes aux bonnes œuvres. » Après qu'il leur eut parlé de la sorte sur divers sujets, il rendit l'esprit. Et tous les Prêtres et les Solitaires qui se trouvèrent présents virent très évidemment et très clairement les Anges enlever son âme en chantant des hymnes et des cantiques à la louange de Dieu.
DU MONASTERE
DE
L'ABBE ISIDORE.
Nous vîmes aussi dans la Thébaïde le Monastère si célèbre de l'Abbé Isidore, lequel est très spacieux et tout enfermé de murailles. Ceux qui y demeurent y sont logés fort au large. Il y a quantité de puits et de jardins qui ont abondance d'eaux ; des plans de toutes sortes d'arbres et de fruits ; et toutes les choses nécessaires pour l'usage de ces Solitaires s'y trouvent en telle abondance que nul d'eux n'est obligé d'en sortir pour aucun besoin que ce puisse être. L'un des plus anciens et des plus considérables par sa vertu demeure à la porte du Monastère, pour recevoir ceux qui désirent d'y venir, à condition de n'en sortir jamais, lorsqu'ils y sont une fois entrés : ce qui est entre eux une loi inviolable ; sur le sujet de laquelle ce qu'il y a de plus à admirer est que ce n'est pas cette nécessité qui les y arrête, mais le bonheur et la perfection de la vie qu'ils mènent, lorsqu'ils y sont. Il y a proche de la porte où demeure ce vieillard une cellule destinée pour les survenants, dans laquelle il les reçoit et les traite avec beaucoup d'humanité. Celui qui avait alors cette charge nous reçut donc de la sorte ; et ne nous étant pas permis d'entrer dans le Monastère, nous apprîmes de lui l'heureuse vie que l'on y passe. Il nous dit qu'il n'y avait que deux des plus anciens qui eussent la permission d'en sortir et d'y rentrer, pour distribuer les ouvrages qui procèdent du travail de ces Solitaires, et prendre soin de leur apporter les choses dont ils ont besoin. Que quant aux autres, ils demeuraient dans un tel silence, dans une telle hésychia, et s'occupaient tellement à l'oraison et à tous les exercices Religieux, qu'ils étaient si éminents en vertu, qu'il n'y en avait pas un seul qui ne fît quelques miracles.
SAINT SERAPION
PRETRE.
Nous vîmes ensuite dans la province d'Arsinoé un Prêtre nommé Sérapion, qui était Supérieur de plusieurs Monastères, et avait sous sa conduite environ dix mille Solitaires, lesquels vivant tous de leur travail, et principalement de ce qu'ils gagnaient dans le temps de la moisson, en mettaient la plus grande partie entre les mains de ce Supérieur pour le soulagement des pauvres. Car c'était une coutume établie, non seulement parmi eux, mais quasi entre tous les Solitaires d'Egypte, qu'ils se louaient durant la moisson, et gagnaient par ce moyen quantité de blé, dont ils donnaient la plus grande partie pour les pauvres ; ce qui faisait que non seulement ceux de tous les environs en étaient nourris ; mais qu'on en chargeait mêmes des vaisseaux, qui en portaient à Alexandrie, pour le distribuer aux prisonniers, aux étrangers, et aux autres personnes qui se trouvaient en nécessité, n'y ayant pas assez de pauvres dans la campagne pour consommer tous les fruits que leur charité produisait avec une si extrême abondance.
Nous vîmes aussi dans les provinces proches de Memphis et de Babylone des multitudes innombrables de Solitaires, dans les vertus et la manière de vivre desquels nous reconnûmes diverses grâces, et de fort grandes perfections. Ils disent que c'est en ce lieu où Joseph fit un si grand amas de blés ; et ils le nomment pour cette raison les trésors de Joseph. D'autres assurent que les pyramides que l'on y voit sont les mêmes dans lesquelles on tient qu'il avait assemblé tous ces blés.
SAINT APOLLON
SOLITAIRE
ET MARTYR.
Les plus anciens d'entre eux nous racontèrent que du temps de la persécution il y avait un Solitaire nommé Apollon, qui ayant vécu dans une très grande perfection, fut ordonné Diacre. Lorsqu'il vit qu'on persécutait les fidèles, il n'eut point de plus grande passion que de visiter ses Frères en Jésus-Christ, et de les exhorter à souffrir constamment et généreusement le martyre. Ayant été pris lui-même, et mis en prison, plusieurs païens le venaient trouver, comme pour insulter à son malheur, et lui faisaient mille reproches, mêlés d'impiétés et de blasphèmes, entre lesquels un nommé Philémon, qui était un très fameux joueur de flûtes et fort aimé de tout le peuple, l'appelant impie, méchant, séducteur, digne de la haine de tout le monde, et y ajoutant encore d'autres injures plus outrageuses, il ne lui répondit autre chose, sinon : « Mon fils, je prie Dieu qu'il vous pardonne, et qu'il ne vous impute point à péché ce que vous venez de me dire. » Philémon fut si touché de ces paroles, et elles pénétrèrent de telle sorte dans le fond de son âme qu'il déclara à l'heure même qu'il était Chrétien, et courut au tribunal où le juge était assis auquel il cria en présence de tout le peuple : « O juge d'iniquité ! Agissez-vous avec justice, en condamnant comme vous faites des gens de bien, et des personnes que leur piété rend si agréables à Dieu ? Les Chrétiens ne font et n'enseignent rien qui soit mauvais. » Le juge l'entendant parler de la sorte, et sachant le métier dont il se mêlait, estima d'abord qu'il se moquait ; mais voyant enfin qu'il parlait sérieusement, et soutenait avec constance la même chose,il lui répondit : « Vous ne savez ce que vous dites, Philémon ; et votre esprit s'est troublé en un moment. » « Je n'ai nullement l'esprit troublé, » lui répartit-il. « Mais c'est vous qui êtes un juge et très déraisonnable et très injuste, puisque vous faites mourir injustement tant de Justes. Quant à moi je suis Chrétien, et par conséquent du nombre de ceux qui sont les meilleurs de tous les hommes. » Le juge ensuite de ces paroles usa de toute sorte de douceur et de caresses pour le ramener dans sa première créance ; mais le voyant inflexible,il n'y eut point de tourments dont il ne lui fit sentir la violence ; et ayant appris que ce changement était arrivé par la persuasion d'Apollon, il le fit tourmenter encore plus cruellement l'accusant d'être un séducteur, et exagérant l'excès de ce crime. Sur quoi Apollon lui dit : « Plût à Dieu,ô juge, que vous et tous ceux qui sont présents et qui m'entendent, voulussiez me suivre et m'imiter dans ce que vous dites être une si grande erreur et une si dangereuse tromperie. « Le juge l'entendant parler ainsi commanda qu'on le jetât dans le feu, et Philémon avec lui, en présence de tout le peuple. Lorsqu'ils furent au milieu des flammes,le bienheureux Apollon s'adressant à Dieu, commença de crier à haute voix : « Seigneur,n'abandonnez pas à la fureur de ces bêtes farouches et cruelles la vie de ceux qui confessent votre nom ; mais faites connaître visiblement en venant à notre secours que vous êtes notre Sauveur. » Il n'eut pas plutôt proféré ces mots, le juge et tout le peuple l'entendant, qu'ils furent environnés d'une nuée qui par la rosée dont elle était pleine éteignit les flammes et le feu. Le juge et le peuple épouvantés d'un si grand miracle, se mirent à crier tout d'une voix : « Le Dieu des Chrétiens est grand : il n'y en a point d'autre que lui et lui seul est immortel. »
Ceci ayant été rapporté au gouverneur d'Alexandrie, sa fureur contre les Chrétiens, qui était déjà très violente, s'aigrit encore davantage, et ayant choisi quelques-uns d'entre les plus impitoyables ministres de sa cruauté, et que l'on pouvait plutôt nommer des bêtes farouches que non pas des hommes, il les envoya pour prendre et amener liés et enchaînés à Alexandrie, et ce juge qui avait ajouté foi à un miracle visible du Ciel, et ceux dont Dieu s'était servi pour faire voir sa grandeur et sa puissance. Comme ils les amenaient de la sorte, Apollon commença à les instruire dans la foi ; et la Grâce de Dieu donnant de l'efficace à ses paroles, ils y ajoutèrent créance ; ils la reçurent dans leur cœur pour ne s'en départir jamais ; ils ne doutèrent plus du Salut que Jésus-Christ nous a procuré ; pleins de ces bons sentiments ils se présentèrent au gouverneur avec ceux qu'il leur avait ordonné de lui amener, et lui déclarèrent hautement qu'ils étaient Chrétiens aussi bien qu'eux. Le gouverneur voyant qu'ils demeuraient fermes dans la foi de Jésus-Christ, commanda qu'on les jetât tous dans la mer, ne sachant pas l'impie qu'il était, ce qu'il faisait en commettant cette action, qui fit recevoir aux Saints non pas tant la mort que le baptême. Car les vagues, par une providence toute particulière de Dieu portèrent leurs corps sur le rivage, où ceux qui les avaient suivis pour les assister, les recueillirent et les enterrèrent tous ensemble dans une même sépulture. Ces saintes reliques continuent encore aujourd'hui de faire plusieurs miracles ; et tous ceux qui implorent leur assistance n'en reçoivent pas un petit secours. Notre Seigneur par sa Grâce a daigné nous faire voir leurs tombeaux, et nous permettre d'y rendre nos vœux et d'y faire nos prières.
DES SOLITAIRES
DE NITRIE.
Nous vînmes ensuite à Nitrie, qui est éloignée d'Alexandrie d'environ quarante milles, et est le lieu le plus célèbre d'entre tous les Monastères de l'Egypte. Il tire son nom d'un bourg qui en est fort proche, où il y a très grande abondance de salpêtre ; et je crois que la providence divine l'a ainsi permis ; d'autant que l'on y devait laver un jour les péchés des hommes, ainsi qu'on se sert du salpêtre pour laver les taches des habits. Il y a là environ cinquante diverses habitations qui sont toutes sous la conduite d'un seul Père, dans quelques-unes desquelles plusieurs Solitaires demeurent ensemble ; en d'autres ils y sont en petit nombre ; et en d'autres ils y sont seuls. Mais quoiqu'ils soient ainsi séparés, ils ne laissent pas d'être inséparables par la foi et par la charité qui les unit dans un même esprit.
Aussitôt que nous approchâmes et qu'ils reconnurent que c'étaient des Frères étrangers, soudain comme si c'eût été un essaim d'abeilles,ils sortirent tous de leurs cellules et avec une extrême gaieté vinrent en courant au-devant de nous, et la plupart d'eux nous apportèrent du pain et des peaux de bouc pleines d'eau, selon ces paroles dont le prophète use par manière de reproche : « Pourquoi n'êtes-vous pas allés au-devant des enfants d'Israël avec du pain et de l'eau ? » Ils nous menèrent ensuite à l'église, en chantant des psaumes, et puis nous lavèrent les pieds et les essuyèrent avec des linges, comme pour nous soulager de la lassitude que le travail du chemin nous avait causée ; mais en effet pour attirer dans nos âmes une force et une vigueur spirituelle par l'exercice de la charité qu'ils exerçaient envers nous.
Que dirai-je davantage de leur humanité, de leur charité, et du plaisir qu'ils prenaient à nous témoigner leur affection par toutes sortes de devoirs et de services ? Chacun s'efforçait comme à l'envi de nous mener dans sa cellule ; et ne se contentant pas de satisfaire à tous les devoirs d'hospitalité, ils nous donnaient des instructions de l'humilité qu'ils pratiquaient si parfaitement, et de la douceur d'esprit et de ces autres biens de l'âme qui s'apprennent parmi eux, ainsi que parmi des personnes retirées du monde, avec des grâces différentes à la vérité, mais avec une doctrine toujours la même et toujours semblable. Nous n'avons jamais vu en nul autre lieu une si ardente charité ; nous n'avons jamais vu en nul autre lieu la miséricorde s'exercer avec tant de ferveur et de zèle ; et nous n'avons jamais vu en nul autre lieu une si parfaite et si admirable hospitalité; nous n' avons jamais vu une si forte méditation, une si grande intelligence des divines Ecritures,ni de si continuelles occupations dans la science des Saints ; cela allant jusqu'à un tel point qu'il n'y a pas un d'eux qu'on ne prît pour un Docteur de l'Eglise, en ce qui est de la divine sagesse.
DU LIEU QUI PORTE
le nom de Cellules, et des Solitaires qui y demeurent.
Il y a un autre lieu dans le profond du désert distant environ de dix milles de Nitrie, lequel porte le nom de Cellules à cause du grand nombre qu'il y en a, dispersées deçà et delà, et toutes séparées les unes des autres. C'est là que se retirent ceux qui après avoir été instruits dans les choses spirituelles, quittent leur habit, et se résolvent à mener une vie plus solitaire et plus cachée. Car ce désert est très grand, et l'espace qui est entre les cellules est tel que l'on ne saurait ni se voir ni même s'entendre.
Il n'y a qu'un Solitaire en chaque cellule. Le silence et le repos est très grand entre eux ; et ils se trouvent seulement le samedi et le dimanche tous ensemble dans l'église, où ils se voient comme s'ils revenaient du Ciel sur la terre. Que si quelqu'un manque en cette assemblée, ils connaissent par là qu'il faut que quelque indisposition l'ait arrêté dans sa cellule, et tous le vont visiter, non pas ensemble, mais les uns après les autres ; et s'ils ont quelque chose qu'ils jugent lui pouvoir être agréable, ils le lui portent. C'est le seul sujet pour lequel on ose troubler leur silence et leur hésychia ; si ce n'est qu'il y en ait de capables d'instruire les autres par leurs paroles, et de les consoler et fortifier par leur discours, ainsi que par une huile céleste, de même qu'on huile les athlètes qui vont entrer dans la carrière. Il y en a plusieurs d'entre eux qui viennent de trois ou quatre milles loin à l'église, tant leurs cellules sont éloignées les unes des autres ; et leur charité est si grande, et l'affection qui les unit, non seulement entre eux, mais généralement avec tous les Solitaires, est si extrême, qu'ils font le sujet de l'admiration et l'exemple de tous le monde. Que s'ils apprennent que quelqu'un veut demeurer avec eux, chacun lui offre sa cellule.
SAINT DYDIME.
Entre les plus âgés de ces Solitaires, nous vîmes un saint vieillard nommé Dydime, en qui Dieu avait répandu beaucoup de grâces, comme il était facile de le juger,en regardant seulement son visage. Il foulait aux pieds ainsi que des vermisseaux les scorpions et d'autres bêtes qui sont fort venimeuses en ce pays-là, à cause de l'extrême ardeur du soleil ; et il les tuait, sans en recevoir jamais de mal.
SAINT CRONE
Nous vîmes aussi parmi eux un autre vieillard nommé Crone, qui étant âgé de cent dix ans, était encore dans une grande vigueur, et dans une parfaite santé. C'était le seul des disciples de Saint Antoine qui restait en vie ; et entre ses autres vertus nous remarquâmes en lui une très profonde humilité.
SAINT MACAIRE D'EGYPTE
NOMME L'ANCIEN.
Quelques-une de ces Pères nous contèrent que deux saints hommes qui portaient le nom de Macaire, dont l'un était d'Egypte et disciple de Saint Antoine, et l'autre d'Alexandrie, avaient ainsi que deux astres éclaté de lumière dans ce désert, et qu'il n'y avait pas moins de rapport entre les vertus spirituelles et les grâces si miraculeuses dont Dieu les favorisait, comme il y en avait entre leurs noms. Car l'un et l'autre excellait dans les exercices de la vie pénitente, et dans les perfections de l'âme ; et le seul avantage que l'un d'eux avait sur l'autre était qu'il semblait avoir hérité des grâces célestes et des vertus du bienheureux Antoine.
Ils nous dirent ensuite qu'un homicide ayant été commis dans un lieu proche de là, et un homme qui en était innocent étant accusé de l'avoir fait,il s'enfuit dans la cellule de Saint Macaire d'Egypte, où ceux qui le poursuivaient arrivèrent aussitôt, et dirent qu'eux-mêmes couraient fortune, s'ils n'emmenaient ce meurtrier pour en faire la justice. Au contraire, ce pauvre accusé soutenait avec serment qu'il n'était nullement coupable du sang de cet homme. Cette contestation ayant duré fort longtemps, le Saint demanda où l'on avait enterré le mort ; et quand on lui eut enseigné le lieu, il s'y en alla avec ceux qui pressaient si fort pour emmener l'accusé. Ayant mis les genoux en terre, et invoqué le nom de Jésus-Christ, il leur dit : « Le Seigneur fera connaître maintenant si cet homme est coupable du crime dont vous l'accusez. » Alors élevant sa voix il appela le mort par son nom, lequel lui ayant répondu du fond du sépulcre, il lui dit : « Je vous conjure par Jésus-Christ de déclarer si c'est cet homme qui vous a ôté la vie. » A quoi le mort répondit d'une voix intelligible que ce n'était pas lui qui l'avait tué. Tous ceux qui se trouvèrent présents étant épouvantés d'un si grand miracle, se jetèrent à ses pieds, et le supplièrent de demander au mort qui était donc celui qui avait commis ce meurtre. « C'est ce que je n'ai garde de faire, » leur dit le Saint, « puisqu'il me suffit de délivrer l'innocent, sans me mêler de faire connaître qui est le coupable. »
Ils nous racontèrent aussi un autre miracle. Par un effet de magie, la fille d'un habitant d'un bourg voisin paraissait aux yeux de tous ceux qui la voyaient être un cheval, et non pas une jeune fille. Son père et sa mère la menèrent à ce saint homme, qui leur ayant demandé ce qu'ils désiraient, ils lui répondirent : « Ce cheval que vous croyez voir était une vierge, notre fille. Mais des scélérats l'ont changée par leurs enchantements et par leurs charmes en cet animal que vous voyez : ce qui nous fait recourir à vous pour vous conjurer de prier Dieu, afin qu'il lui plaise de la remettre dans le même état qu'elle était auparavant. Il leur répondit : « Je vois cette jeune fille dont vous me parlez ; mais je ne vois rien en elle qui ressemble à une bête. Car ce que vous dites n'est pas en elle ; mais seulement dans les yeux des personnes qui la regardent, parce que c'est une illusion du démon, qui n'a rien de véritable. » Leur ayant parlé de la sorte, il la mena avec eux dans sa cellule ; et s'étant mis à genoux pour prier Dieu, il leur commanda de joindre leurs prières avec les siennes ; puis ayant répandu de l'huile sur cette jeune fille au nom du Seigneur, toute cette illusion cessa ; et cette jeune fille ne parut plus à personne que comme elle avait paru au Saint.
Ils nous dirent aussi qu'il vint un jour à lui un de ces hérétiques d'Egypte que l'on nomme Hiéracites, et qui nient la résurrection des morts. Cet homme ayant par ces paroles artificieuses jeté du trouble dans l'âme de plusieurs Solitaires qui demeuraient dans le désert, il eut même la hardiesse de soutenir en présence de Saint Macaire sa pernicieuse créance. A quoi le Saint résistant et contestant contre lui, il éludait par des arguments captieux ses paroles simples et sans artifice. Le serviteur de Dieu voyant que par ce moyen ces Solitaires couraient fortune de chanceler dans la foi : « Allons, « dit-il, « aux tombeaux des Frères qui sont partis avant nous pour aller au Ciel, et que chacun sache que celui auquel Dieu fera la grâce de ressusciter quelqu'un d'entre eux, est celui dont il approuve la foi et autorise la créance. » Ce discours ayant fort plu à tous ces Solitaires, ils s'en allèrent aux sépulcres ; et là Saint Macaire pressa fort le Hiéracite de ressusciter un mort au nom du Seigneur. A quoi ayant répondu que c'était à lui d'en ressusciter un le premier, puisqu'il avait fait la proposition, le Saint se prosterna en terre, fit la prière ; et quand elle fut achevée, il dit en levant les yeux au Ciel : « Faites connaître, Seigneur, en ressuscitant ce mort, lequel de nous deux fait profession de la véritable foi. » Ces paroles achevées,il appela par son nom un Solitaire qui avait été enterré quelque temps auparavant. Le mort lui répondit du fond du tombeau. Et alors les Frères s'approchant, ils ôtèrent tout ce qui était sur lui, et délièrent tous les linges sont il était enveloppé, et le retirèrent vivant du sépulcre. Le Hiéracite épouvanté de ce miracle s'enfuit aussitôt ; et tous les Frères courant après lui, le chassèrent hors de la contrée.
Ils nous racontèrent aussi plusieurs autres choses de ce Saint, qui seraient trop longues à écrire ; et ce peu que je viens de dire suffit pour faire connaître les merveilles de sa vie.
SAINT MACAIRE
D'ALEXANDRIE
SURNOMME LE JEUNE.
Un autre Saint Macaire fit aussi de très grands miracles, dont quelques-uns qui ont été écrits par d'autres peuvent suffire pour faire connaître ses éminentes vertus. C'est pourquoi je ne m'étendrai pas beaucoup sur ce sujet.
Ces Solitaires nous racontèrent donc que ce Saint aimant plus que nul des autres la solitude, il avait passé jusques dans les lieux les plus reculés et les plus inaccessibles du désert, où il trouva un endroit planté de divers arbres fruitiers, et rempli de toutes sortes de biens. On dit qu'il y trouva aussi deux Solitaires, et que les ayant priés de trouver bon qu'il en amenât d'autres pour habiter en ce lieu-là, d'autant qu'il était fort agréable et fort abondant en toutes les choses nécessaires à la vie, ils lui répondirent qu'il n'était pas à propos d'y en amener beaucoup, de crainte qu'en traversant le désert ils ne fussent trompés par les démons qui y étaient en grand nombre, ou attaqués par des bêtes farouches, dont il était très difficile à ceux qui n'y étaient pas accoutumés de surmonter les artifices et les efforts. Le Saint étant retourné vers ses Frères, et leur ayant rapporté quelles étaient les commodités de ce lieu, plusieurs désirèrent avec ardeur de s'y en aller avec lui. Mais les Pères les en détournèrent par un conseil plus salutaire, en leur disant : « S'il est vrai, comme c'est la commune opinion qu ee ce lieu a été fait par Jamné et Membré, deux magiciens de Pharaon roi d'Egypte, nous n'en devons croire autre chose, sinon que c'est un ouvrage du démon, lequel s'en veut servir pour nous tromper, et pour nous perdre. Car s'il est aussi fertile en toutes choses, et délicieux comme on nous l'assure, que devons-nous espérer dans les siècles à venir, si nous jouissons dès ici-bas de tant de commodités et de plaisirs ? » Par ces paroles et autres semblables, ils réprimèrent l'ardeur de ces jeunes Solitaires.
Le lieu auquel Saint Macaire demeurait s'appelle Scété. Il est situé dans un très vaste désert, et distant des Monastères de Nitrie d'autant de chemin qu'on en peut faire en un jour et une nuit. Il n'y a pas le moindre sentier qui y conduise, ni aucune remarque qu'on puisse faire sur la terre, pour y arriver ; mais on n'y va qu'en observant le cours des astres. On y trouve rarement de l'eau ; et lorsqu'on y en rencontre, elle est de très mauvaise odeur, et sent comme le bitume ; mais le goût n'en est pas désagréable. Il y a là des Solitaires d'une éminente perfection ; un lieu si épouvantable et si affreux ne pouvant être habité que par des hommes qui embrassent une vie parfaite, et dont le courage et la constance soit à l'épreuve de toutes choses. Ils sont très affectionnés à la charité, non seulement entre eux, mais encore envers tous les autres, s'il arrive par hasard que quelqu'un aille au lieu où ils sont.
On nous dit aussi qu'une grappe de raisin ayant été apportée à Saint Macaire, sa charité qui lui faisait rechercher non pas ce qui lui était commode, mais ce qui le pouvait être aux autres, la lui fit porter à un Frère qu'il croyait en avoir davantage de besoin que lui. Ce Solitaire rendit grâces à Dieu de cette bonté du Saint ; mais ayant comme lui plus de soin de son prochain que de soi-même, il porta cette grappe de raisin à un autre, et cet autre à un autre : de sorte qu'elle fit le tour de toutes les cellules, qui étaient dispersées dans le désert et fort éloignées les unes des autres,jusques à ce qu'elle retombât entre les mains du Saint, sans que nul des Solitaires sût que ç'avait été lui qui le premier l'avait envoyée. Le Saint reçut une extrême joie de voir une telle sobriété et une si grande charité dans tous ses Frères, et s'incita lui-même par cette considération à pratiquer plus que jamais les exercices de la vie spirituelle.
Ceux qui l'avaient entendu de sa propre bouche nous assurèrent aussi que le Diable vint une nuit frapper à la porte de sa cellule, et lui dit : « Levez-vous, Abbé Macaire, afin que nous allions avec les Frères faire les prières de la nuit. » Le Saint que la Grâce de Dieu remplissait de telle sorte qu'il ne pouvait être trompé, connut aussitôt l'artifice du démon, et lui dit : « O esprit de mensonge et ennemi de la vérité, qu'y a-t-il de commun entre toi et cette assemblée de Saints ? « Ignores-tu donc, ô Macaire, » lui répartit le démon, qu'il ne se fait point d'assemblée de Solitaires dans laquelle nous ne nous trouvions ? Viens seulement, et tu y verras de nos œuvres. » « Esprit impur, « répondit le Saint, « le Seigneur veuille te dompter par sa puissance. » S'étant ensuite mis en prière,il demanda à Dieu de lui faire connaître si ce dont le démon se vantait était véritable ; puis il alla à l'assemblée où les Frères faisaient l'office durant la nuit ; et là se mettant encoresen prières, il demanda de nouveau à Dieu de lui faire connaître si ce que le Diable lui avait dit était véritable. Aussitôt il vit dans toute l'église comme de petits enfants Ethiopiens extrêmement laids, qui couraient de tous côtés, et allaient si vite qu'il semblait qu'ils eussent des ailes. Or la coutume est que tous les Frères étant assis, il y en a un qui récite un psaume, et les autres l'écoutent ou répondent à chaque verset. Ces petits Ethiopiens courant donc, comme j'ai dit, deçà et delà, faisaient diverses malices à tous ceux qui étaient ainsi assis. Ils fermaient les paupières de quelques-uns, et ils s'endormaient aussitôt. Ils mettaient les doigts dans la bouche de quelques autres, et ils les faisaient bâiller. Et lors même que le psaume étant achevé ces Solitaires se prosternaient en terre pour faire oraison, ils ne laissaient pas de courir à l'entour d'eux, paraissant à l'un sous la figure d'une femme, à un autre comme bâtissant quelque maison,à un autre comme portant quelque chose, et ainsi à d'autres en d'autres manières : ce qui faisait que ces Solitaires durant leurs prières roulaient dans leur imagination et dans leurs pensées tout ce que les démons leur représentaient comme en se jouant. Il y en avait néanmoins quelques-uns, qui comme par je ne sais quelle force supérieure les repoussait de telle sorte, lorsqu'ils les voulaient ainsi tromper, qu'ils tombaient les pieds contre-mont, et que ne pouvant après cela demeurer debout ils n'osaient plus passer auprès d'eux ; au lieu qu'au contraire ils marchaient sur la tête et sur le dos de quelques autres des Frères, et se moquaient d'eux parce qu'ils n'étaient pas attentifs à leur oraison. Saint Macaire ayant vu cela jeta de profonds soupirs, et fondant en larmes en la présence de Dieu, lui dit : « Regardez, Seigneur, de quelle sorte le démon nous tend des pièges : (Ps.22) Parlez s'il vous plaît d'une voix tonnante,et faites-lui sentir les effets de votre juste colère. Levez-vous,mon Dieu, afin que vos ennemis soient dissipés, et s'enfuient de devant votre face, puisque vous voyez comme quoi ils remplissent nos âmes d'illusions. » Lorsque la prière fut finie, le Saint pour approfondir encore davantage la vérité de ce qu'il avait ainsi vu, fit appeler en particulier et l'un après l'autre tous ceux des Frères auxquels il avait remarqué que les démons étaient ainsi apparus sous diverses formes et en diverses manières pour les tromper et pour les surprendre, et leur demanda si durant leur oraison ils avaient eu quelque pensée ou de bâtiment, ou de voyage, ou d'autres choses selon ce qu'il avait reconnu que les démons les leur avait représentées. Chacun d'eux lui avouant que cela s'était passé de la sorte,il connut que toutes ces pensées vaines et inutiles que l'on a durant l'office et dans la prière, arrivent par l'illusion des démons, et que ces Ethiopiens si affreux et si difformes sont repoussés par ceux qui veillent avec grand soin sur eux-mêmes, parce qu'une âme unie à Dieu, et qui dans le temps de l'oraison a une attention particulière vers lui, ne peut souffrir que rien d'étranger ni d'inutile entre en elle, pour la divertir et pour la troubler.
Le Saint ajoutait une autre chose encore plus étrange, qui est que lorsque les Solitaires s'approchaient de la sainte Communion, et étendaient la main pour la recevoir,les démons sous la figure de ces petits Ethiopiens, prévenaient le Prêtre, et donnaient à quelques-uns des charbons, au lieu du Corps de Notre Seigneur, qui paraissant aux assistants être reçu par eux des mains du Prêtre, s'en retournait vers l'autel. Et qu'au contraire, il y en avait d'autres, qui par l'assistance des mérites et des prières des plus parfaits, lorsqu'ils tendaient la main vers l'autel pour recevoir ce sacrement,mettaient en fuite les démons, qui s'en allaient avec grande crainte, parce qu'un Ange de Dieu qui assistait le Prêtre à l'autel, mettait sa main sur la sienne, lorsqu'il administrait ce sacrement. Depuis ce temps Dieu continua toujours à favoriser le Saint de la grâce de connaître quand les Frères faisaient les prières de la nuit, ou lorsqu'ils chantaient des psaumes,ou dans le temps de leur oraison, les distractions qui leur arrivaient par l'illusion des démons, et l'indignité ou le mérite de ceux qui s'approchaient de l'autel.
Un jour comme les deux Saints Macaires, ces grands serviteurs de Dieu, allant visiter un des Frères, étaient montés dans un bateau, qui sert d'ordinaire à passer le Nil,il s'y rencontra des colonels de grande considération, et qui avaient avec eux quantité de serviteurs, de chevaux, et d'équipage:L'un d'eux voyant au bout du bateau ces deux Solitaires couchés par terre, pauvrement vêtus et préparés à toute sorte d'évènements, il leur dit : « Etes-vous heureux de vous jouer ainsi du monde, et de n'y prétendre autre chose qu'un habit très pauvre, et une nourriture très austère ? » « Certes vous avez grande raison de dire », lui répartit l'un de ces deux Saints, que ceux qui se consacrent entièrement au service de Dieu se jouent du monde. Et nous au contraire, avons grand sujet de vous plaindre de ce que le monde se joue de vous. » Ces paroles touchèrent si fort ce colonel qu'il ne fut pas plutôt arrivé chez lui que distribuant une partie de son bien aux pauvres, et abandonnant le reste, il suivit la voix de Dieu qui l'appelait, et se hâta d'aller trouver des Solitaires pour vivre comme eux.
Mais comme j'ai déjà dit, on rapporte plusieurs autres actions,non moins admirables de Saint Macaire d'Alexandrie, que celui qui désirera de les apprendre pourra trouver en partie dans le onzième livre de l'Histoire Ecclésiastique.
PALLADE, OUTRE LESQUELLES
choses susdites, en rapporte encore d'autres de Saint Macaire d'Alexandrie, lesquelles il est à propos d'ajouter ici, comme ne pouvant être plus certaines, puisqu'il a demeuré longtemps avec lui, ainsi qu'il le témoigne lui-même.
Saint Macaire d'Alexandrie était Prêtre, et demeurait dans le lieu que l'on nomme Celles,où j'ai demeuré aussi neuf ans, dont j'en ai passé trois avec lui dans une très grande hésychia. J'ai vu quelques-uns des miracles que son excellente manière de vie l'a rendu digne de faire ; et j'en ai appris d'autres par le rapport de ceux qui ont vécu avec lui.
Le Saint ayant vu chez l'admirable Saint Antoine de parfaitement beaux rameaux des palmiers qu'il avait cultivés de ses propres mains, il le pria de lui en donner quelques-uns. Sur quoi ce saint homme lui ayant répondu : « Il est écrit : Vous ne désirerez point le bien de votre prochain, » il n'eut pas plutôt achevé ces paroles que tous ces rameaux devinrent aussi secs que si le feu y eût passé. Ce que Saint Antoine voyant, il lui dit : « Il paraît que le Saint Esprit repose sur vous, et je vous considérerai désormais comme l'héritier et le successeur de toutes les grâces que Dieu m'a faites. »
Le Diable le voyant un jour dans sa solitude extrêmement affaibli et exténué, lui dit : « Puisque tu as reçu la Grâce d'Antoine, pourquoi n'uses-tu pas de ton pouvoir, et ne demandes-tu pas à Dieu de la nourriture et des forces pour marcher dans le chemin où tu es entré ? » Il lui répondit : « Le Seigneur est toute ma force. Le Seigneur est toute ma gloire. Et quant à toi, n'entreprends point de tenter ton serviteur. » Le Diable lui fit voir ensuite un fantôme sous la figure d'un chameau qui allait par le désert, et était chargé de toutes les choses nécessaires pour la vie. Cet animal s'arrêta auprès du Saint, qui se doutant, comme il était véritable, que ce n'était qu'un fantôme, se mit en prière, et aussitôt la terre s'ouvrit et l'engloutit.
Ayant su que durant tout le Carême les Solitaires de Tabène ne mangeaient rien qui eût été cuit, il résolut de faire la même chose durant sept ans ; et l'ayant pratiqué exactement en ne mangeant que des herbes crues, les unes sèches et les autres trempées dans de l'eau, selon qu'il les rencontrait, il n'y trouva pas grande difficulté. Ayant aussi appris qu'un Solitaire ne mangeait qu'une livre de pain par jour, il rompit les morceaux du pain qu'il avait, et les mit dans une bouteille,avec résolution de n'en manger qu'autant qu'il en pourrait prendre avec lles doigts : ce qui est une austérité. » Car, » nous disait-il de fort bonne grâce, j'en prenais bien plusieurs morceaux ; mais l'entrée de la bouteille était si étroite que je ne pouvais les en tirer ; et l'exemple du publicain de l'Evangile, que j'avais toujours dans l'esprit,me permettait à peine d'user de ce qui m'était nécessaire pour la vie. » Il pratiqua durant trois ans cette si étroite abstinence, ne mangeant que quatre ou cinq onces de pain par jour, buvant de l'eau à proportion, et ne consumant durant toute l'année qu'une petite cruche d'huile.
Voici un autre de ses exercices. Cet homme infatigable se résolut de surmonter le sommeil, ainsi qu'il nous le raconta lui-même, comme cela nous pouvant servir, en nous disant : « Ayant résolu de vaincre le sommeil, je passai vingt jours et vingt nuits à découvert, étant brûlé durant le jour par la chaleur, et transi durant la nuit par le froid. Que si au bout de ce temps je ne me fusse jeté prromptement dans ma cellule, je serais tombé en défaillance, tant mon cerveau s'était desséché. Ainsi quant à ce qui me regarde, j'ai surmonté le sommeil ; mais quant à ce qui est de la nature, je lui ai cédé lorsque j'ai reconnu en avoir besoin.
Ce démon que l'on nomme l'esprit de fornication lui faisant une guerre très cruelle, il se résolut de demeurer u, et sans bouger d'une même place durant six mois tout entiers, dans un marais nommé Scété, qui est dans une vaste solitude, et où il y a des moucherons, qui n'étant pas moins grands que des guêpes, ont des aiguillons si pénétrants que la peau même des sangliers n'est pas à l'épreuve de leurs piqûres. Ainsi ils mirent tout son corps en tel état que quelques-uns crurent qu'il avait la lèpre. Et lorsqu'au bout de ce temps il fut retourné dans sa cellule, on ne pouvait le reconnaître qu'à la voix.
Il nous raconta lui-même qu'il avait désiré d'aller au lieu où était le sépulcre de ces célèbres magiciens de Pharaon, Jamné et Mambré, bâti dans un grand jardin, lequel en porte le nom, soit par l'envie de le voir, ou pour éprouver quels étaient les démons qui l'ont en garde. Car on tient qu'il y en a plusieurs, et de très cruels, que ces deux Frères avaient comme attachés en ce lieu-là par la puissance de leur art, dans lequel ils excellaient de telle sorte qu'il les avait élevés au plus haut point de faveur et de crédit auprès de ce roi d'Egypte, et leur avait donné moyen de faire construire cette superbe sépulture, qu'ils firent bâtir de pierre de taille, et y ayant enterré une grande quantité d'or, ils firent planter un parc qu'ils remplirent de toutes sortes d'arbres et d'excellents fruits, et y firent faire un très grand puits à cause que la terre y était fort sèche, étant portés à cela par l'espérance qu'ils avaient qu'après leur mort ils passeraient en ce lieu une vie délicieuse, ainsi que dans un paradis terrestre.
Or comme le serviteur de Dieu ne savait point le chemin qui y conduit, il traversa tout le désert, ainsi que les pilotes traversent les mers en suivant le cours des astres ; et prenant quelques roseaux,il en plantait un à chaque mille qu'il faisait, afin qu'ils lui pussent servir de marques pour retourner par où il était allé. Ayant ainsi passé en neuf jours toute cette vaste solitude, et se trouvant à l'entrée de la nuit auprès du jardin,il dormit un peu. Mais le démon, cet irréconciliable ennemi de ceux qui combattent sous les enseignes de Jésus-Christ, ne dormant pas, il rassembla sous les roseaux dont j'ai parlé, et comme le Saint reposait ainsi à un mille de distance du jardin ou environ, il les lui mit sous la tête, et puis s'en alla. Le Saint les aperçut à son réveil, tous liés ensemble. Et Dieu le permit peut-être pour davantage éprouver sa foi, afin qu'au lieu de mettre son espérance en ces roseaux, il ne la mit qu'en sa seule grâce qui durant quarante ans entiers a conduit les enfants d'Israël dans cette terrible solitude avec une colonne de nuée.
Lorsque j'approchai de la sépulture, nous disait le Saint,il en sortit jusques à soixante-dix démons sous différentes figures. Les uns criaient, les autres sautaient, les autres grinçaient des dents avec grand bruit ; et quelques-uns en volant ainsi que des corbeaux venaient comme pour me déchirer le visage, et me disaient : « A qui en veux-tu, Macaire ? As-tu résolu de nous tenter, nous qui sommes solitaires aussi bien que toi ? Pourquoi viens-tu ainsi nous chercher ? Avons-nous fait tort à quelques-uns de tes frères ? Tu occupes avec tes semblables des déserts qui sont à nous, et tu en as chassé nos compagnons. Qu'avons-nous de commun avec toi ? Pourquoi entreprends-tu sur ce qui nous appartient ? Et pourquoi, puisque tu fais profession d'être Solitaire, ne te contentes-tu pas de ta solitude ? Ceux qui ont bâti ce lieu-ci nous en ont mis en possession. Quel droit as-tu donc d'y habiter ? Pourquoi veux-tu entrer dans une demeure qui est nôtre, et dans laquelle homme vivant n'est entré, depuis que nous y avons fait les funérailles des deux Frères qui l'ont bâtie ? » Les démons ayant fait plusieurs semblables efforts pour troubler le Saint, il leur répondit : « Je ne veux qu'entrer et voir ce lieu-ci, et puis je m'en retournerai. « Promets-le nous donc en ta conscience », lui dirent-ils. Le Saint leur ayant réparti : « Les effets suivront mes paroles, » ils disparurent à l'heure même.
Quand ils voulut entrer dans le jardin, le diable avec une épée nue à la main vint à sa rencontre et le menaça. Sur quoi le bienheureux Macaire lui dit : « Et moi j'entrerai en lice contre toi, au nom du Seigneur des armées, pour combattre en qualité de soldat du Dieu d'Israël. » Lorsqu'il fut entré, il considéra toutes choses, entre lesquelles il vit un sceau de cuivre pendu au puits avec une chaîne de fer que le temps avait à demi mangée, des grenades qui étaient creuses dedans et desséchées par le soleil, et plusieurs vaisseaux d'or qui avaient été consacrés aux démons.
Le Saint s'étant retiré sans bruit et sans rencontrer aucun obstacle, il retourna au bout de vingt jours dans sa cellule. Le pain et l'eau qu'il avait portés lui ayant manqué durant le chemin, il se trouva réduit à une grande nécessité. Car j'estime avec toute sorte d'apparence que durant tous les vingt jours qu'il employa à traverser cette grande solitude, il ne mangea chose quelconque ; et il est possible que dans une telle peine il ait été tenté d'impatience. Lorsqu'il ne s'en fallait quasi plus rien qu'il ne tombât de faiblesse, il aperçut à ce qu'il nous racontait une personne qui paraissait être une jeune fille, laquelle était vêtue d'une robe de lin fort délié, et tenait en ses mains un vase d'or dont il découlait de l'eau. Le Saint ajoutait qu'elle ne lui semblait être éloignée de lui que d'environ la longueur d'un stade, et que durant trois jours il la vit toujours en la manière que je viens de dire, et comme l'invitant à boire, sans qu'il eût la force de l'approcher. Ainsi après avoir par l'espérance de désaltérer sa soif, supporté courageusement un si grand travail, il vit une grande troupe de bœufs et de vaches sauvages ( car il y en avait quantité en ces lieux-là) dont une qui avait un petit, et de qui le pis dégouttait de lait, s'arrêta vis à vis de lui. Alors il entendit une voix d'en haut qui lui dit : « Approche-toi, Macaire, de cet animal, et rassasie-toi de son lait. » « Ce qu'ayant fait, » nous disait ce Saint,je satisfis à mon besoin ; et Dieu pour augmenter ses faveurs, et faire encore mieux connaître à un homme faible et misérable comme je suis la confiance que l'on doit avoir en son secours, commanda à cette bête de me suivre jusqu'en ma cellule ; à quoi elle obéit, et me nourrit toujours de son lait, sans permettre à son petit de la téter. »
Un jour comme cet excellent homme travaillait à faire un puits pour le soulagement des Solitaires en un lieu où il y avait quantité de fagots de vigne et de feuilles, il fut mordu par un aspic, dont chacun sait combien le venin est pénétrant et mortel. Alors prenant avec ses deux mains les deux côtés du gosier de cet animal il le déchira en pièces, en lui disant : « Mon Dieu ne t'ayant point envoyé, comment as-tu la hardiesse de venir à moi ? »
Ce grand Saint ayant appris que les Solitaires de Tabène faisaient profession d'une vie très excellente et très parfaite, il quitta son habit et prit celui d'un séculier qui gagne sa vie de son travail ; puis ayant marché à travers le désert durant quinze jours, il arriva dans la Thébaïde au Monastère de Tabène, où il demanda l'Abbé nommé Pacôme, qui était un homme d'une admirable vertu et qui avait le don de prophétie ; mais Dieu ne lui avait rien révélé sur le sujet de Saint Macaire. Lorsqu'il fut venu, il lui dit : « Je vous supplie, mon Père, de me recevoir dans votre maison, pour y être Solitaire ». « Cela ne se peut »,lui répondit Saint Pacôme,parce que vous êtes trop avancé en âge pour supporter les grandes austérités auxquelles les Frères qui sont dans ce Monastère s'exercent dans leur jeunesse ; et qu'ainsi ne pouvant résister aux tentations qui se rencontrent dans ces travaux, ils vous donneraient sujet de murmurer et nous quitter avec mécontentement et avec dégoût. » L'ayant refusé de la sorte sept jours de suite, durant lesquels il ne mangea chose quelconque, il ne se rebuta pas néanmoins, mais dit à Saint Pacôme : « Mon Père, recevez-moi, je vous prie ; et si je ne jeûne et ne fais les mêmes choses que les autres Solitaires, je consens que vous me chassiez. » Le Saint voyant sa persévérance persuada aux Frères qui sont encore aujourd'hui jusques au nombre de quatorze cents dans ce Monastère de le recevoir.
Quelque temps après le Carême étant venu, Saint Macaire ayant remarqué qu'ils s'étaient proposé de le passer en différentes manières, les uns en ne mangeant que le soir, les autres en demeurant deux jours sans manger, les autres en demeurant cinq, et les autres en passant la nuit debout et demeurant assis durant le jour pour travailler à quelque ouvrage, il prit des rameaux de palmiers qu'il fit tremper, et se tint debout en un coin durant tout le Carême et jusques au jour de Pâques sans se mettre à genoux, sans s'asseoir, sans s'appuyer sur quoi que ce soit, sans manger un seul morceau de pain, et sans boire une seule goutte d'eau ; mais il prenait seulement le dimanche quelques feuilles de choux toutes crues, afin de faire voir qu'il mangeait, et de n'entrer pas dans une opinion présomptueuse de soi-même. Que si quelquefois il était contraint de sortir, il retournait aussitôt à son ouvrage, et continuait à demeurer debout en silence, sans seulement ouvrir la bouche. Il joignait à ce silence extérieur celui du cœur, et en faisant oraison, il travaillait avec ces feuilles de palmiers qu'il avait entre les mains.
Les plus austères du Monastère voyant cela commencèrent à murmurer contre leur Abbé, et lui dirent : « D'où nous avez-vous amené cet homme, qui vit comme s'il était un pur esprit sans chair et sans os, et qui semble n'être venu ici que pour notre condamnation ? Faites-le sortir ; ou bien nous sortirons tous. » Saint Pacôme ensuite de ces paroles s'enquit de quelle sorte avait vécu celui dont ils faisaient tant de plaintes, et l'ayant appris, il pria Dieu de lui faire savoir qui il était. Lui ayant été révélé que c'était Macaire le Solitaire,il le prit par la main, et après l'avoir mené dehors dans un oratoire où il y avait un autel,il l'embrassa et lui dit : « Est-ce donc vous, ô vénérable vieillard ? Vous êtes Macaire. Et vous n'avez pas voulu me le dire. Il y a si longtemps qu'ayant entendu parler de vous, je désirais de vous voir. Je vous rends grâces de ce que vous avez humilié mes enfants en leur ôtant tout sujet de s'élever de vanité, et d'avoir des pensées trop avantageuses d'eux-mêmes,à cause de leurs austérités. Vous nous avez assez édifiés par votre présence. Je vous supplie de retourner dans votre cellule ordinaire, et là de prier pour nous. Ainsi à la prière de Saint Pacôme et de tous les Frères, il se retira.
Cet homme, qui semblait être impassible, nous disait aussi une autre fois : « Après avoir exactement accompli tous les devoirs de la vie solitaire et religieuse, il me vint un autre désir purement spirituel, qui fut de mettre durant cinq jours mon esprit en telle assiette que rien ne le pût séparer de Dieu, et qu'il n'eût point d'autres pensées que de lui seul. Je fermai ensuite le dedans et le dehors de ma cellule, afin de n'être point obligé de répondre à qui que ce fût ; et me tenant debout, je commençai sur les huit heures du matin à dire à mon âme : Prends garde à ne descendre point du Ciel. Tu as là les Anges, les Archanges, les Chérubins, les Séraphins, et toutes les puissances célestes. Tu y as ton Dieu Créateur de toutes choses ; N'en pars donc point. Ne descends point au-dessous des Cieux. Et ne te laisse point aller à des pensées basses et terrestres. » Ayant passé de la sorte deux jours et deux nuits, le démon en conçut une telle rage qu'il vint comme une flamme de feu, et brûla tout ce qui était dans ma cellule, et même la natte de jonc sur laquelle j'étais debout, en telle sorte que je croyais brûler moi-même : ce qui m'ayant enfin touché de crainte, je me départis le troisième jour de la résolution que j'avais prise, ne pouvant davantage tenir ma pensée dans cette parfaite union, et je descendis dans la considération des choses du monde – Dieu le permettant peut-être ainsi, de peur que je ne m'enflasse de vanité.
Etant un jour allé voir le Saint,je trouvai hors de sa cellule un Prêtre d'un bourg proche de là, qui avait le visage et toute la tête tellement mangés d'un cancer que c'était une chose horrible à voir. Il venait pour être guéri;mais le Saint n'avait pas seulement voulu lui parler. Sur quoi je lui dis : « Ayez compassion, je vous prie, de ce misérable ; et au moins rendez-lui réponse. » « Il est indigne d'être guéri de ce mal « , me répondit-il ; et c'est Dieu qui le lui a envoyé pour le punir. Que si vous désirez qu'il soit guéri, faites-le donc résoudre à ne dire jamais la liturgie. » « Pourquoi ?», lui répartis-je. « Parce que, » me répliqua-t-il, « qu'il l'a dite après être tombé en fornication ; et que c'est pour cela que Dieu le châtie. Mais si par la crainte de l'offenser, il cesse de commettre le péché dans lequel il est tombé par le mépris de sa justice, Dieu lui-même le guérira. » Ayant parlé conformément à cela à ce pauvre malheureux, il me promit avec serment de n'accomplir de sa vie aucune des fonctions du sacerdoce. Alors le Saint le reçut, et lui dit : « Croyez-vous qu'il y ait un Dieu, auquel rien ne saurait être caché ? » « Je le crois, mon Père », répondit-il. « Croyez-vous », ajouta le Saint, « qu'il n'a pas été en votre pouvoir de le tromper ? » « Je le crois », répliqua-t-il. « Si vous connaissez la grandeur de votre péché, » continua ce bienheureux homme, et que c'est par un juste châtiment que Dieu vous a envoyé cette maladie, corrigez-vous donc pour l'avenir. » Ensuite de ces paroles il confessa tout haut son péché, et promit de n'y retomber jamais, et de ne dire jamais la liturgie, mais de vivre comme un laïc. Le Saint le voyant dans cette disposition, il lui imposa les mains : et peu de jours après il fut guéri. Les cheveux lui revinrent ; et il retourna en sa maison en glorifiant Dieu et en rendant de grandes actions de grâces à son serviteur.
Le Saint avait diverses cellules, une en Scété, qui est bien avant dans le désert, une en Lybie, une en Celles, et une sur la montagne de Nitrie. On dit que dans les unes qui étaient sans portes, il demeurait durant tout le Carême assis dans l'obscurité ; qu'il y en avait une si petite qu'il ne pouvait s'y étendre tout de son long, et que dans une autre qui était plus spacieuse, il allait trouver ceux qui venaient pour parler à lui.
Il délivra un nombre innombrable de possédés. Et comme nous étions avec lui, on lui amena de la ville de Thessalonique, qui est sur les confins de l'Achaïe, une jeune fille de fort bonne maison, et fort riche, qui depuis plusieurs années était malade d'une grande paralysie. Etant touché de compassion de la voir étendue sur la terre devant sa cellule,il l'huila durant vingt jours de ses propres mains, avec de l'huile bénie, et pria pour elle ; puis il la renvoya parfaitement guérie en sa maison, où elle retourna à pied, et fit ensuite de grandes aumônes aux Saints Solitaires.
On lui amena en ma présence un enfant tourmenté du malin esprit. Il lui mit
la main droite sur la tête, et la gauche sur le coeur, et ne cessa point de prier jusques à ce qu'il le vit élevé en l'air, aussi enflé que serait une peau de bouc, et extraordinairement pesant. Alors tout d'un coup poussant un grand cri, il jeta de l'eau par le nez, par la bouche, et par les oreilles, et revint au même état qu'il était auparavant. Il l'huila ensuite avec de l'huile bénie, et versa de l'eau sur lui ; et l'ayant ainsi guéri, il le remit entre les mains de son père, et lui défendit de ne lui laisser manger de la viande, ni boire du vin durant quarante jours entiers.
Il lui vint un jour des pensées de vanité qui tendaient à le faire sortir de sa cellule, et le portaient sous un honnête prétexte, et pour des raisons qui semblaient justes, à aller à Rome, pour y exercer la charité envers ceux qui auraient besoin de son secours ( car on voyait reluire en lui une grâce très particulière contre les démons). Après avoir résisté longtemps à cette tentation, il sentit une grande agitation dans son esprit ; et alors se couchant par terre sur le seuil de la porte de sa cellule, il étendit ses pieds au dehors, et dit : « Si vous le pouvez, ô démon,arrachez-moi, et entraînez-moi d'ici, car je n'en partirai point de moi-même ; et je proteste d'y demeurer en l'état que je suis jusques au soir, et que si vous ne m'en tirez par force, je ne prêterai point l'oreille à la pensée d'en sortir. » Ayant ainsi demeuré longtemps, il se leva ; et la nuit étant venue, les démons recommencèrent à le tourmenter. Alors il prit une corbeille qui contenait deux boisseaux, et l'emplit de sable ; puis l'ayant chargée sur ses épaules, il marcha tout au travers du désert. Théosèbe Cosmétor, originaire d'Antioche, l'ayant rencontré, lui dit : « Que portez-vous là, mon Père ? Déchargez-vous sur moi de ce fardeau, et ne vous tourmentez pas davantage. » Il lui répondit : « Je tourmente celui qui me tourmente, et qui me voyant si lâche et si paresseux, me veut persuader d'entreprendre de longs voyages. » Ayant donc ainsi marché longtemps, et son corps étant tout brisé et tout froissé, il retourna dans sa cellule.
Paphnuce qui était aussi un grand serviteur de Dieu, et un excellent disciple de Saint Macaire, me contait que ce saint homme étant assis à l'entrée de sa cellule et s'entretenant avec Dieu, une hyène ( qui est un animal très cruel) lui apporta son petit qui était aveugle, puis ayant frappé de sa tête contre la porte et l'ayant ouverte, elle entra et le jeta à ses pieds. Le Saint l'ayant pris, il lui cracha sur les yeux et fit sa prière ; et aussitôt il vit clair. La hyène lui ayant donné à têter et l'ayant repris, elle s'en alla. Le lendemain elle apporta au Saint une grande peau de brebis, laquelle ayant regardé, il lui dit : « Comment aurais-tu pu avoir cette peau si tu n'avais dérobé une brebis qui appartenait à quelqu'un ? Et ainsi je ne veux pas recevoir de toi un présent que tu ne me ferais pas, si tu n'avais fait tort à personne. » Alors la hyène baissant la tête et pliant les genoux devant le Saint continuait de lui présenter cette peau. Sur quoi, il lui dit : « Je proteste que je ne la recevrai point, si tu ne me promets de ne faire plus à l'avenir de tort aux pauvres en dévorant leurs brebis ; » A ces paroles elle fit signe de la tête, comme si elle eût promis au Saint d'obéir à ce qu'il lui commandait ; et alors il accepta cette peau, que la bienheureuse servante de Jésus-Christ Mélanie m'a dit avoir reçue depuis en don de ce grand Saint, lequel la nommait le présent de la hyène.Or peut-on trouver étrange à l'égard de ces hommes admirables qui sont crucifiés au monde, que pour la gloire de Dieu et l'honneur de ses serviteurs, une hyène qui a reçu d'eux quelque secours, leur en témoigne sa reconnaissance par des présents, comme si celui qui a adouci les lions en faveur du Prophète Daniel, ne pouvait pas avoir inspiré à cette hyène ce sentiment de gratitude ?
J'estime devoir aussi rapporter quelle était sa forme corporelle, comme le sachant très bien étant de son âge et ayant vécu avec lui durant si longtemps. Il était petit, fort faible et fort délicat. Il n'avait de la barbe qu'aux lèvres, et très peu sur celle du haut, ses extrêmes austérités ayant empêché qu'il ne lui en vînt au menton. On dit que durant soixante ans qu'il vécut depuis avoir été baptisé à l'âge de quarante ans, il ne cracha une seule fois.
Etant dans une grande peine d'esprit, j'allai le trouver un jour, et lui dis : « Que dois-je faire, mon Père, dans l'accablement où je me rencontre de ces fâcheuses pensées qui me disent : Puisque tu n'avances point dans la vertu, retire-toi. Car que ferais-tu ici davantage ? » Il me répondit : « Dites à ces mauvaises pensées : L'amour que j'ai pour Jésus-Christ ne me permet pas d'abandonner cette cellule ; et j'y veux demeurer pour le servir.
Or comme il était Prêtre, il nous contait que lorsqu'il administrait la sainte communion, il avait remarqué que ce n'était jamais lui qui donnait le saint corps du Christ à un Solitaire très parfait nommé Marc ; mais que c'était toujours un Ange qui la lui donnait, et qu'il voyait seulement les bouts de ses doigts.
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Suite du précédent discours de Rufin, lequel il faut reprendre ici.
SAINT AMMON
Abbé et fondateur du Monastère des Solitaires de Nitrie.
Ils nous dirent aussi qu'un nommé Ammon, dont il est écrit en la vie de Saint Antoine que ce Saint vit l'âme portée dans le Ciel, fut le premier qui établit les Monastères qui sont en Nitrie. Il avait tiré sa naissance de personnes riches et illustres, qui voulant absolument qu'il se mariât, lorsqu'il vit ne pouvoir plus résister à leur violence, il y consentit. Mais après qu'il fut épousé, et qu'on l'eut laissé seul dans le lit avec sa femme, il commença à lui parler de l'excellence de la chasteté, et à l'exhorter de demeurer vierge, en lui disant que la corruption est suivie sans doute d'une autre corruption. Mais que ceux qui se conservent purs en ce monde, ont sujet d'espérer de l'être éternellement en l'autre ; et qu'ainsi il leur serait beaucoup plus avantageux de demeurer tous deux vierges, que de se ravir l'un à l'autre ce qui leur devait être si cher. Cette jeune fille entra aussitôt dans ce sentiment ; et leur silence fut comme un voile dont ils se servirent pour couvrir le trésor de leur pureté. Ayant ainsi demeuré durant un long temps plus unis d'esprit et de cœur qu'ils n'auraient pu l'être par la chair et par le sang, et se contentant d'avoir Dieu seul pour témoin de leur sainte manière de vivre, lorsqu'ils n'eurent plus ni père ni mère, lui se retira dans le désert le plus proche, où il assembla aussitôt une grande multitude de Solitaires ; et elle demeurant dans sa maison, y assembla une grande multitude de vierges.
Le Saint étant un jour seul à l'écart dans le désert, un jeune garçon, qui après avoir été mordu d'un chien enragé, était devenu enragé lui-même, lui fut amené par son père et par sa mère attaché de plusieurs chaînes. Comme ils le suppliaient de le guérir, il leur répondit : « Pourquoi me venez-vous ainsi tourmenter ? Ce que vous désirez est au-dessus de mes forces ; et je ne puis autre chose sinon de vous dire que sa guérison dépend de vous, puisqu'elle lui sera rendue, si vous rendez le bœuf à cette veuve que vous lui avez dérobé. » Ces personnes demeurèrent épouvantés de voir que le larcin qu'ils avaient commis en secret n'était pas inconnu à l'homme de Dieu, et se réjouirent en même temps de ce qu'il leur ouvrait le chemin pour obtenir la grâce qu'ils lui demandaient. Ayant donc rendu sans différer ce qu'ils avaient ainsi volé, et le Saint priant pour eux, leur fils fut aussitôt guéri.
Une autre fois, deux hommes l'étant venu trouver, il leur dit à dessein de les éprouver qu'il avait besoin d'un tonneau pour mettre de l'eau pour ceux qui le venaient voir. Ils lui promirent de le lui apporter. Mais l'un d'eux craignant de faire mourir son chameau s'il lui donnait une si pesante charge, dit à l'autre : « Si vous voulez et le pouvez, apportez ce tonneau. Car quant à moi je ne veux pas tuer mon chameau. » « Vous savez, » lui répondit celui-ci, « que je n'ai qu'un âne et point de chameau. Or un âne est-il capable de porter ce qu'un chameau ne saurait porter ? » « Faites comme vous voudrez », répartit l'autre. « C'est à vous à y aviser ; mais pour moi je ne veux pas perdre mon chameau. » « Puisque vous êtes dans cette résolution », répliqua ce dernier, « je mettrai sur mon âne la charge que vous dites que votre chameau ne saurait porter ; et les mérites de l'homme de Dieu feront que ce qui est impossible deviendra possible. » Il chargea ensuite le tonneau sur son âne, et vint jusqu'au Monastère avec une telle facilité qu'il semblait que cet âne ne portât rien. Saint Ammon le voyant, lui dit : « Vous avez bien fait d'apporter ce tonneau sur votre âne. Car le chameau de votre compagnon est mort ». Et cet homme étant retourné chez lui trouva que ce que le serviteur de Dieu lui avait dit était arrivé.
Notre Seigneur fit plusieurs autres miracles par lui. Et comme un jour il voulait passer le Nil et avait honte de se dépouiller tout nu, il fut soudain par la puissance de Dieu transporté de l'autre côté du fleuve. On assure que le bienheureux Saint Antoine eut en très grande vénération les excellentes et admirables vertus d'un homme si juste.
SAINT PAUL
SURNOMME LE SIMPLE.
Entre les disciples de Saint Antoine, il y en eut un nommé Paul, que l'on surnommait le Simple, dont la conversion arriva en cette sorte. Ayant surpris sa femme en adultère, il sortit de sa maison, sans en rien dire à personne, et ayant l'esprit accablé d'affliction, il s'en alla dans le désert,où errant deçà et delà, sans savoir où il allait, il arriva au Monastère de Saint Antoine. La rencontre de ce lieu lui servit comme d'instruction et de conseil, pour le porter à la résolution qu'il devait suivre. Ainsi il s'adressa au Saint, et le supplia de le mettre dans la voie de son Salut. A quoi ce grand serviteur de Dieu, qui après l'avoir considéré, jugea qu'il était fort simple, lui répondit qu'il pouvait espérer de se sauver, pourvu qu'il obéît à tout ce qu'il lui dirait : ce que lui ayant promis, Saint Antoine pour l'éprouver, lui ordonna de se mettre en prière au même lieu où il était, et de l'attendre en cet état devant la porte de sa cellule jusques à ce qu'il en sortît. Ensuite de ces paroles il se retira ; et durant le reste du jour, et toute la nuit, il regardait souvent à la dérobée par sa fenêtre, et voyait cet homme qui priait sans cesse, comme s'il eût été immobile, et souffrait ainsi, sans partir du même lieu,toute la chaleur du jour, et toute la froideur de la nuit, tant il exécutait ponctuellement ce qui lui avait été commandé.
Saint Antoine étant sorti le lendemain, commença à l'instruire de toutes choses, et particulièrement à lui montrer de quelle sorte il devait adoucir par le travail de ses mains l'âpreté de la solitude, en occupant ses doigts à un ouvrage matériel et terrestre, et élevant en même temps ses pensées et son esprit vers Dieu, pour accomplir ce qui lui est agréable. Il lui ordonna aussi de ne manger que le soir, et de ne se rassasier jamais entièrement, principalement en ce qui est du boire, assurant que la grande quantité d'eau ne cause pas moins d'images qui troublent l'esprit, que le vin par sa chaleur augmente celle du corps. Après l'avoir ainsi pleinement instruit de la manière dont il se devait conduire en toutes choses, il se mit dans une cellule éloignée de trois milles de la sienne, où il lui commanda de pratiquer ce qu'il lui avait enseigné. Là il le visitait souvent, et lui témoignait grande satisfaction, de ce qu'il le trouvait toujours occupé à exécuter avec soin, et avec une entière application d'esprit, ce qu'il lui avait ordonné de faire.
Un jour quelques Solitaires,qui étaient de grands personnages, et très parfaits, étant venus voir Saint Antoine ; et Paul s'y étant rencontré, on vint à parler de choses fort élevées, et fort mystiques, et à entrer dans un grand discours, sur le sujet des Prophètes et du Sauveur. Sur quoi Paul avec sa simplicité ordinaire demanda si Jésus-Christ avait été avant les Prophètes,ou les Prophètes avant Jésus-Christ.Saint Antoine rougissant quasi de honte d'une demande si impertinente, lui commanda avec un signe de tête plein de douceur, ainsi qu'il avait accoutumé d'en user envers les plus simples, de s'en aller, et de se taire. Lui qui s'était proposé d'observer comme un commandement de Dieu, tout ce que lui disait le Saint, se retira dans sa cellule ; et comme s'il en eût reçu l'ordre, il résolut de demeurer dans le silence, sans ouvrir seulement la bouche. Saint Antoine ayant appris qu'il ne parlait plus du tout, s'étonna de cette observance qu'il ne lui avait point enjointe. Sur quoi lui ayant commandé de parler, et lui ayant demandé pourquoi il se taisait ainsi, il lui répondit : « Mon Père, c'est parce que vous m'avez dit que je m'en allasse et que je me tusse. » Saint Antoine fort étonné de voir qu'il observait si ponctuellement une parole qu'il avait dite sans dessein, dit aux autres Solitaires : « En vérité celui-ci nous condamne tous, car au lieu que nous n'écoutons pas Dieu, qui nous parle du haut du Ciel, vous voyez de quelle sorte il observe la moindre parole qui sort de ma bouche. »
Saint Antoine le voulant instruire dans l'obéissance, lui commandait souvent plusieurs choses, qui n'étaient ni selon la raison, ni selon l'ordre ordinaire, afin d'éprouver par ce moyen jusqu'à quel point son esprit était porté à cette vertu. Car il lui ordonna une fois de tirer durant tout le jour de l'eau d'un puits, et de la répandre à terre ; de défaire des paniers d'osier, et puis de les refaire ; de découdre son habit, et puis de les recoudre, et de les découdre encore ensuite. On dit qu'il l'exerçait de la sorte en plusieurs choses pour lui apprendre à ne trouver rien à redire en ce qu'il lui commandait, quoiqu'il fût sans apparence, et afin que l'ayant ainsi formé à une entière obéissance, il arrivât bientôt à une grande perfection.
Le bienheureux Saint Antoine se servait de l'exemple de Paul, pour montrer que ceux qui veulent bientôt se rendre parfaits ne doivent pas se conduire par eux-mêmes, ni suivre leurs sentiments, quoiqu'ils paraissent être justes ; mais qu'il faut avant toutes choses conformément au précepte du Sauveur, qu'ils renoncent à eux-mêmes et à leur propre volonté, puisque notre Seigneur a dit (Matt.26) : « Je ne suis pas venu pour faire ma volonté ; mais pour accomplir la volonté de celui qui m'a envoyé. » Ce n'est pas que la volonté de Jésus-Christ fût contraire à la volonté de son Père. Mais comme il était venu au monde pour enseigner aux hommes l'obéissance,il n'aurait pu passer pour obéissant, s'il n'eût accompli que sa propre volonté. A combien plus forte raison serons-nous donc jugés désobéissants, si nous n'accomplissons que la nôtre ? Sur quoi il n'est point besoin d'autre exemple que de celui de ce saint homme Paul dont nous parlons, puisque son obéissance jointe à sa simplicité l'éleva à un si haut comble de Grâce, que Dieu faisait par lui de beaucoup plus grands miracles, et en beaucoup plus grand nombre que par Saint Antoine même.
Cette multitude de miracles étant cause que plusieurs personnes venaient de tous côtés à lui pour être guéris, Saint Antoine craignant que l'importunité qu'il en recevait ne le fit fuir dans le plus profond du désert,où il eût été difficile de le trouver,il lui ordonna de demeurer où il était, à condition qu'il le déchargerait du soin de recevoir ceux qui viendraient, entre lesquels quand il s'en rencontrait qu'il ne pouvait pas guérir, il les envoyait à Paul , comme ayant reçu de Dieu en cela une Grâce plus étendue que la sienne : et il ne manquait point de les guérir.
On nous raconta aussi que sa simplicité lui faisait avoir une si extrême confiance en Dieu, que lui ayant un jour été amené un homme si enragé qu'il déchirait comme un chien tous ceux qui osaient l'approcher, et le Saint priant avec ferveur, afin de chasser de son corps le démon qui le possédait, lorsqu'il vit qu'il différait à sortir, il dit à Dieu, ainsi qu'un enfant qui se dépite : « En vérité je ne mangerai d'aujourd'hui, si vous ne le guérissez. » Et aussitôt, comme si Dieu eût eu crainte de déplaire à une personne qu'il aimait avec tendresse, et qui lui était si chère, ce pauvre possédé fut délivré.
SAINT PIAMMON,
PRETRE.
J'estime ne devoir pas non plus passer sous silence ceux qui habitent dans le désert qui est le long de la mer nommée Parténie, et proche du bourg de Diolque. Nous y vîmes un Prêtre admirable, nommé Piammon, dont l'humilité et la bonté étaient extrêmes, et qui était aussi favorisé de révélations. Un jour comme il offrait à Dieu le saint Sacrifice, il vit un Ange debout auprès de l'autel qui tenait un livre en sa main où il écrivait les noms de quelques-uns des Solitaires qui s'approchaient de l'autel, et n'écrivait pas ceux des autres. Le vieillard ayant observé soigneusement qui étaient ceux dont il n'écrivait point les noms, quand la liturgie fut achevée il les appela les uns après les autres en particulier ; et leur ayant demandé à chacun quelles fautes secrètes ils pouvaient avoir commises, il trouva qu'il n'y en avait un seul qui ne fût tombé dans quelque péché très considérable. Alors il les exhorta à en faire pénitence, et se prosternant jour et nuit avec eux devant Dieu, comme s'il eût été coupable de leurs offenses, il demeura continuellement dans la pénitence et dans les larmes, jusques à ce qu'il vît le même Ange encore debout auprès de l'autel qui écrivait les noms de ceux qui s'en approchaient, et qui après les avoir écrits, appelait aussi ceux-ci par leur nom pour les inviter à se réconcilier avec Dieu. Ce saint homme connut par là que sa divine Majesté avait eu leur pénitence agréable : ce qui l'ayant rempli d'une extrême consolation, il leur permit de s'approcher de l'autel,pour participer aux saints mystères.
Ils nous dirent aussi que les démons le battirent une fois de telle sorte qu'il ne pouvait en nulle manière ni se tenir debout, ni se remuer. Le jour du dimanche étant venu, et étant besoin de dire la liturgie, il commanda aux frères de le porter à l'autel, où priant par terre, sans se pouvoir soutenir, il aperçut soudain cet Ange de Dieu qu'il avait accoutumé de voir debout auprès de l'autel,lequel lui tendit la main et le releva : et soudain toute sa douleur s'évanouit de telle sorte qu'il se sentit plus fort et plus sain que de coutume.
SAINT JEAN.
Il y avait en ce même lieu un saint homme nommé Jean qui était comblé de toutes sortes de grâces, et qui entre autres avait en si haut point celle de consoler les affligés, qu'il n'avait besoin que de fort peu de paroles pour remplir de contentement et de joie une âme auparavant accablée d'affliction et de déplaisir. Il avait aussi reçu de Dieu le don de guérir quantité de maladies.
CONCLUSION.
Où il traite des périls que courent ceux qui veulent aller dans ces déserts.
Nous vîmes aussi en plusieurs autres endroits de l'Egypte des hommes saints qui faisaient quantité de prodiges et de miracles, que Dieu comblait de toutes sortes de grâces. Mais entre ce grand nombre nous nous sommes contentés de parler seulement de quelques-uns, parce qu'il n'est pas en notre pouvoir de rapporter tout ce que nous avons su de chacun d'eux. Car quant à ceux qui demeurent dans la haute Thébaïde, c'est-à-dire à l'entour de Syène, nous n'en savons rien que par ce qui nous en a été dit, quoique ceux qui nous en parlèrent les élevassent encore au-dessus et en publiassent des choses encore plus extraordinaires que de tous ceux presque que nous avons vus. Mais nous ne pûmes passer jusqu'à eux à cause du péril des chemins, parce qu'outre que tous ces pays sont pleins de voleurs, les barbares sont aussi des courses dans ceux qui sont par-delà la ville de Lic. Ce qui nous empêcha d'y pouvoir aller. Et pour en parler selon la vérité, nous n'avons pas même abordé sans péril ces saints personnages dont je viens d'écrire quelque chose.
Car nous avons sept fois couru fortune en ce voyage, et avons, ainsi qu'il est écrit, été garantis une huitième, Dieu nous protégeant en toutes choses.
Le premier péril que nous courûmes fut de mourir de faim et de soif, après avoir marché durant cinq jours et cinq nuits dans le désert.
Le second péril que nous courûmes fut dans un vallon qui produit une humeur si extrêmement salée qu'aussitôt que le soleil l'échauffe, elle se convertit en sel, comme l'on voit en hiver les brouillards se changer en glace ; et ce sel étant tout élevé par pointes, ainsi que des pieux, tous les chemins en deviennent si extrêmement raboteux qu'ils percent et coupent non seulement les pieds de ceux qui les ont nus, comme nous les avions, mais aussi de ceux qui sont bien chaussés. Ainsi nous étant rencontrés en ce lieu-là, nous y fûmes en grand péril, et en échappâmes avec grande peine.
Le troisième péril que nous courûmes fut qu'en marchant dans le désert, nous rencontrâmes une autre vallée, dont comme de la première il sort une certaine humeur ; mais elle la conserve dans elle-même;et ainsi quand nous voulûmes la traverser, nous en trouvâmes le fond plein de pierres et d'une boue puante et corrompue, où nous enfonçâmes jusques aux côtés. Alors étant prêts de périr, nous nous écriâmes vers Dieu en chantant ce psaume (Ps. 68) : « Seigneur venez à notre secours ; car les eaux sont arrivées jusques à nous mettre en péril de notre vie:nous ne pouvons nous retirer de ce bourbier où nous sommes enfoncés, et les forces nous défaillent. »
Le quatrième péril que nous courûmes fut dans certaines eaux qui étaient restées de l'inondation du Nil, dans lesquelles nous demeurâmes durant trois jours, et n'en échappâmes qu'avec une extrême difficulté.
Le cinquième péril que nous courûmes fut que marchant le long de la mer, nous rencontrâmes des voleurs qui nous suivirent durant dix milles de chemin ; et ne nous pouvant tuer par l'épée, nous firent presque mourir de lassitude durant une si longue fuite.
Le sixième péril que nous courûmes fut sur le lac nommé de Sainte Marie, où étant battus d'une fort grande tempête,le vent nous jeta dans une île durant le fort de l'hiver. Car c'était au temps de la fête de l'Epiphanie.
Et le huitième et dernier péril que nous courûmes fut qu'en s'approchant des Monastères de Nitrie, nous trouvâmes que l'inondation du Nil,lorsqu'il fut rentré dans son cours, y avait formé comme une espèce de lac dans lequel il y avait plusieurs animaux, et particulièrement des crocodiles, qui étant sortis de l'eau après le lever du soleil, étaient étendus sur le rivage, en sorte qu'ils nous paraissaient être morts:ce qui fit que nous nous en approchâmes pour considérer la grandeur démesurée de ces animaux, qui aussitôt qu'ils entendirent le bruit que nous faisions en marchant, se réveillèrent comme d'un profond sommeil et s'élançant contre nous, nous poursuivirent de toute leur force. Alors invoquant le nom de notre Seigneur Jésus-Christ avec de grands cris et de grands gémissements, sa bonté ne manqua pas de nous secourir. Car comme si quelque Ange eût repoussé ces horribles bêtes qui nous poursuivaient de la sorte, elles se jetèrent dans l'étang, et en même temps nous courûmes de toute notre force pour nous hâter d'arriver aux Monastères, en rendant grâces à notre Dieu qui nous a délivrés de tant de périls, et nous a fait voir tant de miracles. Qu'il soit honoré et glorifié aux siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE
SAINT ARSENE.
Cette vie est tirée de Rufin dans son troisième livre, contenant les actions et paroles remarquables des Saints Pères des déserts, et des autres Auteurs Ecclésiastiques qui ont écrit sur le même sujet.
Sous le règne de Théodose,un nommé Arsène fut si estimé et si considéré dans toute la cour,que l'Empereur lui mit entre les mains Arcade et Honoré ses enfants,aussitôt après leur baptême. Mais l'amour de Dieu embrasa son cœur de telle sorte qu'il lui fit abandonner toute la gloire du siècle, pour s'en aller dans le désert de Scété, afin d'y passer avec ces Saints Pères une vie cachée et tranquille,et qu'en se séparant de toutes les douceurs et les délices corporelles, il pût avec une entière application d'esprit s'attacher à Jésus-Christ, son Sauveur, suivant cette parole de David (Ps. 62) : « Mon âme s'est attachée à vous, et vous m'avez reçu entre vos bras. »
Etant encore à la cour (Rufin l.3 n.191), comme il disait un jour à Dieu dans sa prière : « Seigneur apprenez-moi ce que je dois faire pour me sauver, il entendit une voix qui lui répondit : « Arsène, fuis la compagnie des hommes, et par ce moyen tu te sauveras. » Lorsqu'il fut dan ce désert, faisant la même prière à Dieu, il entendit encore une voix, qui lui dit : « Arsène, fuis les hommes, garde le silence, et demeure dans l'hésychia. » Car ce sont là les premières choses qu'il faut faire pour se sauver.
Les Saints Pères de ce désert (Rufin l.3. n.37) disaient que comme lorsqu'il était à la Cour, il était plus richement vêtu que nul autre, de même, quand il fut dans le désert, il tâchait d'être plus pauvrement vêtu que pas un des Solitaires.
L'Abbé Daniel disait (Rufin l.3. n.39) que lorsque ce saint homme faisait des corbeilles avec des feuilles de palmiers, et que l'eau dans laquelle il les trempait commençait à se corrompre, il ne voulait pas permettre qu'on la renouvelât ; mais il mettait de l'eau fraîche sur cette eau puante, afin qu'elle continuât toujours à sentir mauvais. Sur quoi les Frères lui disant : « Pourquoi ne voulez-vous pas souffrir, mon Père, que l'on vous donne de l'eau fraîche, au lieu de cette eau corrompue, qui remplit toute votre cellule d'une si grande puanteur ? » Il leur répondit : « Ayant continuellement usé des parfums les plus excellents lorsque j'étais dans le monde, il est bien raisonnable que tandis que je suis encore en vie, je supporte cette mauvaise senteur, après en avoir tant eu de si agréables, afin qu'au jour du Jugement Dieu me délivre de la puanteur inconcevable de l'Enfer, et qu'il ne condamne pas mon âme avec celle de ce riche, qui lorsqu'il était dans le monde, vivait avec tant de luxe dans les festins et dans les délices. »
Etant continuellement assis (Rufin l.3. n.163), et travaillant de ses mains, il était obligé d'avoir toujours un mouchoir, à cause des larmes qui coulaient sans cesse de ses yeux.
L'Abbé Daniel disait de lui (Rufin l.3. n.211) que le soleil se couchant les samedis derrière lui lorsqu'il était en oraison les mains étendues vers le Ciel, il ne cessait point de prier jusques à ce que cet astre venant le lendemain à se lever, lui frappait les yeux ; A quoi il ajoutait qu'il passait aussi les autres nuits sans dormir, et que comme il voulait se reposer un peu pour satisfaire à l'infirmité de la nature, lorsque le jour s'approchait, il disait au sommeil : « Viens ici, mauvais serviteur, puis fermait les yeux ; et ayant comme à la dérobée un peu dormis tout assis, il se levait aussitôt.
Le même Abbé disait aussi (Pélag. Tit.6.n.3) que ce Saint étant demeuré malade en Scété, il se trouva réduit en telle nécessité qu'ayant besoin de très peu d'argent, et ne l'ayant pas, il le reçut en aumône, et dit ensuite : « Je vous rends grâces, mon Dieu, de ce que vous m'avez rendu digne d'avoir besoin de demander l'aumône en votre nom. »
Ce saint homme avait continuellement ces paroles en la bouche (Pélag. tit. 15. n.9) : « Arsène, Arsène, pourquoi as-tu quitté le monde ? » et ces autres : « J'ai toujours eu regret d'avoir parlé ; et je n'en ai jamais eu de m'être tu. »
Théophile Patriarche d'Alexandrie l'étant venu voir (Rufin. l.3. n.191)pour entendre de lui quelques discours de piété, le Saint lui dit devant tous ceux qui étaient présents : « Si je vous dis quelque chose, l'observerez-vous ? » Chacun lui ayant répondu qu'oui, et de bon cœur, il ajouta : « En quelque lieu que vous apprendrez que soit Arsène, ne l'y venez plus désormais chercher. »
Le même Patriarche voulant une autre fois l'aller visiter, il envoya savoir auparavant s'il lui ouvrirait sa porte. Il répondit : « S'il vient seul, je la lui ouvrirai ; mais s'il vient en compagnie, je ne demeurerai pas davantage ici. » Sur cette réponse le Patriarche se résolut de n'y point aller, afin de n'être pas cause que le Saint abandonnât ce lieu-là.
Une vierge romaine fort riche et fort vertueuse (Rufin. l.3. n.65), sachant en quelle réputation de sainteté était le bienheureux Arsène, partit de Rome pour l'aller chercher, et arriva en Alexandrie, où ayant été fort bien reçue du Patriarche Théophile, elle le conjura de faire en sorte envers ce saint homme qu'il eût agréable de la voir. Le Patriarche l'étant donc allé trouver pour ce sujet, lui dit : « Mon Père, une dame romaine de grande vertu, et de grande condition
est arrivée en ce pays, et n'a entrepris un si long voyage que par le seul désir de vous voir et de recevoir votre bénédiction : ce qui me fait vous prier de tout mon cœur de vouloir faire une partie du chemin, pour lui accorder cette grâce. » Le Saint n'ayant pu s'y résoudre, cette dame ne perdit pas néanmoins courage, mais fit seller ses chevaux, et dit : « Je meconfie en Dieu, que je le verrai, et que mon espérance ne sera point vaine, puisque ce n'est pas l'envie de voir un homme qui m'a fait faire un si long chemin, y en ayant assez au lieu d'où je viens ; mais seulement le désir de voir un Prophète. » Etant arrivée à la cellule de ce serviteur de Dieu, elle le trouva qui se promenait au dehors, et se jeta aussitôt à ses pieds, le visage contre terre. Le Saint l'ayant relevée, lui dit : « Si c'est seulement mon visage que vous désirez de voir, me voilà, regardez-moi. » Ces paroles la surprirent de telle sorte qu'elle n'osait lever les yeux ; et il continua ainsi : « Si l'on vous avait rapporté quelques-unes de mes actions, qui vous eussent édifiée, vous deviez vous contenter de les considérer en vous-même, sans penser, pour me venir voir, à traverser un si grand espace de mer. Ignorez-vous, qu'étant femme, vous ne devez point sortir de votre maison ? Et n'êtes-vous venue ici que pour pouvoir dire à votre retour à Rome que vous avez vu Arsène, afin de donner envie à d'autres de passer aussi la mer pour me venir voir ? » Elle lui répondit : « Si Dieu veut que nulle autre ne vienne ici, je laisse cela à sa disposition. Je vous demande seulement de le prier pour moi, et de me conserver en votre mémoire. » « Je prie Dieu, » lui répartit le Saint, « qu'il m'efface la vôtre de mon cœur. » Ces paroles l'affligèrent tellement que le Patriarche l'étant venu voir à son retour en Alexandrie, et lui ayant demandé comment s'était passé sa visite, elle lui dit, après les lui avoir rapportées qu'elles le feraient mourir de douleur. Il la consola en lui disant : « Ne savez-vous pas que vous êtes femme ? D'autant que c'est d'ordinaire par les femmes que le démon combat les hommes, c'est pour cela qu'il veut effacer votre visage de son cœur ; mais quant à votre âme, ne doutez point qu'il ne prie pour elle. »
Quelques Solitaires étant partis de la Thébaïde (Rufin l.3. n.192) pour aller acheter du lin, ils dirent entre eux : « Servons-nous de cette occasion pour voir Arsène. » Lorsqu'ils furent arrivés en sa cellule, Daniel son disciple l'ayant averti de leur venue, il lui dit : « Mon fils, recevez-les, et exercez envers eux l'hospitalité. Mais quant à moi, laissez-moi regarder le Ciel. Car ils ne me verront point. »
Un Solitaire étant venu pour voir le Saint (Rufin livre 3. note 193), et ayant frappé à sa porte, il la lui ouvrit dans la créance que c'était Daniel son disciple. Mais voyant que ce n'était pas lui, il se jeta le visage contre terre ; et l'autre le priant de se lever, il lui répondit : « Je ne me lèverai point que vous ne soyez sorti. » Ce qui ayant duré quelques heures, le Solitaire se retira sans l'avoir pu voir. Et toutes les fois que le Saint allait à l'église avec les autres Pères, il se mettait derrière un pilier, afin de ne voir personne, et de n'être point vu.
Un Solitaire étant venu à Scété pour voir le Saint (Pallade c.18 n.2), et les Frères le priant de se reposer et de manger auparavant, il leur répondit qu'il ne mangerait point qu'après l'avoir vu. L'un d'eux le mena ensuite vers le Saint, et ayant frappé à sa porte le fit entrer dans sa cellule. Arsène les ayant reçus, ils firent oraison et s'assirent. Mais le Saint ne leur disant rien, ce frère qui avait amené l'autre, croyant que sa présence en était cause, leur dit qu'il les allait laisser. Sur quoi celui qui avait eu tant de passion de voir le serviteur de Dieu, étonné de ce grand silence dit à ce Solitaire qui l'avait conduit : « Je m'en irai donc avec vous, mon Frère. » Et ainsi ils se retirèrent. De là étant allés trouver le saint Abbé Moïse, autrefois chef des voleurs, il les reçut fort bien et les fit manger. Après qu'ils l'eurent quitté, ce Frère qui avait servi de guide à l'autre, lui dit : « Maintenant que vous avez satisfait au désir que vous aviez de voir ces deux grands serviteurs de Dieu, dites-moi, je vous prie, lequel vous estimez davantage. » Il lui répondit : « C'est celui qui nous a si bien reçus, et si bien traités. » Ceci ayant été rapporté aux plus anciens d'entre les Pères, l'un d'eux pria Dieu de lui faire connaître d'où pouvait procéder que Saint Arsène par l'amour qu'il lui portait, fuyait avec tant de soin la vue et la conversation des hommes ; et que Saint Moïse au contraire, poussé de ce même amour, recevait si bien tous ceux qui l'allaient trouver. Etant tombé ensuite en extase, il vit deux bateaux flottants sur le Nil, dans l'un desquels était Saint Arsène avec le Saint Esprit, en grand silence et dans une grande hésychia, et dans l'autre était le saint Abbé Moïse avec des Anges de Dieu qui lui remplissaient la bouche de miel.
L'Abbé Marc disant au Saint (Pélag.tit. 17.n.2) : « D'où vient, mon Père, que vous nous fuyez ? » Il lui répondit : « Dieu sait combien je vous aime ; mais je ne puis être en même temps avec lui et avec les hommes. Car au lieu que les Anges, quoique presque infinis en nombre, n'ont qu'une seule volonté, les hommes en ont diverses;et ainsi je ne saurais quitter Dieu pour converser avec les hommes. »
L'Abbé Daniel disait qu'un certain officier (Pélag.tit. 6 n.2) ayant apporté à Saint Arsène le testament d'un sénateur son parent qui lui laissait une fort grande succession, il voulut le déchirer. Sur quoi cet homme se jetant à ses pieds le supplia de n'en rien faire, parce qu'il irait de sa tête. « Comment a-t-il pu, »dit alors le Saint, me faire son héritier, puisqu'il y a si peu qu'il est mort, et qu'il y a si longtemps que je le suis ? »
Quelqu'un ayant donné des pois chiches aux Solitaires de Scété (Pélag. tit. 15. n.8),ils n'en envoyèrent point au Saint, parce qu'il y en avait trop peu. Ce qu'ayant su, il cessa d'aller à l'église comme il avait accoutumé, et dit : « Vous m'avez excommunié, mes Pères, en ne me faisant point part des largesses que Dieu vous a faites, parce que je n'en suis pas digne. » Cette humilité les édifia tous extrêmement ; et ils lui envoyèrent ensuite par un Prêtre de ces pois chiches, qu'il reçut comme un grand présent, et revint avec lui avec beaucoup de joie à l'église.
L'Abbé Daniel (Rufin l.3.n.38) disait que le Saint racontait un jour ceci aux Frères, comme s'il l'eût ouï dire d'un autre, encore qu'il y ait sujet de croire que c'était à lui-même que cela était arrivé.Un Solitaire fort âgé étant assis dans sa cellule, entendit une voix qui lui disait : « Sortez dehors ; et je vous montrerai quelles sont les œuvres des hommes. » Il se leva aussitôt, et puis sortit. Alors cette voix lui montra un Ethiopien fort noir, qui avec une cognée coupait du bois dont il faisait une grande charge pour l'emporter, sans en pouvoir venir à bout, parce qu'elle était trop pesante: ce que voyant il coupait encore d'autre bois qu'il ajoutait au premier. Il lui fit voir aussi un autre homme qui était sur le bord d'un lac dont il tirait de l'eau, et la mettait dans un tonneau, dont elle s'enfuyait aussitôt à cause qu'il était percé par en bas. Cette même voix lui dit aussi : « Venez, suivez-moi. Je vous ferai voir une autre chose. Et soudain il aperçut un grand bâtiment comme d'un temple, et deux hommes à cheval qui portaient ensemble sur leurs épaules une longue perche de travers, et voulaient en même temps entrer dans ce temple.Ce qu'ils ne pouvaient, d'autant que cette perche les en empêchait. Cette voix lui expliqua ensuite ce que signifiaient ces visions, en lui disant : « Celui qui coupe ce bois, et ajoute toujours à son fardeau, représente celui qui étant chargé de quantité de péchés, au lieu de s'en corriger et d'en faire pénitence, y en ajoute encore de nouveaux. Cet autre qui puise de l'eau dans un lac, ressemble à celui qui fait quelques bonnes œuvres ; mais qui d'un autre côté commet un si grand nombre de péchés qu'elles en sont entièrement étouffées. Et ces deux qui portent une perche sur leurs épaules sont l'image de ces Solitaires qui portent à la vérité le saint joug de la vie religieuse ; mais qui se justifiant eux-mêmes dans leur cœur avec vanité sans vouloir céder aux autres, refusent de marcher humblement dans le chemin que Jésus-Christ notre Sauveur nous a montré par son exemple, et qu'il nous a si fort recommandé en nous disant (Matth. 11) : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; et vos âmes seront dans le repos et dans le calme. » Ainsi à cause de leur orgueil Jésus-Christ le Roi du Ciel leur ferme l'entrée de son Royaume:ce qui fait voir, comme dit l'Apôtre, qu'il faut travailler à son Salut avec crainte et tremblement.
Un Solitaire (Rufin l.3. n.40) disant un jour à Saint Arsène : « Mon Père, je travaille de tout mon pouvoir pour méditer ce que j'ai appris par cœur de l'Ecriture sainte, sans que mon esprit néanmoins en soit touché, parce que je n'en entends pas bien le sens ; ce qui me met dans une grande tristesse. Il lui répondit : « Mon fils, ne discontinuez pas pour cela de méditer sans cesse ces paroles de vie et de Salut. Car j'ai appris que le bienheureux Abbé Poemen et plusieurs autres des Saints Pères disaient qu'encore que ceux qui conjurent les serpents nentendent pas les mots dont ils se servent pour les conjurer, les serpents n'ignorent pas néanmoins quelle en est la force et la vertu ; et ainsi demeurent sans aucun pouvoir de nuire, et leur obéissent. De même , encore que nous n'entendions pas le sens de l'Ecriture sainte, les démons ne laissent pas de l'entendre ; et étant épouvantés par la puissance de ces divines paroles, ils nous quittent et s'enfuient, d'autant qu'ils ne sauraient résister à ces mots sacrés que le Saint Esprit a proférés par la bouche de ses serviteurs les Prophètes et les Apôtres.
Lorsque Scété fut ravagé par les barbares (Pélag tit.2. n.7), et que le Saint fut obligé d'en sortir,il dit en pleurant : « La trop grande multitude de peuple a été cause de la ruine de Rome ; et la trop grande multitude de Solitaires a causé celle de Scété. »
Un saint Père d'Egypte (Pélag. Tit. 15 ; n.7) à qui le Saint communiquait un jour ses pensées pour recevoir ses avis, lui disant : « Mon Père, comment étant aussi savant que vous êtes dans les langues grecque et latine, communiquez-vous vos pensées à un homme aussi ignorant et aussi rustique que moi ? » Il lui répondit : « J'avoue qu'étant dans le monde,j'ai acquis la connaissance de ces deux langues ; mais depuis que je l'ai quitté, je n'ai pu encore apprendre l'alphabet de cet ignorant et de ce rustique. »
L'Abbé Daniel disait de lui (Pélag. Tit 15 ; n.10) qu'encore qu'il pût expliquer excellemment les passages les plus difficiles de l'Ecriture sainte,il n'en parlait jamais néanmoins, et n'avait point voulu écrire de lettres, que par une grande nécessité.
Le même Abbé Daniel (Pélag. Tit. 18. n.3) disait avoir entendu dire au Saint qu'un bon père qui était admirable en ses actions et simple en sa foi, et qui errait par ignorance,disant que le pain que nous recevons dans la sainte communion n'est pas le véritable corps de Jésus-Christ, mais seulement sa figure, deux autres anciens Pères qui l'entendirent parler de la sorte, sachant qu'il était très vertueux, et ainsi jugeant qu'il l'avait dit innocemment et par une pure simplicité, vinrent le trouver, et lui dirent : « Mon Père, un infidèle nous disait il y a quelque temps que le pain que nous prenons dans la sainte communion n'est pas le véritable Corps de Jésus-Christ, mais seulement sa figure. » Il leur répondit : « C'est moi-même qui ai dit cela. » Alors ils lui répartirent : « Au nom de Dieu, mon Père,ne soyez pas dans une telle opinion ; mais croyez, comme l'Eglise Orthodoxe nous l'enseigne, et comme nous le croyons, que ce pain est le Corps même de Jésus-Christ, et que ce vin est son sang, non pas seulement en figure, mais selon la vérité. Car comme Dieu au commencement prit de la terre et forma l'homme à son image, sans que personne ose dire que l'homme ne soit pas l'image de Dieu, quoique Dieu soit compréhensible, ainsi nous croyons que ce pain que Jésus-Christ a dit être son Corps, l'est véritablement, et en effet. Le vieillard leur répartit : « Si je ne le vois de mes propres yeux, je ne demeurerai point satisfait de ce que vous dites. » Alors ils lui dirent : « Prions Dieu durant toute cette semaine sur le sujet de ce grand mystère, et j'espère qu'il nous en donnera la connaissance. » Le vieillard s'y accorda avec joie, et pria Dieu en cette sorte : « Jésus-Christ, qui êtes mon Seigneur et mon Maître, si vous voyez dans le fond de mon cœur que ce n'est par par malice, mais seulement par ignorance que je suis incrédule dans ce mystère, donnez m'en, s'il vous plaît, la connaissance. » Ces deux autres vieillards de leur côté, s'étant retirés dans leurs cellules, prièrent aussi Dieu en ces termes : « Seigneur Jésus-Christ, révélez s'il vous plaît, ce mystère à ce bon vieillard, afin qu'entrant dans la créance qu'il est obligé d'avoir, il ne vous serve pas inutilement. » Dieu les exauça tous trois. » Car la semaine étant finie, et étant allés tous ensemble le dimanche à l'église, où ils se mirent sur une botte de jonc, ce bon vieillard au milieu d'eux, après qu'on eut offert les pains sur l'autel, et quand le Prêtre étendit les mains pour rompre le pain, ils virent aussi un Ange de Dieu descendre du Ciel avec un couteau à la main, qui coupa cet enfant en deux, et reçut son sang dans le calice ; et lorsqu'ensuite le Prêtre rompit le pain en de plus petites parties, ils virent l'Ange qui coupa aussi en morceaux les membres de cet enfant. Ce bon vieillard après cela étant allé pour communier, il reçut seul au lieu de pain, de la chair toute sanglante : ce que voyant il fut saisi d'une grande crainte, et s'écria : « Seigneur, je crois que le pain qui est sur l'autel est votre Corps ; et que ce vin est votre Sang. » Il n'eut pas plutôt achevé ces paroles que pour preuve de la vérité de ce Mystère, ce morceau de chair qui était dans sa main se changea en pain, et il le porta dans sa bouche, en rendant grâces à Dieu. Ces deux bons vieillards, qui lui avaient témoigné leur charité en une occasion si importante, lui dirent ensuite que Dieu connaissant notre infirmité, et que nous ne saurions vivre de viande crue, il avait voulu en faveur de ceux qui le reçoivent avec foi, changer son corps en pain, et son sang en vin. Et après avoir remercié notre Seigneur de ce que sa bonté n'avait pas permis que les travaux de ce saint vieillard lui eussent été inutiles, ils s'en retournèrent avec joie dans leurs cellules.
Le Saint connaissant que la fin de sa vie s'approchait (Rufin l.3. n. 163), il dit à ses disciples : « Je ne demande autre chose de votre charité à tous quand je serai mort, sinon que l'on se souvienne de moi lorsqu'on offrira le saint Sacrifice. Que si j'ai fait quelque bonne œuvre durant ma vie, je la retrouverai alors. » Et voyant que ces paroles les avaient troublés, parce qu'elles leur faisaient juger que le temps de son départ approchait, il ajouta : « Mon heure n'est pas encore venue ; et lorsqu'elle le sera, je ne manquerai pas de vous en avertir. Mais vous paraîtrez avec moi devant le divin tribunal de Jésus-Christ, si vous donnez quoi que ce soit de mon corps pour le garder comme des reliques. » « Que ferons-nous donc, mon Père, » lui répartirent-ils, puisque nous ne savons pas comme on ensevelit les morts ? « « Et ne sauriez-vous », leur répondit-il, « m'attacher une corde au pied, et me traîner ainsi à la montagne ? »
Etant près de rendre l'esprit ( Rufin l.3.n.163), il commença à pleurer . Et les Frères lui disant : « Pourquoi pleurez-vous, mon Père ? Avez-vous donc aussi comme les autres peur de la mort ? « Il leur répondit : « Oui, certes, j'en ai grande peur ; et cette crainte ne m'a pas quitté depuis que je suis Solitaire. » L'Abbé Poemen voyant qu'il était expiré, dit : « Que vous êtes heureux, Arsène, de vous êtres tant pleuré vous-même durant que vous étiez encore au monde, puisque ceux qui ne se pleurent pas en cette vie pleureront éternellement en l'autre, étant impossible que nous ne pleurions, ou par notre propre volonté, tandis que nous sommes ici-bas, ou par la violence des tourments que nous souffrirons quand nous serons morts. »
Son visage paraissait tout angélique ( Pélag tit. 15. n.10), comme on dit qu'était celui de Jacob.Il était grand, et de belle taille ; mais assez sec et courbé à cause de sa vieillesse. Ses cheveux blancs le rendaient encore plus vénérable. Il avait la barbe extraordinairement grande ; mais il n'avait plus de cils aux paupières, d'autant que ses pleurs continuels les avaient fait tomber. Il mourut à l'âge de quatre-vingts quinze ans, dont il en passa quarante dans la cour de l'empereur Théodose, quarante en Scété, dix à Trohé, qui est au-dessus de Babylone,à l'opposé de la ville de Memphis ; trois à Canapé d'Alexandrie, et deux en ce même lieu de Trohé, où étant retourné, il finit sa course dans la crainte de Dieu, et dans une grande paix, parce que c'était un homme saint, et rempli de foi et du Saint Esprit.
Théophile patriarche d'Alexandrie, de sainte mémoire (Pélag. Tit. 8.n.15), étant prêt de rendre l'esprit, dit : « O Arsène, que vous êtes heureux d'avoir eu continuellement devant les yeux cette dernière heure ! »
LES VIES
DES SAINTS PERES
DES DESERTS,
ET DE QUELQUES SAINTES,
ECRITES PAR PALLADE EVEQUE D'HELENOPLE.
SAINT ISIDORE PRETRE,
et administrateur de l'hopitâl d'Alexandrie.
La première fois que je fus à Alexandrie, lors du second consulat du grand Théodose empereur, qui par la profession qu'il a faite de la véritable foi en Jésus-Christ, est maintenant avec les Anges, j'y rencontrai un homme admirable, tant en ses discours qu'en sa science et en ses mœurs, nommé Isidore, qui était Prêtre et administrateur de l'hôpital de l'Eglise d'Alexandrie. On me dit qu'en sa jeunesse il avait été dans la solitude pour s'y exercer aux travaux de la vie spirituelle ; et j'ai vu même sa cellule sur la montagne de Nitrie. Il avait soixante-dix ans lorsque Dieu me le fit connaître ; et ayant encore vécu quinze ans, il rendit l'esprit en paix.
Ce saint homme jusqu'à l'heure de sa mort ne porta jamais de linge, n'entra jamais dans le bain, ne mangea jamais de chair, et ne se leva jamais de table sans avoir encore de l'appétit. Dieu l'avait fait naître d'un si bon tempérament que ceux qui ignoraient sa manière de vivre auraient cru qu'il faisait toujours fort bonne chair. Le temps me manquerait si je voulais rapporter toutes ses vertus. Il était si doux, si paisible et si obligeant envers tout le monde que même les païens, quoiqu'ils fussent ses ennemis à cause de sa foi en Jésus-Christ, révéraient jusqu'à son ombre, tant son incroyable bonté leur gagnait le cœur. Il était rempli de tant de grâces spirituelles, il avait une telle intelligence des Ecritures saintes, et une si grande lumière dan les choses de Dieu, que même aux heures du repas lorsqu'il mangeait avec les Frères il était ravi en esprit, sans pouvoir ni parler ni se mouvoir. Et quand on le priait de dire ce qui lui était arrivé dans ses extases, il répondit : « Mon esprit s'étant appliqué fortement à quelque pensée, il s'y était laissé emporter. » Je l'ai souvent vu pleurer à table ; et lorsqu'on lui en demandait la cause, il disait : « J'ai honte de vivre d'une nourriture si peu conforme à la raison, étant comme je suis une créature raisonnable qui devrais habiter dans un paradis de délices, pour y être rassasié de cette ambroisie céleste que Dieu nous rend capables de goûter. »
Il était connu de tout le Sénat et des plus grandes dames de Rome dès le temps qu'il y fut avec l'Evêque Athanase, et depuis avec l'Evêque Démétrie. Quoi qu'il fût fort riche, il ne fit point de testament lorsqu'il mourut : il ne laissa point d'argent, et ne donna rien à ses sœurs qui étaient vierges et demeuraient dans un Monastère où il y en avait soixante-dix. Mais il se contenta de les recommander à Jésus-Christ par ces paroles : « Le Dieu qui vous a créées pourvoira à vos besoins, ainsi qu'il lui a plu de pourvoir aux miens. »
Etant encore fort jeune quand je m'adressai à lui, et l'ayant prié de m'instruire en la vie religieuse et solitaire, ce saint homme reconnaissant que dans les bouillons de l'âge où j'étais je n'avais pas tant besoin d'instructions et de discours que de travail pour dompter ma chair, et d'une âpre et austère manière de vie pour l'assujettir à l'esprit, il me mena comme un excellent écuyer qui sait l'art de bien dresser les jeunes chevaux, dans un lieu nommé les Cellules des Solitaires distant de la ville de la portée de cinq jets de pierre.
SAINT DOROTHEE THEBAIN
ANACHORETE.
Etant arrivé en ces Cellules il me mit entre les mains d'un nommé Dorothée,qui était Thébain de nation, si exercé dans les travaux de la vie solitaire qu'il y avait déjà soixante ans qu'il demeurait dans une grotte. Et parce qu'il savait que ce bon vieillard menait une vie très austère,il m'ordonna de passer trois ans avec lui pour apprendre à dompter mes passions, et puis de le retourner trouver afin de m'instruire dans le reste de la conduite spirituelle. Mais étant tombé dans une grande maladie, je ne pus accomplir ce terme de trois années, et fus contraint de me retirer avant qu'elles fussent finies.
La manière de vivre de ce Saint était extrêmement âpre et difficile à supporter. Durant tout le jour, et même durant la plus grande chaleur du midi il ramassait des pierres dans le désert qui est le long de la mer, dont il bâtissait des cellules pour ceux qui n'en pouvaient pas bâtir ; et il en faisait ainsi une tous les ans. Sur ce que je lui disais un jour : « A quoi pensez-vous, mon Père, étant dans une si grande vieillesse, de tuer ainsi votre corps par des chaleurs insupportables ? » Il me répondit : « Je le veux tuer, puisqu'il me tue. » Il ne mangeait par jour que six onces de pain avec une petite poignée d'herbes, et ne buvait qu'un peu d'eau. Je prends Dieu à témoin que je ne lui ai jamais vu étendre les pieds, ni s'être mis sur son lit pour y dormir ; mais étant assis, il passait toute la nuit à faire des cordes avec de l'écorce de palmier pour gagner sa vie. Et sur ce qu'il me vint en l'esprit que ce n'était que lorsque j'étais présent qu'il vivait dans une si extrême austérité, je m'enquis de plusieurs qui avaient été ses disciples et qui vivaient séparés de lui dans une très grande vertu, s'il en avait toujours usé de la sorte : à quoi ils me répondirent que depuis sa première jeunesse il avait continuellement ainsi vécu, n'ayant jamais pris de temps pour dormir ; mais sommeillant seulement quelquefois ou en travaillant ou en mangeant, en sorte que quand il voulait manger on voyait souvent le pain lui tomber de la bouche, tant il était accablé d'envie de dormir. Une fois l'ayant contraint de se coucher pour un peu de temps sur une natte de jonc, il me dit, comme m'en sachant mauvais gré : « Lorsque vous persuaderez aux Anges de dormir, vous pourrez aussi le persuader à ceux qui veulent s'avancer dans la vertu. »
Le temps de manger s'approchant, il m'envoya un jour à l'heure de None tirer de l'eau à son puits, duquel m'étant approché je vis dedans un aspic : ce qui m'effraya si fort qu'au lieu de tirer de l'eau je m'en retournai vers lui toujours courant, et lui dis : « Mon Père, nous sommes perdus : j'ai vu un aspic dans le puits. » Alors en branlant la tête et souriant doucement – car il me traitait avec une extrême bonté – il me répondit : « Si le Diable s'avise de jeter des serpents et des aspics dans tous les puits, ou des tortues et d'autres animaux venimeux dans toutes les fontaines, ne boirez-vous donc jamais. Et lors étant sorti de sa cellule et allé au puits, il tira de l'eau dont il but à jeun, après s'être armé du signe de la Croix et avoir dit ces paroles : « Toute la malice du Diable demeure sans force en la présence de la Croix. »
SAINTE POTAMIENNE
VIERGE ET MARTYRE.
Saint Isidore dont j'ai ci-dessus parlé, ayant été quelque temps avec Saint Antoine, me conta qu'il avait appris de lui une chose digne d'être écrite : « Du temps »,me dit-il, « de la persécution de l'empereur Maxime, une jeune fille parfaitement belle, nommée Potamienne, se trouva avoir pour maître un homme fort débauché, lequel après l'avoir extrêmement sollicitée, et lui avoir fait de très grandes promesses, voyant qu'il ne la pouvait corrompre, il entra dans une telle fureur qu'il la mit entre les mains du gouverneur d'Alexandrie, disant qu'elle était Chrétienne, et qu'à cause de la persécution que souffraient alors les Chrétiens, elle donnait mille malédictions aux empereurs ; et il lui promit une grande somme d'argent pour la perdre d'une manière ou d'une autre, en ajoutant : « Si vous pouvez lui persuader de consentir à mon désir, gardez-la sans lui faire souffrir aucun mal. Mais si elle persiste dans la rigueur qu'elle m'a témoignée jusques ici, faites, je vous prie, qu'elle meure par les mains du bourreau, afin que cessant de vivre, elle ne se moque pas davantage de ma passion. »
Cette généreuse fille ayant été amenée devant le tribunal du gouverneur, où on avait préparé des instruments de divers supplices, on la tourmenté cruellement, sans que son esprit, qui était comme une tour fondée sur le roc pût jamais être ébranlé par tant de moyens et de raisons, dont on se servit pour surmonter sa constance. Entre le grand nombre de ces tourments, ce juge en inventa un plus cruel que tous les autres, qui fut de faire mettre une grande chaudière pleine de poix sur un feu extrêmement âpre : et lorsque la poix commença à bouillir à gros bouillons, cet homme impitoyable en se tournant vers la Sainte, lui dit : « Va, obéis à la volonté de ton maître ; et sache que si tu ne le fais, je commanderai que l'on te jette dans cette chaudière. » Elle lui répondit : « Je ne saurais croire qu'il y ait un juge assez injuste pour me commander d'obéir à des désirs déréglés et impudiques. » Ces paroles l'ayant embrasé de colère, il commanda qu'on la dépouillât, et qu'on la jetât dans la chaudière. Sur quoi elle lui dit : « Si vous avez résolu de me faire souffrir ce supplice, je vous conjure par la vie de l'empereur, lequel je sais que vous craignez, de ne point ordonner que l'on me dépouille ; mais de commander plutôt que l'on me mette peu à peu toute vêtue comme je suis dans cette poix si bouillante, afin que vous voyiez quelle est la patience que me donne Jésus-Christ, lequel vous n'êtes pas si heureux que de connaître. » Ainsi ayant été enfoncée peu à peu dans cette chaudière durant l'espace de trois heures, elle rendit son âme à Dieu lorsqu'elle y fut jusqu'au cou.
SAINTE ALEXANDRINE.
Saint Didyme me parla aussi d'une servante de Jésus-Christ, nommée Alexandrine, qui ayant quitté la ville, s'enferma dans un sépulcre, où on lui donnait par une petite ouverture tout ce qui lui était nécessaire ; et elle y passa dix ans sans se laisser voir à un seul homme, ni à une seule femme. On dit qu'en cette dixième année, lorsqu'elle fut sur le point de s'endormir du sommeil des justes, elle mit son corps en l'état qu'elle désirait qu'on le trouvât après sa mort. Une femme qui avait accoutumé de lui porter ce dont elle avait besoin, voyant qu'elle ne lui répondait point, s'en vint nous le dire. Nous y allâmes ; et ayant ouvert la porte, et étant entrés, nous vîmes qu'elle était passée à une meilleure vie.
La bienheureuse Mélanie la Romaine, dont je rapporterai aussi la vie en un autre lieu, nous disait en parlant d'elle : « Je n'ai jamais pu voir le visage de cette Sainte. Mais étant debout auprès de cette petite ouverture, par laquelle on lui parlait, je la priai de me dire la cause qui lui avait ainsi fait quitter la ville, et s'enfermer dans un sépulcre. Elle me répondit : « Un homme étant devenu éperdument amoureux de moi , et moi ne voulant ni lui faire souffrir tant de peine, ni être cause qu'on le blâmât de se laisser ainsi emporter à une folle passion, j'aimai mieux m'enfermer toute vivante dans ce sépulcre que de nuire à une âme que Dieu a créée à son image. Sur quoi lui ayant dit : « Comment pouvez-vous, ô servante de Jésus-Christ, passer ainsi votre vie sans parler à qui que ce soit, et combattre toute seule les pensées qui vous viennent en l'esprit, dans le peu d'occupation que vous avez au lieu où vous êtes ? » Elle me répartit : « Je prie Dieu depuis le matin jusques à None, et emploie l'une de ces heures-là à filer du lin. Durant les autres je repasse dans mon esprit la vie des saints Pères et des Patriarches, et les combats soutenus par les bienheureux Apôtres, les Prophètes, et les Martyrs. Lorsque le soir est venu, après avoir glorifié mon Seigneur, je mange du pain, et puis je demeure en oraison durant la plupart de la nuit, en attendant l'heure que mon corps sera séparé de mon âme, et que je paraîtrai devant la face de Jésus-Christ, avec une ferme espérance qu'il me fera miséricorde.s
D'UNE JEUNE FILLE QUI FAISAIT
la dévote, et aimait l'argent.
Je ne veux pas non plus, pour la plus grande gloire de ceux qui sont toujours demeurés fermes dans la vertu, manquer à parler dans le cours de cette narration d'une autre sorte de personnes, qui vivant en apparence dans une grande piété la méprisent en effet ; afin que ceux qui liront ceci veillent sur eux-mêmes, et prennent soigneusement garde à leur conduite.
Il y avait à Alexandrie une vierge qui ne méritait pas de porter ce nom, laquelle paraissait humble par son habit, mais qui étant dans le fond du cœur orgueilleuse, insolente, et avare, aimait plus l'or que Jésus-Christ. Elle ne donna jamais rien, et non pas même en aumône, soit à un étranger, ou à un pauvre,ou a un affligé, ou à un Solitaire, ou à une vierge, ou à l'Eglise. Et quelques exhortations que plusieurs saints personnages lui fissent sur ce sujet, elle ne pouvait se résoudre à se décharger de la moindre partie de ce pesant fardeau des richesses. Elle avait des parents, et avait adopté une de ses nièces, fille de sa sœur, à qui elle promettait continuellement de donner son bien, ayant elle-même perdu par sa faute les biens célestes. Car l'une des tromperies du Diable est de nous faire aimer l'avarice, sous prétexte d'aimer nos parents, dont il est aisé de juger qu'il se soucie fort peu, puisqu'il paraît clairement par l'Ecriture sainte qu'il nous porte à répandre le sang de nos frères, de nos pères et de nos mères. Et bien qu'il semble qu'il convie quelques personnes à prendre soin de leurs proches, il ne le fait pas par affection qu'il ait pour eux, mais plutôt pour accoutumer ceux qui lui sont assujettis, à commettre des injustices, sachant l'arrêt prononcé contre eux par la bouche de l'Apôtre en ces paroles ( I.Cor.6) : « Les injustes ne possèderont point le Royaume de Dieu. » Ce n'est pas que l'on ne puisse par un mouvement de piété, et par une affection inspirée de Dieu, et ne point négliger son âme c'est-à-dire, son propre Salut, et assister ses parents, lorsqu'ils sont dans le besoin. Mais quand on se conduit de telle sorte que l'on méprise le soin de son âme, et qu'on la laisse comme accabler par le soin qu'on a de ses proches, on tombe dans la malédiction de ceux qui négligent si fort leur âme, qu'il semble qu'ils l'aient reçue en vain. Ce qui fait dire au saint Prophète David dans l'un de ses psaumes, en parlant de ceux qui vivent dans la crainte de Dieu et qui ont soin de leur âme, pour montrer combien il s'en trouve peu (Ps. 23) : « Qui sera celui qui montera sur la montagne du Seigneur, ou qui pourra demeurer dans son saint temple ? » A quoi il répond : « Ce sera celui qui a les mains innocentes et le cœur pur, et qui n'a pas reçu son âme en vain. » Car ceux-là reçoivent leur âme en vain qui vivent comme si elle devait mourir avec le corps, et qui méprisent les vertus spirituelles.
Saint Macaire Prêtre et administrateur de l'hôpital des estropiés, voulant par une espèce de saignée guérir de la maladie de l'avarice cette vierge, qui n'était pas digne de ce nom, puisque ses mœurs étaient si éloignées de la manière de vivre des vraies vierges, il s'avisa d'une telle invention. Ayant en sa jeunesse été lapidaire, il l'alla trouver, et lui dit : « Il m'est tombé entre les mains des émeraudes et des hyacinthes parfaitement belles ? Et je ne sais si elles viennent de quelque marchand, ou si on les a dérobées. Car elles n'ont point de prix, et valent plus que je ne puis dire. Celui qui les a les laisse néanmoins à cinq cents écus. Que si vous désirez de les acheter, donnez-moi cette somme, que vous pourrez retirer d'une seule de ces pierreries ; et ainsi sans qu'il vous en coûte rien, vous parerez votre nièce avec le reste. » Cette vierge qui, quoiqu'elle portât le nom de vierge, était transportée de passion pour cette enfant, fut si touchée du désir de la parer, qu'elle se jeta aux pieds de ce saint homme, et lui dit ; « Je vous prie de tout mon cœur que nul autre que moi ne les achète. » Il lui répondit : « Venez donc jusqu'à mon logis, et vus les verrez. » « Il n'est point nécessaire, » répartit-elle. « Car je ne désire point de voir celui qui les vend : mais voilà les cinq cents écus que je vous donne pour les avoir. » Le Saint, qui a vécu jusques à cent ans, et était encore au monde quand nous fûmes en ce pays-là, ayant reçu cet argent, il l'employa aux besoins de l'hôpital. Et parce que l'on avait une si singulière révérence pour lui dans Alexandrie, à cause que c'était un homme d'éminente piété, et extrêmement charitable,il se passa beaucoup de temps sans que cette femme osât lui parler de ces pierreries. Enfin, l'ayant rencontré dans l'église, elle lui dit : « Dites-moi, je vous supplie, ce que sont donc devenues ces pierreries pour lesquelles je vous mis cinq cents écus entre les mains ? » « Je les achetai à l'heure même, » lui répondit-il, « et si vous désirez de les avoir, venez où je loge, car elles y sont. Que si lorsque vous les aurez vues vous n'en êtes pas contente, je vous rendrai votre argent. » Lui ayant parlé de la sorte elle le suivit avec joie ; et quand ils furent entrés dans l'hôpital,où le logement des femmes était en haut, et celui des hommes en bas, Saint Macaire lui dit : « Lesquelles désirez-vous de voir les premières, ou les hyacinthes, ou les émeraudes ? » « Celles qu'il vous plaira », lui répondit-elle. Alors il la mena en haut et lui montra des femmes estropiées et à qui divers maux avaient tout défiguré le visage, puis lui dit : « Voilà les hyacinthes. » Il la mena ensuite en bas, et en lui montrant les hommes, lui dit : « Voilà les émeraudes ; et je ne crois pas qu'on en puisse trouver de plus grand prix. Que si vous n'en êtes pas satisfaite, vous n'avez qu'à reprendre votre argent. » Ces paroles firent tant de honte à cette femme qu'elle s'en retourna sensiblement touchée de douleur, de voir qu'elle n'avait pas fait cette aumône par l'esprit de Dieu, mais comme y étant contrainte par une espèce de nécessité ; et cette nièce qu'elle aimait si fort ayant été mariée et étant morte sans enfants, elle rendit de grands remerciements au Saint de la charité qu'il lui avait faite, et employa depuis cela tout son bien en de bons et saints usages.
SAINT ARCISE
et autres Saints qui demeuraient sur la montagne de Nitrie.
Ayant demeuré durant trois ans dans les Monastères qui sont aux environs d'Alexandrie, et y ayant conversé avec plusieurs grands et saints personnages ornés de toutes sortes de vertus, et qui ne sont guère moins en nombre que deux mille, j'allai de là sur la montagne de Nitrie, entre laquelle et la ville d'Alexandrie il y a un lac nommé Marie qui a soixante dix milles de circuit. L'ayant traversé en un jour et demi, j'arrivai en cette partie de la montagne qui regarde le midi. Il y a un grand désert qui s'étend jusques à l'Ethiopie, les Masiques et la Mauritanie.Il est habité d'environ cinq mille hommes, qui y servent Dieu, et y vivent en diverses manières selon ce que chacun d'eux le peut supporter ou le désire. Car il leur est permis de demeurer seuls, ou deux ensemble, ou trois, ou tel autre nombre qu'ils veulent.Il y a sur cette montagne sept moulins qui servent à tous ceux dont j'ai parlé, et aux Anachorètes répandus dans cette vaste solitude, qui sont des hommes parfaits, et qui ne sont pas moins de six cents. Y ayant demeuré un an tout entier avec les saints et excellents Pères, le grand Arcise, Pétuface, Agion, Crone et Sérapion, et étant touché de plusieurs discours spirituels qu'ils me firent et qu'ils disaient avoir appris de leurs anciens, je passai jusques dans le fond du désert.
Dans une fort grande église qui est sur cette même montagne il y a trois palmiers à chacun desquels est pendu un fouet. L'un est pour corriger les Solitaires qui font quelque faute. L'autre pour punir les larrons, s'il s'en rencontre. Et le troisième pour châtier ceux qui viennent par hasard en ce lieu-là, quand ils sont convaincus d'avoir commis des méchancetés. Car alors on leur fait embrasser ces palmiers ; et après leur avoir donné sur le dos un certain nombre de coups on les renvoie. Auprès de l'église il y a un hôpital où l'on reçoit en tout temps les étrangers qui y arrivent, sans les mettre dehors jusques à ce qu'ils en veuillent sortir de leur bon gré, quand ils y demeureraient même deux ou trois ans. Durant la première semaine on ne les oblige à rien faire ; mais après on les occupe en divers ouvrages, comme à travailler au jardin, au moulin, ou à la cuisine. Que s'il s'en rencontre quelqu'un qui mérite qu'on prenne davantage de soin de lui, on lui donne un livre à lire, sans lui permettre de parler à personne jusques à l'heure de Sexte. Il y a aussi sur la montagne des médecins et des boulangers. Ils boivent du vin ; et l'on y en vend.
Ils travaillent tous de leurs mains, et font des robes de lin. Ainsi ils n'ont point de nécessité ; et environ l'heure de None il est permis à chacun de s'approcher des Monastères, et d'écouter les hymnes et les cantiques que l'on chante à Jésus-Christ, et les prières qu'on lui adresse avec tant de ferveur et de piété, qu'il y en a qui s'imaginent en les entendant que leur esprit est élevé dans le Ciel, et qu'ils sont dans un Paradis de délices. Ils ne vont à l'église que le samedi et le dimanche. Il y a huit Prêtres dans cette église ; et durant la vie de celui qui est le premier de tous, nul autre n'offre le sacrifice, ni ne décide aucune matière, ni ne fait aucune exhortation ; mais ils se contentent d'être assis auprès de lui sans dire mot.
Le bienheureux Arcise et ce grand nombre d'autres saints vieillards qui étaient avec lui et que j'ai vus, vivaient du même temps que l'admirable Saint Antoine. Et Arcise m'a conté qu'il avait vu le bienheureux Ammon de Nitrie, dont Saint Antoine aperçut visiblement l'âme être portée dans le Ciel. Il disait aussi qu'il avait vu Saint Pacome de Tabène, qui était un homme illustre par le don de Prophétie dont Dieu l'avait favorisé, et était Supérieur de trois mille Solitaires.
SAINT PAMBON.
L'Abbé Pambon, qui avait été le maître de l'Evêque Dioscore, et d'Ammon et d'Eusèbe frères, et enfants d'Origène fils de Draconte, était un homme illustre et admirable, et il avait aussi demeuré sur cette montagne. Ce saint personnage avait reçu de Dieu diverses faveurs. Mais entre tant de vertus qui éclataient en sa vie, il en avait une qui l'élevait au-dessus des autres, qui est de mépriser l'or et l'argent, que les préceptes de Jésus-Christ nous y obligent de mépriser. Sur quoi la bienheureuse Mélanie m'a conté que lorsqu'elle fut la première fois de Rome en Alexandrie, le saint Prêtre Isidore administrateur de l'hôpital de cette ville ( de qui j'ai appris aussi les actions de ce grand serviteur de Dieu, et qui me mena le voir dans le désert) lui ayant parlé de son extrême vertu, elle lui porta quatre cents cinquante marcs de vaisselle d'argent, et le supplia de vouloir, en les recevant, prendre quelque part au bien que Dieu lui avait donné. Sur quoi le Saint continuant toujours son travail, qui était de faire des cordes avec des branches de palmier, lui répondit assez haut : « Dieu veuille récompenser votre charité. » Et se tournant vers son disciple nommé Origène,il lui dit : « Prenez ceci, et le distribuez à tous les Frères qui sont dans la Lybie et dans les îles, dont les Monastères sont les plus pauvres de tous. Mais n'en donnez rien à ceux de l'Egypte, parce que cette province est plus riche et plus abondante que nulle des autres. « « Je demeurai auprès de lui », ajouta-t-elle, « en attendant ou qu'il me donna^t sa bénédiction, ou qu'il me dît au moins une parole, pour témoigner l'estime qu'il faisait d'un si grand présent. Mais ne voyant rien de tout cela, je lui dis : « Mon Père, je ne sais si vous savez qu'il y a quatre cents cinquante marcs d'argent. » Sur quoi, sans me faire le moindre clin d'oeil, ni jeter seulement les yeux sur les étuis, dans lesquels était cette argenterie, il me répondit : « Ma fille, celui à qui vous avez fait ce présent n'a pas besoin de savoir combien il pèse, puisque pesant même les montagnes et les forêts dans ses divines balances,ilne saurait ignorer quel est le poids de votre argent. Que si vous me l'aviez donné à moi, vous auriez raison de me dire quel en est le poids. Mais l'ayant offert à Dieu, qui n'a pas dédaigné d erecevoir deux oboles des mains de la veuve, et les a même plus estimées que les grands présents des riches, n'en parlez pas davantage. » Voilà, » disait-elle, « ce que Dieu permit qui m'arriva lorsque je fus sur cette montagne ; » et peu de temps après ce grand Saint s'endormit du sommeil des justes, sans être malade, et sans sentir aucune douleur. Mais comme il faisait une corbeille,il m'appela, et étant prêt à rendre l'esprit, il me dit : « Recevez de mes mains cette corbeille, afin de vous souvenir de moi. Car je n'ai autre chose à vous laisser. » Ayant fini ces paroles, sans avoir aucune fièvre, et étant âgé de soixante-dix ans, il expira en recommandant son âme à Dieu. Après avoir pris le soin que je devais de son corps, et l'avoir enseveli et mis en terre, je revins du désert avec cette corbeille, que je garderai jusques à la mort.
J'ai aussi appris que ce saint homme étant sur le point de mourir, et Origène Prêtre, et administrateur de l'hôpital d'Alexandrie, et Ammon, qui étaient deux hommes admirables, avec le reste des Frères, étant à l'entour de lui, il leur parla en cette sorte : « Depuis que je suis venu dans ce désert, que j'y ai bâti cette cellule, et que j'y ai établi ma demeure, il ne s'est point passé de jour que je n'aie fait quelque ouvrage de mes mains.Je ne me souviens point d'avoir reçu du pain de qui que ce soit, sans l'avoir gagné ; et jusqu'à l'heure que je vous parle, je n'ai regret à aucune parole que j'ai dite ; mais allant paraître devant Dieu en cet état,je confesse n'avoir pas seulement commencé d'entrer dans la piété. »
Ces serviteurs de Jésus-Christ, Origène et Ammon rendaient aussi ce témoignage de lui, que lorsqu'on l'interrogeait ou sur l'Ecriture sainte, ou quelque affaire, il ne répondait jamais sur-le-champ, mais disait : « Je ne sais encore ce que je dois vous répondre. » Et il demeurait quelquefois trois mois sans rendre réponse, disant : « Je ne sais encore ce que je dois vous répondre. » Il consultait Dieu avec tant de soin sur ce qu'on lui proposait, que chacun recevait ses réponses avec respect, et avec crainte, comme venant de Dieu même ; son exactitude dans ses paroles, et la perfection avec laquelle il s'y conduisait étant telle, que l'on tenait qu'il avait cette vertu à un plus haut point que le grand Saint Antoine même, et que tous les autres Saints.
Entre les autres actions de ce saint homme, on rapporte celle-ci. Un Solitaire nommé Pior, étant un jour venu le voir dans sa cellule, il apporta du pain avec lui, dont le Saint s'étant étonné, et lui ayant demandé pourquoi il en usait de la sorte, il lui répondit : « De crainte de vous incommoder. » S'étant séparés sans que le Saint lui en parlât davantage, il le fut voir quelque temps après dans sa cellule,et porta du pain trempé dans l'eau, dont Pior lui ayant demandé la cause, il lui répondit : « Parce que j'ai aussi eu crainte de vous incommoder. »
SAINT BENJAMIN.
Il y a eu aussi sur cette montagne de Nitrie un homme admirable,nommé Benjamin, qui a passé quatre-vingts ans dans une vie irrépréhensible et toute sainte. Après avoir pratiqué de très grandes vertus, Dieu le favorisa de la grâce de guérir les maladies, en sorte qu'il n'y avait point de malades, de quelque maladie que ce fût, à qui il imposât les mains, ou donnât de l'huile bénie, qui ne recouvrât sa santé ; Ce Saint que Dieu avait jugé digne de recevoir une grâce si particulière, devint hydropique huit mois auparavant que de mourir, et son corps s'enfla de telle sorte que les douleurs qu'il ressentait le pouvaient faire passer en notre siècle pour un autre Job. Dioscore, qui était l'un des Prêtres de la montagne de Nitrie, et qui depuis a été Evêque, nous ayant pris le bienheureux Evagre et moi, nous dit : « Allons voir ce nouveau Job, qui dans une si grande maladie, et dans cette enflure si extraordinaire, a une patience incroyable, et en rend grâces à Dieu. » Nous étant approchés de lui, nous vîmes son corps enflé d'une manière si prodigieuse que nous ne pouvions avec les deux mains enfermer son petit doigt. La compassion d'un mal si insupportable ne nous pouvant permettre de le regarder fixement, nous en détournâmes les yeux, dont le Saint s'apercevant, il nous dit : « Priez pour moi, mes enfants, afin que mon homme intérieur ne soit pas aussi hydropique. Car quant à ce corps, il ne m'a servi de rien lorsqu'il se portait à mieux ; et ne m'a fait aucun dommage depuis qu'il est si malade. » On lui fit une cellule très spacieuse, dans laquelle il fut toujours assis pendant ces huit mois, d'autant qu'il ne pouvait demeurer sur un lit pour recevoir l'assistance qui lui était nécessaire. Durant qu'il était ainsi travaillé de cette maladie incurable, il guérissait celles des autres, quelles qu'elle pussent être ; et j'ai estimé à propos de rapporter ce qu' a souffert ce grand Saint, afin que l'on ne s'étonne pas s'il arrive des afflictions à ceux qui sont les plus justes. On fut contraint après sa mort d'arracher le seuil et les gonds de la porte de sa cellule, pour en pouvoir tirer son corps, tant il était d'une grosseur démesurée.
SAINT APOLLON
SURNOMME'
LE MARCHAND.
Un nommé Apollon, que l'on nommait le marchand, ayant renoncé au monde et étant allé demeurer sur la montagne de Nitrie, il ne put apprendre aucun art ni s'appliquer à aucune étude, à cause qu'il était déjà avancé en âge ; et voici quel fut son exercice durant vingt ans qu'il passa sur cette montagne.Il allait, non sans beaucoup de peine, acheter de son argent en Alexandrie toutes sortes de médicaments, qu'il distribuait à tous les Solitaires dans leurs maladies. On le voyait depuis le point du jour jusques à l'heure de None courir de Monastère en Monastère pour voir s'il n'y avait point de malades.Il leur portait des raisins secs, des grenades, des œufs, du pain blanc, et les autres choses dont les malades ont besoin. Ainsi ce serviteur de Jésus-Christ trouva moyen de mener jusqu'à sa vieillesse une manière de vie qui lui était propre ; et lorsqu'il fut prêt de mourir, il laissa tous ses biens terrestres que la charité lui faisait amasser pour le soulagement de son prochain, à un autre semblable à lui, et le pria d'en vouloir user de la même sorte. Car y ayant cinq mille Solitaires sur cette montagne qui est un lieu désert et sauvage, ces secours et cette assistance leur est non seulement utile mais nécessaire.
SAINT PAESE
ET
SAINT ISAIE.
Il y avait deux Frères nommés Paèse et Isaïe, enfants d'un marchand Espagnol. Lorsque leur père fut mort, ils divisèrent ensemble leur bien, qui se trouva monter à cinq mille écus sans les meubles et les esclaves. Ils délibérèrent ensuite ce qu'ils feraient, et se dirent l'un à l'autre : « Mon frère, quelle sorte de vie embrasserons-nous ? Si nous continuons comme notre père a fait, d'exercer la marchandise, d'autres jouiront de notre travail après notre mort ; et il se peut que durant notre vie nous tombions entre les mains des voleurs, ou fassions naufrage. Embrassons donc plutôt la vie solitaire, afin de conserver le bien que notre père nous a laissé, et de ne pas perdre nos âmes. » Ils demeurèrent d'accord de ce dessein ; et ne se rencontrèrent pas toutefois dans tous les mêmes sentiments. Car ayant partagé leur argent et le reste de ce qu'ils avaient, ils résolurent bien l'un et l'autre de n'avoir pour but que de plaire à Dieu ; mais en diverses manières. L'un , sans se rien réserver, donna tout ce qu'il avait aux Monastères, aux églises et aux prisons ; et ayant appris un métier pour gagner sa vie,il employait tout son temps au travail et à la prière. L'autre ne disposa de rien de son bien ; mais ayant bâti un Monastère et pris quelques autres Solitaires pour y demeurer avec lui, il exerçait l'hospitalité envers tous ceux qui y venaient, assistait tous les malades, retenait tous les vieillards, donnait à tous les pauvres, et le samedi et le dimanche dressait trois ou quatre tables où il recevait tous ceux qui étaient en nécessité. Après que ces deux frères furent morts, les autres Solitaires parlaient diversement de la béatitude qu'ils possédaient, comme ayant vécu l'un et l'autre dans une parfaite vertu. Mais la vie de celui qui ne s'était rien réservé plaisait davantage aux uns ; et celle de celui qui avait distribué aux pauvres tout ce qu'il avait agréait davantage aux autres. Sur cette contestation et sur les diverses louanges qu'ils leur donnaient, ils s'en allèrent vers le bienheureux Pambon, et après l'avoir informé du sujet de leur différend, le supplièrent de leur dire laquelle de ces deux manières de vivre était la meilleure. Il leur répondit : « Ils sont tous deux parfaits devant Dieu, puisque l'un a imité Abraham dans la vertu d'hospitalité, et l'autre le zèle du Prophète Elie pour se rendre agréable à Dieu. » Sur quoi les uns et les autres se jetèrent à ses pieds, pour le conjurer de leur dire comment il se pouvait faire qu'ils fussent égaux. Et ensuite ceux qui tenaient le parti de celui des deux frères qui avait donné tout son bien, soutenant qu'il devait être préféré à l'autre, puisqu'il avait accompli le précepte de l'Evangile en vendant tout ce qu'il avait et en le donnant aux pauvres, en passant les jours et les nuits en oraison, en portant sa Croix, et en suivant Notre Sauveur. Au contraire ceux qui tenaient le parti de l'autre frère disant que celui pour lequel ils parlaient avait une si extrême compassion de tous les pauvres qu'il s'arrêtait dans les grands chemins pour assembler tous les affligés et les assistés ; et qu'ainsi il ne s'était pas seulement fait du bien à lui-même, mais en avait aussi fait aux autres en traitant et en secourant tous les malades. Saint Pambon leur répartit : « Je vous dis encore une fois qu'ils sont tous deux égaux devant Dieu, et je vais vous le faire voir. Si le premier n'avait pas vécu dans la perfection qu'il a faite en donnant son bien, et en travaillant de ses mains pour gagner sa vie, il ne serait pas digne d'être comparé à son frère. Et si l'autre n'avait pas pratiqué la vertu d'hospitalité, et assisté les pauvres, comme il a fait, il ne passerait pas devant Dieu pour être égal à son frère, puisque notre Seigneur a dit lui-même : « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir. Ainsi encore qu'il semble que ce service qu'il rendait au prochain lui fût pénible, il y trouvait néanmoins son soulagement et son repos. Mais ayez un peu de patience jusques à ce que Dieu m'ait fait connaître ce qui en est, et puis je vous le dirai quand vous reviendrez ici. » Ensuite de cette réponse, ils retournèrent quelques jours après vers ce grand Saint pour être éclaircis de leur doute ; et il leur dit : « Je vous parle en la présence de Dieu ; et il sait que c'est selon la vérité. J'ai vu ces deux frères en même rang et dans un même degré de mérite dans le Paradis. »
SAINT MACAIRE
LE JEUNE.
Un berger nommé Macaire âgé de dix-sept ans se jouant avec ses compagnons le long du lac nommé Marie tua un homme sans qu'il y eût de sa faute : ce qui lui donna une telle crainte de Dieu et des hommes, que sans en rien dire à personne il s'en alla dans le désert, dont la terre est fort sèche et fort stérile, comme le savent tous ceux qui l'ont vue ou qui en ont entendu parler, et y demeura trois ans à découvert et exposé à toutes les injures de l'air, sans seulement s'en apercevoir. Enfin il bâtit une cellule où ayant passé vingt-cinq ans il fut rempli de tant de grâces et se plaisait si fort dans la solitude qu'au lieu d'appréhender les démons,il les méprisait.
J'ai demeuré longtemps avec lui, et lui ayant un jour demandé quels avaient été ses sentiments sur le sujet de ce meurtre, il me répondit qu'au lieu de s'en affliger, il s'était cru obligé d'en rendre grâces à Dieu,parce qu'il l'avait fait sans aucun dessein, et qu'il avait été ensuite la cause de son Salut : Sur quoi il rapportait l'exemple du meurtre commis en Egypte par ce grand serviteur de Dieu, Moïse, qui sans cela et la crainte qu'il avait eue de Pharaon n'aurait point été jugé digne de voir Dieu, de recevoir de lui tant de grâces, et d'écrire par l'inspiration de son Esprit les livres saints qu'il nous a laissés, puisque ce ne fut qu'après sa fuite d'Egypte qu'il arriva à la montagne du Sinaï. Ce que je ne dis pas pour porter en quelque manière que ce puisse être les hommes à commettre des meurtres, mais plutôt pour montrer qu'il y a quelquefois des choses excellentes auxquelles Dieu donne occasion par des rencontres extraordinaires, quand l'homme ne se porte pas de lui-même à faire le bien. Ce qui fait voir qu'ainsi qu'il y a des vertus que nous embrassons volontairement, il y en a d'autres auxquelles il semble que Dieu nous engage comme par hasard.
SAINT NATHANAEL ABBE.
Entre ces Saints il y en avait un autre nommé Nathanaël, qui était un très grand serviteur de Dieu. Il était mort quinze ans auparavant que j'arrivasse sur cette montagne, et ainsi je ne l'ai point vu en vie ; mais m'étant rencontré avec ceux qui avaient été de son temps, et avaient vécu avec lui sous une même discipline, je pris plaisir à m'enquérir d'eux quelles avaient été ses vertus. Ils me montrèrent sa cellule, en laquelle personne ne demeure maintenant, à cause qu'elle est trop proche des terres qui sont peuplées d'habitants, et que le Saint l'avait bâtie dans un temps qu'il y avait encore peu de Solitaires.
Ils me contèrent donc en parlant de son excellente manière de vivre qu'étant dans cette cellule, il demeura si ferme en son dessein que rien ne l'en pût jamais divertir. Le démon qui travaille sans cesse pour tromper les hommes ne manqua pas dès le commencement de le surprendre par ses illusions, et l'ayant fait tomber dans le découragement et la tristesse, le chassa de sa cellule, où il ne pouvait plus demeurer, tant il y était accablé d'ennui et de chagrin. En étant sorti, il en bâtit une autre plus proche du bourg ; après l'avoir achevée, et y avoir passé trois ou quatre mois, le démon vint de nuit à lui sous la figure d'un soldat fort mal vêtu, et qui faisait grand bruit avec un nerf de bœuf qu'il tenait, ainsi que d'ordinaire les sergents en portent, dont le bienheureux Nathanaël se sachant, lui dit : « Qui es-tu, qui fais ainsi tant de bruit dans ma cellule ? » « Je suis », lui répondit le démon, « celui qui t'ai chassé de la première où tu étais, et qui viens pour te chasser encore de cette autre. » Le Saint ayant connu par là qu'il avait été trompé, il retourna dans sa première cellule, où il demeura trente-sept ans sans en sortir, combattant toujours avec le démon, qui pour le contraindre de l'abandonner, fit des choses telles, et en si grand nombre, qu'on n'oserait pas même les raconter. Entre les autres, cet irréconciliable ennemi des gens de bien, pour lui faire changer de résolution, eut l'artifice de le faire tomber dans la crainte de se rendre digne de risée et de mépris ; ce qui se passa de la sorte :
Sept Evêques fort saints l'étant allé voir, ou par une providence particulière de Dieu, ou par une suggestion de ce tentateur, peu s'en fallut qu'il ne vînt à bout par cette rencontre de lui faire rompre sa résolution ; Car après que ces Evêques eurent achevé leur visite, eurent fait oraison, et furent sortis, cet excellent homme n'ayant pas fait un pas pour les conduire, de peur de donner par là de l'avantage sur lui au démon, les Ecclésiastiques qui accompagnaient ces Evêques, dirent au Saint : « Mon Père, c'est être trop glorieux que de ne conduire pas les Evêques. » Il leur répondit : « Je révère Messeigneurs les Evêques, j'honore tous les Ecclésiastiques, et sais que je suis un grand pécheur, et le moindre de tous les hommes ; Mais par une résolution que j'ai prise, et que j'observerai de tout mon pouvoir, j'ai renoncé à toutes les choses semblables à celle dont vous me parlez, et même à ma propre vie, parce que j'ai un dessein secret, qui n'est connu que de Dieu seul, lequel voit le fond de mon cœur, et sait ce qui m'a empêché de conduire Messeigneurs les Evêques. »
Ce dessein ayant donc mal réussi au démon,il s'avisa d'un autre moyen, qui fut que neuf mois avant la mort du Saint, il prit la figure d'un jeune garçon, qui conduisait un âne chargé de pain. Etant arrivé sur le soir près de sa cellule, il fit semblant que son âne était tombé, et commença à crier : « Mon Père Nathanaël, ayez compassion de moi, et aidez-moi, je vous prie. » Le Saint entendant cette voix ouvrit la porte de sa cellule et se tenant debout, sans en sortir, lui dit : « Qui êtes-vous ? Et que désirez-vous que je fasse ? » « Je suis, « lui répondit le démon, « le serviteur de ce Solitaire que vous aimez ; et je lui porte des pains, parce que la charité l'oblige de donner à manger à quelqu'un et que demain, qui est samedi on en aura besoin pour faire les oblations. C'est pourquoi je vous prie d'avoir compassion de moi, afin que je ne sois pas dévoré par les hyènes – car il s'en rencontre en ces lieux-là-. » Le bienheureux Nathanaël se sentant touché jusques dans le fond du cœur d'une extrême compassion, demeura sans pouvoir parler, et pensant à ce qu'il devait faire, il disait en lui-même : « Il me faut désobéir aux commandements de Dieu, qui nous obligent d'exercer la charité, ou manquer à la résolution que j'ai prise. » Enfin, après avoir examiné toutes choses avec piété, il dit : « Il vaut mieux pour vaincre le diable, et le couvrir de confusion, demeurer ferme dans la résolution que j'observe depuis tant d'années. » Ainsi, après avoir prié Dieu, il dit à ce jeune garçon : « Mon enfant,qui que vous soyez, s'il est véritable que j'ai besoin de secours,j'ai une ferme confiance que le Dieu que j'adore, et qui domine sur toutes sortes d'esprits, vous en donnera sans que les hyènes, ni quoi que ce soit vous puisse nuire, et que si au contraire, c'est une tentation, il me la fera connaître présentement. » Ayant fini ces paroles, il s'enferma dans sa cellule ; et le démon couvert de confusion de se voir vaincu de la sorte, se changea en un tourbillon et s'évanouit, en faisant le même bruit que des ânes sauvages, qui s'enfuient en sautant et en bondissant.
Voilà quels furent les combats contre le démon, dans lesquels le bienheureux Nathanaël fit voir qu'il était invincible. Voilà quelles furent ses vertus dans sa sainte manière de vivre ; et voilà quelle fut la fin de son admirable vie dans le monde.
SAINT MARC.
Saint Marc dont il est parlé dans la vie de Saint Macaire d'Egypte, étant encore assez jeune, savait par cœur tout l'ancien et nouveau Testament, et n'était pas moins signalé par son extrême douceur que par sa parfaite tempérance. Il était déjà arrivé àune grande vieillesse, lorsqu'un jour que je n'avais pas beaucoup à faire dans ma cellule, je l'allai trouver, et m'assis tout contre sa porte. Comme j'étais encore fort peu expérimenté dans la vie spirituelle, et estimais ainsi qu'il était véritable que sa vertu l'élevât au-dessus de la condition ordinaire des hommes, j'observais attentivement tout ce qu'il dirait et qu'il ferait. Il était seul au-dedans de sa cellule, âgé de plus de cent ans, et n'avait plus une seule dent dans la bouche. J'entendis donc qu'il combattait contre soi-même, et contre le Diable, et qu'en parlant à soi-même, il disait : « Que veux-tu davantage, malheureux vieillard, ne te contentes-tu pas d'avoir bu du vin, et d'avoir mangé de l'huile ? Que veux-tu donc davantage, toi qui avec de cheveux blancs, te laisses encore aller à la gourmandise ? Que veux-tu davantage, esclave de ton appétit et de ton ventre, qui te couvres toi-même de confusion et de honte ? » Puis il disait au démon : « Retire-toi de moi, démon, toi qui depuis ma jeunesse jusqu'à ma vieillesse,m'as continuellement fait la guerre, et qui affaiblissant mon corps, m'as contraint de boire du vin, et de manger de l'huile, en me rendant par ce moyen voluptueux. Y a-t-il encore quelque chose que tu aies droit d'exiger de moi ? Et trouves-tu encore quelque chose en moi, dont tu veuilles faire ton profit ? Ennemi des hommes, retire-toi au moins maintenant, et ne trouble plus mon hésychia. » Après cela, comme se faisant des reproches à soi-même, il disait : « Te voici donc grand causeur ; te voici gourmand, toi qui avec des cheveux blancs et dans ta vieillesse ne peux encore te rassasier ; Aurai-je donc encore longtemps à vivre avec toi ? »
SAINT MOISE ABBE',
qui avait été un grand voleur.
Il y avait un certain Moïse Ethiopien de nation, extrêmement noir, et esclave d'un magistrat qui le chassa de chez lui, à cause des larcins qu'il avait commis et de ses autres méchancetés, que l'on dit avoir passé jusques à avoir commis des meurtres. Car je suis contraint de parler de ses mauvaises actions, afin de faire voir ensuite jusques à quel point a été sa pénitence. On dit qu'il fut chef d'une grande troupe de voleurs ; et on raconte entre autres choses que lorsqu'il menait une vie si malheureuse, s'étant résolu de se venger d'un berger contre lequel il était fort animé, à cause qu'il l'avait empêché avec ses chiens d'exécuter un mauvais dessein qu'il avait, il le chercha partout pour le tuer ; et ayant su qu'il était au-delà du Nil, lequel étant débordé avait alors mille pas de large, il mit son habit sur sa tête, prit son épée entre ses dents, et passa ainsi ce fleuve à la nage. Le berger le voyant venir s'alla cacher dans une grotte ; Ainsi Moïse ne pouvant faire ce qu'il avait résolu, tua quatre des plus grands de ses béliers et les attacha à une corde, puis repassa encore le Nil en les tirant après lui. Etant arrivé à un petit village il les écorcha, et en ayant mangé le meilleur il en vendit les peaux pour avoir du vin, qu'il but en très grande quantité, puis s'en alla ensuite à cinquante milles de là où plusieurs de ses compagnons étaient assemblés.
Ce chef et comme ce prince de voleurs ayant été enfin touché par quelque accident qui lui arriva, il se résolut de se retirer dans un Monastère, où les effets firent voir jusques à quel point allait son extrême pénitence, dont on raconte entre autres choses qu'un jour qu'il était assis dans sa cellule, quatre voleurs qui ne le connaissaient point étant venus se jeter sur lui, il les prit et les lia, puis les traîna à l'église où les Frères étaient assemblés, et leur dit : « Ces hommes m'ayant attaqué, et ne m'étant pas permis de faire mal à personne, je viens savoir ce qu'il vous plaît que j'en fasse. » Ces misérables confessèrent leur faute devant Dieu, et ayant su que celui qui les avait traités de la sorte était Moïse, qui avait été autrefois un chef si célèbre des voleurs, ils glorifièrent le nom de Jésus-Christ ; et l'exemple de sa pénitence les ayant portés à renoncer comme lui au monde, ils devinrent de parfaitement bons Solitaires, disant en eux-mêmes : « Si celui-ci qui a une force toute extraordinaire a renoncé à toutes ses voleries, et vit maintenant dans une grande crainte de Dieu, pourquoi différons-nous davantage de songer aussi à notre Salut ? »
Les démons firent tous les efforts pour réveiller dans le cœur du bienheureux Moïse ( car il faut désormais l'appeler ainsi) l'ancienne habitude qu'il avait de commettre des actions impudiques ; et cette tentation fut si forte, comme il le contait lui-même, que peu s'en fallut qu'elle ne lui fît changer de résolution. Etant allé trouver le grand Isidore qui demeurait alors en Scété, il lui dit que c'était pour la troisième fois qu'il soutenait de si grands combats. A quoi le Saint lui répondit : « Ne vous étonnez pas de cela, mon Frère, puisque votre ancienne habitude est cause que cette tentation fait une si forte impression sur votre esprit. Car comme un chien qui a accoutumé de ronger des os dans la boucherie ne quitte point cette coutume, mais lorsque la boucherie est fermée et qu'on ne lui donne plus rien, il ne s'en approche plus, quelque violente faim qu'il souffre, de même, si vous persévérez dans l'exercice de la continence, en mortifiant votre chair et ne vous laissant point aller à la gourmandise, qui est comme la mère de l'impureté, le démon désespéré de se voir ainsi sans matière dont il se puisse servir pour allumer les désirs impudiques dans votre cœur, vous abandonnera sans doute. »
Le serviteur de Jésus-Christ s'étant retiré avec cette instruction, il commença dès lors à s'enfermer dans sa cellule, où il pratiquait une très grande austérité en toutes choses, et particulièrement en ce qui était de l'abstinence des nourritures, ne mangeant par jour que douze onces de pain sec, travaillant beaucoup, et faisant cinquante oraisons. Mais quelques grandes que fussent ses austérités, il ne laissa pas de se sentir ému de ces pensées d'impureté, particulièrement dans ses songes. Sur quoi étant allé trouver un autre Saint Anachorète d'une vertu très éprouvée, il lui dit : « Que ferai-je, mon Père ? Mes songes répandent des ténèbres dans mon esprit, et cette ancienne habitude que j'avais au mal fait que je m'y plais. » Le Saint lui répondit : « La cause de cela procède de ce que vous ne détournez pas assez votre esprit de ces visions. Mais accoutumez-vous peu à peu à veiller ; soyez fort sobre ; et vous serez bientôt délivré de toutes ces tentations. » Cet excellent serviteur de Dieu ayant reçu cet avis comme venant d'un homme que l'expérience avait rendu très savant en semblables choses, retourna dans sa cellule, ne dormit point toute la nuit, et ne se mit point à genoux en priant Dieu, afin d'éviter la tyrannie du sommeil. Ayant demeuré six ans de la sorte passant les nuits entières debout au milieu de sa cellule, et priant Dieu sans cesse sans fermer l'oeil, il ne pût par tant de mortifications et de peines se délivrer de ces pensées d'impureté, qu'il est impossible de surmonter entièrement.
Ce vaillant ennemi du démon qui a combattu contre lui en tant de diverses manières, s'avisa ensuite d'une nouvelle austérité. Il allait de nuit aux cellules des Anachorètes, qui étant vieillis dans les travaux de la pénitence n'avaient plus la force d'aller quérir de l'eau et de l'apporter pour leurs usages ; et prenant ainsi leurs cruches sans qu'ils le sussent, il les remplissait d'eau en un lieu qui est éloigné des uns de deux jets de pierre, des autres de cinq, et de quelques autres d'un demi mille. Une nuit comme il s'occupait à cela, le démon qui observait ses actions,ne pouvant souffrir davantage sa persévérance et sa générosité, lorsqu'il le vit penché sur le puits pour remplir la cruche d'un ermite, il lui jeta une massue contre les reins, et l'étendit sur la place comme mort sans connaissance et sans sentiment. Le lendemain un Solitaire étant venu pour puiser de l'eau et l'ayant trouvé en cet état, le rapporta à Isidore cet excellent Prêtre qui demeurait à Scété, lequel accompagné de quelques autres alla aussitôt le trouver et le porta à l'église. Il fut malade un an tout entier, et ne recouvra sa santé qu'avec une extrême peine. Isidore ce grand serviteur de Dieu lui dit alors : « Cessez, mon Frère, de combattre désormais contre les démons et de les mépriser de la sorte, puisqu'il doit y avoir quelque modération et quelques bornes au courage que l'on témoigne dans les exercices mêmes de la vertu. » Il lui répondit : « Je ne cesserai jamais de les combattre, que je ne voie cesser auparavant ces illusions qui me persécutent dans mes songes. » « Je vous déclare, , lui dit Isidore, « que par la Grâce de notre Seigneur Jésus-Christ tous ces songes cesseront, à commencer dès ce moment. Prenez donc courage, et n'ayez plus désormais de crainte de vous approcher de la sainte Eucharistie. Car c'est une grâce que Dieu vous a faite de vous exercer de la sorte et avec tant de rigueur afin de vous empêcher de vous enfler de vanité, comme si ç'avait été par votre propre vertu que vous eussiez surmonté une tentation si violente. » Ensuite de ces paroles, le bienheureux Moïse retourna dans sa cellule, où il passa toujours depuis avec tranquillité d'esprit une vie beaucoup moins pénible. Deux ou trois mois après Saint Isidore lui demandant s'il n'était plus tourmenté par le démon, il lui répondit : « Depuis l'heure que vous avez prié Jésus-Christ pour moi, il ne m'est rien arrivé de semblable. » Ce grand serviteur de Dieu Moïse eut un tel pouvoir sur les démons qu'il ne les méprisait pas moins que nous méprisons en hiver les mouches. Voilà la sainte et religieuse vie qu'a menée cet invincible soldat de Jésus-Christ, qui a mérité de tenir rang entre les Saints les plus signalés. Il fut fait Prêtre, et mourut à Scété, étant âgé de soixante-quinze ans, et ayant laissé soixante-quinze disciples.
SAINT PAUL,
ANACHORETE.
Il est parlé en cette vie d'une vierge qui faisait par jour sept cents oraisons.
Il y a une montagne en Egypte nommée Phermé, qui est proche de la vaste solitude de Scété. Elle est habitée par environ cinq-cents Solitaires, entre lesquels il y en avait un nommé Paul, qui était un homme excellent, et qui passa toute sa vie en cette manière : Il ne fit jamais aucun ouvrage;il ne se mêla jamais d'aucune affaire ; et ne reçut jamais rien de personne, que ce qu'il lui fallait pour vivre durant un jour. Mais tout son ouvrage et tout son exercice consistait à prier sans cesse. Il faisait chaque jour trois cents oraisons réglées, et portait sur lui pour cela trois cents petites pierres, dont il en mettait une à part à chaque oraison qu'il faisait. Etant allé trouver Saint Macaire, surnommé le Polique, pour recevoir quelque consolation de lui, il lui dit : »Mon Père, je suis extrêmement affligé. » Le Saint l'ayant contraint de lui en déclarer la cause, il lui parla de la sorte : « Il y a dans un village une femme, qui sert Dieu depuis trente ans, dont plusieurs m'ont rapporté qu'elle ne mange que le samedi et le dimanche, et qu'elle fait chaque jour sept cents oraisons : ce qui m'oblige à me condamner moi-même, de ce qu'étant un homme, et ayant beaucoup plus de force qu'elle,je n'ai pu jusques ici faire que trois cents oraisons par jour. Saint Macaire lui répondit : « Voici la soixantième année que je n'en fais que cent par jour, et que je travaille de mes mains pour me nourrir, et pour m'acquitter de ce que je dois envers mes frères, sans que néanmoins ma conscience m'accuse d'être négligent. Que si la vôtre vous reproche quelque chose, encore que vous en fassiez trois cents par jour, il est visible ou que vous ne priez pas avec assez de pureté ou que vous en pouvez faire davantage. »
SAINT EULOGE
qui passa sa vie avec un estropié.
Un Prêtre de Nitrie, nommé Euloge, me raconta ce que je vais rapporter. Lors, dit-il, que j'étais encore jeune, je tombai dans une telle tristesse, et dans un tel abattement d'esprit, qu'il me fit enfuir du Monastère. Ne sachant où j'allais, j'arrivai à la montagne où demeurait saint Antoine, qui est entre Babylone et Héraclée dans une vaste solitude, qui conduit vers la mer rouge, et qui est éloignée du Nil d'environ trente milles de chemin. Etant arrivé à son Monastère, qui est assez proche de ce fleuve, et où deux de ses disciples, nommés Macaire et Amate, qui sont ceux qui l'enterrèrent après sa mort, demeuraient en un lieu nommé Piper, j'attendis cinq jours pour pouvoir parler au Saint, que l'on me dit avoir accoutumé de venir en ce Monastère, quelquefois au bout de cinq jours, quelquefois au bout de dix, et quelquefois au bout de vingt, selon qu'il s'y rencontrait obligé pour assister ceux qui venaient le chercher en ce lieu-là. Il arriva qu'en même temps il y vint aussi plusieurs autres Solitaires, que diverses causes y amenaient ; et entre autres un nommé Euloge d'Alexandrie, qui avait conduit avec lui un estropié, pour le sujet que je vais vous dire.
Cet Euloge qui avait fort bien étudié, étant touché de l'amour de Dieu, et du désir de vivre éternellement, il renonça à tous les embarras du siècle, et distribua son bien aux pauvres, à la réserve d'un peu d'argent, à cause qu'il ne pouvait travailler. Mais ayant quelque peine d'esprit, sur ce que d'un côté il ne voulait plus converser avec le monde, et que de l'autre il ne se sentait pas assez fort pour demeurer seul ; comme il était en cet état, il trouva sur la place publique un pauvre estropié, qui n'avait ni pieds ni mains ; mais à qui la langue seulement était demeurée, pour pouvoir demander l'aumône à ceux qui passaient par là. Euloge s'étant arrêté le regarda fixement, et parla ainsi à Dieu dans son cœur, comme par une espèce de vœu : « Seigneur, je veux pour l'amour de vous prendre cet estropié avec moi ; et je vous promets de l'assister et de le nourrir jusques à sa mort, afin que je me puisse sauver par son moyen. Donnez-moi donc, ô Jésus-Christ mon cher maître, la patience qui m'est nécessaire pour lui pouvoir rendre ce service. » Puis s'approchant du pauvre, il lui dit : « Voulez-vous bien que je vous reçoive dans ma maison, et que je vous nourrisse et vous assiste ? » Il lui répondit : « Plût à Dieu que vous daignassiez me faire cette charité, dont je reconnais n'être pas digne. » « Je m'en vais quérir un âne, » dit Euloge, « afin de vous emporter. » A quoi cet estropié consentit avec grande joie. L'ayant ensuite tiré de là, et mené dans sa petite maison, il prit autant de soin de lui, généralement dans tous ses besoins, que s'il eût été son propre père. Car il le lavait, l'huilait, le réchauffait, et le portait de ses propres mains, le traitant beaucoup mieux que sa condition ne le méritait, et le nourrissant aussi bien que ses infirmités le désiraient : ce que cet estropié reçut comme il devait durant quinze ans.
Mais au bout de ce temps le démon s'étant rendu maître de son cœur, afin de le faire mourir de faim, de priver Euloge de la récompense qu'il pouvait espérer d'une si bonne œuvre, et de dérober à Dieu les actions de grâces qui lui étaient dues, il le fit murmurer contre Euloge, jusques à lui dire mille injures, et lui donner mille malédictions, en usant de ces paroles : « Sors d'ici scélérat et fugitif que tu es. Tu as dérobé l'argent d'autrui : Tu as volé ton propre maître ; et m'ayant reçu dans ton logis, sous prétexte de me faire charité, tu veux te servir de cet artifice pour te couvrir et te garantir de la punition que tu mérites. » Euloge pour adoucir son esprit, lui répondait : « Mon maître, ne parlez pas ainsi, je vous prie, mais dites-moi en quoi j'ai pu vous déplaire ; et je m'en corrigerai. » L'estropié répondait avec arrogance : « Je ne puis souffrir ces flatteries. Emporte-moi d'ici, et me remts sur le marché où tu m'as pris ; je renonce de bon cœur à tous tes soins. » Euloge lui repartait : « Souffrez, je vous supplie, que je continue de vous les rendre ; et dites-moi si j'ai fait quelque chose qui vous ait fâché. » L'estropié se mettant encore plus en colère, lui disait : « Je ne saurais endurer davantage que tu te moques de moi par une si artificieuse flatterie. Cette manière de vie si sobre et si mesquine m'est insupportable ; je veux manger de la viande. » Alors le patient Euloge le voulant contenter, lui en apporta. Mais cela ne l'ayant point apaisé, il lui dit : « Je ne saurais plus demeurer seul avec toi. Je veux voir le monde. » Euloge lui répondit : « J'amènerai plusieurs Solitaires vous visiter. » A ces paroles l'estropié se fâchant encore davantage, dit : « Misérable que je suis, je ne puis souffrir ton visage ; et tu me veux amener d'autres personnes semblables à toi, qui ne sont que des fainéants, et qui ne laissent pas de manger. » Puis en se déchirant lui-même il criait à haute voix : « Je ne veux pas, je ne veux pas demeurer ici : je veux qu'on me ramène sur le marché. Quelle violence ! Remets-moi où tu m'as pris. » Et il est sans doute que s'il eût eu des mains il se serait étranglé, ou se serait passé une épée au travers du corps, tant il était agité par le démon. Euloge le voyant en cet état et ne sachant plus que faire, s'en alla trouver les Solitaires les plus proches, et leur dit : « Que ferai-je ? Cet estropié me réduit au désespoir. » Ils lui demandèrent pourquoi. « Parce », leur répondit-il, « qu'il me tourmente incessamment, sans que je sache quel remède y apporter. Car si je le laisse, je crains que Dieu à qui j'ai promis de ne l'abandonner jamais, ne me punisse. Et si je le garde, il ne me donnera ni jour ni nuit aucun repos. Que ferai-je donc ? « Ils lui répondirent sans hésiter : « Le grand homme ( car ils nommaient ainsi Saint Antoine) est encore en vie : mettez cet estropié dans un bateau, et le lui menez en son Monastère ; et lorsqu'il sera venu de sa grotte vous le consulterez sur ce que vous aurez à faire, et exécuterez ponctuellement ce qu'il vous ordonnera. Car Dieu vous parlera par sa bouche. »
Euloge suivant leur conseil flatta autant qu'il pût l'estropié, et le mit sur une petite barque, puis sortit de la ville et le mena dans le Monastère des disciples du grand Saint Antoine,qui, selon ce que Crosne nous raconta,y arriva le lendemain sur le soir couvert d'un manteau de peaux. Sa coutume était en entrant de demander à Macaire : « Mon frère Macaire, est-il venu quelqu'un ici ? » Que s'il lui répondait qu' oui, il ajoutait : « Sont-ce des Egyptiens ou des Iérosolymitains ? » Et ils étaient demeurés d'accord ensemble que quand ce serait des personnes qui ne viendraient pas pour des affaires fort importantes, Macaire répondrait : « Ce sont des Egyptiens » ; mais que lorsque ce serait des personnes de plus grande piété, il dirait : « Ce sont des Jérosolymitains. » Saint Antoine l'ayant donc interrogé selon sa coutume, il lui répondit : « Il y a quelque mélange. » Or quand Macaire disait : « Ce sont des Egyptiens », Saint Antoine lui disait : « Préparez-leur des lentilles et leur donnez à manger. » Puis il leur faisait une petite exhortation et les renvoyait. Mais s'il lui disait que c'étaient des Jérosolymitains, il s'asseyait et leur parlait toute la nuit des choses qui regardaient le Salut. S'étant donc assis, il appela l'un après l'autre tous ceux qui se trouvèrent présents ; et comme il se faisait déjà tard, personne ne lui ayant dit le nom d'Euloge, il l'appela par trois fois en lui disant : « Euloge, Euloge, Euloge ! » Sur quoi Euloge ne lui ayant point répondu, dans la créance qu'il avait que sa parole s'adressait à quelque autre qui portait ce même nom, Saint Antoine lui dit : « C'est vous Euloge que j'appelle, vous qui venez d'Alexandrie. » Euloge lui répondit :: « Que vous plaît-il de me commander ? » Alors le Saint lui dit : « Pour quel sujet êtes-vous venu ici ? « « Celui qui vous a révélé mon nom, » répartit Euloge, « vous a sans doute révélé aussi quelle est la cause qui m'amène. » « Il est vrai », répondit Saint Antoine ; mais ne laissez pas de la dire en présence de tous les Frères, afin qu'ils la sachent aussi. » Alors Euloge en lui obéissant par la de la sorte :
« J'ai trouvé sur le marché cet estropié étendu sur le pavé et abandonné de tout le monde:ce qui m'ayant touché de compassion, je priai Dieu de me faire la grâce de pouvoir souffrir ses imperfections avec patience,et je l'ai pris avec moi. J'ai aussi promis à Dieu de le panser dans ses maux, afin que comme il recevrait cette assistance de moi,je pusse espérer mon Salut par son moyen. Il y a quinze ans que nous demeurons ensemble, ainsi que je ne doute point que Dieu ne l'ait aussi révélé à votre Sainteté. Mais après un si long temps, sans que je sache quel mal je puis lui avoir fait, il me tourmente d'une manière toute extraordinaire : ce qui m'a donné la pensée de l'abandonner, puisqu'il m'y contraint de la sorte. Voilà quel est le sujet qui m'a fait venir vers votre Sainteté, afin de savoir d'elle ce que je dois faire, et pour la supplier de prier pour moi, parce qu'il est vrai qu'il me donne une extrême peine. »
Alors le grand Saint Antoine lui dit d'une voix grave et austère : « Quoi vous l'abandonnerez Euloge ? Mais Dieu qui est son créateur ne l'abandonnera pas, encore que vous l'abandonniez ; et lui suscitera quelque autre meilleur que vous qui le recevra. » Euloge trembla de crainte en entendant ces paroles, et ne répondit un seul mot. Le Saint le quittant s'adressa à l'estropié, qu'il tança très rudement, en lui disant à haute voix : « Misérable ! Indigne que la terre te porte, et que le Ciel te regarde ! Ne cesseras-tu jamais de combattre contre Dieu, et d'aigrir l'esprit de ton frère ? Ne sais-tu pas que c'est Jésus-Christ qui t'assiste par son moyen ? Et comment as-tu donc la hardiesse de parler en la sorte que tu fais contre Jésus-Christ ? Car n'est-ce pas pour l'amour de lui qu'il s'est assujetti à te servir ? » Ainsi les ayant repris tous deux, il leur dit de s'en retourner ; pui s'étant entretenu avec les Frères de ce qui était utile pour le Salut de l'un et de l'autre, il s'approcha encore d'eux et leur dit : « Mes Frères, ne demeurez pas ici davantage, mais allez-vous en en paix ; et gardez-vous bien de vous séparer l'un de l'autre. Bannissez tous ces chagrins et toutes ces peines que le démon a jetées dans vos esprits. Vivez en bonne intelligence ; et retournez en la cellule dans laquelle vous avez vécu si longtemps. Car Dieu vous y assistera ; et le démon ne vous a poussés dans cette tentation qu'à cause qu'il sait que vous êtes proches de la fin de votre vie, et que Jésus-Christ vous couronnera tous deux ; vous, Euloge, par la charité que vous faites à cet estropié ; et vous, estropié, par celle que vous recevez d' Euloge. Que si lorsque l'Ange du Seigneur viendra au dernier moment, il ne vous trouve pas au même lieu où vous avez accoutumé d'être, vous serez privés de vos couronnes. » Ensuite de ces paroles ils s'en retournèrent en grande hâte dans leur cellule,où ils vécurent dans une parfaite charité. Et quarante jours après notre Seigneur appela à lui le bienheureux Euloge, qui fut suivi à trois jours de là par ce pauvre, lequel étant infirme et estropié de son corps avait l'âme forte et robuste, et la rendit à son Créateur après la lui avoir recommandée.
Crosne ayant demeuré quelque temps aux environs de la Thébaïde, vint au Monastère d'Alexandrie lorsque les Frères célébraient la mort de ce bienheureux Euloge, et celle de l'estropié arrivée au temps que j'ai dit. Ce que Crone ayant su et étant touché d'étonnement, il prit le Saint Evangile pour faire foi de ce qu'il dirait, et le mettant au milieu des Frères il leur raconta avec serment, comme le grand Saint Antoine avait prédit toutes les choses qui étaient arrivées à ces deux hommes. A quoi il ajouta ces paroles : « Saint Antoine ne sachant pas la langue grecque, et moi sachant la grecque et l'égyptienne, je servis d'interprète entre lui et ces deux personnages que Jésus-Christ a depuis comblées de bonheur, en disant en grec à Euloge et à cet estropié les choses que ce grand Saint leur disait ; et en lui disant à lui en égyptien celles que l'un et l'autre lui répondaient.
SAINT PACHON,
ANACHORETE.
Il y avait un nommé Pachon âgé de soixante dix ans, qui demeurait à Scété. Il arriva que me trouvant si tourmenté par des pensées d'impureté et par des songes, que peu s'en fallait que la violence du trouble que cette tentation me donnait ne me fît quitter la solitude ; je n'en parlai point à ceux auprès de qui j'étais, ni à Evagre même mon Supérieur. Mais sans faire semblant de rien je m'en allai dans le désert, où je passai quinze jours avec ses Pères qui sont à Scété, et qui vieillissent dans une plus grande solitude, entre lesquels je rencontrai ce saint personnage Pachon, lequel ayant reconnu avoir plus d'ouverture de cœur que les autres, et être plus expérimenté en la vie spirituelle, je pris la hardiesse de lui découvrir ce que j'avais dans l'esprit. Sur quoi ce saint homme me dit : « Ne vous étonnez point de cela, mon fils, puisque cette peine n'a pour cause ni les délices, ni l'oisiveté, ni la négligence, ainsi qu'il paraît par vos mœurs, par la pauvreté dans laquelle vous vivez, et parce que vous n'avez nul commerce avec les femmes ; et qu'ainsi cela procède plutôt du démon, qui ne peut souffrir le désir que vous avez de vivre dans la vertu. Sachez qu'il y a trois sortes d'ennemis qui portent les hommes à l'impureté. Car quelquefois c'est notre chair, qui étant trop délicatement traitée et trop à son aise, répand ces mollesses dans notre cœur. Quelquefois ce sont de mauvaises pensées, qui élèvent et qui excitent ces mouvements dans notre esprit. Et quelquefois c'est le démon même, qui par l'envie qu'il nous porte, exerce sur nous cette tyrannie, ainsi que je l'ai remarqué par plusieurs observations que j'en ai faites. Et quoi que vous me voyiez déjà si fort avancé en âge, et que j'aie passé quarante ans dans cette cellule, sans penser à autre chose qu'à mon Salut, je ne laisse pas encore maintenant d'être tenté. » A quoi il ajouta, en prenant Dieu à témoin, qu'il disait vrai : « Depuis douze ans qu'il y a que j'ai cinquante ans accomplis, il ne s'est passé un seul jour, ni une seule nuit, que je n'aie été tourmenté par cette fâcheuse persécution : ce qui m'ayant fait appréhender que Dieu ne m'eût abandonné, vu que le démon exerçait sur moi une puissance si tyrannique, je me résolus de mourir plutôt, quoique ma raison s'y opposât, que de me laisser emporter par l'inclination vicieuse de mes sens, à rien faire contre la pudeur. Ainsi étant sorti de ma cellule, et courant deçà et delà dans le désert,je rencontrai la caverne d'une hyène, où j'entrai tout nu, et y demeurai tout le jour, afin que lorsque ces cruels animaux en sortiraient, ils me dévorassent. Le soir étant venu, qui est le temps où il arrive ce que dit le Prophète-Roi, en parlant à Dieu : « C'est par votre ordre, Seigneur, que le soleil arrive au couchant. C'est vous qui répandez les ténèbres sur la terre, et qui en formez la nuit, durant laquelle on voit marcher tous les animaux qui sont dans les bois, et les lionceaux en rugissant chercher, et vous demander la proie dont ils ont besoin pour leur nourriture. » Ce temps, dis-je, étant arrivé, le mâle et la femelle de ces hyènes sortirent de leur tanière ; et au lieu de me faire mal, vinrent me sentir et me lécher depuis la tête jusques aux pieds, puis me quittèrent lorsque je croyais qu'ils allaient me dévorer. Après avoir passé en ce lieu toute la nuit sans recevoir aucun mal, et ainsi ayant sujet de croire que Dieu avait eu pitié de moi, je me levai et m'en retournai dans ma cellule, où le démon ayant cessé durant quelques jours de me tourmenter, il recommença avec encore plus de furie qu'auparavant, et me réduisit en tel état que peu s'en fallut qu'il ne me portât jusques à commettre un crime. Car s'étant transformé en une jeune fille Ethiopienne, que j'avais vu durant l'été en ma jeunesse ramasser des épis de blé, il me sembla qu'elle se vint asseoir sur mes genoux, et qu'elle excita en moi un tel désir d'offenser Dieu avec elle, qu'en étant outré de douleur, je lui donnai un soufflet, après lequel elle disparut. Plus de deux ans après ( ce que vous pouvez assurément croire sur ma parole) ma main sentait si mauvais que je n'en pouvais souffrir la puanteur. Ce qui m'ayant mis dans un extrême découragement, et fait perdre toute espérance de mon Salut, je m'en allai errant çà et là dans cette vaste solitude, où je trouvai un petit aspic que je mis sur ma chair nue, afin que comme elle avait été la cause de ma tentation, les morsures qu'elle recevrait fussent aussi cause de ma mort. Mais Dieu par sa Providence et par sa Grâce fit que je n'en reçus aucun mal ; et ensuite j'entendis dans mon esprit une voix qui me disait : « Retourne-t'en, Pachon, et combats sans crainte, puisque je n'ai point permis au démon d'exercer sur toi un si grand pouvoir qu'afin que ton esprit ne s'enflât point d'orgueil et de vanité, comme si tu pouvais par toi-même surmonter ces tentations ; mais que connaissant ta faiblesse tu ne te confiasses jamais en ta sainte manière de vivre, et implorasses toujours le secours de Dieu. » Après cette instruction et la force qu'elle me donna, je retournai dans ma cellule, où demeurant depuis ce temps avec confiance, et ne me mettant point en peine de la guerre que le démon me pourrait faire, j'ai passé le reste de mes jours en paix. Et cet immortel ennemi des hommes, connaissant combien je le méprise, a toujours depuis été si rempli de confusion, qu'il n'ose plus s'approcher de moi.
Saint Pachon m'ayant fortifié par ces paroles à combattre contre le démon, et m'ayant instruit de la manière dont je me devais conduire dans cette guerre, il me renvoya en m'ordonnant de témoigner en toutes choses par mes actions, du courage et de la constance.
SAINT ETIENNE,
ANACHORETE.
Un nommé Etienne, qui était Lybien de nation, demeura durant soixante ans auprès de Marmarique et de Mareote. Comme il était extrêmement instruit dans cette sainte manière de vivre, et avait le don de discernement, Dieu lui fit cette grâce particulière que de quelque affliction qu'on fût travaillé, on en était délivré après l'avoir vu. Il fut connu de Saint Antoine, et vécut jusques à notre temps. Je ne l'ai point vu néanmoins, à cause qu'il y avait extrêmement loin jusques au lieu où il demeurait. Mais Saint Ammon et Evagre, qui l' allèrent visiter, nous contèrent que l'ayant trouvé extrêmement malade, d'un cancer, il ne laissait pas de leur parler et de faire des corbeilles avec des feuilles de palmier, tandis que le chirurgien lui faisait de grandes incisions, comme si ce corps qu'il découpait de la sorte, eût été le corps d'un autre, et demeurant durant cela aussi ferme et aussi tranquille que si sa chair n'eût pas été plus sensible que ses cheveux, tant la patience que Dieu lui donnait était extraordinaire et admirable. Lors, nous disaient ces saints personnages, que nous n'étions pas moins épouvantés qu'affligés, de voir un si grand serviteur de Dieu être tombé dans une si grande maladie, et que les chirurgiens lui faisaient souffrir de si cruelles douleurs, le bienheureux Etienne connaissant quelles étaient nos pensées, nous dit : « Que cela ne vous étonne point, mes enfants, puisque Dieu ne fait jamais rien que de bien, et pour une bonne fin. Il est possible que mon corps ait mérité d'être châtié de la sorte ; et il m'est beaucoup plus avantageux qu'il le soit en cette vie, que lorsque je serai passé à une autre après avoir fini ma carrière. » Il nous exhorta ensuite de souffrir avec patience, et nous fortifia par ses paroles, à supporter courageusement les afflictions : ce que j'ai bien voulu vous rapporter, afin que nous ne nous étonnions pas de voir tomber quelques Saints dans de si grandes souffrances.
DE VALENS
que la vanité fit déchoir de la vertu.
Il y eut un nommé Valens qui était Palestin de nation et Corinthien d'esprit, puisque Saint Paul attribue à ceux de Corinthe le vice de la présomption, lorsqu'il dit (I. Cor.9) : « Et vous vous êtes enflé d'orgueil. » Ce Valens étant venu dans la solitude demeura quelques années avec nous, et passa jusques à un tel point de présomption qu'il tomba dans les pièges des démons. A mesure qu'ils le trompaient, il entrait dans des sentiments de soi-même aussi élevés et aussi avantageux que s'il eût conversé avec les Anges, et qu'ils lui fussent soumis en toutes choses.
Un jour, à ce qu'il nous raconta, lorsqu'il travaillait sans lumière il perdit l'aiguille dont il cousait sa corbeille, et ne la pouvant trouver, le démon lui fit un flambeau avec lequel il la retrouva : ce qui ayant augmenté sa vanité, il entra dans une si haute opinion de lui-même qu'il ne tenait compte de participer aux sacrements. Notre Seigneur Jésus-Christ prenant compassion de lui fit que l'état déplorable où il était fut bientôt connu de tous les Frères. Car un jour quelques survenant leur ayant apporté des fruits secs, et Saint Macaire Prêtre les ayant reçus, il en envoya un peu à chacun d'eux dans leurs cellules, et ainsi qu'aux autres à Valens qui outragea et battit celui qui les lui porta en lui disant : « Va t'en ; et dis à Macaire de ma part : « Je ne suis pas moindre que toi pour recevoir ta bénédiction. » Saint Macaire ayant ainsi connu combien il était trompé par le démon, l'alla voir le lendemain pour l'exhorter à sortir de ce malheur, et lui dit : « Valens, le démon vous trompe. Changez de conduite, et convertissez-vous à Dieu. » Ce que celui-ci n'ayant point voulu écouter, Saint Macaire se retira fort triste et fort affligé de sa perte.
Le démon connaissant que Valens ajoutait une entière foi à ses tromperies, se présenta à lui de nuit sous la forme de Notre Sauveur au milieu d'un cercle tout enflammé, et fit marcher en fantômes devant lui une très grande quantité d'Anges, qui tenaient des flambeaux allumés en leurs mains et disaient à Valens : « Jésus-Christ est satisfait de votre conduite, de votre courage, et de votre confiance en lui : ce qu'il fait qu'il vient vous visiter. Sortez donc de votre cellule ; et lorsque vous l'apercevrez de loin, ne faites autre chose que de l'adorer en vous prosternant, et puis rentrez dans votre cellule. » Valens après avoir vu cette grande suite de flambeaux, étant donc sorti et s'étant un peu avancé, il adora l'ennemi de Jésus-Christ qu'il croyait être Jésus-Christ même. Le lendemain il entra dans un tel transport d'esprit qu'étant allé à l'église où tous les Frères étaient assemblés, il commença à dire tout haut : « Je n'ai point besoin de communier, puisqu' aujourd'hui j'ai vu Jésus-Christ. » Les Pères voyant cela le firent lier et lui mirent les fers aux pieds durant un an, puis travaillèrent par leurs prières, par le mépris qu'ils témoignèrent de lui, et par la vie plus austère qu'ils l'obligèrent de pratiquer, à lui ôter cette présomption et cette vaine estime qu'il avait auparavant de soi-même, parce que, comme on dit ordinairement, on remédie aux contraires par des contraires.
J'estime qu'il est nécessaire pour l'utilité de ceux qui liront ce livre d'y rapporter aussi la vie des personnes qui sont telles que je viens de dire. De même que Dieu ajouta à tant de bonnes plantes qui étaient dans le Paradis terrestre, celle qui pouvait donner la connaissance du bien et du mal, afin que s'il leur arrive de faire quelques bonnes actions ils ne s'élèvent pas pour cela, et ne se vantent point d'être vertueux, puisqu'on voit souvent que les actions même de vertu donnent sujet à de grandes chutes, lorsqu'elles ne sont pas faites avec une aussi bonne intention qu'elles le devraient être. Car il est écrit (Eccl.7) : « J'ai vu périr le juste dans sa justice » : ce qui montre quelle est la misère et la vanité du monde.
D'UN NOMME' ERON
qui se laissa emporter à la vanité.
Il y avait proche de moi un nommé Eron Alexandrin de nation. C'était un jeune homme fort bien né, de fort bon esprit, et de bonnes mœurs. Après avoir souffert de grands travaux et fait de grandes austérités, il tomba aussi malheureusement, en se laissant emporter à la vanité ; et passa jusques à cette insolence que de perdre toute sorte de respect envers ses Supérieurs, et d'offenser même Saint Evagre en lui disant : « Ceux qui se soumettent à votre conduite se trompent fort, puisqu'il ne faut point avoir d'autre directeur et d'autre maître que Jésus-Christ. » Il ne craignit point non plus pour appuyer sa folie d'abuser de l'autorité de l'Ecriture sainte en disant (Matth.25) : « Vous ne donnerez à personne sur la terre le nom de maître. » Et cette fausse persuasion qu'il avait de sa vertu répandit des ténèbres si épaisses dans son âme que ne voulant plus participer aux Sacrements, on fut aussi contraint de l'enchaîner.
Sa manière de vivre avait été auparavant si élevée et si parfaite que plusieurs qui l'avaient connu fort particulièrement assurent qu'il demeurait souvent trois mois entiers sans manger, se contentant de la seule Communion du Corps de notre Seigneur, et de quelques herbes sauvages qu'il rencontrait quelquefois. Je le connus allant avec lui et avec Saint Albin à Scété, qui était éloigné de notre Monastère de quarante milles. Durant ce chemin Saint Albin et moi mangeâmes deux fois et bûmes trois fois de l'eau ; mais lui, quoiqu'il allât toujours à pied, ne goûta de quoi que ce soit, et nous dit par cœur quinze psaumes, le grand psaume, l'Epître aux Hébreux, Isaïe, une partie des Prophéties de Jérémie, l'Evangile de Saint Luc, et les Proverbes ; et il marchait si vite que nous ne le pouvions suivre.
Enfin le démon s'étant rendu maître de son cœur, il se trouva agité d'une ardeur si violente que ne pouvant plus demeurer dans sa cellule il s'en alla à Alexandrie, où par une Providence divine, l'excès de son mal lui en fit trouver le remède. Car étant tombé par sa propre volonté dans un tel abandon que de se laisser emporter indifféremment à tous les désordres qui lui venaient en la fantaisie, il rentra dans le chemin du Salut lorsqu'il y pensait le moins. Il allait au théâtre voir des combats à cheval ; il fréquentait les cabarets ; et après être devenu ivrogne et gourmand il passa jusqu'au désir de se plonger dans la fange de la volupté charnelle, ayant résolu de s'abandonner au péché avec une comédienne à qui il parlait sans cesse. Mais comme il était en cet état, la Providence divine permit qu'il lui vînt une maladie épouvantable, laquelle le mit hors du pouvoir de commettre le crime qu'il méditait. Etant guéri au bout de six mois, il rentra dans le sentiment des choses de Dieu et revint dans le désert, où il confessa aux Pères tout ce que je viens de dire, et mourut peu de jours après.
D'UN NOMME' PTOLEMEE
qui se perdit par manque de conduite.
Un autre nommé Ptolémée déchut aussi malheureusement de la vertu, après avoir passé une vie qu'il est non seulement difficile, mais impossible de raconter. Il demeura au commencement au-delà de Scété en un lieu nommé l'Echelle, où on ne saurait habiter à cause qu'il n'y a point de puits qui en soit plus proche que de dix-huit milles. Pour remédier à cette incommodité il porta avec lui quantité de vaisseaux de terre qu'il remplissait de la rossée qui tombe en abondance en ces lieux-là, et qu'il ramassait sur des pierres avec une éponge. Il y demeura durant quinze ans. Mais n'ayant point de communication avec des personnes saintes, n'étant plus fortifié par leur doctrine, et étant privé de l'utilité qu'apporte la fréquentation des sacrements, il s'éloigna tellement du droit chemin que ce malheureux osa soutenir ce que quelques impies disent, qu'il n'arrive rien dans le monde que par hasard ; et le démon voyant qu'il n'y avait plus de solidité dans ce vain esprit, lui inspira aussi de dire qu'il n'y a rien de réglé dans le monde par la Providence divine, mais que toutes choses vont selon le cours que les causes naturelles ont par elles-mêmes.
Après que ce cruel ennemi des hommes eut ainsi fait glisser ce dangereux poison dans son âme, il lui dit : « Cela allant de la sorte, pourquoi affliges-tu ainsi ton corps inutilement ? Et quel avantage t'en peut-il revenir, ô Ptolémée, puisqu'il n'y a point de récompense à espérer ? Et quand même il y en aurait quelqu'une, quelle proportion aurait-elle à tant de travaux ? Que s'il n'y a point de Providence, quel peut être ce jugement, dont les Ecritures menacent les hommes ? » Le misérable Ptolémée, et plus misérable qu'on ne saurait dire, se trouvant comme assiégé par ces pensées diaboliques, perdit l'esprit de telle sorte, que s'étant entièrement abandonné à la gourmandise et à l'ivrognerie, il erre encore maintenant deçà et delà dans l'Egypte, allant de place en place sans communiquer avec personne, et sans parler à qui que ce soit, servant ainsi d'un spectacle lamentable aux yeux des Chrétiens, et d'un sujet de risée à ceux qui ignorent la sainteté de la vie que nous professons.
Or ce malheur sans remède est arrivé à ce misérable par cette folle arrogance, qui lui étant inspirée par la tromperie du démon, lui a fait croire qu'il en savait plus que tous les saints Pères ; et qui l'ayant enflé d'orgueil et rendu ennemi de son propre bien, l'a précipité dans l'abîme, sans qu'il se soit jamais adressé à aucun de ces grands personnages dont la conduite est si excellente, ni qu'il ait été instruit par eux dans la doctrine de la piété ; mais étant lui-même son seul conducteur et son seul guide, il est tombé dans l'abîme de la mort, ainsi qu'on voit un arbre tout couvert de feuilles et chargé de fruits se dépouiller et devenir sec en un moment ; parce que comme il est écrit (Prov.11) : « Ceux qui ne se conduisent que par eux-mêmes tombent comme les feuilles tombent des arbres. »
D'UNE VIERGE
qui déchut de la vertu.
J'ai connu aussi à Jérusalem une vierge, qui étant recluse, et n'étant revêtue que d'un sac, pratiqua durant six ans une très étroite abstinence, sans goûter le moindre plaisir, et sans vouloir prendre part à chose quelconque qui pût porter à la volupté et aux délices. Mais Dieu l'ayant abandonnée au bout de ce temps à cause de son extrême orgueil, qui est la source de tous les maux, elle déchut de la vertu, et ayant ouvert sa fenêtre, et fait entrer dans sa cellule celui qui l'assistait dans ses besoins, elle offensa Dieu avec lui, d'autant que ce n'était pas par une sainte résolution, et par un mouvement de charité qu'elle pratiquait ces austérités, mais pour acquérir de la réputation dans le monde : ce qui est une pure vanité et un dessein très pernicieux. Ainsi ses pensées qui devaient être toutes saintes, ne s'occupant qu'à condamner la vie des autres, et le démon d'orgueil l'agitant d'une fureur qui la remplissait d'une fausse joie, son saint Ange Gardien, qui était le conservateur de sa pureté, l'abandonna et s'éloigna d'elle.
Or ce qui m'a fait écrire la vie non seulement de ceux qui sont toujours demeurés fermes dans la vertu, mais aussi de quelques autres, qui après avoir souffert tant de travaux, ont abandonné par lâcheté leur sainte et très parfaite manière de vivre, et se sont ainsi laissés tomber dans les pièges que le Diable leur a tendus de tous côtés, c'est afin que chacun en sa profession reconnaissant quelles sont les ruses et les artifices de notre irréconciliable ennemi, s'efforce de les éviter, et de ne s'y pas laisser surprendre.
Y en ayant donc plusieurs entre les hommes et entre les femmes, qui après avoir mené une vie fort vertueuse et fort sainte, ont été enfin entièrement ruinés par le démon, je ne parlerai que de fort peu, et passerai sous silence un grand nombre d'autres, puisque quand je m'y arrêterais davantage, je ne les aiderais pas pour cela à se relever de leur chute, et ne me profiterais de rien à moi-même ; outre que ce serait perdre le temps que je dois employer à raconter les merveilles de la vie toute divine de ces vaillants soldats de Jésus-Christ.
SAINT ELIE
qui avait la conduite d'un Monastère de vierges.
Un nommé Elie, qui fut un homme de très bonne vie, avait une extrême affection pour les vierges, et en prenait soin comme du sexe le plus faible. Car il se rencontre sans doute de telles âmes, qui font paraître par les effets qu'elles n'ont point d'autre motif que la vertu. Celui-ci donc ayant compassion des femmes qui s'efforcent de servir Dieu, et ayant du bien dans la |ville d'Atribe,il bâtit un grand Monastère, où il rassembla jusques au nombre de trois cents femmes, et les pourvut de toutes choses. Il leur donna aussi des jardins avec tout ce qu'il fallait pour les cultiver ; et pour le dire en un mot, il n'oublia rien de ce qui leur était nécessaire dans cette manière de vivre. Or comme elles avaient été nourries fort diversement, et avaient pris de différentes habitudes, elles entraient sans cesse dans quelque contestation et quelque dispute ; ce qui ayant obligé le Saint durant deux ans à les entendre, et à s'entremettre de leurs différends, afin de les faire vivre en paix, quoiqu'il fût encore assez jeune, n'ayant que trente ou quarante ans,il arriva qu'il fut tenté de quelque pensée de volupté. Alors sortant à jeun du Monastère, il demeura durant deux jours errant deçà et delà dans le désert, et priait Dieu en ces termes : « Seigneur, ou faites-moi mourir, afin que je n'aie point le déplaisir de les voir dans ces contestations et dans ces disputes ; ou délivrez-moi de ces mauvaises pensées, afin que dans le soin que je prends d'elles, il ne se passe rien de contraire à la raison et à mon devoir. » Comme la nuit s'approchait s'étant endormi, trois Anges ainsi qu'il me l'a raconté lui-même, lui apparurent, et lui dirent : « Pourquoi êtes-vous sorti du Monastère de ces vierges ? » Alors il leur fit entendre comme la chose s'était passée, et leur dit : « J'ai appréhendé de leur nuire et de me nuire. » Sur quoi ils lui répartirent : « Si nous vous délivrons de ces mauvaises pensées, ne retournerez-vous pas, et ne continuerez-vous pas de prendre soin d'elles ? » Il le leur promit, et ils le lui firent jurer en ces propres mots : « Je jure par celui qui prend soin de moi que je prendrai aussi soin d'elles. » Alors il tomba en extase, dans laquelle il lui sembla qu'étant entièrement délivré de ces fâcheuses pensées, ces Anges lui dirent encore : « Retournez donc maintenant dans le Monastère. » Ce qu'il fit le cinquième jour, et trouva toutes ces vierges fort éplorées à cause de son absence. Depuis ce temps il demeura toujours dans une cellule, qui est à côté du Monastère, d'où il ne cessait point, autant qu'il était en son pouvoir, de reprendre continuellement ces vierges de leurs défauts, et ayant encore vécu quarante ans, il assurait aux Saints Pères qu'il ne lui était venu durant tout ce temps aucune mauvaise pensée touchant les femmes. Voilà quelles furent les grâces que Dieu fit au saint homme Elie ; voilà quels furent les exercices de sa piété ; et voilà quels furent les soins qu'il prit de son Monastère de vierges.
SAINT DOROTHE'E.
Dorothée qui était un homme d'une vertu très éprouvée succéda à Saint Elie, et persévéra jusques dans son extrême vieillesse dans cette sainte et charitable occupation. Mais ne pouvant prendre le même soin du Monastère qu'avait fait son prédécesseur, ni demeurer dans la même cellule, il se fit enfermer dans l'étage le plus haut de la maison, où il y avait une fenêtre qui regardait sur le Monastère de ces vierges, à laquelle il se tenait continuellement afin de les faire vivre en paix. Et il passa sa vie de la sorte, sans que personne pût monter où il était, ni lui en descendre. Voilà quelle fut la vertu et sainte vie de Dorothée, et de quelle sorte il la finit.
SAINTE PIAME.
Il y avait une vierge nommée Piame qui passa toute sa vie avec sa mère,sans qu'il y eût qu'elles deux seules dans la maison. Elle s'occupait à filer du lin, et ne mangeait que le soir ; et Dieu lui fit la grâce de prévoir les choses futures. Quelques villages d'Egypte contestant les uns contre les autres pour le partage des eaux, lorsque le Nil déborde, et ces disputes les portant jusques à en venir aux mains et quelquefois à s'entre-tuer, il arriva que quantité de gens armés d'un village beaucoup plus puissant que n'était celui de la Sainte, vint pour l'investir et le raser : ce qu'un Ange lui ayant révélé, et ayant fait venir les Prêtres du lieu, elle leur dit : « Allez au devant de ceux qui viennent pour ruiner ce village, afin que nous ne périssions pas avec le reste des habitants ; et conjurez-les de se désister de cette entreprise. Ces Prêtres épouvantés de ces paroles se jetèrent à ses pieds et lui répondirent : « Nous n'oserions les aller trouver, sachant comme nous savons quelle est leur brutalité et leur insolence. Mais si vous désirez de sauver et nous, et votre propre maison, et tout le reste du village, allez vous-même au-devant d'eux, et faites qu'ils nous laissent en paix et s'en retournent. » La Sainte n'ayant pu se résoudre de sortir, elle demeura toute la nuit debout en prières dans sa petite maison en disant à Dieu : « Seigneur qui êtes le Juge de tous les hommes, et à qui rien d'injuste ne saurait plaire, faites, s'il vous plaît, lorsque ma prière arrivera à vos oreilles, qu'en quelque lieu que soient ceux qui viennent pour nous ruiner et pour nous perdre, ils demeurent par votre puissance aussi immobiles qu'une colonne. « Cette sainte vierge ayant fini de la sorte son oraison comme il était environ l'heure de Prime, ces dangereux ennemis qui étaient alors à trois milles du village demeurèrent tout d'un coup aussi immobiles qu'une colonne, sans pouvoir du tout se remuer, et apprirent que les prières de Piame cette fidèle servante de Jésus-Christ étaient la cause d'un si étrange accident. Ils envoyèrent ensuite demander la paix à son village en ces termes : « Rendez grâces à Dieu et aux prières de Piame,qui nous ont empêchés de vous faire beaucoup de mal. »
SAINT AFTHON
SOLITAIRE.
Entre les disciples et dans le Monastère de Saint Pacôme il y a un nommé Afthon, qui tient le second lieu dans cette maison, et est mon intime ami. Or comme c'est un grand serviteur de Dieu et d'une vertu ferme et très solide, les Frères l'envoient pour le service du Monastère en Alexandrie, afin d'y vendre leurs ouvrages et acheter les choses dont ils ont besoin.
Il y a aussi d'autres Monastères où il se trouve jusques au nombre de deux ou trois cents Solitaires ; et dans la ville de Pane où j'ai été, il y en a un où il y en a trois cents. Ils travaillent à toutes sortes d'ouvrages, et emploient tout ce qui leur reste outre leur nourriture à bâtir des Monastères de femmes, et assister les prisonniers. Ils se lèvent de grand matin ; et tous chacun à leur tour font la cuisine, préparent les tables, y mettent du pain,des herbes sauvages,quelques autres herbes hachées, des olives, du fromage, et pour toutes viandes quelques pieds ou autres extrémités d'animaux. Ceux qui sont les moins robustes entrent au réfectoire et mangent à la septième heure du jour, d'autres à la neuvième, d'autres à la dixième, d'autres seulement au soir, d'autres de deux jours en deux jours, d'autres de trois jours en trois jours, d'autres de quatre en quatre jours, et quelques-uns de cinq jours en cinq jours seulement. Et afin que l'on sache l'heure et le temps qu'ils doivent manger, chacun a pour marque une lettre de l'alphabet. Quant à leurs ouvrages,les uns labourent la terre dans la campagne, les autres travaillent au jardin, les autres au moulin et à la boulangerie, les autres à la forge, les autres à fouler des draps, les autres à tanner des cuirs, les autres à faire des souliers, les autres à faire de la calligraphie, les autres à faire de grandes corbeilles, les autres à faire de petits paniers, et tous généralement apprennent par cœur l'Ecriture sainte.
Il y a aussi un Monastère d'environ quatre cents femmes qui vivent de la même sorte et sous le même institut, excepté qu'elles n'usent point de cette peau de mouton dont les hommes se servent, ainsi qu'il est dit dans la vie de Saint Pacôme. Ce Monastère est au-delà du fleuve du Nil, et celui des hommes est au-deçà. Lorsqu'il meurt quelqu'une de ces vierges, les autres après l'avoir ensevelie la portent au bord du fleuve, que ces Solitaires tenant des rameaux de palmiers et d'oliviers dans leurs mains, passent en chantant des psaumes ; et puis ils emportent le corps de l'autre côté de ce même fleuve, et l'enterrent dans leurs sépulcres. Mais nul d'eux, excepté un Prêtre et un Diacre, ne vont en ce Monastère de femmes ; et ceux-ci y vont seulement le jour du Dimanche.
SAINT AMMONE
ABBE'.
Nous vîmes aussi à Nitrie un autre bon Père nommé Ammone Supérieur de tous les Solitaires qui étaient en ce lieu-là. Il avait des cellules fort commodes, une cour, un puits et les autres choses nécessaires à la vie. Lorsque quelque frère venait vers lui dans le dessein de penser à son Salut, et le priait de lui donner quelque cellule pour y demeurer, il lui quittait aussitôt la sienne, avec ordre de n'en bouger jusques à ce qu'il lui eût trouvé quelque autre logement commode ; et ainsi lui abandonnant tout ce qu'il avait, il s'enfermait dans une petite cellule. Que s'il se présentait en même temps plusieurs personnes avec le même dessein de servir Dieu, alors il assemblait tous les Frères, dont les uns apportant de l'eau et les autres des briques, ils faisaient plusieurs cellules en un jour. Durant qu'on y travaillait on menait à l'église ceux qui devaient les habiter. On les traitait fort bien ; et tandis qu'on leur faisait ainsi bonne chère, les frères prenant dans leurs cellules du pain et les autres choses nécessaires à la vie, ils en emplissaient leurs peaux de mouton ou leurs corbeilles, et sans qu'on sût ce que chacun d'eux donnait ils le portaient dans ces nouvelles cellules, où ces nouveaux venus arrivant la nuit pour y demeurer trouvaient tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Or entre ces Solitaires il y en avait plusieurs qui ne mangeaient ni pain ni fruit, mais seulement des herbes sauvages ; et quelques autres se tenant assis ou debout passaient dans une prière continuelle les nuits entières sans dormir.
SAINT POSSIDONE
ANACHORETE.
J'aurais tant de choses à dire de la vertu de Possidone Thébain, que difficilement les puis-je bien rapporter ; sa douceur, son innocence, et son autorité étant telles, que je doute d'en avoir vu quelque autre qui lui fût égal. J'ai passé à Béthléem un an tout entier en sa compagnie,lorsqu'il demeurait au lieu nommé les Troupeaux, et j'ai su plusieurs de ses miracles, dont lui-même me raconta celui-ci. Lors, me dit-il, que je demeurais à Porphirite, j'y passai un an tout entier sans voir personne, sans entendre dire une seule parole, et sans goûter du tout de pain, mangeant seulement quelques dattes et quelques herbes sauvages, quand j'en pouvais rencontrer. Enfin me trouvant réduit à n'avoir quoi que ce fût à manger, je sortis de ma caverne pour aller en quelque pays habité. Après avoir marché tout le jour, à peine me trouvai-je éloigné de deux milles du lieu d'où j'étais parti. Alors regardant autour de moi, j'aperçus un homme à cheval, que je jugeai être un soldat, parce qu'il avait un casque en tête. Je m'avançai ensuite jusques dans une caverne, où je trouvai une corbeille pleine de figues et de raisins fraîchement cueillis, laquelle ayant prise je m'en retournai avec joie dans ma demeure ordinaire ; et ces fruits suffirent pour me nourrir durant deux mois.
Voici un autre miracle que ce saint homme fit à Béthléem. Une femme enceinte étant possédée du démon, lorsqu'elle fut sur le point d'accoucher, il la tourmentait extraordinairement. Sur quoi son mari étant venu conjurer le saint de la vouloir secourir, quand nous fûmes entrés pour prier, il n'eut pas plutôt commencé son oraison qu'à la seconde génuflexion il chassa ce malin esprit. Puis en se relevant, il nous dit : « Continuez de prier. Car à l'heure que je parle, le démon sort du corps de cette femme ; mais il faut qu'il en demeure quelque marque extérieure, afin que nous n'en puissions douter. » Ce qui arriva de la sorte : Car le démon s'en allant renversa de fond en comble un pan du mur de la cour. Et aussitôt qu'il fut sorti de ce corps, cette femme qui depuis six ans n'avait point parlé, parla et accoucha en même temps.
Ce saint homme dont la continence était admirable, et qui pratiquait la vertu avec une exactitude nonpareille, me conta aussi qu'il y avait quarante ans qu'il n'avait mangé de pain, et qu'il n'avait jamais conservé, non pas même durant quelque heure, la mémoire d'aucune injure qu'il eût reçue.
SAINT SERAPION,
surnommé Sindonite.
Il y avait un autre Sérapion qu'on nommait Sindonite, à cause qu'il ne portait du tout rien qu'un méchant manteau pour se couvrir ; et il demeura toujours dans un tel dénuement de toutes choses qu'on l'appelait aussi l'impassible. N'ayant point étudié, il savait néanmoins par cœur toute l'Ecriture sainte. Cette privation si absolue de tous les biens périssables, et cette méditation continuelle des divines Ecritures ne purent l'arrêter dans le repos de sa cellule, non qu'il fût poussé à en sortir par aucun désir terrestre,mais à cause qu'il se sentait pressé d'embrasser une vie apostolique. Aussi allant de tous côtés, il pratiquait si exactement la vertu de pauvreté qu'il se trouva enfin dans une impassibilité parfaite.
Les Pères nous racontaient qu'étant dans une certaine ville il se vendit à des comédiens étrangers pour le prix de vingt écus, qu'il cacheta et garda soigneusement. En servant ces comédiens, il ne mangeait que du pain et ne buvait que de l'eau, et méditant sans cesse l'Ecriture sainte, il gardait un continuel silence. Il demeura avec eux jusques à ce qu'il les eut rendu Chrétiens, et fait abandonner le théâtre. Le mari fut le premier à qui Dieu toucha le cœur ; la femme le suivit quelque temps après ; et enfin toute la famille se convertit. Avant qu'ils connussent quel était le mérite et la vertu de leur esclave, ils souffraient qu'il leur lavât les pieds. Mais après qu'ils furent baptisés et eurent, comme j'ai dit, renoncé au théâtre pour embrasser une vie honnête et chrétienne, alors ayant une révérence toute particulière pour lui, ils lui dirent : « Il est bien raisonnable, mon frère, que nous vous affranchissions, et vous mettions en liberté, puisque vous nous avez le premier affranchis d'une si cruelle servitude. » Il leur répondit : « Puisqu'il a plu à mon Dieu d'agir en votre faveur, et qu'ayant correspondu à sa grâce, vos âmes sont entrées dans le chemin du Salut, je vous dirai la vérité de tout ce qui s'est passé. Etant Egyptien de nation, libre de naissance, et consacré au service de Dieu, la compassion que j'ai eue de l'erreur où vous étiez, et de la ruine qui vous était inévitable, m'a fait résoudre à me vendre moi-même pour vous procurer le Salut. Maintenant donc qu'il a plu à Dieu de vous l'accorder, et de se servir pour cela de ma faiblesse, reprenez votre argent, et permettez-moi de m'en aller, afin que j'en aille secourir d'autres. Eux au contraire le conjuraient de ne les point abandonner, et lui protestaient de le considérer à l'avenir comme leur père, et comme leur maître. Ce que ne pouvant obtenir de lui ils lui dirent : « Donnez donc vous-même, si vous voulez, cet argent aux pauvres. Car quant à nous, nous ne saurions le reprendre, puisqu'il a été la cause de notre Salut. » Il leur répartit : « Donnez-le leur vous-mêmes, si vous voulez : Il est à vous. Et quant à moi, je ne désire point de distribuer aux pauvres le bien d'autrui. » Ils le conjurèrent ensuite de vouloir au moins les venir revoir dans un an, et ainsi il prit congé d'eux.
Après avoir fait plusieurs voyages, il vint en Grèce ; et ayant demeuré trois jours à Athènes, il ne se trouva personne qui lui donnât seulement un morceau de pain. Or il ne portait jamais d'argent, ni de besace ni de peau de brebis ( selon la coutume des Solitaires) ni de bâton ; mais il avait pour toutes choses un méchant manteau. Le quatrième jour il se sentit pressé d'une extrême faim, parce que durant tout ce temps il n'avait mangé quoi que ce soit ; et on peut juger combien une faim non volontaire est difficile à supporter, si elle n'est pas accompagnée d'une foi toute extraordinaire. Se trouvant en cet état, il monta sur un lieu de la ville assez élevé, où les personnes de condition ont accoutumé de s'assembler ; et avec des larmes accompagnées de soupirs, il commença à crier : « Citoyens d'Athènes, secourez-moi je vous prie. » A ces paroles tous les philosophes qui se trouvèrent présents accoururent vers lui, et lui dirent : « Que demandez-vous ? D'où êtes-vous ? Et de quoi avez-vous besoin ? » Il leur répondit : « Je suis Egyptien de nation, et Solitaire de profession. Et depuis que je suis absent de ma véritable patrie, je me suis trouvé pressé par trois créanciers, dont deux m'ont laissé en repos après les avoir satisfaits, et qu'ils n'ont plus rien eu à me demander ; mais je ne puis trouver moyen de me défaire du troisième. » Ils le pressèrent fort de leur dire qui étaient ces créanciers, afin qu'ils les contentassent. « Où sont-ils ? » lui disaient-ils. « Qui sont ceux qui vous tourmentent de la sorte ? Faites-nous les voir, afin que nous vous secourions. » « C'est l'avarice, l'impureté, et la faim, » leur répartit-il, « dont les deux premiers m'ont quitté à cause que je n'ai point d'argent, que je ne possède rien dans le monde, et que j'ai renoncé à toutes sortes de délices, qui sont comme les nourrices de ces maux. Mais je ne puis me délivrer de la faim, y ayant quatre jours entiers que je n'ai mangé, et mon estomac me pressant de lui donner sa nourriture ordinaire, sans laquelle je ne saurais vivre. » Ces philosophes, quoiqu'ils n'ajoutassent point de foi à ce qu'il disait, lui donnèrent une pièce d'argent, qu'il mit aussitôt sur la boutique d'un boulanger et prit seulement un pain, puis sortit de la ville sans y retourner jamais plus : ce qui leur ayant fait connaître que c'était un homme véritablement vertueux, ils payèrent le pain à ce boulanger et reprirent leur argent. Etant venu en un lieu proche de Lacédémone , et ayant appris qu'un des principaux de la ville, dont les mœurs étaient fort bonnes, était Manichéen, avec toute sa famille,il se vendit à lui comme il s'était vendu auparavant à ces comédiens. Deux ans après il le retira de cette hérésie avec sa femme et tout le reste de sa famille, et les mena à l'Eglise. Ce qui leur donna tant d'affection pour lui qu'ils ne le considéraient plus comme un esclave, mais l'honoraient et le respectaient davantage que s'il eût été leur propre frère ou leur propre père, et louaient et servaient Dieu avec lui.
Quelque temps après, leur ayant rendu le prix pour lequel il leur avait vendu sa liberté, et les ayant extrêmement exhortés de persévérer dans la véritable foi et dans le service de Dieu, ce bienheureux Sérapion, que l'on peut avec raison considérer comme un diamant spirituel, se jeta dans un vaisseau qui faisait voile pour aller à Rome. Les mariniers croyant qu'il avait payé ce qu'il fallait pour son passage, ou qu'il portait de quoi le payer, le reçurent sans s'en enquérir, chacun s'imaginant que quelqu'un d'entre eux eût reçu ses hardes. Etant éloigné de cinq cents stades d'Alexandrie comme le soleil était prêt de se coucher, ceux qui s'étaient embarqués sur ce vaisseau commencèrent à manger, ainsi que les mariniers avaient déjà fait ; et voyant que Sérapion ne mangeait point, ils crurent le premier jour que l'incommodité que la navigation lui faisait souffrir en était cause, et continuèrent dans la même opinion durant les second, troisième et quatrième jours. Enfin le cinquième étant venu, et voyant que lorsque tous les autres mangeaient il demeurait assis sans s'inquiéter, ils lui dirent : « D'où vient donc que vous seul ne mangez point ? » Il leur répondit : « Parce que je n'ai rien à manger. » Sur quoi ces gens s'étant enquis qui avait reçu ses hardes ou le prix de sa dépense, et voyant que personne n'avait rien reçu de lui, car il n'avait chose quelconque, ils commencèrent à le quereller en lui disant : « Comment êtes-vous ainsi entré dans ce vaisseau sans avoir de quoi satisfaire à votre dépense ? Comment payerez-vous votre passage ? Et de quoi vivrez-vous durant le chemin ? » Il leur répartit : « Je n'ai rien du tout. Reportez-moi si vous voulez et me remettez où vous m'avez pris. » Leur ayant parlé de la sorte, ils lui dirent : « Ne vous fâchez point davantage ; le vent nous étant si favorable que quand vous nous donneriez cent écus, nous ne voudrions pas vous reporter où nous vous avons trouvé ; et nous ne pensons qu'à nous hâter d'achever notre voyage pour arriver où nous allons. » Ainsi demeurant dans le vaisseau ils le nourrirent jusques à Rome où il s'enquit avec grand soin de quelques personnes éminentes en piété, entre lesquelles il rencontra un nommé Domnion, qui était un homme de très grande vertu et d'une vie très austère. On tient qu'il avait fait plusieurs miracles, et que son lit après sa mort avait guéri des malades.
SAINT PIOR,
ANACHORETE.
Un nommé Pior Egyptien de nation, ayant dès sa jeunesse renoncé au monde, sortit de la maison de son père, et poussé d'un extrême amour pour les choses spirituelles, promit à Dieu de ne voir jamais aucun de ses proches. Cinquante ans après, sa sœur qui était alors fort âgée ayant su qu'il était vivant, fut touchée d'un si extrême désir de le voir qu'elle courait fortune de perdre l'esprit si on lui eût refusé cette consolation. Mais ne pouvant l'aller trouver dans cette vaste solitude, elle supplia l'Evêque du lieu d'écrire aux saints Pères du désert d'ordonner à son frère de la venir voir.Ne pouvant donc résister à la violence que ces bons Pères lui firent, il fut contraint d'obéir, et prenant avec lui un des Frères, lorsqu'il fut arrivé auprès de la maison de sa sœur, il lui fit dire qu'il était venu et qu'il l'attendait dehors. Quand il entendit ouvrir la porte et qu'elle venait au-devant de lui, il lui cria en fermant les yeux : « Ma sœur, je suis Pior votre frère : me voici ; regardez-moi et considérez-moi tant que vous voudrez. » Cette femme ne pouvant douter que ce fût lui, rendit grâces à Dieu de la consolation qu'elle recevait de le voir. Mais quelques efforts qu'elle fît, elle ne pût jamais obtenir de lui qu'il entrât dans sa maison. Ainsi après avoir fait sa prière à la porte il retourna dans la solitude, que sa vertu lui faisait réputer comme sa véritable patrie.
On rapporte de lui ce miracle, qu'ayant creusé un puits au lieu où il bâtit sa cellule, il y trouva une eau très amère ; ce qui ne l' empêcha pas d'y demeurer jusques à la mort ; cette incommodité n'ayant servi qu'à faire voir la grandeur de sa patience et de son courage. Plusieurs Solitaires se sont efforcés de demeurer après lui dans cette cellule ; mais nul n'a pu y passer un an entier. Car ce lieu est extrêmement affreux, et sans aucune consolation.
Moïse Libyen de nation, qui était un homme extrêmement doux, très charitable, et qui avait reçu de Dieu la grâce de guérir les maladies, nous disait un jour : Comme j'étais encore fort jeune dans le Monastère, nous nous mîmes durant trois ours jusques au nombre de quatre-vingts à fouiller un puits de vingt pieds de large. Mais ayant passé d'une coudée la veine d'eau que nous suivions et que nous voyions auparavant, nous nous trouvâmes à sec. Ce qui nous ayant extrêmement affligés, nous étions en délibération d'abandonner cet ouvrage, lorsque dans le plus fort de la chaleur du midi nous aperçûmes le saint vieillard Pior venir du fond du désert, couvert d'une peau de brebis à son ordinaire, lequel après nous avoir salués, nous dit : « O gens de petite foi, perdez-vous donc ainsi courage ? Car je vois que depuis hier vous n'en avez plus. » Ensuite de ces paroles il prit des échelles et descendit dans le puits, où après avoir fait oraison avec nous,il prit un pic dont il frappa trois coups, et dit : « Mon Dieu, qui êtes le Dieu des saints Patriarches, ne permettez pas que le travail de vos serviteurs soit inutile ; mais donnez-leur de l'eau dans leur besoin. » A peine achevait-il ces paroles que l'eau sortit avec tant de violence qu'elle rejaillit sur nous tous ; puis ayant encore fait oraison il s'en alla en nous disant : « Vous voyez quel était le sujet qui m'a amené ». L'ayant pressé et conjuré de vouloir manger, nous ne pûmes jamais l'y faire résoudre. Mais il s'en excusa en disant : « J'ai accompli ce qui m'avait fait venir. »
Voilà quelles ont été les actions merveilleuses de Pior que l'on peut nommer une colonne de patience, et d'une patience admirable et toute extraordinaire. Voilà les vertus qu'il a pratiquées jusques à la fin de sa vie. Et au lieu de l'amertume de cette fontaine qui l'a fait si longtemps souffrir sur la terre, son âme goûte maintenant dans le Ciel la douceur d'une source éternelle de délices.
SAINT CROSNE, SAINT JACQUES,
ET
SAINT PAPHNUCE
surnommé Céphale.
Un nommé Crosne, qui était du village de Phoenix proche du désert, en étant sorti, et ayant fait quinze milles de chemin, il pria Dieu, et creusa un puits profond de sept brasses, dont l'eau se trouvant excellente, il y bâtit une cellule ; et dès le même jour qu'il s'établit en ce lieu pour y demeurer, il pria Dieu qu'il lui fît la grâce de ne retourner jamais en ceux qui sont habités. Peu d'années après, il fut jugé digne d'être ordonné Prêtre ; et environ deux cents Solitaires se rassemblèrent auprès de lui, et se soumirent à sa conduite. On rapporte de ce saint homme qu'ayant durant soixante ans toujours servi à l'autel dans les fonctions de la prêtrise, il n'est jamais sorti du désert, et n'a jamais mangé de pain qu'il n'ait gagné en travaillant de ses mains.Jacob, surnommé le boîteux, qui était d'un lieu proche de là, a demeuré avec lui. Il avait de très grandes connaissances et de très grandes lumières ; et Saint Antoine les a connus et l'un et l'autre.
Paphnuce, surnommé Céphale, les était un jour allé voir. C'était un homme admirable, et à qui Dieu, par une grâce particulière, avait donné à un si haut point l'intelligence des saintes Ecritures, qu'encore qu'il ne les eût jamais lues, il n'y avait rien dans l'Ancien, ni dans le Nouveau Testament dont il ne donnât l'explication. Il était si modeste, qu'il cachait autant qu'il pouvait ce don d'intelligence dont Dieu le favorisait, et on dit que durant quatre-vingt ans entiers il n'a jamais eu deux tuniques en même temps. Les bienheureux Diacres, Evagre et Aubin, en la compagnie desquels j'étais, ayant trouvé ces saints Pères tous ensemble, les prièrent de nous dire quelles sont les causes de la chute des Solitaires qui se laissent tromper par le démon, et en abandonnant la vertu tombent dans des actions déshonnêtes, ainsi qu'il était arrivé depuis peu à quelques-uns de notre connaissance. Ils nous répondirent, et particulièrement Paphnuce, qui était, comme j'ai dit, un homme très éclairé :
« Toutes les choses qui arrivent, arrivent en deux manières, ou par la volonté de Dieu, ou par sa permission.Celles qui se font par un pur mouvement de vertu, et qui n'ont pour but que la gloire de Dieu, arrivent par sa volonté ; et celles qui sont mauvaises, et qui précipitent les hommes dans le malheur, arrivent par sa permission. Or cette permission est une suite de la mauvaise conduite, ou de l'infidélité de ceux que Dieu abandonne. Car il ne se peut jamais faire que celui qui vit dans la piété, et qui n'a que de bonnes pensées, tombe dans des actions honteuses, ou se laisse tromper par les démons. Ainsi nous voyons tomber dans ces malheurs ceux qui par de mauvaises fins, telles que sont celles de plaire seulement aux hommes, ou de se satisfaire soi-même par des pensées de vanité, semblent embrasser la vertu ; Dieu les abandonnant de la sorte pour leur propre utilité, afin que cet abandonnement leur faisant connaître leur misère, ils changent, ou leurs intentions, ou leurs actions, et se corrigent. Car quelquefois c'est notre intention qui pèche, lorsqu'elle se rapporte à une mauvaise fin, comme il arrive souvent aux vicieux, quand ils donnent l'aumône à de jeunes filles ; au lieu que cette même action de donner l'aumône est conforme à la raison, lorsqu'elle n'a d'autre but que d'assister une orpheline, ou une Religieuse qui pratique la vertu. Il y en a d'autres qui font aussi l'aumône avec bonne intention aux malades, aux pauvres, et aux vieillards : mais ils leur donnent trop peu, et ne leur donnent pas d'assez bon cœur ; ainsi leur intention est bonne, mais leur action n'y répond pas. Car la véritable miséricorde est accompagnée de gaieté et de largesse. »
Le Saint ajoutait : « Il y a dans la plupart des âmes quelques qualités particulières et remarquables comme dans les uns, la bonté de l'esprit, et dans les autres une certaine disposition à s'exercer à la vertu. Mais lorsque ce que l'on fait ne se fait que par un pur dessein de bien faire, et de plaire à Dieu, il arrive à ceux qui agissent de la sorte, que ne référant ni leurs actions, ni cette bonté d'esprit, ni ces qualités qui paraissent si louables, à Dieu, qui est la source et le distributeur de tous les biens, mais les attribuant à leur libre arbitre, à leur suffisance, et à leur esprit, la providence divine les abandonne, et ils tombent ensuite dans des vices honteux et infâmes. Se voyant en cet état, l'humiliation et la confusion qu'ils en ont, vient à leur secours, et fait qu'insensiblement, et de je ne sais quelle manière, ils bannissent de leur cœur la malheureuse vanité qu'ils avaient conçue de cette fausse vertu, qui paraissait être en eux. Et ainsi ne se confiant plus en eux-mêmes, mais en Dieu seul, de la libéralité duquel procèdent généralement tous les biens, ils confessent ne les tenir que de sa pure bonté. Car quand un homme s'enfle d'orgueil, quand il fait vanité de son bon esprit, et qu'au lieu de l'attribuer à Dieu, avec toutes les connaissances qu'il peut avoir, il l'attribue ou à son naturel, ou à son travail, alors Dieu retire de lui l'Ange de la Providence, qui préside sur toutes ces sortes de grâces, par la retraite duquel celui qui se flattait ainsi de la bonté de son esprit, étant facilement vaincu par le démon, tombe par sa présomption dans le dérèglement et dans le désordre, d'où il arrive que cette tempérance et cette vertu, qui paraissaient auparavant être en lui, et qui donnaient du poids et de l'autorité à ses discours, venant à cesser, on n'y ajoute plus de foi ; tous les gens de bien fuyant d'écouter la doctrine qui procède de semblables bouches, comme d'une source empoisonnée, selon ce qui est porté dans l'Ecriture (Ps. 49) : « Le Seigneur a dit au pécheur : Pourquoi racontes-tu mes jugements, et as-tu la hardiesse de proférer avec tes lèvres impures les paroles de mon alliance ? » Car il est certain que les âmes de ceux qui sont plongés dans les vices, ont du rapport avec diverses fontaines. Ceux qui sont sujets à la gourmandise et à l'ivrognerie, ressemblent à des fontaines troubles et bourbeuses. Ceux qui sont portés à l'avarice, et à la passion insatiable d'acquérir du bien, ressemblent aux fontaines qui sont couvertes de grenouilles. Et les envieux et ceux que leur inclination pousse à s'enquérir sans cesse pour apprendre des choses nouvelles, ressemblent à ces fontaines qui sont pleines de serpents, dans lesquelles la raison est toujours flottante, sans que personne y ose puiser de l'eau, à cause du dégoût que donnent les mœurs de telles gens, ou de la mauvaise odeur que leurs injustes actions répandent. C'est pourquoi David demande à Dieu de lui donner trois choses : la bonté, la conduite, et la connaissance. Car la connaissance est inutile sans la bonté. Et si celui qui est tombé dans les fautes que j'ai dites, se corrige de l'orgueil, qui avait été la cause de sa chute et de son abandonnement, qu'il embrasse l'humilité, qu'il apprenne à se connaître, qu'il ne se préfère plus à personne, et qu'il rende grâces à Dieu, il rentre dans cette heureuse connaissance, qui est appuyée du témoignage des bonnes œuvres. Car les oraisons, qui n'en sont pas accompagnées et bien réglées ressemblent à ces épis, qu'encore que ce soit des épis en apparence, il ne leur reste plus néanmoins que la seule forme d'épis, sans qu'il y ait aucun grain dedans. Et ainsi toutes les chutes qui arrivent, ou par nos paroles, ou par nos actions, ou par quelqu'un de nos sens ensemble, selon ce que notre vanité, ou notre orgueil nous y porte plus ou moins, elles arrivent par un abandonnement de Dieu, qui est favorable à ceux mêmes qu'il abandonne ; Car si lorsqu'ils commettent ces excès, Dieu faisait paraître la bonté de leur esprit, en les rendant éloquents et persuasifs, ils deviendraient semblables à des démons par l'orgueil et la vanité qu'ils auraient au milieu de leurs impuretés et de leurs désordres.
Ces saints et excellents Pères nous disaient aussi : Lorsque vous voyez un homme qui étant déréglé dans ses mœurs est éloquent et persuasif, souvenez-vous du discours que l'Ecriture sainte nous rapporte que le démon eut avec Jésus-Christ, et de ce qui est dit dans la Genèse ( Gen.2) : « Le serpent était le plus prudent de tous les animaux de la terre ; » et sa prudence néanmoins ne lui apporta que du dommage, à cause qu'elle n'était pas accompagnée des autres vertus. Car celui qui est bon et fidèle doit avoir dans l'âme des sentiments conformes à la volonté de Dieu, et parler selon ce qu'il croit ; et agir selon qu'il parle : puisque si ses actions ne s'accordent pas avec ses paroles, elles seront semblables, ainsi que Job nous l'apprend, à du pain sans sel duquel on ne mange point ; ou si on mange il fait mal à celui qui le mange. « Pourra-t-on, » dit Job (Job.6), « manger du pain sans sel ? » Et de même pourra-t-on trouver quelque goût en des discours vains et inutiles, qui ne sont point accompagnés du témoignage des bonnes œuvres ?
Il y a donc plusieurs causes de cette divine conduite, dont l'une est de faire connaître la vertu cachée, ainsi qu'était celle de Job ; à qui il semble que Dieu pouvait dire : « Ne condamnez pas mes jugements ; et ne vous imaginez pas que ce soit dans ma colère que je vous ai traité de la sorte.Car je l'ai fait afin qu'il paraisse que vous êtes juste puisque je vous connais, moi qui connais les secrets des cœurs, et les pensées des hommes les plus cachées. Mais d'autant qu'ils ne savent pas quel vous êtes, et s'imaginent que vous me servez seulement à cause du bien que je vous ai fait, je vous ai privé de tous vos biens, et vous ai fait tomber dans tant de misères, afin qu'ils connaissent par les actions de grâces que vous me rendez au milieu de tous ces maux, quelle est votre sagesse et votre vertu.
Une autre cause de cette conduite de Dieu est pour empêcher les hommes de se laisser emporter à la vanité, ainsi qu'il arriva à Saint Paul, lequel Dieu abandonna à tant de périls, de tentations et d'afflictions, ainsi qu'il témoigne lui-même par ces paroles (1. Cor. 12) : « L'aiguillon de la chair m'a été donné pour me tourmenter, et m'empêcher de m'enfler d'orgueil. » : Ce qui fait voir que si le repos, les favorables succès et l'honneur eussent été joints à ses miracles, il aurait eu sujet de craindre de se laisser tellement emporter à la vanité qu'il serait tombé dans une présomption diabolique.
Une autre cause de cette conduite de Dieu est le péché, ainsi qu'il arriva au Paralytique, auquel notre Seigneur dit (Jean 5. Act.1) : « Voilà que la santé vous est rendue, gardez-vous de pécher à l'avenir. » Judas fut aussi abandonné à cause qu'il préféra l'argent à la parole de Dieu : ce qui fut cause de sa perte. Esaü fut aussi abandonné à cause de la faute qu'il commit, en préférant des lentilles à la bénédiction de son père : ce qui a fait dire à l'Apôtre par la connaissance qu'il avait de toutes ces choses (Rom.1) : « Et d'autant qu'ils ne se sont pas mis en peine de connaître Dieu, il les a fait tomber en un sens réprouvé, qui les a portés à faire des choses entièrement déraisonnables. » Et en parlant de ceux qui semblaient connaître Dieu, et néanmoins avaient l'esprit corrompu, et étaient enflés de présomption, il dit ( Ibid.) ; « D'autant qu'ils ont connu Dieu et ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ni ne lui ont pas rendu les actions de grâces qui lui sont dues, il les a abandonnés à des passions honteuses. » Toutes ces choses doivent donc nous faire voir qu'il est impossible qu'une personne tombe dans le dérèglement, si la Providence de Dieu ne l'abandonne à cause de sa lâcheté, de sa négligence, et de sa paresse.
SAINT SALOMON,
ANACHORETE.
Ayant demeuré durant plusieurs années dans Antinoé qui est une ville de la Thébaïde, j'ai connu tous les Monastères qui sont en ces quartiers-là ; et il n'y a guère moins que deux mille Solitaires à l'entour de cette ville, qui vivent tous du travail de leurs mains et dans une très grande vertu. Il y a entre eux quelques Anachorètes qui se sont enfermés volontairement dans les grottes qui se rencontrent dans des rochers, du nombre desquels est un nommé Salomon. C'est un homme extraordinairement doux, modéré, et qui a un don tout particulier de patience dans ses incommodités et ses travaux. Il a demeuré cinquante ans entiers dans une grotte vivant du travail de ses mains, et a appris par cœur toute l'Ecriture sainte.
SAINT DOROTHEE,
ANACHORETE.
Il y en avait un autre nommé Dorothée qui était Prêtre, et demeurait aussi dans une grotte. Sa bonté était extrême ; et ayant mené une vie irrépréhensible il a été jugé digne du Sacerdoce. Tellement qu'il administre les Sacrements aux autres Anachorètes qui sont enfermés comme lui dans les grottes. La jeune Mélanie, petite-fille de la grande Mélanie, dont je parlerai ensuite, lui envoya un jour cinq cents écus d'or avec prière de les distribuer aux Frères. Mais ce saint homme en ayant seulement retenu trois écus, envoya le reste à Diocle Anachorète, qui était très intelligent et d'une admirable conduite, et dit à celui qui lui avait apporté cet argent : « Mon frère Diocle est beaucoup plus sage que moi, et connaît mieux ceux qui ont besoin de secours ; C'est pourquoi il peut très bien distribuer cet argent ; et quant à moi, ceci me suffit. »
SAINT DIOCLE,
ANACHORE
Ce Diocle duquel je viens de parler avait premièrement étudié la science de la grammaire et puis la philosophie. Mais la Grâce de Dieu l'ayant fait passer à l'âge de vingt-huit ans dans la philosophie céleste, il renonça à toutes les sciences humaines, pour s'unir entièrement à Jésus-Christ, et il y avait déjà trente-cinq ans qu'il demeurait dans une grotte.
Sur ce qu'il nous disait un jour que l'esprit qui s'éloigne de la contemplation de Dieu devient un démon ou une bête;et que nous lui demandâmes comment cela se pouvait faire, il nous répondit : « L'esprit qui s'éloigne de la contemplation de Dieu tombe de nécessité ou en la puissance de l'esprit de fornication, qui le pousse dans les sales voluptés, ou sous le pouvoir du démon de la colère, qui excite et qui forme en lui des mouvements déraisonnables. » A quoi il ajoutait que cette passion pour les voluptés de la chair était une bête sans raison et sans jugement ; et que la colère était un transport et une fureur du démon. Ne pouvant comprendre cela, et lui disant : « Comment se pourrait-il faire, mon Père, que notre esprit fût ainsi continuellement uni à Dieu ? » il me répartit : « Lorsque l'âme est occupée à quelque pensée ou à quelque action de piété, elle est toujours avec Dieu. »
Un nommé Capiton qui avait autrefois été un voleur demeurait auprès de lui à quatre milles de la ville d'Antinoé. Il avait passé cinquante ans dans une grotte sans aller seulement sur le bord du Nil, disant qu'il n'était pas encore en état de voir personne, parce qu'il n'avait pas encore entièrement dompté le démon.
SAINT EPHREM,
DIACRE.
Vous avez sans doute entendu parler d'un Diacre de l'Eglise d'Edesse, nommé Ephrem, puisqu'il tient rang entre ceux qui ont mérité que les serviteurs de Jésus-Christ écrivent leurs actions. Ayant mené une vie sainte et toute spirituelle, il se rendit digne de connaître sans étude, et par un pur effet de la Grâce, ce que la théologie nous enseigne en cette vie, et ce que la béatitude nous fait voir en l'autre. Après avoir vécu fort tranquillement, et édifié durant plusieurs années tous ceux qui le venaient voir, il sortit enfin de sa cellule, pour la raison que je vais dire. La ville d'Edesse étant tombée dans une extrême famine, la compassion qu'il eut des pauvres gens de la campagne qui mouraient de faim, le fit résoudre d'aller vers les plus riches de la ville, auxquels il dit : « Pourquoi n'avez-vous point pitié de tant de personnes que la nécessité fait périr ? Et ne songez-vous point que vous vous damnez vous-mêmes, en laissant moisir le bien que vous pourriez et devriez employer à les assister ? » Eux qui ne cherchaient qu'une honnête excuse, lui répondirent : « Nous ne savons à qui confier l'argent qu'il faudrait pour leur acheter du pain, d'autant que chacun ne pense qu'à son profit particulier. » Il leur répartit : « Quelle opinion avez-vous de moi ? » Or il était avec raison dans une très grande estime, et très générale. C'est pourquoi ils lui répondirent : « Nous savons que vous êtes un homme de Dieu. » « Si vous avez cette créance », répliqua le serviteur de Jésus-Christ, vous pouvez donc me confier votre argent sans crainte, et je veux bien pour l'amour de vous me rendre administrateur d'un hôpital, pour recevoir tous ces pauvres misérables. » Ayant ensuite reçu l'argent qu'ils lui mirent entre les mains, il fit un parc enfermé de pieux, où il dressa jusques au nombre de trois cents lits. Là il nourrissait ceux qui mouraient de faim ; il assistait les malades, sans abandonner un seul de ceux qui donnaient encore quelque espérance de vie ; il ensevelissait les morts, et pour tout dire en un mot, il n'oubliait rien de tout ce qui pouvait dépendre de sa charité et de ses soins, dans l'emploi de l'argent qui lui avait ainsi été confié. Ayant passé un an dans cet exercice, la moisson fut si grande que l'abondance succéda à la famine ; et alors ce saint homme n'ayant plus sujet de demeurer davantage, s'en retourna dans sa cellule, où il mourut un mois après, Dieu ayant voulu sur la fin de sa vie lui offrir cette occasion d'acquérir une si riche couronne. Il a laissé aussi d'excellents écrits, qui témoignent assez quelle a été son éminente sagesse.
SAINT INNOCENT
PRETRE.
Je sais que plusieurs grands personnages vous ont parlé du bienheureux Innocent, Prêtre d'Olivet. Mais je ne laisserai pas de vous en dire aussi quelque chose, puisqu' ayant vécu trois ans avec lui, je sais des particularités qu'ils ont ignorées, et que non seulement une ou deux, mais plusieurs personnes ne seraient pas capables de raconter toutes ses vertus.
Il vécut dans une extrême simplicité ; et ayant tenu rang dans la cour de l'Empereur Constantin, au commencement de son règne, il quitta le monde. Il avait un nommé Paul, qui était marié, et avait une charge dans la maison de l'Empereur. Ayant su qu'il avait commis un péché avec la fille d'un Prêtre, il fut touché d'une si cuisante douleur qu'oubliant les sentiments de la tendresse paternelle, il s'adressa à Dieu en ces termes : « Seigneur, abandonnez son corps au démon, afin que durant les tourments qu'il souffrira, il ne soit plus en état de vous offenser. » Car ce saint homme estimait plus avantageux à son fils d'avoir à combattre contre le démon que contre la volupté sensuelle. Sa prière fut exaucée, et encore aujourd'hui son fils possédé est enchaîné sur la montagne des Oliviers. Mais ce qui est de plus admirable, c'est que depuis le long temps qu'il y a que cette possession dure, son père qui guérit les autres n'a point eu de compassion de lui.
Ce saint homme est si extrêmement charitable qu'il prend souvent diverses choses aux frères, afin de les donner aux pauvres : ce que je puis vous assurer être très vrai, quoi qu'il pût passer pour une fable. Il vit, comme je l'ai déjà dit, dans une extrême simplicité, et dans une merveilleuse innocence ; et sa vertu l'a rendu digne du don de chasser les démons.
On lui amena un jour en présence de tout ce que nous étions, un jeune garçon possédé du malin esprit, et paralytique. L'état auquel je le vis me faisant désespérer de sa guérison, je voulus renvoyer sa mère avec ceux qui l'amenaient. Mais le saint vieillard étant arrivé au même moment, et ayant trouvé cette pauvre femme fondant en larmes, et jetant des cris, tant elle était touchée de l'incroyable misère où son fils était réduit, il se mit à pleurer avec elle, et ses entrailles étant émues, il mena ce jeune garçon dans un oratoire qu'il avait bâti de ses propres mains, et où il y a des reliques de Saint Jean Baptiste. Là après avoir prié depuis Tierce jusques à None, il rendit l'enfant à sa mère dans une parfaite santé, ayant chassé de son corps en même temps et le démon et cette paralysie, qui était si extraordinaire, et lui avait renversé le corps de telle sorte qu'en crachant il crachait le long de son dos.
Voici un autre de ses miracles.Une vieille femme qui faisait paître ses brebis auprès de Lazaret, en ayant perdu une, le vint trouver en pleurant. Il lui dit de le mener où elle l'avait perdue : ce qu'ayant fait, il se mit en oraison. Quelques jeunes gens l'avaient dérobée, puis tuée et cachée dans une vigne, sans que personne le sût. Durant que le Saint priait, un corbeau vint s'asseoir en volant sur ce larcin, dont ayant pris un morceau il s'envola. Le Saint l'ayant remarqué, il y trouva cette bête morte ; et alors ces jeunes gens confessant qu'ils l'avaient tuée, et le voulant jeter à ses pieds, il les obligea de payer à cette pauvre femme ce que pouvait valoir la brebis, et leur apprit ainsi à ne plus commettre de semblables fautes.
SAINT ADOLE.
J'ai aussi connu un nommé Adole, lequel étant venu en Jérusalem, entra dans une manière de vie si peu commune, et si extraordinairement austère qu'elle allait comme au-delà des forces humaines, et étonnait de telle sorte les démons mêmes que les plus cruels d'entre eux n'osaient s'approcher de lui pour le tenter. Ses incroyables travaux et ses veilles le faisaient passer dans l'opinion de quelques-uns pour un fantôme. Car durant le carême il ne mangeait que de cinq jours en cinq jours ; et durant le reste de l'année, que de deux jours en deux jours. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans ses extrêmes austérités, c'est que depuis le soir jusques à l'heure que les frères s'assemblent dans les chapelles, il demeurait continuellement debout à jeun, en chantant et en priant sur la montagne des Oliviers, d'où notre Seigneur Jésus-Christ monta au Ciel, sans que jamais la pluie, ni la grêle l'en pussent faire sortir. Lorsque l'heure de la prière était venue, il allait avec un marteau heurter aux cellules de tous les frères, pour les faire assembler dans les Chapelles, où il priait et chantait deux ou trois antiennes avec eux ; puis quand le jour s'approchait, il s'en retournait dans sa cellule, où se reposant jusques à l'heure de Tierce, que le chant des psaumes l'éveillait, il en chantait jusques au soir. Il était souvent si mouillé que les habits que les frères lui ôtaient pour lui en donner de secs, dégouttaient comme si on les eût trempés dans la rivière. Voilà quelle a été la vertu d'Adole de Tarse, qui passa toute sa vie à Jérusalem où il mourut et fut enterré.
SAINT ELPIDE
ABBE'.
Sur la montagne de Luca, et dans ces grottes de Jéricho que les Amoréens creusèrent quand ils furent au-devant de Josué, il y avait un nommé Elpide de Cappadoce, qui depuis fut jugé digne d'être fait Prêtre et Supérieur du Monastère que Timothée co-évêque de Cappadoce, qui était un homme très habile, avait bâti en ces lieux-là. Il demeurait dans une grotte, et fit paraître en ses actions une si grande perfection qu'il obscurcissait tous les autres ; Car durant vingt-cinq années il ne mangea que le samedi et le dimanche, et passait les nuits entières tout debout à chanter des psaumes et des cantiques. L'admiration de sa vertu fit qu'une multitude innombrable de Solitaires se rangèrent auprès de lui pour le suivre comme les abeilles suivent leur roi ; et ainsi il fit bâtir toutes les cellules qui sont sur cette montagne,où ces Solitaires s'exercent dans la vertu en différentes manières.
Un jour que le bienheureux Elpide, et qui portait à juste titre ce nom, lequel signifie en grec espérance, puisque la ferme espérance qu'il avait en la miséricorde de Jésus-Christ le remplissait de consolation et de joie, et lui faisait souffrir pour l'amour de lui toutes sortes de peines et de travaux, chantait des psaumes durant la nuit, et que nous en chantions avec lui, un scorpion l'ayant piqué, il marcha dessus et l'écrasa, sans seulement changer de visage, et sans témoigner aucun sentiment de la douleur si cuisante que cette morsure lui faisait souffrir. Une autre fois un des frères tenant un morceau de sarment de vigne tout sec, le Saint qui était assis à l'extrémité de la montagne, le prit et le mit en terre comme s'il l'eût voulu planter, quoiqu'il ne fût plus propre à l'être ; et ensuite reverdit, et devint un si grand cep qu'il couvrait toute l'église.
Il pratiqua de si extrêmes austérités, n'épargnant non plus son corps que s'il eût été impassible, que l'on pouvait facilement compter tous ses os. Et ceux de ses disciples qui l'observaient avec plus de soin rapportent entre les autres actions que durant vingt-cinq ans il ne se tourna jamais du côté de l'occident, quoique l'entrée de sa grotte fût sur le sommet de la montagne ; comme aussi qu'il n'a jamais regardé le soleil depuis qu'à l'heure de Sexte il se tournait du côté de l'occident, non plus que les étoiles qui paraissent depuis son coucher, dont il n'en a vu une seule durant vingt années. Et depuis le jour que ce bienheureux athlète est entré dans cette grotte, qui a servi comme de carrière à tant de souffrances et de travaux qu'il a soutenus avec une patience incomparable, il n'est point descendu de cette montagne qu'après avoir été mis dans le linceul ;
Voilà quelles ont été les actions toutes célestes d'Elpide, cet invincible soldat de Jésus-Christ, qui après avoir reçu la couronne qu'il a si justement méritée jouit maintenant avec ses semblables de la gloire du Paradis.
SAINT SISINE
ABBE.
Son disciple nommé Sisine, Cappadocien de nation, était né d'une condition servile ; mais la foi l'avait rendu libre. Car il faut en parlant des Saints, marquer d'où ils tirent leur origine ; et cela pour la plus grande gloire de Jésus-Christ, qui nous rend illustres quand il lui plaît, en nous faisant jouir de la seule et véritable noblesse qui ne se rencontre que dans son Royaume.
Ayant demeuré six ou sept ans auprès du bienheureux Elpide, et vu de ses propres yeux quelle était la grandeur de son courage dans les travaux de la pénitence, il s'efforça de les imiter, et puis s'enferma dans un sépulcre où il demeura debout durant trois ans dans des oraisons continuelles, sans s'asseoir ni jour ni nuit, sans se mettre à table et sans sortir. Dieu lui donna pouvoir sur les démons ; et étant retourné en son pays il fut jugé digne d'être fait Prêtre. Là il assembla quantité d'hommes et de femmes, dont les bonnes mœurs rendaient témoignage de leur vertu ; les hommes étant très éloignés de toutes sortes d'incontinence ; et les femmes renonçant à la mollesse qui est ordinaire à leur sexe ; de sorte que l'on voyait accomplir en eux ce qui est dit dans l'Ecriture de ceux qui sont véritablement à Jésus-Christ. « Il n'y a point de distinction entre l'homme et la femme, ni entre l'esclave et le libre. » Ce saint homme exerce aussi si éminemment la vertu d'hospitalité qu'encore qu'il ne possède rien, il fait honte aux riches qui n'usent pas de leurs biens comme ils devraient.
SAINT GADANE
ANACHORETE.
J'ai vu aussi un autre Saint nommé Gadane, Palestin de nation, qui a passé toute sa vie à découvert le long du Jourdain. Les Juifs ayant une jalousie nonpareille contre ce bienheureux Anachorète, et l'ayant rencontré auprès du rivage de la mer Morte, l'un d'eux tira son épée pour le tuer. Mais sa main devint sèche à l'heure même, et ainsi son épée tomba sans qu'il le sentît. Voilà de quelle sorte Dieu assista son serviteur, et quelle fut la vertu de ce saint homme jusques à la fin de sa vie.
SAINT ELIE
ANACHORETE.
Un autre Anachorète nommé Elie demeurait en ce même endroit dans une grotte. C'était un homme d'une vertu très éprouvée, et qui s'occupant dans tous les exercices de la vie religieuse était continuellement en prière, et recevait avec non moins de bonté que de charité tous ceux qui le venaient visiter ; Comme il était sur un grand passage, il arriva un jour que plusieurs frères l'étant allé voir en même temps, le pain lui manqua.Sur quoi en nous parlant depuis de cette visite il nous disait avec serment : « Je pensai mourir de déplaisir de me trouver ainsi réduit à n'avoir rien de quoi leur donner pour satisfaire à la charité que je leur devais ; et ne sachant plus que faire tant j'étais abattu et accablé de douleur, j'entrai dans ma cellule, où je trouvai trois pains nouvellement cuits, que je leur portai avec joie. Ils étaient vingt qui en mangèrent jusques à en être rassasiés ; et néanmoins il resta un de ces pains, qui suffit ensuite pour me nourrir durant vingt-cinq jours entiers. » Voilà la grâce que Notre-Seigneur fit à l'hospitalier Elie, auquel il prépare dans le Ciel la récompense de ses travaux.
SAINT SEVERIEN
ET
SA FEMME.
Je vis dans la ville d'Ancire en Galatie un comte nommé Sévérien, et sa femme nommée Bosphore. C'étaient des personnes qui avaient une ferme espérance en la miséricorde de Dieu, et qui considérant plutôt l'avenir que le présent, le préféraient au bien temporel de leurs enfants. Car ayant quatre fils et deux filles dont une partie sont mariés, ils employaient en aumônes tout le revenu de ce qui leur restait de bien, et disaient à leurs enfants : « Tout e que nous avons vous reviendra après notre mort. Mais durant ce qui nous reste de vie, nous sommes résolus à distribuer notre revenu aux églises, aux monastères, aux hôpitaux, et à tous eux qui auront besoin de notre assistance, afin que leurs prières nous obtiennent, et à vous tous, de la miséricorde de Dieu, une vie bienheureuse et éternelle, au lieu de cette vie pénible et passagère. »
Voici un effet remarquable de leur éminente vertu, qui ramenant dans le sein de l'Eglise les hérétiques de ce lieu-là. Etant arrivé une très grande famine, ils firent ouvrir tous leurs greniers dans toutes leurs terres, et donnèrent tout leur blé pour nourrir les pauvres : Ce qui toucha de telle sorte le cœur de ces hérétiques qu'il les fit renoncer à leurs erreurs dans la foi, et louer Dieu d'en avoir donné une si ferme à ces deux personnes, dont ils ne pouvaient assez admirer l'incomparable charité ; Ils étaient vêtus très simplement. Leur sobriété ne pouvait être plus grande. Ils ne dépensaient presque rien, se contentant de ce qui est absolument nécessaire pour la vie, et témoignaient généralement en toutes choses leur extrême piété. Ils passaient la plupart du temps à la campagne, sans vouloir demeurer dans les villes, qu'ils fuyaient à cause des péchés où elles engagent ; et parce qu'ils craignaient avec raison que les agréables conversations, et les divertissements qui s'y rencontrent n'excitassent du trouble et des nuages dans leur âme, et ne leur fissent abandonner le dessein qu'ils avaient de servir Dieu. Tant d'excellentes vertus que ces deux Saints ont pratiquées durant leur vie font qu'ils voient maintenant à découvert les biens éternels, que Dieu a préparés dans sa gloire à ceux qui se sont consacrés à son service.
SAINT BISARION.
Il y avait un saint vieillard nommé Bisarion, qui n'ayant point de bien, était extraordinairement charitable. Il n'avait pour tous habits, suivant la Tradition évangélique, qu'une tunique avec un petit manteau ; et il portait toujours sous son bras le saint Evangile, soit pour connaître par là s'il obéissait exactement aux commandements de Dieu, ou qu'il voulût toujours avoir la règle qu'il désirait si fort d'accomplir. Tout le cours de sa vie a été si admirable que quand il aurait été un Ange du Ciel, il n'aurait pas vécu plus parfaitement sur la terre.
Arrivant un jour dans un village, il vit sur la place publique un pauvre qui était mort, et tout nu. Aussitôt il quitta son petit manteau, et l'en couvrit. Etant passé un peu plus avant, il vint à lui un pauvre tout nu. Sur quoi s'étant arrêté, il commença à délibérer, et à raisonner ainsi en soi-même : « Est-il juste qu'ayant, comme j'ai fait, renoncé au monde, je sois vêtu, et que mon frère transisse de froid ? Et ne serai-je pas cause de sa mort, si je le laisse mourir de la sorte ? Que ferai-je donc ? Dépouillerai-je ma tunique pour la diviser en deux, et lui en donner une partie ? Ou la donnerai-je toute entière à celui que Dieu a créé à son image ? Mais si je la divise, de quoi nous pourra servir à lui et à moi de n'avoir que chacun une partie ? Et quel mal me pourra-t-il arriver, si sans l'exercice de la charité je vais au-delà de ce que Dieu me commande ? » Ce généreux soldat de Jésus-Christ ayant discouru ainsi en soi-même, il se résolut avec joie d'appeler ce pauvre sous un porche, où il se dépouilla pour le revêtir ; et ainsi demeurant nu, il s'assit en se couvrant de ses mains, et en se croisant les genoux, sans qu'il lui restât autre chose que cette divine parole, qui enrichit ceux qui la pratiquent, laquelle il portait sous son bras. La Providence de celui de qui elle procède fit que l'intendant de la justice passant par là reconnut le saint vieillard, et dit à un de ceux qui l'accompagnaient : « N'est-ce pas là le bon Père Bisarion ? » Lui ayant été répondu qu' oui, il descendit de cheval et dit au Saint : « Qui vous a ainsi dépouillé, mon Père ? » « C'est celui-ci, » lui répondit Bisarion, en lui montrant le saint Evangile. Soudain l'intendant quittant son manteau le mit sur les épaules de ce fidèle serviteur de Jésus-Christ, qui se retira à l'écart pour fuir la louange de celui qui était témoin de la bonne action qu'il avait faite, dont il ne voulait point d'autre récompense que celle que Dieu lui donnerait en secret lorsqu'il se cacherait aux yeux des hommes.
Après avoir observé de la sorte tous les préceptes de l'Evangile, dont le parfait accomplissement était la seule chose qui remplissait son esprit, il rencontra en passant un pauvre, auquel n'ayant rien à donner il courut sur la place publique, où il vendit son livre des Evangiles, afin de lui faire la charité. Peu de jours après, son disciple nommé Dulas lui disant : « Qu'avez-vous fait de votre livre, mon Père ? » IL lui répondit avec un visage gai : « Ne vous fâchez point, mon frère, si par la confiance que j'ai aux promesses de Jésus-Christ, et par l'obéissance que je lui veux rendre, j'ai vendu le livre même où sont écrites ces paroles qui me disaient sans cesse (Marc.10) : « Vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. « Ce saint homme a fait plusieurs autres actions de singulière vertu ; et Dieu veuille par sa grâce nous rendre dignes de participer un jour avec lui aux félicités éternelles.
SAINTE MELANIE.
CHAPITRE I.
De la grandeur de la naissance de la Sainte qui étant demeurée veuve à vingt-deux ans, quitte Rome, et passe dans Alexandrie, d'où elle va visiter les Saints Pères des déserts d'Egypte.
J'ai aussi estimé à propos de rapporter dans ce Livre la vie de quelques femmes illustres et excellentes, auxquelles Dieu n'a pas accordé de moindres récompenses, ni donné de moindres couronnes qu'à ceux d'entre les hommes qui ont mené une vie toute vertueuse et toute sainte, afin que celles qui manquent de courage ne demeurent pas dans leur mollesse, sous prétexte de l'infirmité de leur sexe, comme s'il les rendait incapables de soutenir les combats, auxquels la piété engage ceux qui veulent plaire à Dieu par leurs actions.
J'en ai vu quantité de fort religieuses et fort dévotes ; et la vertu de plusieurs vierges et de plusieurs veuves m'a fait désirer de les connaître, et entre autres la bienheureuse Mélanie la Romaine, fille du consul Marcelle, et femme d'un homme de très grande autorité, dont je n'ai pas retenu le nom. Etant demeurée veuve à l'âge de vingt-deux ans, et Dieu la touchant de son amour, elle fit créer un tuteur à son fils, et sans en rien dire à personne, en quoi il y aurait eu alors du péril, parce que Valens tenait l'Empire, elle fit mettre ses principaux meubles dans un vaisseau, sur lequel elle s'embarqua avec quelques-uns de ses domestiques, et s'en alla à Alexandrie, où après avoir vendu tout ce qu'elle avait, elle passa dans la montagne de Nitrie pour y voir les Saints Pères, Pambon, Arcise, le grand Sérapion, Paphnuce de Scété, Isidore Confesseur et Evêque d'Hermipole, et Dioscore, avec lesquels elle demeura environ six mois ; et durant ce temps fit le tour de cette grande solitude, et visita tous les Saints.
CHAPITRE DEUX.
Avec quelle charité et quel courage cette bienheureuse femme assista plusieurs Saints dans leur exil, et dans leur prison.
Quelque temps après le gouverneur d'Alexandrie ayant envoyé en exil Isidore, Pisime, Adelphe, Paphnuce, Pambon, Ammone surnommé Parotime, douze Evêques, quelques Prêtres, plusieurs Clercs, et quelques Anachorètes jusques au nombre de six-vingt, cette sainte femme les suivit dans la Palestine aux environs de Diocésarée où elle les assistait de son bien, et leur donnait généralement tout ce qui leur était nécessaire. Saint Pisime, Isidore, Paphnuce et Ammone que je fus voir me contèrent que ceux qui étaient commis à leur garde empêchant que des personnes considérables ne les visitassent, cette généreuse femme s'habilla comme une simple servante, et leur portait le soir tout ce dont ils avaient besoin. Le proconsul de la Palestine en eut avis ; et dans l'espérance d'en profiter en l'épouvantant par ses menaces, il la fit arrêter et mettre en prison, sans savoir quelle était la grandeur de sa naissance. Mais elle la lui déclara en ces termes : « J'ai eu pour père et pour mère deux personnes très élevées dans le monde. Maintenant je suis une humble servante de Jésus-Christ. Ne pensez donc pas me mépriser pare que je suis mal vêtue, puisqu'il ne tient qu'à moi de l'être très bien ; et ne vous imaginez pas non plus de me pouvoir étonner par vos menaces, ni prendre quoi que ce soit de mon bien, après la déclaration que je vous fais de ce que je suis, pour vous empêcher de commettre une telle faute par ignorance. » En quoi elle se conduisit sans doute fort sagement, puisque lorsqu'on traite avec des personnes indiscrètes et imprudentes, il faut témoigner sa grandeur de courage, afin d'abattre leur orgueil et leur vanité. Ce magistrat l'ayant entendu parler de la sorte lui fit de grandes excuses, lui rendit de très grands honneurs, et commanda qu'on lui permît de visiter tant qu'il lui plairait ces saints personnages ; lesquels étant rappelés de leur exil, elle bâtit un Monastère dans Jérusalem où elle assembla cinquante vierges, et y passa vingt-sept ans. Cette bienheureuse femme secourait ainsi dans leurs besoins, et faisait de grands présents aux Ecclésiastiques de Jérusalem ; et vivait de telle sorte que sans désobliger personne, elle assistait presque tout le monde.
CHAPITRE III.
Des admirables vertus, et des incroyables aumônes de la Sainte.
Après avoir rapporté en peu de mots et comme en passant quelques-unes des actions de la sainte et admirable Mélanie, je parlerai encore de celles de ses excellentes vertus dont je pourrai me souvenir. Cette femme d'une piété toute extraordinaire, ayant tissu de ses propres mains par ses incroyables largesses une robe d'une beauté incorruptible dont elle s'est revêtue, et employé ses trésors à acquérir une couronne de gloire dont l'éclat ne se ternira jamais et dont elle a paré sa tête, est passée de ette vie pour aller à Dieu avec une entière confiance. Mais j'ai sujet d'appréhender que le temps me manque, si j'entreprends d'écrire tout ce que je sais de ses admirables actions, quoique ma mémoire ne m'ait conservé le souvenir que d'une partie ; et je crois qu'à peine un grand feu pourrait consumer autant de bien, que son ardente et toute céleste charité lui en a fait employer pour assister les pauvres et les misérables. Aussi n'est-ce pas seulement à moi à parler de ses éminentes vertus ; c'est encore à ceux qui sont dans la Perse, dans l'Angleterre, et dans les îles même les plus reculées, puisque l'Orient et l'Occident, le Septentrion et le Midi se sont tous ressentis des bienfaits et des largesses de cette femme merveilleuse, dont la mémoire ne mourra jamais.
Car durant trente-sept ans elle reçut tous ceux qui venaient de tous les côtés du monde à Jérusalem, sans leur rien refuser de ce qui leur était nécessaire : Elle n'exerçait pas moins sa libéralité envers les églises, les monastères, les hôpitaux et les prisons ; et pour dire tout en un mot, personne n'a jamais eu recours à son assistance sans l'avoir reçue ; son fils, ses proches, et ceux qui avaient soin de ses affaires lui envoyant tous les ans de très grandes sommes d'argent, qui étaient comme de l'huile qu'ils fournissaient à cette claire lampe de sa charité, dont l'ardeur jetait de toutes parts une flamme étincelante par ses incroyables aumônes, qui comme autant de favorables rayons soulageaient par leur chaleur et par leur lumière tous ceux qui voulaient s'en approcher.
CHAPITRE IV.
La Sainte étant âgée de soixante ans va à Rome pour gagner ses proches à Dieu : ce qui lui réussit si heureusement que la plupart vendirent tout leur bien et quittèrent Rome, pour ne penser plus qu'à leur Salut. Elle meurt à Jérusalem.
Cette Sainte exerçant à un si haut point et sans discontinuation la vertu d'hospitalité, elle ne voulut jamais posséder seulement un pouce de terre. Et comme le désir de revoir son fils unique ne put arracher de son cœur l'amour de la solitude, la passion que e cher fils avait aussi de son côté de la revoir, ne fut pas capable d'affaiblir sa charité pour Jésus-Christ. Mais par le mérite des prières d'une si vertueuse mère, il devint l'un des plus savants hommes de son siècle, et il éclata en toutes sortes de vertus ; il fut élevé à de grands honneurs;il épousa une femme d'illustre naissance, et en eut deux fils qui sont comme autant de précieuses marques du bonheur de son mariage.
Longtemps après, la Sainte ayant su que sa nièce Avita était mariée et qu'elle voulait renoncer au siècle, l'appréhension qu'elle ne se laissât peut-être emporter à quelque mauvaise doctrine, ou à quelque hérésie, ou à quelque désordre, fit qu'à l'âge de soixante ans qu'elle avait lors, elle s'embarqua à Césarée, d'où elle arriva en vingt jours à Rome. Là, elle l'instruisit de telle sorte, et le bienheureux et très illustre Apronien son mari, l'un des plus considérables de Rome, et qui alors était encore idolâtre, que non seulement elle le rendit Chrétien, mais elle lui persuada de vivre en continence avec sa femme. Et elle confirma aussi dans leurs bons desseins Mélanie sa petite-fille et Pinien son mari ; et instruisit dans la crainte et le servie de Dieu Albine sa belle-fille ; puis elle leur persuada à tous de vendre tout ce qu'ils avaient. Ainsi en les faisant sortir de Rome, elle les tira comme du milieu de la tempête, pour les mener dans un port y passer le reste de leur vie en repos et en assurance.
Voilà de quelle sorte cette bienheureuse femme combattit contre les bêtes farouches du siècle, c'est-à-dire contre les principaux seigneurs et les principales dames de Rome, qui ne pouvaient souffrir qu'elle abandonnât ainsi ses palais. Sur quoi cette servante de Jésus-Christ leur disait ces belles paroles : « Il y a plus de quatre cents ans qu'il est écrit (Jean.2) : « Voici la dernière heure qui s'approche. » Comment pouvez-vous donc vous résoudre à demeurer dans les vanités de cette vie ? Et n'appréhendez-vous point la venue de l'Anté-christ, et tous ces malheurs qui ne vous permettront plus de jouir des richesses que vos ancêtres vous ont laissées ? » Ces paroles ayant donc si puissamment touché le coeur de ceux de ses proches dont j'ai parlé, qu'elle les avait fait résoudre à rompre tous les liens qui les arrachaient au monde, elle les fit tous passer dans une vie religieuse ; et ayant aussi instruit en la piété son petit fils Publicole, elle le mena en Sicile ; puis vendant tout le reste de son bien, elle en porta l'argent à Jérusalem, où elle avait bâti et fondé un Monastère. Quarante jours après y être arrivée, elle mourut dans une réputation que la grandeur de ses aumônes rendra pour jamais non moins révérée que bienheureuse.
CHAPITRE V.
Rome prise et saccagée par les Barbares.
Après que tous ceux dont j'ai parlé, et qui furent instruits dans la foi et dans la piété pour cette bienheureuse femme, eurent quitté Rome, une inondation des peuples du Nord, prédite il y a si longtemps par les Prophètes, ainsi qu'une grande tempête, vint accabler cette ville impériale ; et avec une insolence barbare, la traita si cruellement, qu'elle ne pardonna pas même aux statues de bronze élevées dans la place publique à la mémoire de ces grands hommes qui avaient fait trembler tout l'univers. Ainsi cette Rome, qui durant douze cents ans avait été si peuplée et si superbe, fut ruinée de fond en comble, et réduite en tel état, comme la Sybille l'avait dit, qu'elle doit plutôt porter maintenant le nom de Roumi, qui signifie en grec un village, que de Romy, qui signifie fore. Alors ceux qui avaient ajouté foi aux paroles et aux instructions de la Sainte, rendirent des actions de grâces à Dieu, qui par un si épouvantable changement avait contraint les plus incrédules de reconnaître que tous les autres étant réduits dans une déplorable servitude, et regrettant inutilement d'avoir rejeté les avis qui pouvaient leur procurer le Salut, il n'y avait que les seules familles qui s'étaient offertes comme en sacrifice à Jésus-Christ, par l'entremise et par le zèle de la bienheureuse Mélanie, qui se fussent sauvées de ce naufrage.
SAINTE MELANIE
LA JEUNE.
Il faut maintenant que je satisfasse à ce que j'ai promis, touchant la jeune Mélanie, puisque cette petite-fille de la grande Mélanie surpassant en piété plusieurs femmes fort estimables et fort âgées, il y aurait de l'injustice à ne rendre pas ce qui est dû à sa vertu, sous prétexte de ce qu'elle est encore en vie, et fort jeune.
Ses parents la marièrent contre son gré à Pinien, fils de Sévère, l'un des plus grands seigneurs de Rome. Car les instructions de son aïeule avaient fait une telle impression dans son esprit qu'elle avait un extrême dégoût du mariage ; ce qui augmenta encore de telle sorte après la perte de deux fils que Dieu lui avait donnés, qu'elle dit à son mari : « Si vous voulez que nous vivions désormais ensemble, comme si j'étais votre sœur, vous aurez un pouvoir absolu sur moi, et pourrez comme il vous plaira disposer même de ma propre vie. Que si l'âge où vous êtes fait que cela vous donne peine, je vous abandonne tout mon bien pour obtenir de vous cette grâce ; et ne vous demande autre chose sinon que vous affranchissiez mon corps de la sujétion à laquelle notre mariage l'a engagé, afin que je puisse satisfaire à l'ardeur que Dieu me donne de le servir ; et d'hériter de la vertu de mon aïeule, qui est maintenant dans la gloire, et de qui je porte le nom. Car si sa divine majesté voulait que nous continuassions de vivre ensemble, comme nous avons fait jusques ici, et de mettre tout notre contentement dans la jouissance des biens de la terre, elle n'aurait pas retiré à soi nos deux fils, qui n'étaient presque encore qu'au berceau. » Pinien ayant résisté longtemps à cette proposition, enfin Dieu lui voulant faire miséricorde, lui inspira aussi le désir de renoncer à toutes les choses de la terre, pour ne penser plus qu'à le servir ; et ainsi on vit accomplir la parole de l'Apôtre : « Car que savez-vous, ô femme, si vous ne serez point cause du Salut de votre mari ? »
Mélanie ayant donc été mariée à treize ans, et demeuré sept ans ave son mari, quitta le monde, n'en ayant encore que vingt. Elle employa les étoffes de ses plus riches habits, et ses meubles les plus précieux, comme a fait aussi la bienheureuse Olympiade, à faire des ornements pour les autels, et à parer les églises. Quant à son argent, l'ayant confié à un Solitaire de Dalmatie nommé Paul, qui était Prêtre, elle l'envoya par mer en Orient, où elle en donna dix mille écus dans l'Egypte et dans la Thébaïde, autant à Antioche et aux environs, et quinze mille dans la Palestine. Dieu sait qu'elle en distribua aussi quatre fois davantage de ses propres mains aux Eglises d'Occident, aux monastères, aux hôpitaux, et à tous les pauvres qui eurent recours à sa charité ; sa foi lui ayant fait obtenir de Dieu la grâce de pouvoir arracher ce bien de la gueule de ce lion rugissant Alaric, qui ravagea toutes les richesses de Rome. Elle affranchit huit mille de ses esclaves, qui voulurent bien recevoir la liberté ; et les autres la refusèrent, aimant mieux demeurer avec son frère. Elle vendit aussi toutes les terres qu'elle avait en Espagne, en Guyenne, en Aragon, dans les Gaules, et dans les villes de quelques autres provinces, dont elle distribua le prix, sans s'en réserver chose quelconque. Et quant à ce qu'elle possédait dans la Campagnie, dans la Sicile, et dans l'Afrique, elle se le réserva pour en pouvoir assister les Monastères et les pauvres.
Voilà quelle est la conduite et la sagesse de la jeune et très vertueuse Mélanie, qui fait voir par la manière dont elle use de ses biens que dans un âge si peu avancé, elle ne cède point à la prudence de celles qui sont arrivées jusques à une grande vieillesse. Elle ne mange que de deux jours l'un ; et au commencement elle en demeurait quatre sans manger. Elle sert en diverses manières ses propres servantes, qu'elle a rendues si dévotes qu'elles s'exercent avec elle en toutes sortes de vertus. Et elle a aussi porté de telle sorte plusieurs de ses proches à embrasser la piété qu'ils l'imitent en sa ferveur et en son amour pour Dieu.
Sa mère Albine est avec elle, s'exerce comme elle dans la vertu, et emploie comme elle tous ses biens en charités et en aumônes. Elles demeurent aux champs, tantôt en Sicile, et tantôt dans la Campagnie, n'ayant pour tout train que quinze eunuques, quelques filles et quelques servantes. Pinien auparavant son mari, et maintenant son associé et son aide dans les œuvres de charité, pratique aussi de son côté la vertu en la compagnie de trente Solitaires, lisant l'Ecriture sainte, s'occupant avec soin au jardinage, et à des conférences de piété. Lorsque nous fûmes à Rome, ils nous reçurent avec toute sorte d'honneur, en considération du bienheureux Evêque Jean, et nous firent la meilleure chère du monde, se rendant ainsi dignes par leur hospitalité, et par leur sainte manière de vivre, de participer à l'éternelle vie de notre Seigneur Jésus-Christ. Pinien eut pour allié un nommé Pammache, qui après avoir renoncé aussi au monde, vécut dans une très grande perfection, et distribua tout son bien aux pauvres, une partie dès son vivant, et le reste après sa mort.
J'ai vu aussi la bienheureuse Avita, et son mari Apronien, dont j'ai ci-devant parlé, qui avec leur fille Eudomie mènent une vie digne de Chrétiens, servant Dieu en toutes choses avec une telle pureté, qu'il paraît évidemment qu'en quittant cette autre vie si voluptueuse et si relâchée, pour passer dans la pratique de toutes sortes de vertus, ils se sont rendus dignes de mourir de la mort des justes, en ne tombant plus dans aucun péché, et en combattant avec courage, pour mériter d'être couronnés, et de laisser leur mémoire en bénédiction sur la terre.
SAINTE MAGNE.
Il y a dans la ville d'Ancyre jusqu'au nombre de dix mille vierges, dont deux mille au moins s'exercent dans la pratique de toutes sortes de vertus. Ce sont des personnes excellentes, et qui combattent avec grand courage pour pratiquer la loi de Dieu. Magne surpasse en piété toutes les autres. C'est une femme très parfaite, et dont le mérite est reconnu de tout le monde. Je ne sais si je la dois nommer une vierge ou une veuve, puisque ses proches assurent que sa mère l'ayant mariée elle obtint avec douceur tant de trêves de son mari, sous prétexte d'être malade qu'elle se conserva pure et chaste. Il mourut bientôt après ; et se trouvant héritière de grandes successions, elle changea les biens temporels contre des biens éternels, en se consacrant toute entière à Dieu pour s'acquérir une vie que nuls siècles ne verront finir. Elle commanda avec douceur à ses serviteurs. Elle exerce de très grandes austérités sur elle-même. Elle est extrêmement sobre. Elle est si grave, et il paraît tant de majesté sur son visage, que même d'excellents Evêques la regardent avec respect, tant est grande sa vertu et son insigne piété. Elle a consumé par le feu de la pauvreté, pour parler ainsi, tout ce qu'il y avait de superflu et d'excessif dans son bien. Et quant à ce qui lui reste, elle l'emploie à assister les monastères, les églises, les hôpitaux, les pauvres, les étrangers, et les passants, comme aussi les Evêques, les orphelins et les veuves ; et secourant ainsi tous ceux qui en ont besoin, elle fait continuellement en secret et avec joie, par elle-même et par des serviteurs très fidèles, des œuvres de piété. Elle ne bouge de l'église, particulièrement la nuit, et pratique la vertu généralement en toutes choses, dans l'espérance de jouir un jour de cette vie qui est la seule véritable.
D'UNE VIERGE TRES VERTUEUSE
qui avait renoncé au monde.
Il y avait proche du lieu où je demeurais une vierge d'une sainte vie, et qui pratiquait très courageusement la vertu. Je n'ai point vu son visage. Car on a assure que depuis qu'elle a renoncé au monde elle n'est jamais sortie de son logis, et il y a soixante ans qu'elle et sa mère, avec qui elle demeure, vivent de la sorte. Le saint martyr Colute, qui est en grande vénération dans ces lieux-là, lui apparut, et lui dit : « Voici le jour venu que Dieu vous veut appeler à lui, et que vous verrez tous les Saints. Venez donc dîner avec moi dans ma chapelle. » Ensuite de cette vision cette sainte femme, qui avait demeuré tant d'années sans sortir de son logis, se leva de grand matin, et après s'être habillée et avoir mis dans une corbeille du pain et des olives et quelques herbes, elle s'en alla faire ses prières dans la chapelle du Saint. L'heure de None étant venue et ayant observé qu'il n'y avait plus personne, elle s'assit, puis adressa sa prière au saint Martyr en ces termes : « Saint Colute, bénissez ces mets, je vous prie, et m'assistez par vos prières dans le chemin que j'ai à faire. » Ayant ensuite mangé et recommencé à prier, comme le soleil s' allait coucher elle retourna en sa maison, où mettant entre les mains de sa mère un commentaire de Clément d'Alexandrie sur le Prophète Amos, elle lui dit : « Donnez, s'il vous plaît, cela à l'Evêque qui est exilé. » Puis elle ajouta : « Car je m'en vais voir mon Seigneur et mon Dieu. » Ayant parlé de la sorte, sans avoir ni fièvre ni le moindre mal de tête, elle se mit en l'état qu'il l'aurait fallu mettre pour l'enterrer, et après avoir recommandé son âme à Dieu elle expira à l'heure même.
SAINTE OLYMPIADE.
La sage et excellente Olympiade a marché avec tant de courage dans le chemin qui conduit au Ciel, et pratiqué si fidèlement en toutes choses les préceptes de l'Evangile, qu'elle n'a manqué à rien de ce qui la pouvait avancer dans la perfection de la vie spirituelle. Elle fut fille selon la chair du Comte Céleuce, et véritable fille de Dieu selon l'esprit. Son aïeul Ablave fut gouverneur de province, et son mari Nébride, avec lequel elle demeura quelque temps, le fut de Constantinople. Mais pour en parler selon la vérité, elle ne fut point sa femme, puisqu'on assure qu'elle demeura toujours vierge, se nourrissant de la parole de Dieu, embrassant la véritable humilité, assistant tous les pauvres, et n'employant qu'à cela ses immenses et quasi infinies richesses. Car il n'y avait point de villes, de bourgades, et de solitudes qui ne se ressentissent des libéralités de cette admirable vierge. Elle donnait aussi aux églises tout ce qui était nécessaire pour le service des autels, et faisait du bien aux monastères, aux hôpitaux, aux prisons, et aux exilés. Et pour dire tout en un mot, toute la terre avait part à ses aumônes.
Son humilité était si grande qu'il ne s'y pouvait rien ajouter ; et jamais la vanité n'eut part à ses actions, tant son esprit était éloigné de toute présomption et de toute gloire. Elle ne savait ce que c'était que la dissimulation. Jamais personne ne fut plus sincère. On voyait la franchise peinte sur son visage. Son corps était plein de vigueur. Elle agissait avec jugement et sans précipitation. Ses veilles étaient si grandes qu'elle ne dormait presque point. Elle n'était point du tout curieuse. Sa charité était sans bornes, ses entretiens simples, son habit pauvre, sa continence parfaite, ses intentions droites, ses espérances toujours élevées vers le Ciel ; et ses aumônes qui étaient comme l'ornement et le comble de toutes ses autres vertus allaient au-delà de tout ce qu'on en saurait dire.
Le démon que sa propre volonté a rendu méchant et qui est ennemi mortel de tout bien, la tenta en tant de manières, que dans les rudes combats qu'elle eut à soutenir contre lui, elle versa durant plusieurs années quantité de larmes, sans refuser néanmoins d'être assujettie pour l'amour de Dieu à toutes les créatures. Elle se soumettait humblement aux saints Evêques, révérait les Prêtres, honorait les Ecclésiastiques, respectait les Solitaires, honorait les vierges, secourait les veuves, prenait soin des orphelins, assistait les vieillards, visitait les malades, avait pitié des pécheurs, et ramenait au bon chemin ceux qui s'égaraient. Ainsi elle faisait du bien à tout le monde ; mais elle usait particulièrement de profusion envers les pauvres. Elle instruisait dans la foi plusieurs femmes infidèles, à qui elle donnait aussi de quoi vivre ; faisant éclater en toute ses actions une bonté sans pareille, et qui ne peut être trop admirée.
Elle affranchit un nombre infini d'esclaves, qu'elle rendit ses égaux ;, son humilité lui faisant oublier la grandeur de sa naissance ; et pour en parler selon la vérité, ils étaient beaucoup mieux vêtus qu'elle, ne se pouvant rien ajouter à la pauvreté de son habit, qui allait même au-delà de celle des personnes qui mendient. Sa douceur et sa simplicité étaient si extrêmes qu'elle surpassait même celle des enfants.On n'a jamais entendu sortir de sa bouche une parole désavantageuse à son prochain ; mais elle passait toute sa vie dans le sentiment des défauts dont elle s'imaginait d'être remplie, et dans des pleurs si continuels qu'on verrait plutôt en été tarir les eaux d'une source qu'on n'aurait vu ses yeux toujours élevés vers le Ciel, et regardant son Sauveur, cesser de répandre des larmes.
Que si sans m'arrêter davantage à remarquer tant d'excellentes qualités, je voulais passer à ce qui est des combats et des travaux soutenus par cette Sainte, avec un courage invincible, et un esprit aussi ferme qu'un rocher, ce serait alors que mes paroles se trouveraient encore beaucoup plus disproportionnées à la grandeur de ses actions. Sur quoi l'on ne doit pas s'imaginer que je veuille par des termes élevés et magnifiques, rehausser le mérite des suffrages de cette grande servante de Dieu, ni que j'affecte de rechercher jusques aux moindres choses de ce qu'on pourrait dire de la très chaste Olympiade, qui a été comme un vase précieux, tout rempli du Saint Esprit, puisque je ne rapporte rien de la manière de vivre toute angélique de cette bienheureuse femme que je n'aie vu de mes propres yeux, comme ayant été fort ami de tous ses proches, et le sien si intime et si confident, qu'elle m'a mis entre les mains de très grandes sommes d'argent, que j'ai distribuées par ses ordres.
Cette sainte femme n'ayant donc plus de sentiment pour les choses de la terre, s'était soumise aux puissances supérieures, et obéissait aux magistrats, ainsi que Dieu le commande, avait une profonde révérence pour le Sacerdoce, honorait tous les Ecclésiastiques, et a mérité aussi de tenir rang entre les Confesseurs de la vérité, par les grandes persécutions qu'elle a si courageusement soutenues : ce qui a obligé toutes les personnes de piété de Constantinople de la mettre de ce nombre, comme ayant couru fortune avec sa mère de perdre la vie en ces combats, où il s'agit de l'honneur du souverain maître ; et parce qu'elle est morte au milieu de tant d'épreuves de sa vertu, elle jouit au Ciel avec les Saints, dans un bonheur incapable de changement, de la couronne de gloire qu'elle a si justement méritée, et reçoit des mains de Jésus-Christ la récompense de ses bonnes œuvres, sans craindre de la pouvoir jamais perdre.
SAINTE CANDIDE.
La bienheureuse Candide,femme d'un colonel nommé Trajan, ne vécut pas moins parfaitement. Il ne se pouvait rien ajouter à sa vertu. Elle fit beaucoup de bien aux Eglises ; elle rendit aux Evêques la révérence due aux dispensateurs de Jésus-Christ ; elle honora parfaitement tous les Ecclésiastiques ; elle éleva sa fille dans l'amour de la virginité ; et l'ayant envoyée avant elle à Jésus-Christ , comme un présent qu'elle lui faisait de son cœur, elle la suivit, après avoir fait voir par sa chasteté, par sa tempérance, et par ses grandes aumônes, l'éminence de sa piété.
J'ai vu cette femme admirable travailler durant toute la nuit à moudre du blé, et à faire de ses propres mains du pain pour les oblations, afin de mortifier son corps. Sur quoi elle disait : « Le jeûne ne suffisant pas pour affaiblir mon corps autant que je le désire, j'y joins le travail des veilles, afin de l'abattre entièrement. Elle ne mangeait point du tout de viande, mais seulement du poisson, de l'huile, et des herbes aux jours de fête ; et aux autres, elle se contentait de pain sec, et ne buvait jamais que de l'eau mêlée avec du vinaigre. Cette illustre et sainte femme,après avoir passé sa vie dans de si grandes austérités, s'endormit heureusement du sommeil des justes, et jouit maintenant des biens éternels,préparés à ceux qui embrassent en ce monde une vie parfaite.
DE PLUSIEURS AUTRES SAINTS
EN GENERAL.
Nous vîmes aussi dans l'Egypte plusieurs autres Solitaires, et plusieurs autres Pères, qui faisaient de très grands miracles, des noms desquels je ne saurais me souvenir, à cause qu'ils sont en trop grand nombre ; et ainsi je me suis contenté de rapporter quelques-unes de tant de choses venues à ma connaissance. Que ne pourrait-on point aussi dire de ces hommes admirables, de cette multitude infinie de Solitaires, qui sont aux environs de Siène dans la haute Thébaïde, dont la vertu peut passer pour incroyable, tant elle est élevée au-dessus de la condition des autres hommes ? Car encore aujourd'hui ils ressuscitent les morts, marchent sur les eaux, comme Saint Pierre, et font tous les autres miracles que notre Seigneur avait accordé aux Apôtres la Grâce de faire. Mais parce que nous n'eussions pu passer la rivière du Lic sans nous mettre en très grand péril, à cause de la quantité de voleurs qui sont en ce pays-là, nous n'osâmes aller voir ces Saints.
DES VERTUS
DES SOLITAIRES
D'ORIENT.
Ceci est tiré du premier Dialogue de Saint Sulpice Sévère.
Lors Sulpice, dit Posthumien, que je me séparai de vous en partant d'ici, m'étant embarqué à Narbonne, Dieu rendit notre navigation si heureuse, que le cinquième jour d'après nous prîmes terre en Afrique. De là je désirai d'aller à Carthage pour visiter les lieux qui ont été habités par tant de Saints, et particulièrement pour rendre mes vœux et mes prières au tombeau du Saint Martyr Cyprien. Quinze jours après étant retournés au port et ayant fait voile pour aller en Alexandrie, le vent du midi nous étant contraire nous fûmes prêts d'échouer sur les bancs de sable, si la prévoyance des matelots ne nous eût garantis de ce péril, en arrêtant notre vaisseau par les ancres qu'ils jetèrent dans la mer.
Une terre s'offrant à nos yeux, nous y abordâmes dans des esquifs, et n'y trouvant rien de cultivé, cela m'augmenta le désir de passer plus avant pour la reconnaître. M'étant éloigné d'environ trois milles du rivage, j'aperçus entre des monceaux de sable une cabane, dont le toit, comme dit Salluste, ressemblait au fond d'un vaisseau, tant il était près de terre, et qui était fait avec des ais assez forts, non par la crainte que l'on ait là de la pluie, (car on ne se souvient point d'y en avoir vu), mais parce que la violence des vents y est telle, que si lors même que le ciel est le plus serein il commence à s'y en élever quelqu'un, il n'y a point de mer où l'on coure tant de fortune de faire naufrage que sur cette terre. Il n'y croît aucun grain ni aucune plante, parce que ce sable est si léger et si brûlant que le moindre vent l'emporte. Mais où il se rencontre quelques éminences qui couvrent des vents de la mer et résistent à leur violence, la terre y étant un peu plus solide, elle produit en petite quantité une herbe grossière qui est assez propre pour les moutons. Les habitants y vivent de lait, et les plus ingénieux d'entre eux, et si on le peut dire ainsi, les plus riches mangent du pain d'orge, qui est le seul grain que l'on peut recueillir en ce pays-là, parce qu'il y croît si promptement, soit par la qualité de l'air ou par l'extrême ardeur du soleil, qu'il arrive souvent que les vents lui puissent nuire. Car on tient que du moment qu'il est semé il ne lui faut que treize jours pour mûrir. La seule raison qui fait qu'il y a des habitants, est que l'on n'y paie aucun tribut. Ce pays est à l'extrémité de celui des Cyréniens, et tient à ce désert situé entre l'Egypte et l'Afrique, que Caton étant poursuivi par César, traversa autrefois avec son armée.
Quand je fus arrivé à cette cabane que j'avais aperçue de loin, je trouvai un vieillard vêtu de peaux lequel tournait une meule. Il nous reçut avec beaucoup d'humanité, comme pour nous consoler de l'état où nous étions. Nous lui dîmes que la tempête nous avait jetés sur cette côte ; que le trop grand calme nous avait empêchés de reprendre notre navigation ; qu'étant descendus en terre nous avions, selon ce que l'esprit humain y est naturellement porté, désiré de connaître la nature des lieux et la manière de vivre des habitants ; que nous étions tous Chrétiens, et que ce que nous souhaitions le plus d'apprendre était s'il y en avait quelques-uns dans ces solitudes. Alors ce bon homme pleurant de joie se jeta à nos genoux, et après nous avoir embrassés diverses fois nous convia de faire oraison ; puis ayant mis par terre des peaux de mouton il nous fit asseoir, et nous fit ensuite une grand dîner, en nous donnant à quatre que nous étions, et il faisait le cinquième, la moitié d'un pain d'orge avec une poignée d'herbe dont j'ai oublié le nom, qui ressemble à de la menthe et qui a beaucoup de feuilles et le goût du miel ; son extrême douceur nous sembla fort agréable, et nous en fûmes rassasiés.
Le lendemain quelques-uns des habitants s'étant assemblés pour nous venir voir, nous apprîmes que notre hôte était Prêtre : ce qu'il nous avait caché avec grand soin. Nous allâmes ensuite avec lui à l'église qui était éloignée de là de deux milles, et que nous n'avions pu voir, à cause que la montagne était entre deux. Elle était faite avec des branches d'arbres entrelacées, et n'était guère plus superbe que la cabane de notre hôte où l'on ne pouvait demeurer debout/. M'étant enquis des mœurs de ces habitants, nous apprîmes une chose excellente d'eux, qui est qu'ils n'achètent ni ne vendent rien, et ne savent ce que sont les larcins et la tromperie ; l'or et l'argent qui passent dans l'esprit des autres hommes pour les choses de toutes les plus précieuses, étant des biens qu'ils n'ont point et qu'ils ne désirent point d'avoir. Et ainsi lorsque je présentai à ce Prêtre dix écus d'or, il les refusa en me disant avec une profonde sagesse que l'Eglise se ruinait plutôt qu'elle ne s'édifiait avec de l'or. Nous lui donnâmes quelques habits, qu'il reçut avec action de grâces ; et les mariniers nous ayant fait avertir qu'il était temps de nous rembarquer, nous lui dîmes adieu et nous retirâmes.
Le vent nous ayant été favorable nous arrivâmes le septième jour à Alexandrie, où il se passait des contestations honteuses entre les Evêques et les Solitaires, sur ce que les Evêques avaient défendu en divers Synodes, non seulement de lire, mais même de garder aucun des livres d'Origène. Il était en réputation d'avoir excellemment bien traité ce qui est de l'Ecriture sainte. Mais les Evêques assuraient qu'il y avait parmi cela quelques erreurs, lesquels ceux qui le défendaient n'osant soutenir, ils disaient qu'elles y avaient été mêlées malicieusement par des hérétiques ; et qu'il n'était pas raisonnable que parce qu'il se rencontrait ainsi des choses qui méritaient d'être reprises, on condamnât tout le reste, vu qu'en lisant ses ouvrages il était facile de discerner les unes d'avec les autres ; en sorte que rejetant ce qui était faux, on s'arrêtât seulement à ce qui était conforme à la créance Orthodoxe ; et qu'il ne fallait pas s'étonner que la malice des hérétiques se fût glissée dans des ouvrages écrits depuis peu, puisqu'elle avait bien même osé altérer en quelques endroits les vérités de l'Evangile. Les Evêques d'autre part soutenant avec fermeté le contraire, ils usaient de leur autorité pour condamner généralement tous les écrits de cet auteur tant bons que mauvais, et l'auteur même ; et pour contraindre les fidèles de se soumettre à cette condamnation, ils ajoutaient que puisqu'il y a plus de livres qu'il n'en faut lesquels sont approuvés par l'Eglise, on doit rejeter entièrement une lecture qui peut davantage nuire aux simples que profiter aux habiles. Je lus quelques-uns de ces livres avec grande attention, et y trouvai plusieurs choses qui me plurent fort ; mais j'y en remarquai quelques-unes où indubitablement il errait, lesquelles ses défenseurs soutiennent avoir été falsifiées. Et je ne saurais assez admirer qu'un même esprit ait été si différent de soi-même, que nul depuis les Apôtres ne l'ayant égalé dans les choses où il suit les sentiments de l'Eglise, nul n'est tombé en des erreurs plus monstrueuses que dans celles où on le condamne si justement. Les Evêques ayant fait extraire de ses livres plusieurs qui sans doute sont contraires à la foi Orthodoxe, il y en avait un entre autres qui faisait horreur, où il disait que comme notre Seigneur Jésus-Christ s'était revêtu d'un corps mortel pour racheter l'homme, avait été attaché à la Croix pour son Salut, et avait souffert la mort pour lui acquérir l'éternité, il viendrait en la même sorte racheter le Diable, parce que c'était une chose convenable à sa bonté, qu'après avoir relevé l'homme de sa chute, il relevât aussi l'Ange de la sienne. Les Evêques faisant voir cela, et d'autres choses semblables, la passion des deux partis produisit un si grand trouble, que l'autorité épiscopale n'étant pas capable de l'apaiser, on commit, par un très dangereux exemple, pour régler la discipline de l'Eglise, le gouverneur d'Alexandrie, qui par la terreur qu'il donna aux Solitaires, les écarta et fit fuir de tous côtés ; les déclarations qu'il publia contre eux ne leur permettant de trouver sûreté ni de s'arrêter en aucun lieu. Je ne pouvais assez m'étonner de ce que Jérôme qui est un homme très Orthodoxe et très intelligent dans les Saintes Ecritures, ayant à ce que l'on croit, suivi autrefois les opinions d'Origène, soit maintenant celui qui condamne plus que nul autre généralement tous ses écrits. Je ne suis pas assez hardi pour juger témérairement de personne ; et je sais qu'on tenait que des hommes très excellents et très doctes étaient partagés dans cette dispute. Mais soit que le sentiment de ceux qui défendaient Origène fût un égarement et une erreur, comme je le crois, ou une hérésie, ainsi que d'autres l'estiment, non seulement il n'a pu être réprimé par plusieurs condamnations des Evêques, mais il n'eût pu même se répandre, comme il a fait, s'il ne se fût accru et fortifié par cette contestation. Lors donc que je vins, comme j'ai dit, à Alexandrie, je la trouvai dans cette agitation et dans ce trouble. L'Evêque de cette grande ville nous reçut avec assez de bonté, et mieux que je ne l'espérais, et tâcha de me retenir auprès de lui ; mais je ne pus me résoudre de m'arrêter en un lieu où le mécontentement de la disgrâce toute récente que mes frères y avaient reçue était encore dans sa première chaleur. Car bien qu'il semble qu'ils dussent obéir aux Evêques, il ne fallait pas néanmoins pour un tel sujet affliger un si grand nombre de personnes qui vivent dans la foi de Jésus-Christ, et moins encore que ce fussent des Evêques qui les affligeassent de la sorte.
Etant donc parti de là, je m'en allai à Béthléem, qui est à six milles de Jérusalem, et distante de seize journées d'Alexandrie. Le Prêtre Jérôme gouverne cette église, qui est une paroisse de l'Evêché de Jérusalem ; et comme je l'avais connu dans mon précédent voyage, je n'eus aucune peine à croire que je ne pouvais pas mieux m'adresser qu'à lui. Car outre la pureté de sa foi, et l'excellence de sa vertu, il est si savant, non seulement dans les langues grecque et latine, mais aussi dans l'hébraïque, qu'il n'y a personne qui ose s'égaler à lui en toute sorte de science ; et je m'étonnerais s 'il ne vous était point connu par ce grand nombre de ses ouvrages qui sont répandus dans tout le monde.
Je demeurai six mois avec ce grand personnage, qui faisait continuellement la guerre aux méchants sans leur donner aucune trêve:ce qui les rendait ses ennemis ; les hérétiques le haïssant, parce qu'il les combattait sans cesse ; et les ecclésiastiques ne lui voulant pas moins de mal, à cause qu'il condamnait hautement leur mauvaise vie et leurs désordres. Mais généralement tous les gens de bien avaient pour lui de l'admiration et de l'amour. Car il faut avoir perdu le sens pour croire qu'il soit hérétique ; et je puis dire avec vérité que sa créance et sa science toute Orthodoxe sont la saine et véritable doctrine.Il est continuellement sur les livres ; et sans se donner ni jour ni nuit aucun repos, il lit sans cesse, ou il écrit. Que si je n'eusse point résolu et promis à Dieu de m'en aller dans le désert, mon estime pour un si grand homme est telle que je n'aurais pas voulu durant un seul moment m'éloigner de lui. Je remis entre ses mains tout ce que j'avais, et ma famille, qui m'ayant suivi contre mon gré, ne me donnait pas peu de peine ; Ainsi m'étant déchargé en quelque sorte de ce fardeau si pesant, et me trouvant libre, je retournai à Alexandrie, et m'en allai de là en la haute Thébaïde, qui est à l'extrémité de l'Egypte, parce que l'on m'assurait qu'il y avait un grand nombre de Solitaires dans les solitudes de ce grand et vaste désert.
Je serais trop long si j'entreprenais de vous dire toutes les choses que j'ai vues. C'est pourquoi entre un si grand nombre, je me contenterai de vous en rapporter quelques-unes. Il y a plusieurs Monastères qui ne sont pas fort éloignés de ce désert qui touche les rivages du Nil, et il y a d'ordinaire dans chacun cent Solitaires, dont les principales règles sont de vivre sous l'obéissance d'un Abbé, et de ne rien faire par leur propre volonté, mais de se soumettre en toutes choses à la sienne. Que si quelques-uns d'entre eux conçoivent le désir d'entrer dans une plus haute perfection, et d'aller pour cela dans le désert, afin d'y passer une vie plus solitaire et plus retirée, ils ne l'exécutent qu'après en avoir reçu sa permission ; la vertu qui passe entre eux pour la première et principale de toutes, étant de se soumettre à la puissance d'autrui ; et lorsqu'ils sont dans le désert, on leur fournit par l'ordre de l'Abbé du pain, ou quelque autre nourriture.
Quand j'y arrivai, il se rencontra que l'Abbé envoyant du pain par deux jeunes garçons, dont le plus âgé n'avait que quinze ans, et l'autre douze, à un Solitaire, qui s'était retiré depuis peu dans le désert, et avait établi sa demeure à six milles du Monastère, ils rencontrèrent à leur retour un serpent d'une grandeur extraordinaire : ce qui ne les étonnant point, quand il fut auprès d'eux, il baissa la tête qu'il portait fort haute auparavant. Et alors le plus jeune de ces deux enfants le prit et l'enveloppa dans son manteau, puis l'apporta comme en triomphe au Monastère, où déployant son manteau en la présence de tous les frères, qui étaient courus au-devant de lui, il jeta à terre avec vanité, cette bête qu'il avait ainsi amenée captive. Les autres louant la foi et la vertu de ces enfants, l'Abbé par une profonde sagesse, et pour empêcher que dans un âge si faible ils ne s'enflassent d'orgueil, il en arrêta le cours en les faisant fouetter tous deux, et les reprit extrêmement, de ce qu'ils avaien découvert ce que Dieu avait opéré par leur moyen, disant que ce miracle n'était pas un effet de leur foi, mais de la puissance divine ; et qu'ils apprissent à servir plutôt Dieu avec humilité qu'à se glorifier des miracles et des prodiges;parce qu'il vaut mieux être faible en connaissant sa faiblesse, que de faire des miracles dont on tire vanité. Lorsque ce Solitaire sut que ces enfants avaient couru tant de fortune par la rencontre de ce serpent, et été châtiés de telle sorte ensuite de la victoire qu'ils avaient remportée sur lui, il conjura l'Abbé de ne lui plus envoyer de pain, ni aucune autre nourriture. Le huitième jour étant passé depuis que ce serviteur de Jésus-Christ se fut ainsi mis en hasard de mourir de faim, sa peau devint sèche par un si long jeûne ; mais son esprit tout élevé dans le Ciel ne diminua en rien sa vigueur ; et son corps exténué étant dans la défaillance, sa foi demeurait toujours ferme. Comme il était en cet état, Dieu mit au cœur de l'Abbé de l'aller voir pour reconnaître avec un soin charitable quelle pouvait être la nourriture dont cette âme fidèle, qui avait refusé du pain de la main des hommes, pouvait soutenir la vie de son corps. Lorsque cet admirable Solitaire aperçut de loin le vieillard, il courut au-devant de lui,lui rendit grâces de sa charité, et le mena dans sa cellule. Comme ils y entraient ensemble, ils virent une corbeille faite de feuilles de palmier pendue à la porte, et toute pleine de pain. Ils jugèrent premièrement à la senteur que ce pain était tout chaud, et trouvèrent après l'avoir manié qu'il semblait qu'on vînt à l'heure même de le tirer du four, mais qu'il n'avait point la forme de celui d'Egypte. Ce qui les ayant remplis d'étonnement ils connurent que c'était un présent et une faveur du Ciel, que le Solitaire attribuait à la vertu de l'Abbé ; et l'Abbé au contraire l'attribuait à la foi et à la vertu du Solitaire. Ils rompirent ensuite ce pain céleste avec grande joie ; et l'Abbé à son retour au Monastère en ayant porté aux frères, ce miracle toucha leurs esprits de telle sorte et les enflamma d'une telle ardeur, qu'ils se hâtaient à l'envi de s'en aller dans le désert et dans ces saintes solitudes, en confessant qu'ils avaient été malheureux de demeurer si longtemps dans une société qui les engageait à converser avec les hommes.
Je suis allé en deux Monastères de Saint Antoine, qui sont encore aujourd'hui habités par quelques-uns de ses disciples. J'ai aussi passé jusques au lieu qui a servi de demeure au bienheureux Paul premier ermite. J'ai vu la mer rouge, et suis monté sur la montagne du Sinaï dont le sommet est si proche du Ciel qu'il est impossible d'y aller. On dit que dans les lieux les plus cachés de cette montagne, il y a un Anachorète que je cherchai fort longtemps sans le pouvoir voir ; et l'on tient qu'il y a près de cinquante ans qu'ayant entièrement renoncé à la conversation des hommes, il n'a pour tout vêtement que son poil, qui lui couvre tout le corps, Dieu par une faveur particulière remédiant ainsi à sa nudité. Lorsque des hommes de piété ont été vers lui pour essayer de le voir, il s'en est enfui dans les lieux inaccessibles afin d'éviter leur rencontre. Et on assure qu'il n'y en a eu qu'un seul qui comme je le crois, par la puissance de la foi obtint il y a environ cinq ans cette faveur si extraordinaire. Entre plusieurs discours qu'il eut avec lui, on dit que lorsqu'il lui demanda pour quelle raison il évitait avec tant de soin la conversation des hommes, il lui répondit que ceux qui sont visités par les hommes ne le sauraient être par les Anges : ce qui a fait croire communément, et non sans sujet, que les Anges le visitaient.
Etant parti du mont Sinaï je retournai vers le Nil, et visitai les Monastères qui sont sis en grand nombre sur les deux rives de ce fleuve.Je vis comme je l'ai déjà dit qu'en la plupart de ces lieux ils étaient jusques au nombre de cent. Mais il est constant qu'en certains villages il y en avait jusques à deux et trois mille. Et ne vous imaginez pas que pour être en si grand nombre, leur vertu soit moindre que celle de ceux de votre connaissance qui ont renoncé au siècle, pour vivre dans la solitude. L'obéissance, comme je l'ai aussi déjà dit, passe entre eux pour la première et la principale des vertus ; nul n'est reçu dans le Monastère qu'après avoir été éprouvé de telle sorte qu'on l'ait reconnu incapable de désobéir à aucun commandement de l'Abbé, quelque fâcheux et quelque difficile qu'il puisse être.
On nous dit que ce que je vais vous rapporter s'était passé depuis peu dans l'un de ces Monastères. Un homme étant venu trouver l'abbé, et l'obéissance lui ayant été proposée comme la première et la principale condition de toutes, il promit de l'observer toute sa vie, et de ne trouver pour cela rien de difficile. Sur quoi l'Abbé, qui par hasard tenait en sa main un bâton qui était sec, il y avait fort longtemps, l'enfonça dans la terre et lui commanda de l'arroser jusques à ce que contre les lois de la nature, ce bois sec vînt à reverdir dans une terre si brûlante. Ce disciple pour obéir à un commandement si rude, allait tous les jours quérir de l'eau dans le Nil éloigné d'environ deux milles de là, et la portait sur ses épaules. Ayant passé un an dans ce travail, quoiqu'il n'en espérât aucun fruit, le désir de pratiquer la vertu d'obéissance le faisait toujours continuer sans perdre courage. La seconde année ne lui réussit pas mieux que la première. Mais enfin la troisième étant venue, et ce fidèle disciple ne cessant jour et nuit de travailler pour arroser ce bâton, il reverdit, et j'ai vu l'arbrisseau qu'il a produit, lequel est encore dans la cour du Monastère plein de branches vigoureuses, qui sont comme un témoignage continuel du mérite de l'obéissance, et du pouvoir de la foi. Mais le jour finirait plutôt que je n'achèverais de vous rapporter tant de merveilles qui me sont connues des vertus de ces grands Saints.
Je veux néanmoins vous en dire encore deux autres très signalées, dont l'une peut servir d'exemple contre l'enflure de cette misérable vanité ; et l'autre donner une grande instruction contre la fausse justice. Un saint homme ayant une puissance incroyable de chasser les démons des corps de ceux qui en étaient possédés, faisait continuellement des miracles inouïs. Car non seulement étant présent et par sa parole, mais aussi étant absent, il les délivrait par ses lettres ou par quelque petit morceau de son cilice qu'il leur envoyait. Ce qui faisait venir de tous côtés les peuples à lui par grandes troupes ; et sans parler des personnes moins considérables, on voyait souvent des gouverneurs de provinces, des comtes, et toutes sortes de magistrats prosternés devant sa porte ; et même des Evêques très saints se dépouillant de leur autorité pontificale, et lui demandant humblement sa bénédiction, ont cru avec beaucoup de raison que lorsqu'ils touchaient sa main ou sa robe, ils en étaient sanctifiés et recevaient des grâces du Ciel. On tenait pour assuré qu'il ne buvait point du tout, et que pour toute nourriture il ne mangeait que sept figues sauvages par jour. Or il arriva que comme la vertu de ce saint homme lui avait acquis une si extrême réputation, cette réputation commença à jeter dans son esprit des semences de vanité, dont s'étant aperçu, il travailla longtemps et avec beaucoup d'effort pour la combattre. Mais quoiqu'il persévérât dans les bonnes œuvres, il n'eut pas néanmoins assez de force pour chasser entièrement des replis les plus secrets de son cœur cette malheureuse vanité. Les démons confessaient partout la puissance qu'il avait sur eux ; et il ne pouvait empêcher les peuples de le venir trouver en foule. Toutefois ce poison caché se répandait de plus en plus dans son âme ; et celui qui d'un seul clin d' oeil chassait les démons des corps des autres ne pouvait se guérir lui-même des pensées secrètes de l'orgueil. On dit qu'alors se tournant vers Dieu il lui demanda par de ferventes prières qu'il lui plût de permettre aux démons de prendre sur lui durant cinq mois la même puissance qu'ils exerçaient sur ceux qu'il avait affranchis de leur tyrannie. Ainsi pour vous le dire en peu de mots, cet homme que ses vertus et ses miracles rendaient si célèbre dans tout l'Orient, cet homme à la porte duquel on venait de tous côtés, et devant qui se prosternaient les plus grandes puissances du siècle, fut possédé par le démon, attaché avec des chaînes, et endura toutes les choses que l'on fait souffrir aux possédés. Mais le cinquième mois étant achevé il fut délivré du démon ; et ce qui lui importait beaucoup davantage, il le fut aussi de la vanité. J'avoue que repassant cela par mon esprit, je considère avec douleur notre faiblesse et notre misère. Car qui est celui d'entre nous qui lorsqu'un homme quoique peu considérable le salue, ou qu'une femme le loue avec des paroles flatteuses et ridicules, ne s'élève point aussitôt avec orgueil, et ne se laisse point tellement emporter à la vanité qu'encore qu'il sache en sa conscience qu'il n'est pas un Saint, néanmoins parce que des fous, ou par flatterie, ou parce qu'ils ne le connaissent pas bien, lui témoignent avoir une si haute opinion de sa vertu, il se croit aussitôt être très saint ? Que si on lui fait souvent des présents, il ne craint point d'assurer que c'est une faveur particulière de Dieu, qui prend soin de lui envoyer ce qui lui est nécessaire sans qu'il s'en mette en aucune peine. Que si en la moindre rencontre il fait quelque chose qui puisse passer pour extraordinaire, il s'estime aussitôt être un Ange. Et si sans s'être rendu remarquable, ni par ses actions, ni par ses vertus, il est admis aux saints Ordres, il déploie aussitôt les pans de sa robe, pour user des termes de l'Ecriture ; il prend plaisir qu'on le salue, il s'enfle de vanité, quand on vient au-devant de lui ; il court de tous les côtés ; et au lieu qu'auparavant il allait à pied, ou sur un âne, il marche avec pompe sur un beau cheval ; au lieu qu'il se contentait d'une petite et simple cellule, il fait faire de lambris superbes, il fait bâtir des appartements entiers, il fait faire des portes sculptées, et fait peindre des cabinets de travail. Il ne veut plus être vêtu de grosses étoffes, mais se sert des plus fines et des plus belles, qu'il exige comme un tribut des veuves qui l'affectionnent, et des vierges qui le fréquentent, faisant que l'une lui donne quelque belle tunique, et l'autre quelque beau manteau.
Mais il faut maintenant vous rapporter cet exemple de la fausse justice. Un gentilhomme d'Asie, de très bonne maison, extrêmement riche, et qui était marié, et avait un fils encore jeune, étant colonel en Egypte, et ayant été diverses fois à la guerre contre les Blembes, il fut en quelques lieux du désert, où après avoir vu plusieurs demeures des saints Solitaires, il reçut par le moyen du bienheureux Jean la parole du Salut. Alors sans différer davantage, il méprisa tout ce faux honneur, et cette inutile milice du siècle, et étant entré dans le désert avec une forte résolution de servir Dieu, il parut bientôt parfait en toutes sortes de vertus. Il était admirable dans les jeûnes, signalé en humilité, ferme dans la foi, et ne cédait en rien aux plus anciens Solitaires dans leur amour pour la piété. Mais comme il était en cet état, le Diable lui mit en l'esprit qu'il ferait mieux de retourner en son pays pour procurer le Salut de sa femme, de son fils unique, et de toute sa famille, que non pas de se contenter de renoncer seul au monde, sans prendre soin du Salut des siens, qu'il ne pouvait négliger sans impiété. Et ainsi sous prétexte de cette fausse justice, il abandonna au bout de quatre ans sa cellule et sa manière de vie. Etant arrivé au Monastère le plus proche, où il y avait un grand nombre de Solitaires, ils lui demandèrent la cause de sa retraite, laquelle leur ayant confessé, et nul d'eux,mais particulièrement l'Abbé, ne la pouvant approuver, ils ne surent jamais l'en détourner. S'étant donc séparé d'eux par une malheureuse opiniâtreté, et les ayant tous laissés dans une extrême douleur de son départ ; à peine les eut-il perdus de vue qu'étant possédé du démon, il jetait par la bouche de l'écume mêlée de sang, et se déchirait lui-même avec les dents. Les frères le voyant en cet état le reportèrent dans le Monastère, où ne pouvant empêcher d'une autre sorte les violentes agitations que le démon lui faisait souffrir, ils furent contraints de lui enchaîner les pieds et les mains. Et certes ce fugitif avait bien mérité cette peine ; et il était bien raisonnable d'arrêter avec des chaînes celui que la foi n'avait pas été capable d'arrêter. Deux ans après il fut délivré de cette possession par les prières de ces Saints ; et aussitôt étant retourné dans le désert au lieu même d'où il était parti, il devint sage par sa propre expérience, et servit d'exemple aux autres, de ne se laisser pas tromper sous une fausse apparence de justice, et de ne se pas laisser emporter par une dangereuse légèreté à abandonner son entreprise. Voilà ce que j'avais à vous dire des merveilles que Dieu a opérées dans ses serviteurs, et qui nous doivent être un sujet d'imitation ou de tremblement.
LES VIES
DES SAINTS PERES
DES DESERTS
ET DE QUELQUES SAINTES
ECRITES
PAR LE BIENHEUREUX THEODORET
Evêque de Cyr, et l'un des Pères de l'Eglise grecque.
TRADUITES SUR L'ORIGINAL GREC.
SAINT JACQUES ANACHORETE,
puis Evêque de Nisibe.
CHAPITRE PREMIER.
Le Saint embrasse la vie solitaire. Sa conduite dans cette retraite.
La ville de Nisibe est située sur la frontière qui sépare l'Empire Romain de celui des Perses. Elle était autrefois tributaire des Romains, et soumise à leur puissance. Le grand et illustre Saint Jacques en avait tiré l'origine. Il embrassa la vie solitaire, et choisit pour sa demeure les sommets des montagnes les plus élevées. Il passait dans les forêts le printemps, l'été, et l'automne, n'ayant pour couverture que le ciel ; et lorsque l'hiver était venu, il se retirait dans une grotte pour y trouver un peu de couvert. Il ne se nourrissait que de ce que la terre produit de soi-même, sans être semée et cultivée ; et cueillant du fruit de quelques arbres sauvages, et des herbes, qui approchent en quelque manière de nos légumes, il en mangeait seulement autant que son corps en avait besoin pour le soutien de sa vie. Quant au feu, il n'en allumait jamais ; et considérant l'usage de la laine comme une chose superflue, il n'avait qu'une tunique et un manteau fort simple, faits de poils de chèvres trèsb rudes ? Ainsi en affligeant son corps, il nourrissait sans cesse son âme d'une nourriture céleste ; il rendait la pointe des rayons de son esprit plus pure et plus pénétrante, et celui de dieu lui devenait comme un miroir si clair et si lumineux qu'il pouvait en quelque sorte, selon le langage du divin Apôtre, contempler sa grandeur à découvert, et se transformer en son image, en passant bd'une gloire à une autre par la puissance de l'Esprit Saint. De là vint que sa confiance en Dieu croissait toujours ; que ne lui demandant que les choses nécessaires, il les obtenait à l'heure même ; et qu'il prévoyait comme les Prophètes, celles qui sont à venir, et était rempli de la Grâce du Saint Esprit, pour pouvoir faire des miracles. Je veux en rapporter quelques-uns, afin de faire connaître à ceux qui l'ignorent quelles étaient la splendeur de cette Grâce apostolique qui reluisait dans son âme.
CHAPITRE II.
Miracles que fit le Saint, pour châtier l'impudence de quelques jeunes fille, et pour corriger un mauvais juge.
Les hommes étaient alors plus passionnés que jamais pour la folie des idoles, et rendaient à des statues inanimées les honneurs et les adorations qui ne sont dus qu'à Dieu seul ; Dans cet abandon et cette négligence de son culte, qui était quasi universelle, ils méprisaient ceux qui ne voulaient point participer à leur aveuglement et à leur manie ; et il n'y avait que les personnes qu'une haute vertu rendait capables de connaître la vérité, qui se moquassent de l'impuissance de ces idoles, et fléchissent les genoux devant le Créateur de l'univers.
En ce temps le Saint étant venu en Perse pour visiter ces heureuses plantes qui s'élevaient dans la véritable religion, et en prendre le soin qu'elles méritaient, comme il passait le long d'une fontaine où quelques jeunes filles lavaient des robes, elles ne furent point touchées de respect pour cet habit si vénérable qu'elles n'avaient point accoutumé de voir ; mais dépouillant toute honte elles regardaient effrontément cet homme de Dieu, sans couvrir leurs têtes et sans rabattre leurs robes qui étaient toutes retroussées. Le Saint ne pouvant souffrir cette impudence crût devoir faire paraître le pouvoir de Dieu, afin de faire cesser leur impiété par un illustre miracle ; Ainsiil maudit cette fontaine ; et soudain elle se sécha ; il maudit aussi ces jeunes filles pour châtier l'insolence de leur jeunesse en les rendant vieilles avant le temps ; et ses paroles furent suivies d'effet : leurs cheveux qui étaient noirs étant aussitôt devenus blancs, et les rendant comme des arbres qui étant nouvellement plantés auraient dès le commencement du printemps des feuilles semblables à celles d'automne ; Quand elles virent les eaux de la fontaine ainsi taries, et ce soudain changement arrivé à leurs cheveux, cette punition les ayant remplies d'effroi, elles s'enfuirent en grande hâte vers la ville pour y rapporter ce qui leur était arrivé.. Ceux qui l''entendirent étant accourus, lorsqu'ils furent auprès de ce grand serviteur de Dieu, ils le supplièrent de s'adoucir et de faire cesser ce châtiment. Il se laissa fléchir à leurs prières ; et offrant les siennes à Dieu il commanda aux eaux de revenir ; et aussitôt on les vit paraître, comme ne pouvant résister au désir d'un homme si juste. Ces habitants ensuite de cette faveur le conjurèrent de vouloir aussi rendre aux cheveux de leurs filles la couleur qu'ils avaient auparavant : ce qu'on dit qu'il leur accorda comme le reste, et commanda qu'on fit revenir ces filles qui avaient été ainsi punies ; mais qu'à cause qu'elles ne le voulurent pas, il les laissa dans ce châtiment pour leur apprendre à être plus sages, et afin qu'il servît d'une preuve évidente et perpétuelle du soin que l'on doit avoir de conserver la pudeur, et d'une marque de la puissance de Dieu. Voilà quel fut le miracle de ce nouveau Moïse,lequel il ne fit pas en frappant cette source d'un bâton, mais par le signe de la Croix. Sur quoi je ne puis m'empêcher d'admirer autant sa douceur que cette merveille. Car il ne fit pas dévorer ces jeunes filles si impudentes par des ours impitoyables ; mais il leur apprit à être vertueuses et modestes, en usant envers elles d'un châtiment doux, et qui ne les rendait pas beaucoup difformes. Ce que je ne dis pas pour accuser le Prophète Elysée de cruauté, Dieu me gardant d'une si grande extravagance ; mais pour faire voir que le Saint de qui je parle n'ayant pas une moindre puissance que lui,il aima mieux agir d'une manière plus convenable à la douceur de Jésus-Christ et de la nouvelle alliance.
Ce même saint ayant vu un jour un juge Persan rendre un jugement injuste, il jeta sa malédiction sur une pierre d'une grandeur démesurée qui était proche de là, et lui commanda de se briser et de se fendre pour faire connaître quelle était l'injustice de cette sentence. Cette pierre obéissant à sa voix se brisa soudain en mille morceaux, dont tous ceux qui se trouvèrent présents furent fort épouvantés ; et le juge fut saisi d'un tel effroi qu'il révoqua son jugement et en donna un tout contraire. Le Saint en cette rencontre imita son maître, qui pour faire voir que c'était de fort bon gré et sans aucune contrainte qu'il voulait souffrir la mort pour les hommes, ne punit pas ces scélérats qui le persécutaient, comme il eût pu le faire sans peines, mais se contenta pour témoigner sa puissance, de faire sécher par une seule parole ce figuier stérile. Ainsi notre Saint, pour faire connaître à son imitation quelle était sa douceur et sa bonté, ne châtia pas ce méchant juge ; mais il lui apprit en agissant de la sorte sur cette pierre à mieux rendre la justice.
CHAPITRE III.
Le Saint est établi Evêque de Nisibe. Merveilleux miracle qu'il fit.
Semblables actions le rendant célèbre, le faisant aimer de tout le monde, et répandant de tous côtés sa réputation, il fut élevé et établi Evêque de Nisibe qui était la ville de sa naissance ; Lorsque contre son gré et par contrainte il eut aisni changé le séjour solitaire des montagnes contre celui d'une grande ville, il ne changea pas néanmoins ni de nourriture, ni d'habit ; mais en abandonnant ces lieux champêtres il retint toujours sa manière ordinaire de vivre, sans vouloir suivre celle qui se pratique dans le monde ; au contraire ses travaux devinrent plus grands, et en plus grand nombre. Car ne se contentant pas de jeûner, de dormir sur la terre, et d'être vêtu d'un sac comme auparavant, il ajouta le soin de pourvoir aux nécessités des pauvres, des veuves, et des orphelins, de secourir ceux que l'on opprimait, de reprendre ceux qui les opprimaient, et enfin de s'acquitter de tous ces devoirs qu'il serait inutile de déclarer par le menu en parlant à ceux qui n'ignorent pas quel est le poids d'une tellecharge ; Je me contenterai donc de dire qu'il embrassait tous ces travaux avec une générosité nonpareille, parce qu'il avait un parfait amour mêléd'une crainte respectueuse pour le maître du troupeau qui avait été commis à sa garde.
Plus il s'enrichissait ainsi de vertus, et plus le Saint Esprit le comblait de grâces. Un jour comme il allait dans un bourg, ou dans une ville ( car je ne suis pas bien assuré du lieu) quelques pauvres vinrent à lui, et le supplièrent de vouloir leur faire donner ce qui était nécessaire pour enterrer l'un d'entre eux qu'ils lui présentèrent, et qu'ils disaient être mort : ce qu'il leur accorda volontiers, et adressant sa prière à Dieu comme pour un mort, il le pria de lui pardonner les péchés qu'il avait commis durant sa vie, et de le recevoir au nombre des bienheureux. Comme il proférait ces paroles, celui qui contrefaisait le mort rendit l'esprit ; et le Saint fit donner ce qui était nécessaire pour ensevelir son corps. Lorsqu'il fut un peu éloigné et qu'il continuait son chemin, les auteurs de cette fourberie dirent à celui qui était ainsi par terre de se lever. Voyant qu'il ne les entendait point, mais que ce qu'ils supposaient était arrivé, et que cette mort feinte dont ils se servaient comme d'un masque pour couvrir leur tromperie, s'était changée en une mort véritable qui ne paraissait que trop clairement sur son visage, ils coururent après ce grand Saint, et s'étant jetés à ses pieds et lui ayant dit que leur pauvreté avait été la cause de leur imposture, ils le conjurèrent de leur pardonner leur faute, et de rendre la vie à ce mort ; Alors imitant la clémence de Notre Seigneur, il leur accorda ce qu'ils demandaient ; et par un nouveau miracle il rendit par ses prières la vie à celui à qui ses prières l'avaient ôtée ; En quoi il me semble qu'il y a du rapport avec cet autre miracle par lequel le grand Saint Pierre fit mourir Ananias et Saphira, après les avoir trouvés coupables de larcin et de mensonge, puisqu'il ôta la vie de la même sorte à celui qui avait déguisé la vérité et proféré un mensonge. Il y a néanmoins cette différence que le premier usa de ce châtiment ensuite de la connaissance qu'il eut du larcin qui lui fut révélé par le Saint Esprit ; et que l'autre ignorant la tromperie qui lui était faite,fit perdre la vie par ses prières à celui qui usait d'artifice pour le surprendre ; Mais ce divin Apôtre ne ressuscita point ces deux morts, parce que dans ces commencements il était nécessaire que laprédication sainte de l'Evangile imprimât de la terreur dans les âmes ; au lieu que celui-ci étant rempli de la mêmeGrâce apostolique se contenta de châtier pour un temps, et pardonna aussitôt après, à cause qu'il savait qu'il gagnerait par là ceux qui étaient tombés dans ce péché.
CHAPITRE IV.
Le Saint assiste au grand Concile de Nicée et obtient de Dieu par ses prières le châtiment épouvantable dont Arius fut puni.
Mais il faut passer aussi à ses autres actions, et les rapporter en peu de mots. Lorsqu'Arius, ce chef et cet inventeur abominable de tant de blasphèmes contre le Fils unique de Dieu, et contre le Saint Esprit, employa sa langue sacrilège à déchirer celui qui l'avait créé, et remplit de trouble et de scandale toute l'Egypte : Constantin le Grand, cet autre Zorobabel des Orthodoxes, puisqu'il a ramené comme lui d'exil et de captivité tous les fidèles, et relevé les temples du Dieu vivant,abattus par la fureur des hérétiques, ayant assemblé tous les Evêques à Nicée, le grand Saint Jacques, ainsi qu'un heureux capitaine et un illustre général de cette armée, y vint aussi avec les autres, afin de combattre puissamment pour la défense de la foi. Car Nisibe était alors sous la puissance des Romains.
Plusieurs choses excellentes ayant été dites en ce grand Concile, et plusieurs aussi qui n'étaient pas bonnes, à cause que quelques-uns de ceux qui y assistaient, en petit nombre toutefois, étaient dans des sentiments contraires à la créance orthodoxe, sans oser néanmoins faire connaître ouvertement leur impiété, laquelle ils tâchaient de couvrir par des déguisements artificieux, que chacun n'était pas capable d'apercevoir, mais qui étaient très visibles à ceux qui pénétraient dans les secrets de notre sainte religion, on récita publiquement cette célèbre profession de foi, qui est maintenant reçue par toute la terre ; Tous généralement la souscrivirent, et leur bouche et leur plume témoignèrent qu'elle était conforme à leurs sentiments et à leur créance.
Mais parmi le grand nombre de ceux qui faisaient cette action de très bon cœur, et avec joie, il s'en trouva sept, qui étant infectés de l'hérésie d'Arius, et défenseurs de ces blasphèmes, désavouaient en leur cœur, ce que leur bouche avait proféré, et ce que leur main avait écrit, suivant ces paroles du Prophète (Isa.29) : « Ce peuple m'honore des lèvres ; mais son cœur est très éloigné de moi. » En suivant ces autres si expresses de Jérémie (Jéré.12) : « Tu es proche de leur bouche ; mais tu es très éloigné de leurs sentiments. » Et suivant aussi celles de David (Ps. 61.) « Leurs lèvres me bénissaient ; mais leur cœur me maudissait. » Et ailleurs (Ps.54) : « Leurs paroles sont plus douces que n'est l'huile ; mais leurs esprits sont aigres et plus pénétrants que des dards. » Ceux-ci suppliaient Alexandre, Evêque de la grande ville d'Alexandrie, d'avoir compassion d'Arius, condamné par tout ce Concile ; mais ne voulant pas consentir à leurs prières, à cause qu'il connaissait leurs artifices, et que leur malice lui était suspecte ; quelques autres, qui étaient simples, commencèrent à alléguer plusieurs choses à la louange de la clémence, disant que Dieu créateur de l'univers prenait plaisir à l'exercer. Mais Alexandre, qui était un grand personnage, demeurant ferme, et soutenant au contraire que l'injuste clémence, dont on use en faveur d'un seul, sans considérer qu'elle est préjudiciable à plusieurs, doit plutôt porter le nom de rigueur et de cruauté, puisqu'elle causerait sans doute un extrême préjudice à tous les fidèles, le divin Jacques les exhorta tous à jeûner sept jours avec lui, et à prier Dieu durant ce temps, qu'il lui plut de faire connaître ce qui était le plus utile pour l'Eglise. Comme ils savaient qu'il était rempli d'une Grâce apostolique, chacun approuva son conseil ; on joignit le jeûne aux prières ; et ce pilote adorable, qui tient en ses mains le gouvernail des Eglises, ne manqua pas de pourvoir à ce qui leur était nécessaire. Car le jour du dimanche étant arrivé, et l'heure de célébrer le saint sacrifice étant venue, lorsque plusieurs espéraient qu'on recevrait cet impie, et que tous s'attendaient qu'on pardonnerait à cet ennemi de Dieu, il arriva par un étrange miracle que ce scélérat étant allé pour se décharger de l'incommodité que son insatiable gourmandise lui avait causée, il vida aussi ses intestins. Ce misérable étant crevé de la sorte, mourut de la plus sale et de la plus infâme , et expia dans la puanteur de ces lieux la puanteur de ses blasphèmes ; la langue du grand et illustre Saint Jacques lui ayant donné le coup fatal qui lui fit perdre la vie.
Certes l'Ecriture sainte admire avec raison Phinée le grand Prêtre, lorsqu'il fit mourir Zambri, parce qu'il avait été l'auteur du péché du peuple. Ce qui a fait dire à David (Ps.105) : « Phinée transporté d'un saint zèle vengea l'injure faite au Seigneur ; et ayant ainsi apaisé sa juste colère fit cesser le châtiment dont il avait commencé de punir son peuple ; et ce meurtre lui fut imputé à justice et à toute sa postérité. » Mais Phinée se servit d'un poignard pour commettre cet homicide, non moins juste que célèbre ; au lieu que notre Saint n'eut point besoin d'autres armes que de sa langue pour faire mourir cet impie, et le mettre en état de ne pouvoir jamais voir la gloire de Dieu. Et certes il devait suffire pour étouffer la fureur de l'impiété arienne, de voir que ce grand personnage, qui n'a pas été seulement le héraut, mais le défenseur de la vérité de nos sentiments sur ce sujet a eu cette hérésie en telle horreur qu'il s'est servi de sa langue comme d'un dard, pour percer de part en part le détestable père dont elle a tiré sa naissance. Lorsque ce saint Concile fut fini, que chacun s'en fut retourné chez soi, le Saint comme un vaillant capitaine, retourna aussi dans son Evêché, tout chargé des dépouilles et des trophées qu'une si glorieuse victoire lui fit remporter d'un tel ennemi de l'Eglise.
CHAPITRE V.
Le Saint sauve par ses prières la ville de Nisibe assiégée par le Roi de Perse.
Peu de temps après, Constantin, ce grand et admirable Empereur, qui avait encore acquis plus de couronnes par sa piété que par ses conquêtes, changea cette vie en une meilleure, et laissa ses enfants successeurs de l'Empire de tout le monde. Sapor Roi des Perses les méprisant, et considérant leur puissance comme fort inégale à la puissance de leur père, se résolut d'attaquer Nisibe avec de très grandes forces, tant de pied que de cheval, et une grande multitude d'éléphants. Pour venir plus facilement à bout de ce siège, il divisa son armée, afin d'enfermer la ville de toutes parts : il dressa des machines, éleva des forts, et fit planter un grand nombre de pieues entrelacés avec des branches en forme de claies, pour soutenir la terre qu'il fit jeter contre par ses soldats, et servir ainsi d'un puissant retranchement. Il fit aussi élever des tours pour opposer à celle des assiégés ; et plaça dessus un grand nombre d'archers, qui tiraient sans cesse des flèches contre ceux qui paraissaient sur les murailles de la ville, tandis que d'autres travaillaient à en saper les fondements pour les faire tomber par terre.
Voyant que les prières du saint Evêque rendaient tous les efforts inutiles, il arrêta avec beaucoup de travail, et à force d'hommes, le cours du fleuve ; et lorsque par l'opposition de cette digue les eaux se furent renflées jusques à une grande hauteur, il les poussa soudain ainsi qu'une puissante machine contre la muraille, qui ne pouvant soutenir un si grand effort, fut entièrement portée par terre de ce côté-là. Les Perses jetèrent alors de grands cris, comme croyant désormais la place fort facile à prendre, parce qu'ils ignoraient quelle était sa principale défense, et sa plus forte muraille. Ils différèrent toutefois de donner l'assaut, à cause que cette grande inondation les empêchait de pouvoir aborder la place, et se retirèrent assez loin comme pour respirer un peu après un si grand travail, et donner quelque repos à eux et à leurs chevaux. Les habitants d'un autre côté eurent recours avec plus de ferveur que jamais à la prière, ayant en cela pour intercesseur envers Dieu le grand et illustre Saint Jacques ; et ceux qui étaient encore dans la vigueur et dans la force d'âge travaillant avec non moins d'ardeur que de diligence à réparer la muraille, ils employaient les pierres, les briques, et généralement tout ce que chacun pouvait porter pour achever cet ouvrage, qu'ils avancèrent de telle sorte en une nuit et élevèrent jusqu'à une si grande hauteur, que les chevaux ne pouvaient plus y passer, ni les hommes y monter qu'avec des échelles.
Alors tous ceux de Nisibe conjurèrent le serviteur de Dieu de se vouloir montrer sur les murailles, et de lancer des imprécations contre leurs ennemis, ainsi qu'autant de flèches et de dards. Le Saint ne pouvant résister à leurs prières parut sur les murs, d'où ayant considéré la multitude infinie des Perses, il pria Dieu d'envoyer contre eux une nuée de moucherons ; et il l'exauça à l'heure même comme il avait autrefois exaucé Moïse. Les hommes se sentaient blessés par ces dards envoyés du Ciel ; et les chevaux et les éléphants ne pouvant supporter la pointe de tant d'aiguillons, rompaient leurs cordes et leurs liens, et couraient avec impétuosité deçà et delà.
Ce prince impie voyant que toutes ses machines étaient inutiles, et que l'inondation du fleuve ne lui avait servi de rien, puisque le mur qu'elle avait abattu était réparé, que son armée était accablée de tant de fatigues, et frappée d'une plaie dont nul autre que Dieu ne pouvait être l'auteur, voyant aussi ce saint homme se promener sur les murailles, et croyant que c'était l'Empereur même qui avait entrepris en personne la défense de cette place, parce qu'il lui paraissait vêtu de pourpre et porter un diadème, il tourna sa fureur contre ceux qui lui avaient persuadé de faire ce siège sur l'assurance que l'Empereur des Romains était absent, et leur ayant fait trancher la tête il licencia son armée et s'en retourna en diligence dans la capitale de son Empire.
CHAPITRE VI.
De la mort du Saint, et conclusion de ce discours.
Voilà les liracles que Dieu a faits par ce nouvel Ezéchias, et qui surpassent encore à mon avis ceux que l'Ecriture nous apprend qu'il fit en faveur du premier. Car quel plus grand miracle peut-il y avoir que ce qu'une place n'a pu être prise après que les murailles en ont été abattues ? Mais ce que j'admire davantage, c'est que lorsqu'il usa d'impéractions contre les Perses, il ne demanda point à Dieu, comme fit le grand Elie quand ces deux capitaines de cinquante hommes vinrent à lui l'un après l'autre avec leurs soldats, qu'il lançât contre eux du haut du Ciel des foudres et des éclairs, parce qu'il savait que Saint Jacques et Saint Jean ayant demandé la même chose à notre Seigneur, il leur avait répondu en termes formels (Luc) : « Vous ne savez pas quel est l'esprit qui vous doit conduire. » C'est pourquoi il ne demanda point que la terre s'ouvrît pour les engloutir, ni que le feu réduisît leur armée en cendres, mais il se contenta qu'elle fût attaquée par ces petits animaux, afin que connaissant le pouvoir infini de Dieu, ils apprissent par leur propre expérience à le révérer et à le craindre.
Telle fut la confiance que ce grand personnage avait en Dieu ; et telles furent les grâces dont le Ciel le favorisa. En persévérant de la sorte, et en s'avançant chaque jour de plus en plus dans la piété, il finit sa vie comblé de gloire, pour passer dans une meilleure. Quelques années après, la ville de Nisibe étant tombée en la puissance des Perses par la trahison de celui qui y commandait, tous les habitants l'abandonnèrent, et emportèrent avec eux le corps de leur illustre et généreux défenseur, dont ils célébraient les louanges au milieu de la douleur qu'ils ressentaient de leur infortune, sachant que ce si grand Saint eût encore été vivant, ils ne seraient pas ainsi tombés sous la puissance des barbares. Ensuite de ce que je viens de rapporter de ce divin homme, je passerai à une autre narration, après avoir imploré l'assistance de ses prières.
SAINT JULIEN SABAS.
CHAPITRE PREMIER.
Le Saint choisit pour demeure une grotte dans l'extrémité d'un désert. Ses austérités et son admirable manière de vivre.
Julien, que les habitants du pays surnommèrent par honneur Sabas, qui signifie en grec ancien ou vieillard, voulant passer sa vie dans la solitude, fit une petite cabane dans la contrée que l'on nommait anciennement Parthienne, et qui porte aujourd'hui le nom d'Ofroyne, laquelle du côté du couchant s'étend jusques aux rives de l'Euphrate, et du côté du levant est bornée par l'Empire des Romains. Car elle est comprise dans la Syrie que l'on nomme maintenant Adiabène, et qui sert de limite au Royaume des Perses du côté de l'Occident. Il y a dans cette province deux grandes villes fort peuplées ; mais quant à ce qui est de la campagne, une partie seulement est remplie d'un grand nombre d'habitants, et l'autre est déserte et inhabitée. Ce divin homme étant passé jusques dans l'extrémité de ce désert, et ayant trouvé une grotte que la nature y avait faite, laquelle n'était ni belle ni agréable, mais qui pouvait donner un peu de couvert à ceux qui s'y voudraient retirer, il se résolut avec joie d'y établir sa demeure, et elle lui paraissait plus magnifique que n'aurait fait un palais tout resplendissant d'or et d'azur.
S'étant logé de la sorte il mangeait une fois la semaine seulement du pain de son millet avec du sel. Quant à son breuvage il était plus agréable, parce que c'était de l'eau courante d'une fontaine, dont il ne se rassasiait pas néanmoins, et n'en prenait qu'autant que la nécessité l'y obligeait. Mais ses délices et ses festins consistaient à chanter les psaumes de David, et à s'entretenir continuellement avec Dieu. C'étaient là les consolations et les douceurs desquelles jouissant sans cesse il ne pouvait et ne voulait jamais se rassasier ; mais en les goûtant toujours,il criait toujours (Ps. 118) : « Que vos louanges sont agréables à ma bouche, et que la douceur qu'elle y trouve surpasse de beaucoup celle du miel ! » Il récitait aussi ce verset du psaume (Ps. 18) : « Les jugements du Seigneur sont vrais, et portent avec eux leur autorité. Ils sont beaucoup plus souhaitables que l'or et que les pierres précieuses, et beaucoup plus doux que le miel. » Il disait ensuite ces autres versets (Ps.36) : Etablissez toute votre joie dans la volonté du Seigneur ; et il ne vous refusera rien de ce que votre cœur désirera. » (PS 1044) : « Que le cœur de ceux qui cherchent le Seigneur soit dans la joie. » (Ps. 85) : « Seigneur remplissez mon cœur de joie afin qu'il craigne votre nom. » (Ps.33) : « Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux. » (Ps.41) : « Mon âme est altérée de Dieu, qui seul est la vive source capable d'éteindre sa soif. » (Ps.62) : « Mon âme s'est unie à vous, et ne cessera jamais de vous suivre. » Le Saint en proférant ces paroles faisait passer dans son âme la ferveur de ce grand Roi qui les a chantées pour enflammer le cœur de plusieurs, et les rendre participants de l'ardent amour qu'il portait à Dieu ; en quoi son espérance n'a pas été vaine, puisqu'il a blessé tant de personnes du trait de ce divin amour, et particulièrement le Saint dont je parle, qui en fut tellement embrasé qu'il était tout hors de lui-même et comme sans yeux pour toutes les choses créées, son esprit ne contemplant durant le jour et ne se représentant durant la nuit que cet unique objet de ses désirs.
CHAPITRE II.
La réputation du Saint fait que plusieurs, jusques au nombre de cent, se rangent auprès de lui. De quelle sorte il les conduisait.
La réputation de ce saint homme s'étant répandue partout, plusieurs, tant des lieux voisins que d'autres plus éloignés, venaient de tous côtés vers lui, et le conjuraient de les vouloir rendre participants de ses combats, en leur servant de conducteur et de maître, pour vivre à l'avenir sous sa conduite. Car les oiseaux ne sont pas les seuls qui en prennent d'autres, en attirant par leur chant ceux qui sont de même espèce, et les faisant tomber dans les filets ; mais les hommes prennent aussi ceux qui sont de même nature qu'eux, les uns pour leur perte, et les autres pour leur Salut.
Ainsi ils s'assemblèrent en peu de temps jusques à dix, puis jusques à vingt, et à trente, et enfin jusques à cent. Et quoi qu'ils fussent en si grand nombre, ils demeuraient tous dans cette grotte, parce qu'ils avaient appris du saint vieillard à ne tenir pas grand compte de leurs corps. Ils vivaient tous ainsi que leur maître, avec du pain d'orge salé, et dans la suite du temps, ils cueillaient des herbes, qui croissaient sans aucune culture dans ce désert, et les salaient, et en remplissaient des vaisseaux de terre, pour servir de nourriture à ceux qui avaient besoin qu'on prît un peu de soin d'eux. Mais les herbes se corrompant, et pourrissant bientôt dans les lieux humides, et cette caverne dégouttant de tous côtés, lorsqu'ils virent n'y en pouvoir conserver, ils prièrent le Saint de trouver bon qu'ils bâtissent une petite cellule pour les mettre : ce qu'il leur refusa d'abord. Mais comme il avait appris du grand Saint Paul à ne suivre pas son propre désir, et à s'accommoder aux faibles, il le leur accorda enfin, et leur donna la mesure que devait avoir cette petite cellule, puis s'en alla bien loin de la grotte pour offrir à Dieu ses prières ordinaires. Car il avait accoutumé de s'éloigner quelquefois jusques à cinquante stades, et même jusques à cent et davantage, errant ainsi dans le désert, séparé de toute conversation humaine, afin de rentrer dans lui-même pour ne s'occuper que de Dieu seul, et contempler à son aise cette beauté inconcevable et souveraine. Ses disciples durant son absence, bâtirent une cellule commode et propre pour l'usage auquel ils la destinaient ; mais plus grande qu'il ne leur avait ordonné. Au bout de dix jours le Saint ainsi qu'un autre Moïse, étant revenu de la montagne, et de cette contemplation ineffable de la majesté de Dieu, lorsqu'il vit qu'ils avaient passé les bornes qui leur avaient été prescrites, il leur dit : « Je crains bien, mes enfants, que travaillant ainsi à accroître les maisons que nous avons sur la terre, nous ne rendions fort petites et fort étroites celles que Dieu nous prépare dans le Ciel. Les unes néanmoins sont temporelles, et ne nous serviront pas longtemps ; et les autres sont éternelles, et ne finiront jamais. » Ce qu'il leur dit, pour leur apprendre à tendre toujours à ce qui est de plus parfait, et souffrit toutefois la faute qu'ils avaient faite, se souvenant de cette parole de l'Apôtre (1. Cor.10) : « Je ne cherche pas ce qui m'est utile en particulier ; mais ce qui est utile à plusieurs, afin qu'ils se sauvent. »
Il établit pour règle parmi eux que lorsqu'ils seraient dans la grotte, ils chanteraient les louanges de Dieu tous ensemble ; et qu'aussitôt que le soleil serait levé, ils sortiraient et s'en iraient dans le désert deux à deux, dont l'un mettant les genoux en terre rendrait à Dieu l'adoration qui lui est due, et l'autre qui demeurerait debout, chanterait quinze psaumes de David ; et puis faisant tour à tour la même chose, celui qui était à genoux se lèverait pour chanter, et celui qui était debout se mettrait à genoux pour adorer. Ils observaient cela sans discontinuation depuis la pointe du jour jusques au soir, et après s'être un peu reposés avant que le soleil fût couché, les uns revenant d'un côté, et les autres revenant d'un autre, ils rentraient tous dans la grotte, où ils offraient à Dieu tous ensemble les hymnes et les cantiques du soir.
CHAPITRE III.
Le Saint fait mourir par sa prière une monstrueuse bête. Son extrême modestie ensuite de ce miracle.
Le saint vieillard avait aussi accoutumé de prendre pour l'assister dans les soins que sa charge lui donnait, quelqu'un d'entre ceux de ses disciples les plus éminents en vertu ; et celui qui pour ce sujet était le plus souvent auprès de lui, était un Persan nommé Jacques, qui était d'une taille grande et avantageuse, mais dont les qualités de l'âme surpassaient encore de beaucoup celles du corps. Car après la mort du Saint, il continua de reluire en toutes sortes de vertus, et ne se rendit pas seulement célèbre dans les Monastères de cette contrée, mais aussi dans ceux de Syrie, où il finit ses jours, après avoir à ce que l'on dit, vécu cent quatre ans.
Un jour qu'il marchait dans le désert avec notre illustre vieillard, et qu'il le suivait de loin, parce qu'il ne lui permettait pas de l'approcher, de crainte que cela ne donnât sujet à quelque entretien qui le divertît de la contemplation de Dieu. Comme, dis-je, il le suivait, il aperçut en chemin une bête monstrueuse. La frayeur qu'il en eut l'empêcha d'abord de passer outre ; mais enfin, reprenant courage, il ramassa une pierre qu'il lui jeta, et voyant ensuite qu'elle demeurait toujours en même état sans se remuer, il reconnut qu'elle était morte, et crut que c'était un effet des prières du saint vieillard. Quand leur traite fut achevée, et qu'ils eurent dit l'office, le temps de se reposer étant arrivé, le vieillard s'assit, et lui commanda de prendre aussi un peu de repos : ce qu'ayant fait, il se tut d'abord ; mais le Saint étant entré en quelque discours, il le supplia en souriant de lui apprendre une chose qu'il ignorait. Lui ayant permis de la proposer : « J'ai vu, » lui dit alors Jacques, « une bête monstrueuse sur le chemin ; et croyant d'abord qu'elle fût vivante, j'ai été saisi de frayeur ; mais lorsque j'ai connu qu'elle était morte, j'ai continué mon chemin sans crainte. Dites-moi donc, mon Père, je vous supplie, qui est celui qui l'a tuée. Car vous marchiez devant moi, et nul autre n'est passé par là. » « Cessez, » lui répondit le Saint, « de vous enquérir de ces choses, qui ne peuvent apporter aucun avantage à ceux qui désirent de les apprendre. » Jacques qui désirait d'en savoir la vérité ne laissa pas, nonobstant ce refus, de continuer à le presser ; et le saint vieillard, après s'en être longtemps défendu, enfin ne pouvant souffrir davantage de voir son cher disciple dans cette peine : « Je vous le dirai, » lui dit-il, « puisque vous m'en pressez tant ; mais je vous défends d'en parler à qui que ce soit durant ma vie, parce qu'il importe de cacher semblables choses, d'autant qu'elles causent souvent de la vanité et de l'orgueil. Mais lorsque je ne serai plus au monde, et que je me trouverai délivré de ces imperfections, je vous permets de le dire, afin de faire connaître aux hommes combien la Grâce de Dieu est puissante. Sachez donc », ajouta ce grand personnage, que ce furieux animal s'étant lancé contre moi dans le chemin, et ayant ouvert la gueule pour me dévorer, je n'ai pas eu plutôt invoqué le nom de Dieu, et montré avec le doigt à cette cruelle bête le trophée de la Croix de notre Sauveur, que j'ai entièrement cessé de craindre, et l'ai vu tomber morte à mes pieds, dont après avoir rendu grâces à notre Seigneur, j'ai passé outre, et continué de marcher. » Le saint vieillard ayant achevé ces paroles ils s'en retournèrent dans leur grotte.
CHAPITRE IV.
Dieu à la prière du Saint fait naître une source dans le désert pour sauver la vie à un Solitaire nommé Astère, qui fut depuis un grand personnage.
Une autre fois un jeune Solitaire nommé Astère, qui fut depuis si célèbre, lequel était de bonne maison et avait été élevé délicatement, mais dont le courage surpassait de beaucoup les forces, supplia avec grande instance le saint vieillard de lui permettre de l'accompagner dans le désert, non pas en ces petits voyages qu'il y faisait d'ordinaire, et dans lesquels tous les autres le suivaient, mais dans un autre beaucoup plus long, et qui était de ceux qui duraient souvent sept jours entiers, et quelquefois jusques à dix. Ce divin homme le lui refusa d'abord, lui représentant que cette vaste solitude était si stérile qu'on n'y trouvait pas seulement de l'eau. Mais ce jeune homme le pressant de plus en plus, et le conjurant de lui accorder cette grâce, enfin il se laissa vaincre à ses prières. D'abord il le suivit gaiement ; mais quand le premier, le second et le troisième jour furent passés, comme on était alors dans le milieu de l'été, et que la chaleur du soleil se redouble en cette saison, il fut tellement pénétré de l'ardeur de ses rayons, qu'il sentait une soif continuelle et insupportable, sans oser néanmoins découvrir au Saint l'extrémité où il se trouvait réduit, à cause qu'il se souvenait de ce qu'il lui avait dit. Enfin n'en pouvant du tout plus et tombant en défaillance, il le pria d'avoir compassion de lui. Le Saint après lui avoir représenté qu'il l'avait averti de ce qui était arrivé, lui commanda de s'en retourner. Astère lui répondant qu'il ne savait point du tout le chemin qui conduisait à la grotte, et que quand bien il le saurait, il lui serait impossible d'y aller, à cause qu'il n'avait plus du tout de force, ce divin homme touché de pitié de l'état où il le voyait, et pardonnant à la faiblesse de son corps, se mit à genoux et pria Dieu pour lui avec tant de larmes qu'il en arrosa la terre. En ce même instant, celui qui accomplit les désirs de ceux qui le craignent et exauce leurs prières, changea en une source d'eau vive ces pleurs répandus sur le sable, dont le jeune Astère ayant bu autant qu'il voulut, le Saint lui commanda de s'en retourner : et encore aujourd'hui on voit cette source qui témoigne que ses oraisons n'ont pas été moins puissantes que celles du divin Moïse. Car comme l'un après avoir frappé de son bâton un rocher stérile, en fit sortir une source si abondante qu'elle fut capable d'étancher la soif d'une multitude innombrable de personnes, l'autre de même en arrosant de ses larmes un sable brûlant en fit sortir une fontaine pour faire cesser la soif, non pas d'une grande multitude, mais d'un jeune homme seulement, parce que son esprit étant éclairé de la lumière divine prévoyait à quelle haute perfection il arriverait un jour. Car quelques années après Astère par le mouvement de la Grâce de Dieu, qui se voulait servir de lui pour en former beaucoup d'autres dans la vertu, choisit un lieu aux environs de Gindore, qui est un très grand bourg proche d'Antioche, afin d'y pratiquer tous les exercices de la vie solitaire ; et parmi le grand nombre de ceux qu'il y attira fut Acace, cet homme admirable et que sa haute réputation rend si célèbre, lequel n'a pas seulement excellé dans la vie religieuse ; mais s'est aussi rendu illustre par les rayons éclatants de sa vertu depuis qu'il a été appelé à l'Episcopat et a gouverné le diocèse de Béroé. Car ayant durant cinquante-huit ans fait l'office d'un très vigilant pasteur, il n'a point abandonné pour cela la manière de vie qu'il pratiquait étant solitaire ; mais il a allié de telle sorte les vertus religieuses avec les vertus épiscopales qu'en retenant l'exacte observation des unes, et en pratiquant admirablement les autres, il unit ensemble deux choses qui auparavant étaient divisées.
Quant à Astère, qui l'attira comme j'ai dit au service de Dieu, et fut son guide et son maître dans une si haute perfection, il conserva toujours un si grand amour pour l'admirable vieillard Julien, qu'il ne manquait point d'aller deux fois l'année, et souvent trois fois le visiter, et de porter à ceux qui demeuraient avec lui la charge de trois ou quatre chevaux de figues. Mais quant à ce qu'il en fallait pour la provision de toute l'année du Saint, qui était environ deux mines, il les cueillait et les lui portait toujours lui-même, ne pouvant souffrir d'être soulagé dans le service qu'il rendait ainsi à celui qui avait été son maître en la vie spirituelle, quoiqu'il ne s'agît pas seulement d'une distance de quelques lieues, mais de sept journées de chemin. Le saint vieillard le voyant une fois chargé de la sorte fut si touché de la peine qu'il prenait pour l'amour de lui, qu'il lui dit qu'il ne mangerait point de ses figues, n'étant pas raisonnable qu'il jouît à son aise de ce qui lui avait causé tant de travail. Mais Astère ayant fait serment qu'il ne se déchargerait point de ce fardeau s'il ne lui promettait de manger ces fruits : « Je le ferai, » répondit-il, « puisque vous le voulez si absolument, mais déchargez-vous donc tout à cette heure, imitant ainsi le Prince des Apôtres, qui lorsque notre Seigneur lui voulut laver les pieds, le refusa d'abord et protesta qu'il ne le souffrirait point. Mais quand il le menaça de le retrancher de la communion s'il en faisait difficulté, il le pria de lui laver non seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ; Et imitant encore le grand et admirable Saint Jean, qui ayant reçu commandement de notre Sauveur de le baptiser, le refusa en disant qu'il n'était que serviteur et qu'il le reconnaissait pour son maître, mais après il lui obéit, et préféra une humble soumission à une résistance superbe. De même le divin homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup de peine à se résoudre de vivre du travail d'autrui, néanmoins considérant l'extrême joie avec laquelle son disciple lui rendait ce témoignage d'affection, il préféra à son propre désir cet office de charité qu'il ne pouvait refuser sans lui déplaire.
CHAPITRE V.
Le Saint va sur le Mont Sinaï. Dieu lui révèle la mort de l'empereur Julien l'Apostat.
Ceux qui prennent plaisir à reprendre et ne trouvent à redire qu'aux choses bonnes, jugeront possible que ces particularités ne méritaient pas d'être rapportées. J'ai cru néanmoins qu'ensuite des grandes et miraculeuses actions de ce saint homme, je ne devais pas les omettre, non seulement afin de faire connaître le respect et la vénération que de si grands personnages avaient pour lui, mais aussi parce que j'estime que rien ne lui peut être plus avantageux que de faire voir quelle a été la douceur et la modération de son esprit. Car étant comblé de tant de vertus, il rejetait d'un côté jusques aux moindres honneurs, ne s'en estimant pas digne ; et il les souffrait de l'autre afin de ne pas fâcher ceux qui les lui rendaient. Or comme il ne désirait rien tant que de les fuir, et que sa grande réputation qui l'avait fait connaître partout, attirait à lui ceux qui avaient de l'amour pour la vertu, il résolut enfin de s'en aller sur le mont Sinaï avec quelques-uns de ses amis. Ils n'entrèrent durant ce voyage dans aucun village ni dans aucun bourg ; mais sans chercher nul chemin, ils marchaient tout au travers du désert, et portaient pour leur nourriture du pain et du sel avec une écuelle de bois et une éponge attachée à une corde, afin que si l'eau qu'ils rencontreraient était trop profonde, ils pussent en prendre avec cette éponge, et en boire après l'avoir pressée dans cette écuelle.
Lorsqu'ils eurent marché durant plusieurs jours, ils arrivèrent enfin à cette montagne tant désirée, où après avoir adoré leur Dieu et leur Maître, ils demeurèrent durant un long temps ; la solitude de ce lieu désert, et le repos d'esprit dont ils jouissaient leur tenant lieu des plus grandes délices du monde. Le Saint après avoir bâti une chapelle et consacré un autel, qui se voit encore aujourd'hui dans ce rocher, sous lequel Moïse le plus grand de tous les Prophètes s'étant caché, se trouva digne de voir Dieu en la manière qu'on le peut voir sur la terre, il s'en retourna en son séjour ordinaire pour y continuer ses saints exercices.
Là ayant appris les menaces que cet impie et détestable empereur, qui portait un même nomque le sien, avait faites contre les fidèles, lesquels, en partant pour aller en Perse, il avait protesté d'exterminer entièrement, et sachant que ceux qui étaient dans les sentiments de ce cruel prince, attendaient avec impatience son retour, il adressa durant dix jours de ferventes prières à Dieu, et entendit au bout de ce temps une voix qui lui dit que cet abominable et sale pourceau n'était plus au monde. Le Saint après avoir achevé sa prière ne finit pas néanmoins son oraison ; mais changeant ses demandes en remerciements, il rendit grâces à celui qui ne conserve pas avec moins de bonté ceux qui sont à lui, qu'il châtie sévèrement ses ennemis, ainsi qu'il le fit paraître envers cet impie. Car après l'avoir souffert longtemps, voyant que sa clémence ne servait qu'à le rendre plus enragé et plus furieux, il lui fit enfin sentir la justice de ses châtiments ; Le Saint ayant fini son oraison, se tourna vers ses disciples avec un esprit gai et tranquille, parce que la joie de son âme éclatait sur son visage. Ceux qui se trouvèrent présents s'étonnant de le voir ainsi, d'autant qu'il paraissait toujours triste, et qu'alors il souriait, et lui en ayant demandé la cause, il leur répondit : « C'est maintenant un temps de réjouissance, puisque selon ces paroles d'Isaïe : « L'impie a cessé de vivre ; son châtiment a été proportionné à la grandeur de ses crimes ; et celui dont l'audace a passé jusqu'à vouloir exercer sa tyrannie contre Dieu même, son Créateur et le conservateur de son être, a reçu en recevant la mort de sa main, la peine qu'il avait si justement méritée. » C'est pourquoi je me réjouis en voyant quelle est la joie des Eglises qu'il persécutait de la sorte, et en considérant que ce méchant n'a pu trouver d'assistance dans les démons, auxquels il rendait des adorations sacrilèges. » Voilà de quelle sorte ce saint homme connut la fin tragique de ce malheureux Empereur avant qu'elle fût arrivée.
CHAPITRE VI.
Le Saint allant à Antioche pour combattre l'hérésie arienne conserve miraculeusement la vie au fils d'une femme de grande vertu, qui l'avait reçu dans sa maison.
Lorsque l'empereur Valens qui régna ensuite de Jovien, successeur de Julien, eut renoncé à la foi des véritables Orthodoxes pour embrasser l'erreur et les impostures d'Arius, il s'éleva contre l' Eglise une tempête encore plus grande que n'avait été la précédente. Car on commença de tous côtés à chasser ceux qui la gouvernaient, pour mettre en leur place ses plus mortels ennemis, et qui n'avaient autre dessein que de la ravager et la détruire. Mais ne voulant pas m'engager à représenter ici toutes les particularités de l'état déplorable auquel elle se trouvait alors réduite, je me contenterai d'en dire une, qui fera connaître clairement avec quelle abondance la Grâce du Saint Esprit était répandue dans ce saint vieillard.
Le grand Evêque Mélesse ayant été chassé de l' Eglise d'Antioche, que Dieu avait commise à sa garde, et tous les Ecclésiastiques, qui ne reconnaissaient et n'adoraient comme lui qu'une seule et divine essence dans la Trinité, ayant aussi été chassés, avec tous ceux des habitants qui professaient la même créance, ils choisissaient pour faire leurs saintes assemblées, tantôt le haut des montagnes, tantôt les rivages du fleuve, et quelquefois l'académie, où la jeunesse s'exerçait aux armes, qui est du côté de la porte qui regarde le Septentrion, parce que la rage de leurs persécuteurs ne leur permettait pasde demeurer en un même lieu. Et comme ces impies étaient instruits dans l'école du père de mensonge, ils avaient fait courir le bruit par toute la ville, que l'admirable Julien avait embrassé leur créance : ce qui affligeait les fidèles plus que tout le reste, à cause de l'appréhension qu'ils avaient, que les ignorants et les simples étant trompés par cette fausse opinion, ne se laissassent envelopper dans les filets des hérétiques. Pour remédier à un si grand mal, Flavien et Doidore, qui étant tous deux honorés de la Prêtrise, et remplis d'une sainteté éminente, conduisaient ce peuple persécuté pour la foi, se joignirent à Aphraate, dont avec la Grâce de Dieu j'écrirai aussi la vie, pour engager le grand Acace, de qui j'ai déjà parlé, d'aller avec l'illustre Astère son maître, et disciple du saint vieillard Julien, trouver en diligence ce brillant flambeau de la piété, et ce puissant soutien de la doctrine évangélique, afin de lui persuader de quitter sa solitude, pour venir au secours de tant d'âmes que cette malice artificieuse mettait au hasard de périr, et pour éteindre par la céleste rosée de ses discours les flammes de l'impiété arienne.
Acace partit donc à l'heure même, et prenant avec lui Astère, vint trouver cet homme admirable, qui était alors la plus éclatante lumière qui fût dans l' Eglise. Après l'avoir salué, il usa de ces paroles : « Dites-moi, mon Père, je vous supplie, quelle est la cause qui vous fait supporter avec tant de joie tous ces extrêmes travaux ? » « C'est », lui répondit le Saint, « que je préfère le service de Dieu à mon corps, à ma vie, à mon âme, et généralement à toutes choses, et ainsi je m'efforce autant que je puis de lui offrir toutes mes actions avec pureté de cœur, et de ne cesser jamais de lui plaire. » « Je vous donnerai un moyen », dit alors Acace, « pour lui rendre encore plus de service que vous n'avez fait jusques ici ; et ce ne sera pas par un simple raisonnement que je vous le ferai voir, mais par les instructions que lui-même nous a données. Car lorsqu'il demanda à Saint Pierre s'il l'aimait davantage que les autres, et qu'il eut entendu cette réponse, qu'il savait bien qu'il lui ferait avant même qu'il ouvrît la bouche : « Seigneur, vous savez bien que je vous aime » ; il lui apprit ce qu'il était obligé de faire, pour lui témoigner encore davantage son amour, en lui disant : « Si tu m'aimes, pais mes brebis, et pais mes agneaux ». C'est mon Père, ce que vous devez faire maintenant queles brebis courent fortune d'être dévorées par les loups, puisque celui que vous aimez tant aime passionnément ses brebis, et que le propre des amants est de faire ce qu'ils savent être agréable à ceux qu'ils aiment.Autrement il y a très grand sujet de craindre que tant de peines et de travaux qu'on a soufferts jusques ici, pour maintenir les fidèles dans la créance orthodoxe, ne demeurent inutiles, si vous permettez que ceux qui l'embrassent, soient misérablement trompés, et que l'on se serve de votre nom pour les surprendre, et pour les séduire. Car les chefs et les protecteurs de l'impiété arienne se vantent, quoique faussement, de vous avoir pour associé dans la foi abominable qu'ils professent. » A peine le saint vieillard eut entendu ces paroles que disant adieu pour un temps au silence et au repos de sa solitude, sans craindre de s'engager dans le bruit et le trouble de la ville, qui lui était si peu ordinaire, il courut vers Antioche.
Après avoir marché durant deux ou trois jours dans le désert, il arriva la nuit en un petit bourg, d'où une femme qui était riche ayant appris la venue de cette sainte compagnie courut au-devant d'eux pour leur demander leur bénédiction, et se jetant à leurs pieds, les supplia de vouloir loger dans sa maison. Le bienheureux vieillard ne put se résoudre à la refuser, encore qu'il y eût plus de quarante ans qu'il n'en eût usé de la sorte. Tandis que cette excellente femme était occupée à les servir, et à exercer à l'imitation de Sara la vertu d'hospitalité, la nuit étant venue, un fils unique qu'elle avait et qui n'était âgé que de sept ans,tomba dans un puits. Cet accident remplit avec trop de sujet toute la maison de trouble ; mais cette vertueuse mère l'ayant appris, elle défendit à tous ses serviteurs d'en rien témoigner, et après avoir couvert le puits s'en retourna comme auparavant servir les serviteurs de Dieu. Quand on eut porté à manger, le saint vieillard voulant donner sa bénédiction à l'enfant commanda qu'on le fît venir ; Sur quoi cette femme admirable lui ayant répondu qu'il se trouvait mal, il insista néanmoins à le demander. Alors ne pouvant plus dissimuler son affliction, elle fut contrainte de la lui dire. Le Saint se levant de table courut aussitôt vers le puits, et en ayant fait ôter la couverture et apporter de la lumière, il vit l'enfant au-dessus de l'eau qu'il remuait avec la main, et qui se jouait et se divertissait ainsi en un lieu où l'on croyait qu'il avait cessé de vivre. Après qu'on l'eut tiré delà avec une corde, il se jeta aux pieds du Saint, en disant qu'il l'avait vu le soutenir dessus l'eau et l'empêcher d'enfoncer. Voilà quelle fut la récompense que cette vertueuse femme reçut par les mérites du Saint, d'avoir ainsi exercé envers lui l'hospitalité.
CHAPITRE VII.
Le Saint arrive à Antioche, où étant tombé malade, Dieu le guérit par miracles, et en guérit d'autres par son intercession : ce qui confond les hérétiques.
Mais sans m'arrêter aux autres particularités de leur voyage, je me contenterai de dire qu'ils arrivèrent à Antioche. On accourait de toutes parts par le désir de voir cet homme de Dieu, et par l'espérance que chacun avait d'être soulagé dans ses peines par ses prières. Il s'arrêta sur le haut de la montagne dans des grottes, où l'on tient que le divin Apôtre Saint Paul avait autrefois demeuré et s'était caché. Mais afin que chacun connût qu'il était homme, il fut soudain attaqué d'une fièvre ardente : ce qui donnait beaucoup de déplaisir à Acace, à cause de cette grande multitude de peuple qui venait de tous côtés, d'autant qu'il craignait que ceux qui espéraient de recevoir la santé par son moyen, ne fussent troublés, s'ils apprenaient sa maladie. Sur quoi le saint vieillard lui dit : « Ne vous mettez point en peine, mon fils, puisque si ma santé est nécessaire pour le Salut de ce peuple, Dieu saura bien me la rendre à l'heure même. » Ensuite de ces paroles il mit selon sa coutume les genoux et le front à terre, et pria Dieu de le guérir si ceux qui étaient venus le trouver en devaient recevoir quelque avantage. Il n'avait pas encore achevé cette prière qu'il lui vint une si grande sueur qu'elle éteignit toute l'ardeur de la fièvre, et il guérit aussitôt plusieurs personnes affligées de toutes sortes de maladies ; puis s'en alla en l'assemblée des fidèles. Comme il passait devant la porte du palais impérial, un pauvre qui avait perdu l'usage des jambes et des cuisses et qui ne pouvait marcher qu'en se traînant sur la terre, étendit sa main, et ayant touché son manteau avec une grande foi, il recouvra sa première santé, et commença à sauter et à courir, comme ce boiteux qui fut guéri par Saint Pierre et par Saint Jean. Au bruit de ce miracle tout le peuple de la ville accourut en foule, et remplit le lieu où la jeunesse s'exerçait aux armes : ce qui couvrit de confusion et de honte tous ces imposteurs qui ne faisaient point de conscience d'inventer et de publier des mensonges : et au contraire les enfants de la vérité étaient dans la consolation et dans la joie, et ceux qui avaient besoin de quelque secours, traînaient dans leurs maisons cette éclatante lumière de la piété.
Le gouverneur des provinces de l'Orient étant extrêmement malade envoya conjurer le Saint de le venir voir. Il partit à l'heure même, et ayant prié le Souverain Maître de l'univers de le guérir, sa prière fut exaucée, et il lui ordonna de rendre à sa divine bonté les remerciements qui lui étaient dus ;
CHAPITRE VIII.
Dieu à la prière du Saint fait mourir un très dangereux hérétique. Son retour vers ses disciples et sa mort.
Ensuite de ces actions et de plusieurs autres semblables, le saint vieillard résolut de retourner dans sa cellule, pour y continuer les exercices de la vie solitaire et retirée. Lorsqu'il fut arrivé à Cyr, qui est une ville distante d'Antioche de deux journées, il s'arrêta dans l'église de l'illustre Martyr Saint Denys. Ceux qui étaient établis en ce lieu pour la conduite des fidèles s'assemblèrent tous pour le supplier de les vouloir assister dans le péril inévitable qui les menaçait, d'autant qu' Astère qui était un très grand sophiste, étant passé du côté des hérétiques qui l'avaient établi Evêque, défendait très puissamment le mensonge, et combattait la vérité par des artifices détestables . « Et nous craignons », ajoutaient-ils, « qu'en se servant de son éloquence ainsi que d'un piège, pour couvrir ses faussetés, et en déployant comme des filets ses arguments si artificieux et si subtils, il ne surprenne plusieurs esprits simples, qui est le dessein pour lequel nos ennemis l'ont fait venir.3 « Ne vous mettez point en peine », répartit le Saint ; « mais prions Dieu tous ensemble, et ajoutons le jeûne et quelques autres mortifications à nos prières. » Ayant suivi ce conseil,il arriva que la veille de la fête en laquelle ce défenseur du mensonge et cet ennemi de la vérité devait parler devant le peuple, il fut divinement frappé d'une maladie qui vingt-quatre heures après le précipita dans le tombeau, et selon toute sorte d'apparence il entendit avec effroi ces paroles : « Fol et insensé que tu es, je te redemanderai cette nuit ta vie ; et tu tomberas dans tous ces malheurs, ces pièges et ces filets que tu avais préparés pour d'autres. » Ainsi il lui arriva comme à Balaam, qui ayant été appelé pour maudire le peuple de Dieu, et ayant donné contre lui des conseils impies à Balac, fut tué par la main d'un Israélite et reçut le châtiment qu'il méritait. Car ce méchant qui méditait la perte des Orthodoxes, c'est-à-dire du peuple de Dieu, perdit de même la vie par les prières de ce même peuple, qui furent rendues agréables à Dieu par l'intercession du Saint : Et ç'a été du grand Acace, lequel avait une connaissance très particulière de toutes ses actions, de qui j'ai appris les particularités que je viens d'écrire.
Le Saint vieillard au partir de Cyr retourna vers ses disciples, et ayant encore demeuré assez longtemps avec eux, il passa avec joie dans une autre vie exempte de toutes sortes de soins, et qui ne tombe jamais dans la défaillance de la vieillesse, devenant ainsi impassible dans sa nature mortelle, et qui sera rendue immortelle à la fin des siècles. Je finirai donc ici l'histoire de ce grand Saint, pour passer à un autre, après avoir prié tous ceux de qui j'ai parlé, de m'obtenir la bénédiction de Dieu par leurs prières.
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