mercredi 23 janvier 2019

Saint Nicolas Velimorovitch, Cassienne.

Evêque Nicolas Vélimirovitch CASSIENNE L ' enseignement sur l'amour chrétien Traduit du Serbe par Jean-Louis Palierne Ed. L'Age d'Homme Collection La Lumière du Thabor Collection La Lumière du Thabor dirigée par Laurent Motte et Patric Ranson « La Lumière du Thabor » est le nom d'une revue orthodoxe publiée par la Fraternité orthodoxe Saint Grégoire Palamas, 30 Bd de Sébastopol 75004 Paris. Déjà paru dans la collection P. Ambroise Fontrier, Saint Nectaire d'Egine. Cyriaque Lampryllos, La mystification fatale, Etude sur le filioque. C by Editions L'Age d'Homme, Lausanne, 1988. NICOLAS VELIMIROVITCH LE SAINT JEAN CHRYSOSTOME SERBE L'un des derniers grands starets russes, Nectaire d'Optina, vivant lui-même l'enseignement de Saint Grégoire le Théologien selon lequel est plus grand celui qui se purifie pour Dieu que celui qui parle de Dieu, répondit un jour à des étudiants en théologie qui l'interrogeaient : «  Mes enfants, l'orthodoxie, c'est la vie ! On ne peut pas en discourir, on doit seulement la vivre ». La personnalité de Nicolas Vélimirovitch, évêque de Zica et d'Ochrid, excède tout ce que l'on en peut dire, parce que, comme l'apôtre Paul, ce n'est plus lui-même, mais le Christ qui vivait en lui. Avec l'évêque Nicolas, nous sommes conviés au Banquet dont parle l'Evangile, Banquet magnifique et royal où sont servis les mets les plus fins et les plus savoureux de la théologie orthodoxe, ce mystère caché aux méthodes académiques quelles qu'elles soient, ce don excellent et parfait qui vient d'en-haut, du Père des Lumières, et que seuls ceux qui, par le jeûne, la veille et la prière ont été emplis de la Grâce divine, connaissent. Page de synaxaire moderne, la vie de Monseigneur Nicolas est seulement intelligible dans le choeur de tous les autres Pères de la Sainte Eglise Orthodoxe auxquels il ressemble comme se ressemblent les icônes d'une même église, toutes réunies dans la même louange divino-humaine et toutes gardant leur caractère hypostatique propre. Le peuple Serbe, grande nation orthodoxe, ne s'est pas trompé, qui a nommé « le Chrysostome Serbe » celui qui, à l'image de Saint Jean Chrysostome, vrai pasteur et haute figure ascétique, a connu l'hostilité des pouvoirs politiques et l'exil pour la foi, loin de sa patrie et de son troupeau aimés. Si aujourd'hui, trente ans après son départ pour l'autre monde, l'enseignement de l'évêque Nicolas appartient à toute l'Eglise orthodoxe, c'est au milieu de son peuple qu'il faut d'abord situer le Pasteur dont la voix était connue de ses brebis fidèles, selon les mots de l'Evangile lus, dans l'Eglise orthodoxe, aux fêtes des Saints hiérarques : «  Je suis le bon berger...Le bon berger donne sa vie pour ses brebis...Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent... » Jean 10, 9-16. L'oeuvre de Monseigneur Nicolas a été préparée, est née dans un terreau travaillé par des générations souffrantes de pieux Serbes asservis par les Turcs ou les Autrichiens, et dont la voix douloureuse s'exprimait uniquement dans les mélodies liturgiques des monastères et dans les chants populaires d'un peuple maquisard, psalmodiant la liberté terrestre perdue et la liberté céleste toute proche. Plein d'amour compatissant pour son peuple, l'évêque Nicolas en a ainsi recueilli les souffrances et les a transfigurées à la lumière de la grande et unique théologie patristique. LA SERBIE ORTHODOXE La Serbie orthodoxe demeure mal connue ; on lui préfère souvent en Occident une Russie pourtant attiédie depuis Pierre le Grand, moins austère, plus sentimentale. Pourtant l'histoire de la Serbie est indissociable de l'orthodoxie qu'elle reçut bien avant la Russie, des premiers disciples de Saint Cyrille et de Saint Méthode, les Saints Clément et Naum. Très vite aussi, à la fin du XII° siècle, la Serbie atteignit sa perfection comme royaume orthodoxe, comme « Sainte Serbie », à l'image du roi Stéphane Némania qui, après avoir consolidé les frontières de son pays et construit une multitude d'églises et de monastères, partit rejoindre son fils Rastko devenu moine au Mont Athos sous le nom de Savva. Le roi Stéphane Némania devint alors l'humble moine Siméon, fondateur du monastère serbe de l'Athos, Chilandari, et Dieu fit de lui un grand Saint. Ce fut à Chilandari que Siméon s'endormit dans le Seigneur en 1199, et son fils Saint Savva, ayant découvert ses reliques embaumantes, les ramena au monastère de Studenica que le roi Stéphane avait fondé. Saint Savva assuma alors la lourde charge d'Archevêque de Serbie, à une époque où l'Eglise orthodoxe était humiliée et blessée par les Croisades : Constantinople était prise, un évêque latin avait été placé sur la chaire des Saint Jean Chrysostome et Saint Photios ; l'empereur et le patriarche étaient réfugiés dans le petit royaume de Nicée. S'adressant au patriarche orthodoxe de Nicée, Saint Savva obtint l'autocéphalie de son Eglise, se donnant ainsi la possibilité d'enraciner la vie ecclésiastique dans le royaume. La Serbie fut alors organisée autour de la vie « canonique » de l'Eglise Orthodoxe ; alors qu'en occident les canons sont compris dans un sens juridique ( le droit canon), dans l'orthodoxie, ils sont la dimension spirituelle, divino-humaine, de la vie quotidienne, la règle d'or qui permet de mesurer la Jérusalem céleste et de préparer le peuple fidèle au Royaume de Dieu. Ainsi Saint Sava traduisit le Nomocanon de Saint Photios et les grands textes canoniques de l'Eglise Orthodoxe. Il développa aussi la vie monastique, bâtissant les monastères qui tant de fois seront la consolation du peuple serbe ; le monachisme, disait Monseigneur Nicolas, « est semblable à ces verbes irréguliersns lesquels il n'est pas de discours complet » ; de même sans les monastères, héritage de Saint Siméon et de Saint savva, l'histoire du peuple serbe serait incompréhensible. L'historien allemand Ranke le remarquait en d'autres termes au XIX° siècle : «  Si les Serbes de Bosnie sont passés à l'islamisme, c'est qu'il n'y avait pas chez eux d'aussi nombreux monastères ». *** Cherchant comment distinguer les icônes des monastères serbes d'avec les icônes grecques, le grand iconographe Photios Kondouglou écrivait : «  On peut reconnaître les œuvres des iconographes serbes entre celles des Grecs. Leurs icônes montreraient davantage de passion, une passion qui peut atteindre la fureur des sentiments, l'agitation des mouvements, les couleurs fortes – mais toujours dans les règles de l'iconographie orthodoxe – et plus encore, une inspiration hors du commun et héroïque ». Cet héroïsme saint, sacré, du peuple serbe, se retrouve dans les moments les plus tragiques de son histoire, et en premier lieu lors du drame du Kossovo, où les valeurs du peuple serbe ont été fixées pour des siècles. Au Champ du Kossovo, le « chant des merles », eut lieu, en 1389, la grande bataille qui opposa les armées du Tsar Lazar à celle du Sultan Murat. Selon les chants populaires, la veille de la bataille, un faucon, à tire d'aile, arriva de Jérusalem à Kossovo, tenant dans ses serres une hirondelle lègère ; ce n'est pas un faucon, c'est le grand Saint Elie, et ce que Saint Elie apporte au prince serbe, c'est, non pas une hirondelle, mais une lettre de la Mère de Dieu. Elle propose à Lazar de choisir entre le royaume terrestre – la victoire sur Murat – et le royaume céleste – la victoire véritable sur la mort, acquise au prix de sa propre perte et de celle de son armée. Lazar fit choix du Royaume de Dieu. Ainsi mourut, avec toute son armée, après qu'ils eurent tous communié, le pieux Lazar dont la mémoire est devenue celle de tout un peuple : «  La Serbie, a-t-on dit, c'est le Kossovo ». Orienté dès lors vers la « Serbie céleste » de Saint Savva et du Tsar Lazare – vénéré comme un Saint -, le peuple asservi subit alors la domination turque et la dure condition des « raïas ». L'Eglise exerçait, dans la mesure de ses moyens, une véritable ethnarchie, protégeant les « raïas » (sujets) face aux autorités turques ; mais certains Serbes au courage « hors du commun et héroïque » préféraient encore servir comme mercenaires dans d'autres pays – l'Autriche Hongrie en particulier – rêvant de recréer un jour une nouvelle Serbie dans quelque région de Russie. L'admirable roman de Milos Tsernianski, Migrations, raconte cette tentative d'exil en Russie, terre promise des orthodoxes, où serait portée, relique précieuse, la main du Prince Lazar ; au terme, une Russie européanisée, impérialiste, assimilera ceux qui n'ont pas compris que « la Serbie n'émigre pas ». D'autres Serbes fuyaient dans les montagnes, devenant des « haïdouks », c'est-à-dire des maquisards hostiles aux Turcs, et préférant l'aride liberté des montagnards, comme le firent aussi leurs proches voisins, les klephtes et les armatoles du Montenegro, de la Macédoine et de la Grèce. Vouk Stefanovitch Karadjitch, qui fut, au XIX° siècle, la mémoire du peuple serbe, dont il recueillit précieusement les pesmas, les chants populaires, décrivait ainsi les haïdouks : «  Ils se regardent tous comme des héros. Aussi ne se fait guère haïdouk que celui qui peut compter sur lui-même. Ils ont de la religion, ils jeûnent et prient Dieu comme tout le monde. Quand ils sont condamnés au supplice, si on leur promet la vie sauve à condition de se faire musulmans, pour toute réponse ils injurient Mahomet : «  Est-ce qu'après tout il ne faut pas mourir ? » ajoutent-ils, et pendant qu'on les conduit au pal, ils chantent à tue-tête ». A l'image de ces haïdouks, le peuple serbe eut une multitude de nouveaux martyrs, connus ou inconnus, qui recevaient le supplice pour avoir refusé de devenir musulmans et dont le sang et l'exemple confortaient la foi des fidèles. La vie de ces nouveaux martyrs, réunie à celle des anciens princes serbes, était chantée par le peuple, dans ces chants qui ont fait l'admiration des premières générations du romantisme. Mickiewicz disait à leur propos que les Serbes étaient « le peuple destiné à être le musicien et le poète de toute la race slave ». L'oeuvre de l'évêque Nicolas est remplie de référence à ces chants, nourrie aussi des poésies du grand Petar Niegoch (Njegos), l'évêque de Montenegro, qui au XIX° siècle, après la libération de la Serbie, a continué cette tradition populaire et poétique des Balkans. De toutes ces richesses spirituelles et humaines, Monseigneur Nicolas a donc hérité, les portant à leur perfection grâce à la simplicité angélique de son cœur purifié d'ascète et de théologien. L'EVEQUE NICOLAS ET LA RENAISSANCE SPIRITUELLE DE L'EGLISE SERBE AU XX° SIECLE A la fin du XIX° siècle, un demi-siècle après l'héroïque libération de la Serbie, dirigée par Kara-Georges (Karadjordje), puis Miloch Obrenovitch, l'influence occidentale et russe commença à dominer la vie politique et intellectuelle du nouvel Etat. Pour faire ses études de philosophie, le jeune Vélimirovitch – né le 22 décembre 1880 – fut envoyé en Angleterre où il obtint son doctorat ; pour la théologie, ce fut à Berne, dans l'université des vieux-catholiques qu'il étudia. Il eut ainsi une parfaite connaissance de la pensée philosophique et théologique européenne à l'époque de la crise moderniste. Mais son véritable apprentissage, selon son propre aveu, ne commença que lorsque, oubliant par ascèse la « sagesse de ce monde », il découvrit la tradition dogmatique et spirituelle du monachisme orthodoxe. La théologie orthodoxe ne suit pas les règles de la pensée philosophique, conceptuelle, spéculative ; elle repose sur une expérience qui surpasse toute intelligence, celle de la gloire de Dieu, qui se révèle au-delà de la raison, dans la « ténèbre lumineuse » que vit Moïse ; Comme l'écrit l'un des maîtres de la théologie orthodoxe, Joseph Bryennios, dont l'évêque Nicolas semble recevoir, à chaque ligne de ses écrits et de sa vie, le pur enseignement : « C'est par la foi que nous acceptons les choses divines et non par la science ; c'est par la puissance de l'esprit et non par la force de la dialectique... La piété ne peut être démontrée par les syllogismes humains. La foi est la substance des choses que l'on espère, une conviction de celles que l'on ne voit pas (Héb.11, 1). Quand les syllogismes humains sont appliqués aux dogmes divins, ils semblent d'une part dire la vérité, alors qu'ils mentent, et, de l'autre, quand ils sont justes, ils paraissent faux. Tandis que les démonstrations des Saints sont la vérité parfaite, une grande lumière qui brille sur toute la terre et au-dessus de toute tromperie... » C'est une telle ascèse, irriguée, nourrie par la prière, fondée sur la purification du cœur et des pensées, telle que l'enseigne la Philocalie, que poursuivit comme moine Monseigneur Nicolas qui, à travers le Père Callistrate de cassienne, nous fait le portrait de lui-même : «  Qui peut entrer dans les pensées d'un vrai moine ? Ses pensées ne sont pas comme celles d'un homme du monde, qui comme un papillon volette d'une image à l'autre. Elles sont beaucoup plus simples. Le moine ne peut envisager les choses terrestres qu'en descendant du Ciel pour regarder la terre avec des yeux célestes, et illuminer les hommes et les évènements par la lumière céleste. Il ne peut pas non plus penser aux personnes des hommes et à leurs rapports sans tisser des liens entre le Ciel et la terre, entre la nature et la surnature. En bref, il ne peut pas penser en dehors de la prière. Toutes les pensées sont irriguées par elle... » Vrai moine, Nicolas Vélimirovitch fut aussi un grand évêque, comme on n'en voit que quelques uns seulement dans une génération. L'évêque est celui qui reçoit le jour de son ordination le dépôt de la foi, sur lequel il veille (épiscopein, en grec) précieusement. Ainsi, lorsque sous l'influence de l'Eglise vivante russe, et de certains évêques grecs, commença à paraître en Yougoslavie et en Grèce une tentative d' «  aggiornamento » de l'Eglise orthodoxe, l'évêque Nicolas fut le premier à lutter pour la tradition patristique et ascétique. Citons notamment le Concile de Vatopédi de 1923, où Monseigneur Nicolas refusa les conséquences de l'Encyclique de 1920 émise par le Patriarcat de Constantinople. Comme pasteur de son troupeau, il ne cessa jamais d'écrire et de prêcher, publiant un catéchisme, un résumé commenté des vies des Saints, le célèbre Prologue d'Ochrid, et un grand nombre d'oeuvres théologiques. Il créa surtout un vaste mouvement de prière qui s'appuyait sur les communautés paroissiales autant que sur les monastères, espérant ainsi susciter une renaissance spirituelle patristique et ascétique, la seule forme de renaissance que connaisse l'orthodoxie, comme l'écrit admirablement le Père Justin Popovitch : « Opposons l'ascèse au nom du Christ à l'ascétisme civilisé défiguré créé au nom de l'homme européen, défiguré et corrompu, au nom de l'athéisme, de la civilisation et de l'antichrist. Aussi le devoir principal de notre Eglise est-il de susciter ces ascètes christophores...L'orthodoxie créé toujours des renaissances ascétiques. Elle ignore d'autres renaissances ». Cette renaissance appelée par Monseigneur Nicolas porte ses fruits ; des moines, des évêques suivirent la voie de l'évêque de Zica et d'Ochrid, dont le plus célèbre disciple fut le Père Justin Popovitch, aujourd'hui la gloire universelle de l'Eglise serbe et de la théologie orthodoxe. Cette œuvre immense de Monseigneur Nicolas ne fut arrêtée que par la tourmente de la seconde guerre mondiale, qui véritablement mit tout un peuple sur la croix. UN PEUPLE SUR LA CROIX Dans le Prologue d'Ochrid, à la date du 27 avril, fête de Siméon l'Apôtre, figure aussi au calendrier la tentative faite par les Turcs de brûler les reliques de Saint Savva, pour empêcher le peuple de les vénérer. Nicolas Vélimirovitch commente : «  En brûlant les reliques, le Pacha pervers ne pouvait pas brûler le Saint, qui demeure vivant devant le trône de Dieu dans le Ciel, dans les cœurs du peuple sur la terre » ; et il ajoute, prophétisant presque : «  La foi véritable sera persécutée en ce monde. Le Seigneur lui-même l'a dit à ses Apôtres clairement et publiquement ( Jean 16, 32) ; être constamment persécutées – avec quelques courts moments de répit – est le trait distinctif de la foi et de l'Eglise orthodoxe. Cette persécution a toujours existé dans l'histoire, extérieurement et intérieurement ; à l'extérieur par les incroyants et à l'intérieur par les hérétiques...ö mon frère, la foi chrétienne est forte, non seulement quand elle est en accord avec la logique et la pensée du siècle, mais aussi, tout particulièrement, quand elle lui est opposée. Toute personne qui voudra vivre selon le bien sera persécutée. C'est là ce que les Apôtres ont annoncé au commencement de l'ère chrétienne, et vingt siècles chrétiens lui font largement écho, confirmant la vérité de cette prophétie. O Seigneur Ressuscité, éclaire-nous pour que nous soyons dans le bien jusqu'à la fin, fortifie-nous pour que nous puissions supporter la persécution jusqu'à la fin ; à toi soit la gloire pour l'éternité. Amen ». Cette prière admirable, l'évêque Nicolas allait la faire jusqu'à la fin de sa vie, pour lui-même comme pour son peuple. Dès 1941, la Yougoslavie, et tout particulièrement les Serbes des régions de Croatie, du Nord de la Slovénie et du Kossovo connurent une persécution sans précédent, un génocide fondé sur des principes anciens et nouveaux. Les Serbes de l'état totalitaire de Croatie, fondé avec l'aide des Allemands par Ante Pavelic, furent les victimes à la fois du paganisme nazi et de l'une des dernières croisades. Selon certaines sources, jusqu'à 750 000 orthodoxes serbes furent tués parce qu'ils voulaient rester orthodoxes dans « l'Etat indépendant de Croatie ». Les pires atrocités furent commises ; on brûlait les fidèles dans les églises, on enterrait vivant, on fusillait les Serbes par centaines. L'épiscopat ne fut aucunement épargné ; l'évêque Savva de Karlovac fut arrêté, torturé et tué avec deux mille autres Serbes dans l'île de Pag ; l'évêque de Zagreb Dosithée subit le même sort ainsi que l'évêque de Banga-Luka, Platon. Le métropolite Pierre de Bosnie, âgé de quatre-vingts ans, pour avoir rejeté l'ordre des oustachis croates, d'interdire l'alphabet cyrillique, fut déporté au camp de concentration de Jasenovac, où il périt. Dans le reste de la Yougoslavie, occupé par les Allemands, l'Eglise Orthodoxe fut considérée comme une force de résistance très dangereuse pour l'occupant : aussi dès 1941 le Patriarche Gabriel et l'évêque Nicolas furent-ils arrêtés et déportés à Dachau où ils subirent, avec humilité et courage, l'horreur des camps de concentration nazis. Nicolas Vélimirovic y demeura jusqu'à la Libération, gardé par la Grâce de Dieu, comme les adolescents dans la fournaise du Livre de Daniel, et vivant ainsi en union d'amour et de souffrance avec tous les orthodoxes serbes martyrs de la guerre. Très légitimement, il put donc mettre au calendreir ces martyrs que l'Eglise serbe vénère aujourd'hui comme des Saints : «  31 août : les sept cent mille qui souffrirent pour la foi orthodoxe, des mains des croisés romains et des oustachis durant la seconde guerre mondiale. Ce sont les nouveaux martyrs serbes ». Cette horreur des camps de la mort, du génocide, cette fureur nihiliste de la seconde guerre mondiale, l'évêque Nicolas en accusait la théologie, la philosophie et la morale propres à l'Occident qui, à force de laisser, dans l'humanisme, s'inverser les valeurs de la foi chrétienne, ont permis que le Christ soit relégué au dernier rang et oublié... « Ils ont donné au Christ le Seigneur la dernière place à la table de ce monde, comme au dernier des mendiants, et sur les premiers sièges, ils ont fait asseoir leurs grands hommes, leurs politiciens, leurs écrivains, leurs historiens, leurs savants, leurs banquiers, de même que leurs touristes et leurs footballeurs. Tous les regards de ces peuples se portent sur ces grands, sur ces dieux modernes et très peu sur le Christ, le vainqueur de la mort...Non seulement ces grands hommes divinisés se sont éteints, tels des flammes auprès desquelles personne ne vient chercher de chaleur, mais aussi la suite de la prophétie d'Isaïe devait se réaliser : «  On entrera sous les cavernes de la terre, pour éviter la terreur du Seigneur et l'éclat de sa majesté... » (Is.2, 19). Cela n'a-t-il pas été vrai de la dernière guerre ? Les hommes n'ont-ils pas fui, dans certains pays, comme dans le nôtre, dans les cavernes des rochers, dans les antres de la terre, pour y mettre leur vie à l'abri, contre les semeurs européens de la mort ?... » Et, plein d'amour pour les ennemis de son peuple, l'évêque Nicolas les appelait à retrouver la vérité, prophétisant même le moyen et le moment d'un tel retour : « Peut-être demanderez-vous : cette génération, la plus égarée de l'histoire, pourra-t-elle revenir à la vérité et à l'honneur ? -Elle le pourra. Puisse le Christ méprisé accorder cela le plus vite possible. -Quand cela arrivera-t-il ? Cela arrivera quand nos frères occidentaux commenceront à écrire, chaque année, des milliers de livres à la gloire du Christ notre Dieu. Quand la multitude des journaux chanteront, tout au long de l'année, les louanges des vertus chrétiennes et les œuvres bonnes et chrétiennes au lieu de parler des crimes, de blasphémer la Majesté divine, d'écrire sur le commerce des instincts charnels. Quand cette transformation sera faite, l'humanité d'Occident apparaîtra devant les Cieux visibles lavée, purifiée et parfumée du parfum céleste...La méchanceté n'existera plus entre les hommes, ni entre les peuples. La paix du Christ qui dépasse l'intelligence règnera et la gloire du Christ qui n'a pas d'égale dans ce siècle comme dans l'éternité... » L'EXIL La Guerre finie, l'évêque Nicolas, après un bref séjour en Slovénie, refusa la nouvelle dictature qui tombait sur la Yougoslavie, et prit le chemin de l'exil. Du communisme, il reejetait tout particulièrement l'idée d'un homme universel, abstrait, l'homme « générique » de Marx, privé de tout caractère personnel (hypostatique) propre. Cette « dépersonnification » de l'homme au profit de l'espèce lui semblait s'opposer exactement au but même de la vie chrétienne, l'acquisition de la ressemblance de plus en plus parfaite à la personne du Christ, le Dieu Homme, la « christification ». En obtenant cette ressemblance, loin de se fondre dans un modèle abstrait, chacun se personnalise davantage, transfigurant ses traits personnels, son « visage » physique et moral. Cette déification, cette christification, qui s'accomplit par la pratique d'un amour totalement désintéressé, « ne peut se rapporter qu'à une personne, et non à quelque principe, loi ou nature ». Priant pour son peuple tout entier, Monseigneur Nicolas partit pour l'Allemagne, puis pour l'Amérique où il put demeurer dans le diocèse serbe de l'évêque Denis jusqu'à sa mort, survenue en 1956. L'orthodoxie étant à la fois « la foi véritable » et la piété véritable, Nicolas Vélimirovitch fut le défenseur de la sainteté authentique : il fut le premier à demander la canonisation de Saint Jean de Cronstadt et celle des Nouveaux Martyrs Russes ; les Saints sont fous pour le monde, disait-il, mais le monde est fou pour ceux qui suivent l'Evangile : «  Bien sûr, toute personne sainte semble un anachronisme à ses contemporains, adeptes des choses faciles. L'un des grands paradoxes du XX° siècle est là : tant de soi-disant chrétiens se croient dans le progrès alors qu'ils sont arriérés, parce qu'ils suivent dans leur vie la loi païenne des peuples qui vivaient avant le Christ, et dans le même temps, trouvent arriérés ceux qui suivent la loi nouvelle et bien plus moderne de l'Evangile ! Les uns et les autres peuvent être appelés des fous ! Les premiers sont des fous par souci d'Epicure, les seconds, des fous par souci du Christ ; les premiers sont les vrais fous, les seconds le paraissent, mais sont en réalité avisés... » Portant dans sa vie, dans son destin unique, la liberté de son peuple, dans le Christ vainqueur des trois seuls ennemis de l'homme, le diable, le péché et la mort, l'évêque Nicolas s'est ainsi, par l'ascèse et la prière, préparé à la dernière attente qu'il évoquait en ces termes : «  Quelle est notre dernière attente, mes frères ? La nuit nous attendons le jour ; le jour nous attendons la nuit, et ainsi la nuit, puis le jour...mais aucune de ces attentes n'est notre dernière attente... quelle est notre dernière attente, mes frères ? Dans le temps de joie, nous tremblons, attendant la tristesse ; dans la tristesse, nous attendons, pleins d'espoir, la joie et ainsi de suite... Mais ce n'est pas là notre dernière attente. Notre dernière attente, mes frères, est celle du Jugement de Dieu. Quand le Jugement divin viendra, le Jour terrible qui brûlera comme une fournaise, chacun recevra ce qui lui est réservé : une joie sans tristesse pour les uns, et une tristesse sans joie pour les autres. Ceci, mes frères, est l'ultime attente de la race humaine, qu'elle le sache ou qu'elle l'ignore, qu'elle y pense ou qu'elle n'y pense pas... » Que la mémoire de Monseigneur Nicolas, dont toute la vie fut une juste attente de la dernière attente, soit éternelle ! CASSIENNE L'histoire de Cassienne est un véritable poème tissé avec le fil d'or des Ecritures, de l'enseignement des Pères et des vies des Saints. Comme le dit parfaitement le grand iconographe et poète Photios Kondouglou : «  Un des signes distinctifs de l'orthodoxie, c'est la simplicité du cœur porteur de la foi. Et là où se trouve la foi véritable et inébranlable, là se manifestent tous les charismes spirituels et les dons de Dieu. Notre peuple orthodoxe vit spirituellement par sa vie liturgique. Ce n'est pas de théories et de systèmes philosophiques qu'il a besoin, mais de sainteté ». Le Père Callistrate, la moniale Cassienne appartiennent à ces nombreuses figures anonymes dont l'orthodoxie est pleine et qui s'abritent humblement à l'ombre des monastères où ils vivent la plénitude des béatitudes. «  Bénis et bienheureux, ajoute Kondouglou, sont en vérité ceux qui ont vite compris l'amertume qui se cache derrière les joies de ce monde et qui se sont réfugiés auprès du christ qui a proclamé bienheureux les pauvres en esprit, les affligés, les doux, les miséricordieux, les purs de cœur, les pacificateurs. Les hommes dont la pensée est charnelle les considèrent comme malheureux, méprisés, rejetés, associables, incultes, arriérés, douloureux. Mais ces bienheureux ont reçu du Seigneur le don merveilleux de transformer le deuil en joie, les larmes en allégresse...En eux s'accomplit le mystère de cet état merveilleux que les Pères appellent le « deuil joyeux ». Les dons du Saint Esprit sont tels que l'homme charnel ne peut les comprendre. C'est pourquoi on use de mots nouveaux, comme « deuil joyeux ». Voilà les langues nouvelles dont le Christ a dit que tous ceux qui croiraient en Lui les parleraient : «  Ils parleront des langues nouvelles » (Marc 16, 17). Comme du deuil de la pénitence jaillit la joie, comme, dans l'Ancien Testament, du sein stérile a surgi l'enfantement, et, dans le Nouveau, du tombeau est sortie la vie ; ainsi, dans Cassienne, de l'infirmité et de la laideur de Ioula la bossue prête à commettre un meurtre, la force de Dieu, « la force miraculeuse de l'amour du Christ », fait paraître la beauté de la moniale Cassienne, beauté spirituelle que le temps ni la corruption ne peuvent ternir et qui brille comme le soleil : «  Les Musulmans la nommaient Nena, et les chrétiens Sigana (la brillante), parce que son visage brillait. Ni le jeûne, ni le labeur, ni la vieillesse ne purent éteindre l'éclat de son visage »... Quant aux Centuries sur l'amour chrétien, écrites pour Cassienne, et que Monseigneur Nicolas attribue au Père Callistarte, leur apparente simplicité cache la plus difficile et la plus haute théologie, « les langues nouvelles » nourries d'un Saint Maxime le Confesseur et de tous les Pères qui ont enseigné sur l'amour divin. Nous ne savons pas si l'évêque Nicolas a connu la moniale Cassienne ou le Père Callistrate, ni comment il a appris leur histoire ; nous savons cependant qu'il a approché d'autres saintes figures inconnues aux yeux du monde et grandes devant Dieu. L'une d'elles, Stéphanida Iouravitch, que l'évêque Nicolas aima et protégea, fut une seconde Cassienne. Son ascèse et sa prière durant les nuits étaient telles que ses jambes n'étaient plus qu'ulcères et plaies. Pendant la guerre, malgré le couvre-feu, elle ne voulut pas éteindre la lampe de sa veilleuse, figure de la prière spirituelle, qui brûlait devant ses icônes. Les soldats des troupes allemandes d'occupation s'en aperçurent, et ne pouvant la faire obéir, ils la rouèrent de coups, sur ses jambes blessées en particulier, la laissant invalide. Peu après, elle mourut de ses blessures. Elle est comme le symbole de la prière véritable, celle de Cassienne, du Père Callistrate, de l'évêque Nicolas, qui, telle la veilleuse, rallumée sans cesse au prix du sacrifice humain, ne s'éteint pas. L'ENSEIGNEMENT DE NICOLAS D'OCHRID SUR L'AMOUR DANS CASSIENNE L'enseignement de l'évêque Nicolas dans Cassienne est le résumé, la quintessence de toute la théologie orthodoxe sur l'amour qui se fonde sur la Sainte Trinité et sur l'Incarnation du Verbe et Fils de Dieu. Pour expliquer la nature de l'amour, les Pères de l'Eglise décrivaient un cercle et ses rayons : plus le rayon se rapproche du centre, plus il est proche des autres rayons ; ainsi celui qui s'unit totalement à Dieu s'unit parfaitement à son prochain, parce que le Christ, vrai Dieu et vrai Homme, mesure de toutes choses, récapitule toute l'humanité dans son amour ; celui qui s'unit au Christ, s'unit à toute l'humanité et peut dire avec tel ascète du désert : «  J'ai passé vingt ans à lutter afin de voir tous les hommes comme un seul ». Saint Maxime le Confesseur qui, treize siècles avant l'évêque Nicolas, écrivit des Centuries sur l'amour, définissait de même l'amour comme « une disposition bonne de l'âme qui lui fait préférer à tout la connaissance de Dieu ». Une telle conception absolue de l'amour peut surprendre le lecteur moderne qui pense sincèrement que l'amour chrétien consiste d'abord en une œuvre d'assistance, d'entraide, voire d'entente sociale et universelle fondée le plus souvent sur l'émotion et les sentiments. Pour notre auteur, fidèle disciple de Saint Maxime le Confesseur et de toute la tradition patristique et ascétique, l'amour est au-delà de tout sentiment, de toute émotion : il est incréé, éternel, parfait : «  Tout ce qui est peut se répartir en créé et incréé. Dieu est incréé. Tout le reste est créé. Et l'amour est incréé et éternel. Car l'amour n'est pas seulement un attribut de Dieu, mais Son Nom même, la plénitude de l'âtre de Dieu. Ainsi il est dit : «  Dieu est amour » (1 Jn 4, 8). LA SAINTE TRINITE, MYSTERE DE L'AMOUR C'est la révélation de la Sainte Trinité aux hommes qui leur a manifesté Dieu comme amour incréé. La personne, l'hypostase du Père aime le Fils et le Saint Esprit ; le Fils aime le Père et l'Esprit ; le Saint Esprit aime le Père et le Fils ; et l'amour est une énergie incréée de la nature divine commune aux trois personnes : «  Tout cela en une unité incompréhensible, sans séparation ni confusion. Tout cela incorporel et spirituel. Il en est ainsi d'une éternité à l'autre, sans commencement, sans fin, sans changement, sans diminution, ni augmentation, sans qu'interviennent ni le temps ni l'espace ni tout autre événement extérieur ». Sans la confession de la Sainte Trinité, affirme Nicolas d'Ochrid, toute connaissance véritable de l'amour est impossible. De toute éternité le Père aime son fils et un Dieu abstrait ne peut être amour de toute éternité, avant toute création du monde : «  Vouloir imaginer Dieu sans Fils reviendrait au même que de l'imaginer sans amour. Car l'amour demande un objet...Et qui donc Dieu aimerait-il dans son éternité, avant la création du monde, s'il n'a pas le Fils comme objet de son amour ? » Pour cette raison, les païens n'ont pu concevoir Dieu comme amour : «  Avant le Christ, les hommes avaient réussi, avec leur esprit et par tous leurs efforts, à créer de grandes civilisations, sur tous les continents du monde, mais ils n'ont pu arriver à une conception correcte de Dieu comme Sainte Trinité dans l'Unité et donc de Dieu comme amour ». Même l'Islam, pourtant « l'une des religions les plus élevées », qui a conçu Dieu comme justice et miséricorde, n'a pu le penser comme amour, faute de confesser la Sainte Trinité : «  Puisque, selon cette religion, Dieu n'a pas de Fils, nulle part dans le Coran, il n'est parlé de l'amour de Dieu ». Ici le Père Callistrate a une remarque d'une grande portée théologique et existentielle : «  L'Amour au sens plein, dit-il, est seulement l'amour entre trois personnes. Il en est ainsi sur terre parce qu'il en est ainsi dans les Cieux ». Elle mesure toute la singularité de la doctrine de l'amour du Père, du Fils et du Saint Esprit, comme énergie incréée, et combien le filioquisme s'est éloigné du Dieu d'amour, réduisant la Trinité aimante à une relation bipolaire. En effet, si le Saint Esprit est, comme le veut le filioquisme, le lien d'amour entre le Père et le Fils, alors le Père aime le Fils et le Fils aime le Père, mais le Saint Esprit n'est plus une personne à part entière, seulement l'unité des deux autres – et l'on dira que le Père et le Fils règnent « dans l'unité du Saint Esprit ». Voilà la Trinité ravalée à une dualité figée ( la relation devient une personne), dont l'amour n'est même pas une énergie qui puisse se communiquer aux hommes ( la personne de l'Esprit ne se communique pas). On voit comment les remarques du Père Callistrate éclairent la théologie orthodoxe, comment le dogme est source de vie, et la charité, inséparable d'un dogme juste. «  Sans la Révélation de la Sainte Trinité aux Prophètes, aux Apôtres, aux Saints, écrit-il en effet, tout notre discours sur l'amour ne serait qu'une sorte de chanson nostalgique, sans fondement ni réalité, sans justification ». Aussi est-ce à « cette triple flamme de l'être, de la vie et de l'amour », à «  cette flamme grandiose de l'amour divin » que nous devons allumer aussi « les petits cierges infimes et insignifiants de notre amour terrestre qui vacillent et qui fument, s'éteignant au moindre souffle »... LA CREATION ET LA DESTINEE DE L'HOMME Sans l'amour éternel et incréé, la création, la destinée de l'homme ne sont-elles pas incompréhensibles ? Là aussi, la réponse n'est pas le fruit de la spéculation : «  L'Eglise et l'Eglise seule donne la réponse : dans l'excès de l'amour qui existe en lui, Dieu a créé tous les mondes, invisibles et visibles, par son Fils unique, pour être agréable à son Fils...Dans son immense amour pour son Père, le Fils a voulu lui être agréable en lui créant de nombreux Fils, et pour lui-même de nombreux frères, inférieurs à lui-même, mais dans l'amour égaux à lui par adoption ». La création a pour origine l'amour divin qui prévoit, qui inclut la déification de l'homme créé à l'image de celui qui est l'image parfaite de Dieu, le Christ. «  Au commencement, Dieu créa les Cieux et la terre » dit la Gensèse ; «  au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu », dit l'évangéliste Jean : il n'y a pas ici deux commencements ; mais un seul, le Fils coéternel au Père qui « a pris l'initiative de la création » : «  Le Fils a pris la direction des mondes créés devant son conseil éternel. En outre, il a donné son acquiescement volontaire pour s'offrir lui-même en sacrifice, si et quand c'était utile, comme agneau innocent et sans tache, prédéterminé au sacrifice «  dès avant la fondation du monde » ( 1 Pierre 1, 20). Dès lors, l'épopée inouïe de la création du monde commença ; mais « Dieu seul ne faisant pas un mauvais usage de sa liberté », l'un des anges supérieurs, Lucifer, « s'écarta incommensurablement de Dieu ». Quant à l'homme, avant d'être trompé par Satan, il était uni à Dieu par un saint amour : «  Tant que la vision du Dieu de vérité et d'amour brilla dans l'âme d'Adam et d'Eve, ils furent de vrais Dieux – des petits dieux – dans la mesure où le Créateur avait donné à ces êtres rationnels d'exister selon son amour ». La toute-puissance de Dieu ne connaissant que deux limites – Dieu ne peut pas revêtir le péché ; il ne peut contraindre la liberté de sa créature – Eve fut trompée par le serpent : «  Dès l'instant où elle fit confiance au serpent tacheté, c'est-à-dire au mensonge camouflé, son âme perdit son harmonie, les cercles de la divine musique se désaccordèrent en elle, et son amour pour son créateur, pour le Dieu d'amour, se refroidit »... Dans son récit de la chute et de la Rédemption, Nicolas Vélimirovitch rompt avec la doctrine scolaire influencée par la scolastique, que l'on enseignait alors dans les séminaires orthodoxes russes ou dans les universités grecques : il revient à la plus pure théologie patristique ; il la retrouve, non dans les livres, mais par expérience. Il fait la même expérience de l'amour de Dieu que les Pères avaient faite, et porte les mêmes fruits. Pour les Pères, Dieu n'a créé Adam et Eve dans le Paradis ni parfaits, ni imparfaits, ni mortels, ni immortels. Comme principe de vie, ils avaient l'Esprit vivifiant et, de ce fait, étaient participants de la Trinité ; mais Dieu leur donna le commandement de se parfaire progressivement, pour arriver, avec le temps, à la déification. En transgressant le commandement divin, en goûtant, sans y être préparés, à l'arbre de la connaissance, Adam et Eve ont perdu leur « prédestination » (proorismos) originelle ; la « chute » a été aussi un fourvoiement qui les a détournés de leur voie et de leur but – qui était d'arriver à la déification. Ils se sont privés de la communion avec Dieu dans l'Esprit et leur nature est tombée malade, infectée par le péché. Avant même de mourir physiquement, ils connaissent la mort véritable, qui est d'être séparé de Dieu. Transmise par Adam et Eve à toutes les générations, la nature dont les hommes héritent est malade, blessée par le diable. Ce n'est pas de la culpabilité d'Adam, comme le veut la pensée occidentale, que nous héritons, mais de la nature humaine affaiblie, usée par le péché. Dieu n'a donc pas puni l'homme de la mort, comme le proclame le Concile de Trente ; il a, dans son amour de l'homme, permis la mort physique, pour que sa créature ne vive pas éternellement malade et séparée de la Sainte Trinité principe de vie. Par son Incarnation le Verbe, le Christ libère l'homme du diable, du péché et de la mort qui le rendaient esclave ; il rend à nouveau possible sa destination première : atteindre la déification et l'immortalité. Par le Christ, la perfection de l'amour, divin et humain, a été révélée aux hommes, à tous les hommes : «  Deux fois l'amour du Christ a secoué la terre : la première fois quand il est mort sur la Croix, pour délivrer le genre humain du péché et de la mort. La deuxième fois, quand il a ressuscité dans la lumière et dans la gloire, libérant les prisonniers de l'Hadès ». L'homme ne peut aimer véritablement ni Dieu ni son prochain, poursuit Nicolas vélimirovitch, s'il n'aime pas le Christ : «  L'homme ne peut avoir un amour réel et stable envers Dieu, s'il n'a préalablement acquis l'amour pour le Christ. Il ne peut pas non plus avoir l'amour pour le prochain sans avoir l'amour du Christ. Nous le répétons et nous le répéterons encore ; ainsi qu'il est dit : «  Dans ta lumière, nous verrons la lumière » ; on pourrait dire de même : «  dans ton amour nous aimons », car c'est seulement par l'amour de Dieu, qui a pris chair dans l'amour du Christ, que nous pouvons aimer véritablement et Dieu, et nous-mêmes, et notre prochain, et même nos ennemis ». Selon les Pères de l'Eglise, au-delà de la mort, l'amour de Dieu, l'amour du Christ, Dieu et Homme, est la seule réalité ; mais cet amour a une double énergie : il réjouit ceux qui ont vécu en harmonie avec lui, et il est insupportable pour ceux qui l'ont rejeté et qui n'ont pas préféré à tout l'amour du Christ. AMOUREUX DU CHRIST Notre origine, notre destinée, étant incompréhensibles sans l'amour divin, la perfection - «  Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » -, la Ressemblance parfaite au Christ, s'obtient par l'amour. Cette acquisition de l'amour, à son tour, est impossible sans ascèse : «  Si tu m'entends parler d'amour, ne va pas croire que cela soit facile à atteindre », disait Saint Syméon le Nouveau Théologien. Cet amour libre et désintéressé, passe au-dessus des avantages de ce monde et même au-dessus du Salut personnel quand il s'agit de vouloir le Salut des autres, comme le montre l'exemple de Moïse et de l'Apôtre Paul qui voulaient même être séparés de Dieu et anathèmes pour le Salut de leur peuple, de leurs frères : «  Lorsque l'amour divin entre dans le cœur humain, avec lui entre tout : et la sagesse et la force, et la pureté et la miséricorde, et la justice et le courage, et la tempérance et la lucidité, et la paix et la joie, et toute bonne chose... » Les amoureux du Christ, ce sont les Saints, qui ont vaincu toute crainte et ne connaissent que l'amour, comme Saint Antoine, qui pouvait dire : «  Moi, je ne crains pas Dieu, parce que je l'aime ». Aussi vénérer les Saints, c'est rendre gloire au Christ lui-même : «  Celui qui rend gloire aux Saints du Christ, rend gloire au Christ lui-même. Les Saints ont glorifié leur Seigneur sur la terre, par l'amour divin, et ils ont observé ses commandements dans toutes les tentations...Ne désirant rien pour eux-mêmes sur la terre, ils se sont tout acquis au Ciel ». Amoureux du Christ sont aussi, d'une manière générale, les moines « blessés par le très-doux et divin érôs », qui ont quitté le monde pour suivre leur Seigneur, « eux dont le monde n'était pas digne » : «  Seuls ceux qui ont un grand amour pour le Christ ont pu soutenir la grande austérité de la vie monastique dans l'Eglise orthodoxe – C'est pourquoi ils sont devenus « la lumière du monde », anges terrestres et hommes célestes, règle de foi et de pureté. «  Celui qui aime converser avec le Christ désire être seul », comme l'a dit Saint Isaac le Syrien. Conversation d'amour avec l'amour divin dans la solitude. Les dernières pages de Cassienne sont un chant au monachisme et à l'amour du Christ, où l'évêque Nicolas rejoint lui-même les plus grands amoureux du Christ, les plus grands Saints théologiens de cet amour, tel Saint Syméon le Nouveau Théologien qui chantait : « Courons, donc, fidèles, avec énergie, hâtons-nous, paresseux, avec efforts ! Réveillons-nous, nonchalants, pour posséder l'amour ou plutôt pour le recevoir en partage et ainsi quitter les choses d'ici-bas, et avec amour, nous tenir en présence de notre créateur et notre maître, parvenus, avec cet amour, loin des choses visibles... » Laurent Motte et + Père Patric Ranson CASSIENNE ENSEIGNEMENT SUR L'AMOUR CHRETIEN Par un jour de printemps, la veille de Pâques, trois voitures arrivaient de Sarajevo au Monastère de Milesevo. Les voyageurs, des notables serbes de Sarajevo, avaient le même but : lors de la première guerre mondiale, ils avaient fait le vœu, en cas de victoire des Serbes sur les Autrichiens, d'aller dans ce monastère pour y rendre grâce à Dieu, sur le tombeau de Saint Sava. C'étaient des notables qui avaient été libérés de captivité par l'entrée de l'armée serbe dans la ville ; ils étaient les survivants, parmi plusieurs milliers, de leurs frères orthodoxes de Bosnie qui avaient perdu leur vie dans les souffrances et le martyre pour leur foi, pour leur patrie et leur liberté. Ils étaient douze au total, dont quatre femmes : Paul de Sarajevo, fils du fameux Jean de Sarajevo, le marchand de tissus et de soie : Pierre Soumrak, vieux médecin de cette ville, et Marko Knez, homme politique et philanthrope. Le voyage, long et fatigant, les obligea à passer deux nuits à l'étape, et c'est seulement le troisième jour qu'ils arrivèrent à Milesevo. Le deuxième jour au soir, ils arrivèrent au petit village de Priboï et se rendirent au Monastère voisin de Banja, pour y passer la nuit. Ce monastère était une fondation du roi de Serbie Uros au XIII° siècle. Ils prièrent et se lavèrent à la source miraculeuse voisine. Puis, d'excellente humeur, ils reprirent la conversation qu'ils avaient commencée. Les trois personnes que nous avons citées se trouvaient à la même table, et Pierre de Sarajevo déclara : Messieurs, je sens que je dois vous révéler un secret, avant que nous n'arrivions au Monastère de Milesevo. Nous avons tous en commun le même but pour ce voyage : réaliser le vœu que nous avions fait au cours de cette terrible guerre, et exprimer notre gratitude à notre Dieu et Seigneur, pour la liberté qu'il nous a accordée. J'ai cependant un devoir particulier, qui m'a été transmis par mon défunt père d'éternelle mémoire. Dans tout Sarajevo, on connaît le nom de la moniale Cassienne, qu'on appelait aussi « Ioulana la bossue ». Mon père, qui était très lié à son père, m'a laissé un manuscrit au sujet de la Bossue. Il m'a confié le devoir, avant de mourir, d'aller dès que je le pourrais, au Monastère de Milesevo pour le joindre à un autre texte écrit par le Père Kallistrate, le père spirituel de notre famille. Puisqu'il est encore trop tôt pour aller nous coucher, je vous lirai, si vous le voulez bien, ce manuscrit que mon père m'a confié. Bien sûr, lis-le nous ! dirent les autres. Alors Paul sortit de son sac ce curieux manuscrit, jauni par le temps, et commença à le lire. Sur la première page était écrit : « Notes sur la fille de mon ami de jeunesse, Nicéphore Milic, à présent défunt, ancien propriétaire à Sarajevo, et au sujet de l'illustre père spirituel Kallistrate, higoumène du Monastère de Milesevo. J'interdis formellement qu'il soit publié avant ma mort, et avant la fin de l'occupation autrichienne en Bosnie, dont j'espère qu'avec l'aide de Dieu, elle arrivera rapidement. Ceci est le testament que je lègue à mon fils Paul ou à ses héritiers ». Ayant terminé la lecture de ce titre, Paul donna quelques explications : Il faut que vous sachiez, Messieurs, que mon père avait un certain talent littéraire. Il avait publié de nombreux articles et poèmes dans la revue « Feuilles de Bosnie ». Nicéphore Milic était pour lui un ami inséparable. L'higoumène Callistrate descendait dans notre maison chaque fois qu'il venait à Sarajevo. Malheureusement je n'ai, du Père Callistrate, qu'un souvenir vague, car j'étais encore petit enfant, mais je me souviens que je lui baisais la main et qu'il me caressait et me bénissait. Je ne me souviens pas de Ioula la Bossue, alors qu'elle vivait dans le monde, mais je me souviens très bien de la moniale Cassienne. Elle est venue deux ou trois fois à Sarajevo, et elle descendait chez nous. Maintenant écoutez ce qu'a écrit mon père. IOULA LA BOSSUE Le rossignol avait déjà terminé son chant de louange nocturne au Créateur, lorsque le soleil se leva à l'Orient. Le grand soleil, l'idole de toutes les mythologies, se présentait, tel ces grands plateaux de cuivre que fabrique la corporation des chaudronniers du bazar, pour continuer à sa manière la louange divine. Ne crois pas, brillant soleil de Dieu, que tu sois le premier à sonner le réveil des habitants de Sarajevo. Plus matinal que toi, le Père Callistrate prie devant l'icône du Seigneur, récitant les prières de la sainte communion. Il n'avait pas encore terminé que quelqu'un frappa à la porte. Conformément à l'habitude monastique, il attendait d'entendre : «  Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous » pour répondre : «  Amen ». Comme cependant les coups continuaient sans que quelqu'un ne parle, il demanda : Qui est-ce ? C'est moi, Père, ouvre-moi, dit une voix de femme. Le Père Callistrate se signa et ouvrit la porte. Devant lui se tenait une femme petite et bossue. Une jeune femme richement vêtue, avec un fichu bariolé sur la tête. Mais surtout elle était dominée par une bosse. C'était comme si une bosse la transportait, et non pas comme si elle transportait une bosse. Bonjour, mon père, pardonnez-moi de vous déranger si tôt, mais j'en avais besoin. Elle s'approcha, baisa avec indifférence la main du Père, et continua : C'est bien aujourd'hui, après la liturgie, que vous devez couronner le mariage d'un couple, n'est-ce pas ? Oui, c'est vrai, répondit le Père. Je ne les connais pas encore, mais on m'a dit d'aller couronner leur mariage. La jeune femme sortit de ses vêtements un pistolet et s'écria : Je suis venue vous dire ceci : Je tuerai le fiancé avec ce pistolet devant l'autel, après leur couronnement. Oui Ioula la laide et la bossue fera cela, même si elle doit achever sa vie avec la même arme. Parce que le futur marié était mon fiancé, et qu'aujourd'hui il va en épouser une autre. Mais ma fille, commença le Père Callistrate...Ceci est une église. Le mariage est décidé, et les bans ont été publiés trois fois. Je n'ai pas entendu parler d'empêchements à ce mariage. Pourquoi n'as-tu pas présenté ton opposition lorsque le prêtre a demandé dans l'église : «  Quelqu'un s'oppose-t-il à ce mariage ? » La femme répondit avec colère : C'est en pure perte que je me serais opposée. Deux hommes déjà ont rompu leur promesse, et je me suis opposée sans résultats. Voici le troisième. Maintenant je ne m'opposerai plus avec des larmes de femme, mais avec le pistolet que voici. Ses yeux brillaient comme ceux d'une lionne. Le moine de Milesevo se trouvait soudain devant une situation difficile et étrange. Mais il reprit ses esprits et dit : Assieds-toi, ma chère fille, assieds-toi sur ce canapé, et raconte-moi ton histoire. La jeune fille s'assit brusquement et nerveusement et commença à raconter : Mon histoire est longue, mon Père, mais je vais vous la résumer rapidement. Mes parents sont morts, et m'ont laissée unique héritière de leurs biens : le bétail et les bois, les maisons, les commerces et l'argent. Mais à quoi bon tout cela quand je suis la plus laide du monde ? Je ressemble plus à un chameau qu'à un être humain. La jeune fille soupira, mais poursuivit en retenant ses larmes : Je pris mon parti de cet amer destin, et je pris la décision de ne jamais me marier, même si quelqu'un me demandait ma main. Cependant je rencontrai un homme, ou plutôt un monstre, qui travaillait déjà dans le commerce de mon père. Il avait été congédié parce qu'il buvait. Et pourtant chaque jour il me faisait la cour, en me parlant de ma beauté : Quel visage angélique tu as ! Tes yeux sont comme les Cieux ! Tu as les mains fines et blanches comme la neige ! Et que dire de ta magnifique chevelure ! Il me répétait sans cesse ces compliments stupides. Le vieux moine avait alors à peine regardé prudemment le visage de la jeune fille. Et il se dit que le malheureux n'exagérait pas. Mais la bosse brisait le charme. Je savais que ce n'était que mensonges. Mais ils me plaisaient. Y a -t-il quelqu'un à qui de tels mensonges ne plaisent pas ? Et moi, qui suis seule et orpheline ! Aussi, quand il me demanda ma main, je lui dis oui. A partir de ce moment, je lui donnai de l'argent, et quand il m'en demandait, et quand il ne m'en demandait pas. Puis un jour il disparut de Sarajevo, sans dire un mot. Plus tard, j'appris qu'il avait épousé une divorcée en Autriche. J'espère qu'il a fait sa vie. Le second fut un étudiant en médecine des bouches Kotor. Je l'entretins jusqu'à ce qu'il eût fini ses études. Je soutins même de mes deniers ses pauvres parents. A la fin de ses études, nous décidâmes de célébrer le mariage dans le célèbre monastère de Savina. Au jour fixé j'entrai dans l'église avec ma nourrice, qui m'avait élevée à la maison et que je considérais comme une mère. Nous étions venues, mais point lui ! Il s'était enfui la nuit précédente vers une direction inconnue !... Une telle chose n'est jamais arrivée dans ce monastère ! s'exclama le moine. Il prit son visage dans ses mains et éclata en sanglots comme s'il avait eu honte et se cachait. J'ai pleuré pendant trois jours sur les genoux de ma nourrice, jusqu'à verser la dernière larme de mon cœur. ...Lorsque Paul lut cette histoire au sujet de l'étudiant en médecine, le médecin Soumrak mit sa tête dans ses mains, et commença à pleurer. Les autres mirent cela sur le compte de son cœur sensible... Vous n'êtes pas pressé, mon Père ? demanda la jeune fille. Non, non, répondit Callistrate, nous avons encore deux heures avant la liturgie. Je vous remercie. Maintenant je vais finir. Après ces deux expériences, je me mis à haïr tous les hommes comme hypocrites et trompeurs. Je promis à ma nourrice de ne plus jamais penser au mariage. Malheureusement, je suis tombée dans une troisième épreuve. Le troisième prétendant était un riche voisin. Nous avions grandi ensemble. Nous étions allés ensemble à l'école paroissiale. Je le connaissais bien. Tout Sarajevo le connaissait. Il préférait la compagnie des Turcs à celle des Serbes. Il était le frère adoptif d'Ismaïl, le fils du Muezzin de la Mosquée du Bey. Ils s'amusaient ensemble, buvaient et jouaient aux cartes. Ce qui les unissait n'était ni la Croix ni le Croissant, mais le café et la chasse. Mais moi, mon père, je repoussai énergiquement sa proposition. Je comprenais qu'il ne m'aimait pas. Malgré tout, j'en étais follement amoureuse. Un jour il perdit aux cartes. Il me demanda de lui céder un magasin. Je le fis aussitôt. Il le vendit et paya son dû. J'étais si aveugle que je lui aurais donné tout mon bien. Finalement nous nous sommes fiancés. Et voilà qu'aujourd'hui il en épouse une autre ! Père, couronnez son union. Mais moi, je vous promets qu'il n'ôtera pas vivant la couronne de sa tête. Je le tuerai dans l'église pour que tout Sarajevo s'en émeuve, et que les séducteurs de femmes prennent peur. Mais aussi pour que...notre Dieu soit plus sage, qu'il cesse d'empoisonner le monde en fabriquant des menteurs et des voleurs. Ma fille, s'écria Callistrate, tu blasphèmes ! En quoi Dieu est-il coupable ? Je ne crois plus en un Dieu bon. Jadis j'y croyais de tout mon cœur, et je le priais et je le chantais dans le choeur de l'église ; mais la méchanceté des hommes m'a éloignée de Dieu et de l'église. Aussi aujourd'hui c'est moi qui jouerai le rêle du Dieu justicier. Je purifierai son temple du sang impur de celui qui a foulé aux pieds sa parole. Je vais me faire justice pour moi-même, Ioula la bossue, et pour toutes les bossues que des hommes sans conscience abusent dans leur malheur. Cesse tes blasphèmes ! S'écria le Père. Le Dieu de justice existe, et tu avais raiosn d'y croire auparavant, comme tes parents, jusqu'à ce que tu te sois laissée entortiller par des hommes démoniaques. Dieu existe, mais son adversaire Satan existe aussi. Dieu a donné la liberté aux hommes, pour qu'ils choisissent entre lui et son adversaire. Dieu est bon, et il ne faute pas, même si tes fiancés sont tombés sous le joug du démon, même si tu as accepté avec légèreté leur compagnie et t'en es éprise. Aujourd'hui, c'est le jour du Seigneur, repens-toi des paroles de blasphème que tu as prononcées, et surtout repens-toi devant moi, le serviteur de Dieu. Je ne me repens pas et je ne renonce pas. Aujourd'hui je serai Dieu au-dessus de la vie de ce perfide et de ma propre vie. Excusez-moi mon père de vous avoir dérangé. Elle s'inclina et sortit. Callistrate écrivit rapidement un billet et l'envoya aux fiancés. Il leur faisait savoir qu'il ne pourrait couronner leur mariage ce jour-là. Ioula n'en sut rien. II CALLISTRATE Lorsque les coups de la simandre de bois annoncèrent l'office du soir dans les temples chrétiens – sous la domination turque il était interdit d'utiliser des cloches -, le père Callistrate se trouvait dans une vieille église serbe. Sarajevo l'insouciante commençait à se divertir. Pour le père Callistrate, cela ne signifiait rien de plus qu'un gazouillis de moineaux, ou que des cris d'oiseaux de nuit. Il n'approuvait ni ne condamnait cette manière de vivre. Il y a deux voies, disait-il. La voie monastique et la voie du monde. Ceux qui empruntent la voie du monde n'ont pas juré qu'ils la suivraient jusqu'à la mort. Les moines, eux, promettent de rester moines jusqu'à la mort. Ainsi les gens du monde, quand ils sont déçus de se trouver dans une voie qui mène à une impasse, peuvent se convertir et rechercher la voie étroite qui conduit à l'éternité. Mais les moines ne peuvent être déçus. Ils ne peuvent que tomber et se relever, à nouveau tomber et se relever, mais toujours sur le même chemin. Ainsi pensait le père Callistrate. Pour lui n'existaient ni Sarajevo ni Constantinople. Il portait son propre monde en lui, un monde où les Incorporels jouent une musique sans rapport avec la musique d'ici-bas ; Depuis cinquante ans il s'exerçait à l'ascèse au Monastère de Milesevo. Matin et soir il encensait les fresques et les icônes des Saints, et ceux-ci lui étaient plus familiers que les hommes, avec qui il communiquait comme avec des ombres. Pour Callistrate, la réalité était ce qui se trouve derrière les icônes et les fresques. Ce qui circulait autour de lui, vêtu de chair et de sang, était pour lui aussi symbolique et trompeur que des ombres. Il considérait les morts comme ses vrais amis, alors que les vivants ne sont pas sûrs. Mais pour cette raison aussi, son amour pour les vivants était sans limite. Jamais Callistrate n'entrait dans le sanctuaire sans s'arrêter quelques instants devant la grande fresque qui représente Saint Savva. Que pensait-il alors ? -Toi, Père saint, tu as renoncé au monde à l'âge de dix-sept ans, et tu t'es attaché à celui qui nous a créés par bonté, et qui par bonté attend notre retour. Moi, je ne l'ai fait qu'à vingt-sept ans. Toi comme chef, moi comme simple soldat. Guide-moi vers le chemin du Royaume ; j'appuie ma tête sur tes genoux. Le père Callistrate venait certes d'une simple famille de travailleurs, mais il n'était nullement un ignorant. Son père était tailleur à Sjenica, et lui-même avait terminé ses études à la Faculté de Théologie d'Athènes. Deux fois on l'avait proposé pour l'épiscopat, mais il avait refusé. Le peuple l'en vénérait d'autant plus, non seulement dans la région de la vallée de Lim, mais dans toute la Bosnie et l'Herzégovine. Chrétiens et musulmans le considéraient comme un thaumaturge, parce que ses prières guérissaient beaucoup de malades, et les possédés venaient vers lui. Les Evêques venaient le visiter pour se confesser, et si l'un d'entre eux lui demandait ce qui est le plus important pour un prêtre, il répondait : Le plus important est d'être en rapport avec le Maître, puis avec ses gens, puis avec ses esclaves. Le Maître est le Christ, ses gens sont les Saints, et ses esclaves sont les hommes. Celui qui communie avec les esclaves du Seigneur seulement, sans considérer le Maître, suscite sa colère. Le père Callistrate n'avait pas de considération pour le monde de Sarajevo. Il connaissait sa fourmilière humaine, et s'en tenait à l'écart. Mais une sainte obéissance à l'Evêque le portait à Sarajevo. Il exécutait avec zèle ses devoirs pastoraux. Il servait chacun non comme homme, mais comme Dieu. Venant du Ciel où il vivait en esprit, il pénétrait facilement dans les affaires humaines, les soignait et guérissait l'affliction. L'histoire de Ioula la bossue ne causait en lui aucune confusion, mais seulement du chagrin et une profonde réflexion. Qui peut entrer dans les pensées d'un vrai moine ? Ses pensées ne sont pas comme celles d'un homme du monde, qui comme un papillon volette d'une image à l'autre. Elles sont beaucoup plus simples. Le moine ne peut envisager les choses terrestres qu'en descendant du Ciel pour regarder la terre avec des yeux célestes, et illuminer les hommes et les évènements par la lumière céleste. Il ne peut pas non plus penser aux personnes des hommes et à leurs rapports sans tisser des liens entre le Ciel et la terre, entre la nature et la surnature. En bref il ne peut pas penser en dehors de la prière. Toutes ses pensées sont irriguées par elle, et c'était justement le cas du père spirituel de Milesevo. Après avoir longuement réfléchi au cas de Ioulia la bossue, le père Callistrate dit résolument : Non, je ne peux pas l'aider par mes propres forces. Le pire de tout est qu'elle a renié sa foi. Elle blasphème cyniquement Dieu. Il faut d'abord qu'elle retourne vers lui. Car si elle tue ce malheureux et qu'elle se tue elle-même, elle peut le sauver lui de l'enfer, mais elle s'y enfoncera elle-même ; Moi je ne peux pas l'aider. Toi seul le peux, Dieu très-haut ! Ayant dit cela, le Père prit le Psautier et commença à le lire. Le Psautier comporte vingt cathismes. Après chaque cathisme, il se prosternait et priait uniquement pour «  la servante de Dieu, Ioulana la pécheresse ». Les prières du Père jaillissaient de son cœur et l'abreuvaient de larmes. Il dit : -Seigneur grand et redoutable, toi qui châties et fais miséricorde, qui sauves l'homme par le châtiment et la miséricorde, sauve ta servante pécheresse Ioulana. Retranche d'elle le diable qui assombrit son esprit, et te blasphème, toi qui est béni par les armées angéliques. Un esprit sain et pur ne peut te blasphémer. Seul le peut celui qui est enténébré. La ténèbre peut recouvrir même ton grand soleil, quand la lune le cache à la terre ; De même le diable ténébreux est entré en elle et dans son âme, et te cache à ses yeux ; Seigneur très bon, miséricordieux et longanime, aie pitié de ta servante Ioulana, illumine son esprit, pacifie son cœur. Illumine-la de ton Esprit Saint, pour qu'elle se convertisse à toi et te connaisse, toi le seul vrai Dieu et notre Sauveur. Ce sont de telles prières que le père spirituel élevait en faveur de Ioulana, après chaque cathisme. Après le psautier, il lut la prière de l'intercession de la Mère de Dieu. Les oiseaux de Sarajevo se mirent à chanter l'aube lorsque, fatigué, le père Callistrate cessa ses prières pour s'allonger sur son lit. III FAITS ET GESTES Ioula la bossue ignorait que le Père Callistrate avait reporté le mariage. Elle se rendit donc à la liturgie et choisit un emplacement stratégique, auprès du pupitre de droite. Elle savait en effet que lors du mariage le marié e tient à la droite de la fiancée, devant l'autel. Elle tenait le pistolet dan sa main droite, sous e vêtements. Elle ne fit aucun signe de croix. Son viage était blême comme celui d'un mort. Le Père Callitrate avait observé tout cela. Ce n'et qu'à la fin de la liturgie qu'elle apprit que le mariage avait été reporté. Elle était épuisée de tension nerveuse, et avec l'aide de sa nourrice, gagna à grand peine la sortie de l'église. Là elle perdit connaissance, et, transportée chez elle, tomba aussitôt sur son lit. Le Père Callistrate avait acquis ainsi la conviction que Ioula avait réellement décidé de commettre un crime dans l'église. Aussi il m'appela, moi, Jean de Sarajevo, pour que j'aille aussitôt chez ce malheureux, Voulé, pour lui faire savoir que le Père Callistrate ne pourrait couronner son mariage dans l'église de Sarajevo, ni le dimanche prochain, ni plus tard, ni même jamais. Et s'il décidait quand même de se faire couronner hors de Sarajevo, que cela ne fût pas connu en ville. Et surtout que Ioulana ne l'apprenne pas...C'est ce qu'il me dit et j'allai aussitôt lui en faire part. En m'entendant le malheureux se mit à crier : -J'irai me faire catholique romain, peut-être même musulman. Cela m'est égal. Personne ne peut m'imposer par la force Ioula la bossue. Si je la prends sur mes épaules, moi je serai un chameau à deux bosses! - N'as-tu pas honte, jeune homme? Dieu t'entend et te rétribuera, lui dis-je, et je retournai chez moi. *** Pendant de nombreuses nuits, Ioulana ne put dormir. Un excès de tension neveuse avait chassé d'elle le sommeil; Aussi retenait-elle sa nourrice jusque tard dans la nuit, la priant de lui raconter des histoires. La nourrice s'asseyait auprès du lit et lui parlait du bon vieux temps, lorsque la parole donnée valait plus cher que les écrits d'aujourd'hui, même pour prêter d'homme à homme des centaines de livres d'or. Alors on n'entendait parler, ni de manquements à la promesse de mariage, ni de divorces, et les femmes mettaient au monde douze enfants et plus. Là Ioulana la coupa : - Oh, nourrice, comme je voudrais avoir des enfants! C'est seulement pour les enfants que je veux me marier. Je méprise les hommes, mais j'aime infiniment les enfants. Les enfants, nourrice, les enfants, les enfants! Y a-t-il quelque chose de plus beau que les enfants, et surtout beaucoup d'enfants! Pas une fleur, mais un bouquet! Et que penses-tu, nourrice, du Père Callistrate? - Je pense, mon enfant, que c'est un saint homme. -Allons donc, un saint homme? un hypocrite comme tous les autres. - Non, mon cher enfant, mon agneau, celui-là ne ressemble pas aux autres. Celui-là vit plus pauvrement que n'importe quel ouvrier dans Sarajevo, et pourtant, il nous nourrit tous d'esprit et de vérité. Quand il célèbre dans l'église, moi je l'ai vu et d'autres aussi, son visage brille comme le soleil. Même les Turcs le respectent et l'appellent le petit Père. Leurs femmes demandent ses prières, et lui amènent leurs enfants malades. C'est notre père spirituel, ma colombe. - Assez, nourrice, laisse ces sottises, va te coucher. Mon Dieu, comme chaque âme humaine est complexe! Alors que Ioulana parlait contre Dieu et contre le serviteur de Dieu, au fond de son âme elle trouva la ressource nécessaire pour étouffer ses paroles. Chaque jour elle envoyait la nourrice demander au Père Callistrate de venir, et le Père trouva le temps de venir trois fois en une semaine. -Je vous remercie, Père, de ce que dimanche dernier vous n'ayez pas couronné ce misérable. Cependant vous le couronnerez dimanche prochain. Sachez que dimanche prochain, vous verrez deux morts devant l'autel. Je n'ai pas changé de résolution. Je le tuerai et je me tuerai moi-même. Le Père trembla jusqu'au plus profond de lui-même, comme s'il avait entendu la voix du démon venue du fond de l'enfer. Il dit : -Tu ne le tueras pas dimanche prochain, ni aucun autre dimanche. Il n'est pas question que je le couronne tant que je serai à Sarajevo. Sois tranquille et jette ton pistolet dans la rivière Miljacka. Il y a quelqu'un de plus grand que toi et que moi, qui juge. Mais il ne juge pas par vengeance, comme toi. Il juge par amour et par justice, par un amour et par une justice plus hauts. - Qu'est-ce que cet amour plus haut? L'amour n'est pas le même et unique partout et toujours? Je voudrais bien l'apprendre, dit la jeune fille en ironisant. - Ma fille, on ne peut parler de l'amour céleste à celui qui a perdu la foi en Dieu. Quand tu retrouveras ta foi ancienne en Dieu, alors seulement tu pourras en entendre parler et apprendre à le connaître, cet amour plus haut et divin, qui ne vient pas de la beauté du corps, ou de sa laideur. Car la foi est la racine sur laquelle pousse le grain de l'espoir et brillent les fruits d'or de l'amour. *** Tout au long d'une autre visite, Ioulana pleura beaucoup devant le Père, se plaignant de Dieu qui l'avait créée si laide. Le Père lui répondit : - Je t'assure, ma fille, que Dieu t'a faite ainsi par un immense amour pour toi. Qu'est-ce qui est plus grave : d'avoir les épaules bossues, ou d'être aveugle? -Oh! ne pas voir, c'est une chose terrible. -Certes, la cécité est une chose beaucoup plus terrible que ton infirmité. J'ai vu dans ma vie des centaines d'aveugles, et je n'en ai vu aucun qui fût athée. Au contraire, tous avaient une foi vivante dans leur coeur, et certains chantaient la louange de Dieu sur la gousla mieux que les meilleurs prêtres. Ton infirmité est peu de choses, et pourtant tu te plains. Que voudrais-tu? Que Dieu t'ait créée belle comme une néréïde, et qu'en plus tu sois riche? Je peux te dire que j'ai rarement vu, ni entendu parler par d'autres, ni lu de récits, d'une belle femme qui ait fait usage de sa beauté sans perdre son âme. *** Le jour suivant, Ioula se rendit de nouveau à l'église avec son pistolet. Elle doutait de la parole du père Callistrate, qu'il ne couronnerait pas Voulé. Cependant ce qu'elle attendait n'arriva point, et elle retourna à la maison avec sa nourrice, bredouille. Le même jour, cependant, il arriva quelque chose de beaucoup plus terrible. Voulé le parjure avait célébré ses noces le jour même dans une église du voisinage. Hors de Sarajevo. Comme les jeunes mariés et leurs invités revenaient du mariage, quelqu'un avait dressé une embuscade et tua le marié. La mariée disparut comme si la terre l'avait engloutie. Personne ne sut qui avait tué le marié et ravi la mariée. Mais tout Sarajevo chuchotait un nom, le nom du fils du Muezzin, Ibrahim. La puissance turque en Bosnie n'a jamais été aussi inique qu'elle l'était alors. Aussi personne n'osa porter plainte contre Ibrahim ni faire de recherches dans son harem. Je fus le premier à informer le Père Callistrate de ce qui venait de se passer. Il se leva, se tint devant l'icône, resta quelques minutes en silence, et dit : ô Dieu, pardonne à son âme! Quand je lui dis que j'allais informer immédiatement Ioulana de la manifestation de la justice de Dieu, il me regarda sévèrement : - Va, me dit-il, Jean, et dis-lui de ne point s'en réjouir; Qu'elle envoie le pistolet au bazar pour le vendre, et avec l'argent qu'elle en retirera, qu'elle achète un cierge, et qu'elle le fasse brûler pour le salut de l'âme de la victime. Quand je fis part de ces nouvelles à Ioula la bossue, elle commença par danser et battre des mains. Mais quand je lui transmis le commandement de Callistrate, elle s'assit et resta longuement pensive. Puis elle s'approcha et me dit : -Le Père a raison. Dieu a tenu son rôle, et moi je ferai ce que le Père désire. Et elle envoya le pistolet au bazar, pour le vendre. Elle fit brûler un cierge pour l'âme de Voulé. Après cela, la nourrice alla plusieurs fois chez le Père Callistrate, et l'invita à venir faire une visite. Mais le Père n'y alla pas de nouveau. Quand on entendit que le Père se retirait brusquement à Milesevo, elles allèrent toutes deux un beau matin dans sa cellule. La nourrice dit : -Nous sommes venues, Père saint, pour que tu nous bénisses avant de te retirer. Nous t'avons beaucoup tourmenté et gêné. Le Père lui répondit : -Je vais te bénir, mais à Ioulana je ne peux donner ma bénédiction. Je la bénirai elle aussi, quand elle aura lavé dans les larmes ces paroles contre Dieu et ce crime qu'elle avait l'intention de commettre devant le saint autel. Toutes deux se mirent à pleurer. Ioulana cacha son visage dans ses mains, et éclata en sanglots. Tout en pleurant, elle lui dit : - Pardonne-moi, Père, mon sauveur. Tu m'as empêchée de faire le mal dans le temple de Dieu. De faire honte au peuple et à la chrétienté, devant les Turcs. Et...et...devant mes parents d'éternelle mémoire. Disant cela, elle tomba aux pieds du Père. Celui-ci la releva avec bonté, et lui dit : -C'est Dieu, ma fille, qui a été ton sauveur, et non pas moi. Sois reconnaissante à Dieu et persiste dans le repentir. Alors tu seras bénie et agréable à Dieu. Maintenant allez en paix. IV CASSIENNE La tempête est une dure épreuve. Elle est encore plus pénible dans l'âme. Mais sans la tempête, ni la mer ni l'âme ne peuvent être purifiées. Affligée par une telle tempête, Ioulana la bossue se trouva donc un jour à Milesevo avec sa nourrice. C'était l'été, au début du jeûne de la Dormition. - Nous sommes venues te voir, Père, dit la nourrice. Sans toi, la ville de Sarajevo est déserte. Tu as lié ma Ioula. Selon l'Evangile, tu peux, si tu le veux, la délier. Le père Callistrate les reçut avec un amour paternel. Il les envoya habiter dans le logis des femmes venues en pélerinage sur le tombeau de Saint Sava. Parmi elles se trouvaient des femmes malades, ou bien des femmes avec des enfants souffrants. Elles étaient venues pour être guéries par la prière. D'autres venaient avec des dons de reconnaissance pour le monastère, parce qu'elles avaient été guéries par la prière, ou parce qu'elles avaient obtenu quelque chose qu'elles avaient demandé. Là se trouvaient aussi de jeunes fiancées qui avaient promis, selon l'ancienne coutume, de servir Dieu et Saint Sava pendant plusieurs mois avant le mariage. Ces jeunes filles travaillaient dans le monastère : elles lavaient l'église, elles bêchaient le jardin, elles trayaient les vaches et les brebis, elles cousaient, blanchissaient le linge, faisaient la cuisine. A leur exemple, Ioula et sa nourrice commencèrent elles aussi à travailler comme les autres. Le père Callistrate leur dit avec bonté : - Ne vous fatiguez pas, reposez-vous. Ce sont des femmes de la campagne, habituées aux durs travaux. Pour vous, il suffit de jeûner et d'aller à l'église. Le soir, parlez avec elles. En leur compagnie, même un homme cultivé peut apprendre beaucoup de choses. Leurs âmes sont riches de sainteté et de piété. Ioula reçut ce dernier commandement de toute son âme, et se mit à rechercher la compagnie de ces simples femmes. Elle avait honte de les approcher avec sa bosse, parce qu'elle sentait qu'elles en avaient pitié. Cela la brûlait comme une flamme. En fait, elle apprit beaucoup d'elles. En particulier, la piété sincère et la crainte de Dieu. Au début, elle dit à sa nourrice : -Nounou, je sens que je ne suis faite pour nulle part : ni pour le monde, ni pour le monastère. Mais à part cela, la tempête graduellement s'apaisait en son âme. Après la liturgie de la Dormition, elle dit à sa nounou : -Nounou, je préfèrerais vivre ici plutôt qu'à Sarajevo. Et toutes deux éprouvèrent le désir de communier en ce jour de la Dormition de la Toute-Sainte. Le Père Callistrate leur dit cependant : -Toi, nounou, tu peux communier; Mais toi, Ioulana, mon enfant, il faut que tu jeûnes six semaines dans le repentir. Que cela soit pour toi une légère pénitence. Tu sais pourquoi. Ioula rougit mais ne dit rien. La nounou répondit aussitôt : - Nous jeûnerons ensemble, mon Père, pendant six semaines. Ainsi nous communierons ensemble. Comment pourrais-je voir Ioula jeûner sans moi? - Elle n'aurait pas jeûné toute seule; il y encore quelqu'un d'autre qui lui aurait tenu compagnie, dit le Père avec un sourire de bonté. Car le Père Callistrate jeûnait sans cesse. Alors Ioula commença à pleurer; Elle pleurait beaucoup, surtout la nuit. Après la fête de la Dormition les gens rentrèrent chez eux. Ne restèrent que les femmes qui avaient un voeu à accomplir et celles qui étaient malades. Un jour, Ioula appela sa nourrice : -Viens que je te dise quelque chose. Elle l'emmena vers une petite tombe cachée dans l'herbe. - Regarde ce qui est écrit sur la dalle : "Moniale Pélagie". Nounou, est-ce que les moniales peuvent vivre dans un monastère d'hommes? -Nous allons demander, mon enfant, au Père Callistrate. Le Père Callistrate leur expliqua que sous la domination turque avaient disparu les monastères de femmes qui avaient fleuri sous l'empire serbe. C'est pourquoi on pouvait souvent trouver dans les monastères d'hommes une moniale âgée. - Ne pourrais-je moi aussi devenir moniale? Ma bosse me donne de la vieillesse. -Mais cela, ma fille, n'est pas pour tout le monde. C'est seulement pour les rares qui peuvent y accéder. Et peuvent y accéder ceux qui commencent à se haïr eux-mêmes pour l'amour du Christ. -Mais moi, mon Père, je hais mon corps, je le méprise et je le déteste. -Cela n'est pas le principal, et cela ne suffit pas. Le principal est que nous haïssions aussi notre âme; selon la parole du Seigneur : " Si quelqu'un vient à moi sans haïr ...jusqu'à sa propre âme, il ne peut être mon disciple" (Luc 14, 26). La jeune fille courba la tête et dit : - Avec votre aide, mon Père, j'essayerai de haïr jusqu'à mon âme. *** A la veille de l'Exaltation de la Sainte Croix, la nounou tomba malade. Le jour de la fête, le Père callistrate donna la communion à Ioula dans l'église et à sa nourrice sur son lit. Le lendemain, la nourrice rendit l'âme. On l'enterra à côté de l'église. Alors Ioula se sentit réduite de moitué; Elle redoubla ses larmes, et ses yeux en devinrent rouges. Quarante jours après, la nourrice se présenta en songe à Ioula et lui dit : - Tu resteras ici jusqu'à la fin de ta vie. Ecoute bien le Père Callistrate. Quant à moi, je suis bien là où je suis. Ioula raconta son songe au Père, qui lui dit : -C'est la volonté de Dieu. Ne peut subsister jusqu'à la fin au monastère celui qui ne hait pas le vieil homme en lui, et ne l'a pas remplacé par une âme renouvelée et pleine de l'amour de Dieu. *** A la veille de Noël je reçus (moi, Jean de Sarajevo) de Ioula mandat de vendre tous ses biens, sauf la grande maison où avaient vécu ses parents, et où elle-même était née. Elle avait décidé de faire de cette maison un orphelinat pour les enfants serbes. Un tiers du profit de la vente devait aller à l'orphelinat, un tiers au Monastère de Milesevo, et un tiers à l'église de Sarajevo (là où elle avait voulu commettre son crime). Elle me désigna comme mandataire, avec le droit de m'adjoindre deux ou trois personnes. je réalisai toute chose selon son désir. L'année suivante, après Pâques, Ioula alla à Sarajevo. Sa maison était pleine d'orphelins. Ioula pleura de joie. -Dieu m'a donné ce que j'avais toujours désiré : beaucoup d'enfants! Elle retourna rapidement au monastère. -Je ne peux rester en ville. Tout m'est devenu étranger. Jusqu'alors j'étais " Ioula la bossue". Maintenant je suis seulement "bossue", mais d'âme et de corps. Auparavant, je ne savais pas que j'avais aussi l'âme bossue. A présent, le Père Callistrate soigne et redresse aussi mon âme. Adieu! Ioula vécut trois ans au monastère comme novice. Elle réunit des orphelins du voisinage, et organisa une chorale d'enfants. Elle visitait les malades, Serbes et Turcs, des villages qui entourent Prijepolje, en leur apportant aumônes et réconfort. Les gens commençèrent à visiter le monastère encore plus souvent, tant pour elle que pour le Père Callistrate. Lorsque furent exactement accomplies les trois années d'attente de IOula au monastère, le Père Callistrate lui donna l'habit monastique devant le tombeau de Saint Sava, et lui donna le nom de Cassienne. Ioula était remplie de joie. Elle dit : -Je préfère porter cet habit plutôt que d'épouser un Roi. -Mais tu as épousé un Roi, et même le Roi des rois, lui dit en riant le Père. Elle comprit. Le jour de la Dormition, après la Liturgie, le Père Callistrate se mit au lit et appela Cassienne, lui donna un manuscrit, et lui dit : - C'est tout ce que j'ai à te laisser. Ce que j'ai dit, depuis des années jusqu'à maintenant, je l'ai écrit ici. L'ange de Dieu m'a appris aujourd'hui, à l'heure de la liturgie, que dans trois jours il prendra mon âme. Et toi, ma chère fille, continue ton travail comme jusqu'à présent, et grandis, grandis dans l'amour de Dieu. Et effectivement, le troisième jour, Callistrate rendit l'âme. Cassienne alluma un cierge et lui ferma les yeux. Un aussi grand spirituel que le Père Callistrate ne se rencontre que tous les cent ans. Après lui, les Pères de Milesevo étaient moins expérimentés. C'est pourquoi le peuple redoubla d'amour pour la Mère Cassienne, héritière de cette piété et de cet amour si élevés qu'avait incarnés et inspirés le Père Callistrate. Je terminerai avec la remarque suivante : de nos jours la prière du peuple orthodoxe serbe et de beaucoup de usulmans est attirée vers le monastère de Milesevo par trois choses : le tombeau de Saint Sava, la mémoire du Père Callistrate, et la moniale Cassienne. Gloire soit à Dieu et à Saint Sava. Que Dieu fasse reposer l'âme du Père Callistrate, et qu'il donne vie et santé à la Mère Cassienne. Jean de Sarajevo ... C'est par ces mots que je termine, Messieurs, la lecture du manuscrit de mon père, Jean de Sarajevo. Je vous remercie de votre attention, et maintenant allons nous reposer. Nous avons encore une journée de voyage jusqu'au monastère de Sarajevo. V DANS LES MURS DU MONASTERE Nos pélerins arrivèrent sans encombre à Milesevo. Ils observèrent un jeûne sévère pour pouvoir communier le Jeudi Saint, - ce jour qui fut celui de la première communion dans l'histoire du monde-, et pour pouvoir célébrer dans une grande joie la Sainte Pâque. Ils assistèrent à tous les offices et se prosternèrent devant le tombeau de Saint Sava. Ils allumèrent des cierges à la tombe du Père Callistrate et à celle d ela moniale Cassienne. Paul était le premier de tous. Il allumait des cierges devant tous les tombeaux autour de l'église. La tombe de Cassienne était au côté sud de l'église. Elle n'était pas signalée. C'était son désir. La tombe était recouverte de plaques de marbre. Sur l'une d'elles était écrit : Moniale Cassienne. Le marbre était déjà noirci par les nombreux cierges qu'avaient allumés les gens. Sur sa tombe se trouvaient encore des fleurs, fraîches ou fanées, des offrandes, rubans ou autres objets, par lesquels les gens renforçaient leur prière et exprimaient leur reconnaissance. Un jour, pendant que les voyageurs se tenaient devant le tombeau de Cassienne, avec beaucoup d'autres pèlerins qui allumaient des cierges, ornaient le tombeau et se signaient, un vieux payasan les regarda et dit : - Elle a atteint la sainteté, messieurs, elle a atteint la sainteté! Je me souviens bien. Elle pleurait du chagrin de chacun, et elle pleurait aussi de joie. Même les yeux de nos aïeux n'avaient jamais vu de telle beauté. -Aferim, tu as raison! s'écria un musulman de Prijepolje. Mais elle a beaucoup souffert. Les Turcs l'ont fait souffrir, et les Chrétiens aussi l'ont fait souffrir; Un gouverneur ottoman impitoyable la fit jeter en prison et donna l'ordre de la fouetter, sous prétexte que des Turcs étaient devenus Chrétiens à cause d'elle. Par contre, certains haïduks serbes la battirent eux aussi, parce qu'elle se rendait dans les maisons musulmanes et qu'elle aidait les Turcs pauvres; Tous battaient sa bosse, et elle a porté des blessures jusqu'à sa mort. Sainte âme, que tes os exhalent le parfum du Paradis! Quand le vieux médecin Soumrak entendit tout cela, il éclata en sanglots. Ses amis le regardaient; ils eurent la même pensée que lorsque Paul de Sarajevo avait lu le manuscrit de son père au monastère de Banja. Alors comme auparavant, ils attribuèrent ses pleurs à une sensibilité de vieillard. Paul de Sarajevo pria plusieurs fois les moines de rechercher le manuscrit de Père callistrate dédié à Cassienne, dont son père avait fait mémoire. Ils ne trouvèrent rien. Ils fouillèrent partout dans la bibliothèque, dans le trésor, dans les vêtements laissés par les moines défunts, dans les matelas et les oreillers. Ils dirent qu'ils n'avaient jamais entendu parler de ce texte. Un soir le médecin murmura à l'oreille de Paul : -L'écrit se trouve sous l'autel dans le sanctuaire. Stupéfait, Paul demanda au médecin : - Comment sais-tu cela? -Je sais cela et plus encore. La défunte Cassienne le cachait sous l'autel, le reprenait chaque samedi, l'emmenait dans sa cellule, et le lisait toute la nuit comme livre de prière. Le lendemain, le dimanche, elle le ramenait à sa place. Elle avait coutume de faire ainsi depuis la mort de Callistrate jusqu'à son extrême vieillesse et à s amort. Si elle ne l'a pas emmené avec elle au tombeau, le manuscrit doit être dans le sanctuaire. Cette déclaration surprit Paul plus encore. Il appela l'higoumène. Ils allèrent dans l'église, et effectivement l'higoumène sortit de dessous l'autel une reliure de cuir dans laquelle se trouvait le manuscrit. paul fut saisi d'une immense joie. Il appela ses deux amis, et ils se rendirent avec l'higoumène dans une cellule où ils lurent le manuscrit. Cependant le médecin Soumrak murmura, à la grande surprise de Paul, qu'il ne pourrait pas être présent. Car il connaissait, dit-il, très bien le texte du Père Callistrate. Cassienne le lui donnait à lire et il l'avait lu plusieurs fois. Alors Paul, l'higoumène et Marko Knez s'enfermèrent dans une cellule et demandèrent à l'higoumène de faire la lecture du manuscrit, puisqu'il était le plus habitué à l'écriture du Père Callistrate. L'higoumène fit le signe de la croix, et commença à lire. Il lisait lentement et s'arrêtait après chaque phrase. Les assistants lui demandèrent à plusieurs reprises de relire certains paragraphes. Ainsi la lecture se prolongea jusqu'à l'aube. VI CENTURIE DE L'ENSEIGNEMENT SUR L'AMOUR CHRETIEN Obéissant à ta demande, ma fille, j'écris ceci : 1. De même que les réalités de l'univers,avec leurs qualités et leurs énergies, ne sont que les symboles de la réalité spirituelle, de même en est-il de l'amour terrestre : ce que les hommes nomment sur terre "amour" n'est en réalité qu'un symbole imparfait du véritable amour céleste. 2. Tout ce qui est peut se répartir en créé et en incréé. Dieu est incréé. Tout le reste est créé. Et l'amour est incréé et éternel. Car l'amour n'est pas seulement un attribut de Dieu, mais son nom même, la plénitude de l'âtre de Dieu. Ainsi est-il dit : " Dieu est Amour" (1 Jean 4, 8). 3. Il est dit aussi que Dieu est la Vérité (ISTIna) et le Verbe. Le mot slave ISTIna est admirable, car il désigne parfaitement celui qui est toujours le même. " Je suis celui qui est", l'existant, je suis moi-même (ISTI), l'immuable. Et le Verbe est la manifestation du Dieu caché. De même que la Vérité et le Verbe sont éternellement en Dieu, et sont Dieu, de même l'Amour. Et de même que le Verbe dit de lui-même : " je suis l'Alpha et l'Oméga...la fin et le commencement" (Ap. 22, 13), de même l'Amour peut dire de lui-même : " Je suis l'Alpha et l'Oméga...le commencement et la fin". (Ap.22, 13), de même l'Amour peut dire de lui-même : " je suis l'Alpha et l'Oméga... le commencement et la fin". 4. Dieu s'est manifesté au genre humain comme Amour, par la révélation de la Sainte Trinité dans l'Unité, Père, Fils et Saint Esprit, et par l'incarnation de Dieu le Verbe; Dans l'Ancien Testament, le Testament de la Loi, Dieu comme Siante Trinité s'est simplement fait annoncer. C'est ainsi que l'amour a pris place sans se faire remarquer entre les autres commandements de la Loi (Deut. 6, 5; Lévit. 19, 18). Le monde en effet n'était pas encore mûr pour recevoir l'enseignement sur la Sainte Trinité et par conséquent sur l'Amour. Le commandement de l'amour, dernier apparu parmi les commandements de l'Ancien Testament, est devenu le premier dans le Nouveau Testament. 5. Dans le monde de l'idolâtrie existait la foi dans la Trinité, et pas seulement dans la Divinité sainte et unique. Les Indous croyaient et croient encore en Trimourti, c'est-à-dire dans les trois grands dieux, dont l'un, Shiva, est l'adversaire qui renverse tout ce que créent les deux autres, Vishnou et Brahma. En Egypte on croyait également en trois divinités, mais comme famille de l'amour charnel, par lequel Osiris et Isis avaient créé Horus qui tue Osiris, ce qui dissout ce monstrueux mariage. Avant le Christ, les hommes avaient réussi, avec leur esprit et par tous leurs efforts, à créer de grandes civilisations, sur tous les continents du monde, mais ils n'ont pas pu arriver à une conception correcte de Dieu comme Sainte Trinité dans l'Unité, et donc de Dieu comme Amour. 6. L'Islam, bien qu'il soit l'une des religions les plus élevées, ne peut en aucune manière admettre l'enseignement sur Dieu comme Sainte Trinité; Dans le Coran, cet enseignement est tourné en ridicule : dans la Mosquée d'Omar, à Jérusalem, le commandement suivant est gravé sur le mur : " Fidèles, sachez qu'Allah n'a pas de fils". Et justement, puisque, selon cette religion, Dieu n'a pas de fils, nulle part dans le Coran, il n'est parlé de l'amour de Dieu, mais seulement de la justice et de la miséricorde divines. Bien que Mahomet ait puisé son enseignement dans l'Ancien Testament, il semble qu'il n'ait pas lu les paroles du Très-Haut : " Moi qui ouvre les matrices, je ne pourrais pas enfanter, Et moi qui permets l'enfantement, je serais sans héritier?" (Is.66, 9). Et ce n'est pas seulement Mahomet, mais les Ariens jadis le croyaient, aussi bien que les Unitariens modernes. 7. Sache-le et ne l'oublie pas, ma fille! Le mystère de la Sainte Trinité est le mystère intime de l'Etre divin. Ce mystère, Dieu ne pouvait pas le révéler aux peuples sans la Loi, mais pas non plus par la Loi. Ni par les hommes, ni par les grands prophètes. Par la bouche des prophètes qu'il avait choisis, il n'annonça, avec une clarté et une exactitude suffisantes, que la descente sur terre de son Fils dans l'Incarnation, par laquelle "la terre sera remplie de la connaissance de la gloire du Seigneur, comme l'eau qui comble la mer" (hab.2, 14; Is. 11, 91). Et la principale connaissance que le Fils de Dieu va nous révéler est la connaissance de la gloire de Dieu comme Sainte Trinité, dont l'un des noms est Amour. 8. Le Père éternel aime le Fils et le Saint Esprit. Le Fils éternel aime le Père et le Saint Esprit. Le Saint Esprit aime le Père et le Fils. Tout cela en une unité incompréhensible, sans séparation ni confusion. Tout cela incorporel et spirituel. Il en est ainsi donc d'une éternité à l'autre, sans commencement, sans fin, sans changement, sans diminution ni augmentation, sans qu'interviennent ni le temps ni l'espace, ni tout autre évènement extérieur. 9. Vouloir imaginer Dieu sans Fils reviendrait au même que de l'imaginer sans amour. Car l'amour demande un objet. Tu sais, ma fille, que lorsque quelqu'un parmi nous dit : j'aime, automatiquement surgit de notre part la question : Qui aimes-tu? Et qui donc Dieu aimerait-il dans son éternité, avant la création du monde, s'il n'a pas le Fils comme objet de son amour? Cela signifierait qu'il ne sait pas aimer, ou que l'amour ne faisait pas partie de son essence avant d'avoir créé le monde comme objet de son amour. Cela signifierait aussi que Dieu a acquis quelque chose par cette création, quelque chose qu'il n'avait pas, et qu'ainsi il a changé. Cependant cela n'est pas logique et n'a pas de sens, et en outre c'est contraire à la Sainte Ecriture, qui nous révèle d'en-haut qu'en Dieu il n'y a "ni changement ni ombre de variation". 10. Celui qui ne croit pas que le Fils de Dieu a été engendré par le Père, ne peut en aucune manière donner à Dieu le nom de Père. Si cependant il le nomme ainsi, il ne dit pas la vérité. Qu'est-ce en effet qu'un Père qui n'a pas de Fils? ce nom pourrait peut-être avoir une simple signification honorifique, comme lorsque les enfants appellent grand-père n'importe quel homme âgé. Mais si quelqu'un dit : Dieu est le Père de tous les hommes, répondons-lui aussitôt : Dieu est le Créateur, et non le Père de tous les hommes. Si un forgeron a des fils qu'il a engendrés, et s'il a fabriqué des charrues, est-ce qu'il ne fait aucune distinction entre ses enfants et les objets qu'il a fabriqués, On ne peut donc que mentir si on appelle Dieu Père, sans reconnaître son Fils éternel, qui seul peut faire passer de la création à l'engendrement. L'Apôtre du Christ le dit de façon très nette : " Quiconque nie le Fils n'a pas non plus le Père" (1 Jean 2, 23). 11. Dans le deuxième article du "Credo", nous confessons que nous croyons en "un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, engendré du Père avant les siècles, (...) engendré et non créé". Oh! comme nous devons être reconnaissants aux Saints Pères de l'Eglise, qui ont formulé et scellé cette vérité! Sans elle, nous serions menteurs de parler du Père sans parler du Fils. Car si le Père n'a pas de Fils, comment peut-il être Père, et de quel droit s'appelle-t-il Père, Alors tout notre idscours sur l'amour ne serait qu'une sorte de chanson nostalgique, sans fondement ni réalité, sans justification. 12. Dieu, comme Amour n'est justifié que par le Dieu comme Sainte Trinité. Ma fille, c'est là la clef du mystère de l'Amour; Il faut la garder toujours en esprit. Et crois à la parole du grand Saint Isaac le Syrien : " L'amour est plus doux que la vie". J'ajouterai : et plus fort que la mort. 13. Quand nous parlons de l'amour dans la Sainte Trinité, ayons toujours en esprit que Dieu est Amour, et que l'amour qui existe en lui est totalement spirituel. le Père aime tant le Fils qu'il est tout entier dans le Fils, et le Fils aime tant le Père qu'il est tout entier dans le Père; et l'Esprit Saint est avec amour tout entier dans le Père et dans le Fils. Le Fils de Dieu en témoigne en ces mots : " Je suis dans le Père et le Père est en moi" (Jean 14, 10). Egalement, le Fils est dans l'Esprit Saint, et l'Esprit Saint est dans le Fils. L'Ecriture témoigne que le Christ ressuscité "souffle" sur ses disciples et leur dit : " recevez l'Esprit Saint" (Jean 20, 22). On ne peut donner que ce que l'on porte en soi. 14. La caractéristique de l'amour, ma fille, c'est qu'il désire s'identifier profondément avec la personne aimée. Le Père a pour le Fils un amour si brûlant qu'il veut s'abîmer en lui et s'identifier avec lui. Et réciproquement. Semblable est l'amour du Saint Esprit pour le Père et le Fils. Mais par une nécessité inéluctable, chaque personne reste ce qu'elle est. C'est pourquoi on dit de la Sainte Trinité qu'elle est "sans confusion ni séparation". Elle est inséparable puisqu'elle a la même essence et la même énergie amoureuse; elle est sans confusion, puisque chaque personne a des particularités hypostatiques différentes; elle est la triple flamme de l'être, de la vie et de l'amour. A cette flamme grandiose de l'amour divin, allumons aussi les petits cierges infimes et insignifiants de notre amour terrestre qui vacillent et qui fument, s'éteignant au moindre souffle. Et la force de l'amour que chaque personne porte aux deux autres vient justement de ce que les trois personnes restent sans confusion et sans séparation. Car chacune d'elles désire par amour exalter et glorifier les deux autres personnes de la Sainte Trinité. C'est ainsi que s'explique la parole du Fils de Dieu : "Le Père est plus grand que moi". (jean 14, 28). 15. L'amour de quelqu'un pour lui-même n'est pas l'Amour, mais c'est de l'égoîsme. C'est justement pourquoi Mahomet ne mentionne même pas l'amour en ce qui concerne Allah, mais seulement la justice et la miséricorde. L'amour entre deux personnes passe vite, et se transforme en chagrin; c'est pourquoi l'Ancien Testament considère la stérilité comme une malédiction. L'Amour au sens plein est seulement l'amour entre trois personnes. Il en est ainsi sur terre parce qu'il en est ainsi dans les Cieux. Et il n'est pas du tout extraordinaire que le chiffre trois joue un si grand rôle dans toutes les oeuvres du Créateur unique et trinitaire. 16. L'Amour n'a pas germé de la terre, mais est un don du Ciel. Saint Cassien dit : " L'amour appartient exclusivement à Dieu et à tous ceux qui ont renouvelé en eux le à-l'image et le à-la ressemblance de Dieu". L'amour conscient renvoie à une personne consciente, et non pas à un principe ou à une idée ou à une créature impersonnels, mais seulement à une personne consciente. Là où il n'y a pas de réciprocité dans l'amour, il n'y a pas d'amour. Tout principe ou idée ou toute création sans raison, qu'elle soit divine ou humaine, ne peut nous aimer comme nous aimons. Ne parlons donc pas d'un tel amour, mais d'un amour de personne à personne, "sans confusion ni séparation". 17. Seule une personne parfaite, avec une conscience parfaite, peut avoir un amour parfait; cette personne est notre Dieu. La lutte que chaque homme mène pour sa personne prouve que son Créateur est une personne. Tous les hommes estiment par-dessus tout l'amour, parce que leur Créateur est Amour. Il en est ainsi depuis le commencement, et aujourd'hui et pour les siècles des siècles. 18. C'est toujours l'inférieur qui est prouvé par le supérieur, jamais le contraire. Ainsi l'existence de l'homme est-elle prouvée par celle des êtres supérieurs et des puissances supérieures à celle de l'homme, et des existences rationnelles. Un philosophe européen a dit : " Je pense, donc je suis"; cette sentence a été répandue dans le monde entier comme si c'était quelque chose de grand...En réalité il peut penser ce qu'il veut, et cependant je n'existe pas s'il n'existe pas quelqu'un au-dessus de moi, qui m'a conçu, et moi et le monde entier. Si Dieu n'existe pas comme être rationnel supérieur à ma personne, il est évident que je n'existe pas, mais que je ne suis qu'une vision passagère, une ombre, poussière soulevée l'espace d'un instant par le souffle des vents, forme éphémère destinée à retomber de nouveau dans la même poussière, sans avoir eu de but et sans laisser de traces; La même chose vaut pour l'Amour. Si l'amour n'existe pas en Dieu et ne vient pas de Dieu, alors il n'est qu'un désir nostalgique, dont les hommes usent comme d'un stupéfiant, petite absurdité destinée à adoucir la grande absurdité de la vie. 19. "Dieu est Amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui" (1 Jean 4, 16). Les hommes ont attendu pendant des siècles et des générations d'entendre ces mots donateurs de lumière et de vie, ces étoiles qui orientent notre route comme l'étoile de Béthléem. L'Apôtre lui-même entendit ces paroles, les éprouva et les répéta, comme il les avait reçues de son Seigneur. Le Dieu de vérité et d'amour est le Dieu éternel. Il n'a aucun lien ni rien de commun avec les "dieux" de mensonge et de haine. Par cette révélation, le Christ a suspendu tous les panthéons du polythéisme, où l'imagination humaine plaçait sur un pied d'égalité dieux bons et dieux mauvais. 20. Il n'est pas facile de comprendre pourquoi Dieu a créé les mondes : d'abord le monde des anges incorporels, puis le monde de la nature matérielle avec l'homme à sa tête; Si le Dieu trinitaire est parfait et se suffit à lui-même, dans la plénitude de la vie, de l'amour et de la gloire, pourquoi s'est-il créé des mondes qui lui sont inférieurs? ( Nous disons inférieurs, parce que personne ne peut créer quelque chose qui soit son égal; engendrer, oui : Dieu le Père a engendré un Fils qui lui est son égal, et l'homme engendre ses enfants, qui sont ses égaux, en existence et en essence). L'Eglise, et l'Eglise seule donne la réponse : dans l'excès de l'amour qui existe en lui, Dieu a créé tous les mondes, invisibles et visibles, par son Fils unique, pour être agréable à son Fils. Pour plaire à son Fils ou par nécessité? C'est nous qui disons cela. Dieu n'a pas besoin de jouissance. Son amour trinitaire surpasse toute autre joie ou bonheur. Lui qui est parfait, lui qui se suffit à lui-même, n'a besoin de rien, parce qu'il contient tout en lui-même. 21. Dans son immense amour pour son Père, le Fils a voulu lui être agréable en lui créant de nombreux fils, et pour lui-même de nombreux frères, inférieurs à lui-même, mais dans l'amour égaux à lui par adoption. Et dans le conseil éternel, le Père et l'Esprit Saint concordèrent avec le Fils pour la Création des mondes, par amour pour le Fils. Ainsi, par le Fils, fut tout ce qui fut. "Tout fut par lui" (Jean 1, 3). Et le Fils de Dieu est appelé aussi Logos de Dieu, ou Verbe de Dieu, c'est-à-dire Image de Dieu ( d'après Col.1, 15-17). Oui, Parole de Dieu, par laquelle sont révélés la grandeur, la gloire, la sagesse et l'amour de Dieu. A qui sont-ils révélés? Aux mondes nouvellement créés. 22. Puisqu'il a pris l'initiative de la création, le Fils a pris la direction des mondes créés, devant son Conseil éternel. En outre, il a donné son acquiescement volontaire pour s'offrir lui-même en sacrifice, si et quand c'était utile, comme Agneau innocent et sans tache, prédéterminé au sacrifice "dès avant la fondation du monde" (1 Pierre 1, 20). Ainsi commença une aventure inouîe : l'épopée de la Création du monde, de sa chute, de sa libération, de la Résurrection et du Renouvellement. Tout cela comme il a été dit et prophétisé. Et tout cela pour un seul et unique mobile : l'amour. Car Dieu est Amour, et il n'y a pas d'autre mobile en lui, hors de l'amour, ma fille aimée de Dieu et aimant Dieu. 23. Et le Fils de Dieu créa les innombrables êtres célestes rationnels, des archanges aux anges, esprits incorporels familiers de Dieu. Il les créa à l'image de Dieu, forts et beaux. Il leur accorda la liberté. mais Dieu seul ne fait pas mauvais usage de sa liberté! L'un des anges supérieurs, Satan, ou Lucifer (l'ange de la lumière) fit, lui, mauvais usage de la liberté qui lui avait été donnée. Il s'écarta incommensurablement de la présence de Dieu, avec les légions de ses partisans, et se précipita dans l'hadès, dans l'ombre la plus épaisse. Cependant le Verbe de Dieu, en concorde avec le Conseil éternel, créa l'homme-Adam, et la femme-Eve dans la chair, et les plaça dans le Paradis. mais Satan les trompa par le truchement du serpent tacheté, et ils péchèrent contre Dieu. Dieu ne pardonna pas son péché à Satan, parce que c'est de tout près de lui que Satan était tombé dans le péché. L'homme, lui, avait été trompé par Satan. Dieu voulut pardonner à Adam, mais non cependant sans qu'il y eût repentir de sa part, et sacrifica approprié. Et le Fils du Père, l'Agneau de Dieu, vint se faire égorger pour libérer Adam et sa race. Tout cela par amour. Vous dites que c'est pour satisfaire aussi la justice? Oui pour satisfaire la justice, mais la justice est comprise dans l'amour. 24. Ainsi, "voici comment l'amour de Dieu a été manifesté envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui... non que nous ayons aimé Dieu, mais parce qu'il nous a aimés, et il a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés" (1 Jean 4, 9-10). Il a donc d'abord montré son amour envers no, us, et il attend que nous montrions, nous aussi, notre amour envers lui; De ce que nous le fassions ou non dépendent la récompense éternelle pour notre amour véritable, ou au contraire le châtiment éternel pour l'amour trahi; Car dans l'éternité qui échappe au temps, il n'y a rien de provisoire, tout est éternel, et la joie et le tourment. 25. En Jésus-Christ, son Fils, Dieu a montré son amour " qui surpasse toute intelligence". Celui par qui la Sainte Trinité a créé le monde, est apparu comme homme dans la chair, pour manifester à l'humanité l'amour de la Sainte Trinité, que jusque là le monde ignorait. Comment a-t-il été manifesté? Il a été manifesté de la seule manière dont un grand amour ne puisse rougir quand il s'agit du Salut de l'aimé : par la kénose (abnégation), par le service, par les souffrances, et finalement par le sacrifice suprême. 26. Dans diverses histoires et chansons de chevalerie, nous lisons que des chevaliers surmontaient avec bonheur des souffrances pour leur bien-aimée et même souvent la mort. Mais leurs bien-aimées étaient dignes de leur amour et de leurs sacrifices, tout au moins d'après les descriptions des poètes. Au contraire le Seigneur sans péché et sans tache a souffert l'avilissement, la torture et une mort horrible, non pas pour une femme innocente et fidèle, mais pour des pécheurs, des meurtriers et des menteurs, des voleurs et des brigands rapaces, parjures et athées, pour des âmes humaines infectées et corrompues, qui puaient la mort, mortes même avant la mort. "A peine mourrait-on pour un juste; quelqu'un peut-être aurait le courage de mourir pour un homme qui est bon. Mais en ceci Dieu prouve son amour pour nous : lorsque nous étions pécheurs, Dieu est mort pour nous " (Rom. 5, 7-8). N'est-ce pas là un amour qui surpasse toute intelligence? 27. L'amour "ne cherche pas son intérêt" (1 Cor.13, 5), dit l'Apôtre, instruit par l'exemple de son Maître. Toutes ses paroles et toutes ses oeuvres, le Fils les présente au Père. " je suis descendu du Ciel pour faire, non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé, le Père" (Jean 6, 38). " Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son oeuvre" (Jean 4, 34). "Ce que j'ai entendu de lui, je le dis au monde" (Jean 8, 26). " J'agis comme le Père me l'a commandé" (Jean 14, 31). "Afin que le monde sache que j'aime le Père" (Jean 14, 31). (Oh! si seulement les fils des hommes aimaient ainsi leurs parents!) Le Fils donc renie sa volonté et s'abandonne tout entier au Père, ne cherchant pas sa gloire, mais la gloire du Père. Réciproquement le Père aime le Fils : "il lui montre tout" (Jean 5, 20), et le père ne juge personne, mais "il a remis tout jugement au Fils" (Jean 5, 22). Enfin "le Père aime le Fils et a tout remis dans sa main" (Jean 3, 35). 28. A l'amour du Père et du Fils participe pleinement aussi le Saint Esprit. C'est par le Saint Esprit qu'est possible la naissance du Fils, de la Vierge inépousée, Marie. Le Saint Esprit s'est manifesté sous la forme d'une colombe au moment du Baptême du Seigneur. C'est plein de l'Esprit Saint que Jésus sortit du Jourdain. C'est par le Saint Esprit que Jésus chassa des hommes les esprits mauvais. L'Esprit Saint descendit sur les apôtres au moment de la Pentecôte. "Celui qui a été manifesté dans la chair a été justifié dans l'Esprit" (1 Tim 3, 16). "Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit Saint sont fils de Dieu" (Rom. 8, 14). Le seul blasphème impardonnable est le blasphème contre l'Esprit Saint (cf. Mat. 12, 31). L'esprit de vie, de puissance, de sagesse, de vérité, de prière, de paix, de joie, de réconfort, réside en ceux qui croient au Christ, comme en son temple. Ceci continue l'oeuvre du Christ, unissant les fidèles à un corps sanctifié, l'Eglise, qui est "la colonne et le fondement de la vérité" (1 Tim. 3, 15). Et par-dessus tout, l'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom. 5, 5). 29. lorsque donc il est dit : "Dieu est Amour", cela veut dire que toute la Sainte Trinité est Amour. La source et l'archétype de l'amour entre les Anges et entre les hommes. La source qui donne sans tarir, qui reçoit sans s'enrichir. 30. Ecoute, ma fille, ces paroles sur le courage indicible qui est le propre de l'amour : c'est par amour que le Fils de l'homme s'humilie, sert, enseigne, soigne, nourrit, désaltère, redresse et dirige, donne la joie, se laisse tourmenter, souffre, pardonne et meurt : " Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour beaucoup" (Mat. 20, 28). Quand il sert, il sert avec joie; quand il est offert en sacrifice, il s'offre en sacrifice volontairement; sans souci de lui-même, mais regardant sans cesse vers le festin de l'amour éternel et céleste, c'est-à-dire vers les deux autres personnes de la Sainte Trinité. cela est facile pour les hommes qui ont l'amour. C'est pourquoi Saint Nil le Sinaïte dit : "A peine as-tu acquis le saint amour que tout te devient facile à faire et à supporter. Là où il n'y a pas d'amour, il ne peut y avoir non plus de repos. Et tout devient laborieux et impossible." 31. L'Amour est joie. Son prix est le sacrifice. L'amour est Vie, et le prix de la vie est l'amour. 32. Ceux qui aiment les richesses terrestres, la puissance ou la gloire, recherchent inlassablement d'autres hommes pour assouvir leur "amour" irrationnel. Et ils sont prêts à sacrifier tout et tous à leur amour, sauf eux-mêmes. La seule action qu'ils redoutent est le service des autres, et le sacrifice pour les autres. Les princes et les chefs des hommes ont jeté des légions à la mort pour acquérir richesses et gloire. C'est là l'oeuvre de Satan l'homicide, mais certes pas l'oeuvre du Seigneur, l'Ami de l'homme, lui qui est descendu de son trône céleste et glorieux pour prouver par son service et son sacrifice personnels, l'amour de Dieu pour les hommes. L'amour du Christ est un exemple du plus grand courage. C'est devant ce courage que tremblent et la mort et l'Hadès. 33. Regardons maintenant, ma fille, vers les commencements de l'homme. Tant qu'Eve eut en elle l'amour de Dieu, elle était entièrement soumise à Dieu, et elle aimait Dieu d'un saint amour, de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. Son amour pour Adam, de même que pour toutes les beautés du Paradis, pâlissait devant son amour pour Dieu. Elle aimait tout le reste, elle les aimait pour l'amour de Dieu et en Dieu. Ce qu'elle ne voyait pas dans la lumière de son Créateur bien-aimé, elle ne le considérait pas comme digne de son amour, et toute son âme vêtue du léger vêtement du corps, transparent et sans poids, s'emplissait de douceur indicible, et du plaisir de l'amour divin. Dans l'amour pour le Seigneur Dieu, elle ne pouvait rivaliser avec les Chérubins. Aucun désir de rien d'autre que de Dieu ne trouvait place en son coeur, ou ne troublait son esprit. Elle vivait de l'amour de Dieu, elle le respirait et en était heureuse. Ainsi était la mère du genre humain; ainsi était aussi Adam notre ancêtre. 34. Adam et Eve étaient des dieux, de petits dieux, comme le sont les anges du Ciel. Que ces paroles ne t'effraient pas, ma fille, elles sont souvent répétées dans les livres sacrés orthodoxes. Qu'Adam et Eve étaient des dieux, les paroles de la Sainte Trinité en témoignent : "Faisons l'homme à notre image" (Gen.1, 26). La même chose a été exprimée plus tard de façon encore plus claire par le Prophète David : " Vous êtes des dieux, et les fils du Très-Haut" (Ps.81, 6). Ce sont ces paroles qu'ont reprises et scellées les lèvres du Sauveur du monde :" Vous êtes des dieux" (Jean 10, 34). C'est sur cette base que Saint Maxime le Confesseur conseille : " Soyons totalement offerts au Seigneur, pour le recevoir tout entier en nous, et pour devenir par lui dieux". C'est ce que disent également beaucoup d'autres théologiens inspirés de l'orthodoxie. 35. Tant que la vision du Dieu de vérité et d'amour brilla dans l'âme d'Adam et Eve, ils furent de vrais dieux, dans la mesure où le Créateur avait donné à ces êtres rationnels d'exister selon son amour. C'est ce que souligne encore plus le Christ dans sa réponse à la sotte question des Sadducéens, disant que : " A la Résurrection, les hommes ne prendront pas de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le Ciel" (Mat. 22, 30). Or les anges ont été appelés "dieux" par la bouche du Prophète : " Dieu s'est dressé dans le rassemblement des dieux, au milieu d'eux il juge les dieux". (Ps. 81, 1). 36. Que serait un dieu, même petit, qui n'aurait pas sa liberté d'action? Seul le Dieu grand et éternel ne fait pas mauvais usage de sa liberté. Satan, l'un des petits dieux, fit usage de sa liberté pour son mal et pour celui des autres. C'est aussi ce que firent les ancêtres du genre humain : à peine a-t-on perdu l'amour que l'esprit est aveuglé. Avec le péché, on perd aussi la liberté : Si Eve était restée dans l'amour de Dieu, elle aurait avec son mari engendré des enfants, "non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu" (Jean 1, 13). 37. En un instant de négligence, Eve, l'amie de Dieu, succomba à la tentation du premier prévaricateur de la liberté. Satan l'abusa, l'archange devenu "le père de tout mensonge", "l'homicide dès le commencement", l'adversaire de Dieu (Jean 8, 44). Il susurra de doux mensonges aux oreilles de la femme. En réalité il lui dit ceci : " Mangez du fruit de l'arbre défendu, et vos yeux s'ouvriront, et vous serez comme des dieux. Dieu le sait, et c'est pour cela qu'il vous a interdit de devenir comme lui. Il ne veut pas avoir de rival, il est jaloux". Les oreilles d'Eve furent émues par ces mots, sa vision spirituelle se troubla, et la confusion s'empara de son esprit. Elle fit immédiatement confiance au conspirateur contre Dieu, elle crut au mensonge contre la vérité, elle obéit à l'homicide contre l'ami de l'homme. Et dès l'instant où elle fit confiance au serpent tacheté, c'est-à-dire au mensonge camouflé, son âme perdit son harmonie, les cordes de la divine musique se désaccordèrent entre elles, et son amour pour son Créateur, pour le Dieu d'amour, se refroidit. 38. Un visage ne se reflète pas dans l'eau trouble. De même Eve ne pouvait plus voir Dieu dans le miroir troublé de son âme. Elle regardait vers l'arbre du bien et du mal. Elle regardait dans son âme troublée et n'y vit plus Dieu. Dieu l'avait laissée seule : Dieu et le diable ne restent pas sous le même regard. Eve n'avait plus personne sur qui s'appuyer, sauf Satan et ses yeux de chair. Avec ces yeux, elle regarda de nouveau, et vit que le fruit défendu était bon à manger, beau à voir, et qu'il donnait la science. Hélas, non seulement la science du bien, mais aussi celle du mal. Le résultat du mélange du bien et du mal est le mal. A la place de l'amour, trois désirs emplirent sa vie : le désir du plaisir charnel, le désir de la possession, et le désir de la connaissance. Depuis qu'elle avait perdu Dieu, elle commença à rechercher un appui dans les choses. Mais le monde entier n'aurait pu remplir le vide laissé dans son âme par l'absence de Dieu. 39. Dès qu'Adam et Eve furent séparés de l'amour de Dieu, ils ressentirent la crainte, l'éternel compagnon du péché, et se virent nus. Tant qu'ils étaient restés dans l'amour de Dieu, Dieu resplendissait en eux comme en ses temples. Ils étaient extérieurement vêtus de lumière, et ne remarquaient pas leur chair. Alors qu'ils étaient nus dès avant le péché, ils ne le ressentaient pas, et n'en avaient pas honte. Mais à peine ces trois désirs eurent-ils pris la place de l'amour en eux, que leur vision spirituelle s'obscurcit, et qu'ils virent leur chair avec des yeux seulement charnels. Quand l'âme devient nue, quand elle est dépourvue de la joie divine, elle voit seulement ce que peuvent voir les yeux de chair. 40. Sur l'arbre de la science étaient mélangés les fruits du bien et du mal. Les fruits du mal attiraient comme toujours non pas par leur saveur, mais par leur apparence extérieure : leurs belles formes et leurs vives couleurs. Trompée par sa curiosité, la femme prit et mangea d'abord du fruit du mal, puis reprit du fruit du bien. C'est pourquoi elle engendra d'abord le méchant, Caïn, puis le bon, Abel, et depuis lors continuèrent à naître les bons et les méchants, tout au long des siècles et des générations. C'est justement là l'explication des conflits, des combats et des guerres qui remplissent l'histoire de l'humanité. L'histoire du monde est un arbre de la connaissance de dimension cosmique. 41. Certains, ma fille, prennent à la légère le péché d'Eve. Ils disent : est-il si redoutable qu'Eve ait pris du fruit défendu? Ils parlent ainsi non seulement pour justifier notre ancêtre, mais aussi eux-mêmes, trompés par le péché. " L'archimenteur" a appelé Dieu menteur, et Eve l'a cru. N'est-ce pas cela qui est redoutable? Car il a dit à la femme : " Vous ne mourrez pas, comme Dieu l'a dit, mais vous deviendrez des dieux comme lui, dès que vous aurez goûté du fruit défendu". S'il avait dit : vous serez des "dieux" comme moi, il aurait été plus près de la réalité. Et la femme crut que Dieu avait dit des mensonges, et que le diable avait dit la vérité. Tout ce processus de séparation d'avec le vrai Dieu et d'adhésion à l'"archimenteur", c'est-à-dire de perte de l'amour de Dieu, et d'acquisition des désirs de la chair, tout ce processus, je le répète, était né dans l'âme d'Eve avant qu'elle approche du fruit défendu. L'âme projette, le corps exécute. 42. Quand les hommes se furent dépouillés de l'amour de Dieu, le seul vrai amour, ils commencèrent à appeler "amour" leurs passions et leurs désirs. C'est ainsi qu'ils appelèrent "amour" le désir du plaisir de la chair, le désir de la richesse terrestre, le désir des nouvelles connaissances, de même que le désir de l'union charnelle, de la puissance et de l'acquisition des honneurs, des jouissances, de la dissipation, et de la possession des choses. Tout cela, les hommes l'appellent "amour" à cause des machinations de Satan, seulement et exclusivement pour oublier l'amour céleste, le seul amour qui ne trompe pas. Semblables au prisonnier dans sa cellule, qui coupe son petit morceau de pain noir en bouchées, et leur donne les noms des plus beaux festins qu'il a mangés quand il était libre, pour pouvoir, avec l'aide de l'illusion, avaler plus facilement le pain amer de la prison. 43. Ces innombrables désirs, rejetons des désirs de la chair, ne pourront jamais remplacer le véritable amour, ni rendre heureux les hommes. Au contraire, ils augmentent leur malheur, parce qu'ils éveillent leur appétit de loin, mais les dégoûtent de près. D'après la fleur, c'est une rose; d'après le fruit, c'est une ronce. La multiplicité des désirs écartèle le coeur de l'homme, et provoque des luttes intérieures et des conflits extérieurs entre les fils des hommes. C'est ce qu'expliquent merveilleusement les apôtres de Dieu. Tout d'abord jacques le frère de Dieu :" D'où viennent ces guerres et ces conflits entre vous? Sinon de vos passions qui guerroient en vos membres? Vous convoitez, et vous ne possédez pas, vous êtes meurtriers et envieux, sans rien pouvoir obtenir...Vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, afin de tout dépenser pour vos passions". (Jacques, 4, 1-3). Et Pierre : " Bien aimés, je vous exhorte, en tant qu'étrangers et voyageurs, à vous abstenir des désirs charnels qui font la guerre à l'âme" (1 Pierre 2, 11). Et Paul conseille : " Marchez selon l'esprit, et vous n'accomplirez point les désirs de la chair" (Gal.5, 16), et beaucoup d'autres choses semblables. 44. Ma fille, avec la perte de l'amour, s'est perdue aussi la conscience qu'ont les hommes de la vérité. En effet, l'amour et la vérité sont inséparables. C'est pourquoi, de même que la multiplicité des désirs a remplacé l'amour, de même la multiplicité des idées mensongères a remplacé la vérité, et les faux dieux ont supplanté le seul vrai Dieu. A tout désir humain répond une divinité mensongère. Ceci apparaît clairement dans toutes les mythologies, particulièrement dans celle des Grecs, qui avait connu une élaboration détaillée par les poètes - qui malheureusement l'ont diffusée - . Les passions humaines et les désirs humains sont étendus aux dieux et aux déesses, et ainsi les hommes "se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur coeur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres" (Rom.1, 21-22). Or justement, cette folie est plus dangereuse que toutes les autres. 45. C'est avec ces trois désirs que l'esprit mauvais avait suscités dans le coeur d'Eve, afin d'en chasser l'amour, que ce même esprit mauvais a tenté aussi le Christ sauveur, dans le désert au-dessus de Jéricho. Ce sont: le désir de la jouissance terrestre, le désir de l'acquisition de tout ce que les yeux peuvent voir, et le désir de la connaissance. Tout cela sans Dieu, et contre Dieu et l'amour divin. Mais Jésus le chassa avec détermination, au contraire d'Eve, par ces mots :" Retire-toi, Satan!" (Mat. 4, 10). 46. C'est ainsi qu'a fait le Fils de Dieu pour les hommes, dès le commencement de son oeuvre de Salut. A la fin, Jésus dit à ses disciples : " Le Prince de ce monde vient ( c'està-dire le prince de tous les désirs illusoires et du mensonge). Il n'a rien en moi "(Jean 14, 30), c'est-à-dire aucun de ces désirs mortels. Il existe entre Dieu et Satan une distance aussi grande que celle qui se trouve entre les désirs illusoires et l'amour. 49. L'amour n'est pas l'un des sentiments du coeur, l'amour est la reine de tous les sentiments nobles et créateurs. Le bienheureux Théodore d'Edesse le dit ainsi : " L'amour a été nommé à juste titre la mère des vertus, le principe de la Loi et des prophètes." Tous les autres sentiments nobles et créateurs sont comme les dames de compagnie autour de la reine. C'est pourquoi l'Apôtre écrit aux Colossiens que l'amour est la perfection : " L'amour est le lien de la perfection" (Col.3, 14). Aux Thessaloniciens, il écrit : " Que le Seigneur dirige vos coeurs vers l'amour de Dieu" (II Thess.3, 5). Et en vérité, l'amour est le chemin le plus rapide vers le royaume des Cieux. L'amour réduit à néant la distance entre Dieu et l'homme. 50. Ecoute aussi maintenant, ma fille, ce mystère : Dieu est une personne parfaite, et c'est pour cela justement qu'il est aussi l'Amour parfait. Dieu est une personne parfaite et c'est pour cela qu'il est aussi la Vérité parfaite. Dieu est une personne parfaite et c'est pour cela qu'il est aussi la Vie parfaite. C'est à cause de cela que le Christ a prononcé ces paroles qui ont fait trembler l'univers : " Je suis la Voie, la Vérité et la Vie" (Jean, 14, 6), entendant par le mot voie aussi l'amour. C'est pourquoi l'amour, comme voie, a pris la première place. Car c'est seulement l'Apôtre de Dieu dit également : " Si quelqu'un n'aime pas le Seigneur, qu'il soit anathème" (II Cor. 16, 22). Comment ne serait-il pas maudit, celui qui n'a pas l'amour, et par conséquent n'a pas non plus la vérité et la vie? Car de cette manière il s'est lui-même maudit. 51. Le corps ne peut ni aimer ni haïr. Le corps ne peut aimer le corps. La capacité d'aimer appartient à l'âme. Quand l'âme aime le corps, ce n'est pas de l'amour, mais du désir, un amour impur. Quand l'âme aime l'âme, mais pas en Dieu, c'est, ou bien de l'admiration, ou bien de la compassion. Mais quand l'âme aime l'âme en Dieu, indépendamment de l'aspect du corps (beauté ou laideur), c'est de l'amour. C'est cela le vrai amour, ma fille, et dans l'amour se trouve la vie. 52. Le savant attire par sa science. Le riche par sa richesse, le beau par la beauté, l'artiste par son art. Chacun d'eux attire un certain nombre d'individus. Seul l'amour attire tous les êtres humains. L'attrait de l'amour est infini. Cultivés et incultes, riches et pauvres, avertis et naïfs, beaux et laids, sains et malades, jeunes et vieux, tous veulent être aimés. Or le Christ a embrassé tous les hommes dans son amour, et attiré à lui tous les hommes dans son amour. Et dans son amour, il inclut aussi les morts, ceux qui depuis longtemps sont tombés en poussière, et ceux qui sont oubliés. 53. L'homme désire qu'on l'aime même mort. Même après la mort, il lutte avec la mort. C'est pourquoi beaucoup s'efforcent, par des oeuvres bonnes et des testaments, de s'assurer l'amour des hommes même après la mort. L'homme veut qu'on l'aime vivant comme mort. Certes, les parents peuvent avoir de l'amour pour leurs proches morts, mais le Christ, lui, a dit : " Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi" (Jean 12, 32). Et élevé en Croix en un sacrifice plein d'amour pour nous, il a attiré à lui tous les hommes, même les âmes des morts de l'Hadès. Avant le Christ, ma fille, n'existaient ni enseignement sur l'amour ni religion de l'amour. 54. L'apôtre de l'amour et du Verbe, Saint Jean, écrit : " N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde, l'amour du Père n'est pas en lui". (I Jean 2, 15). Il explique aussi la raison pour laquelle l'homme ne doit pas aimer le monde : " Tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie, ne vient pas du Père, mais vient du monde. Et le monde passe, et la convoitise aussi. Mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement". (I Jean 2, 16-17). Ces trois choses donc, le désir de la chair, le désir des yeux, l'orgueil de la vie ( en particulier pour la connaissance), ces trois choses sont les tentations antiques par lesquelles Satan trompa Eve, mais pas le Christ. 55. Saint Antoine le Grand dit : " Le commencement du péché est le désir; le commencement du Salut et du Royaume de Dieu est l'amour". L'amour et le désir s'opposent. Celui qui appelle le désir amour pèche contre l'amour; Car l'amour est spirituel, pur et sain, alors que le désir est charnel, impur et profane. L'amour est inséparable de la vérité, et le désir est inséparable de l'illusion et du mensonge. Il est de la nature de l'amour de croître incessamment en force et en enthousiasme, quel que soit l'âge de l'homme, tandis que le désir s'évanouit rapidement, se transforme en répugnance et conduit le plus souvent au désespoir. 56. Ce qui n'est pas condamnable chez les animaux l'est chez l'homme. Toutes les connaissances que nous avons sur les animaux ne peuvent nous expliquer ce qu'ils ressentent intérieurement. Nous ne savons pas ce qu'ils ont en eux, nous ne voyons que l'extérieur. Cependant nous pouvons sûrement dire ceci : ils vivent en accord avec leur nature, en accord avec les dons que leur a accordés le Créateur, leur divine prédétermination. Depuis l'origine ils vivent de la même manière, chacun selon son espèce, sans erreur. Chez les animaux, on ne peut parler de péché. Mais l'homme pèche lorsqu'il vit selon les désirs des animaux; et bien plus encore lorsqu'il donne à ces désirs le saint nom d'amour. L'homme ne peut pas descendre au niveau de l'animal sans s'abaisser plus bas que lui. 57. Si quelqu'un dit qu'il faut que l'homme vive en accord avec sa nature, demandons-lui : selon quelle nature? Est-ce selon la nature primitive, sans péché, paradisiaque, telle que Dieu l'avait créée? ou selon cette autre nature corrompue, avilie et infectée par les démons, défigurée par les passions et nécrosée? Car Dieu n'a pas créé l'homme de la même manière que le reste de la nature, mais d'une manière particulière. Par dessus tout, il lui a donné un pouvoir privilégié sur tout le reste de cette nature. Ainsi l'homme occupe une place nettement distincte par rapport aux poissons, aux animaux et à tous les êtres naturels, et élevée au-dessus de tout le règne animal, et même des singes. Le Christ est venu pour renouveler cette première et véritable nature de l'homme. Et seul celui qui vit avec cette nature renouvelée vit avec la véritable nature humaine. La zoologie se trouve sous les pieds de l'anthropologie. 58. L'homme renouvelé par le Christ vit avec une nature renouvelée, avec un coeur et une volonté renouvelés. Et ces trois "mesures " de l'âme ont levé en lui sous l'effet du levain du Saint Esprit (cf. Mat.13, 33), afin que ces trois choses puissent ainsi contenir en elles l'amour trinitaire céleste "qui surpasse tout esprit". C'est pourquoi l'Apôtre parle de "l'homme nouveau", à la ressemblance du Christ. Et c'est pourquoi ce même Apôtre dit aussi : " Les choses anciennes sont passées, voici : toutes choses sont devenues nouvelles" (II Cor.5, 17). 59. Que l'ancien passe et qu'apparaisse le nouveau. Que le fer rouillé se transforme en acier étincelant. Que les sommets de l'impureté sombrent dans l'abîme, eux qui pèsent sur les épaules de l'humanité. Pour cela, il a fallu une force plus grande que celle de l'homme, un amour "qui surpasse l'esprit" envers toutes les créatures, même celles qui se méprisent elles-mêmes; Sur terre, il n'existait pas une telle force, ni un tel amour, ni un tel héroïsme. Cela devait venir du Ciel. Il est venu. "Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle" (Jean 3, 16). C'est ainsi que le Fils de Dieu est descendu du Ciel, "Force de Dieu et Sagesse de Dieu", pour revivifier par son amour le monde qui était mort. 60. Deux fois, l'amour du Christ a secoué la terre : la première fois quand il est mort sur la Croix, pour délivrer le genre humain du péché et de la mort. La deuxième fois, quand il est ressuscité dans la lumière et dans la gloire, libérant les prisonniers de l'Hadès. Ces deux séïsmes se sont produits et sont passés. Mais le séïsme provoqué dans les coeurs humains par la flamme de son amour continue : d'abord par le premier groupe des Apôtres et des femmes Myrrhophores, ensuite par les armées des myriades de ses disciples qui se sont succédés "à travers les siècles et sur toute la surface de la terre". Enflammés par le feu de l'amour du Christ, celui qui l'avait persécuté s'est écrié : " J'ai accepté de tout perdre et je considère tout comme ordure pour gagner le Christ" (Phil.3, 8). 61. Ce même Saint Paul écrit avec le feu, et non avec la plume : " Qui nous séparera de l'amour du Christ? La tribulation, ou l'angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou le dénuement, ou le péril, ou l'épée? Selon qu'il est écrit : " A cause de toi l'on nous met à mort tout le jour, on nous considère comme des brebis qu'on égorge". Mais dans toutes ces choses, nous sommes plus que vainqueurs, par celui qui nous a tant aimés. Car je suis persuadé que ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l'avenir, ni les puissances ni les êtres d'en-haut ni ceux d'en-bas, ni aucune autre créature, ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu en Christ Jésus notre Seigneur" (Rom.8, 35-39). Sache, ma fille, que toutes les armées de l'enfer battent en retraite devant l'homme qui a un tel amour. 62. "Je suis venu jeter un feu sur la terre" (Luc, 12, 49), dit le Seigneur. Il s'agit du feu céleste de l'amour qui est sans fumée, ni quoi que ce soit de charnel ou de matériel, sans désir ni impureté. C'est d'un tel amour que se sont enivrés tant les Apôtres que de nombreux Saints et Saintes. Leur coeur était dépouillé de tout désir charnel et éphémère, tourné seulement vers Lui - le seul Bien Aimé -, et n'attendant rien du monde, et donnant tout au monde à cause de lui. 63. Un amour aussi total ne peut se rapporter qu'à une personne, et non à quelque principe, loi ou nature. Vois aussi l'amour terrestre - pour autant qu'on puisse le nommer amour - : il ne peut se rapporter qu'à une personne, et non à quelque idée, loi ou créature de la raison. C'est en vain qu'ont oeuvré les sages - tant avant le Christ qu'après - pour persuader les peuples de croire en un Dieu impersonnel. Ils ont versé de l'eau dans un seau percé. Et pourtant même parmi les peuples qui croyaient en un Dieu, ou en des dieux personnels, personne n'a jamais eu dans son panthéon de dieu capable de tant et d'un tel amour que celui qui s'est manifesté au monde dans la personne de Jésus-Christ le Dieu-homme. 64. L'amour, ma fille, qu'a montré le Christ pour le monde, est l'amour qui existait "avant la fondation du monde" (Jean 17, 24). L'amour n'est donc pas éphémère, mais éternel; il n'est pas extérieur, mais intérieur. " Je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous" (Jean 14, 20). Là où est le Fils est le Père, et l'Esprit Saint. Il veut remplir de son amour et accomplir par lui toute la nature trinitaire de l'âme humaine. Bien qu'il soit le maître de maison, il frappe humblement comme un étranger à la porte de chaque coeur humain. Car il a donné à l'homme la liberté, et ne veut pas s'imposer. Heureux celui qui a soumis sa liberté à son amour! " J'entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avac moi" (Ap.3, 20). Heureux celui qui ouvrira volontairement son coeur à Jésus, qui lui offrira son amour, et avec cet amour la vie, la paix et la joie. 65. Par amour pour l'âme de l'homme, le Seigneur Jésus se souvient aussi du corps de l'homme, qui est le véhicule de l'âme. Il nourrit les affamés au désert, guérit les maladies du corps de l'homme, le sauve des orages et des tempêtes, et le purifie des esprits malins. Il touche les yeux des aveugles, pose la main sur les lépreux et les morts, redresse les bossus et les paralytiques; Même les bossus, ma fille, ne l'oublie pas. Pour lui les corps les plus répugnants ne sont pas laids, tandis que les plus beaux ne l'attirent pas. Il ne prend en considération que les âmes, qui croissent et mûrissent dans l'enveloppe de la chair. Il s'intéresse aux fruits spirituels de chaque corps, et il sait que bien souvent c'est le pommier le plus tordu qui donne le fruit le plus doux. N'oublie pas cela, ma fille. 66. Le Seigneur connaît la valeur des corps humains. Qu'est-ce que le corps? Il l'a dit lui-même par la voix de ses saints prophètes et apôtres et de ses saints poètes : une fumée qui s'évanouit, une herbe qui se dessèche, une fleur qui se flétrit, cendre de cendre. Les hommes, en raison de leur myopie et de leur vanité, regardent le véhicule et pas le conducteur. Lui, par contre, regarde surtout le conducteur, caché dans le véhicule. Tout son soin et tout son amour sont tournés vers le conducteur invisible, c'est-à-dire vers l'âme dans le corps. S'il répare et nettoie le véhicule, il le fait pour le conducteur. S'il guérit et nourrit le corps humain, c'est à cause de l'âme immortelle de l'homme. Car, "que servira-t-il à un homme de sauver le monde entier, s'il perd son âme?" (Mat. 16, 26). 67. Le Seigneur Jésus a souvent conseillé à l'homme de ne pas se soucier de la nourriture ni de la boisson, ni du vêtement. C'est là le principal souci des idolâtres, et pas de ses disciples. Il n'est pas digne des fils de Dieu que le souci principal des animaux soit aussi le souci principal des hommes. Celui qui nous a invités dans ce monde à être ses hôtes sait de quoi nous avons besoin, et il va se soucier de nous. Ou bien faudrait-il penser que Dieu est un hôte moins prévenant que les hôtes humains? A Dieu ne plaise! Malgré tout le soin que nous prenons de notre corps, il est impossible que nous le sauvions de la vieillesse, de la maladie, de la mort, et de la corruption. Nous savons cependant que c'est le Tout-Puissant qui a revêtu notre âme de ce merveilleux corps modelé de la terre, que nous considérons comme si précieux. Et gratuitement, il nous revêtira après notre mort, de corps incomparablement plus beaux, immortels et incorruptibles, qui ne seront jamais malades, et ne vieilliront pas. Celui qui nous l'a promis, c'est celui-là même qui nous a créés par amour, celui qui nous garde son amour comme réponse à notre amour. 68. L'amour de Dieu chasse de l'âme toute crainte, sauf la crainte du péché. Oui, l'amour renforce la crainte du péché. La crainte du péché signifie exactement la crainte de Dieu. Les grands amants du Christ n'ont craint ni les hommes ni les animaux, ni la pauvreté, ni la mort; Au contraire, ils se réjouissaient de leurs souffrances pour celui qui a souffert pour eux. Ils cherchaient à devenir semblables à lui. Et ils désiraient mourir rapidement et abandonner ce monde pour pouvoir le plus vite possible rencontrer le Seigneur bien-aimé. L'Apôtre en témoigne : " Nous sommes pleins de courage, et nous aimons mieux quitter ce corps et demeurer auprès du Seigneur" (II Cor. 5, 8). Et cela parce qu'ils croyaient que, lorsque leur âme quitterait cette habitation charnelle et mortelle, elle s'établirait "dans les Cieux, dans une demeure éternelle qui n'a pas été faite par la main des hommes". Et il ajoute : " Car nous gémissons dans celle-ci". (II Cor. 5, 1-2). 69. Ce que le Christ offre à ceux qui le suivent n'est pas un simple exemple de l'amour terrestre, mais de l'amour céleste : " Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour. Comme j'ai gardé les commandements de mon Père, et que je demeure dans son amour" ( Jean 15, 10). Tous ses commandements sont contenus dans un seul : " aimez". Tous les autres commandements, tels que ceux qui concernent la prière, la miséricorde, l'humilité, la pureté, la patience, le sacrifice, le courage, le pardon, la vigilance et la joie, etc...sont de simples rayons de l'Amour. Celui qui a fait l'acquisition de la reine des vertus gagne aussi toute son escorte. 70. Dans tous les livres du nouveau Testament, l'amour prend place au-dessus de toutes les autres vertus et de tous les commandements, puisqu'il contient tout. Tout le monde connaît les paroles de l'Apôtre Paul sur l'amour : " Quand je parlerais les langues des anges et des hommes, si je n'ai pas l'amour, je suis du bronze qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas l'amour, cela ne me sert de rien. L'amour est patient, l'amour est serviable, il n'est pas envieux, l'amour ne se vante pas, il ne s'enfle pas d'orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche pas son intérêt, il ne s'irrite pas, il ne médite pas le mal, il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il se réjouit de la vérité, il pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout(...)Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, l'amour; mais la plus grande, c'est l'amour" ( I Cor 13, 1-7 et 13). Jamais on n'a entendu sortir de bouche humaine de plus bel hymne à l'amour. 71. Lorsque l'amour divin, ma fille, entre dans le coeur humain, avec lui entre tout : et la sagesse et la force, et la pureté et la miséricorde, et la justice et le courage, et la tempérance et la lucidité, et la paix et la joie, et toute bonne chose, et cela est tout-à-fait naturel. Car Dieu qui, dans son amour pour nous, "n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment ne donnera-t-il pas aussi tout avec lui, par Grâce?" (Rom.8, 32). Toute l'histoire de l'Eglise en témoigne : illuminés par l'amour du Christ, les hommes simples deviennent sages, les faibles martyrs, les sots intelligents, les prostituées saintes, les cupides généreux, les rois et les princes serviteurs du Christ, les loups brebis et les brebis des lions. La force miraculeuse de l'amour du Christ ne s'est pas tarie à son ascension, au contraire elle s'est multipliée. 72. Le Christ a donné tout son amour aux hommes. C'est pourquoi il attend de leur part tout leur amour. Et ton amour aussi, ma fille bien-aimée. Quant à lui, non seulement il ne supporte pas le partage du coeur de l'homme entre Dieu et Mammon, mais il exige quelque chose qui semble tout-à-fait contraire à la nature humaine : " Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi". (Mat.10, 37); En outre, "si quelqu'un vient à moi, et qu'il ne haïsse pas son père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple" (Luc, 14, 26). Naturellement, il n'est pas possible à chacun d'entre nous de faire cela. N'en devient capable que celui qui a ouvert son coeur à Dieu; Alors le Tout Puissant rend possible l'impossible. "L'amour n'a en réalité rien d'autre que Dieu. Car Dieu est l'amour" dit Saint Nil le Sinaïte. 73. Tant qu'un homme ne hait pas son vieux vêtement il ne peut pas en désirer un nouveau. Comment pourrions-nous devenir "nouvelle création en Christ", "nouvel homme", "fils de lumière", si nous ne haïssons pas notre âme pécheresse, qui est devenue plutôt chair qu'esprit à cause de l'esclavage de la chair? Le vieil homme ne peut que craindre Dieu. La crainte est son début et sa fin. Dans l'homme nouveau, la crainte est un début, l'amour est la fin. La mort pour l'amour du Christ garantit la vie éternelle. 74. Celui qui s'est éloigné de l'amour du Christ tombe dans la folie des désirs charnels, qu'on ne peut ni compter ni mesurer. Chez ceux qui sont illuminés par l'amour, les désirs charnels ne règnent pas. Ils sont indifférents à toutes les beautés de ce monde éphémère. "Ils usent de ce monde comme s'ils n'en usaient pas réellement, car la figure de ce monde passe" (I Cor.7,31). Ils voient les choses invisibles et non les choses visibles. Leur regard est continuellement tourné au-delà du tombeau, vers celui qui les aime, et qui leur a préparé "ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, et ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme" (I Cor.2, 9). Là se trouve le terme final de nos chemins et de nos peines. Les perspectives immédiates sont trompeuses. 75. L'homme ne peut avoir un amour réel et satble envers Dieu s'il n'a préalablement acquis l'amour pour le Christ. Il ne peut pas non plus avoir l'amour pour le prochain sans avoir l'amour pour le Christ. Nous le répétons et nous le répéterons encore, ainsi qu'il est dit : " Dans ta lumière nous verrons la lumière". On pourrait dire de même : " dans ton amour nous aimons", car c'est seulement par l'amour de Dieu, qui a pris chair dans l'amour du Christ, que nous pouvons aimer véritablement, et Dieu, et nous-mêmes, et notre prochain, et même nos ennemis. Car le Christ est mort aussi pour nos ennemis, et c'est justement à cause du grand prix que le Christ a payé pour racheter nos ennemis qu'il nous est possible de les aimer, de les bénir et de prier pour eux, et tout cela à cause de l'amour du Christ et non pas à cause de nos ennemis. Le divin Maxime le Confesseur écrit que : " Celui qui aime Dieu, inévitablement aime aussi son prochain." Ajoutons : Celui qui n'aime pas le Christ, le Fils de Dieu incarné, n'aime pas non plus Dieu. Dans le nouveau Testament sont révélés les deux dogmes fondamentaux : la Sainte Trinité, et l'incarnation du Fils de Dieu. L'amour est fondé sur ces deux dogmes. 76. Dieu a béni le mariage, d'abord au Paradis, puis à Cana. Par le mariage, deux chairs font un. Les deux âmes deviennent un "sans séparation et sans confusion". Deux temples de l'Esprit Saint sous un seul toit. Pourquoi Dieu a-t-il uni deux chairs en un ? "Parce qu'il est plus facile de voyager à deux que seul". Dans le mariage, le désir impur de la chair est réfréné, ce qui est sans raison par ce qui a un but : grâce à la multiplication du genre humain, se multiplient ceux que sauve le sacrifice du Christ. Plus encore, parce que le mariage charnel de l'homme et de la femme, joint à l'amour et béni par l'Eglise, est le symbole le plus expressif du mariage spirituel du Christ avec son Eglise et avec chaque âme chrétienne. Parmi les premiers disciples du Seigneur, c'est-à-dire les apôtres et les myrrhophores, il y avait des gens mariés et des célibataires. 77. L'idéal monastique "surpasse la nature", il est angélique. Innombrables sont les exemples qui l'ont montré et le montrent. Mais selon la parole du Seigneur lui-même, "Tous ne comprennent pas,... mais seulement ceux à qui cela est donné". (Mat.19, 11-12). Ne l'adoptent sans crainte et sans se retourner derrière eux que ceux dont les yeux ont été ouverts sur le Royaume de Dieu, ceux dont le coeur est ouvert exclusivement à l'amour du Christ, ceux à qui il a plu d'escalader les sommets spirituels jusqu'au Ciel, et qui ont ressenti l'appel de la Grâce, et de la force de Dieu. Le Christ les enhardit à la vie monastique par ces mots :" Que celui qui peut comprendre comprenne" (Mat.19, 12). Bienheureuse es-tu, ma fille, car tu as pu comprendre ce que tous ne comprennent pas, car tu as choisi l'amour qu'on ne divise pas. 78. L'amour et le service du Seigneur sont soulignés par l'Apôtre Paul - l'Apôtre célibataire -, quand il dit (sans donner de commandement) : " Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi", et il le répète : " Je le dis à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je dis qu'il est bon de rester comme moi" (I Cor.7, 7-8). Mais autant l'Apôtre a chanté les louanges du célibat pour le Seigneur, autant il a condamné le célibat à cause des désirs charnels. Dans le premier cas, l'amour pour le Seigneur remplace tous les désirs de la chair; dans le second cas, les désirs, même impurs, chassent l'amour et prennent sa place. 79. Le monachisme n'est pas la règle, c'est l'exception. Mais une exception sans laquelle l'Eglise du Christ ni n'a existé, ni ne pourrait exister. Il ressemble à ces verbes irréguliers (comme le verbe "être") sans lesquels il n'est pas de discours complet. 80. Seuls ceux qui ont un grand amour pour le Christ ont pu soutenir la grande austérité de la vie monastique dans l'Eglise orthodoxe. C'est pourquoi ils sont devenus "la lumière du monde", "des anges terrestres et des hommes célestes", règles de foi et de pureté. " Celui qui aime converser avec le Christ désire être seul" comme l'a dit Saint Isaac le Syrien. Conversation d'amour avec l'amour dans la solitude... 81. Dans les "Vies des Saints", nous rencontrons de merveilleux exemples où des époux, d'un commun accord, adoptent la vie virginale, comme frère et soeur (Galaction et Epistème, Alexis l'homme de Dieu, etc...). Selon la prophétie de l'Apôtre Paul : "Que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas" (I Cor. 7, 29). Les vainqueurs des désirs de la chair ont vaincu le serpent qui avait vaincu Eve au Paradis! 82. Le nouveau Testament parle suffisamment et clairement de la vie conjugale : les Saints Apôtres ont donné leurs conseils avec amour paternel et fermeté aux maris et aux femmes et aux enfants. La soumission de la femme à l'homme est comparée à la soumission de l'Eglise au Christ. L'amour du mari pour sa femme doit être semblable à l'amour du Christ pour son Eglise, pour laquelle il s'est offert en sacrifice. La femme mariée est sauvée "en devenant mère, si elle persiste dans la foi, dans l'amour, dans la sanctification avec modestie; (...) celle qui vit dans les plaisirs est morte, quoique vivante" ( I Tim, 2, 15 et 5,6, cf. I Pierre 3, 1-8; I Cor.7, 1-16; Tite 2, 1-6; I Cor. 7, 7-8, 32-34). Les enfants doivent respecter leurs parents, et leur obéir. Il n'y a pas d'unité sans responsabilité. 83. Le mariage couronné symbolise l'union du Christ avec sa saint Eglise, et l'union spirituelle du Christ avec l'âme de chacun de ses fidèles. Inversement, l'infidélité et la débauche symbolisent le satanisme, la trahison de l'amour de Dieu, la déchirure de l'union avec Dieu. C'est en effet cela exactement que désire Satan, qui souhaite rendre ridicule et superflu l'amour de Dieu parmi les hommes. Ce qu'il hait, c'est l'amour céleste et parfait, et ce qu'il aime, c'est l'impureté des désirs terrestres : " les oeuvres stériles des ténèbres" (cf. Eph.5, 11) sont les leurres avec lesquels il attire les hommes vers l'enfer. 84. La sainte et divine Ecriture qualifie souvent d'adultère et de débauche le fait de se détourner de Dieu et d'adorer les idoles. Les prophètes et les apôtres condamnent sévèrement ces deux péchés honteux qui corrompent l'âme. Que l'on trompe sa femme, ou que l'on adore les idoles, dans les deux cas on se sépare de Dieu, et on accomplit le désir du diable. L'amour n'a rien de commun avec l'adultère et la débauche, qui ne font que mimer l'amour. 85. Il y a encore un autre péché grave contre l'amour, aussi grave que la débauche et l'adultère. Et même plus grave. C'est l'hypocrisie anti-Dieu des chefs du peuple, dont les lèvres proclament l'amour du peuple, alors que dans leur âme ils le méprisent. Sous le couvert de la loi, ils volent et oppriment ce peuple, rejetant "la justice, la miséricorde et la foi". Quant à eux, Dieu les gêne, et le Christ leur est un obstacle, et c'est pourquoi dans leur méchanceté, ils s'emploient à éloigner de Dieu le peuple, et à crucifier le Christ. Ce sont eux les plus grands ennemis du peuple, ce sont eux qui poursuivent et qui tuent les vrais amis du peuple. Ils sont les seuls que le Christ ait mis au-dessous des prostituées et des publicains, lorsqu'il disait aux pharisiens : " En vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées vous devanceront dans le Royaume des Cieux" (Mat.21, 31). 86. Ô le doux parfum de l'amour! Quand nous allumons l'encens, nous pensons à la douceur de l'amour céleste! Comme un feu céleste, l'Esprit Saint accorde aux coeurs des hommes la chaleur de l'amour, et comme un vent d'air frais, il dissipe la puanteur du péché, répandant dans le monde le parfum du Christ. C'est ce parfum que portaient en eux tous les Saints; Les hommes le perçoivent lorsqu'il émane des Saints vivants, aussi bien que de leurs reliques. C'est pourquoi l'Apôtre dit aussi : " Nous sommes en effet pour Dieu, la bonne odeur du Christ", odeur et parfum de la connaissance de la vérité et de la douceur de l'amour. (II cor; 2, 14-16). 87. Dans les hymnes de l'Eglise, on chante : "la douce odeur du Paradis". Cette bonne odeur qui émane du Seigneur est passée à tous ceux qui le suivent, à tous ceux qui ont remplacé la puanteur des désirs charnels par le saint parfum de l'amour de Dieu. Mais le parfum du Christ n'agit pas de la même manière sur tous, car il est "aux uns une odeur de mort, donnant la mort; aux autres, une odeur de vie, donnant la vie" (II Cor. 2, 16). Car certains hommes chassent l'odeur du Christ par la puanteur du péché; tandis que d'autres la gardent jusqu'à la fin, surveillant leur coeur, luttant par l'amour pour être en tout agréables au Christ, et pour recevoir en eux-mêmes "la douce odeur du Paradis". 88. " Je vous ai fiancés à un seul époux, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure" (II Cor.11, 2), écrit Paul aux Corinthiens qui avaient succombé aux désirs du corps et à l'infamie. C'est donc là la mission de l'Eglise : purifier les fidèles de toute impureté du péché et des passions, et rendre leurs âmes pures et saintes comme des vierges, des fiancées présentées au Roi, le Christ très pur et très Saint. Saint Théognoste écrit :" Il n'est pas de plus grand combat que le combat de la sagesse et de la virginité. Ceux qui ont gardé loyalement la chasteté s'acquièrent l'admiration des anges, et la couronne du martyre". L'épopée populaire serbe chante "le parfum de l'âme des vierges". Ma fille, c'est le parfum de la pureté et de la sainteté. 89. En Orient, les gens savent distinguer l'odeur des âmes baptisées et celles des âmes qui ne le sont pas. Les abeilles savent distinguer l'odeur des malfaiteurs et les attaquent immédiatement. Les bêtes sauvages vont vers les Saints, hommes et femmes, et se blottissent contre eux, car elles perçoivent l'odeur de l'amour. Combien plus les Apôtres ressentaient-ils le parfum céleste de l'amour! (cf. Phil. 4, 18). Dieu ne pouvait pas supporter l'odeur des sacrifices qui lui étaient offerts par les hypocrites et les sans-loi. Ce n'était pas la faute des victimes sacrifiées. Les sacrifices avaient leur odeur naturelle comme toujours, mais ce sont les âmes de ceux qui les offraient, qui les empuantissaient (cf. Is.1, 13). 90. L'amour pardonne beaucoup, et à cause de l'amour tout est pardonné. L'auto-justification orgueilleuse est contradictoire avec l'amour. Simon le Pharisien a voulu se moquer de Jésus en permettant à une femme pécheresse de lui laver les pieds de ses larmes et de les essuyer de ses cheveux; elle confessait ainsi que ses péchés sont aussi nombreux que les cheveux de sa tête. Mais Jésus reprit le Pharisien par ces mots : "ses nombreux péchés lui sont remis parce qu'elle a beaucoup aimé" (Luc 7, 47). L'amour pour qui? L'amour pour celui-là même qui marchait vers le Golgotha, pour laver de leurs péchés, tant cette femme que le monde entier, et pas avec des larmes, mais avec son sang. 91. Dans son amour, le Christ désire nos âmes, et non nos biens. Par manque d'amour, les hommes attendent du Christ ses bienfaits plutôt que lui-même. Ils attendent de lui le pain, la pluie, la fécondité, la santé, et en général les biens terrestres. Et lui leur donne tout cela, en regrettant qu'ils ne la cherchent pas lui-même. Ce qu'ils oublient, c'est qu'en l'acquérant, lui, ils vont tout acquérir. L'Apôtre dit : " Je compte tout pour de la boue afin d'acquérir le Christ" (Phil.3, 8). Par ailleurs, il écrit aux fidèles : " Ce ne sont pas vos biens que je cherche, mais vous" (II Cor. 12, 14). 92. L'amour et la dot ne sont pas conciliables. Tu en as eu l'expérience personnelle, ma fille, et une amère expérience! Demande de dot égale absence d'amour. Dans le tropaire des saintes vierges martyres, l'hymnographe orthodoxe décrit admirablement leur amour pour le Christ :" Ta brebis, ô Jésus, te crie à toute voix : je te désire, ô mon fiancé! (...) comme sacrifice sans tache, reçois celle qui se sacrifie par désir (...)". C'est cela que le Christ attend de ses fiancées : leurs âmes, embrasées d'un brûlant amour, et non leur dot. Tes trois fiancés, ma fille, n'avaient pas l'intention de se donner à toi, mais de se vendre. 93. L'hymnographie orthodoxe chante souvent le Christ comme fiancé, ainsi que son mariage mystique, avec chaque âme en particulier comme avec l'Eglise universelle. Cela est évident dans la parabole des noces du Fils du Roi : le Christ s'y décrit comme Fils du Roi et comme Epoux. Et le fait qu'il parle des noces et non du mariage montre qu'il attend de s'unir par le mariage avec les nombreuses âmes humaines qui l'aiment en cette vie comme il les a aimées. Ceux qui sont appelés ne répondront pas tous, parce que beaucoup sont liés par les désirs charnels, et mariés avec la terre. Mais même sans eux, "la salle des noces fut remplie de convives" (Matt.22, 10). C'est ainsi que le Royaume des Cieux, la chambre nuptiale du Christ, se remplira d'âmes qui l'auront aimé et qui lui auront été fidèles. Celui qui tardera, ce n'est pas parce qu'il n'a pas reçu d'invitation, mais parce qu'il l'aura volontairement déclinée. 94. Quel que puisse être le déroulement des affaires des hommes sur la terre, quels que puissent être les intrigues et les obstacles dressés par Satan et les sans-dieu, et si grand que soient le reniement de la vérité et de l'amour lors des derniers temps, le Royaume du Christ ne peut que se remplir. Lui-même nous a enseigné qu'avant de construire une maison, nous devons faire nos calculs, si nous voulons la terminer. Se pourrait-il que lui-même n'ait pas fait dès le commencement ses calculs pour remplir son Royaume? L'Eglise est son corps. Comment pourrait-elle être son corps sans avoir tous ses membres, même les plus petits? C'est pourquoi le Seigneur purifiera beaucoup de pécheurs et de pécheresses qui se seront convertis et les fera renaître, pour pouvoir dignement les appeler ses fiancées. Mais la conversion seule n'est que le début du chemin des luttes personnelles pour la rencontre avec la Grâce divine. 95. De même que les parents se réjouissent lorsque quelqu'un aime et honore leurs enfants, de même le Seigneur se réjouit lorsque les hommes aiment et glorifient les Saints. Car c'est là aimer et glorifier Dieu. " Celui qui vous reçoit me reçoit". (Mat. 10, 40) a-t-il dit, et celui qui rend gloireaux Saints du Christ, rend gloire au Christ lui-même; Les Saints ont glorifié leur Seigneur sur la terre, par l'amour divin, et ils ont observé ses commandements dans toutes les tentations. C'est ainsi qu'ils ont écrasé l'antique monstre de haine et de méchanceté, celui qui fut homicide dès le commencement. Ne désirant rien pour eux sur la terre, ils se sont tout acquis au Ciel. C'est cela la promesse qui a été énoncée, non pas par les lèvres trompeuses d'un homme, mais par Dieu lui-même : " Tel sera l'héritage du vainqueur : je serai son Dieu, et il sera mon Fils" (Ap. 21, 7). 96. Qui sera vainqueur? Celui-là qui se sait membre du corps du Christ sera vainqueur, celui qui garde son âme et son corps dans la sainteté, non parce qu'ils lui appartiennent, mais parce qu'ils appartiennent au Christ. Celui-là sera vainqueur, qui voyant le Christ crucifié se dit à lui-même : Il m'aime plus que ma mère, il souffre pour mes péchés, et verse son sang pour ma purification et pour mon Salut. Ceux-là vaincront, qui auront veillé à embellir leur âme par le feu de l'amour pour l'éternel Epoux, le Christ. Oui, tous ceux-là qui répondront à l'invitation reçue pour le banquet des noces de l'Agneau. "Bienheureux ceux qui sont invités au festin des noces de l'Agneau!" (Ap. 19, 9). La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, mais l'amour est sa plénitude et son accomplissement! 97. Tous les hommes sont invités, et Dieu désire que tous répondent; Et en vérité, beaucoup, beaucoup, ont déjà répondu à cette invitation, tout au long des siècles écoulés, et beaucoup encore y répondront. Leur assemblée sera une foule aussi nombreuse que le sable de la mer. C'est cette assemblée qu'a décrite Saint Jean le Mystagogue en ces termes : " Après cela je vis : c'était une foule nombreuse que nul ne pouvait compter, de toutes nations, de toutes tribus, peuples et langues, debout devant le trône et devant l'Agneau, vêtus de robes blanches, avec des palmes dans leurs mains" (Ap. 7, 9). Une telle fête, une telle joie, nul ne peut, sur la terre, ni l'imaginer, ni y accéder; Car il s'agit de la fête de l'amour, qui en vérité surpasse l'esprit et l'imagination; C'est l'immense royaume du Christ. 98. Cassienne, regarde bien et ne t'y trompe pas : l'amour que l'Agneau réserve à ceux-là qui, dans la crainte et l'amour, se seront rendu à l'appel du Père pour les noces de son Fils, est un tendre amour. Mais cet amour est aussi tendre que terrible sera sa colère contre ceux qui auront reçu son invitation sans y répondre, soit qu'ils l'aient renvoyée, soit qu'ils l'aient déchirée, soit qu'ils aient martyrisé ses Apôtres, ses messagers, ses prêtres. Car lorsque l'Agneau de Dieu aura vaincu tous les monstres, à forme humaine ou sans forme humaine, lorsqu'il se sera manifesté au monde, alors ils hurleront de terreur : " Et ils diront aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous et dérobez-nous à la face de Celui qui est assis sur le trône et à la colère de l'Agneau". (Ap.6,16). La vengeance de l'amour trahi sera juste mais terrible. 99. Lorsqu'un époux trahit la fidélité au mariage, ô combien de colère, ô combien de haine, ô combien de clameurs devant les tribunaux! Et cependant aucun des époux n'avait sacrifié pour l'autre, ni un oeil, ni une main, ni même un doigt. Et pourtant, que d erage! Le Christ, lui, a offert en sacrifice tout son corps; il a accepté de verser son sang pour toute âme humaine; Sa colère envers ceux qui ont trahi son amour, cet amour qu'il a scellé de son sang et de sa mort, est incomparablement plus justifiée que la colère d'un époux d'ici-bas. Syméon le Nouveau Théologien le dit : " Si une âme reporte son amour du Christ-époux vers le désir d'un autre objet, ouvertement ou en secret, et que son coeur s'en éprenne, elle devient repoussante et haïssable pour l'époux" (Chap.3, 52). Lutte, ma fille, pour apprendre à aimer le Christ plus que le monde, mais surtout plus que toi-même. 100. L'amour n'a pas besoin de la Loi. L'amour est une loi au-dessus de toutes les lois. C'est lui la Loi nouvelle, l'Alliance, le nouveau Testament du Christ. "Nous savons d'ailleurs que Dieu fait coopérer toutes choses au bien de ceux qui l'aiment" dit l'Apôtre (Rom.8, 28). Il peut se trouver obstacles et difficultés sur le chemin de l'amour, mais selon la parole de Dieu, et d'après l'expérience humaine, ce chemin conduit infailliblement au Bien suprême. 101. Je t'ai beaucoup écrit, ma fille, et pourtant tout cela peut se dire en quelques mots : si tu aimes le Seigneur Jésus-Christ, tu as déjà accompli les deux grands commandements sur l'amour; Car il est Dieu, et il est aussi le prochain. Oui, c'est lui notre plus proche prochain. C'est à lui que se rapportent principalement et directement les deux commandements de l'amour. Jadis il n'était pas possible aux hommes d'aimer le Dieu invisible. Jésus-Christ est à la fois Dieu manifesté et l'homme véritable. Le Dieu Homme, qui s'est manifesté comme Dieu d el'amour, et comme l'homme de l'amour, s'est offert en sacrifice pour nous. Je te le dis en vérité, il est plus facile d'aimer un tel Dieu et un tel prochain, et en lui tous les siens. 102. Ô Cassienne, bientôt tu abandonneras tout, et tous t'abandonneront. Tes amis t'oublieront et la richesse te sera sans profit, ta beauté s'évanouira et ta force se perdra, ton corps se corrompra et ton âme se trouvera dans les ténèbres. Dans la solitude et dans les ténèbres, qui te tendra la main? Seul le fera le Christ, l'Ami de l'homme, si tu étais allée vers lui, si tu t'étais unie à lui durant ta vie. Lui te fera sortir des ténèbres vers la lumière, de la solitude vers l'assemblée céleste. Jour et nuit, conserve tout cet enseignement en ton esprit; comporte-toi en accord avec lui. Que le Christ, le Seigneur, le Roi de l'amour, te vienne en aide. Amen. Note : Je dédie ce manuscrit à ma fille spirituelle, la Moniale Cassienne, pour qu'elle le lise et pour qu'elle recherche sans cesse ce qui est le plus important, et au Ciel, et sur terre. L'humble serviteur de Dieu Callistrate. VII TOUT SECRET SERA CONNU Paul de Sarajevo et Marko Knez travaillèrent quelques jours à recopier les deux manuscrits pour eux-mêmes, c'est-à-dire le manuscrit de Jean de Sarajevo et celui du Père Callistrate. L'Higoumène du monastère de Milesevo se réjouissait tant de la découverte du second manuscrit qu'il ne le laissa pas sortir du Monastère, mais leur donna sa bénédiction pour le copier. Les copistes emportèrent leurs copies, et firent relier les deux originaux en un seul, et le donnèrent à l'Higoumène pour qu'il le mît en sûreté où il le voudrait. Cependant le médecin Soumrak ne prit aucune part à ce travail. Il ne sortit même pas de sa chambre. Une nuit, il y eut une pluie torrentielle depuis le soir jusqu'au matin. Et au matin, on trouva le médecin mort, étendu à côté du tombeau de la Mère Cassienne. Dans sa chambre, on trouva deux lettres, l'une adressée à Paul de Sarajevo, et l'autre à l'Higoumène. Dans la première, il écrivait : "Mon cher ami Paul, Après une amitié de tant d'années, je considère comme mon devoir de me présenter comme un inconnu. Je suis cet étudiant en médecine que Ioula la Bossue avait entretenu. Je suis cet être bestial qui a foulé aux pieds la parole donnée, et s'est enfui la veille du jour fixé pour le couronnement de notre mariage au monastère de Savina. Je suis ce méchant qui plus tard s'est marié avec une méchante femme, qui m'a trompé, m'a bafoué,, m'a tyrannisé, jusqu'au moment où elle a volé mes biens et s'est enfuie. Ce fut le premier châtiment de Dieu. Un autre châtiment beaucoup plus lourd le suivit : ce fut le reords de ma conscience. Poursuivi par son blâme, j'allai m'installer à Sarajevo, alors que Cassienne était déjà devenue moniale, et que son nom se faisait entendre partout. Pour être plus près d'elle et pour lui demander son pardon. Je confessai tout au Père Callistrate. Et lui me délia de mon péché après une longue pénitence, après avoir appris de Cassienne qu'elle aussi m'avait pardonné. Le Père spirituel m'a pardonné, elle aussi, et cependant jusqu'à aujourd'hui, je ne me suis pas pardonné à moi-même, et je ne sais pas si Dieu m'a pardonné; Dans ma folle jeunesse, je l'ai méprisée pour la laideur de son corps, et dans mon amère vieillesse je l'ai vénérée plus que tout être humain. Car j'ai réalisé que mon âme était plus laide et plus difforme que son corps. Elle est devenue pour moi un ange incarné. Je n'osais pas lui donner la main, ni même toucher son habit. Le Ciel brillait en elle. Par elle j'ai connu Dieu, et je suis retourné à la foi et à l'Eglise orthodoxes. D'elle j'ai appris que l'amour charnel n'a rien de commun avec le vrai amour, l'amour spirituel. En partant de Sarajevo, je savais que ma mort était proche. Je rassemblai toutes les forces de mon âme pour conserver mon corps en vie jusqu'à l'arrivée au Monastère. Ces derniers jours mon coeur battait de plus en plus faiblement. Je n'ai pas voulu mourir dans ma chambre. Je suis descendu au dernier moment instant pour rendre l'âme à côté de son tombeau, quoique j'en sois indigne. C'est tout. Pardonne-moi, mon cher ami, et ne laisse pas, ne serait-ce qu'un instant, ma mort troubler ta joie spirituelle en ce saint Monastère. Par ton intermédiaire, je laisse tous mes biens à ce saint Monastère de Saint Sava, et de la Mère Cassienne. Je considère ces biens comme poussière, de même que mon corps. Pardonne-moi, mon cher ami, et ne laisse pas, ne serait-ce qu'un instant, ma mort troubler ta joie spirituelle en ce saint Monastère. Par ton intermédiaire, je laisse tous mes biens à ce saint Monastère de Saint Sava, et de la Mère Cassienne. Je considère ces biens comme poussière, de même que mon corps. Pardonne-moi, et que Dieu soit avec toi. Ton ami qui t'aime jusqu'au tombeau et au-delà du tombeau. P. Soumrak. Dans sa lettre à l'Higoumène, il disait : " Mon révérend Père Higoumène, Pardonne-moi, et pardonne-moi seulement. Ne permets absolument pas que mon misérable corps soit enterre à l'intérieur du monastère. J'en suis indigne. Ce corps m'a entraîné au péché, et ce péché a détruit toute ma vie jusqu'à ce jour. Ordonne qu'il soit enterré à fleur de sol hors des murs du Monastère, près de la rivière Mileskeva. Lorsque la rivière sera en crue, que mon cadavre soit emporté au Lim, du Lim à la Drina, et toujours plus loin jusqu'à la mer. Et toi, prie pour mon âme pécheresse. Avec vénération, je baise ta sainte main droite, et je demande ton pardon. Le médecin pécheur. P. Soumrak. " EPILOGUE Stupéfaction. Commentaires variés. Puis les choses se calmèrent. Chaque miracle occupe pour quelques heures ce Monastère, où les miracles de Dieu se succèdent sans cesse. Alors que lesgens parlaient encore de la mort du médecin, leur attention fut soudain attirée par un jeune Musulman de Berané. Son esprit s'était enfui. Du matin au soir il courait autour de l'église. Au début les gens le plaignaient, mais petit à petit ils s'habituèrent à le voir, et presque personne n'y faisait plus attention. Un jour cependant, comme le Père lisait le Psautier sur le tombeau de Saint Sava, il courait encore une fois autour de l'église, et s'arrêta subitement. - Où suis-je? demanda-t-il stupéfait. Il était bien portant! Il avait recouvré sa raison. Ses parents pleuraient de joie. Le peuple entier rendit gloire et remercia le Saint. Le mystère divin s'était manifesté. Le mystère de la puissance de l'ami de Dieu, Saint Sava, et de tous les Saints de Milesevo. Paul de Sarajevo, affligé jusqu'à cet instant de la mort subite de son ami, fut soudain rempli d'émerveillement devant ce nouveau miracle. -Mais ceci est en vérité un miracle de Dieu! s'écria-t-il. -Eh, Monsieur, que cela ne vous étonne pas, lui dit un vieillard du village. Ce lieu est plein du feu du Ciel. Nous, du haut de la montagne où est perché notre village, nous voyons souvent la lumière monter des tombeaux. Il n'y a pas à s'en étonner. Ici sont ensevelis d'innombrables martyrs, moines, femmes, jeunes filles et enfants, égorgés par les soldats ottomans; La Porte, le pouvoir central, pensait que c'était à cause du Monastère de Milesevo et de Saint Sava que le malheur s'était abattu sur l'Empire ottoman. C'est pourquoi ils tuaient des innocents chaque fois qu'il y avait de grands rassemblements au Monastère; Il y a même ici des Musulmans qui ont perdu leur tête, uniquement parce qu'ils se trouvaient en ce lieu au moment du massacre. - La flamme jaillit des tombeaux, Monsieur, la lumière! Une fois nous regardions d'en haut, et nous pensions que le feu avait pris au Monastère! Une grande flamme de la tombe du Père Callistrate, une grande flamme de la tombe de la Mère Cassienne! Ce lieu est saint, Monsieur, ce lieu est saint; Gloire en soit à Dieu et au Saint! Tous les moines, avec l'Higoumène, racontaient comment chaque lundi ( c'est le jour des Anges), une odeur merveilleuse émane du tombeau de la Mère Cassienne, comme d'un encensoir plein d'encens incandescent. Il paraît que cette odeur est sentie jusque dans des villages éloignés. C'est un Lundi qu'elle est morte. Paul transcrivit encore beaucoup d'autres témoignages contemporains : comment elle recevait les enfants des familles serbes et musulmanes dans le Monastère où elle les élevait, comment elle guérissait les malades par le seul toucher de sa main, comment à l'heure de la prière elle s'élevait dans les airs, comment la porte de l'église s'ouvrait devant elle toute seule. Les Musulmans la nommaient Nena, et les Chrétiens Sijana (la brillante) parce que son visage brillait. La beauté naturelle de son visage s'était accrue sous l'effet de la beauté spirituelle de son âme. Ni le jeûne, ni le labeur, ni la vieillesse ne purent éteindre l'éclat de son visage. *** Nos voyageurs de Sarajevo restèrent à Milesevo jusqu'à l'Ascension, qui était la fête du Monastère. Car de même que le Roi Etienne le premier-couronné avait consacré Zica à l'Ascension du Seigneur, son fils le Roi Vladislav en fit de même pour le Monastère de Milesevo. C'était la deuxième année après la libération du tombeau de Saint Sava, non seulement des Turcs, mais aussi des pires ennemis des Serbes orthodoxes, malheureusement des baptisés. Il y eut une grande fête, comme jadis à l'époque de l'Empire serbe. Selon le désir des pélerins de Sarajevo, les prêtres firent le service de mémoire "de tous nos pères et frères" de toutes les générations qui, depuis la tragique bataille de Kossovo jusqu'à nos jours, ont payé de leurs vies le prix de la vraie foi et de la liberté. Après ce service, ils chantèrent des louanges à Dieu. Le troisième jour après la fête, les trois voitures allaient à nouveau le long de la rivière Lim vers Sarajevo. Cette fois il n'y avait plus que onze voyageurs. Pendant trois jours ils parlèrent de ce que leurs yeux avaient vu, e de ce que leurs coeurs avaient ressenti dans le monastère de Milesevo. Ils arrivèrent sains et saufs à Sarajevo sans avoir terminé de parler. FIN BREVE BIBLIOGRAPHIE CASSIENNE a été traduit du serbe par Jean-Louis Palierne sur le texte serbe de l'édition des oeuvres de l'évêque Nicolas Velimirovic parue à Belgrade. Nous ajoutons une brève bibliographie pour aider quelque peu le lecteur occidental. 1) De l'évêque Nicolas est paru récemment Le Prologue d'Ochrid, Ed. L'Age d'Homme. On lira l'intéressant article de Marko Markovic intitulé Le Sage et le Prophète, paru dans le Messager orthodoxe, III, 1987. Sur le Père Justin Popovic, le disciple de l'évêque Nicolas Vélimirovic, on trouvera en français dans La lumière du Thabor n°2, une étude du Père Joseph Terestchenko intitulé Le Père Justin Popovic, la bouche de l'orthodoxie. Divers écrits du Père Justin ont été publiés en français dans les revues orthodoxes Catéchèse orthodoxe (du Père Ambroise Fontrier), Contact, le Messager orthodoxe et La lumière du Thabor. 2) Sur Saint Sava, on notera que le livre de Mgr Nicolas Vélimirovic sur ce grand Saint, paru en anglais aux USA est épuisé aujourd'hui; celui du Père Justin est paru en grec en 1975, à Thessalonique, sous le titre Bios kai Politéia tôn agiôn patérôn émôn Sabba kai Syméon. On consultera aussi celui de Mateya Matezic, Biography of Saint Sava, Kossovo Publishing Co, 1976. Saint Savva, éd. L'Age d'Homme. 3) Sur l'histoire serbe, parmi tant de livres généraux, nous avons consulté en français : -Saint-René Taillandier : La Serbie au XIX° siècle, Kara-George et Miloch, 2° éd, Paris 1875. - Grégoire Yakschitch, L'Europe et la résurrection de la Serbie, Paris, 1907. - A. Cunibert, Essai sur les révolutions et l'indépendance de la Serbie, 2 vol. Paris 1854. 4) Sur la poésie populaire serbe, nous signalons la très riche thèse du professeur serbe Miodrag Ibrovac, intitulé : Claude Fauriel et la fortune européenne des poésies populaires grecque et serbe, Paris, Didier 1966, dans laquelle est publié le cours de Fauriel intitulé : La poésie populaire des Serbes et des Grecs. Signalons aussi, récemment paru à l'Age d'Homme : Vouk Karadjitch, Contes populaires serbes, traduits par Ljiljana-Huibner-Fuzellier et Raymond Fuzellier. 5) Sur la tragédie du peuple serbe pendant la dernière guerre, on pourra consulter : Hervé Laurière, Assassins au nom de Dieu, Paris, s.d. Branko Miljus, La Révolution yougoslave, L'Age d'Homme, 1982. Ainsi que l'article récent de Marko Markovic : Le calvaire du peuple orthodoxe serbe pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le Messager orthodoxe, III, 1987. *** TABLE DES MATIERES Introduction : Nicolas Vélimirovic, le Saint Jean Chrysostome serbe. Préface de Laurent Motte et + Père Patric Ranson. Cassienne, Enseignement sur l'amour. I) Ioula la bossue. II) Callistrate. III) Faits et gestes. IV) Cassienne. V) Dans les murs du monastère. VI) Centurie de l'enseignement sur l'amour chrétien. VII) Tout secret sera connu. QUATRIEME DE COUVERTURE Saint Grégoire le Théologien disait : L'Orthodoxie, c'est la vie. On ne peut pas en discuter, on doit la vivre. Toute l'existence, comme toute la personnalité de Saint Nicolas Vélimirovitch, correspondent à cette formule. Ce n'est pas lui-même qui vivait, c'est le Christ qui vivait en lui. La Bouche d'or de la Serbie, ainsi surnommait-on l'Evêque Nicoals Vélimirovitch, a subi pendant sa vie (1880-1956) toutes les épreuves intellectuelles, morales, physiques que ce siècle imposa aux croyants orthodoxes. Par son exemple, ses prédications et ses écrits, il a rendu courage à son peuple, en lui rappelant sa vocation chrétienne et en affermissant sa foi, dans la mesure où il pouvait ou voulait l'entendre. Cassienne est un véritable poème tissé avec le fil d'or des Ecritures, de l'enseignement des Pères et de la vie des Saints. Les méditations qui suivent ce récit sublime sont parmi les plus lumineuses qui aient été consacrées à l'amour terrestre, lorsqu'il est transfiguré par le Divin. IHS XS NI KA Jésus Christ Vainqueur Père Patric Ranson ***

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