mercredi 23 janvier 2019
Arnauld d'Andilly, Vies des Saints Pères du Désert et de quelques Saintes (Seconde partie, suite et fin).
SAINT MARCIEN,
ANACHORETE.
CHAPITRE I.
Illustre naissance et perfections corporelles et spirituelles du Saint. Il se retire dans le désert. Son admirable manière de vivre.
Comment pourrai-je donner à Marcien, que ces éminentes vertus avaient en même temps rendu si célèbre, toutes les louanges dont il est digne ? Et ne puis-je pas le comparer avec Elie, avec Saint Jean Baptiste, et autres semblables Saints, dont le monde n'était pas digne, et qui n'étant couverts que de peaux de brebis, erraient dans les déserts, dans les montagnes, dans les antres, et dans les grottes ? La ville de Cyr fut sa première patrie ; la solitude, sa seconde, et le Ciel est celle dont il jouit maintenant. L'une le reçut en venant au monde ; l'autre le nourrit et le rendit victorieux ; et la dernière joignit des couronnes immortelles à ses palmes. Car méprisant la splendeur de sa naissance, qu'il tirait d'une race patricienne, et tous les avantages de la cour, où il paraissait avec éclat, tant par la grandeur de sa taille, et la beauté dont l'auteur de la nature avait pris plaisir d'orner son corps, que par la prudence et la sagesse dont il avait enrichi son âme, il renonça à l'amour de toutes les créatures et de soi-même, pour ne plus aimer que Dieu, et les choses saintes et divines. Ainsi abandonnant le monde, il se retira dans le milieu d'un désert, où il bâtit une cabane si petite qu'à peine était-elle de la grandeur de son corps, et l'environna d'une clôture qui n'était guère plus spacieuse. Là il vivait séparé de toute conversation humaine ; mais il s'entretenait avec le Seigneur et le maître de l'univers, dont il entendait la voix avec une consolation nonpareille. Car en lisant l'Ecriture sainte, il croyait entendre Dieu qui lui parlait ; et lui de son côté parlait à Dieu, lorsque dans ses oraisons il lui adressait ses prières. Jouissant sans cesse de ces incomparables délices, il n'avait garde de s'en lasser, d'autant qu'il avait appris du Saint Esprit par la bouche de David que « celui qui médite jour et nuit la loi du Seigneur ressemble à un arbre planté sur le bord d'une eau courante, lequel porte des fruits en abondance, et n'est jamais dépouillé de feuilles. » L'amour qu'il avait pour ces divins fruits, lui faisant embrasser avec joie tous ces travaux ; le chant des psaumes succédait à son oraison ; son oraison succédait au chant des psaumes ; et la lecture de l'Ecriture sainte succédait à l'un et à l'autre. Il n'avait pour toute nourriture que du pain, et en si petite quantité qu'elle n'eût pas suffi pour un enfant qui ne viendrait que d'être sevré. Car on dit qu'on séparait une livre de pain en quatre morceaux, lesquels lui duraient quatre jours, n'en mangeant qu'un morceau par jour. L'ordre qu'il tenait était de manger une fois en chaque jour sur le soir, et de ne se rassasier jamais ; mais de demeurer toujours dans la faim et dans la soif, sans donner davantage à son corps, que ce qui était nécessaire pour le soutien de sa vie. Sur quoi il disait que celui qui ne prend de la nourriture qu'après avoir demeuré plusieurs jours sans rien manger, s'acquitte avec plus de lâcheté et de langueur de ce qu'il doit à Dieu durant le temps qu'il ne mange point, et que mangeant beaucoup, comme il arrive d'ordinaire, lorsqu'il commence à manger il se charge l'estomac, et rend son corps plus pesant et moins capable de veiller : ce qui lui faisait croire qu'il était meilleur de ne passer point de jour sans manger, et de ne se rassasier jamais, parce que le véritable jeûne consiste à avoir toujours quelque faim. Voilà quelle était la loi que se proposait continuellement ce Saint, qui encore qu'il fût le plus grand et le plus beau de tous les hommes de son temps, ne soutenait son corps qu'avec ce peu de nourriture.
CHAPITRE II.
Le Saint reçoit avec lui Eusèbe et Agape, qui étaient deux hommes excellents. Plusieurs maisons de Solitaires bâties ensuite. Science infuse qu'avait le Saint.
Quelque temps s'étant passé, il reçut deux associés dans cette admirable manière de vie ; Eusèbe qui hérita de lui cette cabane sacrée, et Agape qui porta dans Apamée ces lois angéliques,lorsqu'il était à Niserte, qui est un très grand bourg et très peuplé, et y fonda deux très grandes maisons où l'on vivait selon les règles de cette sagesse toute divine, dont l'une fut appelée de son nom, et l'autre de celui de l'admirable Siméon, qui durant cinquante ans entiers éclata par ses vertus dans cette céleste discipline. On voit encore aujourd'hui en ces deux maisons plus de quatre cents de ces généreux athlètes, qui combattent continuellement pour devenir toujours plus parfaits, et brûlant d'amour pour la piété, acquièrent le Ciel par leurs travaux. Or il est sans doute qu'Agape et Siméon furent les fondateurs de ce saint établissement, dont ils avaient reçu les lois et les règles du grand Marcien. Ces deux Monastères ont été la source et l'origine de tant d'autres maisons de Solitaires où l'on vit de la même sorte, qu'il serait difficile de les nommer toutes; mais on peut dire que ce divin homme fut celui qui les sema et les planta, puisqu' ayant donné cette divine semence,il doit être considéré avec raison comme l'auteur et la cause de tous le biens qu'elle a produits.
Il demeurait donc seul au commencement, ainsi que j'ai dit, dans cette prison volontaire qu'il avait choisie, et puis reçut ces deux excellents personnages dont j'ai parlé, sans toutefois qu'ils logeassent avec lui sous un même toit, parce que sa cabane était si petite qu'elle ne suffisait pas même pour lui seul. Car soit qu'il fût debout ou couché, il y souffrait toujours beaucoup, ne pouvant se tenir debout que sa tête ne touchât le plafond, et ne pouvant étendre les pieds lorsqu'il était couché, à cause que la longueur de la cabane n'égalait pas celle de son corps. C'est pourquoi il leur permit d'en faire une autre pour se loger, et leur ordonna d'y chanter ensemble des psaumes, d'y faire leurs prières, et d'y lire l'Ecriture sainte. Et d'autant qu'il ne fallait pas refuser à d'autres la participation d'un si grand bonheur, il leur dit de bâtir assez loin de là une autre demeure pour y loger ceux qui le désireraient, auxquels Eusèbe fut donné pour Supérieur ; et il les instruisait en la doctrine du grand Marcien son maître.
Quant à Agape lorsqu'il fut très savant et très exercé dans cette sainte manière de vivre, il s'en alla comme j'ai dit, répandre les semences qu'il avait reçues de cette âme toute divine, et se rendit si recommandable et si célèbre, qu'ayant été jugé digne de l'Episcopat, il fut établi Evêque de la ville dont il avait tiré sa naissance. Eusèbe d'un autre côté conduisant le troupeau qui lui avait été confié, ne laissait pas de prendre soin de son maître, que lui seul avait la permission d'aller visiter de temps en temps, et lui demander s'il n'avait point besoin de quelque chose.
Une nuit étant touché du désir de savoir ce que faisait Saint Marcien, il prit la hardiesse de s'approcher de sa fenêtre qui était extrêmement petite, et s'étant penché pour regarder, il vit éclater sur sa tête une lumière, qui n'était ni d'une lampe ni d'aucune autre chose artificielle ; mais divine et procédante d'une Grâce toute céleste, qui lui donnait l'intelligence de l'Ecriture sainte dont il tenait le livre à la main, pour y chercher le trésor incorruptible de la volonté de Dieu. Eusèbe ayant aperçu cela fut saisi d'étonnement et de crainte, et apprit par cette Grâce infuse que Dieu avait répandue dans l'âme de son serviteur quel est son amour et sa bonté pour ceux qui lui sont fidèles.
CHAPITRE III.
Grands miracles faits par le Saint et même contre son gré, faisant tout ce qu'il pouvait pour cacher les grâces dont Dieu le favorisait.
Une autre fois Saint Marcien faisant oraison à la porte de sa cabane, Eusèbe qui était assez loin de là vit une bête énorme qui s'était traînée jusques sur le haut du mur du côté de l'Orient, d'où avec un regard affreux et une gueule béante elle regardait en bas comme pour le dévorer. Eusèbe épouvanté d'une chose si terrible, et croyant que son maître n'y prenait pas garde, cria de toute sa force pour l'avertir du péril où il était, et le conjura de s'enfuir. Alors le Saint le reprenant de se laisser emporter à une passion aussi dangereuse qu'est la crainte, fit le signe de la Croix avec le doigt, et fit voir ensuite par son souffle un effet de l'ancienne antipathie qui est entre l'homme et le serpent. Car cet air sorti de la bouche du Saint fut comme une flamme qui embrasa cette bête d'une telle sorte qu'il tomba par pièces, ainsi qu'aurait fait un roseau brûlé par le feu. Sur quoi je vous prie de considérer si cet excellent serviteur n'a pas bien imité son maître, qui voyant les flots irrités menacer la barque de ses Apôtres, et le péril et la peine où ils étaient, ne voulut point faire cesser l'agitation de la mer par ses menaces qu'après avoir fait cesser leur incrédulité par ses reproches. Car cet homme admirable commença de même par reprendre la crainte de son disciple, et puis fit mourir cette épouvantable et cruelle bête.
Voilà quelle fut l'extrême sagesse de l'admirable Marcien. Voilà quelle fut sa parfaite confiance en Dieu ; et voilà quels furent ses miracles. En quoi ce qui est le plus admirable, c'est qu'étant rempli de si grandes grâces et pouvant faire de si grands prodiges, il cachait autant qu'il pouvait cette faveur qu'il avait reçue de Dieu, parce qu'il craignait les artifices du démon, qui pour ravir aux hommes le fruit de leurs vertus et de leurs travaux, sème des pensées de vanité comme de l'ivraie par-dessus le bon grain de leurs meilleures et plus saintes actions. L'éclat de celles du Saint découvrant contre son désir cette éminente vertu qu'il s'efforçait avec tant de soin de cacher, il arriva ce que je vais dire. Un homme de Béroé en Syrie qui était de bonne maison et avait eu de grands emplois dans la guerre, ayant une fille possédée depuis longtemps par le démon d'une manière déplorable, il vint dans le désert avec l'espérance de voir le Saint, et le prier de vive voix de l'assister, parce qu'il l'avait autrefois connu fort particulièrement. Mais ayant appris avec beaucoup de déplaisir que cela ne se pouvait, il pria un bon vieillard qui était alors chargé d'avoir soin de ce qui était nécessaire au Saint, de recevoir une fiole pleine d'huile et de la mettre devant la porte de sa cabane : Ce que ce vieillard ayant diverses fois refusé de faire, il l'en conjura et l'en pressa tant, qu'enfin il se rendit à ses prières. Lorsqu'il s'approcha de la cabane le Saint l'ayant entendu venir lui demanda ce qui l'amenait : Sur quoi n'ayant osé lui dire la véritable raison il lui répondit que c'était pour voir s'il n'avait rien à lui commander, et puis s'en alla. Le lendemain matin ce gentilhomme ayant demandé sa fiole, le vieillard alla le plus doucement qu'il put la reprendre, tant il avait de crainte d'être aperçu. Mais le Saint lui ayant encore demandé pourquoi il venait, et le vieillard lui ayant répondu la même chose que le soir d'auparavant, le Saint fâché de ce qu'il venait ainsi contre sa coutume, lui commanda de lui déclarer la vérité. Alors le vieillard qui n'ignorait pas que le Saint était si rempli de la Grâce de Dieu que rien ne lui pouvait être caché, lui dit en tremblant, comme quoi ce gentilhomme était venu, quelle était la maladie de sa fille, et lui montra la fiole ; Le Saint reçut cela avec autant de déplaisir qu'il avait de soin de cacher le don de faire des miracles dont il avait plu à Dieu de le gratifier ; et après avoir menacé le vieillard, s'il osait jamais entreprendre rien de semblable, de ne recevoir plus son assistance dans ses besoins ( ce que ceux qui savaient l'avantage qu'il y avait de le servir considéraient comme une grande punition) il lui dit de s'en retourner, et de rendre la fiole à celui qui la lui avait donnée. Mais en même temps que le Saint témoignait une si extrême humilité, le démon criait à haute voix à quatre journées de là, que son pouvoir le contraignait de sortir ; et ainsi Marcien agissant en juge contre lui dans Béroé, et comme s'il eût euen ce lieu-là des exécuteurs de ses volontés, il délivra cette jeune fille de sa tyrannie:ce que son père reconnut si clairement qu'il n'en put douter. Car un de ses domestiques que sa femme envoyait à une maison des champs l'ayant rencontré fort près de la ville, lui raconta ce miracle arrivé quatre jours auparavant. Sur quoi ayant exactement remarqué le temps, il reconnut que cela s'était passé au même moment que le vieillard lui avait rapporté sa fiole ; Quels miracles n'eut donc point fait ce grand Saint s'il l'eût désiré, puisque lors même qu'il s'efforçait de cacher la Grâce dont Dieu le favorisait, elle reluisait avec tant d'éclat ?
CHAPITRE IV.
Merveilleuse humilité du Saint, et l'extrême révérence que les plus illustres d'entre les Evêques avaient pour lui.
Mais s'il fuyait ainsi les occasions de se rendre illustre par ses miracles, il n'évitait pas avec moins de soin de faire connaître la sagesse et les grâces spirituelles dont Dieu avait enrichi son âme, lors même qu'il permettait à tous ceux qui désiraient de le voir d'y venir après le jour de la passion de notre Sauveur et la fête de sa Résurrection glorieuse. Car en ce temps les peuples venant en grande foule de tous côtés, et quelquefois les premiers d'entre les Prélats, un jour le grand Flavien Patriarche d'Antioche, le divin Acace dont j'ai parlé ci-devant, Isidore Evêque de Cyr, tous éminentes en vertu, et Théodote Evêque de Hiéropole non moins célèbre par sa bonté que par la manière dont il a vécu étant Solitaire, vinrent le trouver étant accompagnés de quelques-uns des principaux et des plus estimés d'entre tous les magistrats que l'ardeur de leur foi faisait venir avec eux. Etant assis et attendant dans le silence qu'il leur fît entendre sa divine voix, il demeura fort longtemps comme eux sans parler, tenant sa langue en repos et ses oreilles très attentives. Alors un des assistants fort considérable par sa qualité, et qui avait beaucoup de familiarité avec lui, comme étant sous sa conduite, prit la parole et lui dit : « Mon Père, tous ceux que vous voyez ici, et même ces illustres Prélats étant altérés des eaux de votre sainte doctrine, attendent que vous les fassiez couler avec une heureuse et agréable abondance. Ne les privez donc pas, s'il vous plaît de l'utilité qu'ils en espèrent ; et n'arrêtez pas les ruisseaux du bien que vous leur pouvez faire. » Le saint après avoir jeté un profond soupir lui répondit : « Le Dieu de tout l'univers nous parle continuellement par ses créatures. Il nous instruit par ses Ecritures saintes. Il nous apprend quels sont nos devoirs. Il nous enseigne ce que nous avons à faire pour notre propre avantage. Il nous épouvante par ses menaces. Il nous encourage par ses promesses ; et nous ne profitons point de tout cela. Comment Marcien pourrait-il donc vous être utile par ses discours, lui qui méprise comme les autres ces faveurs de notre Dieu, et ne veut pas en tirer le fruit qu'elles lui pourraient procurer ? » Ensuite de ces paroles tous ces saints personnages entrèrent en de grands discours que j'estimerais inutiles de rapporter ; et lorsqu'ils se furent levés et eurent fait la prière, ils voulurent l'ordonner Prêtre. Mais nul d'eux ne lui osait imposer les mains. Ainsi s'y étant tous exhortés les uns les autres, et chacun le refusant, ils se retirèrent sans rien faire.
CHAPITRE V.
De l'extrême sagesse du Saint.
Je veux raconter ici une autre chose pour faire connaître quelle était la divine sagesse de ce grand homme. Il y a un désert plus septentrional que celui du Saint, tirant un peu vers l'Orient, et exposé au vent de Nord-est, où un saint personnage nommé Avitus s'était arrêté le premier pour y passer une vie solitaire et retirée. Il était plus âge que Marcien, et était entré avant lui dans ces exercices si laborieux. C'était un homme extrêmement sage, et qui s'était accoutumé à un genre de vie très pénible. Ayant entendu parler des vertus si célèbres de notre Saint, il estima que le bonheur de le voir lui serait encore plus utile que la grande hésychia dont il jouissait dans la solitude, et il ne perdit point de temps pour satisfaire à son désir. Marcien ayant su qu'il était venu, lui ouvrit la porte, et commanda à Eusèbe de faire cuire des herbes et des légumes s'il en avait. Après qu'ils se furent fort entretenus, et que chacun d'eux eut reconnu quelle était la vertu de l'autre, ils dirent ensemble l'office de None, et Eusèbe apporta la table et du pain. Alors Marcien dit à Avitus : « Soyez le très bienvenu, mon Père, vous qui êtes celui de tous les hommes que je suis le plus aise de voir. Nous mangerons s'il vous plaît ensemble. » « Je ne me souviens point, » lui répondit Avitus, « d'avoir jamais mangé avant le soir, et je demeure souvent deux et trois jours sans prendre de nourriture. » « Passez donc aujourd'hui, je vous prie, par-dessus votre règle ordinaire », répartit le grand Marcien ; « puisqu'à cause de ma faiblesse, je ne puis attendre jusques au soir. » Ces paroles n'ayant pas été capables de persuader Avitus, Saint Marcien lui dit en jetant un grand soupir : « Mon Père, j'ai l'esprit outré de douleur de ce qu'ayant voulu prendre tant de peine pour voir un homme ami du travail et instruit dans une sainte et Chrétienne philosophie, vous avez été trompé en votre espérance ; et au lieu d'une personne sobre et qui vécut selon les règles de la véritable sagesse, vous en avez trouvé une délicate, et qui semble ne prendre plaisir sinon à faire bonne chère. » Ces mots touchèrent si vivement Avitus qu'il lui répondit qu'il aimerait mieux manger de la chair que de les entendre. Et alors le grand Marcien reprit ainsi la parole : « Votre manière de vivre est la nôtre. Nous faisons profession de l'embrasser ; nous préférons le travail au repos ; et estimons beaucoup plus le jeûne que le manger, lequel nous ne prenons d'ordinaire que sur le soir. Mais nous savons que la charité est plus agréable à Dieu que le jeûne, parce que sa loi nous la commande ; au lieu que
le jeûne dépend de nous et de notre volonté. Or il est sans soute que nous devons beaucoup plus estimer les commandements de Dieu que non pas nos austérités et nos travaux. » S'étant entretenus de la sorte, et ayant rendu grâces à Dieu après avoir un peu mangé, ils passèrent trois jours ensemble, et puis se séparèrent pour se revoir encore en esprit. Qui n'admirera donc la sagesse de ce saint homme, par laquelle il discernait si bien quel était le temps de jeûner, et quel était celui d'exercer la charité fraternelle ; et distinguait de telle sorte les qualités propres à chaque vertu qu'il savait quand l'une était obligée de céder à l'autre, et à laquelle d'entre elles il fallait en certaines rencontres donner l'avantage ?
CHAPITRE VI.
Combien le Saint était élevé au-dessus des affections de la nature.
Je rapporterai un autre exemple, qui fera juger quelle était sa parfaite connaissance dans les choses saintes. Sa sœur étant venue de son pays pour le voir avec son fils qui était déjà tout homme et le premier de la ville de Cyr, et lui ayant apporté quantité de vivres, il refusa de la voir ; mais il voulut bien voir son neveu, parce que leur arrivée se rencontrait dans le temps qu'il était permis à chacun de lui parler. Comme il le suppliait de recevoir ce qu'ils lui avaient apporté, il lui dit : « Par combien de monastères avez-vous passé, et auxquels d'entre eux avez-vous donné quelque chose. » Sur quoi son neveu lui ayant répondu qu'ils n'avaient rien donné à pas un : « Retournez-vous en donc, » lui répliqua-t-il, « avec tout ce que vous m'avez apporté. Car quand j'en aurais besoin, ce qui n'est pas, je ne le recevrais point, d'autant que ç'a plutôt été par un mouvement humain que par un désir de plaire à Dieu que vous avez voulu exercer envers moi cette libéralité, puisque si vous aviez d'autres sentiments que ceux du sang et de la nature, dont les liens nous unissent d'une si étroite proximité, vous n'auriez pas réservé pour moi tout seul ce que vous m'avez apporté. » Ainsi il le renvoya avec sa sœur sans avoir rien voulu recevoir d'eux.
Voilà de quelle sorte ce saint homme s'étant élevé au-dessus des affections de la nature était entré dans une manière de vivre toute céleste. Car comment pouvait-il mieux faire connaître qu'il était digne de Dieu, selon cette parole de Dieu même lorsqu'il dit : « Celui qui n'abandonne pas son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa femme et ses enfants pour l'amour de moi, n'est pas digne de moi. » Que si celui qui ne les abandonne pas est indigne de Dieu, ne paraît-il pas clairement que celui qui les abandonne et qui observe exactement ce précepte d'une si grande perfection, en est très digne ?
CHAPITRE VII.
Zèle et constance inébranlable du Saint, en ce qui regarde la foi Orthodoxe et les sentiments de l'Eglise.
Mais je n'admire pas moins la constance inébranlable avec laquelle ce grand serviteur de Dieu embrassait la foi Orthodoxe. Il détestait la folie d'Arius que l'autorité de l'empereur rendait encore plus violente et plus furieuse. Il avait en horreur la folie d'Apollinaire. Il combattait les Sabelliens qui réduisaient les trois personnes de la Trinité à une seule ; et il n'avait pas moins d'aversion des Euchites qui sous un habit de religieux étaient infectés de l'hérésie des Manichéens. Quant à son zèle pour les décrets des Ecclésiastiques, il était si grand et si ardent qu'il entreprit même un saint combat contre un homme excellent et admirable. Il y avait dans cette solitude un vieillard nommé Abraham, qui était encore plus vénérable par sa prudence que par sa vieillesse : Il éclatait en toutes sortes de vertus, et versait sans cesse quantité de larmes par une contrition de cœur véritable. Sa simplicité le porta au commencement à célébrer la Pâque comme on avait accoutumé, parce qu'il ignorait sans doute ce que les Pères avaient ordonné sur ce sujet au Concile de Nicée, et qu'il désirait demeurer dans la pratique ancienne ; en quoi il n'était pas seul, y en ayant en ce temps-là plusieurs autres dans cette même ignorance. Le Saint par plusieurs discours qu'il eut avec lui sur ce sujet, s'efforça de lui persuader d'entrer dans les sentiments de l'Eglise, et voyant qu'il lui résistait toujours, il cessa tout ouvertement de communiquer avec lui. Quelque temps après ce saint personnage effaça cette tache en entrant dans la créance de l'Eglise touchant la célébration de la fête et chanta véritablement avec David (Ps.118) : »Bienheureux sont ceux qui durant le cours de cette vie ne sont souillés d'aucune tache, et qui marchent toujours dans le chemin que la loi de Dieu leur ordonne » : ce qui fut un effet de la doctrine et du zèle du grand Marcien.
CHAPITRE VIII.
Mort du saint, et ce qu'il fit pour empêcher les honneurs qu'on voulait rendre à son corps, après sa mort.
Plusieurs personnes en divers lieux firent des chapelles pour mettre son corps quand il serait mort. Le fils de sa sœur nommé Alype en bâtit une dans Cyr. Zénobiane qui était une femme de grande condition, fort riche et éminente en vertu, en bâtit une dans Calcire, et plusieurs autres en bâtirent aussi ailleurs, chacun désirant d'enlever et de posséder les Reliques de ce glorieux athlète de Jésus-Christ. Le Saint l'ayant su il conjura Eusèbe et l'obligea par les plus grands serments que l'on puisse faire, d'enterrer son corps dans le désert, et de ne découvrir le lieu où il le mettrait qu'à deux de ceux qui demeuraient avec lui et en qui il avait une particulière confiance, si ce n'était après une longue suite d'années : ce que cet homme excellent exécuta avec une fidélité toute entière. Car aussitôt que cet illustre vainqueur eut rendu le dernier soupir, et que les Anges eurent porté dans le Ciel son âme sainte pour lui donner place avec celle des bienheureux, il ne dit à personne la nouvelle de sa mort, qu'après avoir avec les deux qui lui étaient les plus confidents enterré le corps et rempli la fosse de telle sorte que l'on ne pouvait plus y rien connaître. Ce qui fit que durant plus de cinquante ans, quelque soin que prissent plusieurs personnes qui vinrent exprès en ce lieu-là pour chercher ces saintes Reliques, ils ne purent découvrir où elles étaient. Mais après que toutes ces chapelles qui avaient été bâties pour les recevoir furent honorées de celles de quelque Apôtre ou de quelque Martyr, ceux qui avaient hérité de la cellule et de la doctrine de ce saint homme ne craignant plus rien, et celui des trois dont j'ai parlé qui restait encore en vie leur ayant montré le lieu de sa sépulture, ils portèrent ce précieux corps dans un cercueil de pierre qu'ils avaient fait pour cela deux années auparavant.
CHAPITRE IX.
Des admirables vertus des disciples de Saint Marcien.
L'admirable Eusèbe ce grand émulateur de la vertu de Saint Marcien, ne cessa jamais d'affliger son corps par une infinité d'austérités. Car portant d'ordinaire sur lui six vingts livres de fer, il en ajouta encore cinquante que portait le divin Agape, et quatre-vingts que portait le grand Marcien, et il 'avait pour toute demeure qu'un lac desséché, dans lequel il passa trois ans en cette sorte.
J'ai fait cette digression pour montrer que Saint Marcien n'a pas été seulement excellent et admirable en lui-même, mais qu'il a servi de maître et de guide à plusieurs autres pour les instruire et les former dans les plus hautes vertus. L'illustre Basile qui longtemps après établit une maison de Solitaire dans Séleucobelle ville de Syrie fut l'un de ceux qui profita d'une si sainte doctrine, et s'étant rendu célèbre par le grand nombre de ses vertus, il excella principalement en l'exercice de la charité qui est si extrêmement agréable à Dieu, et de l'hospitalité qui est une action toute divine.
Il serait difficile de raconter le grand nombre d'autres ouvriers que Saint Marcien a aussi engagés au service de Dieu, et qui pour parler selon l'Apôtre (1. Tim.2) ne doivent point appréhender de se trouver confus en ce grand jour où l'on examinera leurs œuvres, puisqu'ils ont expliqué si fidèlement la parle de la vérité. Mais pour ne m'arrêter pas ici à tant d'autres, qui bien que très digne de louange rendraient cette narration trop longue je ne parlerai que d'un seul. Il y avait entre ses disciples un nommé Sabin qui affligeait son corps par des austérités du tout extraordinaires ; Car il ne mangeait ni pain ni aucune chose qui se mange avec du pain;mais il vivait seulement de farine qu'il mettait tremper dans de l'eau, et les laissait ainsi mêlées durant un mois, afin qu'elles sentissent mauvais et eussent un goût de moisi, d'autant qu'il voulait par une si désagréable nourriture éteindre le sentiment de son appétit et le plaisir qu'il aurait pris à manger. Mais encore qu'en particulier il vécût de cette sorte, si quelqu'un de ses amis le venait voir, il mangeait sans distinction de toutes les choses qui lui étaient présentées. Et Dieu le remplit de tant de grâces qu'une dame d'Antioche qui était de fort bonne maison et très riche, eut un jour recours à lui pour le conjurer d'assister sa fille qui était tourmentée par le démon, sur ce qu'elle disait avoir vu en songe une personne, qui lui avait conseillé de venir au monastère pour obtenir par le moyen des prières du Supérieur la délivrance de sa file ; Celui qui avait la charge de répondre aux survenants lui ayant dit que le Supérieur n'avait point accoutumé de parler aux femmes, elle le conjura avec tant de larmes et de cris de vouloir le faire venir, qu'enfin il vint. Cette dame le voyant dit que ce n'était pas lui qu'elle cherchait, mais un autre qui lui avait été montré,lequel était assez haut en couleur. Ce Solitaire ayant compris par là qui était celui qu'elle désirait de voir, et qui n'était pas la première, mais la troisième personne du monastère, il le lui amena. Elle le reconnut aussitôt ; et le démon sortit avec de grands hurlements du corps de sa fille.
Voilà quelles ont été les actions des disciples du grand Marcien. Voilà quelles ont été les plantes dont cet excellent et saint jardinier a peuplé toute la terre : et je vais pour une seconde fois finir ici cette narration en priant Dieu de tout mon cœur qu'il lui plaise de m'assister par l'intercession de tous ces grands Saints.
SAINT EUSEBE.
CHAPITRE I.
Comment le Saint vivait reclus dans une cellule.
J'ai fait voir par ce que je viens d'écrire quels ont été les fruits qu'un désert stérile a produits pour l'honneur et pour la gloire de Dieu ; comme il n'a rien manqué à leur beauté ni à leur maturité ; comme ils ont été agréables à celui qui a planté les arbres qui les ont portés, et quels ont été l'amour et le désir de les posséder qu'ils ont suscités dans les âmes des personnes sages et prudentes. Mais afin que l'on ne s'imagine pas que la vertu soit renfermée dans certaines bornes, et que les seules solitudes soient capables de faire de telles productions, je veux passer de là dans les régions qui sont habitées, et faire voir que pour n'être pas dans un désert, on ne laisse pas de pouvoir acquérir la véritable sagesse.
A l'Orient d'Antioche et à l'Occident de Béroé il y a une montagne très haute, et qui s'élève au-dessus de toutes celles qui lui sont voisines, dont le sommet a la figure d'une pomme de pin, et qui prend son nom de sa hauteur, les habitants d'alentour l'appelant Coriphée qui signifie une tête ou une pointe fort élevée. Il y avait autrefois sur le plus haut de son sommet un temple dédié aux démons, et qui était plus révéré qu'aucun autre par les nations voisines. On voit au-dessous du côté du Midi une plaine plus étroite et plus longue d'un côté que d'autre, et qui est relevée tout à l'entour environ de la hauteur d'une coudée qui s'étend jusques dans un chemin, dans lequel on peut aller à cheval, et où se rendent deux sentiers taillés dans le roc, qui vont du Midi au Septentrion. Il y a dans cette plaine de grands et de petits bourgs bâtis le long des montagnes, qui les environnent de tous côtés ; et au pied de celle dont j'ai parlé, qui est la plus haute de toutes, il y en a un très grand et très peuplé, que les habitants nomment en leur langue Télède, au-dessus duquel il y a sur la pente de la montagne un bois dont l'accès est fort facile, et qui regarde la plaine du côté du Midi.
Un nommé Amien établit en ce lieu-là une école de vertu et de piété ; C'était un homme célèbre par le grand nombre de ses vertus, mais qui excellait principalement au-dessus de tous les autres par sa singulière modestie, dont ilne faut point de meilleure preuve que de ce qu'étant si savant qu'il était capable d'instruire, non seulement ses disciples, mais aussi les autres, il ne laissait pas toutefois d'aller souvent trouver le grand Eusèbe, pour le prier de l'assister et lui servir de maître et de précepteur dans les exercices de cette sorte de vie, que lui-même avait établie. Ce saint homme, qui n'était éloigné d'Amien que de vingt-cinq stades, s'était enfermé dans une petite cabane, qui n'avait pas seulement une fenêtre. Marien son oncle paternel, et fidèle serviteur de Dieu ( ce qu'il suffit de dire pour le louer extrêmement, puisque c'est le nom dont le créateur de l'Univers a honoré le grand Moïse) fut celui qui l'éleva dans une si haute vertu. Car ayant goûté les saintes délices du divin amour, il ne voulut pas jouir seul d'un si grand trésor ; mais il le communiqua à plusieurs, et attira en même temps le grand Eusèbe et son frère, qui n'était pas moins son frère par sa manière de vivre que par le sang dont ils avaient l'un et l'autre tiré leur naissance ; jugeant qu'il n'y avait point d'apparence que dans le soin qu'il prenait de porter à l'amour de la vertu ceux qui ne le touchaient point de parenté, n'eût pas la même charité pour des personnes lesquelles lui étaient si proches. Ainsi il les enferma tous deux dans une cellule pour leur enseigner à vivre selon l'Evangile ; mais une maladie qui survint au plus jeune de ses neveux le contraignit d'interrompre cette sainte occupation, et cette maladie étant devenue mortelle, il ne vécut que peu de jours après être sorti de la cellule.
CHAPITRE II.
Un saint homme nommé Amien oblige le Saint à quitter sa solitude, pour prendre au lieu de lui la conduite d'un Monastère qu'il avait établi.
Le grand Eusèbe y demeura toujours reclus durant toute la vie de son oncle, sans parler à qui que ce soit et même sans voir le jour ; et après sa mort il continua encore à vivre de la même sorte, jusques à ce que ce saint homme Amien le fléchît par ses instantes prières en lui disant : « Dites-moi, je vous supplie, ô grand serviteur de Dieu, à qui avez-vous désiré de plaire lorsque vous avez choisi cette manière de vivre si laborieuse et si pénible ? » A quoi lui ayant répondu qu'il avait désiré de plaire à Dieu, qui est le principe souverain , et l'auteur et le maître de toutes les véritables vertus, Amien lui répartit : « Puisque vous avez tant d'amour pour lui, je vous enseignerai un moyen de l'aimer encore avec plus d'ardeur, et de le servir en l'aimant. Car celui qui ne travaille que pour soi, ne saurait à mon avis éviter le blâme d'avoir trop de soin de son particulier, puisque la loi de Dieu nous commande d'aimer notre prochain comme nous-mêmes, et que c'est un exercice qui est propre à la charité de communiquer ses biens à plusieurs : ce que Saint Paul (Rom.14) nomme la plénitude de la loi ; et dit en un autre endroit que toute la loi et les prophètes se réduisent à ces paroles (Ibid.) : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Aussi voyons-nous dans le saint Evangile que Saint Pierre (Jean 21) protestant à notre Seigneur qu'il l'aimait plus que les autres, il lui dit de paître ses brebis ; et qu'en reprenant par la bouche du Prophète ceux qui négligent de s'acquitter de leur devoir, il leur dit (Ezec. 34) : « O Pasteurs, faut-il que les Pasteurs se paissent eux-mêmes, au lieu de paître leurs brebis ? » Pour cette même raison il commanda au grand Elie, quoiqu'il fît comme une profession d'une vie solitaire et retirée, de converser avec les impies ; et envoya Saint Jean ce second Elie sur les rives du Jourdain, pour y baptiser et y prêcher. Puis donc que vous aimez comme eux avec tant d'ardeur le Dieu qui vous a créé et racheté, enflammez les autres de son amour : ce qui lui est si agréable qu'il nomma pour cette raison Ezéchiel du nom qu'on donne à ceux qui découvrent d'un lieu élevé ce qui se passe, et lui commanda de parler aux pécheurs de sa part, et qu'il ordonna à Jonas d'aller à Ninive, et l'y envoya lié et enchaîné lorsqu'il refusait d'y aller. » Amien usant de telles et semblables paroles amollit si fort le cœur du Saint, qu'il le tira de la prison volontaire où il s'était enfermé, et lui mit entre les mains la conduite de tous ceux qui étaient auparavant sous la sienne. En quoi je ne sais lequel je dois le plus admirer, ou l'humilité de l'un ou la prompte obéissance de l'autre, lorsque je vois d'un côté qu'Amien fuyant la supériorité par la crainte du péril qui s'y rencontre,aimait mieux obéir que commander ; et que je considère de l'autre que le grand Eusèbe nonobstant son aversion à converser avec les hommes, ne résista pas à quitter son heureuse et chère solitude ; mais se laissa engager dans les filets de la charité, pour prendre soin de la conduite d'un troupeau, et se rendre chef d'une compagnie, pour l'instruction de laquelle il se trouva n'avoir pas besoin de quantité de paroles, d'autant que son seul regard suffisait pour animer même les plus lents à s'avancer dans le chemin de la vertu. Car ceux qui l'ont vu rapportent qu'il paraissait toujours également sur son visage une telle gravité qu'elle était capable d'imprimer du respect et de la crainte dans l'esprit de ceux qui le regardaient.
CHAPITRE III.
De la manière dont le Saint conduisait son Monastère. Merveilleuse austérité qu'il pratiquait entre les autres, et belle raison qu'il en rendait.
Ce saint homme ne prenait de la nourriture qu'au bout de trois ou quatre jours ; mais il voulait que ceux qui étaient sous sa conduite en prissent de deux jours l'un. Il les exhortait de s'entretenir sans cesse avec Dieu sans discontinuer jamais ce saint exercice, et voulait pour cela qu'ils s'acquittassent tous ensemble des offices qui leur étaient ordonnés, et qu'au bout de quelque temps chacun s'en allât en particulier, ou à l'ombre de quelque arbre, ou auprès de quelque rocher, ou en tel autre lieu, où il croirait être le plus en repos, pour y prier Dieu debout, ou bien prosterné par terre, et lui demander qu'il lui plût de lui faire miséricorde.
Il avait formé de telle sorte tous ses sens à la vertu qu'ils ne faisaient rien qui n'y fût conforme, dont il suffira pour le faire connaître à tout le monde que je rapporte seulement l'une de ses actions entre plusieurs autres. Lui et Amien étant un jour assis sur un rocher, Amien lisant l'Evangile, et le Saint lui expliquant les passages les plus difficiles, il arriva qu'il arrêta les yeux sur des laboureurs qui labouraient la terre dans une plaine au-dessus d'eux ; et qu'ainsi Amien lui ayant demandé l'explication d'un passage, il lui dit de le relire. Sur quoi lui ayant répondu : « Il me semble, mon Père, que le plaisir que vous prenez à regarder ces laboureurs vous a empêché de m'entendre. » Il défendit depuis ce jour à ses yeux de plus regarder cette campagne, ni de jouir du plaisir de considérer la beauté du ciel et des astres, et ne leur permit point de s'étendre au-delà d'un petit sentier large seulement d'une palme par lequel il allait à son oratoire, quoiqu'on tienne qu'il a vécu depuis plus de quarante ans. Et afin qu'outre ce qu'il faisait cela volontairement, il y fût encore contraint par nécessité, il ceignit ses reins avec une ceinture de fer, puis mit un fort gros collier à son cou, et l'attacha avec un autre morceau de fer à cette chaîne, afin qu'étant ainsi courbé il fût contraint de regarder toujours vers la terre, se punissant en cette sorte de ce qu'il s'était ainsi arrêté à considérer ces laboureurs. Plusieurs de ceux qui ont vu ce grand Saint et qui avaient une connaissance particulière de toutes ses actions, m'ont rapporté celle que je viens de dire, et Acace ce saint et sage vieillard dont j'ai ci-devant parlé m'a raconté que lui ayant une fois demandé sur ce qu'il le voyait ainsi courbé, quel avantage il pensait tirer de ne point lever les yeux vers le ciel, de ne les point abaisser vers cette campagne qui était au-dessus de lui, et de ne sortir jamais de ce sentier si étroit, il lui répondit que c'était pour résister aux embûches du démon. « Car pour l'empêcher », ajouta-t-il, de me faire la guerre dans les choses importantes, afin de me faire perdre la tempérance et la justice, de me porter dans la colère, d'exciter mes passions, de m'enfler d'orgueil et de vanité, et d'employer tous les autres efforts dont il a accoutumé de se servir pour surprendre et pour attaquer mon âme, je tâche de lui donner le change en cette guerre que j'ai contre lui, et de le porter dans ces petites choses dans lesquelles il ne saurait guère me nuire quoiqu'il demeure victorieux, et se rendra digne de risée s'il est vaincu, puisqu'il paraîtra qu'il n'a pu me vaincre même dans les moindres occasions. Ainsi voyant qu'il y a moins de péril d'entrer dans un combat où celui qui succombe n'en reçoit pas un grand préjudice ( car quel mal peut-on recevoir de regarder une campagne ou de lever les yeux vers le ciel) j'ai obligé cet irréconciliable ennemi des hommes de passer dans cette sorte de combat, où il ne saurait ni me tuer ni me blesser, puisque les dards dont il se peut servir en cela, ne sont pas armés comme les autres de ces pointes envenimées qui les rendent si redoutables. » Voilà ce que le grand Acace disait avoir appris de lui-même, et qui l'avait obligé d'estimer également sa sagesse, son expérience et son courage dans la guerre qu'il avait avec les démons : ce qu'il rapportait volontiers à ceux qui désiraient de le savoir, comme étant une chose très remarquable et digne d'être admirée.
CHAPITRE IV.
Jacques le Persan et Agrippa, qui étaient deux très grands personnages, se mettent sous la conduite de Saint Eusèbe. Vertus admirables de cet Agrippa et d'un nommé David, qui après la mort du Saint furent Supérieurs de son Monastère.
La réputation d'un si saint personnage le rendant célèbre de tous côtés, attirait à lui tous ceux qui avaient de l'amour pour la vertu : ce qui fit que les chefs et les conducteurs du troupeau du saint vieillard Julien dont j'ai ci-devant écrit la vie, vinrent se ranger sous sa conduite. Car après que ce divin homme eut fini ses jours sur la terre pour passer à une meilleure vie dans le Ciel, Jacques le Persan et Agrippa qu'il avait établis Supérieurs de ses disciples, estimant qu'il valait mieux obéir que commander vinrent aussitôt trouver Saint Eusèbe. J'ai déjà parlé de ce Jacques et fait voir en peu de mots combien grande était sa vertu. Mais je veux maintenant rapporter une preuve de son éminente sagesse. L 'admirable Eusèbe lui ayant commandé en mourant de prendre la conduite de son Monastère, et lui ne voulant point s'y engager, lorsqu'il vit ne pouvoir persuader à ceux qui désiraient qu'il l'acceptât, de l'en vouloir décharger, il s'en alla dans un autre Monastère où il mourut après y avoir passé plusieurs années, aimant mieux, comme j'ai déjà dit, obéir que commander, et se laisser conduire que de conduire les autres.
Ainsi Agrippa fut obligé d'entrer au lieu de lui dans cette charge. C'était un homme orné de plusieurs vertus ; mais particulièrement d'une admirable pureté de cœur, qui le rendant capable de contempler incessamment les beautés et les perfections de Dieu, l'embrasait de telle sorte de son amour que son visage était toujours trempé de larmes. Après qu'il eut fort longtemps excellemment conduit cet heureux et divin troupeau, étant passé à une meilleure vie il eut pour successeur David, qui était un homme très saint et que j'ai eu aussi le bonheur de voir. On peut dire de lui avec vérité qu'il était comme l'Apôtre le désire ( Col.5), mort à toutes les choses de la terre . Car il avait tellement profité dans l'école du grand Eusèbe, qu'ayant été quarante-cinq ans Supérieur de ce Monastère, il ne se laissa pas emporter une seule fois à la colère, et personne durant tout ce temps ne vit jamais cette passion troubler le calme de son esprit, quoiqu'il ne se puisse faire qu'il ne s'en rencontrât diverses occasions, puisqu'il avait cent cinquante personnes à conduire, dont les uns étaient sans doute extrêmement vertueux et menaient une vie toute céleste, mais les autres à qui les ailes commençaient seulement de venir, recevaient encore les premières instructions pour s'élever au-dessus de la terre et prendre leur vol vers le Ciel, étant impossible que parmi ce grand nombre qu'il instruisait en la science des Saints, et qui étaient encore dans les commencements de la vie spirituelle, il n'y en eut qui tombassent dans quelques fautes, et toutefois cet homme admirable, comme s'il n'eut point eu de corps,demeura toujours si ferme et dans une égalité d'humeur si constante que rien ne fut capable de l'altérer et de l'émouvoir, ce que je ne sais pas seulement comme l'ayant entendu dire, mais par ma propre expérience. Car l'envie de voir cette sainte communauté m'y ayant fait aller avec quelques autres qui avaient le même désir, nous demeurâmes huit jours entiers avec ce grand serviteur de Dieu, sans avoir remarqué durant tout ce temps aucun changement en son visage, quoique nous l'observassions sans cesse; ne se laissant point aller tantôt à la joie, et tantôt à la tristesse ; et ses yeux n'étant point tantôt gais et tantôt tristes, mais demeurant toujours dans une douceur et une modération admirable: ce qui témoignait assez quelle était la tranquillité de son âme, dont il est sans doute que les yeux sont très capables de faire connaître les sentiments. Mais d'autant que quelqu'un pourrait croire que cela n'aurait été que parce qu'il n'aurait point eu de sujet de se fâcher, je suis obligé de rapporter ce qui arriva lors en notre présence. Ce divin homme s'étant assis auprès de nous, et nous parlant des choses de Dieu avec une pénétration d'esprit qui approfondissait les secrets les plus cachés de la perfection évangélique, un nommé Olympe qui était Romain de nation, de très bonne vie, honoré de la dignité du Sacerdoce, et qui tenait la seconde place dans ce Monastère, vint lui faire tout haut des reproches de son excessive douceur, comme étant très dangereuse et très préjudiciable à tous les frères, et parla de la profonde sagesse qui reluisait dans toutes les actions de ce saint homme, comme s'il y eût eu plutôt en cela dela folie que de la sagesse. Ce grand serviteur de Dieu, de même que si son cœur eût été de diamant, demeura insensible à des paroles si piquantes, ne fit paraître aucune altération en son visage, et ne perdit point la suite de son discours ; mais avec un ton de voix et des paroles qui témoignaient assez par leur douceur quelle était la tranquillité de son esprit, il renvoya ce bon vieillard en le priant de faire ce qu'il jugerait être le plus à propos. « Car quant à mo », lui dit-il, « vous voyez que parlant à des personnes qui sont venues nous visiter, je m'acquitte d'un devoir auquel je m'estime être obligé. » Comment peut-on tout ensemble témoigner plus clairement une douceur et une force d'esprit extraordinaires, que de n'être pas touché du moindre mouvement de colère, lorsqu' étant supérieur d'une maison, celui qui n'y tient que le second rang nous ose traiter de la sorte, et encore devant des étrangers dont la présence ajoute comme un second outrage à des paroles si offensantes ? L'Apôtre considérant et s'accommodant à l'infirmité de notre nature dit (Ephes.4) : « Mettez-vous en colère, mais ne péchez pas ; et que le soleil ne se couche point sur votre colère. » Car comme il savait que les mouvements de cette passion ne sont pas en notre puissance, il n'a pas voulu nous ordonner des choses trop difficiles et apparemment impossibles à exécuter ; et ainsi pour arrêter l'impétuosité de ce mouvement et lui donner quelques bornes, il lui a prescrit le terme d'un jour, en ordonnant qu'après cela chacun se servît de sa raison comme d'un frein pour l'arrêter et la tenir dans ses limites.Mais ce vaillant soldat de Jésus-Christ dont je parle ne s'est pas contenté d'observer ces lois : son courage l'a fait passer outre ; et au lieu de permettre à sa colère de continuer jusqu'au soir, il l'a même empêchée de s'allumer et de naître : ce qui est un fruit qu'il a recueilli des instructions et de la conversation du grand Eusèbe.
CHAPITRE V.
Des admirables vertus des Solitaires de ce même Monastère.
Je vis dans ce même lieu plusieurs autres généreux amants de cette philosophie toute céleste, dont les uns étaient en la fleur de leur jeunesse, et d'autres qui étant âgés de plus de quatre-vingts dix ans, ne pouvaient néanmoins se résoudre à quitter leur vie pénible et laborieuse, mais supportaient courageusement les mêmes travaux que les plus jeunes, passant les jours et les nuits à louer Dieun, ne manquant à rien du saint office, et se contentant de manger un peu de deux en deux jours seulement.
Or pour ne m'étendre point trop dans cette narration, quoiqu'il y en ait plusieurs si recommandables par leurs éminentes vertus, que c'est sans doute leur faire tort que de les passer sous silence, je me contenterai de dire que ce même Monastère a eu un Supérieur, qui étant descendu de la race d'Ismaël n'a pas été chassé comme lui de la maison d'Abraham;mais a succédé avec Isaac à ce bienheureux Patriarche, ou pour mieux dire a ravi le royaume du Ciel aussi bien que lui. Il commença de s'exercer en la vie solitaire sous un nommé Maroze qui demeurait alors dans le désert, et était un excellent maître en cette divine science. Ce saint homme ne voulant plus conduire les autres vint avec son disciple dans ce Monastère, où n'ayant vécu que fort peu de temps, et s'étant rendu célèbre par les glorieux combats qu'il avait soutenus dans la vie spirituelle, il s'en alla dans le Ciel en recevoir la récompense. Son excellent disciple après avoir déjà passé trente-huit ans en cette même maison, travaille encore avec autant de ferveur que s'il ne faisait que de commencer. Car jusques au jour que je parle il a toujours marché les pieds nus ; durant l'hiver il se tient à l'ombre, durant l'été au soleil, dont l'ardeur la plus violente lui passe pour un vent délicieux. Il n'a point bu durant tout ce temps ni usé d'aucune nourriture plus humide que les autres, ainsi que font ceux qui par austérité s'abstiennent de boire ; et quoiqu'il mange fort peu, et des choses peu nourrissantes, il croit que le boire est superflu. Il ceint ses reins avec une grosse chaîne de fer, et s'assied néanmoins fort rarement. Il passe la plus grande partie du jour et de la nuit en oraison, priant debout ou à genoux, sans s'appuyer sur quoi que ce soit. On ne l'a jamais vu se coucher. Et depuis qu'il est Supérieur, il supporte ce travail avec tant de gaieté qu'il sert d'exemple pour s'avancer dans la vertu à tous ceux qui sont sous sa charge.
Voilà quels ont été les généreux et les triomphants athlètes que le divin Eusèbe après être demeuré victorieux en tant de combats, a fait entrer à son exemple dans cette illustre carrière. Et outre ceux dont j'ai parlé en ayant formé beaucoup d'autres de la même sorte, il les a envoyés pour servir de chefs en de semblables entreprises, et a rempli par ce moyen toute cette sainte montagne de fleurs célestes et toutes divines. Car la vie solitaire et si pafaite qu'il a commencé de mener en Orient dans sa petite cellule, s'étant depuis répandue dans l'Occident et dans le Midi, on voit les rejetons de cette céleste plante briller comme autant d'étoiles autour de la lune, dont les uns chantent en grec les louanges de leur Créateur, et les autres se servent pour le bénir de la langue de leur pays. Mais puisque ce serait m'engager à une chose impossible que d'entreprendre de rapporter les actions toutes divines d'un si grand Saint, je finirai cette narration pour passer à une autre dont nous puissions aussi tirer de l'utilité, après avoir demandé la bénédiction de ces homes admirables.
SAINT PUBLIE.
CHAPITRE PREMIER.
De la noblesse du Saint. De sa retraite du monde, et de son excellente manière de vivre.
Il y eut en ce même temps un nommé Publie, qui était très beau de corps, et dont l'âme avait du rapport à cette beauté, et pour mieux dire était incomparablement encore plus belle. Il était descendu de sénateurs, et né dans la ville à qui le grand Xerxès donna le nom de Zeugma, c'est-à-dire conjonction, lorsque voulant passer l'Euphrate pour porter la guerre dans la Grèce, il joignit ensemble en ce lieu un grand nombre de vaisseaux sur lesquels il traversa ce fleuve avec son armée.
Publie ayant donc tiré de là son origine, il choisit un lieu élevé distant de trente stades de cette ville, où il bâtit une petite cellule, et ayant vendu sa maison, ses terres, sa vaisselle d'argent, ses meubles, ses troupeaux, et généralement tout ce que son père lui avait laissé et tout ce qu'il possédait au monde, il le distribua selon les préceptes de l'Evangile. Après s'être ainsi délivré de tous les soins de la terre, il ne lui en resta plus d'autre que de se rendre agréable à celui qui lui avait fait la grâce de l'appeler à son service, et il ne faisait jour et nuit que considérer par quels moyens il pourrait se fortifier dans une résolution si sainte. Ainsi il travaillait toujours davantage ; et ce travail lui semblait si doux et il y prenait tant de plaisir qu'il n'avait garde de s'en lasser : aussi ne l'a-t-on jamais vu durant un seul moment être inutile, parce que l'oraison succédait au chant des psaumes, le chant des psaumes à l'oraison ; la lecture de l'Ecriture sainte à tous les deux, et divers ouvrages nécessaires au soin de recevoir les survenants et d'exercer envers eux l'hospitalité.
CHAPITRE II.
Plusieurs se rendant Solitaires avec le Saint, et se mettent sous sa conduite. De quelle sorte il les gouvernait.
En vivant de cette sorte, et servant ainsi d'exemple à ceux qui désiraient de l'imiter, il en attira plusieurs dans ces heureux et sacrés filets ainsi qu'on voit les oiseaux en attirer d'autres de leur espèce par la douceur de leur chant et de leur ramage. Il ne voulut au commencement permettre à aucun d'eux de demeurer avec lui ; mais il leur bâtissait de petites cellules proches de la sienne où ils logeaient séparément, et il les y visitait souvent, pour voir s'ils n'avaient rien de superflu et qui ne fût du tout nécessaire. On dit qu'il portait aussi une balance dans laquelle il pesait leur pain fort exactement, et souffrait avec tant de déplaisir qu'ils en eussent davantage que ce qu'il leur avait ordonné, que lorsque cela arrivait il les appelait gourmands. Il leur défendait aussi de boire et de manger jusques à être rassasiés, et était nécessaire pour la conservation de la vie. Que s'il s'en trouvait qui eussent caché un peu de farine sous du son, il les reprenait avec autant de sévérité que s'ils se fussent plongés dans tous les délices des Sybarites. Il allait aussi la nuit à diverses heures aux portes de leurs cellules,où quand il les trouvait veillants et priants il passait outre sans dire mot ; mais s'il en voyait d'endormis, il frappait à leur porte et les reprenait d'avoir plus de soin de leurs corps qu'ils ne devaient.
Quelques-uns de ses disciples considérant combien grand était son travail, lui proposèrent de faire un logement où ils pussent tous demeurer ; et lui représentèrent qu'outre le soulagement qu'il en recevrait, cela pourrait encore servir à ceux qui étaient sous sa conduite, en les obligeant d'observer plus exactement les choses qu'ils devaient faire. Ce saint homme que Dieu avait rempli d'une sagesse admirable ayant approuvé ce conseil, il assembla tous les frères, et après avor abattu leurs petites cellules et bâti un logement pour eux tous, il les exhorta en vivant ainsi ensemble de s'entre-inciter à la vertu, en sorte que l'un imitant la douceur d'esprit de son compagnon, l'autre de son côté imitât son zèle pour le joindre à sa douceur ; et un autre instruisant son frère ne la manière dont il faut veiller, il apprît de lui celle de bien pratiquer le jeûne. « Par ce moyen », leur disait-il, « en empruntant les uns des autres les perfections qui nous manquent, nous rendrons notre vertu entièrement accomplie ; Car comme dans un marché l'un vendant du pain, l'autre des herbes, l'autre des habits, l'autre des souliers, et celui qui achète des herbes vendant du pain ; et ainsi ils rendent leur vie beaucoup plus douce en pourvoyant à leurs besoins, nous devons de même nous entre-communiquer les plus excellentes vertus. »
CHAPITRE III.
D'autres qui parlaient une langue différente se mettent aussi sous la conduite du Saint. En quelle manière il les unit avec les premiers.
Après cet établissement, ceux qui parlaient une même langue servant Dieu avec ardeur et célébrant en grec ses louanges, quelques-uns de ceux du pays et qui ne savaient point d'autre langue que la syriaque qui leur était naturelle, étant entrés dans le désir de mener une vie semblable, ils supplièrent le Saint de les recevoir sous sa conduite : ce qu'il crut ne leur devoir pas refuser, se souvenant de ces paroles de notre Seigneur à ses Apôtres (Matth.16) : « Allez et instruisez tous les peuples, de quelque nation qu'ils puissent être. » Il fit ensuite un autre logement pour eux, et bâtit une chapelle où il ordonna aux uns et aux autres de se trouver tous les jours soir et matin, pour y faire l'office, et y chanter tous ensemble les louanges de Dieu chacun en sa langue, séparément toutefois, les uns étant d'un côté et les autres de l'autre, disant ainsi tour à tour chacun un verset : ce qui continue encore aujourd'hui, sans que le temps qui altère d'ordinaire toutes choses, ni ceux qui ont succédé à ce saint homme, aient touché ni cru devoir toucher à rien de ce qu'il avait ordonné, quoique depuis sa mort cette sainte communauté ait eu successivement non seulement deux ou trois, mais plusieurs Supérieurs. Car lorsque ce grand serviteur de Dieu après avoir si généreusement combattu eut fini sa vie ici-bas pour passer dans une autre qui est exempte de toutes douleurs, Théoctène eut la conduite de ceux qui usaient de la langue grecque, et Aphtone de ceux qui ne savaient que la syriaque. Ils étaient tous deux si vertueux que c'étaient comme deux images vivantes des perfections du grand Publie, dont ils remplissaient la place si dignement que ni les frères ni les étrangers ne le purent trouver à redire. Mais le bienheureux Théoctène ayant peu vécu laissa pour successeur Théodore.
CHAPITRE IV.
De plusieurs admirables disciples du Saint qui lui succédèrent dans la conduite de ce Monastère.
Aphtone gouverna durant plusieurs années selon les règles dont j'ai parlé le saint troupeau commis à ses soins, et Théodote qui était Arménien étant venu dans cette sainte maison, commença par obéir sous la conduite du grand Théoctène ; après la mort duquel, ayant succédé en sa place, il éclata de tant de vertus qu'il obscurcit presque la gloire de ceux qui l'avaient précédé ; Car l'amour de Dieu l'embrasait de telle sorte et le perça de tant de traits que jour et nuit il fondait en larmes. Il était si rempli de grâces que tous ceux qui se trouvaient présents quand il priait, demeuraient dans le silence, pour écouter attentivement les paroles enflammées et toutes dignes qui sortaient de sa bouche, étant très persuadés qu'il leur était fort utile de les entendre, et qu'elles leur serviraient davantage pour les avancer dans la piété que toutes les prières qu'ils auraient su faire. Car qui est le cœur de diamant qu'elles n'eussent pas été capables d'amollir ? Et qui est l'esprit si désobéissant et si farouche qu'elles n'eussent point touché et persuadé de servir Dieu ? Ce saint homme devenant donc ainsi de jour en jour plus parfait et augmentant de plus en plus ses sacrés trésors par de nouvelles richesses, après avoir durant vingt-cinq ans gouverné ce saint troupeau, il alla selon le langage de l'Ecriture, tenir compagnie à ses pères étant déjà assez âgé, et laissa la conduite de ses chers enfants à Théoctène, qui selon la naissance était son neveu, mais selon la vertu pouvait passer pour son frère.
Quant à ce grand serviteur de Dieu Aphtone, après avoir été en charge durant plus de quarante ans il fut fait Evêque, sans vouloir quitter pour cela son manteau de Solitaire ni sa tunique de poil de chèvre, ni changer de nourriture. Et bien qu'il semble que les soins auxquels l'engageait une si grande dignité, pussent l'empêcher d'en prendre encore du troupeau qu'il avait quitté, il venait néanmoins passer avec lui plusieurs journées ; et là, tantôt il accommodait les petits différends qui se rencontraient, tantôt il soulageait les peines de ceux qui en ressentaient, quelque grande qu'elles pussent être. Et tantôt il leur faisait à tous des exhortations toutes divines. Mais parmi ces saints exercices il ne dédaignait pas aussi de raccommoder les habits des frères, d'éplucher des herbes, de laver du blé, et de faire d'autres semblables actions d'humilité. Ainsi croissant toujours en vertu, et ajoutant encore un nouveau éclat à la dignité épiscopale par tant de saintes actions, il entra chargé de mérites dans le port céleste.
Pour ce qui est de Théoctène et de son successeur Grégoire, je n'en dirai autre chose, sinon que l'un ayant dès sa première jeunesse pratiqué toutes sortes de vertus, il mourut dans la même réputation de sainteté que son admirable prédécesseur dans lesquels j'ai connu le maître. Et comme je crois r. Et quant à l'autre qui vit encore aujourd'hui, quoiqu'il soit extrêmement âgé, il travaille comme s'il était toujours dans sa première vigueur. Car il continue à ne vouloir point boire de vin, ni user de vnaigre, ni manger des raisins secs, ni du lait clair ou caillé ; encore que le grand Publie leur en eût ordonné l'usage ; et quant à l'huile ils en mangent durant le temps de la Pentecôte ; mais non pas après.
Voilà ce que j'ai appris du grand Publie, partie par ce qui m'en a été dit, et partie par la communication que j'ai eue avec ses disciples dans lesquels j'ai connu le maître ; Et comme je crois qu'il y aurait tout ensemble de l'injustice et de l'envie à laisser dans le silence des choses dont on peut tirer tant d'utilité, je les ai écrites pour ceux qui n'en avaient point de connaissance, afin de leur procurer l'avantage qu'on en peut tirer, et profiter moi-même du rapport que je leur en fais, suivant cette parole de notre Sauveur : « Je ne désavouerai point devant mon Père qui est dans le Ciel celui qui me confessera davant les hommes. » J'espère aussi qu'en parlant aux autres de ces grands Saints, ils se souviendront de moi en la présence de Dieu Créateur de toutes choses.
SAINT SIMEON
L'ANCIEN.
CHAPITRE PREMIER.
Tous les animaux obéissant au Saint, il donne deux lions pour servir de guide à des Juifs égarés dans le désert.
Pourrait-on aussi passer sous silence Siméon l'ancien et ne point parler de ses éminentes vertus, sans être accusé avec raison de lui faire tort ou de lui porter envie, puisque ce serait lui dérober les louanges qui lui sont dues, et refuser de proposer un si grand exemple à ceux qui désirent d'en profiter ? Quant à moi j'avoue que ce n'est pas par la crainte de tomber dans cette faute, mais par le désir de m'acquitter d'un devoir louable que j'entreprends d'écrire quelle a été la manière de vivre de ce saint homme. Il passa un très long temps dans la solitude n'ayant pour tout logement qu'une grotte, ne mangeant que des herbes, et étant entièrement privé de toute conversation humaine. Mais il parlait sans cesse au Dieu et au maître de l'univers ; et il acquit par ses travaux un si grand trésor de grâces spirituelles, qu'il commandait même aux bêtes les plus cruelles et les plus farouches, dont non seulement des fidèles, mais même des Juifs ont été témoins. Car quelques-uns d'eux allant un jour en un bourg qui est au-delà de notre province, il survint une telle pluie mêlée de vents et de tourbillons que ne pouvant voir à se conduire ils sortirent de leur chemin et s'égarèrent dans le désert, sans rencontrer ni une seule personne, ni un seul village, ni même une seule grotte. Se trouvant donc ainsi agités d'une aussi grande tempête sur la terre que s'ils eussent été en pleine mer, ils arrivèrent enfin comme dans un port favorable à la grotte du divin Siméon, qu'ils trouvèrent dans toute la négligence qu'un homme peut avoir pour son corps, et n'ayant pour tout habit que quelques méchantes peaux de chèvres qui lui couvraient une partie des épaules. Il ne les eut pas plutôt aperçus qu'il les salua ; car il était fort civil, et leur demanda le sujet de leur venue. Sur quoi lui ayant dit ce qui leur était arrivé, et l'ayant prié de leur montrer le chemin du bourg où ils désiraient aller : « Ayez un peu de patience, » leur répondit-il, « et je vous donnerai des guides pour vous y mener. » Après s'être assis, et avoir un peu attendu, ils virent venir deux lions qui au lieu d'avoir un regard farouche caressaient le Saint, comme le reconnaissant pour leur maître et lui témoignant leur soumission. Alors en leur faisant signe il leur commanda de conduire ces étrangers, et de les remettre dans le chemin d'où ils s'étaient égarés.
CHAPITRE II.
Ses miracles l'ayant fait connaître, il quitte sa grotte, et va sur la montagne d'Amane proche d'Antioche, où il fait encore d'autres grands miracles.
Ce miracle et d'autres semblables ayant fait connaître ce divin homme, et attiré vers lui plusieurs des barbares qui demeuraient dans le désert proche de là, et qui prétendaient avoir tiré leur origine d'Ismaël, quelque amour qu'il eût pour l'hésychia, il fut contraint d'abandonner sa grotte, et après avoir fait un grand chemin il arriva sur la montagne d'Amane, laquelle ayant trouvé remplie de la folie du culte de plusieurs fausses divinités, il la rendit illustre par le grand nombre de ses miracles, et y répandit une piété qui à l'heure que je parle est encore très florissante. Mais parce qu'il me serait très difficile et même impossible de raconter toutes ses grandes actions, je me contenterai d'en rapporter une, qui ayant tout ensemble la marque du don de prophétie et de celui de faire des miracles qu'avaient les Apôtres, pourra faire juger à ceux qui liront ceci, jusques à quel point a été la Grâce qu'il avait reçue. Comme on entassait des gerbes durant la moisson, un homme, qui ne se contentant pas de ce qui lui appartenait désirait encore le bien d'autrui, déroba des gerbes à son voisin pour augmenter le nombre des siennes. Mais Dieu par un juste jugement condamna à l'heure même ce larcin, en faisant tomber la foudre sur ce tas de gerbes et en y allumant le feu. Ce misérable courut aussitôt vers l'homme de Dieu, qui demeurait fort proche du bourg, et en lui contant son malheur s'efforça de lui cacher son larcin. Mais le Saint lui ayant ordonné de lui dire la vérité, et l'affliction dans laquelle il se trouvait le contraignant de porter témoignage contre soi-même, il lui avoua sa faute, que le Saint lui conseilla d'expier en réparant le tort qu'il avait fait à autrui. « Car vous n'aurez pas plutôt, » lui dit-il, « rendu ces gerbes, que vous verrez éteindre ce feu que Dieu a fait tomber du Ciel pour vous punir. » Cet homme ensuite de ces paroles étant allé toujours courant rendre à son voisin les gerbes qu'il lui avait dérobées, on vit en même temps, par les prières et par l'intercession du Saint, éteindre ce feu qui s'était allumé dans les siennes, sans que l'on y jetât une seule goutte d'eau. Ce qui n'étonna pas seulement les habitants de ce bourg, mais fit que tous ceux de la ville d'Antioche dont il dépend, vinrent aussitôt trouver le Saint, l'un le priant de chasser le démon hors de son corps, l'autre de le guérir de la fièvre, et généralement tous ceux qui étaient affligés de quelques maux le conjurant de les en vouloir délivrer : ce qu'il leur accorda à l'heure même, et répandit sur eux en abondance les ruisseaux de la Grâce que Dieu avait versée dans son âme.
CHAPITRE III.
Le Saint va par dévotion au mont Sinaï.Merveilleuse rencontre qu'il eut en chemin. Et une faveur extraordinaire qu'il reçut de Dieu lorsqu'il y fut arrivé.
Mais le désir de jouir de la même hésychia dans laquelle il avait vécu auparavant l'ayant fait résoudre de s'en aller au mont Sinaï, et cela ayant été su, plusieurs excellents hommes qui embrassaient sa même manière de vivre le vinrent aussitôt trouver pour lui tenir compagnie. Après avoir marché durant plusieurs jours, lorsqu'ils furent arrivés dans les déserts de Sodome, ils aperçurent dans un lieu creux les mains d'un homme élevées en haut, ce qui leur ayant fait craindre d'abord que ce ne fût quelque artifice du démon ; enfin lorsqu' après avoir beaucoup prié Dieu ils continuèrent de voir toujours la même chose, ils s'approchèrent de ce lieu-là où ils virent une petite fosse semblable à une tanière de renard, mais n'aperçurent plus personne, parce que celui qui avait ainsi les mains élevées vers le Ciel, ayant entendu le bruit de leurs pas s'était retiré et s'était caché.
Alors le Saint se penchant pour regarder dans cette fosse conjurait celui qui y était de se vouloir montrer à eux, s'il était un homme, et non un démon qui voulût par ses illusions et ses impostures se moquer d'eux en leur faisant voir des fantômes. « Car », disait-il, « nous sommes des Solitaires amis de l'hésychia, qui errons dans ce désert, où nous sommes entrés par le désir d'aller adorer le Dieu de l'univers sur la montagne de Sinaï, où il se fit voir à son serviteur Moïse, et lui donna les deux tables de la loi : non que nous croyions qu'il soit renfermé dans aucun lieu, puisque lui-même nous a dit par un Prophète : « Je remplis le Ciel et la terre », ni que nous estimions que la terre et tous les hommes qui l'habitent ainsi que des sauterelles, le puissent comprendre ; mais parce que ceux qui aiment véritablement et avec ardeur ne désirent pas seulement de voir ceux qu'ils aiment, mais se plaisent aussi dans les lieux où ils ont été et qui ont eu le bonheur de jouir de leur présence. »
Le Saint ayant dit ces paroles et autres semblables, celui qui s'était caché dans cette fosse vint à paraître avec un regard assez sauvage, des cheveux pleins de crasse, un visage couvert de rides, les autres parties de son corps toutes desséchées et un méchant habit fait avec des feuilles de palmier et tout déchiré. Après les avoir salués il leur demanda d'où ils venaient et où ils allaient : à quoi lui ayant répondu, ils lui demandèrent aussi d'où il était, et ce qui l'avait porté à choisir une telle sorte de vie. « J'avais, « leur répliqua-t-il, « le même désir qui vous a fait entreprendre ce voyage, et pour compagnon de mon dessein un de mes amis dont tous les sentiments étaient les miens ; et nous nous obligeâmes par serment l'un envers l'autre de ne nous point séparer, même par la mort. Etant tombé malade en chemin, il rendit l'esprit en ce lieu-ci, et moi pour ne pas manquer à mon serment je creusai la terre le mieux que je pus, et lui ayant donné sépulture, je travaillai à faire une autre fosse pour moi-même auprès de la sienne, où j'attends comme vous voyez la fin de ma vie, en rendant à Dieu le même service et les mêmes actions de grâces que je lui rendais auparavant, et je me nourris des dattes que m'apporte un frère à qui il commande d'avoir soin de moi. »
Comme ils parlaient de la sorte un lion vint à paraître assez loin de là : ce qui ayant rempli de crainte ceux qui accompagnèrent Saint Siméon, celui qui était couché dans la fosse s'en apercevant, il se leva,et fit signe de la tête à ce lion de s'en aller d'un autre côté ; à quoi après avoir apporté une branche de palmier chargée de dattes, il obéit à l'heure même, et quand il fut assez loin d'eux, il se coucha par terre, et s'endormit. L'Anachorète leur donna ces dattes ; et après avoir fait les prières et chanté des psaumes avec eux, puis les avoir salués, il leur dit adieu, et les laissa dans l'étonnement d'une aussi grande et aussi extraordinaire merveille que celle qu'ils venaient de voir.
Que si quelqu'un fait difficulté d'y ajouter foi, qu'il se souvienne de la manière dont a vécu le grand Elie, et se représente ces corbeaux qui ne manquaient jamais à lui apporter du pain le matin et un mets le soir. Est-il difficile au Créateur de toutes choses de trouver ces moyens inconnus aux hommes pour conserver ceux qui l'aiment ? N'est-ce pas ainsi que Jonas ayant passé trois jours et trois nuits dans le ventre d'une baleine, il le préserva de tout mal ? N'est-ce pas ainsi que Daniel étant dans la fosse aux lions, il imprima pour lui dans le cœur de ces animaux du respect et de la crainte ? Et n'est-ce pas ainsi que les trois enfants étant dans la fournaise de Babylone, il fit que le feu, tout insensible qu'il est par soi-même, agît comme s'il eût été raisonnable, en les éclairant par sa lumière et en consumant en même temps leurs persécuteurs par les flammes ? Mais qu'est-il besoin que je m'arrête à rapporter ainsi des exemples de la toute-puissance de Dieu ?
Après que ces bienheureux pèlerins furent arrivés sur cette montagne tant désirée, on dit que l'admirable Siméon étant au même lieu où Moïse fut trouvé digne de voir Dieu autant qu'un homme mortel en est capable, il mit les genoux en terre, et ne se releva point jusques à ce que ce même Dieu par une voix descendue du Ciel lui eût donné une marque de son amour. Car après avoir demeuré huit jours entiers en cet état sans goûter de quoi que ce soit, il entendit une voix qui lui commanda de prendre ce qui lui était présenté, et de le manger avec joie. Ayant ensuite étendu la main, il prit trois pommes qu'il mangea, comme il lui était ordonné, et les forces lui étant entièrement revenues, il embrassa avec grande joie ses compagnons, puis partit avec la consolation d'avoir par une double faveur, et entendu une voix du Ciel, et mangé d'un mets tout céleste.
CHAPITRE IV.
Le Saint bâtit deux Monastères, et meurt quelque temps après.
Etant de retour il fit deux maisons, qui étaient comme deux académies pour recevoir ceux qui voudraient s'instruire dans cette science divine ; l'une desquelles dont nous avons déjà parlé était sise sur la croupe, et l'autre au pied de la montagne. Là il assembla un assez grand nombre de ces généreux athlètes qui entraient avec tant de courage dans la carrière de la vertu, auxquels servant d'un excellent maître, il leur apprit à découvrir les entreprises et les embûches du démon, et en les assurant de l'assistance du Dieu tout-puissant, pour le service duquel ils entreprenaient de combattre, il les exhorta de ne rien craindre, mais de témoigner autant de grandeur de courage contre ce mortel ennemi des hommes, que de modération et de douceur envers leurs compagnons et leurs frères.
Ce grand serviteur de Dieu leur donnant de si saintes instructions, vivant de la sorte, faisant des miracles, et jetant de toutes parts tant d'éclat et de lumière, il finit une vie si laborieuse pour passer dans une autre qui n'est sujette ni aux douleurs ni aux défaillances de la vieillesse, et comblé d'une gloire immortelle il laissa une si grande réputation de sa vertu que nuls siècles n'en effaceront le souvenir. Durant sa vie ma bienheureuse mère a souvent eu le bonheur de recevoir sa bénédiction, et m'a raconté diverses fois la plupart des choses que je viens de dire. Quant à moi je le priai de me faire sentir par son intercession l'effet du pouvoir dont il jouit maintenant, et je ne doute point de l'obtenir, puisqu'en imitant la bonté de son maître, il n'a garde de manquer de se rendre favorable à mes prières.
SAINT PALLADE
ANACHORETE.
Pallade, ce saint homme si célèbre, vécut en même temps et de la même sorte que saint Siméon ; et ne le connut pas seulement, mais fut son ami particulier. Car se visitant de temps en temps ils se profitaient l'un à l'autre, en s'encourageant et en s'incitant à augmenter de plus en plus leur zèle et leur amour pour Dieu. Celui-ci demeurait dans une petite cellule proche d'un grand bourg nommé Imme ; et j'estimerais inutile de parler de son extrême patience, de ses jeûnes, de ses veilles, et de son oraison continuelle, puisqu'il a été compagnon en toutes choses du divin Siméon dont je viens d'écrire la vie, et a porté avec lui le même joug dans le service de Dieu. Mais je crois être obligé de raconter un célèbre miracle qu'il fit, et dont la mémoire est encore toute récente.
2. Une fois ayant attiré des marchands de tous côtés dans ce bourg dont j'ai parlé, et une incroyable quantité de pluie y étant venue, l'un de ces marchands après avoir vendu tout ce qu'il avait apporté et fait une grande somme, résolut de s'en retourner la même nuit. Un méchant homme qui lui avait vu serrer son argent étant transporté d'un furieux désir de l'avoir, ne s'endormit pas ; mais observant l'heure de son départ, quant après le premier chant du coq ce marchand se fut mis en chemin, sans se douter de rien et sans rien craindre ; celui-ci s'étant avancé et ayant trouvé un lieu propre pour faire son coup, se jeta sur lui et le tua. Puis ne se contentant pas d'avoir commis un crime si détestable, il y en ajouta encore un autre. Car après avoir pris tout l'argent du mort, il porta son corps devant la cellule de Saint Pallade. Lorsque le jour fut venu et que le bruit de ce meurtre fut répandu par la foire, chacun accourut à la porte de l'homme de Dieu, et après l'avoir rompue ils voulaient qu'il fût puni de l'homicide qu'ils s'imaginaient qu'il avait commis, et l'auteur même du meurtre était mêlé parmi cette grande foule. Le Saint se voyant en cet état éleva ses yeux vers le Ciel et son esprit au-delà du Ciel, et après avoir prié Dieu de confondre la malice d'une si grande calomnie, en faisant connaître la vérité, il prit la main droite du mort, et proféra tout haut ces paroles : « Dites en présence de tout ce peuple qui est celui qui a trempé ses mains dans votre sang. Montrez-nous l'auteur de ce crime, et faites connaître l'innocence de celui qu'on en accuse si injustement. » Le mort leva la tête à ces paroles, regarda tous les assistants, et montra du doigt celui qui avait commis le meurtre. Alors il se leva un grand cri de tout ce peuple, qui ne fut pas moins touché d'étonnement d'un tel miracle, que d'horreur d'une si étrange imposture. Ils fouillèrent et dépouillèrent ensuite le meurtrier, et trouvèrent que son épée était encore toute teinte du sang de cet homme, et qu'il portait sur lui l'argent qui l'avait poussé à le tuer. Quoique Pallade avant cela passât il y avait longtemps pour un homme tout extraordinaire, on l'admira néanmoins depuis encore beaucoup davantage. Et certes avec raison, puisque ce seul miracle suffisait pour faire connaître la confiance qu'il avait en Dieu.
L'illustre et admirable Abraham qui bâtit le lieu nommé Paratome, et fit éclater de tous côtés les rayons de sa vertu, embrassa la même manière de vivre, et il ne faut point de meilleure preuve des merveilles de sa vie que les miracles qu'il fait continuellement après sa mort. Car son cercueil est encore aujourd'hui comme une source de guérisons de toutes sortes de maladies, ainsi que le témoignent assez ceux qui allant en puiser en abondance par la foi, y recouvrent heureusement eur santé. Et Dieu veuille qu'en sanctifiant ma langue par le rapport de tant de saintes actions, j'aie aussi le bonheur d'y avoir part.
SAINT APHRAATE
PERSAN.
CHAPITRE I.
Le Saint quitte son pays et se loge auprès de la ville d'Edesse. Il va à Antioche où il confond les hérétiques. Son excellente manière de vivre.
Quand tant d'autres exemples ne feraient pas voir que tout ce qu'il y a d'hommes dans le monde étant d'une même nature, les Barbares aussi bien que les Grecs peuvent aisément embrasser la vertu lorsque leur volonté s'y porte, le seul Aphraate peut faire connaître clairement cette vérité. Car étant né et ayant été nourri dans la Perse, et instruit aux mœurs de cette nation, il est arrivé à un si haut comble de perfection qu'il a obscurci l'éclat de ceux même qui étant sortis de personnes de piété ont reçu dès leur enfance une éducation toute sainte.
Etant descendu d'une tige illustre, il commença par mépriser la grandeur de sa naissance, et à l'imitation des Mages qui étaient Persans comme lui, il porta tout son esprit à rendre à Dieu les adorations qui lui sont dues. Puis concevant une sainte horreur de l'impiété de son pays, il préféra à sa nation une nation étrangère, et s'en alla à Edesse, qui est une très grande ville, très peuplée, et encore plus illustre par sa piété que par tous ses autres avantages. Ayant trouvé hors de l'enceinte de ses murailles une petite maison, il s'y enferma pour ne penser à autre chose qu'à son Salut. Et là comme un excellent jardinier il arrachait les épines des mauvaises inclinations, il défrichait le champ du Seigneur, et lui offrait en leur saison d'excellents fruits des semences évangéliques qu'il avait répandues dans son âme.
Antioche se trouvant alors violemment agitée par la tempête de l'hérésie, il s'y en alla et s'arrêta près de la ville dans une école de philosophes ; où quoi qu'il ne sut que fort peu de grec, il ne laissa pas d'attirer aussitôt plusieurs personnes à entendre ses divins discours. Car encore que son langage fût à demi barbare, il ne laissait pas de fort bien exprimer ses conceptions, la Grâce du Saint Esprit étant la source d'où il puisait les choses qu'il avait à dire. Et qui est celui d'entre tous ceux qui font le plus de vanité de leur éloquence, qui ne répondent qu'avec mépris à tout ce qu'on leur objecte, et qui se réjouissent comme des enfants de tendre des pièges par leurs syllogismes, qui ait jamais pu surpasser le parler simple et rustique de ce grand Saint ? Il confondait leurs raisons par ses raisons, et renversait par ses discours tout divins les arguments de leur humaine philosophie, s'écriant avec Saint Paul ( 2. Cor.11) ( 1. Cor. 10) : « Quoique je ne sois pas éloquent, je ne manque pas de science. » Et ainsi suivant ce que dit ce même Apôtre, il dissipait tous les desseins des ennemis de la foi et détruisait toute cette vanité qui voulait s'élever au-dessus de la science de Dieu, soumettant par ce moyen tous les esprits à l'obéissance de Jésus-Christ.
On voyait de tous côtés venir vers lui des magistrats, des gens de guerre, des artisans, des savants, des ignorants, des riches, des pauvres, et en un mot des personnes de toute sorte de conditions, dont les uns l'écoutaient sans dire mot, et les autres lui faisaient des questions et lui donnaient sujet de parler.
Dans ces pénibles occupations on ne put lui persuader de recevoir quelqu'un pour demeurer avec lui, aimant mieux se servir lui-même que d'être servi par un autre. Il ne reçut jamais de personne ni pain, ni aucune autre nourriture, ni habit, ni quoi que ce soit, excepté d'un seul de ses amis qui lui apportait du pain, à quoi dans son extrême vieillesse il ajouta un peu d'herbes qu'il mangeait après que le soleil était couché.
CHAPITRE II.
Avec quelle adresse le Saint refusa un présent qu'on lui voulait faire.
Enthème qui depuis fut gouverneur de la province et consul, revenant de son ambassade de Perse, lui apporta une robe et lui dit : « Mon Père, sachant qu'il n'y a personne qui n'ait de l'affection pour son pays, et à qui les fruits qu'il produit ne soient agréables, voici une robe faite en Perse que je vous apporte, et que je vous supplie de recevoir, et de me donner votre bénédiction. » Le Saint l'ayant prise la mit sur un siège, et ensuite de quelques autres discours il lui dit qu'il avait une chose qui lui donnait peine. Enthème lui demandant ce que c'était : « C'est « , lui répondit-il, « qu'ayant fait une résolution inviolable de n'avoir jamais qu'un compagnon, parce que je ne saurais souffrir que nous soyons plus de deux dans cette cellule, il y a seize ans que j'en ai un dont je suis le plus satisfait du monde ; mais un homme de mon pays étant arrivé et désirant de demeurer avec moi, me presse avec de grandes instances de le lui permettre : Voilà ce qui me partage l'esprit et me donne peine. Car je ne puis du tout résoudre d'en avoir deux ; j'affectionne ce nouveau venu comme étant de mon pays ; et je trouve fort rude et fort injuste de donner congé au premier, lequel j'aime de tout mon cœur. » « Certes vous avez raison, mon Père, » lui dit Enthème. « Car quelle apparence y aurait-il de chasser celui qui vous a servi durant si longtemps, comme s'il avait fait quelque faute, pour recevoir en sa place un homme dont vous ne connaissez point les mœurs, ni l'esprit, sous prétexte seulement qu'il est de votre pays ? » Alors Aphraate lui répondit : « Vous trouverez donc bon, Monsieur, que je ne reçoive point cette robe, puisque je ne saurais me résoudre d'en avoir deux, et qu'aimant la mienne à cause qu'elle m'a servi fort longtemps, je dois la préférer à l'autre par mon inclination, et par votre propre jugement. » Enthème ne sachant que répondre à un refus si ingénieux, et admirant la vivacité de son esprit, il ne le pressa pas davantage. Deux raisons m'ont obligé à rapporter ceci ; l'une pour montrer qu'il ne recevait l'assistance que d'une seule personne ; et l'autre pour faire voir que sa prudence était telle qu'elle obligea celui qui le pressait de recevoir ce présent à juger lui-même qu'il ne devait pas le recevoir.
CHAPITRE III.
Persécution de Orthodoxes par l'empereur Julien l'Apostat, et renouvelée par l'empereur Valens. Saint Aphraate vient au secours des fidèles.
Mais il faut passer ces choses pour en rapporter de plus importantes. Julien l'Apostat ce mortel ennemi de Dieu ayant en punition de son impiété été tué par les barbares, les fidèles ensuite d'une aussi grande tempête que celle qu'ils avaient soufferte sous sa domination, jouirent d'un peu de repos durant le règne de Jovien. Mais ce prince ayant peu vécu, et Valens lui ayant succédé à l'Empire d'Orient, il s'éleva de nouveaux orages qui excitèrent contre nous une tempête si violente que les flots attaquant de tous côtés notre vaisseau, il semblait être prêt de faire naufrage, et cette tempête était encore augmentée par le manquement de pilotes. Car cet empereur qui ne haïssait rien tant que la véritable religion, les avait relégués en exil ; et cette cruelle injustice n'étant pas encore capable de satisfaire son impiété, il ne pouvait souffrir aucune assemblée des fidèles ; mais comme une bête farouche il s'efforçait de dissiper et d'écarter de tous côtés ce saint troupeau. Ainsi il les chassa non seulement de toutes les églises, mais aussi du pied des montagnes, des rives du Nil, et du lieu où la jeunesse s'exerçait aux armes ; les gens de guerre par lesquels il les faisait poursuivre les ayant contraints d'abandonner l'un après l'autre tous ces divers lieux. En ce même temps les Scythes et les autres Barbares ravageaient impunément toute la Thrace depuis le fleuve du Danube jusques à la Propontide, tandis que ce furieux empereur au lieu de repousser leurs efforts, se contentait de tourner seulement ses armes contre ses propres sujets, et contre des personnes excellentes et illustres par la pureté de leur créance et de leur vertu ; Ce saint peuple se trouvant réduit à une telle xtrémité chantait avec le Prophète (Ps. 136) : » Etant assis sur les rives de l'Euphrate, nous pleurions en nous souvenant de Sion. » Mais le reste de ce psaume ne leur convenait nullement, parce que ces grands et saints personnages Aphraate, Flavien et Diodore ne leur permettaient pas de pendre leurs luths à des saules et de dire (Ibid.) : « Comment étant dans une terre étrangère pourrions-nous chanter un cantique à la louange de notre Dieu ? » Car soit qu'ils fussent sur les montagnes, ou dans les campagnes, dans les villes ou dans les faubourgs, dans les maisons ou hors des maisons, ils chantaient sans cesse des cantiques à la louange de Dieu, parce qu'ils avaient appris du même Prophète roi (Ps.23) « que la terre appartient au Seigneur avec tous ceux qui l'habitent et tout ce qu'elle contient », et qu'ils savaient aussi qu'il a dit (Ps;103) : « Bénissez le nom de Dieu, vous tous qui êtes ses ouvrages, dans tous les lieux où s'étend sa domination qui est sans bornes. » Ils se souvenaient aussi de ces paroles du divin Paul (1. Tim.2) : « En quelque lieu que vous soyez, élevez vos mains pures vers Dieu, sans avoir aucune aigreur dans l'esprit, ni aucune dispute avec personne. » Mais surtout ils avaient gravé dans le cœur ce que notre Seigneur Jésus-Christ parlant à la Samaritaine lui avait dit en termes encore plus exprès (Jean 4) : « Femme, croyez-moi, l'heure est venue que l'on adorera le Père éternel non seulement en Jérusalem, mais en ce lieu-ci, et en tous les lieux de la terre ; » Ces grands hommes dont je viens de parler étant donc instruits dans ces excellentes maximes ne cessaient jamais, et dans les maisons et hors des maisons, ou pour user des termes de l'Apôtre, et en public et en particulier (Act. 20), de rendre à Dieu les louanges qui lui sont dues, et comme d'excellents capitaines ils fortifiaient le courage de leurs soldats et terrassaient leurs ennemis.
Or quoiqu' ily eût sujet de louer et d'admirer cela en la personne de Flavien et de Diodore, qui conduisaient ce divin troupeau sous l'autorité de l'Evêque, et tenaient la seconde place dans cette Eglise, toutefois ils s'acquittaient de ce devoir comme y étant obligés par celui de leurs charges. Mais l'admirable Aphraate s'engagea volontairement dans le combat. Car menant une vie privée, et étant à l'écart à couvert des coups, lorsqu'il vit combien cette guerre était cruelle, il méprisa sa sûreté particulière, et renonçant pour quelque temps à sa tranquillité et à son hésychia, il se mit à la tête des fidèles, et frappant de tous côtés leurs ennemis par la pureté de sa vie, par ses paroles et par ses miracles, il ne reçut jamais d'eux aucune blessure.
CHAPITRE IV.
Sage et généreuse réponse du Saint à l'empereur Valens. Et comme Dieu punit un des domestiques de cet empereur qui avait injurié le Saint.
Comme le Saint allait donc le long du fleuve vers le lieu où la jeunesse s'exerce aux armes et dans lequel les adorateurs de la très sainte Trinité étaient assemblés, quelqu'un l'ayant montré à l'empereur, il lui demanda où il allait en si grande hâte. « Je vais, » lui répondit-il, « prier Dieu pour tout le monde, et particulièrement pour l'Empire. » « Mais d'où vient, » ajouta l'empereur, « que faisant profession comme vous faites d'une vie solitaire et retirée, vous ne craignez point d'abandonner votre repos pour aller ainsi dans des assemblées publiques ? » Ce saint homme qui à l'exemple de notre Seigneur parlait ordinairement par paraboles, lui répartit : « Si j'étais une vierge retirée à l'écart dans une chambre, et que eje visse quelqu'un jeter du feu dans la maison de mon père, et ce feu l'embraser toute, je supplie très humblement votre Majesté de me dire ce qu'elle serait d'avis que je fisse. Trouverait-elle à propos que sans me soucier de voir brûler la maison je demeurasse les bras croisés, et me laissasse brûler moi-même ? Que si votre Majesté juge que je devrais courir de tous côtés et porter de l'eau pour tâcher d'éteindre le feu, elle ne doit pas s'étonner de ce que je fais maintenant, puisque professant la vie solitaire je ne fais que ce qu'elle conseillerait de faire à une jeune fille retirée dans la maison de son père. Que si votre Majesté me blâme d'avoir abandonné l'hésychia dont je jouissais, elle doit beaucoup plutôt se blâmer elle-même d'avoir, comme elle a fait, mis le feu dans la maison du Seigneur, que non pas me blâmer de ce que je m'efforce de l'éteindre, puisque si elle demeure d'accord que chacun doit aller au secours de la maison de son père lorsqu'elle brûle, il n'est point besoin d'être instruit dans les saintes lettres, pour reconnaître que Dieu est beaucoup plus véritablement notre père que ceux de qui nous tenons cette vie mortelle. Ainsi votre Majesté voit bien que nous ne faisons rien de contraire à la profession que nous avons embrassée, lorsqu'à l'imitation des bons bergers nous rassemblons le troupeau de ceux qui sont instruits dans la piété, et que les paissant de ces saints enseignements qui sont comme les prairies du Seigneur, nous les nourrissons avec des herbes toutes célestes. »
L'empereur se trouvant convaincu par une réponse si sage et si raisonnable y consentit par son silence. Mais un qui était du nombre de ceux qui ne sont ni hommes ni femmes, et que l'on croit être d'autant plus agréables aux empereurs qu'ils ne sauraient jamais être pères, ainsi que leur nom même le témoigne, après avoir dix mille et mille injures au Saint, il le menaça enfin de le tuer. Cette insolence ne demeura pas longtemps impunie : Car l'empereur voulant se baigner, et ce misérable étant allé pour reconnaître si le bain était assez tempéré, il perdit l'esprit de telle sorte que ne sachant plus ce qu'il faisait il se jeta dans une chaudière pleine d'eau bouillante, et ne trouvant personne pour le secourir, parce qu'il était entré seul, il fut aussitôt tout brûlé. Quelque temps après l'empereur ayant envoyé pour l'appeler, et lui ayant été rapporté qu'on n 'avait trouvé personne dans tout cet appartement, plusieurs autres y étant allé et ayant regardé dans toutes les chaudières, enfin ils le trouvèrent mort dans celle-là. Alors un grand bruit s'étant élevé, et chacun pleurant cet accident, on vida cette eau bouillante, et on retira ce corps. L'empereur et tous ceux qui faisaient la guerre à la piété demeurèrent saisis de frayeur, et le bruit de l'épouvantable châtiment qu'avait souffert ce malheureux qui avait traité le Saint si insolemment, s'étant répandu par toute la ville, chacun publiait à l'envi les louanges du Dieu d'Aphraate ; ce qui empêcha que ce grand personnage ne fût envoyé en exil, ainsi que ses ennemis le voulaient, et faisaient pour cela tous leurs efforts : Car dans l'étonnement où était alors l'empereur, il ne put souffrir qu'on lui donnât ce conseil, et eut du respect pour l'homme de Dieu. La folle passion dont il était transporté contre les fidèles ne cessa pas néanmoins ; mais il continua de témoigner sa fureur contre le Fils unique de Dieu, jusques à ce qu'ayant été réduit en cendres par les Goths dans une cabane, où il s'était retiré d'une bataille perdue, il fut privé de la sépulture, que l'on ne refuse pas même aux esclaves et aux misérables.
CHAPITRE V.
Divers miracles faits par le Saint ; et sa mort.
La paix étant ainsi rendue à l'Eglise, le divin Aphraate ne cessa pas de faire connaître son éminente vertu ; et ses dernières actions ne furent pas moins éclatantes que les précédentes. Car il fit d'autres miracles sans nombre, dont je me contenterai d'en rapporter un ou deux.Une femme de condition qui avait un mari extrêmement vicieux vint trouver le Saint, pour lui faire connaître l'état misérable où elle se trouvait réduite, et lui dit toute fondante en larmes à la porte de sa cour, qui était le lieu où il parlait aux femmes sans les souffrir passer plus avant;qu'une femme que son mari entretenait le captivait de telle sorte par ses charmes qu'il ne pouvait souffrir celle qui lui était unie par un légitime mariage. Les pleurs de cette dame l'ayant touché de compassion,il fit cesser par ses prières tout le pouvoir de ces charmes ; et ayant par l'invocation du nomde Dieu béni une fiole d'huile qu'elle lui avait apportée, il lui ordonna d'en répandre quelques gouttes sur son mari ; ce qu'ayant fait elle regagna tellement son cœur qu'elle n'eut point de peine à lui persuader de préférer un amour légitime à un impudique.
Assure aussi qu'un nombre infini de sauterelles s'étant répandu dans toute cette contrée, et ruinant comme un feu dévorant toutes les moissons, tous les prés, tous les marécages, tous les arbres, et tous les bois, un homme de grande piété qui pour nourrir sa famille, et payer la taille à l'empereur n'avait pour tout bien qu'une seule pièce de terre, vint le supplier de l'assister dans ce besoin. Sur quoi cet homme admirable qui ne se lassait jamais d'imiter la bonté de Notre- Seigneur commanda qu'on lui apportât une cruche d'eau, dans laquelle ayant mis la main il pria Dieu de la remplir d'une céleste vertu, et son oraison étant achevée, il ordonna à cet homme de répandre de cette eau sur les extrémités de son champ. L'ayant fait elle lui servit comme d'un rempart inviolable. Car cette armée de sauterelles marchant et volant jusques sur les bords de ce champ était contraint de reculer par la vertu de cette bénédiction, qui était comme un obstacle invincible qui l'empêchait de pouvoir passer plus outre.
Il serait inutile de dire toutes les choses que ce grand serviteur de Dieu a faites, puisque celles que j'ai rapportées suffisent assez pour faire connaître les grâces si éminentes dont son âme était comblée. J'ai eu le bonheur de le voir et de recevoir sa sainte bénédiction étant encore fort jeune, et accompagnant ma mère à laquelle il la donna aussi, et lui parla au-dehors de sa porte selon sa coutume ; quant à moi il me fit entrer et me rendit participant des richesses de ses prières, auxquelles je souhaite de tout mon cœur d'avoir encore part maintenant, dans la ferme créance que j'ai qu'il est vivant dans le Ciel avec les Anges, et qu'il a beaucoup plus de crédit auprès de Dieu que quand il était sur la terre, parce qu'étant alors encore enfermé dans un corps mortel il modérait sa confiance en son secours, de crainte qu'étant trop grande elle ne le portât à la vanité ; au lieu qu'étant maintenant déchargé de ce fardeau des passions de nos inclinations déréglées, il jouit en toute assurance auprès de celui qui l'a rendu victorieux dans ses combats, de la glorieuse couronne qu'il lui a mise sur la tête : Ce qui me fait avoir recours à son intercession et à ses prières.
SAINT PIERRE,
ANACHORETE.
CHAPITRE PREMIER.
Le Saint passe de la Galatie dans la Palestine ; puis s'arrête à Antioche où il s'enferme dans un sépulcre.
Nous avons entendu parler des Gaulois Occidentaux qui sont dans l'Europe, et eu connaissance de ceux qui sont maintenant en Asie, dont les ancêtres avaient établi leur demeure vers le Pont-Euxin. Pierre ce très saint homme de qui je vais écrire la vie était descendu de ceux-ci ; et on dit qu'étant sorti à l'âge de sept ans de la maison de son père, il passa tout le reste de sa vie qui fut de quatre-vingts dix-neuf ans, dans les combats d'une vie toute divine. Ainsi ayant eu jour et nuit les armes à la main durant quatre-vingts douze ans, et étant toujours demeuré victorieux, et comment lui peut-on donner des louanges qui égalent ses mérites, et quelle plume peut écrire assez dignement tant d'illustres et de mémorables actions qu'il a faites dans son enfance, dans sa jeunesse, dans un âge parfait, et dans le commencement et à l'extrémité de sa vieillesse ? Qui peut raconter tous les travaux qu'il a soufferts, et tous les efforts qu'il a soutenus durant un si grand nombre d'années ? Quel discours peut assez faire connaître les saintes semences qu'il a jetées dans les âmes, et l'abondante moisson qu'il a recueillie ? Et quel est l'esprit si élevé qui puisse connaître le prix des trésors qu'il a amassés par un si noble trafic et par un si heureux commerce ? Je sais que le cours de la vie de ce Saint est comme une mer sans bornes ; et ainsi je n'ose entreprendre de la rapporter toute entière, de crainte de faire naufrage ; mais je me contenterai de marcher le long du rivage, et d'exposer à la vue de ceux qui liront ceci les choses qui en sont les plus proches, remettant celles qui sont comme dans la pleine mer à cet esprit infini, qui ainsi que l'Ecriture nous l'apprend, pénètre les choses les plus profondes ( I. Cor. 2), et connaît les plus cachées.
La Galatie fut le premier lieu où ce Saint s'exerça dans les travaux de la vertu. D'où il passa dans la Palestine, pour voir les lieux où s'est accomplie la passion de notre Sauveur, et y adorer le Dieu qui nous a rachetés par son sang ; non qu'il le crût renfermé dans un certain lieu, car il n'ignorait pas que sa nature est infinie, mais parce que ne se contentant pas que la seule pointe de son esprit jouît par la foi de ces délices spirituelles sans que les sens y participassent, il désirait que ses yeux reçussent aussi la joie de voir et de considérer cet objet si cher et si agréable, ainsi qu'il arrive d'ordinaire qu'une personne qui en aime fort une autre n'a pas seulement joie de la voir, mais regarde avec grand plaisir toutes les choses qui lui appartiennent : ce qui fait que l'Epouse touchée d'un semblable amour pour son Epoux s'écrie dans le Cantique des cantiques (Cant.2) : « Mon bien-aimé est entre les autres hommes ce qu'un arbre chargé de fruits est entre les plantes stériles : je me suis reposée à l'ombre de cet arbre dont j'avais tant souhaité de m'approcher, et j'ai goûté de ses fruits si délicieux. » Cet homme admirable n'a donc rien fait en quoi on puisse trouver à redire, lorsqu'étant touché pour ce divin Epoux du même amour que l'épouse lui portait il disait comme elle (Ibid.) : « Je suis blessé, et languis d'amour ; » et lorsque désirant de voir comme une ombre de ce même époux il allait voir le lieu d'où sont sorties ces eaux salutaires qui se sont répandues sur tous les hommes.
Ayant satisfait à ce désir il s'en alla à Antioche,dont reconnaissant la piété il préféra un pays étranger à sa patrie, considérant comme ses véritables citoyens, non pas ceux qui étaient d'un même pays et avaient une même origine que lui, mais ceux qui étaient dans la même foi et dans les mêmes sentiments, et qui étaient soumis aux lois d'une même religion. Ayant donc résolu de s'arrêter en ce lieu-là, il n'y bâtit ni maison, ni cellule, ni cabane, mais il passa tout le reste qu'il y demeura dans un sépulcre, dont le dessus qui s'avançait en dehors avait un plancher sur lequel on pouvait monter avec des échelles.
CHAPITRE II.
Divers miracles du Saint, dont l'un se fit en la personne de la mère de l'Auteur, qu'il guérit en même temps d'un grand mal d'oeil et de la vanité.
S'étant donc enfermé en ce lieu, il y passa plusieurs années ne buvant que de l'eau froide, et ne mangeant que du pain de deux jours en deux jours seulement. Un homme qui était possédé du démon étant venu à lui tout furieux,il le délivra par ses prières ; et sur l'instance qu'il lui fit de trouver bon qu'il ne le quittât jamais, mais qu'il le servît en récompense de l'obligation qu'il lui avait, il le reçut en sa compagnie. J'ai aussi connu cet homme. Je me souviens de ce miracle. J'ai vu le service qu'il lui rendait, et je les ai entendus tous deux parler de moi ; Car Daniel, c'est ainsi qu'il se nommait, lui disant que j'aurais un jour aussi bien que lui le bonheur de le servir. Le Saint qui savait l'extrême affection que mon père et ma mère me portaient, lui répondit que cela ne serait pas. Il m'a souvent mis sur ses genoux et donné du pain et des raisins secs ; ma mère qui avait éprouvé les grâces singulières dont Dieu le favorisait, m'envoyait une fois la semaine recevoir sa bénédiction. Et voici par quelle occasion elle le connut. Elle avait un si grand mal à un œil que tous les remèdes dont on se put aviser ayant été pratiqués inutilement, et toute la science des médecins étant épuisée, une de ses femmes lui parla d'un miracle qu'elle avait vu faire au Saint, en guérissant d'un semblable mal par le signe de la Croix et par ses prières, la femme de Pergame qui était alors gouverneur des provinces d'Orient. Ma mère se résolut aussitôt d'aller trouver ce divin homme ; et comme elle était fort jeune, et n'était pas encore arrivée dans une parfaite vertu, il se rencontra que prenant plaisir à se parer, elle avait alors des pendants d'oreilles et des bracelets, et était richement vêtue : ce que le Saint ayant remarqué il commença par la guérir de cette trop grande curiosité, en lui parlant en cette sorte, car je veux rapporter ses propres paroles sans y rien changer : « Dites-moi, ma fille, je vous prie, si quelque peintre excellent avait fait un portrait selon toutes les règles de l'art, et l'avait exposé à la vue de tous ceux qui voudraient le regarder, s'il arrivait que quelqu'un qui ne connaîtrait rien à la peinture voulût selon sa fantaisie porter jugement de celle-là, et qu'en y trouvant à redire il allongeât les traits des sourcils et des paupières, blanchît le visage et mit du rouge sur ses joues, croyez-vous que ce peintre ne se mît pas en colère du tort qu'il recevrait par ce changement qu'une main ignorante aurait apporté à ce qu'il aurait fait avec tant d'art ? Ne doutez donc point que le Créateur de toutes choses, cet admirable ouvrier qui nous a formés, ne s'offense avec sujet de ce que vous accusez d'ignorance son incomparable sagesse. Car vous ne mettriez pas du blanc et du rouge si vous ne croyiez en avoir besoin ; et vous ne sauriez croire en avoir besoin sans accuser de quelques défauts et de quelques manquements celui qui vous a donné l'être. Or sachez, ma fille, que son pouvoir est égal à sa volonté, puisque comme dit David, il fait tout ce qu'il lui plaît. Mais le soin qu'il a de chacun de nous l'empêche de nous donner ce qui nous serait dommageable. C'est pourquoi gardez-vous bien de rien changer à ce portrait qui est l'image vivante de Dieu, ni de tâcher de vous donner à vous-même ce que sa sagesse n'a pas voulu vous donner, en vous efforçant d'acquérir contre son dessein une beauté fausse et non naturelle, qui rend coupables les plus chastes même, parce qu'elle tend des pièges à ceux qui les voient. » Ma mère dont les inclinations étaient excellentes n'eut pas plutôt entendu ces paroles que Pierre la prit dans ses filets. Car celui-ci, aussi bien que l'autre de qui il portait le nom, pêchait heureusement les âmes ; et ainsi se jetant à ses pieds elle le supplia instamment de vouloir guérir son œil. A quoi il lui répondit qu'étant homme, et par conséquent d'une même nature qu'elle, et se trouvant outre cela accablé du poids de ses péchés, il n'osait espérer d'obtenir ce qu'il demandait à Dieu. Alors ma mère redoublant ses prières et lui disant toute éplorée qu'elle ne le quitterait point qu'il ne l'eût guérie, il lui répartit que c'était à Dieu qu'il se fallait adresser pour la guérir, et qu'il ne refusait point les demandes de ceux qui l'invoquaient avec foi. « Car sans doute », disait-il, « il considérera la vôtre ; et ce sera à vous et non pas moi à qui il accordera cette grâce. Si donc votre foi est sincère, ferme et pleine de confiance, donnez congé aux médecins ; renoncez à tous les remèdes, et recevez celui-ci au nom du Seigneur. » Ensuite de ces paroles il mit la main sur son œil, et en faisant le signe de la Croix, il la guérit entièrement. Ainsi étant retournée en sa maison elle n'eut plus besoin de remèdes, et elle quitta tous ses ornements, s'habillant depuis ce jour avec la simplicité qui lui avait été ordonnée par cet excellent médecin des âmes, quoiqu'elle fût encore si jeune qu'elle n'avait pas vingt-trois ans accomplis, et qu'elle n'eût point encore eu d'enfants, n'étant accouchée de moi que sept ans après, et n'en ayant jamais eu d'autres. Ainsi elle reçut une double guérison par les instructions du grand et admirable Pierre, et obtint la santé de l'âme en cherchant seulement celle du corps, tant ses paroles étaient puissantes, et ses oraisons étaient efficaces.
CHAPITRE III.
Le Saint délivre deux possédés.
Une autre fois un cuisinier qui servait dans une maison et qui était possédé, lui ayant été amené pour le délivrer, il se mit en prière, et puis commanda au démon de déclarer la cause du pouvoir qui lui avait été donné sur cette créature de Dieu. Alors ce malheureux esprit tel qu'un voleur ou qu'un homicide qui serait sur la sellette et auquel le juge commanderait de
confesser tous ses crimes, déclara par ordre et selon la vérité contre sa coutume de quelle sorte cela était arrivé, en disant : « Le maître de cet homme étant malade dans Héliopole, et sa femme l'assistant, ses servantes se mirent à parler de la vie des Solitaires d'Antioche, et du pouvoir qu'ils avaient sur les démons, et comme c'était de jeunes filles fort enjouées, elles firent ensuite les démoniaques et les furieuses ; et celui qu vous voyez s'étant couvert d'une peau de brebis semblable à celle que portent les Solitaires, faisait semblant de les conjurer. Comme cela se passait ainsi j'étais à la porte, et ne pouvant souffrir qu'il parlât si avantageusement de ces Solitaires, je voulus éprouver s'ils avaient autant de pouvoir que ces jeunes gens disaient. Ainsi laissant ces servantes, j'entrai dans le corps de cet homme, par le désir de voir de quelle sorte ces Solitaires m'en pourraient chasser. Mais l'expérience que j'en fais maintenant ne suffit que trop pour me l'apprendre, puisque ton commandement me chasse et me fait sortir. » Il sortit en achevant ces paroles, et le cuisinier fut guéri.
Ma nourrice amena un jour au Saint un paysan fils de sa fille qui était aussi possédé, et le pria de le délivrer ; Il demanda au démon qui il était, et qui lui avait donné cette puissance sur une créature qui était l'ouvrage de Dieu : à quoi voyant qu'il ne répondait point, il mit les genoux en terre et pria Dieu de faire connaître à ce malheureux esprit quel était le pouvoir de ses serviteurs. S'étant relevé, et le démon s'opiniâtrant à ne point parler, cela continua de la sorte jusques à l'heure de None. Alors le Saint ayant fait des prières à Dieu encore plus ardentes il conjura le démon en ces propres termes : « Ce n'est pas Pierre, mais le Dieu de Pierre qui te commande de parler. Réponds donc, puisque tu ne saurais résister à sa puissance. » Quelque insolent que fût ce démon, cette modestie du Saint lui donna du respect et de la crainte ; et il commença de crier à haute voix : « Je demeure sur le mont Amane, où ayant vu celui-ci puiser de l'eau dans une fontaine qui est sur le chemin et en boire, je résolus d'entrer dans son corps. » « Sors-en », lui dit ce grand serviteur de Dieu, par le commandement que t'en fait celui qui pour racheter tout le monde a été attaché à une Croix. » A ces paroles cet esprit de ténèbres s'enfuit, et ce paysan étant délivré fut rendu à ma nourrice.
CHAPITRE IV.
Guérisons miraculeuses faites par le Saint, qui sauve la vie à la mère de l'Auteur. Ses habits même faisaient des miracles. Sa mort.
Je pourrais rapporter un très grand nombre d'autres miracles faits par le Saint que je passerai sous silence, de crainte de choquer la faiblesse et l'incrédulité de plusieurs, qui jugeant des autres par eux-mêmes refusent d'ajouter foi aux prodiges que font les Saints ; et ainsi après en avoir seulement raconté encore un ou deux, j'écrirai la vie d'un autre de ces vaillants soldats de Jésus-Christ.
Il y avait un homme fort débauché qui avait autrefois eu un régiment. Une jeune fille prête à marier qui était de l'une de ses terres ayant quitté sa mère et ses autres proches, se retira dans un Monastère de femmes. ( Car il y en a aussi bien que des hommes qui combattent pour le service de Dieu et qui courent comme eux dans la carrière de la vertu). Ce colonel l'ayant appris fit battre sa mère avec des verges, et la tenant suspendue en l'air avec des cordes il ne la fit détacher qu'après qu'elle lui eut montré la maison où demeuraient ces saintes femmes. Y étant allé et se laissant emporter à sa fureur, il l'enleva et l'emmena en sa maison, espérant, le misérable qu'il était, de satisfaire à son infâme désir. Mais le même Dieu qui châtia si sévèrement Pharaon à cause de Sara femme d'Abraham, sans permettre qu'il offensât sa pureté, et qui couvrit de ténèbres les yeux des habitants de Sodome, lorsque transportés d'une fureur abominable ils s'efforçaient de faire le plus grand de tous les outrages à des Anges qu'ils croyaient être des hommes, fit échapper des filets de ce méchant dont je parle, la proie qu'il y avait enfermée. Car lorsqu'il entra dans sa chambre, où il la faisait garder avec grand soin, elle ne s'y trouva plus, s'en étant retournée dans cette sainte maison où elle avait laissé son cœur : ce qui lui ayant fait connaître qu'il s'efforçait en vain de gagner celle qui avait choisi Jésus-Christ pour son époux, il fut contraint de la laisser en repos, sans poursuivre davantage une personne que la puissance divine avait retirée d'entre ses mains lorsqu'il l'avait prise. Quelque temps après il vint un cancer au sein de cette jeune fille qui lui donnait d'extrêmes douleurs ; mais invoquant le bienheureux Pierre lorsqu'elles étaient les plus violentes, elle n'avait pas plutôt proféré son nom qu'elles s'apaisaient entièrement. La continuation de ce mal fut cause qu'elle recevait souvent la consolation de voir le Saint, dont elle assurait que la présence faisait aussitôt cesser tous ses maux ; et lorsqu' après avoir soutenu tant de combats dont elle demeura victorieuse, elle passa de cette vie à une meilleure, ce grand serviteur de Dieu lui donna les louanges qui étaient dues à sa vertu.
Ma mère étant à l'extrémité après être accouchée de moi, et le Saint l'étant venu voir à la prière de ma nourrice, il se peut dire qu'il l'arracha d'entre les bras de la mort. Les médecins avaient perdu toute espérance. Tous les domestiques éplorés attendaient à tout moment qu'elle expirât ; et elle dans l'ardeur de la fièvre qui la dévorait, ne pouvait pas seulement ouvrir les yeux et avait perdu toute connaissance. Le Saint qui avait également et le nom et la Grâce d'un Apôtre, l'ayant trouvée en cet état, lui dit selon sa coutume : « Ma fille, Dieu vous donne sa paix. » A ces paroles elle ouvrit les yeux, regarda fixement le Saint, et lui demanda l'effet de sa bénédiction. Toutes les femmes qui se trouvèrent présentes ayant par des sentiments mêlés de joie et de douleur jeté en même temps de grands cris et versé quantité de larmes, ce divin homme leur ordonna de prier Dieu avec lui, en leur disant que plusieurs veuves pleurant, et Saint Pierre offrant leurs pleurs à Dieu, Tabithe avait été ressuscitée. Elles obéirent, et virent l'effet de ce qu'il leur avait prédit. Car la maladie de ma mère finit en même temps que leur prière, une sueur dont elle fut aussitôt toute trempée ayant éteint l'ardeur de la fièvre, et fait paraître des marques de sa guérison.
Voilà quels sont les miracles que Dieu fait encore en ce temps par ses serviteurs ; et on a vu même les habits de celui-ci en faire comme ceux de Saint Paul : ce que je ne dis nullement par exagération, mais pour rendre témoignage à la vérité. Car mon père, ma mère et moi avons souvent été guéris, en mettant sur nous dans nos maladies sa ceinture qui était de gros lin, fort large et si longue que le Saint ceignait ses reins d'une partie et les miens de l'autre ; ce que plusieurs de nos amis ayant su, ils l'empruntaient pour en guérir des malades, et jamais inutilement. Mais quelqu'un l'ayant eue en cette manière, il fut si méconnaissant de la grâce qu'il avait reçue, qu'il déroba ce riche trésor ; et ainsi nous le perdîmes.
Le Saint ayant éclaté de tant de rayons et fait reluire dans Antioche la splendeur de sa lumière, il arriva à la fin de ses travaux pour recevoir la couronne qu'il avait méritée par tant de victoires, et moi après l'avoir prié de m'accorder maintenant la même bénédiction qu'il me donnait durant sa vie, je finirai ce discours.
SAINT THEODOSE
ABBE.
CHAPITRE PREMIER.
Le Saint quitte le monde, et se retire dans un désert. Son extrême austérité.
En entrant dans le détroit de Cilicie on trouve à main droite une ville nommée Roze, à l'Orient et au Midi de laquelle est une grande et haute montagne couverte d'une forêt, dans laquelle il y a nombre de bêtes sauvages. Le grand et très célèbre Théodose ayant trouvé en ce lieu une terre en friche, où il y avait quelques arbres, sise du côté de la mer, il y bâtit une cellule et y passa une vie toute angélique. Il était originaire d'Antioche, et descendu d'une famille noble et illustre. Mais il abandonna sa maison, ses parents et tout ce qu'il avait au monde, pour acheter cette perle dont il est parlé dans l'Evangile.
Il serait inutile en parlant à ceux qui voient dans la manière de vivre de ses disciples quelle était la sienne, de dire qu'il dormait sur la terre, qu'il ne portait qu'une tunique de poil de chèvre, et qu'il faisait plusieurs autres austérités ; Je dirai seulement qu'il pratiquait toutes ces choses avec une extrême exactitude, afin de montrer l'exemple à ceux qu'il instruisait dans cette sainte manière de vivre ; mais outre cela il portait des chaînes de fer au cou, aux reins, et aux mains, il ne peignait point ses cheveux, qui étaient si longs qu'allant plus bas que ses pieds il était contraint de les attacher autour de son corps. Il priait ou chantait sans cesse des psaumes. Il domptait la cupidité, la colère, la vanité, et ces autres passions qui comme autant de bêtes farouches font des ravages dans l'âme. Il ajoutait continuellement de nouveaux travaux aux premiers, et s'occupait aux ouvrages des ains, tantôt en faisant des vans à vanner et des corbeilles, et tantôt en défrichant quelque chose dans le bois, ou en le semant pour pourvoir à sa nourriture.
CH APITRE II.
Plusieurs se rangent auprès du Saint ; De quelle sorte il les conduisait, et leur recommandait particulièrement le travail des mains.
Quelque temps après, le bruit de sa vertu s'étant répandu fort loin, plusieurs touchés du désir de demeurer avec lui et d'être sous sa conduite vinrent de divers endroits le trouver, et les ayant reçus il les instruisit dans cette sainte manière de vivre. Ainsi on voyait les uns qui faisaient des voiles, d'autres des vans à vanner, d'autres des corbeilles, et d'autres cultiver la terre. Et parce que le lieu où il demeurait était proche de la mer, il fit aussi un petit bateau, dont il se servait pour faire porter les ouvrages de ses disciples, et rapporter ce qui leur était nécessaire. Car se souvenant de ces paroles de l'Apôtre aux Thessaloniciens (1. Thess.) : « J'ai travaillé jour et nuit, afin de ne vous être point à charge », et de ces autres rapportées dans les Actes (Act. 60) : « J'ai gagné par le travail de mes mains de quoi satisfaire à mes besoins et aux besoins de ceux qui sont avec moi », il exhortait ses disciples de joindre les travaux du corps à ceux de l'esprit. « Car », disait-il, « ce serait une chose ridicule de voir que ceux qui sont dans le monde travaillant avec tant de peine, non seulement pour se nourrir avec leurs femmes et leurs enfants, mais aussi pour satisfaire aux impositions et aux tributs, pour payer les dîmes, et pour assister les pauvres selon leur pouvoir, nous ne gagnassions pas par notre travail ce qui nous est nécessaire, vu même qu'il nous faut si peu pour vivre et pour nous vêtir ; mais que demeurant assis les bras croisés nous voulussions jouir du travail des autres. » Par ces paroles et autres semblables il les incitait à travailler, et travaillait lui-même durant tout le temps qui lui restait après avoir dit le saint office. Il avait outre cela un extrême soin des survenants ; et donnait particulièrement charge de les recevoir à ceux de ses disciples qu'il connaissait être les plus doux et les plus modestes, et avoir davantage de charité pour le prochain ; et quant à lui il prenait garde et veillait à tout, afin de voir si chacun s'acquittait comme il devait de ce qui lui était ordonné.
CHAPITRE III.
Extrême réputation du Saint ; et du respect que les Barbares mêmes avaient pour lui.
Sa réputation devint si grande que ceux qui en naviguant sur la mer étaient éloignés de plus de mille stades de lui, invoquaient dans leurs périls le Dieu de Théodose, et voyaient cessar la tempête par l'invocation de ce nom. Les Barbares mêmes qui ont ravagé la plus grande partie de l'Orient quelque cruels et quelque farouches qu'ils fussent, ont révéré ce grand Saint. Car qui est celui d'entre tous les habitants de ce pays qui ne sache la désolation et la misère que lui firent alors souffrir ceux que l'on nommait autrefois Solymes, et qui portent maintenant le nom d'Isaures ? Néanmoins ces hommes si impitoyables et si inhumains, et qui sans pardonner ni à une seule ville ni à un seul village saccagèrent et réduisirent en cendres tous ceux qu'ils prirent, eurent du respect pour ce divin homme, et se contentant de lui demander du pain et de le prier par signes de prier pour eux,ils ne touchèrent point à son Monastère ; et cela non seulement une mais deux fois ; Les Evêques néanmoins par la crainte qu'ils eurent que le Diable n'imprimant de plus en plus l'amour de l'argent dans le cœur de ces barbares, ne leur inspirât le dessein d'emmener prisonnier ce grand serviteur de Dieu, ils lui persuadèrent de se retirer à Antioche, n'y ayant point de doute que ceux qui ont la charge des biens de l'Eglise auraient payé une très grande somme pour sa rançon, comme ils avaient payé celle de deux Evêques que ces barbares avaient emmenés et fort bien traités, mais qu'ils n'avaient jamais voulu renvoyer qu'après avoir reçu quatorze mille écus pour les mettre en liberté ; Etant donc venu à Antioche il se logea dans une maison proche du fleuve, où il attira à lui tous ceux qui étaient capables de recueillir des fruits de cette plante divine.
CHAPITRE IV.
Merveilleux effet de la foi du Saint qui tailla un aqueduc dans un roc où Dieu fit naître une source à sa prière. Sa mort. Et ceux qui furent après lui Supérieurs de son Monastère.
Mais la suite de mon discours m'ayant emporté, j'ai oublié de raconter un miracle qu'il fit que plusieurs trouveraient peut-être incroyable, si l'effet qui s'en voit encore n'était une preuve subsistante qui oblige d'y ajouter foi, et qui fait connaître quelle était l'extrême confiance que le Saint avait en Dieu et les faveurs qu'il en recevait. Au-dessus du Monastère qu'il avait bâti il y avait une roche sèche et aride, dans laquelle il tailla un aqueduc qu'il fit aller jusques à son Monastère, comme s'il eût été en son pouvoir d'y faire venir de l'eau quand il lui plairait. Après que cet ouvrage fut achevé il se leva la nuit avant que les frères fussent éveillés pour faire l'office, et plein d'une foi vive et d'une ferme confiance en Dieu, qu'il ne doutait nullement qu'il ne lui fût favorable il lui adressa sa prière comme à celui qui ne refuse rien à ceux qui le craignent, puis frappa la roche de son bâton, et soudain elle s'ouvrit et produisit un ruisseau, qui étant porté par cet aqueduc jusqu'au Monastère y fournit des eaux en abondance, puis tombe de là dans la mer et fait voir encore aujourd'hui que Dieu a fait une même grâce à Théodose qu'à Moïse : Et ce seul miracle suffirait pour faire connaître la parfaite confiance que ce grand Saint avait en lui.
Ayant vécu à Antioche, il alla prendre place parmi les Anges, et son saint corps beaucoup plus paré de ces chaînes de fer dont il était environné que si elles eussent été d'or, fut porté par les principaux magistrats au travers de toute la ville, y ayant presse et contestation à qui s'acquitterait de cet office, auquel chacun souhaitait de participer dans l'espérance d'en recevoir une grande bénédiction ; Ainsi ayant été porté dans l'église des Saints Martyrs, et mis dans un même cercueil que le divin Aphraate, il repose avec ce généreux et triomphant athlète Julien, leurs corps ayant été réunis après leur mort ainsi que leurs esprits durant leur vie avaient avec un semblable courage soutenu tant de travaux dans la carrière de la piété.
L'admirable Hellade fut après lui Supérieur de son Monastère, et ayant exercé durant soixante ans une charge si laborieuse, il fut par la conduite de Dieu fait Evêque de Cilicie, sans qu'il quittât pour cela son ancienne manière de vivre ; mais ajouta au contraire à ses travaux précédents ceux auxquels cette nouvelle et si grande charge l'engageait ; Le bienheureux Romule qui avait été son disciple fut Supérieur après lui de ce grand nombre de Solitaires qui sont dans cette sainte maison, lesquels continuent encore maintenant dans leur première manière de vivre ; Il y a auprès de ce Monastère un bourg qui en langue syriaque est nommé Marate ; et en finissant cette narration je prie Dieu de me rendre participant des bénédictions de ces grands Saints.
SAINT ROMAIN
ANACHORETE.
Le grand Théodose étant donc né en Antioche il y retourna finir sa vie après avoir souffert tant de travaux sur la montagne de Roze. Et au contraire Romain cet homme admirable étant né et ayant été élevé à Roze, entreprit cette même vie si laborieuse à Antioche hors des murailles de la ville, ou pour mieux dire sur la montagne, où il établit sa demeure dans une cellule empruntée et fort petite, qu'il n'abandonna jamais, et dans laquelle il finit ses jours, quoiqu'il soit mort assez âgé, sans avoir jamais usé de feu ni allumé de lampe pour s'éclairer. Il n'avait pour toute nourriture que du pain, du sel et de l'eau pure, et ses cheveux, son habit et ses chaînes étaient toutes semblables à celles du grand Théodose ; Sa simplicité et sa modestie étaient si extrêmes, qu'elles jetaient comme des rayons qui faisaient reluire la Grâce de Dieu qui était en lui. (Isa.66) : « Car sur qui arrêterai-je mes yeux », dit le Seigneur, « sinon sur celui qui est doux, qui est paisible, et qui tremble en entendant mes paroles ? » Et Jésus-Christ ne disait-il pas aussi à ses disciples (Matt.11) : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vos âmes demeureront dans le repos et dans le calme ? » Et en un autre endroit (Matt.5) : « Bienheureux sont ceux qui ont l'esprit doux, puisqu'ils possèderont la terre. » Et entre tant d'excellentes et d'admirables qualités qu'avait Moïse, l'Ecriture ne nous apprend-t-elle pas, qui est celle de toutes qui le rendait le plus recommandable, en disant (Num.11) : « qu'il n'y avait point dans le monde un homme si doux que lui » ? Le Saint Esprit n'a-t-il pas rendu le même témoignage de David par ces paroles (Ps.131) : »Souvenez-vous Seigneur de David, et de son extrême douceur » ? Et ne voyons-nous pas qu'il est dit aussi du Patriarche Jacob (Gen.25) « que c'était un homme simple qui demeurait en paix dans sa maison » ?
Celui dont j'écris maintenant la vie était comme une sainte abeille, qui s'enrichissant de vertus par le suc qu'il tirait des fleurs de cette divine prairie, en a composé le miel de la véritable sagesse. Mais il n'a pas joui seul du fruit de ses longs travaux, dont la bénédiction, telle qu'une eau pure et agréable qui part d'une claire source, a découlé sur les autres, lorsqu'en parlant à ceux qui le venaient voir avec une voix douce et qui leur gagnait le cœur, il leur faisait diverses exhortations sur le sujet de l'amitié fraternelle, et de l'union et de la paix dans laquelle il faut vivre avec tout le monde. Et il s'en est rencontré plusieurs que son seul regard a portés à aimer les choses saintes. Car qui n'eût été ravi d'admiration en voyant ce Saint si affaibli par sa vieillesse être chargé volontairement de tant de chaînes, n'avoir pour tout vêtement qu'une tunique de poil de chèvre, et ne prendre de la nourriture qu'autant qu'il en fallait pour ne mourir pas ?
Mais outre ces extrêmes austérités, la grâce qui reluisait dans ses actions inspirait pour lui de l'admiration et du respect à tous ceux qui le voyaient. Car il a guéri de très grandes maladies : Il a obtenu de Dieu par ses prières des enfants à plusieurs femmes qui étaient stériles ; et au milieu de tant de grâces dont Dieu le favorisait, il disait qu'il n'était qu'un pauvre pécheur et qu'un misérable. Ainsi durant tout le temps qu'il a vécu, il a continuellement fait mille biens par sa présence et par ses discours, à ceux qui allaient le visiter, et après avoir quitté la terre pour prendre place dans le Ciel avec les Anges, il a laissé une mémoire de lui qui n'a pas été ensevelie avec son corps, mais qui toujours florissante et immortelle est capable de secourir ceux qui l'implorent : ce qui m'oblige à lui demander sa bénédiction auparavant que de continuer à rapporter selon mon pouvoir les actions de ces autres grands serviteurs de Dieu.
SAINT ZENON,
ANACHORETE.
CHAPITRE PREMIER.
Le Saint quitte la cour de l'empereur, et s'enferme dans un sépulcre sur la montagne d'Antioche. Ses extrêmes austérités.
L'admirable Saint Zénon a été connu de peu de personnes. Mais ceux qui ont eu ce bonheur demeurent d'accord qu'on ne saurait autant le louer qu'il le mérite. Il était de la province de Pont où ayant de grands biens il les quitta, et selon ce qu'il rapportait lui-même passa dans la Cappaddoce qui en est proche, pour être arrosé des eaux de la Grâce, que le grand Saint Basile répandait en abondance dans cette province, et qu'il versa sur son âme, laquelle porta ensuite des fruits dignes d'un arrosement si salutaire. Car aussitôt après la mort de l'empereur Valens, auprès duquel il avait charge, il renonça à son emploi, et passant de la cour dans l'un de ces sépulcres qui sont en si grand nombre sur la montagne d'Antioche, il y demeurait seul et s'occupait à purifier son âme, à dissiper les nuages qui en obscurcissaient la lumière, à contempler les grandeurs de Dieu, et à disposer son cœur pour se rendre digne de le recevoir, l'extrême désir qu'il avait de s'envoler dans le Ciel pour se reposer dans son sein lui faisant souhaiter avec ardeur d'avoir les ailes de cette sainte colombe dont il est parlé dans l'Ecriture. Etant dans de si excellentes dispositions il n'avait ni lit, ni lampe, ni feu,ni marmite, ni pot à huile, ni coffret, ni livre, ni quoiq que ce soit ; mais il portait seulement de vieux habits, et des souliers si usés qu'il n'y avait pas même de quoi les attacher, et recevait d'un de ses amis la nourriture dont il ne se pouvait passer, qui était un pain lequel lui durait deux jours. Quant à l'eau il l'allait puiser lui-même fort loin de là. Comme il en apportait un jour, quelqu'un considérant la peine que ce lui était, le pria de trouver bon qu'il l'en soulageât : à quoi il résista d'abord, disant qu'il ne pouvait se résoudre à boire de l'eau qu'un autre lui eût apportée. Enfin voyant qu'il insistait toujours il lui donna les deux cruches qu'il tenait en ses deux mains ; mais elles ne furent pas plus tôt arrivées à la porte du Saint que toute cette eau se répandit, et l'évènement ayant ainsi confirmé ce qu'il avait dit, il retourna en puiser à la fontaine.
CHAPITRE II.
De l'extrême humilité du Saint, dont l'Auteur même a été témoin. Dieu le préserve miraculeusement de la fureur des Barbares.
Je me souviens que lorsque le désir de le voir me fit monter la première fois à la montagne, il portait ainsi deux cruches d'eau en ses deux mains : et comme je lui demandai où demeurait l'admirable Zénon, il me répondit qu'il ne connaissait point de Solitaire qu'on nommât ainsi ; Cette réponse si modeste m'ayant fait juger que c'était lui-même, je le suivis, et étant entré je vis un lit fait avec du foin, et un autre avec des pierres accommodées de telle sorte qu'on pouvait se coucher dessus san se faire mal. Après m'^étre entretenu avec lui de plusieurs discours de piété, sur le sujet desquels je lui faisais des demandes et il éclaircissait mes doutes, lorsque l'heure de m'en retourner fut venue, je le priai de me donner sa bénédiction pour me servir de viatique à mon retour ; ce qu'il refusa en disant que c'était plutôt à lui à me demander la mienne, puisqu'il n'était qu'un simple particulier, et que j'étais du nombre des soldats enrôlés dans la milice de Jésus-Christ, (car j'étais alors Lecteur, et lisais au peuple l'Ecriture Sainte). Sur quoi lui ayant représenté que j'étais encore si jeune que la barbe ne faisait que commencer à me venir, et ayant fait serment de ne plus le voir s'il me contraignait d'en user ainsi, il se laissa enfin fléchir avec beaucoup de peine à ma prière, et offrit les siennes à Dieu ; mais avec de grandes excuses, et en protestant que la seule charité et l'obéissance le lui faisait faire. Or qui peut assez admirer et assez louer une si grande humilité dans un homme élevé à un si haut comble de perfection, qui était déjà fort âgé, et qui avait passé quarante ans entiers dans les plus âpres travaux de la vie Solitaire ? Néanmoins étant enrichi de tant de vertus il ne manquait point, comme s'il en eût été le plus dénué du monde, de se trouver les dimanches avec le peuple à la sainte église, où il entendait avec très grande attention la parole de Dieu de la bouche de ceux qui l'enseignaient ; et après avoir reçu la sainte communion il s'en retournait dans sa demeure ordinaire qui pouvait passer avec raison pour fort extraordinaire, puisqu'il n'y avait ni serrure ni clef, ni personne qui la gardât, d'autant qu'il était impossible que les plus grands larrons y pussent rien prendre, parce qu'il n'y avait quoi que ce fût que le lit dont j'ai parlé. Car quant aux livres il n'en avait jamais qu'un, qu'il empruntait et le rendait après l'avoir lu, et puis en empruntait un autre.
Mais encore qu'il n'y eût ni serrure, ni verrous, il ne laissait pas néanmoins d'être en sûreté, puisque la Grâce de Dieu le gardait, ainsi que l'expérience nous le fit clairement connaître. Car lorsqu'une troupe d'Isaures prirent de nuit le château qui était sur le haut de la montagne, et coururent le matin jusques au bas, où ils tuèrent cruellement plusieurs Solitaires tant hommes que femmes, ce divin homme qui leur voyait faire ce massacre répandit par ses prières des ténèbres sur leurs yeux, en sorte que passant devant sa porte ils ne l'aperçurent point ; et il assurait en prenant Dieu à témoin que par une Grâce manifeste et toute particulière à sa bonté, il avait vu trois jeunes hommes qui chassaient toute cette troupe.
CHAPITRE III.
De quelle sorte le Saint disposa de son bien et sa mort.
Or quoi que les choses que je viens de rapporter pussent assez faire juger quelle a été la vie de ce saint homme, et de quelle bénédiction elle était suivie, j'estime néanmoins nécessaire d'y ajouter encore ceci. Il souffrait avec une extrême peine que son bien n'eût point encore été vendu et distribué aux pauvres selon la loi de l'Evangile, dont la minorité de ses neveux était la cause. Car tout ce qu'il avait lui étant commun avec eux, il ne pouvait d'un côté se résoudre à retourner en son pays pour en faire le partage ; et il appréhendait de l'autre qu'en vendant sa part ceux qui l'achèteraient ne fissent de la peine à ses neveux, et qu'on n'en rejetât le blême sur lui. Ces considérations lui firent donc différer durant fort longtemps de vendre son bien. Mais enfin un de ses amis s'étant présenté pour l'acheter, il le lui vendit entièrement, puis en donna lui-même la plupart aux pauvres, et étant tombé malade avant que d'avoir pu distribuer le reste, il fit prier l'Evêque de le venir voir, qui était alors le grand et admirable Alexandre, la gloire de la religion, le modèle d'une parfaite vertu, et l'image vivante de la piété Chrétienne. Etant arrivé, il lui dit : »Je supplie votre sainteté de vouloir bien être le fidèle dispensateur de cet argent, en le distribuant selon la volonté de Dieu, et comme lui en devant rendre compte un jour à lui-même. J'en ai distribué de mes mains une partie le mieux que j'ai pu, et j'avais résolu de distribuer le reste de la même sorte. Mais puisque je suis prêt de quitter le monde je vous en établis le dispensateur, vous qui êtes Evêque et qui faites une vie digne d'un Evêque. » Ainsi il lui donna son argent comme à un divin trésorier, et n'ayant survécu que peu de temps, il acheva sa sainte carrière, en recevant non seulement des hommes, mais aussi des anges les justes louanges que ses éminentes vertus avaient méritées. Je le prie de vouloir intercéder pour moi envers Dieu ; et je vais passer à la vie d'un autre.
SAINT MACEDONIEN
ANACHORETE.
CHAPITRE I.
Des austérités et de la manière de vivre du Saint durant soixante-dix ans.
Macédonien, nommé Critophage à cause qu'il ne mangeait que de l'orge, a été connu de tous les Phéniciens, de tous les Syriens, de tous les Ciliciens et des peuples qui leur sont voisins ; partie d'entre eux ayant vu les miracles qu'il a faits, et les autres les ayant appris par le bruit qui s'en était répandu de tous côtés. Nul d'eux ne les sait tous néanmoins ; mais les uns en sachant une partie, les autres une autre, chacun admire seulement avec raison ce dont il a connaissance ; Quant à moi qui en sais plus que personne à cause des diverses considérations qui me portaient à l'aller voir et à l'admirer, je rapporterai le mieux qu'il me sera possible ce que j'en ai remarqué, et j'ai réservé à parler de lui en ce lieu-ci, et ensuite de plusieurs autres, non parce qu'il leur cédât en vertu, puisqu'il pouvait marcher de pair avec les premiers et les plus grands Saints, mais à cause qu'ayant vécu très longtemps, il est mort depuis ceux dont j'ai déjà écrit la vie.
Il choisit les sommets des montagnes pour servir de champ à ses combats ; et sans s'arrêter en un certain lieu il en changeait assez souvent, afin d'éviter l'abord de ceux qui venaient à lui en foule de tous côtés.Il passa quarante-cinq ans de la sorte, n'ayant ni cabane ni loge, mais demeurant dans une profonde grotte ; ce qui fut cause que les Syriens le nommèrent Guba qui signifie une fosse en leur langue ; Etant déjà vieil il se résolut sur l'instance qu'on lui en fit de bâtir une cabane, et se servit même ensuite à la prière de ses amis de quelques petites maisonnettes, qui n'étaient pas toutefois à lui, mais qu'on prêtait.Il passa ainsi vingt-cinq autres années : ce qui fait voir que les travaux qu'il a soutenus pour le service de Dieu ont duré soixante-dix ans.Il ne mangeait ni pain ni légume, mais seulement de l'orge qu'il trempait dans de l'eau après l'avoir écachée, et que ma mère durant un très long temps lui donnait toujours depuis qu'elle eut eu le bonheur de sa connaissance.Le Saint l'étant un jour venu voir dans une maladie qu'elle eut, lorsqu'il sut qu'on ne la pouvait faire résoudre de prendre de la nourriture telle que son mal le désirait ( car elle avait aussi embrassé la vie solitaire) il l'exhorta d'obéir aux médecins, et de considérer comme un remède cette nourriture dont elle userait seulement par nécessité, non pas par délicatesse. « Car moi-même », lui dit-il, « qui comme vous savez, n'ai durant quarante ans mangé que de l'orge, me trouvant hier malade, je priai mon compagnon d'aller chercher et de m'apporter un petit pain, ayant considéré en moi-même que si je me laissais mourir manque d'user de ce secours, le juste juge me demanderait compte de ma mort, comme ayant fui le combat et refusé de travailler pour son service, puisqu' ayant pu avec un peu de nourriture conserver ma vie, et continuer par mes travaux et par mes souffrances à acquérir des richesses spirituelles, j'aurais mieux aimé me laisser mourir de faim, que de prendre ce qui m'était nécessaire pour vivre. Etant touché de cette crainte je rejetai toutes les vaines subtilités qui se formaient au contraire dans mon esprit ; je dis que l'on demandât du pain pour moi ; je mangeai celui que l'on m'apporta, et je vous prie maintenant de m'en donner à l'avenir et non plus de l'orge. » Nous apprîmes par ces paroles sorties d'une bouche si véritable qu'il n'avait vécu que d'orge durant quarante ans ; et cela, avec ce que j'ai dit jusques ici, fait assez connaître son amour pour les travaux de la pénitence, et combien il était un parfait et admirable Solitaire.
CHAPITRE II.
De l'extrême simplicité, et de la sagesse du Saint.
Mais quant à la pureté de ses mœurs et à son extrême simplicité, j'en rapporterai d'autres preuves. Lorsque le grand Flavien après avoir été fait Evêque eut pris la conduite du saint troupeau des fidèles, et su quelle était la vertu de ce saint homme, il le fit venir du haut de la montagne sous prétexte de répondre à une accusation formée contre lui ; et durant la célébration du saint Sacrifice il l'ordonna Prêtre. La cérémonie étant achevée et Flavien lui ayant dit ce qui s'était passé, qu'il ignorait entièrement, il lui fit mille reproches et à tous ceux qui étaient présents, tant il fut touché de déplaisir dans la créance qu'il avait que cette charge l'obligerait à quitter sa chère montagne et le repos de son heureuse solitude, et ses amis n'eurent pas peu de peine à calmer alors son esprit.Le dimanche de la semaine suivante étant arrivé, Flavien le fit encore venir, et le pria d'assister à la cérémonie avec les autres. A quoi il répondit en s'adressant à l'Evêque et aux Prêtres : « N'êtes-vous donc pas contents de ce qui s'est déjà passé ? ET voudriez-vous encore de nouveau m'ordonner Prêtre ? » Ils lui répartirent que cela ne se pouvait, puisqu'on n'imposait jamais les mains qu'une seule fois. Mais il ne se rendit pas pour cela, jusques à ce qu'avec le temps ses amis le lui ayant dit et redit, ils le lui firent à la fin comprendre. Je sais que plusieurs blâmeront cela, mais j'ai estimé néanmoins qu'il méritait d'être rapporté pour faire voir jusques à quel point allait la simplicité de son esprit et la pureté de son âme, puisque c'est à de semblables personnes que Jésus-Christ a promis le Royaume du Ciel par ces paroles : « En vérité je vous dis que si vous ne vous convertissez et ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez point dans le Royaume du Ciel. »
Après avoir fait connaître en peu de mots les dispositions du Saint, je veux faire voir maintenant quelle était la confiance que sa vertu lui faisait avoir en Dieu. Un colonel étant venu chasser sur la montagne avec quantité de chiens et une fort grande suite, lorsqu'il aperçut de loin l'homme de Dieu et eut appris de ceux qui l'accompagnaient qui il était,il descendit de cheval, et après s'être approché de lui et l'avoir salué, lui demanda à quoi il passait sa vie. Le Saint lui ayant aussi demandé à son tour quel sujet l'avait amené sur cette montagne, et le colonel lui ayant répondu qu'il y était venu pour chasser, alors Macédonien lui dit : « Et moi je vais aussi à la chasse de mon Dieu ; j'ai passion de le voir ; je désire avec ardeur de le prendre ; et je ne me lasserai jamais d'une si excellente chasse. » Ces paroles touchèrent si fort ce colonel qu'il se retira en admirant ce saint homme.
CHAPITRE III.
Avec quel courage et quelle sagesse le Saint s'opposa à la colère de l'empereur Théodose qui voulait ruiner la ville d'Antioche.
Quelque temps après la ville d'Antioche ayant par le mouvement et par l'inspiration du démon porté sa fureur et sa rage contre les statues de Théodose et de l'impératrice sa femme, l'empereur envoya les deux principaux chefs de son armée pour porter à ces misérables citoyens l'arrêt et l'effet tout ensemble de leur entière ruine. Le Saint ayant su l'état déplorable où cette malheureuse ville était réduite, descendit de sa montagne pour aller à son secours. Lorsqu'il y fut arrivé, ayant rencontré dans la place publique ces deux généraux, il les arrêta ; et eux ayant su qui il était descendirent aussitôt de cheval pour le saluer, et lui baisèrent les mains et embrassèrent ses genoux. Alors, il leur dit de mander à l'empereur « qu'il se souvînt qu'il était homme aussi bien que ceux qui lui avaient fait cette offense ; et que puisqu'il doit y avoir de la proportion entre la nature de celui qui reçoit une injure et sa colère, il devait reconnaître que la sienne avait été excessive, quand elle l'avait porté pour venger l'outrage fait à ses images, de vouloir faire périr celles de Dieu, et faire mourir des corps vivants, parce qu'on avait abattu des statues de bronze ; au lieu desquelles il était très facile et on était prêt d'en refaire d'autres ; mais que quoi qu'il fût empereur, iln'était pas en son pouvoir de rendre la vie à ceux à qui il aurait fait donner la mort ; et non seulement de leur rendre la vie, mais de former l'un de leur cheveux. » Ces paroles qu'il proféra en langage syriaque leur ayant été expliquées en grec, ils en demeurèrent étonnés, et lui promirent de les rapporter à l'empereur. Or je crois que personne n'oserait nier que le Saint Esprit ne les lui ait inspirées ; Car autrement comment serait-il possible qu'un homme qui n'avait jamais étudié, qui avait été nourri dans les champs, qui passsait sa vie sur les sommets des montagnes, qui était dans une simplicité toute extraordinaire, et qui ne savait point l'Ecriture sainte, eût pu leur parler de la sorte ?
CHAPITRE IV.
Grands miracles faits par le Saint, et des grâces particulières dont Dieu le favorisait.
Après avoir donc fait voir quelle était la sagesse que l'esprit de Dieu avait répandue dans son âme, et qu'il avait cette ferme confiance en lui qui accompagne toujours les âmes justes ( car le juste, ainsi que dit l'Ecriture, est hardi comme un lion), je passerai à ses miracles. La femme d'un homme qui était assez à son aise, tomba dans une faim canine, que les uns attribuaient à une infirmité corporelle, et les autres à un effet du démon. Quoi qu'il en fût, cette maladie était telle que mangeant chaque jours trente poules, elle n'était pas rassasiée, mais demandait encore à manger. Ainsi se ruinant peu à peu, et ses proches en ayant compassion, ils eurent recours à l'homme de Dieu, lequel étant venu et ayant fait sa prière, se fit apporter de l'eau dans laquelle il mit la main et fit le signe de la croix, puis commanda à cette femme d'en boire, et la guérit aussitôt si parfaitement que de là en avant une aile ou une cuisse de poule suffisait chaque jour pour la nourrir.
Un homme dont la fille était possédée du démon étant allé trouver le Saint pour le supplier de la délivrer, il se mit aussitôt en prière et commanda au démon de sortir du corps de cette jeune fille. A quoi il répondit qu'il n'y était pas entré par lui-même, mais qu'il y avait été contraint par des charmes ; il nomma celui qui les avait faits, et dit qu'il y avait été poussé par l'amour qu'il portait à cette jeune fille. Le père entendant cela fut si transporté de colère que sans attendre la délivrance de la jeune fille il alla trouver le principal magistrat des provinces des environs, et accusa devant lui cet homme, e, lui représentant le crime qu'il avait commis. Celui-ci comparut en jugement, nia le fait, et soutint que c'était une pure calomnie. Alors le père qui ne pouvait alléguer d'autre témoin que le démon qui était complice e ce charme, supplia le juge e vouloir aller trouver l'homme de Dieu et de recevoir son témoignage. Ce que lui ayant répondu qu'il ne pouvait faire, à cause qu'il n'y avait nulle apparence de juger d'un procès dans la cellule d'un Solitaire, le père s'engagea à lui amener le Saint et étant couru le trouver, il obtint de lui, de lui faire cette grâce. Le magistrat le voyant arriver descendit de son tribunal pour devenir seulement spectateur, de juge qu'il était auparavant, et ce grand Macédonien usant du pouvoir que Dieu lui donnait fit la fonction de juge, et commanda au démon de renoncer à ses mensonges ordinaires pour déclarer au vrai comme toute cette affaire s'était passée. Alors une suprême nécessité l'y contraignant, il montra celui qui avait usé de ces charmes et nomma la servante qu'il avait employée pour faire prendre un breuvage à cette jeune fille. A quoi voulant ajouter le récit de plusieurs autres crimes que d'autres l'avaient aussi contraint de faire, comme de brûler des maisons, de faire mourir des chevaux, et d'autres méchancetés, l'homme de Dieu lui commanda de se taire, et de sortir à l'instant du corps de cette jeune fille et de la ville. A quoi obéissant comme à un maître qui avait un pouvoir absolu sur lui, il s'enfuit à l'heure même. Ainsi ce divin homme délivra cette pauvre jeune fille de la fureur dont elle était agitée, et sauva la vie à ce misérable qui avait causé son malheur. Car il empêcha le juge de le condamner, en lui représentant qu'il n'était pas juste selon Dieu de faire mourir celui qui n'avait été convaincu que par son moyen ; mais qu'il fallait le laisser vivre pour se pouvoir sauver en faisant pénitence de son péché.
Quoique les miracles que je viens d'écrire soient plus que suffisants pour faire connaître avec quelle abondance Dieu avait répandu ses grâces dans cette âme sainte, je veux néanmoins en rapporter d'autres. Une dame de condition et fort riche nommée Astrie, ayant depuis longtemps perdu l'esprit de telle sorte qu'elle ne reconnaissait plus personne, et ne voulait prendre de nourriture, ce que les uns attribuaient à un effet du démon, et les médecins à une maladie du cerveau, son mari nommé Aviodan, qui était un homme illustre par sa qualité et par sa charge, voyant qu'il ne fallait plus rien espérer de tous les remèdes humains, eut recours à ce grand serviteur de Dieu, et après lui avoir représenté l'état déplorable où sa femme était réduite, le conjura de la vouloir secourir. Le Saint se laissant fléchir à ses prières vint en sa maison, et après avoir prié Dieu avec une extrême ferveur, dit qu'on lui apportât de l'eau, sur laquelle il fit le signe de la croix, puis commanda d'en faire boire à cette dame. Sur quoi les médecins commencèrent à crier que cette eau froide augmenterait encore son mal. Mais Aviodan les ayant fait tous sortir, il la présenta à sa femme, qui ne l'eut pas plutôt bue qu'elle revint en son bon sens, et qu'étant entièrement guérie elle reconnut le Saint, lui demanda la main, la porta à ses yeux, la baisa, et eut toujours depuis l'esprit fort sain.
Lorsqu'il demeurait sur la montagne, un berger dont les brebis s'étaient égarées vint en les cherchant où il était, et il rapporta depuis que la nuit étant extrêmement obscure et la terre toute couverte de neige, il avait vu comme un grand feu allumé à l'entour du Saint, et deux hommes vêtus de blanc qui y jetaient du bois pour l'entretenir ; l'extrême joie avec laquelle il servait Dieu lui faisant ainsi éprouver les effets de son assistance.
Dieu l'avait aussi favorisé du don de Prophétie : et en voici une preuve. Un colonel excellent en piété ( car y a-t-il quelqu'un qui ignore la vertu de Lupicien?) lui étant venu dire un jour qu'il était en peine de plusieurs provisions qu'il faisait venir par mer de Constantinople, parce qu'il y avait cinquante jours que ceux qui les amenaient, s'étaient mis à la voile, sans que depuis il en eût appris aucune nouvelle, le Saint lui répondit sans hésiter : « L'un de vos vaisseaux a fait naufrage, et l'autre entrera demain dans le port de Séleucie. » Ce qui arriva en la même sorte qu'il l'avait dit.
CHAPITRE V.
Comment la naissance de l'Auteur fut un effet des prières du Saint.
Mais laissant à part tout le reste, je veux venir maintenant à ce qui me regarde en particulier. Ma mère ayant demeuré treize ans mariée sans pouvoir avoir des enfants, parce qu'elle était stérile, comme elle était nourrie dans la piété, elle supportait cela fort patiemment, croyant que Dieu le permettait ainsi pour son bien ; mais mon père au contraire en ressentait un tel déplaisir qu'il allait de tous côtés conjurer les serviteurs de Dieu de le prier de lui donner des enfants. Ce que les autres lui promirent de lui demander, et l'exhortaient en même temps de se soumettre à sa divine volonté. Mais cet homme admirable l'assura avec une confiance entière qu'il obtiendrait de Dieu qu'il lui donnerait un fils. Trois années s'étant passées sans que cette promesse s'accomplît, mon père retourna trouver le Saint pour lui en demander l'effet. Alors il lui ordonna de faire venir ma mère ; et quand elle fut arrivée il lui dit qu'il demanderait pour elle un fils à Dieu, et qu'il le lui donnerait, mais à condition qu'elle le lui rendrait en même temps en le consacrant à son service. A quoi lui ayant répondu qu'elle ne souhaitait autre chose que son Salut, et d'être délivrée des peines que méritaient ses péchés, il lui répartit : « Dieu qui fait ses libéralités avec tant de magnificence et de largesses, en vous accordant cela, vous donnera aussi un fils, parce que ses bienfaits surpassent toujours les désirs de ceux qui l'implorent du fond du cœur. » Ma mère s'en étant allée avec une promesse si favorable, elle devint enceinte quatre mois après, et retourna en cet état vers l'homme de Dieu pour lui faire voir l'effet de sa bénédiction et de sa prière. Le mois suivant étant tombée en péril d'accoucher avant terme, et ne pouvant aller vers son nouvel Elizée, elle envoya lui représenter qu'elle n'avait point désiré d'être mère, et le faire souvenir de ses promesses ; Le Saint voyant de loin venir cet homme, le reconnut, et lui dit quel était le sujet qui l'amenait. Car Dieu lui avait révélé la nuit sa maladie, et qu'elle en guérirait bientôt. Il prit ensuite son bâton et l'alla trouver. Lorsqu'il fut entré et que selon sa coutume il lui eut souhaité la paix, il lui dit : « Ma fille ne craignez point, mais prenez courage. Celui qui vous a fait un tel don ne le révoquera pas, si vous ne manquez la première à ce que vous lui avez promis. Or vous lui avez promis de lui rendre le fils qu'il vous donnera, en le consacrant à son service. » « Je ne souhaite point d'accoucher, » répondit ma mère, « à une autre condition que celle-là ; et j'aimerais mieux que l'enfant dont je suis grosse mourût avant sa naissance, que s'il était nourri et élevé d'une autre sorte. » « Buvez donc de cette eau, » lui dit alors ce saint homme, « et vous éprouverez le secours de Dieu. » Elle obéit, et fut guérie à l'heure même.
CHAPITRE VI.
Excellentes instructions que le Saint donnait à l'Auteur. Sa mort et ses funérailles.
Voilà quels ont été les miracles de notre Elizée. J'ai souvent joui du bonheur de sa bénédiction et de ses instructions, et il me disait pour m'exhorter à bien faire : « Mon fils vous êtes venu au monde par beaucoup de travaux ; et j'ai passé plusieurs nuits sans demander autre chose à Dieu sinon que ceux de qui vous tenez la vie portassent le nom que votre naissance leur a donné. Répondez donc par vos actions à tant de peines et à tant de grâces. Vous n'aviez pas encore vu le jour que votre mère vous avait consacré à Dieu. Or les choses qui lui sont offertes doivent être en révérence à tout le monde et séparées du commun des hommes. Ainsi vous devez fermer l'entrée de votre âme à tous les mouvements déréglés, et ne penser, ne dire et ne faire que ce qui est agréable à ce divin législateur de qui toutes les vertus procèdent. » Ce saint homme ne se lassait jamais de me parler de la sorte ; et ses paroles qui me sont demeurées gravées dans l'esprit m'ont appris l'obligation que j'avais à Dieu. Mais parce que mes actions n'ont pas répondu à des instructions si saintes, je le prie d'obtenir pour moi par ses prières le secours qui m'est nécessaire pour passer le reste de ma vie selon ses avis.
Toutes ces choses peuvent assez faire connaître quel était le Saint, et par quels travaux il a attiré sur lui la Grâce de Dieu, qui après sa mort a fait qu'on lui a rendu, même dès ce monde, les honneurs dont il était digne. Car non seulement les habitants d'Antioche, mais les étrangers et les principaux magistrats portèrent son cercueil sur leurs épaules dans l'illustre église des Martyrs, où ce saint corps si agréable aux yeux de Dieu fut mis avec ceux de ces divins hommes Aphraate et Théodose ; et sa gloire vivra à jamais sans que nul siècle puisse l'effacer de la mémoire des hommes. Quant à moi je confesse qu'en achevant cette narration elle répand une odeur agréable dans mon esprit.
SAINT MAYSIME.
Je n'ignore pas que plusieurs autres brillantes lumières de vertu et de piété ont éclaté dans la ville d'Antioche, tels que sont le grand Sévère, Pierre d'Egypte, Eutyque, Cyrille, Moïse, Marc et divers autres qui ont embrassé la même manière de vie. Mais si j'entreprenais d'écrire toutes les actions mémorables de ces grands hommes, outre que le temps me manquerait, je sais que les longs discours ennuient d'ordinaire les lecteurs. C'est pourquoi leur étant facile de juger par ceux dont j'ai déjà écrit la vie quelle a été celle des autres que je passe sous silence, ils ne laisseront pas de leur donner les louanges qu'ils méritent, et de s'efforcer en les imitant de profiter de l'exemple de leurs vertus. Ainsi je passerai dans les saintes prairies de Cyr, pour y considérer ces fleurs admirables dont l'odeur égale celle des plus excellents parfums, et j'en décrirai selon mon pouvoir la beauté et l'excellence.
Il n'y a pas encore longtemps qu'un nommé Maysime Syrien de nation, quoique toujours nourri à la campagne, excellait en toutes sortes de vertus. Il se rendit si recommandable par ses actions dans une vie privée et particulière qu'on lui donna la charge d'une église d'un certain bourg ; et il s'acquitta si dignement de ces fonctions sacrées, et prit un tel soin du troupeau qui était confié à sa conduite, qu'il ne disait et ne faisait rien qui ne fût conforme à la loi de Dieu. On assure qu'il fut très longtemps sans changer d'habit ni de manteau, se contentant 'y mettre es pièces lorsqu'ils étaient déchirés, et de se garantir ainsi du froid en sa vieillesse. Il avait une telle affection pour les étrangers et pour les pauvres qu'il n'y en avait un seul à qui sa porte ne fût ouverte ; et on dit qu'ils avait eux tonneaux, l'un de blé et l'autre d'huile, qui ne désemplissaient jamais, encore qu'il en donnât sans cesse à tous ceux qui en avaient besoin, jouissant en cela de la même Grâce que la veuve de Sarepta, parce qu'ainsi que ce maître absolu de toutes les créatures, qui répand ses faveurs et ses richesses sur tous ceux qui ont recours à son assistance, voulut pour récompenser la charité de cette sainte femme faire que l'huile ne tarît point ans sa cruche, il récompensa de même cet homme admirable de l'extrême plaisir qu'il prenait à faire du bien à son prochain.
Il reçut aussi de Dieu avec abondance le don de faire des miracles, dont je me contenterai d'en rapporter deux, afin de passer promptement aux autres Saints de qui j'ai encore à parler. Une femme illustre par sa naissance et par sa foi avait un fils encore fort jeune, lequel tomba si malade que les médecins voyant tous leurs remèdes inutiles assuraient qu'il était impossible de le guérir. Mais cette dame, à l'imitation de la Sunamite, concevant de meilleures espérances, vint dans une litière avec son fils vers ce divin homme, et par ses larmes et sa douleur implora son assistance. Le Saint prenant l'enfant entre ses bras le mit au pied de l'autel. Puis se prosternant en terre adressa sa prière au souverain médecin non seulement des corps, mais des âmes ; et ayant été exaucé à l'heure même il rendit cet enfant parfaitement guéri à sa mère : ce que j'ai appris d'elle-même, qui avait vu le miracle de ses propres yeux, et l'avait obtenu par sa foi.
On assure aussi que le Seigneur de ce bourg, nommé Lithoïs, qui était premier président de la ville d'Antioche et idolâtre, étant venu recevoir ce qui lui était dû par ses fermiers, et l'exigeant d 'eux avec beaucoup de rigueur, le Saint fit tout ce qu'il put pour le porter à en user plus humainement, et lui dit des choses excellentes sur le sujet de la douceur et de la charité que l'on doit avoir pour le prochain, sans pouvoir jamais le fléchir. Mais sa dureté ne demeura pas impunie. Car étant monté sur son chariot pour s'en aller, et commandant à son cocher e toucher, quoique ses mules fissent tous les efforts imaginables, elles ne purent jamais entraîner son chariot, dont il semblait que les roues fussent attachées avec des chaînes de fer, et grand nombre de paysans tachèrent aussi inutilement de les ébranler avec des lévriers. Sur quoi un des amis de Lithoïs qui était assis auprès de lui voyant cela, lui dit que c'était sans doute un effet de la prière que ce bon Prêtre avait faite, et qu'il le fallait apaiser. Alors Lithoîs descendit e son chariot pour se rendre suppliant enevers celui qu'il avait si fort méprisé ; et se jetant aux pieds et embrassant les genoux de cet homme si pauvrement vêtu, il le pria d'oublier le mécontentement qu'il avait de lui. Le Saint s'étant rendu à cette prière, et ayant aressé les siennes à Dieu, il rompit les invisibles liens qui arrêtaient ce chariot, lequel roula aussitôt à son ordinaire.
On raconte plusieurs autres choses semblables de lui, qui font connaître que l'on peut servir Dieu avec pureté dans les lieux qui sont habités, puisque ce Saint et ceux qui ont eu comme lui son amour gravé ans le cœur, ont pu au milieu même d'une grande multitude de peuple parvenir au comble des plus éminentes vertus. Et je souhaite d'arriver par l'assistance de leurs prières sur la plus basse partie de cette montagne, au sommet de laquelle il a plu à Dieu de les élever.
SAINT ACEPSIME,
ANACHORETE.
Un nommé Acepsime dont la réputation est répandue par tout l'Orient, vécut en ce même temps. Il s'enferma dans une petite maison, sans voir et sans parler à personne, et veillant continuellement sur soi-même il mettait toute sa consolation à s'entretenir avec Dieu, selon cette parole du Prophète : « Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il ne vous refusera rien de ce que vous lui demanderez. » Il recevait ce qu'on lui donnait pour vivre par un petit trou qui n'était pas percé tout droit, mais obliquement, afin qu'on ne pût voir à travers dans le lieu où il était, et cette nourriture n'était que des lentilles trempées dans de l'eau qu'on lui portait une fois en chaque semaine. Quant à l'eau il sortait la nuit pour en aller puiser dans une fontaine proche de là autant qu'il en avait besoin.
Un berger qui menait paître son troupeau l'ayant aperçu de loin dans l'obscurité, et croyant que c'était un loup, à cause que la quantité e chaînes dont il était chargé le faisait marcher à quatre pattes, il prit la fronde pour lui jeter une pierre ; mais ne l'ayant pu à cause que sa main demeura entièrement immobile jusques à ce que le Saint eût puisé de l'eau et fût retourné en sa cabane, il connut sa faute, et l'étant allé trouvé de grand matin, après lui avoir conté ce qui s'était passé, et lui avoir demandé pardon, il sut qu'il l'avait obtenu, non par aucune parole que lui dit le Saint, mais parce qu'il l'entendit remuer les mains.
Un autre poussé d'une mauvaise curiosité désirant de savoir à quoi le Saint employait tout son temps dans sa cabane, fut si hardi que d'oser monter sur un arbre qui en était proche ; mais il reçut bientôt le châtiment que son audace méritait : car il devint perclus de la moitié de son corps ; ce qui l'obligea d'aller confesser sa faute au Saint, et le supplier de le guérir. Alors ce serviteur de Dieu pour empêcher que d'autres par une semblable faute ne tombassent dans un semblable accident lui commanda de faire couper cet arbre, et l'assura que par ce moyen il recouvrerait sa santé : ce qui arriva ainsi qu'il l'avait prédit.
Voilà quels furent les travaux du Saint, et quelles furent les grâces dont celui pour l'amour duquel il les soutenait, le favorisa. Quand il fut sur le point de sortir de cette vie, il dit qu'il mourrait dans cinquante jours, et permit alors à tous ceux qui le désireraient de le venir voir. L'Evêque même y étant venu le pria fort de vouloir bien qu'il le fît Prêtre, en lui disant : « Je n'ignore pas, mon Père, quelle est l'éminence de votre vertu, et mon extrême misère. Mais c'est par l'autorité de la charge Episcopale, et non par mon indignité que je confère le Sacerdoce : Recevez-le donc, je vous prie, en ce qui en apparaît au-dehors par le ministère de mes mains, mais en effet par l'efficace de la Grâce du Saint Esprit. » Le Saint lui répondit : « N'ayant plus à vivre que peu de jours, je ferai ce qu'il vous plaira. Que si j'avais à demeurer encore dans le monde, je refuserais absolument de me charger du fardeau si pesant et si redoutable du Sacerdoce, et ne pouvant penser sans trembler au compte qu'il faut rendre à Dieu d'un tel dépôt. Mais puisque, comme j'ai déjà dit, je suis sur le point de tout quitter pour passer ans une autre vie, je vous obéirai très volontiers. Ainsi sans que personne l'y contraignît il se mit à genoux pour recevoir une grâce si importante, et l'Evêque lui imposa les mains afin qu'il fût rempli du Saint Esprit.
N'ayant survécu à cette action que peu de jours, il passa d'une vie pénible et laborieuse dans une vie exempte de toutes douleurs et qui n'est point sujette à la vieillesse. Tous les bourgs d'alentour contestant à qui emporterait son corps, il vint un homme qui termina leur différend en leur disant que le Saint l'avait obligé par serment de l'enterrer en ce lieu-là : ce qui montre que l'amour que les âmes saintes ont pour la simplicité s'étend même après leur mort ; et que comme elles n'ont jamais eu durant leur vie aucun sentiment de vanité, elles ne désirent point non plus d'être louées par les hommes lorsqu'elles ne sont plus au monde, toutes leurs affections ayant pour unique objet leur divin époux ; de même que ces honnêtes femmes qui ne veulent être aimées et estimées que de leurs maris, et méprisent les louanges de tous les autres : ce qui fait qu'encore qu'ils ne le désirent pas, cet époux tout-puissant les rehausse, les relève, et leur fait rendre les plus grands honneurs qu'on puisse recevoir parmi les hommes. Car voyant qu'en se consacrant entièrement à son service elles ne lui demandent que des biens célestes, sa libéralité qui s'étend au-delà de leurs désirs y en ajoute encore beaucoup d'autres suivant cette parole sortie de sa bouche (Luc12) : « Cherchez premièrement le Royaume de Dieu, et sa justice, et tout le reste vous sera encore donné. » Et en un autre endroit (Matth.19) : « Celui qui abandonnera pour l'amour de moi et pour l'amour de l'Evangile, son père, sa mère, ses frères, sa femme et ses enfants, recevra le centuple dès ce monde, et possédera en l'autre la vie éternelle. » C'est ainsi que parle celui qui est la vérité même, et les effets suivent ses paroles. Je le supplie que par les instructions que ces grands Saints nous ont données, tant par leurs discours que par leurs exemples, et par l'assistance de leurs prières, nous puissions arriver au but où nous aspirons, pour être couronnés avec eux ans le Ciel par Jésus-Christ notre Seigneur, auquel soit honneur et gloire aux siècles des siècles.
SAINT MARON,
ANACHORETE.
Je parlerai maintenant de Saint Maron, puisqu'il a aussi augmenté dans le Ciel le nombre des Saints. Ayant résolu de passer sa vie à découvert il se logea sur le haut d'une montagne, où il consacra à Dieu un temple autrefois dédié au démon, et y bâtit une petite cabane dont il se servait très rarement. Il ne se contentait pas de vivre dans les mêmes austérités que les autres ; mais il en inventait de nouvelles, pour amasser de plus en plus de saints trésors. Et celui pour l'amour duquel il supportait tant de peines, le récompensait par des grâces qui allaient encore au-delà de ses travaux. Il lui accorda dans une telle plénitude le don de guérir les maladies que, sa réputation s'étendant partout, on venait de tous côtés le trouver, et les effets faisaient voir que ce n'était pas sans raison qu'elle était si grande, puisque sa bénédiction comme une céleste rosée arrêtait le frisson, et faisait cesser la fièvre, chassait les démons, et guérissait toutes sortes de maux par un seul remède. Car au lieu que les médecins en ont divers selon les diverses sortes de maladies, les Saints n'emploient que la seule oraison pour les guérir toutes.
Mais celui dont je parle ne guérissait pas seulement les maladies corporelles ; il guérissait aussi celles de l'âme, en faisant cesser l'avarice de l'un, et la colère de l'autre, instruisant l'un dans les règles de la tempérance et donnant des préceptes à l'autre pour vivre selon la justice ; corrigeant l'incontinence de celui-ci, et réveillant la paresse de celui-là.
Par cette sainte agriculture il éleva plusieurs plantes dans la vertu, et fit pour l'offrir à Dieu cet admirable jardin que l'on voit maintenant dans la province de Cyr. Car ce Jacques si illustre et dont on peut dire avec tant de raison ces paroles du Prophète : « Le juste fleurira comme un palmier, et ne sera pas moins fertile que le cèdre du Liban », fut l'une de ces excellentes plantes, comme aussi tous ces autres ont avec la Grâce de Dieu je rapporterai particulièrement les actions. Saint Maron travaillant donc en cette sorte à ce bienheureux jardin, et guérissant tout ensemble comme j'ai dit les corps et les âmes, une maladie de peu de jours, qui fit connaître en même temps et la défaillance de sa nature et la vigueur de son esprit, termina sa vie.
Le désir d'avoir son corps fit naître une très grande dispute entre tous les habitants des environs. Mais ceux d'un bourg voisin qui était extrêmement peuplé étant venu en grand nombre chassèrent les autres, et emportèrent ce riche trésor, puis lui bâtirent une grande église, où ensuite des honneurs publics et solennels qu'ils lui rendirent, ils reçoivent encore aujourd'hui par son entremise des grâces très abondantes. Quant à moi j'espère nonobstant son absence de jouir aussi du fruit de sa bénédiction, puisque le souvenir continuel que j'ai de lui me tient lieu de son cercueil.
SAINT ABRAHAM
SOLITAIRE,
et depuis Evêque de Carre.
CHAPITRE PREMIER.
Le Saint quitte par charité sa solitude pour aller dans un bourg plein d'impiétés nommé Libane. Les habitants le veulent faire mourir.
Je ne dois pas passer sous silence le saint et admirable Abraham, sous prétexte qu'on le tira de sa solitude pour être l'un des ornements de la dignité pontificale, puisqu'au contraire il est d'autant plus digne de louange, en ce qu'ayant été contraint de changer de condition, non seulement il n'a pas diminué ses austérités, mais il a continuellement jusques à la mort joint les plus âpres travaux de la vie solitaire aux plus grands soins des fonctions e la vie épiscopale. Ce Saint fut aussi l'une de ces plantes que Cyr a produites : Car ce fut en ce pays qu'il naquit, qu'il fut élevé, et qu'il s'enrichit des trésors qui s'acquièrent dans la solitude ; Ceux qui ont demeuré avec lui assurent qu'il avait dompté son corps de telle sorte par les jeûnes, par les veilles, et par la station debout, qu'il demeura durant un très long temps sans pouvoir du tout marcher.
Dieu l'ayant délivré de cette incommodité, il résolut, afin e lui témoigner sa reconnaissance, de s'exposer au péril pour son service ; et ayant appris que l'impiété régnait dans un grand bourg nommé Libane, il prit des sacs avec quelques-uns de ses compagnons, et feignant d'être un marchand il s'y en alla comme pour acheter des noix, en quoi consiste le principal revenu de ce bourg où il en croît en très grande quantité. Il loua ensuite une maison dont il donna quelque chose à son hôte par avance, et après avoir demeuré trois ou quatre jours sans dire mot, il commença à chanter assez bas le divin office. Ce qu'on n'eut pas plutôt entendu que le crieur public ayant assemblé le peuple, on vit venir de tous côtés hommes et femmes qui bouchèrent toutes les portes de la maison, et puis jetèrent dedans par-dessus le toit une grande quantité de poudre. Mais lorsqu'ils virent qu'étant prêts d'être suffoqués, ils ne disaient une seule parole, ni ne pensaient à autre chose qu'à prier Dieu, ils cessèrent, sur les remontrances de quelques-uns d'entre eux, de continuer dans cette folie, et ayant ouvert les portes et les ayant retirés du milieu de cette poussière, ils leur commanèrent de sortir du bourg à l'instant même.
CHAPITRE II.
Le Saint par une rencontre qui arriva obligea de telle sorte ces habitants qu'ils le contraignirent d'être leur seigneur et leur pasteur. Et ainsi il fut fait Prêtre.
En ce même temps il arriva des sergents, qui pour faire payer à ces habitants ce qu'ils devaient de la taille en enchaînaient les uns et battaient les autres. Sur quoi ce divin homme oubliant la manière dont ils venaient de le traiter, et imitant Jésus-Christ son maître qui pria sur la croix pour ceux qui l'y avaient attaché, il pria ces sergents 'exécuter avec moins de rigueur leur commission. Lui ayant répondu qu'ils voulaient donc quelque caution, il s'offrit e l'être, et promit de leur payer cent écus peu de jours après. Ces habitants furent tellement surpris de voir une si extrême bonté dans un homme qu'ils avaient si cruellement traité, qu'après lui avoir demandé pardon ils le conjurèrent de vouloir être leur Seigneur ; car ce bourg n'en avait point, et ils en étaient tout ensemble et les habitants et les maîtres. Le Saint ayant emprunté cent écus dans la ville d'Emesse de quelques personnes qu'ils connaissait, il s'acquitta ponctuellement de sa promesse ; ce qui fit que ces habitants ne pouvant assez admirer une telle promptitude à les obliger, lui renouvelèrent avec encore plus 'affection qu'auparavant la prière qu'ils lui avaient faite, laquelle le Saint leur ayant accordée à condition qu'ils bâtiraient une église,ils s'offrirent de commencer sur l'heure même, et le menèrent dans tous les lieux circonvoisins pour résoudre celui que l'on prendrait, l'un en proposant un et l'autre un autre, le Saint choisit celui qu'il estima être le plus propre, et jeta les fondements de l'église qui fut couverte bientôt après. Quand elle fut achevée il leur dit de jeter les yeux sur un Prêtre. A quoi ils répondirent qu'ils n'en voulaient point d'autre que lui-même qu'ils élisaient tous, pour être ensemble et leur pasteur et leur père ; et ainsi il se trouva obligé de recevoir la grâce du sacerdoce.
CHAPITRE III.
Le Saint se retire dans sa solitude. Il est fait Evêque de Carre. Ses incroyables austérités et son admirable conduite.
Après avoir passé trois ans avec eux et les avoir très bien instruits en tout ce qui regarde la religion, il mit un de ses compagnons en sa place, et s'en retourna dans sa cellule. Mais parce que je serais trop long si je voulais raconter toutes ses actions par le menu, je me contenterai de dire qu'elles lui acquirent une telle représentation qu'il fut fait Evêque de Carre. C'était une ville plongée dans l'impiété, et qui adorait les démons avec une passion furieuse. Mais lorsque Dieu lui eut fait la grâce de lui donner le Saint comme un divin laboureur pour la cultiver, sa doctrine toute céleste ainsi qu'un feu dévorant consomma toutes ses épines, et les célestes semences qu'il y jeta la rendirent si féconde que Dieu en retire maintenant une moisson très abondante. Ce qu'il ne fit pas sans beaucoup de peines. Car imitant les bons médecins, il en prit d'incroyables pour rendre la santé à ces âmes, tantôt usant de remèdes doux par ses exhortations et ses prières ; tantôt se servant de plus violents par ses menaces et ses reproches, et quelquefois même étant contraint de porter dans leurs plaies le fer et le feu. Mais sa grande doctrine, ses extrêmes soins, et l'éclat de sa vertu y contribuaient aussi beaucoup, parce que toutes ces choses jointes ensemble faisaient une telle impression dans leurs esprits qu'ils écoutaient volontiers ce qu'il leur disait, et exécutaient avec joie ce qu'il leur ordonnait de faire. Car durat tout le temps qu'il fut Evêque il ne mangea point de pain, il ne but point d'eau, il ne se servit point de lit, il n'alluma point de feu. Il disait durant la nuit quarante psaumes, qui étaient entrecoupés par quatre-vingt oraisons, et après cela il fermait les paupières et dormait un peu. Or pour ce qui est du pain, Moïse a dit autrefois que l'homme ne vit pas u seul pain. Et Jésus-Christ s'est servi de cette même parole pour repousser l'une des tentations du démon. Mais quant à ce qui est de l'eau, nous ne voyons en nul endroit de l'Ecriture qu'on s'en soit passé. Et Elie même cet homme si extraordinaire but de l'eau qu'il puisa dans le torrent, et étant allé ensuite chez la veuve e Sarepta il demanda de l'eau et puis du vin. Mais durant tout le temps que le Saint e qui je parle fut Evêque, il ne mangea point du tout e pain, ni 'herbes cuites, ni ne but point d'eau, quoiqu'elle passe pour l'un des quatre éléments à cause du besoin que l'on en a : toute sa nourriture était de fruits durant l'automne, et les laitues, la chicorée et le persil étaient dans les autres temps son boire et son manger tout ensemble, après qu'il avait dit Vêpres ; faisant ainsi connaître qu'on peut se passer de boulangers et de cuisiniers. Mais quoiqu'il affaiblît son corps par de si grandes austérités, il ne se pouvait rien ajouter au soin nonpareil qu'il prenait des autres. Il faisait dormir tous les survenants dans de forts bons lits, et leur faisait donner d'excellent pain, d'excellent vin, du poisson, des légumes, et enfin tout ce qui était nécessaire pour les bien traiter. Il se trouvait même sur le midi à leur déjeuner: il leur servait à manger, il leur présentait à boire, et même les y conviait ; imitant aussi ce grand Patriarche de qui il portait le nom, qui servait en cette manière les étrangers sans néanmoins manger avec eux. Il employait les journées entières à accorder des différends ; persuadant aux uns de s'accommoder, et y contraignant les autres quand ils résistaient à la douceur avec laquelle il les y exhortait, sans souffrir jamais que l'insolence et l'opiniâtreté des méchants demeurât victorieuse de la justice. Car il protégeait de telle sorte ceux à qui l'on faisait tort, que non seulement il les en garantissait, mais il leur faisait remporter l'avantage sur ceux qui les voulaient opprimer, faisant en cela comme les excellents médecins, qui pour maintenir le corps dans un juste tempérament empêchent la trop grande abondance des humeurs.
CHAPITRE IV.
Des extrêmes honneurs que l'Empereur et les Impératrices rendirent au Saint durant sa vie, et après sa mort.
Sa réputation s'étendant de tous côtés, l'Empereur le voulut voir, et l'ayant envoyé quérir il l'embrassa avec une extrême affection, et témoigna faire plus e cas de cette méchante peau ont il était revêtu que de sa pourpre impériale. 'un autre côté les Impératrices lui baisaient les mains, lui embrassaient les genoux, et se recommandaient à ses prières, quoiqu'il n'entendît pas le grec ; tant la vertu est révérée de tous les hommes et des rois même. Ce qui est peu néanmoins en comparaison de la gloire que ceux qui en font profession reçoivent en l'autre vie, ont il ne faut point de meilleur preuve, outre tant d'autres, que le divin homme dont je parle. Car aussitôt qu'il fut mort et que l'Empereur le sut, il voulait d'abord que l'on mît son corps dans une église, et puis jugeant raisonnable de rendre cet admirable Pasteur à ses brebis, il assista le premier à ses funérailles ; les Impératrices allaient ensuite ; et puis tous les magistrats, les gens de guerre, et le reste. La ville d' Antioche et toutes les autres ne reçurent pas ce saint corps avec moins d'affection jusques à ce qu'il fût arrivé sur le bord du fleuve d'Euphrate, où les habitants des villes et de la campagne, les étrangers et les peuples des provinces voisines accouraient en foule, pour participer aux bénédictions qu'ils espéraient d'en recevoir, et plusieurs archers suivaient le lit de parade sur lequel était le Saint, pour empêcher ceux qui s'efforçaient par dévotion de prendre de ses habits. On voyait en même temps les uns chanter ses louanges, et les autres pleurer et se plaindre en l'appelant leur Père, leur protecteur et leur maître, leur Pasteur, leur appui et tout leur secours, et mêlant ainsi leurs larmes et leurs louanges ils mirent ce sacré corps dans la sépulture.
Quant à moi ce que j'admire le plus c'est qu'en changeant de condition il ne changea point de forme de vie ; mais au contraire, au lieu de diminuer ses austérités étant Evêque, il augmentait encore celle qu'il faisait étant Solitaire : ce qui m'oblige à lui donner rang dans leur histoire, afin de ne le point séparer de ceux qu'il a tant aimés durant sa vie ; et qu'ainsi il m'accorde plus volontiers la bénédiction que je lui demande.
SAINT EUSEBE
ANACHORETE.
J'ajouterai aussi à ces grands Saints l'admirable Eusèbe qui est mort il n'y a pas encore longtemps. Ayant beaucoup vécu, ses travaux ont égalé ses années, et sa vertu a égalé ses travaux, dont il a reçu des récompenses sans nombre, parce que la magnificence de celui pour lequel il les a soufferts surpasse infiniment toutes les peines que l'on prend pour son service. S'étant soumis au commencement à la conduite d'autrui il se laissait mener où ils voulaient, parce que c'étaient des hommes excellents, et qui marchaient à grands pas dans le chemin de la vertu ; mais après avoir demeuré quelque temps avec eux et qu'ils l'eurent pleinement instruit dans la science des Saints, il embrassa la vie solitaire.
Etant allé sur une montagne proche d'un bourg nommé Azique, il se contenta d'une petite cabane qu'il bâtit seulement à pierre sèche, et où il ne demeura que peu, ayant passé tout le reste de sa vie à découvert dans une grande souffrance. Il n'avait pour tout habit qu'une peau. Sa nourriture ordinaire était des pois chiches et des fèves trempées dans l'eau, et quelquefois il mangeait des figues pour tâcher par ce moyen à soulager la faiblesse de son corps. Lorsqu'il fut arrivé à une extrême vieillesse, quoiqu'il eût perdu plusieurs dents, il ne changea point de nourriture ni de demeure ; mais étant l'hiver transi de froid, et brûlé de chaud durant l'été il supportait courageusement, avec un visage couvert de rides et ayant toutes les parties du corps desséchées, cette diversité de saisons. Ces extrêmes travaux l'exténuèrent de telle sorte que sa ceinture ne pouvant plus tenir sur ses reins, il fut obligé de la coudre à sa tunique pour l'empêcher de tomber.
Il supportait avec peine d'être beaucoup visité, ne pouvant souffrir qu'on le divertît de la contemplation de ieu à laquelle il était sans cesse occupé ; et néanmoins dans cette forte application que lui donnait la violence de son amour, il ne laissait pas de permettre quelquefois à un petit nombre de ses amis d'ouvrir sa porte pour le venir voir ; et après leur avoir donné d'excellentes instructions tirées de l'Ecriture sainte il les renvoyait, et leur ordonnait de refermer sa porte avec e la terre comme elle l'était auparavant. Depuis ayant jugé plus à propos de ne recevoir personne dans sa cabane, il la boucha entièrement avec une grande pierre qu'il mit au-devant de sa porte, se réduisant à parler seulement à travers un trou à un très petit nombre de ses amis, sans que néanmoins ils le pussent voir ; et il recevait d'eux par ce même trou ce peu de nourriture qu'il prenait ; Enfin il ne fit plus la grâce qu'à moi seul à l'exclusion de tous les autres, de jouir du bonheur de son entretien, et d'entenre les paroles si agréables à Dieu et si pleines de consolation qui sortaient de sa bouche avec tant de grâce et tant de douceur. Quelquefois même quand je m'en voulais aller il me retenait encore très longtemps, en me parlant toujours des choses de Dieu d'une manière toute céleste.
Plusieurs venant de tous côtés pour lui demander sa bénédiction, le Saint ne pouvant supporter cette distraction et ce bruit, il passa sans considérer son grand âge ni son extrême faiblesse par-dessus cette cabane : ce qui n'aurait pas été facile même aux plus jeunes et aux plus robustes, et s'en alla dans la plus prochaine maison de solitaires, contre le coin du mur de laquelle il bâtit une autre cabane dans laquelle il co ntinua ses austérités accoutumées ; et le Supérieur de ce monastère qui était un homme comblé de toutes sortes de vertus, assurait qu'il avait passé tout le carême quoi que ce fût que quinze figues.
Après avoir supporté tant de travaux il mourut étant âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, et dans une faiblesse inconcevable ; mais son courage la surmontait, et son ardent amour pour Dieu lui rendait tout facile et tout supportable. Ainsi tout trempé de sueur il arriva à la fin de sa carrière, ayant toujours les yeux arrêtés sur celui à qui il avait consacré sa vie, et dans le désir et l'espérance de recevoir de sa main des couronnes éternelles. Or comme je ne doute point qu'il ne soit plus vivant que jamais et que l'accès que sa vertu lui donnait auprès de Dieu ne soit encore augmenté, je le prie de me continuer la charité qu'il avait pour moi lorsqu'il était dans le monde.
SAINT SALAMAN
ANACHORETE.
Puisqu'il faudrait être ennemi de la vertu pour ensevelir dans le silence la vie de l'admirable Salaman, et refuser de la faire connaître à ceux qui désirent de l'apprendre, je la rapporterai en peu de mots. Il naquit dans un bourg nommé Capersane, qui est sur le bord de l'Euphrate du côté de l'Occident, et ayant résolu de passer sa vie dans la retraite, il s'enferma dans une petite maisonnette d'un autre bourg qui est de l'autre côté de l'eau, dont il boucha toutes les fenêtres et toutes les portes, et il recevait à une seule fois par un trou qu'il faisait sous terre de quoi se nourrir toute l'année, sans parler jamais à qui que ce fût ; ce qu'il continua durant très longtemps.
L'Evêque de la ville dont ce bourg dépend sachant quelle était sa vertu, résolut de le faire Prêtre, et étant entré dans sa petite maison par une ouverture qu'il y fit faire, il lui parla assez longtemps des grâces dont Dieu le favorisait. Mais ne pouvant tirer un seul mot de lui il se retira et fit reboucher cette ouverture.
Quelque temps après les habitants du bourg où il était né ayant de nuit passé le fleuve percèrent sa maisonnette, et l'ayant enlevé sans qu'il témoignât ni s'y opposer ni y consentir, ils le menèrent dans leur bourg, où dès le lendemain matin ils lui bâtirent un logement semblable au sien et l'y enfermèrent, ce saint homme demeurant toujours dans le silence sans dire une seule parole à qui que ce fût. A quelques jours de là les habitants du bourg où il demeurait auparavant vinrent aussi de nuit, rompirent la maison ; et le remenèrent dans leur bourg sans qu'il fît non plus aucune résistance ni aucun effort pour demeurer, ni sans témoigner aussi de vouloir bien s'en aller, tant il paraissait véritablement être mort au monde ; et pouvait dire avec l'Apôtre : « Je suis attaché à la Croix avec Jésus-Christ. Je vis : non pas moi, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi ; et ce que je vis maintenant dans ce corps mortel, c'est par la foi que j'ai au Fils de dieu qui m'a aimé jusques à donner pour moi sa propre vie. » Voilà quel fut ce grand Saint. Car ce peu de paroles suffisent pour faire connaître quel il a été durant tout le cours de sa vie, et après avoir reçu sa bénédiction j'écrirai celle d'un autre.
SAINT MARIS
ANACHORETE.
Il y a un bourg parmi nous nommé Omère où le divin Maris ayant fait une petite maisonnette il s'y enferma et y demeura vingt-sept ans. Elle était si humide à cause du voisinage de la montagne, qu'on y voyait l'eau dégoutter de tous côtés : ce qui est extrêmement malsain, comme les habitants de ce bourg et ceux même de la campagne ne le savent que trop par les maladies qu'ils en souffrent ; mais une telle incommodité ne fut pas capable de persuader au Saint de changer cette demeure qu'il n'abandonna jamais jusques à la mort. Il avait aussi passé toute sa vie précédente dans les exercices de la vertu, et conservé son corps et son âme chastes : comme il me l'avoua lui-même en me disant que son corps était aussi pur que quand il était venu au monde.Lorsqu'il était jeune ayant la voix excellente il avait chanté en plusieurs des solennités publiques qu'on faisait en l'honneur des saints Martyrs, et ravi le peuple par son chant. Sa voix s'était conservée très longtemps fort nette ; et il était très beau de visage, sans que ni la beauté de sa voix, ni celle de son visage, ni la fréquentation du monde diminuassent rien de la beauté de son âme, dont il ne prenait pas moins de soin qu'auraient fait les Solitaires dont il imitait dès lors la vie. Mais depuis qu'il fut reclus, sa vertu s'augmenta encore par l'accroissement de ses travaux. J'ai eu très souvent le bonheur de le voir.Car il me commandait d'ouvrir sa porte qui était bouchée ; et m'embrassant quand j'étais entré, il m'entretenait fort à loisir sur des sujets de piété. Sa simplicité était extrême:Il avait aversion pour les humeurs malicieuses et dissimulées, et il estimait beaucoup plus la pauvreté que les plus grandes richesses. Quoiqu'il fût âgé de quatre-vingt dix ans il n'avait pour tout habit qu'une peau de chèvre, et ne soutenait sa vie qu'avec un peu de pain et de sel.
Y ayant fort longtemps qu'il souhaitait de voir célébrer le saint sacrifice, il me pria de vouloir dire la liturgie dans sa cellule : ce que je lui accordai très volontiers, et ainsi ayant envoyé quérir dans l'église qui n'était pas loin de là les vases sacrés, et me servant au lieu d'autel des mains des Diacres, j'offris le divin et salutaire sacrifice, durant lequel ce saint homme était rempli d'une telle joie spirituelle qu'il s'imaginait être dans le Ciel, et disait depuis n'avoir jamais eu toute sa vie une telle consolation, ni été comblé d'un contentement semblable.
Or comment aurais-je pu d'un côté, sans me rendre indigne de l'extrême affection qu'il me portait, ne lui point donner après sa mort les louanges qu'il a méritées ? Et comment aurais-je pu de l'autre, sans manquer à la charité que je dois à mon prochain, ne point proposer les rares et excellentes vertus de ce Saint, pour servir d'exemple et de modèle à ceux qui voudront les imiter ? Je finis après avoir imploré maintenant , comme je faisais autrefois, l'assistance de ses prières.
SAINT JACQUES.
CHAPITRE PREMIER.
Avant-propos sur cette vie. Et des merveilleux travaux du Saint.
Après avoir dit en peu de mots quels ont été les combats de ces généreux athlètes dont la vertu est maintenant couronnée, après avoir rapporté quels ont été leurs travaux et leurs sueurs dans les exercices de la pénitence, et après avoir écrit les illustres et éclatantes victoires qu'ils ont remportées, je viens maintenant à ceux qui étant encore au monde combattent avec tant de courage, qu'ils s'efforcent de surmonter pr leurs travaux ceux qui les ont précédés ; et j'écrirai aussi leurs vies, pour ne pas priver la postérité des avantages qu'elle peut tirer du récit de leurs grandes actions. Car comme l'admirable manière de vivre des grands Saints du temps passé a extrêmement servi à ceux qui les ont suivis, je ne doute point que l'exemple des Saints dont je vais écrire la vie n'apporte une très grande utilité à ceux qui viendront après nous.
Je commencerai par le célèbre et illustre Jacques, puisqu'il précède en temps, et surpasse par ses travaux ceux qui à son imitation font des choses si extraordinaires et si merveilleuses. Or je ne sais par quelle rencontre il est arrivé qu'entre tous ceux, tant des morts que des vivants dont j'écris les vies, les deux premiers dont j'ai parlé se trouvent porter le nom de Jacques Car alors que j'ai écrit la vie de ceux qui ne sont plus maintenant au monde, j'ai commencé par le divin Jacques, qui par ses prières empêcha les Perses de pouvoir prendre une ville qu'ils avaient réduite à n'avoir plus de murailles, et mit leur armée en fuite en envoyant contre eux une armée de mouches et de moucherons. Et ainsi il est bien raisonnable que cet autre Jacques qui menant une vie semblable à la sienne, s'est rendu digne des mêmes honneurs,marche aussi à la tête de ces généreux soldats de Jésus-Christ qui vivent et qui combattent encore, non parce qu'il porte le même nom, mais parce qu'il imite ses actions, et sert d'un parfait exemple de vertu à tous les autres.
Ayant été instruit dans une doctrine toute céleste par ce saint et excellent homme Maron qui l'affectionnait extrêmement, il surpassa même son maître, par la grandeur de ses austérités et de ses travaux. Car si le premier n'eut pour maison que la masure d'un temple autrefois consacré aux démons, et pour habit que des peaux de chèvre qui le garantissaient de la pluie et de la neige, celui-ci renonçant à toutes ces choses, n'ayant ni maison, ni toit, ni cabane, n'a pour couverture que le ciel ; et étant continuellement exposé à toutes les diverses injures de l'air, tantôt il est tout trempé par la pluie, tantôt tout transi par la neige et par la gelée, et tantôt tout brûlé et tout rôti par les cuisants rayons du soleil : ce qu'il supporte avec un si extrême courage, que comme s'il soutenait tous ces travaux dans un autre corps que le sien, il s'efforce de surmonter la faiblesse de la nature par la force de son esprit, et bien qu'environné d'une chair mortelle et passible, il agit comme s'il était impassible, et s'efforce, quoique chargé du poids de son corps, de vivre comme s'il n'avait point de corps, s'écriant avec Saint Paul : « Encore que nous soyons dans un corps charnel et terrestre, nous ne combattons pas selon les mouvements de la chair. Car nos armes ne sont pas charnelles ; mais Dieu les rend fortes et puissantes pour renverser toutes les oppositions qu'elles rencontrent, dissiper tous les desseins de ses ennemis, abaisser tout ce qui s'élève contre son ordre et sa volonté, et réduire tous les esprits sous 'obéissance de Jésus-Christ. »
Ce saint homme pour soutenir tant de combats qui sont au-dessus de la nature, s'y prépara par des travaux moindres et plus supportables. Car s'étant enfermé d'abord dans une petite maison pour fuir le bruit et le tumulte du monde, il arrêta toutes ses pensées à la contemplation de Dieu seul, pour tâcher d'acquérir par ce moyen une parfaite vertu ; et quand il sentit que son âme était affermie dans le bien par de si saints exercices, alors ne craignant plus d'entreprendre de plus grands combats, il s'en alla sur la montagne qui est éloignée de trente stades de la ville, et la rendit par sa vertu aussi révérée et aussi célèbre qu'elle était auparavant et inconnue et stérile. Car elle est aujourd'hui en telle bénédiction que plusieurs viennent continuellement de tous côtés en prendre et en emporter de la terre, pour en tirer du secours dans leurs besoins.
CHAPITRE II.
De l'incroyable patience du Saint dans une maladie qu'il eut.
Le Saint passant sa vie en cette sorte, et n'ayant, comme j'ai dit, ni cabane, ni toit, ni mur, ni seulement une haie pour se couvrir, est si continuellement exposé aux survenants, que rien n'empêche de le voir, soit qu'il prie ou qu'il se repose, qu'il soit debout ou qu'il soit assis, qu'il soit sain ou qu'il soit malade. Ainsi il combat sans cesse en présence de ceux qui viennent vers lui, et se contraint à cause d'eux dans les choses même où les besoins de la nature font qu'il est si difficile de se contredire, et en quoi toutefois, non seulement un homme qui est arrivé comme lui à une si haute perfection, mais les personnes qui ont été tant soit peu honnêtement élevées, ne sauraient se résoudre de ne se contraindre point lorsqu'on les regarde. Ce que je ne dis pas pour l'avoir ouï dire, mais commel'ayant vu de mes propres yeux. Car il y a maintenant quatorze ans qu'étant tombé dans une grande maladie, elle fit en lui les impressions de douleur que ne pouvait pas ne point ressentir un homme sujet à la mort. C'était au plus fort de l'été ; et n'y ayant pas alors le moindre nuage ni le moindre vent, les rayons du soleil étaient si brûlants que l'air en était comme enflamé. La maladie du Saint était un débordement de bile qui en se portant en bas et lui piquant les intestins faisait tous ses efforts pour sortir. Je reconnus en cette rencontre son incroyable patience. Car les habitants de divers bourgs d'alentour le croyant prêt à mourir, et étant venus de tous côtés pour enlever le corps de ce vaillant soldat de Jésus-Christ, qui était demeuré victorieux en tant de combats, son esprit se trouva diversement agité, la nature le pressant d'un côté de lui donner un soulagement qu'il ne pouvait lui refuser sans lui faire une extrême violence, et la présence de tant de gens le contraignant de l'autre de se retenir et de demeurer comme il était. M'en étant aperçu je dis tout ce que je pus à ce peuple pour l'obliger de se retirer ; et mes raisons étant inutilez, je le leur commandai avec menaces, puis les y obligeai même par la crainte de l'excommunication ; et enfin je fis avec une extrême peine que sur le soir ils s'en allèrent. Mais ce divin homme ne se laissant pas même après leur départ vaincre aux sentiments de la nature, il continua de souffrir un si grand mal jusques à ce que la nuit toute noire étant venue il n'en restât plus un seul.
Le lendemain je revins le voir, et ayant remarqué que la chaleur qui était extrême, entretenait et augmenatit encore celle de la fièvre, je lui dis que ne pouvant supporter l'ardeur des rayons du soleil à cause que j'avais mal à la tête, je le suppliais de me procurer un peu d'ombre : ce qu'il fit en faisant enfoncer trois roseaux en terre et mettre deux peaux par-dessus. Mais m'ayant dit ensuite de me mettre à l'ombre dessous ce petit couvert, je lui répondis : « Je devrais avoir grande honte, mon Père ! Étant jeune et fort comme je suis, de recevoir ce soulagement tandis que dans le besoin que vous en avez étant travaillé d'une fièvre si violente, vous demeureriez exposé à ce grand soleil. C'est pourquoi si vous désirez que je sois à l'ombre prenez-en s'il vous plaît votre part en vous mettant aussi à couvert, puisque cette extrême chaleur ne me permet pas de demeurer où vous êtes, et que je ne veux point du tout vous quitter. » Le Saint préférant ma considération à la sienne s'accorda à mon désir, et lorsque nous eûmes reçu ensemble quelque soulagement de cette ombre, je lui dis que ne pouvant souffrir sans en ressentir de la douleur à la cuisse d'être toujours en cette position j'avais besoin de me coucher contre terre ; m'ayant prié de le faire, je lui répondis encore que je ne pouvais me résoudre d'être couché lorsqu'il ne le serait pas ; et qu'ainsi s''il désirait de me donner ce soulagement il fallait qu'il se couchât aussi, afin que je ne rougisse pas d'être seul à le recevoir. Ayant surpris et comme trompé à ses paroles son incroyable patience dans les douleur, je lui procurai ce peu de repos. Lorsque nous fûmes tous deux couchés par terre, je commençai à l'entretenir de choses agréables pour réjouir un peu son esprit ; et ayant mis ma main sous sa robe pour tâcher d'adoucir sa douleur en lui frottant un peu le dos, j'aperçus de grosses chaînes de fer à l'entour de ses reins, et de son cou ; et il y avait un anneau à cette dernière d'où partaient quatre autres chaînes, qui en descendant en bas, deux par devant et deux par derrière, se croisaient en sorte qu'elles représentaient la figure d'un X sur le dos et sur l'estomac, et d'autres chaînes qu'il avait depuis les poignets jusques aux coudes faisaient aussi sur ses bras la même figure. Le voyant accablé d'un si grand poids, je le priai de vouloir donner quelque soulagement à son corps, qui ne pouvait supporter tout ensemble et cette charge volontaire et une maladie non volontaire. « Mon père », lui disais-je, « la fièvre fait maintenant le même effet que ces chaînes:ôtez-les donc, je vous supplie, pour les reprendre quand elle sera passée. » Ce saint homme ne put non plus en cela qu'au reste résister à l'instance que je lui faisais, n'y ayant point de charmes plus doux que les prières d'un ami. Et ayant reçu ce soulagement il guérit peu de jours après.
CHAPITRE III.
D'une autre très grande maladie du Saint et de son extrême humilité.
A quelque temps de là il tomba dans une autre maladie beaucoup plus grande ; et sur la créance qu'il n'en relèverait pas, quantité de paysans des environs accoururent pour enlever son corps ; Mais tous les soldats et les habitants de la ville étant venus en rames et tirant quantité de traits, non pas pour tuer ces paysans, mais seulement pour leur faire peur ; et les ayant ainsi chassés, ils mirent sur un lit ce glorieux soldat de Jésus-Christ, qui n'avait plus de connaissance, et n'avait pas même senti quand ces paysans lui avaient arraché les cheveux. Ainsi ils le portèrent dans la ville, et le mirent dans un Monastère proche de l'église. J'étais alors à Berrée où un homme vint me rapporter ce qui se passait et me dit que ce grand serviteur de Dieu était mort. Je partis à l'heure même, et ayant marché toute la nuit je me rendis auprès de lui au point du jour, et le trouvai sans parole et sans connaissance. Mais aussitôt que je l'eus salué et lui eus dit qu'Acace, qu'il aimait tant, se recommandait à lui, il ouvrit les yeux, et me demanda comment je me portais, et quand j'étais arrivé : à quoi lui ayant répondu, ses yeux se refermèrent comme auparavant. Trois jours après il demanda où il était, et l'ayant su il en témoigna un grand déplaisir, et pria que sans différer on le reportât sur la montagne : ce que je commandai aussitôt de faire, voulant lui obéir en toutes choses.
Or voici une petite rencontre qui arriva, dans laquelle je connus combien ce grand personnage pour qui j'ai tant de révérence était éloigné de toute sorte de vanité ; Lui ayant présenté le lendemain un verre de tisane froide, d'autant qu'il était impossible de le faire résoudre à rien prendre qui eût passé par le feu, et ne le voulant pas boire, je lui dis : « Mon Père, ne refusez pas, je vous prie, cette grâce à tout ce que nous sommes ici, et qui croyons que votre santé ne nous et pas moins importante que la nôtre propre, d'autant que vous ne nous servez pas seulement par votre exemple, mais vous nous assistez et nous procurez des faveurs de Dieu par vos prières. Que si cela vous donne peine comme vous étant extraordinaire, souffrez cette peine s'il vous plaît, mon Père, et croyez qu'en la souffrant vous ne témoignerez pas moins votre vertu, puisqu'ainsi qu'étant en santé, lorsque vous désiriez de manger vous vous faisiez violence en ne mangeant pas, vous vous en ferez maintenant en prenant ce que vous n'avez nul désir de prendre. » Comme je lui parlais de la sorte, Policrone, qui était un homme fort saint, se trouvant présent, il joignit ses prières aux miennes : et quoi que ce fût au matin et que souvent il ne mangeât qu'au bout de sept jours, il lui dit qu'il était prêt de prendre devant lui autant de tisane qu'on lui en présentait. Ainsi ne pouvant résister à de si instantes conjurations il but ce verre de tisane en fermant les yeux, comme nous les fermons d'ordinaire en prenant des choses amères et désagréables. Nous lui persuadâmes aussi de laver ses pieds, qui avaient par leur extrême faiblesse perdu l'usage de marcher.
Mais j'estime beaucoup plus important de faire connaître quelle était la solidité de sa vertu. Un serviteur voulant couvrir d'un panier le verre qui était auprès de lui, le Saint lui demanda pourquoi il le couvrait ainsi : A quoi ayant répondu que c'était pour empêcher que ceux qui le viendraient visiter ne le vissent, il lui dit : « Mon fils, gardez-vous bien de cacher aux hommes ce qui est connu de Dieu Créateur de toutes choses, puisque ne voulant vivre que pour lui seul j'ai renoncé à toute la gloire du monde. Car quel avantage recevrais-je que ceux qui viennent ici crussent mes austérités plus grandes que Dieu ne voit qu'elles sont, puisque c'est lui et non pas eux, qui récompense les travaux qu'on entreprend pour son service ? » Qui peut assez admirer ces paroles et l'esprit avec lequel il les proférait, lequel était si élevé au-dessus de toutes les louanges humaines ?
CHAPITRE IV.
De l'incroyable patience du Saint dans les travaux. Il ressuscite un enfant, et fait plusieurs autres miracles.
Quant à son extrême patience dans les travaux, il serait inutile d'en parler, puisque les yeux de tous ceux qui le voient en sont témoins. Car il arrive souvent que lorsqu'il est couché par terre et qu'il prie Dieu, la neige tombant durant trois jours et trois nuits de suite le couvre de telle sorte qu'on ne voit quoi que ce soit de ses habits, jusques à ce que les habitants des lieux voisins l'ôtent avec des bêches et des hoyaux, et le retirent ainsi de là.
Ces travaux si extraordinaires lui font recevoir de Dieu les grâces qu'il accorde à ceux qui souffrent pour son amour. Car sa bénédiction a plusieurs fois fait cesser entièrement le frisson, guéri la fièvre, délivré plusieurs possédés, et rendu de l'eau pure le plus grand de tous les remèdes. Qui ne sait qu'un enfant dont le père et la mère demeurent encore dans le faubourg de la ville, a été ressuscité par ses prières ? Ces personnes ayant eu plusieurs autres enfants qui étaient tous morts fort jeunes, lorsque celui-ci naquit, le père courut vers l'homme de Dieu pour le conjurer de lui prolonger la vie par ses prières, avec promesse que cela étant il le consacrerait à Dieu. L'enfant étant mort à l'âge de quatre ans, et son père qui était absent étant revenu comme on le portait en terre, i l le retira du cercueil en disant : « Puisque j'ai promis de consacrer mon fils à Dieu, je veux pour m'acquitter de ma parole le porter tout mort qu'il est à son serviteur, afin de le lui offrir en la manière que je le puis. » Ce qu'il exécuta aussitôt, en le portant aux pieds du Saint à qui il tint le même langage. Ce divin homme mit l'enfant devant lui, et se prosternant en terre il adressa a prière à celui qui est le maître de la vie et de la mort. Sur le soir l'enfant commença à parler et à appeler son père : ce qui ayant fait connaître au Saint que Dieu l'avait exaucé et lui avait rendu la vie, il se leva et après avoir adoré ce souverain arbitre de toutes choses qui ne refuse rien à ceux qui ont sa crainte gravée dan le cœur, il finit son oraison et rendit l'enfant à son père. Je les ai vus l'un et l'autre, et ayant appris de la propre bouche du père comment ce miracle s'était passé, j'ai cru qu'il était utile de raconter comme j'ai fait à plusieurs, une action si apostolique.
CHAPITRE V.
Révélations qu'avait le Saint ; et de l'assistance que l'Auteur reçut par ses prières pour purger son diocèse de l'hérésie de Marcion.
J'ai souvent reçu aussi de grandes assistances du Saint, dont j'en rapporterai ici quelques-unes, puisqu'il y aurait à mon avis de l'ingratitude à taire les obligations que je lui ai. Le détestable Marcion ayant jeté de tous côtés dans mon diocèse les semences de sa malheureuse impiété, je m'efforçais de tout mon pouvoir de les arracher, et employais pour cela tous les efforts, et me servais de tous les moyens qui me pouvaient venir en l'esprit. Mais selon les paroles de David, ceux pour le Salut desquels je travaillais avec tant de soin, (Ps.108) « au lieu de m'en savoir gré, médisaient de moi, me rendaient le mal pour le bien, et payaient de haine mon affection. » Ils employaient même les charmes de la magie, et appelaient les plus méchants des démons à leur secours, pour me combattre et pour me faire la guerre invisiblement. L'un de ces esprits de ténèbres me dit un jour en langage syriaque : « De quoi t'avises-tu donc de combattre contre Marcion ? Pourquoi lui fais-tu la guerre ? Quel déplaisir t'a-t-il jamais fait ? Cesse de le persécuter. Cesse d'avoir pour lui de la haine ; ou l'expérience te fera connaître l'aavantage qu'il y a de se savoir tenir en repos. Car je veux bien que tu saches qu'il y a longtemps que je t'eusse mis en pièces sans une troupe de Martyrs, et sans Jacques que j'ai vu qui te gardaient. » J'entendis distinctement ces paroles, et ayant demandé à un de mes amis qui dormait auprès de moi s'il les avait aussi entendues, il me répondit : « Je n'en ai pas perdu un seul mot, et j'avais grande envie de me lever pour remarquer et pour reconnaître qui était celui qui parlait ainsi ; mais croyant que vous dormiez, je ne l'ai osé, de crainte de vous éveiller. » Nous nous levâmes tous deux ensuite, et ayant regardé de tous côtés nous n'entendîmes remuer ni parler personne. Or nous ne fûmes pas les seuls qui ouîmes ces paroles : tous les serviteurs qui étaient dans la chambre les entendirent, et je compris après y avoir pensé, que ce que le démon avait dit d'une troupe de Martyrs était à cause d'un petit vase pendu à mon lit dans lequel il y avait de l'huile qui avait été bénie par plusieurs Martyrs, et que ce qu'il avait ajouté de ce grand serviteur de Dieu Jacques, était à cause d'un vieux manteau qui venait de lui lequel était sous ma tête, et me tenait lieu d'un rempart et d'une défense invincible.
Un peu après ayant résolu d'aller dans le plus grand de tous les bourgs infectés de cette hérésie, et plusieurs difficultés m'empêchant de le pouvoir faire, j'envoyai vers mon Isaïe pour obtenir par son moyen le secours et l'assistance de Dieu. Sur quoi il me répondit : « Ne craignez rien. Dieu m'a fait voir cette nuit, non pas par un songe vain, mais par une vision claire et véritable, que tous ces obstacles se dissiperont comme des toiles d'araignées. Car lorsque je commençais à chanter des psaumes, j'ai aperçu du côté où ces bourgs sont situés un serpent qui paraissait être tout de feu, lequel était porté au milieu de l'air, de l'Occident vers l'Orient. Après avoir dit trois psaumes je revis le même serpent plié en lui-même en forme de cercle, sa tête touchant à sa queue, et ayant dit encore huit psaumes je le vis coupé en deux morceaux, et puis réduit en fumée. » Voilà quelle fut la prédiction du Saint, dont nous vîmes aussitôt l'effet. Car le matin, ceux qui étant alors du parti de Marcion, comme ils sont maintenant de celui de la vérité, suivaient ce malheureux serpent qui est la cause de tant de maux, vinrent contre nous l'épée nue à la main du côté de l'Occident. Environ la troisième heure du jour ils se mirent tous en rond et en forme de cercle, comme pour penser à leur propre sûreté, de même que le serpent avait fait pour cacher sa tête ; et la huitième heure du jour étant venue ils se dispersèrent tous deçà et delà, et nous laissèrent ainsi toute libre l'entrée de ce bourg, où nous trouvâmes un serpent d'airain qu'ils adoraient, parce qu'ayant déclaré une guerre ouverte au Créateur de l'Univers, ils révéraient avec un culte sacrilège ce détestable serpent comme étant son ennemi.
Mais puisque mon discours m'a porté à parler des divines révélations qu'avait ce grand Saint, je veux aussi raconter une chose que j'ai apprise de sa bouche si véritable, et qu'il m'a dite, non par un mouvement de vanité, car son âme toute céleste était très éloignée d'un tel défaut,mais y ayant été contraint contre son gré par l'occasion que je vais dire. Dans la violente douleur que je ressentais de ce que les erreurs du détestable Marcion se répandaient de plus en plus, l'ayant conjuré un jour de prier Dieu de purger de cette ivraie et de toute autre semence des hérétiques le champ qu'il avait plu à sa Providence de commettre à mes soins pour le cultiver, il me répondit : « Vous n'avez besoin pour ce sujet ni de mon intercession ni de celle d'aucun autre, puisque le grand Saint Jean, cette voix du Verbe éternel, ce précurseur de Jésus-Christ fait sans cesse cette prière pour vous à Dieu. » Sur quoi lui ayant réparti que j'avais une grande confiance en son intercession, comme aussi en celle des autres Saints Apôtres et des Prophètes dont on nous avait rapporté depuis peu les précieuses reliques, il me dit : « Vous avez pour intercesseur Saint Jean Baptiste. » Cette confirmation de ces premières paroles ne m'ayant point fermé la bouche, mais lui renouvelant ma première instance avec encore plus d'ardeur, et désirant de savoir pourquoi il me parlait plutôt de ce Saint que de nul autre. « Je souhaiterais extrêmement », me dit-il, « d'embrasser les saintes reliques. » A quoi lui ayant répondu que je ne les lui apporterais point s'il ne me promettait de me dire ce qu'il avait vu, il me le promit ; et je les lui apportai le lendemain. Après que nous eûmes fait retirer tous ceux qui étaient présents, il me raconta à moi seul : « Lors », dit-il, « que vous reçûtes si solennellement avec tout votre Clergé ces protecteurs de votre ville qui venaient de Phénicie et de Palestine, il se forma quelque doute dans mon esprit si ces Reliques étaient véritablement du grand Saint Jean, ou de quelque autre Martyr qui portât le même nom. Le lendemain m'étant levé la nuit pour chanter des hymnes, je vis un homme vêtu de blanc qui me dit : « Mon frère Jacques, pourquoi n'êtes-vous donc pas venu au devant de nous ? » Lui ayant ensuite demandé qui il était, et quels étaient ces autres dont il me parlait, il me répondit : « Nous sommes ceux qui sommes venus ces jours-ci de Phénicie et de Palestine ; et je m'étonne que l'Evêque, le peuple, les bourgeois et les habitants de la campagne nous ayant tous reçus avec tant de joie, vous avez été le seul qui n'avez point voulu prendre de part aux honneurs qu'ils nous ont rendus », voulant marquer par là le doute dans lequel j'étais entré. Sur quoi je lui répondis : « En votre absence, et en celle de tous les autres Saints j'adore mon Dieu. » Le lendemain il m'apparut encore à la même heure et me dit : « Mon frère Jacques, voyez-vous ici celui dont le vêtement est blanc comme de la neige, et qui est debout auprès d'une fournaise ardente ? » A ces paroles je tournai les yeux de son côté, et jugeai que c'était Saint Jean Baptiste, parce qu'il était vêtu comme l'Ecriture nous le représente, et qu'il étendait la main comme s'il eût voulu baptiser. Alors il me dit : « Je suis celui que vous vous imaginez. » « Et quand vous allâtes, » continua ce grand serviteur de Dieu Jacques, « dans le principal de ces bourgs pour châtier ces séditieux, et que vous me mandâtes de prier Dieu avec plus de ferveur que jamais, ayant passé toute la nuit en oraison j'entendis une voix qui me dit : « Jacques, ne craignez rien. Car le grand Saint Jean Baptiste n'a point cessé durant toute cette nuit de prier pour ce sujet le Créateur de l'Univers ; et sans son intercession qui arrêta tous les efforts du démon et réprima son audace, il y aurait eu un très grand carnage. » Le Saint m'ayant raconté ceci me pria fort de n'en point parler. Mais parce qu'il est avantageux qu'on le sache, non seulement je n'ai point fait de scrupule de le dire à plusieurs personnes, mais je n'en fais point aussi de l'écrire.
Il me dit aussi que le Patriarche Joseph lui était apparu avec une barbe et des cheveux blancs, et ayant dans sa vieillesse le visage tout éclatant de splendeur et de lumière ; et que sur ce qu'il lui avait dit qu'il croyait qu'il était le plus grand de tous les Saints dont les Reliques étaient enfermées dans un même cercueil, il lui avait répondu qu'il était le moindre.
CHAPITRE VI.
Des divers assauts que le Saint soutient contre les démons.
Il me raconta aussi les divers assauts que les démons lui avaient livrés. « Car lors », disait-il, « que je m'engageai dans cette sorte de vie, le diable m'apparut tout nu sous la figure d'un Ethiopien qui jetait le feu par les yeux. Etant épouvanté de le voir je me mis à prier Dieu, et je ne pouvais manger, parce que toutes les fois que je voulais prendre de la nourriture il se présentait à moi. Dix jours s'étant passés de la sorte, enfin m'étant résolu de mépriser cette importune persécution, je m'assis et commençai à manger : ce que ne pouvant souffrir il me menaçait de me frapper avec un bâton. Sur quoi je lui dis : « Si le souverain maître de l'Univers te le permet, frappe et je recevrai ces coups avec joie comme venant de sa main. Mais s'il ne te le permet pas, il ne sera pas en ton pouvoir de me frapper quand tu l'entreprendrais mille et mille fois avec toute la rage dont tu es capable. » Il s'enfuit à ces paroles, sans cesser néanmoins de tâcher en secret à témoigner sa fureur.
Car prenant un visage semblable au mien, et allant au-devant de celui qui m'apportait deux fois la semaine de l'eau d'une source qui était au bas de la montagne, il la prenait d'entre ses mains, et après l'avoir renvoyé il la répandait ; ce qu'ayant fait deux et trois fois tout de suite il me réduisit à souffrir une telle soif, que n'en pouvant quasi plus je demandai à celui qui avait accoutumé de m'apporter de l'eau d'où venait que depuis quinze jours il ne m'en avait point apporté. M 'ayant répondu qu'il m'en avait apporté trois ou quatre fois, et qu'il me l'avait mise entre les mains, je lui demandai en quel lieu : Il me le montra. Alors je lui dis : Quand vous me verriez mille fois en ce lieu-là, ne me donnez point la cruche qu'en celui-ci. »
Ainsi cette tromperie du Diable étant découverte, il s'avisa d'un autre moyen, qui fut de me crier la nuit à haute voix : « Je te donnerai une si mauvaise réputation, et te ferai passer pour un homme si perdu, que personne ne voudra plus te regarder. » Je lui répondis : « Tu me feras donc un grand bien contre ton gré, et je t'en aurai de l'obligation, d'autant que par ce moyen mon âme s'occupera davantage en Dieu, puisqu' ayant alors tout mon temps à moi, je ne ferai plus autre chose que de contempler sans cesse ses divines et éternelles beautés. »
Peu de jours après, lorsque je disais à midi mon office je vis descendre deux femmes de la montagne : ce qui m'ayant surpris et troublé d'abord comme m'étant une chose fort extraordinaire, je me préparais à leur jeter des pierres. Mais me souvenant de ce que m'avait dit le démon, je jugeai que c'était là cette infamie dont il m'avait menacé, ce qui me fit crier tout haut : « Quand elles se mettraient sur mes épaules je ne leur jetterai point de pierres, ni ne les chasserai point, et n'emploierai contre elles pour toutes armes que laprière. » Cette illusion finit en même temps que mesparoles ; et ces femmes sévanouirent.
Une autre fois comme j'étais la nuit en prières, j'entendis le bruit d'un chariot,la voix d'un cocher, et le hennissement de quelques chevaux : ce qui me surprit et me troubla encore d'abord, sachant que le gouverneur de la ville était absent, et que le chemin et la saison n'étaient pas propres pour faire aller des chariots.J'entendis ensuite le bruit comme d'une grande multitude de gens qui s'approchaient, et des archers qui marchaient devant, et qui criaient de faire place au gouverneur ; Quand ils furent plus près de moi, ayant reconnu que c'était un artifice du démon, je lui dis : « Qui es(tu ? D'oùviens-tu ? Et qui t'amène ici à cette heure ? Jusques à quand malheureux esprit useras-tu de tant de tromperies et d'illusions, et continueras-tu de mépriser la patience de Dieu ? « Je joignis l'oraison à ces paroles, ayant le visage tourné vers l'Orient ; et alors il mepoussa,mais ilne put me porter par terre, d'autant que la Grâce de Dieu me soutint. Puis tous ces fantômes s'évanouirent.
CHAPITRE VII.
De l'extrême modestie du Saint.
Je pourrais raconter quantité de choses semblables de ce grand serviteur de Dieu, lesquelles je passerai sous silence, de crainte que leur si grand nombre ne donnât sujet à plusieurs de n'y point ajouter de foi. Car encore que ceux qui voient ce divin homme ne trouvent rien d'incroyable de ce qu'on rapporte de lui, à cause de la connaissance qu'ils ont de son extrême vertu, néanmoins d'autant que ce que j'écris doit passer dans les siècles à venir et que les oreilles sont plus difficiles à persuader que les yeux, je veux proportionner mes paroles à la faiblesse de ceux qui liront ceci.
On fit bâtir à ce saint homme dans le bourg le plus proche de sa montagne une très grande chapelle ; et moi de mon côté je lui fis faire un tombeau dans l'église des glorieux Apôtres. Ce qu'ayant su,il me conjura diverses fois qu'il fût enterré sur la montagne. A quoi je lui répondais qu'ayant si fort méprisé tout ce qui regardait cette vie, il ne devait point se mettre en peine de sa sépulture. Enfin voyant qu'il le désirait avec tant de passion je ne pus lui résister davantage, et fis porter sur la montagne le tombeau que j'avais fait faire dans l'église, et le fis environner d'une petite chapelle à cause que les pierres se gâtaient à l'air. Quand le Saint la vit couverte, il me dit : « Je ne souffrirai jamais qu'on appelle ceci le tombeau de Jacques. Mais je désire qu'il porte le nom de la chapelle des saints et victorieux Martyrs, et que l'on me mette auprès d'eux dans un autre cercueil come un pauvre à qui ilsfont la grâce de le recevoir chez eux. » Ce qu'ilne dit pas seulement, mais il l'exécuta en effet. Car ayant rassemblé de tous côtés des reliques de plusieurs Prophètes, de plusieurs Apôtres et de très grand nombre de Martyrs, il les mit dans le tombeau que j'avais fait faire, s'estimant heureux d'avoir quelque place dans le lieu où se trouvaient tat de Saints, pour ressusciter et jouir un jour avec eux de la présence de Deu. Or quelle plus grande preuve pouvait-il donner de son extrême modestie et de sa profonde humilité, qu'après avoir acquis tant de richesses spirituelles, de résister ainsi comme s'il en eût été entièrement dépourvu, de demeurer en la compagnie de tous ces grands Saints si comblés des richesses et des trésors de la Grâce ?
CHAPITRE VIII.
De la peine qu'avait le Saint d'être interrompu dans ses oraisons ; et conclusion de ce discours.
Je crois que ce que j'ai dit jusques ici peut assez faire connaître quels ont été les travaux de ce grand Saint pour qui j'ai tant de respect, quels ont été les combats qu'il a soutenus, quelles ont été les graces que Dieu lui a faites, quelles ont été les victoires qu'il a remportées, et quelles ont été ses couronnes. Mais d'autant qu'il se trouve des personnes qui l'accusent d'être tropaustère et d'aimer trop l'hésychia et la solitude, je veux auparavant que de finir dire quelque chose sur ce sujet.
Il est, comme je l'ai déjà rapporté, exposé à la vue de tout le monde, sans être environné d'aucun mur, ni couvert d'aucune cabane ni d'aucun toit. Ainsi rien n'empêchant qu'on ne l'aborde, tous ceux qui le viennent voir peuvent lui parler au même moment qu'ils arrivent. Les autres Anachorètes ne font pas de même. Car ils ont des murs qui les couvrent, et des portes qui n'ouvrent que quand bon leur semble. Ils demeurent dans l'hésychia autant qu'il leur plaît, et s'occupent autant qu'ils veulent à la contemplation de Dieu. Ici il n'y a rien de semblable ; et c'est pourquoi ce saint homme souffre avec si grande peine ceux qui viennent l'interrompre dans ses oraisons. Que s'ils se retirent aussitôt qu'il les en prie, il se remet à prier comme auparavant ; Mais si après les y avoir exhortés diverses fois ils continuent de le troubler, c'est alors que le déplaisir qu'il en ressent fait qu'il leur en témoigne son mécontentement et les renvoie. Je me suis entretenu sur ce sujet avec lui ; et lui disant que plusieurs avaient été forts fâchés d' avoir été contraints de se retirer ainsi sans recevoir sa bénédiction, et qu'il me semblait qu'après avoir fait un si long chemin par le seul désir de le voir, il eût été bon de ne les point renvoyer tristes, mais au contraire pleins de joie, afin qu'ils en pussent donner à ceux à qui ils raconteraient ses actions et sa sainte manière de vie, il me répondit : « Ce n'a pas été pour l'amour des autres, mais pour l'amour de moi-mê e et de mon propre Salut que je suis venu sur cette montagne, parce qu'étant tout couvert des plaies que les péchés ont faites dans mon âme j'ai besoin de puissants remèdes, et de prier beaucoup notre seigneur de me vouloir faire la grâce de les guérir. Quelle apparence y aurait-il donc que j'interrompisse mon oraison pour entretenir les hommes, puisque sije servais un maître qui ne serait qu'un homme aussi bien que moi, et que l'heure de son dîner étant venue, au lieu de porter ses plats sur la table, je m'amusasse àparler avec quelqu'un de mes compagnons, quel châtiment ne recevrais-je point avec justice ? Ou bien si allant trouver le magistrat pour me plaindre de quelque injure qu'on m'aurait faite, et qu'étant au milieu de mon discours je le quittasse pour parler à quelqu'un, croyez-vous qu'il le souffrît, et que non seulement il ne me refusât pas l'assistance que je lui demanderais, mais qu'il ne me fît pas maltraiter et jeter hors de son parquet ? Puis donc qu'un serviteur doit vivre avec un si grand respect envers son maître, et un client envers son juge, quelle apparence y aurait-il qu'au lieu de les imiter en cela quand je m'approche de Dieu, qui est le maître éternel et souverain, le très juste juge et le monarque de tout l'univers, j'interrompisse ma prière pour parler à ceux qui ne sont que serviteurs comme moi, et m'engageasse avec eux à de grands discours ? » Voilà ce que me dit le Saint, et que j'ai redit à ceux qui faisaient ces plaintes. En quoi certes il me semble qu'il avait très grande raison, puisqu'outre celles qu'il m'allégua, on sait que c'est le propre des amants de mépriser tout le reste, pour ne penser qu'à la personne qu'ils aiment, et qui n'est pas seulement toujours présente à leur esprit durant le jour, mais qu'ils voient aussi en songe durant la nuit ; et je crois que c'est ce qui lui fait tant de peine lorsqu'on l'empêche de jouir de l'agréable contemplation de cette souveraine et éternelle beauté qui est l'unique objet de son amour.
La crainte d'ennuyer les lecteurs si j'étais trop long m'a fait écrire le plus brièvement que j'ai pu les actions de ce grand serviteur de Dieu. Que s'il survit à ce discours, il y en ajoutera encore sans doute qui ne seront pas moins éclatantes que les premiers et que d'autres écriront. Car quant à moi tout mon désir es de passer à une autre vie. Je prie celui qui donne de la force et du courage à ceux qui s'engagent pour son amour dans la carrière de la vertu de faire que les derniers travaux de ce Saint répondent aux précédents, afin qu'achevant sa course ainsi qu'il l'a commencée il remporte enfin le prix que l'on donne aux victorieux, et fortifie de telle sorte notre faiblesse par l'assistance de ses prières que nous puissions réparer toutes nos pertes, et être couronnés de la main de Dieu au sortir de cette vie.
SAINT THALASSE,
ET
SAINT LYMNE'E,
ANACHORETES.
Il y a un bourg proche de nous nommé Tilime qui avait reçu autrefois les malheureuses semences de l'impiété de Marcion ; et qui n'a plus maintenant de sentiments qui ne soient conformes à l'Evangile. Il y a près de là du côté du Midi une petite colline qui n'est ni trop rude ni trop douce, sur laquelle l'admirable Thalasse a bâti une cellule. C'est un homme orné de plusieurs grandes vertus, et qui excelle principalement sur tous les autres de son temps en simplicité et en modestie : ce que je ne sais pas seulement du rapport d'autrui, mais par ma propre expérience ; Car je l'ai vu diverses fois et ai joui de son agréable conversation. Il eut pour disciple Lymnée dont le nom est en la bouche de tout le monde, tant il est maintenant célèbre. Il entra fort jeune dans cette sainte carrière ; et est arrivé par les instructions de ce grand serviteur de Dieu dans le plus haut point de perfection qui se puisse rencontrer en un solitaire . Ce bienheureux vieillard sachant combien de fautes notre langue, par sa légèreté, est capable de nous faire faire, la première chose qu'il lui ordonna fut de demeurer dans le silence ; ce qu'il observa si religieusement durant un long temps qu'il ne disait une seule parole à qui que ce fût.
Après avoir été formé de la sorte par ce saint homme, et avoir gravé dans son âme une image de sa vertu, il alla en même temps que le divin Jacques trouver l'admirable Maron dont j'ai ci-devant écrit la vie ; et ayant encore extrêmement profité dans une si sainte école, et se trouvant poussé du désir de passer aussi sa vie à découvert, il choisit pour cela l'autre sommet de la montagne qui est au-dessus d'un bourg nommé Targale, où il est encore présentement, sans avoir ni cabane, ni toit, ni cellule, mais seulement un petit mur de pierre sèche dont la porte est toujours bouchée avec de la terre, sans l'ouvrir jamais à personne qu'à moi seul : ce qui fait que quand on sait que je le vais voir on s'assemble de divers endroits pour me suivre, afin d'y entrer avec moi. Dans les autres temps il parle par une petite fenêtre à ceux qui le viennent visiter, et leur donne sa bénédiction, qui rend la santé à plusieurs d'entre eux. Car en invoquant le nom de notre Sauveur il guérit les malades, chasse les démons, et fait les mêmes miracles que faisaient autrefois les Apôtres.
Mais il ne guérit pas seulement les autres, il se guérit aussi souvent lui-même, comme il arriva un jour dans une grande colique qu'il eut. Ceux qui ont souffert ce mal ou l'ont vu souffrir à d'autres savent combien les douleurs en sont violentes ; Ils se tournent et retournent de tous côtés comme s'ils étaient furieux ; ils étendent et retirent leurs pieds en même temps ; ils s'assient, ils se lèvent, ils se promènent, et entrent dans le bain pour tâcher par toutes sortes de moyens de trouver quelque soulagement à leur douleur. Mais qu'est-ilbesoin de m'étendre davantage sur une chose qui est connue de tout le monde ? Ce saint homme combattant donc contre un si grand mal et souffrant de si extrêmes douleurs, il n'eut point recours à l'assistance des médecins ; il n'usa d'aucun remède ni d'aucune nourriture que de celle qui lui était ordinaire, et ne se mit point dans le lit ; mais étant couché par terre sur une planche il se fit une médecine de l'oraison et du signe de la croix, et apaisa ses douleurs en chantant des cantiques à la louange de Dieu.
Une autre fois comme il se promenait la nuit, ayant marché sur une vipère qui dormait, elle lui mordit la plante du pied : ce qui l'ayant obligé d'y porter la main elle la lui mordit aussi, et n'épargna pas non plus sa main gauche qui avait voulu secourir sa droite. Après que ce venimeux animal eut ainsi assouvi sa rage et lui eut fait plus de dix blessures, il se retira dans son trou, et le laissa dans des douleurs épouvantables. Mais il ne voulut non plus dans cette rencontre que dans les autres avoir recours à la médecine, et n'employa point d'autres remèdes pour guérir ses plaies que ceux de la foi, savoir la prière, le signe de la croix et l'invocation du nom du Seigneur. Sur quoi j'estime que Dieu ne permit à cette vipère d'exercer ainsi sa fureur contre un corps si saint que pour faire connaître à tout le monde quelle était la patience de son serviteur, puisque nous voyons qu'il a tenu la même conduite sur le bienheureux Job, lequel il a souffert être agité par tant de flots et tant de tempêtes, afin que personne ne pût ignorer jusques à quel point allait la vertu de ce saint homme, qui par la confiance qu'il avait en Dieu empêchait son âme de succomber sous la violence de tant de maux dont elle était attaquée de tous côtés, de même qu'un sage pilote tenant en main le gouvernail d'un vaisseau l'empêche de faire naufrage. Car comment aurait-on pu connaître le courage de l'un, et la patience de l'autre, si Dieu n'avait donné pouvoir à ce mortel ennemi de la piété de faire contre eux tous les efforts dont sa méchanceté est capable ?
Ce que je viens de dire pouvant suffire pour faire voir quelle a été la constance de ce grand personnage dans ses travaux, je veux maintenant parler de sa charité. Ayant rassemblé plusieurs aveugles et plusieurs pauvres il fit deux logements pour les retirer, l'un du côté du soleil levant, et l'autre du côté du soleil couchant, où les ayant établis il leur ordonna de louer Dieu, et pourvut à leur nourriture en exhortant ceux qui le venaient voir d'en prendre soin. Quant à lui, il demeurait reclus au milieu de ces deux logements, d'où il incitait les uns et les autres à chanter les louanges de Dieu, comme ils font sans cesse, ainsi que tous ceux qui y vont peuvent l'entendre, tant l'humanité de ce Saint envers son prochain est grande et continuelle. L'illustre Saint Jacques et lui commencèrent en même temps à entreprendre de passer leur vie sans avoir autre couverture que le ciel ; et il y a trente-huit ans qu'ils combattent de la sorte pour le service de Dieu.
SAINT JEAN,
SAINT MOISE,
SAINT ANTIOQUE, ET SAINT ANTONIN,
ANACHORETES.
Jean, qui entre ses autres vertus s'est rendu illustre par sa douceur et par sa bonté, ayant choisi pour sa demeure un lieu marécageux exposé au Septentrion et fort froid, il y a déjà vingt-cinq ans qu'il y souffre toutes les injures de l'air et les contrariétés des saisons. Et pour ne point m'étendre sur les autres particulariéts de ssa manière de vivre, je me contenterai de dire que sa nourriture, son vêtement, et ses chaînes sont semblables à ceux dont j'ai ci-devant parlé. Il est si élevé au-dessus de toutes les choses humaines qu'il ne daigne pas en recevoir la moindre consolation, dont voici une preuve bien manifeste. Un homme de bien ayant planté une amande auprès du lieu où il se couchait pour dormir, elle produisit avec le temps un arbre qui lui donnait de l'ombrage et lui réjouissait la vue. Mais pour se priver de cette satisfaction il le fit couper.
Moïse qui demeure sur la pointe d'une montagne qui est au-dessus du bourg de Rama, Antioque qui dans une grande vieillesse n'a pour tout logement qu'un mur bâti à pierre sèche sur une montagne très déserte, et Antonin qui dans un âge très caduc n'est pas moins austère que s'il était encore dans la fleur de sa jeunesse, ont embrassé la même vie. Leur habit, leur vivre, leur demeure, leur oraison, et leurs travaux continuels de jour et de nuit sont entièrement conformes, sans que la faiblesse de leur corps puisse ébranler leur constance ni diminuer cet ardent désir qu'ils ont de souffrir pour l'amour de Dieu, qui étant le chef de cette milice sainte, a dans les campagnes et dans les montagnes de notre province tant d'autres généreux soldats qui combattent pour son service qu'à grande peine pourrais-je écrire leur vie, puisqu'il me serait même difficile de les nommer tous. C'est pourquoi en ayant assez dit pour ceux qui désirent profiter de leur exemple, je passerai à un autre discours après m'être recommandé à leurs prières.
SAINT ZEBIN ET SAINT POLYCRONE,
ANACHORETES.
Ceux qui ont eu le bonheur de voir Saint Zébin durant sa vie, ne se peuvent lasser encore aujourd'hui de publier ses louanges, et disent qu'il continua toujours jusques à la mort dans les mêmes austérités sans que son extrême vieillesse le pût faire résoudre à diminuer tant soit peu celles qu'il pratiquait étant jeune. Ils assurent aussi qu'il surpassait tous les hommes de son temps en l'assiduité à prier. Car y employant les nuits et les jours entiers, non seulement il ne s'en lassait jamais, mais il s'y affectionnait toujours davantage ; ce qui faisait que pour ne point diveertir sa pensée de la contemplation des choses célestes il ne disait que peu de paroles à ceux qui le venaient voir, et qu'aussitôt qu'il les avait renvoyés il commençait à prier, sans qu'il parût même que durant ce peu de temps son esprit eût été séparé de la vue de Dieu. Et d'autant que son extrême vieillesse ne lui permettait pas de pouvoir toujours demeurer debout il s'appuyait sur son bâton, et offrait ainsi continuellement ses louanges et ses prières à son Créateur. Ce grand serviteur de Dieu Maron dont j'ai parlé ci-devant, ne pouvait se lasser de l'admirer, et exhortait tous ceux qui le venaient voir de l'aller trouver pour recevoir la bénédiction de ce divin homme, qu'il nommait son père, son maître , et le parfait modèle de toutes sortes de vertus. Il pria aussi avec grande instance qu'on mît son corps dans un même tombeau avec le sien. Mais ceux qui l'enlevèrent et le portèrent au lieu que j'ai dit ne voulurent pas le permettre, et Zébin étant mort avant lui on fit ses funérailles dans un bourg proche du lieu où il demeurait nommé Citte, où l'on bâtit une grande église pour y mettre son cercueil, et plusieurs malades y sont guéris lorsqu'ils s'en approchent avec foi. On a mis aussi dans la même église les corps de quelques autres Saints qui ont reçu dans la Perse la couronne du martyre et en l'honneur desquels nous faisons tous les ans un office et un service solennel. Le divin Jacques dit que ce fut lui qui lui donna la première tunique de poil de chèvre qu'il ait portée.
Je n'ai pas été si heureux que de le voir. Car il était mort avant que j'allasse en ces quartiers-là ; mais je n'ai qu'à remarquer dans l'admirable Polycrone son disciple quelle a été son éminente vertu, puisque la cire ne représente pas mieux la figure de l'anneau qu'on y imprime, que ce grand serviteur représente l'image de ses vertus. Et ainsi il m'a été très facile de le connaître en comparant ce qu'on m'a rapporté de l'un avec les actions de l'autre. Car Polycrone est embrassé comme lui du feu du divin amour : il est élevé comme lui au-dessus de toutes les choses de la terre, quoiqu'il soit engagé dans un corps mortel. Il a comme lui une âme laquelle semble avoir des ailes qui fendent les airs pour la porter au-dessus du ciel, où elle contemple sans cesse les beautés de Dieu ; et il médite comme lui les choses divines lors même qu'il parle à ceux qui le viennent voir. Quant à ce qui est de ses veilles continuelles dans lesquelles il passe les nuits entières tout debout, j'en ai eu une connaissance certaine par la manière que je vias dire. Le voyant accablé tout ensemble de vieillesse et de faiblesse, sans recevoir ni service ni soulagement de qui que ce fût, je lui fis trouver bon, après l'en avoir extrêmement conjuré, de permettre à deux personnes de loger avec lui pour lui rendre quelque assistance ; et parce qu'il désirait qu'elles fussent de grande vertu, je persuadai à deux hommes excellents qui demeuraient séparément en des cellules proches de là, de préférer à toute autre chose le service qu'ils pourraient rendre à ce grand serviteur de Dieu. Mais après avoir été un peu avec lui, ne pouvant supporter de passer ainsi des nuits toutes entières debout, ils avaient envie de se retirer. Lorsqu'ils priaient ce saint homme de proportionner ses travaux à la faiblesse de son corps il leur répondait : « Non seulement je ne prétends point vous contraindre à demeurer debout comme moi, mais je vous ordonne souvent de vous coucher. » « Et comment pourrions-nous, » lui répartaient-ils, « étant encore en la vigueur de notre âge nous coucher en voyant debout un homme qui après avoir vieilli dans les travaux ne considère du tout point l'extrême faiblesse où ils l'ont réduit ? » Voilà comment j'ai appris de quelle sorte il passe les nuits. Et ceux dont je viens de parler ont acquis ensuite auprès de lui une si haute vertu qu'ils ont embrassé sa même manière de vie. L'un d'eux qui se nomme Moïse et qui encore aujourd'hui demeure avec lui, lui rend ainsi qu'à son père et à son maître toute sorte de service, et est comme l'image vivante de la perfection qui reluit dans cette sainte âme. Et l'autre nommé Damien étant allé dans une ville proche de là, nommée Niare, et y ayant trouvé une petite maisonnette séparée des autres, il y a établi sa demeure, et y vit de telle sorte que ceux qui ont une particulière connaissance de ce grand Saint et de lui, s'imaginent en le regardant de voir l'âme du grand Polycrone qui est passée dans un autre corps. Car outre qu'il pratique ses mêmes travaux et les mêmes veilles,il a sa même simplicité, sa même bonté, sa même modestie, sa même douceur dans ses paroles, sa même facilité dans son abord, sa même attention d'esprit, sa même contemplation de Dieu, sa même persévérance à demeurer debout, sa même nourriture, et sa même pauvreté, qui est tellement conforme aux règles de l'Evangile, qu'outre une petite corbeille dans laquelle il met des lentilles qui ont trempé dans de l'eau, il n'y a chose quelconque dans sa cellule, tant est grand l'avantage qu'il a reçu d'avoir demeuré avec le bienheureux Polycrone.
Mais puisque c'est des fontaines que les ruisseaux reçoivent les eaux qui les forment, je quitterai les disciples pour retourner au grand Polycrone leur maître.Il avait tellement banni de son esprit avec tous les autres vices le désir d'être honoré par les hommes, et avait de telle sorte secoué le joug de la tyrannie de la vaine gloire qu'ilprenait un soin continuel de cacher ses austérités : ce qui l'empêcha de se charger de chaînes de fer, de crainte d'en prendre quelque vanité ; mais il se fit rapporter une très grosse racine de chêne sous prétexte d'en avoir besoin pour quelque autre chose, et la mettant la nuit sur ses épaules, il priait Dieu en cet état, et faisait de mêmedurant le jour lorsqu'il était seul ; et quand il entendait quelqu'un frapper à sa porte il la cachait aussitôt. Celam'ayant été rapporté par un homme qui s'en était aperçu, je voulus voir si cette racine était fort pesante, et à peine la pus-je lever avec mes deux mains. Le désir de le soulager d'un si grand travail fit que je le priai de me permettre d'emporter cette racine ; mais il ne put jamais s'y résoudre, et ainsi voyant que cela lui donnait peine je cessai de l'en presser.
Ces extrêmes austérités attirant sur lui la grâce de Dieu il faisait plusieurs miracles ; et en voici un exemple. L'extraordinaire sècheresse dont le pays était affligé ayant obligé les habitants de recourir aux prières des gens de bien, quantité de Prêtres le vinrent trouver, entre lesquels il y en avait un des environs d'Antioche qui était Pasteur de plusieurs bourgs, lequel pria les plus anciens d'entre eux de persuader au Saint de bénir un petit vase à mettre de l'huile. Lui ayant répondu qu'ils ne croyaient pas qu'il le voulût faire, comme ils faisaient les prières et que le Saint priait avec eux, cet homme étant debout derrière lui, lui présenta ce vase ; et aussitôt l'huile en sortit en telle abondance que deux ou trois de ceux qui étaient présents ayant étendu leurs mains ils les retirèrent pleines d'huile.
Mais quoi que sa vertu jette des rayons si éclatants, quoiqu'il excelle en toutes sortes de bonnes œuvres, quoiqu'il acquière tous les jours de nouvelles richesses spirituelles, sa modestie est si extrême qu'après avoir embrassé la terre il embrasse les genoux de tous ceux qui le viennent voir, de quelque condition qu'ils soient, soit soldats, artisans, ou paysans.
Je veux rapporter une autre chose qui témoigne quelle était sa simplicité et sa modestie.Un homme fort vertueux ayant eu le gouvernement de Cyr et étant venu en prendre possession, désira que je le menasse voir tous ces grands serviteurs de Dieu. Après que nous eûmes visité les autres nous vînmestrouver celui dont je parle, auquelayant dit que c'étaait legouverneur que je lui amenais, et qu'il aimait lajustice et les gens de bien,aussitôt ce divin homme lui dit en lui embrassant les genoux qu'il avait une prière à lui faire ; Le gouverneur croyant qu'il lui voulait demander quelque grâce pour quelqu'un lui promit avec serment de lui accorder ce qu'il désirait ; mais ne pouvant souffrir de le voir ainsi à ses pieds, il le pria de se lever. « Puisque vous m'avez donné cette parole et me l'avez confirmée par serment », lui dit alors Polycrone, « je vous demande de l'accompagner en priant Dieu pour moi de tout votre cœur. » Ces paroles surprirent de telle sorte le gouverneur qu'il le conjura en se frappant l'estomac de le tenir quitte de ce serment, puiqu'il n'était pas digne d'offrir des prières à Dieu pour soi-même. Comment peut-on donc assez dignement louer un homme qui étant si éminent en vertu était dans une modération d'esprit si extrême ?
Son amour pour les travaux de la pénitence est si grand que même dans ses maladies ilne diminue rien de ses austérités ordinaires ; et à peine pûmes-nous obtenir de lui après beaucoup de prières de nous permettre de lui bâtir une cabane pour donner un peu de chaleur à son corps qui était tout transi de froid.
Diverses personnes lui ayant durant leur vie présenté de l'argent, et d'autres lui en ayant légué en mourant, iln'a jamais voulu en recevoir, mais il ordonnait à ceux qui lui en apportaient de le distribuer eux-mêmes aux pauvres. L'admirable Jacques dont j'ai parlé lui ayant envoyé un habit de peaux qu'on lui avait apporté, il le lui renvoya parce qu'il le trouvait trop beau, n'ayant jamais voulu porter que de fort méchants habits, et il préférait de telle sorte la pauvreté aux grandes richesses qu'il ne prenait pas même autant de nourriture comme il en avait besoin : ce que je sais parce que souvent quand je l'allais voir pour lui demander sa bénédiction, je trouvais qu'il n'avait pour toute chose que deux figues. Sa vertu est comme un miel agréable à ceux qui le voient et qui en goûtent, et souhaitable à ceux qui en entendent parler : et je n'ai jamais vu personne, même entre ces grands parleurs qui trouvent à redire à tout, qui ait pu l'accuser d'aucun défaut : chacun au contraire l'estime et le loue, et ceux qui le viennent voir, ont peine de se résoudre à le quitter.
SAINT ASCLEPIE
ET
SAINT JACQUES,
ANACHORETES.
Asclépie cet homme si admirable, et dont la demeure est éloignée de dix stades de chemin de celle de Saint Polycrone, embrasse sa même manière de vie ; sa nourriture, son vêtement, sa modestie, sa douceur, son hospitalité envers les étrangers, son amour envers les frères, sa conversation continuelle avec Dieu, la perfection de sa vertu, les richesses spirituelles dont son âme est enrichie, et généralement toutes les autres choses que j'ai rapportées de ce grand Saint étant entièrement semblables. Et l'on assure de lui que quand il demeurait encore dan le bourg il vivait dehors dans une telle sagesse et dans une si grande retraite que le commerce du monde ne lui avait apporté aucun préjudice ; et ainsi n'ayant pas moins excellé dans la vie civile que dans la vie solitaire, ne mérite-t-il pas avec raison de recevoir une double couronne de la main de Dieu ?
Plusieurs se sont portés à imiter sa vertu : et non seulement notre ville, mais quantité d'autres et nombre de bourgs sont remplis des saintes semences qu'il a jetées dans les âmes, entre lesquelles est ce grand serviteur de Dieu Jacques, qui est reclus et demeure seul dans une petite cabane auprès du bourg de Nimuse, où étant proche de la fin de sa carrière ( car il a plus de quatre-vingt dix ans) il répond par un trou fort étroit, et au travers duquel on ne le peut voir, à ceux qui viennent le consulter ; sans user jamais de feu, et sans allumer de lampe. Mais il a deux fois fait rompre sa porte pour me faire entrer, afin de me voir et me témoigner son affection par une faveur si particulière.
Or d'autant que ceux qui vivent n'ont point besoin que je leur représente le mérite et les actions de tous les grands Saints qui sont encore sur la terre, puisqu'ils peuvent s'ils le désirent être spectateurs de leurs vertus, et que ce que j'ai déjà écrit de leur conduite toute sainte suffit assez pour l'utilité de ceux qui viendront après nous et n'auront pas le bonheur de les pouvoir voir, je n'en dirai pas davantage, mais passerai outre après leur avoir demandé leur bénédiction.
SAINT SIMEON STYLITE.
Quoique dans la première partie de cet ouvrage j'aie déjà mis la vie de cet admirable Saint écrite par Antoine son disciple, j'ai estimé néanmoins être obligé de traduire encore celle-ci, afin de fortifier par le témoignage d'un des Pères de l'Eglise Grecque et d'une des plus grandes lumières de son siècle, tel qu'est le bienheureux Théodoret qui n'écrit que ce qu'il a vu de ses propres yeux, la foi que plusieurs auraient peine d'ajouter à cette vie si miraculeuse et qui passe si fort au-delà des bornes de la nature, si elle n'était appuyée par des preuves dont on ne saurait douter à moins que d'accuser ce grand Evêque, et avec lui toute l'Histoire Ecclésiastique, d'avoir voulu faire passer des fables pour des vérités.
CHAPITRE I.
Pays et naissance du Saint ; et de quelle sorte Dieu l'appela à son service.
Tous ceux qui sont sous la domination de l'Empire des Romains connaissent l'illustre Siméon, qu'on peut nommer avec sujet le grand miracle de l'Univers. Les Perses, les Mèdes, et les Ethiopiens en ont aussi connaissance, et la réputation de ses innombrables travaux et de ses vertus toutes divines a même passé jusqu'aux Scythes et aux Nomades. Mais encore que j'aie pour témoins de ses combats, qui vont si fort au-delà de toutes paroles, presque autant d'hommes comme il y en a sur la terre, j'appréhende de les écrire, de crainte qu'étant si incroyables, la vérité ne passe dans la suite des temps pour une fable. Car les hommes ayant accoutumé de mesurer tout selon le cours ordinaire des choses du monde, et de tenir pour faux ce qui va au-delà des bornes de la nature, il n'y a que ceux qui ont connaissance des secrets de Dieu dans son adorable conduite, et de la Grâce que son Saint Esprit répand dans les âmes qui ne refusent point d'y ajouter foi. Et d'autant que par sa miséricorde il y en a plusieurs de cet heureux nombre répandus dans tous les endroits de la terre qui donneront une entière créance à mes paroles, cette considération me rassurant, j'entreprendrai ce discours avec non moins de confiance que de joie, et commencerai par rapporter quelle fut la première vocation de ce grand Saint.
Il naquit dans un bourg nommé Sifa qui est situé sur les confins de notre province et de celle de la Cilicie, et la première chose que son père lui apprit fut de mener paître des brebis : en quoi il y a du rapport entre lui et ces admirables Saints tant Patriarches que Législateurs, Rois et Prophètes ; Jacob, Joseph, Moïse, David, Michée et autres.
Etant tombé une si grande quantité de neige qu'il ne pouvait mener son troupeau aux champs, il choisit ce temps pour s'en aller à l'église avec son père et sa mère, et j'ai appris de sa propre bouche si véritable et si sainte que là ayant entendu ces paroles de l'Eglise qu'on lisait devant le peuple : « Bienheureux sont ceux qui pleurent, et malheureux sont ceux qui rient. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur », et ce qui suit, il demanda à l'un de ceux qui étaient présents ce qu'il fallait faire pour vivre selon ces instructions, lequel lui avait répondu que la vie retirée et solitaire était la plus propre pour cela, et la plus capable de nous établir dans une solide vertu. Que cette divine semence s'étant répandue dans le plus profond de son âme, il s'en était allé dans une église des Saints Martyrs proche de là,où ayant mis les genoux et le visage contre terre, il avait prié celui qui veut que tous les hommes soient sauvés de le conduire dans la voie d'une parfaite piété. Qu'ayant demeuré assez longtemps en cet état il était tombé dans un doux et agréable sommeil dans lequel il avait eu cette vision : « Il me semblait », disait-il, « que je creusais le fondement d'une maison, et que j'entendais un homme qui me disait de le creuser encore davantage : ce qu'ayant fait et me voulant reposer, il me commanda derechef de le creuser. Et la même chose étant arrivée quatre fois de suite, il me dit enfin que ce fondement était assez creux, et que je bâtisse désormais tout à mon aise, comme si je n'eusse dû avoir aucune peine dans tout le reste de l'ouvrage. »
CHAPITRE II.
Le Saint s'en va dans un Monastère, d'où on le prie de se retirer à cause de ses incroyables austérités. Puis on retourne le quérir.
Les suites ont bien fait voir que cette prédiction était véritable, puisque les actions de ce grand Saint sont si fort élevées au-dessus de la nature. Au sortir de cette église il alla dans un Monastère de Solitaires qui en était proche, et après avoir demeuré deux ans avec eux, le désir d'embrasser une vie encore plus parfaite le fit aller trouver dans le bourg de Télède, dont nous avons parlé ci-dessus, ces divins hommes Amien et Eusèbe, non pas dans la maison qu'ils avaient premièrement établie pour y pratiquer tous les exercices de la plus haute piété, mais dans une autre maison qui en avait tiré son origine, et qu'Eusebonne et Abibe après avoir été pleinement instruits par le grand Eusèbe avaient bâtie. Ces deux saints personnages passèrent toute leur vie dans une telle union et dans une conformité de mœurs si parfaite qu'il semblait qu'une seule âme les animât ; ils avaient été cause que plusieurs à leur imitation étaient entrés dans le désir de vivre de la même sorte. Ayant glorieusement achevé leur course, Héliodore prit la conduite des frères. C'était un homme admirable, et qui de soixante cinq ans qu'il vécut en passa soixante deux dans cette maison, y ayant été reçu à l'âge de trois ans, et avant que d'avoir aucune connaissance des choses du siècle : ce qui lui faisait dire quelquefois qu'il ne savait comment un coq, un pourceau, et les autres animaux étaient faits. J'ai vu très souvent ce grand serviteur de Dieu, non sans admirer son extrême simplicité et la pureté de son âme.
Ce vaillant soldat de Jésus-Christ dont j'écris la vie combattit dix ans sous ses enseignes, et ayant quatre-vingt compagnons de ses combats il les surpasse infiniment. Car les autres ne mangent que de deux jours l'un, lui seul ne mangeait qu'une fois en chaque semaine. Ses supérieurs le trouvaientmauvais et l'en reprenaient souvent, disant qu'il y avait de l'excès ; mais ils ne le pouvaient faire résoudre à modérer une austérité qui lui était si agréable ; et j'ai entendu raconter à celui-là même qui gouverne maintenant ce saint troupeau que ce Saint ayant fait avec des feuiles de palmier une corde si rude qu'à peine la pouvait-on manier avec les mains, il s'en ceignit les reins non en la mettant au dehors par-dessus son habit, mais au-dedans sur la peau, et la serra si fort qu'elle lui entra tout à l'entour dans la chair : en sorte qu'ayant passé ainsi dix jours entiers, le sang en sortait à grosses gouttes ; ce qu'un des frères ayant aperçu il lui en demanda la cause. Le Saint lui répondant qu'il ne ressentait aucune incommodité, il y porta la main malgré lui, et ayant découvert ce que c'était le dit au Supérieur, qui condamnant une austérité si cruelle, et joignant ses prières à ses répréhensions, eut toutes les peines du monde à lui arracher cette corde, et ne put jamais lui persuader de rien faire pour se guérir.
Cette rencontre et autres semblables fit que toute la maison ordonna au Saint d'en sortir, afin de ne point nuire à ceux qui ne pouvant pas supporter de si grandes austérités voudraient à son imitation en entreprendre qui seraient au-dessus de leurs forces. Etant allé dans le lieu le plus désert de la montagne, et y ayant trouvé un puits sec qui n'était pas fort profond il y descendit ; et là il chantait les louanges de Dieu. Cinq jours après les principaux du Monastère ayant regret de l'avoir chassé, envoyèrent deux frères pour le chercher et le ramener. Ceux-ci ayant fait le tour de la montagne sans le trouver, demandèrent à des bergers s'ils n'avaient point vu un homme d'une telle taille et vêtu d'une telle sorte ; ils leur montrèrent le puits, où ils furent aussitôt l'appeler à haute voix, et avec une corde qu'on leur apporta ils l'en retirèrent avec grande peine, d'autant qu'il était beaucoup plus difficile d'en remonter que d'y descendre.
CHAPITRE III.
Le Saint demeure reclus durant trois ans. Et passe ensuite plusieurs Carêmes entiers sans manger.
L'ayant ramené au Monastère, il y séjourna fort peu, et s'en alla dans un bourg nommé Télanisse qui est au bas de la montagne, où il demeure maintenant. Là ayant rencontré une petite maisonnette il y fut reclus trois ans, durant lesquels il travaillait sans cesse à s'enrichir de plus en plus de vertus célestes. Désirant de passer quarante jours sans manger ainsi qu'avaient fait autrefois Moïse et Elie, il pria ce grand serviteur de Dieu Basse, qui faisait alors sa visite dans plusieurs bourgs dont les Prêtres étaient souis à sa conduite, de ne laisser quoi que ce fût dans sa cellule, et d'en murer la porte avec de la terre. Sur quoi ce bon homme lui ayant représenté que c'était une entreprise trop difficile, et qu'il ne devait pas se persuader qu'il y eût de la vertu à se donner la mort à soi-même, puisqu'au contraire c'était le plus grand de tus les crimes, il lui répondit : « Mon père, laissez-moi donc s'il vous plaît dix pains et une cruche pleine d'eau pour m'en servir si j'en ai besoin. » Cela ayant été fait, et la porte ayant été bouchée comme il l'avait désiré, lorsque les quarante jours furent passés Basse la déboucha, et étant entré il trouva tous les pains et toute l'eau qu'il y avait mis, et le Saint couché par terre sans parole et sans mouvement, comme s'il eût été privé de vie. Ayant demandé une éponge et l'ayant trempée dans de l'eau, il lui en arrosa et lava la bouche, et puis lui donna le Corps et le Sang de Jésus-Christ : Ce qui l'ayant fortifié il se leva et prit un peu de nourriture en suçant des laitues, de la chicorée et quelques autres légumes. Basse rempli d'un extrême étonnement s'en retourna vers les siens, et raconta ce grand miracle à ses disciples et à ses frères, dont le nombre étant de plus de deux cents, il n²e leur permet d'avoir ni chevaux, ni moulin, ni de recevoir de l'argent de qui que ce soit, ni de sortir même pour acheter ce qui leur est nécessaire, ou pour visiter leurs ami ; mais il leur ordonne de demeurer toujours dans la maison pour y recevoir la nourriture qu'il plaira à Dieu de leur envoyer : ce qu'ils observent encore aujourd'hui, quoique leur nombre soit plus grand qu'il n'était alors.
Or pour revenir à l'admirable Siméon, depuis vingt-huit ans qu'il y a que ce que je viens de dire arriva, il a passé tous les Carêmes sans manger : à quoi il a maintenant moins de peine parce qu'il y est plus accoutumé. Car du commencement il passait les premiers jours debout à louer Dieu ; les jours suivants, son corps affaibli par le jeûne n'ayant plus la force de se tenir en cet état, il demeurait assis et lisait ainsi son office ; et les derniers jours, ses forces étant entièrement abattues et se trouvant comme à demi-mort, il était contraint de se coucher par terre. Lorsqu'il commença à demeurer debout sur une colonne on ne put le faire résoudre à descendre durant le Carême ; et il s'avisa pour n'en bouger de se faire attacher durant tout ce temps à une poutre qu'on lia à la colonne. Depuis Dieu ayant répandu du Ciel dans son âme une Grâce encore plus abondante, il n'a pas même eu besoin de ce secours ; mais étant fortifié par la puissance de sa Grâce il passe tous ces quarante jours avec une gaieté nonpareille, sans manger quoi que ce puisse être.
CHAPITRE IV.
Le Saint va sur une montagne où il se fait attacher, puis détacher par obéissance. Il fait plusieurs miracles. On venait de tous les côtés du monde pour le voir.
Le Saint ayant donc, comme j'ai dit, demeuré trois ans dans cette cellule il s'en alla sur le sommet de cette célèbre montagne, lequel il fit environner d'une muraille bâtie seulement à pierre sèche, et ayant fait faire une chaîne de fer de vingt coudées de longueur, il s'en fit attacher un bout au pied droit, et l'autre à unegrosse pierre, afin de ne pouvoir même quand il le voudrait, sortir de ces limites. Et là sans que la chaîne dont il était ainsi attaché pût empêcher son esprit de s'envoler dans le Ciel, il s'occupait sans cesse à contempler des yeux de la foi et de la pensée les choses qui sont au-dessus du Ciel. Sur quoi Mélesse, ce grand personnage qui était alors Patriarche d'Antioche et que sa prudence et son esprit rendaient si célèbre, lui ayant représenté que la volonté conduite par la raison étant assez forte par elle-même pour tenir le corps dans ses liens, cette chaîne était inutile, il obéit sans contester, et envoya quérir un serrurier pour la rompre. Or d'autant que pour empêcher qu'elle n'entrât dans sa chair on avait mis un morceau de cuir entre-deux il fallut aussi le déchirer, et en l'ôtant on trouva plus de vingt gros vers qui étaient cachés dessous : ce que Mélesse assurait avoir vu de ses propres yeux, et j'ai cru le devoir rapporter ici pour faire connaître l'extrême patience du Saint, qui pouvant facilement écraser ces vers endurait si constamment leurs fâcheuses et importunes piqûres, afin de s'accoutumer par ces petites souffrances à en supporter de plus grandes.
Sa réputation se répandant partout, non seulement les habitants des environs, mais ceux qui en étaient éloignés de plusieurs journées venaient de tous côtés vers lui. Les uns lui amenaient des paralytiques, les autres des malades de diverses maladies pour les guérir, et les autres le conjuraient de demander pour eux des enfants à Dieu, et d'obtenir de sa bonté par ses prières ce que la nature leur refusait ; Ceux d'entre eux dont les désirs étaient exaucés s'en retournant avec joie et publainat les grâces qu'ils avaient reçues, étaient cause que d'autres en plus grand nombre venaient pour en recevoir de semblables. Ainsi chacun y abordant de toutes parts, on voit en ce lieu une si grande multitude de personnes qu'il semble que ce soit une mer qui reçoit par tant de divers chemins ainsi que par autant de fleuves ce nombre infini de peuples qui y vient de tous côtés. Car on n'y voit pas seulement des habitants de notre province, mais aussi des Ismaélites, des Perses, des Arméniens, des Ibères, des Ethiopiens, et d'autres peuples plus éloignés encore que ceux-là. Il en vient aussi des endroits d'Occident des plus reculés, comme des Espagnols, des Anglais, des Français et des autres provinces qui leur sont voisines. Quant à l'Italie il serait inutile d'en parler, puisqu'on assure que ce Saint est si célèbre dans Rome qu'ils mettent de petites images de lui à l'entrée de leurs boutiques, comme pour chercher de l'assurance et de l'appui dans sa protection et dans son secours.
CHAPITRE V.
Raisons qui obligent le Saint de passer le reste de sa vie sur une colonne. Conversions merveilleuses qui s'y faisaient ; et du respect incroyable que les plus barbares avaient pour lui.
Or d'autant que le nombre de ceux qui venaient vers lui était innombrable, et que chacun s'efforcer de le toucher dans la créance que ces peaux dont il était revêtu portaient quelque bénédiction, ces extrêmes honneurs qu'on lui rendait lui semblant non seulement excessifs, mais extravagants, et ne pouvant davantage souffrir une chose qui lui était si importune, il s'avisa de demeurer sur une colonne, et en fit faire d'abord une de six coudées de haut, puis de douze, puis de vingt-deux ; et celle sur laquelle il est maintenant est de trente-six coudées, le désir qu'il a de s'envoler dans le Ciel faisant qu'il s'éloigne toujours de plus en plus de la terre. Quant à moi j'estime qu'une chose si extraordinaire n'est point arrivée sans une conduite particulière de Dieu ; et je prie ceux qui prennent plaisir de trouver à redire à tout, de donner un frein à leur langue, et de considérer que Dieu fait souvent des choses semblables pour réveiller et pour inciter à l'éveil ceux qui s'endorment dans la négligence et dans la paresse. Ainsi il commanda à Isaïe d'aller non seulement nus pieds mais tout nu ; à Jérémie de ceindre ses reins pour annoncer ainsi ses prophéties aux incrédules, et quelquefois même de mettre à son cou des chaînes de bois et de fer ; à Osée de prendre une femme de mauvaise vie, et puis de reprendre et d'aimer la sienne, quoique méchante et adultère ; et à Ezéchiel de dormir durant quarante jours sur le côté droit, et durant cent cinquante jours sur le côté gauche ; puis de faire un trou dans la muraille et de s'enfuir par là, pour figurer en sa personne la captivité dont le peuple était menacé. Il lui a aussi commandé en d'autres rencontres d'aiguiser la pointe d'une épée, de raser sa tête, et de diviser ses cheveux en quatre parties dont il en jetterait deux d'un côté et deux de l'autre, et autres choses semblables qui seraient trop longues à rapporter. Toutes lesquelles choses ce souverain arbitre de l'univers a ordonnées de la sorte, afin que ceux qui refusaient d'obéir à sa parole et d'écouter les prophéties qu'il leur faisait annoncer, fussent portés à les entendre par l'étonnement que leur donnerait un spectacle si nouveau et si extraordinaire. Car qui pourrait n'être point surpris de voir un homme si saint marcher tout nu, et ne point désirer d'en savoir la cause ? Et qui pourrait ne point s'enquérir des raisons qui auraient pu obliger un Prophète à prendre pour femme une personne de mauvaise vie ? Ainsi donc que Dieu a commandé autrefois toutes ces choses pour l'utilité de ceux qui n'avaient pas le courage de le servir, il a de même été l'auteur d'une action si admirable et si extraordinaire, afin que chacun étant poussé du désir de voir un miracle si nouveau, vînt pour en être spectateur, et fût porté par là à ajouter foi aux avis que le Saint leur donnerait pour leur Salut. Car des prodiges si inouïs sont comme une préparation qui nous engage à recevoir les instructions que l'on nous donne. Et comme les rois changent de temps en temps les figures de leurs monnaies, tantôt en y faisant mettre l'image d'un lion, tantôt celle d'une étoile, et tantôt celle d'un Ange, pour ajouter encore quelque chose au prix de l'or par ce changement, ainsi le Roi de tout l'univers ajoutant à la piété ordinaire de ses Saints des manières de vie si nouvelles, ils incitent non seulement les fidèles, mais les incrédules même à célébrer ses louanges dont il ne faut point d'autre preuve que ce qui est arrivé en cette rencontre, puisque le séjour de ce Saint sur cette colonne a porté la lumière dans l'âme d'un si grand nombre d'Ismaélites qui étaient auparavant ensevelis dans les ténèbres du paganisme. Car cette lame si éclatante étant exposée de la sorte comme sur un chandelier fort élevé, et jetant ainsi qu'un soleil des rayons de toutes parts, on voit comme j'ai dit des Ibériens, des Arméniens et des Perses recevoir le saint baptême. Et quant aux Ismaélites qui y viennent par de grandes troupes de deux cents et de trois cents et de mille quelquefois, ils abjurent en criant à haute voix l'idolâtrie de leur pays ; ils foulent aux pieds en présence de cette brillante lumière du christianisme les images de ces fausses divinités qu'ils avaient auparavant adorées ; ils détestent avec horreur les cérémonies abominables qu'ils faisaient en l'honneur de leur Vénus ; ils embrassent avec révérence les divins mystères de notre foi, ils renoncent aux coutumes et aux mœurs de leurs pays, pour recevoir de la bouche sacrée de ce grand Saint les lois qu'ils doivent observer à l'avenir.
J'ai été témoin de tout ce que je viens de dire, et je l'ai vu une fois entre autres avec un extrême péril. Car le Saint leur ayant commandé de venir à moi pour recevoir la bénédiction Episcopale, en les assurant qu'elle leur serait très utile, ils se jetèrent en foule sur moi avec une impétuosité de barbares, les uns me tirant par le devant, les autres par derrière, et les autres par les côtés ; ils m'arrachaient la barbe et déchiraient mes habits ; en sorte que je crois en vérité qu'ils m'auraient étouffé si le Saint ne leur eût crié de se retirer : à quoi ils obéirent tous à l'heure même, tant cette colonne dont les railleurs font gloire de se moquer, produisait d'effets admirables, et tant elle lançait de rayons de la connaissance de Dieu dans les esprits de ces barbares ; dont voici encore une autre remarque que j'ai faite. Une communauté d'entre eux priant ce divin homme d'envoyer sa bénédiction à leur gouverneur, et une autre communauté s'y opposant et disant qu'il devait plutôt l'envoyer au leur, d'autant qu'il aimait la justice et que l'autre était très injuste, après une longue contestation ils s'échauffèrent si fort dans leur dispute qu'enfin ils en vinrent aux mains. Je leur dis tout ce dont je me pus aviser pour les apaiser, et leur représentai que le Saint pouvait envoyer sa bénédiction à l'un et à l'autre de ces gouverneurs : Mais les uns soutenant que le premier dont j'ai parlé ne méritait pas de la recevoir, et les autres s'efforçant d'empêcher que l'autre gouverneur ne l'eût aussi, le Saint fut contraint de les menacer et de leur parler rudement pour apaiser cette dispute, comme il fit enfin, mais non sans peine. Ce que j'ai rapporté pour faire voir quelle était l'opinion qu'ils avaient de sa sainteté, puisqu'ils ne se fussent pas ainsi emportés de fureur les uns contre les autres s'ils n'eussent cru que sa bénédiction eût été très puissante et très efficace.
CHAPITRES VI.
MIRACLES ET PREDICTIONS DU SAINT.
Je lui ai aussi vu faire un miracle fort célèbre. Un gouverneur d'une autre communauté de Sarazins étant venu le prier de vouloir guérir un homme qui était devenu paralytique dans un grand château nommé Calinique, et l'ayant fait amener devant lui en présence de tout le monde, le Saint lui commanda de renoncer à l'impiété de ses pères : ce qu'ayant fait de très bon cœur, il lui demanda s'il croyait au Père, au Fils, et au Saint Esprit : à quoi ayant répondu qu' oui, il lui dit : « Je vous commande donc en leur nom de vous lever. » Il se leva à ces paroles ; et ensuite le Saint lui commanda de porter sur ses épaules jusques dans son lit le gouverneur qui était un fort grand homme : à quoi il obéit aussi à l'heure même. Tous ceux qui se trouvèrent présents louèrent Dieu d'un si grand miracle, dans lequel le Saint imita notre Seigneur lorsqu'il commanda à un paralytique d'emporter son lit, dont personne ne doit s'étonner, puisqu'il a dit de sa propre bouche (Jean 14) : « Celui qui croit en moi fera les mêmes choses que je fais, et de plus grandes encore. » Ce que les effets ont confirmé. Car son ombre n'ayant jamais fait de miracles, celle de Saint Pierre a guéri les malades, délivré les possédés et ressuscité les morts. Mais c'était toujours le Seigneur qui faisait ces miracles par ses serviteurs. Et le divin Siméon en fait encore maintenant d'infinis semblables en son nom, entre lesquels en voici un qui ne cède point à l'autre.
Un Ismaélite, qui était homme de condition et du nombre de ceux qui avaient embrassé la foi salutaire de Jésus-Christ, ayant promis à Dieu en présence du Saint de ne manger jamais rien qui eût eu vie, je ne sais comment il arriva qu'il osa tuer une poule et en manger. Sur quoi Dieu voulant lui faire connaître sa faute par un miracle manifeste, et honorer en même temps son serviteur qui avait été témoin de son vœu, il changea en pierre le reste de la chair de cette poule, en sorte que quand il l'aurait voulu il lui aurait été impossible d'en manger plus : ce qui l'ayant effrayé il vint en grande hâte trouver le Saint, auquel il découvrit son péché en présence de tout le monde, en demanda pardon à Dieu, et implora le secours de son serviteur pour en recevoir l'absolution par l'assistance de ses prières, auxquelles rien n'était impossible. Plusieurs virent ce miracle et touchèrent de leurs propres mains l'estomac de cette poule, dont une partie était d'os et l'autre de pierre.
Quant à moi, non seulement j'ai vu ce prodige, mais je lui ai aussi entendu prédire ce qui devait advenir. Car il me prédit deux ans auparavant qu'elle arrivât cette extrême sécheresse qui produisit une si grande stérilité, laquelle fut suivie de la famine, et la famine de la peste, en m'assurant qu'il avait vu un bâton dont Dieu menaçait les hommes, et qui signifiait les maux par lesquels il les voulait châtier.
Une autre fois il prédit qu'il viendrait une grande multitude de chenilles ; mais qu'elles ne feraient pas beaucoup de mal, d'autant que^Dieu par sa bonté ferait bientôt cesser ce châtiment. Trente jours après nous vîmes venir tant de chenilles que l'air en était tout obscurci ; mais elles ne touchèrent ni aux grains,ni à rien de ce qui peut servir à la nourriture des hommes, et ravagèrent seulement toutes celles des animaux ; Un certain homme me persécutant, il me prédit aussi que quinze jours après il me laisserait en repos, et l'effet confirma sa prédiction.
Je pourrais rapporter plusieurs exemples semblables que la crainte d'être trop long me fait omettre, puisque ceux-ci me suffisent assez pour faire connaître combien son esprit était clairvoyant dans les choses spirituelles.
CHAPITRE VII.
De la révérence que le roi de Perse et toute sa cour avaient pour le Saint ; La reine des Ismaélites obtient un fils par ses prières ; Persévérance du saint dans la prière. Nombre incroyable de ses adorations ; D'un ulcère qu'il avait à la cuisse.
Le Saint fut aussi en très grande vénération dans l'esprit du roi de Perse ; qui comme le racontaient ceux qui étaient venus de sa part vers lui, disaient qu'il s'enquérait très particulièrement de sa manière de vie et de ses miracles, et que la reine sa femme avait demandé et reçu comme un fort grand présent de l'huile qu'il avait bénie. Ils assuraient aussi que nonobstant les calomnies de leurs mages contre le Saint, toutes les personnes de la cour de ce prince s'informaient avec grand soin de ses actions, et disaient après les avoir entendues que c'était un homme tout divin.
La reine des Ismaélites étant stérile et désirant avec passion d'avoir des enfant, elle envoya des principaux de s cour pour le conjurer de lui en obtenir de Dieu par ses prières. Son souhait ayant été exaucé et étant accouchée d'un fils, elle mena ce petit roi à l'homme de Dieu, et d'autant que les femmes ne le voyaient point, elle le ui envoya pour recevoir sa bénédiction, et lui manda ces paroles : « Voici un fruit qui vous appartient : je n'ai contribué pour le produire que mes larmes et mes prière, mais les vôtres en attirant comme une douce rosée la Grâce de Dieu, lui ont donné sa perfection, et l'ont rendu tel qu'il est maintenant. »
Mais m'efforcerai-je ainsi toujours de sonder la profondeur de la mer la plus profonde, sans considérer que si cela est impossible, il ne l'est pas moins d'égaler par des paroles la grandeur des actions d'un homme si extraordinaire, J'avoue que ce que j'admire le plus en lui est son incroyable persévérance ; Car n'y ayant point de portes au lieu où il est, et une grande partie du mur qui pourrait le couvrir étant abattue, il demeure jour et nuit exposé à la vue de tout le monde, comme un spectacle si nouveau et si merveilleux qu'il remplit les esprits d'étonnement, tantôt demeurant debout durant un très long temps, et tantôt se baissant pour adorer Dieu. Le nombre de ses adorations est si grand qu'il y en a plusieurs qui les comptent, et l'un de ceux qui m'accompagnaient en ayant compté un jour jusques à douze cent quarante-quatre, enfin il se lassa de les compter. Sur quoi il faut remarquer qu'il ne se baisse jamais pour faire ces adorations, qu'il ne touche de son front les doigts de ses pieds, parce que ne mangeant qu'une seule fois en une semaine, il a le ventre si plat qu'il n'a nulle peine à se courber.
A force de se tenir debout il lui est venu un ulcère au pied gauche d'où il sort continuellement du sang corrompu, sans que rien de tout cela puisse ébranler sa constance ; mais il supporte avec un courage et une gaieté nonpareille, et les travaux auxquels il s'est engagé volontairement, et ceux qui lui arrivent sans qu'il les recherche. Or je veux rapporter ici par quelle rencontre il fut contraint de découvrir cet ulcère. Un homme qui était venu sur la montagne lui ayant dit : « Je vous conjure par celui qui est la vérité même, qui convertit les hommes à lui, de me dire si vous êtes comme nous revêtu d'un corps, ou si vous n'êtes qu'un pur esprit ». Ceux qui se trouvèrent présents supportant avec peine une semblable demande, le Saint les pria tous de se taire, et en s'adressant à cet homme, il lui demanda pourquoi il lui faisait cette question : A quoi lui ayant répondu que c'était à cause qu'il avait entendu dire à plusieurs qu'il ne mangeait et dormait point, quoique ces deux choses soient si propres et si naturelles aux hommes qu'ils ne sauraient vivre sans manger et sans dormir, il commanda qu'on apportât une échelle, et l'ayant fait monter auprès de lui, il lui montra ses deux mains ; et puis lui dit de mettre les siennes sous sa robe qui était de cuir, et de regarder non seulement ses pieds, mais aussi cet étrange ulcère dont la grandeur ayant étonné cet homme, et ayant su du Saint qu'il prenait de temps en temps de la nourriture, il descendit et me raconta tout ce que je viens de dire.
CHAPITRE VIII.
De la modération, de la modestie, de la douceur, et de la science infuse du Saint. Du soin qu'il prenait de l'Eglise, et conclusion de tout ce discours.
Il donne aussi dans les fêtes publiques et solennelles une autre preuve de son incroyable patience. Car depuis que le soleil se couche jusques à ce qu'il se lève le lendemain, il demeure durant toute la nuit les mains élevées vers le Ciel sans jamais fermer les paupières, ni sans chercher le moindre repos ; Et au milieu de tant de travaux, de tant d'actions si extraordinaires et si éclatantes, et d'une telle multitude de miracles, il demeure toujours dans une aussi grande modération d'esprit que s'il était le moindre de tous les hommes. Mais si sa modestie est extrême, sa douceur ne l'est pas moins ; et il ne se peut rien ajouter à la bonté avec laquelle il répond aux pauvres, aux artisans, aux paysans, et généralement à tous ceux qui vont lui parler.
Dieu qui lui est si libéral en toutes choses lui a aussi accordé le don de science, comme ilparaît par les exhortations qu'il fait deux fois chaque jour, dans lesquelles il discourt avec un jugement et une sagesses admirable, et répand dans l'esprit de ses auditeurs par l'assistance du Saint-Esprit des instructions toutes saintes, pour le porter à ne regarder que le Ciel,à voler sur les ailes de leurs désirs, à renoncer à la terre, à se représenter incessamment le Royaume que nous espérons de posséder, à trembler au bruit de menaces des supplices éternels, à mépriser les choses présentes, et à espérer les futures.
On voit aussi ce grand Saint faisant la fonction de juge, rendre des jugements très justes et très équitables, et il s'emploie à cette occupation et autres semblables après None. Car il est continuellement en prière durant toute la nuit et tout le jour, jusques à cette heure-là. Mais sitôt qu'elle est venue il fait au peuple des exhortations toutes divines, il écoute leurs demandes, il accorde leurs différends, et guérit diverses maladies;puis quand le soleil se couche, il commence à s'entretenir avec Dieu.
Mais parmi toutes ces occupations il ne néglige pas ce qui concerne l'Eglise : tantôt en combattant l'impiété des idolâtres ; et tantôt en terrassant la résistance opiniâtre et en dissipant les factions des hérétiques. Quelquefois aussi il écrit à l'empereur sur de semblable sujets : il réveille quelquefois le zèle des magistrats en ce qui regarde le service de Dieu ; quelquefois il exhorte même les prélats d'avoir davantage de soin des âmes qui leur sont commises.
En comparant toutes les actions de ce grand Saint jointes ensemble à une pluie qui tombe du Ciel, tout ce que je viens d'en écrire, n'en est qu'une goutte : en les comparant à une ruche de miel, je n'ai fait autre chose que d'en prendre un peu au bout du doigt pour en faire goûter l'extrême douceur à ceux qui liront ceci ; et ce que chacun en publie, va extrêmement au-delà de ce que j'en ai rapporté. Aussi n'ai-je pas entrepris d'en faire une relation entière ; mais seulement de montrer par un petit échantillon de chaque partie de sa vie, combien admirable elle est en son tout. Je nedoute point que d'autres n'en écrivent beaucoup davantage, puisque si Dieu prolonge ses jours, il est possible qu'il fasse de plus grands miracles encore que ceux que nous avons déjà vus. Je souhaite et demande à Dieu de tout mon cœur que comme cet homme admirable est la gloire et l'ornement de notre sainte religion,il obtienne de sa bonté et par la continuation de ses prières de persévérer jusques à la fin dans de si saints et de si louables travaux, et qu'il me fasse la grâce de régler ma vie selon les préceptes de son Evangile.
SAINT BARADATE
ANACHORETE.
Ainsi que le prince des ténèbres, ce mortel ennemi des hommes, a malicieusement inventé divers moyens pour les ruiner et pour les perdre sans ressource, de même les enfants de la lumière et de la véritable piété ont trouvé divers degrés de vertu pour monter jusque dans le Ciel. Car les uns combattant ensemble et par grandes troupes, dont il y a un nombre innombrable,gagnent des couronnes incorruptibles ; les autres embrassant la vie solitaire et renonçant à toutes les consolations humaines pour ne s'entretenir qu'avec Dieu seul, remportent des victoires immortelles ; les autres demeurant dans des cabanes et des cellules passent toute leur vie à célébrer ses louanges ; les autres n'ayant pour couvert que des antres et des cavernes, s'emploient à la même occupation ; et les autres , dont j'ai parlé de quelques-uns entre plusieurs, sans avoir ni antres, ni grottes, ni cellules, ni cabanes, ni autre couverture que le ciel, supportent les diverses contrariétés des saisons, tantôt étant tout transis par l'extrême rigueur du froid, et tantôt étant tout brûlés par l'insupportable ardeur du soleil ; Ces derniers ont aussi entre eux diverses manières de vivre. Car les uns demeurent toujours debout ; les autres partagent le jour en deux, dont ils passent une partie assis et l'autre debout ; les autres s'enferment avec une muraille sèche pour éviter l'abord de ceux qui les viennent voir ; et les autres ne se couvrant de quoi que ce soit sont exposés à la vue de tout le monde : ce que je me suis trouvé obligé de remarquer en voulant écrire la vie de l'admirable Baradate, d'autant qu'il a été ingénieux à trouver des austérités toutes nouvelles.
Il commença par s'enfermer dans une petite maisonnette, où il demeura fort longtemps dans une contemplation continuelle ; puis s'en allant sur une roche qui et au-dessus du même lieu, il demeurait dans une cabane faite avec du bois, si extrêmement petite que ne pouvant s'y tenir debout, il était toujours contraint de se courber, et dont les planches étaient si mal assemblées qu'il y avait plusieurs grandes ouvertures ; en sorte qu'il n'était pas moins exposé à la pluie et au soleil que ceux qui demeurent tout-à-fait à l'air ; le seul avantage qu'il tirait d'être ainsi enfermé dans ce couvert étant la contrainte et l'incommodité qu'il en recevait.
Après y avoir passé fort longtemps en cette manière,il en sortit sur l'instance que lui en fit le divin Théodose Patriarche d'Antioche. Maintenant il se tient debout en levant sans cesse les mains vers le Ciel, et en chantant les louanges du Créateur de l'univers. Son habit est d'un cuivre qui le couvre tout, et qui n'est ouvert qu'à l'endroit du nez et de la bouche, afin de pouvoir respirer, parce qu'autrement il ne pourrait vivre ; et quoiqu'il ne soit nullement robuste et qu'il soit sujet à diverses maladies, il ne laisse pas de résister à tous ces travaux, parce que le feu du divin amour dont son âme est toujours embrasée et qui la rend si fervente, fait non seulement qu'il les entreprend avec joie, mais qu'il ne trouve point de peine à les souffrir.
Quant à son esprit il est si intelligent et si clair, qu'il ne peut rien voir de mieux que ses questions et ses réponses ; et il argumente quelquefois plus fortement que ceux qui sont le plus exercés dans les subtilités d'Aristote. Mais étant ainsi arrivé au plus haut comble de la vertu, il ne souffre nullement que la vanité l'y accompagne ; et au lieu de lui permettre de le suivre, il lui ordonne de ramper sur la terre au pied de cette montagne sainte, parce qu'il n'ignore pas quels sont les malheureux effets que l'orgueil cause dans les âmes.
Voilà en peu de paroles quelle est la profonde sagesse de ce grand serviteur de Dieu. Je souhaite qu'elle aille toujours croissant de telle sorte qu'il achève heureusement sa carrière, puisque la gloire de ceux qui demeurent victorieux en de semblables combats, remplit de contentement et de joie toutes les personnes qui font profession de piété. Et Dieu veuille que par l'assistance de leurs prières je puisse monter peu à peu sur cette sainte montagne, et jouir de la consolation de les voir.
SAINT THALELE,
ANACHORETE.
Je ne veux pas passer sous silence les choses admirables et toutes miraculeuses que je sais de Saint Thalèle, et que je n'ai pas apprises du rapport d'autrui ; mais que j'ai vues de mes propres yeux. S'étant arrêté sur une colline éloignée de vingt stades de Gabale, qui est une petite ville fort jolie, où il y avait un temple consacré aux démons, et dans lequel on les révérait par des adorations sacrilèges, il bâtit une petite cabane. La raison que ces pauvres idolâtres alléguaient de ce qu'ils leur rendaient tant d'honneurs, était qu'ils étaient si méchants qu'ils tâchaient d'adoucir leur cruauté en leur offrant des victimes. Car ils faisaient mille maux non seulement aux hommes des environs et aux passants, mais aussi à leurs ânes, à leurs mulets, et à leurs bœufs, non à dessein de nuire à ces animaux, mais afin de se servir d'eux pour tendre des pièges à leurs maîtres.
Ces malheureux esprits voyant arriver le Saint, tâchèrent en vain de l'épouvanter, parce que sa foi était comme un bouclier qui le couvrait, et que la Grâce de Dieu combattait pour lui : ce qui les remplit d'une telle rage que ne sachant que lui faire ils déchargèrent leur colère sur des arbres de cette colline, qui était pleine de figuiers et d'oliviers parfaitement beaux, dont ils arrachèrent en un moment plus de cinq cents, ainsi que me l'ont conté les paysans du voisinage, qui ayant été autrefois dan les ténèbres de l'idolâtrie, ont reçu par les instructions et par les miracles de ce grand Saint, la lumière de l'Evangile. Les démons voyant que tous leurs efforts contre ce vaillant soldat de Jésus-Christ leur avaient été inutiles, ils s'avisèrent d'un autre moyen qui fut de venir la nuit avec de grands cris et des flambeaux allumés croyant par là de lui donner l'épouvante ; mais voyant qu'il s'en moquait ainsi que du reste, enfin ils s'enfuirent et le laissèrent.
Le Saint fit ensuite deux roues qui avaient chacune deux coudées de diamètre, et les attacha avec des clous et des chevilles à des planches assez éloignées les unes des autres, puis enfonça trois grosses perches en terre qu'il lia ensemble par en-haut, et suspendit au milieu cette double roue, où étant assis dans cet espace, qui n'a que deux coudées de haut et une de large, il y a déjà passé dix années entières, quoiqu'étant extrêmement grand, il ne puisse dans une si petite étendue lever sa tête, et qu'ainsi il soit contraint de demeurer toujours si courbé qu'elle touche à ses genoux.
L'étant allé voir je le trouvai fort attentif à lire les Saints Evangiles, et à recueillir les fruits qu'une si sainte occupation peut produire. Le désir d'apprendre la cause d'une manière de vie si nouvelle et si extraordinaire, m'ayant porté à le prier de me la dire, il me répondit en grec, car il était Cilicien : « Me trouvant coupable d'un très grand nombre de péchés, et ne doutant point des châtiments de l'autre monde, je me suis avisé de ceci ; et je traite mon corps comme vous voyez, afin d'éviter par des peines qui ne sont que médiocres, les tourments épouvantables dont j'étais menacé si justement, et qui sont incomparablement plus grands que ceux-ci, non seulement en nombre, mais en eux-mêmes, parce qu'ils sont involontaires. Car il n'y a rien de si difficile à supporter que ce qui nous arrive contre notre gré ; au lieu que ce que nous faisons volontairement, quelque laborieux qu'il soit, nous paraît beaucoup moins rude, d'autant que nous nous y portons de nous-mêmes, et sans violence. Ainsi je gagnerai beaucoup si je puis par ces petites souffrances éviter celles de l'autre vie qui n'ont point de bornes. » L'ayant entendu parler de la sorte, j'admirai sa sagesse si ingénieuse, qui faisait que ne se contentant pas d'entreprendre les mêmes combats que les autres, il en avait encore trouvé de nouveaux qui n'étaient propres qu'à lui, et qu'il se conduisait en cela avec tant de jugement qu'il ne savait pas seulement la raison de ce qu'il faisait, mais en rendait capables ceux qui désiraient de l'apprendre.
Tous les habitants proches de là assurent qu'il fait quantité de miracles par ses prières, dont ils ne reçoivent passeulement de l'avantage en leurs personnes, mais aussi en leur bétail : ce qui a été cause que tout ce pays auparavant plongé dans l'idolâtrie a renoncé à l'erreur dans laquelle il avait été nourri, et a été éclairé des rayons d'une divine lumière. Ce saint homme avec leur assistance a renversé ce temple qui était consacré aux démons, et en a élevé un très grand en l'honneur des Saints Martyrs, opposant ainsi à de faux dieux des hommes divins, par les prières desquels je souhaite de tout mon cœur qu'il arrive victorieux à la fin de sa carrière, et qu'étant assisté par eux et par lui, je sois rempli d'un ardent amour pour les illustres combats de cette manière de vie toute divine.
SAINTE MARANE
ET
SAINTE CYRE,
ANACHORETES.
Après avoir écrit les actions de tant de grands personnages, je pense être obligé pour l'accomplissement entier de cet ouvrage de rapporter celles de quelques femmes, qui ne les ont pas seulement égalés, mais surpassés par leurs travaux, et par leurs combats, puisqu' étant d'un naturel plus faible, elles méritent en témoignant autant de courage qu'eux, et en s'élevant ainsi au-dessus de la fragilité de leur sexe, d'être davantage estimées.
Or Marane et Cyre ayant surpassé toutes les autres dans ces extrêmes austérités, ce sera d'elles dont je parlerai maintenant. Leur pays est Berrée d'où elles sont descendues d'une race illustre, et ont été élevées selon leur condition et leur naissance. Mais méprisant tous ces avantages de la nature, elles s'enfermèrent dans un petit lieu proche de la ville, dont elles firent murer la porte ; et quelques-unes de leurs servantes les voulant imiter dans cette sorte de vie, elles leur firent bâtir tout joignant cette clôture une maisonnette où elles leur ordonnèrent de demeurer, et observant leurs actions par une petite fenêtre, elles les incitent souvent à la prière, et les enflamment dans l'amour de Dieu ; mais quant à elles, elles n'ont ni maison, ni toit, ni cabane, et elles passent toute leur vie à découvert. Au lieu de porte elles ont une petite fenêtre par où on leur donne ce qui leur est nécessaire pour vivre ; et par laquelle elles parlent aux femmes qui les viennent voir durant le temps de Pentecôte seulement, tout le reste de l'année se passant dans un continuel silence, j'entends pour ce qui est de Marane qui est la seulei parle à ces femmes. Car quant à Cyre personne ne lui a jamais entendu dire la moindre parole.
Elles sont toutes deux chargées de tant de chaînes de fer, que cyre qui est d'une complexion plus délicate que l'autre, est toujours courbée jusqu'en terre, sans qu'il lui soit possible de se lever. Elles portent des robes si longues qu'elles leur couvrent les pieds ; et par devant elles ont comme un voile qui descend jusques à la ceinture et leur couvre entièrement le visage, les mains et l'estomac.
Je les ai souvent vues dans cette clôture, la révérence qu'elles ont pour la dignité du Sacerdoce les ayant portées à faire démurer leur porte pour me faire entrer. J'ai vu de mes propres yeux cette quantité de chaînes que les hommes les plus forts ne pourraient porter ; et après beaucoup de prières j'ai eu le pouvoir de les leur faire quitter ; mais je n'étais pas plutôt parti qu'elles les reprenaient et les mettaient comme un collier sur leur cou, et commeune ceinture sur leurs reins, outre celles qui étaient destinées pour leurs mains et pour leurs pieds. Voilà la manière dont elles vivent et dans laquelle elles ont passé non seulement cinq, dix ou quinze ans, mais quarante-deux années ; et après de si longs travaux elles n'aiment pas moins les souffrances et ne les embrassent pas avec moins d'ardeur que si elles ne faisaient que commencer, parce qu'ayant sans cesse devant les yeux la beauté de leur époux, toutes ces difficultés ne leur donnent point de peine, et il n'y a point d'efforts qu'elles ne veuillent faire pour arriver au bout de cette carrière, où elles le voient qui tient en ses mains et leur montre la couronne qu'il veut mettre sur leur tête, après leur victoire.
Ainsi elles endurent avec joie la pluie, la neige et la chaleur du soleil ; ce qui serait insupportable à d'autres leur paraissant doux et agréable. Elles ont aussi imité le divin Moïse dans son jeûne, ayant par trois diverses fois passé autant de temps que lui sans manger, et n'ayant pris un peu de nourriture qu'au bout des quarante jours. Elle ont aussi imité le jeûne de Daniel, ayant passé trois semaines sans manger. Une autre fois étant poussées du désir de voir les saints lieux que Jésus-Christ a honorés par ses souffrances, elles furent à jeun jusques en Jérusalem, où elles ne mangèrent qu'après avoir adoré Dieu, et puis s'en retournèrent encore à jeun, quoiqu'il ne leur ait pas fallu moins de vingt journées pour faire un si long chemin. Ayant aussi désiré de visiter dans l'Isaurie l'église de la glorieuse Thècle, afin d'allumer toujours de plus en plus dans leur cœur le feu du divin amour, elles y furent et en revinrent à jeun, tant cet adorable et puissant attrait les transporte hors d'elles-mêmes, et tant leur violente passion pour leur saint époux fait qu'elles sont insensibles à tout le reste. Une vie si admirables les rendant l'ornement de toutes les femmes qui se proposeront d'arriver au comble de la perfection, il ne leur reste plus qu'à recevoir de la main de leur Seigneur et de leur maître les couronnes dont il récompense les travaux de ceux qui demeurent victorieux en combattant pour son service. Et quant à moi, après avoir fait voir l'avantage qu'on peut recevoir de les imiter, et demandé leur bénédiction, je passerai à un autre discours.
SAINTE DOMNINE.
La sainte et admirable Domnine ayant résolu d'imiter la vie de Saint Maron dont j'ai ci-devant parlé, elle bâtit avec du chaume une petite cabane dans le jardin de sa mère, et là passant les jours et les nuits en pleurs, elle n'arrose pas seulement son visage de ses larmes, mais aussi ses habits qui sont tissés de poil de chèvre. Aussitôt qu'elle entend le chant du coq, elle s'en va dans l'église qui est fort proche ; et là avec tous ceux qui s'y rencontrent tant hommes que femmes, elle offre ses louanges au Créateur de l'Univers : ce qu'elle ne fait pas moins quand le jour finit que lorsqu'il commence, dans la créance qu'elle a et qu' elle s'efforce de donner aux autres, qu'il n'y a point de lieux qu'on doive tant honorer et avoir en si grande révérence que ceux qui sont consacrés à Dieu. Ainsi elle prend un extrême soin de cette Eglise, et porte sa mère et ses frères à y employer libéralement leur bien.
Des lentilles trempées dans de l'eau sont sa seule nourriture ; et elle supporte tous ces travaux dans son corps si exténué qu'il est comme à demi mort. Car ces extrêmes austérités ayant consumé ce qu'elle avit de graisse et de chair, l²'ont amaigrie de telle sorte que sa peau est toute collée sur ses os ; Elle est exposée aux yeux de tout le monde soit hommes ou femmes, sans que néanmoins elle regarde personne au visage, ni qu'elle laisse voir le sien à personne ; sa robe lacouvrant entièrement et étant toujours courbée jusques aux genoux. Sa voix est fort faible et peu distincte ; et ellene parle jamais sans verser des larmes : ce que je sais par expérience. Car souvent m'ayant pr²is la main et l'ayant portée à ses yeux, elle la trempait de telle sorte de ses pleurs qu'elle en était toute dégouttante.
Qui peut donc assez dignement louer cette grande servante de Dieu, qui étant enrichie de tant de grâces et de mérites, pleure, gémit et soupire comme si elle en était la plus dépourvue du monde ? Son ardent amour pour son époux qui est la source de ses larmes, allumant dans son esprit un désir continuel de le contempler face à face, est comme un aiguillon qui la pique et qui la presse de se décharger du pesant fardeau de son corps pour pouvoir voler dans le Ciel. Or quoiqu'elle passe les jours et les nuits dans de si saintes occupations, elle ne néglige pas toutefois la pratique des autres vertus ; mais elle assiste de tout son pouvoir ces généreux soldats de Jésus-Christ dont j'ai ci-devant parlé, et plusieurs autres dont je n'ai rien dit. Elle prend aussi soin de ceux qui les vont visiter, qu'elle fait loger chez le Prêtre de ce bourg, où elle leur fait donner tout ce qui leur est nécessaire par sa mère et par ses frères, sur le bien desquels Dieu répand sa bénédiction par ses prières ; et elle m'envoie aussi à moi-même du pain, des fruits, et des lentilles trempées dans de l'eau, lorsque je vais dans cette partie de notre province qui est du côté du midi.
Mais qu'est-il besoin de m'arrêter davantage à raconter toutes ses vertus, étant obligé comme je suis à parler aussi des autres personnes de même sexe qui s'efforcent d'imiter les actions de cette bienheureuse fille et des deux autres dont je viens d'écrire la vie ? Car il y en a plusieurs dont les unes ont embrassé la vie solitaire, les autres demeurent ensemble jusques au nombre de deux cent cinquante ou environ, usant toutes d'une même nourriture, couchant sur des nattes, et employant leurs mains à filer et leurs langues à chanter des hymnes à la louange de Dieu. Or iln'y a pas seulement dans notre province, mais aussi dans tout l'Orient, dans la Palestine, dans l'Egypte, dans l'Asie, dans le Pont, et dans toute l'Europe, d'infinies maisons pleines de femmes qui vivent dans cette sorte. Car depuis que Notre-Seigneur Jésus-Christ en prenant naissance d'une Vierge a honoré la virginité, la nature a produit et offert à son Créateur de saintes prairies pleines de vierges, qui sont comme autant de fleurs odoriférantes dont l'éclat et la beauté ne ternira jamais, sans plus faire de distinction entre les vertus et les perfections des deux sexes, cette différence n'étant qu'entre leurs corps, et non pas entre leurs âmes, puisque, comme dit le divin Apôtre (Gal.3) : « Lorsqu'il s'agit de ceux qui sont véritablement à Dieu, on ne distingue point l'homme d'avec la femme », parce que c'est la même foi qui est donnée à l'un et à l'autre. (Ephes. 4) : « Car il n'y a qu'un Seigneur, qu'une foi, qu'un baptême: il n'ya qu'un Dieu qui est le père de tous, qui est au-dessus de tous, qui est partout et dans toutes choses, et la Grâce est donnée à chacune de nous, selon la mesure avec laquelle il plaît à Jésus-Christ de nous la donner. » Car comme il nous veut couronner après nos travaux, il offre le Royaume du Ciel pour récompense généralement à tous ceux qui sont demeurés voctorieux en combattant pour son service.
Il y a donc, comme j'ai dit, une très grande multitude d'hommes et de femmes qui passent leur vie dans les exercices de la piété, non seulement parmi nous, mais aussi dans toute la Syrie, dans la Palestine, dans la Cilicie et dans la Mésopotamie. Et on assure que dans l'Egypte il y a certains Monastères d'hommes dont le nombre n'est guère moindre que de cinq mille, qui en s'occupant à leur ouvrage chantent les louanges de Dieu, et ne se nourrissent pas seulement de leur travail, mais en tirent de quoi subvenir aux nécessités des pélerins et des pauvres. Ce qu'à grande peine serais-je seul capable d'écrire puisque tous les historiens ensemble ne le pourraient pas : et quand je le pourrais, je l'estimerais inutile, et croirais qu'il n'y aurait que de la vanité à l'entreprendre et nul fruit à en espérer, puisque ce que j'ai rapporté suffit pour ceux qui en voudront profiter. C'est aussi pour cette raison que j'ai écrit diverses vies, et que j'ai parlé des femmes ensuite des hommes, afin que tous ceux de l'un et de l'autre sexe, tant jeunes que vieux, aient des exemples et des modèles de vertu àimiter, et que chacun d'eux se proposant celle de ces vies qui lui sera la plus agréable, forme et règle sur cela la sienne. Car comme les peintres en regardant ceux dont ils veulent faire les portraits, représentent au naturel leurs yeux, leur nez, leur bouche, leurs joues et tout le reste de leur visage, de même leur barbe et leurs cheveux, leur port, leur taille, leurs gestes, et la douceur ou la rudesse de leurs regards : il faut de même que ceux qui en lisant cette Histoire se proposeront d'imiter quelqu'une des vies que je rapporte s'efforcent d'y conformer la leur. Et tout ainsi que les menuisiers pour rendre leurs planches de niveau ôtent tout ce qu'il y a de trop, jusques à ce qu'en y appliquant la règle ils reconnaissent qu'il y ait un entier rapport entre l'un et l'autre ; il faut que celui qui veut imiter la vie de quelqu'un s'en serve comme d'une règle pour retrancher tout ce qu'il reconnaît en lui de vicieux, et ajouter tout ce qui manque à sa vertu. C'est ce qui m'a engagé à entreprendre cet ouvrage, afin que ceux qui voudront en profiter y trouvent des exemples qu'ils se puissent proposer, et qu'ils puissent suivre. Je les conjure que jouissant sans peine de mon travail ils me témoignent leur reconnaissance par leurs prières ; et je demande aussi de tout mon cœur à ces grands Saints dont j'écris la vie de ne me mépriser pas pour être si extrêmement éloigné d'eux, mais plutôt que me voyant ramper sur la terre ils me tirent de la misère où je suis, et m'élèvent au comble de la vertu pour me recevoir en leur sainte compagnie, afin que je ne loue pas seulement dans les autres ces perfections éclatantes dont leurs âmes sont enrichies, mais que je sois aussi moi-même digne de quelque louange, en glorifiant par les actions, par les pensées et par mes paroles Jés le Rédempteur de l'Univers, notre Dieu et notre Sauveur, auquel soit honneur et gloire avec le Père, et le Saint Esprit, maintenant, toujours et dans les siècles des siècles. Amen.
ACTIONS ET PAROLES
REMARQUABLES
DES SAINTS PERES
DES DESERTS,
ECRITES
PAR DIVERS ANCIENS AUTEURS
ECCLESIASTIQUES.
RUFIN DANS SON TROISIEME
Livre de la vie des Pères.
I.
D'un excellent Solitaire qui ayant été visité par l'Empereur Théodose s'enfuit dans le désert.
(Rufin. Num.10) Le saint vieillarde Poemen disait un jour à ses frères : Dans un faubourg de Constantinople qu'on appelle le Septième, où les Empereurs au sortir de la ville vont d'ordinaire se divertir, il y avait un Solitaire qui ne partait jamais de sa petite cellule. L'Empereur Théodose l'ayant su, alla pour le voir en se promenant, et défendit à tous ceux de sa suite d'approcher de la cellule ; Puis s'étant avancé tout seul, et ayant frappé à la porte, le Solitaire le reçut sans savoir que ce fût lui, parce qu'il avait ôté son diadème afin de n'être point connu. Après avoir fait oraison ils s'assirent, et l'Empereur lui demandant de quelle sorte les Saints Pères vivaient en Egypte, il lui répondit : « Ils prient tous Dieu pour votre prospérité ». Théodose regarda ensuite de tous côtés dans sa cellule, où ne voyant autre chose que du pain sec dans une corbeille, il lui dit : « Mon Père, donnez-moi votre bénédiction, et puis nous mangerons un peu. » Aussitôt le Solitaire prit de l'eau dans laquelle il mit du sel et y trempa des morceaux de pain dont ils mangèrent ensemble, et puis il lui présenta de l'eau dont il but. Alors l'Empereur lui dit (Vita Pelag. Lib. 15. num.66) : « Me connaissez-vous ? » « Dieu sait qui vous êtes », répondit le Solitaire. « Je suis l'Empereur », lui répartit-il, « qui suis venu par dévotion pour vous voir ; » A ces paroles le Solitaire se prosterna devant lui, et Théodose lui dit : « O que vous êtes heureux vous autres Solitaires ! Qui étant libres et dégagés des occupations du siècle, passez une vie douce et tranquille, sans avoir d'autre soin que du salut de vos âmes, et sans penser à autre chose qu'à vous rendre dignes de recevoir dans le Ciel une vie et des récompenses éternelles ; Moi au contraire qui suis né dans la pourpre impériale et suis assis sur le trône, je puis dire avec vérité que je ne me suis jamais mis à table sans avoir l'esprit rempli de soucis. » L'Empereur lui fit ensuite de grandes amitiés, et puis s'en alla.
Cette même nuit ce serviteur de Dieu raisonna ainsi en soi-même. « Il ne faut pas que je demeure davantage ici, puisqu'après cette visite de l'Empereur, plusieurs non seulement d'entre le peuple, mais même des personnes de la Cour et des sénateurs pourraient à son exemple me venir voir, et me rendre de l'honneur comme à un serviteur de Dieu. Mais quant à moi j'aurais grand sujet d'appréhender que le Diable ne se servît de cette occasion pour me tromper, en me portant à les recevoir volontiers, et à ressentir de la joie du bien qu'ils diraient de moi, et de l'honneur qu'ils me rendraient : ce qui me ferait perdre la vertu d'humilité par le plaisir que je prendrais à être loué et honoré par les hommes. » Ce serviteur de Jésus-Christ entrant dans ces considérations s'enfuit cette même nuit, et s'en alla en Egypte vers les Saints Pères du désert.
II.
Que l'on peut par humilité souffrir de grandes calomnies ; mais non pas celle d'être accusé d'hérésie.
Entre les plus excellents des Pères il y en avait un nommé Agathon, qui était dans une très grande estime à cause de son extrême humilité. Quelques frères voulant éprouver si elle était telle qu'on la publiait, ils le furent trouver et lui dirent : « Mon Père, plusieurs des frères se scandalisent de ce que vous êtes si vain, et de ce que ne vous contentant pas de mépriser les autres, vous passez mêmes jusques à médire d'eux : ce qu plusieurs assurent que vous faites, d'autant qu'étant encore sujet à d'autres vices, vous ne voulez pas paraître être le seul qui manque de satisfaire à son devoir. Le saint vieillard leur répondit : « Je ne puis désavouer que je ne sois coupable de toutes ces fautes. » Puis se prosternant en terre comme pour les adorer, il leur dit : « Je vous conjure, mes frères, que cela vous engage à redoubler votre charité pour ce misérable, qui a offensé par tant de péchés notre Seigneur Jésus-Christ ; et de ne vous point lasser de le prier qu'il lui plaise de me les pardonner et me les remettre. » Ensuite de cette réponse ces Solitaires ajoutèrent : « Nous ne pouvons aussi vous dissimuler que plusieurs assurent que vous êtes hérétiques. » Sur quoi le Saint leur répartit : « Quoique je me reconnaisse coupable de plusieurs autres péchés, je suis exempt de celui-là. » et Dieu me garde s'il lui plaît, de tomber jamais dans un tel malheur. » Alors tous ces frères se jetèrent à ses pieds, et le conjurèrent de leur dire pourquoi ne s'étant point ému de toutes les autres choses dont ils l'avaient accusé, il n'avait pu souffrir qu'on le soupçonnât d'être hérétique. Il leur répondit : « L'humilité m'a obligé de supporter ces autres reproches, afin que vous me reconnaissiez pour un grand pécheur, sachant que la pratique de cette vertu est principalement ce qui nous sauve, ainsi que Jésus-Christ notre Sauveur l'a bien fait voir, lorsque les Juifs le chargeant de tant d'injures et de tant d'outrages, il les supporta si patiemment, pour nous donner exemple d'humilité, et souffrir jusques à la mort, et la mort de la Croix sans s'en émouvoir, tout ce que les faux témoins déposèrent contre lui : ce qui a fait dire à Saint Pierre (1. Pet.2) : « Jésus-Christ a souffert pour nous, et nous a montré l'exemple que nous devons suivre, afin que nous marchions sur ses pas. » Ce qui nous oblige de supporter patiemment et humblement tout ce qu'on dit contre nous. Mais quant à ce qui est de l'hérésie, cette accusation m'a fait horreur, et je n'ai pu en endurer le reproche, d'autant que l'hérésie sépare d'avec le Dieu vivant et véritable celui qui en est infecté pour la joindre à Lucifer et à ses malheureux Anges.
III.
D'un grand Saint qui s'enfuit pour éviter d'être fait Prêtre.
Les plus anciens d'entre les Pères (Num.21), et tous les Solitaires qui demeuraient dans le désert de Scété s'étant assemblés, ils résolurent d'ordonner Prêtre de l'Eglise qui est dans ce même désert le Père Isaac, et ayant pris jour pour ce sujet, ils s'y trouvèrent tous en grand nombre. Ce saint homme en ayant eu avis, et se jugeant indigne d'un aussi grand ministère qu'est celui du sacerdoce, s'enfuit en Egypte, où il se cacha sous un arbre dans un champ, où la nuit les ayant surpris, et étant fort las, ils y demeurèrent pour se reposer, et débridèrent l'^nae qui leur portait quelques vivres, afin de le laisser paître ; ce que faisant il arriva au lieu où le vieillard était caché. Lorsque le jour fut venu ces Solitaires en cherchant leur âne trouvèrent le Saint, et admirant la conduite de Dieu ils l'arrêtèrent, et le voulaient lier pour le ramener par force, ce qu'il les pria de ne point faire en leur disant : « Je ne puis maintenant vous résister, de crainte de résister à Dieu, qui veut peut-être que je sois Prêtre encore que j'en sois indigne.
IV.
En quoi consiste la véritable sobriété.
(Num. 48). Un des Saints Pères disait : « Il y a des personnes qui mangeant beaucoup se lèvent néanmoins de table ayant encore faim, parce qu'ils ne veulent pas se rassasier entièrement. Et d'autres qui mangeant peu se rassasient. Or il est sans doute que les premiers sont plus parfaits que les autres ».
V.
Manger avec action de grâces.
(Num.49). Un autre vieillard disait : « Ne mangez pas ce que vous désirez de manger ; mais mangez ce que Dieu vous donne, sans cesser jamais de lui rendre grâce. »
VI.
Manière de faire pénitence d'un désir que l'on a eu.
(Num.90). Quelques frères disaient qu'un vieillard ayant désiré de manger un concombre, lorsqu'on lui en eut apporté un, il le mit devant lui et n'y toucha point, afin de ne se laisser pas surmonter par l'intempérance ; et fit ainsi pénitence de l'envie qu'il avait eue.
VII.
Combien la singularité est blâmable.
(Num.54). Les Solitaires s'étant assemblés dans l'église le jour d'une grande fête, et tous les autres mangeant, il y en eut un qui dit au frère qui les servait : « Je vous prie qu'on m'apporte un peu de sel, parce que je ne mange rien de cuit. » Ce frère ayant ensuite dit tout haut : « Apportez un peu de sel, parce que voici un frère qui ne mange rien de cuit », le bienheureux Théodore prit la parole, et s'adressant à ce Solitaire lui dit : « Mon frère, il vaudrait mieux que vous mangeassiez de la chair dans votre cellule, que d'avoir tenu ce discours en la présence des frères. »
VIII.
De quelle sorte un grand Saint fit connaître à un Solitaire la faute qu'il faisait de ne joindre pas le travail des mains à l'oraison.
(Num.55). Un Solitaire étranger étant venu trouver l'Abbé Silvain qui demeurait sur la montagne du Sinaï, et voyant les frères qui travaillaient, il leur dit : « Pourquoi travaillez-vous ainsi pour une nourriture périssable ? Madeleine n'a-t-elle pas choisi la meilleure part ? » Le saint vieillard ayant su cela dit à Zacharie son disciple : « Donnez un livre à ce frère pour l'entretenir, et le mettez dans une cellule où iln'y ait rien à manger. » L'heure de None étant venue, ce Solitaire étranger regardait si l'Abbé ne le ferait point appeler pour aller manger ; et lorsqu'elle fut passée il le vint trouver et lui dit : « Mon Père, les frères n'ont-ils point mange aujourd'hui ? » « Oui », lui répondit, ce saint homme. « Et d'où vient donc, » ajouta ce Solitaire, « que vous ne m'avez pas fait appeler ? » « D'autant, » lui répartit le Saint, « que vous qui êtes un homme tout spirituel, qui avez choisi la meilleure part, et qui passez les journées entières à lire, n'avez pas besoin de cette nourriture périssable ; au lieu que nous qui sommes charnels ne nous pouvons passer de manger ; ce qui nous oblige à travailler. » Ces paroles ayant fait voir à ce Solitaire quelle était sa faute, il en eut regret, et dit à Silouane : « Pardonnez-moi, je vous prie, mon Père. » Sur quoi le Saint lui répondit : « Je suis bien aise que vous connaissiez que Madeleine ne saurait se passer de Marthe ; et qu'ainsi Marthe a part aux louanges que l'on donne à Madeleine. »
IX.
Conduite d'un saint vieillard envers un Solitaire qui avait eu la pensée de garder quelque argent.
(Num.69). Un Solitaire ayant demandé à un saint vieillard : « Mon Père, trouverez-vous bon que de l'argent que j'ai reçu de mon travail, j'en retienne deux écus pour les besoins que je puis avoir, à cause de mes infirmités corporelles ? » Le serviteur de Dieu jugeant qu'il désirait de retenir ces deux écus lui dit : « Vous pouvez les retenir. » Le Solitaire étant de retour dans sa cellule se trouva combattu en lui-même, et disait : « Ce bon père a-t-il approuvé ou désapprouvé mon dessein ? » Il vint le retrouver ensuite et lui dit : « Je vous conjure au nom de Dieu, mon Père, de me dire avec sincérité quel est votre sentiment touchant ces deux écus dont je vous ai parlé. Car je sens beaucoup de trouble et d'agitation dans mon esprit sur ce sujet. » Le saint vieillard lui répondit : « Il est vrai que je vous ai dit de les retenir à cause que j'ai reconnu que vous en aviez le désir ; et je ne l'auraias pas fait sans cela, parce qu'on ne doit pas réserver davantage d'argent que ce dont on a besoin pour sa nourriture. Votre espérance n'est-elle fondée que sur ces deux écus que vous pouvez perdre ? Et Dieu n'a-t-il donc point soin de nous ? Mettez, mettez toute votre confiance en lui, et il ne vous abandonnera pas. »
X.
Belle réponse d'un Saint à qui on voulait donner de l'argent.
(Num.71). Un homme voulant mettre son argent entre les mains de l'Abbé Agathon pour en disposer comme il lui plairait, il le refusa en disant que le travail de ses mains suffisait pour le nourrir. Sur quoi l'autre insistant et le priant que s'il n'en avait point de besoin pour lui, il le prît pour le distribuer aux pauvres, il lui répondit : « J'aurais doublement honte de le recevoir ; puisque pour ce qui me regarde, je n'en ai point de besoin ; et qu'en distribuant aux autres le bien d'autrui, je courrais fortune d'être tenté de vanité. »
XI.
D'un Solitaire qui se voulait venger.
(Num.77). Un Solitaire qui avait été fort offensé par un autre vint trouver l'Abbé Sisoès, et après lui avoir conté l'outrage qu'il avait reçu, lui dit : « Mon Père, je suis résolu de m'en venger. » Le saint vieillard le conjura de laisser la vengeance à Dieu. Mais ce Solitaire continuant à protester qu'il se vengerait hautement, ce saint homme lui dit : « Puisque vous êtes si résolu, au moins prions Dieu ». Et alors se levant il commença de prier tout haut en cette sorte : « Mon Dieu, il n'est pas besoin que vous preniez soin de nos intérêts, et soyez notre protecteur, puisque ce frère soutient que nous pouvons et devons nous venger nous-mêmes. » Ce Solitaire fut si touché de ces paroles qu'aussitôt il se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et lui promit de ne vouloir jamais de mal à celui contre lequel il avait été si en colère.
XII.
Qu'il y a de l'avantage à être maltraité des hommes.
(Num.80). Il y avait un Solitaire, qui plus on l'injuriait et on se moquait de lui, et plus il témoignait de joie et disait : « Ce sont ceux qui nous traitent de la sorte qui nous donnent moyen d'avancer dans la vertu. Et au contraire ceux qui nous flattent ruinent nos âmes. Car il est écrit : Ceux qui vous veulent faire passer pour des Saints vous trompent. »
XIII.
Un vrai Solitaire doit tout souffrir.
(Num.86). Des Solitaires priant l'Abbé Moïse de leur vouloir donner quelque instruction, il dit à Zacharie son disciple de leur dire quelque chose. Alors Zacharie jeta son manteau par terre, et après l'avoir foulé aux pieds, il leur dit : « On ne saurait être Solitaire à moins que de souffrir volontiers d'être traité de la sorte. »
XIV.
Qu'il ne faut point différer à se réconcilier.
L'Abbé Agathon disait : « Lorsque j'ai été mal avec quelqu'un, non seulement je ne me suis point endormi, mais je ne l'ai jamais laissé dormir sans faire tout ce qui a pu dépendre de moi pour me réconcilier avec lui. »
XV.
De deux Solitaires qui ne purent jamais avoir aucun différend.
(Num.96). Deux saints vieillards qui demeuraient dans une même cellule n'ayant jamais eu ensemble la moindre contestation, il y en eut un qui dit : « Feignons d'avoir quelque différend ainsi que les autres hommes en ont. » L'autre répondit : « Je ne sais ce que c'est qu'un différend. » Sur quoi le premier répliqua : « Voilà une brique que je mets entre nous deux : je durai qu'elle est à moi ; et vous au contraire soutiendrez qu'elle est à vous ; ainsi nous contesterons ensemble. » Ils mirent donc cette brique au milieu d'eux ; puis le premier disant : « Elle est à moi », le second répondit : « Je pense qu'elle m'appartient ». « Nullement, » répartit le premier, « mais elle est à moi. » « Si elle est à vous, » répliqua le second, « prenez-la donc. » Ainsi ils se trouvèrent d'accord, et ne purent avoir aucune dispute.
XVI.
Qu'il ne suffit pas d'être seul pour se guérir de ses passions.
Un frère se sentant souvent ému de colère dans le monastère, dit en lui-même : « Je m'en irai dans le désert, afin que n'y ayant là personne avec qui je puisse rien avoir à démêler, cette passion me laisse en repos. » S'en étant donc allé dans le désert, et demeurant seul dans une grotte, son pot qu'il avait rempli d'eau et mis à terre se renversa trois fois de suite. Ce qui l'ayant mis en colère il le jeta et le cassa. Après quoi revenant à soi il dit : « Le démon de la colère m'a trompé, car encore que je sois seul, elle ne laisse pas de me vaincre. Ainsi puisque partout où il y a combat nous avons besoin de patience et de l'assistance de Dieu, je m'en retournerai au Monastère. »
XVII.
Que l'humble confiance en Dieu nous rend victorieux des démons.
(Num.103). Les démons disaient souvent à l'Abbé Moïse : « Tu nous as vaincu Moïse, et tous nos efforts sont vains contre toi, parce que lorsque nous voulons t'abaisser pour te porter dans le désespoir, tu te relèves ; et lorsque nous voulons t'élever pour te faire entrer dans la vanité, tu t'abaisses et tu t'humilies. »
XVIII.
Que les tentations surmontées pour l'amour de Dieu sont comme autant de couronnes.
(Num.104). Un vieillard eut durant dix ans continuels des tentations si violentes qu'enfin désespérant de son Salut, il dit en lui-même : « Ne pouvant plus espérer de sauver mon âme, puisqu'elle est perdue, je retournerai dans le monde. » Comme il partait pour s'y en aller, il entendit une voix qui lui disait : « Les dix années durant lesquelles vous avez combattu vous seront autant de couronnes. Retournez donc dans votre cellule ; à commencer dès cette heure je vous délivrerai de toutes ces fâcheuses pensées. » Il n'eut pas plutôt ouï ces paroles qu'il s'en retourna, et continua de servir Dieu comme auparavant. Ce qui fait voir qu'il ne faut jamais se désespérer à cause des mauvaises pensées, puisqu'au lieu de nous nuire, elles servent à nous couronner, si nous y résistons et les méprisons avec courage.
XIX.
Trois avis donnés par Saint Antoine pour plaire à Dieu.
(Num.108). Un Solitaire demandant à Saint Antoine ce qu'il devait faire pour plaire à Dieu, il lui répondit : « En quelque part que vous alliez, ayez toujours Dieu devant les yeux. Quelque ouvrage que vous fassiez proposez-vous toujours pour modèle quelque exemple de l'Ecriture sainte. Et en quelque lieu que vous soyez n'en sortez pas aisément, mais demeurez-y avec patience. »
XX.
Différences des humbles et des superbes dans le sentiment qu'ils ont d'eux-mêmes.
(Num.111). Un Solitaire Egyptien étant venu trouver en Syrie l'Abbé Zénon, il s'accusait tout haut devant lui de ses pensées. Ce que le saint vieillard admirant, il dit : « Les Egyptiens cachent les vertus qu'ils ont, et s'accusant des vices qu'ils n'ont pas. Et au contraire les Syriens et les Grecs se vantent des vertus qu'ils n'ont pas, et cachent les vices qu'ils ont.
XXI.
Du désavantage qu'il y a d'être loué.
(Num.112). Un saint vieillard disait : « Ceux que les hommes louant avec excès n'en reçoivent pas peu de préjudices en leurs âmes. Et ceux au contraire dont les hommes ne disent point du tout de bien, en recevront de la part de Dieu des récompenses d'autant plus grandes. »
XXII.
Sur le même sujet.
Le même disait : « Comme un trésor diminue lorsqu'on le découvre, il en arrive ainsi à la vertu lorsqu'elle est manifestée, parce que comme la cire se fond au feu, l'âme s'affaiblit et se relâche par les louanges. »
XXIII.
Moyens de résister aux pensées de vanité.
Le même disait (Num.115) : « Lorsque vous vous sentez combattu par une pensée de vanité, examinez dans le fond de votre cœur si vous accomplissez tous les commandements de Dieu ; si vous aimez vos ennemis ; si vous êtes bien aise qu'on les estime, et fâché qu'on les méprise ; et si vous vous considérez comme étant un serviteur inutile et le plus grand pécheur du monde. Que si vous vous trouvez dans toutes ces dispositions, gardez-vous bien pour cela d'avoir la moindre opinion avantageuse de vous-même, comme si vous aviez fait quelque chose de considérable, puisque vous ne pouvez ignorer qu'une seule pensée d'orgueil serait capable de détruire toutes ces bonnes actions.
XXIV.
Que tandis que l'on est en cette vie, on doit toujours craindre.
Un vieillard étant venu trouver un autre (Num.116), il lui dit : « Mon Père, je suis déjà mort au monde. » « Gardez-vous bien, » lui répondit celui-ci, « de parler avec cette confiance tandis que vous serez en vie. Car si vous croyez être mort, ne savez-vous pas que le Diable est toujours vivant, et nous tend des pièges sans nombre ? »
XXV.
Comment l'Abbé Sisoès (Num.120) demeurant sur la même montagne où Saint Antoine était reclus, un homme lui amena son fils qui était encore jeune, afin de recevoir sa bénédiction. L'enfant étant mort en chemin, le père sans se troubler le porta au saint vieillard, et le mit à terre dans sa cellule ainsi qu'on a accoutumé d'y mettre ceux pour qui l'on demande la bénédiction. La prière étant achevée, il sortit et laissa son fils aux pieds du Saint, qui ne sachant pas qu'il fût mort, et croyant qu'il fût demeuré là pour prier encore, lui dit : « Levez-vous, mon fils, et vous en allez » : ce que l'enfant fit en même temps. Le père voyant ce miracle fut touché d'un merveilleux étonnement, et retournant en la cellule du Saint il se jeta à ses pieds, et lui dit tout simplement quelle avait été son affliction, et quelle était alors sa joie. Le bienheureux Sisoès en fut fâché, parce qu'il craignait extrêmement qu'on sût qu'il faisait des miracles, et lui fit dire par son disciple qu'il se gardât bien d'en parler avant sa mort.
XXVI.
Comment l'Abbé Bessarion délivra un possédé, en lui disant de se lever.
(Num.121). Un homme possédé du malin esprit étant venu à l'église, et tous les frères s'étant mis en prières sans le pouvoir délivrer, ils dirent entre eux : « Que ferons-nous ? Personne sans doute n'est capable de chasser le démon du corps de cet homme que l'Abbé Bessarion. Mais si nous lui en parlons il ne voudra pas même venir à l'église, où puisqu'il arrive toujours le premier, il n'y a point de meilleur moyen que de mettre ce possédé à la porte, et dire au saint vieillard quand il viendra qu'il réveille cet homme qui dort. » Ayant pris cette résolution, lorsqu'ils virent venir le saint vieillard ils se mirent tous debout pour faire oraison, et lui dirent : « Mon Père, réveillez cet homme qui dort. » Le Saint dit ensuite à ce possédé : « Levez-vous et sortez dehors » : et soudain le démon sortit de son corps, et il fut entièrement délivré.
XXVII.
Comment le même Saint guérit en la même sorte un paralytique.
(Num.122). Un Egyptien ayant un fils paralytique, il le porta à la cellule du même Saint, où le laissant sur le pas de la porte il se retira : Sur quoi l'enfant ayant commencé à pleurer, et le vieillard le voyant de sa fenêtre, il lui dit : « Mon fils, qui vous a amené ici ? » « C'est mon père », lui répondit-il, « et puis il m'a laissé et s'en est allé. » Alors le Saint lui dit : « Levez-vous, et l'allez trouver » : et soudain il fut guéri, et alla trouver son père.
XXVIII.
Comment il arrive que les personnes engagées dans le monde se sauvent quelquefois plutôt que celles qui sont dans la retraite.
Le saint Abbé Mutuis disait : « D'autant plus qu'un homme s'approche de Dieu, d'autant plus il se reconnaît pécheur. C'est pourquoi le Prophète Isaïe considérant cette divine majesté disait qu'il était pécheur et misérable.Ne croyons donc jamais être en sûreté tandis que nous sommes dans le monde, suivant ces paroles de l'Apôtre (I.Cor.10) : « Que celui qui est debout prenne garde de ne pas tomber. » Cette vie est une navigation douteuse, quoiqu'il soit vrai que nous naviguons ainsi que sur une mer tranquille, au lieu que les séculiers naviguent ainsi que sur une mer agitée. Nous marchons comme durant le jour, parce que le soleil de justice nous éclaire ; au lieu qu'ils marchent comme durant lanuit sans savoir la route qu'ils doivent tenir. Mais il arrive souvent qu'encore que le séculier navigue dans de si épaisses ténèbres, il sauve néanmoins son vaisseau par sa vigilance et par son travail ; au lieu que nous en naviguant durant le jour et durant le calme, cette sûreté apparente nous fait tomber dans la négligence, et nous fait périr en abandonnant le gouvernail de l'humilité. Car il n'est pas moins impossible de se sauver sans l'humilité que de conduire un vaisseau sans gouvernail.
XXIX.
L'humilité vainc les démons.
(Num.124). Saint Macaire retournant au point du jour en sa cellule chargé de feuilles de palmier, le Diable vint au-devant de lui avec à la main une faux extrêmement tranchante, dont il s'efforça de le frapper, et ne le pouvant, il s'écria : « O Macaire, tu me fais souffrir uen grande violence, lorsqu'ayant dessein de te nuire je trouve que je n'en ai pas la force, encore que j'accomplisse plus parfaitement que toi toutes les choses que tu fais ; Car tu jeûnes quelquefois, il est vrai ; mais moi je ne mange jamais. Tu veilles quelquefois ; mais jamais le sommeil ne me ferme les paupières. Et il n'y a qu'une seule chose en laquelle je confesse que tu me vaincs. » Sur quoi Macaire lui demandant ce que c'était, il lui répondit : « C'est ton humilité. » Et ayant achevé ces paroles, et le Saint étendant les maisn pour prier, il s'évanouit.
XXX.
L'humilité précède toujours la charité.
(Num.126). Un des saints Pères disait : « Tout le travail d'un Solitaire est inutile sans l'humilité, parce qu'elle marche toujours devant la charité, comme Saint Jean marchait devant Jésus-Christ ; et qu'ainsi que ce bienheureux Précurseur attirait tous les hommes à Jésus-Christ, ainsi l'humilité les attire à la charité, et par conséquent à Dieu même, puisque Dieu est charité. »
XXXI.
Comment Saint Macaire par sa douceur convertit un prêtre idolâtre.
(Num. 127). Saint Macaire montant un jour sur la montagne de Nitrie, il commanda à son disciple de marcher un peu devant lui ; ce que faisant il rencontra un prêtre idolâtre qui courait extrêmement fort, et qui portait un gros bâton, auquel il commença à crier : « Où cours-tu ainsi démon ? « Ce qui mit ce prêtre en telle colère qu'il lui donna mille coups et le laissa à demi-mort. Ayant ensuite recommencé à courir, il rencontra assez près de là Saint Macaire, qui lui dit : « Bonjour, bonjour, vous prenez beaucoup de peine. » Cet homme s'étonnant de cette salutation lui répondit : « Qu'avez-vous remarqué de bon en moi qui vous oblige à me saluer de la sorte ? » Le vieillard lui répliqua : « Je vous ai salué parce que j'ai vu que vous étiez lassé de travail, et que vous couriez sans savoir où vous alliez. » Alors le prêtre lui dit : « Votre salutation m'a fait connaître que vous êtes un grand serviteur de Dieu, et m'a touché très sensiblement ; au lieu qu'un autre malheureux Solitaire que j'ai rencontré m'a dit des injures, dont je l'ai payé sur-le-champ en lui donnant quantité de coups. » Puis embrassant les pieds du Saint, il ajouta : « Je ne vous quitterai point que vous ne m'ayez fait Solitaire. » Après cela ils s'en allèrent ensemble au lieu où ce frère était étendu sur la terre tout meurtri de coups ; et parce qu'il ne pouvait se remuer ils le portèrent à l'église. Les frères furent extrêmement étonnés de voir Saint Macaire mener ainsi avec lui ce prêtre idolâtre, auquel ils donnèrent l'habit de Solitaire ; et plusieurs païens à son imitation embrassèrent le Christianisme.
Le même Saint Macaire disait que les paroles insolentes et pleines d'orgueil font une mauvaise impression dans l'esprit mêmedes gens de bien ; et qu'au contraire les paroles humbles et douces changent même les méchants en mieux.
XXXII.
Que la seule humilité nous peut empêcher de tomber dans les pièges du démon.
(Num.291). Saint Antoine rapportait qu'il avait vu étendus sur la terre tous les pièges et tous les filets dont le Diable se sert pour nous tromper. Sur quoi ayant dit en soupirant : « Qui pourra passer par-dessus sans y être pris ? » il avait entendu une voix qui lui avait répondu : « Antoine, l'humilité seule le pourra. »
XXXIII.
Par quel moyen on peut éviter de parler au désavantage de son prochain.
Un Solitaire disant à Saint Pimène : « Mon Père, comment peut-on s'empêcher de parler au désavantage de son prochain ? » il lui répondit : « Il faut toujours avoir devant nos yeux le portrait de notre prochain, et le nôtre. Que si nous regardons attentivement le nôtre et en considérons bien les défauts, alors nous ferons cas de celui de notre prochain. Mais si au contraire nous estimons le nôtre, nous mépriserons le sien. Ainsi pour ne parler jamais mal d'autrui, il faut nous reprendre toujours nous-mêmes.
XXXIV.
Combien la médisance est un grand péché.
(Num.134). L'Abbé Yperichie disait : « Il vaut mieux manger de la chair et boire du vin, que de dévorer son prochain en déchirant sa réputation. Car comme le serpent par ses paroles empoisonnées chassa Eve du Paradis terrestre ; de même celui qui médit de son prochain perd non seulement son âme mais aussi l'âmede la personne qui l'écoute. »
XXXV.
Que les corrections doivent être charitables et modérées.
(Num.138). Un frère ayant à ce que l'on disait fait quelque faute dans le monastère, et en ayant été repris assez aigrement, il s'en alla trouver Saint Antoine. Ce que les autres voyant ils le suivirent pour le ramener, et lui reprochaient cette faute en laprésence du Saint. Lui au contraire soutenait de ne l'avoir point commise. Saint Paphnuce surnommé Céphale s'y étant rencontré leur dit à tous cette parabole dont ils n'avaient jamais entendu parler : « J'ai vu sur le bord du fleuve un homme qui était dans la bourbe jusques aux genoux, et quelques-uns qui venant lui donner la main pour l'en retirer l'y ont enfoncé jusques au cou. » Alors Saint Antoine regardant Paphnuce dit : « Voilà un homme qui juge des choses selon la vérité, et qui est capable de sauver les âmes. » Ces Solitaires furent si touchés de ce discours qu'ils firent pénitence de la mauvaise conduite qu'ils avaient tenue, et ramenèrent au monastère celui qui en était sorti par leur faute.
XXXVI.
Bel exemple pour faire voir la compassion qu'on doit avoir des fautes d'autrui.
(Num.141). Un Abbé demandant à un Anachorète nommé Timothée de quelle sorte il se devait conduire envers un Solitaire négligent, il conseilla de le renvoyer : ce qu'ayant fait Timothée, il tomba dans une tentation qui lui donnait grande peine. Comme il répandait sur cela quantité de larmes, et disait à Dieu : « Seigneur, ayez pitié de moi », il entendit une voix qui lui répondit : « Timothée, vous êtes tombé dans cette tentation parce que vous n'avez point eu de pitié de celle de votre frère. »
XXXVII.
On ne doit avoir peine que quand on agit par sa propre volonté.
(Num.150). Il y avait un Anachorète qui demeurait dans une grotte proche d'un Monastère, et faisait plusieurs miracles. Quelques frères de ce même Monastère l'étant venu voir l'obligèrent de manger à une heure qui ne lui était pas ordinaire, et puis lui dirent : « N'avez-vous point eu de peine, mon Père, d'avoir mangé aujourd'hui contre votre coutume ? » « Nullement, » leur répondit-il. « Car rien ne me peine que lorsque j'agis par ma propre volonté. »
XXXVIII.
Belle consolation pour un malade.
(Num.157). Un très saint vieillard disait à son disciple qui était malade : « Ne vous attristez point, mon fils, de voir votre corps affaibli par la maladie ; puisque c'est l'effet d'une haute piété que de rendre grâces à Dieu quand on est malade. Que si vous n'êtes que du fer, le feu des souffrances vous purifiera de la rouille qui vous mange. Et si vous êtes de l'or, ce même feu servira d'épreuve à votre vertu pour vous faire passer dans une plus grande perfection.Ne vous affligez donc point, mon fils : Car si Dieu veut que votre corps soit dans les douleurs, qu'êtes-vous pour lui pouvoir résister ? Mais ayez patience, je vous prie, et demandez-lui qu'il vous plaise de vous traiter selon sa sainte volonté. »
XXXIX.
Vertu admirable d'un Saint, qui s'affligeait de ne point souffrir.
(Num. 158). Un saint vieillard qui avait accoutumé d'être toujours malade, ayant passé une année sans souffrir d'incommodité, il en était si touché qu'il disait à Dieu les larmes aux yeux : « Seigneur, vous m'avez abandonné ; et n'avez daigné visiter votre serviteur durant toute cette année.
XL.
Du sujet que les plus gens de bien ont d'appréhender les jugements de Dieu.
(Num.161). Le Saint Abbé Agathon étant à l'extrémité, demeura durant trois jours les yeux ouverts vers le Ciel sans les remuer. Et les frères lui disant : « Où pensez-vous êtres maintenant, mon Père ? » il leur répondit : « En la présence de Dieu, de qui j'attends le jugement. » « Ne l'appréhendez-vous point, mon Père, » ajoutèrent-ils. « J'ai toujours tâché autant qu'il m'a été possible », leur répartit le Saint, « d'accomplir les commandements de Dieu. Mais étant homme comme je suis, que sais-je si mes actions lui ont été agréables ? » « Et ne croyez-vous pas », lui répliquèrent-ils, « qu'elles ont été conformes à sa volonté ? » « Je n'ose m'en assurer », leur répondit-il, « lorsque je m'examine en sa présence, parce que son jugement et celui des hommes sont fort différents. »
XLI.
Du respect qu'on doit avoir pour les serviteurs de Dieu. Et belle réflexion sur le sujet d'une comédienne.
(Num.164). L'Abbé Pammon étant à la prière de Saint Athanase descendu de la montagne avec quelques-uns de ses frères pour aller en Alexandrie, il dit à des séculiers qu'il rencontra : « Levez-vous, et saluez ces Solitaires, afin qu'ils vous donnent leur bénédiction. Car ils parlent souvent à Dieu ; et ainsi leurs lèvres sont sanctifiées. » Puis voyant une comédienne il commença à pleurer. Et sur ce qu'on lui en demanda la cause, il répondit : « Deux raisons m'y ont obligé:l'une la compassion que j'ai de la perte de cette femme ; et l'autre laconfusion que je reçois de voir que je n'ai pas tant de soin de plaire à Dieu qu'elle en a de plaire à ses impudiques amants. »
XLII.
Qu'il ne faut jamais différer à bien faire.
(Num. 165). On rapportait d'un saint vieillard que toutes les fois que sa pensée lui disait : « Laisse passer cette journée, et tu feras demain pénitence », il répondait : «Non, mais il faut aujourd'hui faire pénitence, et faire demain ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner. »
XLIII.
Excellent moyen pour acquérir l'humilité.
(Num.171). Un Solitaire disant à un saint vieillard : « Que faut-il faire, mon Père, pour acquérir l'humilité ? » il lui répondit : « Il faut seulement considérer nos défauts, et ne considérer point ceux d'autrui, parce que l'humilité rend l'homme parfait ; et d'autant plus qu'il s'abaisse par cette vertu, d'autant plus il se trouve élevé dans l'estime de tout le monde. Car comme l'orgueil en voulant monter dans le Ciel, tombe dans l'enfer, ainsi l'humilité en voulant s'abaisser jusques dans l'enfer, s'il était possible, c'est-à-dire jusques au néant, s'élève jusques dans le Ciel. »
XLIV.
Quelles sont nos armes contre les démons.
(Num.173). Un Solitaire disant à un saint vieillard : « Mon Père, d'où vient que les démons nous font une si cruelle guerre ? » Il lui répondit : « C'est parce que nous abandonnons nos armes, qui sont la patience, l'humilité, la douceur et l'obéissance. »
XLV.
Combien il importe de déclarer nos pensées.
(Num.177) L'Abbé Pimène disait que rien ne réjouit tant le démon que de voir que nous ne voulons pas déclarer le secret de nos pensées.
XLVI.
Consolation pour ceux qui ayant souvent reçu de saintes instructions ne les peuvent retenir.
(Num.178). Un Solitaire disant à un bon vieillard : « Mon Père, je prie souvent nos anciens Pères de me donner des avis et des instructions salutaires pour ma conduite. Mais je suis si malheureux que je ne retiens rien de ce qu'ils me disent ». Le saint homme qui avait dans sa cellule deux cruches vides lui dit : « Mon fils,prenez l'une de ces cruches;mettez-y de l'eau ; lavez-la ; puis répandez l'eau ; et après l'avoir ainsi nettoyée, remettez-la en sa place. » Le frère ayant fait cela deux fois de suite, le vieillard lui dit de lui apporter ces deux cruches : ce qu'ayant aussi fait, il lui demanda laquelle des deux était la plus nette. « C'est, » lui répondit le Solitaire, « celle où j'ai mis de l'eau, et que j'ai lavée. » Alors le saint vieillard lui dit : « Mon fils, il en est ainsi de votre âme. Car celui qui entend souvent la parole de Dieu, encore qu'il ne retienne pas les réponses que l'on fait à ses demandes, il est beaucoup plus pur dans le cœur que celui qui ne daigne pas s'enquérir de ce qui regarde son Salut. »
XLVII.
De ceux qui instruisent les autres, et ne pratiquent pas ce qu'ils enseignent.
(Num.183). Le saint Abba Pimène disait : « Celui qui instruit les autres et ne pratique pas ce qu'il leur enseigne, ressemble à une grande fontaine où chacun se lave et désaltère sa soif ; mais qui faisant du bien aux autres ne peut se laver elle-même et se purifier de la bourbe et des autres ordures qui s'y rencontrent. »
XLVIII.
Qu'il ne faut jamais contester.
(Num.185).Un saint vieillard disait : « Lorsque quelqu'un parle en votre présence, soit de l'Ecriture sainte ou de quelque autre sujet, ne contestez jamais avec lui ; mais si ce qu'il dit est bon, approuvez-le ; et s'il ne l'est pas, contentez-vous de lui dire : « Vous avez sans doute quelque raison que je ne vois pas qui vous fait parler ainsi. Par ce moyen vous demeurerez toujours dans l'humilité, et ne vous ferez point d'ennemis;au lieu que si vous disputez pour soutenir votre opinion, il en naîtra sans doute du scandale ; et il vous sera du tout impossible de vivre en repos, si vous n'évitez d'entrer en contestation pour quelque sujet que ce puisse être. »
XLIX.
Jusques à quand il faut demeurer dans le silence.
(Num. 186). Un Solitaire demandant à un saint vieillard jusques à quand il fallait demeurer dans le silence, il lui répondit : « Jusques à ce que l'on vous interroge. Et en observant toujours cela vous vivrez dans un grand repos. »
L.
D'un grand Saint qui, ayant été consacré Prêtre, n'osa jamais dire la liturgie.
(Num.188). Le saint Abbé Muthuès étant venu de Ragitan en Gébalin avec son disciple, l'Evêque du lieu l'arrêta, et le fit Prêtre contre son gré. Puis il lui dit : « Pardonnez-moi, je vous prie, mon Père, car je n'ignore pas que je vous ai fait violence ; mais le désir que j'avais de recevoir votre bénédiction en a été cause. » Le saint vieillard lui répondit avec son humilité ordinaire : « Il est vrai que je ne le désirais nullement ; et ce me sera aussi une grande peine de ce que cela me séparant du frère avec qui je suis, je ne pourrai pas faire seul mes prières accoutumées. » « Si vous le jugez digne du sacerdoce, » lui répartit l' Evêque, je l'ordonnerai aussi Prêtre. » « Je ne sais pas, » lui répliqua le saint homme s'il en est digne ; mais je sais bien qu'il vaut beaucoup mieux que moi. » L'Evêque ensuite de ces paroles ordonna aussi ce frère Prêtre ; Mais Saint Muthuès et lui ne montèrent jamais à l'autel pour y consacrer. Sur quoi le Saint disait quelquefois : « Par la miséricorde de Dieu je n'aurai pas grand compte à lui rendre à cause de cette ordination, puisque je n'ai jamais osé entreprendre de consacrer son divin corps ; ce qui n'appartient qu'à ceux qui sont si purs et si justes qu'ils sont entièrement irrépréhensibles ; mais quant à moi je me connais bien. »
LI.
Belle instruction de Saint Macaire à un Solitaire.
(Num.185). Un Solitaire priant Saint Macaire de lui dire quelque chose qui pût contribuer à son Salut, il lui dit : « Fuyez la compagnie des hommes. Demeurez dans votre cellule ; pleurez continuellement vos péchés, et travaillez sur toutes choses à n'être pas seulement tempérant en votre manger, mais aussi dans votre parler, en donnant un frein à votre langue comme vous en donnez un à votre appétit. »
LII.
D'une femme qui ayant vécu comme un excellent Anachorète, ne fut reconnue pour femme qu'après sa mort.
(Num.194). L'Abbé Bessarion marchant au travers du désert avec son disciple arriva à une grotte, dans laquelle étant entré, ils y trouvèrent un Anachorète qui était assis et travaillait à faire des cordes avec des feuilles de palmier, lequel ne les regarda, ni ne les salua, ni ne leur dit un seul mot. Sur quoi l'Abbé dit à son disciple : « Allons-nous en, puisque ce bon vieillard ne veut pas nous voir. » Ils furent ensuite trouver l'Abba Jean, et se rencontrant à leur retour auprès de la même grotte, Bessarion dit encore à son disciple : »Entrons encore dans cette grotte pour voir si Dieu mettra au cœur de ce bon Père de nous parler. » Etant entrés, ils trouvèrent qu'il venait de rendre l'esprit. Et alors Bessarion en jetant de grands soupirs dit à son disciple : « Venez, mon frère, afin que nous l'ensevelissions. Car Dieu nous a sans doute amenés ici pour lui rendre les derniers devoirs. » Comme ils s'acquittaient de cet office de piété, ils trouvèrent que c'était une femme : ce qui les remplit d'admiration et leur fit dire : « Voyez de quelle sorte les femmes combattant aussi bien que les hommes contre les démons, et en remportent la victoire. » Après cela ils se retirèrent en louant et glorifiant Dieu, qui est également le maître et le protecteur de l'un et de l'autre sexe.
LIII.
De l'admirable et extraordinaire vertu de deux jeunes Solitaires.
(Num.195). Deux jeunes hommes vinrent un jour trouver Saint Macaire, dont l'un était fort savant et l'autre ne faisait que de commencer ses études. S'étant jetés à ses pieds ils le prièrent de trouver bon qu'ils demeurassent avec lui. Le Saint voyant qu'ils paraissaient être fort délicats, et jugeant qu'ils ne pourraient supporter les austérités qui se pratiquent dans le désert leur dit : « Mes frères, vous ne sauriez demeurer ici. Ils lui répondirent : « Que ferons-nous donc, mon Père, si nous ne pouvons être avec vous ? » Le Saint pensant alors en lui-même que s'il les renvoyait ils s'en scandaliseraient, il leur dit : « Bâtissez donc si vous le pouvez une cellule pour vous loger. » Ce qu'ayant accepté fort volontiers, ils le prièrent de leur montrer seulement le lieu où ils pourraient la bâtir. Le Saint les mena sur une roche, et leur dit, dans la créance que cette proposition ferait qu'ils se retireraient à l'heure même : « Taillez une place dans cette roche puis allez quérir du bois dans le marais pour la couvrir, et vous y logez. » S'y étant résolus aussitôt, ils lui dirent : « A quel ouvrage vous plaît-il que nous nous exercions ici ? » Alors il leur montra des palmiers, et leur dit d'en prendre des feuilles, et d'en faire de la corde qu'ils vendraient pour se nourrir ; et puis il les laissa et s'en alla.Ils exécutèrent ensuite avec une extrême patience tout ce qu'il leur avait ordonné. Le saint vieillard voyant qu'ils s'avançaient de jour en jour dans la pratique des bonnes œuvres et qu'ils venaient souvent à l'église où ils demeuraient longtemps en oraison dans un grand silence, il désira de savoir au vrai quelles étaient leurs occupations. Ayant donc jeûné toute une semaine, il pria Dieu qu'il lui plût de les lui faire connaître, et puis les étant allé trouver il frappa à la porte de leur cellule. La lui ayant ouverte et connaissant que c'était l'homme de Dieu qui venait les visiter, ils se prosternèrent en terre comme pour l'adorer. Après avoir fait oraison selon la coutume et s'être assis, l'aîné fit signe au plus jeune, lequel sortit aussitôt, et lui en continuant de travailler à son ouvrage demeura toujours assis sans dire une seule parole. A l'heure de None son frère revint avec ce qui était nécessaire pour leur nourriture : et alors lui ayant fait un autre signe, il apporta une petite table sur laquelle il mit trois petits pains, et se tint debout sans dire mot. Après qu'ils eurent mangé ils dirent à Saint Macaire : « Mon Père, vous en retournerez-vous aujourd'hui ? » « Non, » leur répondit-il, mais je passerai la nuit avec vous. » Alors ils mirent pour lui dans un des coins de la cellule une autre natte faite de jonc, et se couchèrent sur un autre coin comme pour se reposer et pour dormir. Saint Macaire adressa encore sa prière à Dieu, afin qu'il lui plût de lui faire connaître plus particulièrement quelle était leur manière de vivre. Aussitôt le dessus de la cellule s'étant comme ouvert, une lumière aussi claire qu'elle pourrait être en plein midi remplit toute la cellule sans que les deux frères s'en aperçussent. Quand ils crurent que le saint vieillard dormait ils se levèrent, et ne pouvant le voir, quoique de son côté il les vît fort bien, ils se mirent en oraison en étendant les mains vers le Ciel. Le vieillard les considérant attentivement aperçut les démons qui venaient ainsi que des mouches pour s'asseoir sur la bouche et les yeux du plus jeune, et un Ange du Seigneur qui avec une épée tranchante des deux côtés les en empêchait et les chassait. Mais quant à l'aîné, il vit qu'ils ne pouvaient en aucune sorte approcher de lui. Le point du jour venant ils se jetaient tous deux sur leur natte ; et Saint Macaire se levant comme s'il n'eut fait que de s'éveiller, ils se levèrent aussi comme s'ils fussent sortis d'un long sommeil. L'aîné des deux frères s'approchant de lui, lui dit : « Aurez-vous agréable, mon Père, que nous chantions douze psaumes ? » S'étant mis ensuite à chanter, le vieillard aperçut qu'à chaque verset qu'ils disaient il sortait de leur bouche comme des globes de feu qui s'élevaient vers le Ciel. Quand ils eurent achevé mâtines Saint Macaire les pria de vouloir prier Dieu pour lui. Sur quoi sans lui rien répondre, ils se jetèrent à ses pieds pour se recommander à ses prières. Et ainsi le Saint reconnut que l'aîné était parfait devant Dieu, et que les démons faisaient encore la guerre au plus jeune. Peu de jours après l'aîné changea les travaux de la terre contre le repos du Ciel ; et son frère ne lui survécut que de trois jours.
LIV.
Qu'il ne faut point se relâcher de sa première ferveur.
(Num.98). Un Solitaire disant à l'Abbé Agathon : « Mon Père, Dieu m'ayant donné le désir de demeurer dans le Monastère avec les frères, je vous supplie de m'apprendre de quelle sorte je me dois conduire avec eux» , il lui répondit : « Observez sur toutes choses de vivre durant tout le temps que vous demeurerez en cette maison comme vous y avez vécu le premier jour, et pratiquez toujours l'humilité.
LV.
Qu'un vrai Solitaire doit être insensible aux reproches qu'on lui fait, et au pardon qu'on lui en demande.
(Num.99). Les Maziques étant venus en Scété, et y ayant tué grand nombre de ces bons pères, l'Abbé Pimène avec un plus ancien que lui nommé Nub, et cinq autres pères s'en étant fuis, vinrent en un lieu nommé Térénut, où trouvant un temple abandonné, ils y passèrent sept jours en attendant que Dieu leur fît connaître en quel lieu de l'Egypte ils devaient se retirer ; et selon l'ordre de l'Abbé Nub, ils demeuraient en repos chacun en particulier sans parler à nul des autres. Durant ce temps ce saint homme jetait tous les matins des pierres à une idole qui était dans ce temple, et lui disait tous les soirs : « J'ai eu tort : pardonnez-le moi. » S'étant rassemblé le samedi, l'Abbé Pimène lui dit : « D'où vient, mon Père, que durant toute cette semaine un homme aussi fidèle que vous a dit à cette idole : « Pardonnez-moi » ? » Le saint vieillard lui répondit : « C'est pour l'amour de vous tous que j'ai fait cela. Car, dites-moi, je vous prie, lorsque j'ai jeté des pierres à cette idole, a-t-elle proféré une seule parole, ou s'est-elle mise en colère ? Et lorsque je lui ai demandé pardon, s'en est-elle glorifiée, et en a-t-elle tiré vanité ? » « Non certes, » lui répartit l'Abbé Pimène. « Mes frères », continua ce saint homme, nous voici sept. Que si vous désirez que nous demeurions ensemble, il faut qu'à l'exemple de cette idole nul de nous ne se fâche quand on lui fera des reproches, ni ne se laisse emporter à la vanité quand on lui demandera pardon. Et si vous ne voulez observer cette règle, chacun peut s'en aller où il lui plaira. » Ensuite de ces paroles, ils se jetèrent à terre, et lui promirent de n'y point manquer. Ainsi ils demeurèrent ensemble durant plusieurs années dans une grande humilité et patience. Ils employaient quatre heures de la nuit à dormir, quatre à travailler, et quatre à chanter des psaumes. Et durant le jour ils travaillaient jusques à l'heure de Sexte ; ils lisaient jusques à None ; et puis ramassaient quelques herbes pour leur nourriture.
LVI.
De l'avantage que les tièdes donnent sur eux aux démons.
(Num.204). Un saint vieillard disait : « Comme les mouches ne s'approchent point d'un pot lorsque l'eau qui est dedans est toute bouillante, mais s'arrêtent dessus et la remplissent d'ordure lorsqu'elle n'est seulement que tiède, ainsi les démons fuient les Solitaires qu'ils voient être embrasés du feu du divin amour, et méprisent et persécutent ceux qu'ils connaissent être tièdes. »
LVII.
De la manière de prier.
(Num. 207). Quelques Solitaires demandant à Saint Macaire en quelle manière ils devaient prier, il leur répondit : « Il n'est point besoin d'user de quantité de paroles ; mais il suffit d'étendre les mains vers le Ciel, et de dire : « Seigneur, que votre volonté et votre bon plaisir soient accomplis. Et lorsque nous nous sentons combattus et pressés de quelque tentation, il faut dire : « Secourez-moi, mon Dieu. Car il sait bien ce qui nous est nécessaire. »
LVIII.
Combattre les mauvaises pensées par l'oraison.
(Num.208). Le saint Abbé Jean disait : « Comme un homme qui étant assis au pied d'un arbre et voit venir à lui quantité de bêtes farouches et de serpents dont il ne saurait se défendre, monte sur l'arbre pour se sauver, de même un Solitaire qui étant assis dans sa cellule se voit assiégé de mauvaises pensées auxquelles il ne peut résister, doit pour se sauver recourir à Dieu par l'oraison. »
LIX.
Sur le même sujet.
(Num.209). Le même Saint disait : « Comme un homme qui ayant du feu d'un côté et de l'eau de l'autre, se sert de cette eau pour éteindre ce feu toutes les fois qu'il s'allume, un Solitaire doit de même toutes les fois que le démon excite quelque mauvaise pensée dans son esprit, répandre dessus l'eau de l'oraison, afin de l'éteindre. »
LX.
Comment le saint Abbé Lucie confondit des Solitaires qui sous prétexte de prier toujours ne voulaient point travailler de leurs mains.
(Num.212). Quelques Solitaires étant allés trouver l'Abbé Lucie,il leur dit : « A quels ouvrages des mains vous occupez-vous, mes frères ? » « Nous ne travaillons à aucun ouvrage des mains, » répondirent-ils ; mais selon ce que nous enseigne l'Apôtre nous prions sans cesse. » « Ne mangez-vous point ? » leur dit-il. « Oui, nous mangeons. » « Et qui prie alors pour vous ? » A cela ils ne surent que répondre. « Ne dormez-vous point ? » ajouta ce saint homme. « Oui, nous dormons. » 'Et quand vous dormez, qui prie pour vous ? » Sur quoi n'ayant rien à répliquer, le vieillard leur dit : « Pardonnez-moi, mes frères, si je vous avertis que vous ne faites pas ce que vous dites. Mais moi je veux vous faire voir de quelle sorte en travaillant de mes mains je prie sans cesse. Demeurant assis depuis le matin jusques à une certaine heure, je trempe dans de l'eau quelques feuilles de palmier dont je fais de la corde, et durant cela je prie en disant : « Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon l'étendue de votre miséricorde, et effacez tous mes crimes selon la grandeur et la multitude de vos bontés. » Et après avoir achevé cet ouvrage des mains et fait quelques corbeilles ou quelques nattes, quand j'en ai vendu pour une somme considérable, j'en emploie une partie pour me nourrir, et donne le reste aux pauvres, qui par ce moyen lorsque je mange ou que je dors demandent à Dieu pour moi qu'il lui plaise de me pardonner mes péchés ; et suppléant ainsi à ce qui manque à mon oraison, ils la rendent continuelle.
LXI.
Qu'il importe peu d'être privé des yeux du corps, pourvu qu'on fasse l'usage que l'on doit de ceux de l'esprit.
(Num.218). Saint Athanase ayant obligé Saint Antoine de venir en Alexandrie pour y réfuter les hérétiques, Dydime qui était un homme très savant quoiqu'il fût aveugle, vint le trouver, et s'entretint fort avec lui touchant l'Ecriture Sainte. Saint Antoine admirant la grandeur et la vivacité de son esprit, lui demanda s'il ne portait point avec peine d'être ainsi privé des yeux du corps. A quoi Didyme ne répondant rien, parce qu'il avait quelque honte de l'avouer, le Saint le pressa une seconde et une troisième fois ; et enfin il lui fit confesser que cela l'attristait fort. Alors ce grand serviteur de Dieu lui dit : « J'admire qu'étant aussi sage que vous êtes, vous vous affligez d'être privé d'une chose qui nous est commune avec les fourmis, et les moucherons, au lieu de vous réjouir d'en posséder une qui se rencontre dans les Saints et dans les Apôtres. Car n'est-il pas beaucoup plus avantageux de voir avec l'esprit qu'avec le corps ; et d'avoir ces yeux spirituels dont les péchés qui sont ces pailles desquelles l'Evangile parle, ne sauraient troubler la lumière que non pas ces yeux charnels qui peuvent par un seul regard impudique précipiter un homme dans les Enfers ? »
LXII.
Jugement terrible sur ce qu'un Solitaire en mourant avait laissé de l'argent.
(Num.219). Un Solitaire de Nitrie, qui ignorait que notre Seigneur Jésus-Christ a été vendu pour trente pièces d'argent, ayany plutôt par épargne que par avarice amassé durant sa vie cent écus à filer du lin, tous les Solitaires de ce leiu-là qui habitent en diverses cellules jusques au nombre d'environ cinq mille, s'assemblèrent pour aviser à ce qu'il était à propos de faire de cet argent. Les uns furent d'avis de le distribuer aux pauvres ; les autres de le donner à l'Eglise ; et quelques-uns de l'envoyer aux parents du mort. Mais Saint Macaire, Saint Pambon, Saint Isidore et les autres plus anciens d'entre les Pères ordonnèrent, le Saint Esprit parlant par leur bouche, qu'on enterrerait cet argent avec le mort, et qu'on dirait ces paroles sur le corps : « Que ton argent périsse avec toi. » Sur quoi afin que personne ne s'imagine que ce jugement fût trop rigoureux, il suffira de savoir qu'il imprima une telle crainte et une telle terreur dans l'esprit de tous les Solitaires d' Egypte qu'ils mettent maintenant au rang des grands crimes de laisser seulement un écu après la mort.
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