mercredi 24 avril 2024

Hiéromoine Euthyme, Ascètes au milieu du monde

 

Hiéromoine Euthyme

Ascètes au milieu du monde



Collection Grands spirituels orthodoxes du XX° siècle



Editions des Syrtes 2021

14, quai Bezanson-Hugues, 1204 Genève, Suisse.

www. Editions-syrtes.com



Traduit du grec par Marie Davean.

Librement adapté par Presbytéra Anna.

Introduction de Jean-Claude Larchet.



INTRODUCTION



Pour qualifier ce volume, on pourrait reprendre le titre du livre à succès du Père Tikhon Chevkounov, paru en traduction française sous le titre Saints de tous les jours (1), mais dont le titre russe pourrait être traduit aussi par « Saints qui ne sont pas au calendrier » ou «  Saints qui ne sont pas officiellement saints ».

Il s’agit en effet, rédigées ou rassemblées par le Hiéromoine Euthyme ( l’un des pères spirituels du Mont-Athos les plus connus actuellement) de quarante-trois Vies de chrétiens qui, au milieu du monde, ont mené une existence sainte, au même titre que les saints moines auxquels jusqu’à présent cette collection « Grands spirituels orthodoxes du XX° siècle » a surtout rendu hommage.

Ils sont de toutes conditions : hommes ou femmes, jeunes ou vieux, célibataires ou mariés, clercs ( prêtres de paroisse, évêques) ou – en très grande majorité – laïcs, exerçant des professions diverses, le plus souvent très modestes ( bergers, petits agriculteurs, artisans ou petits commerçants, femmes au foyer…). Ils ont vécu dans le monde grec – la Cappadoce et le Pont ( avant le drame de l’expulsion de Turquie de la population chrétienne), la Géorgie et la Russie (où ils ont été exilés après ce drame), la Grèce continentale, Chypre, le Crète, les Iles…

Les premiers sont nés dans les deux dernières décennies du XIX°siècle, les derniers ont quitté ce monde dans la première décennie du XXI° siècle. La plupart d’entre eux sont donc nos contemporains.

Leur vie fait place à une ascèse étonnamment rigoureuse, non seulement celle du jeûne et des veilles, mais de la patience dans les épreuves. Elle est remplie de prière et de vie liturgique. Elle rayonne dans leur milieu social par l’amour qu’elle diffuse. Cet amour se manifeste non seulement par de bonnes paroles et de bons sentiments, mais encore par une aide concrète, généreuse jusqu’au sacrifice complet de soi, apportée au prochain dans ses diverses difficultés. La plupart de ces personnes ont été affligées par de lourdes peines dues aux guerres, à l’exil, aux décès prématurés de leurs enfants et de leurs proches, aux maladies, et à la pauvreté, voire à la misère. Tout cela n’a fait que développer et renforcer leur compassion à l’égard des autres et leur charité : tous donnent à ceux qui sont dans le besoin le peu qu’ils ont, quitte à se priver du strict nécessaire.

Ces personnalités sont très différentes, mais sont unies par une même foi profonde en Dieu, par une espérance sans faille en Sa Providence, et par « un même esprit et un même cœur » (Ac 4, 32). Elles témoignent que non seulement une vie spirituelle approfondie peut être menée de manière constante au milieu du monde, mais que l’idéal de la sainteté peut y être atteint, que le commandement du Christ : «  Soyez parfaits comme votre Père est parfait » ( Mt 5, 48) peut y être accompli.

Ces saints n’ont pas été officiellement reconnus comme tels par l’Eglise et ne figurent pas dans son calendrier et dans ses Menées, et il en est de même pour des centaines de milliers de fidèles qui ont vécu l’Evangile dans la perfection depuis les débuts du christianisme jusqu’à nos jours. Il faut bien reconnaître que dans ses canonisations, en dehors des martyrs, l’Eglise a privilégié les hiérarques et les moines, et a largement ignoré les moniales, et plus encore les laïcs, hommes et surtout femmes (1).

  1.  : ( Lors de la récente canonisation par le patriarcat de Constantinople d’une série de moines, pour la plupart athonites, le diacre et théologien bien connu John Chryssavgis écrivait : «  Nous devrions nous demander pourquoi il y a si peu ou pas de femmes parmi les personnes préconisées ou avancées pour l’inclusion parmi les saints… La réponse peut être qu’aucune n’est exclue de la communion des saints. On se demande néanmoins pourquoi l’on réduit l’aura de sainteté au genre masculin et au statut monastique (…). Pourquoi des solitaires et non des époux ? Pourquoi des moines et non des laïcs ? Où est le cuisinier, l’infirmière, l’enseignant ? (…) Qui a jamais enseigné ou imposé une quelconque hiérarchie de la sainteté qui donne la priorité à la vie monastique ou à la prière solitaire incessante sur la solidarité pratique envers le prisonnier, le malade, l’affamé, le pauvre, ou même envers la nature et les animaux ? Je ne vois aucun classement de ce genre chez les Pères et les Mères du Désert, et il n’y en a certainement pas dans les commandements de l’Evangile. » (« Men, Monks, and Making Saints », Public Orthodoxy, 15 novembre 2019).

C’est une véritable injustice, même si l’on sait que la reconnaissance de leur sainteté par Dieu est bien plus importante que sa reconnaissance par les hommes, et si l’on a la certitude qu’ils ont rejoint dans le Royaume des cieux le chœur des saints que l’Eglise commémore.

Cet ouvrage répare cette injustice ( même si ce n’est que partiellement, puisque de nombreuses autres vies de « saints de tous les jours » pourraient être ajoutées à celles qui sont présentées ici (1)).

  1. : ( Un troisième volume a paru en 2019, qui prolonge les deux volumes publiés ici, mais beaucoup d’autres pourraient encore s’y ajouter).

Aussi nous considérons que cette publication est importante dans cette collection « Grands spirituels orthodoxes du XX° siècle ». Les saints moines, surtout ceux du Mont-Athos, paraissent vivre dans un monde différent, dans des conditions qui n’ont rien de commun avec celles de notre environnement ordinaire ; par-rapport à celui-ci, ils sont un peu comme des « Martiens ». Les saints de tous les jours présentés dans ce livre, sont certes à certains égards différents de nous, d’une part parce qu’ils vivent dans un milieu très pauvre économiquement, où les personnes ne bénéficient pas de l’aide des institutions sociales ( sécurité sociale, allocations familiales, caisses de retraite…) lorsqu’elles sont sans travail, infirmes, malades ou âgées, et ne peuvent compter que sur la solidarité de leurs proches ou de leurs voisins, ce qui explique sans aucun doute le sens aigu du partage et l’abondance des aumônes qui se rencontrent ici. Mais tout ne se résume pas en termes économiques ou sociaux, et l’on voit comment les différents protagonistes des récits rassemblés ici sont confrontés aussi et surtout à des problèmes qui restent aujourd’hui récurrents, et qui concernent la façon dont on doit et peut accomplir, dans la vie ordinaire de ce monde, les commandements de l’Evangile – mener une vie conjugale et familiale harmonieuse, être en paix avec son prochain, ne pas juger les autres, être charitable envers tous, être patient dans les épreuves, prier abondamment et même continuellement, suivre assidûment le rythme des services liturgiques, mener une vie sobre par le jeûne et le détachement vis-à-vis des nourritures et des biens matériels…

Toutes ces vies nous montrent comment des laïcs ont pu parvenir à des sommets de la vie spirituelle – beaucoup d’entre eux ont eu des visions du Christ, de la Mère de Dieu et des Saints, plusieurs ont vu la Lumière incréée et ont été enveloppés par elle, tous ont été dotés de charismes, notamment ceux de prophétiser ou de faire des miracles…

La plupart de ces laïcs sont devenus des pères ou des mères spirituels pour leur entourage, pour leur village, pour leur région, et ont parfois même amené à eux des personnes venues de tout leur pays, y compris des prêtres, des moines ou des évêques qui ont été attirés par le rayonnement de la grâce qui les habitait.

On ressent aussi cette grâce à la lecture de ces pages, dont on sort enrichi et par lesquelles on est conforté dans la foi que, en ce monde, la sainteté est un idéal accessible à tous.

Jean-Claude Larchet





Ce volume rassemble, selon l’ordre chronologique, les Vies publiées dans les deux premiers tomes de l’édition originale grecque. Certains ont été rédigées par des témoins, d’autres mise en forme par le Père Euthyme sur la base de différents témoignages exigeant une synthèse et une réécriture. Cela explique l’hétérogénéité de style des différents chapitres ; Le chapitre 20 du tome 2 ( qui aurait dû être ici le chapitre 40) a été écarté en raison de l’incohérence de sa structure et des difficultés linguistiques qu’il présente même pour un public hellénophone. A été écartée aussi la seconde partie du tome 1, où sont rassemblés des récits de faits merveilleux advenus à des contemporains ; ils feront l’objet d’une publication séparée.

Je remercie la traductrice, qui s’est humblement réfugiée derrière un pseudonyme, pour le travail remarquable qu’elle a effectué, pour l’annotation, et surtout pour la traduction de textes qui, en raison surtout de leur origine populaire et de leurs particularités ethniques ( impliquant le dialecte des populations d’Asie Mineure), présentaient de nombreuses difficultés syntaxiques et lexicales face auxquelles plusieurs autres avaient avant elle échoué.

Les mots appartenant au vocabulaire spécifiquement orthodoxe sont signalés dans le texte par un astérisque à leur première occurrence, et définis dans le Glossaire figurant à la fin du volume.

Les notes suivies de la mention ( N.d.A.) sont du hiéromoine Euthyme. Les autres notes sont de la traductrice.



J.-C. L.





I

PERE BASILE LE THAUMATURGE

(+ ca 1900)



C’est en Cappadoce, région qui a vu naître un nombre considérable de saints, que le Père Basile naquit, vécut, et s’endormit dans le Seigneur (1).

  1.  : ( Les éléments concernant le Père Basile proviennent de son arrière-petit-fils, Michel Pant. Papadopoulos, originaire du village cappadocien de Saint-Constantin de Pharsale, selon ce qu’il avait lui-même entendu de Nicolas Koulaxizoglos. Quelques éléments ont aussi été recueillis par le Père Jean Galanopoulos, prêtre de Thiriopétras Aridéas, auprès des Anciens de son village, réfugiés originaires de Taslik en Cappadoce.(N.d.A).

D’après les témoignages des habitants de son village, il vit le jour à Kontzouk, ou Göltzouk ( Limna) qui se trouve à 65 kilomètres au sud ouest de Césarée. On le surnommait par conséquent Père Basile « Kontziklis » pour le différencier de tous ceux qui portaient le même prénom.

Basile Kontziklis prit pour épouse Sultane (2), originaire du village de Sarmousakli ( Chamidié), avec laquelle il eut quatre fils et plusieurs filles.

  1.  : ( Prénom chrétien porté fréquemme

Avant de devenir prêtre, Basile partagea la vie de quelques ascètes qui habitaient dans sa région, auprès desquels il apprit à pratiquer un jeûne rigoureux et à prier abondamment. Il conserva cette discipline par la suite, dans l’exercice de son obédience sacerdotale.

Ayant nourri depuis toujours une inclination vers la prêtrise, Basile fut ordonné aux alentours de 1830 (3), à Tsat, un village situé au nord des villages grecs de Cappadoce, au-delà du fleuve Halys, et dans lequel Latins (1), Turcs et Arméniens vivaient ensemble.

  1.  : ( La croix en argent que le Père Basile portait a été conservée. Sur sa base arrondie, il est inscrit : «  Père Basile, année 1830) » ; en son centre, une colombe symbolisant le Saint-Esprit est représentée. Il utilisait cette croix comme sceau à prosphore. Il s’en servait aussi pour bénir les eaux et les malades, et la prêtait à ces derniers pour qu’ils la portent en bénédiction*. (N. d. A.).)

  1.  : (Terme désignant les chrétiens de confession catholique-romaine).

Ensuite de l’expulsion des Arméniens, les Adyguéens (2) s’installèrent dans les maisons arméniennes, et les Latins furent contraints de s’enfuir du village pour s’établir dans le village grec turcophone de Taslik, situé à 31 kilomètres au sud de Tsat.

  1.  : ( Peuple du Caucase de confession musulmane, appelé aussi Tcherkesse ou Circassien).

Le Père Basile avait la crainte de Dieu, une profonde piété et une foi fervente, et se consacrait avec beaucoup de dévouement à ses tâches presbytérales. Il reçut de Dieu le don de guérir les malades, et sa réputation s’étendit bientôt à toute la Cappadoce. Les Chrétiens et les Turcs accouraient auprès de lui pour obtenir la guérison de leurs maux.

Un saint ermite, dont le nom n’a pas été conservé, vivait en ce temps-là dans les montagnes voisines du Pont. Une nuit, un ange du Seigneur lui apparut et lui dit : «  Le temps est venu pour toi de te reposer des labeurs de ton ascèse. Le Seigneur te rappelle à Lui. Le Vendredi Saint au soir, tu iras au Paradis. Prépare-toi et communie aux Saints Mystères* trois dimanches consécutifs. » Une fois que l’ermite eut la confirmation qu’il s’agissait bien d’un ange de Dieu et non d’une illusion démoniaque, il fit ce que l’ange lui avait prescrit, et se rendit à l’église de Tsat où le Père Basile officiait. L’ascète lui raconta ce qui s’était passé et demanda à recevoir la Sainte Communion. Après avoir communié, le vénérable ermite lui dit qu’il reviendrait le dimanche suivant pour communier de nouveau.

Le dimanche soir venu, voulant mettre à l’épreuve la sainteté de l’ermite, le Père Basile barricada les portes de l’église et laissa ses chiens de berger en liberté. A la tombée de la nuit, le saint ascète se présenta devant les portes verrouillées qui s’ouvrirent prodigieusement d’elles-mêmes ; les chiens n’aboyèrent pas et ne prirent même pas la peine de se déplacer.

Le Père Basile qui guettait l’arrivée de son visiteur lui demanda avec étonnement comment les portes s’étaient ouvertes. «  Pour nous, les serrures sont inopérantes, répondit le saint homme. Je viens à l’église pour que tu me donnes la Communion ». Lorsqu’il l’eut fait communier, le Père Basile lui demanda :

  • Saint de Dieu, dis-nous où tu vis, pour que nous venions nous occuper de ton enterrement.

  • Ce n’est pas nécessaire, repartit l’ascète ; Ce sont des lions du Seigneur qui viendront creuser ma tombe.

  • De quoi te nourris-tu ? lui demanda le Père Basile.

  • Dieu nous envoie de la manne du ciel.

  • La prochaine fois que tu viendras, rapporte-nous un petit morceau, comme antidoron* pour que nous recevions, nous aussi, la bénédiction de Dieu ; apporte-moi aussi un des livres que tu lis pour que je le garde en souvenir de toi dans ce monde mensonger.

Le dimanche suivant, le Père Basile fit communier le saint ermite pour la dernière fois. Avant de repartir, l’ermite lui remit un peu de nourriture en disant : «  Prends cette manne ; manges-en une partie, et mets le reste dans le garde-manger de ta maison, pour qu’il soit sans cesse empli de biens, et que le pain ne vienne jamais à manquer chez toi. » Il sortit de son sein un livre relié de cuir, et le tendit au Père Basile : «  Prends ce livre (1), et que ceux que tu lies soient liés, et que ceux que tu délies soient déliés. »

  1.  : ( Il s’agissait d’un euchologe (livre liturgique contenant les prières sacerdotales) rédigé en langue Karamanlidika ( langue turque utilisant l’alphabet grec), et qui est conservé jusqu’à aujourd’hui comme un objet de vénération. (N.d.A.).).

En plus de cela, l’ascète lui donna sa bénédiction, et de ce fait, fit du Père Basile l’héritier des charismes qu’il avait reçus de Dieu. Puis il partit, et personne ne le revit jamais plus.

Cet événement s’ébruita dans les villages gréco-chrétiens des environs. Plus tard, le Père Basile accepta de desservir le village de Taslik où les Chrétiens de Tsat s’étaient installés. Taslik se trouve au-delà du fleuve Halys, à 57, 5 km de Césarée. En 1924, il comprenait 154 familles, pour une population de 775 habitants, qui était exclusivement grecque chrétienne, et parlait le turc.

A Taslik, l’activité du Père Basile s’intensifia. Il se rendait partout où des personnes souffrantes l’appelaient, et il les aidait grâce au charisme qu’il avait reçu de Dieu. Il célébrait matin et soir les offices à l’église, tandis qu’il passait le reste de sa journée à accueillir et à soigner chez lui les affligés.

Il n’acceptait pas de recevoir d’argent en échange des guérisons qu’il accomplissait, demeurant pauvre et désintéressé. Il compatissait avec les souffrants, et bien souvent il pleurait pour les personnes malheureuses. Lui-même souffrait d’une plaie au pied, dont prenait soin sa belle-fille Despina. Comme cela le faisait boîter légèrement, il était surnommé par certains « Topal-Keïs » ( le père boiteux).

Une année, tandis qu’il avait normalement plu à Taslik, une grande sécheresse s’était abattue sur les villages voisins. Les arbres et les genêts s’étaient desséchés et les animaux souffraient du manque d’eau. Les habitants de la région pensèrent alors que seul le Père Basile serait à même de les délivrer de ce fléau. Ils se réunirent en comité et se rendirent chez lui pour requérir son aide. Il accepta de partir avec eux, puis demanda à la foule rassemblée de le suivre jusqu’au sommet d’une colline, et de prier pour que Dieu leur accorde la pluie tant espérée. Dès qu’ils eurent atteint une certaine altitude, il leur enjoignit de s’agenouiller pendant qu’il lisait les prières. Quelques instants plus tard, les premiers nuages commencèrent à poindre dans le ciel, les premières gouttes se mirent à tomber, bientôt suivies d’une pluie diluvienne qui s’abattit pendant assez longtemps.

Un jour où le Père Basile discutait avec quelques anciens sur le balcon de sa maison, il leur dit soudain : «  Regardez là-bas, vers la fontaine blanche (1), vous voyez ce Turc sur un petit âne ?

  1.  : ( En turc dans le texte).

Il est pauvre, affligé, malade, et comme il souffre, il vient chez moi pour que je lui lise une prière. Il apporte avec lui un grosi (2) (quarante centimes), pour me le donner en rémunération de la bénédiction que je vais lui lire. »

  1.  : ( Appelée « Kurus » en turc, monnaie en vigueur sous l’empire ottoman, constituée de pièces d’argent).

Les anciens furent frappés d’étonnement, et se regardèrent les uns les autres en disant : «  S’il en est ainsi, Père Basile, si tu sais tout ça avant même qu’il ne soit là, alors tu es un saint ! »

Ils attendirent avec curiosité l’arrivée du Turc. Lorsque celui-ci se présenta, il les salua et s’inclina jusqu’à terre.

Le Père Basile le salua en retour et lui demanda ce qu’il voulait. Le malheureux répondit : «  Ah, Papa-Efendi*, je viens de loin, j’endure de nombreuses afflictions. Je souffre beaucoup. Je ne peux dormir ni la nuit ni le jour. Je suis venu pour que tu me lises une prière du saint Livre que tu as ; peut-être que ça me guérira. »

Le Père Basile lui lut une bénédiction, et les douleurs de son visiteur s’évanouirent instantanément. Pour lui témoigner sa reconnaissance, l’homme sortit de dessus sa poitrine les quarante centimes, et les donna au prêtre tout en se répandant en d’incessantes louanges et autres remerciements.

«  C’est quoi ça, yavroum (3) ? demanda le père, comme s’il ne comprenait pas.

  1.  : (En turc dans le texte, terme affectueux signifiant « petit enfant, bébé ».

  • Papa-Efendi, c’est une piastre, c’est ta paie.

  • Mais, mon cher, la prière est-elle efficace pour une piastre seulement ? Tu n’as pas plus d’argent sur toi ?

  • Oh, Papa-Efendi, je t’en prie, accepte-le. J’ai dû emprunter autour de moi pour réunir cette somme.

  • C’est bon, yavroum, ne t’inquiète pas, je plaisantais ! C’était pour te taquiner. Garde cet argent. Maintenant, viens manger et te reposer. »

Le Turc repartit guéri et heureux, emportant même du pain et du sel pour ses enfants, offerts par le Père Basile.

Grâce à son charisme exceptionnel, ce saint liturge du Très-Haut permettait que notre foi soit respectée par des hommes d’une autre religion, et que le Nom du vrai Dieu soit glorifié par le biais des miracles opérés par la grâce divine.

Le fils aîné du Père Basile était fiancé à Sultane Koulaxizoglou, la fille d’Abraham et d’Hélène ( également parents de Nicolas qui relate cette anecdote). Sultane possédait, parmi ses bijoux, un collier de grande valeur, composé de vingt pièces d’argent. Un jour, elle constata que ce collier avait disparu. Or, en ce temps-là, dans la même maison, vivait aussi la famille de son oncle Sabbas, qui avait trois ou quatre filles. Des soupçons commencèrent à naître au sujet de l’auteur du larcin, ce qui jeta un froid dans l’atmosphère du foyer. On cherchait le bijou partout sans parvenir à le retrouver. Le lendemain matin, la mère de Sultane alla interroger le Père Basile. Elle le trouva plongé dans la lecture de l’Ancien Testament. Ils se saluèrent et le Père Basile lui dit sans tarder : «  Fais bien attention, belle-mère, de ne pas accuser injustement quiconque ; cela te mènerait en enfer. Le trésor perdu n’a été volé par personne. Une nuit, une souris a traîné le collier pour le mettre dans son nid, mais elle n’a pas pu l’y faire entrer entièrement. Va chez toi, tire le coffre et tu le trouveras. »

Elle rentra chez elle, attendue avec impatience par toute la famille. Ils l’aidèrent à déplacer le coffre, et eurent la surprise de découvrir le collier dans un trou de souris, creusé dans le mur en torchis. Ils furent tous remplis d’admiration à l’égard du charisme du Père Basile.

Une autre fois, deux hommes turcs lui rendirent visite dans l’espoir d’obtenir leur guérison. L’un avait apporté cinq grosis, et l’autre un seul. Le Père Basile les parçut de loin et dévoila de nouveau aux anciens du village avec lesquels il discutait, ce qui concernait ses deux futurs visiteurs. Quand ils arrivèrent, le Turc qui possédait les cinq grosi se montra assez sûr de lui, car il avait plus d’argent, tandis que l’autre semblait craintif et hésitant. Alors, le Père Basile s’adressa à lui : «  Viens, ne sois pas gêné. Tu hésites parce que tu n’as qu’un grosi alors que ton ami en a cinq ? » Les deux hommes furent frappés d’étonnement, et s’exclamèrent : «  Papa-Efendi, nous avons entendu beaucoup de choses à ton sujet, et savons le bien que tu fais à tout le monde, mais c’est la première fois que nous voyons et entendons un prêtre qui devine les pensées des hommes et ce que chacun a dans sa poche. »

Quand le prêtre eut célébré les prières nécessaires à chacun, il leur adressa quelques mots : «  Maintenant, allez avec la bénédiction de Dieu. Puisque vous avez la foi et que vous vous êtes donné tant de peine pour venir de loin, soyez tranquilles : le Seigneur vous guérit. » Les Turcs tendirent leurs mains pour lui remettre leur argent, mais le père s’y opposa : «  Vous êtes pauvres ; achetez plutôt quelque chose pour vos familles. »

Les amis du prêtre, les anciens du village qui avaient assisté à tout cela, lui dirent : «  Eh bien, Père Basile, nous ne savons pas quoi dire… Nous sommes sans voix. Il se passe quelque chose avec toi. Comment se fait-il que le Seigneur t’ait doté de tant de charismes. » Il leur répondit : «  Priez avec dévotion et foi en Dieu, suivez Ses commandements, et c’est Lui qui vous accordera Sa Grâce. »

Dans le village d’Androniki, le fils unique et bien-aimé d’un Turc fortuné était très malade. Il était atteint d’une folie profonde et ne savait plus ce qu’il faisait. Il se montrait agressif envers les autres, brisait des choses, causait de nombreux dégâts, et sa famille ne parvenait plus à le contenir. Son père finit par l’enfermer à clef dans une chambre, et lui distribuait ses repas à travers une petite fenêtre. L’enfant était devenu tellement sauvage et dangereux que personne ne pouvait plus s’en approcher. Son père lui avait fait consulter nombre de médecins et de mages, mais rien ni personne n’avait pu l’aider.

Le père avait entendu parler du prêtre thaumaturge, et dans son désespoir il se dit : «  Pourquoi rester ici à attendre ? Ne ferais-je pas mieux d’emmener mon fils voir le saint Père Basile à Taslik pour qu’il lui lise une prière de guérison, comme ceux qui ont recouvré la santé grâce à lui ? »

Il convia une dizaine de jeunes gens robustes pour l’aider à lier l’enfant et à le charger sur le dos d’un âne, le maintenant fermement attaché à la selle.

En voyant cet étrange convoi faire son entrée dans le village, les habitants de Taslik, leur curiosité attisée, se rassemblèrent dans la maison du Père Basile pour voir si le garçon allait être guéri.

Le père de l’enfant se jeta aux pieds du prêtre et le supplia en pleurant : «  papa-Efendi, mon fils unique est devenu fou, je ne peux plus le contrôler. Il frappe, casse tout, et terrorise tout le monde. J’ai entendu parler de ta sainteté, et je suis venu pour que tu le guérisses. Aie pitié de moi et redonne à mon fils la santé, et à moi-même la joie, et je t’offrirai tout ce que tu souhaites.

  • Calme-toi, mon cher, ton fils va guérir », répondit le vénérable prêtre.

L’on fit venir l’enfant. Le Père Basile revêtit son épitrachélion* et lui lut les prières dans l’euchologe* qu’il avait reçu de l’ermite ; il fit sur le garçon le signe de croix et demanda à son père de le détacher, à présent qu’il était calme. Le prêtre le prit par la main, le releva et lui dit : «  Mon enfant, à partir de maintenant, tu es guéri, tu n’as plus rien. Sois désormais un enfant bon et généreux, aime tes parents ainsi que ton prochain. Va avec la bénédiction de Dieu. »

Le riche père tomba à ses pieds en le remerciant et le couvrit de nombreux présents, lesquels, naturellement, ne furent pas acceptés par le prêtre.

Un jour, on fit venir de Césarée un possédé. Tandis que celui-ci semblait normal de prime abord, il se mettait soudain à hurler et de l’écume sortait de sa bouche. Il était lié par des cordes. Le Père Basile demanda qu’on le fît venir dans sa chambre. Il fit sortir tout le monde, referma la porte et commença à lire les prières d’exorcisme. Or, un de ses petits-fils, âgé de quatre ou cinq ans, s’était caché dans la pièce ; il observa tout ce qui se passait et raconta ensuite ce qu’il avait vu. Le père lut les exorcismes demandant aux démons de partir. Chaque fois que le prêtre frappait le sol de son pied, l’enfant voyait des démons sous l’apparence de rats sortir de la bouche de l’homme possédé. Les exorcismes durèrent un long moment et comme les rats commençaient à remplir la pièce, l’enfant fut pris de panique et se mit à crier :

«  Grand-père, grand-père, la maison est pleine de rats !

  • N’aie pas peur, mon enfant, ce ne sont pas des rats. Ils vont partir. »

Quand les exorcismes furent terminés, le possédé se calma et s’endormit. A son réveil, on lui donna à boire et à manger. Paisible et désormais capable de reconnaître ses proches, il raconta tout ce qu’il avait eu à subir de la part des démons, et rendit grâce à Dieu d’avoir été délivré de ce martyre. Ses compagnons et lui remercièrent le Père Basile, embrassèrent sa main (1) et partirent.

  1.  : ( Geste habituel des fidèles orthodoxes à l’égard des prêtres en signe de respect pour la fonction sacerdotale, et pour recevoir leur bénédiction).

Un jour, le Père Basile revenait au village après avoir rendu visite à son ami arménien, Chabéraga Echmaloglou, un homme respectable de Guemerek. Il fallait quatre heures de cheval pour parcourir la distance entre Taslik et Guemerek. Au niveau des Eïtelik, qui signifie « grand trou », deux bandits attendaient les voyageurs pour les dépouiller. En s’approchant, le père pressentit leur présence ; il fit un signe de croix dans leur direction et les voleurs se retrouvèrent immobilisés sur place. Le prêtre passa sans encombre au milieu d’eux, et quand il fut à bonne distance, il les prit en pitié et les délia de ce lien invisible.

Les brigands se demandèrent ce qui s’était passé, se racontant l’un à l’autre qu’ils avaient voulu bondir sur le cavalier, mais que quelque chose les avait maintenus cloués au sol. Ils pensèrent alors que ce voyageur ne pouvait être autre que le Père Basile de Taslik. Ils comprirent la grandeur du péché qu’ils avaient commis et s’empressèrent de se rendre à Taslik pour trouver le père et lui demander pardon. Celui-ci leur pardonna et leur servit à manger. Il leur conseilla en outre de mettre un terme à leurs brigandages et de vivre honnêtement de leur travail. Les voleurs lui embrassèrent la main et s’en allèrent repentis.

L’abondance des miracles que Dieu accomplissait par le biais du Père Basile fut bientôt renommée dans toute la Cappadoce, et beaucoup venaient à lui pour obtenir leur guérison. Mais cela attisa la jalousie de certains, qui pensaient que le père s’enrichissait, lui qui n’acceptait pourtant jamais d’argent. Ils le calomnièrent auprès du métropolite* de Césarée, l’accusant d’être un grand fakir qui pratiquait la magie sur les malades. Le métropolite n’examina pas précisément si ces diffamations étaient fondées ou non… Il les crut et releva le Père Basile de ses fonctions. Ce dernier fut dès lors contraint de cesser de célébrer et de lire des prières aux malades. Le dimanche et les jours de fête, la Liturgie n’était pas célébrée dans l’église du village, la paroisse Saint-Georges. La sanction perdura trois mois et prit fin de la manière suivante.

En ce temps-là, dans le village voisin de Roumkavak, une nouvelle église venait juste d’être construite. L’évêque s’y rendit pour procéder à sa consécration. Profitant de cette occasion, il fit aussi le tour des villages de son diocèse. Pendant qu’il se trouvait encore à Roumkavak, une délégation arriva de Taslik, composée du maire du village, Abraham Kiagia, ainsi que d’autres membres du conseil municipal, pour lui demander de lever la déposition du Père Basile. Le hiérarque accepta de venir à Taslik pour examiner son cas. Il arriva à cheval, comme de coutume accompagné de son diacre, et s’arrêta chez le Hadji Onymphios qui était l’homme le plus riche du village et membre du conseil paroissial. Tous les habitants du village l’accueillirent, lui embrassèrent la main, et se plaignirent de la sanction infligée à leur prêtre. Celui-ci était absent de ce comité d’accueil, car en tant que prêtre déposé, il évitait les apparitions publiques et demeurait chez lui.

Tandis que l’évêque menait ses premières investigations, il fut soudain informé que son cheval gisait à terre, gémissant et tremblant de tout son corps, paraissant sur le point de mourir. On essaya de lui prodiguer quelques soins, de lui donner à manger, de faire venir des médecins, mais son état empirait. L’évêque, inquiet, envoya son diacre lui lire une prière, mais le cheval ne se remettait toujours pas. Il descendit lui-même pour lire une bénédiction, mais l’état de l’animal continuait de se détériorer.

Les habitants de Taslik savaient bien que ce type de maladies était facilement soigné par le Père Basile ; aussi proposèrent-ils à l’évêque, par l’intermédiaire du maire, de faire venir le saint prêtre, mais le hiérarque s’y opposa. Le maire expliqua : «  Ecoutez, Monseigneur… Depuis que cette personne est arrivée au village, nos animaux et nos habitants ont cessé de mourir de maladies. Sa prière guérit tout le monde. »

L’évêque consentit à ce qu’on l’invitât. Le Père Basile demanda à l’homme qui avait été envoyé pour le chercher : «  Devant l’évêque, un prêtre bénit-il ? » et refusa de le suivre. Ils envoyèrent quelqu’un d’autre, mais il refusa de nouveau. Le hiérarque l’attendait maintenant avec impatience, parce qu’il mesurait le danger que son cheval entourait. Alors, Abraham Kiagia, le maire du village, alla le chercher lui-même et lui demanda de venir pour que l’évêque voie de ses propres yeux qu’il était un serviteur de Dieu, et non du diable, et pour que l’église, dont la fermeture privait les fidèles de la Liturgie, soit de nouveau ouverte.

Le père se laissa convaincre, prit son étole, l’euchologe de l’ermite et suivit le maire. Ils se rendirent directement dans l’étable où les gens attendaient tous avec inquiétude. Sans saluer quiconque, le saint prêtre se dirigea vers le cheval malade et commença à lire une prière. Piqué de curiosité, l’évêque se plaça derrière le Père Basile, de manière à voir quelle prière il lisait. Le prêtre interrompit sa lecture à trois reprises, pour faire le signe de croix sur l’animal, en le touchant légèrement de son pied.

Le cheval se redressa finalement sur ses pattes puis se mit à manger. Le père lui souhaita « bon rétablissement » et repartit chez lui. Dans sa joie, l’évêque oublia de le remercier. Quand il fut remis de ses émotions, il le rattrapa et lui demanda de le suivre ; il le prit par le bras et le conduisit dans la maison où il était accueilli, tandis que le reste de l’assemblée attendait dehors. Quelques instants plus tard, il sortit sur le balcon en compagnie du Père Basile et s’adressant à la foule des fidèles, il déclara : «  Mes frères, la prière que le Père Basile a lue, je l’avais lue, moi aussi, et avant moi, le diacre. Ce n’est pas notre prière que Dieu a entendue, mais celle du Père Basile. Elle doit contenir quelque chose de singulier pour que Dieu l’agrée. C’est pourquoi, maintenant, je souhaiterais entendre le Père Basile en confession. » Après avoir fait sortir les habitants de la maisonnée, il posa différentes questions au Père Basile, entendit sa confession, puis sortit de nouveau et annonça à la foule qui attendait : «  Ecoutez, mes bien-aimés ! Maintenant, ce n’est pas le Père Basile qui va me demander pardon, mais c’est moi qui vais le faire ! Parce que j’ai cru des calomnies et que je l’ai sanctionné en le suspendant. Son charisme lui vient de Dieu, et personne ne peut le lui reprendre. »

Il lui lut ensuite une bénédiction et le rétablit dans sa dignité sacerdotale. Le lendemain, on ouvrit l’église du village et ils célébrèrent la divine Liturgie ensemble.

Les miracles relatés ici ne sont que quelques-uns des nombreux miracles que le Père Basile de Cappadoce accomplit au service des Chrétiens et des Turcs musulmans.

En recoupant les témoignages de ses proches (1) et des habitants de son village toujours en vie, on estime que le Père Basile s’est endormi dans le Seigneur aux alentours de l’an 1900, et fut enterré là-bas, dans le village qu’il desservit en tant que prêtre, à Taslik de Cappadoce.

  1.  : ( Parmi les descendants du père Basile qui s’installèrent en Grèce, certains portent le nom « Kontziklis », en référence au village d’origine du père Basile, d’autres accordant plus d’importance à sa fonction presbytérale, prirent le nom de « Keïsoglou », qui signifie en turc « fils de prêtre » ( «  Keïs » : prêtre et « ogloun » : fils). Plus tard, « Keïsoglou » devint «  Papazoglou », puis le très grec « Papadopoulos » ( signifiant aussi « fils de prêtre »). C’est ce nom que portent de nos jours la plupart de ses descendants. Ceux-ci, ainsi que les habitants de son village se dispersèrent en Grèce, et vivent aujourd’hui à Thiriopétra d’Aridaia, et dans le village cappadocien de Saint-Constantin de Pharsale. Ils conservent avec dévotion les récits concernant le père Basile, et gardent en relique sa croix ainsi que l’euchologe qui lui avait été offert par le saint ermite. ( N.d.A.)

Mémoire éternelle ! Que sa bénédiction soit sur nous et que ses prières aident à ce que la Liturgie soit de nouveau célébrée dans l’église de Saint-Georges de Taslik, car c’est actuellement une mosquée.



2

SAINT JEAN « LE NOUVEAU



MISERICORDIEUX »

( 1836-1903)



Honoré comme saint local par les habitants du Pont, le Père Jean Triandaphyllidis (1) naquit le 10 février 1836 dans le village de Loria (Mouzena), dans la province de Trébizonde, de parents pieux, Triandaphylos et Kyriakie.

Comme il n’y avait pas d’école dans sa région, il reçut en six mois les rudiments de l’instruction élémentaire auprès d’une personne cultivée, se montrant particulièrement doué.

A l’âge de quatorze ans, il perdit son père et fut contraint, pour trouver du travail, d’émigrer vers les rives du Pont. Il travaillait l’hiver dans une boulangerie, et s’occupait l’été de travaux agricoles.

Il se maria à dix-sept ans avec une humble et pieuse jeune fille nommée Hélène, avec laquelle il eut un fils et plusieurs filles.

Un jour d’été, accompagné de son épouse, il se rendit à pied dans leur village. En chemin, ils rencontrèrent trois anges qui avaient une apparence humaine. Jean marchait en tête. Les anges le regardèrent attentivement, mais ne lui dirent rien. Ils croisèrent ensuite son épouse à qui l’un d’eux déclara : «  Les habitants de votre village attendent que Jean devienne prêtre. Telle est la volonté de Dieu. » Le deuxième ange ajouta : «  Dans trente ans, vous serez jugés dignes de vénérer la Terre Sainte », et le troisième : «  Après sa dormition, il sera compté parmi les saints. »

Hélène leur demanda avec étonnement : «  Comment, vous qui êtes des hommes, pouvez-vous connaître l’avenir et ce qui se passera dans trente ans ? » Ils répondirent : «  Nous ne sommes pas des hommes, mais des anges de Dieu, et nous sommes venus vous avertir, pour que Jean ne refuse pas de recevoir le sacrement de la prêtrise. » Elle répondit avec crainte et émotion : «  Que la volonté de Dieu soit faite. »

En 1870, âgé de trente-quatre ans, Jean fut appelé à la haute dignité du sacerdoce. Faisant obéissance à la volonté de Dieu, et conformément à la prédication angélique, il fut ordonné prêtre par le métropolite de Chaldée, Gervasios de bienheureuse mémoire. Il fut désigné pour desservir la paroisse de son village d’origine. Il célébrait aussi dans les églises de Saint-Pantéléimon, de la Toute-Sainte Mère de Dieu, ainsi qu’au monastère de Saint-Georges ( Lermoucho et Zando).

En dépit de son faible niveau d’instruction, il parvint, par son intérêt et son intelligence, à apprendre parfaitement l’ordre des offices et les usages de la prêtrise, auprès des moines de Saint-Georges de Choutoura.

Il était doté du charisme de la parole. Quiconque dialoguait avec lui ressentait de la joie. Quand il prêchait la parole de Dieu, ses mots transmettaient la douceur et la grâce. Bien qu’il n’ait pas fait d’études, c’était un excellent prédicateur, ce qui lui valut le surnom de « nouveau Chrysostome (1) ».

  1.  : ( Terme grec signifiant « bouche d’or », par référence à Saint Jean Chrysostome, archevêque de Constantinople au IV° siècle, réputé pour son éloquence et ses talents d’orateur).

Après son ordination, le Père Jean se consacra à son œuvre pastorale ; il essayait de cultiver la vertu et de se conformer avec précision aux commandements divins, en particulier celui de l’aumône.

Bien qu’il fût lui-même limité en biens matériels, il nourrissait les affamés, revêtait d’habits les pauvres et les orphelins, et offrait l’hospitalité aux étrangers. Il aidait les indigents de son village à s’acquitter des différents impôts. Pour le bénéfice du village, il construisait des routes, des ponts et des fontaines.

En 1877, la guerre turco-russe plongea la région dans la famine. Le Père Jean, en bon pasteur, veilla à ce que les denrées alimentaires de base ne manquent pas. Il écrivit des lettres à des connaissances fortunées, rassembla tout le nécessaire, puis le distribua aux plus démunis, qui furent ainsi sauvés de la famine. La renommée de sa vertu et de ses bonnes œuvres se répandit dans la région du Pont, où les gens le surnommaient « le nouveau Miséricordieux (1) ».

  1.  : ( En référence à saint Jean le Miséricordieux, dit aussi « Saint Jean l’Aumônier », patriarche d’Alexandrie au VII° siècle, réputé pour l’abondance de ses aumônes).

Le Père Jean avait le charisme de réconcilier les gens divisés par l’inimitié. En tant que pacificateur, il devint le juge de paix de l’évêché. Quand des personnes venaient trouver le métropolite, soit seules, soit par villages entiers pour obtenir justice de leurs différends, celui-ci les envoyait voir le Père Jean en disant : «  Allez plutôt voir celui-là. Il va vous réconcilier parce qu’il est sage ; il parle avec douceur, et la Grâce de Dieu repose sur lui. »

Et effectivement, le vénérable prêtre les apaisait. Ils arrivaient en ennemis réclamant vengeance, et repartaient en frères qui s’aiment. Le Père Jean était l’ennemi et le combattant de la haine, de la vengeance et des scandales, mais l’ami et l’enseignant de l’amour et de la paix.

Le Père Jean perdit une de ses filles, laquelle laissa orphelin un petit garçon. Un jour qu’il était à l’école, l’enfant fit une bêtise, et l’instituteur le roua de coups de canne et de coups de pied. Quelques jours plus tard, le petit orphelin mourut. Les autres membres de la famille, parmi lesquels se trouvait le père de l’enfant, voulurent se venger et tuer l’enseignant. Le Père Jean pria beaucoup. Au tribunal, il parvint à obtenir l’apaisement de ses proches révoltés, et demanda que l’instituteur soit relâché. En tant que grand-père de l’enfant mort, il éprouvait de la peine, mais en tant que disciple du Christ et prédicateur de l’amour, il pardonna et fit sortir cet homme de prison.

En 1900, accompagné de son épouse, il fut jugé digne de vénérer le saint Tombeau du Christ, le Golgotha, ainsi que les autres hauts lieux de pèlerinage de la Terre Sainte. Ils y demeurèrent six mois, puis retournèrent dans leur village. Ce pèlerinage eut lieu trente ans après leur rencontre avec les anges et la prédiction de ces derniers.

Hélène, la bonne épouse du Père Jean, s’endormit dans le Seigneur le 26 juillet 1902. Le Père Jean, qui faisait paître son troupeau spirituel depuis trente-trois ans d’une manière agréable à Dieu, s’endormit dans le Seigneur le 13 juin 1903, un vendredi, et fut enterré dans l’église de Saint-Pantéléimon. Il partit, laissant derrière lui ses bonnes œuvres, et offrant aux fidèles la consolation, le soutien, et le trésor inestimable de ses saintes reliques.

Ensuite de sa mise en terre, la belle-fille du Père Jean eut la vision du Saint-Esprit, sous la forme d’une colombe, qui descendait sur sa tombe.

Trois ans plus tard, le Père Jean apparut en rêve à une femme nommée Panguila, à qui il demanda de procéder avec son frère à l’exhumation de ses reliques, ce qui fut réalisé le 7 octobre de la manière suivante : en arrivant au cimetière, Panaguila vit le Père Jean se tenir au-dessus de sa tombe, revêtu de ses habits sacerdotaux, et lisant le saint Evangile. Son visage resplendissait comme le soleil, et il les encouragea à creuser. De nombreuses personnes s’étaient rassemblées et voyaient Panaguila parler, mais ne pouvant discerner avec qui, elles la prirent pour une folle.

Quand ils découvrirent les reliques du Père Jean, ils constatèrent que ses deux mains étaient incorrompues. Ainsi informés de sa sainteté, ils pleurèrent de joie et d’émotion, et vénérèrent ses reliques en rendant gloire à Dieu.

La nouvelle se répandit rapidement dans la région de Chaldée. Chaque jour, des foules de fidèles, des villages entiers avec leur prêtre, et même des aghas (1) turcs affluaient pour vénérer les saintes reliques, en apportant de l’huile ou des cierges pour en faire offrande au saint.

  1.  : (Titre honorifique désignant un officier civil ou militaire de l’Empire ottoman).

Les Turcs disaient : «  Ce papa- Efendi était déjà saint de son vivant, mais c’est encore plus évident depuis sa mort. Si vous lui construisez une église, nous participerons, nous aussi. »

Des miracles se produisirent alors. De nombreux malades furent guéris. Un jeune homme de vingt ans, originaire de la ville de Mihailova, près de Tbilissi dans le Caucase, était devenu fou et restait attaché pour être préservé du mal qu’il pouvait infliger aux autres ou à lui-même. On l’avait mené voir beaucoup de médecins, de mages, d’églises, et on avait fini par le faire interner dans l’asile de Tbilissi. Une nuit, saint Jean apparut en rêve à la mère de ce garçon, lui enjoignant de ne pas pleurer parce que son fils allait guérir. Il prescrivit de lui donner à boire de l’eau dans laquelle elle aurait mis un peu de terre de son tombeau, et de l’encenser en faisant brûler un petit morceau de son phélonion*. Elle fit comme le saint lui avait dit, et son enfant fut guéri.

Une famille arménienne avait un enfant unique âgé de douze ans, devenu muet quatre ans auparavant, à la suite d’une frayeur. Son père, communiste, lui avait fait passer des examens à la Faculté de Tbilissi, mais sans résultat. Sa mère, fervente chrétienne, l’avait emmené dans de nombreuses églises, mais en vain. Quand elle entendit parler du miracle décrit précédemment, elle demanda avec foi et piété un peu de terre du tombeau du saint, la dilua dans de l’eau et la donna à boire à l’enfant. Instantanément, il commença de parler. Avec beaucoup de joie, cette femme relata le miracle à son mari athée et lui dévoila le secret de sa foi chrétienne. Son époux crut à son tour, et, plein de repentir, il rendit grâce à Dieu.

Les descendants de saint Jean vinrent se réfugier en Grèce et apportèrent avec eux la main et le crâne du saint. Les reliques de saint Jean continuent à faire des miracles.

Anastasie, la petite-fille du saint raconte : «  Aux alentours de 1930, un médecin proche d’une de mes amies tomba malade à Thessalonique. Ses mains étaient paralysées, et ses parents étaient inconsolables parce qu’il était encore jeune, n’étant âgé que de trente-cinq ans à peine. Ils le menèrent chez divers médecins, et dans de nombreuses églises, mais sans pouvoir obtenir sa guérison. Quand cet homme entendit mon amie parler des reliques de mon grand-père, il demanda de pouvoir les vénérer. Je fis sur lui le signe de la croix avec la main du saint, et le malade put bouger ses mains paralysées ; il prit la sainte relique et la serra contre sa poitrine avec foi, remerciant Dieu et le saint pour sa guérison. »

Saint Jean Triandaphyllidis a été reconnu comme saint par le Patriarche œcuménique et figure dans le registre des saints locaux du Patriarcat de Constantinople. Sa mémoire est célébrée le 13 juin ( jour de sa dormition) et le 7 octobre ( jour de la découverte de ses reliques). Il existe un office qui lui est dédié, composé par un hymnographe inconnu. L’ancien métropolite de Rodopolis, Léonidios Choutouriotis (1844-1926) oeuvra pour établir sa commémoration annuelle en Chaldée.





« Hélénabba », la clairvoyante

(ca 1906-ca 1920)



Dans le village de Képhalochori, situé dans la région de Nicée en Asie mineure, avant l’échange de population (1), vivait une jeune fille pieuse et pleine de grâce nommée Hélène.

  1.  : ( Un échange de population entre la Grèce et la Turquie fut décidé par le traité de Lausanne en 1923, obligeant les Grecs d’Asie mineure à quitter la Turquie pour s’installer en Grèce, et les Turcs installés en Grèce à partir en Turquie).

On la surnommait « Hélénabba (2) », signifiant par là qu’Hélène était dotée d’une sagesse propre aux Anciens, qu’elle était pleine de discernement, et s’exprimait à la manière d’un Abba.

  1.  : ( Synthèse des noms Hélène et Abbas ( Ancien, Géronda). Les habitants d’Asie mineure ajoutaient exceptionnellement ce terme au nom d’une femme sage et pieuse, pour exprimer leur respect à son égard. Les éléments concernant «  Hélénabba » nous proviennent du moine athonite Th., membre de sa famille. ( N.d. A).

Elle était orpheline, et travaillait comme domestique chez un Turc charitable. La nuit, «  Hélénabba » passait de longues heures à prier. Le Turc l’entendait dire dans sa prière : «  Que je prenne sur moi ses péchés à lui aussi ! » Elle priait pour les autres. Son maître remarquait que de nombreuses personnes venaient prendre conseil auprès d’elle, et percevait qu’elle avait une grâce particulière. Il avait pour elle une grande estime, et ressentait que si Dieu l’aidait, c’était grâce à « Hélénabba ». Il notait lui-même les évènements et ses prophéties, car il était persuadé qu’elle avait reçu le charisme de clairvoyance.

A cette époque, beaucoup de Grecs étaient enrôlés dans les bataillons de soldats-ouvriers de l’armée turque pour une durée de cinq à dix ans, l’objectif étant de les exterminer (3).

  1.  : ( Appelés en turc « Amele Tabouri », ces bataillons étaient composés de soldats arméniens ou grecs rapidement dépossédés de leurs armes, contraints à des travaux pénibles et épuisants, et parfois sommairement exécutés).

Ils ne donnaient plus de signe de vie, et leurs familles s’inquiétaient. Les femmes allaient voir « Hélénabba » pour lui demander s’ils vivaient encore ou s’ils avaient été tués. Pour que ces personnes ne puissent pas douter de la véracité de ses propos, la jeune fille commençait par décrire l’homme concerné. Elle disait par exemple : «  Ton mari est grand, blond, et porte une moustache. » Elle ajoutait d’autres caractéristiques, et ensuite seulement elle dévoilait s’il était mort ou vivant, et quand il reviendrait.

Elle disait aussi : «  Le temps viendra où les gens seront dans la confusion ». ( Elle entendait par là l’égarement spirituel et la confusion des genres ; nous subissons les deux aujourd’hui).

Un jour, elle annonça à ses proches : «  Vous, vous allez partir, et vous me laisserez ici. Vous reviendrez, mais ces lieux auront bien changé. »

Avant de mourir, elle demanda à être revêtue d’habits noirs, comme une moniale.

Dans son village, tout le monde avait de la dévotion pour « Hélénabba », en raison de ses vertus et de ses charismes. Les gens la considéraient comme une sainte. Aucun autre détail concernant sa vie n’a été conservé. Nous savons seulement qu’elle s’endormit dans le Seigneur avant d’avoir atteint l’âge de quatorze ans, en 1920 environ, soit avant l’échange de population, conformément à ce qu’elle avait prédit. Sur le lieu de sa sépulture, une source jaillit, guérissant tous les malades qui venaient y boire.

Lors de l’échange de population, les membres de sa famille et les habitants de son village partirent en Grèce et s’installèrent dans la région de Serres, créant ainsi le village de Nouveau Képhalochori. Les proches d’ « Hélénabba » y apportèrent des vêtements et quelques objets lui ayant appartenu, pour bénéficier de sa bénédiction et de sa protection. Ces personnes continuent jusqu’à aujourd’hui de maintenir sa veilleuse allumée et de faire brûler des cierges dans la maison où ses effets personnels sont conservés. Ils invoquent son intercession dans leurs besoins et leurs difficultés, et grâce à l’assurance qu’elle a acquise devant Dieu, elle leur vient en aide.

Pendant la guerre civile (1), les partisans (communistes) vinrent à plusieurs reprises pour mettre le feu au village, mais chaque fois qu’ils s’approchaient, ils changeaient de disposition.

  1.  : ( De 1946 à 1949 une guerre civile déchira la Grèce entre milices royalistes et partisans communistes, provoquant la mort de plus de 150 000 civils).

Ils dérobaient des vivres et disaient en partant : «  Un saint vous protège ici… Nous étions venus pour brûler votre village, amis dès que nous sommes arrivés, nous avons changé de disposition. »





4

Presbytéra Kyriakie G. Tsitouridis

(1870- ?)



Née en 1870, Kyriakie épousa Georges Tsidouridis en 1890, lequel fut ordonné prêtre et desservit la paroisse de leur village, Tsopli ou Dermitzikioï d’Ordu (Kotyoron) dans la région du Pont. Ils eurent six filles, et un fils qui mourut en bas âge.

La presbytéra* Kyriakie était une femme simple, très pieuse, qui pratiquait abondamment l’aumône. Elle souffrait et pleurait à la vue du malheur des hommes. La porte de sa maison était toujours ouverte ; les pauvres et les affamés y trouvaient chaleur et nourriture, et les étrangers une place pour dormir.

En 1903, le Père Georges et sa famille émigrèrent et s’installèrent dans le village d’Atara, ou Azanta, dans la province de Soukhoumi, en Géorgie. Il était l’unique prêtre dans cette région où vivaient de nombreux réfugiés grecs. Il célébrait la Liturgie, les baptêmes, les mariages, le sacrement des malades… Des dizaines d’expatriés venaient chez lui chaque jour, n’ayant « nulle part où reposer la tête ». La compatissante presbytéra, infatigable, pétrissait le pain, préparait les repas, et nourrissait tous les pauvres qui se réfugiaient chez eux. Elle les aimait et les consolait comme ses propres enfants. Etant donné que leur petite maison était trop étroite pour accueillir tous les nécessiteux, elle demanda au Père Georges de construire une grande hôtellerie ; elle pouvait ainsi héberger jusqu’à cent personnes.

Tandis qu’elle-même nourrissait de nombreuses bouches affamées, la pieuse presbytéra pratiquait quotidiennement le jeûne de la neuvième heure (1) : jusqu’aux Vêpres, elle restait sans rien manger.

  1.  : ( De l’expression grecque « kano énati », littéralement « faire la neuvième heure », en référence à une pratique issue de la tradition ascétique, qui consiste à s’abstenir de toute nourriture jusqu’à la neuvième heure ( ce qui correspond à 15h00), ou jusqu’aux Vêpres ( 17h00).).

Elle se rendait à l’église, prenait du pain bénit, et ensuite seulement, elle se restaurait. Elle ne mangeait ni viande, ni aliment non carémique, ne se nourrissant que de fruits et de légumes.

Un jour, en passant avec le Père Georges près d’un cimetière de Soukhoumi, elle demanda à y être enterrée après sa dormition. Le prêtre fut étonné, parce qu’elle était encore jeune, n’ayant guère qu’une quarantaine d’années. Quelques jours plus tard, elle tomba malade, puis s’endormit dans le Seigneur, et fut enterrée dans ce cimetière conformément à son souhait.

Sept ans plus tard, le Père Georges la vit pendant son sommeil, et elle lui dit : «  Cela fait sept ans que tu m’as sous terre, tu n’en as pas assez ? Viens, et sors-moi ! » Ce rêve se répéta plusieurs fois. Par ailleurs, un moine du monastère Nova fon à Tranda voyait chaque soir une lumière descendre sur sa tombe et entendait une voix qui lui disait : «  Viens au cimetière et sors-moi ! »

De fait, on procéda à son exhumation, et l’on constata qu’il n’y avait pas de terre au-dessus de ses ossements, et qu’en dessous s’écoulait de l’eau. Un parfum s’en dégageait ; sa main droite, qui portait son alliance, de même que son oreille et son cœur étaient demeurés incorrompus, tandis que le reste de ses ossements présentaient une teinte jaune dorée.

Le moine du monastère de Tranda emporta son cœur et sa main incorrompus, tandis que le reste de ses ossements est aujourd’hui conservé à Saint-Pétersbourg.





5

Eve et Dimitri Saoulidis

(+1988 - + 1938)



Dimitri Saoulidis et son épouse Eve, originaires de Trébizonde dans la région du Pont, constituaient un couple d’exception et des plus vertueux.



Eve

Eve, issue de la famille Loukanidos, naquit en 1900 à Kars, en Russie (1).

  1.  : ( Aujourd’hui en Turquie orientale).

Ses parents, ne pouvant supporter la brutalité menaçante des Turcs, avaient quitté le Pont pour s’installer dans cette ville, en même temps que bon nombre de leurs compatriotes. Eve avait grandi au sein d’une famille nombreuse, dans le respect des traditions et dans la vénération des choses sacrées.

Quand Eve avait environ douze ans, un voyageur de passage reçut l’hospitalité chez elle. Celui-ci fut si heureux d’être accueilli qu’il souhaita témoigner sa reconnaissance en enseignant à Eve les sciences occultes. La fillette ne savait pas de quoi il s’agissait. Il lui expliqua : «  Tout ce que je dis se produit ! » Puis, il entreprit différentes démonstrations. Il fit en sorte que quelques petites filles se mettent à faire des gestes inconvenants. Aussi Eve lui dit-elle : «  Arrêtez ça, c’est honteux ! » Ensuite, il fit perdre la tête à une chèvre, qui devint dans un premier temps si sauvage qu’elle cassa la corde qui la retenait attachée ; puis il la rendit soudainement docile et obéissante. Assistant à cette scène, Eve déclara : «  De telles choses sont mauvaises. Je ne veux pas de ça. » Ainsi, Dieu, qui voyait son innocence et sa bonté, la préserva de l’égarement.

Après la mort de sa mère, Eve se chargea de tous les travaux domestiques. Elle était dotée d’une grande force et d’un grand courage.

Quand elle eut treize ans, un jeune garçon pauvre, Dimitri Saoulidis, s’installa chez eux. C’était un bon maçon. Il passait ses journées à travailler aux champs ou sur divers chantiers, et gagnait ainsi sa vie. Il demeura longtemps auprès d’eux. Le père d’Eve, qui avait de l’estime pour ce jeune homme et qui appréciait son bon caractère, favorisa son mariage avec sa fille.

Lorsque la guerre russo-turque éclata, Eve et ses deux jeunes enfants, Véra et Basile, ainsi que son beau-père, se trouvaient en Russie, tandis que son mari Dimitri et sa mère étaient en Turquie. Son beau-père tomba gravement malade et dut rester alité. Eve lui prodigua tous les soins nécessaires avec beaucoup d’amour, jusqu’à sa dormition. Elle reçut sa bénédiction. «  Eve, lui dit-il avant de rendre l’âme, où que tu sois et où que tu ailles, sois bénie ! »

En Russie, au cours de l’un de ses périples, alors qu’elle errait de lieu en lieu, l’un de ses enfants mourut sans avoir été baptisé. Elle l’enterra dans la neige, et poursuivit sa route en pleurant.

Poussée par les circonstances, elle abandonna sa maison de Kars, et vint s’installer en Grèce. Elle racontait à son petit-fils : «  A trois reprises, mon chéri, j’ai laissé ma maison en n’emportant que mon âme, quelques icônes, et les vêtements que je pouvais transporter à la main. On nous a embarqués sur un bateau. Beaucoup de gens sont morts pendant le voyage, et l’on jetait les cadavres à la mer. Avec les quelques lires que j’avais cousues à l’intérieur de ma ceinture, j’ai pu acheter du pain et nourrir les enfants. Un pain coûtait une lire. Nous sommes arrivés en Grèce. Nous avons vécu dans un premier temps dans les marécages, à Kalamaria près de Thessalonique, puis nous avons fini par nous installer à Véria. »

Le Seigneur permit qu’elle traversât de pénibles et douloureuses épreuves. Elle les supporta cependant, avec patience et foi en Dieu. Ces difficultés n’étaient du reste qu’un préambule de tous les tourments qui allaient survenir au cours des années suivantes.

Eve s’installa à Véria avec son époux Dimitri. C’est alors que survint la mort de celui-ci. La vie d’Eve devint dès lors très pénible. Veuve à l’âge de trente-huit ans, mère de quatre enfants, elle lutta pour parvenir à s’en sortir. Elle ne voulut pas se remarier et se consacra entièrement à sa famille. Elle était simple, sans instruction, mais dynamique et spontanée. Sa foi en Dieu et sa confiance en la Mère de Dieu étaient profondes et semblaient couler de source. Sous l’occupation, sa fille Eumorphie mourut à son tour, d’une intoxication causée par l’utilisation d’un récipient en cuivre non étamé.

Une année, pendant les jours précédant la fête de la Nativité, les gens se rendaient dans les champs pour glaner les épis de maïs qui restaient sur place après la récolte. Les temps étaient durs ; la disette et le malheur régnaient partout. Eve se rendit aux champs, elle aussi, pour trouver de quoi nourrir ses petits enfants affamés. Quand la nuit tomba, elle n’avait récolté qu’une demi-oque (1) de maïs.

  1.  : ( Ancienne unité de mesure de masse d’origine turque ; une oque correspond à 1,3 kg environ).

Elle leva les yeux au ciel et, s’adressant à la Toute-Sainte, elle se lamenta ainsi : «  Tu es une mère, toi aussi. Alors maintenant, dis-moi, que vais-je donner à manger à mes enfants ? » Elle continua son chemin en pleurant, quand elle trouva soudain à ses pieds un agneau abattu de dix ou douze kilos. De nombreuses personnes avaient emprunté cette route avant Eve, mais aucune ne l’avait remarqué. Il venait probablement de tomber de la charrette municipale. Ainsi, la Mère de Dieu avait fait en sorte de consoler la veuve éplorée en lui fournissant de quoi nourrir ses petits orphelins.

La famille d’Eve avait apporté du Pont une icône miraculeuse de la Mère de Dieu. Un jour, quelqu’un se mit en colère et enferma cette icône dans une armoire. La fille d’Eve, Véra, ainsi que sa tante Despina, étaient présentes à ce moment-là. Véra entendit alors des bruits de coups en provenance du meuble, qui se mit à bouger tout seul au point d’en faire tomber les assiettes. La voix de la Mère de Dieu se fit entendre : «  Ouvrez-moi ! » Véra eut si peur qu’elle en perdit sa voix. Quand les autres membres de la famille rentrèrent et constatèrent que la petite fille était devenue muette, ils furent désemparés. On demanda conseil à l’évêque du lieu, qui recommanda de célébrer la Paraklisis* pendant quarante jours. Le quarantième jour, Véra retrouva l’usage de la parole.

Quand le fils d’Eve, Georges, subit un grave infarctus à l’âge de cinquante ans, et fut hospitalisé, Eve prit la mesure du caractère critique de sa situation et s’adressa à l’icône de la Mère de Dieu en ces termes : «  Si tu ne me ramènes pas mon enfant en bonne santé, je ne te vénérerai jamais plus ! » Terrible parole… Mais la Toute-Sainte entendit la requête de ce cœur maternel meurtri. Et Georges rentra chez lui ayant recouvré une parfaite santé.

Quelque temps plus tard, ce même fils tomba malade d’un cancer du poumon. Eve alla de nouveau trouver refuge devant l’icône de la Mère de Dieu et lui dit : «  Ce que tu sais faire, fais-le ! » Son fils fut opéré avec succès à l’étranger, mais il mourut une semaine plus tard d’un œdème pulmonaire à l’autre poumon. Eve garda le silence. Elle patienta sans murmurer, comme elle l’avait appris. Mais à partir de ce moment, elle ne souhaita plus continuer à vivre, pour ne pas risquer d’avoir à endurer la mort d’un autre de ses enfants.

Elle avait une grande confiance en Dieu. Son petit-fils lui dit un jour qu’une guerre allait peut-être éclater. Elle lui répondit : «  Qu’elle éclate ! » Surpris de sa réaction, il reprit : «  Ils vont prendre nos maisons. » Et la grand-mère de rétorquer : «  Qu’ils nous les prennent ! » « Mais enfin, grand-mère, ils vont nous tuer ! » « Qu’ils nous tuent ! Mais notre âme, mon enfant, ils ne pourront pas la prendre », ajouta-t-elle. La grand-mère Eve avait une autre conception de la vie, une autre façon d’appréhender les événements.

Elle était aimée de toutes ses brus et de ses petits-enfants. Elle apaisait toujours les conflits. Il se produisit un jour une grande épreuve : l’un de ses proches se mit terriblement en colère et entreprit de tuer les personnes qui avaient été injustes envers lui. Il venait de se saisir de son arme quand la grand-mère Eve arriva et se jeta à ses pieds, tout en pleurant. Puis, avec des mots tendres, elle le calma et lui reprit son arme.

Elle se conduisait humblement avec tout le monde. Quand son petit-fils lui rendait visite, elle s’asseyait à ses pieds et lui prodiguait des conseils concrets, qui l’aidèrent beaucoup et constituèrent de véritables règles de vie. Elle tirait ses enseignements de son expérience et de ses épreuves, leur conférant ainsi une grande profondeur spirituelle. En voici quelques-uns :



«  Il faut avoir de la compassion pour le vieillard et pour le petit enfant vulnérable.

  • Même si tu as toute l’eau de la mer à ta disposition, il faut l’utiliser sans la gaspiller.

  • Le temps viendra où vous ramasserez les miettes tombées de la table, et elles ne suffiront pas à vous rassasier. ( C’est pour cette raison qu’elle conseillait de toujours saucer son assiette avec un morceau de pain à la fin de chaque repas).

  • Mon Seigneur Jésus-Christ, par Ton saint Nom, fais que je ne sois plus là pour voir ce jour-là, et vous non plus, pourvu que vous ne voyiez pas ce jour-là, disait-elle à ses petits enfants.

  • Ne remplis pas trop ton assiette si c’est pour jeter la nourriture ensuite. Mange un peu, et si tu as encore faim, ressers-toi.

  • Trop manger, c’est comme manger du fumier.

  • Mon enfant, écoute-moi bien, grave dans ta tête ce que je vais te dire, et tu te souviendras de ta grand-mère : «  L’argent et la beauté ne sont que des hôtes de passage. »

  • Tu peux manger une grosse bouchée, mais ne laisse pas sortir de ta bouche une parole dure.

  • Ne te moque de personne parce que cela te retombera dessus.

  • Il n’est pas bon de soupirer. ( Autrement dit : Se plaindre est un péché).

  • Où que tu ailles, construis des maisons. ( C’est-à-dire : Etablis de bonnes relations avec les gens).

  • Ne dis pas de mauvaises paroles, ni de secrets à quiconque. Creuse plutôt un trou, jette-les dedans, et enterre-les.

  • Même l’homme vulgaire souhaite épouser une femme intègre.

  • Ma chérie, dit-elle un jour à sa petite-fille, tu vas te marier. D’un homme grossier, tu peux tirer quelque chose. Avec celui qui joue aux cartes, et qui s’enivre, tu peux patienter. Mais si tu épouses un paresseux, il ne restera jamais rien pour ton foyer.

  • Aime et honore toujours les membres de ta famille. »



Jusqu’à sa dormition, Eve aida ses enfants et ses petits-enfants. Elle passait ses journées chez son petit-fils, Dimitri, et l’aidait à élever ses enfants. Elle aimait beaucoup sa belle-fille, Sophie, et lui donnait de nombreux conseils. Elles s’entendaient très bien et discutaient parfois pendant des heures. Chaque soir, elle retournait toutefois chez elle car, selon elle, « les vieilles personnes veulent avoir leur petit chez-soi, un endroit où être au calme. » Du fait des privations qu’elle avait endurées, elle était très économe. Elle ne jetait jamais les vêtements usagés. Si elle ne les estimait pas en état d’être donnés, elle les découpait en lanières et confectionnait des tapis. Elle ne laissait rien se perdre.

Un jour, son petit-fils rentra pour se restaurer, et elle lui servit des lentilles. Le plat ne fut pas à son goût ; aussi Eve remit-elle son assiette dans le garde-manger. Un peu plus tard, quand l’enfant lui réclama de nouveau à manger, elle lui resservit la même assiette, sans davantage de succès. La troisième fois, il mangea toute son assiette. Alors sa grand-mère lui cita un proverbe : «  Le loup affamé mange même des oignons ! »

Eve demandait dans sa prière à mourir avant de devenir une charge pour qui que ce soit. Craignant de perdre la raison, elle demandait parfois à sa bru si elle avait encore toute sa tête. Celle-ci la rassurait.

Elle s’endormit dans le Seigneur en 1988, calmement et paisiblement, sans avoir pesé sur personne. Que Dieu, dans sa justice, lui accorde la couronne de la patience et de la résignation pour tous les tourments qu’elle endura dans sa vie très éprouvée.



Dimitri



Son époux Dimitri était différent de caractère, et spirituellement plus avancé qu’Eve. Quand ils arrivèrent en Grèce, il se débrouilla pour tout. Il était travailleur et habile en tout ; il avait « des mains en or ». Il confectionnait des poêles au moyen de briques réfractaires, et savait réparer toute sorte d’engins. Il fit l’acquisition de sept moissonneuses-batteuses. Il gagnait bien sa vie, mais, le soir, il rentrait toujours chez lui les mains vides. En dépit de son salaire confortable, il ne devint jamais riche, du fait des nombreuses aumônes qu’il distribuait. Eve se plaignait parfois de ce que ses poches étaient percées. Il aidait tous ceux qui le sollicitaient, et se rendait partout où il entendait parler d’une nécessité. Il allait de nuit devant les maisons de familles endettées, laissait de l’argent devant la porte et repartait sans s’être fait remarquer. Il faisait des dons à différentes églises, tout en gardant toujours le secret. C’est lui qui offrit la cloche de l’église de Kostochori, près de Véria. L’ancienne église métropolitaine de Véria est aussi son œuvre.

En tant qu’entrepreneur, il préférait employer des pauvres, des chômeurs, et des pères de familles nombreuses, pour conduire ses moissonneuses-batteuses.

Dimitri était très pieux et aimait prier. Eve en témoigne : «  Quand il rentrait à la maison le soir, tandis que les autres allaient se coucher, il se rendait devant notre iconostase, et parlait avec les icônes. A minuit, il se réveillait pour prier. Le matin, il priait de nouveau avant d’aller travailler. » Il semble, instruit comme il était, qu’il lisait les Vêpres, les Complies, l’Office de Minuit et les Matines. L’évêque, qui le connaissait bien, lui avait même donné la bénédiction pour qu’il explique l’Evangile du dimanche aux personnes malades et grabataires qu’il allait visiter au sortir de la Divine Liturgie.

Un jour, il tomba malade. Il se remit, mais peu après rechuta, par manque de vigilance. Le refroidissement fit place à une pneumonie ; son état empira, et il dut rester alité. Il décida alors d’organiser le mariage de sa fille Véra, parce qu’il voyait sa fin approcher. Pour qu’il puisse aussi participer à la joie de l’événement, ils eurent la bénédiction pour célébrer le mariage dans leur maison.

Etendu sur son lit, il prit les couronnes entre ses mains (1), les embrassa, puis leva les yeux au Ciel et dit : «  Mon Dieu, j’ai tout distribué à tout le monde, comme Tu m’as dit de le faire. Aujourd’hui, je marie ma fille et je n’ai rien à lui donner… »

  1.  : ( La cérémonie du mariage orthodoxe est appelé l’Office du Couronnement).

Mais il se repentit aussitôt de ces paroles, demanda à Dieu de les lui pardonner, et se mit à pleurer. Il s’adressa ensuite à sa fille : «  Je n’ai rien à te donner, mais je te donne ma bénédiction, en sorte que, où que tu ailles, ta maison déborde toujours des bontés de Dieu. »

De fait, comme en atteste sa fille, « bien que nous ayons connu l’Occupation, la famine, et la Guerre civile, nous n’avons jamais manqué de rien. La bénédiction de mon père nous a protégés. Dieu nous mettait toujours dans l’abondance. Nous avions une profusion de vivres. J’avais beau en donner, il m’en restait toujours, et c’est encore le cas aujourd’hui. »

Avec une conscience pure et paisible, Dimitri s’endormit dans le Seigneur en 1938, à l’âge de quarante-trois ans. Quelques années plus tard, quand eut lieu l’exhumation de ses ossements, l’on constata qu’ils avaient la couleur de la cire pure et qu’ils embaumaient, en particulier sa main droite. Même la terre de son tombeau était parfumée. L’odeur de sainteté émanée de ses reliques ne témoigne pas seulement du fait qu’il ait été sauvé, mais elle montre qu’il avait atteint à un état sinon de sainteté, du moins proche de la sainteté.

Les ossements de la mère de Dimitri, Hélène, avaient eux aussi exsudé du parfum. C’était une femme très humble, très pieuse, totalement illettrée. Elle n’avait jamais eu le moindre conflit avec sa belle-fille, Eve, et avait obéi à tout ce qu’on lui disait de faire.

Que leur mémoire soit éternelle !



6

Père Elie Diamandidis, le Myrrhovlite

( 1880-1946)



Le Père Elie Diamandidis (1) naquit en 1880 dans le village de Chourmikiando, situé dans la région des Sourménons du Pont, à une distance de huit heures de caïque de Trébizonde.

  1.  : ( Les éléments qui constituent la brève biographie du Père Elie nous proviennent de récits de sa fille Calliope (surnommée Callie) et de ses petites-filles Marie et Olga. Nous remercions Panaghiotis Klimendidis et Michel Pilitsidis, arrière-petits-enfants du père Elie, d’avoir procédé à l’inventaire de ces récits. Saint Païssios, qui avait lu cette biographie, avait souligné le fait que si le père Elie avait reçu la Grâce de Dieu dès son enfance, c’est parce qu’il avait supporté avec patience les mauvais traitements de sa belle-mère. (N. d. A.)).

Ses parents, Panaghiotis et Athéna, étaient pauvres, mais avaient la crainte de Dieu. Ils eurent trois enfants : Constantin, Georges, et Elie. En 1888, Athéna s’endormit dans le Seigneur, après avoir pris soin de transmettre à ses enfants sa foi solide. Panaghiotis se remaria avec Kandina, une femme bourrue et méchante. Celle-ci maltraitait le petit Elie, et le soumettait à toutes sortes de supplices. C’est en versant des larmes qu’il raconta plus tard à une orpheline, à titre de confidences, et dans les seul but de la réconforter, les mauvais traitements qu’il avait subis pendant son enfance.

Il arrivait que la marâtre le suspende pendant une heure à un arbre, la tête en bas, et observe froidement son calvaire, tandis qu’il la suppliait en pleurant de le détacher. Elle lui retirait ses vêtements, puis, munie d’un bouquet d’orties, elle fouettait ses parties intimes. Elle nouait un fil autour de ses organes génitaux, y provoquant d’insoutenables douleurs, en raison non seulement du serrement dû au fil, mais aussi de l’impossibilité à uriner qui en découlait. Elle mettait le feu à ses vêtements, et l’enfant terrorisé devait courir pour l’éteindre. Elle le laissait à jeun toute la journée, ne lui donnant qu’un peu de pain sec. ( Ce fait constitue l’amorce de l’abstinence impressionnante dont il fit preuve tout le reste de sa vie). Elle l’envoyait, en dépit de son jeune âge, paître les troupeaux, le menaçant de mauvais traitements si les animaux commettaient des dégâts. Quand son père rentrait le soir, il demandait à l’enfant s’il avait mangé quelque chose, mais c’était la méchante marâtre qui répondait à sa place : «  Je l’ai nourri, je l’ai nourri. »

Endurant ces nombreux supplices, il ne se plaignait jamais. Il appliquait le commandement : «  Tu ne découvriras point la nudité de ta mère » ( Lv 18, 7). En conséquence de tout ce qu’il supporta avec patience, Elie reçut, dès son jeune âge, et d’abondance, la Grâce divine.

Plus tard, quand son père se fut endormi dans le Seigneur, sa belle-mère, désormais âgée, eut peur qu’Elie ne se vengeât, ensuite de tout ce qu’elle lui avait fait subir. Mais celui-ci la rassura : «  Ne crains rien, mère, je veillerai bien sur toi. » Elle gisait, grabataire, sur son lit. Mais Elie ne permettait à personne d’autre que lui de prendre soin d’elle. Il la nourrissait lui-même avec amour, la lavait, et lui procurait tout le nécessaire. Au lieu du fiel et du vinaigre, il lui rendait de la manne et de l’eau. Bouleversée, elle disait et redisait sans cesse : «  Elie, je t’ai beaucoup maltraité, je t’ai fait beaucoup de mal, pardonne-moi mon enfant ! » Ce à quoi il répondait sans rancune : «  Ne t’inquiète pas, mère, tu es pardonnée. »

En raison des difficultés financières de sa famille, le petit Elie n’alla pas à l’école, et ne reçut aucune instruction. Jusqu’à l’âge de 17 ans, il travailla comme ferblantier dans le bourg des Platana de Trébizonde, chez son cousin Pierre Diamandidis.

En 1897, son frère aîné Constantin et sa belle-mère insistèrent pour qu’il épousât une femme trentenaire qui n’était pas issue d’une bonne famille, par simple intérêt 9pour sa fortune. Comme Elie ne voulait pas accepter cela, il s’enfuit au cours de la nuit de noces et, passant par les montagnes de Chotsérando, il parvint jusqu’au village de Karakatzi. Il se rendit chez les parents d’une jeune fille pauvre, Sotira, pour laquelle il éprouvait de la sympathie, et qu’il souhaitait prendre pour épouse. Avec la bénédiction de ses futurs beaux-parents, Constantin et Hélène, il se maria donc avec cette jeune fille de dix-sept ans, Sotira Géronditis.

Les premières années de son mariage furent marquées par une grande pauvreté. Il travaillait comme employé à la boulangerie de Panaghiotis Chatzilia. Celui-ci remarqua qu’Elie accomplissait son travail avec zèle et intégrité. Aussi finit-il par lui céder sa boulangerie. Dieu le bénissait, et permit qu’il gagnât beaucoup d’argent. Elie acheta alors une grande maison à Karakatzi, à Chani, qui devint un refuge pour les pauvres et les étrangers. Il venait secrètement en aide aux nécessiteux, et agissait par l’intermédiaire de femmes turques, de manière à rester lui-même anonyme, faisant ainsi croire que les auteurs de ces aumônes étaient des Turcs. Il rémunérait ces femmes pour qu’elles apportent pendant la nuit de la nourriture dans les foyers qui se trouvaient dans le besoin. Il leur donnait la consigne de ne surtout pas dévoiler son identité. A une veuve qui avait quatre enfants il faisait parvenir de la farine par le biais d’une femme turque, laquelle restait avec la veuve pour l’aider aussi au pétrissage.

Elie et Sotira eurent six filles. Agapie – qui se maria, puis devint moniale après son veuvage sous le nom de Maria, à Kouma de Soukhoumi -, Vassilikie, Hélène, Calliope ( surnommée Calie), Athéna, et Olga.

Elie était travailleur et aimait beaucoup le Seigneur. Son manque d’instruction lui causait cependant du souci. C’est alors qu’un soir, un ange lui apparut dans son sommeil et commença à lui enseigner l’écriture, la psalmodie et l’iconographie. Chaque nuit, en rêve, Elie le voyait, et poursuivait sa leçon, jusqu’à ce qu’il eût entièrement appris à lire, à bien écrire, à psalmodier, et à peindre des icônes. Le dimanche, il psalmodiait dans l’église du Saint-Précurseur du village de Tsita des Sourménons. Il était doté d’une voix exceptionnellement belle, et chantait avec recueillement, comme cela lui avait été enseigné par l’ange. Ayant l’amour et le goût de la prière, il se réveillait toujours de bonne heure pour prier.

En 1918, leur vie, au même titre que celle de tous les Grecs du Pont, devint insupportable en raison des exactions commises par les Turcs. Le jour de la Théophanie, au moment de la bénédiction des eaux, les Turcs encerclèrent l’église du village. L’armée des Arméniens les dispersa, mais, le jour même, de nombreuses familles se mirent en route pour la Russie, entre lesquelles se trouvait la famille d’Elie. Lui-même ne la rejoignit que plus tard, au terme d’une marche de plus de quinze jours dans la neige.

A Batoumi, dans le village de Mahmoutia, sa fille, Agapie, s’était installée avec son mari Abraham, qui était très riche. Celui-ci acheta à son beau-père un vaste terrain dans la montagne, où Elie construisit lui-même sa maison. Il continuait à exercer sa profession de boulanger, mais c’était dans le but de venir en aide aux pauvres. Il exhortait les étrangers à s’arrêter chez lui pour être hébergés. Il envoyait sa fille Calie à la croisée des chemins avec son adresse écrite sur un papier, pour qu’elle la donne aux étrangers, les invitant à venir y recevoir l’hospitalité. Il pleurait de joie quand il recevait la visite de mendiants, de réfugiés, ou de miséreux. Il accueillait chaque soir entre cinq à dix personnes. Il incitait ses enfants à les épouiller, à leur laver les pieds, à nettoyer leurs vêtements, puis à les conduire dans la grande pièce, le « moussafir-ondas (1) », salle exclusivement consacrée à l’hébergement des pauvres.

  1.  : ( Termes turcs signifiant littéralement : « chambre des hôtes »).

Quant à lui, il les servait et les nourrissait jusqu’à satiété. «  Mangez, buvez, ne soyez pas gênés », disait-il. Il mangeait lui-même en dernier. Il avait aussi aménagé une chambre à part pour les malades.

Il hébergea pendant plusieurs années deux frères moines, Pachôme et Jean, qui avaient revêtu des habits laïcs par crainte des athées communistes, et qui pratiquaient l’ascèse à Soukhoumi, à flanc de rocher. Plus tard, Jean s’endormit dans le Seigneur au Pont, et Pachôme au Mont-Athos.

Sa bonne épouse l’aidait dans ses œuvres de charité, et rivalisait de zèle dans la distribution des aumônes. Ils s’enquerraient des foyers qui se trouvaient dans le besoin, et, la nuit, faisaient parvenir aux veuves, aux orphelins, aux prisons et aux associations de bienfaisance des sacs de farine, des fromages et des fruits.

Une nuit, Aurore, une petite orpheline qu’ils avaient recueillie chez eux, surprit Sotira en train de quitter secrètement le foyer, et lui demanda où elle allait à une heure pareille. «  Sois tranquille, lui répondit Sotira, je vais traire les vaches. » «  A cette heure-ci ? » s’étonna la jeune Aurore. «  Je vais porter du lait à la prison », expliqua sa mère adoptive.

En plus d’Aurore, ils élevèrent et marièrent une autre petite orpheline, nommée Elpinice.

Une nuit, dans son sommeil, Elie vit saint Georges, qui lui ordonna de construire une petite église qui lui serait consacrée, à côté de sa maison. Il lui montra même à quel emplacement son icône serait accrochée, ainsi que la place des autres icônes, et lui fit la promesse de l’aider et d’accomplir des miracles.

Or, un jour qu’Elie était occupé à travailler dans son champ, la pioche s’encastra dans le sol sans qu’il fût possible de l’en déloger. Il creusa tout autour à l’aide d’une lame et d’un marteau, et c’est alors qu’il découvrit le mur d’une église. Il continua de creuser avec précaution. Rapidement, les trois autres murs de l’église furent mis à jour, et, sur l’un d’eux, figurait une fresque de Saint Georges relativement bien conservée.

Il arrangea l’église avec des planches, et la recouvrit de chaume. Ainsi vu de l’extérieur, le bâtiment ressemblait à une grange, ce qui permettait de ne pas éveiller les soupçons des communistes. Il peignit lui-même les icônes, et les disposa conformément à la volonté de Saint Georges. Sa fille Agapie, qui était une crypto-moniale – ce qui est dire qu’elle était moniale en cachette -, prenait soin de l’église. Elie lui avait demandé de maintenir allumée en permanence la veilleuse de saint Georges. Quand celle-ci était sur le point de s’éteindre, elle produisait un son caractéristique. Agapie s’empressait alors d’y ajouter de l’huile et de nettoyer la mèche. La présence de saint Georges se faisait ressentir de diverses façons. Quand le saint leur rendait visite, ils entendaient des bruits de pas, puis remarquaient les empreintes de son cheval sur le chemin de terre.

Elie menait son combat avec zèle, et encourageait les autres par son exemple. Il se réveillait à trois heures du matin et priait jusqu’au lever du jour. Il redoublait d’efforts dans la prière. En égrainant son chapelet*, il versait continûment des larmes. S’il lui arrivait de ne pas sortir de son sommeil, saint Georges le secouait doucement en disant : «  Lève-toi, tu es en retard. » Il réveillait lui-même les autres membres de sa famille, pour qu’ils se mettent en prière, tandis qu’il attendait trois heures et demie du matin pour appeler, d’une voix douce, la petite Aurore.

Elie se rendit chez le prêtre de la région pour lui faire part de l’existence de l’église qu’il avait découverte. Ce Père était âgé et, par crainte des communistes athées, il ne portait pas de rasso*. Il suggéra à Elie de devenir prêtre pour pouvoir baptiser et faire communier les fidèles chrétiens. Elie accepta, et fut ordonné prêtre par l’évêque de Batoumi. Il portait le vêtement liturgique qu’il avait hérité d’un de ses oncles, le Père Georges, et célébrait clandestinement dans l’église de Saint-Georges, ainsi que dans d’autres chapelles des environs.

Lorsque les fidèles chrétiens apprirent qu’un prêtre était présent au village, ils commencèrent à se rendre de nuit dans l’église de Saint-Georges pour participer à la Divine Liturgie. Les Turcs de la région en furent informés, et dénoncèrent la paroisse clandestine à la police, qui tenta plusieurs assauts contre elle. Le Père Elie était cependant toujours averti à temps par des êtres bons ; aussi l’assemblée se dispersait-elle avant l’arrivée de la police, faisait mine de ramasser du bois, ou d’être occupée à quelque travail. Le prêtre déclarait courageusement qu’il était Chrétien, et les fidèles disaient à la police qu’ils travaillaient pour lui. A chaque descente de police, le père était arrêté, victime d’interrogatoires musclés, emprisonné, frappé, et laissé sans aucune nourriture. Il endurait sans fléchir beaucoup de mauvais traitements, demeurant ferme dans la confession de sa foi. Dès sa sortie de prison, alors qu’il souffrait encore des tortures qu’il venait de subir, il retournait secrètement dans sa petite église, et reprenait, avec d’autres fidèles, les célébrations nocturnes de la Divine Liturgie.

Il était ascétique, et se nourrissait très peu. Son alimentation était généralement constituée d’un peu de soupe de riz, de quelques noix, ou d’un peu de chou bouilli. A la fin de sa vie, il prenait du pain sec avec du thé. Il pratiquait le triméron – le jeûne de trois jours – et ne mangeait le soir que trois noisettes.

  1.  : ( L’entrée dans le Grand Carême peut être marquée par la pratique d’un jeûne radical, consistant en l’abstinence de toute nourriture à partir du soir du Dimanche du pardon, jusqu’à la Liturgie des Dons présanctifiés* du mercredi).

Il jeûnait avec zèle pendant le Grand Carême. Il souffrait souvent de gastrorragie, et il était très maigre. Il avait aussi habitué ses enfants à jeûner depuis leur plus jeune âge.

Il passait ses journées à travailler dans son domaine. Il cultivait des légumes ainsi que divers arbres fruitiers, et même du thé.

Le Père Elie conservait en guise de bénédiction la main droite du Père Jean Triandafillidis (2) qui était devenu saint.

  1.  : ( Voir supra, chapitre 2. (N.d.A.).

Une higoumène* de Soukhoumi lui avait aussi remis le cœur et le petit doigt d’une jeune enfant, prénommée Marie, et qui avaient été retrouvés incorrompus lors de leur exhumation. Cette petite fille était originaire de Santa, dans la région du Pont. Ses parents étaient richissimes mais excessivement cupides et cruels. Après la mort de sa mère, la nouvelle épouse de son père martyrisa la jeune Marie et la priva de nourriture. Quant à elle, Marie, pendant la nuit, elle distribuait aux nécessiteux et aux femmes enceintes abondance de biens matériels. Elle offrait jusqu’à son propre petit morceau de pain aux affamés, et restait elle-même sans rien manger. Elle s’endormit dans le Seigneur à l’âge de douze ans. Et, lors de l’exhumation de ses ossements, l’on trouva sa main droite et son cœur intacts, exsudant de la myrrhe*. Certains avaient par ailleurs remarqué que durant la nuit une lumière montait et descendait vers sa tombe par trois fois consécutives. C’est ce qui les avait incités à procéder à la translation de ses ossements. On avait alors découvert sa tombe embaumant de parfum et remplie de myrrhe.

Selon que saint Georges l’avait promis, il octroya au Père Elie le charisme de guérir les malades. Il leur lisait l’Evangile, les bénissait du signe de la croix, puis leur donnait à vénérer les reliques de saint Jean le Nouveau Miséricordieux et de la petite Marie.

Il faisait aussi le signe de la croix sur les Turcs et les Arméniens, qui obtenaient dès lors leur guérison. Une fois, il dit de quelqu’un qu’il allait venir de très loin, mais qu’il ne recouvrerait pas la santé, parce qu’il ne viendrait pas avec foi. C’est saint Georges qui le lui avait dit, et il en fut effectivement ainsi.

Un enfant orphelin, Costa, originaire de Crimée, était atteint d’épilepsie. Le Père Elie le guérit, et quelques années plus tard, ce fut sa fille, Agapie, qui fut l’un des témoins de son mariage.

Un jour, dans la montagne, saint Georges lui montra une fleur qui ressemblait à une marguerite. Elle était constituée de deux couleurs : elle était jaune et blanche. Il lui dit de faire bouillir séparément le jaune et le blanc, et de donner à boire la tisane issue de la partie blanche aux femmes stériles, et celle issue de la partie blanche aux hommes sans enfant. Comme il craignait que cela pût être une tentation manigancée par le Malin pour empoisonner les fidèles, il prépara la décoction et en but lui-même. Voyant qu’il ne lui advenait rien de funeste, il la distribua aux couples stériles, qui obtinrent dès lors de concevoir des enfants. C’est lui-même qui les baptisait par la suite.

La petite-fille du Père Elie, Maria, la fille de Calie, toujours en vie à cette heure, se souvient de l’événement suivant :

«  Un jour que nous étions au champ occupés à sarcler, nous avons soudainement entendu du bruit sur le chemin, et les chiens se sont mis à aboyer. Nous, nous ne pouvions rien voir parce que nous étions enveloppés par la forêt. Mon grand-père ( le Père Elie) dit à haute voix : «  Il se passe quelque chose… » Il nous demanda de rentrer dans la maison, tandis que lui resta dehors. Quelques instants plus tard, deux cavaliers dans tous leurs états arrivèrent, lui demandant : «  Quel est celui, juché sur son cheval blanc, qui nous a empêchés de passer ? Où est-il, pour que nous lui réglions son compte ? » Le grand-père les invita à s’asseoir pour qu’ils puissent se reposer un moment, et leur offrit à boire. Après quoi il leur demanda s’ils pensaient pouvoir identifier cette personne s’ils la revoyaient. Il leur apporta alors l’icône de saint Georges, et, tout étonnés, ils reconnurent le cavalier qui leur avait fait obstacle. Ces hommes furent si profondément bouleversés qu’ils demandèrent à recevoir l’illumination du saint baptême. »

Un Turc, du nom d’Hussein, habitait dans la maison de sa fille à Mahmoutia. A côté de chez eux résidait un administrateur de la police, dont l’épouse était folle au point de devoir être attachée avec des chaînes. Hussein avait de la peine pour lui, et il lui fit part de l’existence d’un Grec qui pourrait guérir sa femme. L’administrateur lui demanda de faire aussitôt venir cet homme chez lui. Le Père Elie souhaita, quant à lui, que l’on amenât la malade chez la fille d’Hussein. C’est là que, douze jours durant, le Père Elie lui lut les prières d’exorcisme et la bénit de signes de croix, jusqu’à ce qu’elle guérisse et recouvre la raison. De ce jour, non seulement la police cessa d’importuner le père, mais l’administrateur devint crypto-chrétien – ce qui est dire secrètement chrétien -, et le Père Elie baptisa toute sa famille.

Ayant appris que le Père accomplissait des miracles, trois Turcs qui vivaient en Russie formèrent le projet de le tuer ou de le séquestrer, et de sceller les portes de son église. Une nuit, tandis qu’ils faisaient route à cheval vers leur destination, un cavalier, juché sur un cheval blanc, se mit en travers de leur route. Leurs chevaux prirent peur et firent demi-tour. C’était saint Georges qui les avait repoussés. Une fois qu’ils se furent repentis, ils racontèrent au Père Elie quelle bonne leçon ils avaient reçue, et lui demandèrent pardon.

La nouvelle du charisme de guérison qu’avait reçu le Père se répandit partout. Des Arméniens, des Russes, des Géorgiens, et même des Turcs venaient de très loin pour être guéris. Les scrutant attentivement, le Père Elie pouvaient savoir à l’avance s’ils allaient ou non recouvrer la santé. Il « voyait » quels étaient ceux qui allaient guérir, et il le leur disait. Ensuite de quoi il leur lisait les prières pour les malades. Mais, à ceux dont il savait qu’ils ne seraient pas guéris, il demandait de partir.

Le fils d’un officier militaire tomba gravement malade. Les médecins de Saint-Pétersbourg et de Moscou ne leur laissèrent aucun espoir. L’officier entendit parler du Père Elie, et il amena son fils à Mahmoutia. Le prêtre le garda chez lui en disant au père : «  Rentre tranquillement chez toi. Ton fils va rester ici trois semaines. Si tu veux, tu pourras venir lui rendre visite. » A chacune de ses visites, le père remarquait que son fils allait de mieux en mieux, jusqu’à ce qu’il fût parfaitement guéri.

Outre les nombreux miracles qu’il opérait, le Père Elie prédisaient des évènements qui se vérifiaient par après, car il avait reçu le don de prophétie. Il dit un jour à la petite Aurore : «  Ma petite Aurore, le chemin sur lequel tu marches est celui sur lequel tu vas persévérer : tu resteras pure jusqu’à la fin. Tu iras aux Cieux en qualité de fiancée du Christ. J’ai posé la question à saint Nicolas, et il m’a répondu qu’Aurore irait là-haut en fiancée du Christ. Tu ne te marieras pas. » Nombreux furent les prétendants qui la demandèrent en mariage. Nonobstant, cela se passa comme le Père Elie l’avait prédit.

Il lisait dans les cœurs, comme à livre ouvert. Il pouvait discerner tout ce que l’autre avait dans son cœur, et, souvent, il le révélait. Quelques personnes partirent du Pont pour se rendre en Russie, et lui le savait. Une fois, trois Grecs du village d’Achalseni s’étaient mis en route pour lui rendre visite. Ils se perdirent en chemin, et furent surpris par la nuit en rase campagne. Le Père Elie en parla à son entourage et, à leur arrivée, s’exclama : «  Et alors, bénis de Dieu ! Comment vous êtes-vous perdus en route ? Et quels sont les déboires que vous avez rencontrés ? »

Il disait parfois : «  Untel et untel vont venir aujourd’hui ; ils ont la foi, et vont être guéris ». Et cela se passait comme le Père Elie l’avait dit. Il arrivait aussi que, grâce à son charisme, il perçoive que quelqu’un qui s’était mis en chemin pour venir le voir s’était égaré dans la forêt. Il envoyait alors une de ses connaissances à l’endroit précis où se trouvait cette personne, en sorte qu’elle soit accompagnée et guidée jusque chez lui. Une autre fois il annonça : «  Pierre arrive. Il souffre de telle maladie, mais il va guérir. Il sera là à cinq heures du matin ». Et il en était bien ainsi.

Il prophétisait souvent en disant : «  Le temps viendra où les hommes deviendront des femmes, et où les femmes deviendront des hommes. Alors, une grande malédiction s’abattra sur le monde. Il y aura une guerre à Constantinople, et le Russe gagnera. Il ira jusqu’ à l’Euphrate. Sainte-Sophie sera ouverte, et l’on y célébrera. Il y aura en ce temps-là un roi à six doigts. » Il disait aussi : «  Réveille-toi, Russie, et prépare tes armes ! » Il voulait dire : «  Fais pénitence, retrouve la foi, et rejette l’athéisme.

Il voyait souvent saint Georges. Celui-ci lui dit un jour : «  Les Turcs vont venir brûler l’église et ils essaieront de vous tuer. » Il en parla à ses proches, mais on ne le crut pas. Les Turcs enviaient leur terrain, et voulaient le leur prendre. Plusieurs d’entre eux se rassemblèrent, avec à leur tête Ahmet Kitiak, et, de nuit, ils allèrent frapper à leur porte, feignant de demander leur chemin. Comme personne ne leur ouvrit, ils abattirent le chien, et commencèrent à tirer des coups de feu. Les balles fusaient de-çi de-là, mais aucune n’atteignit la maison. Calie vit saint Georges se tenant près de la porte, les bras grands ouverts, comme pour les protéger. Avant de battre en retraite les malfaiteurs incendièrent la grange qui abritait l’église, laquelle s’en trouva détruite. Le toit de la maison prit feu à son tour, mais ils l’éteignirent à temps. Le Père Elie se mit devant l’iconostase pour prier, et demanda au Christ : «  Quels sont ceux qui ont brûlé l’église ? » Et le Christ de l’icône les énuméra un par un.

La jalousie des hommes ne lui laissait pas de répit. Un parent par alliance l’accusa auprès des communistes de cacher des bijoux en or. L’homme avait déclaré qu’en échange de tous les miracles qu’il opérait, le Père Elie amassait tout ce qu’on lui offrait, alors qu’en réalité il ne gagnait pas un sou. Les communistes firent irruption chez lui, saccagèrent as maison, s’emparèrent de tout, tandis que son épouse et lui furent jetés en prison. Ils torturèrent durement le Père Elie parce qu’il était croyant. Ils ne savaient pas qu’il était aussi prêtre. Ils le mirent dans une fosse si étroite qu’il ne pouvait ni s’asseoir ni se tourner d’un côté à l’autre. Ils urinaient sur lui, le piétinaient, et le privaient de nourriture.

Quand l’administrateur russe de la police ( dont le Père Elie avait guéri l’épouse)apprit leur arrestation, il agit de telle sorte que Sotira fut libérée un mois plus tard, et le Père Elie dans les trois mois qui suivirent, en 1938. Il lui fournit des vêtements, de l’argent, et de la nourriture. Mais le Père Elie était dorénavant très malade, du fait des mauvais traitements subis et des supplices qu’on lui avait infligés. Il perdait du sang de la prostate, et souffrait beaucoup.

Lorsque, tant bien que mal, il se rétablit quelque peu, il recommença de célébrer la Liturgie et les baptêmes. Les offices avaient lieu dans le secret, et non sans de prudentes précautions. IL y venait de vingt à trente fidèles. Le Père Elie célébrait en grec, avec une grande piété, et dans un fervent recueillement. C’était la nuit encore qu’il célébrait les baptêmes, chez un brave Turc, pour ne pas éveiller les soupçons. Une nuit, il baptisa trente-sept personnes, qui eurent Sotira pour marraine, et quatre-vingt-dix-neuf- autres, qui furent confiées à sa fille Agapie, devenue, dans l’habit angélique, Maria, moniale.

Une femme raconta qu’un jour, tandis que le Père Elie célébrait, une lumière sortit de l’icône de saint Georges, et vint se placer au-dessus de lui.

Il effectuait de fréquentes litanies, surtout quand il prévoyait la survenue de quelque catastrophe. Il répétait souvent : «  Avec le bois sec, brûle aussi le bois vert. Avec les pécheurs, brûlent aussi les bons », et encore : «  Sans les œuvres, la foi est morte. »

Un soir, tandis que l’obscurité venait de tomber, le petit-fils du Père Elie, Georges Kyriakidis, aperçut dans la forêt une lumière étrange, qui montait progressivement depuis le bas de la forêt vers la montagne où se trouvait leur maison, ne cessant de gagner en intensité. C’était comme si tout l’endroit avait pris feu, au point que l’enfant, pris de peur, commença de pleurer. Le Père Elie lui demanda ce qui lui arrivait, et son petit-fils lui décrivit sa vision. Le Père se mit à rire et lui dit : «  Ne pleure pas, mon enfant, c’est saint Georges ! C’est l’heure à laquelle il vient à l’église. »

Dans les dernières années de sa vie, il ne parvenait plus à marcher. Les fréquentes gastrorragies, l’hématurie et le cancer de la prostate l’avaient épuisé à un point inimaginable. Il ne pouvait se rendre à l’église que porté par des fidèles. Il gisait comme mort toute la journée, mais, à l’heure de la prière, comme si une force divine s’emparait de son faible corps, il demandait à être amené à Saint-Georges. Il lisait pendant trois heures l’Office de minuit, puis les Matines, et il célébrait ensuite la Liturgie et donnait la Communion aux fidèles. Les Chrétiens venaient de loin, et ils devaient parfois braver la neige pour atteindre l’église.

Le 6 décembre 1939, un vendredi, jour de la fête de saint Nicolas, il fut en retard, et ne se réveilla pas comme à son habitude à trois heures du matin. Saint Nicolas l’aimait beaucoup ; il lui apparaissait souvent, et ils conversaient ensemble. Ce jour-là, donc, saint Nicolas lui apparut dans un bain de lumière, et le réveilla en lui donnant une tendre petite tape. Le Père se mit à rire, débordant de joie.

Au cours de cette même année 1939, ses enfants partirent pour la Grèce. Le Père Elie intensifia ses combats, et commença à préparer son départ de ce monde.

Quand le moment de sa dormition approcha, il resta paralysé quelques jours durant. Il n’accepta aucune nourriture, nourri seulement par la prière. Il s’endormit dans le Seigneur très paisiblement en juin 1946. A l’instant de sa dormition, une lumière descendit du Ciel, et sa chambre fut inondée de parfum. Sa main droite devint comme un flambeau, témoignant de ses aumônes secrètes. Conformément à sa volonté, il fut enterré dans la cour de l’église de son saint bien-aimé. Plus tard furent enterrées, à sa droite, son épouse Sotira, qui s’endormit en 1963, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, et à sa gauche, sa fille Agapie, la moniale Maria.

La nuit, une lumière irradiait de sa tombe. Les militaires des postes de garde russes des environs remarquaient le phénomène sans pouvoir l’expliquer, et cela leur faisait peur. Chaque nuit, à minuit exactement, le lumière commençait de luire, et la tombe exsudait de la myrrhe. Tous ceux qui se signaient avec ce myrrhon obtenaient leur guérison, quel que fût le mal dont ils étaient atteints.

La nouvelle de tout cela se répandit, et ils étaient dès lors si nombreux à venir se faire guérir sur la tombe du Père Elie qu’ils ne pouvaient plus se cacher. Désormais cette tombe miraculeuse devint un véritable lieu de pèlerinage.

L’administrateur de la police se trouva alors dans une position délicate. Il voulait certes protéger l’église, mais la grande affluence de fidèles venant vénérer la tombe du Père Elie causait des problèmes. Etant donné que la situation échappait à son contrôle, il décida de procéder à la translation de ses ossements. Ils soulevèrent la plaque qui recouvrait la tombe, et une lumière en sortit. Les reliques du Père Elie étaient intactes et embaumaient. Ils l’enterrèrent de nouveau, et ils interdirent aux gens de se rendre sur sa tombe. Plus tard, quand le régime politique changea et que la liberté revint, les fidèles recommencèrent à aller sur la tombe du Père Elie. A Batoumi on le proclama saint, et l’on peignit une icône de lui qui fut placée dans l’église.

En 1962, des évêques géorgiens ouvrirent de nouveau son tombeau. Ses reliques demeurèrent introuvables. Sa tombe avait été profanée. Après sa dormition, une source d’eau bénite jaillit, opérant des miracles chez les malades qui en buvaient ou s’en aspergeaient.

Aujourd’hui, c’est le Père Abraham Paraskevopoulos, arrière-petit-fils du Père Elie, qui célèbre dans l’église de Saint-Georges.

Par les prières de saint Elie le Myrovlite, Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous et sauve-nous.



7

LE MOINE DIMITRI

(1859-1949)



Le bienheureux Salomon ( qui devint par la suite le moine Dimitri) était originaire du village de Kritou Marottou, sur l’île de Chypre (1).

  1.  : ( Chypre, cette grande île martyre aux nombreux saints, perpétue une tradition ascétique vivante, et un certain nombre de fidèles Orthodoxes y pratiquent l’ascèse qui fait les Saints dans le monde. Nous remercions le Père Théodose Christophoros, prêtre desservant l’église de Saint-Mammas, à Lakatamia, d’avoir rassemblé les notes biographiques de quatre des six figures de Saints originaires de Chypre présentées dans cet ouvrage ( chapitres 2, 9, 16 et 19). ( N.d. A.).

Né en 1859, il épousa Parascève Poullou, avec laquelle il vécut dans le village de Phyti, dans la région de Paphos. Ils eurent cinq enfants. Lors de la naissance du cinquième, Christodoulos, Parascève mourut en couches, laissant Salomon veuf à l’âge de quarante-trois ans. Avec foi en Dieu, il traversa les difficultés, fit honneur à son veuvage, éleva ses cinq enfants, et les aida à s’établir.

Salomon était chantre, et il lisait beaucoup, surtout des ouvrages ecclésiastiques, et disait de manière caractéristique : «  La fleur des papiers, c’est le Psautier. »

Il était animé pour l’Eglise et le culte divin d’un intérêt et d’un amour si grands que lorsqu’il quittait son champ, il faisait rentrer ses bœufs dans l’étable, se lavait rapidement, et partait pour l’église sans même changer de vêtements. Il avait appris par cœur la majorité des hymnes liturgiques.

Véritable homme de Dieu, Salomon priait beaucoup, et il laissa le souvenir d’un saint homme. Dans l’esprit des habitants du village ainsi que des villages alentour, il faisait office d’Ancien. Bien qu’il ne fût pas membre du clergé, il jouissait d’un très grand respect. Nombreux étaient ceux qui accouraient des environs pour bénéficier d’un conseil spirituel ou solliciter ses prières afin d’obtenir une guérison ou quoi que ce fût d’autre. Sa parole avait du poids et était respectée de tous. Il suffisait de dire : «  C’est Hadji Salomon ( 1) qui l’a dit », pour que la chose soit acceptée par tous sans qu’il fût nécessaire de poursuivre la discussion.

  1.  : ( Hadji : Mot d’origine arabe signifiant “pèlerin ». Titre honorifique attribué autrefois au Chrétien d’Orient ayant accompli le pèlerinage à Jérusalem).

Cela l’affligeait beaucoup de constater l’indifférence des gens face à la vie spirituelle ; aussi essayait-il d’éveiller leur intérêt pour les choses spirituelles et la spiritualité Orthodoxe. Il avait chez lui une machine permettant de séparer les grains de coton. Aussi les femmes du village se rendaient-elles chez lui à tour de rôle pour y nettoyer leur récolte. Hadji Salomon se saisissait de cette occasion pour leur parler de sujets spirituels.

  1.  : ( Conformément à la tradition, Salomon fit probablement le pèlerinage en Terre Sainte une fois qu’il eut marié tous ses enfants ( N.d.T).)

Ces femmes étaient sans instruction, et ne manifestaient pas beaucoup d’intérêt pour ce qu’il disait, davantage préoccupées par la tâche qu’elles avaient hâte d’achever. Déçu par leur indifférence, il leur disait : «  Je vous parle, je vous parle, mais votre esprit est tourné ailleurs… »

D’autres, au contraire, l’écoutaient avec attention. Il rassemblait aussi les enfants et leur parlait. Comme les parents étaient occupés par leur travail, ils envoyaient souvent leurs enfants chez Salomon pour lui demander quelle solution adopter face à tel ou tel problème.

Un jour, ils envoyèrent quelqu’un s’enquérir auprès de Hadji Salomon du cas de Démosthène, un enfant qui se réveillait en criant dans son sommeil et qui ne parvenait plus à dormir. Ils voulaient savoir pour quelle raison l’enfant faisait cela et quelle était la conduite à tenir. L’Ancien répondit que ces choses se produisaient parce que lors de la cérémonie de son baptême toutes les prières n’avaient pas été lues correctement. Il leur conseilla de mener l’enfant à l’église de Saint-Néophyte, et de le placer sous l’Evangile au moment où le prêtre en ferait la lecture. Dès lors, puisque Hadji Salomon avait parlé, il fallait l’écouter. Ils suivirent ses recommandations, et Démosthène fut parfaitement guéri.

Une vingtaine d’années avant sa dormition, Salomon perdit la vue ; mais cela ne constitua pur lui nullement un obstacle quant à la poursuite de son combat spirituel. Il ne s’en consacra que davantage à la prière. Un fidèle le tenait par la main pour qu’il pût se rendre à l’église. Depuis sa stalle, il aidait et corrigeait les chantres, car il connaissait le typikon* par cœur. Ses petits-enfants se souviennent du fait qu’il parvenait à déterminer tout seul à quelle date la Pâque serait célébrée chaque année. Il avait calculé d’avance la date de la célébration pascale jusqu’en l’an 2000.

Sa belle-fille, Despina, qui était très pieuse, lui suggéra de devenir moine. Il accepta avec joie. Des Pères de Stavrovouni se rendirent chez lui et le tonsurèrent moine sous le nom de Domitri. Il avait une grande vénération pour saint Dimitri, auquel l’église de son village était consacrée, et dont l’un de ses fils portait le nom.

Ensuite de sa tonsure, tandis qu’il continuait à se vêtir du pantalon noir traditionnel et d’un gilet noir, à se chausser de bottes et à se couvrir la tête, il ajouta à sa tenue le rasso pour se rendre à l’église.

Il s’endormit dans le Seigneur le 26 février 1949 à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

Bien des années plus tard, le 9 septembre 1976, mourut son gendre Xénophon, mari de sa fille Hélène, ce qui rendit nécessaire l’ouverture de sa sépulture. Tous ceux qui assistèrent à cet événement éprouvèrent une grande surprise, car les ossements du moine Dimitri dégageaient un parfum indescriptible, lequel était l’odeur de sainteté. Que sa mémoire soit éternelle !





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PERE JEAN L’EXORCISTE



En 1917, lorsque la révolution des Bolchéviques éclata en Russie, dix-sept prêtres furent arrêtés à Odessa pour être exécutés. L’un d’eux se réfugia dans la forêt et survécut. Il retrouva ses deux enfants, un garçon et une fille, qui, ayant été cachés par des voisins, avaient échappé aux communistes. Ceux-ci avaient en revanche arrêté son épouse et l’avaient exécutée.

Ce prêtre s’appelait le Père Jean. Il était Grec. Avec ses deux enfants ils errèrent de lieu en lieu, la plupart du temps à pied, traversant la Roumanie et la Bulgarie pour arriver en Grèce, leur patrie. Il desservit en tant que prêtre de paroisse en Macédoine et en Thrace. Il arriva ensuite au village Skoutéra d’Agrinio, car une place de prêtre y était vacante.

Le Père Jean n’était vêtu que de guenilles. Il portait une soutane trouée dont le bouton était fait d’une tige de bruyère, et, autour du cou, une croix en bois attachée au moyen d’un cordon noir. Il ressemblait à saint Côme d’Etolie. Les jeûnes austères et les épreuves qu’il avait traversées lui conféraient une apparence décharnée. Il n’avait que la peau sur les os.

Le village de Skoutéra lui fit bon accueil et l’aida à subvenir à ses besoins. Il vivait dans une chambre avec ses deux enfants. Sa fille était alors âgée de dix ans et son fils de huit ans. Le Père Jean commença de célébrer régulièrement et de prêcher la parole de Dieu, de confesser et de donner la Communion aux fidèles. Il s’empressait d’apporter son aide spirituelle partout où on l’appelait, et lorsqu’il lisait des prières à l’intention de personnes ou d’animaux malades, il les guérissait sur-le-champ.

Une jeune femme originaire de Skoutéra s’était mariée dans le bourg de Stamna. Quand elle revint rendre visite à son village, elle entendit parler du Père Jean en termes élogieux. Les gens lui disaient : «  On nous a envoyé un prêtre qui est tellement bon que l’on dirait le Christ en personne ! »

La jeune femme évoqua le cas d’une femme de Stamna, qui était sous l’emprise du démon depuis dix-huit ans. Ses parents lui avaient fait consulter des médecins et visiter de nombreux monastères. Ils avaient parcouru toute la Grèce, mais elle n’avait pu être guérie. La jeune femme demanda à voir le Père Jean, et le pria de guérir la malheureuse. Lui demanda à rencontrer tout d’abord cette personne démoniaque. Puis, il pria et décida de se charger de son cas.

Le dimanche, à la fin de la Divine Liturgie, le Père Jean annonça ceci à l’assemblée des fidèles : «  Chers Chrétiens, nous allons lutter pour que soit guérie une femme tourmentée par le démon depuis dix-huit ans. Nous allons jeûner quarante jours et célébrer la Liturgie quotidiennement. Nous allons nous confesser et communier. Nous amènerons cette femme à l’église tous les soirs, et nous dirons la Paraklisis *. Nous ne l’amènerons pas ici pendant la Liturgie, parce que Satan ferait du tapage. Nous informerons les villageois des environs pour que viennent tous ceux qui le souhaitent. »

Le dimanche soir, ils menèrent cette femme à l’église de Saint-Nicolas. Beaucoup de monde s’était rassemblé. Elle ne voulait, en aucune façon, rentrer dans l’église. Le démon mugissait par sa bouche, insultait tout le monde, menaçait par sa voix d’incendier l’église, et faisait sortir l’écume de ses lèvres. Des hommes robustes la saisirent alors et la plaçèrent sous le polyéléos*. Le Père Jean, tenant une croix dans sa main, lisait les exorcismes de l’euchologe, et faisait sur elle des signes de croix. Il maintenait une croix au-dessus de sa tête, et elle criait : «  Enlève ce couteau de ma tête, tu me blesses ; je ne supporte pas ce couteau ! » La foule des fidèles faisait des prosternations et répétait : «  Kyrie eleison ! »

Le Père Jean disait aux gens : «  Chers Chrétiens, soyez patients, nous allons vaincre Satan. »

Le prêtre avait même demandé à l’instituteur de faire venir tous les enfants de l’école. Ces derniers faisaient aussi des prosternations et scandaient le « Kyrie eleison ». Cela se répétait chaque jour. Le diable, par la bouche de la femme possédée, disait aux enfants de l’école : «  Sortez, les enfants ! Il se moque de vous, ce vieux prêtre qui pue de la bouche à force de jeûner. Une belle fiancée passe, allez, dehors ! Votre maman vous attend avec une tranche de pain frais saupoudrée de sucre ! » Autrement dit, il mentionnait tout ce dont les enfants pouvaient avoir envie à ce moment-là, dans le but de les éloigner.

Des gens venaient aussi des villages voisins. Un jour, quelqu’un entra, et le diable lui dit par la bouche de la démoniaque : «  Oh ! Bienvenue à toi, mon ami, toi qui, tel jour, as commis telle et telle faute ! Et tu oses venir, toi aussi, prier et me tourmenter ? » Effectivement, comme ces choses étaient vraies, l’homme repartit couvert de honte, sans même allumer un cierge. Ce qui est étrange, c’est que la femme possédée était à ce moment-là tournée en direction de l’autel. Elle n’avait pas regardé derrière elle, là où se trouvaient les gens. Elle avait perçu cet homme d’une autre manière, et lui avait dévoilé ses péchés non confessés.

Un certain soir, tandis qu’une importante assemblée de fidèles s’était réunie et que le Père : «  Jean priait pour la démoniaque, un homme dit à son voisin : «  Fais ton signe de croix correctement, on dirait que tu joues de la mandoline… » La voix de la possédée se fit alors entendre : «  laisse-le tranquille ; il fait très bien son signe de croix ! »

Une fois, la démoniaque cria : «  Allez chercher mon ami, le prêtre Untel. » Il s’agissait d’un prêtre de village, dont la vie n’était pas édifiante. Ce prêtre n’osa pas venir à l’église…

Le Père Jean poursuivait sa lutte pour faire sortir le démon de cette femme. A un moment, il fut informé par le démon lui-même que celui-ci s’appelait Lucifer, le prince des démons. Il était entré en elle pendant qu’elle faisait frire des poissons, parce que son frère, exaspéré par un motif quelconque lui avait dit « d’aller au diable ». A partir de cet instant, la pauvre femme avait été sous l’emprise du Malin.

Le combat du Père Jean était rude. Le diable l’insultait, menaçait de détruire l’église, d’incendier le village : «  Je vais sortir de cette chienne, disait-il, et je vais entrer en possession de ta fille et de ton fils. » Le Père Jean lui répondait : «  Tu n’as le droit d’entrer nulle part, tu n’as le droit que d’aller dans l’abîme. »

Un soir, un mois plus tard, une fois la Paraklisis terminée et l’assemblée repartie, le Père Jean ferma la porte de l’église, s’agenouilla devant l’icône du Christ, et commença de prier avec larmes pour la délivrance de cette âme torturée par le démon. Il pria sans relâche de huit heures du soir à trois heures du matin. Les habitants du village s’inquiétèrent de ne pas le voir rentrer chez lui auprès de ses enfants qui l’attendaient. Ils se rendirent à l’église avec ses enfants et le trouvèrent à genoux en train de prier. Comme cela s’était déjà produit, sa fille comprit ce qui se passait et leur dit : « Laissez-le prier. »

Quand le Père Jean, après avoir longuement été absorbé par la prière, revint à lui, il rentra chez lui pour se reposer. Dans son sommeil, il entendit une voix lui dire : «  Père Jean, une fois que seront passés les trente-neuf jours, après minuit, cette femme sera délivrée de Satan. »

Le dernier jour, le diable dit au Père Jean : «  Père Jean, tu m’as néanti. » Et, de fait, le quarantième jour, il sortit de cette femme qui fut libérée de ce martyre, et vécut dès lors de nombreuses années en bonne santé.

Dans la chambre où le Père Jean vivait avec ses enfants, il n’y avait presque rien, en dehors de deux « tsolia » (1) qui lui avaient été données par les femmes du village.

  1.  : ( Mot d’origine turque désignant une couverture).

Ses enfants dormaient sur l’une et lui sur l’autre. Ils disposaient la moitié de la couverture sur le sol, et se recouvraient de la seconde moitié. Il avait une grande foi dans le Seigneur Tout-Puissant. Il sentait que sa prière était entendue par Dieu, et c’est pour cela que des miracles se produisaient. Il disait : «  Si je demande à Dieu d’aplanir une montagne au moyen de la prière, du jeûne et des aumônes, elle sera aplanie. Quand l’homme respecte ces trois choses, il se trouve dès maintenant au Paradis. »

Le Père Jean vivait dans une grande pauvreté parce qu’il distribuait en aumônes tout ce qu’on lui donnait. Pour la première Pâque qu’il célébra au village, quelqu’un lui fit don d’une chèvre et de son chevreau. Le chevreau, pour être tué et consommé à l’occasion de la fête, et la chèvre, pour qu’ils aient un peu de lait à boire les jours non carémiques. Le Père Jean ne garda ni la chèvre ni le chevreau. Il les vendit, et, avec l’argent récolté, il acheta des vêtements pour les orphelins du village, pour qu’eux aussi puissent se réjouir du jour de la Résurrection.

C’était aussi un grand jeûneur. Pendant le Grand Carême, il s’abstenait d’huile pendant soixante jours. C’est la raison pour laquelle le Carême n’était pas appelé « la quarantaine » au village, mais « la soixantaine ».

Une nuit, le Père Jean vit dans son sommeil une maison située dans un lieu inconnu, et le maître qui mangeait un chien mort.

A son réveil, il se renseigna sur l’emplacement de cette maison à l’aide de quelques détails particuliers, et parvint à la localiser. Accompagné de quelques personnes, il trouva cette habitation et y frappa à la porte. Une femme vint ouvrir, portant un enfant dans les bras. Son mari se trouvait aux champs. Quand ce dernier fut informé de la visite du Père Jean, il accourut avec empressement, se débarbouilla, puis se prosterna devant lui jusqu’à terre et lui embrassa la main. Il avait entendu parler de la sainteté du Père Jean et de la guérison de la femme possédée, mais il n’osait pas venir le rencontrer parce que sa conscience lui pesait. Il n’allait pas à l’église, mangeait de la viande pendant les carêmes, proférait des blasphèmes, et vivait avec sa femme en dehors de la loi de Dieu, car ils n’étaient pas mariés. Il était toutefois de bonne disposition. Il demanda à se confesser immédiatement. Il fut ensuite marié à l’église par le Père Jean, et vécut dès lors en bon chrétien.

Le Père Jean, serviteur du Très-Haut par sa vie ascétique, son désintérêt pour les biens matériels, et sa prière continuelle, était réputé dans toute la région. Les gens venaient à lui pour recevoir ses conseils et pour être guéris par ses prières. Ils le considéraient comme un grand prophète et un thaumaturge. Des inconnus affluaient aussi de différentes régions, et ils étaient accueillis ainsi : «  Toi, tu es Untel, et tu viens ici pour telle et telle raison. »

Une personne de Skoutéra, chez le père de laquelle habitait le Père Jean, rapporta qu’il avait dit ceci : «  Un jour, les reliques d’un saint vont être découvertes au monastère de la Mère de Dieu Lykourisivtissa, à la suite de quoi le monastère acquerra une grande renommée. »

Les habitants du village qui l’adoraient ne profitèrent pas de lui bien longtemps, car on le nomma bientôt pour desservir le village de Kainourio. Il fut ensuite envoyé dans le Péloponnèse. Depuis lors, nous avons perdu sa trace, et, à l’heure qu’il est, il s’est certainement endormi dans le Seigneur.

Mémoire éternelle ! Que sa bénédiction soit sur nous !





9

PERE LAZARE AMBROSIADIS

(1872-1951)





Le Père Lazare naquit en 1872 dans le village de Paslach près de Kérasounda, dans le Pont, d epieux parents, Michel et Marie. Il avait cinq frères et sœurs, parmi lesquels un frère, Georges, devint prêtre.

Depuis son jeune âge Lazare aimait Dieu et l’Eglise, et nourrissait le désir, quand il serait grand, d edevenir prêtre. Jamais il n’utilisa de rasoir (1), et quand les enfants jouaient avec lui, ils ne l’appelaient pas par son prénom, mais « Père ».

A l’âge de dix-neuf ans, il épousa Sotiria, avec laquelle il eut quatre enfants : Anastasia, Despina, Isaïe et Michel. Il fut bientôt ordonné prêtre et accomplissait avec zèle ses tâches sacerdotales.

Son épouse tomba malade, et dut rester alitée pendant quatre ans. Le Père Lazare fit venir un médecin de Constantinople et le garda chez lui pendant un mois. Il vendit tous ses biens pour pouvoir le rémunérer, mais, finalement, la presbytéra s’endormit dans le Seigneur. Le Père Lazare avait vécu onze ans avec elle, et devint veuf à l’âge de trente ans. L’année suivante, son fils Michel mourut aussi. Deux ans plus tard, il maria sa fille Anastasia, qui perdit son premier enfant, puis mourut elle-même en couches en mettant au monde son deuxième enfant. Il maria ensuite sa fille Despina qui devint veuve peu de temps après, car son mari avait succombé à une hémorragie.

En même temps que la mort qui frappait fréquemment des membres de sa famille, le Père Lazare devait faire face à la faim. Il y avait une grave pénurie de nourriture en ce temps-là, et ils étaient contraints de découdre les couettes et d’en vendre les housses pour pouvoir acheter ne serait-ce qu’un kilo de maïs. Un jour, tandis qu’il marchait en compagnie de sa sœur Anatolie et d’une habitante de son village, ils croisèrent deux Turcs particulièrement cruels. Ces derniers frappèrent le Père Lazare sans pitié, et décidèrent de le tuer. Sa sœur les supplia à chaudes larmes de le laisser en vie en leur expliquant qu’il avait des orphelins à nourrir. Les Turcs leur prirent leur argent et les laissèrent regagner le village.

Pour pouvoir élever ses enfants, le Père Lazare travaillait comme bûcheron dans le village de Gouzalan. Son salaire consistait en une demi-oque de maïs par jour. C’était là leur seule nourriture. Il faisait bouillir des herbes sauvages, auxquelles il ajoutait une poignée de farine de maïs et un peu de lait, et partageait ce repas avec ses enfants.

Suivant une initiative du Père Lazare, les habitants du village entreprirent la construction d’une église. Ils transportaient des pierres à dos d’homme sur de longues distances, confectionnèrent un four dans la montagne pour avoir de la chaux, et creusèrent un kilomètre de rigole pour faire venir de l’eau. Quand l’église fut achevée, elle fut consacrée à saint Nicolas. Le Père Lazare convia trois iconographes de Tsianikia pour la réalisation des icônes de l’église. Pendant tout le temps nécessaire, il les logea chez lui, les nourrit, et les rétribua lui-même pour leur travail.

Durant une certaine période, les Turcs persécutaient les prêtres, les condamnaient et les empêchaient de célébrer. Le Père Lazare invitait secrètement les Chrétiens du village à se rendre dans la forêt pour y célébrer la Divine Liturgie à l’insu des Turcs. Ils y avaient construit une petite église rudimentaire dédiée au saint prophète Elie. Le Père Lazare avait disposé une grande pierre plate en guise d’autel.

Un jour, les Turcs lui réclamèrent les vases sacrés de l’église. Mais il refusa de les leur donner. Ils le frappèrent alors, et le maltraitèrent. Ensuite de cela, avec l’aide de son gendre, le Père Lazare prit les saints objets et partit les enterrer à une distance d’une journée de marche.

Le Père Lazare ne s’arrêta jamais de célébrer la Liturgie. Que ce fût clandestinement dans l’église du Prophète-Elie ou au grand jour dans la paroisse de Saint-Nicolas, il n’avait de cesse de célébrer les Divins Mystères pour le salut de son troupeau spirituel.

Un jour, quelques Turcs allèrent trouver le Père Lazare, car ils avaient été soi-disant informés du fait que les chrétiens possédaient des armes. Ils le frappèrent sans merci pour qu’il dénonce les personnes concernées. Ils le menacèrent de le circoncire et de le convertir de force à l’islam. Ce à quoi il répondit : «  Vous pouvez me faire ce que vous voulez, je ne deviendrai pas musulman. Je suis né Chrétien, et je mourrai Chrétien. » Alors ils lui tailladèrent les jambes avec un couteau, jetèrent du sel sur ses plaies, et les passèrent au feu. Ils mirent un trépied dans le foyer allumé, et quand il fut incandescent, ils le placèrent sur sa tête. Le Père Lazare ne prononça pas un mot, ni même ne proféra le moindre murmure. Ensuite de quoi ils lui enfoncèrent des fers dans les pieds. Après tant de tortures, ils entreprirent de le tuer. Les Chrétiens du village se cotisèrent et réunirent une somme d’argent que sa sœur Anatolie apporta à ses bourreaux, lesquels consentirent à le laisser partir. Or, le Père Lazare ne pouvait plus marcher à cause de tout ce qu’il avait subi. Son frère vint le chercher, et le ramena chez lui en le portant sur son dos. Là, en recourant à un remède ancestral ( il bandait ses jambes blessées dans une peau de brebis), il se remit peu à peu.

En raison de la forte agitation qui régnait dans la région, tout le village partit s’installer à Kérasounda. Là, les Turcs assassinèrent trois prêtres. Après quoi, à l’emplacement de l’exécution, trois flambeaux allumés apparaissaient dans la nuit. Face à ces terribles exactions, le Père Lazare décida de partir pour la Grèce, dès qu’il aurait réussi à obtenir un passeport. Son frère, le Père Georges, s’était lié d’amitié avec un Turc nommé Elim Chotzia. Ainsi, depuis leur village de Paslach jusqu’à Kérasounda, ils furent escortés par Elim Chotzia et quelques-uns de ses proches. Ils embarquèrent les moutons et les mules dans un bateau en partance pour Conqtantinople et revêtirent le Père Lazare d’une cape de berger.

Il arriva en Grèce, et resta une année dans un monastère en Epire. Il retrouva ses enfants, ainsi que ses frères et sœurs, un an plus tard, en 1923, sur l’île ionienne de Zakinthos, dite aussi île de Zante. Ils se rendirent tous ensemble à Drama, dans le village de Posionoz (aujourd’hui appelée Kalamon), où ils demeurèrent cinq ans. Avec l’aide des habitants, le Père Lazare y construisit une église dans laquelle il célébrait.

Par la suite, avec sa fille Despina et son mari, et en même temps que seize autres familles de réfugiés, il déménagea dans la banlieue de Katérini, dans le village de Kalyvia Charadras. Son autre fille, Isaïa, resta à Drama avec sa famille.

Dans ce nouveau village, il n’y avait pas d’église. Il incita tous les villageois à participer eux-mêmes à la construction de l’édifice, de manière à pouvoir célébrer la Liturgie de la Nativité du Seigneur. Ils transportaient des pierres à pied depuis la rivière. Le Père Lazare trouva une grande pierre d’une surface d’un mètre carré et de dix centimètres d’épaisseur. Ils la déplacèrent et la disposèrent dans le sanctuaire, en guise d’autel.

Pendant la construction de l’église, son gendre, le mari d’Isaïa qui était restée à Drama, mourut. Le Père Lazare fit venir sa fille accompagnée de son fils Anastase, lui apporta son aide, et quand elle fonda une nouvelle famille, le Père Lazare prit en charge l’éducation d’Anastase. Il lui construisit une maison, le maria, et se conduisit avec lui, puis avec son épouse Théodora, comme un véritable père. C’est aussi lui qui gardait leurs enfants quand Anastase et Théodora partaient travailler aux champs.

Un jour que le très compatissant Père Lazare travaillait aux champs, il trouva un enfant abandonné, âgé d’environ cinq ans. Il le recueillit chez lui, et s’en occupa pendant près de deux ans, jusqu’à ce que quelqu’un l’adopte.

Le Père Lazare dormait dehors, même l’hiver, dans une remise recouverte d’un toit de tôle, et dont les cloisons étaient constituées de simples tiges de maïs sèches. Comment supportait-il le froid sans tomber malade ? Chaussé de sabots, il se rendait jusqu’à l’église – sans chauffage non plus -, où il célébrait, bravant la neige et la pluie. Les hivers dans cette région étaient très rudes ; il pouvait tomber un demi-mètre de neige, et les stalactites ornaient le bord des toits.

Une fois que le Père Lazare avait achevé de célébrer la Liturgie, il poursuivait sa journée en s’affairant aux divers travaux domestiques. Il faisait la cuisine, pétrissait le pain, et lavait le linge dans un mélange d’eau et de cendres. Il apportait le pain aux champs, et restait pour participer aux travaux agricoles, ouvrant les sillons à la pioche, plantant des pieds de vigne et des arbres fruitiers, et c’est ainsi qu’il élevait ses petits-enfants.

C’était aussi lui qui confectionnait les prosphores* qu’il utilisait lors de la Liturgie. Très expérimenté, il savait parfaitement les faire cuire. Il conseillait aux femmes de ne pas laver avec les autres vêtements le torchon dans lequel elles enveloppaient les prosphores, mais séparément, dans une casserole.

Le Père Lazare était alerte et rapide dans l’accomplissement des tâches qu’il entreprenait. Il parvenait à tout faire, et le faisait bien. Il ne restait jamais sans occupation. Des femmes de la région se souviennent : «  Avec la charge d’une seule maison, nous étions fatiguées… Le Père Lazare, avec deux maisons, en plus de l’église, comment trouvait-il le temps de tout faire tout seul, et d’élever tant de petits-enfants ? »

Quand il recevait un visiteur, c’était lui qui se levait et qui offrait le café, même si ses enfants et ses petits-enfants se trouvaient présents. Il était si humble qu’il se mettait au service de tous et n’acceptait pas de recevoir des autres ne fût-ce qu’un verre d’eau. Si quelqu’un venait chez lui pour lui emprunter un outil, il s’empressait de satisfaire sa demande à l’instant même.

Pourtant, la majorité des habitants du village n’avait pas pris la mesure de sa valeur spirituelle, et le considérait tout au plus comme un brave prêtre, sans rien d’exceptionnel.

Sa petite-fille Arétie raconte : «  Nos parents travaillaient aux champs, et c’est lui qui faisait tout à la maison. Il lavait, cuisinait, faisait le pain, et apportait l’eau de pluie de la ravine avec une cruche. Il veillait aussi sur nous cinq qui étions petits. Durant mes jeunes années, il m’emmenait toujours avec lui aux Vêpres, et sur l’ambon, devant le sanctuaire, il me donnait toujours le cierge pour que je le tienne pendant l’Entrée. Il ne m’a jamais fait rentrer dans le sanctuaire (1).

  1.  : (Dans la Tradition orthodoxe, seules les personnes de sexe masculin peuvent entrer dans le sanctuaire).

Il était doté d’une voix douce et chantait bien. Avec sa pioche, il creusait des sillons dans les champs et fendait des bûches. Nous l’aimions tellement. Nous ne l’appelions pas « grand-père », mais « bon père ».

Il était prêtre, mais il était aussi une Maman pour tous. Il se fatiguait beaucoup, ne prenait qu’un seul repas par jour et dormait très peu.

Le Père Lazare était pieux, et très scrupuleux dans l’accomplissement de son service pastoral. De petite taille, mince, parlant peu, sans rien d’impressionnant, il avait une allure modeste et sérieuse. Il irradiait cependant une Grâce qui attirait les gens. L’on éprouvait l’envie de passer du temps près de lui, et de l’écouter parler. Toute sa vie n’était que sacrificielle, et elle avait été parsemée d’épreuves, vouée à la pauvreté, et toute endeuillée par les morts à répétition de ses proches. Et, en contrepartie de sa célébration des Mystères, il n’exigeait jamais de rémunération de la part de ses paroissiens, lesquels étaient pauvres. Il existait en ce temps-là un accord tacite, d’après lequel les habitants du village devaient subvenir aux besoins du prêtre. Chaque famille s’engageait à lui donner quinze kilos de blé par an. Or, la plupart ne lui donnaient rien, ou bien, ils donnaient quelques kilos une année, puis, plus rien l’année suivante. Il ne réclamait jamais rien, et ne se plaignait pas. Partout il accourait avec joie au service de ses paroissiens. C’était un bon pasteur, et non pas un mercenaire, et c’était là un fait admis et reconnu de tous.

Pour les mariages ou les funérailles, il n’acceptait rien. Même en ces temps difficiles de disette, de guerre, et de misère. Le premier jour de chaque mois, muni de son petit encensoir, il parcourait les chemins boueux pour bénir toutes les maisons du village. Il n’excluait personne et allait partout. Certains lui donnaient une dizaine de pièces, d’autres de vulgaires clopinettes ; mais le Père Lazare n’y accordait pas d’importance et ne nourrissait aucune rancune.

Il était très strict en ce qui concernait la discipline. Durant les célébrations, il ne tolérait aucun désordre. Il ne permettait pas aux femmes d’entrer dans l’église maquillées ou en manches courtes.

Sous l’Occupation, il arrivait que les gens appauvris n’aient pas de quoi acheter des couronnes pour la célébration du mariage. Il coupait alors deux branches de vigne et les enroulait en forme de couronnes. Quelle charmante simplicité ! «  Si elles avaient été agrémentées d’une grappe de raisin, ça aurait été encore mieux », disait-il.

Il ne fréquentait pas les cafés. Il se rendait chez les gens, principalement chez les personnes âgées, mais aussi chez les jeunes. Il évitait la foule. Il était paisible et aimait le calme. Quand des personnes se disputaient et entraient en conflit, le Père Lazare allait les voir et les réconciliait.

Il pratiquait des jeûnes austères. Pendant le Grand Carême, il ne mangeait qu’une fois par jour. Il préconisait à sa bru, la femme de son petit-fils Anastase, de ne pas cuisiner le dimanche, jour de la Résurrection. Il s’abstenait de viande et ne consommait pas de nourriture préparée le dimanche.

Il disait à ses petits-enfants, qui jouaient et riaient beaucoup, de ne pas trop rire, leur expliquant que le rire trop gras venait de Satan. Il leur conseillait de prier. Il avait fabriqué un petit tabouret à chacun d’entre eux, et quand il priait, ses petits-enfants s’asseyaient devant lui. Quand il en ressentait le besoin, il se rendait dans la chambre d’à côté, où il pouvait rester en prière pendant des heures.

Il incita Constantin Sargianidis à apprendre la musique byzantine, et le payait de sa poche, bien que lui-même ne fût pas rémunéré, jusqu’à ce que celui-ci devînt chantre. Quand ils étaient invités aux festivités qui suivaient la célébration d’un baptême, il ne lui permettait pas de chanter des chansons, mais seulement des tropaires*.

La seule chose qui procuraient à ses paroissiens de l’insatisfaction à son sujet, était que, lors des baptêmes, il ne donnait pas aux enfants le prénom qu’avaient choisi les parents, mais celui que lui-même souhaitait leur donner. S’il ne s’agissait pas d’un prénom de tradition chrétienne ( nom de fleur, de voiture, ou autre), il disait : «  Qu’est-ce que c’est que ce nom ? », et baptisait l’enfant en lui donnant le nom du saint du jour. Le Père Lazare ne faisait pas de concession. Peu lui importait que l’on s’en offusquât. Voyant son inflexibilité, certains allaient faire baptiser leurs enfants dans le village voisin, Trilopho. Le bon prêtre poursuivait un objectif spirituel, mais les gens simples ne le comprenaient pas.

Tous s’accordaient néanmoins à dire que le Père Lazare était un bon prêtre, irréprochable. «  Tout ce qu’il prédisait se produisait. Ses paroles étaient bénies du Ciel, et sa bénédiction faisait des miracles. »

Alors qu’il était le prêtre du village de Kalamon, près de Drama, le bétail fut décimé par une épidémie. Le Père Lazare donna la consigne de ne plus allumer de feu pour cuisiner, de jeûner ( y compris les enfants) jusqu’à l’ heure de none – à trois heures de l’après-midi -, puis de célébrer une Paraklisis. Il lut des prières et le fléau s’arrêta.

Un jour, une femme pétrissait de la pâte pour préparer une pita (1), quand, soudain, un coup de vent violent ouvrit brusquement la porte.

  1.  : ( Feuilleté garni de légumes et/ ou de fromage).

Son enfant se mit à pleurer en écumant, et criait que des gens essayaient de l’étouffer. Elle le conduisit sans tarder chez le Père Lazare. Il le bénit d’un signe de croix, lui lut les prières d’exorcisme, et l’enfant retrouva ses esprits et son sourire.

Le Père Lazare possédait une vache, afin que ses enfants et ses petits-enfants puissent boire du lait. Or, un soir, sous l’Occupation, la vache du Père Lazare demeura introuvable. Il partit à sa recherche, demandant aux gens s’ils ne l’avaient pas vue. Quelqu’un lui répondit : «  Père Lazare, tu te fatigues pour rien. Ta vache a été abattue. » Il en fut très affligé. Un communiste qui le persécutait continuellement ne s’était pas contenté d’exécuter cet animal, il s’était aussi rendu près des ruches du pauvre Père Lazare, les avait renversées, en avait retiré les rayons, causant de grands dégâts. Le Père Lazare en fut informé, mais il ne porta pas plainte ni ne réclama de dédommagement. Seulement, que se passa-t-il ? Les années passèrent, et la dernière heure de cet homme injuste arriva. Or, il ne pouvait pas rendre l’âme. Il beuglait comme une vache… Alors, une de ses proches alla chercher le Père Lazare pour qu’il lui lise la prière d’absolution. Le prêtre se rendit aussitôt au chevet de l’homme qu’il trouva dans un piteux état. Il agitait les bras comme s’il chassait des mouches. Perplexe, la femme demanda l’avis du Père Lazare qui répondit : «  Il chasse les abeilles pour qu’elles ne le piquent pas. » A peine lui eut-il lu la prière d’absolution que l’homme à l’agonie rendit l’âme.

Un jour, une dame alla chercher le Père Lazare pour qu’il lise une prière de bénédiction à sa fille Sophie qui souffrait d’une forte fièvre. Elle le trouva occupé à discuter dans une maison voisine. Il lui dit : «  On va y aller, ne t’inquiète pas. » Impatiente, la femme qui voyait le Père Lazare prendre son temps lui rappela son cas. Le Père Lazare lui dit alors : «  On y va, mais avant même qu’on soit arrivé, ta fille sera guérie. » Effectivement, quand ils arrivèrent chez elle, sa fille avait recouvré une parfaite santé.

Elisabeth Tsoléridis raconte qu’une année, un insecte avait attaqué les plants de tabac qu’ils avaient plantés. Ils se rendirent dans le champ avec le Père Lazare, qui célébra un office de bénédiction des eaux et aspergea tout le champ d’eau bénite en faisant le signe de croix. Ils s’assirent ensuite à l’ombre d’un arbre. Le Père Lazare leur dit : «  Vous allez voir que d’ici une heure, tous les insectes auront été exterminés. » En effet, cela se passa ainsi, et leur champ fut sauvé. Une autre année, quand ce fut au tour d’un petit escargot de ravager leur plantation, ils firent de nouveau appel au Père Lazare, qui fit cesser le fléau par sa prière.

Anastasia Tzoumerkas, qui s’était mariée dans le village d’Exochi, relate ceci : «  Je venais d’accoucher quand j’ai eu une forte fièvre pendant quatre jours. Nous avons fait venir le Père Lazare pour qu’il lise une prière. Avant même qu’il ait terminé, j’ai commencé à sentir que quelque chose partait de moi, et quand il eut fini, j’étais totalement guérie. C’est comme s’il avait littéralement retiré ma maladie de sa main. »

Pendant la Guerre civile, les maquisards avaient enfermé le Père Lazare dans l’église du village et voulaient l’exécuter. Un brave paysan s’interposa : «  Le Père Lazare est des nôtres, un de ses petits-fils est au maquis. » Les maquisards avaient enrôlé son petit-fils, et grâce à cela, il eut la vie sauve. Comme la famille du Père Lazare courait toutefois un danger, ils déménagèrent à Katérini en 1947.

Il s’installa avec son petit-fils Anastase et sa famille dans la maison de sa nièce, Chrisie Cholidis. Par discrétion, il demeurait dehors, dans un hangar couvert de tôle, ouvert aux quatre vents. En ce temps-là, une voisine donna naissance à un enfant hors mariage. Quand le Père Lazare l’apprit, il baptisa lui-même l’enfant, et lui donna pour marraine sa belle-fille Théodora. Il apporta son aide à la mère de l’enfant de diverses façons.

Il était censé célébrer dans l’église de la Sainte-Trinité, mais les prêtres ne le laissaient pas concélébrer, ce qui lui causait bien du souci.

Stylianie Phyrinidis raconte : «  Le Père Lazare venait parfois chez nous. Lors d’une de ses visites, mon beau-père m’a demandé de lui apporter quelque chose, mais moi, encore petite enfant, j’ai continué à jouer sans prêter attention à sa demande. Mon beau-père m’a attrapée, et a commencé à me frapper sans pitié, à coups de poing et à coups de pied. Le Père Lazare lui dit : «  Mais qu’est-ce que tu fais ? C’est Dieu que tu es en train de frapper. Cette petite est orpheline, tu ne dois pas la frapper. Et pour les repas, c’est toujours elle que tu dois servir en premier. Toi, tu dois manger ensuite. »

Chaque fois qu’il venait à la maison, il me donnait de l’argent, et me disait d’acheter des cahiers, ou ce dont j’avais envie, et me conseillait d’écouter mon beau-père pour ne pas le mettre en colère.

Un jour, il est passé à l’école pour me dire au revoir, et j’ai pleuré, parce que je l’aimais beaucoup. Il m’a de nouveau donné un peu d’argent et m’a consolée en me disant qu’il reviendrait me rendre visite.

Quand il est allé en Terre Sainte, il m’a rapporté une petite croix que j’ai suspendue à mon cou. »

Le Père Lazare était très sensible à la peine des autres parce qu’il avait lui-même beaucoup souffert. Quand il apprenait que quelqu’un était tombé malade, il s’empressait de lui rendre visite. Le fils de Pipéra Mavridis était tombé malade quand il était au lycée. Le Père Lazare allait régulièrement le voir et lui apportait des fruits.

Au cours de l’année 1950, le Père Lazare tomba fréquemment malade. Bien qu’étant lui-même affaibli, quand il apprit qu’un autre homme, Anastase Makridis, originaire de son village, n’était pas en bonne santé, il se rendit à son chevet. Il dit, en parlant de lui à son petit-fils Anastase : «  Nous sommes tous les deux en chemin. Nous allons nous revoir là-haut, dans les Cieux. »

Comme il connut par avance la date de sa dormition, il se rendit avec son petit-fils chez le notaire, pour rédiger son testament et lui léguer ses champs.

Quelques jours plus tard, Anastase Makridis s’endormit dans le Seigneur. Quand le Père Lazare entendit la nouvelle, il déclara : «  Demain, je vais partir aussi. »

Ainsi, le Père Lazare fit ses adieux et donna sa bénédiction à ses proches, puis s’endormit paisiblement dans le Seigneur, le 3 janvier 1951.

Le lendemain, un prêtre de Ryakia, assisté de deux laïcs, l’enveloppa d’un linceul. Ils furent étonnés de constater que son corps, mort depuis de nombreuses heures, était encore souple.

Lors de ses funérailles, tout le village l’escorta avec respect en versant des larmes d’affection.

Ses proches se rendaient régulièrement sur sa tombe pour en allumer la veilleuse. Quelques années plus tard, ils remarquèrent un jour qu’à l’emplacement de sa poitrine, un petit trou s’était fait tout seul, assez large pour laisser passer un petit oiseau. Ils n’y accordèrent pas d’importance, mais ils commencèrent à constater qu’un parfum provenait de ce trou. Sa fille, Despina, le voyait souvent dans son sommeil. Il lui disait : «  Sors-moi d’ici. Mets-moi dans le sanctuaire. Je ne suis pas à ma place ici. »

Ainsi décidèrent-ils, bien des années plus tard, de le « dé-crucifier », comme disent les gens du Pont, autrement dit, de procéder à son exhumation. Une grande surprise les attendait, parce que le Seigneur souhaitait glorifier son serviteur d’exception.

Sa fille Despina, son neveu Dimitri et leur voisin Jean Mavridis étaient occupés à creuser le sol quand ils sentirent un intense parfum. Quand ils trouvèrent les ossements, ils virent que sa main droite était incorrompue, en position de bénédiction, et que son vêtement liturgique, à cet emplacement, était intact. Dans sa naïveté, sa fille essaya d’enlever la peau de l’ossement, et, ce faisant, la déchira. Ils lavèrent les ossements avec du vin, les mirent dans un sac, et les placèrent dans l’église de Saint-Georges. Le soir même, Despina vit dans son sommeil son père se tenir aux côtés de saint Sabbas. Il la réprimanda de lui avoir endommagé la main. Il lui accorda son pardon après qu’elle lui ait demandé pardon à plusieurs reprises, et la pria de continuer à chercher dans sa tombe pour retrouver le reste de ses ossements. Elle trouva en effet sa main gauche, les doigts étant toujours reliés à la paume. Nombreux furent ceux qui allèrent vénérer les reliques parfumées, embaumant l’odeur de sainteté, du Père Lazare, tandis que d’autres, plus méfiants, exprimaient leurs doutes. Ainsi, le métropolite Barnabé donna la consigne d’enterrer de nouveau les ossements. Quand le nouveau métropolite de Kitros, Monseigneur Agathon, fut élu, l’on procéda à une seconde translation des saintes reliques. L’odeur de sainteté y était toujours présente, et demeure jusqu’à aujourd’hui. De nombreux miracles se produisent pour ceux qui invoquent l’aide du Père Lazare, et il apparaît à beaucoup.

Que sa bénédiction soit sur nous !





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PERE JEAN SGOURAS

(1882-1960)



Le Père Jean Sgouras naquit en 1882 dans le village de Mégalo Vogialiki, en Roumélie Orientale, située en Thrace du Nord, territoire qui appartient aujourd’hui à la Bulgarie (1).

  1.  : ( Nous remercions R.P. à qui nous devons la collecte des éléments biographiques du père Jean auprès de ses enfants, de ses proches, et de ses paroissiens. ( N.d.A.)).

Sa famille était très riche. Son père était un député de Roumélie orientale sous le règne du roi Ferdinand de Bulgarie. Sa mère, Calliope, était très simple, et pieuse. Elle s’occupait de sa maison, et en particulier de l’éducation de ses enfants. Ils vivaient selon les principes chrétiens, et prenaient soin de les transmettre à leurs enfants.

Le petit Jean étudia à l’école primaire de Mégalo Vogialiki, ainsi qu’à l’école grecque d’Anchialus. Il aimait beaucoup la musique, et en bon enfant issu d’une famille aristocrate, il jouait du piano. Il avait un talent inné pour la musique. Une fois, pendant qu’il jouait du piano en chantant de façon très mélodique, les Bulgares s’écrièrent dans leur enthousiasme : «  Que tous les Grces meurent, mais que celui-ci vive ! »

Dès son jeune âge, il participait avec zèle à la Divine Liturgie, et de sa douce voix angélique, il psalmodiait avec les chantres. Il s’empressait de se rendre tôt le matin dans les villages voisins quand une église célébrait sa fête patronale, de façon à ne rien manquer de l’office.

Le Seigneur permit que Jean découvrît très jeune la vie de saint Jean le Kalyvite, qui causa chez lui une si forte impression qu’il souhaita l’imiter et devenir moine à son tour. Mais ses parents s’interposèrent. Une fois parvenu à l’âge adulte, il remplit les fonctions de secrétaire communal de Mégalo Vogialiki et de maître d’école. Il se maria avec Catherine Miltsakakis, originaire du village voisin de Mourandalis, avec laquelle il eut sept enfants dont trois seulement survécurent.

En 1925, tous les habitants du village émigrèrent et s’installèrent dans le village de Xylagani, dans la région de Komotini. La même année, son plus cher désir se réalisa, puisqu’il fut ordonné prêtre, et nommé pour desservir Géniséas, près de Xanthe. En 1929, il fut mité à Ferès, dans la région d’Alexandropolis, où il demeura jusqu’en 1932.

Une année, le jour de la Théophanie, il se rendit avec ses paroissiens sur les rives de l’Ebre pour célébrer l’office de la bénédiction des eaux. Revêtu de ses ornements liturgiques et tenant à la main l’Evangile et la Croix, le Père Jean se plaça au milieu d’un petit pont de bois. Quand il lança la Croix, les hommes sautèrent (1), faisant vaciller le pont, et provoquant la chute du Père Jean dans la rivière, dont la profondeur, à cet emplacement, était supérieure à deux mètres. Les fidèles, tétanisés, commencèrent à paniquer. Le Père Jean, qui ne savait pas nager, ne perdit rien de son sang-froid. Il entendit la voix de saint Nicolas lui dire : «  Père Jean, tends la main vers le haut. » C’est ce qu’il fit ; et le médecin de Férès put l’attraper et le faire remonter sur le pont. Il est admirable qu’il n’ait pas coulé, parce qu’il était très lourdement vêtu. Notons qu’il ne laissa pas l’évangéliaire lui échapper.

En 1932, il fut nommé prêtre desservant du village de Dioni, puis de Maronia, et enfin de la paroisse de Sainte-Sophie à Komotini, où il célébra jusqu’à sa retraite.

Le Père Jean était un véritable serviteur de Dieu, et son digne liturge. Animé d’un grand amour du culte divin, il célébrait quotidiennement l’ensemble des offices. Quand il se rendait à l’église, il rencontrait sur son chemin de nombreux nécessiteux, qui sollicitaient son aide. Compatissant, il leur donnait tout ce qu’il pouvait. Quant à l’héritage qu’il avait reçu de son père, il en consacra la majeure partie à aider des pauvres, des veuves et des orphelins.

Quand son épouse lui faisait le reproche de trop donner, il lui répondait par un verset de l’Ecriture : «  Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement » ( Lc 6, 31). Cette femme bénie avait bon caractère et apportait son aide au Père Jean dans ses bonnes œuvres et ses aumônes, malgré l’arthrite déformante dont elle était atteinte, et qui la faisait terriblement souffrir. Elle ne dormait pas de la nuit du fait de ses douleurs, et prenait beaucoup d’antalgiques pour pouvoir, durant la journée, aider les gens sans en ressentir trop de peine, et assister le Père Jean.

Du temps où ils recevaient du pain en échange de coupons de rationnement donnés par les Bulgares, elle partageait celui qu’elle recevait avec des familles





dans le besoin. Elle était très accueillante. C’était une bonne épouse et une Presbytéra bonne. Leur brève cohabitation produisit beaucoup de fruits. C’était un couple plein d’amour.

La nièce du Père Jean, Eudocie Koufakis, du village de Xylagani, aujourd’hui âgée de quatre-vingt-dix ans, fut le témoin oculaire d’un miracle. Elle raconte : «  Près des bains thermaux de Géniséa, nous avons vu une femme turque complètement paralysée. Elle était sur une charrette, transportée par son mari. Elle avait vu trois fois en rêve quelqu’un lui dire : «  Si un prêtre grec lit sur toi des prières pour les malades, tu vas guérir. » Son état était tel qu’elle ne pouvait pas même soulever ses bras. Elle a demandé au Père Jean de l’aider. Il a lu sur elle des prières pour les malades durant un très long moment, puis il lui a demandé de bouger sa main droite. Elle la remua un peu, mais sa main gauche était immobile. Il lui dit de faire le signe de croix, après lui avoir montré comment le faire. Elle pleura et le couvrit, en turc, de remerciements. Elle se dressa sur ses jambes, et repartit en marchant. Le Père Jean lui dit : «  Dorénavant, aucun mal ne t’arrivera. Prie et fais le signe de croix. » »

Une autre Turque du village d’Ergani, près de Komotini, alla trouver le Père Jean, parce que sa grossesse était parvenue à son terme, mais qu’elle n’accouchait toujours pas. Le Père Jean lui dit : « Sois sans inquiétude. Dans deux jours d’ici tu vas accoucher. » De fait, deux jours plus tard, elle accoucha de jumeaux, et, dès lors, toute sa famille tint le Père Jean en grand respect.

Le Père Jean aimait tout le monde et disait : «  Peu m’importe que les personnes soient turques, juives ou grecques. Elles ont toutes une âme. »



Un jour, il arriva par le train un couple, tenant entre ses bras un enfant à l’article de la mort. Il trouva le Père Jean qui le conduisit à l’église. Celui-ci fit communier l’enfant, qui repartit debout sur ses jambes et ayant recouvré une pleine santé.

Une mère de famille nombreuse, initialement en bonne santé psychique, était sujette à de graves troubles mentaux depuis la naissance de son dernier enfant, alors qu’elle se trouvait toujours en couches. Elle faisait jour et nuit des cauchemars. Des médecins lui avaient rendu visite, ainsi que des prêtres, mais son état était resté le même, et stationnaire. Des amis de la famille, qui connaissaient la vertu du Père Jean, suggérèrent de le faire venir pour qu’il lise sur elle des prières d’exorcisme. Le Père Jean se rendit à son chevet, lut sur elle les prières, et suspendit une icône de saint Pantéléïmon à la tête de son lit. Cette femme possédée fut guérie le jour même, et jusqu’à sa dormition, survenue à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, elle n’eut plus jamais à souffrir d’aucun trouble psychique ni mental.



Despina Veltsidis, du village de Proskynitès, amena au Père Jean son fils malade, dans l’espoir de le voir guérir. Le Père Jean lui dit : «  Si tu crois et si tu pries, ton enfant va guérir. » Elle le supplia en lui embrassant la main : «  Je ne veux rien autre que cela seulement, que mon enfant vive. » Le Père Jean revêtit son étole, ouvrit son euchologe, ce qui est dire son livre de prières, et lut une prière des malades sur l’enfant qui s’en trouva guéri. Pour le remercier, elle lui avait, dans un plat de cuivre, apporté du saindoux. Il refusa de le prendre en disant : «  Garde-le, ma chère, et mange-le avec ta famille. Retournez-vous en chez vous, avec la bénédiction du Seigneur. »



La petite-fille du Père Jean, Daphnée Dadakidis, raconte : «  Un jour, une Tzigane est venue chez mon grand-père, à Maronia, et demanda à le rencontrer. Ma grand-mère lui a servi un repas, puis la femme lui dit :

«  Moi, grand-mère, je suis venue pour le Petit Père*, afin de lui demander conseil, de lui dire mon problème, et qu’il me donne sa bénédiction pour que mon enfant soit sauvé. »

Je suis allée chercher mon grand-père. Quand il est arrivé, cette femme lui a embrassé la main, et lui a dit : «  Père, mon fils est malade. J’ai eu beau consulter des cartomanciennes et des magiciennes, mon fils n’a pas été guéri.

  • Ce sont des péchés que tu as faits là… lui répondit mon grand-père. Il faut que tu places ta confiance et ta foi en Dieu, parce que si tu ne crois pas, il ne pourra pas y avoir de guérison. »

Cette femme alors s’agenouilla pour lui baiser les pieds.

« Rentre chez toi, ma chère. Ton enfant va guérir. »

La Tzigane revint quelques jours plus tard, avec une bouteille d’huile pour le remercier, et lui dit en pleurant : «  Quand je suis arrivée chez moi, mon enfant jouait dans la cour.

  • L’huile, ma chère, c’est pour ta famille. Reprends-le. »

Et il ouvrit son portefeuille pour lui donner quelque peu d’argent.

« Une âme pareille, même en rêve, je n’en verrai pas. Je n’oublierai jamais ce que mes yeux ont vu », répondit-elle, émue jusqu’aux larmes.

Après quoi, mon grand-père éleva les bras devant l’iconostase, et il eut ce simple mot : «  Mon Dieu, je te remercie. » »



En 1940, une famille de Nea Andréani, près de Komotini, souffrait beaucoup. La pauvre Konstantina Kardimis n’arrivait pas à joindre les deux bouts, et fut contrainte de revenir à Xylagani, son village d’origine, dans l’espoir d’améliorer la situation. Malheureusement, cela ne changea rien à rien.

Un matin, elle se leva et remarqua sur le perron de sa porte un gros sac de farine et des œufs. Elle se prit à pleurer, disant : «  Qui nous a sauvés ? », et sans réfléchir bien longtemps, elle se rendit chez le Père Jean pour le remercier, persuadée que c’était bien lui son bienfaiteur. Et, par le fait… Le Père Jean avait transporté ce chargement de farine à l’aide d’une brouette.



Non seulement le Père Jean n’acceptait pas d’argent pour les guérisons qu’il opérait, mais il venait en aide aux nécessiteux en y étant de sa poche. Quand il célébrait un Trisagion* et que, pour ce faire, on lui donnait de l’argent, il refusait, disant d’utiliser cette somme à meilleur escient en la vouant aux enfants. En sa qualité de prêtre, il aidait beaucoup de monde, en particulier les veuves et les orphelins. Il s’occupait comme il fallait de ses propres enfants, qu’il élevait avec des principes stricts, et qui, tous, dès lors, le respectaient. Il guérit de nombreux malades et délivra des démoniaques de l’emprise des légions de démons qui les possédaient.

Bien que lui-même prît part aux difficultés d’autrui, et fît tout son possible pour les aplanir et les résoudre, il n’aimait pas, par esprit de discrétion, s’étendre sur ses problèmes personnels.

C’était un bon mari et un bon père. Il disait au sujet de son épouse : «  Après Dieu, la Toute Sainte, et les Saints, ma femme est la lumière de ma vie. » C’est ainsi qu’il surnommait la Presbytéra. Il l’aimait beaucoup. Ils formaient un couple plein d’amour. Il était également très bon confesseur. Strict et exigeant, certes, mais juste et plein de discernement spirituel. Il ne confessait pas ses enfants, ni ses petits-enfants. Mais il leur disait : «  Allez vous confesser auprès d’un autre prêtre, pour que que vos péchés soient pardonnés. »

Il étudiait la sainte Ecriture à longueur de journée, tant l’Ancien que le Nouveau Testament. Il aimait aussi scruter les livres traitant des différentes hérésies, de manière à connaître la foi des hétérodoxes, en sorte de la distinguer de la Vraie Foi Orthodoxe. Il étudiait les livres scrupuleusement, et les scrutait avec zèle, s’y appliquant mot à mot. Rien ne lui échappait. Il n’était pas asocial, en dépit du fait que depuis la mort de son épouse il vivait de manière monastique dans la chasteté angélique. Il était doté d’un caractère introverti, mais il entretenait avec tout son entourage de bonnes relations.

Il assumait de nombreuses charges familiales. Comme son gendre Aristomène avait été tué, le Père Jean vint habiter auprès de sa fille Calliope, et il l’aida dans la traversée de ses difficultés.

Le Père Jean avait consacré et voué toute son âme entière à Dieu, et non pas comme l’eût fait un prêtre mercenaire, salarié de l’Etat.

Lorsqu’il commettait une erreur, il le reconnaissait, et il en demandait pardon.



Un jour, une jeune fille malade, présentant un problème sanguin, alla voir le Père Jean, qui lui dit : «  Ma fille, va à l’église, fais le signe de croix, et supplie le Seigneur. Je te donne ma bénédiction. » Elle fit ensuite des analyses sanguines, et les médecins lui dirent qu’elle allait très bien. Cinq ans plus tard, cette jeune fille se fiança, et revint voir le Père Jean, lui baisa les mains avec respect, et le remercia de l’avoir guérie.



Mavromatis, petite-fille du Père Jean, se souvient : «  Quand j’avais dix ans, quatre personnes ont fait venir une démoniaque chez ma mère Marika, à Komotini. Mon grand-,père lui a lu chaque après-midi les prières d’exorcisme. Il avait le charisme de pouvoir chasser les esprits mauvais. La femme fut délivrée des démons. »



Zacharoula Kollagiandsidis, de Xylagani, raconte : «  Quand j’étais petite, orpheline, je vivais avec mes deux petites sœurs et ma mère. Le Père Jean passait souvent chez nous, et nous apportait à manger. Une fois, il m’a empli la main de graines de tournesol, qu’il avait bénies. Ma mère les a plantées, et elles produisirent une abondante récolte. Nous avons rempli trois remorques de grains, et nous avons pu produire assez d’huile pour toute l’année. Les gens s’étonnaient de ce que le champ de la veuve ait produit autant. Tout le monde aidait ; on était tous croyants, et l’on savait ce qu’était un saint prêtre. »

Il célébrait l’office de la bénédiction des eaux chaque mois, et passait chez tous ses paroissiens pour les bénir, sans accepter aucune rémunération.

Un jour, une de ses filles spirituelles, Hélène Phanidis, lui demanda : «  As-tu assisté à un événement surnaturel, père, au cours de toutes ces années de sacerdoce ?

  • Oui, mon enfant. Un jour, alors que je m’apprêtais à sortir de l’église de la Mère de Dieu par la porte latérale, j’ai vu Saint Charalampos sortir de son icône. Il m’a accompagné jusqu’à la porte de l’église avant de disparaître. Cet événement m’a grandement ému, et m’a fait, je l’avoue un peu peur. Je m’en souviendrai toute ma vie. »



Comme Kamakidis, marguillier de la paroisse métropolitaine de la Toute-Sainte de Komotini, révéla l’anecdote suivante, après la dormition du Père Jean :

«  Un dimanche, à la fin de la Liturgie, le Père Jean me demanda de ne pas rentrer chez moi, parce qu’il était absolument nécessaire que je reste à l’église encore environ une heure.

«  Que se passe-t-il, Père Jean ? », lui demandai-je. Sa réponse me fit frémir : «  Au moment où je me suis approché du calice pour consommer les Saints Dons, j’ai vu qu’un scorpion était tombé dedans ( il provenait probablement des murs d’époque byzantine sur lesquels l’église s’appuie.)

  • Jetons-le dans le puisard (1), Père Jean, lui dis-je.

(1): (Cavité destinée à recueillir et à évacuer les eaux des baptêmes ou tout autre liquide ayant fait l’objet d’une bénédiction dans l’église).

-ça, ce n’est pas possible, Cosme. Le puisard sert à autre chose.

- Que va-t-on faire dans ce cas ?

- Je vais le couper en petits morceaux, et je vais le consommer… et à la Grâce de Dieu ! Que Sa volonté soit faite. Toi, Cosme, reste une demi-heure à l’extérieur du sanctuaire, et si tu entends que je tombe par terre, viens. »

J’ai attendu avec angoisse, je ne me souviens plus combien de temps exactement, puis quand je me suis décidé à entrer dans le sanctuaire, j’ai vu le Père Jean assis sur une chaise, le visage calme et serein.

«  Tu peux rentrer chez toi, Cosme, je te remercie beaucoup. Ce n’était pas encore mon heure. Je te prie cependant de ne rien dire à personne de ce que tu as vu, jusqu’à ma mort. »

Sous l’Occupation, en 1942, les Bulgares capturèrent Dimos, le fils du Père Jean, ils le lièrent, le jetèrent dans un grand sac et l’emportèrent avec eux. La Presbytéra fut profondément attristée. Un commandement d’Athènes alla chez le Père Jean, lui fit savoir que son fils allait bien, et lui donna une lettre écrite de sa main. Ils la lurent, et, le lendemain, la Prebytéra s’endormit dans le Seigneur, peut-être à cause d’un problème cardiaque, à l’âge de quarante ou quarante-cinq ans.

Pour finir, Dimos eut la vie sauve, par l’intercession du gendre du Père Jean, Constantin Ioannidis, journaliste, qui connaissait bien le bulgare, et qui faisait office de traducteur. Les Bulgares avaient abondamment frappé Dimos. Constantin le cacha chez lui jusqu’à leur départ.*

Le Père Jean vécut encore une vingtaine d’années. Il pouvait désormais mener une vie plus ascétique, intensifier ses labeurs spirituels, et, d’une certaine manière, tendre à la vie monastique à laquelle il aspirait depuis son jeune âge. Il dormait à la dure. En dehors de ses activités sacerdotales qu’il exécutait soigneusement et les services qu’il rendait à tous avec une grande charité, il consacrait le reste de son temps à la prière et à l’étude. Devenu âgé, il se rendait à l’église avec une canne, en traînant un pied, pour célébrer les offices. Si on lui disait de ne pas se fatiguer autant, il répondait : «  Je dois y aller. Je peux marcher tout doucement. Celui qui ne veut pas aller à l’église, il n’y va pas, même si ses jambes le portent bien. Moi, je ne laisserai pas mon office des Vêpres. »

Quand il prit sa retraite, en 1957, il resta vivre un an chez sa fille Marika à Komotini. Il partit l’année suivante pour Xylagani, pour demeurer auprès de son autre fille Calliope, et pour lui apporter son soutien, parce que son mari Aristomène avait été tué quelques mois auparavant.

Le Père Jean tomba malade. Il déclara à Eudoxie Koufakis et à sa tante Marie qui étaient venues lui rendre visite : «  Un ange du Seigneur est venu pour me prendre avec lui, mais je lui ai demandé de me laisser encore une semaine, parce que je ne suis pas prêt. L’ange se tenait juste là. »

Une semaine plus tard, des femmes vinrent voir le Père Jean pour qu’il lise sur elles une prière. Quand il eut fini, il leur dit : «  Où va-t-elle aller, cette prière ? Il me reste peu de temps à vivre. » Il sortit dans la cour, bénit du signe de croix les quatre points cardinaux, et dit : «  Mon Dieu, je suis prêt maintenant ; prends-moi. » Il se tourna vers sa fille Calliope, et lui dit : «  Mon enfant, je pars. » Elle lui prépara un thé, et le lui apporta, mais elle arriva trop tard, et le trouva mort. Il avait ses mains en croix, et son âme s’était envolée pour les Cieux, le 20 mars 1960, à l’âge de soixante-dix sept ans. Il avait toujours vécu avec le sourire, et, une fois mort, ce sourire demeura sur son visage.

Tous ceux qui furent informés de sa dormition arrivèrent, parfois de loin, souvent à pied, et ils pleuraient, inconsolables, en particulier ceux dont il avait été le bienfaiteur. Des veuves, des orphelins, des pauvres, et des malades remerciaient, les larmes aux yeux, leur bienfaiteur, et faisaient le récit de ses bonnes œuvres. Ils souhaitaient que ses ossements soient sanctifiés. Ils l’enterrèrent dans le cimetière de Xylagani.

En 1970, eut lieu l’exhumation du Père Jean, par le Père Pierre Papavasiliou, l’un de ses fils spirituels, et le Père Nicolas Adamopoulos, de Livanatès, près de Lamia, qui desservait à l’époque la paroisse des Taxiarques à Xylagani. Quand on ouvrit son tombeau, un parfum se dégagea de ses ossements, se répandit aux alentours, et fut perceptible par toutes les personnes présentes. Ils placèrent ses reliques à l’intérieur d’un coffre en bois, recouvert d’un tissu noir, qu’ils disposèrent dans l’église. Elles y demeurèrent trois jours, emplissant les lieux de cette bonne odeur. Le métropolite de Maronia et de Komotini, Monseigneur Timothée, put les vénérer, lui-même qui avait dit : «  J’ai ordonné beaucoup de prêtres, mais jamais un saint prêtre comme le Père Jean. »

Ils enterrèrent ensuite les reliques odorantes dans un coin du parvis de l’église des Taxiarques de Xylogani, où elles se trouvent encore aujourd’hui.

Que sa bénédiction soit sur nous !





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NICOLAS NEOKAZIS

(1888-1962)





Nicolas naquit en 1888, dans le village de Néochoraki, dans la région de Florina. Aîné de sa fratrie, il avait deux frères et une sœur. Quand il eut environ quinze ans, les Turcs brûlèrent leur village et assassinèrent son père, en même temps que deux autres villageois. Ils furent ainsi contraints de partir pour Ammochori, où ils avaient une tante. A l’emplacement de « Aspri Eklisia », le village de Néochoraki fut reconstruit ; mais Nicolas n’y retourna pas

La Macédoine n’avait pas encore été libérée du joug turc, et Nicolas était soldat dans l’armée turque. Pendant que son bataillon battait en retraite à Prilep, il se cacha dans un moulin. Il entendit des Serbes discuter à l’extérieur. Il sortit et se rendit. Ils voulurent l’exécuter, mais l’un d’eux dit : «  Puisqu’il n’a rien fait et qu’il s’est rendu, pourquoi le tuer ? » Ils le gardèrent en captivité et le libérèrent à l’occasion d’un échange de prisonniers. Nicolas avait laissé tous ses biens et tous ses champs à Néochoraki, et quand on lui demandait : «  Tu ne vas pas aller les récupérer ? », il répondait : «  Non, je les laisse là-bas. Je travaillerai, et Dieu me les rendra un jour. »

Quelque temps plus tard, Nicolas partit avec son frère travailler en Amérique. Il travaillait dans un salon de coiffure. Pour l’éprouver, le propriétaire laissait intentionnellement traîner de l’argent, mais Nicolas n’y touchait jamais. Il lui disait de le prendre parce que cet argent était prétendument tombé de la poche des clients ; mais Nicolas répondait : « Non, je ne peux pas, car le salon ne m’appartient pas. » Quand son patron fut assez convaincu de son intégrité, il lui remit les clefs de la boutique en disant : «  Fais ce que tu veux, j’ai confiance en toi. »

Son frère mourut en laissant derrière lui des orphelins. Nicolas fut dès lors contraint de revenir en Grèce. Avec l’argent qu’il avait gagné, il acheta de petits terrains et subvint aux besoins de la famille de son frère. Il se maria, eut une petite fille, et repartit en Amérique. Il perdit son épouse, et revint dans sa patrie. Il se remaria et eut trois filles et un fils. Il eut la chance de connaître neuf de ses petits-enfants, entre lesquels l’un devint prêtre.

Depuis son jeune âge, Nicolas aimait beaucoup Dieu et l’Eglise. Quand il entendait sonner les cloches, il interrompait son travail et se rendait à l’église. Il priait, lisait l’Evangile, et les Vies des Saints. Son âme y trouvait la paix. En ce temps-là les livres de spiritualité, les livres religieux, n’abondaient pas. Il essayait de trouver tous ceux qui existaient, marchait parfois des heures pour se les procurer, et payait le prix fort.

Il rentrait à midi après s’être occupé du bétail, et parfois, bien qu’étant d’un âge désormais avancé, il faisait un aller -retour à Florina, pour y acheter des livres spirituels. Un jour d’été, il perdit son chemin. Personne ne savait où il se trouvait. Il revint pourtant le soir avec la Vie de saint Pantéléimon, n’ayant rien mangé que deux petites prunes sauvages. Avec joie, comme s’il rapportait un véritable trésor, il appela ses petits-enfants : «  Venez ! Venez voir ce que votre grand-père vous a apporté ! » Son épouse le réprimanda parce qu’il avait été absent toute la journée, et que le bétail était resté enfermé. Il répondit calmement : «  Tais-toi, ne crie pas. Pense un peu qu’on a fait subir à Saint Pantéléimon le supplice de la roue. On l’a fait tourner sur une roue. » Il se mit à leur raconter toute la vie de Saint Pantéléimon, qu’il avait eu le temps de lire en chemin. Son épouse cessa ses reproches, et l’écouta avec attention. Nicolas travaillait beaucoup, et vivait néanmoins de manière ascétique. Mais il dissimulait sa vie spirituelle, parce que sa femme avait un esprit différent du sien, et ne le comprenait pas. Quand elle préparait le repas de midi, et l’appelait pour qu’il vienne déjeuner, il ne prenait qu’un morceau de pain sec et de fromage, et sortait le bétail dans les pâturages. Il disait à sa femme : «  Rassemble les enfants et mangez, moi je mangerai ce soir, au dîner. »

Quand ils avaient mangé tous ensemble, après la prière d’action de grâces, il disait à sa femme de ramasser d’abord toutes les miettes pour qu’elles ne soient pas piétinées. « Le pain est béni, disait-il. L’on ne doit pas marcher dessus. »

Il saluait tous ceux qu’il croisait sur son chemin, et disait bonjour aux petits enfants même. Son épouse lui disait qu’on se moquait de lui dans le village, mais il répondait : «  Le bonjour-bonsoir vient de Dieu. Moi, c’est à Dieu que je dis bonjour. »

Il était très paisible, et ne grondait jamais ses enfants. Sa vie était partagée entre sa maison, l’église et le travail. Il n’allait nulle part ailleurs, et ne fréquentait jamais le café. Personne ne l’entendit jamais dire quoi que ce soit de méchant sur autrui.

Il était toujours optimiste et très confiant en la divine Providence. Il ne se faisait jamais de souci pour les problèmes qui lui advenaient. Quand la pluie tombait et dévastait le trèfle, son épouse s’écriait : «  Oh là la ! Que va-t-on- faire ? Nous n’aurons pas de quoi nourrir les bêtes ! » Mais le brave Nicolas répondait : «  Ce n’est pas grave, Dieu nous donnera une autre récolte ; il ne nous laissera pas le ventre vide. »

Il aimait beaucoup les pauvres. Quand quelqu’un venait chez lui pour demander son aide, il lui donnait immédiatement ce qu’il voulait. Aux reproches de sa femme, il répondait : «  Ce n’est pas de l’argent que je donne, c’est de l’amour. »

Il apprit un jour que, dans un village voisin, un homme qu’il ne connaissait pas avait besoin d’aide pour envoyer son fils en Allemagne, et que, pour contracter un prêt, il donnait son champ en gage. Nicolas lui donna l’argent nécessaire, et l’homme lui proposa de signer une reconnaissance de dette. Nicolas refusa en disant : «  Je ne veux rien, je te le donne. »

Dans leur village, beaucoup de familles pauvres n’avaient pas, en hiver, de quoi se nourrir. Ils allaient voir le brave Nicolas, et lui demandaient un sac de farine. Il leur répondait d’aller eux-mêmes se servir dans la remise. Ils le remerciaient, et lui promettaient de le lui rendre l’année suivante. Il leur répondait : «  Allez, mes amis, faites ce que vous avez à faire, et l’on verra ensuite.

Sa femme lui disait : «  Tu vas laisser tes enfants le ventre vide. Tu donnes tout ce qu’on a.

  • Ils m’ont dit qu’ils allaient m’apporter du blé cet été.

  • Ils se moquent de toi ; ces gens n’ont pas le moindre terrain ! Où vont-ils trouver du blé ?

  • Nous allons semer nos champs, et Dieu nous donnera ce blé. »

Il arrivait souvent que des Gitans mendient : Ils se rendaient à l’église et demandaient aux plus riches un peu de maïs, ou un peu de blé. Mais les riches les rabrouaient en disant : «  Je n’en ai pas. » Le brave Nicolas assistait à la scène, puis s’adressait aux Gitans : «  Venez, je vais vous en donner. »

C’était censé être un emprunt, mais beaucoup ne le rendaient pas. Sa femme s’emportait : «  Tu as bien toute ta tête ? Tu vas laisser tes enfants avoir faim. » « Donne » par-ci, « donne » par- là ! Où est-ce qu’ils vont trouver de quoi te le rendre, puisqu’ils n’ont rien à eux ?

  • Je sais qu’ils n’ont rien, répondait-il. Je ne leur donne pas en espérant qu’ils me le rendent. Je leur donne pour que leurs enfants aient de quoi manger. »

Les Gitans allaient mendier auprès des gens riches qui employaient des domestiques, mais on les chassait. Ils allaient ensuite voir le brave Nicolas et lui demandaient : «  Nicolas, je marie ma fille, donne-moi quelques sous. » Et il leur donnait.

Un autre allait partir en Allemagne. Et zou ! chez le brave Nicolas ! Après leur avoir offert une certaine somme, il demandait : «  Ca va te suffire mon cher ? »

  • Euh, oui…

  • Tiens, prends encore un peu, pour la route, au cas où. »

Tous les matins, des gens venaient de Flambouro, avec des animaux chargés de bois à vendre. Quand il neigeait ou pleuvait, ils allaient chez Nicolas, pour se reposer et se réchauffer. Celui-ci chargeait son épouse de leur servir une collation et de leur donner des chaussettes de laine pour qu’ils puissent faire sécher celles qui étaient mouillées. Il disait ensuite : «  Allez mes amis, allez vendre votre bois pour que les bêtes ne restent pas aussi chargées, et repassez ensuite. » Quand ils revenaient, Nicolas leur redonnait leurs chaussettes sèches, mais il ne reprenait pas la paire qu’il leur avait prêtée. Il disait à sa femme de leur donner du fromage pour la route. Un jour, par gratitude, ces personnes déchargèrent tout leur bois dans la cour de Nicolas. Mais il était tellement scrupuleux qu’il ne l’accepta pas. Sachant à quel point ils étaient pauvres, il leur dit de reprendre leur chargement, et d’aller le vendre, sous peine de ne plus jamais trouver sa porte ouverte. Pour ne pas le contrarier, ils lui obéirent.

Il ramassait du bois à droite et à gauche, dans la montagne et le long de la rivière, et l’apportait à celui qui en avait besoin. On se moquait de lui, mais cela lui était bien égal.

Une nuit, il apporta du bois en cachette à une femme qui avait quatre enfants, et dont le mari était en prison. La malheureuse n’avait pas de bois pour faire cuire du pain et nourrir ses enfants. En voyant le bois devant sa porte, elle rendit grâce à Dieu et se demanda qui avait bien pu lui témoigner tant de bonté. Elle finit par supposer que cela devait être une bonne œuvre du brave Nicolas, car toute le monde connaissait l’abondance de ses aumônes.

Chaque hiver, il offrait l’hospitalité à un bonimenteur, Dimitri, qui était seul au monde et sans abri. Nicolas l’installait dans la meilleure chambre dotée d’un poêle à bois, et lui permettait de brûler autant de bois qu’il le souhaitait. Il demandait à son fils et à sa jeune épouse de déménager dans une chambre moins confortable.

Le jour du Samedi des défunts (1), suivant la tradition, toutes les familles préparaient des collations pour que soient pardonnées les fautes de leurs proches décédés.

  1.  : ( En temps ordinaire, le samedi est le jour liturgique consacré à la commémoration des défunts. Deux samedis dans l’année sont tout particulièrement dédiés à cela : le samedi précédant le dimanche du Jugement dernier, et celui qui précède le dimanche de Pentecôte).

Elles distribuaient aux pauvres tout ce qu’elles avaient préparé. Le brave Nicolas disait à son épouse : «  Rapporte le panier entièrement vide. Donne tout aux pauvres. »

Nicolas était simple et bon. Il aimait tout le monde, et n’était en conflit avec personne. Il était paisible et ne se rendait jamais dans un tribunal. Une fois, un de ses ânes rompit ses liens, et alla manger les racines d’un pistachier chez son voisin, lequel voulut porter plainte. Le brave Nicolas le supplia : «  Je ne veux pas que vous soyez en procès contre moi. Je vous paierai tout ce que vous voulez. L’animal s’est échappé. Vous ne voyez pas qu’il a encore la bride ? » Il paya une coquette somme, mais il était satisfait de ne pas avoir eu affaire à un tribunal.

Une autre personne avait été injuste envers lui. Quand il apprit que cette personne était tombée malade, il alla lui rendre visite pour qu’ils se réconcilient.

Quand des voleurs venaient le soir pour lui prendre du bois entreposé dans sa remise, il les voyait et disait à ses proches : «  Laissez-les prendre ce qu’ils veulent, et ne dites rien. Ils en ont plus besoin que nous. »

Parfois, quand il passait devant le cimetière en se rendant aux champs en charrette, sa petite-fille âgée de cinq ou six ans y voyait beaucoup de monde, des petits-enfants en train de danser, des tombes ouvertes et de petits diables. Le brave Nicolas, qui voyait la même chose, lui disait de ne pas regarder en direction du cimetière, pour qu’elle ne soit pas effrayée.

Il donnait des conseils pratiques et très utiles à ses enfants et à ses petits-enfants : «  N’ayez pas de mauvaises fréquentations. Ne vous disputez pas. Et ayez de l’amour envers tous et pour tous. Soyez vigilants et ne tombez pas dans les commérages. Aidez les pauvres. Soyez tous rentrés à la maison pour l’heure du repas. » Il ne faisait jamais mention de son père, qui, d’après les témoins, était très fort et courageux. Il ne disait pas un mot non plus à ses proches au sujet de toutes les épreuves qu’il avait traversées, vraisemblablement pour ne pas engendrer chez ses enfants de sentiment de haine vis-à-vis des Turcs, ou des personnes de village qui avaient été impliquées.

Il ne voulait pas que ses proches célèbrent le carnaval précédant le Carême, et ne permettait pas aux carnavaliers ou au montreur d’ours de pénétrer dans la cour de sa maison. Il leur offrait quelque chose, puis leur disait avec douceur et bonté : «  Chez moi, je ne veux pas de singeries. Prenez ce qui vous appartient et allez ailleurs. Je ne veux pas du diable chez moi. » Il considérait aussi les jeux de cartes comme diaboliques. S’il surprenait ses enfants en train de jouer, il jetait les cartes au feu.

Il ne voulait pas amasser des richesses. Lui-même était très pauvre. Bien qu’il fût allé en Amérique, il en était revenu sans le sou. Il ne fut jamais propriétaire de sa maison. Par la suite cependant, ses enfants et ses petits-enfants purent s’établir et acquérir leur propre habitation. Ils estiment que le Seigneur les a bénis grâce à la sainte vie du brave Nicolas.

En 1962, il tomba malade. Il fut hospitalisé contre son gré, et à son corps défendant, pendant deux semaines. Il jeûna tous les jours et garda les yeux fixés sur la porte en disant : «  Archange Michel, viens me chercher », et il s’endormit ainsi paisiblement dans le Seigneur.

Plusieurs années plus tard, il se produisit la chose suivante : pendant une fête, ses proches s’étaient rassemblés en nombre dans la maison de son fils Christos, et sa petite-fille posa des questions au sujet de son grand-père Nicolas. Pendant que l’on racontait quelques détails de sa vie, un de ses proches eut une mauvaise pensée et se dit intérieurement : «  Du calme… A les entendre, on pourrait croire que c’était un Saint. » A partir de cet instant, et jusqu’à la fin de la conversation, toute la maison fut envahie de parfum. Cette personne fut convaincue que sa pensée était injuste, et que le grand-père Nicolas était effectivement un homme de Dieu.

En 2007, Flora Vélios, qui vivait en Australie, et n’avait jamais rencontré Nicolas Néokazis, fut témoin de l’événement suivant. Elle était atteinte d’un cancer et avait subi trois opérations chirurgicales. Très amaigrie, elle ne pouvait plus tenir sur ses jambes. Une nuit, elle rêva qu’elle allait chez le médecin et qu’elle y rencontrait le grand-père Nicolas revêtu d’une blouse blanche, parmi d’autres médecins, et lui dit, comme si elle le connaissait : «  Grand-père Nicolas, je suis très malade ; je ne tiens plus debout. Tu ne pourrais pas me donner un médicament pour que je puisse au moins me lever ? » Le grand-père répondit : «  Je ne suis pas encore médecin, mais prends telle vitamine, qui te fera du bien, et te fortifiera. » Cette femme, toujours en rêve, partit du cabinet pour se rendre chez le grand-père Nicolas à Ammochori, où elle le retrouva en compagnie de son épouse Anne, et de ses petits-enfants.

Flora raconta son rêve à ses parents, qui lui confièrent qu’ils avaient connu autrefois le grand-père Nicolas, parce qu’ils étaient voisins. Flora décrivit la maison en détail, ainsi que l’épouse du brave Nicolas.

Flora se mit à prendre la vitamine que Nicolas avait recommandée, et reprit des forces. Il est amusant de noter qu’un mois après ce rêve, une campagne publicitaire vantant les mérites de cette vitamine fut diffusée à la télévision.

Mémoire éternelle à Nicolas !





12



Constantin Sotiris

(1880 – 1963)



Fils unique de Dimitri, un Grec originaire de Korçë en Albanie, et d’Hélène, habitante de Iérissos, Constantin naquit en 1880 (1).

  1.  : ( Notice rédigée par M.M. (N.d.A.)

Son père travaillait au Mont-Athos. A l’âge de sept ans, il perdit sa mère, et fut élevé par une de ses tantes. Il avait aussi un frère, mais celui-ci s’endormit dans le Seigneur à l’âge de cinq ans.

Un jour, Constantin tomba malade, et fut pris d’une forte fièvre. Il était tout jeune enfant, entièrement seul. Il voulut boire un peu d’eau, mais la cruche était vide. Il s’allongea et se lamenta en sanglotant : «  Pourquoi est-ce que je n’ai pas, moi aussi, ma petite Maman ? » Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit, et il vit un prêtre revêtu de son étole s’approcher, lui sourire, et lui caresser le front.

L’enfant lui demanda :

«  Qui es-tu ? Tu n’es pas un prêtre de chez nous. Je les connais tous.

  • Tu dis vrai, Costa. Moi, je suis celui-ci », déclara son visiteur en désignant l’icône de Saint Nicolas suspendue au mur.

Sa mère vénérait beaucoup ce saint. L’enfant de continuer :

«  Lui, c’est Saint Nicolas. C’est Maman qui me l’a dit.

  • Oui, c’est moi, Saint Nicolas, et je suis venu pour t’aider ; ne pleure plus.

  • J’ai de la fièvre et j’ai soif ! Mais il n’y a pas d’eau dans la carafe.

  • Lève-toi un peu pour voir : elle est pleine ! »

L’enfant fut étonné de trouver le récipient rempli. Il but un peu, et sa fièvre retomba aussitôt.

«  Ah, ça va mieux…

  • Oui, Costa. Ta tante va arriver maintenant. Elle va t’apporter à manger, et tu iras jouer avec les autres petits enfants qui s’amusent dehors. Tu allumeras ma veilleuse, et, à chaque fois que tu auras besoin de moi, tu m’appelleras. Je viendrai pour t’aider. »

Et il devint invisible à ses yeux. Aussi soudainement qu’il était entré, le Saint avait déjà disparu.

Constantin passait l’hiver tout seul au village, afin de pouvoir y aller l’école. Mais, l’été, son père l’emmenait avec lui au Mont-Athos. C’était très difficile pour lui de vivre tout seul à un âge si jeune. Aussi fut-il contraint d’interrompre sa scolarité. Il ne termina que deux classes, puis il partit s’installer définitivement au monastère de Karakallou, auprès de son père qui travaillait comme bûcheron, ou plus précisément comme tailleur de bûches de châtaignier. Il prenait son enfant avec lui pendant son travail.

De sa mère, qui était pieuse, mais surtout de son séjour sur la Sainte Montagne, Costa apprit à fréquenter l’église, à se confesser, à jeûner, et à communier. Il priait chaque soir sans exception, et faisait en outre de nombreuses prosternations.

Plus tard, il revint à Iérissos, où il apprit l’art de confectionner des tonneaux. Il était appliqué et intègre dans son travail, et il travaillait pour les villages alentour. On le connaissait sous le nom de « Sotiris le tonnelier ». Il travaillait les six mois d’hiver à Iérissos, et les six mois restants au Mont-Athos, au saint Monastère de Karakallou, ainsi que dans différentes kellia.

Il épousa Daphné, fille de Georges Papas, dont le père, maire du village, possédait un hôtel à Iérissos. Il était croyant, et bon père de famille. Daphné avait appris de ses parents la piété et la vie spirituelle. C’était une bonne épouse, une mère affectueuse, une Chrétienne vertueuse, et elle se réjouissait de rendre service à tout un chacun. Ils eurent six enfants, dont les deux premiers moururent en bas âge. Ils constituaient une famille très soudée, unie de par beaucoup d’amour. En raison du manque de transports en commun, ils accueillaient chez eux de nombreux pères du Mont-Athos, parmi lesquels se trouvaient l’higoumène du Monastère de Karakallou de l’époque, l’Ancien* Paul, ainsi que le représentant de ce même Monastère auprès de la communauté athonite, le Père Basile, pour qu’ils « se reposent un peu », pour employer leurs termes.

Lors du séisme de 1932, le village fut complètement détruit. Pour extraire les siens des décombres, Constantin dut soulever un poids si considérable qu’il en contracta une hernie, laquelle demeura inopérée jusqu’à la fin de sa vie, ce qui le faisait souffrir intensément. En dépit de tout cela, il travailla durement pour construire deux nouvelles maisons.

Sur la Sainte Montagne, il eut en outre un accident : comme il essayait d’assembler un nouveau tonneau, celui-ci tomba malencontreusement sur lui, lui brisant la jambe. Il fut transporté au village pour y être soigné, mais sa jambe fracturée ne put se réparer correctement, si bien qu’il resta sur son tibia une protubérance, lui rendant difficile les prosternations mêmes.

Saint Nicolas continuait de lui rendre visite dans les moments de détresse. Une nuit, à l’instant précis où son fils se trouvait en mer, courant un grand danger, le Saint l’éveilla et lui dit : «  Costa, réveille-toi ! Ton fils est en danger, et toi, pendant ce temps, tu dors !... Lève-toi pour prier ! » Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit le Saint, cependant que la veilleuse suspendue devant l’icône oscillait toute seule. Il réveilla son épouse ; tous deux se mirent ensemble à prier, et voici que leur enfant fut sauvé. Comme ils l’apprirent par la suite, celui-ci, à ce moment précis, s’était effectivement trouvé en grand péril de sa vie.

Après de longues années de maladie, son épouse Daphné, à l’âge de cinquante-cinq ans, - l’on était en 1944 - s’endormit dans le Seigneur. Elle avait dispensé ses bénédictions sur toute sa famille, après quoi elle avait rendu l’âme. Le grand-père Costa fit honneur à son veuvage. Il était alors âgé de soixante-quatre ans. Il maria ses enfants – il avait trois fils et un fils – et demeura avec son fils et sa belle-fille.

Il continuait à travailler comme tonnelier. Il fabriquait des pressoirs à raisin, et des barils de grande dimension. Son fils se chargeait de la vente. Ensemble, père et fils préparaient avec entrain de grandes quantités de vins divers, et de tsipouro (&).

  1.  : ( Eau-de-vie à base de marc de raisin).

Pour les vendanges, ils employaient des journaliers. Ces derniers aimaient beaucoup le grand-père Costa, parce qu’il les traitait avec amour, comme s’ils étaient ses propres enfants. Leurs visages s’illuminaient de joie quand ils arrivaient dans la cour de la maison, et apercevaient le grand-père débordant de bonté les accueillir et les saluer.

Que ce soit dans la vigne, l’oliveraie ou les vergers qu’il possédait en grande quantité à l’extérieur du village, le grand-père Costa travaillait durement, tout empli de zèle qu’il était. Il se fatiguait beaucoup à charrier l’eau sur son dos, de manière à pouvoir arroser les arbres. Ses proches avaient beau lui dire de mettre un terme à son travail, en sorte de se reposer, lui demeurait inflexible. Comme il n’avait pas de soucis financiers, l’obstination qu’il mettait à se rendre aux champs les étonnait. Ils finirent par lui demander : «  Maintenant que tu ne peux plus travailler, que vas-tu donc faire là-bas ? «  Il fut contraint de leur répartir :

«  Ce que je fais ?... Ce que je fais… Je vais là-bas pour prier.

  • Ah bon ? Il est besoin que tu ailles jusque là-bas pour prier ?

  • Oui, parce que, là-bas, je suis entièrement seul. »

Ils respectèrent ce vouloir du grand priant, et cessèrent désormais de s’interposer ? Ils rémunéraient quelqu’un pour travailler quelques heures dans le domaine, de manière que le grand-père n’ait rien d’autre à faire que de le surveiller.

Il pouvait passer dans ce champ des heures interminables. Sous un rocher, une petite grotte s’était formée, tout juste assez grande pour abriter une personne. C’était là qu’il se réfugiait quand le ciel se gâtait.

En dehors du peu de temps qu’il passait à dormir, bien qu’il demeurât dans sa chambre, il ne s’allongeait jamais sur son lit. On le voyait généralement assis, la tête inclinée, donnant l’impression de se trouver face à quelqu’un qu’il respectait, la tête toujours pudiquement baissée. Il pratiquait, comme cela s’est avéré par la suite, la prière du cœur*, mais il n’en parlait jamais. Un jour, assis sur un banc, il murmurait. On lui demanda ce qu’il disait. Il répondit vaguement : «  Ce que je dis ?... Je me le demande aussi… » Mais à intervalle régulier, il relevait un peu la tête, prenait une profonde inspiration, et disait à haute voix : «  Seigneur, aie pitié. » Il était de nature taciturne. Bien qu’il semblât ne pas prendre part aux conversations, comme s’il restait plongé dans son monde intérieur, il donnait parfois un conseil, lequel était immédiatement pris en compte et suivi par ceux qui l’avaient entendu. Les gens avaient de l’estime pour lui, et se rangeaient à son avis. Avec lui, tout se passait dans la prière. Les visiteurs évitaient parfois de lui parler, par affection, et par égard pour lui et pour sa prière. Ils se contentaient de le regarder, impressionnés par sa stature, et s’éloignaient. Quiconque se trouvait près de lui, ressentait une paix infinie.

Il était rarement sévère. Chaque fois qu’il s’exprimait un peu durement, cela concernait toujours des sujets spirituels. Un jour, il surprit l’un des habitants du village, qui avait un souci de santé, en train de maltraiter des animaux. Il le réprimanda. De retour chez lui, il déclara : «  Voilà pourquoi Dieu lui a donné cette infirmité. Parce que, s’il avait été bien portant, il aurait fait beaucoup de mal. » « Qu’est-ce que tu racontes là ? » demanda sa belle-fille. «  C’est ainsi », répondit-il. Il pouvait être sévère, parfois. Son unique souci était de plaire à Dieu. De là qu’il s’exprimait de manière directe, abrupte et tranchante. S’il entendait par exemple une femme venue en visite chez eux raconter ses problèmes, il restait silencieux et pensif, puis soudain, une fois qu’il était seul avec ses proches, il déclarait contre toute attente : «  Ne faites plus revenir cette femme ici : Elle n’est pas convenable. » Ce qu’il disait était tout de suite mis en pratique. Ils avaient beaucoup de respect pour lui.

Pendant les trois jours de jeûne de la première semaine du Grand Carême, il ne mangeait rien jusqu’à la neuvième heure. On lui parla de quelques femmes de sa connaissance, qui s’enfermaient chez elles, et ne mangeaient rien. » « Et quel bienfait en tirent-elles ? demanda-t-il. Elles feraient mieux de tenir leur langue plutôt que de jeûner trois jours ! »

Quand un Père Spirituel* du Mont-Athos venait au village, il était parmi les premiers à aller se confesser, et il y envoyait ensuite ses proches. A l’église, il se tenait dans une stalle à côté de la porte latérale du sanctuaire, la plupart du temps debout. Il était aussi debout, dans l’attitude d’un priant, pendant l’hymne. » Il est digne en vérité (1)… », et l’achevait par trois grandes prosternations. Sa belle-fille le remarqua, et lui demanda : «  Est-ce ainsi qu’il faut faire ? » «  Oui, répondit-il. De même que nous nous tenons devant le drapeau pendant l’hymne national, ainsi devons-nous nous tenir devant notre Toute-Sainte. »

Il tenait le Clergé en grand respect, et se montrait très sensible aux problèmes de l’Eglise. Son fils était marguiller de la paroisse, et cela le rendait fier.

Il souriait avec bonté pendant les discussions, mais il ne riait jamais. Très simple, et doux, il ne faisait aucun bruit. On ne le remarquait pas quand il passait. Il était également simple dans son habillement. Un jour, il donna un cliché de lui à un photographe pour que ce dernier l’agrandît, et, sans lui demander son avis, celui-ci lui ajouta une cravate. Quand il vit la photographie, il bondit, et s’exclama : « Jette-la vite, que je ne la voie plus ! Pourquoi m’a-t-il affublé de ce harnais ? » Souvent, en demandant une serviette en tissu, il disait : «  Donne-moi ce chiffon. » Il désignait tout uniment et pareillement les vêtements neufs et les broderies. Cela ne plaisait guère à sa belle-fille, qui, un jour, l’interrogea : «  Pourquoi ne dis-tu pas : «  Serviette » ? ». Il sourit d’un air entendu, et répondit : «  Bah, un chiffon, c’est un chiffon ! » Ce ne fut qu’après sa dormition, seulement, que son entourage comprit qu’une raison spirituelle se cachait derrière le fait qu’il considérait tous les beaux vêtements, indifféremment, comme des rebuts.

Dans sa chambre, sur son iconostase, il possédait une icône de Saint Nicolas au-dessus de laquelle était accrochée une icône. Son lit en fer était recouvert d’un fin matelas, et son oreiller était dur comme du bois. Une mince couverture de laine noire le réchauffait l’hiver. Il s’avérait impossible de lui apporter davantage de confort. «  Pourquoi ton oreiller est-il si dur ? », demandaient ses enfants. «  Eh ! C’est ce qu’il faut », répondait-il. Une grande pendule au-dessus du poêle lui indiquait l’ancienne heure byzantine. C’est en se fondant sur celle-ci qu’il faisait ses prières, conformément à l’habitude qu’il avait prise au Mont-Athos (1).

  1.  : (Le Mont-Athos suit l’heure byzantine, selon laquelle la journée commence au coucher du soleil).

Il ne la changeait jamais. «  Votre pendule à vous est à l’heure occidentale », répétait-il.  

Quand on l’interrogeait sur les prosternations, il disait : «  Eh, ne peut-on pas faire au moins quarante prosternations ? » C’était la quantité qui lui semblait un minimum, indispensable à tout Chrétien. Lui-même accomplissait toutes ses prosternations jusqu’à terre. Il se relevait d’une prosternation, puis restait quelques instants en prière, jusqu’à la suivante. Il s’agissait d’une lente sainte cérémonie. Le fait qu’il se penchait venait au second plan. Le plus important, le fait principal, était la chaleur de sa prière, sa sérénité. Il était totalement absorbé par ce qu’il faisait. Sa prière n’était ni formelle, ni sèche ; elle était remplie de douceur, et de crainte de Dieu.

Quelques années avant sa fin de vie, l’on comprit que l’Ancien Costa voyait souvent Saint Nicolas. Le juge de paix, Aristide Giapountzis, qui demeura chez eux un certain temps, permit que fût révélée l’intense communication qu’il entretenait avec le Saint. La chambre d’Aristide était voisine de celle du grand-père ; seul un mur les séparait. L’homme fit preuve de patience en ce qui concernait ce qui se passait la nuit, mais comme cela l’importunait, et lui posait une réelle difficulté, il finit par se plaindre auprès du fils de Costa de ne pas pouvoir dormir en raison de ces conversations. «  La nuit, dit-il, le grand-père se lève, et je l’entends clairement parler avec une personne qui lui rend visite. Peut-être qu’elle se tient au-dehors, en face de sa fenêtre ? Toujours est-il que la discussion me réveille ; je ne parviens plus à dormir ; et le matin, je suis en piteux état pour accomplir mon travail. »

Le fils demanda à Constantin de lui expliquer ce qui se passait, parce qu’il était embarrassé de causer du souci à leur hôte. Le grand-père prit tout d’abord un air étonné et, craignant de révéler son secret, il garda le silence. Il se mit même en colère du fait que l’on se préoccupait de lui. Mais, face à la pression que l’on exerçait sur lui pour obtenir une réponse, il avoua d’un ton plaintif : «  Que dire… Voilà, le soir, Saint Nicolas me rend visite et me parle. Que faire ? Rester muet ? » Ses proches ignoraient tout de ce phénomène, parce que leurs chambres se trouvaient plus loin, et, si d’aventure quelque bruit se faisait entendre, ils pensaient qu’il murmurait tout en priant, comme cela se produisait souvent. Mais Aristide avait fermement certifié qu’il ne s’agissait pas des murmures d’une prière.

Sa belle-fille lui demanda : «  Comment est-il, le Saint ? » Le grand-père se contenta de sourire en se remémorant son souvenir, et déclara : «  Eh bien…il est petit. Ce n’est pas un homme de grande taille ». Il mit de la sorte fin à la discussion .

Dès lors, quand il lui arrivait de manifester un comportement étrange, et que sa famille cherchait à en connaître la raison, il mentionnait un peu plus volontiers les apparitions du Saint. Pendant les jours qui suivaient de telles conversations, il restait assis la tête baissée, et pleurait. Une fois, ses larmes se répandirent abondamment sur le sol. Ses proches s’alarmèrent de son état, et sa belle-fille lui demanda avec insistance s’il souffrait, ou si on lui avait fait quelque tort. Mais il répondit : « Je ne souffre pas. Il ne m’est rien arrivé. Pour moi, j’ai tout ce qu’il faut. Je ne pleure pas pour moi ; je pleure pour vous, pour eux - il désigna les enfants -. Je pleure pour l’humanité, parce qu’elle va dorénavant traverser des temps difficiles. » 

L’Ancien Costa avait effectué son service militaire à Volos. C’était un grand patriote. Il demandait souvent à ses petits-enfants de lui réciter des poèmes patriotiques, et cela le faisait pleurer. Il se fit beaucoup de souci au sujet des évènements qui frappèrent l’île de Chypre (1). Il pria et pleura. Il éprouvait de la peine pour les Chypriotes.

Quelques années avant la dormition du grand-père Constantin, son fils eut le projet de faire déménager toute la famille à Thessalonique. Quand ils lui annoncèrent leurs intentions, celui-ci se montra inflexible. Face à leur insistance, il déclara : «  La route est par là, allez-y ! » Ils restèrent perplexes. Il ne leur avait jamais parlé ainsi. Se séparer ? Impossible. Ils ne pouvaient pas envisager de vivre sans le grand-père. C’est ainsi qu’ils décidèrent finalement de rester. Pour rien au monde Constantin n’eût voulu laisser sa terre, parce qu’il y vivait dans l’ascèse, et se rendait chaque jour dans ses champs, si même personne ne le comprenait.

Lorsqu’il advenait qu’une personne de la famille tombât malade, il ne demeurait pas auprès d’elle comme les autres, mais il s’empressait d’aller s’enfermer dans sa chambre pour prier pour elle. De temps à autre, il ressortait cinq minutes, prenait des nouvelles du malade, évaluait la situation et, sans plus perdre de temps, repartait dans sa chambre continuer ses prières. Pour tous les membres de son foyer il faisait office de pont, un pont si solide qu’il les reliait à Dieu. Sans relâche, il accomplissait ses prières, priant non seulement pour chacun des problèmes qui survenait à ses enfants, mais priant aussi pour l’humanité tout entière.

Le grand-père avait secrètement pris à sa charge la subsistance d’une femme du village, laquelle était veuve, et s’était retrouvée sans ressources. C’était un homme très juste. Il coucha dans son testament, s’agissant de ses champs, une taille inférieure à leur taille réelle. Dans la crainte de s’en voir attribuer trop, il ne mentionnait pas même ce qu’il eût été légitime de mentionner.

Au Mont-Athos, on lui avait, en guise de bénédiction, remis deux livres : Le Salut des pécheurs et Le Trésor (1).

  1.  : (Le Salut des pécheurs est l’œuvre d’Agapios Lindos (1641), et Le Trésor (1561) est l’œuvre de Damascène le Studite).

Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Très souvent, le soir ou les jours de fête, sa belle-fille en faisait la lecture – lui ne pouvait lire couramment -, et tout le monde écoutait. Parfois, un ami, ou une voisine, qui se trouvait là, se joignait à l’auditoire.

Chaque premier du mois, ils célébraient chez eux l’Agiasma* ; une fois par an l’Office de l’Huile Sainte*, et, au moins deux fois par an, une Divine Liturgie privée dans les chapelles du village, principalement dans celles consacrées à Saint Nicolas et à Saint Dimitri. Le grand-père se réjouissait beaucoup de pouvoir assister à ces divines Liturgies, et il y arrivait toujours le premier. Ils célébraient également l’Artoklasia*, à l’occasion de la fête onomastique de chacun(2), ainsi qu’à l’occasion de la Saint Nicolas.

Il était âgé de quatre-vingt-un an lorsqu’il se rendit aux champs pour la dernière fois. En raison de l’ascèse qu’il y avait pratiquée, et de la grande distance qu’il avait parcourue depuis le village, ses forces l’abandonnèrent, et c’est en titubant qu’il revint au village. Ses voisins crurent qu’il était ivre. Or il ne s’était pas enivré, ni cette fois-ci, ni aucune autre. Il n’était d’ailleurs jamais allé au café de sa vie. Il buvait seulement un verre de vin par repas, qu’il appelait sa « diakonia » (1) .

  1.  : (Entre guillemets dans le texte. Expression athonite désignant un travail accompli par un moine au monastère, un service, ou, comme c’est le cas ici, une part, une portion).

Quand on lui proposait de lui verser davantage de vin, il refusait : «  Cela suffit », disait-il en remerciant. Il buvait aussi un peu de vin le jour où il communiait, à son retour à la maison, « pour que la Sainte Communion descende bien dans mes entrailles », disait-il.

Ensuite de la mésaventure que nous avons précédemment mentionnée, sa famille lui interdit de retourner aux champs. Il en fut très attristé. Il disait, se frappant la poitrine : «  Le cœur s’envole, tressaille, veut s’élancer au dehors de la poitrine, en sorte d’aller partout, mais les jambes ne le suivent pas ». Et il se frappait les jambes.

Il ne se plaignait jamais d’avoir mal. Un jour, ses proches le virent se frotter les mains, et s’enquirent : «  Qu’as-tu ? Tu as mal aux mains ? » Il fut contraint de leur répondre : «  Eh oui, j’ai mal aux mains. Pourquoi ne me feraient-elles pas mal ? Elles ont vieilli, elles aussi. »

Nicolas, le mari de sa plus jeune fille, était tombé gravement malade. Il était atteint d’une insuffisance rénale. Il était le père de quatre jeunes enfants. Les médecins ne lui avaient pas donné d’espoir de survie. Ils furent bien obligés d’en parler au grand-père. Cela causa à ce dernier beaucoup d’amertume. Car il pensait aux futurs orphelins. La nuit suivante, il pria en versant des larmes, suppliant Dieu pour le malade. Et voici qu’à l’aube il entendit Saint Nicolas lui dire. «  Cela est bon, Nicolas, ne te tourmente plus. Tu as fait jusqu’à présent quatre cents prosternations. Arrête, parce qu’il ne va pas survivre. C’est ainsi que cela doit se passer. Telle est la volonté de Dieu. » Le grand-père fut envahi de larmes, et empli de chagrin. Au matin, il ne sortit pas de sa chambre. Ses proches allèrent le chercher. Mais il n’avait de goût à rien. Il était très soucieux et pleurait continuellement. Ils lui demandèrent ce qui était arrivé. Ce à quoi il répondit : «  Nikos va mourir. C’est Saint Nicolas qui me l’a dit. » Dieu, toutefois, ne permit pas qu’il connût cette épreuve ; car il s’endormit dans le Seigneur un mois avant son gendre.

En ce temps-là les gens avaient commencé, pour enterrer leurs défunts, de privilégier les tombes en marbre. Mais le grand-père dit à ses proches : «  Cela ne me plaît pas. Lorsque je vais mourir, vous me ferez une tombe toute simple, avec une grille autour, sans marbre. »

Après sa dernière visite aux champs, il vécut une année encore, jusqu’à ce qu’il achevât sa quatre-vingt-deuxième année. Peu de temps avant Noël, Saint Nicolas lui annonça : «  Dorénavant, Costa, il te faut commencer à te préparer. Ne mange plus de viande. » Le grand-père fit savoir à sa famille ce que lui avait annoncé Saint Nicolas.

Le Lundi Saint de l’année 1963, il ressentit un si grand épuisement qu’il ne pouvait pas sortir de sa chambre. Il en fut de même le Mardi Saint. Sa famille s’inquiéta le Mercredi Saint. «  Quelque chose en moi ne fonctionne plus », dit-il. Il réclama toutefois un peu à manger. Il n’y eut nulle amélioration sensible. Ils appelèrent le médecin, qui ne diagnostiqua rien, ni aucune pathologie physique. «  Exténuation, et dépérissement, du fait de la vieillesse », dit-il. Les battements de son cœur étaient un peu moins fréquents. Le médecin prépara la famille à son départ, annonçant qu’il serait mort dans les deux à trois jours. Lui demeurait très calme et priait. Le Jeudi Saint, ils lui demandèrent s’il voulait un peu d’huile dans sa nourriture. Il refusa.

Le Vendredi Saint au matin, il demanda qu’on lui lise l’Office d’intercession à la Mère de Dieu. Une fois l’heure de midi passée, il n’eut plus nul contact avec son entourage. Tourné vers le mur, il contemplait une vision, et chuchotait. Au moment où l’on chantait les Louanges de l’épitaphios*, sur le coup de neuf heures du soir, il rendit l’âme. Aussitôt que la préparation de sa dépouille fut achevée, les cloches retentirent pour marquer la sortie de l’épitaphios, que l’on mena en procession tout autour de l’église. Quelques instants plus tard, la procession passait devant leur maison. L’enterrement du grand-père eut lieu le Samedi Saint.

Ses proches informèrent de sa dormition les Pères du Monastère de Karakallou, et leur demandèrent de célébrer quarante Liturgies pour le repos de son âme. Ce qu’ils firent.

Mémoire éternelle !



13

SOTIRIOS VAKOUFTZIS

( + 1966)



Sotirios Vakouftzis naquit et vécut dans le village d’Avra du district de Kalambaka. Dès son jeune âge il fut manifeste qu’il était animé d’un amour particulier pour Dieu et pour l’Eglise. Bien que n’ayant pas de guide spirituel, il s’adonnait à la prière et au jeûne, ainsi qu’à d’autres pratiques spirituelles, inspiré et guidé par l’amour ardent que son cœur éprouvait à l’égard du Christ. Plus tard, il bénéficia d’une grande aide de la part d’un parent éloigné, Christos Goudopoulos, lequel était plus âgé que lui.

Ce dénommé Christos travaillait, depuis de nombreuses années, comme berger à Avra. Il avait été élevé près du Monastère de Vytouma, en lequel son père était devenu Moine. Christos était un grand jeûneur. C’était aussi une personne très simple. Durant le Grand Carême il ne s’alimentait que d’herbes cuites et de maïs moulu. Il avait trouvé, pour prier de longues heures durant, un endroit retiré dans la forêt. Il se tenait debout, tenant en sa main un livret, et ce, bien qu’il fût illettré. Sa prière était puissante. C’est pourquoi les gens lui demandaient d’intercéder pour que fussent résolus leurs divers problèmes personnels. Un jour, il fut divinement informé durant sa prière que son cousin venait d’être blessé. Il dit à ses parents : «  Georges s’est blessé aujourd’hui, mais il ne va pas mourir pour le moment. Ceci dit, c’est bien d’une balle qu’il mourra. » C’est en effet ce qui advint. Au terme de sa vie, Christos connut par avance le jour de sa mort. Il s’en fut de chez lui pour se rendre chez un cousin, chez lequel il s’endormit dans le Seigneur.

Du fait que Sotirios partageait les mêmes centres d’intérêt que Christos, il passait beaucoup de temps en sa compagnie, entretenait avec lui des conversations spirituelles, et le suivait dans ses combats. Il adopta aussi la même règle de prière que lui.

Toute la vie de Sotirios sentait bon la prière, le labeur, et la piété. Il avait de nombreux enfants, et il était un père de famille exemplaire, paisible, et fervent. Chaque dimanche, et les jours de fête, il se rendait à l’église avec sa famille. Pour honorer ces jours-là, il voulait que l’on ne fasse rien, pas même la cuisine. Lui-même respectait scrupuleusement les jours de jeûne, et il ne permettait à quiconque de sa famille de rompre le jeûne si c’était le carême, ou de travailler, si c’était un jour de fête. Il observait scrupuleusement les commandements de Dieu. Il vivait comme un Juste, et cherchait à être en tout point agréable à Dieu. Tous les habitants du village le respectaient, et reconnaissaient en lui un homme vertueux, et plein de vertus. L’on le considérait comme un Chrétien exemplaire.

Travailleur, et appliqué à l’étude, Sotirios ne fréquentait pas les cafés. Il évitait aussi soigneusement de critiquer autrui. En dépit de sa pauvreté, il dispensait secrètement des aumônes, et, sur ce qu’il avait obtenu à la sueur de son front, il faisait parvenir des dons aux pauvres et aux malades. Il vivait avec intensité sa vie spirituelle. Son esprit était sans cesse occupé par les prières, et Dieu le gratifiait de contemplations divines. Chaque matin, au réveil, il se lavait, puis il descendait jusqu’au ruisseau qui s’écoulait à proximité de chez lui, et auprès duquel il avait trouvé un lieu propice à la prière et aux prosternations qu’il accomplissait. Il emportait toujours avec lui, dans sa poche intérieure, un petit livre où étaient consignés les enseignements de Saint Côme (1).

  1.  : ( Saint Cosmas d’Etolie, célèbre prédicateur grec du XVIII° siècle).

Lui-même étant illettré, il se le faisait lire par d’autres bergers. Il écoutait attentivement les prédications de Saint Côme, les gravait dans son esprit purifié, et les rapportait ensuite à d’autre pour qu’ils en soient édifiés. Il incitait les autres à pratiquer de bonnes œuvres. Aux jeunes gens qui faisaient paître les moutons avec lui, il enseignait la prière, et les encourageait à effectuer des prosternations. Dans ses conversations, il aimait à faire le récit des Vies des Saints, rapportait des miracles de la Mère de Dieu, et évoquait la seconde Parousie – le Second Avènement – du Christ.

Menant une vie pure et irréprochable, et s’exerçant à prier continûment de la Prière du Cœur, il lui arrivait souvent de recevoir en son esprit une révélation du Seigneur.

Il avait une petite fille dont il disait : «  Elle va nous briser le cœur. » De fait, quelques années plus tard cette petite fille mourut. Son autre fille était tombée malade, et elle avait brûlé de fièvre une année entière. Une nuit, pendant son sommeil, elle vit en rêve qu’il était en chemin pour se rendre chez le médecin. Il croisa un homme qui lui révéla qu’il trouverait ce médecin sur la Grand-place.

Il comprit la signification de son rêve, et se rendit de nuit dans l’église de Saint-Athanase, située à côté de la Grand-place. Il s’y tint dans une stalle, pria un moment, puis dit à son épouse : «  Rentrons. L’enfant va guérir. » De fait, quand ils arrivèrent chez eux, ils trouvèrent que la fièvre avait quitté l’enfant.

Une autre fois, en faisant paître les dindes, sa fille s’égara. Tout le monde fut pris d’affolement. Mais Sotirios resta serein. Car il avait reçu dans sa prière l’avertissement que l’enfant serait retrouvée. Aussi rassura-t-il ses proches, disant : «  Ne vous inquiétez pas. L’enfant va rencontrer l’un des nôtres, qui la ramènera ici. » Et il en fut bien ainsi. La petite fille s’était endormie, et, en proie à une crise de somnambulisme, elle avait marché jusqu’à Trikala. Elle y rencontra une de ses tantes, qui la salua, et lui posa quelques questions. La fillette reprit ses esprits, et se mit à pleurer. Sa tante comprit ce qui s’était passé, la consola, et la ramena au village.

Le Seigneur qui, de par l’aide de la Providence, porte les Justes, vint en aide à Sotirios, en lui révélant dans un rêve qu’il ne devait pas vendre sa vache, bien qu’il se trouvât dans une situation financièrement difficile. Lorsque, quelque temps plus tard, survint l’occupation allemande, ce fut grâce à cet animal qu’il put sauver sa famille de la grande famine qui sévissait. Une autre fois, il se trouva courir un grand danger. Des gens malintentionnés et pervers, lesquels étaient à la recherche de trésors cachés à Koziaka, lui avaient tendu une embuscade pour le tuer. Mais voici que, soudain, se leva une tornade, en sorte qu’il fut préservé de tout péril.

Il connut à l’avance la date de sa mort, et répétait souvent : «  L’un d’entre nous s’alimente en pure perte », en faisant allusion à lui-même. Il prédit ainsi à l’un de ses proches de Livadia, qui lui rendait visite chaque année, qu’ils ne se reverraient pas l’année suivante. De fait, quelques mois plus tard, il s’endormit dans le Seigneur.

Lors de sa dormition, laquelle eut lieu le 20 juillet 1966, une expression paisible et sereine se dessina sur son visage, ce qui constituait un signe incontestable de sa grande vertu. Il laissa un exemple parfait de bon Chrétien vertueux. De par sa sainte vie, il édifia beaucoup de gens, ainsi que par ses propos spirituels, et même par ses remontrances salvifiques.

Que Dieu place son âme parmi celles des Justes et des Saints de tous les siècles.





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NICOLAS SAVOUDIS

(1899-1969)



Nicolas naquit en 1899 à Gyali de Tsifliki, en Asie Mineure. Ensuite du massacre et de l’expulsion des Grecs d’Asie Mineure, il arriva en tant que réfugié au village de Vatopaidi en Chalcidique. Lorsqu’il eut atteint l’âge requis, il se maria, et eut une fille, puis, par après, des petits-enfants. Son épouse et son gendre avaient des caractères difficiles, mais il les supportait avec patience.

Par manière générale, c’était un homme paisible. Il vivait en ascète, jeûnait beaucoup, s’adonnait à l’étude des livres liturgiques et des Vies de Saints ascétiques, qu’il avait emportés avec lui dans son Exode d’Asie Mineure, et il prodiguait des conseils spirituels à ses petits-enfants, leur constituant ainsi un précieux bagage spirituel pour leur édification présente et à venir.

Il passait toute la semaine à faire paître les moutons. Le samedi soir, il rentrait chez lui, et se préparait pour la Divine Liturgie du dimanche.

Il aidait sa paroisse en allumant les veilleuses et en assistant le prêtre.

Il accomplissait de bonnes œuvres. Durant la période de l’Occupation, il cacha un Anglais, lui sauvant ainsi la vie, et, lorsque ce dernier tomba malade, il le garda chez lui tout le temps que nécessita sa guérison.

Un jour, un des habitants de son village mourut, mais sa famille était si pauvre qu’elle n’avait pas de quoi financer les funérailles. Nicolas se rendit secrètement chez eux, et y laissa de l’argent. Les gens de cette famille ne surent jamais quel était le « bon ange » qui leur avait envoyé de l’aide.

Il offrait souvent l’hospitalité aux gens de passage qui faisaient halte au village.

L’Ancien Grégoire, père spirituel du Monastère du Saint-Précurseur à Métamorphosis, eut la chance de pouvoir rencontrer Nicolas Savoudis, et voici ce qu’il mentionne à son sujet :

«  Je me trouvai au village de Vatopaidi, en Chalcidique. Je venais d’arriver, et je discutais avec cinq ou six paysans à l’ombre d’un pin. Peu après arriva un homme entre deux âges, ayant une cinquantaine d’années environ. Il nous salua et se tint silencieusement en retrait, un peu plus loin. L’un des paysans me dit : «  Lui, il va à l’église en plein milieu de la nuit, y allumer les veilleuses, afin que les Saints y voient quelque chose… »

C’est ainsi que je fis la connaissance du grand-père Nicolas Savoudis. Comme je me rendais fréquemment au village de Vatopaidi, je le voyais souvent, toujours serein et paisible, et gardant le silence. Il arrivait toujours le premier à l’église. Il se tenait auprès du pupitre et fredonnait en écoutant le chantre. C’était le seul lieu où l’on entendait sa voix, quoiqu’il chantât très bas. C’était à peine si on l’entendait psalmodier. Il disait aussi le « Notre Père », seul, à voix haute, dans l’église. (1).

  1.  : ( En Grèce, au cours de la Divine Liturgie, le « Notre Père » est souvent dit par une seule personne, au nom de toute l’assemblée).

Un vrai mystère, ce vieux Nicolas… Je me rendis un jour chez lui, cherchant à le connaître davantage. Il habitait un simple sous-sol, nu et dépouillé, au sol revêtu de ciment, le tout formant un décor des p :lus ascétiques qui soit. A l’étage supérieur vivait son gendre qui, comme je l’appris plus tard, véritablement le maltraitait. Ce dernier était d’un tempérament irascible. Cependant, le grand-père Nicolas ne se plaignait jamais de lui, ni ne disait jamais un mot à son sujet. On eût presque pu penser qu’il était muet. Pourtant, le vieux Nicolas savait bien parler, et, qui plus est, lisait les Saints Pères.

Dans sa chambre, en sus de Saint Jean Damascène et d’autres Pères, je remarquai aussi des auteurs de la Philocalie*, mais pas seulement. Le vieux Nicolas était zélé à l’étude de tous les livres de spiritualité Orthodoxe, et il apparaissait qu’il s’efforçait de mettre en pratique l’enseignement patristique. C’est pourquoi, en plus du silence, il s’efforçait de cultiver d’autres vertus. Il semblait ne jamais s’offusquer de la conduite des autres. Devant les moqueries des autres habitants du village, il gardait le silence, se contentant d’esquisser un léger sourire.

Selon tout ce que je l’ai vu faire, il était manifeste qu’il pratiquait une rude ascèse, et qu’il aimait la prière. Nul, toutefois, ne savait quelles prières il disait seul à Seul, s’entretenant avec Dieu. Il emporta bien des secrets avec lui dans sa tombe, pour ce qu’il était très silencieux. J’avais appris de la bouche de paysans qu’il vivait grâce à l’argent que lui envoyait un ancien officier anglais, qui le remerciait ainsi de l’avoir caché chez lui, et de l’avoir sauvé au péril de sa vie à lui, sous l’occupation allemande.

Le 24 novembre 1969, l’on m’avertit de la dormition dans le Seigneur du discret et bon Nicolas. J’abandonnai tout ce que j’étais occupé à faire, et me rendis à Vatopaidi. Nous lûmes sur lui les prières des défunts, et nous l’enterrâmes ( ou « planté en terre », selon que le disent les paysans, afin qu’il fleurît dans l’éternité). Son visage, dans le cercueil, était serein. L’on eût dit qu’il dormait.

Trois ans après sa dormition, trois pieuses femmes, d’entre ses proches, s’en furent l’exhumer, afin de procéder à la translation, ce qui est dire au transfert de ses ossements. Lorsqu’elles trouvèrent ses reliques, elles n’en crurent pas leurs yeux. Elles étaient intactes, de couleur jaune, et elles dégageaient un doux parfum. L’une de ces trois femmes, Barbara, le souleva quelque peu, et constata qu’il était très léger. «  Comme s’il n’avait que la peau sur les os », précisa-t-elle.

Grandement surprises par le caractère inattendu de cet événement, et ne sachant pas ce qu’elles devaient faire, elles crurent bon d’ensevelir à nouveau la vénérable relique du bienheureux Nicolas Savoudis. »

Mémoire éternelle !





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PERE DIMITRI PAPADIMITRIOU

(1890-1971)



Le Père Dimitri naquit en 1890 à Aradipou, à Chypre. Il avait deux sœurs. Son père, Nicolas, s’endormit dans le

Seigneur alors que Dimitri était encore enfant. Sa mère Anne, une pieuse femmes, zélée au travail, envoya son fils à l’école pour qu’il y reçoive les rudiments de l’instruction. Lorsqu’il eut atteint l’âge de dix ans, un événement le marqua, qui influa sur la suite de son existence. Il faisait paître un troupeau de vaches lorsque, tout-à-coup, l’une d’elles perdit la tête. La bête se mit à courir sans raison, comme sous l’emprise d’une agression démoniaque. Pour tenter de la maîtriser, le petit Dimitri attrapa la corde qu’elle avait au cou, et tenta de la contenir. Mais l’animal l’entraîna tout, et le fit tomber dans un puits. Voyant qu’il allait se noyer, l’enfant appela au secours. Mais qui, depuis ces profondeurs, eût pu l’entendre ? Ce fut alors, soudain, que Saint Nicolas apparut au fond même du puits, et bénit le petit Dimitri. Le niveau de l’eau, lors, se mit miraculeusement à monter, de la sorte remontant l’enfant à la surface, ce qui lui rendit possible de sortir facilement du puits. Puis, lorsqu’il fut sur la terre ferme, les eaux redescendirent à leur place initiale. Saint Nicolas bénit alors une seconde fois l’enfant, et, avant que de disparaître, lui déclara : «  Fais bien attention à veiller sur ta vie, pour ce que tu deviendras prêtre. »

Ensuite de ce bouleversant événement, l’enfant fit bien attention à suivre la recommandation de Saint Nicolas. Empli par Dieu de zèle pour mener son combat spirituel, il allait souvent à l’église, et continuait de laisser grandir son inclination vers la prêtrise. Lorsqu’il eut atteint l’âge de douze ans, il s’en fut au Monastère de Saint Georges le Kondos où, trois ans durant, il assista le hiéromoine* Laurent, et fut initié au chant byzantin. Lorsqu’il retourna dans son village, il y devint le chantre de l’église. On l’invita également à être le chantre de l’église du village voisin, nommé Avdelero. Pour les grandes fêtes, après qu’il avait terminé ses travaux agricoles, il partait à pied assister à la célébration des Vêpres, ainsi, le lendemain matin, qu’à la Divine Liturgie. La distance était d’environ dix kilomètres, mais il la parcourait cependant avec joie, sans murmurer, disant même, par manière de plaisanterie, qu’il comptait le nombre de pas qu’il faisait. Il aidait aux champs sa mère, mais il aimait aussi l’étude. Il avait une mémoire excellente, et retenait tout ce qu’il lisait.

Constatant combien son caractère était paisible, des habitants de son village décidèrent de le mettre à l’épreuve, pour voir s’il se laisserait ou non emporter à la colère. Ils travaillaient à la construction d’une route, qu’empruntait avec ses bœufs Dimitri lorsqu’il allait labourer son champ. L’un de ces hommes se mit en travers du chemin, et tâcha d’empêcher les bêtes de passer. Mais Dimitri, sans se laisser aller à se mettre en colère, rentra chez lui sans rien dire. Lorsqu’ils lui demandèrent comment il avait réussi à garder son calme, il répondit : «  Je me suis dit que ça ne valait pas la peine de perdre sa paix intérieure pour une chose aussi futile, passagère, et éphémère. J’ai pensé aussi que ce n’était pas un homme que j’avais face à moi, mais un buisson d’épines. »

Lorsqu’il eut atteint l’âge mûr, il épousa Parascève, avec laquelle il eut deux fils, dont l’un, Nicolas, fut par la suite ordonné prêtre. Connaissant toutes les qualités de Dimitri, les habitants du village demandèrent à l’évêque du lieu de l’ordonner prêtre, pour qu’il pût desservir leur paroisse. Le hiérarque leur demanda si tout le village donnait son accord. Ils répondirent : «  Oui ; nous ne pouvons pas espérer quelqu’un de mieux. » L’Evêque consentit alors à l’ordonner prêtre, mais à la condition que Dimitri aille préalablement étudier un an au séminaire, pour ce qu’il était jusqu’à présent sans instruction. Les villageois suggérèrent à l’évêque de tester tout d’abord ses connaissances. Le hiérarque convoqua Dimitri, l’interrogea sur maints sujets théologiques, ainsi que sur le typikon – ce qui est dire sur l’ordonnancement des offices -, et il fut stupéfait de constater l’étendue de ses connaissances, assortie d’une telle modestie. Il déclara contre toute attente : «  Dimitri est théologiquement mieux formé que moi ! » Il l’ordonna donc aussitôt diacre, puis prêtre, et le chargea de desservir la paroisse de son village, dédiée à l’Apôtre Luc. Devenu prêtre, Dimitri portait tant d’attention aux ouailles de son troupeau spirituel qu’il n’avait besoin ni de livres, ni de registre. Car, grâce à son excellente mémoire, il se souvenait de la date de baptême et de mariage de chacun de tous ses paroissiens.

Il se distinguait, chaque fois, par son humilité, son imperturbable sérénité, et par la générosité de ses aumônes. Un jour qu’il était assis dans sa cour, un vendeur de petit bois d’allumage passa devant lui. Il était pauvre, et n’avait rien vendu de la journée. Il était donc triste, pour ce qu’il allait s’en retourner chez lui sans le sou, et sans avoir pu acheter de quoi nourrir sa nombreuse famille. Quand il demanda au Père Dimitri s’il voulait acheter du bois, celui-ci lui répondit en lui demandant de déposer tout son chargement. Il n’avait naturellement pas besoin de bois, parce que sa remise en était pleine, mais il avait agi ainsi pour venir en aide à cet homme. Son épouse lui adressa des reproches, parce qu’il achetait des choses qui n’étaient pas nécessaires, et gaspillait un argent dont ils avaient, à l’époque, grand besoin. Le Père Dimitri, imperturbable, lui répondit paisiblement : « A la Grâce de Dieu. Nous avons aidé un pauvre homme : la Providence divine nous le rendra au centuple. » C’est ainsi que, quelques instants plus tard, survint un paroissien, lui demandant d’administrer un sacrement. Il lui donna pour ce faire une somme respectable, correspondant au quadruple de ce qu’il avait donné au pauvre vendeur de bois. Il dit alors à la Presbytéra * : «  Vois-tu ce qui se passe quand tu confies ta vie à Dieu ? Ne parle plus jamais comme l’épouse de Job. »

Au village de Père Dimitri, tout le monde le respectait en raison de sa vertu et de sa ferveur dans la Foi Orthodoxe et dans la Prière. Lorsque les enfants le voyaient, ils couraient à lui, lui embrassaient la main et prenaient sa bénédiction. Des adultes les rabrouaient, leur reprochant de déranger et de fatiguer le prêtre. Mais lui, répondait de manière évangélique, à l’imitation du Christ dans l’Evangile : «  Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les en empêchez pas. Car le Royaume des Cieux appartient à ceux qui leur ressemblent. (Mt 19, 14).

Il se produisit un jour un malentendu dans sa famille, qui déboucha sur une dispute. Pour l’éviter, le pacifique Père Dimitri préféra sortir, bien qu’il tombât au-dehors une pluie battante, dont il tâcha de s’abriter en se mettant un sac plastique sur la tête. Après qu’il eut passé ainsi un long moment, il s’enquit, au travers de la porte, si la « tempête » était finie. De cette manière, il préserva sa paix intérieure.

Il veillait scrupuleusement à garder une conscience pure. Un malentendu s’interposa un jour entre le marguillier et lui. Voulant s’en venger, celui-ci s’en fut se plaindre à l’évêque. Le hiérarque fit venir le Père Dimitri, et, considérant que c’était lui le fautif, il lui enjoignit d’aller demander pardon au marguillier, faute de quoi il le priverait de célébrer. Le Père Dimitri, dans un esprit d’obéissance, partit à la recherche du marguillier, qui s’avéra introuvable. Voulant porter préjudice au Père Dimitri et l’empêcher de célébrer, il avait intentionnellement disparu. Le Père Dimitri se rendit donc à l’église le dimanche suivant, y célébra les Matines, puis suspendit l’Office. Il demanda à tous pardon, expliquant la raison pour laquelle il ne pourrait pas célébrer la Liturgie. Ce qu’entendant, les paroissiens s’offusquèrent et prirent son parti, puis se mirent à la recherche du marguillier.

Le Père Dimitri aimait beaucoup la vie liturgique. Sa participation à la Divine Liturgie était intense, comme en témoignaient tous ses gestes et toute son attitude durant la célébration du redoutable Mystère. Quand il disait, en particulier : «  Elevons nos cœurs », en élevant les bras, il semblait quitter la terre et entrer en communication avec les Cieux.

C’était un homme sacrificiel. Un homme de sacrifice. Quand il s’agissait d’aller aider et secourir des personnes éprouvées, ou de consoler des affligés et des endeuillés, il n’épargnait pas sa peine. En bon pasteur, il veillait sur son troupeau, au péril, parfois, de sa propre vie. Durant la période de la rébellion turque à Chypre, les prêtres des villages habités par des populations mixtes rencontraient des difficultés pour accomplir leurs tâches sacerdotales. Les prêtres et les enseignants étaient dans le collimateur des Turcs, du fait qu’ils accomplissaient auprès de la communauté grecque une œuvre de préservation nationale de l’Orthodoxie.

Pendant cette période tourmentée, le Père Dimitri brava tous les dangers pour aller desservir les fidèles de la région. Les Turcs eux-mêmes finissaient par l’apprécier. Il avait un ami muezzin, auquel il allait rendre visite à l’école turque, où les jeunes filles lui offraient des fleurs, et son ami, des fruits rares.

Plus tard, lorsqu’une rancœur de gens qui lui étaient hostiles fit qu’on lui interdit de célébrer, il en fut très affligé, et cette privation de la célébration de la Divine Liturgie eut pour effet de précipiter son départ vers l’autre Vie.

Juste avant sa mise à pied, il fit savoir à ses fidèles qu’il s’agissait de sa dernière Liturgie. Les paroissiens s’en étonnèrent, et furent saisis d’inquiétude. Cette Liturgie fut la plus solennelle, la plus majestueuse et la plus recueillie de tout son sacerdoce. Bien que sa voix souffrît d’un défaut, elle fut parfaite ce jour-là, et il prononça tout le texte de l’Office distinctement, à haute voix. Au moment du renvoi, toute l’assemblée défila, en larmes, pour prendre sa bénédiction.

Lorsque sa sanction fut levée, c’est avec zèle qu’il recommença de célébrer, accomplissant infatigablement son service presbytéral. Une fois à la retraite, il continua de desservir le village de Troulloi, et ce , durant les neuf années suivantes. Lorsqu’il atteignit l’âge de quatre-vingt-un ans, et pour ce qu’il était privé de la force qu’il puisait dans la célébration de la Liturgie, il tomba gravement malade, si bien qu’il dut s’aliter. Il souffrait de différents maux, mais il continuait de croire que « tout est possible en Celui qui rend fort » (Ph 4, 13).

Comprenant que le départ de son père pour l’autre monde était imminent, son fils avertit son frère qui vivait en Angleterre, et il lui suggéra de venir sans tarder à Chypre, suffisamment à temps pour pouvoir encore recevoir la bénédiction de leur père. Il n’en dit rien au Père Dimitri. Mais, un jour, le Père Dimitri demanda à son épouse d’aller ouvrir la porte parce que, disait-il, leur fils était arrivé d’Angleterre. Elle ne le crut pas, dans un premier temps, pensant que sa maladie lui causait des hallucinations. Mais, devant son insistance, elle alla néanmoins ouvrir, et fut stupéfaite de tomber nez à nez avec son fils, lequel était sur le point de sonner à la porte.

Quelques jours plus tard, le 14 mars 1971, le Père Dimitri s’endormit dans le Seigneur, aussi paisiblement qu’il avait été paisible et serein tout au long de sa vie.

Que sa bénédiction soit sur nous !



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APOSTOLOS TSALAPATAS

( 1885-1973)



Apostolos Tsalapatas naquit en 1885 dans le village d’Agnadéri, près de Larissa. Ses parents, Jean et Marie, eurent aussi une fille, Vassilikie. Ils étaient simples et pauvres, mais intègres et animés d’une grande foi, qu’ils transmirent à leurs enfants. Du fait de la pauvreté de ses parents, Apostolos demeura sans instruction, et reprit très jeune le métier de son père, qui était berger. Cela ne constitua pas pour lui un obstacle pour progresser dans la voie spirituelle. Il était simple dans sa manière de vivre, et d’une âme chaste, pure, et innocente. En faisant paître les moutons dans la solitude, il priait et glorifiait Dieu.

Quand il fut en âge de se marier, il épousa Assimoula, originaire du village d’Arménio, avec laquelle il eut un fils et deux filles. Ils vivaient modestement dans la paix et l’amour réciproque. Comme son fils s’endormit dans le Seigneur à l’âge de dix ans, Apostolos adopta un garçon, dans le désir d’avoir un descendant à qui transmettre son nom. Mais telle n’était pas la volonté de Dieu, car cet enfant mourut à son tour. Puis, ce fut son épouse qui s’endormit dans le Seigneur. Aussi demeura-t-il seul avec ses deux filles.

Sarandis Axougas témoigne : «  J’assistais Apostolos dans les pâturages. Un jour, à midi, nous nous reposions avec les moutons près de la chapelle de la Mère-de-Dieu, à Arménio, quand, soudain, Apostolos s’est levé, a rassemblé le troupeau, et s’en est allé, me laissant dormir seul. Il me raconta plus tard que, dans son sommeil, la Mère de Dieu lui était apparue. Elle lui avait dit de rassembler les moutons, et de ne pas les mener paître près de son église, parce qu’ils souillaient le sol de leurs déjections. Les gens y marchaient, puis salissaient ensuite le sol de l’église. »

Du fait de sa grande simplicité, et de la ferveur de sa foi, Apostolos reçut une nouvelle visite de la Toute Sainte, laquelle lui demanda d’aller desservir son église à Arménio. Après que cette apparition se fut répétée plusieurs fois, Apostolos en informa ses filles, qui s’opposèrent à ce projet. L’une d’elles, qui avait réagi avec plus de véhémence encore, ayant par là, sans doute, manqué de respect à son père, vit à son tour, dans son sommeil, la Mère de Dieu. La Toute-Sainte la réprimanda, et lui demanda de ne pas entraver la liberté de son père.

Ce fut ainsi qu’en 1953, Apostolos quitta le foyer familial, et partit se consacrer au lieu de pèlerinage de la Toute-Sainte à Arménio, dans l’église de la Source-Vivifiante. Il servait Dieu avec abnégation, et menait dans le secret une vie d’ascèse. Bien qu’il ne fut pas moine, il portait un rasso – une soutane- et un couvre-chef, et il avait laissé pousser sa barbe et ses cheveux ( qu’il nouait avec un fil de fer). Eté comme hiver, dans la neige parfois, il marchait pieds nus, sans pour cela qu’il tombât jamais malade. Aux pèlerins, il servait de l’eau et du café, se comportait avec humilité, et prodiguait avec bonté quelques conseils spirituels. Il mentionnait les apparitions de la Mère de Dieu dont il avait été témoin, et il avait confié aux élèves du lycée que la Toute-Sainte lui avait prédit que lorsque la cime du cyprès planté auprès de l’église se dessècherait, il mourrait. Il continuait de voir la Mère de Dieu, et l’on l’entendait parfois s’entretenir dans l’église avec elle. Comme sa vue avait beaucoup baissé, il demandait souvent aux gens si la cime du cyprès était déjà desséchée. Lorsqu’on lui répondit qu’elle commençait de l’être, il alla chez l’artisan funéraire passer commande de son cercueil. Comme on lui demandait pour qui était le cercueil, il répondit avec naturel : «  Pour moi. Dans quelques jours d’ici, je m’en vais mourir. »

De fait, quelques jours plus tard, Apostolos tomba malade. Son neveu, Georges Tsalapatas, apprit par une moniale que son oncle était au plus mal ; il s’empressa donc aussitôt de lui rendre visite. En voyant son neveu, Apostolos lui dit : «  Cette moniale t’a dit de venir parce que je meurs ?La Toute-Sainte m’a dit que, demain à trois heures, elle viendrait me donner mon sauf-conduit, viatique pour le grand voyage vers la vie éternelle. »

Son cercueil était déjà prêt. Le lendemain, lorsque les trois heures approchèrent, il sonna lui-même le glas. Puis il entra dans l’église, s’agenouilla devant l’icône miraculeuse de la Mère de Dieu, croisa les mains sur sa poitrine, au-dessus de son cœur, et là, tout en priant, il s’endormit du sommeil des Justes. Son âme pure s’envola jusqu’aux Cieux.

Il fut enterré à côté de l’église de la Mère de Dieu qu’il aimait et qu’il avait servie fidèlement et conformément à son commandement, pendant une vingtaine d’années, jusqu’en 1973. Les pèlerins qui le connaissaient le tenaient en grand respect, et souhaitaient que son tombeau fût là, près de l’église, en dépit des grincements de dents des autorités officielles.

Que sa bénédiction soit sur nous !





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VAYA GEORGIANAKIS-KOTSOULAS

(1927-1974)





Vaya naquit en 1927 dans le village de Rizovouni en Laka, Soulios, dans la province de Préveza. Elle avait une sœur jumelle, mais celle-ci ne survécut pas.

Sa mère, Photinie, partit, elle aussi, très tôt pour les demeures célestes, pour être tombée d’un olivier, alors que sa fille n’était âgée que de quarante jours. Son père se remaria et eut trois autres enfants.

Vaya tenait sa belle-mère en grand respect. En tant qu’aînée, elle s’occupait de tout, telle une petite mère affairée, courant partout, pieds nus, allant voir les chèvres en haut de la montagne, aux champs pour bécher, dans la forêt pour couper et en rapporter du bois, etc… C’était une petite fille très vaillante, si généreuse, et si travailleuse qu’elle accomplissait elle-même avec empressement tous les travaux.

Elle se maria jeune, et, en 1947, mit au monde son premier enfant. Elle eut six enfants. C’était une femme joyeuse et vive, qui suscitait l’admiration de tous les habitants de son village.

L’un de ses enfants tomba gravement malade. Les médecins ne purent lui porter aucun secours. Son corps de mère souffrait intensément. Elle était prête à sacrifier pour son enfant sa propre vie. Elle le portait sur son dos, se rendant ainsi avec lui dans la montagne, marchant de longues heures durant, allant d’églises en monastères, ça et là disséminés sur la montagne, pour tenter d’obtenir qu’il fût guéri par les prières des Prêtres, des Moines et des Moniales qui s’y trouvaient prier.

Quotidiennement vivant dans cette tourmente, voici qu’une nuit, dans son sommeil, elle vit une femme lui dire : «  Prends ton enfant, et des vêtements propres, puis viens chez moi. Tu descendras bien des marches avant d’atteindre l’eau bénite, puis tu y laveras l’enfant et changeras ses vêtements. Tu y viendras avec un Prêtre pour qu’il pût célébrer la Liturgie, et l’enfant sera guéri. »

Le lendemain, elle conta son rêve à son mari, mais celui-ci lui reprocha de croire aux fantasmes de son imagination. Mais Vaya ne trouvait pas la paix intérieure. Elle se renseigna donc, et finit par apprendre qu’il existait bien une église semblable à celle de son rêve dans le village situé juste en face du sien, aux Komtsiadès-Ambélia. Ce dernier abrite la petite église de Sainte-Parascève, laquelle datait du Xème siècle. Derrière l’église se situe une grande grotte, qui mène, au moyen d’un escalier aux multiples marches, à la source d’eau bénite de Sainte Parascève, qui y coule en abondance. A peine eut-elle entendu dire cela qu’elle prépara son enfant et réalisa l’ascension de la colline de Sainte Parascève. Elle trouva la grotte, les escaliers et le lieu exactement semblables à ce qu’elle avait vu dans son rêve. Elle lava l’enfant, et le changea. Après quoi une Liturgie fut célébrée dans la petite église, et le jeune malade, tout aussitôt, recouvra la santé.

Vaya, qui avait été jusque là gratifiée d’une santé de fer, commença de montrer des signes de faiblesse. Un jour, se rendant à la fontaine y laver quelque chose, elle perdit connaissance. Dès lors, elle s’évanouit fort fréquemment, au point que sa vie devint un calvaire. Elle perdait totalement le sens, tombait à terre, et ne revenait à elle que quelque temps après. Cela pouvait survenir à tout instant, n’importe où, à l’église, aux champs, sur la route, ou partout ailleurs…

Ses jeunes enfants vivaient à leur tour un véritable supplice. Ils voyaient leur maman s’effondrer, et lors, se mettaient à pleurer auprès d’elle, pensant qu’elle était morte. Comme elle pressentait toujours le moment où cela allait se produire, elle les prévenait par avance, et cependant les rassurait en disant : «  Je vais tomber un peu malade, soyez sans peur, laissez-moi, et je me relèverai bien toute seule. »

Que lui advenait-il donc ? Sa tante, qui la connaissait depuis son jeune âge, attribuait cela à sa dénutrition. De fait, Vaya endurait une vie de telle misère, et tant de privations que cela paraîtrait à peine croyable pour notre imaginaire de modernes. En effet, sa famille était la plus pauvre du village, et, quant à elle, on la surnommait : «  Vaya la Pauvre ».

Mais à cette époque s’ajouta un nouveau calvaire, psychique celui-ci, mais plus pénible encore, infligé cette fois par les autres. Des personnes du village, prenant plaisir au malheur des autres, « ajoutèrent à la douleur de ses blessures (Ps 68, 27) », en tentant de la faire passer pour folle et de la faire interner à l’asile de Corfou.

Aussi, au village, les gens l’évitaient-ils, tout autant que si elle eût été pestiférée, et ils se moquaient au surplus de ses enfants. Seul quelqu’un qui l’a vécu peut comprendre ce que cette épreuve peut signifier pour l’âme tendre d’un enfant, et jusqu’à quel point une telle douleur peut être insupportable à un cœur maternel. Car elle souffrait davantage pour ses enfants que pour elle-même.

Mais Vaya se réfugiait en Dieu, dont elle était si proche, et elle tint bon. Elle porta cette croix que le Seigneur lui avait donnée à porter, avec une grande foi, longanime patience, et humilité. Elle ne murmurait jamais, et n’en voulait aucunement à Dieu. Humblement, elle inclinait la tête devant la volonté divine.

Comme il arrive à tout être humain, il advenait qu’elle courbe la tête, pleure, se plaigne et soit remplie d’amertume ; particulièrement lorsque des gens, par leur attitude mauvaise et méchante, la poussaient à bout, s’acharnant à lui faire du mal. Mais le Dieu de bonté, le Dieu des affligés, des Justes, victimes de l’injustice, le Dieu des souffrants, ne la laissait jamais seule, abandonnée, en proie à la déréliction. Mais il la protégeait, lui donnant force et courage, pour qu’elle pût, chaque fois, supporter, et surmonter la nouvelle épreuve.

Tous les soirs, elle allumait la veilleuse suspendue devant les icônes. Elle disait à son fils de faire son signe de croix, puis elle le bordait dans son lit, lui souhaitait bonne nuit, et l’embrassait avec tendresse. Elle se tenait ensuite devant les icônes, et disait sa prière.

«  Je te remercie, mon Christ. Ô mon Maître, que ton Nom soit béni. Et toi, ma Toute -Sainte, protège mes enfants, tout ainsi que le monde entier. » Pour finir, exhalant un soupir, elle laissait échapper cette exclamation : «  Manoula mou ! – Ce qui signifie,en grec, ma petite Maman ! » Puis elle commençait de faire des prosternations jusqu’à terre, à chacune d’elles, faisant un signe de croix. Puis, la tête toujours baissée, elle murmurait le reste des prières du soir, auxquelles elle ajoutait les siennes propres.

Tous les dimanches, ainsi que les jours de fête, elle se rendait à l’église, respectant avec précision les jours chômés institués par l’Eglise.

Lorsque le prêtre lisait l’Evangile devant les portes saintes, elle s’approchait, s’agenouillait sous l’Evangile et plaçait sur sa tête l’étole du prêtre. Une fois la lecture de l’Evangile achevée, avec beaucoup de dévotion, elle embrassait l’étole et l’Evangile, ainsi que la main du prêtre.

Comme il lui arrivait de s’évanouir à l’église, des femmes lui conseillèrent de n’y plus venir, imputant ses malaises à l’encens et aux cierges, ainsi qu’au manque d’air, raréfié dans l’église. Mais elle leur répondait : «  Dites ce que vous voulez, mais nul ni personne ne pourra me faire sortir de la maison du Seigneur. J’irai à l’église, et j’y demeurerai, dussé-je en mourir ! »

Les épreuves, telles celles de Job, s’enchaînaient les unes après les autres, et il semblait que cela ne dût jamais finir pour Vaya. Mais elle se contentait de redire le verset biblique du livre des Proverbes : «  Le Seigneur reprend celui qu’il aime, comme un père le fils qu’il chérit ( Pr 3, 12).

Un jour, à l’école, un de ses enfants joua avec un ballon contaminé par un microbe, et en fut infecté. Au soir, il s’allongea sur la natte étendue à terre, auprès de ses frères et sœurs, mais, sur le matin, au réveil, il s’avéra que les enfants avaient tous la tête couverte de boutons. A cette vue, Vaya fut si inquiète qu’elle en fit une grave crise de nerfs. Elle se fit un souci plus excessif qu’elle ne pouvait le supporter. Elle en retomba malade, si bien qu’elle dut être hospitalisée. Ses enfants furent, eux, envoyés à Athènes, à l’hôpital de Sygos, où ils furent soignés. Mais quand ils revinrent au village, comme ils avait perdu la quasi-totalité de leurs cheveux, tout le monde les évita, jusqu’aux membres de leur propre famille eux-mêmes, car tous craignaient d’être contaminés à leur tour. Tous leur fermèrent leur porte, et nul ne voulut s’occuper d’eux, à l’exception d’une cousine de Vaya – mère de Thomas Christia-, qui voulut bien les recueillir chez elle, et prendre soin d’eux jusqu’au retour de leur mère.

Ce fut alors qu’un nouveau malheur frappa Vaya. Hélène, son quatrième enfant, était alors âgée de deux ans tout au plus. Vaya étant à l’hôpital, ce fut Photinie, l’aînée de la fratrie, mais qui n’était guère âgée que de cinq ou six ans, qui se mit à remplir les devoirs de mère et de maîtresse de maison, et qui s’occupa de la petite fille. Cette dernière, couchée dans son berceau, pleurait sans discontinuer. Photinie tentait bien de lui donner à manger, mais celle-ci se remettait immanquablement à pleurer. Pour finir, ses pleurs s’arrêtèrent. Aussi Photinie pensa-t-elle que le bébé s’était endormi. Mais, lorsqu’un peu plus tard elle revint voir la petite Hélène, pour vérifier que tout allait bien, qu’elle fut un moment à l’observer, et qu’elle la toucha, elle constata tout soudain qu’elle était morte. La petite Hélène s’en était allée aux Cieux comme un ange.

Longtemps après l’enterrement de la fillette, l’époux de Vaya se rendit à Igouménitsa pour aller la chercher. Ils firent le voyage à pied, marchant des jours entiers à travers les montagnes. A l’hôpital l’on avait bien pris soin d’elle. Elle avait été mieux nourrie que chez elle, et avait repris un peu de poids. Aussi, quand elle s’en revint au village, elle était très belle, si bien que tout le monde la remarqua. Inquiète, elle demanda à voir son enfant. Pour ne pas lui annoncer la triste nouvelle, son mari lui mentit, et lui dit que la fillette se trouvait à Philippiade, chez ses grands-parents. Elle s’empressa lors de s’y rendre, et ce fut alors qu’elle apprit la mort de la petite Hélène. « Ah ! » s’exclama-t-elle, «  j’avais bien vu, en rêve, que ma fille était morte Et vous m’avez trompée ! »

Elle fut inconsolable. Et lorsque, bien des années plus tard, on lui dit que, désormais, elle avait assez pleuré, elle répondit : «  Jamais une mère n’oublie son enfant, quel que soit le nombre des années qui la séparent de sa mort. »

En dépit des épreuves si grandes qu’elle traversait, elle s’efforçait de ne pas laisser paraître sa douleur, cachant au tréfonds la lourde croix qu’elle portait. Elle ne voulait pas qu’on eût pitié d’elle, ni qu’on la consolât. Aussi participait-elle à tous les événements du village, qu’ils fussent festifs ou non.

C’était cependant vers l’Eglise que son cœur et son âme étaient totalement tournés. Ainsi, lors des périodes de fêtes, et pour la fête patronale des petites églises tant du village que des environs, telles celles de la Toute-Sainte de Castri, de Sainte-Marina, de Sainte-Parascève, de Sainte-Sophie, du Saint-Prophète Elie, de la Toute-Sainte de Lampovos, et de Saint-Dimitri à Philippiade.

Ce qui la comblait véritablement de joie, c’était la fête de la Nativité, la fête onomastique de son fils, et la Semaine Sainte, lorsqu’elle commençait la préparation en vue de l’Illumination pascale.

Une année, elle envoya son fils cadet couper quelques roses rouges, pour les porter à l’église, et les disposer sur l’épitaphios, pour honorer et vénérer les Saintes Souffrances du Christ au Jour du Grand et Saint Vendredi. Sur le chemin de l’église, l’enfant, innocemment, respira leur parfum. Mais Vaya lui donna aussitôt une tape sur la main, lui disant : «  N’en hume pas le parfum, mon enfant, ça ne se fait pas. Ce sont les roses du Christ, que nous allons lui porter. Il faut qu’elles demeurent pures et intactes, et que nul ne les ait jamais senties. Jette donc celles-ci, et va -t-en vite en couper d’autres. »

Après l’office, elle ne laissait pas sortir ses enfants tant qu’elle ne les avait pas, par trois fois, fait passer à quatre pattes sou l’épitaphios, en guise de bénédiction pour eux.

C’était une mère tendre et affectueuse envers ses enfants. D’autant qu’elle avait beaucoup souffert pour eux. Elle se privait de tout pour eux, ne souhaitant rien que les avoir auprès d’elle.

Grande était son abnégation. Souvent hospitalisée, elle se laissait un temps soigner ; mais, dès qu’elle avait repris quelque force et qu’elle se sentait mieux, personne, ni les médecins, ni les infirmières ne pouvaient la convaincre de demeurer plus longtemps à l’hôpital. «  Je dois y aller, » disait-elle. Je dois me rendre auprès de mes enfants qui ont besoin de moi. » Elle faisait alors route, depuis Philippiade, à pied. Elle arrivait de nuit, et frappait à la porte, au risque de se faire prendre pour une revenante.

Ce qui la faisait d’évidence se surpasser elle-même, c’était le souci qu’elle avait de ses filles. Elle sentait sa mort approcher et vivait quasiment jour et nuit avec la mémoire de sa mort. Avant de quitter cette vie, elle voulait à tout prix avoir achevé de constituer la dot de ses filles.

« Quand je quitterai ce monde, disait-elle, je veux que les enfants de Vaya aient tout ce qu’il leur faut, et qu’ils ne manquent de rien. »

Elle était d’une grande générosité, et elle se préoccupait activement de s’acquitter scrupuleusement de toutes ses obligations. Aussi, animée par ce désir continuel de bien faire, elle s’était imposée de vivre en ayant continûment faim, de manière à pouvoir faire quelques petites économies pour les faire servir à ses enfants. Elle percevait une petite retraite, au titre de sa maladie. Aussitôt qu’elle recevait sa pension, elle s’empressait d’aller acheter du fil. Après quoi, elle restait assise des heures durant devant son métier à tisser afin de confectionner le trousseau de ses filles. Elle y faisait preuve d’une patience admirable, et inégalable.

Ses mains étaient sans cesse à l’ouvrage. Et lorsqu’elle était aux champs, dans le même temps qu’elle gardait les chèvres, elle tricotait, ou bien filait sa quenouille.

Bien qu’elle fût très pauvre, elle aimait à donner des aumônes, autant du moins qu’elle le pouvait. De ce qu’elle avait, elle gardait toujours une part, qu’elle faisait parvenir à différentes familles, si même elle se trouvait, quant à elle, plus dans le besoin encore. Sa famille possédait un petit champ en contrebas du monastère de Kastri, où elle cultivait leur potager d’été. Elle montait une heure à cheval afin d’aller l’arroser. Sur le chemin qui la ramenait chez elle, elle distribuait en aumônes la quasi-totalité des légumes qu’elle venait de récolter. Bien qu’elle fût illettrée, c’était par la pratique de son exemple qu’elle éduquait ses enfants et les instruisait dans la foi, tâchant de leur transmettre l’esprit de charité. Une fois, l’une de leurs chèvres fit une chute dans un ravin, alors qu’elle paissait parmi les rochers. Le voisin eut juste le temps de l’abattre. Vaya prit quasiment la moitié de la chèvre, la mit dans un sac, et la porta chez une cousine de son mari. Cette femme, pourtant, l’offensait très souvent, et lui causait de l’amertume de par son attitude, car elle voulait sans cesse se mêler de leurs affaires familiales. Mais elle fut grandement émue par le geste de Vaya, si bien qu’elle changea de disposition à son égard.

Vaya était surtout une femme d’exception en sa manière de communiquer avec les autres. Elle aimait tous les gens du village, et avait l’habitude de les saluer la première, tout comme si elle eût été la plus jeune.

Depuis l’âge de trente ans, elle était toujours habillée tout de noir. Elle était naturellement douce et polie, respectueuse envers tous, et emplie de dévotion envers les choses sacrées.

Quelques années avant que de mourir, elle fut atteinte d’une leucémie.. Elle vomissait souvent. Elle rejetait tout ce qu’elle mangeait, et son ventre enflait. Il semble qu’elle était en fait atteinte de ce mal depuis de longues années, lequel avait eu des conséquences et des effets néfastes sur sa santé, ce qui expliquait la grande faiblesse de son organisme. Elle fut d’abord envoyée à l’hôpital Sainte-Olga à Néa Ionia, puis hospitalisée à l’hôpital Saint-Sabbas à Athènes. Les médecins lui prescrirent de passer des examens tous les six mois, de bien se nourrir, de se reposer et de se tenir à l’abri des soucis. Mais, à peine arrivée chez elle, elle se lança dans les travaux domestiques, prit soin des bêtes, alla travailler aux champs, aux semences et aux récoltes. Mais la maladie dont elle était porteuse gagnait progressivement du terrain, l’épuisant toujours davantage.

Outre les nombreuses maladies dont elle souffrait, Vaya subissait aussi les assauts du Malin. Un jour, aux environs de midi, elle vit de ses yeux le Diable tenter de la faire tomber de cheval. Mais elle implora le secours de la Mère de Dieu, qui la protégea. A proximité de cet endroit se trouvait une chapelle dédiée à la Toute Sainte Miséricordieuse (Panaghia Eléoussa, en grec). Dès lors, tout le restant de sa vie, quand elle passait par là, elle descendait de cheval, et venait avec gratitude allumer la veilleuse devant l’icône de la Toute Sainte et la remercier.

Ce fut à l’occasion de la fête de la Dormition qu’elle alla pour la dernière fois vénérer la Mère de Dieu de Kastri. Après les Vêpres, elle saisit la main de son fils, et lui demanda : «  Dis-moi, mon fils, tout ce que les fresques (iconographiques) montrent là-haut, l’a-t-on vraiment fait subir aux Saints ? Tant de tortures et de martyres ! » Elle regardait le déroulement des martyres des Saints, faisait son signe de croix, et disait comme à son habitude : «  Tu es grand, Seigneur, tu es grand, Seigneur, j’ai péché, mon Christ. » Qui sait ce qu’elle ressentait en son âme Elle compatissait d’autant plus à leurs souffrances que sa vie était un continuel martyre.

Six mois plus tard, elle atteignit le dernier stade de son calvaire. Les vomissements s’étaient considérablement aggravés, et elle était devenue aussi légère qu’une plume. A tel point qu’un jour de mars on appela le charitable Takis Milionis, le chauffeur de taxi du village, pour qu’il la conduisît à l’hôpital d’Athènes.

Elle regarda tout autour d’elle, comme si elle contemplait toutes choses pour la dernière fois, et dit : «  Vais-je revenir vivante ? » Elle se donnait peut-être à elle-même du courage, sachant très bien qu’elle partirait pour le Ciel. C’est pour cette raison que, quelque temps auparavant, elle était allée voir ses proches, et leur avait dit adieu.

A Athènes, sans personne à son chevet ni à ses côtés, elle fut une dernière fois aux prises avec la cruauté mentale que lui faisait subir autrui. Parmi ses connaissances, il n’y eut personne pour lui ouvrir sa porte, pour l’accueillir, ni pour réconforter l’âme de la faible Vaya. Seul, le chauffeur de taxi entreprit, par bonté d’âme, de la conduire à l’hôpital public de Goudi. Seule, inconnue au milieu d’inconnus, elle fut placée dans un couloir sur un simple lit de camp.

Son fils fut cependant informé de la situation, et vint lui rendre visite. Le médecin lui annonça qu’il fallait l’opérer, et lui demanda 50 000 drachmes pour ce faire. La somme étant très élevée, et parce qu’il n’avait pas les moyens de la payer, l’opération n’eut pas lieu. Elle ne survécut qu’une semaine, puis, le 10 mars 1974, elle s’endormit dans le Seigneur, à l’âge de quarante-sept ans. Elle quitta son corps qui l’avait si longtemps fait souffrir, cependant que son âme, légère, s’envola vers les Cieux, ornée de la couronne de la foi, de la patience, et de l’humilité. C’en était désormais fini pour elle de la douleur, du chagrin, des gémissements, et des lamentations qui avaient été les fidèles compagnons de sa vie entière.

L’enterrement eut lieu au village. Tous les cœurs compatissaient avec l’âme de la femme la plus pauvre, la plus souffrante, la plus éprouvée, et la plus aimée du village. Nul n’avait le moindre reproche à formuler à son encontre.

Le prêtre du village, qui d’ordinaire, ne prêchait jamais pour des funérailles, prononça à son intention un panégyrique de ses louanges.

Elle demeura inoubliable, présente dans tous les cœurs. De nombreuses années durant, lorsque les femmes du village rencontraient les enfants de Vaya, elles demandaient : «  Ah, mon enfant Tu es bien un enfant de Vaya ? » Et elles se mettaient à pleurer.

Il était souvent arrivé à Vaya de parler de manière quelque peu étrange. Mais les choses qu’elles disaient se révélaient véritablement advenir quelques années plus tard.

Quelque temps auparavant, elle avait pressenti sa mort. Elle était alors allée voir ses proches, et leur avait dit adieu : «  Je pars », disait-elle. «  Je vais revoir notre grand-mère. Que souhaitez-vous que je lui dise ? »

Une semaine avant que d’entrer à l’hôpital d’Athènes, elle avait rendu visite à sa sœur Athéna, qui travaillait alors dans un champ d’oliviers. Celle-ci lui dit en la voyant : «  Pourquoi t’es-tu donné tant de mal pour venir jusqu’ici ? » A quoi Vaya lui répondit : «  Eh, comment ne serais-je pas venue dire adieu à ma sœur ? Pour moi, Athéna, c’en est fait. La fête de la vie est finie. Dans une semaine, je m’en vais mourir. »

Quand l’un des enfants de Vaya était encore petit, un évêque était passé au village. Dans la maison où ils prenaient le repas en commun, cependant que l’enfant était occupé à jouer à proximité, elle se leva soudain, et dit à l’un de ses proches : «  Ah, Stavros ! Si le Seigneur pouvait m’octroyer que l’un de mes enfants soit au service de Dieu, et consacré à l’Eglise ! »

Son désir se réalisa et sa prière fut exaucée plus tard, lorsque, quelques années plus tard, cet enfant choisit de s’engager dans la vie monastique.

Un autre jour, elle avait dit à l’un des siens : «  Lorsque tu prendras ta retraite, tu divorceras. » Et, de fait, cet homme se sépara de sa femme. Il parla alors avec admiration du don de prophétie de Vaya.

A l’un de ses enfants, qui lui avait causé d’autant plus de peine qu’elle l’aimait tout particulièrement, elle dit un jour, dans son amertume : «  Je ne veux pas que tu donnes mon prénom à ta fille, quand tu en auras une (1), ni même que tu entendes plus prononcer le nom de Vaya. »

  1.  : ( Suivant la tradition grecque, il est de coutume qu’un enfant reçoive au baptême le prénom de l’un de ses grands-parents).

Et, de fait, il ne donna pas à sa fille le nom de sa mère. Et, lorsqu’il fut invité au baptême de la fille de son frère, son fils, dès le début de la cérémonie, tomba soudain malade. Il fut pris d’une forte fièvre et agité de frissons, si bien qu’il dut quitter l’église pour l’emmener chez le médecin. Lorsqu’il revint, la cérémonie du baptême était achevée, en sorte qu’il ne put entendre le prénom de Vaya, qui avait été donné à l’enfant. Ce fut alors qu’il se souvint de la prédiction de sa mère.

Que Dieu accorde en son Royaume le repos de l’âme à la très éprouvée Vaya, lui octroyant la vie éternelle, en compensation et en rétribution de tous les tourments qu’elle endura durant sa vie terrestre.





18

ATHENA SGOUROS

(1879-1976)



Athéna naquit en 1879, dans le village de Kouramadès, à Corfou, de parents pauvres, profondément honnêtes et croyants (1).

  1.  : ( Le texte qui suit est fondé sur le témoignage de Constantin Gramménos, habitant de Kouramadès à Corfou. (N.d.A.)).

Son père s’appelait Christodoulos Sgouros, et il était le descendant d’une famille byzantine installée à Corfou depuis des siècles. Sa mère se nommait Constantina Gramménos, et elle était issue d’une famille nombreuse.

Dès les premières années de sa vie, Athéna fut confrontée à la misère, aux privations, et à la mort de plusieurs membres de sa famille. Parmi les douze enfants que ses parents mirent au monde, seuls cinq survécurent, dont un qui était handicapé physique, et un autre, handicapé mental. Ils ne possédaient rien à eux, à l’exception de la petite maison en laquelle ils habitaient.

Les quelques lopins de terre qu’ils cultivaient appartenaient à des nobles auxquels ils reversaient une grande partie de leurs récoltes.

Ils avaient pourtant beaucoup d’espérance, d’amour, et de foi en Dieu. Le Père n’en voulut jamais à Dieu et ne s’en prit jamais à la Divinité pour leur indigence ou pour la mort de ses enfants. Au contraire, il remerciait Dieu et lui rendait grâces de ce que ses enfants avaient été jugés dignes de devenir des anges.

Athéna, en tant qu’elle était l’aînée, - c’était, plus au vrai, la deuxième de la fratrie -, fut chargée de prendre soin de sa famille dès l’âge de cinq ans. Sa mère partait travailler, et lui laissait la responsabilité de veiller sur ses frères et sœurs. Mais Athéna n’avait pas de quoi les nourrir, et elle avait du chagrin à les voir ainsi affamés, impuissante qu’elle était à les rassasier. C’étaient des années extrêmement difficiles, de grande misère, de pénurie, et d’indigence.

A l’âge de sept ans, elle commença de travailler avec sa mère, et elle dut accomplir des travaux terriblement durs, lors même qu’elle se trouvait dans un âge si tendre.

Mais, depuis ses plus jeunes années, elle avait du zèle pour l’Eglise, et elle écoutait avec attention et intérêt lorsque quelqu’un, en particulier son père, parlait de Dieu, des Saints, de la Foi Orthodoxe, et de notre Sainte Tradition. Elle devint ainsi porteuse de l’Esprit d’amour, lequel lui dictait le bon comportement juste conforme à notre Evangile.

Elle se maria à l’âge de vingt-sept ans, ce qui constituait, pour une femme de cette époque, un âge déjà mûr. Son mariage ne fut célébré qu’après bien des rebondissements, et fut précédé d’un épisode qui lui causa beaucoup de soucis. Dans son nouveau foyer régnait un climat très hostile à son encontre, du fait que sa belle-famille ne voulait absolument pas d’elle, à cause de sa grande pauvreté. Malheureusement, son mari était le plus souvent sous l’influence de ses proches. L’insécurité psychique inquiète qu’éprouvait Athéna, et les mauvais traitements de dévalorisation qu’elle essuyait furent cause qu’elle perdit son premier enfant, du fait d’une fausse couche. Durant l’accouchement, elle fit une grave hémorragie, que le médecin ne parvint pas à arrêter. Lorsqu’il comprit qu’elle était tombée dans le coma, il annonça qu’elle ne survivrait pas, considérant que son pronostic vital était engagé et qu’elle allait mourir. Sa famille voyait avec angoisse passer les heures, et constatait que sa respiration était faible, que le teinte de son visage était jaune, et que son corps était déjà froid. Entre le matin et la fin de l’après-midi, son état resta stationnaire. Seule, une de ses sœurs priait.

Soudain, elle cligna des paupières, son visage reprit des couleurs, son corps remua quelque peu, et elle se mit à parler : «  Où suis-je ? Où est-ce que je me trouve ? Pourquoi suis-je de nouveau ici ? » Tous firent alors le signe de croix. Un miracle ! Un vrai miracle ! Comment était-elle revenue à la vie ? Lorsqu’elle fut entièrement revenue à elle, elle poussa un profond soupir, murmurant : «  Ah ! Pourquoi suis-je donc partie des lieux où j’étais ? »

  • Où étais-tu ? demandèrent ses sœurs.

  • Ecoutez. Je vais vous raconter… Je me trouvais dans une obscurité profonde, et je voulais quitter cet endroit, m’avancer au-delà pour voir de la lumière. Tandis que je cheminais, il me semblait que quelqu’un se tenait auprès de moi, comme s’il m’accompagnait. Il connaissait mon nom, et me dit :

« N’aie pas peur, Athéna. Viens avec moi. Partons d’ici.

-Et où m’emmènes-tu ? , lui demandai-je.

-Viens. Tu vas voir. »

Peu à peu, nous sommes arrivés dans la lumière. C’est ainsi que je pus voir celui qui m’accompagnait. C’était un jeune homme resplendissant, qui portait un vêtement blanc. Nous sommes passés devant un grand portail – du moins, à ce qui lui ressemblait -orienté vers l’est. Nous sommes passés au-delà. Ah ! Quelle lumière ai-je alors vue ! Elle était plus vive encore qu’en plein midi. Et qu’ai-je vu, là-bas, à l’intérieur du jardin ! Des arbres en grand nombre, des fleurs de toutes les couleurs décoraient les lieux. Tout était immaculé, et les personnes qui se trouvaient là rayonnaient elles aussi. Tous avaient revêtu leurs plus beaux habits, comme pour une fête. Leurs visages étaient tout joyeux. Ils se tenaient en rang, homme set femmes, et ils chantaient. Beaucoup me saluaient, puis me parlaient : «  Bienvenue, Athéna ! » me disaient-ils ! Moi, j’étais très heureuse parmi ces gens, au milieu de ces belles fleurs. Je demandai alors à mon accompagnateur :

«  Où sommes-nous ?

  • Ah ! Nous sommes ici au Paradis, et toutes les personnes que tu vois ici sont les âmes de ceux qui, lorsqu’ils étaient en vie sur la terre, étaient emplis d’amour et accomplissaient de bonnes œuvres. Tiens, ceux-ci, par exemple, avaient cette vertu-ci, et ceux-là, cette vertu-là. »

Plus nous avancions, plus il y avait de lumière, de beauté, et de joie. Je ne savais que dire, et je demandai de nouveau :

« Dis-moi, mon ami, les âmes des hommes, quand ils meurent, viennent-elles toutes ici ?

  • Non, me répondit-il. Allons, si tu veux, voir où vont les autres âmes. »

En un instant, nous nous trouvâmes plongés dans une sorte de crépuscule, dont l’obscurité augmentait au fur et à mesure que nous avancions. Nous passâmes un portail sombre, orienté vers l’ouest. Ah ! Qu’avons-nous vu là-bas. Il y avait des gens en nombre, les uns à terre, d’autres debout, qui gémissaient et pleuraient. Il y avait des femmes aux cheveux décoiffés. Et, partout, une puanteur insupportable. Plus nous avancions, plus cela empirait. Nous vîmes encore là des gens embourbés dans des tas d’excréments, et d’autres qui brûlaient, dans un feu inextinguible.

«  Mais pourquoi ces gens sont-ils tenus d’être ici ? »

  • Ah, ma chère Athéna ! Ici, ce sont les âmes de ceux qui ont commis tel péché, là-bas, les âmes de ceux qui ont fait tels autres péchés, et ne se sont pas repentis. C’est pour cela qu’ils se trouvent ici. »

Et il m’exposait, au fur-et-à mesure, les cas distincts de tous ceux que nous rencontrions.

Et que vis-je encore, un peu plus loin ? Il y avait, dans une grande fosse, des sortes d’ordures, les unes jetées à l’intérieur, les autres à l’extérieur, mais qui, toutes, retombaient dans le gouffre.

« Et là, demandai-je, qu’est-ce que c’est ?

  • Ce que tu vois monter et redescendre, ce sont les âmes qui ont beaucoup péché, et qui sont brûlées vives. »

J’en ai eu la chair de poule, et je me suis mise à pleurer, parce que je souffrais excessivement à voir tout cela. Soudain, j’entendis quelqu ‘un crier à mon guide :

« Fais sortir Athéna d’ici Pourquoi l’as-tu amenée ici ? Ne vois-tu donc pas qu’elle s’inquiète ? Fais-la repartir promptement ! »

Nous sommes alors ressortis à la lumière. Il me vint alors la curiosité de demander :

« Mais qui es-tu donc, toi qui te tiens auprès de moi, et qui me connais pour ce que je suis ?

  • Je suis un Ange de Dieu, et je reçois les âmes de ceux qui meurent.

  • Ah ! Mais alors, tu dois savoir où s’en est allée l’âme de Nicoletta ? – C’était une de mes connaissances-.

  • Elle n’est pas allée dans un endroit propice et favorable, car elle n’a jamais fait d’aumônes de toute sa vie entière.

  • Et l’âme de Charikléia ? Où est-elle allée ?

  • Elle ? Elle s’en est allée tout droit vers Dieu, telle un cierge allumé. »

Je me suis alors enquis du sort de l’âme d’autres personnes que je connaissais. L’ange me répondit que certaines s’en étaient allées au Paradis, et d’autres en Enfer.

« Et moi, où vas-tu m’emmener ?  lui demandai-je.

-Toi, tu vas repartir, parce qu’on t’appelle pour que tu reviennes sur terre, et que je ne peux pas te garder plus longtemps. »

C’est ainsi que, sur-le-champ, je le perdis de vue. Alors, je me suis retrouvée ici. »

Ce qu’entendant, beaucoup se moquèrent d’elle, et ne la crurent pas, prétendant qu’elle avait rêvé. Mais elle insistait : «  Non, ce n’était pas un rêve. Je l’ai vraiment vécu en personne, tout cela ! »

Ce n’était pas un rêve, en effet, car près de soixante-dix ans plus tard, elle s’en souvenait encore dans les moindres détails, si même il lui fallait plus d’une heure entière pour en faire le récit, quoiqu’elle le fît avec une grande simplicité, et sans chercher à convaincre qui que ce fût. D’autres éléments attestaient de sa ferme conviction touchant à l’existence de la Vie Céleste : ses efforts perpétuels pour accomplir des aumônes, son indifférence à l’égard des biens matériels, son enthousiasme à parler et à entendre parler du Christ, de notre Toute-Sainte, des Anges, des Saints, son désir de voir venir et sa ferme espérance en la Résurrection – aussi longtemps qu’elle put se rendre à l’église, elle ne manqua jamais l’Evangile des Matines du dimanche -, et enfin son souci du monde entier et ses prières pour le monde.

Comme tout être humain, elle avait aussi ses défauts. Elle manquait d’un guide et Père spirituel, et il se peut donc que, par ignorance, elle ait commis de petits péchés. Mais son grand et sincère amour pour Dieu contrebalançait tout cela.

Si elle savait que quelqu’un avait faim à proximité d’elle, elle ne pouvait manger à satiété, ni trouver le repos si elle savait que quelqu’un n’avait pas de lit où dormir. Au sein de sa famille nombreuse, elle était tout à la fois source de scandale et de bénédiction. Pour exemple, elle distribuait toutes leurs récoltes sans se préoccuper des murmures et des réactions des siens. Du reste, ceux-ci ne manquèrent jamais du nécessaire, même sous l’Occupation, ou pendant la période de grande misère qui s’ensuivit.

Elle offrait l’hospitalité, et accueillait tous ceux qui se trouvaient sans abri, que ce soit dans son village, ou à Livadi de Ropa, dans la petite maison qu’elle occupait régulièrement. Ainsi, Serbes, Juifs, Italiens, réfugiés d’Asie Mineure, mendiants, bonimenteurs, marchands ambulants, tziganes, magiciens, malades mentaux, moines et prêtres reçurent chez elle le gîte et le couvert durant les temps troublés de la guerre.

Son cœur ne discriminait personne, ni ne faisait acception de personne. En chaque être humain dans le besoin elle percevait l’image de Dieu. Elle distribuait ses aumônes sans aspirer à recevoir en contrepartie une quelconque rétribution. Elle n’avait jamais peur, et ne pensait pas au risque éventuel qu’elle courait en ouvrant sa porte à tous. Elle considérait et envisageait tout avec simplicité, en s’en remettant à la Providence Divine. Quand elle demeurait à Livadi, sa maison constituait l’unique refuge pour toute personne surprise par le mauvais temps. Car cet endroit était quasi-désert. Quel repas allait-elle alors pouvoir offrir à ses hôtes ? Elle ne se faisait nul souci pour autant. «  A la Grâce de Dieu ! » disait-elle. La charité trouve toujours des solutions. Un peu de farine de maïs destinée à confectionner une galette cuite au feu de bois, ou un peu de riz agrémenté d’olives et de menthe suffisait à rassasier ses hôtes, quel que fût leur nombre. Et lorsque son cœur aspirait à préparer quelque chose qu’elle n’avait pas, il advenait que se produisît une chose étonnante : les chats lui rapportaient, du champ où ils avaient accoutumé de chasser, tantôt des cailles, tantôt des levrauts, qu’ils venaient déposer en miaulant à ses pieds. Le plus curieux, c’est qu’ils ne rapportaient jamais quelque chose d’impropre à la consommation.

A Livadi, Athéna fut jugée digne d’assister à un phénomène extraordinaire. Un soir, tandis qu’elle se tenait sur le pas de sa porte, elle vit un éclair dans le ciel. Elle pensa qu’il allait pleuvoir. Mais la lumière, tout à coup, s’intensifia, et éclaira la pleine comme sil l’on eût été en pleine journée. La lumière provenait du Ciel, et de quelque chose qui semblait un char, en forme de polyéléos*, à multiples croix. Comme il passait au-dessus de sa tête, elle fut éblouie par sa beauté. Elle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière une colline. Dans la région, personne d’autre qu’elle ne le vit, à l’exception d’une petite fille âgée de huit ans qui gardait les moutons. Elle fit le signe de croix, ne parvenant pas à comprendre le sens de cette vision. Plus tard lui vint la pensée qu’il s’agissait peut-être du char des chérubins qui s’en allait surmonter une chapelle abandonnée dédiée à Saint Georges, mais qui avait été désaffectée depuis de longues années.

Athéna vivait avec beaucoup de pureté et de simplicité. Elle ressentait la présence de Dieu à ses côtés, et s’en trouvait demeurer toujours dans la joie. Elle avait cependant traversé dans la vie bien des épreuves. Son mari n’était pas un homme de Dieu. C’était un grand coléreux, et un blasphémateur, ce qui la faisait beaucoup souffrir.

Tandis que son mari était encore jeune, il eut un accident, qui lui fit perdre totalement la vue. Elle dut donc l’assister dans cette grave infirmité, et en subir et en supporter toutes les conséquences qui en découlaient. La charge de son mari devint encore plus lourde lorsque, quelques années plus tard, il fit une chute, qui le laissa paralysé. En outre, leur fille était née handicapée. Mais elle était surtout désobéissante et d’ un caractère difficile. Aussi son mariage fut-il un échec. Leur fils, quant à lui, était depuis son enfance de santé très fragile, et il avait frôlé la mort à trois reprises. Mais la miséricorde de Dieu et les prières d’Athéna lui avaient permis de s’en remettre, et contribuèrent par la suite à lui donner de nombreux enfants.

Athéna était elle-même constamment éprouvée par des problèmes de santé, chose qui dura jusqu’à la fin de sa vie. Mais, en dépit de tout cela, elle ne se plaignait jamais. D’autant qu’elle était pleine d’espérance. Elle pleurait avec ceux qui étaient dans la peine, et se réjouissait avec ceux qui étaient dans la joie. Chaque soir, avant de s’endormir, elle priait pour le monde entier, et tant pour des personnes de sa connaissance que pour des inconnus. Sa prière durait assez longtemps.

Dans les derniers temps de sa vie terrestre, elle s’inquiétait de ne plus trouver à qui offrir ses aumônes. Car, désormais, les gens ne vivaient plus comme autrefois dans l’indigence, et la pauvreté avait reculé. Mais comment pourrait-elle manger à satiété si elle ne partageait rien ? Le Seigneur se prit lors pour elle de compassion, et lui envoya quelques mendiants. Chaque matin, lorsqu’elle sortait de chez elle, toutes sortes d’animaux l’attendaient sur le pas de sa porte : chiens, chats, poules, colombes, moineaux… Ils l’accompagnaient jusque dans la cour de la maison, où elle avait toujours quelque chose à offrir à chacun. Les bêtes ressentaient son amour, n’avaient pas peur d’elle, et mangeaient dans sa main, y compris les petits moineaux, lesquels approchent pourtant difficilement les humains. Heureuse telle Eve dans le Paradis, elle regardait aussi à ses pieds, au cas où y passeraient quelques fourmis, qu’elle pût nourrir elles aussi.

La fin de sa vie fut chrétienne, et paisible, mais non exempte de douleur (1).

  1.  : ( Allusion à une demande de prière figurant dans presque tous les offices : «  Une fin de vie chrétienne, sans douleur, sans honte, paisible…, demandons au Seigneur).

Un matin, après être restée quelques jours alitée, pour ce qu’elle était malade, elle se leva pour aller nourrir les oiseaux, qui l’appelaient et frappaient à sa fenêtre. Mais, ce faisant, elle tomba et se fit mal. A compter de ce jour, elle ne cessa de souffrir.

Athéna manda le prêtre pour qu’il vînt lui lire une prière, espérant que sa venue et que ses prières l’aideraient à guérir. Mais le prêtre n’arriva pas assez vite. Lorsqu’il arriva enfin, elle l’accueillit en disant : «  Mon Père, tu arrives bien tard. Ce soir, je m’en vais mourir. »

En ce dernier jour, qui était le 11 février 1976, jour de la fête de Sainte Théodora et de Saint Blaise, malgré les maintes douleurs qu’elle ressentait, elle semblait être dans une attente sereine. Depuis le matin, elle avait commencé d’organiser ses funérailles : elle expliquait quels vêtements il lui faudrait mettre, quelles personnes la vêtiraient, comment elle serait coiffée, quels prêtres allaient célébrer, etc…

Elle invita ensuite ses voisines à venir, ainsi que sa belle-fille, à qui elle demanda pardon si d’aventure il lui était arrivé de la blesser. Puis elle salua un par un tous ceux qui étaient venus à son chevet, et leur demanda pardon. A l’approche du crépuscule, son impatience grandit. Elle demanda à ses visiteurs de prier pour que le Seigneur la prenne vite, et ne la laisse pas attendre toute la nuit. Ses proches ne croyaient pas sérieusement qu’elle allait mourir cette nuit-là. Athéna avait demandé à sa bru de réveiller le reste de sa famille, mais celle-ci ne l’avait pas prise au sérieux, tant elle semblait avoir encore toutes ses facultés. Elle s’endormit dans le Seigneur juste un peu avant deux heures du matin. Et ses derniers mots furent : «  C’est beau ! C’est beau !... »

Son corps resta chaud durant les huit heures où il demeura dans le cercueil. Son visage était serein et souriant, sans rides, et son teint était rosé comme eût été celui d’une petite-fille, elle qui était pourtant une grand-mère de quatre-vingt-dix-sept ans.

Que le Seigneur accorde le repos à son âme, tout comme elle-même fit miséricorde, et Lui procura du repos (1), en aidant et secourant chaque personne dans le besoin ou souffrante, qui croisa son chemin de vie.

  1.  : ( Expression grecque, signifiant qu’une personne enlève du souci à Dieu lorsqu’elle accomplit Son vouloir).



CATHERINE DERVAS

(1890-1978)





Biographie



Catherine naquit en 1890 à Vlasti, dans la province de Kozani. Elle était la sixième fille de Jean Vlachoyannis et de Marie, une femme pieuse et emplie de sagesse. Sa mère racontait que ses ancêtres avaient hébergé Saint Côme d’Etolie à deux reprises, et qu’ils avaient reçu sa bénédiction, qui les protégeait sans cesse, eux et leurs descendants.

La petite Catherine suivit quelques années d’enseignement à l’école primaire, le temps d’apprendre à lire, et elle garda toute sa vie un penchant pour l’étude. Comme elle était très belle, elle plut à un jeune enseignant qui venait d’arriver au village, et qui la demanda en mariage. Son père accorda sa bénédiction. Catherine et Constantin Dervas se marièrent, et s’établirent dans le village de Constantin, à Tsaritsani, près d’Elasson. Lorsque Catherine était enceinte de son troisième enfant, quelqu’un tira sur son mari et le tua. Ainsi, à l’âge de vingt-sept ans, elle devint veuve, avec trois enfants en bas âge. Pour gagner sa vie, elle apprit à coudre. Quelque temps plus tard, ses proches lui construisirent une maison à Vlasti, aux côtés du foyer familial. Elle se perfectionna dans la couture, en apprenant à coudre à la machine. Son fils Georges se mit lui aussi à la couture, et s’installa par la suite à Thessalonique où sa mère le rejoignit.

L’emménagement de Catherine dans la ville de Saint Dimitri fut pour elle une bénédiction et un don de Dieu, car elle put désormais y saisir les nombreuses opportunités qui s’y présentaient à elle. Elle fréquentait les églises de Saint-Ménas, de la Mère de Dieu Chalkéon, de Sainte-Catherine, mais plus particulièrement encore l’église de Sainte-Sophie où elle se sentait chez elle. C’est là qu’elle rencontra le Père Basile Kaymakis, un vertueux Père Spirituel, qui devint son confesseur.

Elle avait une grande vénération pour les choses saintes, et un grand respect pour les prêtres. Elle aimait énormément un de ses neveux, devenu prêtre, le Père Eusèbe Vittis. Elle fut jugée digne par la Providence divine de faire deux pèlerinages en Terre Sainte.

De petite taille, Catherine était toujours soignée, coiffée d’un foulard, et tout de noir vêtue. «  Être négligé, ou en guenilles, c’est déplacé », disait-elle. On se doit d’être propre et soigné. »

Elle vivait une vie de pénitence, et pleurait pour ses péchés, mais elle en éprouvait de la joie, selon l’enseignement patristique du « deuil joyeux ». Car elle ressentait cette « douloureuse joie » dont parlent les Pères de L’Eglise. Elle aimait néanmoins la vie, et en goûtait la beauté, dans sa réalité quotidienne. Elle ne ressentait ni les privations, ni les afflictions, ni les souffrances. Elle ne se plaignait jamais de rien. Car par la prière, et dans sa Foi et sa confiance en Dieu, elle surmontait tout, toute chose, et toutes les épreuves.

Quand elle arrivait en un lieu, elle en changeait l’atmosphère. Elle partageait son expérience de la vie, et quand on l’interrogeait, elle répondait tout en transmettant spirituellement la Parole de Dieu. Son attitude était toujours rafraîchissante, jamais lassante. Chaque matin, elle disait : «  Nouvelle journée, nouvelle vie. » Elle ne se faisait de souci pour rien. Bien qu’elle eût traversé de nombreuses épreuves, elle disait : «  Si je venais au monde une seconde fois, je vivrais de nouveau aisément. Le Seigneur m’a permis de vivre confortablement sans que j’aie ni maison ni champ en ma possession. Je ne sais pas ce que veut dire « impôt », et je ne sais pas ce que signifie le mot : «  avocat ». J’ai vécu comme une reine ! » Elle était toujours sereine et paisible, ne faisait pas de vague ni d’esbrouf, et ne se mettait pas en colère.



Typikon

Son fils lui avait acheté un terrain près de l’Ecole militaire, où Catherine se sentait comme au Paradis. Elle y travaillait et supervisait les employés qui cultivaient leurs pistachiers. Elle montait elle-même aux arbres et priait. Elle finit par s’installer définitivement sur ce terrain.

Elle se réveillait très tôt le matin, et disait : «  Bientôt, je vais dormir éternellement. Je me rassasierai de sommeil quand j’aurai quitté ce monde. Il faut que je médite et que je mène une vie philosophique en Christ, tant que j’ai encore le temps de profiter de ce don de Dieu. »

En dehors de sa prière matinale, elle avait l’habitude de prier la nuit après s’être reposée quelque peu. Elle disait : «  A minuit, quand tout est calme et que l’on s’est reposé, l’âme a besoin de s’entretenir avec Dieu. » Elle aimait particulièrement prier avec le chapelet, et recommandait de faire attention à la manière dont nous prions.

Quand elle s’allongeait dans son lit, elle se disait à elle-même : «  La nuit tombe, le terme de ma vie approche. » Pendant sa prière nocturne, elle disait entre autres : «  Je suis devant Toi, je pleure en essayant de comprendre ce que j’ai fait aujourd’hui. Tes fleurs, je les ai piétinées, et je n’en ai pas d’autres dans mon jardin, seuls les buissons d’épines y poussent. Mon Christ, fais que d’autres fleurs apparaissent. »

Elle accomplissait les autres prières dans sa petite cabane. Ce lieu l’élevait aux Cieux. Elle n’avait pas peur, bien qu’elle vécût seule dans un endroit isolé. «  De quoi aurais-je peur ? disait-elle. Les voleurs ne vont pas chez les pauvres ni chez les humbles. On m’a dit de m’installer ici. C’est ce que j’ai fait, et j’en ai tiré un grand profit. »

Elle aimait beaucoup la lecture. En dehors de la Bible et des livres spirituels, elle lisait de la littérature pour approfondir ses connaissances intellectuelles et pour apprendre, par l’étude de la psychologie des personnages, à sonder les caractères humains. Loin de survoler ce qu’elle lisait, elle l’enracinait en son cœur. A partir d’un seul mot, elle était capable d’élaborer et de construire tout un développement. Comme elle parlait de manière spirituelle, et qu’elle imposait le respect, certains la prenaient pour une femme de prêtre, et l’appelaient « Presbytéra. » Un jour, elle déclara : «  Mon Dieu, j’ai appris à ton sujet beaucoup de choses, j’ai beaucoup lu, et beaucoup entendu. A présent, je n’ai plus besoin de lire. Je ferme donc les livres. Désormais, mon âme va parler avec toi et s’entretenir avec toi. »

Elle disait dans sa prière : «  Dieu de Miséricorde, donne-nous de percevoir la Lumière de la Transfiguration, la Force de la Résurrection, et la Flamme de la Pentecôte. »

« Jésus, c’est Toi la Vie et la Lumière, le Verbe et le Pain, la Vérité et l’Amour. Donne-nous Ton Être pour que nous trouvions le nôtre. »

Catherine jeûnait, et se conformait à toutes les prescriptions de l’Eglise, et même au-delà. Quand elle psalmodiait ou priait, elle était absorbée en elle-même, ressentait et vivait tout intensément. Elle était très mince, pour ce qu’elle mangeait très peu. «  Je ne me souviens pas d’avoir mangé jusqu’à satiété », disait-elle.

Elle aimait beaucoup allumer des cierges, et faire brûler de l’encens. Elle disait : «  Il faut qu’il y ait toujours la veilleuse allumée et un cierge allumé devant l’icône. Que mon âme soit comme un cierge, illuminée de la lumière de la Transfiguration. »

Remplie de charité à l’égard de tous, elle n’avait cependant pas pour habitude de distribuer des aumônes. Elle répétait qu’elle ne possédait rien, que tout appartenait à son fils, et qu’elle ne pouvait pas disposer des choses à sa guise. Certes, elle n’avait pas d’argent ni de biens matériels qui lui eussent permis d’ être en mesure d’effectuer des aumônes matérielles, mais son âme miséricordieuse distribuait des aumônes spirituelles à profusion. Elle donnait tout son être à quiconque lui rendait visite et la sollicitait. Autrement, elle gardait le silence. Car, disait-elle, « dans le domaine spirituel, tu ne peux pas aider celui qui n’est pas disposé ». Elle n’avait pas pour vocation de se rendre dans les hôpitaux ou les prisons, mais elle donnait tout ce qu’elle avait avec empressement et disponibilité d’âme ; aussi insignifiant que cela pût être, cela comblait ses visiteurs.



Son labeur spirituel

Catherine vivait son combat spirituel avec intensité, guidée par ses lectures de livres patristiques, comme si elle était enseignée par Dieu lui-même. Elle était néanmoins habitée par la crainte de tomber dans l’illusion. Un de ses amis, le Père Méthode, qui était hiéromoine, se rendait fréquemment au Mont-Athos. Elle lui avait demandé de lui faire savoir quand un Saint Moine Athonite serait de passage, puis de l’emmener le voir afin qu’elle pût recueillir ses conseils. Quand le Père Ephrem de Katounakia (1) fut hospitalisé, elle alla le voir, accompagnée du Père Méthode.

  1.  : ( Sur le Père Ephrem de Katounakia, voir les deux ouvrages qui lui sont consacrés dans la collection « Grands Spirituels Orthodoxes du XXème siècle », aux éditions L’Age d’Homme : Père Joseph de Katounakia, L’Ancien Ephrem de Katounakia, et Ancien Joseph de Vatopaidi, Papa Ephrem de Katounakia).

L’Ancien Ephrem la reçut en particulier, et il lui disait : «  Gérondissa* - ce qui est dire Ancienne-, dis-moi encore quelque chose. » Il la regardait avec étonnement et admiration, répétant : «  Gérondissa, dis encore autre chose. » L’Ancienne* Catherine lui dit : «  Mais enfin, je suis venue ici pour poser des questions, et pour écouter, pas pour parler. » Le Père Ephrem lui dit : «  Continue comme ça. N’aie pas peur. Je prierai pour toi. » Il la garda plus d’une heure à son chevet, cependant que beaucoup attendaient au-dehors et frappaient à la porte. L’Ancien Ephrem dit discrètement au Père Méthode : «  Dans peu d’années, Gérondissa va s’endormir dans le Seigneur. » Lorsque, quelque temps plus tard, le Père Méthode lui rendit visite, le Père Ephrem lui dit : «  Dans un an, la Gérondissa va partir. Elle sera la première au Paradis, devant beaucoup de moines athonites. Je n’ai jamais vu une telle âme. Et je ne pouvais pas imaginer qu’il puisse xister une telle âme vivant dans le monde. C’est une âme qui a vécu la théologie en pratique, et qui a dépassé tous les stades spirituels. Avec sa simplicité, son dialogue intérieur avec Dieu dans, et par le moyen de la prière, sa grande humilité, sa soif et son désir du Christ, cette grand-mère a atteint un tel niveau spirituel qu’elle n’a pas eu besoin de vivre dans l’ascèse d’un monastère. Je vais prier pour elle, mais dis-lui de prier, elle aussi, pour moi. »

Catherine vivait sans bruit une vie spirituelle cachée. Elle n’évoquait pas d’états spirituels ou de charismes siens, et cela ne lui plaisait pas lorsque certains disaient qu’ils avaient vu le Christ ou la Mère de Dieu. Elle disait : «  Quand quelqu’un voit une telle chose, ou bien une icône qui se met à pleurer, tout le monde accourt. Comment cela se fait-il ? Pourquoi ont-ils besoin de preuves ? A quoi leur sert-il de voir tout cela ? Moi, il me suffit d’y croire. Je ne ressens pas le besoin d’aller voir. »

Elle avait atteint un autre niveau spirituel. Un autre degré d’élévation spirituelle. Elle était entrée dans une autre dimension. Elle parlait essentiellement de l’essentiel de la vie spirituelle, du travail intérieur, et de la perception de la Grâce du Saint Esprit. Elle ressentait cela de manière très intense, et disait : «  Le Saint-Esprit donne vie à l’âme. »

Elle aimait beaucoup le Christ, et priait en ayant le sentiment de se trouver en face de Lui et de la Mère de Dieu. Elle se donnait tout entière dans la prière, et en oubliait tout le reste. Durant la Divine Liturgie, elle se tenait dans un endroit paisible et retiré, et se consacrait entièrement à la contemplation de la célébration du Saint Mystère.

Elle avait le sentiment de ne jamais être en règle devant Dieu. Elle éprouvait un grand repentir, et avait pour accoutumé de s’accuser elle-même. Elle disait : «  Ce que je sais de ma vie, c’est que ces quatre-vingt-cinq années sont pleines de péchés. Ils pèsent sur mes épaules. Je n’ai rien fait, ni pour acter ma repentance, ni pour mon Salut. »

A son habitude, elle était silencieuse, et économe en paroles. Elle se tenait la tête baissée, portait un foulard à l’imitation d’une moniale, et elle avait toujours le chapelet à la main. Elle disait : «  Garder le silence vaut mieux que de dire des choses inutiles. »

Il arrivait, parfois, qu’elle prononçât quelques mots. Mais lorsqu’on lui demandait de les répéter, elle disait : «  Quand est-ce que j’ai dit ça, moi ? Je ne m’en souviens pas. Si c’était quelque chose de bien, ce n’est pas moi qui l’ai dit. Moi, je ne dis que des bêtises. »

Rien de ce qu’elle déclarait n’était concerté à l’avance dans son esprit. Lorsqu’une personne s’étonna de ce que Catherine ne se souvînt pas des paroles si belles et si spirituelles qu’elle avait dites, celle-ci rétorqua : «  Tout ça, ce n’est pas de la poésie. Si ça sort de mes lèvres, cela sort de mes lèvres. Et si cela n’en sort pas, je ne dis rien… » En d’autres termes, elle s’exprimait sous, et selon, l’inspiration du Saint- Esprit.

Elle disait : «  J’ai pensé au Paradis, et je me suis dit : «  Je vais y rester en dehors. Qui fera lors attention à moi, pauvre pécheresse, et bonne à rien. Je suis dénuée de vertus, je n’ai rien à faire valoir. Comme j’aurais aimé avoir quelques saints amis, qui auraient pu intercéder pour moi, et dire qu’ils me connaissaient ! » Quelle chose magnifique que de devenir ami avec les Saints, au Paradis ! »

Elle aimait beaucoup l’humilité, et en parlait souvent, la considérant comme une vertu fondamentale. «  Il faut’, disait-elle, « que l’homme s’exerce à acquérir l’humilité, et qu’il la vive en profondeur. » Elle avait, quant à elle, la véritable expérience de l’humilité, et elle avait aussi une pleine et entière connaissance de soi, au sens patristique du terme. Tout ce que les autres discernaient de bon chez elle, elle le considérait comme un don de Dieu. Pour elle, elle ne se voyait que comme une simple vieille femme.

Elle était revêtue de la Grâce de Dieu, et ses visiteurs, venus en nombre, l’éprouvaient sensiblement. Bien des gens défilaient dans sa modeste cabane. Certains allaient la voir pour recueillir ses conseils, d’autres, qui étaient malades, pour recevoir d’elle une consolation. L’un de ses amis, qui était hiéromoine, disait : «  Je ressentais la même chose, la même paix intérieure, quand je rendais visite à Saint Païssios, ou à l’Ancien Ephrem de Katounakia. Son esprit à elle était également tourné vers Dieu et vers les choses spirituelles. Elle confiait au Seigneur tous les soucis de sa vie quotidienne. Ce qu’elle disait vous faisait vous situer dans une autre réalité, dans une autre dimension. Dans une réalité spirituelle, dans une dimension spirituelle. D’autres fois, elle ne disait rien. Elle donnait l’impression d’être ailleurs, de vivre une expérience surnaturelle. Elle inclinait la tête, et se parlait à elle-même : «  Ah, mon Petit Père… ! Oh là là… ! Grands sont les Mystères de Dieu ? Mais qui les perçoit et leur octroie de l’importance ? » ».

Elle ne fréquentait pas les dames de son âge, préférant la compagnie des jeunes gens. Lorsque quelqu’un lui demanda comment elle réussissait à communiquer avec les jeunes, elle répondit : » Avec, avec moi, vieillissent d’une dizaine d’années ; moi, avec eux, je rajeunis d’une trentaine d’années. Et ainsi, on se rejoint, et on se rencontre. J’ai du mal avec les vieilles personnes. Qu’y puis-je ? Elles mangent bien, boivent bien, se la coulent douce, et vont à l’église. Mais, même à l’église, elles sont prêtes à héler quelqu’un pour lui dire : «  Hé, garçon Apporte-nous un café ! » Il s’en faut de peu qu’elles ne se tiennent les pieds en éventail. Puis, la Liturgie est à peine terminée que les Mamies se mettent à bavarder. D’où leur vient une telle disposition ? Pour moi, dès après la Liturgie, je m’empresse de partir, et, quand on me demande où je vais, je réponds : « dans ma petite cellule », de manière à ne rien voir, à ne rien entendre, et ne voulant rien savoir. Quand tu vois quelqu’un qui rit, et qui plaisante, juste après la Liturgie, c’est qu’il ne sait pas. Il n’a pas bien compris ce que c’est que la Liturgie. Il n’a pas véritablement participé à la célébration. »

La Gérondissa -l’Ancienne – Catherine ne disait pas cela dans l’intention de porter un jugement. Mais d’un cœur plein de regret, elle ajoutait : « Quand à l’église quelque chose te scandalise, ferme les yeux, parce que les images négatives vont t’influencer de manière malsaine. Dis-toi que tu es le pire, ou la pire de tous. Les paroles du prêtre, aussi pécheur soit-il, sont celles d’un canal du Christ, et tu en reçois la bénédiction. Face à un prêtre qui chante faux, ou à un chantre qui a une voix de casserole, dis-toi que tu te trouves là au Paradis, et que le Paradis s’est ouvert pour toi. »



Conseils.



L’Ancienne Catherine disait : «  Une cascade de Grâce et de bénédictions tombe du Ciel chaque matin. Dieu l’envoie, mais nous, les hommes, nous dormons. Et comme nul ne prête attention à l’amour que Dieu nous porte, les Anges reprennent cette Grâce. »

Elle dit un jour à l’un de ses proches, qui était jeune prêtre : «  Tu as une qualité. Quand on te téléphone le matin, tu es totalement disponible. Quand on t’appelle à midi, tu ne réponds jamais. « Je suis en train de déjeuner », penses-tu. Et, le soir, tu ne dis jamais : «  Je me repose. » Il faut que tu gardes cette attitude toute ta vie, envers tous. Ne sois jamais occupé et préoccupé de toi-même. Sois toujours à la disposition des autres. C’est une très grande qualité, et je prie pour que Dieu t’aide à la garder toute ta vie. »

  • «  Je n’arrive pas à passer du temps avec des gens de mon âge, parce que je constate qu’à cet âge-là, ils ressemblent à des écoliers qui ont passé quatre-vingts ans en CP. On ne peut pas rester autant de temps dans une même classe si élémentaire. Il faut progresser. Et je n’ai pas grand-chose à leur dire, parce que quand je leur dis une chose, ils ne me comprennent pas, et ils en comprennent une autre. »

Elle disait au sujet de l’humilité : «  Un jour, en me penchant pour humer du basilic, je lui ai dit : « Toi qui sens si bon, pourquoi es-tu si près du sol ? Elève-toi pour que les hommes puissent respirer plus aisément ton parfum. » Mais le basilic m’a répondu : «  Gérondissa, si je m’élève, je vais perdre mon parfum. »

A propos de la vanité du monde, elle déclarait : «  Je suis sortie dans le jardin, j’ai vu des roses fanées et je les ai coupées. Juste à côté, quelques boutons prêts à éclore étaient tout joyeux et ne se préoccupaient nullement des fleurs fanées. Devant ce grand contraste, j’ai dit aux petits boutons : «  Ne soyez pas trop orgueilleux, parce que, dans quelques jours, quand je reviendrai, vous serez fanés, vous aussi. » »

Elle s’adressa un jour à un bouton de rose : «  Moi aussi, j’étais là où tu es, et tu seras bientôt là où je suis. J’ai, moi aussi, été un bouton de rose, et vois maintenant ce que je suis devenue. »

« La nature est un livre ouvert. Des milliers de voix mystiques parlent du Créateur. Il faut que tu sois à la fois maître d’œuvre et flâneur pour pouvoir apprendre leur langage. »

«  J’enchaîne les chapelets. Y a-t-il un nœud qui soit fécond, ou bien sont-ils tous de vulgaires komboloï (1) ? »

  1.  : ( Jeu de mots entre le terme désignant le chapelet orthodoxe « komboskini », littéralement « corde à nœuds », et le terme désignant le « komboloï », sorte de chapelet composé de pierres d’ambre d’origine turque, servant à se détendre ou à s’occuper les mains, sans connotation religieuse).

«  Ne te réjouis pas quand tu acquiers quelque gain que ce soit, même spirituel, car quand tu t’élèves, il est à craindre que tu ne tombes. »

« Ne te fais pas de souci quand tu perds. C’est ce qui te permet de descendre. Tu marches au ras du sol et tu ne crains pas de tomber. »

«  Les voleurs ne vont pas chez les pauvres et les petits. Ils focalisent leurs regards sur les riches et les puissants hauts placés. »

« Ne te fie pas à la vitrine visible de l’extérieur. Tu ne vois pas ce qu’il y a dans la réserve -le cœur- « .

«  Si tu me demandes mon avis, je te le donne. Si tu ne me demandes rien, que puis-je te dire ? Je ne connais pas de poèmes… »

«  La Grâce tombe du Ciel avant que le soleil ne se lève. L’âme se rafraîchit avant le lever du jour. »

« Eveille-toi à minuit, fais ta prière, verse une larme brûlante de douleur, et, avec un profond repentit, soigne ton âme. »

«  Si ta vie quotidienne est pauvre, ne la méprise pas. Juge-toi plutôt toi-même : car tu n’es pas assez créatif pour faire de ta vie une belle poésie et une jolie musique. »

«  Il faut raccourcir le chemin qui nous conduit là où le Seigneur le souhaite. Nous nous contentons de regarder l’extérieur. En regardant l’extérieur, tu ne rentres pas à l’intérieur. C’est à l’intérieur que tu vas trouver. »

«  Ne crains pas les tentations. C’est comme du fumier. Ne te fais pas de souci pour l’arbre qui a du fumier à ses racines. Il va grandir. Malheur à l’arbre qui n’a pas de fumier. »

Quand elle parlait, elle n’avait pas l’air d’être une Ancienne qui prodigue des conseils spirituellement élevés, mais elle parlait simplement, avec profondeur, en essayant de vous maintenir en lien étroit avec l’essentiel. Elle disait : « On ne reste pas simplement assis les bras croisés. Il faut vivre. On ne peut pas perdre de temps. Combien de temps va durer notre vie ? »

« Dis bonjour avec amour à ton ennemi, et sache qu’à cet instant tu fais un grand cadeau à Dieu. »

Elle disait au sujet des monastères : «  Tout y est parfait (extérieurement). Si le moine va au fond des choses, alors il est moine. Autrement, tout peut bien être parfait extérieurement, les voix les plus belles, les offices splendides, et tout le reste… pourtant, nous ne sommes pas encore arrivés là où il fallait. »

« Oh, là, là ! Ce que fait le prêtre quand il se tient devant le saint Autel ! Ce qui se passe à ce moment-là ! Il fait descendre le Ciel sur terre. »

« L’égoïste est une machine bruyante non huilée ; il mange ses entrailles et fatigue les autres. »

«  Il existe des larmes humaines et des larmes en Christ. Les larmes humaines peuvent résulter d’une plainte ou d’une protestation. Les larmes en Christ ne sont causées par personne, mais l’homme ressent en lui l’amour que le Christ a pour lui, et il découvre alors la profondeur et la vastitude de son insensibilité et de sa nature pécheresse. »

Quand les Saints parlent des larmes de repentir qui nous purifient et nous sanctifient, ils parlent de ces larmes-là, fécondes, pas des larmes humaines qui peuvent parfois venir du démon. Il ne faut pas nous émouvoir de toutes les larmes, mais seulement des larmes en Christ. »

« Les Pères ne parlent pas des larmes engendrées par des protestations, des déceptions, des plaintes, des pleurnicheries, mais des larmes de gratitude. Ces larmes témoignent de la perception de l’amour de Dieu, et elles contiennent la rédemption de l’homme. Là se trouve l’apaisement de l’âme ; là se trouve la consolation. »

L’ Ancienne Catherine disait à ses petits- enfants : «  Quelle que soit l’heure à laquelle on me dit de dormir, je peux dormir, parce que j’ai la conscience en paix. C’est la chose la plus importante. Chaque soir, avant de dormir, faites un examen de votre conscience. »

Elle donnait des conseils sous forme de paraboles à ses petits-enfants : «  J’ai semé du grain. Si la terre est bonne, il va germer. Sinon, il ne germera pas. »

« Ne soyez pas figés, ni psycho-rigides, mais souples dans votre vie. Pour arriver là où vous le souhaitez, il va falloir que vous alliez un peu par ici, un peu par là, que vous incliniez la tête. N’allez jamais directement vers le haut. »

«  Ne choisissez pas toujours le chemin le plus facile. Ce n’est pas le meilleur. C’est sur le chemin difficile que tu vas apprendre à marcher et à te relever après être tombé. Sur une voie toute droite, tu n’apprends rien. »

« Si nos actions sont bonnes et notre conscience pure, nous n’avons pas peur de Dieu. »

«  Sois humble en toute chose, parce que l’outrecuidance ne plaît à personne : ni à Dieu, ni aux hommes. »

Elle donna ce conseil à une jeune fille qui avait épousé un homme fortuné : «  Sois humble, garde les pieds sur terre. Aujourd’hui, tu as de l’argent, demain, tu peux ne plus en avoir. Si tu as l’humilité et que tu tombes, tu tombears en douceur. Alors que si tu es en hauteur – que tu as de l’orgueil- et que tu tombes, tu seras brisée. »



Dormition



Lorsque sa vie toucha à sa fin, l’Ancienne Catherine voyait souvent une lumière et disait qu’elle attendait de voir qui allait venir la chercher. Sera-ce quelqu’un de bon ou de mauvais ? Elle disait : «  Il ne faut pas avoir peur de la mort. Ce n’est rien. C’est une lumière. »

Tandis que ses proches s’attendaient à son trépas, elle leur dit : «  Je ne vais pas encore partir. Je vais attendre que le Père Méthode revienne de Paris, parce que je le lui ai promis. » De fait, quand le Père revint, il alla lui rendre visite avec d’autres de ses enfants spirituels, ainsi qu’avec le préfet. Ils célébrèrent l’Office de l’Huile Sainte, ce qui lui procura beaucoup de joie, car elle le souhaitait beaucoup. Ils lui apportèrent un bouquet de roses, qu’elle aimait tant, et elle leur dit : «  Je vous remercie beaucoup. J’ai toujours aimé les roses. Vous avez bien fait de les apporter maintenant, parce que dans mon cercueil, je ne les verrai pas. » La veille de sa dormition, elle demanda à recevoir une bénédiction, et remercia d’un signe de la main.

Peu avant de mourir, elle reçut la visite d’un jeune français, candidat à la prêtrise, qui souhaitait recevoir un conseil. Elle lui déclara : «  Que te dire ! La prêtrise est une grande chose ! Si j’avais été un homme, j’aurais aimé devenir prêtre. Humilité, et encore humilité. Il n’y a rien de plus important que l’humilité. C’est cela que tu dois garder en toi toute ta vie. »

Ensuite, elle se leva, alla seule faire sa toilette, noua ses cheveux, salua les personnes qui se trouvaient là, et s’allongea. Elle attendit que tout le monde soit endormi pour partir dans l’autre Vie, calmement, paisiblement, et sans bruit, le 18 novembre 1978.

Beaucoup de gens se rassemblèrent à l’occasion de ses funérailles. Environ vingt prêtres, des professeurs d’université, et d’autres personnalités impliquées dans l’Eglise, qui l’avaient connue et aimée. Il régnait une atmosphère pleine d’allégresse. Un cortège la mena avec honneur au milieu de la rue Ermou, remplie de monde, jusqu’à l’église de Sainte-Sophie, où fut chanté l’office des funérailles.

Mémoire éternelle !





20.

VASSILIKIE KOUZARIS

(1891-1978)



Vassilikie naquit en 1891 à Varosi, dans la région d’Ammochostos, à Chypre, aujourd’hui sous occupation turque. Sa famille était très pauvre. Elle avait quatre frères et sœurs, dont elle était la cadette. Elle était très jeune quand elle perdit sa mère.

Un pêcheur nommé Constantin, veuf et père de deux enfants, demanda en mariage Milie, la sœur aînée de Vassilikie. Celle-ci accepta, à condition qu’elle pourrait prendre avec elle la petite Vassilikie, alors âgée de dix ans.

Vassilikie éleva les deux enfants du pêcheur, ainsi que les sept enfants que sa sœur mit au monde. Tous les enfants l’aimaient davantage que leur propre mère, parce qu’elle-même les aimait beaucoup.

En signe de gratitude pour ce qu’elle avait fait pour ses enfants et toute sa famille, Constantin lui acheta une maison dans le centre-ville. Il ne la différenciait pas de ses enfants, et veilla à lui constituer une dot pour qu’elle pût se marier.

Elle était grande et d’une taille élancée, attrayante, avec deux grandes nattes rousses, un teint de lait, et de nombreuses taches de rousseur.

Elle épousa Polybe Paraskévas, originaire de Lapithos, de treize années son cadet, sans que ce détail ne constitue jamais un obstacle à leur union. Ils s’aimaient beaucoup.

Vassilikie était de nature naïve, sans malice et paisible. En dépit de sa pauvreté, elle était très généreuse dans ses aumônes. Elle avait une grande foi en Dieu, et une confiance inébranlable en Sa Providence. Tant avant son mariage qu’une fois mariée, elle aimait à passer beaucoup de temps à l’église. Elle y balayait, y allumait les veilleuse et y passait du temps à prier. Dans sa famille, comme dans son village, l’on disait : «  Vassilikie, c’est une sainte. » Elle ne manquait jamais un office, et respectait les jeûnes à la lettre. Elle était humble, interrogeait les prêtres en leur demandant la bénédiction pour la moindre chose, et leur demandait des prières pour tout. « Car, » disent les Pères de l’Eglise, « il faut prier pour tout et pour toute chose. » Quel que soit le conseil des Prêtres, elle le regardait et le considérait comme étant la Volonté de Dieu, et elle le suivait fidèlement.

Elle ne se mettait jamais en colère, ne se disputait jamais avec personne, et l’on ne lui connaissait aucun ennemi. Elle se comportait avec charité à l’égard de tous. Car elle était un esprit charitable. Elle était toujours disposée à aider les autres, et à donner ce qu’on lui demandait, fût-ce au détriment de sa propre famille. Lorsqu’elle voyait quelqu’un se mettre en colère et élever la voix, elle se faisait beaucoup de souci. Elle disait : «  Le pauvre ! Qu’est-ce qu’il a ? Peut-être ne va-t-il pas bien ? »

Vassilikie était très humble. Elle voulait que personne ne la connaisse, que personne ne parle d’elle. Elle veillait à cacher les bonnes actions qu’elle faisait. Elle disait toujours la vérité. Sa bouche ne pouvait pas proférer de mensonge, si même il lui en coûtait souvent beaucoup de ne pas mentir.

Outre les neuf enfants de Constantin, Vassilikie éleva aussi ses deux enfants, et plus tard ses petits-enfants. Il semble qu’elle était née pour élever des enfants. Elle avait une excellente relation avec eux, ainsi qu’avec tout le monde.

A côté de toutes ses qualités, elle avait aussi un petit défaut, une mauvaise habitude : elle parlait beaucoup. Tant et si bien que sa loquacité était devenue objet de caricature. Quand quelqu’un se mettait à beaucoup parler, les autres disaient à cette personne : « Tiens, elle fait sa Vassilikie ! » Parfois, sa volubilité lui jouait des tours, car elle en oubliait le repas qu’elle avait laissé sur le feu. Son mari rentrait du travail pour déjeuner à midi, et elle lui disait d’une manière attendrissante : «  Mon cher Polybe, j’ai fait brûler le repas… Je te fais deux œufs au plat ? » Mais son mari ne se plaignait jamais, et manger quelque chose de simple et de peu apprêté, avant de s’en retourner au travail.

Bien qu’elle parlât beaucoup du Christ, de la Toute-Sainte, des Saints et de sa famille, elle ne critiquait jamais personne, ni ne médisait jamais de personne. Elle était très sévère à ce sujet, considérant la critique d’autrui comme un péché grave. Aussi ne se mêlait-elle jamais des affaires des autres. Elle disait à sa fille : «  Ma petite Andrée, je ne lèverai jamais la main sur toi ; mais si je t’entends dire un jour du mal de quelqu’un, je ferai ce qu’il faut pour que tu te taises ! »

Son fils s’éprit d’une femme plus âgée que lui de dix ans, et qui avait déjà trois enfants. Vassilikie l’accepta dans sa famille avec beaucoup d’amour, leur donna sa bénédiction, ce qui les affermit dans leur amour et leur permit de réussir leur mariage et d’être heureux en ménage. Elle disait de sa bru : « C’est le bon Dieu qui nous l’a envoyée. Elle est très gentille. »

La présence de Dieu dans sa vie était manifeste, patente, et très intense. Quand elle eut atteint un âge déjà avancé, elle se rendit en pèlerinage à Jérusalem. Sur l’un des Lieux Saints, ses compagnons de voyage la laissèrent en arrière d’eux, pour ce qu’elle était âgée. Mais Vassilikie, avec une déconcertante facilité, continua seule son chemin dans l’inconnu. Devant l’étonnement des autres pèlerins, elle leur expliqua que l’aide et le secours que lui avaient portés la Mère de Dieu l’avaient soutenue dans ses efforts pour trouver le chemin et le parcourir à pied. Comme ils ne la croyaient pas, elle insista, et leur expliqua qu’elle avait senti une main la tenir, lui permettant ainsi d’avancer avec aisance.

Elle ne se rendit jamais chez le médecin. Son médecin était la Toute-Sainte. Lorsqu’elle tombait malade, elle disait à son fils : «  Panaghiotis, pas de médecin. Emmène-moi auprès de la Mère de Dieu. » Il la portait alors jusqu’à l’église de la Sainte-Ceinture- de-la-Vierge à Varosi. Elle priait, s’oignait d’huile sainte prise à la veilleuse suspendue devant l’icône de la Mère de Dieu, et rentrait chez elle à pied, entièrement et totalement guérie.

Ensuite de l’invasion turque de 1974, et de l’expropriation qui s’ensuivit, Vassilikie, son mari, et sa famille déménagèrent dans la banlieue de Limassol, à Polémidia. Elle y vécut quatre ans, puis, en 1978, s’endormit dans le Seigneur, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Tous les enfants qu’elle avait élevés se rassemblèrent et célébrèrent avec amour son ensevelissement.

Son mari, quant à lui, mourut cinq ans plus tard. Pour l’enterrer, il fallut ouvrir la tombe de Vassilikie et procéder à l’exhumation de ses ossements. Quelle ne fut pas la stupeur des personnes présentes, en constatant que ses cheveux et sa robe étaient intacts, et que ses reliques dégageaient le parfum embaumant de l’odeur de sainteté. Son fils dit lors à sa sœur : «  Andrée, on ne peut pas dire que je sois très pratiquant, mais là… Que puis-je dire ? Quand ils ont ouvert la tombe de Maman, ça embaumait… »

Mémoire éternelle !



21

LE PERE BASILE TROMBOUKIS

(1902- 1982)



Basile naquit en 1902 dans le village de Sfikia, dans le district d’Emathia, d’une famille de Prêtres. Son père, qui s’appelait Jean, était Prêtre et Père confesseur, de même que son grand-père, son arrière grand-père, son frère Athanase, et l’un de ses neveux. C’était le souhait de Basile de perpétuer cette tradition.

Il épousa une pieuse jeune fille de son village, Jeannette, dont il eut neuf enfants. L’un d’entre eux mourut à l’âge de deux ans.

Dans les enseignements de Saint Cosmas d’Etolie, qu’il aimait et lisait beaucoup, il apprit que les Prêtres devaient être tonsurés à l’âge d’au moins quarante ans, pour être suffisamment mûrs. Il étudia au séminaire, mais il apprit aussi beaucoup de son père, le Père Jean. Il fut ordonné diacre, puis Prêtre, et il officiait dans son village où il fut nommé Prêtre desservant.

A partir du jour où il revêtit le rasso – ce qui est dire la soutane-, il cessa définitivement de consommer du tabac et de fumer. Il s’entendit avec son épouse Jeannette, après qu’ils eurent mis au monde leurs neuf enfants, et ils décidèrent, d’un commun accord, de vivre en frère et sœur dans la chasteté, et de dormir dans des lits séparés. Cette règle de vie angélique, ils l’observèrent jusqu’à la mort. A l’appui du fait qu’il désirait que son épouse fût convaincue du bienfait salutairement nécessaire de dormir séparément de lui, à trois reprises, leur lit se brisa tout seul, sans raison apparente, au moment même où le Père Basile s’en aller se coucher. «  Toi, dans ton coin, et moi, dans le nôtre », lui dit alors Basile.

Durant toutes ses années de service sacerdotal, nul ne vit jamais le Père Basile sans son zostiko* - ce qui est dire sa longue tunique portée sous le rasso- , pas même son épouse. Quand il allait, comme tout un chacun, se laver, il ne l’enlevait pas. Il disait avec conviction : «  Un Prpetre sans son rasso n’est pas un Prêtre. » Il n’enlevait pas non plus son kamilavkios* - ce qui est dire son couvre-chef cylindrique noir de Prêtre - , si ce n’est dans sa chambre.

Il était très attentif aux autres, très attentionné, et particulièrement pieux. Il ne se rendait jamais chez personne après qu’il eut célébré la Liturgie. IL rentrait lors chez lui. Il y avait un récipient spécial, dans lequel il lavait lui-même la première tasse et le premier verre qu’il avait utilisés après avoir consommé les Saints Dons. Par la suite, lorsqu’il fut trop âgé, ce sont ses proches qui le faisaient pour lui. IL ne leur permettait pas de laver ces premiers récipients dans l’évier. Lui-même ne se lavait pas non plus ce jour-là, pas même la barbe. Il avait une serviette pour s’essuyer la bouche, qu’il brûlait quand elle avait servi un certain nombre de fois. Il jeûnait le lundi (1) – comme il se fait dans les Monastères-, parce que c’était le jour des anges, le mercredi, le vendredi, et durant toutes les périodes de carême, se privant même de consommer de l’huile (2).

  1.  : ( Jour liturgique consacré aux Puissances incorporelles, le lundi est un jour de jeûne dans les Monastères Orthodoxes, pour rappeler au Moine sa vocation à imiter les Anges de l’ordre angélique).

  2.  : ( C’est-à-dire y compris les jours où, pendant les carêmes, sa consommation est autorisée).

Durant ces jours-là, son alimentation était constituée de pain sec accompagné de thé, de pommes de terre, et d’oignons grillés au charbon.

Le Père Basile avait la crainte de Dieu, et aimait beaucoup la prière. Il priait constamment. Son programme quotidien était le suivant : il se réveillait à quatre heures du matin, allumait le poêle à bois si c’était l’hiver, enfilait son étole et lisait des prières jusqu’à six heures et demie. Puis il revêtait son rasso, et partait pour l’église afin d’y célébrer l’office. L’après-midi il lisait les Vêpres. Qu’il pleuve, qu’il vente, ou qu’il neige, il allait chaque jour à l’église et jamais, il ne négligeait ses prières.

Pendant les offices, et particulièrement durant la Divine Liturgie, il était très attentif à la célébration, ne se hâtait pas, se consacrant entièrement à ce qu’il officiait. Le Père Basile était doté d’esprit de sérieux, conscient de la grandeur de la fonction sacerdotale, et la transmettait aux enfants qui servaient à l’autel. Quand le chantre oubliait un tropaire, cela le contrariait. Par esprit de délicatesse, il ne lui faisait aucune remarque, mais il se rendait au pupitre, et le chantait lui-même en personne. Lorsqu’il s’agissait d’un chantre de passage, ils célébraient l’office dans son intégralité, de sorte que celui-ci tardait à se terminer.

Un jour, alors qu’il était en train de prier devant l’icône de la Mère de Dieu, le cierge utilisé pour la grande entrée se renversa et mit le feu à ses vêtements liturgiques. Cependant, le Père Basile, tout entier absorbé en sa prière, ne se rendit compte de rien. Une grande partie de son phélonios* - ce qui est dire son vêtement liturgique extérieur en brocart, de forme conique, tel que le Prêtre le revêt pour la célébration de la Divine Liturgie et de certaines parties d’autres offices - fut brûlée, exceptée l’icône brodée du Christ, ainsi que son sticharios* - lequel est le vêtement liturgique porté par les diacres, les sous-diacres, et les servants d’autel -, une partie de son zostiko, de sa veste, et de sa chemise, jusqu’à gagner et toucher sa peau, sans qu’il ne s’en ressentît de rien. Il retira ses vêtements à la fin de l’office, les plia, et, durant tout ce temps-là, il n’avait rien réalisé de ce qui s’était produit ! Ce ne fut qu’une fois arrivé chez lui qu’on lui raconta l’incident, et qu’il constata de lui-même que le feu avait atteint son corps. Il s’exclama alors : «  Ma Toute-Sainte ! Je te remercie de m’avoir protégé, et d’avoir évité qu’il ne m’arrive quelque chose de pire. »

Le Père Basile célébrait souvent la Liturgie, à l’occasion même des fêtes mineures, et si même il était tout seul quasiment dans l’église. Il n’y avait que le chantre, ainsi que la marguillière, une grand-mère qui se trouvait toujours indéfectiblement présente dans l’église. Si ce dernier était absent, il plaçait les petits-enfants au pupitre. Ils ânonnaient l’office laborieusement, syllabe après syllabe. Que de Liturgies ne célébra-t-il pas, tout seul, en compagnie des Anges, et de petits enfants innocents !

A l’occasion des funérailles et des commémorations de défunts, il n’acceptait jamais d’argent. Si l’on lui donnait quelque rémunération ou rétribution pour les baptêmes et les mariages, il ne consentait à n’en prendre que cinq drachmes, et il en reversait trois à l’église. Il s’en excusait en expliquant qu’à l’occasion des événements heureux pour lesquels de grosses dépenses étaient effectuées, le Prêtre aussi pouvait recevoir quelque chose.

Lorsqu’il y avait une quête à l’église, le marguillier commençait tout d’abord par recueillir l’offrande du Père Basile, et ne faisait qu’ensuite le tour de l’assemblée.

Lorsqu’il percevait son salaire, il en redistribuait la moitié aux pauvres. Son fils s’en offusquait, énumérant les différents besoins auxquels il avait à répondre, mais le Père Basile, pauvre père d’une famille nombreuse, expliquait : «  Il existe des personnes qui ont de plus grands besoins que nous. Nous, gloire à Dieu, nous allons bien ! »

Il aimait la maison de Dieu, et il avait le souci de sa beauté. Lorsque des ouvriers furent employés pour la restauration et la rénovation des six églises du village, il oeuvra et travailla à leurs côtés, leur offrit et leur apporta son aide.

Le Père Basile était revêtu de la Grâce de Dieu. Sa foi était grande, simple, et vivante. Sa bénédiction faisait des miracles. On l’appelait pour qu’il lise des prières sur les malades, lesquels obtenaient alors l’entière guérison. Il plaçait son étole sur la tête du malade, et ne la retirait que lorsque le malade avait recouvré la santé.

Tous les quinze jours, il célébrait l’Office de l’Huile Sainte et l’Agiasma – ce qui est dire le petit office de bénédiction des eaux - , offices auxquels se rassemblaient les fidèles. Il se rendait dans tous les foyers qui l’invitaient à y venir, sans se plaindre jamais. Considérant que la prière était un don gratuit, il ne demandait jamais d’argent pour les prières qu’il faisait à l’intention de tel ou tel de ses fidèles, et si, d’aventure, on lui glissait dans sa poche quelques piécettes, avec ce vœu insistant, disant que cela était « pour que sa prière marche », il allait sur-le-champ les mettre dans le tronc de l’église.

Quand il apprenait qu’une famille rencontrait des problèmes, comme autant d’épreuves spirituelles, chaque jour il lisait des prières à l’intention de ladite famille, jusqu’à ce qu’il pût constater une amélioration de la situation familiale. En bon pasteur, et non point en mercenaire, il se privait de sommeil, et priait la nuit pour toutes les ouailles de son troupeau spirituel. On l’appelait également pour qu’il lise des prières en faveur des animaux malades. Il venait avec son étole, le livre de prières de l’euchologe, ainsi qu’avec une icône de Saint Modeste (1).

  1.  : ( Ancien archevêque de Jérusalem, Saint Modeste est le saint protecteur des animaux domestiques et du bétail).

Il plaçait l’icône sur la mangeoire, et priait jusqu’à ce que l’ensemble des bêtes fussent guéries. Pour le remercier, on lui offrait de menus cadeaux en nature, quelques œufs, un kilo de blé, ou quelque autre petite chose de même acabit, car l’on savait qu’il n’accepterait pas de recevoir quelque argent que ce fût.

Quand la sécheresse frappait le village, la population faisait venir les reliques de Saint Syméon le Stylite et de Saint Clément d’Ohrid. Les cloches de l’église commençaient de sonner, et tous les habitants du village sortaient pour accueillir les Saintes Reliques. L’on procédait par après à une procession au travers de tout le village. Avant que celle-ci n’ait le temps d’attendre la place principale et d’entrer dans l’église des Saints-Constantin-et-Hélène, il se mettait à pleuvoir. Tout le monde avait pensé à se munir d’un parapluie, parce que la pluie tombait toujours d’ abondance.

Une famille de paysans avait planté à grand peine et à grand mal du tabac dans un champ de six ares. Ils transportaient l’eau à dos d’animal et ils avaient travaillé dur une vingtaine de jours durant. Quand ils retournèrent au champ pour sarcler le tabac, ils constatèrent que les plants avaient été ravagés par les vers. Le très compatissant Père Basile apprit leur mésaventure et il en eut de la peine pour eux. Il se rendit dans le champ, lut des prières pour la bénédiction du lieu, l’aspergea d’eau bénite, et le bénit de maints signes de croix. Une semaine plus tard, le champ était redevenu vert, le tabac avait repris vigueur. Ces mêmes personnes racontent que, jusqu’au jour d’aujourd’hui, elles continuent de planter du tabac dans ce champ, et qu’il n’y a jamais de vers.

Le petit- fils du Père Basile, Jean, frôla la mort à trois reprises après être tombé gravement malade. Mais, chaque fois, après qu’il eut été béni par les prières du Père Basile, il se releva de sa couche. Lors du premier incident, il n’était qu’un jeune enfant d’un an et demi. Tout son corps était agité de spasmes, et de sa bouche sortait de l’écume. Le Père Basile commença de lire sur lui les prières des malades ; mais, la mère et la tante de l’enfant, le voyant devenu tout calme et serein soudain, crurent qu’il était déjà mort. Elles allumèrent un cierge et, en hâte, préparèrent le nécessaire pour l’ensevelissement, de crainte que son corps ne refroidisse et ne se rigidifie. Mais le Père Basile, fermement, tenait dans son étole la tête du garçonnet, et, en silence, leur fit signe de ne pas le toucher. De fait, quand il priait, il ne parlait à quiconque. Il pria de la sorte trois heures durant. Et voici que le petit se releva, et se tint debout.

La seconde fois, il advint la même chose, et l’on alla même jusqu’à faire sonner le glas aux cloches de l’église. Après les spasmes, le petit devint immobile, il écuma, et ses yeux se révulsèrent. Ses grands-mères prétendaient qu’il avait avalé sa langue, et qu’il était mort. Lors, elles allumèrent un cierge, et s’empressèrent de l’habiller pour l’ensevelissement, avant qu’il ne refroidisse. Mais, imperturbablement, le Père Basile continua de prier. L’enfant, lors, se leva tout soudain, et sur-le-champ sortit au-dehors jouer avec ses compagnons de jeu, tout comme si rien ne se fût passé. Une troisième fois, il se produisit la même chose.

Julia, sa petite-fille, raconte : «  Nous étions trois frères et sœurs. L’on ne nous a jamais emmenés chez le médecin, et nous n’avons jamais pris de médicaments. Notre médecin, c’était notre grand-père. La prière de bénédiction que, revêtu de son étole, il lisait sur eux, soignait tous les malades. Il était persévérant dans sa prière. Il se rendait partout où on l’appelait, quand bien même il y eût deux mètres de neige. Il priait jusqu’à ce que le malade se relève, guéri. Des malades des villages voisins venaient aussi pour qu’il leur lût une prière. »

En 1974, le jour de la fête du Saint Prophète Elie, les Turcs envahirent Chypre, et les jeunes gens du village furent enrôlés de force par l’armée. Les trois fils du Père Basile, qui s’attendaient à ce qu’on les convoquât, eux aussi, résolurent de porter au village quelques meules de paille, et des bottes de trèfle, de manière qu’en leur absence les femmes eussent de quoi nourrir les bêtes. Le Père Basile était en train de célébrer la Liturgie quand, tout soudain, se répandit comme une traînée de poudre, la nouvelle que ses fils avaient eu un accident de tracteur dans une pente raide, et que l’engin avait fait plusieurs tonneaux. Toute l’assemblée des fidèles se précipita tout aussitôt au dehors, avant que ne finît la Liturgie, si bien que personne ne put prendre de pain béni. Les gens murmuraient entre eux : « Mais quel père est-il donc ? Il ne sort même pas de l’église pour voir ce qui est arrivé à ses fils ! »

L’on s’attendait à les trouver morts. Mais voici qu’ils étaient tous trois sains et saufs. Seul, l’un d’entre eux avait été blessé, souffrant d’une contusion dans le dos et d’une côte fêlée.

Une fois que le Père Basile eut consommé le reliquat des Saints Dons, il sortit calmement et paisiblement de l’église, tout en continuant de prier. D’aucuns lui demandèrent : «  Père, l’église se serait-elle écroulée, que tu ne serais pas sorti pour voir ce qui était arrivé à tes enfants ?! ». A quoi il répondit : «  Heureusement que, justement, je me trouvais dans l’église, car si j’avais été au-dehors, ils auraient été tués tous les trois. »

Julie, sa petite-fille poursuit son récit : «  Lorsque j’eus un an, mon corps commença tout soudain de se recouvrir de boutons. D’abord à hauteur de la tête, puis sur tout l’ensemble du corps. Pour moi, je ne m’en souviens pas. Ce sont, bien sûr, mon père et mon grand-père qui me l’ont raconté. Les boutons étaient saturés de pus, et, jusqu’à l’âge d’un an et demi, je n’eus pas un cheveu sur la tête, ni même de cils sur les yeux. Mon grand-père lisait sur moi des prières pour que je guérisse. Mais mes parents voulaient en plus m’emmener chez le médecin. Ils me firent consulter plusieurs spécialistes. Mais en vain. Les médecins disaient irrémédiablement : «  Cette enfant va mourir. » Je souffrais de vives démangeaisons, et je me grattais en permanence la tête.

Un matin, cependant que ma grand-mère allumait le poêle, et que mon grand-père priait devant l’iconostase, mon père s’assoupit, et, dans son sommeil, vit Saint Georges, en cavalier, lui dire : «  Où que tu ailles avec ta fille, elle ne recouvrera pas la santé, puisque c’est moi qui détient son médicament. Viens allumer ma veilleuse pour que je voie un peu la lumière. Je ne laisserai à ta fille qu’un unique petit bouton, pour qu’à toujours elle se souvienne de moi. »

Mon grand-père écouta le rêve conté par mon père, et nous partîmes aussitôt célébrer une Divine Liturgie à la mémoire de Saint Georges. Trois jours durant, je suis restée enveloppée dans un drap. Je n’ai ni bougé, ni pleuré. Rien. Je n’ai fait que dormir. Des proches, me voyant ainsi prostrée, déclarèrent : «  Elle est morte. Enterrez-la. » Mais mon grand-père répondit : «  Laissez donc les choses se dérouler conformément à ce que Saint Georges a dit. »

Lorsqu’ils m’extirpèrent du drap, comme d’un linceul, force leur fut de constater que ma peau était devenue totalement saine. Les boutons avaient tous disparu, sauf un tout petit sur l’arrière de ma tête. Mes cheveux ont dès lors commencé de pousser. »

Un jour, l’on fit venir le Père Basile dans le village voisin, pour qu’il lise des prières d’exorcisme à un jeune homme qui se trouvait sous l’emprise du démon. Quarante jours durant, il s’y rendit à dos d’âne, quotidiennement. Il arrivait à l’église sur le coup des dix heures du soir, et, sans interruption, lisait les prières d’exorcisme jusqu’à trois heures du matin. Après quoi, il se reposait deux ou trois heures, puis, au lever du soleil, s’en revenait au village. Un jour, tandis que l’état psychique du jeune homme avait déjà commencé de s’améliorer, le possédé échappa à l’emprise de ses parents, et arracha des mains du Père Basile le livre de prières. Il le jeta vers l’entrée, et se mit à courir partout dans l’église, à mugir et à hurler. De fait, c’était à cause de ses hurlements que le Père Basile le faisait venir la nuit, de crainte, le jour, de terroriser les gens. Imperturbable, le saint prêtre continuait, sans bouger, de dire les exorcismes, plus d’une heure durant, comme si l’ouvrage eût encore été entre ses mains. Puis, le démoniaque alla de son propre mouvement chercher le livre, et il le lui rendit. Le Père reprit alors sa lecture dans l’euchologe.

Un jour, à l’aube, de retour chez lui après la lecture des exorcismes, le Père Basile rentra son âne à l’écurie, et il s’apprêtait à repartir immédiatement pour l’église, afin d’y dire l’office des Matines. Par sollicitude pour lui, son fils s’interposa : «  Père, tu viens juste de rentrer ! Reste donc un peu à la maison pour t’y reposer ! » Mais le Père Basile répartit avec calme : «  Vous, vous êtes des paysans, vous devez aller aux champs, c’est votre travail. Moi, je suis prêtre, et ma tâche, c’est d’aller à l’église. Laissez-moi, donc. Du moment où je suis devenu prêtre, il me faut accomplir mes devoirs sacerdotaux : c’est là ce qui me procure le repos. » Et cette dernière phrase, il la répétait souvent.

Au bout de quarante jours, pour la Gloire de Dieu, et par Sa Grâce, le jeune homme fut totalement guéri. Il réside toujours en ce village, où, par la suite, il fonda une famille.

Depuis sa naissance, le Père Basile avait sur le front, au-dessus du sourcil gauche, un bouton, à l’apparence d’une fleur dessinée. Comme ce kyste était souvent soumis à la pression du couvre-chef qu’il portait, il avait grossi. Son entourage lui conseilla de le faire enlever, en recourant à une intervention chirurgicale, mais il s’y refusa. Mais, par la suite, cette excroissance lui causa des douleurs insupportables, et ce, bien qu’il ne s’en plaignît jamais, ni ne montrât jamais aucunement qu’il en souffrait, invoquant seulement à son secours l’aide de la Toute-Sainte. Malheureusement cependant, son état se dégrada. Le kyste absorba progressivement toute la chair de son front et de sa paupière, en conséquence de quoi il ne pouvait plus fermer l’œil. Lorsque du sang commença de s’en écouler – ce qu’il redoutait car cela constituait un empêchement à ce qu’il célébrât la Liturgie -, il consentit de se faire opérer, à l’âge avancé de soixante-quinze ans. Dès lors, tout alla bien durant trois ou quatre ans. Puis, la plaie progressa à l’intérieur de l’œil, et il fut pris d’une forte fièvre, qui le contraignit de rester alité cinq mois entiers durant. Ce fut Julie, sa petite-fille, qu’il aimait beaucoup, qui s’occupa de lui. Il lui disait : «  Ma gentille petite infirmière, que la Toute-Sainte veille sur toi ! » Conservant néanmoins son autonomie, tout malade qu’il était, il ne négligeait jamais ses prières.

Bien qu’il eût quarante de fièvre, il se rendit au chevet de sa belle-fille, elle aussi malade, dans la chambre voisine, pour lire sur elle la prière des malades. « Je ne pourrai peut-être bientôt plus lire par après. Aussi vaudrait-il mieux que je le fasse maintenant, pour ce qu’elle m’est plus précieuse encore que ma propre fille. » Après quoi, il retourna s’allonger sur son lit. Ce fut alors qu’il perdit connaissance. Il resta dans cet état stationnaire les deux mois durant qui précédèrent sa dormition, sans qu’il pût nullement reprendre contact avec ceux de son entourage. Julie l’appelait : «  Grand-père ! Grand-père ! » Mais il n’entendait plus rien.

C’est elle qui conte sa bienheureuse dormition :

«  Tard le soir, il s’est relevé, a commencé de lire son office, puis a dit des prières jusqu’à l’aube. Dans la matinée, alors que je lui parlais sans qu’il me répondît rien, j’ai placé devant lui l’icône de Saint Athanase, et je lui dis : «  Que tu ne me parles pas à moi, et que tu gardes les yeux fermés, soit, mais à ce Saint, à ce Saint que tu as tant servi, tu ne parlerais pas non plus ? » Alors, il ouvrit les yeux, fit le signe de croix, et salua l’icône en disant : «  Oui, je le connais : c’est Saint Athanase ». Et il se rallongea, sans faire rien autre chose. Quelques instants plus tard, je lui montrai l’icône de la Toute-Sainte. Il se releva, la regarda. Des larmes s’écoulèrent de ses yeux. Puis il s’endormit pour toujours. J’étais, quant à moi, une toute jeune fille de vingt ans. Et je vis les ongles de mon grand-père devenir bleus. Tandis que je me tenais là, toute seule, soudain, vers cinq heures du matin, je vis le Ciel s’entrouvrir. Et voici qu’une Lumière veniat éclairer mon grand-père. Dans cette Lumière, je vis des anges voleter, et j’entendis chanter des psalmodies. C’était comme si cette Lumière emportait avec elle quelque chose de mon grand-père. Puis, petit à petit, elle disparut. Les anges repartirent avec elle, et les chants cessèrent. »

L’on était le jour de la fête de Saint Nicolas – le 6 décembre 1982. Le Père Basile nourrissait pour Saint Nicolas une affection particulière, et, toujours, il chantait son tropaire en son honneur, comme à sa mémoire. Ce fut en ce jour que le Seigneur le rappela auprès de Lui, pour qu’il continuât à servir sur l’autel céleste avec les Saints et les Anges, auprès du Seigneur Jésus-Christ, qu’il avait tant aimé, et qu’il avait servi avec foi et dévotion, toujours glorifiant Son Saint Nom. Que sa bénédiction soit sur nous, afin qu’il dispense son aide.



Mémoire éternelle, d’égale sorte, à l’assistante la plus fidèle du Père Basile, Hélène, la marguillière. C’était elle qui pétrissait les prosphores, allumait les veilleuse de l’église, tenait le cierge pour la Grande Entrée durant la Liturgie, coupait l’antidoron, et qui, d’un mot, l’aidait en toutes choses. Où qu’il aille pour célébrer, elle le suivait à pied, jusque dans les petites chapelles les plus reculées. Lorsqu’elle s’endormit dans le Seigneur, et que l’on procéda à son exhumation, l’on trouva ses ossements liés entre eux, d’une couleur jaune ambrée, qui embaumaient. Les femmes qui étaient là, présentes, commencèrent de se regarder de travers, pensant que l’une d’elles y avait répandu du parfum. Mais elles comprirent ensuite que cette bonne odeur provenait des ossements de celle que l’on avait surnommé « Mamie-Lénie ». Ce qui s’exhalait d’elle était, à n’en plus douter, l’embaumante odeur de sainteté. De nombreuses personnes furent témoins de cet évènement, car à chaque fois que, dans ce village, l’on procède à une exhumation, la coutume voulait que tous les villageois y participassent.



22



SOPHIE SAMARA

(1983)



Biographie



Sophie Samara, fille de Stavros et d’Athéna, naquit en Thrace orientale. Tout d’abord installée à Charavgi près de Kozani, sa famille s’établit à Véria en 1938. Sophie était la dernière et l’unique enfant qui survécut d’entre les douze enfants que sa mère mit au monde.

Ses parents étaient pauvres, mais très pieux, surtout sa mère. Celle-ci, en vieillissant, perdit la vue, mais vécut jusqu’à l’âge vénérable et canonique de cent dix ans. Bien qu’aveugle, elle percevait d’autre sorte et manière nombre de choses. Un jour, Métaxia Georitzikis lui rendit visite, accompagnée de son fils Théodore. Athéna, la grand-mère, lui demanda : «  Ton fils a-t-il un problème à la jambe ? » Comme, d efait, c’était le cas, Athéna lui donna ce conseil : «  Ne t’inquiète pas : Le Seigneur va donner à ton fils force et santé. Ne te fais plus à son sujet de mauvais sang. Cependant, il ne guérira jamais parfaitement. Car, telle est la volonté de Dieu. C’est pour que vous n’oubliiez pas le Seigneur, et pour que tu pries continûment. »

Illettrée, elle s’asseyait sur le seuil de sa maisonnette, répétant constamment la prière : «  Seigneur Jésus-Christ, fais miséricorde à la pécheresse que je suis. »

Sa fille Sophie se maria, eut trois enfants, dont l’un mourut en bas âge. Puis, à l’âge de trente-six ans, elle devint veuve. Elle habitait désormais avec sa mère une pauvre bicoque, certes misérable, mais toujours impeccablement entretenue. Celle-ci comportait deux pièces, séparées non pas même par un mur, mais par un simple rideau. Dans l’une d’elles, Sophie priait, et maintenait continûment allumées pas moins de quatorze veilleuses. Quand les mèches des veilleuses étaient usagées, elle n’en jetait pas le reliquat : mais elle avait aménagé pour les garder un petit coin spécial dans le jardin, où elle les enterrait en murmurant : «  Mon petit Jésus, je dépose ceci à tes pieds. »

L’Ancienne Sophie parlait souvent de la grande dévotion qu’elle avait pour Saint Nicolas, et contait comment lui était venue cette vénération pour le Saint :

«  A la suite de l’apparition de Saint Nicolas à l’Ancienne Charikléïa, au cours de laquelle le Saint lui avait montré à quel emplacement creuser pour trouver de l’eau bénite, beaucoup se sont proposés pour participer aux travaux. J’ai commencé à mon tour à y aller. Je me rendais dès lors à pied à Patrida, village sis près de Véria, où je demeurais jusqu’au soir, dispensant mon aide comme je le pouvais.

Un matin, je suis partie, comme à mon habitude. J’avais pris avec moi du pain et des olives. Arrivée à mi-chemin, je me suis assise pour me reposer un peu. Un Ancien est apparu devant moi, qui m’a demandé :

«  Où vas-tu, mon enfant ?

-Géronda, je vais à Patrida pour aider les villageois à trouver l’eau bénite de Saint Nicolas. »

L’Ancien me bénit, et me demanda un peu de pain. Je lui en donnai un morceau, mais, le temps que je referme mon petit sac, il s’était évanoui. C’est alors que je compris que c’était Saint Nicolas, qui m’était apparu. A compter de cet instant, un changement bénéfique s’est peu à peu opéré en moi, et j’ai commencé à envisager les choses de manière plus spirituelle. De retour chez moi, je me suis mise à porter des habits à manches longues, et descendant jusqu’aux chevilles. Je vénère beaucoup, et j’aime Saint Nicolas. Allez donc à Patrida, et vous verrez que, là-bas, le Saint est bien vivant ! »

Ellis Trapézanlidos témoigne :

«  Un jour, en se rendant à Patrida, l’Ancienne Sophie vit une femme, Charikléïa, en train de bêcher dans un champ de boue, et d’y travailler durement. Elle lui demanda ce qu’elle faisait. Cette femme lui répondit que le Seigneur lui avait révélé qu’en cet endroit l’on allait trouver des icônes et de l’eau bénite, et qu’y serait construite une église. Sophie songea qu’il ne fallait pas croire n’importe qui, même s’il s’agissait de gens qui invoquaient le nom du Seigneur, et ce, afin de ne pas tomber dans l’illusion. Elle pria en ces termes : «  Mon Dieu, montre-moi, je t’en prie, s’il faut ou non que j’aide cette femme dans la tâche qu’elle a entreprise. » C’est alors qu’elle vit devant elle une colline au-dessus de laquelle se tenait le Christ. Elle fit le signe de croix, comme pour dissiper cette vision, en sorte de voir si celle-ci n’était pas une ruse du Malin. Le Christ, alors, s’adressa à elle : «  Tu as bien fait, mon enfant, de faire ton signe de croix ». Et Il lui mit dans la main une poignée de grains d’encens. A compter de cet instant, par un effet de la Grâce de Dieu, et malgré son analphabétisme, elle se mit à lire et à écrire couramment. Par la suite, elle confiait avec humilité : «  C’est d’En-Haut que j’ai appris à écrire, moi l’illettrée, à un âge avancé. » »

Elle souhaitait grandement devenir moniale, mais comme elle avait des enfants qui avaient encore besoin d’elle, elle ne prit jamais le chemin du monastère. Mais elle s’habillait toutefois comme une moniale, et ne sortait pratiquement pas de chez elle.

Son Père Spirituel était le Père Paul, un prêtre de Thessalonique, vertueux et clairvoyant. Elle menait son combat spirituel, à l’aide de sa bénédiction, qui la protégeait pour ce faire, et en suivant ses conseils spirituels. Elle respectait toutes les périodes de jeûne de l’Eglise, en se privant d’huile, et, à l’entrée du Grand Carême, elle faisait le triméron, ce qui est dire le jeûne de trois jours sans rien manger. Même les jours de fête, elle ne consommait pas de viande, mais du poisson.

La nuit, vers une ou deux heures du matin, elle se levait pour prier, et priait beaucoup à genoux. Elle faisait de nombreuses prosternations, et sa prière était accompagnée de larmes. Elle priait, dans un premier temps, pour le monde entier, puis, par après seulement, pour toute sa famille. Elle disait : «  Tout d’abord, prie pour le monde, puis ensuite, pour toi, afin que Dieu te fasse miséricorde. » Elle était tellement absorbée dans sa prière, qu’en ces moments-là, si même l’on passait auprès d’elle en lui donnant un coup de coude, elle ne remarquait rien. C’était comme si son esprit avait quitté la terre.

Elle avait toujours son chapelet à la main, et la prière agissait en elle. Elle connaissait par cœur beaucoup de psaumes et de tropaires. Elle chantait les tropaires de nombreux Saints, dont celui de Saint Nicolas, son protecteur, qu’elle psalmodiait à nouveau plusieurs fois par jour.

L’une de ses connaissances rapporte ceci : «  Lorsque l’heure des Vêpres arrivait, elle me disait : «  Panaghiota, ma chère, rentre chez toi, s’il te plaît, car c’est l’heure de ma prière », et, tandis que je repartais, elle me couvrait de bénédictions. Une fois, elle me garda avec elle, et nous avons dit les Vêpres ensemble. Elle disait : «  Viens, ma chère enfant, nous allons nous préparer pour les Vêpres. » Je baissais la tête, et je priais pour que ce moment ne s’arrête jamais. Il régnait dans la cellule de la grand-mère, une joie et une allégresse indicibles. Elle me laissait dire à mon tour quelques tropaires. Ma voix tremblait, je bafouillais ; mais elle m’encourageait : «  C’est bien, mon enfant, oui, voilà, c’est bien ; essaie » ».

L’Ancienne Sophie dit à l’une de ses connaissances : «  Ma chère, je vais, pour t’aider, te raconter quelque chose de personnel. J’ai prié pour ma fille, Vickie, et Dieu m’a donné un signe. Sur le coffre qui contenait son trousseau de mariage, il a écrit en lettres d’or le prénom de « Leuthère ». Trois jours durant, les lettres sont restées gravées, et on les distinguait clairement, puis, peu à peu, elles ont disparu. Or ma fille a par la suite épousé un homme qui s’appelle effectivement Leuthère ! C’est une très bonne personne. »

Elle relate encore ceci : «  Quand mon fils Costas est revenu de l’armée, il n’était pas vraiment croyant. Pour moi, j’essayais tout de même de lui dire deux ou trois choses au sujet de notre religion Orthodoxe. Un jour, j’étais dans la cuisine, occupée à faire frire des poissons, lorsque mon fils me dit :

«  Maman, si tu mets ta main dans la poêle et que tu ne te brûles pas, alors je croirai que tout ce que tu m’as dit est bien la Vérité. »

Sur-le-champ alors, je dis : «  Au nom de la Sainte Trinité », et je mis ma main dans la poêle. Costa me dit alors :

« Maman, tu te moques de moi ! Tu avais la main mouillée !

  • Mais non, mon fils ! Regarde ! »

J’essuyai ma main, et je la remis dans la poêle. Mon pauvre enfant est alors tombé à genoux en pleurant :

  • Maman, pardon ! pardon ! Je crois ! Je crois que tout ce que tu me dis est la Vérité ! »

Et, à dater de ce jour-là, mon fils a beaucoup changé. »

Un autre de ses fils, Stavros, était mort. Une nuit, elle le vit, dans son sommeil, lui dire : «  Maman, je ne peux pas passer de l’autre côté de la grande porte, parce que je n’avais pas confessé l’un de mes péchés. Aide-moi ! »

Elle se mit alors à prier avec ferveur, en versant des larmes. Quelques jours plus tard, elle revit son fils, qui la remercia : «  J’ai enfin pu passer de l’autre côté de la porte. C’est pourquoi il faut que tu conseilles aux gens de se confesser, de communier, et de prier pour les défunts. »

Dimitra demanda un jour à l’Ancienne Sophie si elle acceptait vraiment de recevoir des visiteurs tous les jours, quelle que soit l’heure, même lorsqu’elle se reposait. Elle savait que l’Ancienne passait la plus grande partie de la nuit à veiller et à prier. Sophie lui répondit : «  Je ne peux pas fermer ma porte pour mon petit confort personnel. Celui qui vient jusqu’ici a le plus souvent des soucis. Cependant, il y a un jour, un seul dans l’année, où je reste seul pour prier et pour converser avec Stavros, mon fils, qui est mort en 1967. Il s’agit du jour de sa fête, le 14 septembre (1). »

  1.  : (Stavros est un prénom grec, qui signifie littéralement « croix ». Le 14 septembre correspond, dans le calendrier orthodoxe, à la fête de l’Exaltation de la Croix).

C’est un jour comme celui-là que Despina Kélésidis de Néa Nicomédia vint lui rendre visite, accompagnée de son fils et de Panaghiota, une amie de l’Ancienne Sophie. Cette dernière, après un long moment, ouvrit la porte. Elle parla très peu et semblait très attristée. Ses hôtes ne l’avaient jamais vue ainsi. Elle bénit l’enfant d’un signe de croix et dit à sa mère : «  Non, ton fils n’a aucun problème de santé. Il est né avec une constitution très faible, et c’est pour cela qu’il a besoin de beaucoup de soins et d’attention, ainsi que d’une bonne alimentation. » De fait, les médecins l’avaient angoissée par le pessimisme de leurs pronostics. L’enfant, toutefois, se développa normalement, et devint grand et fort.

L’Ancienne avait une croix, avec laquelle elle bénissait les gens. Elle la posait sur leur front, puis la lâchait. Comme si elle eût été collée, la croix restait en place, et ne tombait pas, même lorsque les fidèles baissaient la tête. L’Ancienne faisait cela à presque tous ses visiteurs.

Sophie entretenait des liens spirituels avec d’autres dames vertueuses, entre lesquelles se trouvait Tatiana Savidis, qui lui rendait visite, et avec laquelle elle priait et discutait. En compagnie de deux autres femmes pieuses, Charikléïa de Tourkochori et Hélène de Zervochori, elle se rendait parfois dans un endroit paisible, où elles s’agenouillaient et priaient ensemble de longs moments durant. Sophie élevait les bras, et une lumière venue du Ciel descendait alors sur elle, sous l’apparence de petites perles lumineuses de couleur bleu azuré.

Un jour, après avoir prié un assez longtemps, et s’être assise sur son petit divan, l’une de ses connaissances lui rendit visite, et remarqua sur son visage une lumière inhabituelle, comme s’il eût été transfiguré. Car elle avait vu des anges pendant sa prière. Tandis que Sophie parlait, et comme elle approchait la tête de son amie, celle-ci sentit s’en dégager un parfum, pareil à celui que l’on sent parfois émaner des saintes reliques que l’on vénère. Elle exhalait en effet l’embaumante odeur de sainteté. Mais c’est alors qu’un coup de vent, brusquement, s’engouffra par la fenêtre ouverte, faisant tout-à-coup tomber les récipients du plan de travail de la cuisine. Sophie prit alors sa canne, et frappa le marbre, en disant à cette énergie démoniaque : «  Pars d’ici, maudit ! Je t’ai dérangé ? »

Une fois, au cours d’une conversation avec Dimitra, elle s’exclama soudain : «  Si tu savais, chère Dimitra, qui est assis à côté de toi en ce moment ! ». Et son visage resplendissait d’une lumière étrange, plus intense que la lumière du jour.

Un jour, elle coupa dans son jardin un lys, qu’elle plaça devant l’icône de la Toute-Sainte. Une année s’écoula ; après quoi le lys se mit à fleurir de nouveau. De nombreuses personnes le virent. L’année suivante, elles dirent : «  Allons voir le petit lys de grand-mère Sophie, qui aura refleuri. » De fait, chaque printemps le lys séché refleurissait. Cela se produisit de 1963 à 1967.

«  Une fois, raconte Panaghiota de Néa Nicomédia, nous trouvâmes grand-mère Sophie occupée à bêcher dans son jardin. Elle nous dit : «  J’essaie d’avoir des fleurs pour les offrir à la Toute-Sainte ainsi qu’aux Saints. C’est pour cela que je voudrais avoir un jardin fleuri. »

Après quoi elle nous emmena dans sa maisonnette pour nous montrer le petit lys qui, d’une branche sèche, était sur le point de fleurir. «  J’avais, moi aussi, de pareils lys dans la cour, mais les bulbes en étaient morts. J’étais très triste, et j’ai demandé à la Toute Sainte comment trouver d’autres fleurs de lys semblables afin de pouvoir les lui offrir. Et maintenant, regardez ! »

La tige séchée était posée sur l’icône de la Mère de Dieu. A sa base, elle était pleine de bulbes, et, à son sommet, pleine de boutons. « Je vais planter quelques-uns de ces bulbes dans la cour, pour avoir des lys à offrir à la Toute-Sainte. » Quand nous sommes retournées la voir quelque temps plus tard, la petite branche sèche avait fleuri. »

La prière de l’Ancienne Sophie était puissante, ce qui lui permettait d’aider beaucoup de monde, en particulier les couples stériles, qui souhaitaient avoir un enfant. Avant toute chose, elle leur demandait d’avoir la foi : «  Si tu n’es pas croyant, cela va être très difficile d’avoir un enfant. » Ensuite de quoi, elle faisait le signe de la croix sur la jeune femme, à l’aide de sa croix en bois autour de laquelle était enroulé un petit chapelet, puis elle la leur donnait à vénérer. Enfin, ils faisaient une prière tous ensemble.

Une femme de Véria avait promis à Sophie que si elle avait un enfant, ce serait elle qui en serait la marraine. Dix ans plus tard, elle eut une petite fille, et songea à lui donner deux marraines : sa sœur, et l’Ancienne Sophie. Cette dernière lui dit : «  Il n’est pas possible d’avoir deux marraines. Allez avec la bénédiction de la Toute-Sainte et tous mes vœux de bonne santé à l’enfant. Puis, qu’il soit baptisé par qui veut ! (1) ».

  1.  : (Selon la formulation grecque, « baptiser quelqu’un » signifie en être le parrain ou la marraine).

Or, il se trouva que le bébé tomba malade peu de jours avant le baptême. Les parents s’inquiétèrent, se sentirent coupables, et se rendirent chez l’Ancienne. Elle les attendait. Elle fit le signe de croix sur l’enfant, et les bénit tous trois. L’enfant fut guéri, et put recevoir le baptême.

Elle avait une grande vénération pour la Sainte Croix, et croyait en sa puissance, pour ce qu’elle voyait bien que des miracles avaient lieu par l’entremise de sa croix de bois. Les flammes des veilleuses de l’Ancienne Sophie prenaient elles aussi la forme d’une croix lumineuse. Nombreux sont ceux qui constatèrent ce phénomène extraordinaire.

De toute la Grèce, les visiteurs affluaient en nombre pour la voir. Sa grande Vertu, et la Grâce qu’elle avait reçue attiraient les âmes auprès d’elle. Ce n’étaient pas seulement des laïcs, mais aussi des clercs renommés, tels que les Pères Grégoire Sophos, Basile Bachtévanis, Constantin, Sosipatros Pitoulas, ainsi qu’un jeune homme devenu moine au Mont-Athos. Tous venaient entendre ses paroles inspirées et lui demander ses prières.

L’Ancienne Sophie était un trésor pour le village de Véria et la contrée environnante. C’était un véritable ange de bonté. Se sacrifiant pour son prochain, elle priait une grande partie de la nuit et, durant la journée, accueillait les gens venus à elle. Quoi qu’elle fasse, c’était toujours pour le bien de son prochain. Toujours souriante, le visage rayonnant, elle était généreuse, discrète, parlait peu, menant un rude combat ascétique, et cultivant une vie intérieure toute de pureté et profondément Orthodoxe. Elle était pleine d’amour, de dévouement, et d’humilité. Source de guérison pour les malades, consolation pour les affligés, imitatrice du Christ, consacrée à Dieu, et se pliant à la volonté divine, son œuvre était silencieuse, et sa vie était cachée en Christ : «  Je vous en prie, ne parlez pas de moi aux gens ; je ne fais rien de spécial », disait-elle. Elle se cachait bien, et attribuait chacun des miracles qui se produisaient au Seigneur, à la Mère de Dieu, aux Saints qu’elle vénérait tant, ou à la foi fervente de ceux qui lui demandaient ses prières. C’est la raison pour laquelle elle n’acceptait aucun remerciement, ni la moindre expression de gratitude. Elle n’aspirait à rien pour elle-même, souhaitant seulement que soit glorifié le Nom du Seigneur, et que les âmes trouvent le repos.

Elle n’enfermait pas les autres dans leur condition de pécheurs. Elle voyait seulement des âmes souffrantes ayant besoin d’aide et de soutien psychique et spirituel pour se libérer des péchés, des passions, des maladies, et des soucis. Chacun avait l’impression qu’il était tout particulièrement et tout spécialement aimé par elle.



Prédictions.

Menant ses combats spirituels avec une grande ardeur, Sophie reçut de Dieu la don de clairvoyance, de là qu’elle discernait l’état spirituel de chacun.

Une dame, qui rendait souvent visite à Sophie, vint un jour accompagnée d’une de ses amies, originaire de Tripotamo. Quand Sophie la vit pour la première fois, elle lui dit : «  Olympia, bien que vous soyez communistes à Tripotamo, vous êtes de braves gens. »

Il advenait parfois que l’Ancienne Sophie ne laissât pas rentrer chez elle de certains visiteurs. Lorsqu’elle sentait que c’était une personne qui n’avait pas le cœur purifié, elle la laissait au-dehors, disant : « Je ne veux pas te contrarier, mais reste là où tu es. Où que tu ailles, fais ton signe de croix, et, si tu crois, ce sera la même chose. » Lorsque la personne repartait, Sophie demandait pardon de sa conduite à la Mère de Dieu, disant : «  Ma Toute-Sainte, pardonne-moi. Mais c’est comme cela qu’il fallait que ça se passe. » Toutefois, si cette même personne se repentait, allait se confesser, changeait de mode de vie, puis revenait à nouveau la voir, alors, percevant sa conversion, elle l’accueillait avec joie, disant : «  Bienvenue ! Alors, dis-moi : Que t’arrive-t-il ? Viens, entre ici, et raconte-moi. » Elle s’asseyait, et écoutait patiemment, longtemps durant, parfois, pour peu que la conversation ne gravitât qu’autour de thèmes spirituels.

Elle comprenait les soucis et la disposition intérieure de chacun. Une jeune fille, un jour, lui rendit visite. Mais Sophie ne la reçut pas. « Va en paix, mon enfant », lui dit-elle. Or, cette jeune fille avoua par la suite qu’elle était venue dans le but de se moquer de l’Ancienne, et de tourner en dérision tout ce qu’elle lui dirait.

L’Ancienne Sophie disait : « Le péché s’est beaucoup trop répandu dans le monde. Il est monté comme un nuage au ciel, et semble le recouvrer tout. De là que le ciel s’est assombri, et que ces ténèbres descendent de plus en plus sur la terre. Le mal viendra de la Bulgarie. »

« Même à Athènes, des milliers de personnes ne vont pas à l’église. Ils préfèrent se ruer dans les stades. Mais je vois à l’avance que Dieu va leur donner une claque pour qu’ils reprennent leurs esprits. Hélas ! Les innocents s’en iront de cette vie, les innocents payeront. » Et elle se prit à pleurer. De fait, le 8 février 1981, durant un match de football, au stade de Karaïskaki, à la porte 7, vingt et une personnes perdirent la vie, et une cinquantaine de personnes fut blessée.

«  Je vois que ça ne peut plus durer ainsi. Les parents ne se repentent pas. Le péché de la chair s’est généralisé. Le Seigneur patiente, et Il attend. Il attend… Je regrette, car Dieu va moissonner aussi les enfants. Il y a des gens coupables, mais ce sont d’autres qu’eux qui vont payer. Des enfants innocents vont quitter cette vie. » Ensuite de l’accident de Tembi (1), le parent d’un enfant mort déclara : «  Dieu a moissonné nos enfants. »

  1.  : (Le 13 avril 2003, une collision se produisit dans la vallée de Tembi, entre un camion et un car scolaire, provoquant la mort de 21 lycéens).

Tous ceux qui connaissaient la prophétie de l’Ancienne Sophie comprirent que ce père employait les mots même de la prédiction de la Gérondissa Sophie.

«  Mon âme souffre, » disait-elle encore. Les Temps vont venir où les Chrétiens auront peine à trouver une personne spirituelle, sur laquelle ils eussent pu s’appuyer. Ils auront du mal à entendre la Parole de Dieu et à trouver le repos dans les églises. Alors, ils resteront reclus chez eux, et c’est chez eux qu’ils prieront. »

«  Plus les années passeront, plus les gens auront du mal à s’entendre. Dans chaque maison, la personne y habitera toute seule, car l’on n’arrivera plus à vivre ensemble. »

Dimitra de Néa Nicomédia fut, une fois, confrontée à une grande épreuve. Ne trouvant pas al force de pouvoir la supporter, elle alla chez l’ Ancienne Sophie pour y trouver quelque consolation. Arrivant à la Tribune de l’Apôtre Paul (1), elle y monta, s’y assit un petit moment, et fit une prière pour demander à Dieu de ne pas arriver trop triste chez l’Ancienne, de crainte de lui causer de l’inquiétude.

  1.  : ( Dans la ville de Véria se trouve la Tribune depuis laquelle Saint Paul prêcha la Foi Chrétienne après avoir été chassé de Thessalonique).

En arrivant chez Sophie, elle fut accueillie par sa fille Vickie qui l’attendait, un plateau à la main, sur lequel étaient disposés deux verres d’eau et deux cafés. Elle lui dit : «  Entre, Dimitra, nous t’attendions ! Il y a quelques minutes de cela, Maman m’a dit : «  Lève-toi, Vickie, prépare deux cafés, pour Dimitra, qui arrive, et pour moi. » Ce qu’entendant, Dimitra se sentit soudain soulagée du lourd fardeau que l’épreuve faisait peser sur son âme. Elle pensa que l’Ancienne Sophie, de par l’effet de la Grâce qu’elle avait reçue du Seigneur, avait discerné de loin sa difficulté, et que, pour l’affermir dans sa foi et la fortifier spirituellement, elle avait laissé paraître le charisme de clairvoyance que, dans son extrême humilité, elle cachait d’ordinaire avec le plus grand soin.

Un jour, l’on interrogea l’Ancienne Sophie au sujet d’un enfant qui était né avec un handicap de motricité au pied, pour savoir s’il fallait ou non l’emmener en Bulgarie pour être opéré. Elle écouta attentivement, puis, un moment garda le silence. Lors, dans un profond soupir, et avec une grande douleur à l’âme, elle répondit : «  Non, n’allez nulle part. Ni en Bulgarie, ni ailleurs. Il ne guérira pas. Il restera toujours ainsi. Mais ce problème que rencontre l’enfant n’est pas le pire des problèmes. Car c’est son père qui ne va pas vivre longtemps. Telle est la volonté de Dieu. » Et elle se mit à pleurer silencieusement, voyant à l’avance se produire sous ses yeux la mort du père, laquelle mort survint effectivement deux ans plus tard.

Récit de P.M. : «  Peu de temps après mes fiançailles, quelques éléments de ma vie semblèrent ne pas correspondre à mes attentes. J’allai voir la grand-mère Sophie, afin qu’elle me dise ce que je devais faire. Mais, avant même que je n’aie ouvert la bouche, d’entrée de jeu elle me dit : «  Tout cela n’est rien, mon enfant. Le mariage va avoir lieu ; il ne peut en être autrement. Cependant, il ne sera pas célébré au lieu où vous l’avez initialement prévu, dans la chapelle de Naoussa. Cela se passera dans l’église de Saint-Georges. Mais ce mariage ne va pas tenir longtemps… Vous allez vous séparer. » Je rentrai à la maison plutôt tourmentée de ce que m’avait dit la grand-mère. Toujours est-il qu’un empêchement se présenta, en sorte que nous nous mariâmes effectivement à l’église Saint-Georges. »

Syméla Karakekhagioglou de Néa-Nicomédia se souvient : «  Je suis allée chez Sœur Sophie avec ma mère, mes enfants, et quelqu’un de ma connaissance. Elle nous souhaita la bienvenue, nous fit entrer dans sa cellule, et dit discrètement à ma mère : «  Pourquoi, ma chère Savvoula, êtes-vous venu avec cet homme ? Il est gentil, mais faites attention à lui… ». Et elle nous expliqua en quoi il fallait que nous fussions vigilantes. Le plus extraordinaire, c’est qu’avant que nous lui ayons dit nos prénoms – et ce, quand bien même elle nous voyait pour la première fois -, elle appela ma mère par son nom de baptême, Savvoula, lors même que nous l’appelions tous Stavroula, et que c’était aussi ce nom-là qui figurait sur sa carte d’identité. »



Conseils spirituels.



«  Lorsque tu fais le signe de croix, il faut que tes trois doigts soient bien étroitement réunis comme s’ils n’en formaient qu’un seul, et il faut faire le signe de croix correctement et lentement, et non pas à la hâte et de manière désinvolte. »

«  Dites quarante fois le « Kyrie éléison », même intérieurement, en silence, lorsque vous êtes avec des amis, sans qu’ils s’en aperçoivent, ou bien lorsque vous marchez dans la rue, ou durant un trajet en voiture. Le « Kyrie éléison » est une prière en soi, une prière à part entière. Puis, une fois par jour, dites la prière de Saint Mardaire : «  Dieu notre Maître…(1) », suivie de l’Hymne Acathiste* à la Mère de Dieu.

  1.  : ( Courte prière qui se trouve à la fin de l’Office de Tierce).

Faites humblement la Paraklisis à la Toute-Sainte, et elle vous accordera tout ce que vous lui demandez, pour peu que vous ayez de la patience. Elle sait mieux que nous ce dont nous avons besoin. »

Avec des mots simples et la flamme de la Foi, l’Ancienne Sophie transmettait son amour pour le Dieu trinitaire, la Mère de Dieu et les Saints. Voici ce qu’elle conseilla à Dimitra, une de ses proches qui avait peu d’instruction, et qui s’inquiétait de ne pas savoir comment il convenait de prier : «  Sœur Dimitra, pour prier, n’hésite pas et ne te pose pas de questions. Dis tout à Dieu avec tes propres mots, comme tu le ressens. Parle au Seigneur avec ton cœur ; peu importe si c’est en dialecte pontique – du Pont-Euxin -. Le Seigneur et la Mère de Dieu nous connaissent, ne sois pas gênée avec eux. »

« Laisse tomber le « pourquoi », mon enfant ; il appartient au Malin, pas au Chrétien. Remets-t’en au Seigneur. C’est Lui qui sait tout, et qui apportera la meilleure solution. »

« Que notre prière se fasse en cachette, en silence, quand nous sommes seuls, reclus dans notre chambre. »

«  Nous devons veiller à ne pas être injuste avec notre prochain, parce que c’est un péché très grave. Hélas, trois fois hélas pour les grands de ce monde, les hauts responsables qui exploitent les faibles et ne leur paient que des salaires dérisoires et indécents. Il aurait mieux valu pour eux qu’ils ne soient pas nés ! »

« Lorsque vous avez du souci, que vous avez besoin d’eau bénite, mais que vous n’en avez pas, faites le signe de croix sur la paume de vos mains, comme lorsque nous prenons le pain bénit, remplissez-les d’eau du robinet, et dites : «  Au nom de la Sainte Trinité » ; puis, lavez-vous le visage de bas en haut, en montant vers le front ; et vous serez soulagés ; cela vous aidera. »



Guérisons



Témoignage de Panaghiota de Néa Nicomidia :

«  En 1975, j’avais seize ans et je finissais le collège. Nous sommes partis trois jours en excursion à Chalkida. Au matin du troisième jour, je me suis réveillée avec le visage enflé et des nodules boursouflés aux mains et aux pieds. J’avais affreusement mal. Quand je suis rentrée chez moi, on m’a emmenée chez le médecin qui a diagnostiqué une « allergie à une piqûre d’insecte ou à une plante ». Il m’a prescrit nombre de médicaments, mais ceux-ci n’ont été d’aucun effet. J’avais tellement enflé que la circulation du sang ne pouvait plus se faire, et que mes membres étaient devenus tout noirs. Du fait de mes douleurs intenses je ne parvenais plus à manger. Je ne buvais que de l’eau, au goutte à goutte. Mon poids est descendu à quarante kilos. Comme je ne pouvais plus marcher, mes parents étaient obligés de me transporter sur leur dos.

Deux mois s’étaient presque écoulés quand mon père a entendu un ami – son témoin de mariage- parler d’une moniale habitant Véra, qui donnait de l’eau bénite, bénissait du signe de croix, faisait des prières et soignait tous ceux qui venaient à elle avec des soucis de santé. Mon père est allé voir l’Ancienne Sophie avec ma photographie, et lui demanda de prier pour moi.

«  Mon cher », lui répondit-elle, je ne suis pas une voyante. Il ne me suffit pas de voir les photographies. Il faut que vous ameniez votre fille ici.

-Elle est gravement malade…Il est compliqué de la transporter, répondit mon père.

- Ta foi, et le souci que tu te fais pour elle vont t’aider à l’amener ici, et elle va guérir. En rentrant chez toi, donne-lui à boire beaucoup d’eau bénite de cette bouteille. Qu’elle s’en asperge les mains, les pieds, et partout où elle a mal. Ensuite, je vous le demande instamment, il faut absolument qu’elle reste seule, et qu’elle dorme. »

Tout se passa comme l’Ancienne l’avait dit. Sauf qu’une amie vint me rendre visite, et que nous avons tellement parlé des cours que je n’ai pas dormi du tout. Plus tard dans la soirée, nous sommes allées chez l’Ancienne Sophie qui, en me voyant, me dit : «  Mon enfant, pourquoi n’as-tu pas dormi ? Que vous avais-je dit ? »

Elle me fit entrer dans sa cellule et fit sur moi le signe de croix en disant : «  Ne t’inquiète pas, ma fille, tu vas guérir. En partant, vous allez passer voir Sainte Parascève. Tu vas boire beaucoup d’eau bénite et tu vas te laver les mains et les pieds. Vous emporterez chez vous de l’eau bénite et, dans trois jours tout au plus, Sainte Parascève t’aura guérie. Aujourd’hui, mon enfant, avant de recevoir la visite de ton père, j’ai entendu une voix me dire de prier pour toi : «  Panaghiota est très malade et elle en a grand besoin », m’a dit cette voix. »

Nous avons tout fait selon qu’elle nous l’avait prescrit, et, le troisième jour, les nodules noirs ont disparu, l’enflure généralisée a dégonflé, et surtout, je ne m’évanouissais plus de douleur au lever. Je suis allée rendre visite à toute ma famille et à mes amis, et comme ils s’attendaient à ce que je meure d’un jour à l’autre, ils n’en crurent pas leurs yeux. Je suis aussi allée chez l’Ancienne Sophie pour la remercier :

«  Regarde, grand-mère, je suis guérie, je te remercie !

-Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, mon enfant, c’est Sainte Parascève qui t’a soignée. Il faut que tu aies toujours de l’eau bénite de la Sainte, pour en boire et t’en asperger.

- Grand-mère, dans quelques jours c’est la fin de l’année scolaire, et nous passerons nos examens. Or cela fait deux mois que je manque les cours. Comment vais-je faire pour les réussir, avec tant de lacunes ?

- Tu vas faire le signe de croix, tu vas ouvrir ton livre, et tu vas étudier la page qui se présentera, parce que c’est sur le contenu de cette page qu’ils vont vous interroger. »

En faisant de la sorte, j’ai réussi mon année, parce que la majeure partie des sujets étaient tirés des pages que j’avais étudiées.

En 1979 l’Ancienne est tombée malade. Elle ne pouvait plus se lever, ni recevoir personne. Avec ma mère nous sommes allées la voir plusieurs fois, et elle était toujours sur son petit lit, couchée ou assise, sous sa couverture, souriante, le visage joyeux et paisible, dissimulant sa douleur.. Comme ma mère lui demandait avec insistance de quel mal elle souffrait, et qu’elle lui proposait de faire venir un médecin, l’Ancienne souleva la couverture et nous montra ses jambes, noires et gonflées de la plante des pieds jusqu’aux genoux, et rouges en divers endroits. Elle nous chuchota : «  Quand quelqu’un a un problème de santé et, par la Grâce de Dieu, obtient ici, dans ma cellule, sa guérison, c’est moi qui prends son mal. Ni je ne peux aller chez le médecin, ni je ne peux en recevoir un ici. Je vais prendre patience. C’est ainsi que cela doit être. Le Bon Dieu et notre Toute-Sainte vont m’aider. Je vous en prie, ne dites rien à personne. Que cela reste entre nous. Vous êtes comme mes enfants. C’est pour cela que je vous ai parlé. » »



Une jeune fille qui n’était pas mariée était devenue enceinte et voulait avorter. Elle rendit visite à l’Ancienne Sophie, qui l’écouta attentivement, lui témoigna beaucoup d’amour et de compréhension, et réussit à la convaincre de garder son bébé. «  Mon enfant, n’avorte pas. Cet enfant va devenir ta famille. La Mère de Dieu va t’aider. Ne tue pas une petite âme innocente. En le gardant, non seulement tu évites un grand péché, mais tu ne seras plus seule, tu auras désormais une famille à toi. » L’enfant vint au monde avec les bénédictions de l’Ancienne Sophie. Il grandit, se maria, eut lui-même deux enfants, et sa mère est aujourd’hui une mère et une grand-mère comblée.



Dorothée Elefthériadou de Néa Nikomidia raconte : «  J’avais un problème de santé. Je sentais dans ma gorge quelque chose qui m’étouffait, me causait des malaises, et j’avais du mal à déglutir et à respirer. Je me sentais tellement mal que je pensais que ça devait être un cancer. Un ami, Jean Géroulidis, me conduisit chez l’Ancienne Sophie. Elle me souhaita la bienvenue, m’écouta, et me dit : « A présent, je vais faire sur toi le signe de croix avec une croix en bois que je vais te mettre sur le front, et qui va y rester collée ; elle ne va pas tomber. » Je me dis alors en moi-même : «  Ca m’étonnerait que ça marche avec moi, incroyante comme je suis ». Et aussitôt la croix tomba. Alors l’Ancienne me dit : «  Mon enfant, ne pense pas des choses pareilles. Viens ici, que je recommence. » «  Pardon, Gérondissa, pour mon manque de foi », dis-je alors. L’Ancienne Sophie refit une prière, remit la croix sur mon front, et celle-ci y resta collée sans plus tomber. »



Une autre femme, mariée depuis de nombreuses années, ne parvenait pas à avoir d’enfants. Elle se rendit chez la Gérondissa Sophie et lui demanda ses prières. Quelque temps plus tard elle consulta un médecin qui l’examina. Lorsqu’elle apprit qu’elle était enceinte, elle courut aussitôt chez l’Ancienne. Toute emplie de joie, elle voulait lui annoncer qu’elle attendait un enfant et la remercier. Son mari n’était même pas encore au courant de la nouvelle. A peine arriva-t-elle chez Sophie que, sans avoir eu le temps de lui dire quoi que ce soit, l’Ancienne lui lança : «  Ah, mon enfant ! Bonne délivrance ! » La Gérondissa avait en effet compris qu’elle était enceinte.



«  Un jour, raconte sa belle-fille, elle est venue nous rendre visite. Tandis que nous étions tous assis à bavarder, elle me dit soudain : «  Il faut que j’y aille maintenant. Des gens me cherchent, et ils ont besoin de moi. » Elle se leva pour se mettre en route, quand, au même instant, un chauffeur de taxi arriva en demandant ma belle-mère. «  Des gens de Volos la cherchent », dit-il. «  Je sais, je sais. Je vous attendais. Allez à la maison ; j’arrive. » Il s’agissait de parents qui amenaient leur fils handicapé, marchant avec des béquilles. Ils l’avaient déposé au bas des marches, et essayaient de l’aider à monter. Ma belle-mère le bénit de loin d’un signe de croix et lui dit : «  Mon enfant, laisse tes béquilles, fais ton signe de croix, et n’aie pas peur. Vien voir la Mère de Dieu. » Et avec l’aide de la Toute-Sainte, l’enfant se mit à marcher, et abandonna définitivement ses béquilles. Les parents la remercièrent, et, par gratitude, lui laissèrent de l’argent en partant. L’Ancienne en fut contrariée et dit : «  Pourquoi tout gâcher maintenant ? Pourquoi gâcher la bénédiction que vous avez reçue ? Je ne veux rien du tout ! Que la Mère de Dieu vous garde. Enlevez ce démon -elle voulait dire et désignait ainsi l’argent – de la table, il va souiller la bénédiction. La bénédiction ne se rémunère pas. A moi, Dieu m’a donné la bénédiction gratuitement ; alors comment pourrais-je accepter de l’argent ? » 

Elle refusait non seulement de recevoir de l’argent, mais même aussi fût-ce de l’huile pour ses veilleuses. Ceux qui, par ses prières, avaient bénéficié d’une aide spéciale de la Providence, venaient parfois déposer devant sa porte une petite bouteille d’huile. Contrariée, elle disait à sa fille : «  Ah ! Mais que me font-ils là ? N’as-tu pas vu qui a déposé cela ici ? Pour moi, gloire à Dieu ! j’ai ma retraite, et j’ai la bénédiction de la Mère de Dieu. Pourquoi faudrait-il que je la perde ? » Elle redoutait de perdre la bénédiction qu’elle avait reçue de Dieu. Son fils, qui, malgré tout, avait des doutes, lui demanda un jour si elle n’avait vraiment accepté d’argent de quiconque. Elle lui montra ses mains en disant : «  Ah, mon fils ! Pour moi, j’ai les mains propres. Si j’avais voulu gagner de l’argent, il est sûr que j’aurais pu construire des châteaux… Mais le Seigneur m’a protégée. J’ai les mains pures. »



Une autre fois, l’on amena chez elle un homme malade. Elle sortit un moment de sa cellule, et revint le visage grave, comme si elle avait vu quelque chose. Lorsque les visiteurs furent repartis, sur un ton catégorique, elle dit à Métaxia  Géorgitzikis : «  Ce jeune homme, il va mourir. » Et, peu de temps après, nous apprîmes que, de fait, il était mort.



Cette même Métaxia rapporte ceci : «  Avant de partir à Athènes pour l’opération du pied de mon fils, l’Ancienne Sophie nous dit qu’il fallait que nous allions prier Saint Nicolas à Patrida. L’on était à la fin du mois de juin. Nous chantâmes la Paraklisis, ainsi que d’autres tropaires. Après quoi, l’Ancienne me dit : «  Balaie un peu ici, ma fille, nous allons faire jaillir de l’eau bénite. » Pour moi, je me demandai : «  Mais comment est-ce possible ? » Toujours est-il que je balayai et nettoyai bien l’endroit qu’elle m’avait désigné. L’Ancienne s’agenouilla, creusa un trou en terre, et pendant qu’elle chantait : «  Seigneur, sauve ton peuple… ! (1), le trou commença de se remplir d’eau bénite, qui, peu à peu, déborda, et s’épandit tout autour.

  1.  : ( Tropaire de la fête de l’Exaltation de la Croix, que l’on chante aussi lors de l’office de l’Aghiasma – ce qui est dire l’office de la bénédiction des eaux).

A la vue de ce phénomène extraordinaire, grandement émue, je pris de cette eau pour en laver le pied malade de mon fils. L’Ancienne Sophie ajouta : «  Viendra ici le temps où il y aura tant d’eau bénite que les gens viendront s’en asperger pour guérir, et que, de fait, ils guériront. Ici vont se produire de nombreux miracles. Et tu vois cette colline là-bas ? Le temps viendra où elle sera couverte de maisons. » Nous étions alors en 1964. Et aujourd’hui, de fait, cet endroit est couvert d’habitations. L’on appelle ce lieu « Phytiarika ». La source d’eau exista et guérit bien des gens jusqu’à la dormition de Sophie. Mais, à peine l’Ancienne se fut-elle endormie dans le Seigneur qu’elle se tarit. »



Un jour qu’elle parlait avec son fils, l’Ancienne Sophie dit gravement : «  Mon enfant, quant à moi, je vais partir. Maintenant, tu ne peux plus me barrer la voie. Dès le début de la semaine je vais m’en aller. » Son fils ne comprit pas ce qu’elle voulait dire, et il lui demanda où elle s’en allait. A nouveau elle insista : «  Cette fois, tu ne pourras pas me barrer le chemin, comme tu l’as fait lorsque tu m’as donné trois années de vie supplémentaires. » En effet, elle avait, trois ans auparavant, souffert d’une occlusion intestinale. Son fils l’avait fait hospitaliser, et elle avait été opérée. Son fils raconte : «  Le jour de sa dormition, je travaillais sur un chantier. Ma sœur est allée la voir. Elle m’a téléphoné de venir d’urgence. Je suis arrivé au plus vite. En me voyant, ma mère a remué la tête, et a dit : « Je pars. » C’était fini.

L’Ancienne Sophie s’est endormie dans le Seigneur la veille de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, le 13 septembre 1983. Bien des gens continuèrent et continuent aujourd’hui encore de se rendre dans sa cellule, pour y prier et y demander son intercession.

Mémoire éternelle à l’Ancienne Sophie !



23

Presbytéra Vassilikie G. Nanos

( 1911-1985)



Vassilikie naquit le 1er janvier 1911, dans le village de Vitala, près de Kymi, sur la presqu’île d’Eubée (1).

  1. : ( Les détails concernant la Vie de la Presbytéra Vassilikie nous ont été transmis par son fils, l’Archimandrite Christophe Nanos, de la métropole de Néa-Smyrni. Nous l’en remercions (N. d. A.)

Ses parents, Nicolas et Marie, paysans agriculteurs, se distinguaient par leur grande piété et pour le grand amour qu’ils portaient à leur famille. Vassilikie était l’aînée d’une famille de six filles.

Dés son plus jeune âge, chaque dimanche, elle emmenait ses sœurs à l’église. Ses parents lui avaient transmis la crainte de Dieu, laquelle imprégnait toute sa vie quotidienne, tant et si bien que cette crainte s’était peu à peu transformée en amour pour le Christ. Dès son enfance, elle avait été visitée de la Grâce de Dieu.

En particulier, cependant qu’elle était gravement malade, elle reçut une visitation déterminante. Car elle vit soudain, au-dessus de son lit, un noble personnage, lequel portait une chemise claire et des vêtements caractéristiques de l’époque de la Turcocratie. Le matin venu, elle décrivit cette vision à sa mère, laquelle réussit à trouver l’icône représentant la personne que sa petite fille avait vue. Il s’agissait du Saint néo-Martyr Georges de Ioannina (2).

  1.  : (Faisant office de palefrenier au service d’un Turc, Georges fut accusé d’avoir renié sa foi musulmane, alors qu’il n’avait jamais cessé d’être Chrétien. Confessant inébranlablement sa foi, il fut torturé puis pendu le 17 janvier 1838. L’Eglise célèbre sa mémoire le 17 janvier).

L’immédiate conséquence de cet événement fut la prompte guérison de la fillette. Une autre fois, Saint Nicolas lui apparut, pour la conduire sur le chemin de la vertu, en lui prodiguant ses conseils spirituels.

Ses parents voulaient la marier, mais, quant à elle, elle souhaitait se consacrer et se vouer au Christ, qu’elle aimait tant, et voulait devenir moniale. Mais, comme ses parents insistaient, et qu’elle ne pouvait pas leur désobéir, elle pria pour que le Seigneur lui envoyât du moins un homme bon, lequel aspirerait à devenir prêtre. «  De manière à ce que j’éponge la sueur de son front », disait-elle. Elle voulait probablement dire que, de cette manière, ce serait le visage du Fiancé, le Christ, pendant Sa Passion, qu’elle aurait l’impression d’essuyer.

Le Seigneur permit donc qu’elle rencontrât Georges Nanos, un jeune garçon pieux originaire du village voisin, qui souhaitait devenir prêtre. Ils furent lors unis par le sacrement du mariage. Puis, en 1936, Georges Nanos fut ordonné prêtre dans le village de Grammatikiani, et désigné clerc, non rémunéré, pour desservir le village, et ce, grâce au vote du conseil local, avec le consentement du Métropolite de Karystia, lequel était alors Monseigneur Pantéléimon Phostini. La Presbytéra Vassilikie demeura aux côtés de son époux telle une autre Sarah. Elle apportait au Père son soutien dans l’édification de son œuvre spirituelle, entreprise fort difficile étant donné les circonstances de l’époque.

Dieu leur accorda d’avoir dix enfants. Mais, hélas, quatre d’entre eux moururent sous l’Occupation, faute de nourriture et de soins médicaux. La Presbytéra était tellement naïve que, lorsque les forces de l’occupant arrivèrent dans leur village, elle demanda à son mari : «  Mais d’où viennent-ils donc ? » Lorsqu’elle entendit les explications de son mari, elle se demanda comment il pouvait se faire que ces hommes fussent si mauvais.

Au cours des premières années de son mariage, voici ce qu’elle fut digne de voir : Une nuit, vers quatre heures du matin, tandis qu’elle s’apprêtait à se lever pour vaquer aux divers travaux domestiques, elle aperçut soudain, sur la première marche du perron de sa maison, un clerc revêtu des ornements épiscopaux. Effrayée, dans un premier temps, elle revint ensuite de sa surprise en entendant ce respectable Evêque lui dire : «  Dis au prêtre de se rendre à l’église. » Pensant alors qu’il s’agissait du Métropolite de Karystia, la Presbytéra entra dans la chambre du Père Georges, et lui dit de se lever bien vite pour aller à l’église, pour ce que l’Evêque était venu de Kymi. Mais, lorsque le Père Georges vit l’heure, il lui dit : «  Mes enfin, ma bénie de Dieu, comment est-il possible que l’Evêque vienne à une heure pareille dans ce village, revêtu, qui plus est, de ses ornements épiscopaux ? » Il lui suggéra de venir avec lui à l’église, et de lui montrer sur les icônes laquelle ressemblait à l’Evêque qu’elle avait vu. Dès que la Presbytéra aperçut l’icône du Saint néo-Martyr Séraphim de Phanarios ( 1), elle s’exclama : «  Le voilà, Père Georges ! C’est bien cet Evêque qui est venu chez nous. »

Sa vie personnelle avait les caractéristiques de la vie d’un ermite. Autour de la table familiale, elle s’asseyait quelque peu en retrait, devant la plus petite assiette, laquelle contenait seulement quelques restes. Elle cuisinait, dressait al table, servait le repas, mais s’asseyait toujours la dernière, et ne mangeait que quelque peu de ce qui restait. Elle disait à ses enfants : «  Vous, vous avez besoin de manger pour bien grandir. » Elle se considérait toujours comme de trop, et se sentait continûment redevable envers tous, bien qu’elle ne demandât jamais rien à personne.

Elle n’aimait pas l’argent, et il lui était agréable de ne pas en avoir. La réponse qu’elle donnait à Père Georges, lorsqu’il lui tendait de l’argent pour faire des courses, était à cet égard remarquable : «  C’est l’argent, qui a trahi le Christ. Je ne veux dès lors pas y toucher. Il vaut mieux que j’achète à crédit, et que vous alliez payer ensuite. Parce que si vous me laissez cet argent, je vais le donner au premier pauvre que je croiserai, ou qui me demandera de l’aide, et vous n’aurez dès lors plus rien à manger. Il est préférable que vous gériez cela vous-mêmes, et, quant à moi, je me contenterai de préparer les repas, et de prendre soin de vous. »

Quand des visiteurs ou des proches venaient chez eux, elle n’entrait pas dans le salon, mais restait dans la cuisine pour préparer la collation. Quand ses enfants l’appelaient pour qu’elle les rejoigne, elle disait d’une voix humble : «  Mes enfants, pour moi, je suis un peu bizarre et je n’ai pas d’instruction ; vous allez avoir honte de moi. Alors que vous, vous avez des connaissances, et je suis fière, depuis la cuisine, de vous entendre parler. »

Elle se levait à minuit et priait avec larmes devant l’iconostase, où, dans un coin, elle avait disposé une veilleuse suspendue au-dessus de ses icônes. Elle priait le Christ et la Mère de Dieu pour sa famille, pour ses amis, et pour ses ennemis.

Un jour elle demanda : «  Pourquoi Satan ne se repent-il pas, de manière que le Christ le sauve ? Quel dommage ! Il va damner son âme en agissant selon son habitude invétérée… » Elle voulait prier aussi pour lui. Mais, ensuite des explications que lui donna Père Georges, elle fit obéissance, et y renonça. Il arrivait qu’elle donne des conseils désarmants de simplicité à des athées ou à des témoins de Jéhovah. Elle parvenait à les convaincre de faire le signe de la croix et de se rendre à l’église, parce que, disait-elle, « la Toute- Sainte ne veut pas que l’on dise du mal de son Fils ».

Elle avait beaucoup d’amour pour le Christ. Aussi, quand le Père Georges lui demanda : «  Qui aimes-tu le plus, le Christ, ou moi ? », elle répondit avec beaucoup de respect, mais aussi avec une grande assurance : «  Le Christ, Père Georges ! Le Christ ! Toi aussi, je t’aime, mais pas autant que le Christ. Je t’aime parce que tu es le prêtre du Christ, et que tu tiens Dieu dans tes mains quand tu célèbres ! »

A un âge avancé, elle confia un jour à son fils qui étais devenu hiéromoine : «  Comme je suis heureuse que tu sois devenu moine et prêtre ! Malheureusement, je n’ai rien à te donner. La seule chose que je possède, ma seule fortune, c’est cette icône du Fiancé (1).

  1.  : ( Dans la tradition grecque, cette icône du Christ est vénérée pendant les trois premiers jours de la Semaine Sainte. Elle représente le Christ humilié de la plus extrême humilité, revêtu de la pourpre du manteau de dérision, ceint de la couronne d’épines, et portant un roseau dans la main droite).

Je l’avais achetée au village, lorsque j’étais encore enfant. J’avais vu le Christ pendant mon sommeil, qui m’avait dit : «  Là où tu me trouveras, prends-moi ! » Le lendemain matin, un ancien prisonnier devenu vendeur ambulant passa devant chez nous. Il vendait des icônes. Je lui ai demandé s’il vendait l’icône du Christ. Il me montra cette icône du Fiancé, et je l’ai achetée. Je ne m’en suis jamais séparée depuis, parce que c’est ce que j’ai de plus précieux. » Au cours de ses entretiens avec autrui, au sujet de la puissance du Seigneur, elle disait avec crainte : «  Le Christ ressuscite même les morts ! » Elle le vit aussi sous la forme d’un agneau blanc, lequel lui avait dit qu’il fallait qu’elle s’éloigne de Kymi avec sa famille, parce qu’un grand séisme allait survenir. Le Père Georges n’accorda pas de crédit au rêve de son épouse, et la famille resta sur place. Or, peu de temps après, un séisme catastrophique eut bel et bien lieu. Fort heureusement, par miracle, ni eux ni leur maison ne subirent aucun dommage.

Un mois avant sa dormition, elle eut un accident vasculaire cérébral. Elle demeura hémiplégique, endurant de fortes douleurs. Son fils André lui demanda pourquoi elle ne demandait pas à la Mère de Dieu de la guérir. A quoi elle répondit : «  C’est ce que je fais. »

Au matin du 1 er avril 1985, elle parut joyeuse, sereine, et délivrée de ses douleurs. André s’absenta un moment de la chambre de sa mère, puis entendit qu’elle l’appelait. Lorsqu’il revint près d’elle, elle était déjà partie pour la vie éternelle à laquelle elle avait tant aspiré. C’est alors qu’en lieu et place d’être envahi par la peur ou le chagrin, il ressentit une joie ineffable, semblable à celle qu’il éprouvait durant la nuit de la Résurrection. Vivre la Joie de la Résurrection à côté du corps défunt de la Presbytéra fut pour lui une expérience spirituelle sans pareille.

Son fils, le hiéromoine Christophe, se trouvait alors en Angleterre pour ses études, et il ne parvint pas à revenir à temps pour assister à l’office de l’ensevelissement et des funérailles. Cela lui causa un vif chagrin. Mais, quelques jours après l’enterrement, aux alentours de quatre heures du matin, il eut une apparition de sa mère, qui lui dit tristement : «  Mon fils, pardonne-moi de ne pas t’avoir dit au revoir ! » Mémoire éternelle à la Presbytéra !



24

Dimitri Argyropoulos

( 1889- 1986)



Dimitri naquit en 1889 dans le village de Chryso, près de Salona. Il perdit son père, Euthyme, lorsqu’il était encore petit. Avec sa mère, Eustathie, son frère Jean, et sa sœur Parascève, il s’installa à Corinthe, et, dès son plus jeune âge, commença de travailler dans une épicerie. Par la suite, il put acquérir son propre petit magasin d’alimentation. Son honnêteté était exemplaire, en particulier lorsqu’il faisait usage de la balance. Il y mettait toujours une poignée de plus, afin que le client ne soit pas lésé.

Son frère fut tué en 1918. Sa mère en fut si terriblement affligée qu’elle en perdit la tête. En outre, sa soeur tomba malade, pour ce que sa tante la frappait durement. Elle errait tout le jour sur les chemins, un roseau à la main, et ne rentrait que le soir pour dormir.

Dimitri supportait calmement et avec le sourire les insultes et les colères de sa mère. Elle lui lançait à la figure tout ce qui lui tombait sous la main. Il allait s’essuyer, puis, toujours souriant, demandait à sa mère si elle souhaitait quelque chose. Elle proférait à son adresse les pires insultes : «  Barbare ! Chien ! » Mais il ne répondait rien. Elle le menaçait d’un couteau sous la gorge. Mais il souriait, et restait sans réaction. Les voisins entendaient les éclats de voix de sa mère jusque tard dans la nuit. Comme Dimitri ne dormait pas assez, il lui advenait de perdre connaissance durant le jour. Une fois, il se fit en tombant une commotion cérébrale, et dut être hospitalisé. Il endurait sans se plaindre cette vie de martyre. Le sourire perpétuellement aux lèvres, il prenait soin de sa mère et de sa sœur avec patience et amour, jusqu’à ce que sa mère s’endormît dans le Seigneur au grand âge de cent cinq ans.

Il menait une vie ascétique. Il dormait sur un lit constitué de deux simples planches de bois, posées sur deux vulgaires caissons. Il n’avait qu’une tenue de rechange : une pour l’hiver, et une pour l’été. Il ne possédait que le strict nécessaire ; et le peu qu’il avait était simple et modeste. Son alimentation était austère et frugale. Il faisait bouillir quelques nouilles, une tasse de légumes secs, ou bien quelques pommes de terre, et cela lui constituait toute sa nourriture de la journée. Il restait à jeun jusqu’à la neuvième heure (1), et ne mangeait qu’une fois par jour, et parfois pas du tout.

  1.  : ( Sur cette pratique ascétique, voir la première note du chapitre 4 ( N.d.A)).

Il n’acceptait pas de cadeaux, ni qu’on eût pour lui d’attentions particulières.

Il parlait peur, ne disait que ce qui était indispensable, et ne critiquait jamais personne. Il avait écrit sur un papier qu’il avait accroché au mur cette sentence : «  Celui qui veille sur ses lèvres sauvegarde son âme » ( Pr 13, 3). Aucune parole superflue, non plus que fracassante, ne sortait de sa bouche. Et, comme le dit le Saint Apôtre Jacques, frère du Seigneur : «  Si quelqu’un ne commet pas d’écart de paroles, c’est un homme parfait, capable de maîtriser tout son corps » (Jc 3, 2).

Tel était l’humble et discret Dimitri. Lorsqu’on lui demandait de donner un avis spirituel, il répondait charitablement, et donnait des conseils spirituels empreints de délicatesse. Il aimait à prier, et il s’adonnait à la prière nuit et jour. Il avait pris l’habitude de rester éveillé, de ce que les sempiternelles crises de sa mère l’avaient des années durant empêché de dormir. Aussi passait-il la majeure partie de la nuit à prier.

N’ayant suivi pour seul cursus que celui de l’école primaire, il avait peu d’instruction. Néanmoins, il étudiait beaucoup la Bible, et connaissait par cœur nombre de prières. Chaque jeudi, il se rendait dans une maison voisine, et y faisait la lecture d’un livre spirituel. Très humble, et très fervent dans sa prière, il recevait de nombreuses visites de gens souhaitant recueillir de lui un conseil spirituel. Une jeune fille fort soucieuse lui rendit un jour visite, pour ce que, bien qu’excellente étudiante, elle avait échoué à son examen d’entrée à l’université. Elle s’en vint avec sa mère voir Dimitri, pour recevoir de lui un peu de réconfort. Il célébra à son intention un office de Paraklisis, ce qui est dire de supplication. Après quoi Dimitri dit à la jeune fille : «  Chère enfant, ne t’inquiète plus. Le Seigneur te prépare un autre chemin. » De fait, l’année suivante, sans qu’elle eût à passer d’examen, elle fut sélectionner par la meilleure entreprise industrielle du Pirée, du fait qu’elle avait eu la mention « Très bien ». Au cours de cette même année, un jeune homme la demanda en mariage ; après quoi, il lui imposa d’interrompre ses études et de cesser de travailler. Elle se maria, et mit au monde quatre enfants. Elle se souvint alors des mots de Dimitri. Et elle comprit que l’autre chemin qu’il avait évoqué était celui du mariage.

Ensuite du grave séisme qui toucha Corinthe en 1981, certains fidèles dirent : « Ah ! C’est parce qu’il y a des gens qui prient comme Dimitri qu’il n’y a pas eu de grands dégâts ». En effet, il n’y eut aucune victime à déplorer, et ce, bien que le séisme se fût produit de nuit.

Dimitri était toujours très assidu à l’église. Il s’y tenait penché et courbé vers le sol en signe d’humilité, et il s’y montrait extrêmement attentif à écouter la substance des textes qui y étaient chantés et lus. Quand il allait communier, les fidèles lui cédaient le passage pour qu’il communie en premier. A la fin de la Liturgie, il prenait du pain bénit et s’en allait aussitôt, sans prendre le temps de parler aux fidèles. Lorsqu’on le saluait, il ne levait pas la tête, mais se contentait sans parler de rendre la salutation en esquissant un sourire compatissant et serein.

Une fois qu’il fut à la retraite, il se consacra davantage encore à la prière et aux offices du culte divin. Il participait à la Liturgie, chaque jour si possible, et pratiquait la communion fréquente. Il remplaçait le chantre lorsque celui-ci était absent.

Il était visible sur son visage ascétique que la Grâce de Dieu y était épandue. Un enfant, qui vit un jour Dimitri au sortir de sa tête, dit à son père qu’il l’avait vu avec une auréole sur la tête.

Une autre fois, un homme qui le vit communier, dit à sa mère : «  Regarde, Maman ! Dimitri est en feu ! »

Quelqu’un commit un jour un délit juste en face de son magasin. C’est pourquoi il fut aussitôt convoqué par la justice en qualité de témoin. Or, il était fort soucieux, pour ce qu’il ne voulait pas prêter serment. Lorsqu’il fut appelé pour faire sa déposition, le président du tribunal lui dit : «  Monsieur Argyropoulos, nous n’exigeons pas de vous que vous prêtiez serment, parce que nous ne doutons pas du fait que vous allez nous dire la vérité. »

Son calme et sa bonhomie – ce qui est dire sa simplicité dans les manières, unie à sa bonté de cœur – étaient extraordinaires. Quelqu’un, le renversa avec sa bicyclette, et, par-dessus le marché, trouva moyen de lui lancer encore des jurons. Mais Dimitri se contenta de se relever, d’épousseter ses vêtements, et de sourire sans mot dire.

Il distribuait en cachette un grand nombre d’aumônes. Lorsqu’il prêtait de l’argent à quelqu’un, il n’acceptait pas qu’on le lui rende. Il appliquait à la lettre les paroles de l’Apôtre : «  Il y a plus de joie et de bonheur à donner qu’à recevoir » ( Ac 20, 35). Il venait en aide aux pauvres, aux malades, et aux orphelins. Il se rendait, de nuit, devant les maisons de familles dans le besoin, muni de sacs de denrées alimentaires, dont, sans que personne l’eût remarqué, il laissait un devant chaque porte de ces pauvres. Ensemble avec d’autres fidèles, ils créèrent l’Association Chrétienne Orthodoxe de l’Apôtre Paul. Dimitri, bien que ses ressources fussent modestes, offrit le bâtiment dans lequel fut édifiée la salle de conférences.

Il donnait ces conseils spirituels : «  Aime tout le monde, et garde cependant avec tous tes distances ». « Aimez les ennemis qui vous ont fait et vous font du mal ». Ne manquons jamais de prier, et d’abord pour le monde, pour les étrangers, et pour vos ennemis ». «  Il convient de prier pour tous ceux qui nous critiquent ». Et encore : «  Le Seigneur nous envoie bien des épreuves. Mais il nous faut être patients. »

A trois reprises, Dimitri fut opéré d’une hernie inguinale. Hospitalisé pendant la Semaine Sainte, il suivit la prescription des médecins et consentit à manger de la viande. Il frôla la mort, mais , par après, se rétablit.

Il avait préparé et posé à son chevet la tenue qu’il souhaitait revêtir pour le grand voyage vers l’éternité. Il légua le montant de son compte bancaire et ses maigres économies à un enfant handicapé. Durant les deux dernières années de sa vie, il ne communiqua plus du tout avec quiconque. Il s’endormit dans le Seigneur à l’âge de 97 ans, le 21 juin 1986, et fut enseveli le jour même de la fête. Au cours de son oraison funèbre, que prononça l’ancien maire de Corinthe, lequel avait été un gymnaste d’exception, Siphis Collias déclara : «  Aujourd’hui, Corinthe enterre son Saint. »

En effet, tous reconnaissaient sa vertu et le respectaient grandement. Il constituait pour eux le modèle du parfait Chrétien, dont la présence inspirait tout son entourage. Toute sa vie durant, il avait toujours été souriant, paisible, serein, patient.

Sur sa pierre tombale, ses proches inscrivirent ces mots : «  Dimitri Argyropoulos le Miséricordieux. » Mémoire éternelle !



25

Tatiana Savidis

(1905- 1987)



Tatiana Savidis, de bienheureuse mémoire, naquit en 1905 à Kara en Asie Mineure. Elle était d’une famille nombreuse, pieuse, et traditionnellement pratiquante. Du fait de la guerre turco-russe, les Savidis furent contraints de se réfugier en Ukraine. Tatiana y acheva ses classes d’école primaire, et y apprit à maîtriser le russe à la perfection. Puis, en 1922, lorsque les soviétiques prirent le pouvoir, la famille partit pour la Grèce. Tatiana avait alors environ dix-sept ans. Le premier endroit où ils purent faire étape fut Macronèse, où ils furent mis en quarantaine. Hélas ! Ses deux parents, ainsi que la plupart de ses frères et sœurs, y moururent. C’est ainsi qu’accompagnée des deux aînés, qui, seuls avec elle, avaient survécu, elle parvint à Ptolémaïda après deux mois d’errance et de difficultueuses péripéties au travers de diverses régions de Grèce. Elle épousa par la suite Héraclès Savidis, avec lequel elle s’établit définitivement à Véria. Ils eurent dix enfants, d’entre lesquels seuls cinq survécurent.

A Véria, Tatiana se lia à des fraternités chrétiennes, ainsi qu’à un Ancien qu’elle prit pour Père Spirituel. Elle tâchait de mettre en pratique tout ce qu’elle entendait dans les homélies ou lisait dans les livres de spiritualité orthodoxe.

Extérieurement, Tatiana n’avait rien d’impressionnant : elle était maigre, et de taille moyenne, et avait le visage émacié et le teint diaphane. Lorsque, pour prier, elle élevait les mains, ses doigts ressemblaient à de frêles brindilles. Cependant, ce corps d’apparence décharnée, abritait une âme embrasée de la flamme du Saint-Esprit. Elle était emplie de foi et d’amour pour Dieu. Souvent, elle s’exclamait : «  Oui, j’aime Dieu ! » Elle exhortait son entourage, répétant à l’envi cette phrase de l’hymnographe : «  Enfants, aimez Dieu, et ne préférez rien à Son amour. »

Elle se réjouissait quand les membres de sa famille, à sa suite et comme à son imitation, se mettaient à vivre une vie spirituelle, et qu’elle voyait ses enfants arriver les premiers à l’église. Elle leur avait montré à ne pas manquer les Matines du dimanche et des jours de fêtes. Le dimanche, donc, ils se réveillaient dès six heures trente afin de se préparer suffisamment tôt pour être avant l’heure à l’église. Et ce, l’hiver même, et par temps de grande froidure aussi bien. Quant à elle, elle se rendait à l’église la première, bien avant le début des matines. Elle réussit à convaincre un de ses fils de sacrifier ses matchs de football pour assister aux Vêpres du samedi, et ce, pour qu’il pût aussi y apprendre la musique byzantine.

Tatiana vivait pleinement le mystère de la sainte Eucharistie, et elle en retirait beaucoup de joie. Elle confia à son fils que la joie qu’elle ressentait au moment de la Divine Liturgie était telle, que si quelqu’un, à ce moment-là, disait-elle, lui eût donné un coup de couteau dans le cœur, elle n’en eût rien ressenti. «  Ma joie, disait-elle, est la Divine Liturgie, et ma plus grande tristesse en est le renvoi final : «  Par les prières de nos Pères Saints aie pitié de nous », qui en marque l’achèvement.

Tatiana avait connu d’expérience et vu durant la Liturgie des Visitations célestes. Le Père Christos Varélas, diacre de la paroisse Saint-Georges, et devenu dans l’entre-temps prêtre de l’église des Saints-Anargyres, se demandait si es Anges étaient véritablement présents autour du saint autel au moment du chant de l’Hymne chérubique. Or, durant une Liturgie, il entendit voleter des anges, et sentit que leurs ailes lui frôlaient le dos. Il le conta à Tatiana, qui s’exclama : «  Eh ! Père Christos ! Ne sais-tu donc pas que les Saints sont tout autour de nous ? » Pour moi, j’ai très souvent vu ici, dans l’église Saint-Georges, des Saints et des Anges ! »

Elle trouvait sa grande joie dans la prière. Elle disait que, durant le temps qu’elle priait, elle éprouvait en elle des tressaillements de joie divine. Agitant sa main, elle dit une autre fois : «  Que vous dire, mes enfants ? Que dit l’Apôtre Paul ? : « Persévérez dans la prière » ( Romains 12, 12). Aussi ne devons-nous être ni paresseux ni indolents dans la prière, et ne pas nous en fatiguer aisément. Par malheur, notre monde fait que nous oublions souvent le Seigneur. Les soucis matériels du quotidien nous dévorent et nous absorbent tellement que nous n’arrivons pas même à vouer et consacrer un peu de temps, pour communiquer matin et soir avec Dieu. Dès lors, nous devenons semblables à des bêtes. »

Lors même qu’elle était entourée de ses enfants et de ses nombreux petits-enfants, et qu’elle prenait en même temps soin de sa maison, jamais cependant, en aucun cas, elle ne négligeait sa prière ni d’aller aux offices de l’église. A tout ce monde qui l’entourait elle disait paradoxalement : «  Je voudrais que, tous, vous m’oubliiez. Oui, laissez-moi seule avec Dieu. »

Lorsque les cloches de l’église annonçaient Vêpres ou la Divine Liturgie, peu importait ce qu’elle était en train de faire : Sur-le-champ alors, Tatiana laissait tout en plan et courait à l’église. Une fois, l’heure des Vêpres sonna tandis qu’elle trayait une vache. Laissant le seau au beau milieu de la cour, elle partit pour l’office. Il eût dès lors été normal que les nombreux chats de la maisonnée boivent ce lait, ou que d’autres d’entre leurs animaux le renversent. Or, étonnamment, elle trouva le seau intact à son retour.

Son amour pour les prêtres et sa vénération envers eux étaient sans limites. Jamais elle ne les critiquait, ni ne commentait leurs agissements. Tous, elle les voyait bons, et toujours, elle prenait leur bénédiction. Souvent, elle envoyait des prosphores qu’elles avait pétries à des prêtres desservant d’autres paroisses que la sienne. Les Pères, eux aussi, l’estimaient, et ils la respectaient, en raison de la vie sainte qu’elle menait, consacrée et vouée toute à Dieu.

Chaque matin, Tatiana se rendait à l’église, qu’y soit célébrée la Liturgie, ou seulement les Matines. Elle passait ensuite sa journée à accomplir ses travaux ménagers, puis à l’étude de la Sainte Ecriture, ainsi qu’à l’étude de livres de spiritualité. Le soir, elle assistait à l’office des Vêpres et restait à l’église Saint-Georges jusqu’à deux heures du matin. Les prêtres de la paroisse de la Toute-Sainte-Dexia ( droitière) (1) lui avaient confié les clefs de l’église. Elle priait habituellement à genoux, les bras tendus vers la Mère de Dieu, totalement abimée dans la prière. Un jour, un grand bruit retentit juste derrière l’icône de la Toute-Sainte, ce qui fit sursauter de peur tout le monde, à l’exception de Tatiana, qui demeura impassible.

Durant les offices, son attention était entièrement dirigée sur les mystères spirituels qui s’y accomplissaient. Au moment du : « Il est digne en Vérité de te célébrer… », elle se tenait debout, quasiment sur la pointe des pieds, les bras grands ouverts. Elle ne souffrait pas de voir quelqu’un assis en cet instant, et, si tel était le cas, elle allait lui demander de se lever. Personne cependant ne s’en vexait pour autant, car elle aimait tout le monde. Il advenait parfois, durant la Divine Liturgie, qu’elle avouât sentir s’exhaler un parfum suave de sainteté.

Elle priait en esprit, invoquait l’intercession de nombre de Saints, et récitait par coeur des offices de Paraklisis, ainsi que tout l’ensemble des divers autres offices. Elle fut fidèle à cette règle qu’elle s’était établie pour elle-même, et ce, même sous l’Occupation. Une nuit, alors qu’il était extrêmement dangereux et terrifiant de circuler dans les rues, Tatiana, au moment de quitter l’église pour s’en retourner chez elle, fixant l’icône de Saint Georges, s’adressa au Saint en ces termes : « Saint Georges, mon Saint, ramène-moi à la maison ». Et tandis qu’elle marchait, elle discernait clairement le bruit des sabots d’un cheval cheminant à ses côtés. En arrivant, elle entendit la voix de son invisible compagnon de route lui souhaiter bonne nuit. Alors, elle comprit que c’était bien Saint Georges qui l’avait effectivement raccompagnée jusque chez elle.

Le Père Christos Varélas parlait un jour avec un militaire. Celui-ci lui demanda : «  Existe-t-il aujourd’hui encore des Chrétiens qui prient au cours de la veille de la nuit ? » A quoi le Père Christos répartit : «  Oui, il y en a encore. » Puis, une nuit, il le mena à l’église, en ouvrit la porte, et appela à voix forte : « Tatiana ! ». Une voix lui répondit : «  Père Christos, c’est toi ? » Alors l’officier s’exclama : «  Gloire à toi, mon Dieu ! Il existe encore, ne fût-ce qu’un seul, un Chrétien qui veille la nuit en prière ! »

Dans l’église Saint Georges, Tatiana avait coutume de prier devant un Christ en Croix. Un jour, la marguillière qui faisait le ménage dans l’église remarqua Tatiana priant devant le Crucifié. Lorsqu’elle eut achevé son travail, elle voulut lui souhaiter bonne nuit, mais celle-ci avait disparu. Par la suite, la marguillière apprit que, ce jour-là, Tatiana se trouvait à Athènes, et quand elle l’interrogea à ce sujet, Tatiana lui expliqua qu’elle se trouvait certes bien à Athènes, en effet, à ce moment, mais que son esprit était bien là, devant le Crucifié.

Une autre fois, Tatiana faisait encore le ménage dans l’église, lorsqu’elle se mit tout soudain à pleurer. Elle s’en expliqua à la marguillière : «  Anastasia ! Satan, de ses deux mains, vient de me donner dans le dos un coup violent ! » Mais la marguillère, bien loin de la croire, se mit à rire : «  Ne ris pas ! », s’opposa Tatiana. « Appelle plutôt le père ! » Le prêtre arriva, et lui fit sur le dos le signe de croix à l’aide de la sainte lance (1).

  1.  : ( Instrument dont se sert le prêtre pour la préparation des Saints Dons, en référence à la lance du centurion qui transperça le côté droit du Christ en Croix ).

De fait, parce que Tatiana priait beaucoup, le Diable avait contre elle déchaîné sa colère en la frappant. 

Deux nièces de Tatiana, K. et D., passèrent une nuit chez elle. Celle-ci prit grand soin d’elles, leur servit à dîner, apprêta deux lits, puis elle commença à dire sa règle de prière. K. dit alors à D. d’un ton moqueur : «  Allons ! Regarde comme elle prie ! », et elle se prit à rire. D. voulut l’arrêter : «  Mais tais-toi donc, parce qu’elle nous entend. » Ce manège dura un petit moment, cependant que leur tante Tatiana demeurait plongée dans sa prière. Or, à peine venaient-elles de s’endormir que celle qui avait raillé sa tante s’éveilla en sursaut, et bondit de son lit en poussant un cri. Elle tremblait de tout son corps et l’une de ses joues était toute rouge. Elle expliqua que quelqu’un était venu durant son sommeil lui administrer une claque retentissante. Tatiana comprit alors ce qui s’était passé et tenta de la réconforter.

Un soir, des proches vinrent chez elle pour y passer la nuit. Tatiana était partie à l’église pour y dire les Complies, qu’elle faisait suivre de sa règle de prière personnelle, laquelle durait des heures. Son fils vint la prévenir. Il entrouvrit la porte de l’église, et appela en chuchotant : «  Maman ? ». Mais il ne reçut aucune réponse. Il appela de nouveau : «  Maman ! Nous avons de la visite ! » En dialecte pontique alors, brève, sévère, abrupte et tranchante, elle rétorqua : «  Ne gâche pas ma prière, voyons ! Allons, va-t-en ! Va-t’en ! » Et elle ne rentra chez elle qu’une heure plus tard.

En dépit de tout le temps qu’elle passait à l’église, elle ne négligeait cependant en rien son foyer. Sa maison était toujours propre et bien tenue. Ses repas étaient délicieux, et servis dans les temps. Elle connaissait bien la cuisine du Pont. Les dimanches de Carême, pour encourager et récompenser ses enfants qui jeûnaient, elle préparait de savoureuses soupes.

C’était elle désormais qui veillait soigneusement au beau ménage de l’église Saint-Georges, des chapelles de la paroisse, ainsi que d’autres églises de Véria. Non seulement elle se donnait beaucoup de peine pour entretenir la beauté de la maison de Dieu – l’office de l’Eglise priant Dieu pour ceux qui aiment la Beauté de Sa Maison-, mais elle y consacrait financièrement l’entière moitié de sa petite retraite, qu’elle percevait et recevait de l’Organisme d’Assurance Agricole (OGA). Outreplus, chaque semaine elle pétrissait des prosphores pour Saint-Georges, ainsi que pour diverses autres églises.

La joie de Tatiana résidait dans le fait de demeurer de longues heures dans l’église Saint-Georges, d’y prier, et d’y prendre grand soin de ces lieux saints. Un jour, tandis qu’étaient en cours des travaux d’embellissement, Tatiana remarqua sur le saint autel quelque peu de poussière. Elle se demanda intérieurement s’il convenait ou non qu’elle l’enlevât. Avec une crainte emplie de dévotion elle étendit sa main pour l’atteindre, lorsqu’elle sentit qu’en ce même instant une main invisible saisissait la sienne pour la repousser. Dès lors, plus jamais elle n’osa s’approcher du saint autel.

Comme si elle eût été moniale Grand Schème du Grand Habit*, Tatiana, simple mère de famille, savait par cœur nombre de prières, d’hymnes, de canons*, de psaumes, d’offices de Paraklisis, ainsi que l’Acathiste à la Mère de Dieu, les prières d’avant la communion, la prière sacerdotale du Seigneur, et son commentaire théologique, ainsi que des chapitres entiers de la Sainte Ecriture.

Un jour que Tatiana était restée tard dans l’église pour y faire le ménage, elle fut soudain si fatiguée qu’elle se sentit incapable de rentrer chez elle. Epuisée, à bout de forces, elle demanda à la Mère de Dieu de la réveiller à quatre heures du matin, afin de pouvoir rentrer chez elle avant de revenir dans les temps pour la Divine Liturgie. Aussitôt alors, elle s’endormit alors devant son icône. Un peu plus tard, apparut dans la pénombre un jeune homme, qui lui dit : «  Eveille-toi, Tatiana : Il est quatre heures déjà. »



L’un des prêtres qui desservait la paroisse et y célébrait était depuis longtemps troublé par un sérieux problème, dont il pensait qu’il ne serait jamais résolu. Un matin, cependant qu’il arrivait à l’église pour y célébrer, il y trouva Tatiana, laquelle était déjà sur place, étant toujours la première à arriver dans l’église ; il lui confia son souci. Avec une extraordinaire détermination alors, elle lui dit : «  Père, toi, tu vas entrer dans le sanctuaire pour y célébrer. Moi, je vais rester dans l’église. Saint Georges va se tenir là, debout devant la porte, et tu verras que tout va s’arranger et rentrer dans l’ordre. » Et de fait, lorsque l’office fut achevé, le problème se trouva être résolu, et le père réapparut à la porte du sanctuaire, tout joyeux. Depuis lors, chaque fois que dans sa vie se présentait une difficulté, il consacrait à Tatiana, lors de la Proscomidie* une petite parcelle de la prosphore, et lui demandait d’intercéder pour lui auprès du Seigneur.

Le Père Georges Zéris, qui fut durant vingt ans prêtre de l’église Saint-Georges, au sujet de Tatiana qu’il connaissait bien, rapporte ceci : « L’Ancienne Tatiana n’était pas seulement assidue aux offices : lorsque, le matin, j’arrivais pour célébrer, je la trouvais déjà sur place. Elle avait les clefs de l’église, en ouvrait les portes, et y lisait. J’ignore toutefois ce qu’elle lisait. Elle y demeurait toute seule, et y priait. A la fin de la divine Liturgie, elle venait prendre l’antidoron*, et, laissant tout le monde peu à peu repartir, elle y restait, continuant à prier. Très souvent, elle aidait les prêtres commençants, les guidant dans l’ordo, ce qui est dire le déroulement des offices. Elle connaissait et savait tout par cœur. S’ils commettaient une erreur dans la célébration, elle les reprenait. Rien ne lui échappait. Dans ses jeûnes, elle était stricte et rigoureuse. Les lundis, mercredis et vendredis, elle se privait d’huile. »

De retour chez elle, elle s’appliquait à la prière et à l’étude des livres spirituels. Il était habituel qu’on la trouvât assise par terre, ses lunettes tombées sur le nez, tenant l’Evangile ouvert sur ses genoux, la tête tombant dans le Livre Saint. Lorsque ses enfants ou que ses petits enfants tombaient malades, elle venait se tenir à leur chevet, y lisant l’Evangile à leur intention.

Elle étudiait énormément, et assidûment, apprenant par cœur la Sainte Ecriture et la méditant pour en approfondir sa connaissance ; ce qui lui avait permis, en dépit de son faible niveau d’instruction, d’acquérir de solides compétences théologiques et autres connaissances spirituelles, et ce qui lui avait donné d’être en mesure de s’entretenir avec des intellectuels et des théologiens de haute volée. A force qu’elle l’eût tant utilisé, son Nouveau Testament était tout abîmé.

Tatiana avait un esprit pur, qu’elle avait encore purifié davantage à force d’ascèse et de prière. Elle était également dotée d’une grande mémoire, et d’une grande capacité de travail, assortie d’une résistance telle à la fatigue qu’elle pouvait se livrer fort longtemps à l’étude sans être pour autant fatiguée plus que cela. Ce qu’elle lisait, elle le retenait aisément par cœur. Elle était dotée du charisme rare de pouvoir se souvenir de nombre de livres spirituels qu’elle avait lus et de maintes homélies qu’elle avait entendues, et ce, plus de cinquante ans auparavant. Elle se souvenait bien de la langue russe de son enfance, qu’elle continuait de maîtriser si longtemps après, et lisait l’Evangile également en russe. On l’entendait dire : «  Il suffirait que je passe une semaine à Moscou, et tout me reviendrait. »

Elle se distinguait par son audace et son assurance à confesser le Nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Bien qu’elle vécût dans une région habitée de nombreuses gens athées et hostiles à l’Eglise, Tatiana s’appliquait à discuter avec eux, pour les inciter à faire pénitence. Les résultats de ses appels à la conversion étaient impressionnants. C’est ainsi qu’elle mit beaucoup de monde sur le chemin de la confession de la Foi. Aussi tout le monde la considérait-il comme une véritable disciple du Christ.

Depuis son jeune âge, et quasiment jusqu’à sa dormition, elle dirigea deux importants cercles de femmes. Toutes l’aimaient, et venaient chercher auprès d’elle un chaleureux réconfort, de l’aide dans leurs soucis, et ses précieux conseils spirituels, pour les aider à faire face à chacune de leurs difficultés ainsi qu’à les résoudre.

Tatiana dispensait en cachette une foule d’aumônes, assistant tous ceux qui se trouvaient dans le besoin. L’une de ses connaissances était veuve et vivait dans une modeste chambrette, lorsque son fils tomba soudain malade. Le médecin qui l’examina déclara qu’il souffrait d’anémie, et lui recommanda de l’air pur, du repos, et, avant toute chose, une alimentation riche et variée. Entendant cela, mais ne pouvant rien offrir d’autre, ni de mieux que ce qu’elle donnait déjà à son fils, Tatiana se munit d’une besace et se mit en devoir de parcourir les champs, et ce, bien que ce fût l’hiver, afin de pouvoir récolter ne seraient-ce que les quelques pissenlits qui poussaient dans les coins de prairies ensoleillés ; elle les portait ensuite à sa mère pour qu’elle les cuisinât, car elle avait entendu dire que c’était là une plante fortifiante.

Bien que simple et fort peu instruite, elle savait apprivoiser et approcher les jeunes gens et les petits enfants, et elle savait l’art de s’en faire écouter. Elle n’en avait pas moins une certaine sévérité, un amour sincère d’autrui, et elle était dotée du discernement spirituel. Lorsque cela s’avérait nécessaire, elle pouvait passer des heures à prodiguer conseils spirituels et autres enseignements spirituels.

Elle était une mère et une belle-mère sans pareille. Nulle difficulté ne s’interposait entre ses brus et elle. Car elles s’aimaient d’un amour réciproque et partagé. Elle les aidait et leur donnait ce conseil : «  Ayez de nombreux enfants, et vous verrez que les maladies ne vous atteindront pas. »

Elle se rendait à pied, en compagnie d’autres femmes, aux divers lieux de pèlerinage de la région, pour y vénérer les reliques des Saints qui y reposaient. Lorsqu’elle se rendait à Athènes pour y voir ses enfants, elle repérait son chemin grâce aux églises qui s’y trouvaient, et, dans toutes celles devant lesquelles elle passait, elle entrait prier. Elle avait une grande vénération pour Saint Georges de Ioannina (1), et, de temps à autre, elle se rendait en pèlerinage jusqu’en l’église du Saint.

Elle se rendait aussi régulièrement dans les Monastères des environs. Un jour qu’elle voulait faire une visite au Monastère de la Mère de Dieu de Dovra, au détour du chemin elle se trouva brusquement face à un chien-loup sauvage. Aussitôt alors, se signant de son signe de croix, elle fit une brève prière. Et voici que le chien-loup, de lui-même, tomba dans les rochers, et disparut tout-à-fait.

Tatiana vivait en permanence sa vie sous la présence, et en la présence de Dieu. Le Christ l’habitait jusque dans sa respiration, et lui dévoilait maintes réalités surnaturelles prodigieuses.

Un jour de 1972, son fils, qui travaillait dans le village d’Agathia, lui proposa de l’emmener avec lui visiter le Monastère de Saint Athanase. A cette suggestion, elle bondit de joie. Arrivés sur place, ils convinrent avec le gardien qu’il la laisserait enfermée jusqu’à quatorze heures à l’intérieur du couvent. Car son fils aurait alors terminé son travail et serait en mesure de venir la récupérer. A l’heure convenue, il la trouva près du sanctuaire, abîmée dans sa fervente prière. Il l’interrompit pour lui dire qu’il était temps de s’en retourner. Elle lui demanda pour lors :

«  Dis-moi… Y avait-il, à part moi, quelqu’un d’autre ici ? »

  • « Mais non, Maman », répondit-il.

  • « Eh bien , pourtant, » répartit-elle, pendant que je priais, un prêtre est venu pour encenser l’église, et il s’est approché de moi pour m’encenser aussi. Je n’ai pas pu voir le prêtre en personne, mais je voyais l’encensoir osciller de part en part, et je sentais s’exhaler l’odeur de l’encens… »

Quelques jours avant sa dormition, l’Ancienne sut que sa fin approchait. Elle fit venir l’aînée de ses petits-enfants et lui dit : «  La signature a été apposée au bas de la missive notifiant mon départ de ce monde. Je l’ai clairement senti et perçu en Esprit. » Elle fit encore venir le plus spirituel des chantres de l’église Saint-Georges, Jean Koutsimanine, et lui dit : «  Pour moi, ce n’est pas ici, mais au Ciel que je vais fêter Noël. Je n’aurai pas le temps d’attendre la Noël d’ici-bas. » Elle demanda lors au chantre de lui chanter tout l’ensemble de l’Office de la Nativité, ce qui dura près de deux heures et demie. Cela combla Tatiana d’une atmosphère toute spirituelle, ce dont elle fut grandement réjouie.

Elle avait rapporté deux ou trois icônes de Russie. L’une d’elle était toute abîmée, ne laissant plus voir que le bois de dessous l’icône peinte. Non seulement l’on ne pouvait plus distinguer quel Saint y était figuré, mais les couleurs en étaient complètement effacées. Nonobstant, quelques heures avant que de s’en aller pour son grand voyage céleste, Tatiana fut providentiellement digne de voir l’icône d’origine, dans son apparence première, et telle que l’iconographe l’avait peinte. Il s’agissait, par le fait, d’une représentation de la Trinité Sainte.

Les derniers instants de Tatiana furent paisibles et sereins. Au jour du 17 décembre 1987, elle remit en priant son âme au Seigneur. Elle fut ensevelie dès le lendemain même, en présence de toute une foule de gens. Tout le monde avait à son sujet un bon souvenir ou une anecdote spirituelle à raconter. Lors de ses funérailles, un communiste convaincu, bouleversé de voir de quelle manière elle avait achevé la course de sa vie, déclara : «  Puissions-nous tous partir de la même manière ! » Certains emportèrent avec eux des fleurs d’entre celles qui entouraient son corps, de manière à les garder comme phylactères* protecteurs. Sur sa pierre tombale fut gravée sa citation biblique préférée : «  Le monde passe, avec sa convoitise. Mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement ». ( 1 Jn 2, 17).

A l’approche de la fin de sa vie, elle avait confié à l’un de ses fils : «  Dieu m’a donné tout ce que je Lui ai demandé. » Assurément, Dieu ne l’a pas privée de Son Royaume Céleste. Maintenant, dorénavant, et à toujours, elle continue, d’En-Haut, de prier pour le monde entier.

Mémoire éternelle à l’Ancienne Tatiana !





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PERE EVANGUELOS CHALKIDIS

(1923-1987)



Le Père Evanguélos naquit en 1923 de parents réfugiés originaires de Magnésie en Asie Mineure. Ayant connu l’errance avant de pouvoir s’établir définitivement quelque part, ses parents passèrent à Lamia cependant que sa mère, étant enceinte, l’attendait. Elle accoucha dans le gynékonitie* de la basilique de Lamia, dédiée à l’Annonciation de la Mère de Dieu. Les prêtres de l’église, refusant que l’enfant ne reparte avant d’avoir reçu le saint baptême, le baptisèrent du nom d’Evanguélos, qui référait au nom de l’église de l’Annonciation, laquelle se dit en grec « Evanguélismos ».

Depuis son plus jeune âge, il nourrissait avec zèle le souhait de suivre le Christ, et de le servir au sein de son Eglise. Son père spirituel, l’Ancien Georges Karslidis, récemment canonisé, le guidait dans cette voie, et le préparait à la prêtrise.

Lorsqu’il fut en âge de se marier, il épousa Mélachrinie Mitraras, de Mytilène, issue d’une famille originaire d’Asie Mineure. Quand, plus tard, cette dernière devint Presbytéra, elle l’aida à porter sa croix, à l’imitation du généreux Simon de Cyrène, qui avait aidé le Christ à porter sa Croix. Le Seigneur leur donna six enfants : cinq fils et une fille.

Il commença par travailler dans une usine de chemins de fer. Lorsqu’il annonça à ses collègues qu’il allait devenir prêtre, ils se montrèrent sarcastiques et moqueurs, et se mirent à frapper sur des bidons pour imiter le bruit de l’encensoir durant l’encensement, et autres scènes de ce genre, sans que cela eût sur lui la moindre incidence et le moindre effet. Son ardent désir de Dieu et son amour pour le sacerdoce le conduisirent à rencontrer le métropolite de Thessalonique, Monseigneur Pantéléïmon Ier. Evanguélos était alors accompagné de son beau-frère, Stéphane Gianoulidis, qui partageait la même aspiration que lui.

Dans un premier temps, le hiérarque se montra très hésitant, voire même réticent, pour ce que, bien que les deux hommes fussent vertueux et purs, ils étaient parfaitement illettrés. Toutefois, force lui fut de constater leur simplicité, leur insistance et leur ferveur. Il se mit alors à douter de ce qu’il devait faire. Le témoignage de deux clercs d’exception permit alors d’éclairer la situation : celui du Père Léonide Paraskévopoulos – futur métropolite de Thessalonique -, et celui du Père Photios Stamopoulos, qui avait été le père spirituel d’Evanguélos, après la dormition du bienheureux Georges Karslidis. L’Evêque demanda qu’on lui apporte un livre, pour que les deux candidats en fissent la lecture. Mais comment eussent-ils bien pu lire, puisqu’ils étaient analphabètes. Il leur dit alors : «  Mais enfin, vous ne savez pas lire ! Comment pourriez-vous devenir prêtres ? » Evanguélos resta sans voix. Il inclina la tête, sans pouvoir proférer un mot. Mais l’audace de Stéphane les sortit d’affaire. Car il répondit : «  Monseigneur, quand quelqu’un va au marché, il trouve des poissons pas chers, et des poissons très chers. Eh bien nous, nous sommes des poissons pas chers ! » Cette réponse fit fléchir le métropolite qui leur dit : «  Allez préparer votre rasso ».

Le Père Evanguélos étudia à l’école ecclésiastique de Thessalonique, et fut ordonné diacre le 2 août 1952 en l’église de l’Ascension. Après quoi, le 13 août, en la cathédrale de Saint Grégoire Palamas, il fut fait prêtre par le vicaire de l’Archevêque de Thessalonique, Monseigneur Timothée Mathéakis, futur métropolite de Maronias et de Komotini, puis de Nouvelle Ionia et de Philadelphie. Le Père Evanguélos apprit non seulement à lire, mais aussi à chanter très bien et très harmonieusement, ainsi qu’à prêcher avec des mots simples, de manière à toucher directement le cœur de ses auditeurs.

Il fut tout d’abord nommé pour desservir la paroisse de la Dormition de la Mère de Dieu à Lofikos, dans l’éparchie de Lakada – laquelle faisait alors partie de l’Evêché de Thessalonique), et pour survenir également aux besoins spirituels des habitants d’Aréti, Drymias et Mikrokomi. Il célébrait un dimanche à Lofiskos, et le dimanche suivant à Aréti.

Dès son arrivée dans la paroisse de Lofiskos, il rencontra nombre de difficultés. Mais, cependant, ni l’accueil glacial des habitants, ni leur indifférence à son égard, ni leur hostilité à son encontre ne purent refroidir sa ferveur. Il affronta la situation avec beaucoup de longanime patience et de vive et brûlante charité.

Néanmoins, il se fit tellement de souci en constatant le désordre spirituel qui régnait dans ce village, que sa santé en fut affectée, et qu’il développa un ulcère à l’estomac. Cela finit par l’inciter à demander au métropolite de changer son affectation. Aussi, le 31 mai 1956, le hiérarque lui confia la paroisse de la Dormition de la Mère de Dieu à Pevka, et, le 23 juin de la même année, il le nomma prêtre de la paroisse Saint-Georges du village Saint-Basile, dans la région de Lakada. Il y célébra dans la crainte de Dieu, et ce, jusqu’au 30 janvier 1987, date à laquelle il prit sa retraite.

Le Père Evanguélos mena sa vie entière d’une manière toute agréable à Dieu, aimant et chérissant avec dilection le troupeau spirituel de ses ouailles, et se sacrifiant grandement pour lui. Nombreux étaient ceux qui, en se confessant sous son étole – et sous son omophore - trouvaient le repos de l’âme. Le métropolite Spyridon, de Lakada, l’appréciait et l’estimait particulièrement, pour ce qu’il constituait un modèle parfait de prêtre. Le Père Evanguélos laissa le souvenir d’un homme de bien. Il était orné de saintes vertus divines, et répandait autour de lui un parfum de sainteté.

Le corps et les traits du visage marqués par l’ascèse, l’air lumineux, la prière perpétuelle aux lèvres, et tout enveloppé qu’il fût dans un misérable rasso, tout son être reflétait l’éclat de son âme bénie.

La générosité de ses aumônes était, quant à elle, tout aussi peu commune. Il nourrissait les affamés, abreuvait les assoiffés, vêtait les démunis, assistait les malades, et ce, toujours en secret. Il était comme une sorte de table où il dressait un festin spirituel toujours continué, dont tous ceux qui venaient à lui pouvaient savourer les mets.

Dans les années 67 à 68, tandis que sévissait la pauvreté, qui poussait le peuple à l’exil, pour les plus pauvres des pauvres, une modeste assiette d’humble nourriture, ou un quelconque habit usagé, était d’une valeur inespérée. Aussi, entre minuit et une heure du matin, le Père Evanguélos, le dos chargé de divers paquets, faisait le tour des familles de Thessalonique qu’il savait être dans le besoin, et, devant chaque porte, il déposait un paquetage.

Un jour qu’il se rendait au marché pour acheter de quoi nourrir sa famille, il n’avait en poche qu’un billet de cinq drachmes. Il croisa en chemin un vieillard qui demanda l’aumône. Aussi le père lui donna-t-il son unique billet, et s’en retourna chez lui les mains vides. La Presbytéra qui attendait son retour pour se mettre en cuisine s’enquit pourquoi il était rentré si vite, et lui demanda où se trouvaient les courses. « Ah, ma chère épouse ! », lui répondit-il, « que te dire… Laisse donc, tu ne trouveras rien. J’irai une autre fois. Pour l’heure, je n’ai aucun argent.. » Mais voici qu’à peine quelques instants plus tard, l’on frappa à leur porte, pour demander au Père Evanguélos de célébrer un office de bénédiction des eaux. Le Père célébra donc l’office, et reçut en remerciement et pour sa rétribution un billet de vingt drachmes. « Tu vois, » s’exclama-t-il, s’adressant dans un sourire à la Presbytéra, j’ai donné un petit billet de cinq, et j’ai reçu à la place, en échange, un gros billet de vingt! Et il s’en repartit au marché.

Régulièrement, le Père Evanguélos demandait à divers magasins de Thessalonique des lots d’invendus de chaussures ou de vêtements, afin de pouvoir les distribuer ensuite aux familles pauvres de sa paroisse. C’est ainsi qu’il alla trouver Karydas, le vendeur bien connu de chaussures à la mode. Mais ce dernier se montra méfiant, et lui fit pour toute réponse ceci, qu’il viendrait lui-même le dimanche suivant à la paroisse, pour y faire une distribution de ses chaussures. Aussi, lorsque la Liturgie s’acheva, l’on fit tinter la cloche, et toutes les personnes démunies et dans le besoin s’assemblèrent pour la distribution. Karydas leur distribua donc des chaussures, et fut si ému de constater la vraie misère de ces gens qu’il revint le dimanche suivant pour offrir des chaussures de meilleure qualité. Dès lors, il se lia d’amitié avec le Père Evanguélos, et, de fil en éguille, devint très croyant.

Un dimanche que Karydas communiait, et alors qu’il prenait un petit morceau d’antidoron, il y remarqua deux taches de sang. Il le garda avec lui, et attendit la fin de l’office pour pouvoir le montrer au Père Evanguélos et lui en demander une explication. Mais le Père n’y distingua pas de sang, non plus que les autres personnes qui étaient présentes ce jour-là. Alors, il dit à Karydas : «  Tu es le seul à avoir vu du sang, et ceci, afin que tu croies que l’antidoron, dont le mot est fait du préfixe « anti », qui signifie « à la place », et de « doron », qui désigne le Don, que l’antidoron est bien agréé par Dieu, qui donne en échange, par transsubstantiation, la sainte Communion. Ce don est non-sanglant en apparence, et ce, par économie, du fait de et pour notre faiblesse, mais il est néanmoins un sacrifice véritable. Il est donné par la main du Prêtre qui a accompli le Sacrifice Mystérieux. Et si l’antidoron est bien le même pour tous, tu as reçu, quant à toi, la bénédiction du Ciel pour le voir avec des marques de sang. »

Lorsque le Père Evanguélos était le Prêtre-desservant d’Aréti, sa famille nombreuse vivait dans un grand dénuement. Un jour qu’il arrivait chez lui, sa Presbytéra lui annonça qu’ils n’avaient plus de pain, et que les enfants pleuraient de faim. Aussitôt alors, le Père Evanguélos courut à l’église. Il s’agenouilla devant l’autel, et commença d’y prier avec larmes. Or, il n’eut pas le temps d’achever sa prière qu’une habitante du village, qui venait tout juste de sortir son pain du four, en apporta chez le Prêtre une belle miche bien chaude. Par après, le Père expliquait de lui-même : «  Au moment même où je me tenais à prier devant le saint autel, voici que la voisine venait frapper à notre porte pour apporter chez nous du pain chaud. »

Par un jour d’hiver, le Père Evanguélos se rendit pour quelque travail à Socho, avec deux de ses enfants. Or ses enfants marchaient pieds nus dans la neige. Ce qu’apercevant, un marchand de chaussures les prit en pitié. Appelant le père, il lui donna pour eux deux paires de chaussures. Tout aussitôt les enfants les enfilèrent avec joie, très fiers de leur cadeau. Mais voici qu’un peu plus loin, ils croisèrent une vieille dame qui tenait son petit-fils par la main. L’enfant, lui aussi, marchait pieds nus dans la neige. Le Prêtre eut tellement pitié du petit enfant qu’il en vint à retirer ses chaussures des pieds de l’un de ses enfants, afin de les lui donner. A son tour le garçonnet les chaussa avec une grande joie.

Parce que le Père Evanguélos avait été béni « dès le sein maternel », pour cette raison même la Toute-Sainte l’avait jugé digne de naître dans Son Eglise Orthodoxe. Et lui vénérait et aimait l’Eglise par-dessus tout. Il révérait et aimait aussi beaucoup les moines. Il aimait aussi particulièrement se rendre au Mont-Athos. Il achetait à Thessalonique rassos, zostikoï, chaussettes, lunettes de presbytie, chemises, et autres articles monastiques, et, lorsque son chemin croisait celui d’un pauvre moine, il trouvait toujours à lui faire don de quelque chose. Son immense te incommensurable amour pour la Mère de Dieu le menait souvent jusqu’à l’icône de la Portaïtissa, aux portes du Monastère d’Iviron, son Monastère préféré et favori.

Le Père Evanguélos était, par excellence, un homme de Prière et d’Hésychia*. Lorsqu’il put enfin s’offrir de construire une calyve à Saint-Basile, il bâtit en outre une chapelle familiale, la Pharmakolytria, qu’il dédia et consacra à Sainte Anastasie. Cette petite chapelle, qui embaume encore au jour d’aujourd’hui rappelle celles des calyves* athonites. Le Père y veillait jour et nuit, y accomplissant sa règle de prières de Moine Grand Schème du Grand Habit Angélique. L’on y peut encore trouver, aux côtés du pupitre, le reposoir contre lequel il s’appuyait, afin de pouvoir rester et de tenir debout durant le long cours de ses veilles.

A l’arrière de sa calyve, il avait adjoint un petit appentis indépendant, comprenant une cellule et une cuisinette, pour y demeurer dans la solitude durant les carêmes, et pouvoir éviter l’agitation qui régnait au sein de sa grande famille.

Il avait dénommé sa maisonnette « Sainte-Anne », parce qu’elle ressemblait au kellion * de la Skite* de Sainte-Anne, qu’il aimait tant au Mont Athos.

En ce temps-là, à Aréti, il y avait une ancienne mosquée, laquelle avait été divisée en deux parties. L’une était usitée comme chapelle, consacrée à Saint Nicolas, et l’autre, comme école. Le Père Evanguélos se rendait fréquemment dans cette chapelle, pour y célébrer les Vêpres et les Matines. Un matin de l’année 1954, veille du premier Samedi de Carême consacré à la commémoration de tous les Défunts, il s’y rendit en compagnie de l’une de ses paroissiennes, afin d’y déposer une liste de noms de personnes défuntes. Or, ils y trouvèrent la lumière allumée, ainsi qu’un clerc installé au pupitre, qui y chantait d’une voix des plus mélodieuses. A peine ce dernier les aperçut-il qu’il s’engouffra précipitamment dans le sanctuaire, y prit les Saints Dons qu’abritait la réserve, les éleva vers le Ciel, et, tout soudain, disparut. Le Père Evanguélos avait assisté à ce phénomène avec stupéfaction. Ce qu’ayant aperçu, il demeura sans voix. De fait, étant alors entré dans le sanctuaire pour y déposer sa liste de noms de défunts à commémorer, force lui fut bien de constater qu’il n’y avait plus personne à l’intérieur du sanctuaire. Il comprit alors qu’il devait s’agir d’une apparition de Saint Nicolas. Il en fut très troublé. S’empressant dès lors de rentrer chez lui, à peine eut-il passé la porte de sa maison qu’il perdit connaissance. Lorsqu’il revint à lui, quelques instants plus tard, il fut incapable de proférer un mot. Trois jours entiers, il perdit l’usage de la parole. Par la suite, il conserva de ce fait un léger bégaiement, en sorte que tous ainsi que lui pussent garder en mémoire ce fait qu’il avait assisté à un événement surnaturel.

Un jour, le Père Evanguélos et le Père Stéphane, qui avait été le témoin de son mariage, s’en furent en pèlerinage en Terre Sainte. Le jour où ils devaient se rendre au Saint Tombeau du Christ, il était prévu que le patriarche Bénédictos en personne y célébrât la Liturgie, sur le vivifiant Tombeau même de notre Seigneur. Un grand nombre de pèlerins y était rassemblé, entre lesquels figuraient de nombreux clercs. Le Père Evanguélos se tourna lors impatiemment vers son ami et lui dit avec ferveur : «  Ah ! Père Stéphane ! Si seulement nous pouvions, nous aussi, célébrer avec le Patriarche à même le Saint Tombeau ! » A peine eut-il achevé sa phrase que le Patriarche se tourna vers eux et, les désignant de la main, leur dit : « Allons, vous deux ! Venez célébrer avec moi. » Quelle ne fut pas la joie des deux Prêtres alors ! Plus tard, lorsque le Père Evanguélos faisait mention de cet événement, il disait non sans fierté : «  Quelle grande bénédiction ce fut ! C’est pourtant entre de si nombreux Prêtres que le Patriarche nous a choisis pour célébrer sur le Saint Tombeau ! » Par après, il avait disposé chez lui, bien en évidence, la photographie du bienheureux Patriarche, de manière à se souvenir à toujours de cette grande bénédiction, qui lui avait été donnée du Ciel.

Le Père Evanguélos célébrait fréquemment. Il avait pour habitude de porter des vêtements liturgiques de caractère sobre, souvent de couleurs différentes même, et dépareillées.

Tout le temps que durait la Liturgie, il évitait de parler. Plus particulièrement même, après la consécration des Saints Dons, il gardait le silence, touché de contrition. Lorsqu’il communiait, il fondait en larmes. Quand bien même il faisait en sorte que les autres ne le remarquent pas, cela était difficile. Car l’on voyait bien qu’il essuyait furtivement son visage. Lorsqu’on lui demandait : «  Pères, tu pleures ? », il répondait : «  Mais non, mon cher, c’est juste une poussière qui est entrée dans mon œil. » Cependant, comme il faisait cette même réponse de manière récurrente, l’on finit un jour par lui demander : « Ainsi donc, Père, à chaque liturgie, tu as une poussière qui t’entre dans les yeux ? » Alors, ce serviteur béni du Très-Haut esquissa un sourire et inclina la tête en rougissant. Qui sait de quels Mystères Spirituels il devait être le témoin, et ce qu’il pouvait bien voir au moment du « Soyons attentifs ! ». En ces moments-là, il pleurait toujours avec d’abondantes larmes.

Il possédait de beaux ornements liturgiques, qu’il gardait pour en être revêtu au jour de sa mort. Et, souvent, il répétait : « Quand je serai mort, vous me revêtirez de tous ces ornements. Et non pas seulement de l’étole. Là ou j’irai, Là-Haut, je n’y serai pas pour un simple office de bénédiction des eaux, mais pour y célébrer la Divine Liturgie. »

Durant le Grand Carême, il communiait lors des Liturgies Présanctifiées*, qu’il célébrait dans sa petite église, et, jusqu’à la Liturgie suivante, il ne mangeait quasiment rien. Il se contentait de faire tremper quelques fèves, et n’en consommait qu’un peu chaque jour.

Un après-midi d’été, le Père Evanguélos se rendit en bus à Thessalonique., Il possédait, près de l’église de la Mère de Dieu « Phanéroménie », une petite maison, et il venait parfois y séjourner avec sa famille. Un jour, la chaleur y était tellement écrasante que le Prêtre, dégoulinant de sueur et fatigué, ouvrit la fenêtre, puis s’allongea pour prendre quelque repos. L’air qui s’engouffra dans la pièce agitait quelque peu les rideaux. Alors, tandis qu’il se trouvait dans un état de demi-sommeil, intermédiaire entre le sommeil et Celui-ci s’adressa à lui : «  Celui-ci s’adressa à lui en ces termes : «  Père ! Je suis venu habiter ici ! » Mais le Père Evanguélos lui répondit : « Mais enfin, mon cher ! Comment pourrais-tu habiter ici ? La maison est petite ; j’ai six enfants ; nous sommes donc huit, si j’ajoute la Presbytéra mon épouse, et moi. Où vais-je donc pouvoir te mettre, t’installer, et te loger ? »  Mais le jeune homme répéta avec insistance : «  Père, je suis venu demeurer chez toi, et je vais y rester ! » En cet instant, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Il se leva, et alla ouvrir. Il y avait là une moniale, d’un âge avancé déjà, laquelle était accompagnée d’un Prêtre. Entre ses mains, la moniale tenait un reliquaire. D’entrée, elle lui déclara : « Père, voici la main de Saint Pantéléïmon. Elle était dans notre Monastère. Un jour ou l’autre, nous allons mourir, et notre Monastère va fermer. Or, nous avons entendu parler de toi, et nous avons appris que tu aimes et vénères beaucoup les Saints. Nous sommes donc venus avec la Sainte Relique du Monastère, la main de Saint Pantéléïmon, dans le dessein de te la confier. » C’est alors que le Père Evanguélos comprit que le jeune homme qui lui était apparu quelques instants plus tôt n’était autre que Saint Pantéléïmon.

Quand il visitait les malades dès lors, il se munissait avant que de partir de la Sainte Relique, afin de les en bénir, faisant sur eux avec la relique le signe de la croix. Il s’avisa en outre, chose très remarquable, qu’à chaque fois qu’il ouvrait le reliquaire, la Sainte Relique embaumait.

Il avait chez lui un grand nombre de Reliques, lesquelles lui étaient parvenues de manière toujours fort étonnante. Des Saints, le plus souvent, lui apparaissaient en rêve, tout ainsi que ces Saints apparaissaient aux propriétaires de leurs reliques, et c’étaient ainsi que se faisaient les présentations.

Une Moniale âgée, demeurant à Kalamaria, conservait une Relique des Cinq Martyrs. (1).

  1.  : ( Il s’agit des Saints Martyrs Eustrate, Auxence, Eugène, Mardaire, et Oreste, dont la mémoire est célébrée le 13 décembre).

Elle vivait seule, et, avant que de mourir, elle était en quête d’une personne pieuse à qui elle pût les remettre. Elle fit une prière, en laquelle elle formulait cette demande. C’est alors que les Saints dont elle avait les Reliques lui apparurent en rêve, lui disant qu’un Prêtre allait venir, et qu’elle pourrait lui remettre toutes ses Reliques. Durant le même temps, ces Saints apparurent au Père Evanguélos, lui disant qu’il se devait de se rendre dans telle maison, en laquelle une Moniale l’attendait afin de lui confier leurs Reliques. Sans plus tarder, le Père prit donc le bus, et, de fait, trouva la maison que les Saints lui avaient indiquée dans son rêve. Effectivement, la Moniale annoncée l’attendait devant son portail. Bien qu’ils ne se fussent jamais rencontrés auparavant, ce fut pour eux étrangement comme s’il s’agissait de retrouvailles après qu’ils se seraient connus depuis de longues années. La Moniale lui remit alors les Reliques. Le Père Evanguélos les enveloppa dans un linge, qu’il dissimula sous son rasso. Il rapporta le tout jusque dans son village. Il plaça lors les Reliques sur le saint autel. Mais il ignorait quelle Relique appartenait à quel Saint. Il se mit dès lors en devoir d’écrire sur cinq petits morceaux de papier différents le nom, chaque fois, de l’un des cinq Saints. Il mit le tout dans le reliquaire. Après quoi, il célébra un office d’intercession. Quelle ne fut pas sa surprise, à l’issue de l’office, de retrouver chacun des petits papiers auprès d’une Relique donnée ! C’est ainsi qu’il reçut d’En Haut la réponse divine qui lui permit de savoir à quel Saint appartenait chacune des Reliques.

Comme il possédait nombre de Reliques, il avait mis chez lui à brûler devant elles une veilleuse à brûler sans interruption. Il avait en outre un grand bidon d’huile, duquel il prélevait, en ouvrant un petit robinet, l’huile nécessaire à alimenter la veilleuse, et à faire la cuisine. Un jour, comme la réserve d’huile touchait à sa fin, son épouse lui fit remarquer qu’elle avait besoin de l’huile restante pour faire la cuisine. Mais le Père Evanguélos ne lui répondit rien, parce qu’il ne voulait pas que la veilleuse vînt à s’éteindre. Cependant, comme la Presbytéra insistait, il répartit, non sans quelque mécontentement : «Allons, prends l’huile dont tu as besoin, et les Saints se chargeront bien de l’huile de leur veilleuse. » Et voici que quelques instants plus tard, quelqu’un vint tout soudain leur porter un bidon d’huile, disant : «  Père, nous partons en Allemagne. Aussi t’apportons-nous, en guise de bénédiction, de ‘huile pour la veilleuse de tes Saints. » Peu après, dans la nuit, les Saints lui apparurent, lui adressant ces paroles : «  Nous nous sommes bien chargés de notre huile. Mais pour toi, dorénavant, tu prendras de cette huile, pour entretenir notre veilleuse, sans avoir jamais besoin d’ouvrir le couvercle du bidon et y regarder ce qui reste. » Le Père Evanguélos s’en vint raconter cette vision à son épouse. Les deux époux obéirent donc à l’injonction des Saints, et plus jamais ils n’ouvrirent le couvercle du bidon. Cette huile, dès lors, demeura exclusivement destinée à l’entretien de la flamme de la veilleuse, et continua, de nombreuses années durant, de s’écouler du bidon sans tarir.

Lors des séismes de 1978, l’église du Père Evanguélos fut très endommagée. Au point qu’il décida d’en faire construire une nouvelle, mais au centre, cette fois, du village. Car, la commune s’était beaucoup étendue, et certains villageois, trop excentrés et trop éloignés, éprouvaient des difficultés à se rendre à l’église. Il prévoyait en outre de rénover l’ancienne église, qui jouxtait aussi le cimetière. Mais il rencontra de nombreux obstacles, qui s’interposèrent à son désir. De méchantes gens, hostiles au Christ et à l’Eglise, s’opposèrent à ce qu’une église fût construite. Le Père Evanguélos avait beau faire le tour des villages alentour, s’épuisant à récolter du blé et du maïs, qu’il vendait ensuite, de manière à pouvoir payer ensuite les ouvriers qui creusaient les fondations du bâtiment, la nuit, cependant, les adversaires du projet se rendaient sur les lieux du chantier, et recouvraient rageusement de terre tout de terre, réduisant à néant le travail laborieusement commencé Aussi le pauvre Père dépensait-il en vain l’argent qu’il récoltait au prix de tant de peine. Néanmoins, Dieu protégeant Son Eglise, et aidant les Chrétiens persécutés de Ses légions d’Anges, supérieures en Puissance et en nombre aux légions de Démons du Diable, l’Eglise put néanmoins être achevée.

Un villageois, quant à lui, dont le Diable obscurcissait l’esprit, ne trouvait plus la paix psychique, au point qu’il s’en prit au Prêtre. Il calomnia donc l’irréprochable et bon Père Evanguélos, l’accusant d’avoir commis une faute morale imaginaire, et prétendant, qui plus est, en avoir été lui-même témoin. Le problème fut ébruité, dénoncé à la police, ainsi qu’à l’évêque, si bien qu’il s’ensuivit un procès. Toute cette période durant, le Père Evanguélos fut rempli d’inquiétude, et en proie à l’amertume. Pour trouver secours et réconfort dans son épreuve, il priait beaucoup, avec plus de ferveur encore qu’à l’accoutumée. Par crainte de rencontrer de méchantes gens hostiles, il évitait de circuler dans son village. « Jusqu’au procès, j’étais très inquiet, angoissé même. Je ne savais que faire, ni quelle conduite tenir. J’avais beau être innocent, j’étais devenu la risée de beaucoup », disait-il.

Nonobstant, la Providence fit qu’au tribunal, son accusateur, soudain, se sentit coupable. Au point qu’il avoua avoir délibérément diffamé le Père Evanguélos. Soudain, au su et à la vue de tous, il lui demanda pardon. Et voici qu’à peine l’homme eut-il achevé sa phrase, sa mâchoire se tordit, sa bouche remonta vers le côté droit, et sa langue se mit à pendre, telle une trompe, en sorte qu’il ne fut plus même en mesure de parler.

Le président du tribunal demanda au Père Evanguélos ce qu’il souhaitait réclamer à son accusateur, en guise de réparations du préjudice commis, qu’il lui avait fait subir. Mais Père Evanguélos répondit : «  Innocentez-le. Je ne veux rien d’autre. Les juges blanchirent donc le calomniateur. Quant au Père Evanguélos, il ne demanda pas même de document attestant et certifiant son innocence.

Trente et un an durant, le bienheureux Père Evanguélos servit et desservit sa paroisse dans la crainte de Dieu, avec amour et esprit de sacrifice. Il fut malgré tout assailli de nombreuses épreuves, en particulier au moment de la construction de la nouvelle église. Mais plus on le tourmentait, plus on le persécutait, et plus on le calomniait, plus le Seigneur pourvoyait, sur-compensait, le couvrait de Sa Grâce, et, d’En-Haut, lui envoyait, lui dépêchait, et lui dispensait son aide. Il traversa pourtant des épreuves si angoissantes et si anxiogènes qu’il disait souvent : « Du jour au lendemain, ma barbe est devenue blanche. Elle était noire au coucher, et toute blanche au matin. »  

Nombre d’événements extraordinaires survinrent durant l’édification de l’église. Le Seigneur ne l’abandonna pas, et lui manifesta son aide. Notamment en lui envoyant, de manière inopinée, un soutien financier.

La route nationale, reliant Thessalonique à Kavala, passait à proximité de l’église en construction. Il advenait souvent, dès lors, que des passants, voyant le chantier, s’arrêtassent, et lui remettent une enveloppe contenant de l’argent destiné à aider à financer la suite des travaux. Chaque samedi, de fait, il se devait de verser leur salaire aux maçons. A l’approche d’un samedi donné pourtant, il se trouva qu’il n’avait pas de quoi les rémunérer. Il dit alors au maître d’œuvre : « Je vais te payer samedi. » Il pria avec ferveur, fermement persuadé que Dieu ne l’abandonnerait pas dans une situation si embarrassante. Le samedi après-midi arriva. « Ses yeux s’étaient épuisés dans l’attente de l’intervention de son Dieu » ( Ps 68, 4). Lui, demeurait en prière. Or il est écrit : « L’espérance des pauvres ne sera pas perdue à jamais. » (Ps 9, 19). Et voici, soudain, qu’une voiture s’arrêta à sa hauteur. Un jeune couple en descendit, demandant à rencontrer le Père Evanguélos. «  Père, lui dirent-ils, nous venons d’Alexandropoulis. Nous empruntons souvent cette route. Nous venons à peine de nous marier, et nous souhaiterions faire un don, en guise de bénédiction, pour l’église que vous construisez. Oui, nous passons très souvent ici, et nous avons fait ce vœu. » Alors ils lui remirent cinquante mille drachmes. Le père, dès lors, put payer les quarante mille drachmes qu’il devait aux ouvriers. Il lui restait même encore dix mille drachmes. Aussitôt, il rendit gloire à Dieu, remercia chaleureusement ses donateurs et bienfaiteurs, et se trouva fort conforté dans sa confiance en la divine Providence.

Les marguilliers de l’église lui conseillaient de ne pas déclarer tout l’argent à la Métropole, afin de pouvoir dégager plus d’argent pour terminer plus aisément la construction. Ce que désapprouvant, le Père Evanguélos se trouva en désaccord avec lui. «  Mais non, mes amis », leur dit-il, nous ne pouvons faire cela. Nous devons être honnêtes et intègres. » Malheureusement, en dépit de toutes les précautions d’honnêteté qu’il avait prises, de méchantes gens trouvèrent le moyen de l’accuser de détourner des fonds.

Pour lui, il se contentait de son maigre salaire, dont il consacrait nonobstant une partie aux indigents et aux nécessiteux de sa paroisse, ainsi qu’une autre à l’édification de l’église. Lorsqu’il apprenait qu’une famille se trouvait dans le besoin, il remettait de l’argent à l’un de ses proches, et lui demandait d’aller acheter des vivres ou des médicaments, puis d’aller les porter à ladite famille, sans que personne, hormis Dieu, fût informé de sa bonne action charitable. Il n’était pas rare qu’il offrît jusqu’au ticket de bus à ceux qui venaient lui rendre visite, participer à l’office, ou se confesser à lui. Lorsqu’il entreprit de construire sa propre maison, il dut, pour répondre aux instances de son épouse, cesser un temps de dispenser et distribuer ses aumônes, car leurs besoins financiers avaient augmenté pour ce faire. Mais le bienheureux Prêtre en perdit la paix. Il ne parvenait plus à prier et ne trouvait pas le repos de l’âme. Un jour donc, il s’en vint annoncer à la Presbytéra : « Ah, ma chère ! je ne peux plus continuer comme ça. Je sens que les portes du Ciel se sont dorénavant fermées pour moi. » Et il recommença de dispenser ses largesses. Une année, avec l’argent qu’il avait reçu pour ses étrennes de Pâques, il acheta pour l’église un porte-icône. Jusqu’à ce jour, cet objet est connu comme « le porte-icône du Père Evanguélos ».

Lorsqu’il se mit en quête de trouver du travail pour son fils, il songea aux raffineries Esso-Pappas. Mais, n’y connaissant personne, il hésitait à se rendre sur place. Un jour cependant, il invoqua à son secours l’aide de la Sainte Croix et des Saints dont il portait les différentes Reliques incrustées dans sa Croix pectorale. Lui vint alors l’idée d’aller tout simplement à la rencontre du directeur de ces raffineries, afin de lui demander d’offrir un poste à son fils. Il se dit en effet : «  C’est un homme, tout comme moi, pourquoi hésiter ? Je vais lui parler, et, à la Grâce de Dieu ! » Lorsqu’il arriva sur place, les gardiens du site lui ouvrirent les portes, et le saluèrent bas. Il fut conduit auprès du directeur, qui l’écouta, accepta sa requête, et, sans plus tarder, embaucha son fils.

Une vieille femme de quatre-vingt-cinq ans présentait de gros problèmes de santé, que les médecins avaient été impuissants à résoudre. Ses jambes étaient couvertes de plaies purulentes, qui la faisaient souffrir, empêchant qu’elle ne pût marcher. Elle s’en vint, avec l’un de ses proches, trouver le Père Evanguélos, et elle lui demanda de lire sur elle, à son intention, la prière des malades. Le Père prit la Relique de Saint Pantéléïmon, s’empressa de la bénir avec cette dernière, et lut sur elle une prière. Après quoi, comme elle allait repartir, le Père lui dit : «  Si tu as la foi, tu guériras. » Lors, l’état des jambes de Madame Artémidios commença de s’améliorer, jusqu’à redevenir parfaitement normal.

L’épouse du Père Evanguélos tomba malade. Elle était atteinte d’un cancer du sein, découvert trop tardivement à un stade avancé, et qui s’était métastasé dans tout le corps. Les médecins leur annoncèrent qu’il n’y avait plus pour elle d’espoir de survie, et qu’elle mourrait en peu de temps. Le Prêtre prit sur lui la Relique de Saint Pantéléïmon, et s’empressa de l’en bénir. Puis il lut sur elle la Prière des malades. Apercevant son manège, un médecin, méprisant et courroucé, l’invectiva : « Eh, toi ! Le curé ! C’est avec ce morceau d’os que tu vas soigner cette malade ? As-tu perdu la tête ? » Sans rien répondre, le Père continua de prodiguer son saint traitement à la Presbytéra. Or, voici que peu après, celle-ci recouvra une parfaite santé. Elle se trouve même aujourd’hui encore en vie ! Mais, au cours de la nuit qui suivit la guérison de la Presbytéra par l’application, de par la main du Père, des Saintes Reliques de Saint Pantéléïmon, le Saint apparut au médecin. Celui-ci en fut pris de tremblements. Le Saint alors le mit en garde : «  C’est toi qui m’as chassé ! Mais si tu ne te repens pas, il va t’arriver bien pire qu’à la Presbytéra ! » Le médecin se réveilla en sursaut. Il était dans tous ses états. Malgré l’heure tardive, il partit à la recherche du Père Evanguélos. Il le trouva, et lui demanda pardon. Lorsqu’il eût vénéré la Relique de Saint Pantéléïmon, le tremblement qui l’agitait tout cessa enfin. «  De fait, racontait plus tard le Père Evanguélos, « il tremblait comme un marteau-piqueur. » Depuis lors, ce médecin, chaque année, en mémoire de Saint Pantéléïmon, vénérait sa Relique, et le remerciait de ce qu’il lui avait donné de s’approcher du Christ : D’athée, ce médecin était devenu croyant.

Une femme, un jour, vint, en compagnie de son fils, rendre visite au Père Evanguélos, pour se confesser à lui. Son fils était un très gentil et très bon garçon, qui se confessait déjà depuis un certain temps au Père. Lorsqu’elle entra, et que le père l’aperçut, il fut stupéfait. Son âme pure et ses yeux spirituels discernait ce qui n’était pas visible aux yeux des gens ordinaires. Il vit alors cette femme portant sur son dos le Diable. Elle avait le visage velu, les yeux cruels, les dents comme celles d’un chimpanzé sauvage. Avec colère alors, le Père Evanguélos la mit dehors. Ce n’était pourtant pas cette femme elle-même qu’il chassait, mais le Diable en elle, qui la possédait, et refusait de la quitter. Cette femme avait pratiqué la magie, et c’était poussée par une malice pleine de mauvaiseté qu’elle était venue chez le Père Evanguélos, dans le dessein de briser l’étroite relation filiale que son fils entretenait avec son père spirituel.

Le marguillier qui, de longues années durant, oeuvra et travailla à ses côtés, rapporte ceci : «  Un après-midi, un jeune homme entra dans l’église, porté par deux hommes. Il pouvait à peine poser le pied par terre. Ces trois hommes venaient du village de Lakada. Le Père Evanguélos lut alors la Prière des malades, assortie d’une bénédiction, sur le jeune homme infirme. Après quoi, les trois hommes repartirent. Ils revinrent quelques jours plus tard, et le Père lui lut de nouveau la Prière des malades à son intention. Il se trouva dès lors que le jeune homme allait un peu mieux. Ils revinrent une troisième fois. Alors le jeune homme fut complètement guéri. Par la suite, il revint tous les dimanches à l’église. J’éprouvais une impression étrange, lorsque je faisais la quête, de voir qu’il plongeait la main dans sa poche, pour jeter dans la corbeille tout ce qu’il avait pu y attraper. « Mais enfin, mon cher, » lui disais-je, «  tout cela est beaucoup ! » Mais il refaisait de même à chaque quête, tous les dimanches. C’était, expliquait-il, parce qu’il se demandait ce qu’il aurait fait s’il était resté handicapé. Mais, parce qu’il avait guéri, il était désormais en mesure de travailler, et dès lors, il avait les moyens de pouvoir témoigner sa gratitude au Christ, à l’Eglise, et à ses Saints. »

Le Père Evanguélos ne profita pas de sa retraite. Le Seigneur allait lui envoyer une dure épreuve. Il tomba gravement malade : Il fut atteint d’un cancer, et fut hospitalisé dans un hôpital de Thessalonique. Quand il fut quelque peu remis, il partit pour le Mont Athos, qui était si cher à son cœur. C’était sa dernière visite à ces lieux saints. Il souhaitait s’y entretenir avec la Mère de Dieu, Sainte Protectrice de la Sainte Montagne, et prendre sa bénédiction. Au terme de son ultime pèlerinage, quittant l’Athos, d’un dernier regard il embrassa les monastères. Plongé dans ses pensées, il garda le silence. Il savait déjà que, dorénavant et désormais, ce serait depuis les hauteurs célestes qu’il contemplerait le Jardin de la Toute Sainte.

Peu de temps après, il fut contraint de s’aliter. Il souffrait beaucoup. Inexorablement, son état empirait. A force qu’il restât toujours couché, une escarre s’était formée dans son dos. Au jour du vendredi 13 février, il remit entre les mains de Dieu son âme sanctifiée.

Pour son ensevelissement, et comme il l’avait souhaité, Il fut revêtu de tous ses ornements liturgiques. Dans sa droite, il tenait un chapelet, attestant et témoignant de sa prière incessante et ininterrompue. Le lendemain, pour l’office des funérailles, présidé par Monseigneur Spyridon, Métropolite de Lakada, il concélébra à sa manière, ce qui est dire d’En-Haut.

Ensuite de l’office des funérailles, et malgré une pluie diluvienne, sa dépouille fut menée en procession jusqu’à l’ancienne église Saint-Georges, laquelle était encore marquée par les séismes de 1978. A la demande des fidèles, ainsi qu’en accord avec le Métropolite, le Père fut enterré derrière le sanctuaire de la nouvelle église. Et, fait étrange, la pluie cessa au moment même de la mise en terre.

Dix ans plus tard, l’on procéda, avec la bénédiction du Métropolite, à l’exhumation du corps du Père Evanguélos. L’on vit alors que ses ossements étaient d’une couleur ambrée. Un embaumant parfum s’exhala lors sur les lieux. C’était celui de l’odeur de sainteté. Le fossoyeur, chargé de creuser la terre de la tombe, fut lors bouleversé. Bien qu’il ne fût pas particulièrement croyant , il s’écria : «  Un Saint ! C’est un Saint ! »

Aujourd’hui encore, ses paroissiens se souviennent toujours de lui avec émotion. Ils reconnaissent qu’il s’agissait là d’un Prêtre d’exception. Les fidèles ont de nombreuses anecdotes à conter à son propos, illustrant sa vertu.

Que ses prières et sa bénédiction soient sur nous !



27



CHRISTOPHE VAFIADIS

(1901-1989)





Christophe naquit en 1901 à Vourla, en Asie Mineure, de pieux parents, Panaghiotis et Eudoxia (1) -Eudocie, en français-. Ces derniers n’étaient pas riches.

  1.  : (Les éléments biographiques de ce chapitre ont été rassemblés par le chirurgien-dentiste et Dr Panaghiotis Klimendidis. Nous l’en remercions. (N.d. A)).

Mais ils possédaient, et avaient la crainte de Dieu. Hélas, en 1922, à l’âge de vingt et un ans, peu de jours avant la catastrophe de Smyrne (2), Christophe marcha sur une mine.

  1.  : ( En septembre 1922, l’incendie de Smyrne détruisit la majeure partie de la ville, et en particulier les quartiers chrétiens, et s’accompagna de nombreux massacres).

Il perdit l’œil droit, fut blessé à l’œil gauche, et amputé d’un bras. Lorsque les gendarmes rassemblèrent les femmes et les enfants, afin de leur épargner la mort, et de leur garder la vie sauve, il eut la permission, au vu du fait qu’il était invalide, d’embarquer lui aussi pour la Grèce libre. Or, peu après, d’entre ses camarades de même âge que lui, pas un seul n’en réchappa. Certains furent exécutés sur place, tandis que d’autres furent réquisitionnés pour être envoyés aux travaux forcés. Aucun n’en revint vivant. Christophe, dès lors, se sentit toute sa vie entière redevable envers la divine Providence, qui l’avais sauvé par le biais de sa grave blessure. Ses parents, quant à eux, furent assassinés par les « Tchètes (3) ».

  1.  : ( Bandits ou repris de justice recrutés par l’Organisation spéciale turque, en vue, notamment, de l’extermination des Chrétiens Arméniens, des Chrétiens Assyriens, et des Chrétiens Orthodoxes Grecs).

Il débarqua en Grèce, dans le port du Pirée, et s’installa dans un camp de réfugiés situé à Drapétsona. Quelque temps après, il fut, avec sa sœur, logé dans un petit rez-de-chaussée de près de trente mètres carrés, au 65 de la rue Hélioupoléos, à Nikaïa, derrière l’église métropolitaine Saint-Nicolas.

Christophe arrivait donc en Grèce borgne et manchot, avec une sœur à sa charge. Tous les autres membres de leur famille avaient péri au cours de la Grande Catastrophe d’Asie Mineure de 1921. IL demeura lors célibataire, puis cohabita avec sa sœur mariée, ce qui n’était pas très aisé. Car il devait endurer de la part de son beau-frère reproches et injures, et il avait en outre été mis à l’écart dans un coin de leur modeste maison, qui manquait de tout confort, et fût-ce du minimum le plus rudimentaire. Ce ne fut que quelques années avant s amort qu’il put faire l’acquisition d’un réfrigérateur. Christophe était le témoignage vivant d’un réfugié d’Asie Mineure. Mais il menait outreplus une véritable vie d’ascète et de martyr. Il était devenu pareil à une fleur odorante et ; embaumante, qui eût émané d’entre les pavés des sordides ruelles du Pirée.

Grand et mince, il avait une allure imposante. Il parlait néanmoins avec douceur, d’une voix paisible, et sur un ton inspiré. La Grâce de Dieu reposait manifestement sur lui.

Il travaillait, pour gagner sa vie, comme camelot. Il vendait des koulouria (1) et des cigarettes, - bien qu’il ne fumât pas lui-même -, achetés à crédit au magasin de Monsieur Iannakopoulos.

  1.  : (Koulouri, pluriel koulouria : Petit pain rond en forme de couronne, recouvert de graines de sésame).

Il rendait toujours l’argent qu’il avait emprunté et qu’il devait, et ce, au centime près. Son honnêteté et son intégrité étaient sans pareilles. Aussi le responsable du magasin lui accordait-il une confiance absolue.

Se réveillant chaque jour à quatre heures du matin, il prenait ensuite un petit déjeuner frugal, et s’en allait en bus au Pirée. Il achetait ses biscuits dans une boulangerie, et les revendait ensuite devant le port aux gens qui se rendaient à leur travail, et principalement dans les transports en commun. En même temps que ses biscuits, il offrait à ses clients la fameuse petite brochure religieuse : «  La Voix du Seigneur », qu’il surnommait : «  Le Viatique (2). »

  1.  : ( Il est fréquent que ce terme, en grec, revête une connotation eschatologique, et renvoie au Grand Voyage d’outre-tombe, après la mort, menant au Royaume Céleste).

A neuf heures il se rendait au magasin, puis distribuait à vive allure sa marchandise aux kiosquiers. Il rentrait ensuite chez lui sur le coup de quinze heures. Après quoi, il passait quelques heures à prendre le frais et à se reposer dans sa petite cour, et se servait un café dans l’unique gobelet qu’il possédait. Il se plongeait alors dans la Prière et dans les Méditations Spirituelles. Enfin, vers vingt et une heures, il s’allongeait sur sa modeste literie. Tel était son programme quotidien.

Sa Foi et sa dévotion à l’Eglise lui épargnèrent les écarts de conduite, et le sauvèrent de dévaler les pentes glissantes qui mènent à la perdition. Quoique peu à peu devenu aveugle, vivant dans l’isolement, et abandonné de tous, il vécut jusqu’au terme de sa vie dans l’intégrité, la sagesse, la dignité, la gentillesse, le zèle et l’application au travail. Si bien qu’il atteignit à une éclatante pureté de corps et d’âme. «  Je peux tout, par Celui qui me fortifie » (Epître aux Philippiens 4, 13), aimait-il à répéter après le Saint Apôtre Paul.

Christophe était épris de la Sagesse de Dieu. Il avait une soif ardente d’ entendre Sa Parole, de la mettre en pratique, et de la retransmettre en paroles, d’une sobriété empreinte de Grâce, ainsi qu’ en actes. Il participait à un Cercle d’études bibliques, auquel il assistait une fois par semaine. Les dernières années de sa vie sur terre, comme il n’y voyait plus, il chargeait le coiffeur, qui, une fois par semaine venait chez lui, de lui lire des péricopes de l’Evangile, ainsi que les Propos Spirituels de Saints écrits sur chacune des pages de son calendrier. Il écoutait ces lectures avec une attention soutenue. Et il conserva cette soif d’apprendre jusqu’à un âge très avancé.

Animé d’une grande charité, il aidait discrètement son prochain, et de diverses manières. Quelques-uns rapportèrent, pour que ce fût ainsi révélé au grand jour, que, durant les sombres années de l’Occupation, il collectionnait les épluchures de pommes de terre pour les donner aux affamés ; et qu’il parcourait les hôpitaux, pour y rendre systématiquement visite aux malades et aux agonisants. Là, il apportait et prodiguait à ces derniers réconfort et consolation, les préparant à faire leur confession et à recevoir les Saints Mystères de la Communion, et accomplissait et recueillait leurs dernières volontés.

Durant ses jeunes années, il mena un grand combat contre la chair. Sa chasteté était exemplaire. Il rougissait tel un petit enfant lorsqu’il racontait de quelle manière il avait réchappé aux pièges, aux filets, et aux rets tendus du Malin, et comment, à l’instar et à l’imitation du sage Joseph, il avait toujours prudemment évité de recevoir les flèches empoisonnées que lui avaient tendues des femmes frivoles. Car il avait résolu d’offrir sa chasteté en sacrifice à Dieu. Il faisait lors l’éloge de la virginité, mais aussi celle du mariage. Car, dans l’Eglise Orthodoxe, les deux voies, de la chasteté, et du mariage, que figurent les deux bras de la Croix, mènent à Dieu. Pour lui, il avait choisi de vivre le célibat tout en restant dans le monde.

Méprisé de tous, pauvre, et insignifiant vendeur de koulouris, Christophe mena, sa vie durant, son combat spirituel au sein de la bruyante Athènes, en dépit de toutes les nombreuses et multiples tentations que recélait le port. Il se contentait de très peu pour vivre. Il avait, dès sa jeunesse, cessé de manger de la viande, redoutant l’embrasement des sens que provoque les nourritures carnées. Il cuisinait ordinairement une simple poignée de lentilles, de pois chiches, de riz ou de pâtes, qu’il faisait cuire dans une vieille boîte de conserve. Sa seule fortune consistait en deux assiettes en aluminium, un briki (1) dans lequel il préparait son café, quelques vêtements usagés, et une vieille couverture.

  1.  : (Petit récipient haut et étroit, usité pour la préparation du café grec).

Nonobstant sa pauvreté, il se montrait fort affable et très hospitalier. De fait, pratiquant assidûment la Vertu Orthodoxe de l’hospitalité, il accueillait chez lui des visiteurs dans le besoin, et leur offrait tout ce qu’il pouvait trouver ou tout ce qui lui tombait sous la main. Le plus souvent, il s’agissait de café, et de pain passé au four.

Tous les dimanches, il allait à l’église. Pour qui entrait en l’église Saint-Nicolas, on l’y trouvait toujours présent, debout ou assis dans sa petite stalle. Avec la bénédiction de son Père spirituel, il y communiait aux Saints Mystères. Il ne manquait pas de toujours laisser son obole dans la corbeille de la quête, comme aussi dans le tronc pour les nécessiteux.

Il honorait particulièrement le dimanche, pour ce qu’un ange, qui lui était apparu, lui avait rappelé que c’était le Jour du Seigneur. Aussi incitait-il ses proches, ainsi que les clients qui lui achetaient ses quelques bricoles à vendre, à respecter ce saint Jour, à s’y rendre au plus tôt à l’église, et à en marquer la vénération par l’offrande d’aumônes, ou l’accomplissement d’œuvres bonnes au profit des pauvres, des prisonniers, et des malades. Durant les quarante jours du Grand Carême, il ne s’alimentait que de nourriture bouillie. «  Les Saints Pères », disait-il, « ont tout prescrit avec sagesse ».Il n’ajoutait d’huile à sa nourriture que le samedi et le dimanche. Il disait encore : «  Ce qui souille l’âme, ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme, mais ce qui en sort, comme les mauvais propos et les médisances. Mais, sous l’emprise du jeûne, les lèvres se purifient, la bouche devient humble, et les tentations charnelles disparaissent ». Il faisait preuve, dans sa manière de s’alimenter, d’une tempérance et d’une patience d’ascète. Pourtant, malgré ce régime draconien et cette diète austère, qu’il pratiquait par ascèse, pour se sanctifier, Christophe avait la mine éclatante et l’air prospère, à l’image de ceux qui vivent dans la bonne chair et dans l’aisance. Il vivait, en cela, à l’imitation des Trois jeunes Gens de la Fournaise, auxquels, au sein du feu d’une diabolique géhenne torturante, Dieu dispensait la rafraîchissante Rosée Céleste de Sa Grâce.

Il se lavait dans un simple bac en zinc. Lorsqu’il eut atteint un âge avancé, et qu’on lui proposait, parfois, de l’aider à sa toilette, il refusait catégoriquement. Il se débrouillait seul, se frottant à l’aide d’une serviette mouillée. Pour ne pas contrarier ses proches, il acceptait seulement qu’on lui offrît, pour le nourrir, quelque assiette de nourriture.

S’il ouvrait la bouche, ses mots étaient tout empreints de Grâce. En parlant, il levait un peu la tête, comme s’il eût attentivement écouté quelque chose venu d’en haut, comme si quelque Prophète eût pris la Parole pour s’adresser à lui. Parfois, il parlait d’une voix douce et chantante, comme émanée d’un courant d’eau ; et d’autres fois, il parlait haut et fort, à l’imitation du bruit qu’eût fait une vague puissante. Lorsqu’on lui posait une question, le laps de temps qui s’écoulait avant qu’il ne répondît semblait prendre une dimension d’au-delà du monde, une dimension éternelle. Sa réponse était brève, mais dense pourtant. Bien souvent, pour encourager son interlocuteur dans le récit de ses épreuves, et lui donner l’espoir qu’elles seraient bientôt passées et surmontées, il faisait croire à celui-ci que lui aussi, dans sa jeunesse, avait été confronté à la même situation, au même tourment, ou qu’il avait eu la même conduite, mais que, pour s’être confié à Dieu et l’avoir prié dans son malheur, tout avait été arrangé, par les soins de la Providence.

Il aimait beaucoup le silence. Du temps s’écoulait, bien souvent, sans qu’il échangeât avec son visiteur la moindre parole. Il conseillait ensuite à ses visiteurs de vaincre le mal par le bien. De rendre de l’amour, en lieu et place d’une vengeance ; de pardonner, d’accepter ce qui était, de se repentir et de faire pénitence ; et, en toutes choses, de rendre grâces à Dieu. «  La gratitude est une arme puissante », disait-il.

Le Paradis qui régnait en son âme ne manquait pas d’influer sur la vie pleine de vanité des personnes de son entourage. Chaque fois que quelqu’un le surprenait à prier, il semblait tout de feu, incandescent, et comme gratifié de visions surnaturelles, qui ne sont pas de ce monde. Il disait aussi : «  Avant que de m’endormir, je fais trois fois le signe de croix, comme si c’était ma dernière nuit à vivre ici-bas. » Il était plein de zèle, et du nombre de ces « violents » dont l’Evangile dit qu’ils peuvent seuls s’emparer du Paradis, en se faisant violence sur eux-mêmes, par la violence de l’ascèse et de l’exercice des vertus. Il était plein d’une fièvre ardente dans la perspective certaine de pouvoir rencontrer Dieu au cours de la Prière.

Par une après-midi, il confia ce secret à quelqu’un : Un jour qu’il se tenait debout en prière, la Mère de Dieu lui avait fait la Grâce de Sa Visitation. Elle tenait entre ses bras son Enfant. Empli d’étonnement, mais saisi de doute sur le caractère véritable de cette Venue Céleste, Christophe s’entendit alors dire ceci : «  Viens ça, Christophe, et reçois dans tes bras le Christ. Afin que, selon que ton nom l’indiques, tu puisses véritablement porter le Christ (1). »

  1.  : ( La traduction littérale du prénom Christophe, du grec Christo-phoros, est : Celui qui porte le Christ »).

Et, tandis que, par humilité ou par défiance, il hésitait encore, la Toute-Sainte Mère de Dieu, s’approchant de lui d’un pas ferme, lui remit elle-même notre Seigneur dans ses bras. Par la suite, les larmes aux yeux, il confessa qu’aucune embrassade ne lui avait jamais procuré autant de joie. Après quoi, la vision s’était évanouie, et lui avait laissé un souvenir des plus doux, avec au cœur une Joie ineffable.

Un autre événement surnaturel se produisit durant la Divine Liturgie célébrée à Nikaïa, dans l’église métropolitaine Saint-Nicolas, tandis qu’il se tenait debout dans sa stalle – car, le dimanche, jamais il ne s’y asseyait-. Et voici que, sans qu’il pût comprendre comment cela s’était fait, il se trouva soudain transporté dans un sanctuaire céleste. La Divine Liturgie y était également célébrée. Le Seigneur siégeait sur un trône, la Toute Sainte se tenait à sa droite, et le Précurseur à sa gauche. Une multitude d’anges Le servaient, chantaient des hymnes mélodieuses, et le glorifiaient ainsi. Il régnait là une telle harmonie sublimement ordonnée, une telle paix absolue ! Quelle sublimité de chants célestes ! Les anges, tous, inclinaient respectueusement la tête devant l’Agneau de Dieu crucifié. Christophe goûta quelques instants les suaves délices de cette expérience surnaturelle, puis, à nouveau, il se retrouva dans sa stalle. Il entendit alors le Prêtre dire ces paroles de la Liturgie avant la Communion aux Saints Mystères : « Avec crainte de Dieu, foi et amour, approchez (2). »

  1.  : ( Proclamation du Prêtre, invitant les fidèles à approcher de la Divine Communion).

Un ange du Seigneur lui avait ordonné d’écrire sur un morceau de carton que la participation à la Liturgie du dimanche était un commandement et un précepte de Dieu. L’on pouvait aussi y lire que l’on se devait de se lever tôt le dimanche, pour se rendre à l’église et y faire le plein de bénédictions du Ciel et de joie divine. Il avait en outre collé sur ce carton un petit ange en papier, et avait fixé le tout sur le plateau en bois où il déposait les koulouris qu’il vendait. En cette manière, il confessait ouvertement et audacieusement le Christ.

Il fut un jour atteint d’une grave hémorragie gastrique.

«  Allons d’urgence à l’hôpital », lui conseilla aussitôt l’un de ses proches.

  • Non, mon cher, répondit-il : Le Christ est le médecin de l’âme et du corps.

  • Mais, tu es épuisé !

  • Le Christ va m’aider.

  • L’hémorragie peut s’avérer fatale.

  • J’arriverai ainsi plus vite auprès de mon Seigneur et mon Dieu. »

Au matin, son ami le trouva en pleine forme.

« Que s’est-il passé, Christophe ?

-Un ange du Seigneur m’est apparu, et m’a dit : «  Christophe, pour ton estomac, mange du pain d’orge passé au four. » J’en ai acheté ; j’en ai mangé ; et l’hémorragie s’est arrêtée net. »

A l’âge de quatre-vingt-cinq ans, en 1986, il se souvint de son père. Ils avaient été séparés l’un de l’autre en 1921. Cela faisait plus de soixante et un ans qu’il ne l’avait pas commémoré. Il décida d’apporter à l’église une prosphore, en écrivant le nom de son père : « Panaghiotis », pour qu’il y soit commémoré à la prothèse * par le Prêtre avant la Liturgie. La nuit suivante, son père lui apparut. Il se tenait au chevet de son lit, et il lui caressa la tête : «  Ah, Christophe, mon enfant ! » lui dit-il. «  Si tu savais comme cela m’a procuré un grand rafraîchissement… Quel cadeau tu m’as fait, quelle paix tu m’as apportée en te souvenant de moi en me faisant commémorer à la Proscomédie ! »

Il était un jour assis dans sa petite cour, en compagnie d’un jeune homme de sa connaissance.

« Monsieur Nicolas, Monsieur Nicolas ! cria-t-il au père du jeune garçon qui passait là par hasard. Et ce, alors même qu’il ne connaissait pas son prénom.

  • Vous me connaissez ? demanda la père.

  • Non, répondit-il. Mais voilà, votre fils Panaghiotis me tient compagnie. Il vous faut vous réconcilier avec Panaghiotis, pour qu’il puisse aller de l’avant. Portez-vous bien ! 

De fait, ce jour-là, sans que personne lui eût rien dit, une vive conversation avait opposé Panaghiotis et son père. Ensuite de quoi, Christophe dit au jeune homme : «  Nous devons avoir de bonnes relations avec nos parents. Ainsi qu’une bonne relation avec l’Eglise, car l’Eglise est la Mère qui nous conduit à Dieu le Père. »

Trois personnes de sa connaissance vinrent un jour lui rendre visite. Mais à peine furent-ils entrés qu’il se mit à crier : «  Allez-vous en, sortez ! Les lions et les tigres mêmes prennent soin de leurs petits. Mais les humains tuent les leurs !. » Ces trois hommes furent fort étonnés, car Christophe était d’ordinaire très aimable avec eux. «  Que lui prend-t-il, » se demandèrent-ils. Alors, l’un d’entre eux se mit à rougir et, plein de honte, leur avoua : «  C’est à cause de moi qu’il s’est emporté. Car mon épouse et moi avons par trois fois avorté. »

L’on vit davantage encore briller ses vertus au cours des dix dernières années de sa vie. Ce furent aussi pour lui les années les plus difficiles. Il n’y voyait quasiment plus rien pour pouvoir travailler. Il discernait seulement quelques ombres, et ne reconnaissait son visiteur qu’au son de sa voix. Il n’avait ni retraite, ni indemnités, se contentant pour vivre de l’aide que lui apportait la Providence et de la charité d’autrui. En 1986, six ans avant sa dormition, il reçut néanmoins sa petite retraite. Sa sœur était morte déjà, et tous l’avaient abandonné. Il ne lui restait plus, en dehors de son coiffeur, qu’une seule connaissance.

Aveugle, infirme, seul, et âgé, il n’avait pour compagnie et pour interlocuteur que Dieu seul. Une dame amie qui était un après-midi entrée chez lui sans qu’il s’en fût aperçu, l’entendit dire : «  Seigneur, éclaire mon esprit… » De fait, le Donateur de Lumière l’éclaira, et l’affermit si bien, qu’il put, jusqu’au terme de sa vie, subvenir seul à ses besoins, se maintenir dans la propreté, et continuer d’entretenir soigneusement sa maisonnette.

Durant cette difficile période de sa vie, le Seigneur en lequel il croyait avec tant de foi, et qu’il vénérait jusqu’à l’adoration, ne le laissa pas abandonné ni privé de consolations humaines. Des amis le trouvèrent un jour alité, souffrant d’oedèmes. Christophe refusait de se nourrir désormais. Voyant alors des personnes vêtues de blanc, il demanda : «  Pourquoi ces prêtres sont-ils vêtus de blanc ? » Un médecin l’examina pour la première fois. Celui-ci diagnostiqua une déshydratation et une insuffisance cardiaque, et il le fit hospitaliser. Transporté à l’hôpital, il fut entouré de soins. Mais il ne survécut pas longtemps.

Au jour du 8 avril 1989, il s’endormit dans le Seigneur, à l’âge de quatre-vingt- huit ans.

Ses rares connaissances organisèrent son ensevelissement, lequel fut sobre, mais digne, à l’image de ce qu’avait été sa vie. Les fidèles de sa paroisse, et les autres participants embrassèrent son front, lequel était lumineux et diaphane, telle une pure et éthérée sainte relique. Sans ressources financières il fut enterré aux frais de la municipalité de Nikaïa, dans le cimetière de la ville nouvelle.

Trois ans après, en 1992, au moment de la Pâque, l’on procéda à l’exhumation de ses ossements. Ils se révélèrent particulièrement nets, et d’une couleur ambrée. Ils furent enfouis dans l’anonymat de l’ossuaire du cimetière de l’Ascension, à Nikaïa.

Au vu de ses ossements couleur d’ambre, et connaissant sa vie sainte, son Père spirituel, le Père Procope Kontogiannis, déclara qu’il s’agissait là d’un homme de Dieu. D’une grande simplicité de cœur et de vie, il avait apporté de Cappadoce la parfum de la piété et de la sainteté des Grands Saints d’Asie Mineure. A sa manière, et grâce à la vertu de son exemple, il avait aidé les habitants de sa terre natale expatriés à Nikaïa à demeurer fidèles à la Sainte Tradition Orthodoxe de leurs ancêtres, et il l’avait également transmise aux Chrétiens d’ailleurs qui ne la connaissaient pas. A Christophe, Mémoire éternelle !





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ELPIDA XANTHOPOULOS

(1907-1990)



Elpida, de la lignée des Baltazidis, vint au monde en 1907 dans le Pont. Elle perdit son père quand elle était enfant. En 1914, sa famille vint s’installer en Grèce, dans un village de la province de Kilkis. Ils traversèrent des années difficiles, parce que la pauvreté était grande en ce temps-là. La petite Elpida ne fréquentait pas l’école, parce qu’elle travaillait dur dans les champs de tabac pour soutenir sa mère endeuillée. En plus de son mari, celle-ci avait perdu un fils à la guerre d’Asie Mineure, ainsi que deux filles et un autre fils de la malaria. Petite orpheline et fille de réfugiés, Elpida surmonta la pauvreté, l’exil, et la perte de son père, parce qu’elle croyait fermement en Dieu, et puisait en Lui courage et consolation.

Lorsqu’elle fut en âge de se marier, elle épousa Théophile Xanthopoulos, avec lequel elle eut deux fils et une fille. En 1960, ils déménagèrent, et s’établirent à Thessalonique. Depuis toujours, elle aimait l’Eglise, et la fréquentait assidûment. Aussi, après que son mari fut mort, et lorsque ses enfants se furent tous mariés, se consacra-t-elle totalement à Dieu.

Elle jeûnait beaucoup. Elle pratiquait régulièrement des triméron – des jeûnes stricts de trois jours entiers- , jusqu’à en devenir toute pâle. Ses enfants, la voyant épuisée, se faisaient du souci. Elle faisait de nombreuses métanies*. Elle emplissait sa poche de haricots, et, à chaque grande métanie, elle enlevait un haricot, et ainsi de suite, recommençait tout depuis le début. C’était sa manière à elle de les compter.

Elpida maintenait sa veilleuse toujours allumée, et passait sa journée, assise sur son canapé, à égrener son chapelet. Un jeune étudiant lui demanda un jour de lui dire quelques mots sur la prière. La grand-mère Elpida lui répondit : «  Que te dire, mon enfant ? Maintenant j’ai tout perdu, parce que j’ai été injuste avec mes enfants. Autrefois, je disais sans cesse la prière au-dedans de moi. Je prenais soin d’une église au village, j’y allais la nuit, à pied, avant que le jour ne se lève. Je disais la prière en tenant mon chapelet, et, comme si j’eusse été sur un petit nuage, voici que j’arrivais à l’église sans comprendre comment cela avait pu se faire. En chemin, je croisais parfois des meutes de chiens, qui me menaçaient de leurs aboiements. Je les bénissais d’un signe de croix. Ils se calmaient alors, et s’asseyaient à terre. Je pouvais dès lors passer sans qu’ils m’importunent. »

La grand-mère Elpida aimait beaucoup les offices de l’église, et plus particulièrement encore, les agrypnies*, qui duraient toute la nuit. Elle se confessait et pratiquait le communion fréquente. Lorsqu’elle fut trop âgée pour pouvoir continuer de se rendre fréquemment aux offices des agrypnies, elle disait, soucieuse : « Comme vous êtes heureux de pouvoir aller à l’église ! Pour moi, c’en est fait, je suis devenue une Turque (1).

  1.  : ( Traduction littérale du verbe « tourkévo », qui signifie aussi devenir musulman).

Les gens vont à l’église, et moi, je reste couchée. »

Mais, tous les dimanches, comme aussi les jours de fête, elle mettait son foulard, prenait sa canne, et partait pour l’église. Elle fit même, par extrême dévotion, à trois reprises, le pèlerinage en Terre Sainte.

L’Ancienne Elpida était une femme sacrificielle, qui s’exerçait au don de soi. Elle vouait aussi en don au Christ tout l’argent de sa retraite, ainsi, du reste, que tout ce qu’elle recevait d’autre par ailleurs.

C’est ainsi qu’Elpida contribua à l’agrandissement de l’église Saint Jean-Baptiste au village de Pikrolimni, ainsi qu’à l’édification de l’église des Saints-Apôtres d’un village voisin. Elle participait en outre à l’entretien d’autres églises encore, telle l’église Saint Charalambos à Thessalonique, comme aussi au développement d’associations caritatives.

Elle oeuvrait également à des travaux de couture pour l’Eglise, travaillant avec l’une de ses voisines, qui était couturière d’ornements liturgiques. Elpida achetait les tissus, et sa voisine en confectionnait des nappes pour le saint autel, ou des vêtements sacerdotaux pour les prêtres désargentés. Un jour, en passant par l’église d’un village, elle y vénéra l’épitaphios posé sur une table, lequel était à demi déchiré. Elle en parla au Prêtre, et lui envoya bientôt de l’argent pour en acheter un neuf. Dans chacune des églises où elle constatait un manque, elle s’empressait d’y remédier en venant y porter le nécessaire – qu’il s’agit de veilleuses, d’icônes, de vases sacrés, etc…-. Elle les offrait et en faisait don à Dieu, car elle aimait la Beauté de Sa maison. Chaque année, pour Pâque, elle faisait parvenir un don à des ascètes du Mont-Athos. Elle achetait également ou collectait des habits, et les distribuait à des familles dans le besoin. Elle organisait des tombolas, et tous ceux qui connaissaient la générosité de son œuvre lui offraient leur contribution. Une Tzigane lui fit même un don de 500 drachmes.

Elle était très accueillante. Elle offrait, dans sa petite maison, l’hospitalité à des pèlerins du Mont-Athos, à des clercs, et à des moines. Elle leur préparait de quoi se nourrir, leur laissait jusqu’à sa cellule, et, sans leur poser beaucoup de questions, les laissait se reposer en paix. Il lui suffisait de savoir que ses hôtes avaient un lien avec le Mont-Athos.

Elle avait de très bonnes relations avec plusieurs étudiants qui lui rendaient visite, et qui tiraient profit de son expérience de vie et de ses conseils, lesquels étaient simples, certes, mais concrets. Elle préparait un repas sans huile aux jeunes gens qui faisaient le carême, parce que leur mère ne cuisinait pas de nourriture carémique.

Un dimanche, sur le chemin qui la menait à l’église, Elpida vit soudain une colonne de feu et de sang, qui montait en torsades jusqu’au Ciel. Elle regarda autour d’elle pour demander à un passant s’il voyait bien la même chose qu’elle, mais il n’y avait personne à qui demander. Elle se rendit ensuite à l’église, où elle participa à la Liturgie, mais, au fond d’elle-même, la curiosité ne la quittait pas, de savoir ce que signifiait cet événement étrange. Elle interrogea le Prêtre, qui lui dit de ne pas y accorder d’importance, car, selon lui, c’était probablement l’œuvre du démon. Quelques jours plus tard, le grand séisme de 1978 frappa Thessalonique. A l’emplacement exact de sa vision, un immeuble s’effondra, et plusieurs personnes périrent.

L’on apporta un jour chez elle une grande et lourde icône de la Mère de Dieu, encadrée de bois, car l’église dans laquelle elle se trouvait jusqu’à présent était en travaux. Il avait fallu deux hommes pour la transporter, et la déposer au beau milieu de la chambre d’Elpida. Il était convenu qu’ils reviendraient la chercher dès que les travaux seraient achevés. Elpida raconte : «  Je voulais passer le balai, mais l’icône m’en empêchait. Il fallait que je la déplace, mais je ne le pouvais pas. J’ai dit : «  Ma Toute-Sainte, que vais-je faire de toi maintenant ? Comment vais-je faire le ménage, toute seule, si je ne peux pas te soulever ? » j4ai fait mon signe de croix, et j’ai pris l’icône. Elle était devenue légère comme une plume ! Je l’ai mise sur le côté, et lorsque j’ai eu fini, j’ai dit : «  Ma Toute-Sainte, aide-moi une nouvelle fois, pour que je te remette à ta place. » Lors, à nouveau elle est devenue toute légère, et je l’ai remise en place. »

Elle possédait une petite icône en papier de la Vierge à l’Enfant. La nuit, elle la prenait avec elle, et la serrait fermement dans sa main, parce qu’elle avait peur, toute seule chez elle. Une autre nuit, elle s’endormit en écrasant la petite icône par inadvertance. Mais elle sentit que quelque chose la poussait soudain vivement dans le dos ; si bien qu’elle se réveilla et demanda pardon à la Mère de Dieu. Avant le séisme de 1978, cette carte-icône émettait très souvent un bruit dans la nuit, pareil à un son de cloche, qui eût fait : « ding, ding, ding ». Elpida se réveillait, s’asseyait dans son lit, et demandait : «  Que se passe-t-il ma Toute-Sainte, que veux-tu ? »

Elle avait sur son iconostase une autre icône ancienne de style naïf, représentant Saint Antoine aux côtés de Saint Athanase. Un jour, une avocate lui apporta son aide pour résoudre un problème dont elle ne venait pas à bout toute seule, et elle ne lui demanda aucun argent en contrepartie. Cependant, elle lui demanda cette petite icône en bénédiction. Elpida accepta avec joie, et l’enveloppa dans un papier, af*in de pouvoir la lui donner lors de sa prochaine visite. Or, dans la nuit, il se produisit ceci :

«  Voici que, juste avant les premières lueurs de l’aube, je vis, non en rêve, mais bien réellement et en vérité, un grand moine se tenir debout, les bras croisés, au milieu de ma chambre. Lors, je bondis de mon lit, et lui demandai :

«  Comment es-tu entré ici ? J’avais pourtant bien, avant d’aller me coucher, fermé la porte et les fenêtres.

  • En vérité, j’étais déjà là. Par trois fois, j’ai sauvé ta maison d’un incendie. Et maintenant, tu veux me mettre dehors ? »

  • Quelle douce et humble voix il avait ! Et avec quelle retenue il s’est adressé à moi ! Sa voix et son allure m’ont fait grande impression ; je ne pourrai jamais l’oublier. Il disparut ensuite du champ de mon regard. Je l’ai alors cherché partout, jusque sous le lit même. Mais il avait bel et bien disparu. Au matin, j’ai raconté l’événement à un Prêtre que j’hébergeais chez moi de temps à autre, et qui venait d’arriver. Il me dit catégoriquement de ne surtout jamais donner cette icône, parce que les Saints avaient manifesté qu’ils ne voulaient pas partir de chez moi. J’ai donc gardé cette icône.

  • Ensuite de quoi, je me suis assise, et j’ai réfléchi à ce que le Saint – Saint Antoine- m’avait dit ; à savoir qu’il avait à trois reprises sauvé ma maison de l’incendie. Je me sui souvenu en effet qu’une fois les serviettes en papier dont je me servais pour m’essuyer les mains quand j’allumais la veilleuse avaient pris feu sur le plan de travail, juste au-dessous de la veilleuse qui était accrochée devant l’icône. J’étais sortie à ce moment-là, et, lorsque je suis rentrée, j’ai trouvé la veilleuse providentiellement éteinte, cependant que les serviettes et une partie du plan de travail avaient brûlé. Grâce à l’intervention du Saint, le feu s’était miraculeusement éteint, sauvant la maison de la destruction. Une autre fois, j’avais mis de l’eau à bouillir dans le briki, posé sur la gazinière. Je suis partie aux Vêpres en oubliant que le gaz était allumé. Lorsque je suis revenue, j’ai aperçu dans l’obscurité une petite flamme bleue. En prenant le briki, j’ai constaté qu’au lieu d’être incandescent, il était froid, et que toute l’eau était encore dedans. »

La grand-mère Elpida disait toujours : «  Je ne veux pas être grabataire et devenir un poids pour mes enfants. Je voudrais que Dieu me prenne tant que je tiens encore debout. Ma Toute-Sainte, je pense que je n’ai pas rien fait pour toi. Prends mon âme dès à présent, pour que je ne sois pas tourmentée par une grande vieillesse et que je ne sois un tourment pour personne. »

A la fin de sa vie, elle tomba malade et fut hospitalisée quelques jours durant. Le 19 mars 1990, elle rentra chez elle, et s’allongea un peu, parce qu’elle était fatiguée. L’un des étudiants qu’elle appréciait fut habité ce jour-là par l’insistante pensée qu’il devait aller lui rendre visite. Il la trouva étendue sur son lit, tout juste rentrée de l’hôpital. Elle prit des nouvelles de ses amis, et, brusquement, se sentit mal. Il se fit alors entendre une sorte de bruissement, et, tout soudain, son âme pure et simple s’envola à la rencontre du Christ et de la Toute-Sainte. A Elpida, mémoire éternelle !



Euthalie Patéras.

(1905-1994)



Euthalie Patéras (1) naquit à Konitsa en 1905, de pieux parents, Christos et Vassilikie, lesquels élevèrent leurs enfants conformément au vouloir de Dieu, leur transmettant la piété et la foi. Euthalie était la quatrième d’une fratrie de cinq, et se distinguait par sa foi profonde, son amour pour Dieu et sa dévotion envers Lui. Depuis son jeune âge, elle avait préféré s’adonner à la prière et à la lecture des livres de spiritualité orthodoxe. Elle n’éprouvait aucun attrait pour les jeux de son âge. Elle n’aspirait qu’à une chose : prier et approfondir sa connaissance de Dieu. L’un des voisins, Costas Tziallas, père de famille nombreuse, chantre et sacristain, lui apportait des articles de revues religieuses, qu’elle lisait avec attention et délices. Car son âme s’en trouvait lors emplie de la douce présence du Christ.

Elle veillait toujours à ce que son habillement soit sobre et humble. Elle ne voulait pas de robes colorées. Un jour, tandis qu’elle était élève de primaire, l’on ajouta un col blanc à son tablier : elle refusa de le porter. Elle semblait spontanément attirée par la voie de la consécration entière et absolue à Dieu. Elle vivait dans le jeûne et la prière. Elle ne se préoccupait ni de sa réussite professionnelle, ni de fonder une famille. Excellente élève, elle aimait beaucoup les enfants, et souhaitait devenir institutrice, mais la perspective de devoir travailler et d’entretenir des liens sociaux avec d’éventuels collègues masculins était pour elle un souci. Aussi changea-t-elle d’avis. «  Qu’aurais-je à voir, quant à moi, avec des hommes ? », disait-elle. Et elle préféra sacrifier ses études pour pouvoir se consacrer à Dieu da manière totale, et sans rien pût y faire obstacle. Elle se rendait souvent au Monastère de Stomion, où elle avait déjà séjourné presque un mois avec ses frères et sœurs, son oncle Alexis Floros, ainsi que d’autres parents. Son oncle Alexis, le frère de sa mère, était le marguillier du Monastère. Au cours de l’une de ses visites, Euthalie demanda à une ancienne moniale si elle pouvait rester auprès d’elle pour devenir moniale. Elle lui répondit : «  Ici, dans les montagnes, il y a des gens dangereux, des bandits. Moi, je suis vieille, et je vais mourir. Comment feras-tu pour vivre toute seule dans ce coin perdu. » Euthalie, qui venait tout juste d’avoir seize ans, prit peur, et repartit, choisissant de rester chez elle pour mener son combat spirituel.

Sa vie s’écoulait dans le jeûne, la prière, et le travail. Ce qu’elle était connaissait le mieux était l’esprit de charité et l’esprit de sacrifice. Elle voulait rendre service à tous, et leur faire plaisir à tous. Tandis que ses frères et sœurs tenaient un petit commerce, elle restait à la maison et s’occupait de tout. Parée d’humilité et de patience, elle cohabita et travailla en bonne intelligence avec la seconde épouse de son frère aîné pendant de longues années. La première femme de son frère était morte de suite de couches, laissant orpheline sa petite fille Anna, âgée d’à peine quinze jours. Eulalie avait déclaré à sa belle-sœur qui s’apprêtait à partir pour la vie éternelle : «  Tu es arrivée dans notre vie comme un ange, tu repars comme un ange. » Elle éleva ensuite Anna avec beaucoup d’amour et de tendresse. Georges et sa seconde épouse, Olga, vécurent heureux pendant plus de trente ans. Euthalie se chargea aussi de l’éducation des six enfants de sa sœur, Charikléïa, pour ce que son mari et elle souffraient de problèmes de santé.

Pour tous, Euthalie était comme un ange sur terre. A ses parents, elle offrait son amour et ses services avec empressement, reconnaissance et gratitude. Elle aidait en particulier sa mère à se préparer chaque matin, en sorte que ses enfants puissent venir la saluer avant que de se rendre à leur travail. Elle ne se souciait pas d’elle-même, aspirant seulement à se sacrifier pour ses proches. Sa famille et son foyer étaient accueillants. Beaucoup y reçurent l’hospitalité : il venait là des gens simples, des personnalités d’importance, et beaucoup de prédicateurs de passage. Elle veillait à offrir toujours ses soins, mais sans se faire remarquer, préférant demeurer dans l’ombre.

Elle ne sortait quasiment pas de chez elle, sinon pour aller à la rencontre de sa cousine Kétie, et de son amie Dina Mokoros, avec lesquelles elle avait des conversations spirituelles. Elle allait aussi rendre visite à la Presbytéra Argyro Papathémistokléous, et lui parlait de Dieu. De ces entretiens, la Presbytéra retirait une grande joie ainsi qu’une grande force spirituelle. Quand son Père spirituel Paul Zizakis passait chez Argyro, et qu’il la trouvait paisible et joyeuse, il lui demandait : «  Euthalie est-elle passée par ici ? » Car le Père savait que la visite d’Euthalie apportait la paix de Dieu et Sa Joie.

Le dimanche et les jours de fête, Euthalie se rendait à l’église, et vivait intensément le don des sacrements divins. Aimant particulièrement les enfants, lorsque s’achevait la Liturgie, elle entamait avec eux des conversations, durant lesquelles elle se réjouissait de leur présence, et leur prodiguait des conseils spirituels. Elle aida nombre de jeunes filles à ne pas s’écarter du droit chemin.

Emplie d’amour, elle priait pour tout le monde. Elle ne critiquait personne et refusait de commenter la vie des autres. On lui demanda un jour son avis sur l’inconduite d’un prêtre. Elle ne dit rien, mais, bien au contraire, pria ardemment pour ce père, et lui écrivit une lettre dans le dessein de le fortifier spirituellement.

Elle manifestait sa charité et son sens de l’hospitalité de toutes les manières possibles. En 1940, l’amour sacrificiel dont elle fit preuve envers les blessés demeure inoubliable. L’école d’agriculture de Konitsa avait été transformée en hôpital, y accueillant les blessés. Mais ils étaient si nombreux qu’on les accueillit aussi dans la maison d’Euthalie Patéras, où fut même installée une salle d’opération. Aux côtés d’autres femmes bénévoles qui étaient venues d’Athènes, Euthalie prenait avec charité soin des blessés, et les réconfortait. Elle leur donnait un peu de lait et de jus d’orange. Un jour, elle reçut de Ioannina une caisse d’oranges, destinée à sa famille. Elle en fit du jus, qu’elle distribua aux blessés. Une autre fois, ils préparèrent des colis et de petits gâteaux au miel (1) pour l’armée, et poposèrent à Euthalie de les distribuer.

  1.  : ( Les « mélomakarona » sont les gâteaux traditionnels de la période de Noël).

Elle refusa, parce qu’elle ne voulait pas se faire remarquer, ni prendre la place de qui que ce fût. Souhaitant éviter de provoquer des antipathies ou des jalousies, elle répondit à ceux qui insistaient :

« Je veux que soit fait le bien,

Qu’importe si c’est par une autre main.

Devenir cause de jalousie,

Quelle grande ignominie ! »

Pendant qu’elle prodiguait ses soins aux blessés, elle leur parlait de Dieu, les consolant et les affermissant.

Euthalie nourrissait toujours le désir de devenir moniale. Elle confia son souhait à un père spirituel qui était de passage, et qu’elle hébérgeait chez elle. Mais, comme en ce temps-là, sa mère vivait toujours, et avait besoin d’aide, son père lui conseilla de rester à ses côtés.

En tant qu’habitante de Konitsa, Euthalie connaissait le saint Père Païssios. Lorsqu’il était accueilli chez Kétie Patéra, il l’invitait à se joindre à leurs prières et à leurs entretiens spirituels. – Les maisons de Kétie et d’Euthalie se jouxtaient-. Quelque temps après, lorsque l’Ancien s’installa au Monastère de Stomion, Euthalie s’en vint fréquemment lui y rendre visite. Elle était présente lorsqu’il déplaça le rocher et qu’il jeta dans le ravin la poêle contenant des poissons (1).

  1.  : ( Cf Hiéromoine Isaac, L’Ancien Païssios de la Sainte Montagne, L’Age d’Homme, Lausanne, 2009, p. 75).

Elle participa au projet caritatif de l’Ancien, qui avait disposé aux quatre coins de la ville des « boîtes à dons ». Avec simplicité, elle contait qu’elle avait pris en charge une famille nombreuse dans le besoin, laquelle consistait en quatre orphelins. Elle leur fournissait du blé et du maïs, pour qu’ils aient du pain. Elle leur apportait aussi le lait et la vache qu’elle venait de traire, et donnait ensuite le reste à sa propre famille. Elle s’occupait de leur trouver des vêtements, et leur tricotait des vestes et des chaussettes.

Lorsque le Père Sébastien devint Evêque de Konitsa, il fit la connaissance d’Euthalie, et lui dit un soir après les Vêpres : «  Euthalie, si nous ouvrions un hospice pour personnes âgées, tu pourrais t’en charger ? » Elle répondit avec retenue : «  Je n’ai pas les capacités pour assumer un tel travail… » Le vertueux hiérarque, qui savait s’en remettre à Dieu pour toute chose, lui dit : «  Prie, et dans une semaine, tu me donneras ta réponse. » L’Evêque pria lui aussi pour que le Seigneur révèle sa volonté, et que la Toute-Sainte les guide. Euthalie raconte ce qui suit : «  Durant toute cette semaine-là, j’ai fondu comme la cire… Je n’osais pas endosser une telle responsabilité, je me sentais faible et incompétente. Aussi, au bout de cette semaine, toute tremblante, je dis à l’Evêque : «  Monseigneur, je ne peux pas ; je me sens faible ; une tâche aussi grande n’est pas pour moi. » Mais ayant reçu de Dieu l’information qu’il attendait, et en vertu de son autorité épiscopale, il m’a placée devant l’icône de la Mère de Dieu, et m’a dit : «  C’est la Toute-Sainte qui t’appelle, pas moi ». Je me suis lors mise à pleurer : «  Comment pourrais-je m’opposer à la Toute-Sainte ? ». Et, faisant obéissance au hiérarque, je lui dis : «  Avec votre bénédiction, Monseigneur… » Sans plus attendre ni tarder, elle rassembla ses vêtements dans un baluchon, et se rendit à «  l’hospice de la Mère de Dieu. »

Il s’agissait d’une noble maison léguée à la Métropole par sa cousine , Kétie Patéra. Dès le premier jour, quatre femmes âgées s’installèrent avec elle, et, le dimanche suivant, en présence de Monseigneur Sébastien, on célébra l’Aghiasma*.

Avec l’ouverture de cet hospice paroissial, une nouvelle étae de vie commença pour Euthalie, sur le chemin du don de soi et de l’amour sacrificiel. Après Dieu et la Toute-Sainte, elle avait pour soutien spirituel l’Evêque Débastien.

Son exemple bouleversa tous les habitants de Konitsa, lesquels s’empressèrent d’offrir des dons et des subsides, allant jusqu’à se priver parfois du nécessaire, pour que l’établissement ait les moyens matériels de fonctionner. Un comité de cinq membres fut constitué, avec à sa tête Monseigneur Sébastien. La responsabilité principale du fonctionnement de l’hospice incombait à Euthalie Patéra, désormais directrice. Elle s’entretenait presque quotidiennement avec Georges Papachristidis, pour ce qui était de résoudre toutes les questions et tous les problèmes qui se présentaient. Euthalie considérait ses pensionnaires comme ses sœurs et ses mères, et prenait soin d’elles avec beaucoup d’amour. Elle veillait à les nourrir, sur un plan tant matériel que spirituel. Chaque jour, avant que de commencer son travail, elle s’agenouillait devant l’icône de la Mère de Dieu. Au commencement, en plus de sa charge de directrice, elle assumait aussi celles de cuisinière et de blanchisseuse. Chaque matin, elle réunissait dans le salon les pensionnaires pour la prière. Le soir, elles chantaient toutes ensemble l’office de la Paraklisis à la Toute-Sainte. Pour ce qui était de ses études, Euthalie n’avait pas dépassé l’école primaire, mais elle connaissait bien ce qui relevait du culte divin. Elle avait appris par cœur nombre de tropaires et d’exapostilaires*. Souvent, pour la prière, l’Evêque venait se joindre à elles. Il restait ensuite bavarder un moment avec elles, et, chaque dimanche, il déjeunait avec elles. Il régnait dans cet hospice une atmosphère familiale et chaleureuse. Les âmes abandonnées à elles-mêmes y recevaient le gîte et le couvert, ainsi que tous les soins nécessaires. Dotée d’un grand talent d’administratrice et très économe, Euthalie y vécut jusqu’à la fin de sa vie. Comme cela fut avéré par la suite, son importante charge de travail ne constitua pas pour elle un obstacle pour cultiver les vertus monastiques, telles le dénuement, la claustration, l’obéissance, la patience, et le discernement.

Les effets personnels qu’elle avait apportés tenaient dans un baluchon. Il fut même difficile de trouver de quoi l’habiller le jour de ses funérailles. Voici ce qui constituaient ses seules possessions : un manteau, une veste, deux jupes, cinq ou six pièces de linge de rechange, une brosse à dents, une brosse à cheveux, un petit porte-monnaie contenant quelques piécettes, un parapluie, des lunettes, une canne, et trois livres.

Elle n’avait pas de chambre à elle. Durant les premières années à l’hospice, elle vécut dans la même pièce que les trois premières vieilles dames. Lorsque le nombre de pensionnaires augmenta, elle s’installa dans le salon : elle étendait chaque soir deux couvertures sur un canapé, et les rangeait au matin. Elle n’avait ni armoire, ni même une simple table de nuit.

Quand un conflit éclatait entre les résidentes, ou quand elles n’écoutaient pas et n’en faisaient qu’à leurs têtes, Euthalie les laissait faire. Elle se rendait dans le salon, allumait l’encensoir, chantait la Paraklisis à la Mère de Dieu, et le Seigneur apportait la solution. Quand elle retournait les voir, elle les trouvait apaisées et réconciliées.

Elle méditait l’Ecriture Sainte, les écrits de Saint Cosmas d’Etolie, de Saint Nectaire d’Egine, et de nombre de Vies de Saints. Pour avoir été beaucoup tenus entre ses mains, les livres qu’elle lisait sans cesse et méditait continûment étaient tout abîmés. Elle avait un chapelet, et s’adonnait à la Prière du Cœur, comme Saint Païssius l’Athonite la lui avait enseignée.

Euthalie s’était tout d’abord confessée au Père Dimitri. Elle avait le désir de la communion fréquente, mais son premier père spirituel ne lui permettait de communier que trois ou quatre fois par an. Bien que cela lui fût difficile, elle faisait obéissance. Mais, à partir du moment où elle s’installa à l’hospice, elle dut obéissance au Métropolite, et put dès lors communier une ou deux fois par semaine. Euthalie et le hiérarque se portaient une estime mutuelle.

En 1940, pour la dernière fois de sa vie, elle se rendit au marché, afin d’y acheter des oranges, pour en faire du jus qu’elle pût donner aux blessés de guerre. Depuis lors, le seul chemin qu’elle emprunta fut celui qui la menait à l’église Saint-Nicolas. En 1968, lorsqu’elle s’établit à l’hospice, elle continua un moment de suivre son habitude de ne sortir que pour se rendre à l’église. Par la suite, elle ne fréquenta plus que l’église de l’hospice. Là-même, nul ne la voyait jamais dehors, ni même dans la cour.

Elle ne tolérait pas de commérages de la part des femmes qui travaillaient dans l’établissement. «  Laissez tout le monde faire son travail », disait-elle avec autorité, arrêtant net tout commentaire désobligeant. Ou bien, elle disait simplement : «  Allons, vous avez bien autre chose à faire ! »

Pour illustrer le fait que tout don doit être désintéressé, Euthalie racontait ceci : «  Un jour, un habitant de Konitsa acheta une paire de chaussures à un enfant pauvre qui marchait pieds nus. Depuis lors, à chaque fois qu’il le croisait, il lui disait : «  Fains bien attention à la manière dont tu marches, pour ne pas abîmer tes chaussures » ; ou bien : « Ne les use pas, ne les salis pas », etc… Jusqu’au jour où l’enfant retira ses chaussures et lui dit : «  Tiens, reprends-les. Je pourrai maintenant marcher en liberté, comme je l’entends. » »

Une aïeule dont s’occupait Euthalie avec beaucoup de soin et d’amour, lui embrassait souvent les mains en lui disant : «  Tu es comme ma Maman ! », bien qu’elle fût elle-même bien plus âgée qu’Euthalie. Chaque matin, Euthalie lavait une première fois le linge sale des pensionnaires avant que de le confier aux dames chargées de la buanderie, de manière qu’il fût moins souillé.

La mentalité de l’époque faisait considérer qu’une personne était grabataire parce qu’elle avait commis nombre de péchés. Pour que les personnes grabataires ne souffrent pas de cet état d’esprit, Euthalie prenait soin de dissimuler aux visiteurs leur véritable état. Elle n’évoquait jamais la présence de pensionnaires grabataires, et elle s’en occupait elle-même avec Clio, la sous-directrice.

Elle transmettait par l’exemple son esprit de sacrifice au reste du personnel de l’hospice. Et elle parvenait à maintenir dans l’équipe l’unité et la bonne entente. Durant une période où les moyens étaient faibles et peu nombreux, l’aide que Dieu apportait à l’hospice était très concrète. La présence d’Euthalie inspirait toutes les femmes. Comme le disait alors Clio : « Nous n’étions qu’une seule âme, qu’un seul cœur ! » Euthalie faisait preuve d’esprit de compréhension envers ses collègues, et elle essayait toujours de trouver le moyen d’alléger leur charge. Elle disait par exemple à Clio : «  Mon amie, va voir ta sœur, passe du temps avec elle . Maintenant, je suis encore vaillante. Mais quand je serai plus âgée, tu ne pourras plus y aller… Va maintenant voir ta sœur. » De même, à chaque fois que Clio souhaitait partir à Ioannina, Euthalie la laissait y aller sans lui faire la moindre difficulté, et elle la remplaçait elle-même à l’hospice.

Tous étaient édifiés et inspirés par les paroles, et, davantage encore, par l’exemple d’Euthalie. Il va sans dire qu’Euthalie offrait ses services sans aucune compensation financière. Elle travaillait continûment, jour et nuit quasiment, et s’occupait de tout. Polyxénie Zdavros fut une des premières femmes à travailler avec elle. C’était une personne intègre, travailleuse, et entièrement digne de confiance. La charge de travail augmenta, et il devint nécessaire d’embaucher en outre Stathoula Kitsos, puis Madame Sophie. Toutes étaient très gentilles et totalement dévouées à ce travail agréable à Dieu. Euthalie constituait pour elles un exemple vivant du don de soi et de l’esprit sacrificiel. Elle donnait tout son amour aux autres, cet amour qui transparaissait sur son visage calme et plein de bonté, ainsi que dans son sourire. Elle témoignait d’une extrême gentillesse à l’égard des visiteurs de l’hospice, et le rôle de mère lui allait si bien que ceux qu’elle hébergeait quelques jours durant s’y sentaient véritablement comme chez eux. La grandeur et le caractère inconditionnel de l’amour qu’Euthalie portait à ses pensionnaires transparaissent plus particulièrement dans la délicatesse des soins qu’elle prodigua à l’une d’entre elles : cette femme avait contracté un cancer de la paupière, qui creusait une plaie sur tout son visage, et lui causait des douleurs insupportables. C’était effrayant à voir. Les soins indispensables à lui prodiguer exigeaient beaucoup d’amour et de patience. Seule Euthalie était dotée d’un tel charisme. Parfois, pendant qu’Euthalie s’occupait d’elle et lui parlait avec tendresse, la vieille femme l’appelait « Maman ». La scène s’apparentait à une cérémonie, incarnat l’amour et le don de soi, s’exprimant de façon pure et authentique.

C’est ainsi que, plus de vingt ans durant, Euthalie prit soin de vieilles dames en souffrance. Lorsqu’une pensionnaire mourait, Euthalie la veillait, en lisant le Psautier. Mais elle prenait soin tout d’abord d’envoyer se reposer tout le reste du personnel de l’hospice.

Elle portait la responsabilité du bon fonctionnement de l’hospice, et Dieu lui envoyait en retour nombre de bénédictions. Un jour, il n’y avait plus dans la réserve ni fromage ni fruits. Mais Euthalie fit une prière, et voici que quelques instants plus tard, Dimitra Kapaïou survint avec deux caisses de raisin, et deux énormes fromages. Emue, Euthalie glorifia Dieu tout au long du jour, tandis que la cuisinière, Polyxénie Zdavros, avait été saisie d’étonnement et d’admiration.

Euthalie ne se rendait plus jamais au marché, mais elle trouvait le moyen de communiquer avec ceux qui souhaitaient offrir leur contribution à l’hospice. Tous étaient touchés de constater sa gentillesse à toute épreuve, et son amour si spontané pour tous.

Euthalie était une figure maternelle, non seulement pour les pensionnaires de l’hospice, mais aussi pour les enfants du foyer ecclésial Saint Cosmas d’Etolie. Elle leur exprimait sa tendresse de diverses manières : «  Couvrez-vous, «  disait-elle, « de crainte de tomber malades. » Ou : «  Viens boire une tisane, mon enfant, j’entends que tu tousses. » Tous les anciens résidents se souviennent d’Euthalie avec beaucoup de gratitude et de respect.

Quelqu’un lui dit un jour : «  Euthalie, tu te fatigues pour rien à vouloir donner un enseignement spirituel aux enfants du foyer. Très peu deviendront prêtres ; les autres partiront et ils oublieront tout. » Mais elle répondit, imperturbable : «  Quand tu retires une éponge de l’eau, tu as beau l’essorer, elle reste mouillée. »

Lorsqu’elle partit de chez elle pour s’installer à l’hospice, elle considéra cet hospice comme son nouveau foyer. Les dix premières années, elle continua de se rendre dans son ancienne maison une fois par semaine, afin d’y confectionner des prosphores. Cela mérite que mentionnions ici de quelle façon extraordinaire elle préparait le levain pour les prosphores : elle faisait bouillir le basilic qui avait été béni lors de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, et utilisait cette eau sans rien y ajouter d’autre que de la farine. Elle confectionnait les prosphores avec ce levain pendant toute l’année. Parfois elle préparait du pain au levain uniquement pour faire plaisir aux résidentes de l’hospice.

Euthalie était une personne de grande et profonde foi et de longue patience. Dotée de discernement, elle ne parlait pas beaucoup. Elle savait comment se comporter et quels mots employer avec chacun, adoptant une attitude empreinte de gentillesse et d’esprit de charité. Elle ne renonçait jamais à ses principes, non plus qu’à sa règle spirituelle, constituée de prières et de jeûnes. Le dimanche, elle mangeait un peu de viande, et, le mardi, un peu de poisson. Le reste de la semaine, son alimentation était simple et frugale. Elle pratiquait le jeûne du triméron des trois premiers jours du Grand Carême, et elle faisait aussi tous les autres carêmes, et ceci, avec joie. Si quelqu’un lui conseillait de manger un tant soit peu plus, elle lançait avec espièglerie : «  Maman n’est pas d’accord ! » Par la suite, une petite église vit le jour au sein même de ces deux établissements caritatifs, en laquelle la Liturgie était célébrée quasiment tous les samedis. Euthalie pleurait de joie car, de cette façon, l’ensemble des pensionnaires, de l’hospice et du foyer, pouvaient trouver de quoi se nourrir l’âme.

A compter de 1973, Euthalie reçut une aide considérable de la part de Clio Rokos, et une soulagement considérable lui fut apporté par cette âme simple et pleine d’amour pour Dieu et pour son prochain. Vouée, elle aussi, à Dieu et au service des autres, elle travailla de nombreuses années aux côtés d’Euthalie, et elles étaient comme une mère et sa fille. « Dieu m’a envoyé un grand cadeau », disait Euthalie au sujet de Clio.

Le soin et l’attention qu’elle portait aux pauvres petits orphelins, et le souci qu’elle avait d’eux, constituaient pour elle comme une règle de vie. L’un de ses oncles lui envoyait régulièrement de l’argent, qu’elle eût pu dépenser pour les besoi ns de l’hospice, mais qu’elle préférait consacrer à aider des orpheline et des enfants pauvres. Elle avait également pris à sa charge les petits-enfants de l’une des résidentes de l’hospice, car ils étaient orphelins.

Les deux dernières années de sa vie, elle fut contrainte de rester alitée, du fait de sa maladie de l’ostéoporose. Clio prenait soin d’elle avec un dévouement exemplaire, comme si elle eût été sa véritable fille. Lors de l’une de ses visites, Monseigneur Sébastien lui déclara : «  Euthalie, souviens-toi de nous quand tu seras là-bas ; ne nous oublie pas ». Ce à quoi elle répondit : «  Monseigneur, vous y serez avant moi. » Et, de fait, alors que le hiérarque était à ce moment-là en bonne santé, son état se dégrada subitement, et, le 12 décembre 1994, il s’endormit dans le Seigneur, précédant, dans sa dormition, Euthalie de douze jours.

L’Ancienne Euthalie avait reçu de Dieu de nombreux charismes intellectuels et spirituels, qu’elle fit fructifier, tout en veillant précautionneusement à les garder cachés. Elle ne nous enseignait pas seulement par ses paroles, mais, aussi et surtout, par son exemple, et, d’une manière mystérieuse, par sa vie tout entière, son intarissable charité, sa confiance sans faille en la Providence divine, sa foi inébranlable, son absolu dépouillement, son humilité, sa discrétion, et son discernement ; par sa manière si inspirée de conduire et de diriger l’hospice, et par son sens de l’hospitalité, digne du patriarche Abraham. Elle nous édifiait aussi par la manière particulière qu’elle avait de minimiser et de résoudre les prétendus problèmes, par son esprit sacrificiel, sa tempérance, et la patience longanime dont elle faisait preuve en toute chose, par son silence, par la sagesse qui la caractérisait, par son obéissance aveugle à la volonté de Dieu, et par son obéissance exemplaire à son père spirituel, Monseigneur Sébastien. Ses combats personnels pour ses luttes ascétiques sont connus de Dieu seul. Elle réussit à demeurer inconnue de beaucoup, mais demeura et demeure bien connue de Dieu à toujours. A Euthalie, mémoire éternelle !



Quatrième de couverture :

Ce livre peut être considéré comme l’équivalent grec du livre à succès du Père Tikhon Chekounov, Saints de tous les jours, dont le titre russe pourrait être traduit aussi par « Saints qui ne sont pas au calendrier » ou «  Saints qui ne sont pas officiellement saints ». Il s’agit en effet, rédigées ou rassemblées par le Hiéromoine Euthyme (l’un des spirituels du Mont Athos les plus connus actuellement) de 800008quarante-trois Vies de chrétiens qui, en vivant au sein du monde, ont mené une existence sainte, au même titre que les saints moines auxquels jusqu’à présent cette collection « Grands spirituels orthodoxes du XX° siècle » a surtout rendu hommage. Ils sont de toutes conditions : hommes ou femmes, jeunes ou vieux, célibataires ou mariés, ou – en très grande majorité – laïcs, exerçant des professions diverses. Ils ont vécu dans le monde grec – y compris celui de la Cappadoce chrétienne – depuis le début du XX° siècle jusqu’à ces dernières années. La plupart d’entre eux sont donc nos contemporains. Leur vie, qui fait place à une ascèse étonnamment rigoureuse, est remplie de prière et de vie liturgique, et rayonne aussi dans leur milieu social par l’amour qu’elle diffuse, non seulement en de bonnes paroles ou de bons sentiments, mais aussi en une aide concrète, généreuse jusqu’au sacrifice complet de soi, apportée au prochain dans ses diverses difficultés. Ces personnalités sont très différentes, mais sont unies par « un même esprit et un même cœur ». Elles témoignent que non seulement une vie spirituelle approfondie peut être menée de manière constante au milieu du monde, mais que l’idéal de la sainteté peut y être atteint.