lundi 17 juin 2019

Saint Syméon, le Fol en Christ par Léonce de Néapolis.

LEONCE DE NEAPOLIS

SAINT SYMEON
LE
FOL EN CHRIST

Traduit du grec ancien par JEAN-LOUIS PALIERNE
Editions de la Fraternité Orthodoxe
Saint Grégoire Palamas.
30 Bd de Sébastopol.
75001 PARIS
Tous droits réservés.
saints Syméon le Fol en Christ
KONDAK Ton 2 Célébrons, dans la foi et l'amour, Syméon le théophore.
Il a vécu comme un ange dans la chair, et par ses vertus a brillé sur le monde.
Chantons aussi son compagnon, Jean l'Inoubliable,
s prient pour nous, sans relâche, le Seigneur!
< PREFACE

" La folie en Christ" est l'une des expressions, peut-être la plus élevée, de la piété et de la sainteté orthodoxes, d'où sa rareté. "La folie en Christ" n'a rien à voir avec la maladie de la folie, l'aliénation d'esprit, la démence, la conduite dépourvue de raison. La "folie en Christ" est une folie feinte; elle protège le saint qui vit au milieu de ce monde, elle lui sert de cellule et de solitude au milieu de la société où il se meut. Beaucoup s'étonnent de cela et même des chrétiens ont peine à le comprendre. Il est vrai que nous ne pouvons demander aux "sages' selon ce monde de comprendre la parole de Saint Paul : " Nous sommes fous pour le Christ" ( 1 Co. 4, 10). Les "sages" se flattent de posséder la grande sagesse supérieure, inaccessible au grand nombre, aux simples, aux illettrés. On devrait enfermer dans la tour d'ivoire de leur sagesse ces sages, et écrire sur leur porte les paroles suivantes du même Apôtre : " L'homme animal ne reçoit pas les choses de l'Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui; et il ne peut les connaître parce que c'est spirituellement qu'on en juge" ( 1 Co. 2, 14). Mais ce que nous ne pouvons demander aux hommes de ce "monde", nous pouvons le demander aux chrétiens, leur demander de respecter, de vénérer la "folie en Christ". Sinon, comment interpréter saint Paul, que je cite encore : " Si quelqu'un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu'il devienne fou, afin de devenir sage, car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu" ( 1 Co. 3, 18). Et aussi : " Nous, nous savons que Dieu a choisi les choses folles de ce monde pour confondre les sages". Celui qui, pour le Christ, passe pour fou aux yeux du monde, est au-dessus des sages, des savants, des intelligents de ce siècle, car la "folie pour Dieu - quand elle est authentique - est plus sage que les hommes et la faiblesse de Dieu, plus forte que les hommes ( 1 Co. 1, 25). En vérité, il n'y a pas de sagesse plus grande que la "folie" de l'Apôtre Paul. Cette "folie en Christ" apparaît dans la vie spirituelle comme un "enfantillage", pour utiliser le terme grec de "népiazein", qui signifie être dans un état d'enfant, avoir un comportement d'enfant, dire des paroles, faire des actions qui sont d'un enfant. La "folie pour le Christ" est l'une des voies, je l'ai déjà dit, qui mènent au royaume de Dieu : " Je vous le dis en vérité, si vous ne vous convertissez pas et si vous ne devenez pas comme des petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux". La grande vertu de la "folie en Christ" implique la possession d'une autre vertu, aussi grande et aussi difficile à acquérir que la "folie"; c'est celle de l'impassibilité, dont parlent beaucoup les grands Pères de l'ascèse. Etre au-dessus des passions, n'être pas troublé par elles, - elles sont un obstacle dans l'union de l'âme avec Dieu, un obstacle à la déification de l'homme. Celui qui a maîtrisé ses passions peut partir à la conquête de la " folie en Christ." Aime le déshonneur plus que la gloire" disait Abba Matôé. Et un autre Abba disait : " Fuis le monde et moque-toi de lui." Beaucoup de saints sont arrivés à la sainteté par la voie de la "folie en Christ", bien que peu nous soient connus, leur vie ayant été cachée en Christ. Ils ont vécu au milieu de ce monde, inconnus de lui, et en Christ qui nous fortifie et en qui nous pouvons tout, les "fous" ont vaincu le monde. Les Synaxaires nous ont heureusement transmis quelques vies remarquables de "fols en Christ", celle de saint André et de saint Syméon en particulier, les plus anciennes. En Russie, vers le XIV° siècle, apparurent, avec Procope d'Ostioug, les hautes figures ascétiques, les jurodivyje, qui n'hésitaient pas à reprendre sévèrement princes et rois; ainsi le jurodivyj Nicolas arrêta Ivan le Terrible qui allait brûler et piller Pskov, l'invita chez lui et lui offrit de la viande crue pleine de sang; le tsar lui fit remarquer que c'était le carême et qu'on ne mangeait pas de viande; le fol en Christ lui répondit : " Le sang des chrétiens, ne le vois-tu pas?" Le terrible Ivan fit alors arrêter le massacre. Une autre figure admirable de fol en Christ, au XVIII° siècle, est sainte Xénia de Pétersbourg, qui, cachant son ascèse sous une folie feinte, fit de la grande cité du Tsar Pierre son désert, sa cellule, "suivant jusqu'au bout le Seigneur". Elle a été glorifiée dans les conditions difficiles de l'émigration par le Métropolite Philarète de bienheureuse mémoire, qui l'a donnée comme une image de ce que les chrétiens véritables sont aux gens de notre monde... D'autres figures plus récentes nous sont connues, la folle en Christ Pascha qui annonça au Tsar Nicolas II la Révolution et la tragédie qui s'abattrait sur la Russie, ou encore la disciple de Saint Séraphim de Sarov, Ivanovna Serebrenikova du couvent de Diveyevo. Dans la Russie d'aujourd'hui les vrais chrétiens vivent comme les fols en Christ, errant dans les bois ou se cachant pendant des années dans de petites pièces, comme l'évêque Pierre des Catacombes; célébrant des offices secrets dans les goulags; procédant à des ordinations épiscopales au milieu de camps comme les évêques de Solovki, refusant de travailler pour le régime et ne mourant pas dans le froid glacial où on les jetait, parce que la Grâce de Dieu les réchauffait, comme les moniales de Shamordino. Imitant les adolescents dans la fournaise du monde, vivante dénonciation de l'"orthodoxie officielle", les fols en Christ d'aujourd'hui annoncent ce que seront les chrétiens des derniers temps, qui auront à trouver refuge dans les montagnes ou dans les forêts. Ainsi, dans le fin fond de la Macédoine, on pouvait rencontrer, il y a peu, la folle en Christ Sophie qui vivait en plein XX° siècle cette dure ascèse. Avec l'aide de Dieu, nous publierons ces vies des fols en Christ, en commençant par celle de saint Syméon, écrite jadis par Léonce, évêque de Néapolis de Chypre, qui vécut sous le règne de l'empereur Maurice (582-602) et qui, selon saint Jean Damascène, "honora l'ile de Chypre par ses discours". La vie de Saint Syméon le fol-en-Christ a été traduite de façon remarquable par notre ami Jean-Louis Palierne sur le texte de grec ancien de Migne, P.G 93, 1670 -1748 et sur celui de l'édition Ryden, pour quelques améliorations critiques ( Lennart Ryden, Das Leben des heiligen Narren, Syméon von Leontios von Neapolis, Uppsala, 1963). Nous l'en remercions de tout coeur. Puisse le Seigneur, par les prières de son saint Syméon, le fol en Christ, donner à tous ceux qui liront cette vie de trouver la voie de la perfection et de nous faire miséricorde. + Père Patric (Ranson). INTRODUCTION de LEONCE DE NEAPOLIS C'est de leur propre vie que ceux qui entreprennent d'enseigner autrui tiennent le droit de se présenter eux-mêmes comme exemples de vertu et de vie inspirée, selon les paroles divines : " Qu'ainsi brille votre lumière devant les hommes, pour qu'ils voient vos bonnes oeuvres et qu'ils rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux" (Mt. 5, 16). Car s'ils entreprenaient d'avertir, d'instruire et de diriger les autres avant de s'être enseignés et purifiés eux-mêmes par l'observance des commandements divins, ils oublieraient de pleurer leur propre mort en s'occupant d'autrui. C'est ainsi que s'accomplirait et s'appliquerait en eux cette parole qui dit que : " Celui qui ne fait pas et qui enseigne sera appelé le dernier dans le royaume des Cieux" ( Mt. 5, 19), et également : " Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton oeil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l'oeil de ton frère" ( Mt. 7, 5). C'est pourquoi l'auteur des Actes des Apôtres dit ceci de notre grand et vrai Dieu et Maître : " Ce que Jésus a commencé à faire et à enseigner" ( Actes 1, 1). C'est aussi ce que Paul, ce vase d'élection, écrivait aux Romains pour les fustiger en disant : " Et toi qui enseignes autrui, tu ne t'enseignes pas toi-même" ( Rom. 2, 21) etc... Comme nous ne sommes donc pas capable par notre propre vie d'enseigner ni de présenter l'image des vertus, puisque nous portons en nous-mêmes les passions du péché, nous vous donnons donc à découvrir une nourriture qui est comme produite par les sueurs et labeurs soufferts par autrui, une nourriture non périssable qui conduira nos âmes à la vie éternelle. Car si le pain réconforte, la parole de Dieu incite l'âme à la vertu, surtout ceux qui sont négligents et portés à l'insouciance dans l'observance des commandements divins. Car pour ceux qui sont vertueux et qui tournent leur esprit vers Dieu, leur conscience est capable de leur enseigner les principes, elle leur conseille tout bien et les détourne de tout mal. Mais pour ceux qui ne sont pas à leur niveau, les préceptes et les principes de la loi écrite sont nécessaires. Si quelqu'un s'écarte de la voie qui mène à la vertu de cette manière ou de l'autre, il a besoin qu'on l'éveille au désir divin par le zèle et l'application d'autrui, soit en les voyant de ses yeux, soit en écoutant le récit qu'on lui en fait, pour chasser le sommeil de l'âme, parcourir la voie étroite et difficile, et qu'il acquière ainsi la vie éternelle. Il est d'ailleurs de notre devoir et de notre possibilité de mépriser les choses présentes comme passagères pour désirer les choses à venir, ou bien de perdre les biens éternels par le désir des biens présents. Tous ceux qui depuis les origines ont plu à Dieu ont confirmé la vérité de ces paroles, bien qu'ils eussent la même nature que nous, et en particulier les phares de notre génération. Le très sage Syméon fut l'un d'eux. Il fut même plus vénérable que beaucoup, car il en arriva à un tel degré de pureté et d'impassibilité qu'il put traverser des situations qui passent pour procurer - à ceux qui sont plus passionnels et charnels -, souillure, trouble et obstacle à la vie vertueuse. Et lui, qui était comme une perle très pure, passa sans être souillé dans la fange - je veux dire la vie dans la ville, la fréquentation des femmes, et en général les illusions de la vie. Il s'efforça ainsi de montrer en vérité, à ceux qui sont plus négligents, à ceux qui invoquent leur incapacité à vivre la vie vertueuse, la force que Dieu procure à ceux qui luttent de toute leur âme contre les esprits du mal. Je prie cependant tous ceux qui écoutent ou qui lisent le récit de cette vie angélique, de recevoir ces paroles avec la crainte du Seigneur et une foi sans hésitation, comme il convient à de vrais chrétiens. Certes, je sais que les insensés et les orgueilleux considèreront les choses que je raconte comme incroyables et ridicules. Mais s'ils écoutaient celui qui a dit : " Qui veut être sage en ce monde doit être fou pour devenir sage" ( 1 Co. 3, 18), et : "Nous sommes fous pour le Christ" (1 Co. 4, 10), et : " La folie de Dieu est plus sage que les hommes" (1 Co.1, 25), ils ne trouveraient pas ridicule les labeurs de ce véritable athlète. Ils l'admireraient beaucoup plus même que ceux qui pratiquent d'autres sortes de vertus. Il n'alla pas dans le monde sans préparation, alors qu'il avait encore besoin d'un maître, mais comme ce que nous voyons lorsque toute l'armée se tient d'un seul coeur en ordre de bataille. Là, ce sont ceux qui ont confiance en eux-mêmes, mais plus encore dans la puissance de Dieu, dans les armes de guerre qu'ils portent et dans une plus longue et plus forte expérience militaire, ce sont ceux-là seuls qui sortent des rangs pour affronter l'adersaire en un combat singulier. Et c'est ce qu'il fit lui aussi. C'est quand il eut combattu le bon combat vaillamment et dans les règles, et qu'il se vit fortifié par la puissance de l'Esprit Saint, quand il eut acquis la force d'écraser les serpents et les scorpions (Lc 10, 19), et quand il eut éteint complètement le feu de la chair par la rosée de l'Esprit Saint, c'est quand il eut vomi la mollesse et la gloire de la vie comme l'araignée sa toile - et que dirais-je de plus? - et qu'il eut revêtu l'impassibilité extérieure et intérieure, qu'il eut été jugé digne enfin de l'adoption divine, c'est alors, selon les paroles du Cantique des Cantiques sur l'âme pure et impassible appelée "la toute belle", que le Christ dit à l'âme : " Tu es toute belle, ma compagne, et il n'est pas de blâme en toi" (Cant. 4, 7) - c'est alors qu'il sortit lui-même du désert dans le monde, sur un appel divin, pour provoquer le diable en un combat singulier. Il croyait qu'il n'était pas juste que celui qui était ainsi estimé et élevé par Dieu méprisât le salut de ceux de sa race. Se souvenant donc de celui qui disait : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Lc 10, 27), et qui n'avait pas dédaigné de prendre - sans souffrir d'altération- la forme de l'esclave pour sauver son esclave, il imita lui aussi son Seigneur, offrant son âme et son corps pour sauver certains d'entre eux. Mais il convient que je raconte d'abord de quelle manière il vint du désert dans le monde. C'est après que je raconterai les merveilles et les miracles qu'il y accomplit. III La fuite du monde Une année, donc, sous le règne de l'empereur Justinien, des chrétiens pieux se rassemblèrent selon la coutume pour vénérer les Lieux saints de la vie du Christ, lors de la fête de l'Exaltation de la vénérable et vivifiante Croix. Tous ceux qui ont l'habitude de se rassembler là pour cette sainte fête savent que c'est de presque tout l'univers que des foules s'assemblent au nom du Christ et dans l'amour de la Croix. Il arriva donc par la miséricorde de Dieu qu'à cette grande fête se rencontrèrent deux jeunes gens venus de Syrie. L'un s'appelait Jean, l'autre Syméon. Ils restèrent là quelques jours, et lorsque cette sainte fête se termina, chacun repartit pour sa ville. Depuis qu'ils s'étaient liés d'amitié entre eux, ces deux jeunes gens ne se séparaient jamais, et pour le retour dans leur patrie ils firent route ensemble, avec leurs parents. Jean avait un père âgé, mais n'avait plus sa mère. Il s'atait marié cette année-là et avait vingt-deux ans. Syméon n'avait plus son père, mais seulement sa mère, âgée d'environ quatre-vingts ans, et nulle autre famille. Ils faisaient donc route de compagnie, et comme ils descendaient à Jéricho et qu'ils traversaient la ville, Jean, voyant les monastères autour du Jourdain, dit à Syméon : " Sais-tu qui habite ces demeures devant nous?" Celui-ci lui répondit : " Qui? " Jean lui dit : " Des anges de Dieu". Syméon lui demanda alors avec étonnement : " Pouvons-nous les voir?" Il lui dit : " Oui, si nous sommes des leurs". Tous les deux étaient à cheval, parce que leurs parents étaient fort riches. Descendant aussitôt de leurs chevaux, ils les donnèrent donc à leurs serviteurs en leur disant de les devancer, prétextant qu'ils allaient s'arrêter en cet endroit. Par hasard ils se trouvaient sur le chemin qui va au Jourdain. Ils s'arrêtèrent donc tous deux et Jean dit à Syméon, en montrant du doigt la route du Jourdain : " Voici le chemin qui conduit à la vie". Puis, montrant la grand-route par laquelle continuaient leurs parents, il dit : " Et voici le chemin qui conduit à la mort. Prions donc et tenons-nous chacun sur l'un de ces chemins. Et après avoir jeté les dés, suivons le chemin de celui qui va gagner". Ils se prosternèrent donc et dirent en gémissant: " Dieu, Dieu, ô notre Dieu, toi qui veux sauver le monde entier, manifeste ta volonté à tes serviteurs". Ils jetèrent alors les dés et Syméon avait dix points de plus que Jean. Or il était sur le chemin qui conduit au Jourdain. Alors, remplis de joie, ils abandonnèrent tous leurs biens et leurs parents, et s'embrassèrent. Ils avaient parfaitement appris les lettres grecques, et étaient vêtus avec recherche. C'est le vertueux Syméon qui raconta tout cela à un homme d'Emèse, là où il simulait la folie. Cet homme était lui-même un diacre de l'Eglise sainte et universelle d'Emèse, un homme admirable et vertueux, et par la grâce divine qui était descendue sur lui, il avait compris la pratique du saint. C'est pour lui que le bienheureux Syméon fit un miracle admirable, miracle que je raconterai plus tard en son temps. Or ce diacre vertueux et ami de Dieu, qui s'appelait Jean, nous raconta presque toute la vie du saint, en prenant le Seigneur à témoin que non seulement il n'ajoutait rien dans son récit, mais même qu'au fil des années, il en avait oublié la plus grande partie. Alors donc qu'ils descendaient ce chemin qui les conduisit à la vraie vie, on put les voir courir tout joyeux, tels Pierre et Jean vers le tombeau donateur de vie du Seigneur (Jn 20, 4). Chacun s'efforçait de stimuler l'ardeur de l'autre, car Jean craignait que son amour pour sa mère n'arrêtât Syméon, cependant que Syméon craignait que le désir de sa jeune épouse ne retînt Jean en arrière comme un aimant. C'est pour cette raison qu'ils s'adressaient l'un à l'autre des paroles d'encouragement et d'audace. Et l'un disait : " Pas de faiblesse, frère Syméon. Nous avons espoir en Dieu, car aujourd'hui nous sommes nés à nouveau. Que pourraient, sinon nous nuire, richesses et vanités de la vie, au jour du Jugement Dernier? Pas même la jeunesse ni la beauté qui a été donnée à nos corps ne resteront sans déclin jusqu'à la fin, puisqu'elles se perdent et s'éteignent à la vieillesse et dans la mort provisoire". Ce sont de telles paroles et beaucoup d'autres qu'adressait Jean à Syméon, et celui-ci répondait sur le même ton : " Et moi, frère Jean, sauf cette pauvre vieille femme qui m'a donné le jour, je n'ai ni père ni frères ni soeurs. Et je ne compte pas tant ma peine que je ne crains ton coeur, et que le désir de ta jeune épouse ne te détourne de cette voie du bien." Pendant qu'ils se racontaient ces choses, et bien d'autres encore, ils arrivent au monastère qui porte le nom d'Abba Gérasim. Ils avaient auparavant prié ainsi : " Seigneur Dieu, fais que nous trouvions ouverte la porte du monastère où tu veux que nous restions." Et il en fut ainsi. Or il y avait dans ce monastère un homme merveilleux, du nom de Nikon, un homme qui avait vraiment une vie en accord avec son nom ("vainqueur") : il avait la victoire sur toute l'armée des démons, et il illuminait par les miracles et les signes, et par la dignité prophétique dont Dieu l'avait honoré. Or il avait prévu leur arrivée, car il dit qu'il avait vu dnas son sommeil, le jour où ils vinrent, quelqu'un lui dire : " Lève-toi et va ouvrir la porte du bercail, pour que mes brebis puissent entrer." Et il fit ainsi. Dès qu'ils arrivèrent et qu'ils trouvèrent la porte ouverte, et Abba Nikon assis à les attendre, Jean dit à Syméon : " C'est un bon signe, frère, la porte est ouverte, et le portier est à son poste". Lorsqu'ils approchèrent, l'higoumène leur dit : " Les brebis du Christ sont arrivées". Et s'adressant aussitôt à Syméon : " Fou! Tu as bien fait de venir! Vraiment tu as gagné dix sur le Père Jean, et tes dix points t'attendent", et il voulait parler de la perfection de sa vie vertueuse. Il les reçut donc comme envoyés par Dieu et les fit reposer. IV AU MONASTERE DE SAINT GERASIME Le lendemain, avant qu'ils eussent pu dire quelque chose, il commença à leur parler sous l'inspiration du Seigneur : " Votre amour pour Dieu est très beau et très digne, mais seulement si vous ne le laissez pas faiblir jusqu'à vous laisser éteindre par l'ennemi de notre salut. Votre course est bonne, mais ne vous laissez pas essouffler avant d'avoir été couronnés. Votre projet est bon, mais ne vous endormez pas, pour ne pas laisser tiédir le feu qui consume maintenant vos coeurs. Vous avez bien fait de préférer l'éternité au transitoire et à l'éphémère. Vos parents selon la chair sont bons, et il est bien de les servir, mais il est incomparablement meilleur de plaire à votre Père des cieux. Vos frères selon la chair sont bons, mais les frères selon l'esprit vous seront plus utiles. Vos amis en Christ que vous avez dans le monde sont bons, mais il est encore meilleur d'avoir les saints pour amis, car ce sont eux qui intercèderont auprès du Maître. Il est bon d'avoir des protecteurs devant les princes, mais ce n'est pas la même chose que d'avoir les saints anges pour prier pour nous. Il est bon et louable de faire des bienfaits aux pauvres, mais Dieu ne désire rien tant de nous que l'offrande de nos âmes. Il est doux de jouir des biens de cette vie, mais ils ne peuvent se comparer à la nourriture du Paradis. La fortune est douce, et beaucoup la désirent, mais elle ne peut égaler " ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, et que l'intellect de l'homme ne peut concevoir" ( 1 Co. 2, 9). La beauté de la jeunesse est une bonne chose, mais elle n'est rien devant la beauté du fiancé céleste, le Christ, comme le dit David : " Tu es le plus beau des enfants des hommes". ( Ps. 44, 3). Il est grand de s'engager pour le roi de la terre, mais c'est un engagement éphémère et dangereux". Sur de tels conseils et tant d'autres semblables, le saint ne pouvait s'arrêter, car il voyait de leurs yeux couler des flots de larmes. Ils écoutaient ses paroles comme jamais ils n'avaient entendu la parole divine. Il se tourna alors vers Syméon et lui dit : " Ne t'afflige pas, ne pleure pas pour les cheveux gris de ta vieille mère, car Dieu, attendri par tes combats, peut la consoler beaucoup plus que ne ferait ton propre visage. Mais si pour elle tu attends sa mort pour devenir moine, il se peut que tu quittes cette vie avant elle, privé de vertu, et que tu partes ainsi sans rien avoir acquis qui puisse te sauver du mal éternel. Car ce n'est ni l'amour du père ni de la mère, ni les frères, ni la richesse, ni la gloire, ni la femme, ni l'amour des enfants, qui peuvent nous concilier le juge, mais la seule vie vertueuse, les fatigues et les labeurs soutenus pour lui". A Jean, il dit : " A toi non plus, mon enfant, que l'ennemi des âmes ne te mette en tête : " Qui donc veillera sur la vieillesse de mes parents? Qui consolera mon épouse? Qui fera cesser leurs larmes?" Car si vous les aviez quittés pour servir quelque autre dieu, vous auriez alors raison de vous demander s'il s'occupera d'eux, s'il les consolera ou non. Mais c'est à celui à qui vous les avez confiés que vous êtes accourus, que vous vous êtes consacrés; aussi faut-il que vous ayez l'audace de les remettre à la bonté de ce Dieu qui a disposé sa Providence pour nous tous, tant que nous vivons dans le monde absorbés par les choses de la vie : combien plus prendra-t-il soin des nôtres, maintenant que nous sommes partis le servir et que nous nous efforçons de lui plaire de toute notre âme! C'est pourquoi mes enfants, ayez en mémoire les paroles du Seigneur : " Laissez les morts enterrer leurs morts" ( Mt. 8, 21-22) à celui qui lui avait dit : " Permets-moi d'abord d'aller enterrer mon père." Suivez- le avec une détermination bien arrêtée et inébranlable. Que si le roi terrestre vous avait convoqués, voulant faire de vous des magistrats ou des officiers pour commander sa Maison - lui qui passe et disparaît tel une ombre ou un songe-, ne laisseriez-vous pas tomber tous vos biens pour courir vers lui avec zèle et sans retard, dans l'espoir de le voir et de lui parler librement, et de recevoir honneur auprès de Lui? Ne préféreriez-vous point souffrir toute peine et toute douleur et la mort même, pour être tout simplement dignes de voir ce jour où le Roi devant toute l'assemblée vous ferait l'honneur de vous prendre à son service?" Comme ils en convenaient, le grand Nikon continua : " C'est donc avec incomparablement plus de flamme et de contrition, mes enfants, que nous devons suivre le Roi céleste en serviteurs attentifs, et nous souvenir de l'amour que Dieu nous a montré. Car non seulement il n'a pas retenu son Fils unique, mais il l'a offert pour notre salut (Jn 3, 16). Aussi, même si nous versons notre sang, nous qui avons été délivrés de la corruption et de la mort par son vénérable sang, ne serons-nous jamais quittes de son sacrifice par nos offrandes. Car, mes frères, ce n'est pas la même chose de verser le sang du roi et le sang du serviteur". C'est tout cela et bien d'autres choses encore que le saint théophore leur dit, car il avait eu connaissance, et Dieu l'en avait informé, de la lutte et de la voie qu'ils suivraient - je veux dire de leur vie au désert, totalement errante et retirée. Et il ne tenait pas du tout cette vie pour négligeable, ni que ce fût possible à beaucoup de la réussir et de l'accomplir sans reproche. Encore moins lorsqu'il vit que ces jeunes gens étaient de corps délicat, habillés de vêtements confortables, qu'ils avaient grandi dans la mollesse et s'étaient habitués aux divertissements et aux jouissances trompeuses de la vie. C'est alors qu'en médecin et maître avisé, avec cette divine science et expérience dont il disposait, puisqu'il les avait préparés et armés par ces conseils et ces avertissements, il leur dit à tous deux : " Voulez-vous recevoir la tonsure de vos cheveux, ou rester encore pour un peu de temps sous l'habit laïc?" Aussitôt tous les deux, comme mus par une même pensée, ou plutôt par l'Esprit Saint Lui-même, tombèrent aux pieds de l'higoumène en demandant qu'il les tonsurât à l'instant même, sans délai. Et Syméon ajouta que s'il ne le faisait pas rapidement, ils iraient dans un autre monastère. Syméon n'avait ni ruse ni malice, alors que Jean était plus averti et plus expérimenté. Saint Nikon les prit alors chacun d'eux à part, et voulant tester leur consécration à Dieu, il leur parla et tenta de les persuader de ne pas être tonsurés le jour même. N'ayant aucunement pu persuader ni l'un ni l'autre ensemble, il alla voir chacun séparément pour lui dire : " J'ai persuadé ton frère de rester quelque temps laïc". Alors chacun lui dit au sujet de celui dont il parlait : "S'il veut le rester, qu'il le reste. Quant à moi, je n'accepte pas". Et Syméon, lorsqu'il parla en particulier avec saint Nikon, ajouta : " Au nom de Dieu, fais vite, Père, car mon coeur tremble pour Jean, qui a épousé l'année dernière une femme plaisante et belle, que son désir pour elle ne le reprenne, et n'éteigne son désir pour Dieu". Et Jean aussi dit, seul avec cet homme vertueux, dans les supplications et dans les larmes ( par la nature de ses yeux il en avait plus que son frère Syméon) : "Père, que je ne perde pas mon frère à cause de toi, car il n'a que sa mère, et ils étaient si liés entre eux qu'il ne pouvait pas rester deux heures loin d'elle, et que jusqu'à maintenant ils dormaient tous les deux ensemble, sans pouvoir se séparer même la nuit, chose qui me tourmente beaucoup jusqu'à ce que je le voie moine, pour que je cesse de me soucier de lui". Le saint vit l'intérêt qu'ils se portaient l'un à l'autre, et comme il savait que Dieu ne se détourne pas ni ne méprise ceux qui, de toute leur âme et sans hésitation se réfugient en lui, il prit les ciseaux, et après avoir pris place, selon le rite, dans le sanctuaire, il les tonsura. Puis, après avoir enlevé leurs vêtements, il les revêtit d'autres vêtements, très pauvres mais confortables car il avait pitié d'eux dans sa sagesse et sa tendresse, parce que leurs corps étaient faibles et qu'ils n'avaient pas l'habitude de vivre à la dure. Pendant la tonsure, Jean pleurait continuellement, et Syméon, qui ne comprenait pas pourquoi il pleurait, le houspillait pour qu'il cessât, pensant qu'il pleurait par regret pour ses parents et par amour pour sa femme. Lorsque la tonsure fut terminée et qu'on eut célébré la Sainte Liturgie, l'higoumène continua à les enseigner pendant presque toute la journée, parce qu'il savait que Dieu avait ainsi disposé les choses qu'ils ne resteraient pas longtemps avec lui. Le lendemain, qui était un dimanche, il projeta de leur donner le saint habit. C'est pourquoi certains des frères leur dirent : " Vous êtes bienheureux, parce que demain vous allez renaître, et vous serez purifiés, comme à la naissance, de tous vos péchés, pour être baptisés en ce jour". Ils furent surpris et coururent tous deux vers saint Nikon le soir du samedi, et tombant à ses pieds ils lui dirent : " Père, nous te supplions de ne pas nous baptiser, car nous sommes nés chrétiens, et de parents chrétiens." Mais lui, ne comprenant pas ce qu'ils avaient entendu dire des pères de la communauté, leur demanda : " Mes enfants, qui veut vous baptiser?" Eux répondirent : " Nos seigneurs et maîtres, les pères du monastère nous ont dit que demain nous serons rebaptisés". Alors il comprit qu'on leur avait parlé du saint habit, et il leur dit : " Ils ont bien parlé, mes enfants, car si Dieu le veut, demain nous vous habillerons avec l'habit saint et angélique." Comme ces serviteurs innocents du Christ pensaient que rien ne leur manquait de l'habit angélique, ils lui dirent: " Dis-nous, Père, avons-nous besoin de quelque chose d'autre pour que nous portions cet habit angélique que tu dis?" Or, la semaine précédente, qui était la semaine de l'Exaltation de la vénérable Croix, le saint avait donné à un jeune frère le saint habit; et comme sept jours ne s'étaient pas encore accomplis, il le portait encore en permanence, selon la coutume. Le saint commanda aussitôt de le faire venir au milieu d'eux. Lorsqu'il fut venu et qu'ils le virent tous les deux, ils tombèrent aussitôt aux pieds de l'higoumène et lui dirent : " Nous t'en supplions, si c'est ainsi que tu veux nous habiller, et nous donner tant d'honneur et de gloire, fais-le ce soir, de peur que notre mort ne survienne cette nuit, pendant que nous sommes encore des hommes. Alors nous perdrions tant de gloire et de joie, et une telle escorte et une telle couronne". Lorsque l'higoumène les entendit dire qu'ils perdraient une telle escorte et une telle couronne, il comprit que c'était là ce qu'ils voyaient autour de celui qui portait le saint habit. Il ordonna alors à celui-là de retourner vers l'endroit où était celui qui l'avait revêtu du saint habit. Lorsqu'il fut parti, les deux serviteurs du Christ furent très attristés, et dirent à l'higoumène : " Au nom de Dieu, Père, lève-toi, et fais-nous comme à Lui, parce que dans tout ton monastère il n'est pas d'homme ayant autant d'honneur que Lui". L'higoumène leur demanda : " Quel honneur?" Ils lui répondirent : " Par celui qui nous a jugés dignes de porter cet habit, et qui nous fait un tel honneur, nous serons heureux si nous sommes escortés d'une telle foule de moines, cierges à la main, si nous portons une couronne brillant ainsi sur nos têtes". Ils pensaient que l'higoumène avait vu ce qu'ils avaient vu. Mais lui, qui avait compris, ne leur dit pas qu'il n'avait rien vu. Il se tut, admirant leur pureté et leur innocence - et particulièrement de Syméon. Cependant il leur dit avec joie : "Demain, nous vous habillerons vous aussi de la Grâce de l'Esprit Saint". Comme me l'affirma le très saint diacre, Syméon maintint sans mensonge que lorsqu'ils eurent reçu l'habit, chacun voyait le visage de l'autre de nuit comme de jour, et chacun voyait aussi sur la tête de l'autre la même couronne qu'ils avaient vue auparavant. " Notre âme, disait-il, se trouvait dans une telle joie, que nous ne voulions de bonne grâce ni manger ni boire." V DEPART DU MONASTERE Deux jours après qu'ils eurent pris le saint habit, ils virent le moine qui l'avait pris sept jours auparavant, celui qu'ils avaient vu avec la couronne et l'escorte : et voilà qu'il portait un habit tout usé et faisait son travail sans plus avoir ni couronne ni escorte de moines portant des cierges, et ils en étaient tout étonnés. Syméon dit alors à Jean : " Crois-moi, mon frère, nous aussi, lorsque nous aurons terminé les sept jours, nous n'aurons plus ni cette beauté ni cette Grâce". Jean répondit : " Et que veux-tu qu'il arrive, mon frère? " Syméon reprit alors : " Ecoute. De même que nous avons abandonné les choses du monde et que nous en sommes séparés, de même il faut que nous nous écartions de toute vie. Car je ressens une autre vie et des choses merveilleuses sous cet habit. Depuis l'instant où le serviteur de Dieu nous en a revêtus, tout ce qui est en moi s'est embrasé, sans que je sache par quoi, et mon âme désire plus ni voir personne, ni parler à personne, ni écouter personne". Jean lui répond : " Et qu'allons-nous manger, mon frère?" Syméon lui dit : " Ce que mangent ceux qu'on appelle les "brouteurs", dont le Père Nikon nous parlait hier. Peut-être est-ce parce qu'il voulait que nous pratiquions nous aussi la même vie qu'il nous a raconté comment ils vivent, comment ils dorment et tout ce qui les concerne". "Et comment cela peut-il se faire, alors que nous ne savons pas chanter, ni n'avons reçu la règle monastique?" demanda Jean. Alors Dieu ouvrit le coeur d'Abba Syméon, qui dit : " Celui qui a sauvé ceux qui vivaient selon sa volonté, dès avant David, celui-là nous sauvera nous aussi. Et si nous sommes justes, il nous enseignera comme il a enseigné David, alors que celui-ci vivait avec ses brebis au désert. Ne cherche donc pas, frère, à retrancher mon désir; puisque nous nous sommes donnés à cette tâche, ne la détruisons pas". Jean dit alors : " Faisons comme tu le veux. Mais comment allons-nous pouvoir sortir, puisque la porte ferme la nuit?" Syméon lui répond : " Celui qui nous a ouvert dans la journée nous ouvrira bien la nuit". Quand ils eurent arrêté leur décision, aussitôt, la nuit tombée, l'higoumène vit dans son sommeil quelqu'un ouvrir la porte du monastère et dire : " Sortez vers votre pâturage, brebis marqués du signe du Christ". Aussitôt il s'éveilla, alla au portail, le vit ouvert, et pensant qu'ils étaient déjà partis par là, aussitôt il gémit et pleura, disant : " Je n'ai pas été jugé digne, moi pécheur, de recevoir la bénédiction de mes pères. En vérité, c'étaient eux mes pères et mes maîtres, et en cela je n'étais pas digne de leur être comparé. Malheur à moi! Quelles pierres précieuses j'ai laissé rouler sur le sol, comme le dit l'Ecriture, évidentes aux yeux de tous, mais ramassées par bien peu (Zach. 9, 16). Elles roulent sur le sol sans que nous les ramassions. Beaucoup les voient, mais peu les ramassent". Comme il gémissait à ces pensées, apparaissent les purs fiancés du Christ, prêts à sortir. Le très pur higoumène Nikon vit devant eux quelques gardes portant des flambeaux, d'autres des sceptres à la main. A leur vue il fut empli de joie, car son désir serait accompli. A sa vue ils voulurent faire demi-tour, parce qu'ils ne le reconnaissaient pas. Mais saint Nikon courut et les appela à lui. Reconnaissant l'higoumène, ils se réjouirent eux aussi beaucoup, et surtout ils virent que la porte était ouverte. Ils comprirent que Dieu lui avait aussi révélé cela. Ils voulurent alors lui faire une métanie. Mais lui les en empêcha, disant qu'ils ne devaient pas lui en faire à cause de l'habit angélique qu'ils portaient. Ils lui dirent alors aussitôt : " Nous te remercions, Père, et nous ne savons pas qu'offrir à Dieu et à toi-même. Qui aurait pu espérer que nous soyons dignes de tels cadeaux? Quel roi de la terre aurait pu nous honorer d'une telle dignité? Quels trésors terrestres auraient aussi rapidement pu nous enrichir? Quel bain auarit pu ainsi purifier notre âme? Quels parents auraient pu nous aimer et nous sauver ainsi? Quels dons auraient pu nous accorder la rémission de nos péchés aussi vite que tu l'as fait, vénérable Père, qui à la place de tous nos ancêtres et de tous nos parents, es avec le Christ et notre père et notre mère? Tu es notre Seigneur, c'est toi qui nous as équipés, c'est toi qui nous as pris par la main, c'est toi qui es tout ce qu'une langue peut exprimer. C'est grâce à toi que ce trésor nous a été assuré, c'est grâce à toi que nous avons acquis la perle précieuse, que nous avons appris exactement la puissance de ce Baptême dont avaient parlé les saints Pères, que nous avons connu réellement la véritable destruction de nos péchés par le feu qui embrase nos coeurs, bien que nous ne supportions pas qu'il consume ainsi notre intérieur. Nous te demandons, Père bienheureux, de faire une prière ardente, et de donner congé à tes serviteurs pour que nous servions vraiment Dieu de toute notre âme, car c'est à Lui que nous nous sommes consacrés. Quand tu lèves tes vénérables mains pour prier, nous te supplions de ne jamais oublier ces inutiles enfants. Oui, oui, nous les étrangers, nous te supplions, saint, de ne pas oublier les orphelins". Ayant embrassé les genoux du saint, ils dirent encore : " Souviens-toi, Père, de tes humbles brebis, que tu as sacrifiées au Christ. Souviens-toi de ces plants étrangers que tu t'es empressé de planter au beau jardin du Paradis. N'oublie pas tes ouvriers paresseux, ces ouvriers de la onzième heure dans la vigne du Christ" ( Mt. 20, 6-7). Avec stupéfaction et admiration, le pasteur voyait que ceux qui deux jours auparavant étaient des hommes du monde, d'avoir simplement revêtu le saint habit, avaient acquis subitement tant de sagesse. Après qu'ils eurent longtemps pleuré tous les deux, Nikon plia le genou, et après avoir placé Syméon à sa droite et Jean à sa gauche, il se leva, et élevant les mains vers le Ciel, il dit : " O Dieu juste et digne de toute louange, ô Dieu grand et tout-puissant, ô Dieu d'avant l'éternité, écoute à cette heure un pécheur. Ecoute-moi, mon Dieu, écoute-moi, montre ta puissance sans prendre en considération dans ma prière les continuelles désobéissances de mon insignifiance. Ecoute-moi, écoute-moi, Seigneur, fais de ma prière une flamme, comme tu fis jadis de celle de ton prophète ( 1 Rs 18, 36-38). Oui, Dieu des saintes puissances, Créateur des incorporels, oui, c'est toi qui as dit : " Demandez et vous recevrez" ( Jn 16, 24); ne me repousse pas parce que mes lèvres sont impures, et que je suis lié par mes péchés. Ecoute-moi, toi qui as promis d'écouter ceux qui te prient sincèrement, toi qui conduis les pas de tes serviteurs et dirige leurs pieds sur un chemin de paix. Montre de la compassion pour tes enfants innocents qui sont à l'étranger, toi qui as dit : " Soyez innocents comme des colombes" (Mt 10, 16). Je crie vers toi de tout mon coeur : " Mon Dieu, mon Dieu, écoute-moi, espoir de toute la terre, et de ceux qui sont au loin à l'étranger (Ps. 64, 6). Chasse tout esprit impur loin de la face de tes enfants. Saisis arme et bouclier, et lève-toi pour les défendre, tire ton épée et mets-les à l'abri de ceux qui les oppriment. Seigneur, Seigneur, dis à leur âme : " Je suis ton salut". ( Ps. 34, 2-3). Eloigne de leur intellect tout esprit de crainte, d'acédie, d'orgueil, et de méchanceté; que s'éteigne en eux tout feu et toute irritation provenant des oeuvres du diable. Que leur corps, leur âme et leur esprit soient illuminés de la lumière de ta connaissance, afin que parvenus à l'unité de la foi et à la connaissance de la sainte Trinité, ils deviennent des hommes parfaits dans la maturité spirituelle ( Eph. 4, 13), pour glorifier avec les anges et avec tous ceux qui t'auront plu, ô mon Dieu, ton nom protecteur et digne d'honneur du Père, du Fils et du Saint Esprit. Amen. Fais-leur grâce également de tous tes biens, Seigneur, pour qu'ils gardent toujours dans leur coeur les paroles de ma prière misérable et indigne de toi, afin de chanter des hymnes de gloire à ta bonté". Au milieu de ses larmes abondantes, il leur dit encore : " Le Dieu que vous avez choisi, mes bons enfants, et vers lequel vous êtes accourus, enverra son ange devant vous et préparera le chemin devant vos pieds ( Mc 1, 2). L'ange qui, comme le dit le grand Jacob, me sauve de toutes les forces hostiles ( Gn. 48, 16) précèdera vos pas. Celui qui garda son prophète de la gueule des lions (Dan. 6, 20), vous protègera vous aussi des griffes du lion. Le Dieu qui vous a choisis conservera mon sacrifice sans honte". Après que le saint théophore eut fait ces prières et d'autres encore, il sauta à leur cou et dit : " Sauve, mon Dieu, sauve ceux qui ont aimé ton Nom de tout leur coeur; Tu n'es pas injuste, Seigneur, Tu ne mépriseras pas et Tu n'abandonneras pas ceux qui ont abandonné les vaines affaires de la vie". Puis il reprit à leur intention : " Soyez attentifs, mes enfants, vous êtes partis pour une guerre dangereuse et invisible. Mais ne craignez pas, parce que Dieu a le pouvoir de ne pas permettre que vous subissiez une tentation plus grande que ce que vous pouvez supporter ( 1 Co. 10, 13). Combattez, mes enfants, pour ne pas être vaincus par lui, mais montrez-vous courageux, ayant le saint habit comme arme contre lui. Souvenez-vous de celui qui a dit : " Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas digne du Royaume des Cieux" (Lc 9, 62); et il parlait aussi de l'édification d'une tour ( Lc 14, 28-30). Faites donc attention maintenant que vous avez commencé cet édifice haut et parfait de votre conduite, à ne pas montrer de négligence ni que ne se vérifient en vous ces mots : " Ils ont commencé de bâtir, ils n'ont eu ni force ni désir de terminer ce dont ils avaient posé les fondements". Rassurez-vous, mes enfants : La guerre est petite, mais la couronne est grande; la peine est passagère, mais le repos éternel". Mais une heure avait passé, et la simandre commençait à retentir. Comme ils se préparaient à franchir la porte, Syméon prit l'higoumène à part et lui dit : " Prie Dieu, mon Père, qu'il retire de la tête de mon frère Jean le souvenir de sa femme, pour qu'il ne m'abandonne pas, et que je ne sois perdu par le regret de sa perte et de son départ. Prie le Seigneur, je t'en supplie, pour que Dieu console ses parents, pour qu'ils ne soient pas dans l'angoisse à son sujet". Comme le Père était troublé par la tendresse qu'il avait pour son frère, il ne répondit rien. Cependant Abba Jean le prit à part de la même manière, et le supplia : " Au nom de Dieu, Père, n'oublie pas mon frère dans tes prières, pour qu'il ne me laisse pas pour l'amour de sa mère, et que je ne fasse naufrage avant de me trouver au port". Comme nous le disions, il restait stupéfait par l'amour qu'ils avaient l'un pour l'autre, et il leur dit : " Allez, mes enfants, et je vous promets que celui qui vous a ouvert ici, vous ouvrira aussi la voie là-bas". Ayant marqué leur front et leur poitrine ainsi que tout leur corps du signe de la Croix, il les laissa partir en paix. VI DANS LE DESERT Lors donc qu'ils furent sortis du monastère, ils dirent : " Toi, le Dieu de ton saint serviteur, conduis-nous parce que nous sommes étrangers et sans protection, et nous ne connaissons ni ce lieu, ni ce qui l'entoure. Mais c'est parce que nous marchons vers toi que nous nous sommes livrés nous-mêmes à la mort dans l'océan de ce désert". Jean dit à Syméon : " Et maintenant, où allons-nous?" Il répondit : " Prenons d'abord à droite, parce que tout ce qui se trouve à droite est bon". Avançant, ils arrivèrent à la Mer Morte, au lieu dit Arnonas. Ainsi en avait disposé Dieu, - car il n'abandonne jamais ceux qui ont mis leur confiance en Lui de tout leur coeur -, qu'ils trouvèrent un endroit où avait habité un vieillard qui s'était endormi quelques jours plus tôt. A cet endroit se trouvaient quelques petits vases et de l'herbe bonne à manger, si bien qu'ils pouvaient se nourrir. C'est aussi ce que mangeait le vieillard qui venait de mourir. Dès qu'ils eurent vu le lieu, les glorieux jeunes gens rendirent grâce comme s'ils avaient trouvé un trésor. Ils comprirent que c'était Dieu qui le leur avait préparé et les y avaient envoyés. Aussi commencèrent-ils par Lui rendre grâce, de même qu'au grand vieillard Nikon. Ils se disaient : " Crois-moi, si tout s'est bien passé pour nous, c'est grâce à ses prières". Quand ils y eurent passé quelques jours, ne pouvant supporter la vertu des serviteurs du Christ, l'ennemi de nos âmes, le Diable, commença à leur faire la guerre, à Jean avec le souvenir de sa femme, et à Syméon avec son grand amour pour sa mère. A peine l'un d'eux comprenait-il qu'il était tourmenté qu'il disait à l'autre : " Frère, lève-toi, pour que nous priions". Ils disaient la prière du grand vieillard qu'ils vaient apprise immédiatement par coeur par la Grâce de Dieu, parce que le vieillard avait dit dans sa prière : " Grave, Seigneur, en leur coeur, les paroles de cette prière", et qu'aussitôt ils se trouvèrent la savoir par coeur. Ils disaient cette prière toujours en cas de tentation et chaque fois qu'ils demandaient quelque chose à Dieu. Car, plusieurs fois, à ce que nous a dit le Fou théophore, le Diable les enflamma du désir de manger de la viande et de boire du vin. Au commencement encore il leur suggérait peur et acédie pour l'ascèse, au point que plusieurs fois ils voulurent retourner du désert au monastère. Dans leur sommeil ils voyaient aussi, et parfois en imagination, le serpent aux formes multiples leur présentant leurs proches, les uns pleurant, les autres comme apparus en relief, et beaucoup d'autres choses que personne ne peut raconter s'il n'a pas eu l'expérience de cette sorte de tentations. Mais chaque fois ils se souvinrent de la couronne que chacun avait vue à l'autre, et leur coeur était adouci et consolé, comme par de l'huile, par l'enseignement et les larmes du vieillard. Plusieurs fois saint Nikon leur apparut en rêve. Tantôt il les avertissait, tantôt il priait pour eux, et parfois même leur enseignait les psaumes. Et alors ils s'éveillaient en récitant par coeur tout ce qui leur avait été enseigné dans leur sommeil, et ils en éprouvaient une joie extrême. Ils savaient qu'il se donnait beaucoup de peine pour eux, et ils en étaient pleinement confirmés. Avant donc de demander quoi que ce soit, ils priaient Dieu tous les deux pour la chose suivante : Syméon, pour que fût consolé et affermi le coeur de sa mère, et Jean, pour que Dieu prît auprès de Lui sa femme, afin que fût retranché de son esprit tout lien avec elle. Et Dieu, qui a dit qu'il ferait la volonté de ceux qui le craignent (Ps. 144, 9), les entendit. Lorsque deux années furent passées, Dieu informe Abba Syméon que sa mère n'est plus affligée pour Lui, et que cette nuit il s'est présenté à elle, l'a consolée, et lui a dit en dialecte syriaque : " Ia dechre Lich em", ce qui veut dire : " Ne t'afflige pas, Mère", parce que Abba Jean et moi nous allons bien, et nous avons été enrôlés dans le palais du Roi, et nous portons des couronnes que le Roi nous a données, et des robes magnifiques. Mais que lui aussi sert avec moi. Ne soyez donc nullement affligés". Cependant Abba Jean vit lui aussi quelqu'un habillé de blanc lui dire : " J'ai tout disposé pour que ton père ne s'afflige pas, et dans peu de temps je prendrai avec moi ta femme". Chacun raconta à l'autre ce qu'il avait vu, et leur coeur s'en réjouit. Aussitôt Dieu les soulagea de la pensée de leurs parents, et ils commencèrent à vivre sans souci, sans plus du tout s'affliger d'eux. Ils continuèrent nuit et jour leur route d'ascèse sans ressentir ni peine ni paresse, n'ayant pas d'autre occupation que l'"embarras sans embarras" et le "souci sans souci", c'est-à-dire la prière incessante. Ces deux infatigables travailleurs y progressèrent, et en quelques années devinrent dignes de visions divines, d'informations venues d'En-Haut et de miracles. Un peu de temps passa encore. Chacun vivait en paix à un jet de pierre de l'autre. Ils avaient convenu entre eux ceci : de se séparer et de vivre à part quand chacun voudrait prier seul, mais que lorsque surviendraient des pensées ou l'acédie, ils iraient l'un vers l'autre, et prieraient Dieu en commun, pour être libérés de la tentation. Un jour donc, alors que Syméon était assis à son endroit habituel, il entre en extase et se voit comme s'il se trouvait à Edesse, d'où il était, près de sa mère malade, et il lui disait en syriaque : " Comment es-tu, mère?" Celle-ci lui répondit : " Bien, mon enfant". Il lui dit à nouveau : " Va auprès du Roi. Ne crains pas, parce que je L'ai prié et Il t'a préparé une bonne place, et lorsqu'il le voudra, j' y irai moi aussi". Revenant à lui, il comprit qu'à cet instant sa mère était morte. Il se précipite vers son frère Jean et lui dit : " Lève-toi, Abba, que nous priions". L'autre était troublé - il pensait que c'était quelque tentation -, Syméon lui dit : " Ne te trouble pas, mon frère, rien de mal ne m'est arrivé de Dieu"; Mais Jean lui dit : " Alors pour quelle raison as-tu couru ainsi, Père Syméon? " Il l'appelait ainsi parce qu'il l'honorait et le vénérait beaucoup, comme faisait l'autre. Alors ses yeux s'emplirent de larmes qui se mirent à couler comme perles sur sa poitrine, et il dit à Jean : " En ce moment le Seigneur prend auprès de Lui ma mère si bonne, qu'elle soit bénie". Et il lui raconta sa vision. Ils s'agenouillèrent et commencèrent à prier. Alors on aurait pu entendre Syméon dire à Dieu des paroles émouvantes de supplication. La nature remua et troubla ses entrailles et il s'écria : " Dieu, toi qui as reçu le sacrifice d'Abraham, toi qui as accepté l'holocauste de Jephté, toi qui n'as pas détourné ton visage des dons d'Abel, toi qui as consacré Anne comme prophétesse pour ton serviteur Samuel ( Gn. 22, 1-12; Jug. 11, 30-39; Gn. 4,4; 1 Sam. 2, 1-10), toi, Seigneur, mon Seigneur, pour ton serviteur, reçois l'âme de ma mère. Souviens-toi, ô mon Dieu, de ses peines et des souffrances qu'elles a éprouvées pour moi. Souviens-toi, Seigneur, de ses sanglots et des larmes qu'elle a versées quand, pour toi, je me suis éloigné d'elle. Souviens-toi, Seigneur, du sein dont elle m'a nourri pour se réjouir de ma jeunesse, et elle ne s'en est point réjouie. N'oublie pas, Seigneur, qu'elle ne pouvait pas passer une heure loin de moi, et elle en a été séparée si longtemps. Souviens-toi, toi Seigneur qui sais tout, que lorsqu'elle voulait se réjouir de moi, alors, pour ton Nom, je me suis séparé d'elle. N'oublie pas, toi qui es juste, comment ses entrailles se sont déchirées le jour où je suis parti auprès de toi. Tu sais Seigneur combien elle a veillé chaque nuit pour se souvenir de ma jeunesse, depuis que je l'ai abandonnée. Tu sais, Seigneur, pendant combien de nuits elle a perdu le sommeil, cherchant la brebis qui dormait avec elle. Toi, l'Ami de l'homme, n'oublie pas combien de douleur a empli son coeur lorsque, voyant mes habits, elle pleurait la perle qui les portait. Rappelle-toi aussi, Seigneur, que tu l'as privée de consolation, et de joie, et d'allégresse pour que je Te serve, Toi, mon Dieu et son Dieu, et le Seigneur de l'univers. Donne-lui les anges pour protéger son âme de ces esprits mauvais et impitoyables et des monstres qui sont dans les airs, ceux qui tentent d'enlever et d'engloutir ceux qui passent au milieu d'eux. Seigneur, Seigneur, envoie-lui une forte garde, pour châtier toute puissance impure venue à sa rencontre. Ordonne aussi, mon Dieu, que son âme soit séparée de son corps sans douleur ni torture, et si, comme femme, elle a péché en cette vie, soit en paroles soit en actes, pardonne à son âme, en gratitude pour celui qu'elle a engendré et qu'elle t'a offert en sacrifice, moi ton indigne serviteur. Oui, Seigneur, Seigneur Dieu, toi qui es le juste juge et l'ami de l'homme, ne la retire pas de l'épreuve pour aller dans l'épreuve, de la douleur pour aller dans la douleur, des sanglots pour aller dans les sanglots, mais pour le chagrin qu'elle a conçu pour son fils unique, conduis-la dans la joie, et pour ses larmes, conduis-la dans cette réjouissance que tu as préparée pour tes saints, mon Dieu, mon Dieu, pour les siècles, Amen". Quand ils se furent arrêtés de prier et levés, son frère Jean se mit à le consoler par ces mots : " Eh bien, frère Syméon, Dieu t' averti, il a entendu ta prière et pris ta mère avec lui. Mais maintenant, partage mon épreuve, prions tous deux le Seigneur, ou bien pour qu'il fasse miséricorde aussi à celle qu'il m'avait permis de nommer mon épouse, et qu'il la conduise à la décision de devenir elle aussi moniale, ou bien pour qu'Il lui fasse miséricorde en la prenant auprès de Lui". Ils prièrent donc quelque temps, et, une nuit, Abba Jean vit la mère de Syméon venir prendre la main de son épouse et lui dire : " Lève-toi, ma soeur, viens près de moi, parce que le Roi, au service duquel mon fils s'est enrôlé, m'a offert une belle demeure. Mais change ton vêtement, et portes-en un qui soit pur". Selon ce que dit Jean, celle-ci se leva et aussitôt la suivit. Ainsi comprit-il qu'elle s'était endormie, elle aussi, et qu'elles étaient toutes deux dans le lieu adéquat, et il s'en réjouit grandement. Ils restèrent au désert en ascètes pendant encore vingt-neuf ans, vivant dans une grande ascèse et une terrible et redoutable contrainte, dans la chaleur et dans le froid supportant de nombreuses tentations qu'on ne peut raconter, de la part du Diable, et ils le vainquirent, et arrivèrent à des sommets fort élevés de vertu, surtout Syméon, grâce à l'innocence et à la pureté qui étaient les siennes. Avec la Grâce de l'Esprit Saint qui était en lui, il ne ressentait plus ni crainte ni douloureuse passion, ni du froid, ni de la chaleur, ni de la faim. Il en était quasiment arrivé à une mesure qui surpasse la nature humaine. Il dit donc à Jean : " A quoi nous sert-il, mon frère, de continuer à demeurer dans ce désert? Si tu veux m'entendre, je me lève; partons et allons sauver les autres, parce qu'ici nous ne sommes utiles qu'à nous-mêmes, et nous n'avons personne d'autre que nous à gagner, comme gain, au Seigneur." Et il commençait à lui dire ces paroles de la Sainte Ecriture : " Que personne ne cherche son bien propre, mais celui d'autrui" ( 1 Co. 10, 24); " Je me suis fait tout pour tous, pour en sauver plusieurs" ( 1 Co. 9, 22). Et de même dans l'Evangile : " Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les Cieux" ( Mt. 5, 16) et d'autres exemples. Abba Jean lui répondit en disant :" Je pense, mon frère, que c'est Satan qui a tué notre hésychia, et qui t'a imposé cette pensée. Il vaut mieux rester ici et terminer au désert cette route que nous avons commencée, et à laquelle Dieu nous a appelés". Syméon lui dit : "Crois-moi, il n'est pas question que je reste, mais je pars avec la Puissance du Christ, pour tourner le monde en dérision". Alors son frère reprit : " Non, mon frère, non, je t'en prie, au nom de notre Seigneur, ne me laisse pas seul dans ma faiblesse. Je ne suis pas encore arrivé à ce degré où tu te tiens, de pouvoir tourner le monde en dérision. Mais, au nom de celui qui nous a attelés ensemble, ne consens pas à te dételer d'avec ton frère. Tu sais bien qu'après Dieu je n'ai personne d'autre que toi, mon frère : j'ai renié tous les hommes, je me suis attelé au même joug que toi, et maintenant tu veux me laisser dans ce désert comme au milieu de la mer. Souviens-toi de ce jour où nous avons jeté les dés, où nous sommes partis chez Abba Nikon, où nous nous sommes promis de ne pas nous séparer l'un de l'autre. Rappelle-toi de cet instant terrible où nous revêtions le saint habit : alors nous étions tous les deux une seule âme, et tous s'étonnaient de notre amour mutuel. N'oublie pas les conseils de ce saint Père, la nuit où nous sommes partis. Non, je t'en prie, pour que je ne me perde pas, pour que Dieu ne te demande pas compte de mon âme". Syméon lui répondit : " Supposons que je sois mort. ne faudrait-il pas que tu te soucies de toi-même, puisque tu resterais seul? Crois-moi, si tu viens, ce sera bel et bien; mais moi, je ne resterai pas". Dès que son frère Jean vit qu'il persévérait, il comprit que c'était de Dieu qu'il avait eu ordre de la faire, puisque rien ne pouvait les séparer, sauf la mort seule - peut-être même pas elle, du reste; et certes, bien des fois ils avaient prié Dieu justement pour qu'il les prît avec Lui tous les deux ensemble, et ils croyaient que Dieu les exaucerait en cela, comme en tout. Jean lui dit donc : " Veille, Syméon, à ce que le Diable ne le tente pas". Mais celui-ci dit : " Quand tu seras seul, ne m'oublie pas dans ta prière, comme moi je ne t'oublierai pas, et Dieu et tes prières me sauveront". Son frère recommença à le conseiller et à lui dire : " Fais attention, garde-toi, mon frère Syméon, que le monde ne dilapide pas pas ce que le désert a assemblé, que le tumulte ne détruise pas ce que l'hésychia t'a fait gagner, que le sommeil ne te fasse pas perdre ce que la veille t'a apporté. Assure-toi, mon frère, que la sagesse de la vie monastique ne soit pas détruite par les illusions de la vie mondaine. Veille à ce que la fréquentation des femmes, dont Dieu t'a sauvé jusqu'à ce jour, ne détruise pas le fruit que tu as tiré de t'en être séparé. Veille à ce que le dépouillement des richesses ne soit pas anéanti par l'amour des richesses, à ce que ton coeur attristé par le jeûne ne s'épaississe pas à nouveau de nourriture. Veille, mon frère, à ne pas perdre ta contrition dans le rire, et ta prière dnas l'insouciance. Veille à ce que, pendant que ton visage rit, ton intellect ne se disperse, à ce que les choses que touchent tes mains ne touchent aussi ton âme, à ce que ton coeur ne ressente du plaisir pendant que ta bouche mange, à ce que ton hésychia intérieure ne danse follement alors que tes pieds se promènent, bref, que tout ce que fait ton corps extérieurement, ton âme aussi ne le fasse intérieurement. Mais, si tu as reçu toute force de Dieu, mon frère, quoi que puisse faire ton corps, gestes, paroles ou actes, si ton intellect et ton coeur restent sans trouble et sans confusion, sans jamais recevoir ni souillure ni dommage, réellement je m'en réjouirai pour ton salut. Mais je prie seulement Dieu qu'il ne nous sépare pas là-bas l'un de l'autre". Alors Abba Syméon lui dit : " Ne crains pas, frère Jean, car cela que je fais, ce n'est pas de moi-même, mais sur l'ordre de Dieu. Et à ceci tu comprendras que mon travail lui aura plu avec son aide, lorsque, avant de mourir, je viendrai et je t'appellerai et je t'embrasserai, et, après quelques jours, tu viendras avec moi. Mais, lève-toi et faisons une prière". Après qu'ils eurent prié un long moment, ils s'embrassèrent, leurs poitrines inondées de larmes, et Jean le laissa partir en l'accompagnant assez loin. Il n'avait pas le coeur de se séparer de son compagnon. Mais quand Abba Syméon lui dit : " Retourne en arrière, mon frère", il sentit comme un couteau le séparer de son corps et le pria à nouveau de l'accompagner encore un peu. Mais comme Abba Syméon le pressait beaucoup, il retourna en inondant la terre de ses larmes. VII SYMEON PROVOQUE LE MONDE Aussitôt Syméon se dirigea directement vers la sainte Ville du Christ notre Dieu. Comme il disait, il était assoiffé et brûlait depuis tant d'années du désir de se réjouir des lieux saints du Christ. Arrivant donc au saint et vivifiant tombeau du Christ, ainsi qu'au Gologotha, cause de notre salut et victoire sur la mort, il put accomplir son désir. Il resta trois jours dans la ville sainte, alla vénérer les lieux très saints du Christ, et là il pria. Toute sa prière fut que son oeuvre ne fût pas révélée jusqu'à ce qu'il eût quitté la vie, afin de fuir cette gloire qu'offrent les hommes, et dont viennent cet orgueil et cette vanité par lesquels les anges ont perdu les Cieux. Et sa prière fut entendue par Celui qui a dit : " Les pauvres ont crié et le Seigneur les a entendus". ( Ps. 33, 18), car, alors même qu'il opéra tant de miracles et fit tant de choses étonnantes - comme on va l'apprendre -, son oeuvre n'apparut pas aux yeux des hommes. Sa prière se fit comme une sorte de voile dans le coeur de ceux qui voyaient ce qu'il faisait, jusqu'à ce qu'il s'endormît. Et comment eût-il pu en être ainsi, si Dieu n'avait caché la vertu du bienheureux Syméon aux yeux des hommes? Il le fit à cause de la gloire qu'ils peuvent donner, et pour qu'il ne devînt pas célèbre pour tous. Et cependant, tantôt il guérissait les possédés, tantôt il tenait dans ses mains des charbons ardents. Aux uns il prédisait ce qui allait arriver, aux autres manifestait ce qu'on disait de lui loin de là. Pour simuler la mollesse au désert, il apportait depuis l'invisible de riches repas, ou bien convertissait à la piété Juifs et incrédules, soignait les malades, ou sauvait diverses personnes de différents périls. Souvent encore il conduisait des femmes légères ou des prostituées au mariage en règle par des actions dérisoires; il en rendait d'autres sages en les attirant par l'argent, en amenait même d'autres à la contrition par cette pureté qui le caractérisait, au point qu'elles adoptaient la vie monastique. Mais je ne m'étonne plus, ô amis du Christ, qu'il soit resté ignoré bien qu'il ait accompli de telles choses avec la Grâce de Dieu : celui-là même qui manifeste à tous les vertus cachées de ses serviteurs, c'est lui qui a tout arrangé dans son économie pour manifester à tous les vertus jusque là inconnues de ce saint. Comme je l'ai rapporté auparavant, après avoir passé trois jours aux Lieux Saints, il alla à Emèse. Voici comment il y arriva : l'illustre saint trouva sur un tas d'ordures un chien crevé, défit la ficelle du collier, attacha la patte du chien, et, passant la porte, se mit à courir en le traînant. Or auprès de la porte se trouvait une école. A peine l'eurent-ils vu que les gamins se mirent à crier :" Eh, le moine fou!" et ils se mirent à courir derrière lui en le frappant. Le lendemain, qui était un dimanche, il prit des noix et entra dans l'église au début de la sainte Liturgie. Il les lançait pour éteindre les lampes. Lorsqu'on accourut pour le chasser, il monta dans la chaire, et de là lançait les noix sur les femmes. On le jeta dehors à grand-peine, et alors qu'il sortait, il renversa les étalages de quelques marchands de petits gâteaux, qui le frappèrent à mort. Quand il se vit ainsi blessé, il se dit à lui-même : " Mon pauvre Syméon, vraiment tu ne vivras pas une semaine ainsi aux mains des hommes". Par l'économie divine, un vendeur de beignets le vit, et ignorant qu'il contrefaisait le fou, il lui dit : " Père moine, au lieu de vagabonder, veux-tu te mettre à vendre du lupin?" L'autre dit oui. Lorsqu'on le mit à vendre, il commença à distribuer à tout le monde et à manger lui-même insatiablement - mais il y avait une semaine qu'il n'avait pas mangé. Or la femme du vendeur de beignets lui dit : " Où es-tu allé chercher ce moine? S'il mange comme cela, nous n'aurons plus rien à vendre. Il a mangé un seau de lupin comme ceux dont je me sers pour les mesures". Et ils ne savaient pas qu'il avait distribué ce que contenaient les autres seaux, tout ce qu'il y avait de fèves, de pois chiches et de lentilles et autres, aux clients et à d'autres personnes. Ils pensaient qu'il les avait vendus. Mais quand ils ouvrirent la caisse et n'y trouvèrent pas de recette, ils le frappèrent et le congédièrent après lui avoir coupé la barbe. Lorsque vint le soir, il voulut faire l'encensement. Il n'était pas parti de chez eux, mais couchait devant leur porte. Ne trouvant pas de coquille, il mit sa main dans les braises, la remplit de charbons et commença à encenser. Et comme c'était la volonté de Dieu de sauver le vendeur de beignets - qui appartenait à la secte des Sévérites "acéphales" - sa femme vit Syméon faire l'ensensement avec sa main. Stupéfaite, elle lui dit : "Au nom de Dieu, Abba Syméon, tu fais l'encensement avec ta main?" Lorsque le moine entendit cela, il fit semblant de s'être brûlé et jeta les braises de sa main dans le vieil habit qu'il portait, en disant : " Si tu ne veux pas que je le fasse avec la main, je vais encenser avec mon habit". Et de même que Dieu avait préservé du feu le buisson ardent et les trois jeunes gens (Ex. 3, 2; Dan. 3, 23), de même, ni le saint ni son habit ne ressentirent le feu. Et de quelle manière furent sauvés le marchand de beignets et sa femme, c'est ce que je raconterai dans un autre chapitre. Le saint avait coutume, chaque fois qu'il faisait un miracle, de changer d'endroit, jusqu'à ce qu'on eût oublié son acte. Et même il s'efforçait en outre de faire une incongruité pour cacher par elle son exploit. Une fois il apporta de l'eau chaude au cabaret pour préparer son repas. Mais le cabaretier était impitoyable. Bien souvent, il ne lui donnait rien à manger, bien qu'il attirât beaucoup de clientèle. Car les gens se disaient lorsqu'ils étaient indécis : " Allons boire là où est le Fou". Un jour, un serpent entra, but le vin dans une cruche, y cracha son venin et partit. Abba Syméon n'était pas là, mais plaisantait dehors avec les gens. En entrant, il vit sur la cruche le mot "mort" écrit invisiblement. Aussitôt il comprit ce qui était arrivé à la cruche, et prenant un morceau de bois brisa la cruche, bien qu'elle fût pleine. Alors son patron prit le morceau de bois dans sa main, le frappa jusqu'à n'en plus pouvoir et le chassa. Le lendemain, Abba Syméon entra et se cacha derrière la porte. Et voilà que de nouveau le serpent entra pour boire. Lorsque le cabaretier le vit, il prit le morceau de bois pour le tuer. Ne pouvant cependant l'atteindre, il brisa cruches et godets. Syméon sortit devant lui et lui dit : " Es-tu fou? Que fais-tu? Tu vois que je ne suis pas le seul casseur". C'est alors que celui-ci comprit pour quelle raison Abba Syméon avait brisé la cruche. Il en fut édifié et le considéra comme saint. Mais le saint voulut abandonner son édification pour ne pas triompher de lui, et un jour que le cabaretier lui avait donné du vin et que sa femme dormait seule, il alla à côté d'elle et fit semblant d'ôter sa chemise. Celle-ci poussa de grands cris, et aussitôt son mari entra. Elle s'écria : " Chasse ce triple maudit, car il a voulu me violer". Il le chassa de son travail en plein froid - il gelait et il pleuvait - et le frappa à coups de poings. Et depuis lors le cabaretier le considéra comme un ennemi, et lorsqu'il entendait quelqu'un demander si ce moine ne contrefaisait pas le fou, il disait aussitôt : " Crois-moi, il est vraiment possédé. Ce que j'ai vu, on ne pourra pas me tromper : il voulait violer ma femme, s'il l'avait pu, et cet impie mange de la viande". Et vraiment le saint mangeait souvent de la viande, mais sans avoir mangé de pain de toute la semaine. Et personne ne savait le jeûne qu'il faisait; c'était pour les tromper qu'il mangeait en public. Il était comme s'il n'avait pas eu de corps, et même n'accordait aucune importance à l'indécence, ni des hommes, ni de la nature. Car souvent, voulant satisfaire ses besoins naturels, aussitôt, sans avoir honte de personne, il s'asseyait en quelque endroit public devant tous, parce qu'il voulait les persuader qu'il agissait ainsi parce qu'il avait perdu la tête. Gardé, comme nous l'avons dit plusieurs fois, par la puissance du Saint Esprit qui habitait en lui, il était au-dessus de la brûlure du diable, et elle ne le touchait nullement. Un jour que le vertueux diacre Jean, dont nous avons déjà parlé, l'ami de Dieu, celui qui nous a raconté sa vie, le vit épuisé par l'ascèse - c'était après Pâques, et il avait jeûné pendant tout le Carême -, il eut pitié de lui et admirant cette indicible austérité - alors qu'il vivait en ville et fréquentait les femmes et d'autres personnes -, il voulut l'aider à retrouver ses forces et comme pour rire, il lui dit : " Tu viens aux bains, fou?" Celui-ci répondit en riant : " Oui, allons-y, allons-y", et tout en parlant, il retira ses vêtements, et les noua sur sa tête comme un foulard. Alors Jean lui dit : " Rhabille-toi, frère, car si tu marches ainsi nu, je ne vais pas avec toi". Abba Syémon lui répondit : " Va, fou, moi je suis prêt, et si tu n'y vas pas, j'irai devant". Et il le distança, le précédent de peu. Or il y avait deux établissements de bains, tout près l'un de l'autre, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Laissant le bain des hommes, le fou entra résolument dans le bain des femmes. Jean lui criait : " Eh, fou! Où vas-tu? Arrête-toi, c'est le bain des femmes". Cet homme miraculeux se retourna et lui dit : " Pars d'ici, fou, il y a ici de l'eau chaude et froide, et là de l'eau chaude et froide aussi. Il n'y a rien de plus ici ni là", et il entra en courant au milieu des femmes, comme s'il se trouvait devant la gloire de Dieu. Toutes alors se jetèrent sur lui, et le chassèrent en le frappant avec une croix de bois. Lorsque, de longues heures après, il revint à lui et qu'on lui demandait ce qui s'était passé, il ne pouvait plus rien dire d'autre que : " Quelqu'un m'a dit: ne fais plus l'adultère". C'est seulement après la mort du saint, alors qu'il avait pacifié son esprit, qu'il raconta à tous cette histoire avec quelque détail. Une fois, quelques mimes firent leur numéro au théâtre. L'un d'eux lisait l'avenir dans les pierres. Voulant lui faire cesser ce qu'il faisait de mal - car il avait fait aussi quelques bonnes choses -, il ne trouva pas indigne de lui de s'y rendre. Il y alla et se tint au pied de l'estrade où jouaient les mimes. Et lorsqu'il vit que le devin commençait à faire des choses interdites, il lui jeta une toute petite pierre après avoir fait sur elle le signe de la croix, et elle frappa la main droite du devin, qui se déssécha sans que personne ne sût qui l'avait lancée. Le saint se présenta donc la nuit dans son sommeil et lui dit : " Je ne t'ai pas manqué, et si tu ne me jures pas que tu ne feras jamais plus de telles choses, tu ne guériras pas". Il le lui jura par la Mère de Dieu, et quand il se leva, il vit que sa main avait été guérie. Et il raconta tout ce qu'il avait vu dans son sommeil, sauf qu'il ne dit pas que c'était le fou qui lui avait parlé. Il ne put rien dire d'autre que ceci : " Un moine qui portait une couronne de laurier m'a dit cela". Une fois où allait se produire un grand tremblement de terre dans la ville, à l'époque où Antioche fut détruite sous le règne du saint empereur Maurice - c'est alors qu'il quitta le désert et descendit dans le monde -, il prit un fouet dans l'école et se mit à frapper les colonnes et dire à chacune : " Ton Seigneur te dit : " Reste debout". Et quand le séisme se fut produit, aucune des colonnes qu'il avait fouettées ne tomba. Mais, arrivé à l'une de ces colonnes, il avait dit : " Toi, tu ne tombears pas et tu ne resteras pas debout". Celle-là se fendit du haut jusqu'en bas, se pencha un peu et resta ainsi. Personne n'avait compris ce que faisait le bienheureux, mais tous croyaient que c'était par folie qu'il avait frappé les colonnes. Il y avait de quoi rendre gloire à Dieu ou admirer ses miracles alors qu'on le considérerait comme un insensé pour des actes par lesquels il manifestait des choses admirables. Une fois, alors qu'une épidémie était sur le point de fondre sur la ville, il passa dans toutes les écoles et embrassa les enfants, en disant à chacun comme par plaisanterie : " Fais bon chemin, mon bon". Il ne les embrassa pas tous, mais seulement ceux que lui désigna la Grâce de Dieu. Au maître de chaque école il dit : " Au nom de ton Dieu, fou, ne bats pas les enfants que j'embrasse, parce qu'ils ont à parcourir un long chemin." Les maîtres se moquèrent de lui, parfois même le fouettèrent, et firent signe aux enfants de se moquer de lui. Mais lorsque s'abattit l'épidémie, aucun enfant ne resta vivant de tous ceux qu'avait embrassés Abba Syméon, mais tous moururent. Le saint avait l'habitude d'aller dans les maisons des riches, et d'y plaisanter en faisant semblant d'aimer leurs servantes. Une fois, quelqu'un rendit enceinte une servante de l'un de ces riches. Lorsque la maîtresse de maison lui demanda qui l'avait séduite, comme elle ne voulait pas le dénoncer, elle dit : " C'est le fou Syméon qui m'a séduite". Lorsque le saint arriva comme à son habitude dans cette maison, la maîtresse de la jeune fille lui dit : " Bravo, Abba Syméon, tu as séduit et engrossé ma servante!" Aussitôt il éclata de rire, baissa la tête sur sa main droite et lui dit, en tenant unis les cinq doigts de la main : " Viens, viens, ma pauvre, elle enfantera et tu auras un petit Syméon." Tant qu'elle fut enceinte, Abba Syméon lui fournit le pain, la viande et le poisson, en disant : " Mange, mon épouse." Mais quand vint le jour et l'heure d'accoucher, elle souffrit la mort dans ses entrailles pendant trois jours. La maîtresse dit alors à Syméon : " Prie, Abba Syméon, parce que ta femme ne peut pas accoucher." Celui-ci répondit en dansant et battant des mains : " Par Jésus, par Jésus, la pauvre, l'enfant ne pourra pas sortir tant qu'elle n'aura pas dit qui est son père". Quand elle entendit cela, la servante qui était en grand danger confessa qu'elle avait calomnié le moine et dénonça le véritable père. Aussitôt elle accoucha. Tous s'émerveillèrent, cependant que les hommes de cette maison le tenaient pour saint et d'autres disaient : " C'est avec l'aide de Satan qu'il fait le devin, puisqu'il est complètement fou". Deux Pères d'un certain monastère près d'Emèse discutaient et tentaient d'expliquer pourquoi Origène l'hérétique était tombé sous une condamnation au nom de Dieu, alors qu'il avait été honoré d'une telle science et sagesse par Dieu. L'un dit : " Mais sa science n'était pas de Dieu, elle était un don naturel. Donc, tant qu'il était d'un esprit droit, et surtout dans la lecture de la Sainte Ecriture et l'étude des saints Pères, il aiguisait son esprit, et c'est ainsi qu'il a pu écrire les livres qu'il a écrits". A quoi l'autre répondait : " Ce n'est pas avec un simple don naturel de l'intelligence que quelqu'un peut dire ce qu'a exposé Origène, et surtout dans ses Hexaples" - et c'est pourquoi jusqu'à aujourd'hui l'Eglise universelle les considère comme nécessaires. Et l'autre répondait : " Crois-moi, il y a des Hellènes qui ont acquis encore plus de sagesse que lui, et écrit encoore plus de livres. Que vas-tu dire alors? Faudra-t-il aussi les louer pour leurs bavardages?" Comme ils n'arrivaient pas à tomber d'accord, ils se dirent l'un à l'autre : " Nous avons entendu dire par ceux qui viennent des Lieux Saints que le désert du Jourdain a des moines merveilleux. Allons vers eux, nous apprendrons d'eux". Ils allèrent donc aux Lieux Saints, puis après avoir prié allèrent au désert de la Mer Morte, là où s'étaient établis les saints Jean et Syméon d'éternelle mémoire. Leur peine ne fut pas perdue : avec l'aide de Dieu ils trouvèrent Abba Jean qui avait donc atteint déjà lui aussi un haut degré de perfection. Dès qu'il les vit, il leur dit : " Ils ont pris une bonne décision, ceux qui ont laissé la mer pour venir s'abreuver au rivage stérile." Ils eurent donc une longue discussion pour l'amour de Dieu, puis ils lui dirent la raison pour laquelle ils avaient fait un aussi long voyage. Il leur dit alors : " Mes Pères, je n'ai pas encore reçu le charisme des jugements de Dieu. Allez donc voir le fou Syméon, dans votre pays, et lui vous résoudra cela et tout ce que vous voudrez. Dites-lui aussi de prier pour Jean, pour que lui aussi reçoive dix points". Lorsqu'ils arrivèrent à Emèse et demandèrent où se trouvait un certain fou appelé Syméon, tous rirent d'eux et dirent : " Que voulez-vous de lui, Pères? C'est un homme étrange, qui tourne tout le monde en dérision, et par-dessus tout les moines". Ils le cherchèrent et le trouvèrent dans le magasin d'un marchand de beignets, mangeant du lupin comme un ours. Aussitôt l'un d'eux en fut scandalisé et se dit en lui-même : " C'est vraiment un grand sage que nous sommes venus voir; il a sûrement beaucoup à nous dire!" S'approchant, ils lui dirent : " Bénissez!"; il leur dit : " Vous avez eu tort de venir, et celui qui vous a envoyés est fou". Il prit alors l'oreille de celui qui s'était scandalisé, et lui envoya une telle gifle qu'elle resta visible pendant trois jours, et il lui dit: " Pourquoi en voulez-vous au lupin? Quarante jours ont été courts. Origène n'en mange pas, parce qu'il est entré trop loin dans la mer. Il n'a pas pu en sortir, il s'est noyé au fond". ils demeurèrent stupéfaits parce qu'il avait tout prédit, et même il ajouta : " Le fou vaut dix points? Lui aussi est fou, comme vous. Allez, allez". Aussitôt il leva la marmite des beignets chauds, et leur brûla les lèvres à tous deux, pour qu'ils ne pussent pas raconter ce qu'il leur avait dit. Un jour qu'il était chez le marchand de beignets, il prit un pandouri, et commença à en jouer dans une petite ruelle où se trouvait un esprit impur. Il jouait et disait la prière du grand saint Nikon, pour chasser l'esprit de ce lieu, qui avait estropié beaucoup de gens. Or, lorsque le démon partit, il traversa le magasin sous la forme d'un Ethiopien et brisa tout. Le saint thaumaturge se retourna et dit à la femme de son patron : " Qui les a cassés?" Celle-ci répondit : " Un maudit noir est venu et a tout cassé." Il lui dit en riant : " Un petit, petit?" Celle-ci répondit : " Oui, fou". Il lui dit alors : " En vérité, c'est moi qui l'ai envoyé pour tout casser". Quand elle entendit cela, elle tenta de le frapper, mais lui se courba, prit de la poussière et la lui jeta aux yeux en disant : " Tu ne peux pas m'attrapper! Ou bien vous communiez dans mon église, ou bien le noir viendra tout casser tous les jours". C'étaient des hérétiques "acéphales". Le saint partit, et, le lendemain, le noir revint à la même heure et cassa tout sous les yeux de tous. Sous cette pression ils devinrent orthodoxes, ayant eu Syméon comme remède. Ils n'osèrent parler à personne de cela, bien que chaque jour le fou passât par là et les tourna en dérision. L'un des artisans de la ville comprit sa vertu - il l'avait vu une fois se baigner et parler avec deux anges -, et il voulut la faire connaître à tous. Or cet artisan était Juif et disait de nombreux blasphèmes sur le Christ. Le saint se présenta à lui dans son sommeil, lui disant de ne raconter à personne qu'il l'avait vu. Dès le matin, le Juif voulut être plus fort que lui, mais aussitôt le saint vint à sa rencontre, toucha ses lèvres et il perdit la parole, ne pouvant plus rien dire à personne. Il se mit à suivre Syméon, faisant des signes de la main pour lui demander de le refaire parler. Le saint fit le fou, et répondit lui aussi par de signes comme un fou. Il lui faisait signe de fermer sa bouche. C'était chose terrible que de les voir se faire signe l'un à l'autre. Le saint se présenta à nouveau à lui dans son sommeil et lui dit : " Ou bien tu te fais baptiser, ou bien tu restes ainsi". Mais même ainsi il ne put pas le persuader. Cependant à la mort d'Abba Syméon, quand il vit qu'il avait été couronné, et que ses restes avaient été enlevés, alors il se fit baptiser lui-même avec toute sa famille. Et dès qu'il sortit de la piscine baptismale, la parole lui revint aussitôt. Il célébrait chaque année la mémoire du fou en invitant les pauvres. Le bienheureux en arriva à un tel degré de pureté et d'impassibilité que, bien souvent, il dansait en tenant une danseuse d'un côté et une de l'autre. Bien souvent encore il faisait des folies en public, et même quelquefois des femmes de mauvaise vie touchaient sa poitrine pour le tenter en lui faisant caresses et baisers. Mais le vieillard, restant pur comme de l'or, n'en était pas du tout souillé. Comme il l'a raconté, lorsqu'au désert il connaissait la guerre de la chair, il avait prié Dieu et saint Nikon de le soulager de la lutte contre la débauche. Il eut alors une vision du saint d'éternelle mémoire, qui lui dit : " Comment vas-tu, frère?" Celui-ci lui répondit : " Mal si tu ne viens pas à mon secours, parce que la chair me tourmente, et je ne sais pas pourquoi". Alors le merveilleux Nikon, souriant, prit de l'eau du Jourdain, l'aspergea sous le nombril en le bénissant du signe de la Croix, et lui dit : " Voilà, tu es sain". Depuis lors, comme il le jura, il ne ressentit plus ni excitation ni mouvement de la chair, ni éveillé ni endormi, et c'est enhardi par cela qu'il retourna audacieusement dans le monde, voulant y assister et y sauver ceux qui y luttent. C'est ainsi qu'un jour il dit à une prostituée : " Veux-tu être mon amie et que je te donne cent pièces?" Et beaucoup se laissaient séduire et étaient d'accord, surtout quand il leur montrait les pièces. Le saint avait ce qu'il voulait, parce que Dieu lui subvenait invisiblement à cause de son saint but. Mais à toutes celles qui prenaient son argent, il faisait jurer qu'elles lui seraient fidèles. Toute sa conduite était sans manières, ou prenait manière de folie, mais les paroles ne peuvent rendre l'image de la réalité; Parfois par exemple il sautait à cloche-pied, parfois il faisait des cabrioles, parfois il se traînait comme un infirme, parfois il faisait un crochepied à quelqu'un qui courait et le faisait tomber. A la nouvelle lune il faisait semblant de regarder vers le ciel et de tomber et trépigner. Parfois il parlait comme un fou, parce qu'il soutenait que de toutes les manières c'est là la manière la plus convenable pour ceux qui contrefont la folie pour le Christ. Et c'est ainsi que bien souvent il blâmait, faisait cesser le péché, envoyait des épreuves à certains pour les corriger, de même qu'il annonçait certaines choses et faisait ce qu'il voulait, donnant seulement le change par ses paroles et ses gestes. Et en tout ce qu'il faisait, on le considérait comme l'un de ceux qui parlent et prophétisent par les démons. Mais s'il arrivait que l'une de ses soi-disant "amies" transgressait leur accord, aussitôt il savait dans l'Esprit qu'elle qu'elle avait fauté, et il criait à tue-tête : " Tu as fauté, tu as fauté. Très sainte, punis-la", et ou bien il priait pour qu'il lui arrivât une grave maladie, ou bien souvent, si elle persistait dans l'inconduite, il lui renvoyait un démon. C'est ainsi qu'il faisait devenir sages sans manquer à leur parole toutes celles qui se rangeaient à lui. Un gouverneur demeurait près d'Emèse, et lorsqu'il eut entendu parler du saint, il dit : " Croyez-moi, si je le vois, je saurai bien s'il est un simulateur ou un vrai fou." Il alla donc dans la ville et, par hasard, il le trouva au moment où une femme le maintenait pendant qu'une autre le fouettait avec une lanière. Il fut aussitôt scandalisé et remarqua en syriaque : "Satan lui-même ne croirait-il pas que ce faux moine se débauche avec elles?" Aussitôt le saint les laissa et s'approcha du gouverneur qui se trouvait à distance d'un jet de pierre, et le gifla. Alors il se déshabilla et se mit à danser et à siffler : " Viens jouer! Ici il n'y a pas de ruse". Alors celui-ci comprit que le saint avait deviné ses pensées et il s'émerveilla. Et lorsqu'il alla le raconter à quelqu'un, sa langue se lia et il ne put parler. Il avait le charisme de la continence comme peu de saints l'ont. Quand arrivait le Carême, il ne mangeait rien jusqu'au Jeudi Saint. Mais dès le matin du Jeudi Saint, il s'asseyait dans un magasin de sucreries et mangeait si bien que tous le voyaient, scandalisés de ce qu'il ne jeûnât pas même le Jeudi Saint. Mais le diacre Jean savait que c'était de Dieu que lui venait cette manière d'agir. Une fois qu'il le vit manger dès le matin du Jeudi Saint dans le magasin de sucreries, il lui dit : " Combien cela te coûte-t-il, fou?" Celui-ci prit alors dans sa main quarante pièces et lui dit : " Malheureux, ma bourse est pleine", voulant dire qu'il ne mangeait pas depuis quarante jours. Un démon prenait ses aises dans une rue de la ville. Un jour que le saint passait par là, il le vit qui voulait frapper l'un de ceux qui passaient. Il prit alors dans ses bras des pierres, et se mit à les lancer ça et là sur la place, empêchant les gens de passer. Cependant un chien passa, et le saint le toucha et il commença à écumer. Alors le saint dit à tous : " Passez maintenant, fous". Ce très sage savait que, si quelqu'un était passé, c'est le démon qui l'aurait frappé au lieu du saint, et c'est pour cela qu'il les empêchait de passer. Comme nous l'avons déjà dit, le but du très sage Syméon était d'abord de sauver les âmes, ou bien en provoquant leur châtiment - soit par le rire, soit par des péocédés habiles -, ou bien encore par des miracles qu'il faisait en simulant l'insensé, ou bien enfin par des avertissements qu'il prononçait en faisant le fou. Et ensuite son bu était que sa vertu ne fût pas connue, et qu'il ne reçut ni lounage ni honneur de la part des hommes. Un jour que des jeunes filles dansaient et riaient dans une rue, il décida de passer par là. Lorsqu'elles le virent, elles se mirent à critiquer les moines. Le juste pria pour qu'elles deviennent sages, et aussitôt Dieu les fit loucher. Et comme elles commencèrent alors à se raconter le malheur qui leur arrivait, elles comprirent que c'était lui qui les avait fait loucher et se mirent à courir derrière lui en pleurant et en criant : " Délie le sort, fou, délie le sort", parce qu'elles pensaient que c'était en disant un charme qu'il les avait fait loucher. Elles arrivèrent à le saisir par force, et l'adjurèrent de délier ce qu'il avait lié. Il leur dit alors en plaisantant : " Celle qui veut retrouver une bonne vue, qu'elle vienne et je lui baiserai l'oeil, et elle ira bien." Toutes celles à qui Dieu voulut rendre la vue, disait le saint, acceptèrent. Les autres, qui ne voulaient pas de son baiser restèrent en larmes. Mais lorsqu'il les eut quittées, aussitôt après, celles qui restaient se mirent à courir après lui en criant : " Arrête, fou, arrête, au nom de Dieu, arrête et fais-nous aussi un baiser." Et l'on pouvait voir le saint courir devant, et les filles derrière. Les uns disaient qu'elles jouaient avec lui, d'autres pensaient que les filles aussi étaient devenues folles. Elles restèrent donc toutes ainsi, et le saint dit sur tout cela : " Si Dieu ne leur avait troublé la vue, elles auraient surpassé en débauche toutes les femmes de Syrie. Aussi est-ce par la maladie de leurs yeux qu'elles ont été délivrées de leurs nombreux maux". Un jour, son ami Jean l'invita à déjeuner, et, à un endroit, étaient accrochés des morceaux de lard. Alors Abba Syméon se mit à en couper et à manger un morceau d'épaule. Le très sage Jean, qui ne voulait pas le blâmer, vint lui dire à l'oreille : " Tu ne me scandalises pas, même si tu mangeais de l'épaule de chameau. Fais donc ce que tu veux." Il connaissait bien sûr la sainteté du fou, parce qu'il était lui aussi un homme spirituel. Une autre fois, quelques habitants d'Emèse allèrent aux Lieux Saints pour fêter la Sainte Pâque. L'un d'eux, qui était marchand, descendit au Jourdain pour y prier. Comme il passait devant les grottes des ascètes, il donna aux Pères des pains de bénédiction. Il advint par l'économie de Dieu que ce marchand rencontra Abba Jean, le frère d'Abba Syméon, au désert. A peine le marchand l'eut-il vu qu'il se prosterna à terre, lui demandant ses prières; Abba Jean lui demanda : " D'où es-tu?" Il répondit : " D'Emèse, Père". Il lui dit alors : " Pauvre de moi, que me demandes-tu, alors que tu as là-bas Abba Syméon dit le fol-en-Christ? Et le monde entier et moi avons besoin de ses prières." Abba Jean prit avec lui le marchand dans sa grotte et lui offrit une table bien garnie. Tout ce qu'il avait venait de Dieu. Et, autrement, comment, dans ce désert desséché, de vrais pains, des poissons frais grillés se seraient-ils trouvés, avec du bon vin et une cruche d'eau fraîche? Après qu'ils eurent bien mangé et qu'ils se furent rassasiés, il lui donna en bénédiction trois pains chauds, qui venaient eux aussi de Dieu, et lui dit : " Donne-les au fol-en-Christ et dis-lui de ma part : " Pour l'amour de Dieu, pour que tu pries pour ton frère Jean". Pour le témoignage véritable de Dieu, quand le marchand arriva à Emèse, il rencontra à la porte de la ville Abba Syméon qui lui dit : " Que deviens-tu, fou? Comment va le fou ton semblable, Abba Jean? N'as-tu pas mangé les pains qu'il t'a donnés? En vérité, si tu as mangé les trois, tu les digèreras mal". Celui-là s'émerveilla d'entendre ce qu'il voulait dire. Le fou l'emmena dans sa cabane et, d'après ce que raconta plus tard le marchand, il lui offrit exactement la même chose que ce que lui avait offert Abba Jean. Même la taille de la cruche était la même que celle qu'il avait vue dans la grotte. Il dit aussi : " Quand nous mangions, je lui donnai les trois pains, et je partis chez moi, sans même oser parler à quiconque de lui, parce que tous le tenaient pour fou." Nous avons dit auparavant qu'il avait fait un miracle à cet homme qui nous a raconté sa vie. Or, ce miracle eut lieu de la façon suivante : Des malfaiteurs avaient commis un meurtre, et, prenant le corps, ils le jetèrent par la petite porte dans la maison du pieux Jean. Comme il y eut une certaine agitation, l'affaire remonta jusqu'à l'archonte, qui condamna Jean à être pendu. Alors qu'on le menait à l'exécution, il ne disait plus rien d'autre que : " O Dieu du fou, viens à mon aide, ô Dieu du fou, tiens-toi à mon côté à cette heure." Comme c'était la volonté de Dieu qu'il fût sauvé de cette calomnie, quelqu'un alla dire à Abba Syméon : " Mon pauvre, on va pendre ton ami Jean. Et s'il meurt, tu mourras toi aussi de faim, parce que personne ne se soucie de toi autant que lui." Et il lui raconta comment le meurtre s'était déroulé. Après avoir fait le fou selon son habitude, Syméon le quitta et s'en alla en un endroit caché, où toujours il priait, mais que personne ne connaissait que son ami, le pieux Jean. Là, s'agenouillant, il pria Dieu de délivrer son serviteur d'un si grand danger. Or, lorsqu'ils arrivèrent à l'endroit où ils allaient dresser le gibet, des cavaliers arrivèrent au galop, disant de le relâcher, parce qu'ils avaient trouvé les véritables meurtriers. Lorsqu'ils l'eurent relâché, il alla aussitôt à l'endroit qu'il connaissait, là où toujours priait Abba Syméon. Il le vit de loin, mains levées au ciel, et il eut peur. Il jura qu'il avait vu des boules de feu descendre du ciel, et lui au milieu d'une fournaise embrasée autour de lui, au point qu'il n'osa pas approcher jusqu'à ce qu'il eût fini sa prière. Le saint tourna alors la tête, le vit, et aussitôt lui dit : " Que se passe-t-il, diacre? Par Jésus, par Jésus, il s'en est fallu de peu que tu ne boives toi aussi. Va maintenant prier. Cette épreuve t'est survenue parce qu'hier les deux pauvres sont allés chez toi, et qu'au lieu de les aider, tu ne l'as pas fait. Est-ce que ce que tu donnes n'est pas à toi, mon frère? Ou bien ne crois-tu pas à celui qui a dit que "vous recevrez cent fois dans ce siècle, et dans le siècle à venir, l'héritage de la vie éternelle"? (Mt. 19, 29). Donc si tu n'es pas incrédule, donne. Si tu ne donnes pas, il est évident que tu ne croies pas au Seigneur". Telles sont les paroles de foi, ou plutôt de cet homme saint et sage. Devant le diacre Jean, quand ils étaient seul à seul, il ne faisait pas le fou, mais lui parlait d'une manière si belle et si pleine de contrition que, bien souvent, - à ce qu'assura le diacre lui-même"- "un parfum sortait de sa bouche, et qu'il ne pouvait pas croire que c'était lui qui venait de faire le fou." Devant les autres, il se comportait différemment. Maintes fois, le dimanche, il prenait un chapelet de saucisses, le portait en guise d'écharpe, et, prenant de la moutarde dans la main droite, les y trempait et les mangeait dès le matin. Il enduisait de moutarde la bouche de certains de ceux qui venaient se moquer de lui. Une fois que vint se moquer de lui un paysan qui avait deux taies blanches sur les yeux, il l'enduisit de moutarde sur les yeux et lui dit, pendant que l'autre souffrait à la mort : " Va te laver, fou, avec de l'ail et du vinaigre, et tu iras mieux aussitôt". L'autre alla voir les médecins, cherchant que faire, mais n'en fut que plus aveugle. Enfin, dans sa fureur, il jura en syriaque : " Par le Dieu du Ciel, même si mes yeux doivent sauter de leurs orbites, je vais faire ce que m'a dit le fou." Et dès qu'il se fut lavé, comme il le lui avait dit, ses yeux redevinrent sains, comme à sa naissance, et il rendit grâce à Dieu. Lorsque le fou le rencontra, il lui dit : " Tu vois, fou, tu as guéri. Ne prends pas une autre fois la peau de chèvre de ton voisin". On avait volé cinquante pièces à quelqu'un d'Emèse, et, pendant qu'il les recherchait, il rencontra Abba Syméon. Or, il désirait se transformer, et il lui dit: " Peux-tu faire quelque chose, fou, pour que mon argent revienne?" Il leur dit : " Oui, si tu veux". Il dit : " Fais, et si je les retrouve, je t'en donnerai dix". L'autre reprit: " Fais ce que je te dis, et tu les retrouveras dans ton coffre cette nuit". Il lui jura qu'il ferait ce qu'il lui dirait, si du moins ce n'était pas inconvenant. Alors le saint lui dit : " Va, c'est ton serviteur qui t'a pris ton argent, celui qui te sert à table. Mais jure-moi que tu ne le battras pas, ni lui ni personne dans ta maison". Car il battait beaucoup ses gens. Il pensa qu'il lui avait dit de ne battre personne pour les pièces volées. Mais le saint lui avait dit de ne battre personne du tout. Il donna sa parole et fit de redoutables serments qu'il ne battrait personne. Puis il alla et trouva son serviteur, et par chance retrouva son argent. Or, à partir de ce moment, chaque fois qu'il était sur le point de battre quelqu'un, il ne le pouvait plus : sa main se retrouvait brusquement paralysée. Il comprit alors et il dit : "Je souffre cela à cause du fou". Il alla donc lui dire : " Dénoue, fou, ce sort". Celui-ci fit le fou comme s'il ne comprenait pas ce qu'il lui disait. Comme cela continuait à le gêner, il se présenta dans son sommeil pour lui dire: " Si je dénoue ton sort, je dénoue aussi ta bourse et je disperse tout ton argent. N'as-tu pas honte d'avoir envie de frapper tes camarades de servitude, qui te précéderont dans la vie future?" Lorsqu'il eut vu ce rêve, il en fut apaisé. Il compatissait aux possédés plus qu'à personne d'autre, au point d'aller jusqu'à faire comme s'il était l'un d'eux - et il en soignait beaucoup par sa seule prière en vivant avec eux. Et c'est pour cette raison que certains possédés criaient et disaient : " C'est un malheur pour nous, fou! Tu railles tout le monde et c'est pour nous faire taire que tu viens vers nous? Pars d'ici, tu n'es pas comme nous, car tu nous tortures et nous brûles toute la nuit". C'est donc sous l'illumination de l'Esprit Saint que le saint parlait lorsqu'il était là-bas. Il reprochait aux uns d'avoir volé, aux autres de s'être débauchés. Il en accusait d'autres en criant qu'ils ne communiaient pas souvent, d'autres parce qu'ils étaient parjures, et de cette manière empêchait presque toute la ville de commettre des péchés. Il y avait en ce temps-là une femme qui était devineresse et faisait des amulettes et des exorcismes. Le juste forma le dessein de nouer amitié avec elle, en lui donnant soit de l'argent, soit du pain, soit des vêtements, tout ce qu'il accumulait de ce qu'on lui donnait. Un jour, il lui dit : " Veux-tu que je te fasse une amulette pour ne jamais avoir le mauvais oeil?" Elle accepta en se disant que s'il était fou, il pourrait peut-être le faire. Il alla donc et il écrivit en syriaque sur un petit morceau de bois : " Que Dieu anéantisse ta puissance et qu'il t'empêche de détourner les hommes de lui en les attirant à toi". Il la lui donna et elle la portait, et, à partir de ce moment, elle ne pouvait plus ni dire l'avenir ni faire de charmes pour personne. Une fois aussi qu'il était assis et se chauffait parmi d'autres auprès de la cheminée d'un verrier qui était Juif, il dit en plaisantant aux pauvres : " Voulez-vous que je vous fasse rire, Eh bien voilà : à chaque verre que fait le patron, je ferai un signe de croix et il va se casser". Lorsque sept verres se furent cassés l'un après l'autre, les pauvres se mirent à rire. Mais ils le dirent au verrier qui le brûla et le chassa. En partant, il criait : " En vérité, bâtard, jusqu'à ce que tu fasses le signe de la croix sur ton front, ils se casseront tous". Et treize verres encore se cassèrent l'un après l'autre. Le juif s'émut, fit le signe de la croix sur son front, et plus rien ne cassa; Après cela il alla se faire chrétien. Une fois dix habitants lavaient leurs vêtements hors de la ville. Passant par là, le bienheureux leur dit : " Venez, fous, et je vais vous offrir un somptueux repas". Cinq d'entre eux dirent : " Dieu sait! Allons voir." Les autres les retinrent en disant : " Oui, c'est avec du vent qu'il va nous dresser une table! Et d'où posséderait-il de quoi inviter? Il mendie de porte en porte. Il veut seulement nous faire perdre notre temps". Finalement, les cinq le crurent, et allèrent avec lui. Il leur dit : " Restez ici", et après les avoir laissés, il alla un peu plus loin à un jet de flèche, et pria sans qu'ils le vissent. Alors ils dirent : "C'est vrai qu'il s'est moqué de nous. Je crois bien qu'Abba Syméon va nous apporter de l'herbe pour brouter". Pendant qu'ils disaient cela, ils le voient leur faire signe de venir auprès de lui. Il avait en effet prié, comme nous l'avons dit, et leur avait tout préparé, par la puissance de Dieu. Le rejoignant, ils trouvèrent devant Lui, par la puissance de Dieu, du pain, des galettes, des brochettes, du poisson, de l'excellent vin, des sucreries et tout ce que l'on peut désirer. Et pendant qu'ils mangeaient, il leur dit : " Prenez en aussi, malheureux, pour vos femmes, et si vous devenez de sages citoyens par la suite, il ne manquera pas de farine dans vos maisons jusqu'à ma mort". Quand ils partirent, ils se dirent entre eux: " Essayons une semaine, et si rien ne nous manque, nous ne recourrons plus au trésor avec nos femmes". Quand ils virent qu'ils ne manquaient plus de farine, bien qu'ils en consommassent tous les jours, ils ne firent plus de mal. Et même trois d'entre eux devinrent moines, parce qu'ils avaient été touchés par la conduite du fou. Mais tant que le fou fut vivant, ils ne pouvaient rien raconter à personne. Il vaut également la peine d'ajouter à ce récit ce que fit le saint pour un malheureux, mais digne muletier. Ce muletier faisait l'aumône, mais à cause de différents événements, il eut de la perte. Un jour qu'il allait porter du vin pour sa maison et pour le vendre, le bienheureux vint à sa rencontre et lui dit: " Où vas-tu, fou? " Il avait toujours ce mot à la bouche. Il lui dit : " Au vin, fou". Abba Syméon lui répondit : " Apporte aussi du vin à la menthe quand tu viendras". Le muletier crut que c'était un mauvais signe et se dit en lui-même : " N'est-ce pas Satan qui m'a envoyé de bon matin ce moine pour me demander d'apporter du vin à la menthe? En vérité, il y aura du malheur dans ce vin, ou bien il se piquera, ou bien je ne sais quoi". Quand il revint en apportant beaucoup de bon vin, dans sa joie il oublia d'apporter du vin à la menthe. Abba Syméon vint à sa rencontre, à la porte de la ville, et lui dit : "Qu'est-ce que c'est, fou? M'as-tu apporté le vin à la menthe?" Il lui répondit :" En vérité, mon pauvre, j'ai oublié". Le moine lui dit en souriant : " Va, ton affaire est réglée". Quand il alla ranger les outres, il y trouva du vinaigre. - et, à la sentir, on mourait.- Alors il comprit que c'était le moine fou qui l'avait fait, et se mit à dire : " En vérité, maintenant, je vais aller chercher le vin à la menthe". Il courut alors vers le fou et le supplia : "Défais, fou, ce que tu as fait". Il croyait qu'il avait opéré une illusion, exactement comme un prestidigitateur. Mais il lui demanda : " Qu'ai-je fait?" Le muletier répondit : " J'ai acheté du bon vin, et il a suffi de deux heures pour qu'il tourne en vinaigre". Le saint lui dit alors : "Ne t'en fais pas. Va ouvrir cette année un magasin pour vendre des beignets, et il te rapportera". Le but et la prière du saint étaient de bénir le travail du muletier, parce qu'il faisait des aumônes. Mais, d'un autre côté, il ne voulait rien faire ouvertement, et il faisait tout par dérision. Le muletier se repentit et dit : " Que Dieu soit béni, je vais ouvrir un magasin de sucreries". Il ouvrit un magasin et Dieu le bénit. Mais au lieu d'être reconnaissant au fou, il lui retenait le mal, parce qu'il ne comprenait pas ce qu'il avait fait. Au fond, c'était Dieu qui cachait le dessein et la visée d'Abba Syméon. Un jour, un des notables de la ville tomba malade. Le saint avait l'habitude d'aller plaisanter dans sa maison. Lorsque son état empira et qu'approchait la mort, il se vit en songe jouer au tric-trac avec un noir. Or, c'était la mort. C'était au tour du malade de jeter les dés, et s'il ne jetait pas trois fois six, il perdait. Abba Syméon se présenta à lui dans son sommeil et lui dit : " Qu'est-ce qui se passe, fou? En vérité, c'est ce noir qui va gagner. Donne-moi ta parole que tu ne souilleras pas une autre fois la couche de ta femme, et je jetterai les dés pour toi et tu gagneras". Il le jura alors, et le saint lança les dés et sortit trois fois six. Quand le malade s'éveilla, le fou vint chez lui et lui dit : " Tu as gagné au sort, insensé. Mais, crois-moi, si tu transgresses ton serment, le noir te prendra aussitôt" Et après l'avoir injurié, lui et tous ceux de sa maison, il partit en courant. Dans la cabane de ce sage - il avait une cabane pour dormir, ou plutôt pour passer la nuit à veiller - , il n'y avait absolument rien d'autre qu'un tas de fagots. Souvent, comme il avait prié toute la nuit jusqu'au matin, arrosant la terre de ses larmes, il sortait le matin, coupait un rameau d'olivier ou d'herbes, s'en faisait une couronne, et la portait en tenant aussi à la main une branche, et il dansait en criant : " Victoire pour la cité et le Royaume". Par "cité", il entendait l'âme, et par "royaume", il entendait l'intellect. Le saint avait également demandé à Dieu que ses cheveux et sa barbe ne crussent plus, afin qu'il ne pût, les coupant, faire voir qu'il contrefaisait le fou. C'est pourquoi, aussi longtemps qu'il demeura dans cette ville, personne ne vit ses cheveux ni croître ni être coupés. Souvent il tenait des conversations longues et utiles seul à seul avec le diacre Jean. Il le menaçait, si cela était révélé, d'être extrêmement tourmenté dans l'autre vie. Quand il lui raconta toute sa vie, deux jours avant de la quitter, il lui dit : " Aujourd'hui je suis allé chez mon frère Jean. Je l'ai trouvé là-bas qui avait fait de grands progrès, avec l'aide de Dieu, et je me suis réjoui. Je l'ai vu qui portait une couronne où figurait l'inscription : " Couronne de la patience du désert". Et ce bienheureux m'a dit ceci : " Quand tu es arrivé, j'ai vu quelqu'un qui disait : " Viens fou, recevoir, non pas une seule couronne, mais les couronnes de toutes les âmes que tu m'as offertes." Je sais bien, archidiacre, qu'il n'a rien vu de tel pour moi, mais qu'il m'a fait une amabilité : un homme fou et détraqué, quel salaire pourrait-il bien recevoir?" Il lui dit encore : " Je te supplie de ne jamais mépriser personne, et surtout pas un moine ni un pauvre, et dans quelque situation que tu le trouves. L'amour sait qu'existent des pauvres, et surtout des aveugles, qui se sont purifiés, et qui brillent comme le soleil par leur patience et par leurs souffrances. Combien de paysans d'ici n'ai-je pas vu venir en ville pour communier, et ils étaient plus purs que l'or, parce qu'ils étaient sans malice ni ruse, et qu'ils mangeaient leur pain à la sueur de leur front. Ne me condamne pas, mon Seigneur, pour ce que je t'ai raconté. Car c'est mon amour pour toi qui m'a poussé à te raconter toute la négligence de ma lamentable vie. Sache que le Seigneur te prendra bientôt près de lui. Veille de toute ta force sur ton âme, pour pouvoir passer sans obstacle entre les maîtres du monde de l'ombre, dans les airs (Eph.6,12). Le Seigneur sait combien de souci et de crainte j'ai d'eux, jusqu'à ce que j'en sois libéré. C'est cela le "jour mauvais" dont ont parlé et l'Apôtre et David (Eph.6, 13; Ps. 40, 2). Aussi, je te prie, Jean, mon enfant et mon frère, aime de toute ta force ton prochain avec mséricorde, car c'est cette vertu plus que toute autre qui nous aidera alors. L'Ecriture le dit : " Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l'indigent; au jour du malheur le Seigneur le délivrera (Ps. 40,2). Egalement je te prie de ne jamais te tenir devant le saint autel gardant quelque chose en toi contre quelqu'un, pour que ton péché ne rende les autres indignes de la visite de l'Esprit Saint". C'est tout cela et bien d'autres choses qu'il lui dit. Pour certaines, il supplia qu'on n'en parlât jamais à personne, parce que tous n'ont pas assez de foi pour les comprendre. " Console-toi parce que dans trois jours le Seigneur prendra le misérable fou d'auprès de toi, et son frère Jean aussi. Moi-même je suis allé lui dire : " Viens, frère, allons, il est temps". Dans deux jours, tu iras dans ma cabane, pour voir ce que tu trouveras, parce que je veux que tu te souviennes de ce fou misérable et pécheur". Après avoir dit cela, et bien d'autres choses, il alla s'enfermer dans sa cabane. VIII LA FIN DU FOL EN CHRIST Bien-aimés, l'heure est venue de raconter sa mort, si digne d'émerveillement, ou plutôt sa dormition. Non seulement c'est en effet lui-même qui lui accordait un certain intérêt, mais elle a été plus notable même que tout ce que nous venons de raconter, car ce fut le sceau même qui confirma ses exploits, et l'attestation de sa vie sans souillure. Lorsque ce grand saint comprit en effet qu'approchait la fin de sa vie ici-bas, ne voulant pas recevoir d'honneur des hommes, même après sa mort, que fit-il? Il se coucha sous les fagots qui étaient dans sa sainte cabane, et c'est là qu'il s'endormit et rendit en paix son esprit au Seigneur. Ses habitués, ne l'ayant pas vu de deux jours, dirent : " Allons voir si le fou n'est pas malade". Et lorsqu'ils arrivèrent, ils le trouvèrent mort sous les fagots. Ils dirent alors :" Tout le monde va bien sûr croire qu'il était fou. Sa mort même le montre". Alors les deux hommes le prirent, et, sans le laver, sans psalmodies, sans cierge ni encensoir, ils allèrent l'enterrer au lieu où l'on enterre les étrangers. Comme ils passaient devant la maison de ce verrier Juif que le saint avait fait Chrétien, comme nous l'avons dit auparavant, - ce Juif entend des psalmodies comme les lèvres des hommes ne pourraient pas en chanter, et une foule que l'humanité entière ne pourrait réunir. Stupéfait de cette psalmodie et de cette foule, il se penche dehors et ne voit que le saint, escorté seulement par deux personnes portant son vénérable corps. Et lui qui avait entendu la mélodie des cieux dit alors : " Tu es bienheureux, fou, toi qui n'as personne pour te chanter les psaumes : ce sont les puissances célestes qui t'honorent par leurs hymnes". Aussitôt il descendit et l'ensevelit lui-même. Puis il raconta à tout le monde comment il avait entendu les psalmodies des anges. Jean le diacre aussi entendit cela et accourut avec beucoup d'autres à l'endroit où on l'avait enterré. Il voulait prendre son corps vénérable pour l'enterrer honorablement. Mais quand on ouvrit le tombeau, on ne l'y trouva point. Le Seigneur l'avait enlevé pour le glorifier. Alors, s'éveillant comme d'un sommeil, tous se racontèrent l'un à l'autre les miracles qu'il avait faits pour chacun, et que c'était pour Dieu qu'il avait contrefait le fou. Telle fut, amis du Christ, la vie et la conduite du merveilleux Syméon. Parmi beaucoup d'autres, je n'ai recueilli que quelques unes des vertus qu'il réunissait. Telle fut la route secrète et céleste de celui que tous ignoraient, mais qui fut subitement révélé à tous. Il fut le nouveau Loth : de même que celui-ci à Sodome ( Gn; 19), lui aussi passa par le monde sans être compris. Nous avons tenté d'écrire ses miracles, ses exploits dignes de tous les hymnes, pour autant que ce fût possible à notre insignifiance. Certes, outre celui-ci, nous avons écrit un livre plus court, parce que nous n'avions pas encore eu connaissance des détails de ce merveilleux récit. Il n'est pas de notre compétence de le célébrer par des éloges funèbres; cela revient à ceux qui en auront la possibilité et qui oseront rivaliser avec sa sainteté. Et quel discours d'ailleurs pourrait louer celui qui fut honoré au-dessus de toute raison? Comment des lèvres de chair pourraient-elles honorer celui qui par la folie selon Dieu amènerait toute sagesse et vanité? En vérité, l'homme voit sur le visage, alors que Dieu voit dans le coeur. En vérité, Dieu ne voit pas comme l'homme voit ( 1 Sam.16, 7). En vérité, personne ne connaît les pensées de l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme (1 Co.2, 11). En vérité ne jugeons personne, amis du Christ, avant le moment où viendra le Seigneur, celui qui nous illuminera tous (1 Co.4, 5). Qui aurait dit, amis du Christ, que Judas, lui qui se trouvait par son corps avec les disciples, était dans son coeur avec les Juifs? Qui imaginait que Rahab, qui par son corps se trouvait dans la débauche à Jéricho, plaisait en esprit au Seigneur (Jos.2)? Qui s'attendait à ce que le pauvre Lazare, lui qui vivait dans une telle souffrance de ses plaies, reçût une telle récompense dans le sein d'Abraham (Lc 16, 20-22)? Considérant cela, mes bien-aimés, obéissons nous aussi à celui qui nous conseille à juste titre de veiller seulement sur nous-mêmes ( Deut.4, 9; 15, 9), et non sur les nôtres ni sur ceux qui se trouvent autour de nous, mais seulement sur nous-mêmes, car chacun porte son propre fardeau (Gal. 6,5) et chacun recevra son propre salaire (1 Co. 3, 8) du Roi céleste, le Christ, auquel appartiennent gloire et puissance avec le Père et le Très Saint Esprit, aux siècles des siècles. Amen. Syméon s'est reposé et endormi en Christ, le 21 juillet, lui qu'on nommait fol et qui vécut sur terre une vie angélique et toute miraculeuse, après avoir brillé par ses exploits et ses vertus selon la volonté de Dieu, et après avoir étonné même les puissances célestes des incorporels par ses vertus. Il se trouve maintenant près du trône inaccessible de Dieu le Père des Lumières, ayant acquis la liberté de lui rendre gloire par d'incessantes hymnes, avec toutes les puissances célestes. Puisse le Seigneur nous instituer ses compagnons et cohéritiers dans son Royaume éternel avec saint Syméon et tous les saints, parce qu'à Lui est la gloire dans les siècles des siècles. Amen. FIN