mardi 27 juin 2023

VIE DE SAINT MARTIN DE TOURS par SULPICE SEVERE

 









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VIE DE SAINT MARTIN



SAINT MARTIN DE TOURS

Vie de Saint Martin

Lettres à Eusèbe, Aurélius, Bassula,

traduites par Jacques Fontaine



Chroniques ( II, 49-50),

Dialogues sur les miracles de saint Martin,

traduits par Paul Marceaux



LES EDITIONS DU CERF



VIE DE SAINT MARTIN



Programme littéraire de l'ouvrage



Lettre de dédicace

(Sévère à son très cher frère Didier)

Pour ma part, j'avais décidé, frère de mon âme, de garder enfermé dans ses feuillets et de séquestrer entre les murs de ma maison le petit livre que j'avais écrit sur la vie de saint Martin : étant d'un naturel fort timoré, je cherchais à éviter le jugement des hommes, craignant de voir ( ce qui va sans doute arriver) mon langage trop peu soigné déplaire aux lecteurs et chacun me juger blâmable au dernier point pour avoir eu l'effronterie de m'approprier un sujet qui devait être légitimement réservé à des écrivains de talent. Mais à tes demandes réitérées je n'ai pu opposer un refus. Quel sacrifice, en effet, ne pourrais-je faire à ton affection, fût-ce au détriment de ma modestie? Cependant, la confiance avec laquelle je t'ai communiqué ce petit ouvrage me fait penser que tu ne le livreras à personne, car tu t'y es engagé. Mais je redoute que tu ne lui serves de porte de sortie, et qu'une fois lâché, on ne puisse le rappeler. Si cet accident vient à se produire, et que tu t'aperçoives qu'on le lit, tu prieras les lecteurs de bien peser les choses plutôt que les mots et, s'il arrive qu'une incorrection vienne à choquer leurs oreilles, de la supporter avec patience, car le Royaume de Dieu ne se fonde point sur l'éloquence, mais sur la foi. Qu'ils se rappellent aussi que le salut a été prêché au monde non point par des orateurs ( car assurément, si cela avait été utile, le Seigneur aurait également pu faire ainsi), mais par des pêcheurs. Personnellement, du jour où je me suis mis en tête d'écrire, estimant impie de laisser dans l'ombre les vertus d'un si grand homme, j'ai décidé par-devers moi de ne point rougir des solécismes : car je n'avais jamais atteint un savoir considérable en ces matières, et le peu que jadis, peut-être, j'avais butiné dans ces études, je l'avais tout entier perdu pour m'en être si longtemps désaccoutumé. Mais cependant, pour nous épargner de pénibles excuses, supprime le nom de l'auteur, si tu le juges bon, en publiant ce petit livre. Pour ce faire, gratte le titre sur l'en-tête, afin que la page soit muette, et qu'elle parle de son sujet ( c'est bien assez) sans parler de l'auteur. Adieu, frère vénérable dans le Christ, honneur de tous les gens de bien et de tous les saints.



VIE DE SAINT MARTIN, EVEQUE



Préface : l'auteur justifie son dessein

Bien des humains, s'étant vraiment consacrés à l'étude et à la gloire mondaines, ont cru immortaliser le souvenir de leur nom s'ils illustraient par la plume la vie des hommes célèbres. Certes, à défaut de l'immortaliser ainsi, ils recueillaient pourtant quelque minuscule fruit des espérances qu'ils avaient conçues; car non seulement ils prolongeaient leur souvenir, si vainement que ce fût, mais en proposant l'exemple des grands hommes, ils suscitaient une émulation considérable chez leurs lecteurs. Pourtant, de tels soucis n'avaient aucun rapport avec l'autre vie, la vie bienheureuse et éternelle. De quoi leur a servi, en effet, la gloire de leurs écrits, destinée à disparaître avec ce monde? Et quel profit la postérité a-t-elle retiré, à lire les combats d'Hector ou les entretiens philosophiques de Socrate, puisque ce n'est pas seulement une sottise de les imiter, mais encore une folie de ne pas les combattre avec la dernière énergie? Car, n'estimant la vie humaine que d'après les actions présentes, ils ont livré leurs espérances aux fables et leurs âmes aux tombeaux. Ils n'ont, en effet, confié le soin de les perpétuer qu'à la seule mémoire des hommes, quand le devoir de l'homme est de chercher à acquérir une vie immortelle plutôt qu'un souvenir immortel, non point en écrivant, en combattant ou en philosophant, mais en vivant pieusement, saintement, religieusement. Et cette errreur des hommes, transmise par la littérature, s'est fortifiée à tel point qu'elle a trouvé assurément bien des émules de cette vaine philosophie ou de ce fol héroïsme.

Il me semble donc que je ferai oeuvre utile, si j'écris tout au long la vie d'un très saint homme, pour qu'elle serve ensuite d'exemple aux autres : à coup sûr, cela incitera les lecteurs à la vraie sagesse, à la milice céleste et à la vertu divine. Et notre intérêt aussi y trouve son compte, dans la mesure où nous pouvons attendre non point des hommes un vain souvenir, mais de Dieu une récompense éternelle. Car n'ayant point vécu nous-mêmes de manière à pouvoir servir d'exemple aux autres, du moins avons-nous tâché de ne point laisser dans l'ombre celui qui méritait d'être imité. Or donc, je vais entreprendre d'écrire la vie de saint Martin, quelle fut sa conduite soit avant son épiscopat, soit pendant son épiscopat, encore qu'il m'ait été impossible d'avoir accès à tous ses actes. Ainsi, on ignore ce dont il fit devant lui-même le seul témoin : car, ne recherchant point la louange des hommes, il aurait voulu, dans toute la mesure où il l'aurait pu, cacher toutes ses "vertus". Et pourtant, même parmi les faits qui nous étaient connus, nous en avons omis plus d'un, croyant qu'il suffisait de consigner seulement les plus saillants. En même temps, il fallait aussi ménager les lecteurs, pour éviter de les lasser par une accumulation excessive. Je conjure ceux qui vont me lire d'ajouter foi à mes paroles, et de penser que je n'ai rien écrit qui ne fût bien connu et avéré. Autrement, j'eusse préféré le silence au mensonge.



"MILITIA MARTINI" :

DE L'ENFANCE A LA CONVERSION



De l'enfant au soldat de la garde

Or donc, Martin était originaire de la ville de Sabaria, en Pannonie, mais il fut élevé en Italie à Pavie. Ses parents n'étaient pas de petites gens, selon l'ordre de ce monde, mais ils étaient païens. D'abord simple soldat, son père fut ensuite tribun militaire. Lui-même suivit la carrière des armes dans sa jeunesse; il servit dans la cavalerie de la garde sous l'empereur Constance, puis sous le César Julien. Ce n'était pourtant pas de son plein gré, car dès ses premières années, ou presque, l'enfance sainte de ce noble garçon préférait aspirer au service de Dieu. De fait, il avait dix ans quand, malgré ses parents, il chercha refuge dans une église, et demanda à devenir catéchumène. Bientôt, chose extraorcdinaire, il se convertit tout entier à l'oeuvre de Dieu : à douze ans, il désira vivre au désert; et il eût satisfait ces voeux, si la faiblesse de son jeune âge n'y eût fait obstacle; pourtant, le coeur sans cesse tourné vers les ermitages et les églises, il songeait constamment, en cet âge encore tendre, à ce qu'il accomplit ensuite religieusement.

Mais les princes ayant édicté que les fils des vétérans devaient être enrôlés pour servir, son père, hostile à son heureuse conduite, le livra : il n'avait que quinze ans quand il fut arrêté, enchaîné, lié par les serments militaires. Il se contentait simplement de la compagnie d'un seul esclave, et pourtant, renversant les rôles, il le servait, lui, son maître, tant et si bien qu'en général c'était lui qui lui retirait ses chaussures, lui encore qui les nettoyait, qu'ils prenaient leurs repas ensemble, mais que c'était lui qui faisait le plus souvent le service de leur table. Durant trois ans environ avant son baptême, il demeura sous les armes, mais franc de tous les vices qui lient généralement ce genre d'hommes. Il montrait envers ses camarades une grande gentillesse, une charité extraordinaire, et surtout une patience et une modestie surhumaines. Car point n'est besoin de faire l'éloge de sa sobriété; elle était telle que, dès ce temps-là, on l'aurait cru moine et non pas soldat. Ces qualités lui avaient valu un tel attachement de la part de tous ses camarades qu'ils éprouvaient à son égard une affection et un aspect extraordinaires. Et sans être encore régénéré dans le Christ, il se conduisait pour ainsi dire en candidat au baptême par ses bonnes oeuvres : assister les malades, porter secours aux malheureux, nourrir les indigents, vêtir ceux qui étaient nus, et ne se réserver de sa solde que de quoi manger chaque jour. Dès ce moment, n'étant pas sourd aux enseignements de l'Evangile, il ne pensait pas au lendemain.



La "charité de saint Martin"

C'est ainsi qu'un jour où il n'avait sur lui que ses armes et un simple manteau de soldat, au milieu d'un hiver qui sévissait plus rigoureusement que de coutume, à tel point que bien des gens succombaient à la violence du gel, il rencontre à la porte de la cité d'Amiens un pauvre nu : ce misérable avait beau supplier les passants d'avoir pitié de sa misère, ils passaient tous leur chemin. L'homme rempli de Dieu comprit donc que ce pauvre lui était réservé, puisque les autres ne lui accordaient aucune pitié. Mais que faire? Il n'avait rien, que la chlamyde dont il était habillé : il avait en effet déjà sacrifié tout le reste pour une bonne oeuvre semblable. Aussi, saisissant l'arme qu'il portait à la ceinture, il partage sa chlamyde en deux, en donne un morceau au pauvre et se rhabille avec le reste. Sur ces entrefaites, quelques-uns des assistants se mirent à rire, car on lui trouvait piètre allure avec son habit mutilé. Mais beaucoup, qui raisonnaient plus sainement, regrettèrent très profondément de n'avoir rien fait de tel, alors que justement, plus riches que lui, ils auraient pu habiller le pauvre sans se réduire eux-mêmes à la nudité.

Donc, la nuit suivante, quand il se fut abandonné au sommeil, il vit le Christ vêtu de la moitié de la chlamyde dont il avait couvert le pauvre. Il est invité à considérer très attentivement le Seigneur, et à reconnaître le vêtement qu'il avait donné. Puis il entend Jésus dire d'une voix éclatante à la foule des anges qui se tiennent autour d'eux : " Martin, qui n'est encore que catéchumène, m'a couvert de ce vêtement". En vérité, le Seigneur se souvenait de ses paroles, lui qui avait proclamé jadis : " Chaque fois que vous avez fait quelque chose pour l'un de ces tout-petits, c'est pour moi que vous l'avez fait", quand il déclara avoir été vêtu en la personne de ce pauvre. Et pour confirmer son témoignage en faveur d'une si bonne oeuvre, il daigna se faire voir dans le même habit que le pauvre avait reçu.

Cette vision n'exalta pas un orgueil tout humain chez notre bienheureux, mais il reconnut dans son oeuvre la bonté de Dieu, et comme il avait dix-huit ans, il s'empressa de se faire baptiser. Pourtant, il ne renonça pas immédiatement à la carrière des armes, s'étant finalement laissé vaincre par les prières de son tribun, à qui l'attachaient des liens de camaraderie et d'amitié : c'est qu'en effet, à l'expriration de son tribunat, celui-ci promettait de renoncer au monde. Tenu en suspens par cette attente pendant deux années environ, après avoir reçu le baptême, Martin continue de servir dans l'armée, mais de manière purement nominale.



Martin obtient de Julien son congé

Cependant, les barbares envahissaient les Gaules, et le César Julien, concentrant son armée près de la cité des Vangions, se mit en devoir de distribuer un "donativum" aux soldats : selon l'usage, on les appelait un par un, jusqu'au moment où ce fut le tour de Martin; Alors, jugeant le moment venu de demander son congé, car il estimait qu'il n'aurait plus sa liberté, s'il acceptait le donativum sans avoir l'intention de continuer à servir, il dit à César : " Jusqu'ici, j'ai été à ton service : permets-moi maintenant d'être au service de Dieu; que celui qui a l'intention de combattre accepte ton "donativum"; moi, je suis soldat du Christ, je n'ai pas le droit de combattre." Mais alors, à ces mots, le tyran se mit à gronder, disant que si Martin refusait de servir, c'était par crainte du combat qui devait avoir lieu le lendemain, et non moins pour des motifs religieux. Mais Martin, intrépide, et même d'autant plus ferme que l'on avait tenté de l'intimider, dit alors : " Si l'on impute mon attitude à la lâcheté et non à la foi, je me tiendrai demain sans armes devant les lignes, et au nom du Seigneur Jésus, sous la protection du signe d ela croix, sans bouclier ni casque, je pénétrerai en toute sécurité dans les bataillons ennemis". On le fait donc ramener et jeter en prison, afin qu'il tienne parole en se laissant exposer sans armes aux barbares. Le lendemain, l'ennemi envoya des parlementaires pour négocier la paix, et se rendit avec armes et bagages.

Qui donc pourrait douter que cette victoire ait été véritablement due au bienheureux, puisqu'il lui fut accordé de ne pas être envoyé sans armes au combat? Sans doute, dans sa bonté, le Seigneur eût pu sauver son soldat jusqu'au milieu des épées et des traits de l'ennemi; mais pour que ses saints regards ne fussent point outragés, même par la mort d'autrui, il supprima la nécessité de combattre. En effet, le Christ se crut obligé envers son soldat de ne lui offrir d'autre victoire que la soumission de l'ennemi sans effusion de sang ni mort d'homme.



"HILARII DISCIPULUS" :

DE LA CONVERSION A L'ELECTION EPISCOPALE



De Poitiers à Milan : rencontre d'Hilaire et début du voyage en Pannonie

Puis après avoir quitté l'armée, il se rendit auprès de saint Hilaire, évêque de la cité de Poitiers, dont, en matière de théologie, la foi se trouvait à ce moment éprouvée et reconnue, et il séjourna quelque temps auprès de lui. Le même Hilaire tenta bien de le lier à lui plus étroitement en lui conférant les fonctions de diacre, et de l'attacher ainsi au service de Dieu. Mais il s'y refusa à maintes reprises en clamant son indignité, et ce prélat, d'un esprit si profond, comprit que la seule manière dont il pourrait l'engager serait de lui confier des fonctions qui sembleraient un peu humiliantes : c'est pourquoi il lui propossa avec insistance d'être exorciste. Martin ne repoussa pas cette ordination, pour ne pas avoir l'air d'avoir méprisé ces fonctions comme trop humbles. Et peu après, il reçut pendant son sommeil la sommation de rendre visite, avec une religieuse sollicitude, à sa patrie et à ses parents, encore retenus dans le paganisme : il partit avec le consentement de saint Hilaire, qui en prodiguant ses prières et ses larmes lui fit d'abord prendre l'engagement de revenir. C'est dans la tristesse, à ce que l'on rapporte, qu'il entreprit ce lointain voyage, après avoir assuré à ses frères qu'il y subirait bien des épreuves : et la suite des événements justifia ses paroles.

Pour commencer, au milieu des Alpes, s'étant écarté de la route, il tomba sur des brigands. L'un d'eux, levant en l'air sa hache, avait pris son élan pour lui porter un coup, quand un autre retint le bras qui allait frapper. Pourtant, on lui attache les maisn derrière le dos, et on le remet à l'un d'eux, à charge de le garder et d ele dépouiller. L'autre le conduisit en des lieux reculés et se mit d'abord à le questionner : qui était-il. Martin répond qu'il était un chrétien. Il lui demandait aussi s'il avait peur. Martin lui déclara alors avec une fermeté sans pareille que jamais il ne s'était senti aussi rassuré, car il savait que la miséricorde du Seigneur viendrait tout spécialement l'assister dans les épreuves; mais il plaignait davantage celui que l'exercice du brigandage rendait indigne de la miséricorde du Christ. Et entreprenant d'exposer la doctrine évangélique, il prêchait la parole de Dieu au brigand. A quoi bon m'attarder davantage? Le larron crut, il se mit à la suite de Martin et le remit dans le bon chemin, en lui demandant de prier le Seigneur pour lui. Ce même homme, on le vit ensuite mener la vie religieuse : tant et si bien que l'anecdote que nous venons de rapporter fut, dit-on, recueillie de sa bouche.



Martin en Italie et en Illyricum : Satan, l'arianisme, essais d'érémitisme

Or donc, Martin, en continuant sa route, avait dépassé Milan, quand le diable, prenant figure humaine, se porta à sa rencontre sur le chemin et lui demanda où il allait. Martin lui ayant répondu qu'il allait où le Seigneur l'appelait, il lui dit : " Où que tu ailles et quoi que tu tentes, tu trouveras le diable devant toi." Martin dit alors, en lui répondant par ces mots du prophète : " Le Seigneur est mon soutien, je ne craindrai pas ce que peut me faire l'homme." Et aussitôt l'Ennemi disparut de sa vue. Ainsi, comme il en avait conçu l'intention, Martin délivra sa mère de l'erreur du paganisme, alors que son père persévérait dans le mal; pourtant, il sauva plusieurs personnes par son exemple.

Puis, l'hérésie arienne ayant pullulé à travers le monde entier, et surtout dans l'Illyricum, comme il était presque seul à opposer la résistance la plus énergique à la foi corrompue des évêques et qu'on l'avait soumis à nombre de mauvais traitements - car il fut non seulement battu de verges en public, mais finalement contraint de quitter la ville -, il regagna l'Italie et, apprenant que dans les Gaules aussi, l'éloignement de saint Hilaire, contraint et forcé à l'exil par les hérétiques, avait jeté le trouble dans l'Eglise, il s'installa un ermitage à Milan. Là aussi, Auxence, principal fauteur du parti arien, le persécuta avec un acharnement extrême : il l'accabla d'avanies et le fit expulser de la cité. Aussi, estimant qu'il lui fallait céder aux circonstances, il se retira dans l'île appelée Gallinara, en compagnie d'un prêtre qui était un homme de grandes vertus. Il y vécut quelque temps de racines. A ce moment, il prit pour nourriture de l'hellébore, une plante que l'on dit vénéneuse. Mais sentant la violence du poison l'attaquer, et la mort déjà prochaine, il repoussa par la prière la menace de ce péril, et aussitôt tout le mal fut mis en déroute. Peu après, ayant appris que le souverain, pris de repentir, avait accordé à saint Hilaire l'autorisation de revenir d'exil, il tenta de le rencontrer à Rome et partit pour la Ville.



Martin en Poitou : fondation de Ligugé et double résurrection

Hilaire étant déjà passé, il suivit ses pas jusqu'à Poitiers. Ayant reçu de lui le plus gracieux accueil, il s'installa un ermitage non loin de la ville. A ce moment, certain catéchumène se joignit à lui, avec le désir de se former aux règles de vie d'un si saint homme. A peu de jours de là, il tomba brusquement malade, et la violence des accès de fièvre l'épuisait. Or, justement, Martin était parti; au bout d'une absence de trois jours, il trouva à son retour le corps inanimé. Si brusque avait été la mort qu'il était décédé sans baptême. Autour du corps exposé, les frères accablés de chagrin s'affairaient à lui rendre tristement les derniers devoirs, quand Martin accourt en pleurant et en poussant des cris de douleur. Mais alors, l'âme emplie tout entière de l'Esprit-Saint, il les fait tous quitter la cellule où gissait le corps, puis, les portes verrouillées, il s'étend sur les membres inanimés du frère défunt. Quand il se fut abîmé quelque temps dans la prière, et que l'Esprit lui eut fait sentir la présence de la vertu du Seigneur, il se redressa légèrement et, le regard fixé sur le visage du défunt, il attendait avec une confiance absolue l'effet de sa prière et de la miséricorde du Seigneur. A peine deux heures environ s'étaient-elles écoulées qu'il voit le défunt remuer peu à peu tous ses membres, et ses yeux se dessiller et clignoter pour recouvrer la vue. Mais alors, s'étant tourné à grands cris vers le Seigneur, il emplissait la cellule de sa clameur d'action de grâces. En l'entendant, ceux qui étaient restés devant la porte font aussitôt irruption. Extraordianire spectacle : ils voyaient en vie celui qu'ils avaient laissé pour mort.

Ainsi rendu à la vie, le catéchumène reçut aussitôt le baptême. Il vécut encore plusieurs années, et fut le premier chez nous à donner matière aux "vertus" de Martin et à en témoigner. Il avait d'ailleurs coutume de raconter qu'en quittant la dépouille de son corps, il avait été conduit au tribunal du Juge, et qu'il avait entendu prononcer la funeste sentence qui le reléguait vers les lieux sombres avec le vulgaire. A ce moment, deux anges avaient fait observer au Juge qu'il était l'homme pour qui Martin priait. Aussi, ces mêmes anges avaient reçu l'ordre de le ramener; il avait été restitué à Martin, et rendu à sa vie antérieure. C'est à partir de ce moment que, pour la première fois, le renom du bienheureux prit de l'éclat : ainsi, celui que tous tenaient déjà pour saint, fut aussi tenu pour un homme puissant par la prière et vraiment digne des apôtres.

Peu après, comme il passait le long du domaine d'un certain Lupicin, un notable selon ce monde, il est accueilli par les cris de deuil d'une foule qui se lamentait. Il s'approche d'elle avec sollicitude et s'enquiert du motif de ces pleurs : on lui explique alors qu'un petit esclave de la domesticité s'était arraché à la vie en se pendant. A cette nouvelle, il entre dans la cellule où le corps gisait; il mit dehors toute la foule, s'étendit sur le corps et pria quelque temps. Bientôt, le visage ranimé mais les yeux encore alanguis, le défunt se soulève vers le visage de Martin. Dans un lent effort, il parvint à se dresser sur son séant et, saisissant la main du bienheureux, il se mit debout; Puis, avec lui, il s'avança ainsi jusqu'au vestibule de la maison, sous les regards attentifs de toute la foule.



"EPISCOPUS TURONENSIS" :

UN PASTEUR MOINE ET THAUMATURGE



Une élection mouvementée

A peu près vers la même époque, on le réclamait pour l'évêché de Tours. Mais, comme il était difficile de le tirer de son monastère, certain Rusticius, citoyen de Tours, feignit d'avoir sa femme malade et, se jetant à ses genoux, parvint à le faire sortir. C'est ainsi que, des foules de Tourangeaux se trouvant déjà postées sur le parcours, on l'escorte sous bonne garde jusqu'à la cité, comme un prisonnier. Chose extraordinaire, une multitude incroyable de gens, venus non seulement de cette ville, mais aussi des cités voisines, s'étaient assemblés pour lui apporter leurs suffrages. ils n'ont tous qu'une volonté, un même désir, un même sentiment : Martin est le plus digne de l'épiscopat, heureuse sera l'Eglise qui aura un tel évêque!

Un petit nombre pourtant, et quelques-uns des évêques que l'on avait fait venir pour installer le prélat, y faisaient une opposition impie. Ils disaient que c'était un personnage méprisable, et qu'un homme à la mine pitoyable, aux vêtements sales, aux cheveux en désordre, était indigne de l'épiscopat. Cela étant, le peuple, qui en jugeait plus sainement, tourna en ridicule la folie de ceux qui, en cherchant à blâmer cet homme remarquable, publiaient ses mérites éclatants. Et en vérité, ils ne purent que s'incliner devant les intentions du peuple, inspiré par la volonté du Seigneur. Or, parmi les évêques qui étaient là, le principal opposant fut, dit-on, un certain Défenseur. Aussi remarqua-t-on qu'il reçut alors un blâme sévère, par la lecture d'un verset prophétique.

Car le hasard voulut que le lecteur à qui revenait en ce jour la charge de lire les textes, se trouvât par le peuple empêché de passer. Aussi, dans l'émoi des officiants, tandis que l'on attendait l'absent, l'un des assistants saisit le Psautier et attrapa le premier verset venu. Or, ce Psaume était : " Par la bouche des enfants et des nourrissons, tu t'es rendu gloire à cause de tes ennemis, pour détruire l'ennemi et le défenseur." A cette lecture, les clameurs du peuple s'élèvent, le parti adverse est confondu, et l'on tint pour assuré que ce psaume avait été lu par la volonté de Dieu, afin que Défenseur entendît porter ce témoignage sur ses oeuvres : car le Seigneur, en se rendant gloire en la personne de Martin, par la bouche des enfants et des nourrissons, avait du même coup désigné et construit en Défenseur son ennemi.



Martin fondateur et abbé de Marmoutier

Et maintenant, quelle fut la conduite de Martin après son accession à l'épiscopat, quelle en fut la grandeur, il n'est pas en notre pouvoir de l'exposer tout au long. En effet, avec une fermeté parfaite, il restait semblable à celui qu'il avait été auparavant. Même humilité en son coeur, même pauvreté dans son vêtement. C'est ainsi qu'il remplissait les fonctions épiscopales, plein d'autorité et de prestige, sans déserter pour autant sa profession ni ses vertus monastiques. Pendant quelque temps, il habita donc une cellule attenante à l'église. Puis, ne pouvant plus supporter d'être dérangé par ceux qui lui rendaient visite, il s'installa un ermitage à deux milles environ hors les murs de la cité.

Cette retraite était si écartée qu'elle n'avait rien à envier à la solitude d'un désert. D'un côté, en effet, elle était entourée par la falaise à pic d'un mont élevé, et le reste du terrain était enfermé dans un léger méandre du fleuve de Loire; il n'y avait qu'une seule voie d'accès, et encore fort étroite. Martin occupait une cellule construite en bois, et un grand nombre de frères étaient logés de la même manière. Mais la plupart s'étaient fait des abris en les creusant dans la roche du mont qui les dominait. Il y avait environ quatre-vingts disciples, qui se formaient à l'exemple de leur bienheureux maître. Là, personne ne possédait rien en propre, tout était mis en commun. Il était interdit d'acheter ou de vendre quoi que ce fût ( comme bien des moines en ont l'habitude). On n'y exerçait aucun art, à l'exception du travail des copistes; encore n'y affectait-on que les plus jeunes : leurs aînés vaquaient à la prière. On ne sortait que rarement de sa cellule, sauf pour se réunir au lieu d ela prière. Passée l'heure du jeûne, ils prenaient tous ensemble leur nourriture. Personne ne connaissait le vin, sauf celui que la maladie y contraignait. Bon nombre s'habillaient de poil de chameau; on tenait pour une fate grave une tenue trop raffinée. Cela doit être considéré comme d'autant plus extraordinaire qu'il y avait parmi eux, disait-on, un grand nombre de nobles; ayant reçu une éducation toute différente, ils s'étaient volontairement pliés à cette vie d'humilité et d emortification. Nous en avons vu plusieurs devenir ensuite évêques. Quelle était en effet la cité ou l'église qui n'aurait point désiré avoir un pontife sorti du monastère de Martin?



Le faux martyr démasqué

Mais pour aborder toutes les autres "vertus" dont il fit preuve au cours de son épiscopat, il y avait non loin de la ville, tout proche de l'ermitage, un lieu que le préjugé populaire tenait pour sacré, sous prétexte que des martyrs y auraient reçu la sépulture. De fait, il s'y trouvait aussi un autel qui passait pour avoir été dressé par les précédents évêques. Mais Martin, n'en croyant point à la légère une tradition incertaine, demandait instamment aux prêtres et aux clercs les plus âgés de lui indiquer le nom du martyr et la date de sa passion. Il se disait fort troublé et embarrassé par le fait que la tradition ancestrale n'eût apporté sur ce point aucune certitude cohérente.

Il s'abstint donc quelque temps de se rendre en ce lieu, sans en abroger le culte, étant donné l'incertitude où il se trouvait, et sans accorder non plus la caution de son autorité au populaire, pour empêcher cette superstition de s'affermir encore. Mais un beau jour, il se rend sur les lieux en prenant avec lui quelques frères; puis, debout au-dessus du tombeau même, il pria le Seigneur de lui indiquer qui était enseveli en ce lieu et quels étaient ses mérites. Alors, en se tournant du côté gauche, il voit se dresser près de lui une ombre repoussante et farouche; il lui donne ordre de dire son nom et ses qualités; Elle décline son nom, avoue son crime : elle avait été un brigand, exécuté pour ses forfaits, et vénéré à tort par le populaire; elle n'avait rien de commun avec les martyrs, car eux demeurent dans la gloire, et elle dans le châtiment. Chose extraordinaire : les assistants entendaient sa voix, sans pourtant le voir en personne. Alors Martin raconta publiquement ce qu'il avait vu, il fit retirer de cet endroit l'autel qui s'y trouvait jusque-là, et c'est ainsi qu'il délivra le peuple de l'erreur de cette superstition.



"CONVERSIO PAGANORUM" :

LE DUEL THAUMATURGIQUE AVEC LE PAGANISME

DES CAMPAGNES GALLO-ROMAINES



L'enterrement païen arrêté

Il arriva par la suite qu'en cheminant, il rencontra sur sa route le corps d'un païen que l'on menait à sa sépulture en un cortège plein de superstition. Apercevant de loin une foule qui venait vers lui, et ignaorant ce que cela pouvait bien être, il fit une courte halte : la distance étant d'environ cinq cents pas, il lui fut difficile de discerner ce qu'il voyait. Pourtant, comme il distinguait une troupe de paysans et que le vent faisait voltiger les toiles du linceul jeté sur le corps, il crut qu'il s'agissait de cérémonies sacrées de caractère païen. Car les paysans gaulois avaient coutume, dans leur misérable égarement, de porter en procession à travers leurs champs des idoles démoniaques couvertes d'un voile immaculé.

Levant donc le signe de la croix contre ceux qui venaient à sa rencontre, il commanda à la foule de ne plus bouger et de déposer son fardeau. Mais alors, on eût pu voir cette chose extraordinaire : les misérables d'abord figés comme des rocs. Puis comme ils essayaient, dans un effort suprême, d efaire un pas en avant, incapables d'avancer plus loin ils tournaient sur eux-mêmes en un tourbillon ridicule, jusqu'au moment où, vaincus, ils déposent le fardeau du corps. Abasourdis, ils se regardaient les uns les autres, et se demandaient sans mot dire ce qui avait bien pu leur arriver. Mais le bienheureux, s'étant rendu compte que ce rassemblement avait pour objet des obsèques et non pas une cérémonie religieuse, lève à nouveau la main et leur rend le pouvoir de partir et d'enlever le corps. Ainsi les obligea-t-il à s'arrêter quand il le voulut, et leur permit-il de s'en aller quand ce fut son bon plaisir.



Le défi du pin abattu

Un autre jour, en certain village, il avait détruit un temple fort ancien, et entrepris d'abattre un pin tout proche du sanctuaire. Mais alors, le prêtre de ce lieu et toute la foule des païens commencèrent à lui opposer de la résistance. Et ces mêmes gens, qui pourtant - par la volonté du Seigneur - n'avaient pas bougé pendant la démolition du temple, ne supportaient pas que l'on coupât l'arbre. Martin s'employait à leur faire observer qu'une souche n'avait rien de sacré : ils devaient plutôt suivre le Dieu qu'il servait lui-même; il fallait couper cet arbre, car il était consacré à un démon.

Alors l'un d'eux, plus hardi que les autres : " Si tu as, dit-il, quelque confiance en ce Dieu que tu déclares adorer, nous couperons nous-mêmes l'arbre que voici, et toi, reçois-le dans sa chute. Et si ce Seigneur, que tu dis être le tien, est avec toi, tu en réchapperas." Alors, gardant une confiance intrépide dans le Seigneur, Martin s'engage à le faire. A ce moment, toute cette foule de païens donnèrent leur accord à un tel défi, et ils se résignèrent facilement à la perte de leur arbre, pourvu que sa chute écrasât l'ennemi de leurs cérémonies. Et comme le pin penchait d'un côté, en sorte que l'on ne pouvait douter du côté où il devait s'abattre une fois coupé, on place Martin attaché, selon la volonté des paysans, à l'endroit où personne ne doutait que l'arbre dût tomber.

Ils se mirent donc à couper eux-mêmes leur pin avec une allégresse et une liesse extrêmes. La foule des spectateurs étonnés se tenait à l'écart. Et déjà le pin vacillait peu à peu, et, sur le point de tomber, il menaçait de s'abattre. A l'écart, les moines pâlissaient; épouvantés par l'approche du danger, ils avaient perdu toute espérance et toute foi, et n'attendaient plus que la mort de Martin. Mais lui, confiant dans le Seigneur, attendait intrépidement. Le pin, dans sa chute, avait déjà fait entendre un craquement, déjà il tombait, déjà il s'abattait sur lui, quand Martin élève sa main à la rencontre de l'arbre et lui oppose le signe du salut. Mais alors - on eût cru l'arbre repoussé en arrière dans une sorte d'ouragan -, il s'abattit du côté opposé, de sorte qu'il faillit écraser les paysans qui s'étaient tenus en lieu sûr.

Mais alors, une clameur s'élève au ciel, et les païens demeurent stupéfaits d'étonnement, les moines pleurent de joie, tous à l'unisson proclament le nom du Christ; et l'on vit bien que, ce jour-là, le salut était arrivé pour ce pays. Car il n'y eut à peu près personne, dans cette immense foule de païens, qui ne réclamât l'imposition des mains et n'abandonnât l'erreur impie pour croire au Seigneur Jésus. Et il est vrai qu'avant Martin, fort peu de gens, et même à peu près personne, n'avait reçu dans ces pays le nom du Christ. Mais les "vertus" et l'exemple de Martin lui donnèrent tant de force qu'il ne se trouve plus un seul endroit qui ne soit rempli d'églises ou d'ermitages en très grand nombre. Car là où il avait détruit des sanctuaires païens, il construisait aussitôt des églises ou des ermitages.



Incendie et destruction de sanctuaires païens

Vers le même temps et dans la même oeuvre, il fit preuve d'une "vertu" non moins grande. De fait, il avait mis le feu, en certain village, à un sanctuaire païen tout à fait ancien et très fréquenté : des tourbillons de flammes étaient emportés par le vent qui les poussait vers une maison voisine, et même attenante à l'édifice. Dès que Martin s'en aperçut, il accourt rapidement, monte sur le toit de la maison et se porte à la rencontre des flammes qui arrivaient. Mais alors, spectacle extraordinaire, on put voir le feu se rabattre contre le vent, malgré sa violence, si bien que les éléments semblaient pour ainsi dire se combattre et entrer en conflit. Ainsi, par la "vertu" de Martin, le feu n'accomplit son oeuvre que là où il en avait reçu l'ordre.

Dans un autre village, du nom de Levroux, Martin voulut démolir également un temple que la fausse religion avait comblé de richesses, mais la foule des païens s'y opposa tant et si bien qu'il fut repoussé, non sans violences. Aussi se retira-t-il à l'écart dans le voisinage immédiat. Là, pendant trois jours, vêtu d'un cilice et couvert de cendre, dans le jeûne et l'oraison ininterrompus, il adressait sa prière au Seigneur, afin que la vertu divine renversât ce temple, puisque la main d el'homme n'avait pu le détruire. Alors, soudain, deux anges armés de lances et de boucliers se présentèrent à lui comme une milice céleste, se disant envoyés par le Seigneur pour disperser la foule des paysans et assurer la protection de Martin, afin qu'il n'y eût aucune résistance durant la destruction du temple : il devait donc repartir achever pieusement l'oeuvre commencée. Il retourna donc au village et, tandis que les foules païennes le regardaient, sans bouger, démolir jusqu'aux fondations cet édifice impie, il réduisit en poussière tous les autels et les statues. A cette vue, les paysans comprirent qu'une puissance divine les avait frappés de stupeur et de panique pour les empêcher de résister par la violence à l'évêque : ils crurent presque tous au Seigneur Jésus, attestant publiquement à grands cris qu'on devait adorer le Dieu de Martin et délaisser des idoles incapables de se porter secours à elles-mêmes.



Les assassins déjoués

Je vais également rapporter ce qui se passa dans un canton du pays éduen. Tandis qu'il y démolissait également un autre temple, la foule des paysans païens en furie se rua sur lui. L'un d'eux, plus hardi que les autres, avait tiré l'épée et cherchait à l'en frapper, quand, rejetant son manteau, Martin présenta au coup sa nuque découverte. Le païen n'hésita pas à frapper, mais, ayant élevé sa main droite trop haut, il s'écroula à la renverse, et, terrassé par la crainte de Dieu, il demandait grâce.

Voici encore une histoire toute pareille à la précédente. Un jour où l'on avait voulu lui donner un coup de couteau pendant qu'il détruisait des idoles, l'arme fut arrachée des maisn de l'agresseur et disparut au moment même où il frappait. Mais en général, quand les paysans cherchaient avec hostilité à le dissuader de détruire leurs sanctuaires, sa sainte prédication adoucissait si bien les runes des païens qu'illuminés par la vérité, ils renversaient eux-mêmes leurs temples.



"GRATIA CURATIONUM" : LA LUTTE SALUTAIRE

CONTRE LES MALADIES ET LA POSSESSION



Guérison de la jeune paralysée de Trèves

Mais pour la grâce des guérisons, elle était chez lui si puissante que presque aucun malade ne l'approcha sans recouvrer aussitôt la santé. Cela ressortira particulièrement de l'exemple suivant : A Trèves, une jeune fille était atteinte d'une paralysie si terrible que, depuis bien longtemps déjà, son corps était incapable d'accomplir la moindre fonction et d elui rendre aucun service; déjà presque morte de toute part, elle palpitait à peine d'un léger souffle. Ses proches, affligés, se tenaient auprès d'elle, n'attendant plus que son décès, quand on annonce soudain l'arrivée de Martin en cette cité. Dès que le père de la jeune fille l'eut apprise, il court à perdre haleine intercéder pour sa fille. Or, il se trouva que Martin était déjà entré dans l'église. Là, sous les regards du peuple et de bien d'autres évêques présents, le vieillard en sanglots embrasse ses genous : " Ma fille, disait-il, se meurt d'une terrible maladie et, ce qui est plus cruel que la mort même, elle ne vit plus que par le souffle, sa chair est déjà presque morte. Je te demande d'aller la bénir, car j'ai foi que, par ton intercession, elle sera rendue à la santé." Rempli de confusion par ces paroles, Martin resta stupéfait. Il tenta de se dérober en disant que pareille chose n'était pas en son pouvoir, que le vieillard avait perdu le sens, que lui, Martin, n'était pas digne que le Seigneur se servît de lui pour manifester un signe de sa puissance. Le père en larmes insistait plus fortement et le suppliait de rendre visite à la moribonde. Enfin, contraint à s'y rendre par les évêques qui l'entouraient, il descendit à la maison de la jeune fille. Une foule énorme était devant les portes, dans l'attente de ce qu'allait bien faire le serviteur de Dieu. Et lui, recourant pour commencer à ses armes coutumières en semblable circonstance, se prosterna sur le sol et pria. Puis, examinant la malade, il se fait donner de l'huile. Après l'avoir bénie, il verse la vertu de ce saint breuvage dans la bouche de la jeune fille, et aussitôt elle recouvra la parole. Puis, progressivement, à son contact, la vie se ranima dans les différents membres, jusqu'au moment où, d'un pied assuré, elle se leva devant le peuple.



Délivrance de trois possédés

A la même époque, un esclave d'un certain Tétradius, personnage proconsulaire, était possédé d'un démon, qui le torturait de mortelles souffrances. Martin fut donc prié de lui imposer la main : il donne ordre qu'on le lui amène. Mais il fut absolument impossible de faire sortir l'esprit mauvais de la cellule où il se trouvait : tant il s ejetait à belles dents sur les arrivants, comme un enragé. Tétradius se précipite alors aux genoux du bienheureux, en le suppliant de descendre lui-même jusqu'à la maison où l'on détenait le possédé. Mais alors, Martin se déclare dans l'impossibilité de se rendre chez un incroyant et un païen; car Tétradius, en ce temps-là, était encore empêtré dans les erreurs du pagnaisme. Il promet donc de se faire chrétien si le démon était chassé de son jeune esclave. Aussi, Martin, imposant la main au jeune esclave, en expulsa l'esprit impur. A cette vue, Tétradius crut au Seigneur Jésus; il devint aussitôt catéchumène, et non seulement il fut baptisé peu après, mais il garda toujours une affection extraordinaire pour Martin, l'auteur de son salut.

En ce même temps et dans la même ville, Martin entrait chez un père de famille, quand il s'arrêta juste sur le seuil, en disant qu'il voyait un affreux démon dans la cour de la maison. Comme il lui intimait l'ordre de déguerpir, le démon se saisit du cuisinier du maître de maison, qui s etrouvait à l'intérieur de la demeure. Ce malheureux entra dans une crise de rage et s emit à déchirer à belles dents tous ceux qui étaient sur son passage : branle-bas dans la maison, panique des esclaves, fuite éperdue des habitants. Martin s'élança au-devant du furieux, et, pour commencer, il lui intime l'ordre de s'arrêter. Mais comme l'autre grondait en montrant les dents, et, la bouche grande ouverte, menaçait de le mordre, Martin lui enfonça ses doigts dans la bouche en disant : " Si tu as quelque pouvoir, dévore-les." Mais alors, le possédé, comme s'il avait reçu dans la gorge un fer incandescent, écartait ses dents loin des doigts du bienheureux en se gardant bien de les toucher. Contraint par ces châtiments et ces tortures à fuir le corps qu'il possédait, mais n'étant point autorisé à sortir par la bouche, le démon fut évacué par un flux de ventre, en laissant derrière lui des traces repoussantes.

Sur ces entrefaites, le bruit soudain d'une migration et d'une invasion barbares ayant jeté l'alarme dans la cité, Martin ordonne qu'on fasse comparaître devant lui un possédé du démon. Il lui intime l'ordre de déclarer si cette nouvelle était vraie. Alors, ce dernier confessa que dix démons l'avaient assisté pour répandre ce faux bruit dans la population, afin que cette crainte-là, du moins, chassât Martin de cette ville; mais qu'en fait les barbares ne songeaient à rien moins qu'à une invasion. Ainsi, par ces aveux de l'esprit immonde en pleine église, la cité fut libérée de sa crainte et de ses alarmes présentes.



Quatre guérisons éclatantes

Chez les Parisiens, au moment où il franchissait la porte de cette cité, accompagné dans sa marche par des foules considérables, il baisa et bénit un lépreux au visage pitoyable qui faisait horreur à tout le monde. Ayant été aussitôt purifié entièrement de son mal, le lendemain, venant à l'église avec un teint éclatant, le lépreux rendait grâces pour sa santé recouvrée. On ne doit pas omettre non plus que des franges arrachées à son manteau et à son cilice exercèrent fréquemment des vertus curatives sur les malades. Car, attachées aux doigts ou passées au cou des patients, elles chassèrent bien souvent leurs maladies.

Arborius, un ancien préfet, une âme tout à fait sainte et fidèle, un jour que sa fille était consumée par de très graves accès de fièvre quarte, glissa sur la poitrine de la jeune fille, en plein accès de fièvre, une lettre de Martin qui venait par hasard de lui être remise, et aussitôt la fièvre fut chassée. Cet évenement fit une telle impression sur Arborius qu'il voua aussitôt la jeune fille à Dieu et la consacra à la virginité perpétuelle. il alla trouver Martin pour lui présenter, vivant témoignage de ses "vertus", la jeune fille guérie par lui "in absentia" - malgré son absence - , et il ne souffrit pas qu'un autre que Martin lui imposât l'habit des vierges et la consacrât.

Paulin, cet homme qui devait ensuite donner un si grand exemple, avait commencé à souffrir gravement d'un oeil, et déjà un voile fort épais avait recouvert sa pupille jusqu'à l'obturer entièrement, quand Martin lui toucha l'oeil avec un pinceau et lui rendit la santé antérieure en supprimant toute espèce de douleur. Et lui-même, un jour, ayant fait une chute et roulé du haut de sa soupente, s'était fait de multiples blessures en tombant sur les marches inégales de l'escalier. Il gisait dans sa cellule inanimé, torturé par des douleurs terribles, quand, pendant la nuit, un ange lui parut laver ses blessures, et enduire d'un onguent salutaire les meurtrissures laissées sur son corps par les contusions. Et c'est ainsi que, le lendemain, il fut si bien rendu à la santé que l'on n'eût jamais cru qu'il eût subi aucun accident. Mais il serait long de tout raconter, par le menu : qu'il suffise de ces exemples - bien peu parmi tant d'autres; contentons-nous de ne rien enlever à la vérité des plus saillants et d'éviter de lasser le lecteur en les multipliant.



" ILLUSIONES DIABOLI" : LA LUTTE SPIRITUELLE

CONTRE LES PRESTIGES DE SATAN



Le festin chez Maxime ou le prophète chez le roi

Mais glissons aussi parmi de tels exploits des faits mineurs - et encore, la dépravation et la corruption générales étant si graves à notre époque, c'est un fait presque exceptionnel qu'un évêque ait eu la fermeté de ne point consentir à faire sa cour à un prince -. Au moment où, auprès de l'empereur Maxime, cet homme d'une fierté farouche, exalté par sa victoire dans les guerres civiles, s'étaient réunis plusieurs évêques venus de diverses parties du monde, ils se faisaient tous remarquer par la cour scandaleuse qu'ils faisaient au prince et, par une lâche faiblesse, leur dignité épiscopale s'était abaissée à la condition de clients du souverain : l'autorité des apôtres ne subsistait plus alors que dans le seul Martin.

Car, même s'il est vrai qu'il lui fallut supplier le prince en faveur de quelques personnes, il exigea plutôt qu'il ne pria et, malgré les prières répétées du prince, il s'abstînt de dîner avec lui, déclarant qu'il ne pouvait partager la table de celui qui avait ôté à un empereur sa souveraineté et à un autre la vie. Finalement, Maxime affirma qu'il n'avait pas assumé le pouvoir impérial de son plein gré : au contraire, il avait défendu par les armes un pouvoir souverain que la puissance divine lui avait fait imposer de force par ses propres soldats; la volonté de Dieu ne semblait pas hostile à un homme entre les mains duquel était échue une victoire aussi incroyable; enfin, aucun de ses adversaires n'avait succombé en dehors du champ de bataille. Martin se laissa finalement vaincre par ses raisons ou par ses instances, et il se rendit à l'invitation, tandis que le prince se félicitait extraordinairement d'avoir obtenu ce résultat.

Se trouvaient invités là, comme s'ils avaient été convoqués pour un jour de gala, des personnages illustres : le préfet et consul Evode - la justice même -; deux comtes investis des plus hauts pouvoirs : le frère du souverain et son oncle. Le prêtre qui accompagnait Martin s'était allongé entre eux, et lui-même avait pris place sur un siège bas disposé auprès du souverain. Vers le milieu du repas, selon l'usage, un serveur présenta une large coupe au souverain. Lui donne ordre de la remettre plutôt au très saint évêque, car son attente et son ambition étaient de recevoir cette coupe de sa main. Mais Martin, après avoir fini de boire, tendit la coupe à son prêtre, jugeant sans doute que nul n'était plus digne de boire le premier après lui, et qu'il aliénerait sa liberté s'il faisait passer avant un prêtre soit le souverain en personne, soit les personnages les plus proches du souverain. L'empereur et tous les assistants furent si frappés de ce geste qu'ils approuvèrent même cet acte de dédain à leur égard. Et l'on répéta bientôt avec une vive admiration par tout le palais que Martin avait fait au souper impérial ce que pas un évêque n'avait fait dans les repas donnés par les plus modestes magistrats.

A ce même Maxime, Martin prédit longtemps à l'avance que, s'il se rendait en Italie, où il comptait aller porter la guerre contre l'empereur Valentinien, il devait savoir qu'il serait sans doute vainqueur au début de son offensive, mais qu'il périrait peu après. C'est bien ce que nous avons vu : car au début, à l'arrivée de Maxime, Valentinien fut mis en déroute; mais ensuite, au bout d'un an environ, ayant refait ses forces, il prit Maxime dans les murs d'Aquilée et le fit périr.



Satan harcèle Martin et se vante du meurtre d'un charretier

Il est certain que même des anges lui apparurent assez souvent, jusqu'à engager la conversation et à s'entretenir avec lui. Quant au diable, il le voyait de ses yeux si facilement et si distinctement qu'il le reconnaissait sous n'importe quel aspect : qu'il conservât sa nature propre, ou qu'il se transformât, prenant les diverses figures du mal spirituel. Et sachant qu'il lui était impossible d'échapper, le diable l'accablait fréquemment d'invectives, dans l'incapacité où il était de l'abuser par ses ruses.

Un beau jour, il fit irruption dans sa cellule en poussant un rugissement énorme, tenant à la main la corne sanglante d'un boeuf. Puis, montrant sa main droite ensanglantée, et tout réjoui du crime qu'il venait de commettre, il dit : " Où est ton pouvoir, Martin? Je viens de tuer l'un des tiens." Sur l'heure, l'homme de Dieu convoque ses frères et leur rapporte les déclarations du diable. Il leur recommande de faire soigneusement le tour de toutes les cellules, pour savoir à qui est arrivé ce malheur. Ils lui rapportent que pas un moine ne manquait, mais qu'un paysan embauché pour un transport de bois était allé à la forêt. Martin ordonne donc que quelques moines aillent à sa rencontre. C'est ainsi que, non loin du monastère, on découvre le charretier déjà presque inanimé. Tout en rendant le dernier souffle, il explique aux frères la cause de sa blessure mortelle : ses boeufs étant sous le joug, il resserrait les courroies qui s'étaient défaites, quand un boeuf, d'une secousse, sortit sa tête du joug et lui planta sa corne entre les aines. Et peu après, il rendit l'âme.

A vous de voir par quel jugement du Seigneur ce pouvoir a été donné au diable. Mais ce qui était étonnant chez Martin, c'est qu'il prévoyait longtemps à l'avance, non seulement ce que nous venons de rapporter, mais bien d'autres faits de cet ordre, chaque fois qu'il s'en produisait; ou bien il les communiquait à ses frères quand il en avait eu la révélation.



Travestis polythéistes et controverse théologique

Fréquemment, le diable, dans ses tentatives pour se jouer du saint homme par mille artifices nuisibles, se manifestait à sa vue sous les formes les plus diverses. Car il se présentait à lui en métamorphosant son visage, parfois sous les traits de Jupiter, la plupart du temps en Mercure, souvent même en Vénus et en Minerve. Contre lui, Martin toujours impavide s'armait du signe de la croix et du secours de la prière. On entendait en général les invectives dont l'accablait une foule de démons aux clameurs effrontées. Mais, sachant bien que tout cela n'était que vains mensonges, il ne s elaissait pas émouvoir par ces accusations.

Quelques-uns de ses frères attestaient même avoir entendu le démon reprocher à Martin, en poussant des clameurs effrontées, d'avoir reçu dans le monastère, après leur conversion, quelques frères qui jadis avaient perdu la grâce de leur baptême par diverses erreurs; et le diable énumérait leurs fautes respectives. Pour tenir tête au diable, Martin avait répondu fermement que les fautes anciennes étaient effacées par une meilleure conduite et que, par la miséricorde du Seigneur, il fallait absoudre les péchés de ceux qui avaient cessé de pécher. Le diable rétorquant que le pardon ne convenait pas aux coupables et qu'aucune clémence ne pouvait être accordée par le Seigneur à ceux qui avaient fait un seul faux pas, on dit qu'alors Martin s'exclama en ces termes : " Si toi-même, misérable, tu renonçais à poursuivre les hommes, et que tu te repentisses de tes méfaits, surtout en ce moment où le jour du Jugement est proche, je te promettrais, pour ma part, miséricorde, avec une confiance sincère dans le Seigneur Jésus-Christ."

Ah! Que ce fut là présumer saintement de la bonté du Seigneur! Si Martin ne put s'en porter garant, du moins montra-t-il ainsi ses sentiments... Et puisque nous avons commencé à parler du diable et de ses artifices, il ne semble pas hors de propos - même si je sors d emon sujet - de rapporter ce qui s'est passé. Car une partie des "vertus" de Martin s'y manifeste, et cette histoire merveilleuse sera justement confiée à la mémoire pour servir de mise en garde exemplaire, s'il advient par la suite que semblable fait se produise quelque part.



Faux mystique et faux prophètes

Un certain Clair, jeune homme de haute noblesse qui devint ensuite prêtre, et qu'une sainte mort a maintenant conduit à la béatitude, avait tout abandonné pour se rendre auprès de Martin. En peu de temps, il s'éleva brillamment au comble de la foi et de toutes les vertus. Aussi, comme il s'était construit un ermitage non loin du monastère épiscopal, et que bien des frères demeuraient auprès de lui, un jeune homme du nom d'Anatole, contre-faisant sous couleur de profession monastique toute humilité et toute innocence, s'en vint habiter auprès de lui et mener quelque temps la vie commune avec les autres frères. Puis, comme le temps passait, il déclarait avoir régulièrement des entretiens avec les anges. Mais comme personne n'y ajoutait foi, il contraignait par des signes bon nombre de frères à le croire. Il s'avança finalement jusqu'à proclamer que des messagers allaient et venaient entre Dieu et lui, et il voulait qu'on le tînt désormais pour un des prophètes. Clair, cependant, ne pouvait aucunement se laisser convaincre de le croire. Notre homme le menaçait de la colère du Seigneur et de ses châtiments imminents pour son incrédulité envers un saint. Enfin on rapporte qu'il s'écria : " Voici que, cette nuit, le Seigneur me donnera du haut du Ciel un vêtement blanc. Revêtu de ce vêtement, je demeurerai au milieu de vous; ce sera pour vous le signe que je suis une puissance de Dieu, puisqu'un vêtement divin m'aura été donné."

Mais alors, grande fut l'attente de tous devant cette déclaration. Et vers la minuit, tout le monastère donna l'impression de vaciller dans un bruit sourd de piétinement sur le sol; dans la cellule où était enfermé le jeune homme, on pouvait voir scintiller des lueurs multipliées, et l'on y entendait un bruit sourd d'allées et venues, et comme le brouhaha d'une multitude de voix. Puis, le silence revenu, il sort, appelle auprès de lui un frère du nom de Sabatius et lui montre la tunique dont il était revêtu. Stupéfait, celui-ci appelle tous les autres. Clair aussi accourt en personne; on approche une lumière, et tous considèrent attentivement le vêtement. Or, il était extrêmement moelleux, d'une blancheur exceptionnelle, d'un éclat étincelant, sans que l'on pût néanmoins identifier la nature, végétale ou animale, du tissu. Cependant, si l'on avait la curiosité de l'examiner, au toucher comme à l'oeil il avait l'apparence d'un vêtement ordinaire.

Sur ces entrefaites, Clair invite ses frères à se mettre en prières, pour que le Seigneur leur manifestât plus clairement de quoi il pouvait bien s'agir. Le reste de la nuit se passe donc en hymnes et en psaumes. Dès le point du jour, Clair prit Anatole par la main, et il voulait l'entraîner auprès de Martin, bien persuadé que celui-ci ne pouvait être le jouet d'un artifice diabolique. Alors, le malheureux se mit à résister de toutes ses forces et en poussant des cris; il disait qu'il lui était interdit de se présenter à Martin. Et comme ils le contraignaient à y aller de force, le vêtement s'évanouit entre les mains de ceux qui le tiraient. Ainsi, là encore, telle fut indubitablement la puissance de Martin que le diable fut impuissant à dissimuler ou à voiler plus longtemps ses fantasmagories, au moment où elles allaient être mises sous les yeux de Martin.

On a remarqué d'autre part qu'à peu près vers le même temps il y eut en Espagne un jeune homme qui, s'étant acquis, en multipliant les signes, une autorité considérable, en vint à un tel point d'exaltation qu'il se donnait ouvertement pour Elie. Un grand nombre de gens ayant eu la légèreté de le croire, il enchérit encore, jusqu'à dire qu'il était le Christ. Cette déclaration lui permit de faire encore tellement de dupes qu'un évêque du nom de Rufus l'adora comme s'il était Dieu : c'est pour cette raison que nous l'avons vu ensuite destitué de l'épiscopat. Bon nombre de frères nous ont également rapporté qu'à la même époque apparut en Orient un individi qui se vanta d'être Jean. Aussi l'apparition de faux prophètes de ce genre nous permet-elle de conjecturer l'avènement imminent de l'Antéchrist, qui opère déjà en ces misérables le mystère d'iniquité.

La fausse Parousie de Satan travesti en Christ empereur

Mais on ne saurait passer sous silence, semble-t-il, tous les artifices par lesquels le diable tenta Martin dans cette même période. Un jour, en effet, le diable se fit précéder d'une lumière brillante dont il s'enveloppa lui-même, pour se jouer de lui plus aisément à la lueur d'un éclat emprunté; revêtant également le costume du souverain, ceignant un diadème de pierres précieuse et d'or, les brodequins dorés aux pieds, l'air serein, le visage souriant, au point qu'il avait l'air de tout sauf du diable, il apparut à Martin en prières dans sa cellule. Au premier abord, Martin en demeura stupéfait, et tous deux gardèrent longuement un profond silence. Puis le diable prit la parole le premier : "Martin, reconnais celui que tu vois : je suis le Christ. Au moment de descendre sur la terre, j'ai tenu à me révéler auparavant à toi." A ces mots, comme Martin se taisait sans proférer la moindre réponse, le diable osa renouveler son impudente déclaration : " Martin, pourquoi hésites-tu? Crois, puisque tu vois! Je suis le Christ." Alors Martin, à qui une révélation de l'Esprit donnait à entendre que c'était le diable, et non le Seigneur : " Non, dit-il, le Seigneur Jésus n'a point prédit qu'il viendrait vêtu de pourpre, ni avec un diadème éclatant; pour ma part, je ne croirai à la venue du Christ que s'il se présente avec les habits et sous l'aspect qu'il avait lors de sa Passion, et s'il porte clairement les marques de la croix." A ces mots, l'autre s'évanouit aussitôt comme une fumée. Il remplit la cellule d'une telle puanteur qu'il laissait ainsi la preuve indiscutable de ce qu'il était le diable. Ces faits, tels que je viens de les rapporter, je les ai appris de la bouche de Martin lui-même - pour que personne n'aille croire que ce sont des histoires.



" MARTINI CONVERSATIO" :

LE PRETRE, L'ASCETE, LE SAINT



Le maître : son accueil et son enseignement

De fait, pour avoir entendu depuis longtemps parler de sa foi, de sa vie et de sa "vertu", nous brûlions de l'envie de le connaître : aussi, pour le voir, avons-nous entrepris avec plaisir un lointain voyage. En même temps, comme nous éprouvions dès ce moment un ardent désir d'écrire sa vie, nous l'avons en partie interrogé lui-même, dans la mesure où il était possible de lui poser des questions, et nous avons enquêté d'autre part auprès de ceux qui avaient été les témoins de ses faits et gestes, ou qui les connaissaient. L'on ne saurait croire avec quelle humilité, avec quelle bonté il m'accueillit alors : il se félicitait à l'extrême et se réjouissait dans le Seigneur de ce que nous l'eussions estimé assez pour que le désir de le rencontrer nous eût fait entreprendre ce lointain voyage. Misérable que je suis- j'ose à peine l'avouer -, quand il daigna me faire partager son saint repas, c'est lui qui présenta l'eau à nos mains et, le soir, c'est lui qui nous lava les pieds... Nous n'eûmes pas le courage de nous y opposer ou d'y contredire : son autorité avait sur moi une telle emprise que j'aurais considéré comme un sacrilège de ne point le laisser faire.

Il ne nous entretint que de l'obligation d'abandonner les attraits du monde et les fardeaux du siècle, pour suivre le Seigneur Jésus dans la liberté et le détachement. Il nous proposait come l'exemple le plus éminent de notre époque celui de Paulin, l'illustre personnage dont nous avons fait mention plus haut : Paulin qui, s'étant débarrassé de biens immenses pour suivre le Christ, avait été presque le seul, en notre temps, à pratiquer complètement les préceptes de l'Evangile. C'est lui qu'il nous fallait suivre, s'écriait Martin, lui qu'il nous fallait imiter. C'était un bonheur pour la génération présente qu'une telle leçon de foi et de vertu : car ce riche qui possédait tant de biens, en vendant tout et en le donnant aux pauvres selon la parole du Seigneur, avait rendu possible par son exemple ce qu'il était impossible de faire.

Et puis, dans ses paroles, dans sa conversation, que de gravité, que de noblesse! Quelle ardeur, quelle force! Quelle promptitude, quelle facilité pour résoudre les facilités des Ecritures! Et sachant que, sur ce point, beaucoup sont sceptiques - car j'en ai vu demeurer incrédules, lors même que c'était moi qui le leur rapportais - j'atteste Jésus et notre commune espérance que jamais je n'ai entendu sur les lèvres de personne tant de savoir, tant de talent, une telle excellence et une telle pureté de langue. Et sans doute, quand il s'agit des "vertus" de Martin, est-ce là un bien mince éloge! En tout cas, il est extraordinaire qu'à un homme inculte même cette grâce n'ait point manqué.



L'ascète et les fondements de "l'oeuvre de Dieu".

Mais voici que mon livre tire à sa fin et qu'il faut conclure nos propos, non point que nous ayons épuisé tout ce qu'il y avait à dire de Martin, mais parce qu'à l'exemple de ces poètes maladroits qui ne savent pas soigner la fin d'une oeuvre, nous succombons vaincu sous la masse même de notre sujet... Car même s'il est vrai que ses faits et gestes ont pu tant bien que mal être exprimés avec des mots, sa vie intérieure, sa conduite quotidienne, son âme toujours tendue vers le ciel, jamais - je le confesse en vérité - jamais aucun discours ne les exprimera.

Je veux dire cette persévérance et cette juste mesure dans l'abstinence et dans les jeûnes, cette capacité à veiller et à prier, à y passer ses nuits aussi bien que ses jours, à ne laisser sans le remplir de l'oeuvre de Dieu aucun moment où il se soit permis le repos ou l'activité, où même la nourriture ou le sommeil; si ce n'est dans la mesure où les exigences de la nature l'y contraignaient. Je l'attesterai en vérité : même si Homère en personne surgissait, comme on dit, du fond des enfers, il ne pourrait pas exposer tout cela. Tant il est vrai qu'en Martin tout est trop grand pour pouvoir être formulé avec des mots.

Jamais aucune heure ni aucun instant ne se sont écoulés sans qu'il s'adonnât à la prière ou s'appliquât à la lecture; et pourtant, même au milieu de sa lecture ou de n'importe quelle autre action, jamais il ne donnait de relâche à son esprit en prière. Rien d'extraordinaire à cela : selon l'habitude des forgerons qui frappent sur leur enclume dans l'intervalle de leur travail, en quelque sorte pour alléger leur peine, ainsi Martin priait sans cesse, même quand il avait l'air de faire autre chose.



Le confesseur et ses ennemis; conclusion

Ah! l'homme heureux, en vérité, en qui il n'était point de tromperie : ne jugeant personne, ne condamnant personne, ne rendant à personne le mal pour le mal. Car telle était la patience dont il s'était armé contre toutes les offenses : ayant la plénitude du sacerdoce, il se laissait outrager impunément même par les derniers des clercs, et jamais il ne les destitua pour cela de leurs fonctions ou ne les écarta de son affection, pour autant qu'il ait dépendu de lui. Jamais personne ne l'a vu en colère, ni ému, ni affligé, ni en train de rore. Toujours égal à lui-même, le visage rayonnant d'une joie pour ainsi dire céleste, il avait l'air étranger à la nture humaine. Jamais il n'y avait que le Christ sur ses lèvres, que la bonté, la paix, la miséricorde en son coeur. Souvent même, son habitude était de déplorer les fautes de ceux qui se montraient ses détracteurs et qui, tandis qu'il demeurait paisiblement dans la retraite, le déchiraient de leurs langues empoisonées et de leurs crocs de vipères.

A dire vrai, nous en avons personnellement connu quelques-uns qui enviaient sa "vertu" et sa vie, détestant en lui ce qu'ils ne voyaient point en eux-mêmes et ce qu'ils n'avaient pas la force d'imiter. Et même - douloureux et lamentable sacrilège -, on rapportait que ses persécuteurs étaient sans doute fort peu nombreux, mais que, pour la plupart, c'étaient des évêques. En vérité, il n'est pas nécessaire de donner des noms, encore que la plupart d'entre eux nous cernent aussi de leurs abois. Il suffira que, si l'un d'entre eux lit ces lignes et en reconnaît la vérité, il rougisse de honte. Car s'il se fâche, il avouera ainsi que ces paroles le concernent personnellement, alors qu'il se pourrait que nous ayons songé à d'autres. Mais nous ne nous dérobons point à ce que, s'il en est de cette espèce, ils nous enveloppent avec ce grand homme dans la même haine.

Il est en tout cas une chose dont je suis bien sûr, c'est que ce petit ouvrage plaira à toutes les saintes personnes. Du reste, celui qui lira ce livre avec incrédulité, la faute lui en incombera. Quant à moi, j'ai bien conscience, ayant été poussé à écrire par l'authenticité des faits et par l'amour du Christ, d'avoir exposé l'évidence et dit la vérité. Et la récompense que Dieu leur aura préparée sera réservée, je l'espère, non point à tous ceux qui auront lu, mais à tous ceux qui auront cru.













lundi 12 juin 2023

La Philocalie des Pères Neptiques, tome A2, D'Hésychius de Batos à Théodore d'Edesse.

 PHILOCALIE des Pères Neptiques Tome A 2 D'Hésychius de Batos à Théodore d'Edesse Editions Abbaye de Bellefontaine HESYCHIUS DE BATOS Chapitres sur la sobriété et la vigilance D'Hésychius, prêtre, à Théodule Discours, en forme de chapitres, sur la sobriété et la vigilance, et la vertu, pour le bien de l'âme et son salut. Principe et fondement véritable de l'illumination de l'âme. La réfutation et la prière. 1. La sobriété et la vigilance, c'est une méthode spirituelle qui, avec l'aide de Dieu, délivre entièrement l'homme des pensées et des paroles passionnées comme des actions mauvaises, si elle est poursuivie longtemps et ardemment. Elle donne ainsi, autant qu'il est possible, une connaissance sûre de Dieu l'Incompréhensible, et elle ouvre les mystères divins et cachés. Elle porte à accomplir tous les commandements de Dieu, de l'Ancien et du Nouveau testament, et elle dispense tous les biens du siècle à venir. C'est elle qui est proprement la pureté du coeur, laquelle, à cause de sa grandeur et de sa beauté, ou, plus exactement, à cause de notre négligence, est si rare aujourd'hui chez les moines. C'est elle que le Christ béatifie, quand il dit : " Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu (1)." Telle est son éminence. Elle s'achète donc très cher. Longtemps pratiquée, elle devient un guide, elle nous mène dans uen voie droite et qui plaît à Dieu; Elle nous fait en outre accéder à la contemplation, elle nous enseigne à mettre à l'oeuvre comme il convient les trois parties de l'âme, et à garder sûrement nos sens. Et elle augmente chaque jour les quatre vertus cardinales en leur donnant d'avoir part à son action. 2. Moïse le grand Législateur, ou plutôt l'Esprit Saint, voulant nous monter combien cette vertu est excellente, pure, universelle et nous élève, et nous enseigner comment il faut la mettre en oeuvre au début, puis la mener à la perfection, a dit : " fais attention à toi-même, de peur qu'une parole secrète ne devienne péché dans ton coeur (2)." Il nomme parole secrète l'apparition d'une seule pensée reflétant quelque action mauvaise haïe de Dieu, justement cette parole que le diable insinue dans notre coeur et que les Pères appellent suggestion. Nos propres pensées la suivent, dès qu'elle entre dans le champ de l' intelligence, et elles se chargent de passion en dialoguant avec elle. 3. La vigilance et la sobriété, c'est le chemin de toutes les vertus et de tous les commandements de Dieu. Elle est aussi appelée hésychia du coeur, et, parvenue à la perfection, lorsqu'elle n'est plus affectée par aucune image, elle est elle-même la garde de l'intelligence. 4. L'aveugle-né ne voit pas la lumière du soleil; Ainsi celui qui ne marche pas dans la sobriété et la vigilance ne voit pas dans toute leur richesse les scintillements de la grâce d'en-haut. Il ne sera pas non plus délivré des actions, des paroles et des pensées mauvaises et haïes de Dieu. De tels hommes, quand ils quitteront cette vie, ne passeront ps impunément devant les princes de l'enfer. 5. L'attention est une incessante hésychia du coeur, hors de toute pensée. Sans s'épuiser ni s'interrompre, l'âme respire et invoque toujours le Christ jésus, le Fils de Dieu et Dieu, lui seul. Elle se range avec lui pour combattre vaillamment les ennemis. Elle lui confesse ses péchés, à lui seul qui a le pouvoir de les remettre. Elle embrase continuellement de son invocation le Christ qui seul connaît le secret des coeurs. Et elle s'efforce de cacher totalement aux hommes la douceur qu'elle éprouve et le combat intérieur, de peur que le Malin ne fasse entrer en elle à son insu la malice et ne détruise une oeuvre si belle. 6. La sobriété et la vigilance, c'est la concentration persévérante d'une pensée en faction à la porte du coeur. Une telle pensée capte les pensées qui surviennent, elle observe, elle écoute ce que disent, ce que font ces meurtrières, et quelle est cette forme que les démons ont gravée sur elles et dressé comme une stèle, et qui cherche à tromper l'intelligence par l'imagination. Cette oeuvre, quand nous prenons la peine, nous donne, si nous le voulons, l' expérience du combat spirituel que doit mener sciemment l'intelligence. 7. La double crainte, - celle qui naît de la crainte du châtiment, et celle qui est liée à l'amour, cf; maaxime le Confesseur. Sur l'amour. I. 81 -, les abandons dans lesquels Dieu nous laisse et les tentations qui surviennent pour nous instruire, savent engendrer cette sobriété et cette vigilance, comme une ferme continuité de l'attention dans la raison de l'homme qui s'efforce d'obstruer la source des pensées et des actions mauvaises. C'est pour nous donner d'acquérir sobriété et vigilance, et pour redresser notre vie, que Dieu nous laisse dans l'abandon et nous envoie les tentations imprévues, surtout à ceux d'entre nous qui ont goûté au repos de ce bien et le négligent. La continuité engendre l'habitude. Celle-ci donne à la sobriété et à la vigilance une certaine densité naturelle. Et cette densité engendre paisiblement durant le combat la contemplation, que reçoit l'incessante prière de Jésus, la sérénité douce de l'intelligence hors de toute imagination, et l'état de calme que suscite Jésus. 8. La réflexion qui s'immobilise, qui invoque le Christ contre les adversaires et qui se réfugie auprès de lui, est comme une bête sauvage encerclée par une meute de chiens et qui résiste telle une forteresse. Elle prévoit de loin en son intelligence les embuscades intelligibles des ennemis invisibles. Et parce qu'elle ne cesse d'invoquer contre eux jésus qui dispense la paix, elle demeure invulnérable. 9. Si tu as l'expérience, et s'il t'a été donné d'être dès le matin devant Dieu et en éveil(2), mais aussi de contempler, tu sais ce que je veux dire. Sinon, sois sobre et vigilant, et tu comprendras. 10. Les mers sont faites de beaucoup d'eau; Ce qui fait et conforte la sobriété et la vigilance, la modération, la profonde hésychia de l'âme, cet abîme de contemplations extraordinaires et ineffables, d'humilité consciente, de droiture et d'amour, c'est une extrême attention et la prière de Jésus Christ, sans pensées. Et cela avec ferveur et continuité, en ne cédant jamais au découragement. 11. Le Christ dit : " Ce n'est pas celui qui me dit : ' Seigneur, Seigneur', qui entrera dans le Royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père (1)." Or telle est la volonté de son Père : " Vous qui aimez le Seigneur, haïssez le mal (2). " Par l, a prière de Jésus Christ, haîssons donc aussi les pensées mauvaises. Et voici, nous aurons fait la volonté de Dieu. 12. Notre maître et Dieu incarné nous a donné un modèle (3) de toute vertu, un exemple pour la race des hommes et il nous a fait revenir de l'ancienne chute, en signifiant la vie vertueuse à même sa chair; Il nous a révélé toutes ses oeuvres bonnes, et c'est avec elless qu'il est monté au désert après le baptême, et qu'il a commencé là par le jeûne le combat de l'intelligence., quand le diable l'approcha comme un simple homme (4). Par la manière dont il a vaincu, le maître nous a enseigné alors, à nous aussi, les inutiles, comment il nous faut mener la lutte contre les esprits du mal : dans l'humilité, le jeûne, la prière (5), la sobriété et la vigilance. Mais lui-même n'avait nul bsoin de ces choses. Car il est Dieu et le Dieu des dieux. 13. Quant aux nombreux modes qui, selon moi, tant que durent la sobriété et la vigilance, peuvent purifier peu à peu l'intelligence des pensées passionnées, voici, je ne tarderai plus à les signifier dans une langue sans recherche et sans fioritures. Car je n'ai pas jugé bon, dans ce traité, de cacher sous les mots ce qui peut être utile quand vient le combat, et singulièrement aux plus simples; Il est dit : " Mon enfant Timothée, sois attentif à ce que tu lis (6)." 14. Un premier mode de la sobriété et de la vigilance est donc de surveiller étroitement l'imagination, ou la suggestion, parce que Satan ne peut pas, sans l'imagination, susciter des pensées et les exposer à l'intelligence pour la tromper par un mensonge. 15. Una autre est d'avoir le coeur toujours profondément silencieux, en état d'hésychia, hors de toute pensée et de prier. 16. Un autre, d'appeler continuellement à l'aide le Seigneur Jésus-Christ, dans l'humilité. 17. Un autre mode encore est d'avoir dans l'âme le souvenir constant de la mort. 18. Toutes ces actions, bien-aimé, écratent comme les gardiens des portes les pensées mauvaises; Quant à regarder vers le ciel et à tenir la terre pour rien, j'expliquerai plus longuement ailleurs, s'il plaît à Dieu, en qui c'est là une action également efficace. 19. Si nous avons trop peu retranché les causes des passions, et si nous nous livrons aux contemplations spirituelles sans leur donner tout notre temps et sans faire d'elles notre oeuvre même, nous retombons facilement dans les passions de la chair. Nous ne cueillons alors d'autre fruit qu'un total enténèbrement de l'intelligence et un égarement dans les choses matérielles. 20. Celui qui mène le combat intérieur doit à chaque instant avoir ces quatre choses : l'humilité, une attention extrême, la réfutation et la prière. L'humilité, parce que le combat l'oppose aux démons orgueilleux, et afin d'avoir l'aide du Christ à la portée de son coeur, car "le Seigneur hait les orgueilleux (1)." L'attention, afin de garder toujours son coeur pur de toute pensée, combien même elle paraîtrait bonne. La réfutation, afin de contester tout de suite le Malin avec colère, dès qu'on l'a vu venir. il est dit : " je répondrai à ceux qui m'outragent. mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu (2)?" Enfin la prière, afin de crier vers le Christ en un " gémissement ineffable", aussitôt après la réfutation. Alors celui qui combat verra l'ennemi se dissiper avec l'apparition de son image, comme poussière au vent ou fumée qui s'évanouit, chassé par le nomadorable de Jésus. 21. Celui dont la prière n'est pas pure de pensées, n'a pas d'arme pour le combat; Je parle de la prière qui oeuvre intarissablement dans les profondeurs inaccessibles de l'âme afin que par l'invocation du Christ, soit fustigé et soit brûlé l'adversaire qui nous combat en secret. 22. Tu dois voir du regard pénétrant et intense de l'intelligence, afin de reconnaître ceux qui entrent. Quand tu les as reconnus, tu dois aussitôt par la réfutation briser la tête du serpent. En même temps, dans un gémissement, appelle le Christ. Alors tu feras l' expérience du secours invisible de Dieu. Alors tu verras clairement la droiture du coeur. 23. De même que celui qui tient un miroir en main et le regarde alors qu'il se trouve au milieu d'autres, voit quel est son propre visage, mais voit aussi celui des autres qui se penchent vers cet unique miroir, de même celui qui ne cesse de se pencher sur son coeur y voit son propre état, mais y voit aussi les visages noirs des Ethiopiens intelligibles. 24. Mais l'intelligence ne peut vaincre à elle seule l'imagination démoniaque. Qu'elle n'ait jamais cette audace. Car fourbes comme ils sont, les démons feignent d'être vaincus, puis ils font trébucher par la vaine gloire. Mais devant l'invocation de Jésus Christ, ils ne résistent pas et ne peuvent ni tenir ni te tromper, fût-ce un moment. 25. Veille à ne pas penser comme l'ancien Israël, pour n'être pas livré toi aussi aux ennemis intelligibles. Libéré des Egyptiens par le Dieu de l'univers, il imagina qu'une idole fondue pourrait le secourir (4). 26. Par idole fondue, tu dois entendre notre intelligence malade. Aussi longtemps qu'elle invoque Jésus-Christ contre les esprits du mal, l' intelligence les chasse facilement et, avec un art éprouvé, elle fait fuir les puissances invisibles et hostiles de l'ennemi. Mais dès qu'elle met follement toute sa confiance en elle-même, elle pique vers le bas comme le rapace aux ailes rapides. Il est dit : " En Dieu a espéré mon coeur. J'ai été secouru; Et ma chair a refleuri (1)." Et qui, sinon le Seigneur me relèvera et se rangera près de moi pour combattre les innombrables pensées mauvaises (2)? Celui qui met sa confiance en lui-même et non en Dieu tombera d'une chute vertigineuse. 27. Ô toi, si tu veux lutter, prends toujours modèle sur l'araignée, car cette petite bête est la figure et l'ordre de l'hésychia du coeur. Sinon, tu n'es pas encore comme il faut en état d'hésychia dans ton intelligence. L'araignée chasse les petites mouches. Et toi, si tu es ainsi en état d'hésychia et que tu peines comme elle dans ton âme, tu ne cesseras pas de toujours exterminer les enfants de Babylone. Pour cette immolation le Saint-Esprit te dit bienheureux apr la bouche de David (3). 28. Comme il est impossible que la Mer rouge apparaisse dans le firmament au milieu des étoiles, et comme il n'est pas possible à un homme qui marche sur la terre de ne pas respirer cet air, de même il est impossible de purifier notre coeur des pensées passionnées et d'en chasser les ennemis intelligibles, sans l'invocation continuelle de Jésus-Christ. 29. Si, humblemet, te souvenant de la mort, te blâmant toi-même, réfutant le Diable et invoquant Jésus-Christ, tu passes tout ton temps dans ton coeur, et si, revêtu de cette armure, tu marches sobrement chaque jour sur la voie étroite certes, mais joyeuse et douce de la réflexion, tu parviendras aux saintes contemplations des saints mystères, et le Christ t'illuminera leurs profondeurs, lui qui porte "les trésors cachés de la sagesse et de la connaissance (4)" et " en aui demeure corporellement toute la plénitude de la Divinité (5)". Car jésus te donnera de sentir qu'a fondu sur ton âme l'Esprit Saint, lequel illumine l'intelligence de l'homme, pour que celui-ci voie à visage découvert. Il est écrit : " Nul ne dit 'Seigneur Jésus' si ce n'est dans l'Esprit Saint (6)", c'est-à-dire lorsqu'il découvre mystiquement, en toute certitude, Celui qu'il cherche. 30. Ceux qui aiment à s'instruire doivent également savoir ceci : de temps en temps les démons jaloux calment e refoulent hors de nous le combat intelligible. Car ces êtres mauvais nous envient l'avantage que nous tirons du combat, dès lors que celui-ci nous permet d'acquérir la connaissance et de nous élever vers Dieu. Ils profitent de notre insouciance pour s'emparer brusquement de notre intelligence, et ils amènent certains à négliger de nouveau la réflexion. Leur combat n'a toujours qu'un but : ne jamais permettre à notre coeur d'être attentif, car ils savent combien l'âme en est enrichie. Mais nous alors, à l'aide du souvenir de notre Seigneur Jésus Christ, tendons vers les contemplations spirituelles, et la guerre se rallumera dans notre intelligence. Seulement, faisons tout en prenant conseil, pour ainsi dire, du Seigneur lui-même, et avec beaucoup d'humilité. 31. Nous qui vivons dans un monastère devons, en effet, de bonne grâce et d'un coeur fervent, retrancher toute volonté devant le supérieur. Dieu aidant, nous devenons dociles, nous aussi, et sans volonté propre; Tel est l'art qui nous convient, afin de n'être pas troublés par la colère, et de ne pas exciter notre ardeur déraisonnablement et contre nature : nous n'aurions plus alors la liberté de mener le combat invisible. En effet notre volonté, si nous ne la retranchons pas de bon gré, a coutume de s'irriter contre ceux qui entreprennent de la briser malgré nous. Furieuse, excitée à mal, l'ardeur perd donc par la suite la connaissance du combat, cette connaissance qu'elle avait pu acquérir à grand-peine. Car l'ardeur est par nature destructrice. Excitée contre les pensées démoniaques, elle les ruine et les détruit. Mais si, au contraire, elle tempête contre les hommes, elle détruit de la même manière les bonnes pensées qui sont en nous. Je vois ainsi que l'ardeur détruit toutes les sortes de pensées, tant les mauvaises que les droites, s'il s'en trouve. Car elle nous a été donnée par Dieu comme une armure et comme un arc, à condition qu'elle n'aille pas à la fois dans les deux directions. Si elle agit différemment, elle mène à la ruine. Je connais un chien, arrogant comme les loups, qui déchire les brebis. 32. Il faut fuir la familiarité comme le venin de l'aspic, et éviter comme les serpents et les engeances de vipères (1) les rencontres fréquentes. Ces choses peuvent très rapidement mener à l'oubli total du combat intérieur, et faire descendre l'âme de la joie d'en-haut, qui vient de la pureté du coeur. Car l'oubli maudit s'oppose à l'attention comme l'eau s'oppose au feu. Il la combat à chaque instant de toute sa force; Car de l'oubli nous tombons dans la négligence, et d ela négligence dans le mépris, l'insouciance et les convoitises déplacées. Et ainsi nous retournons en arrière, comme le chien à son vomi (2). Fuyons donc la familiarité comme un venin mortel. Or, le mal que portent en eux l'oubli et ses conséquences se guérit par une garde très rigoureuse de l'intelligence et une continuelle invocation de notre Seigneur Jésus Christ. Car sans lui nous ne pouvons rien faire (3). (33). Il n'est pas permis, ni même possible, de lier amitié avec un serpent et de le porter dans son sein. Il ne l'est pas plus de flatter le corps de toute manière, de le soigner et de l'aimer au-delà des besoins et des nécessités, et en même temps de s'appliquer à la vertu céleste. Car le serpent blesse naturellement celui qui le réchauffe. Et le corps souille dans le plaisir celui qui lui prodigue ses soins. Quand il bronche, qu'il soit durement et impitoyablement frappé et fustigé, comme un esclave fugitif plein de vin doux, et qu'avec la flagellation il connaisse le Seigneur, qui fut lui-même fustigé. Que cette boue périssable, esclave et nocturne, ne traîne pas chez les marchands de vin, qu'elle n'ignore pas la vie incorruptible qui la dirige. Jusqu'à la mort ne te fie pas à la chair. il est dit : " La volonté de la chair est ennemie de Dieu. Elle n'est pas soumise à la loi de Dieu. Et la chair désire contre l'Esprit. Ceux qui vivent dans la chair ne peuvent plaire à Dieu. Or nous-mêmes ne sommes pas dans la chair, mais dans l'Esprit (4)." 34. L'oeuvre de la prudence, c'est de toujours porter l' ardeur à l'engagement du combat intérieur et au blâme de soi. L'oeuvre de la sagesse, c'est de porter la raison à la sobriété et à la vigilance strictes et continuelles et à la contemplation spirituelle. L'oeuvre de la justice, c'est de diriger le désir vers la vertu et vers Dieu. L'oeuvre du courage, c'est de gouverner et de contenir les cinq sens, afin qu'ils ne souillent ni notre homme intérieur, c'est-àdire le coeur, ni notre homme extérieur, c'est-à-dire le corps. 35. " Sur Israël sa splendeur (1)" : c'est-à-dire sur l' intelligence qui voit, autant qu'elle le peut, la beauté de la gloire de Dieu lui-même. " Et dans les nuées sa puissance (2)" : c'està-dire dans les âmes lumineuses contemplant au matin Celui qui est à la droite du Père et qui les couvre de son flamboiement, comme le soleil traversant de ses rayons les nuages purs révèle au regard une beauté qui le charme. 36. Celui qui pèche, dit la divine Ecriture, perdra une grande justice. L' intelligence qui pèche détruit les boissons et les nourritures d'éternité dont nous venons de parler. 37. Nous ne sommes pas plus forts que Samson, ni plus sages que Salomon. Nous n'avons pas plus de connaissance que le divin David; Et nous n'aimons pas Dieu plus que Pierre le Coryphée. Ne mettons donc pas notre confiance en nous-mêmes. Car l'Ecriture dit : " Celui qui met sa confiance en lui-même tombear d'une chute vertigineuse." 38. Apprenons du Christ l'humilité, de David l'humiliation, et de Pierre à pleurer sur ce qui nous arrive. Mais n'apprenons pas à refuser de reconnaître notre faute, comme Samson, Judas et Salomon le très sage. 39. Car, avec ses puissances, le diable rôde, tel un lion rugissant, cherchant qui dévorer (3). Que jamais ne cessent donc la constante attention du coeur, la sobriété et la vigilance, la contestation et la prière au Christ Jésus notre Dieu. Car tu ne trouveras pas dans toute ta vie de secours plus fort, en dehors de Jésus. Seul le Seigneur luimême, parce qu'il est Dieu, connaît les fourberies, les fraudes et les ruses des démons. 40. Que l'âme mette donc sa confiance dans le Christ, qu'elle l'invoque et qu'elle n'ait nullement peur. Car elle ne combat pas seule, mais avec le Roi terrible, Jésus-Christ, Créateur de tous les êtres, des incorporels et des corporels, c'est-à-dire des visibles et des invisibles. 41. Plus la pluie tombe, plus elle amollit la terre. De même, le saint nom du Christ comble de joie et de réjouissance la terre de notre coeur, quand nous l'appelons et l'invoquons fréquemment. 42. Il est bon que ceux qui n'ont pas l'expérience sachent également ceci : nous avons des ennemis incorporels, invisibles, malveillants, habiles à faire le mal, agiles, légers, entraînés au combat depuis les années d'Adam, et jusqu'à nos jours. Et nous, qui sommes lourds et nous inclinons vers la terre de tout notre corps et de toute notre pensée, nous ne pouvons les vaincre d'aucune manière, si ce n'est pas une sobriété et une vigilance continuelles de l'intelligence et l'invocation de Jésus Christ, notre Dieu et notre Créateur. Pour ceux qui n'ont pas l'expérience, que la prière de Jésus Christ soit aussi une incitation à éprouver et à connaître le bien. Et pour ceux qui ont l'expérience, qu'elle soit la pratique, la pierre de touche et le repos du bien, le meilleur mode et le meilleur maître. 43. De même qu'un petit enfant, qui est sans malice, prend plaisir à voir un illusionniste et le suit, dans son innocence, de même notre âme, qui est simple et bonne, telle qu'elle a été créée par son bon maître, prend plaisir aux suggestions des images que suscite le diable et, trompée, court vers le pire comme vers un bien, telle la colombe vers celui qui tend des pièges à ses petits. L'âme mêle ainsi ses pensées aux images que suscite la suggestion démoniaque. S'il arrive que lui apparaisse un visage de belle femme, ou toute autre chose que défendent strictement les commandements du Christ, elle désire les suivre afin de capter elle-même ce qu'elle a vu de beau. Elle en vient alors au consentement, et il ne lui reste plus qu'à passer à l'acte, en commettant dans son corps la faute qu'elle a vue en pensée, pour sa propre condamnation. 44. Tel est l'art du Malin. C'est avec de telles flèches qu'il empoisonne toute l'âme. C'est pourquoiil n'est pas prudent, tant que l'intelligence n'a pas acquis une grande xpérience du combat, de laisser les pensées entrer dans notre coeur, surtout au début. Car dès l'abord, notre âme est charmée par les suggestions démoniaques, elle se complaît en elles et les suit. mais il faut seulement les parcevoir, et tout de suite les retrancher, dès qu'elles jaillissent et attaquent. Cependant, lorsque l'intelligence a passé un temps à cette oeuvre admirable, qu'elle s'est exercée, qu'elle a compris, qu'elle a acquis l'habitude incessante du combat qui lui permet de reconnaître vraiment les pensées, et que, comme dit le Prophète, elle peut facilement attraper les petits renards (1), alors elle doit les laisser entrer en connaissance de cause et les dénoncer. 45. Comme il est impossible au feu et à l'eau de passer ensemble dans un même conduit, ainsi le péché ne peut entrer dans le coeur si, se servant d'une image mauvaise que projette la suggestion, il n'a pas d'abord frappé à la porte. 46. Vient premièrement la suggestion. Deuxièmement la liaison, c'est-à-dire que se mêlent nos pensées et celles des démons mauvais. Troisièmement le consentement, touchant ce qui doit se faire entre les deux pensées qui veulent le mal. Quatrièmement vient l'acte sensible, c'està-dire le péché. Si donc l'intelligence est attentive, sobre et vigilante, et si, par la contestation et l'invocation du Seigneur Jésus elle met en fuite la suggestion dès qu'elle jaillit, les choses en restent là. Car le Malin est une intelligence incorporelle. Il ne peut tromper les âmes autrement que par les imaginations et les pensées. David dit de la suggestion : " Au matin j'ai tué (2)", etc... Et le grand Moïse dit du consentement : " Je ne pactiserai pas avec eux (3)." 47. Le combat fait invisiblement s'entrelacer l'intelligence et l'intelligence : l'intelligence du démon et la nôtre. C'est pourquoi il est nécessaire à chaque instant d'appeler des profondeurs vers le Christ (1), pour qu'il chasse l'intelligence du démon, et nous donne le prix de la victoire, dans son amour de l'homme; 48. Que celui qui tient un miroir et y plonge son regard soit pour toi une figure de l'hésychia du coeur. Tu verras alors dans ton coeur, écrits à même l'intelligence, le mal et le bien. 49. Veille toujours à n'avoir dans ton coeur aucune pensée, ni déraisonnable, ni raisonnable, afin qu'il te soit facile de connaître ainsi les étrangers, c'est-à-dire les fils premiers-nés des Egyptiens. 50. Quelle bonne et délicieuse vertu que la sobriété unie à la vigilance, lumineuse et très douce, et toute belle, et resplendissante, et pleine de charme. tu nous ouvres aisément son chemin, Christ Dieu. Et l'intelligence éveillée de l'homme avance dans une grande humilité. Car elle étend ses branches jusqu'à la mer et à l'abîme des contemplations, et ses rejetons jusqu'aux fleuves des divins mystères joyeux (2). Elle abreuve l'intelligence depuis longtemps brûlée d'impiété par la morsure des pensées mauvaises des esprits et par l'hostilité de la chair, c'est-à-dire la mort. 51. La sobriété unie à la vigilance est semblable à l'échelle de Jacob sur laquelle Dieu demeure et montent les anges (3). Car elle enlève de nous tout mal. Elle retranche le bavardage, l'injure, la médisance et toute la suite des maux sensibles. Elle ne supporte pas d'être privée par eux, si peu soit-il, de sa propre douceur. 52. Recherchons-la, mes frères, de tout notre coeur, volons parmi ce que lui donne de voir la pure réflexion de notre intelligence dans le Christ Jésus. Dirigeons notre regard vers nos péchés et notre vie antérieure, afin que, brisés et humiliés par le souvenir de nos péchés, nous puissions recevoir dans ce combat invisible le secours incessant de Jésus-Christ notre Dieu. Car, privés du secours de Jésus par l'orgueil, la vaine gloire ou l'amour de nousmêmes, nous avons perdu la pureté du coeur par laquelle Dieu se fait connaître à l'homme. Selon la promesse, en effet, la cause de la connaissance est la pureté (4). 53. Outre les autres biens que lui dispense l'oeuvre continuelle de la garde du coeur, l'intelligence qui ne néglige pas son oeuvre secrète verra également les cinq sens du corps dégagés des maux extérieurs. Car celui qui s'applique totalement à la vertu intérieure, à la sobriété et à la vigilance, et qui désire s'adonner aux délices des belles pensées, ne supporte pas d'être volé par les cinq sens, lorsque lui viennent des pensées matérielles et vaines. Mais, sachant combien elles trompent, il les réprime fortement au-dedans de lui. 54 (5). Demeure dans la réflexion de l'intelligence et tu n'auras pas à peiner dans les tentations; Mais si tu t'en éloignes, supporte ce qui arrive. 55. De même que l'absinthe amère fait du bien à ceux qui ont un mauvais appétit, de même à ceux qui se conduisent mal, il est bon de souffrir le mal. 56. Si tu ne veux pas souffrir le mal, refuse de faire le mal. Car l'un suit l'autre inévitablement. Chacun récoltera ce qu'il a semé (1). En semant volontairement le mal et en le récoltant malgré nous, il nous faut donc admirer la justice de Dieu. 57. L'intelligence est aveuglée par ces trois passions, je veux dire l'amour de l'argent, la vaine gloire et le plaisir. 58. La connaissance et la foi, ces deux compagnes de notre nature, ne sont émoussées par rien d'autre que ces trois passions; 59. A cause d'elles, la fureur, la colère, la guerre, les meurtres et toute la suite des autres maux, ont gravement prédominé parmi les hommes. 60. Celui qui ne connaît pas la vérité ne peut pas non plus croire vraiment. Car la connaissance précède naturellement la foi. Ce qui est dit dans l'Ecriture n'a pas été dit seulement pour que nous le comprenions, mais pour que nous le mettions en oeuvre. 61. Mettons-nous donc à l'oeuvre. En progressant ainsi constamment, nous trouverons que l'espérance en Dieu, la foi ferme, la connaissance intérieure, la délivrance des tentations, le sens des charismes, la confession du coeur et les larmes abondantes viennent aux fidèles par la prière. Et non seulement cela, mais encore la patience dans les tribulations, le pardon sincère accordé au prochain, la connaissance de la loi spirituelle, la découverte de la justice de Dieu, la venue de l'Esprit Saint, le don des trésors spirituels, et tout ce que Dieu a promis aux hommes fidèles ici-bas et dans le siècle à venir, en un mot la révélation de l'âme à l'image de Dieu, tout cela est impossible sinon par la grâce de Dieu et la foi de l'homme qui, avec beaucoup d'humilité et une prière stable, persévère dans la réflexion de l'intelligence. 62. Nous avons reçu de l'expérience un bien vraiment grand : celui qui veut purifier son coeur doit continuellement invoquer le Seigneur Jésus contre les ennemis intelligibles. Et vois combien cette parole que je dis par expérience s'accorde aux témoignages de l'Ecriture. Elle dit : " Prépare-toi, Israël, à invoquer le nom du Seigneur ton Dieu (2)." Et l'Apôtre : " Priez sans cesse (3)." Et notre Seigneur dit : " Vous ne pouvez rien faire sans moi. Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits." Et encore : " S'il ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme le sarment (4)." C'est un grand bien que la prière, et qui contient tous les autres biens, car il purifie le coeur dans lequel Dieu se donne à voir aux fidèles. 63. Parce que le bien de l'humilité nous élève par nature, qu'il est aimé de Dieu, et qu'il détruit presque tout ce qui en nous est mauvais et haï de Dieu, il est naturellement difficile à acquérir. On pourrait aisément trouver dans un seul homme des ébauches partielles de bien des vertus, mais si l'on cherche en lui le parfum de l'humilité, c'est à peine si on l'y trouve. C'est pourquoi il faut beaucoup d'attention pour acquérir ce bien. L'Ecriture dit que le diable est impur. Car dès l'origine il a repoussé le bien de l'humilité et aime l'orgueil. Dans toutes les Ecritures il est donc appelé esprit impur (1). Mais quelle impureté corporelle peut commettre un tel esprit totalement sans corps, sans chair, sans lieu défini, pour qu'il soit dit impur? Il est clair qu'il est appelé impur à cause de son orgueil et que, d'ange pur et lumineux qu'il était, il s'est manifestement souillé. Tout homme qui s'élève lui-même en son coeur est impur auprès du Seigneur (2). Il est dit en effet : " Le premier péché, c'est l'orgueil (3). Ainsi parlait le Pharaon orgueilleux : " Je ne connais pas ton Dieu et je ne laisserai pas s'en aller Israël (4)." 64. Si toutefois nous ne négligeons pas notre salut, il existe beaucoup d'opérations de l'intelligence capables de nous acquérir le don précieux de l'humilité : ainsi le souvenir des péchés commis en paroles, en actes et en pensée, et bien d'autres choses qui, recueillies par la contemplation, concourent à l'humilité. Ceci encore engendre une humilité vraie : repasser chaque jour dans notre intelligence les oeuvres doites de nos proches, magnifier en nous-mêmes leurs autres avantages naturels et les comparer aux nôtres. L'intelligence voyant ainsi sa médiocrité et combien elle est éloignée de la perfection des frères, l'homme se considère lui-même comme terre et cendre (5), et non pas un homme mais un chien, le dernier en tout derrière tous les hommes raisonnables sur la terre, et bien éloigné d'eux. 65. La bouche du Christ, la colonne de l'Eglise, notre Père Basile le Grand, a dit : " Pour ne pas pécher, et pour ne pas retomber le jour suivant dans les mêmes fautes, il est bon, à la fin du jour, en notre conscience, de nous interroger nous-mêmes sur notre conduite, sur le mal que nous avons commis, et sur le bien que nous avons fait (6)." C'est ce que Job faisait aussi pour lui-même et pour ses enfants (7). L'examen quotidien de la conscience éclaire en effet le devoir de chaque heure. 66. Un autre, parmi les sages qui connaissent les choses de Dieu, a dit encore : Le commencement du fruit, c'est la fleur, et le commencement de l'ascèse, c'est la tempérance (8). Soyons donc tempérants, mais avec mesure et pondération, comme les Pères l'enseignent. Passons les douze heures du jour dans la garde de l'intelligence. Si nous agissons ainsi, nous pourrons avec la grâce de Dieu et en nous faisant quelque violence, éteindre et réduire le mal. Car la violence force la conduite vertueuse par laquelle est donné le Royaume des cieux (9). 67 (10). Le chemin qui mène à la connaissance est l'impassibilité et l'humilité, sans lesquelles nul ne verra le Seigneur. 68. Celui qui est sans cesse occupé de son monde intérieur n'est pas seulement chaste, mais il contemple, il est théologien et il prie. C'est ce que dit l'Apôtre : " Marchez dans l'Esprit, et vous n'accomplirez pas le désir de la chair (1)." 69. Celui qui ne sait pas marcher sur la voie spirituelle ne se soucie pas des pensées passionnées. Mais il ne s'occupe que de la chair. Ou bien il s'abandonne à la gourmandise et à la débauche, ou bien il est triste, il se fâche et garde rancune. Il enténèbre par là l'intelligence. Ou bien il se livre à une ascèse sans mesure et il trouble la réflexion. 70. Celui qui a renoncé aux choses comme avoir une femme, des richesses et ce qui s'ensuit, afait moine l'homme extérieur, mais pas encore l'homme intérieur. Mais celui qui a renoncé aux pensées passionnées de l'homme intérieur - c'est-à-dire l'intelligence - celui-là est le vrai moine. Il est facile de faire moine l'homme extérieur, si on le veut. Mais ce n'est pas un petit combat que de faire moine l'homme intérieur. 71. Mais qui, dans cette génération, s'est totalement libéré des pensées passionnées et s'est rendu digne d'avoir en lui continuellement la prière pure et immatérielle? Or tel est le signe du moine intérieur. 72. De nombreuses passions se cachent dans nos âmes. Mais nous les dénonçons quand apparaissent leurs causes. 73. Ne t'occupe pas seulement de la chair. Mais enjoinslui une ascèse autant que tu le peux, et tourne toute ton intelligence vers le dedans. "Car l'exercice corporel est de peu d'utilité, tandis que la piété est utile tout (2)." 74. L'orgueil arrive quand les passions cessent de se soulever, soit que leurs causes aient été retranchées, soit que les démons se soient insidieusement retirés. 75. L'humilité et la vie dure libèrent l'homme de tout péché. L'une retranche les passions de l'âme, l'autre celles du corps. C'est pourquoi le Seigneur dit : " Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu (3)", lui et les trésors qui sont en lui, lorsqu'ils se seront purifiés par l'amour et la tempérance, et ils le verront d'autant plus qu'ils auront accru en eux la purification. 76. Le lieu d'où l'on peut observer tout ce qui touche la vertu est la garde de l'intelligence. Ainsi jadis la sentinelle de David signifiait à l'avance la circoncision du coeur (4). 77. De même que nous sommes meurtris dans nos sens quand nous regardons ce qui nous est nuisible, de même nous sommes meurtris dans notre intelligence. 78. Celui qui a blessé le coeur d'une plante l'a desséchée tout entière. Considère qu'il en va de même du coeur de l'homme. A cet instant même il faut veiller car les voleurs ne se reposent pas. 79 (1). Voulant montrer que tout commandement oblige, mais que la filiation adoptive a été donnée aux hommes par son propre sang, le Seigneur dit : " Quand vous aurez fait ce qui vous a été prescrit, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles. Nous avons fait ce que nous devions faire (2)." C'est pourquoi le Royaume des cieux n'est pas le salaire des oeuvres, mais une grâce du Maître préparée pour les serviteurs fidèles. L'esclave ne réclame pas la liberté comme un salaire, mais il la reçoit comme une grâce, et il témoigne de la reconnaissance car il est redevable. 80. Le Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures (3), et il fait don de la liberté à ceux qui le servent bien. Il dit en effet : "Serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton Seigneur (4)." Il n'est pas encore serviteur fidèle, celui qui s'appuie sur la seule connaissance. Le serviteur fidèle est celui qui par obéissance se confie au Christ qui ordonne. 81. Celui qui honore le Maître fait ce qu'il lui ordonne; Mais s'il tombe ou s'il désobéit, il endure les conséquences de ses actes. Si tu aimes apprendre, aime aussi te donner de la peine. Car la seule connaissance enfle l'homme (5). 82. Les épreuves qui nous arrivent sans que nous les attendions, nous enseignent providentiellement à aimer nous donner de la peine. 83. Le propre de l'étoile est la lumière dont elle s'entoure. Le propre de l'homme qui vénère et craint Dieu est la simplicité et l'humilité. Car il n'est pas d'autre signe qui fasse connaître et fasse voir les disciples du Christ qu'un sentiment humble et un extérieur simple. C'est ce que ne cessent de proclamer les quatre Evangiles. Celui qui ne vit pas ainsi, c'est-à-dire humblement, perd la part de Celui qui s'est humilié lui-même jusqu'à la croix et la mort (6), lui qui a donné et mis en oeuvre la loi des divins Evangiles. 84. Il est dit : " Vous qui avez soif, venez vers l'eau (7)." Vous qui avez soif de Dieu, venez à la pureté de la réflexion. Cependant celui qui, par elle, vole haut, doit aussi regarder vers la terre de sa propre simplicité. Car nul n'est plus élevé que l'humble. De même que tout est obscur et ténébreux quand manque la lumière, de même, quand manque l'humilité, tout ce que nous nous efforçons de faire pour nous conformer à Dieu est vain et gâté. 85. Ecoute la fin du discours, son tout : crains Dieu et garde ses commandements (8) dans ton intelligence et dans tes sens. Si tu te fais violence en ton intelligence pour les observer, tu n'auras que rarement besoin de peiner dans tes sens à cause d'eux. C'est ce que dit David : " J'ai voulu faire en mon sein ta volonté et ta loi (9)." 86. Si l'homme n'accomplit pas dans son sein, c'est-àdire au dedans de son coeur, la volonté de Dieu et la loi, il ne peut pas non plus la mettre aisément en oeuvre au dehors. Celui qui n'est pas sobre et vigilant, mais est indifférent, dira à Dieu : " Je ne veux pas connaître tes voies (1)", et il le dira sûrement parce que lui manque l'illumination divine; Mais celui qui a part un tant soit peu à l'illumination sans nulle incertitude, sera toujours capable d'assumer les choses de Dieu. 87. Le sel sensible donne d ela saveur au pain et à tout aliment, empêche de pourrir certaines viandes et les conserve longtemps. Considère qu'il en va de même de la garde de l'intelligence, à même la douceur intelligible et l'oeuvre merveilleuse. Car elle comble de saveur divine l'homme intérieur comme l'homme extérieur, elle chasse l'odeur fétide des pensées mauvaises, et nous donne de persévérer dans le bien. 88. De la suggestion naissent de nombreuses pensées, et de celles-ci la mauvaise action sensible. Mais celui qui avec Jésus éteint aussitôt la première, échappe à la suite et s'enrichira de la douce connaissance divine par laquelle il trouvera Dieu qui est partout présent. Tenant devant Dieu le miroir de l'intelligence, il est continuellement illuminé, à l'image du cristal pur et du soleil sensible. Alors, parvenue à la cime ultime des désirs, l'intelligence se reposera en lui de toute autre contemplation. 89. Toute pensée pénètre dans le coeur par l'image de choses sensibles. Mais quand l'intelligence est complètement dépouillée de toutes les pensées et des formes que celles-ci lui imposent, alors l'éclaire la bienheureuse lumière de la Divinité, si toutefois, grâce au vide de toutes les pensées, cette splendeur se révèle soudain à l'intelligence pure. 90. Plus tu es profondément attentif à la réflexion de ton intelligence, plus tu prieras jésus de tout ton désir. Au contraire, plus tu es négligent à surveiller la réflexion, plus tu t'éloigneras de Jésus. Et de même que l'attention illumine à l'extrême l'espace de la réflexion, de même il va de soi que l'abandon de la sobriété et de la vigilance, comme de la douce invocation de Jésus l'enténèbre entièrement. Une telle chose est dans l'ordre de la nature, comme nous l'avons dit, et il ne peut pas en être autrement. Cela, tu le comprendras par l'expérience, et quand tu l'auras éprouvé par l'action. Car la vertu, et singulièrement cette oeuvre délicieuse qui enfante la lumière, ne s'apprend naturellement que epar l'expérience. 91. L'invocation continuelle de Jésus, quand elle va de pair avec un désir plein de douceur et de joie, donne à l'espace du coeur d'être lui-même empli de joie et de sérénité par la grâce de l'attention extrême. Mais celui qui mène à sa fin la purification du coeur est Jésus-Christ, le Fils de Dieu et Dieu, qui est l'origine et le ceéateur de tous les biens. Car il est dit : " Je suis Dieu qui fais la paix (2)." 92. L'âme comblée de bienfaits et de douceur par Jésus répond au Bienfaiteur par l'action de grâce dans l'exultation et l'amour. Elle remercie et appelle avec joie Celui qui la pacifie. Elle le voit par l'intelligence au-dedans d'elle dissiper les imaginations des esprits mauvais. 93. David dit : " L'oeil de mon intelligence a vu mes ennemis intelligibles. Et mon oreille entendra ceux qui se lèvent contre moi pour me faire du mal (1)." Et : " J'ai vu en moi le salaire qu'ont reçu de Dieu les pécheurs (2)." Lorsqu'il n'y a plus d'imagination dans le coeur, l'intelligence est dans son état naturel, prête à se porter vers toute contemplation délicieuse, spirituelle et aimée de Dieu. 94. Ainsi donc, comme je l'ai dit, la sobriété, la vigilance et la prière de Jésus se fondent naturellement l'une l'autre. L'attention extrême fonde la prière continuelle. Et réciproquement, la prière fonde dans l'intelligence la sobriété, la vigilance et l'attention extrême. 95. Un bon pédagogue du corps et de l'âme, c'est le souvenir constant de la mort. Et, franchissant tout ce qui, dans l'intervalle, nous sépare d'elle, toujours la voir à l'avance, voir la couche elle-même où nous serons étendus quand nous agoniserons, et le reste. 96. Frères, il n'est pas possible que le sommeil prenne celui qui veut toujours échapper aux blessures. De deux choses l'une : ou bien on tombe et on périt, dépouillé de vertus; ou bien, l'intelligence toujours armée, on tient. Car notre ennemi aussi est toujours debout avec ses forces rangées pour le combat. 97. Le souvenir et l'invocation continuels de notre Seigneur Jésus Christ suscitent en notre intelligence un certain état divin, si nous ne négligeons ni cette prière constante que nous portons au Seigneur dans notre intelligence, ni la stricte sobriété unie à la vigilance, ni l'oeuvre de surveillance. Mais attachons-nous réellement à l'oeuvre de l'invocation de Jésus Christ notre Seigneur, cette oeuvre toujours recommencée, en appelant avec un coeur de feu, afin de communier au saint nom de Jésus. Car, pour la vertu comme pour le vice, la répétition est mère de l'habitude, et celle-ci, comme une seconde nature, dirige le reste. Parvenue à un tel état, l'intelligence cherche les adversaires, comme un chien de chasse cherche le lièvre dans les fourrés. Mais le chien cherche pour manger; et l'intelligence pour détruire. 98. Aussi souvent qu'il arrive aux mauvaises pensées de se multiplier en nous, jetons au milieu d'elles l'invocation de notre Seigneur Jésus Christ. Nous les verrons alors s'évanouir aussitôt comme fumée dans l'air, ainsi que nous l'a enseigné l'expérience. Et l'intelligence enfin seule, reprenons l'attention continuelle et l'invocation. Aussi souvent que la tentation nous donne de souffrir cela, agissons ainsi. 99. De même qu'il n'est pas possible d'aller au combat le corps nu, ou de nager en pleine mer tout habillé, ou de vivre sans respirer, de même sans s'humilier, sans supplier continuellement le Christ, il est impossible de bien apprendre le combat spirituel et secret de l'intelligence, ni d'être habile dans l'art d epoursuivre et de renverser le diable. 100. Le grand David, qui avait une profonde expérience de l'action, dit au Seigneur : " Je garderai pour toi ma force (3)." Ainsi, garder en nous la force de l'hésychia du coeur et de l'intelligence, de laquelle naissent toutes les vertus, nous le pouvons parce que le Seigneur nous aide, lui qui donne les commandements, qui chasse de nous la souillure de l'oubli quand nous l'appelons continuellement, cet oubli qui détruit surtout l'hésychia du coeur, comme l'eau éteint le feu. C'est pourquoi, moine, ne t'endors pas dans la mort (1) par la négligence, mais fustige les ennemis par le nom de Jésus. Comme l'a dit un sage - Saint Jean Climaque, dans l'Echelle Sainte - : " Que le nom de Jésus colle à ton souffle. Alors tu connaîtras le secours de l'hésychia (2)." 101. Lorsque nous, les indignes, recevons d'approcher avec crainte et tremblement les Mystères divins et purs du Christ notre Dieu et notre Roi, c'est alors surtout que nous devons faire preuve de sobriété, de vigilance, de rigueur, et garder l'intelligence, afin que le feu divin, c'est-à-dire le Corps de notre Seigneur Jésus Christ, consume nos péchés et nos souillures petites et grandes. Car lorsqu'il entre en nous, il chasse aussitôt du coeur les mauvais esprits du mal, et il nous pardonne les péchés passés. Alors l'intelligence est délivrée du trouble des mauvaises pensées. Si après cela nous gardons rigoureusement notre intelligence et nous tenons à la porte de notre coeur quand il nous est donné à nouveau d'approcher les Mystères, le Corps divin illumine de plus en plus l'intelligence et la rend pareille aux étoiles. 102. L'oubli sait éteindre la garde de l'intelligence, comme l'eau éteint le feu. Mais la prière continuelle de Jésus, jointe à une sobriété et une vigilance constantes, finit par chasser totalement le mal du coeur. Car la prière a besoin de la sobriété et de la vigilance, comme la mèche a besoin de la lumière de la lampe. 103. Il faut nous donner de la peine pour garder ce qui nous est précieux. Or ce qui nous est précieux en vérité est ce qui nous garde de tout mal sensible et intelligible. Ce sont : la garde de l'intelligence, jointe à l'invocation de Jésus Christ; toujours regarder au fond du coeur; avoir la réflexion de l'intelligence sans cesse en état d'hésychia afin d'être dégagé, pour ainsi dire, même des pensées qui paraissent bonnes; supporter d'être trouvé vide de pensées, afin que ne se cachent pas les voleurs. Et même si nous peinons pour demeurer dans notre coeur, proche est la consolation. 104. Car le coeur qui est gardé sans relâche et qui ne consent pas à recevoir les formes, les images et les fantasmes des esprits ténébreux et mauvais, engendre naturellement des pensées lumineuses. De même en effet que le charbon fait naître la flamme, de même, et bien plus, Dieu qui demeure dans le coeur depuis le saint baptême, s'il trouve l'espace de notre réflexion par des vents de la malices et préservé par la garde de l'intelligence, allume-t-il notre faculté de réfléchir pour l'ouvrir à la contemplation, comme la flamme allume le cierge. 105. il nous faut toujours faire tourner dans l'espace de notre coeur le nom de Jésus Christ, comme l'éclair sillonne le firmament quand la pluie va tomber; C'est ce que savent très bien ceux qui ont l'expérience de l'intelligence et du combat intérieur. Menons donc le combat de l'intelligence dans cet ordre : d'abord l'attention; ensuite, après avoir reconnu l'ennemi, quand il nous a jeté en pâture une pensée, frappons-le dans notre coeur, avec colère, par des paroles de malédiction; enfin, en troisième lieu, prier aussitôt pour nous opposer à lui, en rassemblant le coeur par l'invocation de Jésus Christ, afin que soit dissipée sur le champ l'image démoniaque, de peur que l'intelligence ne suive le que les yeux de notre fantasme, comme un petit enfant trompé par un illusionniste. 106. Donnons-nous de la peine, comme David, à crier : " Seigneur Jésus Christ". Que notre gorge s'enroue. Et que les yeux de notre intelligence ne laissent pas d' espérer dans le Seigneur notre Dieu (1). 107. Si nous nous souvenons toujours de la parabole du juge inique, par laquelle le Seigneur nous dit qu' il faut prier continuellement et ne pas nous lasser(2), nous trouvons notre gain et notre justice. 108. Il est impossible que celui qui regarde le soleil n' ait pas ses yeux inondés de lumière. De même celui qui se penche toujours sur l' espace de son coeur ne peut pas ne pas être illuminé. 109. Comme il est impossible de vivre la vie présente sans manger et sans boire, ainsi sans la garde de l'intelligence et la pureté du coeur - ce qu'est et ce qu'on appelle la sobriété et la vigilance - il est impossible que l'âme parvienne à quoi que ce soit de spirituel et qui plaise à Dieu, ni qu'elle soit libérée du péché qu'elle commet en pensée, quand bien même on se ferait violence pour ne pas pécher par crainte des châtiments. 110. Cependant ceux qui, se faisant violence, s'abstiennent du péché en acte, sont également bienheureux devant Dieu, les anges et les hommes, car ils se trouvent être les violents qui s'emparent du Royaume des Cieux (3). 111. Tel est l'admirable secours que l'intelligence reçoit de l'hésychia : tous les péchés frappent d'abord l'intelligence sous la seule forme des pensées, lesquelles ne deviennent péchés sensibles et consistants que si elles sont accueillies par la réflexion. La vertu de la réflexion, de la sobriété et de la vigilance retranche tous ces péchés, et, par l'influence et l'assistance de notre Seigneur Jésus Christ, ne leur permet pas d'entrer dans notre homme intérieur et de se transformer en actions mauvaises. 112. L'Ancien Testament est l'image de l'ascèse corporelle, extérieure et sensible. Mais le saint Evangile - ou le Nouveau Testament - est l'image de l'attention, c'està-dire de la pureté du coeur. L'Ancien Testament n'a pas rendu parfait l'homme intérieur, ni ne lui a donné sa pleine mesure dans le culte de Dieu. C'est ce que dit l'Apôtre : " La loi n'a rendu personne parfait (4)." Elle interdisait seulement les péchés consistants. Mais retrancher du coeur les pensées et les désirs mauvais - ce qui est le commandement de l'Evangile - est plus grand pour la pureté de l'âme que d'interdire d'arracher l'oeil ou la dent du prochain. Il en va de même de la justice et de l'ascèse corporelles, je veux dire le jeûne, la tempérance, le coucher sur la dure, la satation debout, la veille et toutes les autres choses qui affectent naturellement le corps et calment sa partie passionnelle en le délivrant du péché actif. De telles choses étaient aussi tenues pour bonnes dans l'Ancien Testament. Car elles éduquent notre homme extérieur et nous gardent des passions actives. Mais cette pédagogie ne nous garde pas, ni ne nous interdit de pécher en pensée, de manière à nous libérer de la jalousie, de la colère et du reste, avec l'aide de Dieu. 113. Mais si elle est observée par nous comme il faut, la pureté du coeur, c'est-à-dire la surveillance et la garde de l'intelligence, dont le signe est le Nouveau Testament, retranche du coeur toutes les passions et tout le mal jusqu'à la racine; et elle met à leur place la joie, la confiance, la componction, le deuil, les larmes, la connaissance de nous-mêmes et de nos péchés, le souvenir de la mort, la vraie humilité, un amour sans borne pour Dieu et pour les hommes et l'éros divin du coeur. 114. De même qu'il n'est pas possible de marcher sur la terre sans fendre l'air, de même il est impossible que le coeur de l'homme ne soit pas continuellement combattu par les démons ou secrètement travaillé par eux, même s'il se livre à une grande ascèse corporelle. 115. Si tu veux, dans le Seigneur, être autrement qu'en apparence un bon moine, mesuré, toujours uni à Dieu, si tu veux l'être en vérité, recherche de toute ta force la vertu d'attention, qui est la garde et la surveillance de l'intelligence, la perfection du coeur qui accomplit la douce hésychia, l'état bienheureux de l'âme hors de toute imagination, chose qui ne se trouve pas chez beaucoup. 116. Telle est ce qu'on appelle la philosophie de l'intelligence. Va sur son chemin avec beaucoup de sobriété et de vigilance, avec un zèle ardent et la prière de Jésus, avec humilité et concentration, dans le silence des lèvres sensibles et intelligibles, te nourrissant et buvant modérément, et te gardant de toute chose qui porte au péché. Va sur son chemin, sur le chemin de la réflexion, avec science et prudence. Et elle-même t'enseignera avec l'aide de Dieu ce que tu ne savais pas. Elle t'apprendra, t'éclairera, t'explquera et te fera connaître ce qu'auparavant ton intelligence ne pouvait pas comprendre, lorsque tu marchais dans l'obscurité des passions et les oeuvres ténébreuses, et que tu étais couvert d'un abîme d'oubli et de confusion. 117. De même que les vallons font abonder le blé, de même la vertu d'attention fait abonder tout bien dans ton coeur. Ou plutôt, te donnera ces choses notre Seigneur Jésus Christ, sans qui nous ne pouvons rien faire (1). Tu trouveras cette vertu d'abord comme une échelle, puis comme un livre lu. Progressant encore, tu la découvriras comme la Jérusalem céleste et tu verras clairement en ton intelligence le Christ, le Roi des puissances d'Israël, avec son Père consubstantiel et le Saint-Esprit adorable. 118. Les démons nous poussent toujours à pécher par l'imagination trompeuse. C'est en effet par l'imagination de l'avarice et du gain qu'ils ont préparé le malheureux Judas à livrer le Seigneur et Dieu de l'univers. Pour un faux confort matériel infime, pour un faux honneur, un faux gain, une fausse gloire, ils lui ont mis la corde au cou (2) et l'ont livré à la mort éternelle. C'est ainsi qu'ils le payèrent en retour, tout à fait à l'opposé de l'imagination qu'ils avaient mise en lui, je veux dire de la suggestion qu'ils lui avaient faite. 119. Vois comment par l'imagination, le mensonge et les vaines promesses, les ennemis de notre salut nous font tomber. Satan lui-même a été ainsi précipité d'en-haut comme l'éclair (1) pour s'être imaginé l'égal de Dieu. C'est ainsi également qu'il a séparé Adam de Dieu, en lui donnant d'imaginer qu'il avait la dignité divine (2). Et c'est ainsi que l'ennemi menteur et rusé continue à tromper les pécheurs (3). 120. Nous emplissons d'amertume le coeur, sous le venin et la malice des pensées lorsque, dans la négligence où nous porte l'oubli, nous nous détournons longtemps de l'attention et de la prière de Jésus. Mais nous sommes comblés de la douceur de sentir et d'éprouver comme un charme une exultation bienheureuse, lorsque, dans le lieu où travaille la réflexion, par l'éros divin nous menons à bien harmonieusement l'attention et la prière, avec force et ferveur. Car alors nous nous empressons de marcher dans l'hésychia du coeur, pour rien d'autre que le doux plaisir et les délices dont elle comble l'âme. 121. La science des sciences et l'art des arts, c'est l'art de combattre les pensées malfaisantes. La meilleure manière et l'art de les combattre est donc de voir dans le Seigneur l'image qu'elles nous suggèrent et de garder la réflexion de l'intelligence, de même que nous gardons l'oeil de chair, que nous nous en servons pour distinguer ce qui pourrait le meurtrir, et que nous écartons de lui toute paille, autant que nous le pouvons. 122. De même que la neige n'enfantera jamais la flamme, ou que l'eau n'engendrera jamais le feu, ou que la ronce ne portera jamais de figues, de même le coeur de tout homme ne sera pas libéré des pensées, des paroles et des oeuvres démoniaques s'il ne s'est pas purifié audedans de lui, s'il n'a pas uni la sobriété et la vigilance à la prière de Jésus, s'il n'a pas mensé à bien l'humilité et l'hésychia de l'âme, s'il n'a pas recherché et cheminé avec beaucoup de ferveur. Mais il est inévitable que l'âme inattentive soit privée de toute pensée bonne et parfaite, comme un mulet stérile qui n'a pas le sens de la prudence spirituelle (4). La vraie paix de l'âme, c'est l'oeuvre douce, le nom de Jésus et la kénose des pensées passionnées. 123. Lorssque l'âme s'accorde avec le corps pour faire le mal, ensemble ils bâtissent une ville de vaine gloire et une tour d'orgueil (5), où demeurent les pensées impies. Mais par la crainte de la géhenne, le Seigneur brouille et détruit leur accord, en obligeant l'âme souveraine à parler et à penser autrement que le corps et contrairement à lui. De cette crainte vient la dissension, car le souci de la chair est ennemi de Dieu et ne se soumet pas à sa loi (6). 124. Il nous faut à toute heure mesurer nos oeuvres de chaque jour et veiller sur elles, et nous forcer le soir à les rendre les plus légères possible par le repentir, si nous voulons avec le Christ maîtriser le mal. Et il nous faut examiner si nous accomplissons toutes nos actions sensibles et apparentes selon Dieu, devant Dieu et pour Dieu seul, afin que nous ne soyons pas volés par les sens, dès lors que nous manquerait la raison. 125. Si, avec l'aide de Dieu et par notre sobriété et notre vigilance, nous tirons ainsi profit de toute heure du jour, nous ne devons pas aller et venir sans discernement, ni nous exposer à nombre de rencontres dangereuses qui ne peuvent que nous nuire. Mais il faut plutôt mépriser les choses vaines, pour le gain de la vertu, pour sa désirable et douce beauté. 126. Nous devons mettre en oeuvre les trois parties de l'âme d'une manière juste, selon la nature, telles qu'elles ont été créées par Dieu. D'abord l'ardeur, contre notre homme extérieur et Satan, le serpent. Il est écrit : " Emportez-vous contre le péché." C'est-à-dire : Emportezvous contre vous-même et contre le diable, afin de ne pas pécher contre Dieu. Puis il faut porter le désir vers Dieu et la vertu. Enfin, avec sagesse et science, établissons la raison sur les deux autres - l'ardeur et le désir - pour les régler, les avertir, les reprendre, les commander, comme un roi commande à ses serviteurs. Alors la raison qui est en nous les gouverne selon Dieu, même si les passions se révoltent contre elle. Mais veillons à ce que la raison les dirige. Le frère du Seigneur dit en effet : " Si quelqu'un ne faillit pas dans la raison, il est un homme parfait, capable de réfréner tout son corps (1)." C'est l'évidence : par ces trois sont mises en oeuvre toute vertu et toute justice. 127. L'intelligence se couvre de ténèbres et demeure sans fruit lorsqu'elle parle des choses de ce monde, ou bien lorsqu'elle y réfléchit et s'attache à elles, ou bien lorsque le corps se joint à l'intelligence pour s'occuper vainement des choses sensibles, ou lorsque le moine s'adonne à des futilités. Car aussitôt et par elles-mêmes ces choses détruisent la ferveur, la componction, la liberté et la connaissance que nous avons en Dieu. Dans la mesure où nous ne sommes pas attentifs, nous sommes dans les ténèbres. 128. Celui qui chaque jour poursuit et recherche la paix et l'hésychia de l'intelligence, méprisera facilement toute chose sensible, afin de ne pas travailler en vain. Mais s'il trompe sa propre conscience, amèrement il s'endormira dans la mort de l'oubli, dont le divin David prie d'être préservé (2). Et l'Apôtre dit : " Celui qui sait le bien qu'il doit faire et ne le fait pas, commet un péché (3)." 129. L'intelligence revient de la négligence à son ordre propre, à la sobriété et à la vigilance si elle reprend sa surveillance et si nous rétablissons en nous son exercice avec un zèle ardent. 130. L'âme qui tourne la meule n'ira pas au-delà du cercle dans lequel il a été attaché. De même l'intelligence qui n'a pas remis en ordre ce qui est en elle, n'ira pas dans la vertu qui mène à la perfection. Car les yeux de son coeur sont toujours aveugles. Il est incapable de voir la vertu et Jésus resplendissant de lumière. 131. Un cheval vigoureux et fier bondit de joie dès qu'il a reçu son cavalier. De même l'intelligence réjouie aura ses délices dans la lumière du Seigneur, où, le matin, elle pénètre, libérée des pensées. Puis, renonçant à elle-même, elle ira de la puissance de sa philosophie pratique à l'indicible puissance qui contemple les mystères ineffables et les vertus. Et quand dans le coeur elle aura reçu la profondeur des hautes pensées divines de l'infini, à ses yeux, autant que pourra le supporter le coeur, se révélera le Dieu des dieux. L'intelligence émerveillée réjouit amoureusement Dieu qu'elle voit et qui la voit, et qui, pour l'une et l'autre de ces visions, sauve celui qui ainsi tend vers lui son regard. 132. Menée à bien, l'hésychia du coeur contemplera en toute connaissance un abîme de hauteurs, et, de Dieu, l'oreille de l'hésychia de l'intelligence entendra des merveilles. 133. Le voyageur qui se prépare à partir pour une route longue, difficile et pénible, et qui redoute de s'égarer en revenant, plantera sur son chemin des signes pour le guider. Ces signes fcailiteront son retour chez lui. S'il redoute lui aussi la même chose, l'homme qui fait route dans la sobriété et la vigilance posera sur son chemin des paroles comme des stèles. 134. Pour le voyageur, revenir à son point de départ est source de joie. Mais pour l'homme sobre et vigilant, retourner en arrière est la mort de l'âme douée de raison, et le signe qu'il a renoncé aux actions, aux paroles et aux pensées qui plaisent à Dieu. Quand son âme s'endormira dans la mort, il y portera les pensées comme des aiguillons pour se réveiller au souvenir du grand engourdissement et de la nonchalance où l'avait mené sa négligence. 135. Si nous sommes tombés dans les afflictions, dans le découragement et le désespoir, il faut faire en nousmêmes ce que fit David : répandre notre coeur devant Dieu, redire au Seigneur, tels qu'ils sont, notre besoin et notre affliction (1). Car nous confessons à Dieu comme à Celui qui peut sagement diriger les choses de notre vie, soulager notre affliction si cela nous est utile, et nous libérer de la tristesse mortelle et corruptrice. 136. La colère dirigée contre nature vers les hommes, la tristesse qui n'est pas selon Dieu et l'acédie détruisent pareillement les pensées bonnes et chargées de connaissance. Mais quand par la confession le Seigneur les a dispersées, il suscite la joie. 137. La prière de Jésus jointe à la sobriété et à la vigilance efface naturellement des profondeurs de la réflexion du coeur les pensées qui, quand bien même nous ne le voulons pas, y sont plantées et y demeurent. 138. Lorsque nous sommes affligés par tant de pensées déraisonnables, nous trouverons le soulagement et la joie si nous nous blâmons nous-mêmes dans la vérité et avec détachement, ou si nous confessons tout au Seigneur comme à un homme. Par ces deux voies nous trouverons toujours et en tout le repos. 139. Moïse le Législateur est considéré par les Pères comme une image de l'intelligence. Il voit Dieu dans le buisson (2). Son visage porte la gloire (3). Le Dieu des dieux fait de lui un dieu pour Pharaon (4). Il fustige l'Egypte (5). Il fait sortir Israël (1) et lui donne la loi (2). Pris dans un sens spirituel, ces évènements sont des opérations et des prérogatives de l'intelligence. 140. L'image de l'homme extérieur, c'est Aaron, le frère du Législateur. Accusant avec colère l'homme extérieur, comme Moïse accusa Aaron quand celui-ci eut failli, nous disons donc : " Quel mal t'a fait Israël pour que tu cherches tant à le détourner du Seigneur, Dieu vivant et toutpuissant (3)?" 141. Alors qu'il allait ressusciter Lazare des morts, le Seigneur nous a montré entre tous les autres biens celui-ci : retenir par un frémissement (4) l'épanchement féminin de l'âme et chercher à durcir le caractère qui sait, je veux dire, se blâmer lui-même pour libérer l'âme de l'égoïsme, de la vaine gloire et de l'orgueil. 142. De même qu'il n'est pas possible de traverser l'immensité de la mer sans un grand navire, de même il est impossible de chasser la suggestion de la pensée mauvaise sans l'invocation de Jésus Christ. 143. Habituellement, la réfutation réduit les pensées au silence, mais l'invocation les chasse du coeur. En effet, la suggestion prend forme dans l'âme sous l'apparence d'une chose sensible, comme le visage de celui qui nous a contristé, ou l'image d'une beauté féminine, ou de l'or ou de l'argent. Dès qu'elles sont entrées dans le champ de notre réflexion, les pensées de rancune, de prostitution, d'avarice qui se sont formées dans notre coeur, sont repoussées l'une après l'autre. Si notre intelligence a été éprouvée, si elle a été instruite, si elle est en état de se garder elle-même et de voir en toute pureté, comme en un ciel serein, les images séductrices et les illusions des esprits mauvais, elle éteint sur le champ et facilement, par le désir, par la réfutation, par la prière de Jésus Christ, les flèches enflammées du diable (5). Elle refuse de se laisser emporter par l'imagination passionnée. Et elle n'accepte pas que nos pensées, s'abandonnant à la passion, se conforment à l'image qui leur est apparue, ou qu'elles s'entretiennent amicalement avec elle, ou qu'elles s'y attardent, ou qu'elles y consentent. Car aux pensées ainsi abandonnées succèdent nécessairement les oeuvres mauvaises, comme aux jours succèdent les nuits. 144. Si notre intelligence n'a pas l'expérience d'une sobriété et d'une vigilance assidues, elle se mêle vite au fantasme passionné qui lui apparaît, quel qu'il soit. Elle lui parle. Elle en reçoit des questions déplacées et elle donne des réponses. Alors nos pensées s'unissent à l'image démoniaque. Celle-ci croît de plus en plus, et se dilate jusqu'à paraître désirable, belle et plaisante à l'intelligence, qui se laisse prendre et piller. L'intelligence subit alors ce qui arrive à des agneaux sans malice quand, dans la plaine où ils se trouvent, apparaît un chien. Souvent, vers celui qui vient de leur apparaître, ils accourent comme vers leur propre mère. Mais ils ne gagnent rien à s'approcher du chien. Ils n'en reçoivent que sa malpropreté et sa mauvaise odeur. De la même manière, nos pensées ignorantes accourent vers tous les fantasmes démoniaques qui apparaissent dans l'intelligence. Lorsqu'elles sont mêlées à eux, ainsi que je l'ai dit, on peut les voir, les unes et les autres, se concerter pour détruire la cité d'Ilion, comme Agamemnon et Ménélas. Car elles décident de ce qui doit advenir, pour que le corps mette en oeuvre ce que, dans sa ruse, la suggestion démoniaque leur a fait apparaître de beau et d'agréable. C'est donc ainsi que se font au-dedans les chutes de l'âme. Dès lors, il est nécessaire que ce qui est au-dedans du coeur se porte aussi au dehors. 145. L'intelligence est chose facile à séduire et sans malice. Elle n'a aucune difficulté à courir après les images, et elle se garde mal des fantasmes du péché, si elle n'a pas constamment pour la contenir et la réfréner la pensée qui domine les passions. 146. La contemplation et la connaissance sont par nature les guides et les pourvoyeurs de la vie rigoureuse. Car, élevée par elles, la réflexion parvient, considérant leur peu de prix, à mépriser les plaisirs, les autres choses sensibles et les douceurs de l'existence. 147. Un mode de vie attentif mené à bien dans le Christ Jésus est à son tour le père de la contemplation et de la connaissance. Uni à l'humilité comme à son épouse, il engendre les ascensions divines et les pensées très sages, comme dit Isaïe le prophète divin : " Ceux qui attendent le Seigneur renouvelleront leur force. Par le Seigneur ils voleront, ils déploieront leurs ailes (1)." 148. Il paraît dur et difficile aux hommes de garder dans l'âme l'hésychia, hors de toute pensée. C'est en effet chose vraiment laborieuse et pénible. Car enfermer et maintenir l'incorporel dans les limites de la demeure d'un corps n'est pas seulement pesant pour ceux qui ne sont pas initiés à la guerre, mais aussi pour ceux qui ont acquis l'expérience du combat intérieur immatériel. Mais celui qui, par la prière continuelle, presse le Seigneur Jésus sur son coeur, ne peinera pas en le suivant, comme dit le Prophète (2). Il ne désirera pas le jour de l'homme, à cause de la beauté, du charme et de la douceur de Jésus. Et il ne sera pas confondu par ses ennemis, les démons impies qui rôdent autour de lui. Il leur parlera à la porte du coeur. Et, par Jésus, il les fera fuir. 149. L'âme qui par la mort s'est envolée dans les airs, et qui aux portes du Ciel a le Christ avec elle et pour elle, ne sera pas confondue là non plus par ses ennemis, mais alors comme maintenant elle leur parlera aux portes avec assurance. Seulement, qu'elle ne se lasse pas jusqu'à son exode d'appeler jour et nuit vers le Seigneur Jésus Christ, le Fils de Dieu. Selon sa divine promesse qui ne trompe pas, lui-même lui fera prompte justice, comme il l'a dit au sujet du juge inique (3). Oui, je vous l'affirme, il le fera, et dans la vie présente, et lorsqu'elle aura quitté son corps. 150. Toi qui navigues sur la mer intelligible, mets ta confiance en Jésus. Car il dit secrètement dans ton coeur : " Ne crains pas, Jacob mon enfant, Israël mon tout-petit. Ne crains pas, Israël, vermisseau. Je te protégerai (4)." " Si donc Dieu est pour nous, quel méchant serait contre nous (1)?" C'est lui, en effet, le doux Jésus, le seul pur, qui a béatifié les coeurs purs (2) et a donné sa loi : c'est en eux, dans les coeurs purs, qu'il veut divinement entrer et demeurer. Ainsi ne cessons pas, suivant le divin Paul, d'exercer l'intelligence à la piété (3). Car vraiment à bon droit est appelée piété la vertu qui arrache jusqu'à la racine ce que le Malin a semé. Cette piété est le chemin même de la parole, c'est-à-dire la voie de la raison, ou la voie de la pensée. En dialecte attique, la voie est appelée chemin et route : ce qu'est la pensée. 151. Il jouira d'une grande paix, suivant David (4), celui qui ne fait pas acception de personnes en jugeant l'injustice dans son coeur, c'est-à-dire qui n'accueille pas les formes des esprits mauvais, celui qui considère le péché à travers ces formes, celui qui juge avec rigueur et rend justice sur la terre de son propre coeur, en rendant au péché ce qu'il mérite. En effet les grands, les Pères gnostiques ont, en certains de leurs écrits, à cause de la raison, appelé hommes les démons eux-mêmes, ce que montre également le passage de l'Evangile où le Seigneur dit qu'un homme mauvais a fait cela et qu'il a mêlé l'ivraie au bon grain (5). Il n'y a pas de réfutation rapide chez ceux qui font le mal. C'est également pourquoi nous sommes dévorés par les pensées. 152. Lorsque nous avons commencé à porter dans notre vie l'attention de l'intelligence, si nous joignons l'humilité à la sobriété et à la vigilance et si nous unissons la prière à la réfutation, nous marcherons comme il faut sur le chemin du repentir. En effet, grâce au flambeau de la lumière, le nom adorable et saint de Jésus Christ, par amour de la beauté nous soignons, nous balayons, nous ornons, nous purifions de toute malice la maison de notre coeur. Mais si nous nous confions seulement dans notre sobriété et notre vigilance, ou dans notre attention, nous serons vite bousculés par les ennemis, nous serons renversés, nous tomberons. Les perfides et les fourbes nous abattront sur la terre. Nous nous empêtrerons toujours davantage dans leurs filets : les mauvaises pensées. Ou bien ils nous immoleront facilement. Car nous n'aurons pas la lance puissante : le nom de Jésus Christ. Seul ce vénérable glaive tournant constamment dans un coeur simple sait les envelopper, les couper, les brûler, les réduire à rien, comme le feu consume la paille. 153. Le but ultime de la sobriété et de la vigilance incessantes - c'est-à-dire le profit de l'âme, son gain immense - c'est de voir, dès qu'ils se forment, les fantasmes des pensées dans l'intelligence. Le but de la réfutation, c'est de dénoncer et de dévoiler la pensée qui essaie de pénétrer dans l'espace de notre intelligence sous l'image d'une chose sensible. Mais ce qui éteint et dissout sur le champ toute pensée, toute parole, tout fantasme, toute image, tout le mal qu'érigent en nous les adversaires, c'est l'invocation du Seigneur. Nous-mêmes, en effet, voyons dans l'intelligence la défaite qu'inflige à leur puissance Jésus, notre grand Dieu, et le châtiment qui nous rend justice, à nous les humbles, les simples, les inutiles. 154. Que toutes les pensées ne sont rien d'autre que de simples images des choses sensibles et mondaines, la plupart d'entre nous l'ignorent. Mais si nous persévérons en toute sobriété et vigilance dans la prière, celle-ci dépouille la réflexion de toute image matérielle des mauvaises pensées. Elle lui apprend aussi les calculs des adversaires, et le grand gain de la prière de la sobréité et de la vigilance. "Tu contempleras de tes yeux la rétribution des pécheurs intelligibles (1)", dit David le divin Psalmiste. Toi aussi, tu le verras en ton intelligence et tu comprendras. 155. Souvenons-nous sans cesse de la mort, si nous le pouvons. Par cette mémoire naissent en nous l'abandon des soucis et de toutes les vanités, la garde de l'intelligence et la prière continuelle, le détachement des passions du corps, le dégoût du péché. A dire vrai, presque toure vertu coule de la mémoire de la mort comme de la source; C'est pourquoi, si nous le pouvons, servons-nous d'elle comme de notre propre souffle. 156. Le coeur entièrement vide de toutes les images engendrera en lui des pensées bondissantes, divines et mystérieuses, comme bondissent les poissons et sautent les dauphins quand la mer est calme. La mer tremble sous la brise légère, et l'abîme du coeur sous l'Esprit Saint. Il est dit : " Parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils, qui crie : Abba, Père (2)." 157. Tout moine sera dans l'incertitude, et ne saura que penser de l'oeuvre spirituelle avant d'avoir acquis la sobriété et la vigilance de l'intelligence, soit qu'il en ignore la beauté, soit que, la connaissant, il ne puisse l'assumer, dans sa négligence. Mais il sera sans nul doute délivré de l'incertitude dès qu'il aura atteint la garde de l'intelligence, qui est, et qui est appelée la philosophie de la réflexion ou la philosophie pratique de l'intelligence.. Car il aura trouvé la voie qui a dit : " Je suis la voie, la résurrection et la vie (3). 158. Il sera à nouveau dans l'incertitude en voyant l'abîme des pensées et la multitude des petits enfants de Babylone en les poussant contre ce rocher (4). Nous accomplissons ainsi ce que nous leur souhaitons, selon la parole de l'Ecriture. Car il est dit : " Celui qui garde le commandement ne connaîtra pas le mal (5)", et "Sans moi vous ne pouvez rien faire (6)." 159. Celui-là est un vrai moine, qui mène à bien la sobriété et la vigilance. Et celui-là est vraiment sobre et vigilant qui est moine dans son coeur. 160. La vie parmi les hommes se déroule en suivant le cycle des années, des mois, des semaines, des jours et des nuits, des heures et des instants. Il faudrait que nous aussi fassions se dérouler dans un tel cycle les oeuvres vertueuses, je veux dire la sobriété et la vigilance, la prière, la douceur du coeur, dans une harmonieuse hésychia, jusqu'à notre exode. 161. Elle viendra sur nous, l'heure de la mort, elle viendra et il n'est pas possible d'échapper. Puisse le prince du monde et de l'air (1), qui viendra aussi alors trouver nos iniquités peu nombreuses et peu graves et n'être pas dans le vrai en nous accusant, car nous pleurerions en vain. Il est dit en effet que le serviteur qui a connu la volonté de son maître et ne l'a pas faite comme un serviteur, sera durement châtié (2). 162. Il est dit : " Malheur à ceux qui ont péri dans leur coeur. Que feront-ils quand le Seigneur les visitera (3)? " C'est pourquoi, frères, nous devons être fervents. 163. Les pensées passionnées suivent de près les pensées simples et apparemment dégagées des passions, comme nous l'ont appris une longue expérience et l'observation. Les premières, qui sont dégagées des passions, ouvrent le chemin aux secondes, qui sont passionnées. 164. Il faut que l'homme soit réellemnt coupé en deux dans sa résolution, qu'il soit déchiré dans le plus sage projet de son intelligence, comme je l'ai dit, et qu'il en vienne vraiment à être l'ennemi irréconciliable de luimême. L'attitude qui serait la sienne envers l'homme qui l'aurait très gravement et souvent affligé et lésé, c'est celle-là même qu'il lui faut avoir, davantage encore, si nous voulons accomplir le grand et premier commandement, je veux dire la conduite du Christ, la bienheureuse humilité, la vie de Dieu dans la chair. C'est pourquoi l'Apôtre dit : " Qui me délivrera de ce corps de mort (4)?" Car il n'est pas soumis à la loi de Dieu (5). Mais, montrant qu'il nous appartient de soumettre le corps à la volonté de Dieu, il dit : " Si nous nous examinions nousmêmes, nous ne serions pas jugés (6)." Mais par ses jugements, le Seigneur nous corrige. 165. Le commencement de la fructification, c'est la fleur. Le commencement de la garde de l'intelligence, c'est la tempérance dans les aliments et la boisson, le refus et le détacehement de toute pensée, et l'hésychia du coeur. 166. Lorsque nous nous fortifions dans le Christ Jésus, et que nous avons commencé à courir avec une sobriété et une vigilance assurées, il nous apparaît d'abord dans l'intelligence comme une lampe qui, si nous la saisissons pour ainsi dire par la main de cette intelligence, nous conduit sur le chemin de la réflexion. Puis il nous apparaît comme une lune toute lumineuse qui tourne dans le firmament du coeur. Enfin Jésus nous apparaît comme un soleil irradiant la justice. C'est-à-dire qu'il se montre luimême et ses propres lumières flamboyantes, les lumières de ce que nous contemplons. 167. C'est là en effet ce qu'il révèle mystiquement à l'intelligence, lorsqu'elle persévère dans son commandement qui ordonne : " Circoncisez la dureté de vos coeurs (1)." Comme il a été dit, la sobriété et la vigilance attentives enseignent à l'homme des pensées qui dépassent toute mesure. Car le divin ne fait pas acception de personnes (2). C'est pourquoi le Seigneur dit : " Ecoutez-moi et comprenez. A celui à qui il sera donné, il aura en surabondance. Mais à celui qui n'a pas, il sera enlevé même ce qu'il croit avoir (3)." Et : " Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu (4)." Combien plus, donc, les vertus l'assisteront-elles. 168. Un navire n'ira pas loin si l'eau manque. De même la garde de l'intelligence ne progressera pas du tout si manquent entièrement la sobriété et la vigilance jointes à l'humilité et à la prière de Jésus Christ. 169. Les fondations d'une maison, ce sont les pierres. Mais les fondations et le faîte de cette vertu, c'est le nom adorable et saint de notre Seigneur Jésus Christ. Il fera facilement naufrage, le pilote insensé qui dort au moment de la tempête, après avoir chassé les matelots et jeté à la mer les rames et les voiles. Mais elle sera encore plus facilement engloutie par les démons, lorsque viennent les suggestions, l'âme qui néglige la sobriété et la vigilance, et l'invocation du nom de Jésus Christ. 170. Ce que nous savons, nous l'écrivons. Et ce que nous avons vu en chemin, nous en témoignons, si toutefois vous voulez bien recevoir ce que nous disons; Car lui-même a dit : " Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme le sarment qu'on ramasse, qu'on jette au feu et qui brûle. Mais celui qui demeure en moi, je suis en lui (5)." Comme il n'est pas possible, en effet, que le soleil brille sans répandre sa lumière, ainsi le coeur ne saurait être purifié de la souillure des pensées de perdition sans la prière du nom de Jésus. Si cela est vrai - et c'est ce que je vois - confions-nous au nom comme à notre propre souffle. Car le nom est lumière. Mais les pensées sont ténèbres. Le nom est Dieu et Maître. Mais les pensées sont esclaves des démons. 171. Que la garde de l'intelligence soit appelée de ses noms propres qui lui donnent tout son sens : source de la lumière, source des éclairs, effusion lumineuse, porteuse de feu. Car, à vrai dire, elle dépasse le corporel innombrable et toutes les vertus. Pour ces lumières flamboyantes qui naissent d'elle, il faut donc appeler de noms précieux cette vertu. De pécheurs et d'inutiles, de souillés et d'ignorants, d'insensés et d'injustes qu'ils étaient, ceux qui l'aiment peuvent devenir par Jésus Christ justes, bons, purs, saints et sages. Et non seulement cela, mais encore contempler les mystères et êtres théologiens. Devenus contemplatifs, ils nagent dans cette lumière toute pure et infinie, ils la touchent par d'innombrables effleurements, ils demeurent et vivent avec elle, car enfin ils ont goûté combien le Seigneur est bon (6). C'est ainsi qu'en ces princes des anges s'accomplit clairement la parole du divin David : " Les justes confesseront ton nom et les hommes droits demeureront devant ta face (1)." Car seuls de tels hommes invoquent et confessent Dieu sincèrement. Ils l'aiment et ils désirent vivre toujours avec lui. 172. Malheur au dedans, quand il est investi par les choses du dehors. Car l'homme intérieur sera profondément affligé par les sens du corps, mais dans son affliction il les fustigera. Celui qui agit ainsi a déjà connu les choses que voit la contemplation. 173. Selon les Pères, si notre homme intérieur est sobre et vigilant, il est également capable de garder l'homme extérieur. Car nous et les démons malfaisants, les uns et les autres commettons ensemble les péchés. Eux par les seules pensées, lorsque, dessinant des images, comme ils veulent ils donnent forme au péché dans l'intelligence. Mais nous, par les pensées au dedans, er par nos actes au dehors. C'est donc par eules pensées, par la ruse et la tromperie, que les démons, qui n'ont pas l'épaisseur des corps, attirent sur eux et sur nous le châtiment. Mais si ces criminels n'étaient pas ainsi privés de l'épaisseur du corps, ils ne cesseraient pas de pécher aussi en acte, car ils gardent leur volonté toujours prête à outrager. 174. La prière du seul nom de Dieu tue et réduit en cendres leurs tromperies. Car Jésus Dieu et Fils de Dieu continuellement et diligemment invoqué par nous, ne leur permet absolument pas de montrer à l'intelligence, dans le miroir de la réflexion, la moindre ébauche de cette attaque appelée suggestion, non plus que la moindre forme, ni de dire au coeur quelque parole que ce soit. La formé démoniaque qui ne pénètre pas dans le coeur sera également vide de toute pensée, comme nous l'avons dit. Car c'est par les pensées que les démons ont coutume de fréquenter l'âme et de lui enseigner secrètement à faire le mal. 175. C'est donc par la prière continuelle que l'espace de la réflexion se purifie des nuées ténébreuses et des souffles des esprits du mal. Et quand l'espace du coeur a été purifié, il est impossible que ne brille pas en lui la divine lumière de Jésus, si toutefois nous ne sommes pas enflés de vaine gloire, d'orgueil et d'ostentation et si nous ne nous élevons pas vers l'insaisissable : nous nous priverions alors du secours de Jésus, car le Christ hait ces choses, lui qui a montré l'exemple de l'humilité. 176. Attachons-nous donc à la prière et à l'humilité, à ces deux choses qui, avec la sobriété et la vigilance, nous arment contre les démons comme d'un glaive de feu. Car si nous vivons ainsi, il nous sera possible de faire de chaque jour et de toute heure, dans le mystère, dans la joie, une fête du coeur. 177. Les huit pensées fondamentales du vice, qui contiennent toute pensée, et desquelles elles naissent toutes ( comme d'Héra et de Zeus naissent tous les dieux maudits des Grecs, selon leurs fables), montent ensemble à la porte du coeur. Si elles trouvent sans garde l'intelligence, elles entrent une par une en leur temps. Mais chacune des huit pensées, si elle pénètre dans le coeur après être montée, fait entrer avec elle un essaim de pensées infamantes. Quand elle a ainsi enténébré l'intelligence, elle provoque le corps en l'incitant à commettre des actions qui déshonorent. 178. Cependant, celui qui surveille la tête du serpent (1) et qui, par une réfutation résolue, lui assène des paroles dures comme un coup de poing, celui-là fait reculer la guerre. En brisant la tête, il a échappé à bien des pensées mauvaises et à des oeuvres de grand mal. Alors la réflexion demeure dans le calme. Car Dieu accueille sa veille qui la garde des pensées. Il lui donne de savoir comment il faut maîtriser les adversaires, et comment il faut purifier peu à peu le coeur des pensées qui souillent l'homme intérieur. Comme dit le Seigneur Jésus : " C'est du coeur que sortent ls pensées mauvaises, les prostitutions, les adultères; Ce sont ces choses qui souillent l'homme (2)." 179. Ainsi donc l'âme peut dans le Seigneur demeurer en sa beauté, sa splendeur et sa rectitude, telle qu'elle fut créée par Dieu au commencement, très belle et trhès droite; C'est ce que dit le grand serviteur de Dieu, Antoine : " Quand l'âme est douée d'intelligence selon la nature, la vertu est assurée." Il dit encore : " L'âme est droite, quand elle est douée d'intelligence selon la nature, telle qu'elle fut créée." Peu après il ajoute : " Purifions la réflexion. Je crois en effet que, totalement purifiée et rendue à son état naturel, elle peut devenir clairvoyante, voir davantage et plus loin que les démons, car elle a en elle le Seigneur qui révèle." Voilà ce que dit le glorieux Antoine, comme le rapporte le grand Athanase dans la Vie d'Antoine (3). 180. Toute pensée suscite dans l'intelligence l'image d'une chose sensible; Car l'intelligence est l'Assyrien. Elle ne peut tromper autrement qu'en se servant de choses qui nous sont sensibles et habituelles. 181. De même qu'il nous est impossible de poursuivre les oiseaux qui volent dans les airs, parce que nous sommes des hommes, ou de nous envoler comme eux, ce que ne peut faire notre nature, de même il nous est impossible de maîtriser les pensées démoniaques incorporelles sans une prière sobre, vigilante et continuelle, et si le regard de l'intelligence n'est pas tout tendu vers Dieu. Sinon, c'est la terre que tu recherches. 182. Si donc tu veux vraiment couvrir de honte les pensées, vivre dans l'hésychia bienheureuse et connaître aisément la sobriété et la vigilance du coeur, que la prière de Jésus colle à ton souffle, et en peu d ejours tu verras venir ce que tu cherches. 183. De même qu'il est impossible d'écrire des lettres dans l'air ( car il faut qu'elles soient tracées sur quelque corps pour se conserver durablement), de même collons à notre sobréité et à notre vigilance laborieuses la prière de Jésus Christ, afin que la vertu toute belle de la sobréité ne cesse de demeurer avec lui et nous soit pour toujours gardée par lui sans qu'on puisse nous l'enlever. 184. Il est dit : " Roule tes oeuvres devant le Seigneur, et tu trouveras la Grâce (4)", de peur que le prophète ne dise aussi de nous : " Seigneur, tu es proche de leur bouche, mais loin de leurs reins (5)." Personne d'autre que Jésus n'affermira ton coeur dans la paix, hors des passions, personne sinon Jésus Christ lui-même, qui a réuni ce qui était séparé (1). 185. Deux choses enténèbrent pareillement l'âme : l'entretien des pensées dans l'intelligence qui réfléchit, et, au dehors, les conversations et les discussions vaines. Ceux qui veulent éloigner de l'intelligence tout dommage doivent donc affliger ce couple qui aime parler en vain : les pensées et les hommes. Et les affliger pour une raison qui soit fondée en Dieu, afin que l'intelligence enténébrée ne se relâche pas de sa sobriété et de sa vigilance. Car lorsque nous sommes dans les ténèbres de l'oubli, nous menons l'intelligence à sa perte. 186. Celui qui de toute sa ferveur garde la pureté du coeur aura pour maître le législateur de cette pureté, le Christ, qui lui dit secrètement sa volonté. C'est ce que révèle David, quand il affirme : " J'entendrai ce que dira en moi le Seigneur Dieu (2)." Quant au combat de l'intelligence, montrant combien celle-ci doit s'examiner elle-même et quelle protection Dieu lui accorde en retour, il disait : " L'homme dira : ' Y aura-t-il un fruit pour le juste?" (3)." Puis à la suite de sa recherche, exprimant une réflexion qui comprenne les deux - la pureté et le combat -, il dit : " C'est donc Dieu qui les juge, les démons malins, dans la terre de notre coeur (4)." Et il dit ailleurs : " L'homme ira dans les prfondeurs du coeur, et Dieu sera exalté (5)." Alors nous considèrerons leurs coups comme des flèches d'enfants. 187. Vivons toujours le coeur instruit dans la sagesse (6), selon le Psalmiste, respirant continuellement le Christ Jésus qui est la puissance même de Dieu le Père et la sagesse même de Dieu (7). Si, à la suite de quelque circonstance, nous nous sommes relâchés, si nous avons négligé ce que doit faire l'intelligence, le lendemain matin de nouveau ceignons comme il faut ses reins et de nouveau mettons-nous courageusement à l'oeuvre, sachant que nous n'avons pas d'excuse si nous ne faisons pas le bien, dès lors qnue nous le connaissons. 188. De même que les nourrivtures nocives dérangent le corps dès qu'on les a prises, mais que celui qui en a amngé peut, grâce à quelque remède, les vomir aussitôt qu'il sent le mal et ne pas en être affecté, de même l'intelligence, lorsqu'elle a reçu et absorbé des pensées mauvaises et qu'elle sent leur amertume, les vomit facilement et les rejette tout à fait, par la prière de Jésus dite du fond du coeur. C'est là ce que grâce à Dieu, touchant ces choses, l'intsruction, et par l'instruction l'expérience, ont donné à comprendre à ceux qui vivent dans la sobriété et la vigilance. 189. Unis au souffle qui passe dans tes narines la sobriété, la vigilance et le nom de Jésus, ou l'incessante méditation de la mort et l'humilité. On sait que les deux sont d'un grand secours. 190. Le Seigneur a dit : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes (1)." 191. Le Seigneur a dit : " Celui qui s'abaisse comme ce petit enfant sera élevé; Mais celui qui s'élève sera abaissé (2)." Il dit : " Apprenez de moi." Vois-tu que l'enseignement, c'est l'humilité, Or son commandement est la vie éternelle (3). Et c'est l'humilité. Donc celui qui n'est pas humble glisse hors de la vie; C'est dire qu'il se trouvera à l'opposé. 192. Toute vertu se bâtit sur l'âme et le corps; Or l'âme et le corps sont créatures de Dieu, et c'est par eux que se forme la vertu, on l'a dit; Comment ne serions-nous pas au comble de la folie en nous vantant de parures étrangères à l'âme et au corps, en nous emplissant de vaine gloire, en nous appuyant sur l'orgueil comme sur un roseau et, le plus effrayant, dans notre totale iniquité et dans notre inconscience, en dressant contre notre élévation le Dieu qui nous dépasse de sa grandeur infinie, Car le Seigneur s'oppose aux orgueilleux (4). Or, au lieu d'imiter le Seigneur dans l'humilité, nous allons, par sentiment de vaine gloire et d'orgueil, nous lier d'amitié avec un démon orguelleux et hostile au Seigneur; C'est pourquoi l'Apôtre disait : " Qu'as-tu que tu n'aies reçu?" T'es-tu créé toimême? Et si tu as reçu de Dieu le corps et l'âme desquels, dans lesquels et par lesquels se forme toute vertu, " pourquoi te glorifier comme si tu n'avais pas reçu (5)?" C'est le Seigneur qui t'a fait don de ces choses. 193. En un mot, la purification du coeur, par laquelle l'humilité et tout bien se trouvent descendre en nous d'enhaut (6), n'est rien d'autre que refuser absolument qu'entrent dans l'âme les pensées qui se pressent. 194. Car lorsqu'elle persévère dans l'âme avec Dieu et par Dieu seul, la garde de l'intelligence donne à la raison la sagesse dans les combats voués à Dieu. Et ce n'est pas un petit avantage qu'elle offre à celui qui l'assume, en le rendant capable d'ordonner les oeuvres et les paroles selon un choix qui plaît au Seigneur. 195. Les ornements visibles du Grand-Prêtre dans l'Ancien Testament étaient les modèles du coeur pur. Ainsi nous aussi devons être attentifs à la lame de notre coeur (7). Nous devons éviter qu'elle soit noircie par le péché et veiller à l'essuyer par les larmes, le repentir et la prière. Car l'intelligence est une chose qui se laisse facilement aller aux pensées impies, et qu'il est difficile de retenir. De même elle suit aisément les imaginations de la raison, les mauvaises comme les bonnes. 196. Bienheureux vraiment celui qui de toute la réflexion de son intelligence est collé à la prière de Jésus et appelle celui-ci continuellement dans son coeur, comme l'air s'nunit à nos corps et la flamme aux cierges. Lorsqu'il passe au-dessus de la terre, le soleil fait être le jour. De même, lorsque le saint nom vénérable du Seigneur Jésus ne cesse de briller dans la réflexion de l'intelligence, il engendre d'innombrables pensées lumineuses comme le soleil. 197. QUand les nuages se dissipent, l'air apparaît pur. De même, quand sous le soleil de justice, Jésus Christ, se dissipent les fantasmes des passions, ne cessent de naître dans le coeur des pensées lumineuses, pareilles aux étoiles. Car Jésus illumine l'espace du coeur. L'Ecclésiaste dit en effevt : " Ceux qui ont mis leur confiance dans le Seigneur comprendront la vérité et ceux qui sont fidèles dans l'amour demeureront auprès de lui (1). 198. L'un des Saints a dit : Garde rancune aux démons et sois toujours l'ennemi du corps. La chair est un ami trompeur. Quand elle est bien soignée, elle nous combat davantage. Encore une fois, tiens le corps en haine et lutte contre le ventre. 199. Par les discours que nous venons d'écrire dans la première et la seconde centuries, nous avons traité des peines de la sainte hésychia de l'intelligence. De tels discours ne sont pas seulement le fruit de notre réflexion, mais aussi ce que les divines paroles des Pères emplis de la sagesse de Dieu nous enseignent sur la pureé de l'intelligence. Mais maintenant que nous avons dit le peu que nous avions à dire pour montrer le gain de la garde de l'intelligence, nous cesserons de parler. 200. Désormais viens, suis-moi pour t'unir à la garde bienheureuse de l'intelligence, qui que tu sois qui désires en esprit voir des jours bons (2) et je t'enseignerai dans le Seigneur l'oeuvre que nous avons vue et comment vivent les Puissances intellectuelles. Car les anges ne se rassasieront jamais de louer le Créateur, ni l'intelligence de rivaliser saintement avec eux. Et de même que les êtres immatériels ne se soucient pas de nourriture, de même les êtres qui sont à la fois dans la matière et immatériels ne s'en soucient pas non plus, s'ils sont entrés dans le ciel de l'hésychia de l'intelligence. 201. De même que les Puissances d'en-haut ne se soucient ni d'argent ni de richesses, de même ceux qui ont purifié l'oeil de l'âme et ont acquis l'habitude de la vertu ne se soucient pas de la malfaisance des esprits malins. Et de même que pour les premières est évidente la richesse de leur approche de Dieu, de même pour les seconds sont évidents leur désir ardent et leur amour, leur tension et leur élévation vers le divin. Amoureusement et insatiablement emportés toujours plus haut dans cetté élévation par le goût de Dieu et le désir qui les met hors d'eux-mêmes, ils ne s'arrêteront pas jusqu'à ce qu'ils aient atteint les Séraphins, ni ne se lasseront de la sobriété et de la vigilance de l'intelligence et d el'exaltation de l'amour jusqu'à ce qu'ils soient devenus des anges dans le Christ Jésus notre Seigneur. 202. Il n'est pas de venin plus fort que le venin de l'aspic et du basilic. Et il n'est pas de mal plus grand que le mal de l'amour de soi. Autour de l'amour de soi volent ses enfants, qui sont l'éloge que s'adresse le coeur, la suffisance, la gourmandise, la prostitution, la vaine gloire, l'envie et le couronnement de tous les vices : l'orgueil, lequel sait faire tomber des cieux non seulement les hommes, mais aussi les anges, et les entourer de ténèbres au lieu de lumière (1). 203. Voilà, Théodule, ce que t'écrit celui qui porte le nom de l'hésychia, même si, dans la pratique, il fait mentir un tel nom. Il est vrai que tout cela ne vient pas de nous, mais de Dieu qui nous l'a donné. Lui qui, dans le Père, le Fils et le Saint Esprit, est loué et glorifié par toute nature de raison, par les anges, par les hommes, par toute la création qu'a formée la Trinité ineffable, le Dieu unique. Puissions-nous découvrir la splendeur de son Royaume, par les prières de la Mère de Dieu très pure et de nos saints Pères. A Dieu inacessible, la gloire éternelle. Amen. NIL L'ASCETE DISCOURS ASCETIQUE De notre saint Père Nil l'Ascète Discours ascétique INTRODUCTION LA VRAIE PHILOSOPHIE Les grecs n'avaient pas de vrais philosophes (1) (1). Philosopher, beaucoup de grecs et plus d'un parmi les juifs s'y sont appliqués, mais seuls les disciples du Christ ont poursuivi la vraie philosophie, car eux seuls avaient pour maître la Sagesse même, manifestant par ses oeuvres la conduite qui convient à une telle recherche. En effet, les premiers (les grecs), comme des acteurs sur la scène, s'affublaient d'un masque étranger, portant un titre vide et manquant de la vraie philosophie : par le manteau, la barbe et le bâton, ils affichent d'être des philosophes, mais ils soignent le corps et sont asservis aux convoitises comme à des maîtresses, esclaves du ventre et prenant les plaisirs du sexe comme des actes naturels; en proie à la colère, pourchassant la gloriole, se précipitant avidement sur les tables bien garnies à la façon des petits chiens; ne sachant pas que le philosophe doit être avant tout libre et fuir bien plus l'esclavage des passions que celui de l'argent et la servitude des esclaves. Car le fait d'être esclave des hommes ne nuit en rien à celui qui vit droitement, mais l'habitude de se soumettre aux passions comme à des maîtresses, par les plaisirs, procure déshonneur et grande dérision. (2). Il en est parmi eux qui, tout en négligeant entièrement la pratique, s'imaginent posséder une philosophie rationnelle, parce qu'ils dissertent dans les nuages et interprètent des choses qui ne peuvent être démontrées, prétendant connaître la hauteur du ciel, les dimensions du soleil et les mouvements des astres. Il en est aussi qui entreprennent de disserter sur les choses divines, en un domaine où la vérité est inaccessible et les conjectures périlleuses, alors qu'ils vivent d'une façon plus abjecte que les cochons qui se vautrent dans la fange. Même si quelques-uns se mettent à la pratique, ils sont encore pires que les autres parce qu'ils accomplissent leurs labeurs pour la gloire et les éloges : c'est, en effet, uniquement par ostentation et gloriole que ces malheureux agissent la plupart du temps, n'obtenant pour leur peine qu'un salaire insignifiant et méprisable. De fait, se taire continuellement, se nourrir d'herbe, se couvrir le corps de haillons et passer sa vie enfermé dans un tonneau sans attendre la moindre récompense après la mort, c'est le comble de la folie, puisqu'on ôte à la vie les fruits de la vertu et qu'on s'impose une lutte où il n'y a pas de couronne à gagner, un combat continuel sans trophées et des batailles qui ne récoltent que des sueurs. Ni les juifs. (3) Quant aux juifs qui ont embrassé ce genre de vie, ce sont tous des descendants de Jonadab qui, voulant vivre de la même manière, habitent toujours dans des tentes, s'abstiennent de vin et de tout mets recherché, et n'ont qu'une nourriture réduite, limitée au besoin du corps (1). Ils ont le plus grand souci des dispositions morales et vaquent la plupart du temps à la contemplation, d'où le nom qui leur est donné d'Esséniens, exprimant leur sagesse, et le but de leur philosophie est absolument irréprochable à tous points de vue, leurs actions ne le contredisent d'aucune façon. Mais quels fruits retirent-ils de leurs combats et de leur lutte pénible, eux qui ont fait périr le Christ, le maître de la lutte? Pour eux également, la récompense des peines est supprimée, puisqu'ils récusent celui qui accorde les prix et la vie véritable. Aussi s'égarent-ils hors de la philosophie. Car la philosophie est la rectitude des moeurs avec la connaissance de la vraie doctrine au sujet de Celui qui est. Les juifs comme les païens s'en sont écartés, ayant repoussé la Sagesse descendue du ciel et ayant entrepris de philosopher sans le Christ qui est le seul à traduire en oeuvres et en paroles la vraie philosophie. Seuls les disciples du Christ ont vécu selon la vraie philosophie. (4). Il a été, en effet, le premier à en frayer la route par sa vie, montrant une conduite pure, élevant toujours l'âme au-dessus des passions du corps et la méprisant finalement quand le salut des hommes dont il était chargé exigeait sa mort; Il nous a enseigné ainsi que celui qui embrasse correctement la philosophie d'en-haut doit, d'une part, rejeter tous les plaisirs de la vie et, d'autre part, peiner et maîtriser entièrement les passions en méprisant le corps; il doit aussi ne pas tenir à la vie et être prêt à la perdre s'il faut donner ce témoignage à la vertu. C'est la façon de vivre que les saints apôtres ont imitée quand ils ont été appelés et qu'ils ont en même temps renoncé à leur vie, dédaignant patrie, race et richesses pour passer aussitôt à une existence dure et pénible, marchant à travers toutes les difficultés, tourmenrés, maltraités, pourchassés, dépouillés, privés même du nécessaire. Finalement ils affrontèrent courageusement la mort, imitant bien en tout le Maître et laissant ainsi l'image de la conduite la plus belle. Les chrétiens devaient ensuite reproduire leur exemple et comme tous n'avaient pas la volonté ou la force de les imiter, quelques-uns purent s'élever au-dessus des troubles du monde et fuir l'agitation des villes. Sortis de ce tumulte pour embrasser la vie solitaire, ils y ont mis la marque de la vertu apostolique, préférant la pauvreté à la propriété pour n e pas se laisser distraire; aimant mieux une nourriture improvisée plutôt que des mets recherchés, à cause des révoltes des passions, ils subvenaient aux besoins corporels avec ce qu'ils trouvaient : dédaigant comme une invention de la mollesse humaine les habits moelleuxet superflus, ils se contentent pour la nécessité du corps d'un vêtement simple et sans apprêt (et ils méprisent les délices); jugeant étranger à la philosophie l'esprit qui rejette le souci des choses célestes pour s'occuper des choses d'ici-bas et de ce qui arrive aussi bien aux bêtes, ils ignorent le monde et vivent en-dehors des passions humaines; nul parmi eux ne commet de fraude ni n'en subit; nul n'assigne en justice et nul n'est assigné. (5) Chacun avait, en effet, comme juge intègre sa propre conscience, aucun n'était dans l'opulence, aucun dans l'indigence; personne n'était épuisé par la faim, personne n'était repu de mangeaille, car la libéralité des riches subvenait aux besoins des indigents. Il y avait équité et répartition égale, l'inégalité était supprimée par la mise en commun volontaire des supérieurs avec les inférieurs. Ou plutôt, ce n'était même pas l'égalité, car alors le zèle avec lequel on s'empressait de s'abaisser faisait une inégalité, comme fait maintenant la manie de rivaliser pour obtenir plus de gloire. L'envie était exclue, la jalousie proscrite, la vaine gloire bannie, l'orgueil chassé, toutes les causes de contestations étaient supprimées. Car certains étaient morts aux plus fortes passions et insensibles, n'ayant même pas de fantasmes en songe; depuis le début, ils en avaient repoussé le souvenir. Par l'ascèse quotidienne et la patience, ils étaient parvenus à cet état et devenus comme des flambeaux brillant dans les ténèbres, des étoiles fixes resplendissant dans la sombre nuit de la vie et montrant à tous un accès facile au port, à l'écart de la tempête, afin d'échapper sans dommage aux atteintes des passions. I DECADENCE DU MONACHISME Un funeste retour en arrière (6) Mais cette conduite parfaite et cette vie céleste, telle une image dégradée peu à peu par la négligence de ceux qui la reproduisent à travers les temps, est arrivée à une extrême dissemblance et a complètement perdu sa conformité au modèle; Car ceux qui s'étaient crucifiés au monde et avaient renoncé à la vie, reniant leur condition d'hommes et s'efforçant de prendre la nature des puissances incorporelles en partageant leur impassibilité, sont retournés en arrière, aux affaires de la vie et aux gains blâmables, ternissant la perfection de ceux qui vivaient bien et faisant diffamer par leur propre négligence ceux qui auraient mérité d'être glorifiés et célébrés pour leur vertu; nous tenons bien le manche de la charrue en conservant le saint habit, mais nous ne sommes pas aptes au royaume des cieux, parce que nous regardons en arrière (1) et nous oublions ce à quoi nous devons nous attacher avec le plus grand zèle. Ce n'est plus, en effet, le prix avantageux et immédiat de la vie qui est l'objet de notre recherche, et nous n'apprécions plus l'état d'hésychia favorable à la délivrance des anciennes souillures, mais nous estimons davantage une foule de choses qui donnent un souci inutile pour le vrai but, et la recherche des biens matériels l'emporte sur les exhortations salutaires. Le mépris des commandements du Seigneur Le Seigneur nous ordonne de renoncer entièrement aux soucis terrestres et de rechercher seulement le royaume des cieux (2); mais comme nous nous empressons de marcher sur le chemin opposé, nous ne tenons aucun compte des commandements du Maître et, ayant écarté cette sollicitude, nous mettons nos espoirs dans nos mains; Le Seigneur dit en effet : " Considérez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'entassent pas dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit (1)." Et encore : " Observez les lis des champs comme ils croissent; ils ne peinent ni ne filent (2)." il nous interdit aussi d'emporter ni bourse, ni sac, ni bâton et nous ordonne de nous appuyer uniquement sur la promesse la plus véridique qu'il a faite en envoyant ses disciples en mission au prfit des autres hommes, leur disant : " Le travailleur mérite sa nourriture (3)", sachant que celle-ci est plus assurée par la Providence que par notre industrie. (7) Mais nous, au contraire, nous ne dédaignons pas d'acquérir toute la terre que nous pouvons, et nous amassons des troupeaux de moutons, des boeufs de labour sans rivaux pour la forme et la taille, et des ânes bien gras, afin que les uns fournissent en abondance la laine nécessaire, que les boeufs servent à tous les travaux agricoles qui procureront notre nourriture et leur fourrage à eux et aux autres animaux, et enfin que les bêtes de somme, en apportant des autres pays les aliments qui suppléent à ce qui manque sur place, assurent ainsi la nourriture nécessaire et qui rend la vie plus agréable. De plus, parmi les arts nous choisissons les plus lucratifs, qui ne nous laissent aucun moment pour penser à Dieu, accaparant tout notre loisir, condamnant, à ce qu'il semble, ou la faiblesse de celui qui veille sur nous ou notre première profession : car même si nous ne le reconnaissons pas en paroles, nous sommes accusés par la pratique. Nous prenons plaisir au genre de vie des séculiers quand nous nous appliquons aux mêmes choses qu'eux et que nous nous épuisons davantage dans les travaux corporels au point que, pour la plupart, nous voyons seulement dans la piété un moyen de profit (4) et ne recherchons la vie naguère tranquille et bienheureuse que pour échapper aux services pénibles par un simulacre de piété et pour étendre sans entrave les convoistises des choses visibles grâce à la liberté de jouissance que nous nous sommes ménagée, traitant impudemment les plus simples, voire même les plus élevés. La vie religieuse est pour nous fondement de despotisme, et non d'humilité et de douceur. Aussi, par ceux qui devraient nous honorer nous sommes regardés comme une foule vulgaire, et, vivant surtout dans les marchés, nous sommes la dérision des hommes auxquels nous sommes mêlés, n'ayant rien de ce qu'il faudrait pour exceller sur les autres. Voulant avoir de la notoriété non par la vie, mais par l'habit, nous repoussons les labeurs de la vertu et nous ambitionnons follement leur gloire, n'exhibant qu'une ombre de la vérité d'autrefois (8). Aujourd'hui, on prend cet habit vénérable sans s'être lavé des souillures de l'âme et sans avoir effacé en son esprit les marques laissées par les péchés d'autrefois, mais en étant encore violemment excité par leurs images; sans avoir rectifié ses moeurs selon la règle dont on fait profession et en ignorant quel est le but de la philosophie selon Dieu, on renouvelle la morgue des pharisiens en s'enorgueillissant du seul fait de l'habit, comme si on avait acquis la vertu, et on circule en portant des armes dont on ne connaît pas le maniement. Par l'habit visible, on affiche une gnose qu'on n'a même pas goûtée du bout des lèvres; c'est un écueil au lieu d'un port, un sépulcre blanchi (1) au lieu d'un temple, un loup au lieu d'un agneau (2), pour la perte de ceux qui se laissent prendre à l'apparence. Les moines vagabonds et parasites Incapables de supporter la vie régulière, de tels hommes s'enfuient des monastères et ils se précipitent dans les villes, sous l'impulsion des besoins de leur ventre, portant comme un appât les dehors de la piété (3), pour en tromper le plus grand nombre, et consentant à faire tout ce à quoi les contraignent les nécessités du corps. Rien n'est plus violent, en effet, qu'une nécessité naturelle qui imagine un moyen habile de passer à travers les obstacles, surtout quand il s'y mêle une paresse invétérée; le prétexte se présente alors plus perfidement. Ainsi donc ceux-là hantent les portes des riches, ne le cédant en rien aux parasites. Sur les places, ils courent devant eux à la façon des esclaves, chassant ceux qui s'approchent, repoussant ceux qu'ils rencontrent, s'efforçant de frayer le chemin à ceux qu'ils courtisent, et ils font cela pour la table, ne sachant pas réfréner la jouissance des mets savoureux et ne voulant pas porter à la ceinture le pieu prescrit par Moïse pour enfouir les excréments (4). S'ils en avaient fait usage, ils auraient su que le gosier est le terme de toute jouissance alimentaire, et que tout ce qui se trouve assouvir les désirs du corps dissimule les turpitudes de la convoitise indécente. (9) C'est pourquoi le nom de Dieu est blasphémé (5); cette vie si désirable est devenue abominable, et le trésor de ceux qui vivent vraiment vertueusement est regardé comme une duperie. Les villes sont encombrées de ces vagabonds, les habitants en sont importunés et sont saisis de répugnance rien qu'à les voir s'attarder aux portes à mendier avec impudence. Beaucoup de ces misérables, introduits à l'intérieur, affectant si peu que ce soit la piété et cachant sous un masque d'hypocrisie leur mauvaise réputation, s'en vont finalement après avoir dévalisé leurs hôtes. Aussi font-ils tout pour déconsidérer la vie monastique, si bien que ceux qui étaient autrefois de sages conseillers sont désormais expulsés des villes comme un fléau. On les chasse comme des maudits, non moins que des lépreux, et on se fierait plutôt à des brigands et à des voleurs qu'à ceux qui mènent la vie monastique, estimant qu'il est plus facile de se garder de la malice évidente que des belles apparences trompeuses. Ces moines-là n'ont pas plus commencé à servir Dieu qu'ils n'ont appris le fruit qu'on retire de l'hésychia. Peutêtre sont-ils venus inconsidérément à la vie monastique, par quelque nécessité, jugeant que c'était un bon moyen de se procurer leur subsistance, et qu'ils auraient pu, je pense, poursuivre de façon plus honorable s'ils n'allaient mendier à toutes les portes et si l'habit monastique les retenait de chercher des gains plus abondants. Voulant part pour le corps, ils ne lui procurent pas seulement le nécessaire, mais ce que la mollesse des efféminés a inventé selon leurs convoitises illimitées. De tels malades sont vraiment impossibles à guérir. (10). Comment, en effet, faire comprendre le prix de la santé à des gens qui n'en ont jamais joui, qui sont malades de consomption depuis le berceau et qui pensent, par suite de l'accoutumance, que la condition malheureuse de la nature ne diffère pas de l'état normal, Toute parole pour corriger est vaine quand les auditeurs, n'ayant d'inclination que pour le mal, sont au contraire mal disposés à l'endroit des conseils qui leur sont donnés, et surtout quand l'espoir du profit nourrit la convoitise, la passion ferme l'oreille à tout conseil, si bien que les exhortations à la tempérance ne sauraient s'y introduire dans un esprit tendu vers l'appât du gain, fût-il honteux. Ne pas vivre en contradiction avec notre profession. Mais nous, ô bien-aimés, qui, par amour de la vertu, nous le pensons, avoir renoncé à la vie présente et rejeté les convoitises de ce monde (1) pour faire profession de suivre le Christ, pourquoi nous laissons-nous enlacer par les distractions de la vie et reconstruisons-nous à tort ce que nous avions si bien détruit? Pourquoi cédons-nous aux mauvais conseils de ceux qui n'agissent pas comme il convient, attisant les désirs des plus faibles par la recherche des vanités et engageant les plus simples sur la voie de la cupidité? (11) Le Seigneur, en effet, nous a ordonné de soigner et non de provoquer ceux qui chancellent, de viser d'abord le profit du prochain avant ce qui nous plaît (2). Ainsi, en ne suivant pas nos pulsions instinctives, nous éviterons de scandaliser beaucoup des plus simples en étant pour eux une occasion de convoiter les choses terrestres. Pourquoi faisons-nous tant de ces choses qu'on nous a enseigné à mépriser, en étant attachés aux richesses et aux propriétés et en dispersant notre intelligence dans des préoccupations multiples et inutiles? Le souci de tout cela nous détourne des occupations plus nécessaires, nous fait négliger les biens de l'âme et mène à un grand abîme ceux qui sont fascinés par les choses brillantes de la vie et qui voient le bonheur suprême dans la jouissance de la richesse. Nous voyons ceux qui font profession de philosophie se vanter d'être au-dessus des plaisirs et nous sommes plus empressés qu'eux à les rechercher. Rien ne conduit plus fatalement au châtiment que de se faire en foule les imitateurs de leurs vices. Car la perte des disciples vaut un surcroît de peine au maître et ceux-ci n'ayant pas repoussé comme une chose honteuse cette imitation, ce ne sera pas une condamnation minime qu'encourra le maître pour avoir enseigné les vices. Jugeant infâmant un tel enseignement, les sages s'en sont abstenus. Que personne ne s'offusque de ce que nous disons, mais ou bien qu'on se corrige du mal qu'on a commis par suite de la négligence d'un grand nombre, pour la honte du nom qu'on porte, ou bien qu'on récuse le nom. Car si on se présente comme philosophe, les richesses sont superflues pour la pureté de l'âme, la philosophie faisant profession d'être étrangère même au corps. Si, au contraire, on s'empresse d'acquérir des biens et de jouir des plaisirs de la vie, pourquoi célébrer en parole la philosophie et adopter en fait une conduite opposée en accomplissant des pratiques contraires à ce qu'on professe et aux titres vénérables dont on se pare? Ne pas se quereller pour les biens terrestres. (12) Nous ne jugeons pas non plus honteux que des gens qui sont considéré comme inférieurs et que nous appelons mondains nous reprochent de violer les lois du Sauveur, et qu'ils nous enseignent les commandements du Seigneur que nous méprisons, alors que c'est nous qui devrions les leur apprendre. Quand, en effet, nous nous querellons, ils nous disent : " Un serviteur du Seigneur ne doit pas se quereller, mais être affable envers tous (1)", ou, quand nous nous disputons pour des richesses ou des propriétés : " Si quelqu'un te prend ta tunique, est-il dit, laisse-lui aussi ton manteau (2)". Que font-ils alors, sinon se moquer de nous et railler la contradiction entre notre conduite et notre profession? en effet, il n'est pas nécessaire de nous quereller avec celui qui veut s'approprier nos biens et de faire tout ce qu'exige le soin de ceux-ci. Quelqu'un vient-il à déplacer la borne de ta vigne pour agrandir la sienne? Un autre introduit-il son troupeau dans ton champ, ou bien détourne-t-il l'eau qui coule dans ton jardin? Faut-il alors entrer en fureur et devenir pire que des insensés pour défendre tout cela en détail et avoir toujours devant les tribunaux l'intelligence qui devrait vaquer à la contemplation des êtres? Pourquoi transformer la faculté contemplative en fourberie judiciaire, pour un gain de choses qui n'ont pas d'utilité? Pourquoi revendiquer comme nous appartenant des biesn qui nous sont étrangers et nous charger ainsi de lourdes chaînes? N'entendons-nous pas les imprécations du prophète : " Malheur à qui s'approprie ce qui ne lui appartient pas et qui rend son joug beaucoup plus lourd (3)? En effet, si ceux qui nous poursuivent sont plus légers que les aigles du ciel (4), et si nous, nous nous alourdissons para les affaires du siècle, il est évident que, retardés dans la course, nous serons facilement pris par les ennemis, ces ennemis que Paul nous exhorte à fuir : " Fuyez la luxure et l'avarice (5)..." Ceux qui courent pour remporter le prix doivent être emportés par leur élan, sinon ils ne l'obtiendront certainement pas, car les ennemis qui les poursuivent ont des jambes bien plus rapides. (13) C'est un grand obstacle pour ceux qui tendent à la vertu que l'attachement aux choses du monde; cela conduit souvent à la ruine et l'âme et le corps. En effet, qu'est-ce qui a perdu Naboth l'Israélite? N'est-ce pas une vigne convoitée qui a été cause de sa mort en poussant au meurtre son voisin Achab (6)? Qu'est-ce qui a fait demeurer deux tribus et demie en dehors des promesses, sinon l'abondance du bétail (7) ? Qu'est-ce qui a éloigné Lot d'Abraham? N'est-ce pas le grand nombre des troupeaux qui a provoqué des discordes continuelles parmi les bergers, jusqu'à les forcer finalement à se séparer (8)? Les possessions excitent don même au meurtre ceux qui ont des troupeaux, détournent leurs possesseurs de la société des meilleurs, divisent les familles et transforment les amis en ennemis. Elles n'ont rien de commun avec la vie future, et elles ne sont pas d'une grande utilité pour la vie dans le corps. Pourquoi alors abandonner le service de Dieu pour nous livrer entièrement à la vanité? N'est-ce pas nous qui ruinons l'issue de notre vie? Dieu donne le nécessaire Dieu nous dispense le nécessaire. L'effort de l'homme sans l'aide de Dieu manque nécessairement le but, tandis que la Providence de Dieu, même sans l'action humaine, procure les biens parfaits. Quel profit ont gagné ceux à qui Dieu disait : " Vous avez semé en abondance, et le peu que vous avez récolté, je vous l'arracherai des mains (1)? Au contraire, à ceux qui vivent selon la vertu, qu'a-t-il manqué de nécessaire alors qu'ils ne s'en souciaient pas? Durant les quarante années passées dans le désert, les Israélites ont subsisté sans cultiver la terre, ils n'ont pas manqué de nourriture, car il leur vint de la mer une nourriture merveilleuse sous formes de cailles, et, du ciel, une pluie insolite et extraordianire apportant la manne (2). Un rocher tout sec, une fois fendu, fournit la source abondante (3). Des vêtements et des sandales inusables leur sont fournis tout le temps (4). Par quel travail de la terre Elie a-t-il été nourri au torrent? N'y eut-il pas des corbeaux pour lui apporter sa nourriture (5)? Et à son retour à Sarepta, une veuve indigente ne lui fournit-elle pas du pain, qu'elle enlève de la bouche de ses propres enfants (6) pour qu'il apparaisse que la vertu est bien audessus de la nature? L'homme ne vit pas seulement de pain. (14) Tout cela est étonnant et en même temps admissible, car on peut vivre même sans manger si Dieu le veut. Comment, en effet, Elie aurait-il pu marcher pendant quarante jours avec la force reçue d'une seule réfection (7)? Comment aussi Moïse a-t-il pu demeurer quatre-vingt jours à converser avec Dieu sur la montagne sans prendre aucune nourriture humaine? Car, étant descendu après quarante jours et ayant briés les tables de la loi, de colère à cause du veau d'or, il retourna encore quarante jours dans la montagne et c'est seulement après avoir reçu de nouvelles tables qu'il revint au peuple (8). Quel raisonnement humain pourrait expliquer un tel miracle? Comment la nature fragile du corps survivrait-elle si longtemps épuisée sans rien recevoir pour entretenir l'energie vitale? La parole divine résout la difficulté :" L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (9)". Pourquoi, alors, abaissons-nous la vie céleste jusqu'à terre en nous embarrassant des soucis matériels? Pourquoi étreindre des détritus, nous qui étions autrefois dans la pourpre, comme le dit Jérémie dans ses Lamentations (10)? Quand, en effet, nous nous délections dans les pensées belles et ferventes, nous étions élevés dans la pourpre; mais quand, délaissant cet état, nous nous sommes mêlés d'affaires terrestres, nous étreignons des détritus. Ne pas marcher toujours sur les mains ni à quatre pattes Pourquoi, perdant l'espérance en Dieu, nous appuyons-nous sur la chair de notre bras, et attribuonsnous au travail de nos mains les dons de la Providence du Maître? Ce que Job considérait comme son plus grand péché, de porter sa main à sa bouche et de la baiser (1), nous ne craignons pas de le faire. La plupart des gens ont en effet l'habitude de baiser les mains de ceux dont ils déclarent tenir leur subsistance, ceux que la Loi désigne symboliquement, par allusion, quand elle dit : " Celui qui marche sur les mains est impur, de même que celui qui a plusieurs pieds, et celui qui marche à quatre pattes est toujours impur (2)." Il marche sur les mains, celui qui s'appuie sur ses mains, mettant tout son espoir en elles; celui qui marche à quatre pattes est celui qui est fasciné par les choses sensibles et qui entraîne sans cesse sa raison à s'en occuper : celui qui a plusieurs pieds est celui qui s'attache de toutes parts aux choses corporelles. C'est pourquoi le sage auteur des Proverbes ne veut pas que le parfait ait deux pieds, mais un seul et qu'il soit rarement affecté par les choses corporelles : " Mets rarement, dit-il, le pied chez ton ami, de peur que, fatigué de toi, il ne te laisse (3)." Car si quelqu'un importune rarement le Christ pour les besoins du corps, il sera aimé de lui. C'est , en effet, à quoi doivent tendre les amis tels que les veut le Sauveur quand il dit à ses disciples : " Vous êtes mes amis (4)." Si, au contraire, on fait cela fréquemment, on devient odieux. (15) A qui donc s'en remettra-t-il et comment ne serat-il pas rejeté celui qui est constamment occupé de ces besoins corporels et ne se lève jamais pour vivre droitement? Il n'a pas de jambes au-dessus des pieds pour s'élever au-dessus de la terre; En effet, de même que les jambes ensemble portent d'abord toute la masse du corps, et quand celui-ci se rapproche du sol, elles le font se relever en l'air, ainsi la faculté de discernement des choses de la nature, après s'être abaissée aux nécessités du corps, renvoie ensuite vivement la pensée aux choses d'en-haut, sans rien emporter des souillures terrestres. Avoir les jambes droites est la condition de ceux qui ne sont pas adonnés aux plaisirs et qui ne gisent pas constamment à terre; c'est aussi le propre des saintes Puissances, qui n'ont aucun besoin des choses corporelles et qui n'ont aucun attrait pour elles. c'est ce que signifie, je pense, la parole du grand Ezéchiel : " leurs jambes étaient droites et leurs pieds avaient des ailes (5)." Cela indique la droiture de la penséeet la promptitude de cette nature à saisir les choses spirituelles. Il est convenable aux hommes d'avoir des jambes qui se plient pour s'accommoder tantôt aux nécessités corporelles, tantôt aux occupations qui élèvent l'âme. Par la parenté de l'âme avec les Puissances d'en-haut, nous devrions la plupart du temps vivre avec elles dans les cieux, mais à cause de la constitution du corps, nous devrions nous soucier de la terre seulement autant que la nécessité l'exige; Se laisser aller constamment à la recherche des plaisirs est tout à fait impur et indigne de l'homme qui a reçu en partage la science spirituelle. Il faut remarquer que ce n'est pas simplement le fait de marcher à quatre pattes qui fait dire qu'on est impur, mais le fait de marcher constamment ainsi. Un temps a été accordé à celui qui vit dans un corps pour condescendre au besoin du corps. En effet Jonathan, quand il combattait contre Nahash l'Ammonite, remporta la victoire sur lui en marchant à quatre pattes (1), mais il se conforma alors à la seule exigence de la nature, car il fallait que celui qui se battait contre le serpent qui rampe sur la poitrine (tel est, en effet, le sens de Nahash) adopte pour un moment la même façon d'avancer, en marchant à quatre pattes, pour ensuite se redresser selon sa posture habituelle et vaincre ainsi facilement son adversaire. Se méfier des sens (16) Que nous enseigne aussi l'histoire d'Ishbosheth (2), sinon qu'il ne faut pas avoir trop de souci des choses corporelles et qu'il ne faut pas compter sur nos sens pour les garder? C'était un roi, il reposait dans sa chambre et avait ordonné à sa femme d'en garder la porte. Mais les gens de Rachan vinrent et la trouvèrent occupée à purifier du blé et somnolente. Ils entrèrent secrètement , et tuèrent Ishbosheth qu'isl avaient trouvé dormant. Tous sont endormis, l'intelligence, l'âme, ( la réflexion) et les sens quand ils sont pris par les choses corporelles. Car la portière occupée à purifier du blé indique la pensée appliquée avec soin aux choses corporelles et ne faisant pas cela comme une oeuvre accessoire, mais en y mettant tout son zèle; Car il est manifeste que ce n'est pas le sens littéral de l'histoire dans l'Ecriture. Comment, en effet, un roi aurait-il sa femme comme portière, alors qu'il lui convient d'être gardé par de nombreux soldats et d'avoir autour de lui tout l'apparat de sa dignité? Et comment en serait-il réduit à faire purifier le blé par sa femme, mais souvent des détails invraisemblables sont mêlés à l'histoire pour la vérité des choses signifiées. L'intelligence est en chacun de nous comme un roi, ayant la réflexion comme portière des sens. Quand celle-ci est absorbée par les choses corporelles ( purifier du blé est en effet une chose corporelle), les ennemis passent facilement inaperçus et tuent l'intelligence. Voilà pourquoi le grand Abraham ne se fiait pas à une femme pour garder sa porte, car il savait que les sens sont trompeurs : charmés par la vue des choses sensibles, ils distraient l'intelligence et la persuadent de partager leurs plaisirs, même si cela est manifestement dangereux. Mais Abraham se tenait luimême près de la porte (3), laissant entrer les pensées divines et fermant la porte aux soucis du monde. Se contenter du strict nécessaire A quoi nous sert, en effet, pour la vie cette peine que nous prenons inutilement à tout cela? Tout labeur de l'homme n'est-il pas dans sa bouche, comme dit l'Ecclésiaste (1)? Nourriture et vêtement, selon l'Apôtre, suffisent à l'existence de cette misérable chair (2). Pourquoi donc travailler sans fin pour du vent, comme le dit Salomon (3)? Le souci des choses terrestres empêche l'âme de jouir des biens divins, si nous prenons soin de la chair et lui accordons plus qu'il ne convient. D'une voisine, nous nous faisons une ennemie et une adversaire, si bien que le combat n'est plus égal, mais, par suite de notre grande connivence, la chair lutte plus vigoureusement contre lâme pour remporter les honneurs et les couronnes. Quel est le besoin du corps que nous en prenions prétexte pour étendre sans fin la convoitise insatiable? Du pain et de l'eau en tout et pour tout. Or les sources ne fournissent-elles pas l'eau en abondance? Et le pain n'est-il pas facile à se procurer pour ceux qui ont des mains? Nous pouvons ainsi subvenir au besoin du corps et n'avoir que peu ou pas de distraction. mais le vêtement n'exige-t-il pas beaucoup de souci? Non plus, si nous considérons non pas la mollesse à la mode, mais uniquement la nécessité. Car le premier homme portait-il des vêtements tissé finement, de lin, de la pourpre ou de la soie? Le Créateur ne lui avait-il pas commandé de se vêtir de peaux et de se nourrir d'herbe (4)? En fixant ainsi les limites des besoins du corps, il condamnait longtemps à l'avance la conduite honteuse des hommes d'aujourd'hui. Je ne dis pas qu'il ne nourrit pas toujours ceux qui vivent bien, lui qui nourrit les oiseaux du ciel et revêt d'une telle splendeur les lis des champs (5); mais il est impossible de le persuader à ceux qui sont si loin d'une telle foi. La vertu respectée et honorée Qui, en effet, refuserait de donner à celui qui demande le nécessaire et qui vit selon la vertu? (17) Si, en effet, des barbares qui se sont emparés par force de Jérusalem, les Babyloniens, ont respecté la vertu de Jérémie et lui ont procuré largement toute la subsistance corporelle, non seulement la nourriture mais aussi toute la vaisselle dans laquelle on la sert habituellement, comment une vie vertueuse ne serait-elle pas honorée par des compatriotes, par des gens qui dès l'enfance ont purifié complètement leur esprit de la mentalité barbare pour connaître le bien et s'attacher à la vertu? Même si, par faiblesse de nature, ils n'ont pu devenir des ascètes, ils honorent cependant la vertu et admirent ses athlètes. Qui a inspiré à la Sunamite de bâtir une cellule d'hôte pour Elisée, d'y mettre une table, un siège, un lit et une lampe (6). N'est-ce pas la vertu de cet homme? Qui a déterminé cette veuve, alors que la famine sévissait sur toute la terre, à servir le prophète avant de subvenir à ses propres besoins (7). Il est certain, en effet, que, si elle n'avait été frappée d'admiration par la sagesse d'Elie, elle ne se serait pas privée elle-même et ses enfants du peu qui lui restait pour vivre, choisissant, par dévouement pour son hôte, de subir plus tôt cette mort qu'elle prévoyait pour bientôt. (18) Ce qui a fait le courage de tels hommes et leur persévérance dans les peines, c'est le mépris des choses de la vie présente. Car ils pratiquaient la frugalité et en se contentant de peu, ils sont arrivés, on peut le dire, à ne manquer de rien, presque semblables aux Puissances incorporelles. Tout en étant, selon le corps, obscurs et ignorés, ils devinrent plus puissants que les grands de ce monde, conversant en toute audace avec ceux qui portent la couronne, plus librement que ceux-ci ne parlent à leurs sujets. Quelles armes ou quelle puissance avait Elie our oser dire à Achab : " Ce n'est pas moi qui trouble Israël, mais toi et la maison de ton père (1)"? Comment Moïse at-il pu tenir tête à Pharaon sans rien avoir d'autre que la vertu sur laquelle il s'appuyait (2)? Quand les armées des deux rois d'Israël et de Juda s'assemblèrent pour le combat, comment Elisée osa-t-il dire à Yoram : " Par la vie du Seigneur des Puissances devant qui je me tiens aujourd'hui, si je n'avais des égards pour Josaphat, je ne te prêterais aucune attention, je ne te regarderais même pas (3)"? Il ne craignait ni l'armée en mouvement, ni la colère du roi qui devait nécessairement s'enflammer en ce temps de guerre, alors que son esprit était troublé et anxieux. Un roi terrestre a-t-il pu se montrer aussi puissant que la vertu? Quelle pourpre a pu diviser un fleuve comme l'a fait le manteau d'Elie (4)? Quelle couronne royale a opéré des guérisons comme les mouchoirs des apôtres (5)? Un prophète a réprimandé un roi transgresseur de la loi, qui avait cependant avec lui toute son armée. exxaspéré par les reproches, le roi étendit la main sur le prophète, mais il ne put le saisir ni ramener à lui sa main desséchée (6). C'était un combat entre la vertu et la puissance royale : la victoire fut à la vertu. Le prophète ne combattait pas, c'est la vertu qui mit l'ennemi en déroute. Le combattant n'avait rien à faire, c'est la foi qui opérait. L'entourage du roi assistait au combat, et la main du roi restait étendue pour attester la victoire d ela vertu. (19) Ces hommes ont réalisé de tels exploits parce qu'ils avaient décidé de vivre pour l'âme seule, en oubliant les besoins du corps. Le fait de ne rien posséder les rendait supérieurs à tous les hommes. Ils avaient préféré délaisser le corps et se libérer de la vie charnelle, plutôt que de trahir la cause de la vertu et de flatter un riche pour un profit corporel. Nous, au contraire, quand nous manquons de quelque chose, nous sommes comme de petits chiens qui remuent joyeusement la queue devant ceux qui leur jettent seulement un os ou des miettes; nous nous empressons auprès des riches, les appelant bienfaiteurs et protecteurs des chrétiens et leur reconnaissant absolument toutes les vertus, même s'ils sont les derniers des scélérats, pour obtenir ce que nous voulons, au lieu d'étudier comment les saints ont vécu avec la résolution, assurément de les imiter. Le général syrien Naaman vint un jour trouver Elisée avec beaucoup de présents. Que fit alors le prophète? Alla-t-il à sa rencontre? Courut-il à lui? Non, il envoya un serviteur pour savoir la raison de sa venue, sans l'admettre en sa présence, afin qu'on ne pense pas qu'il l'avait guéri en échange de ses présents (1). Cela est raconté, non pas pour que nous nous montrions arrogants, mais pour que nous ne flattions pas en vue d'un profit corporel ceux qui sont attachés aux biens que nous faisons profession de mépriser. Abandonner à Dieu la subsistance du corps Pourquoi donc cessons-nous de rechercher la sagesse pour nous appliquer à l'agriculture et au commerce? Qu'est-ce que nous apportons de grand à Dieu avec de telles occupations? Est-ce pour manifester un commun souci de l'agriculture? L'homme a soin de labourer la terre et d'y jeter la semence, mais c'est Dieu qui envoie les pluies successives sur les graines pour leur faire étendre leurs racines dans la terre amollie, qui fait briller le soleil pour réchauffer la terre et faire pousser les plantes et qui envoie les vents appropriés aux phases de la croissance. Quand les jeunes pousses lèvent, il répand dans la plaine de douces brises pour que les graines ne soient pas brûlées par les vents trop chauds. Puis par des vents forts, il fait mûrir les sucs du grain; au moment de la moisson, il donne la chaleur convenable et, lors du battage, les vents nécessaires. Qu'un seul de ces éléments fasse défaut, le labeur humain s'avère inutile, et notre effort est réduit à néant s'il n'est confirmé par les dons de Dieu. Souvent il n'a manqué aucun de ces éléments nécessaires, mais si la pluie vient ensuite à contretemps et trop abondante, elle gâte le grain qu'on est en train de battre ou ravage le froment entassé. Il arrive aussi qu'il soit mangé par les vers dans le grenier et que la nourriture nous soit ôtée de la bouche, pour ainsi dire, quand la table est prête. (20) A quoi nous sert donc alors notre effort, si Dieu tient les rênes, portant et conduisant tout comme il veut? Nous pouvons dire aussi que dans les maladies, le corps a besoin de soulagement. Mais ne vaut-il pas beaucoup mieux mourir que faire quelque chose de contraire à notre profession? En tout cas, si Dieu veut que nous continuions à vivre, ou bien il donnera à notre corps assez de force pour supporter la douleur et nous récompensera de notre courage, ou bien il trouvera un moyen de soulager le malade car la source de la sagesse n'est jamais à court de remède. Le retour à la vie des anciens moines Il est donc bien et beau de retourner à la béatitude ancienne et à la conduite des anciens moines; cela est facile, je pense, à tous ceux qui le veulent. Et même si quelque chose de pénible se présente, cela ne sera pas sans fruit; car c'est une grande consolation que la gloire de ceux qui nous ont précédés et le profit que retireraient de notre exemple ceux qui nous suivront. En effet, ce n'est pas un petit profit pour les débutants que d'avoir l'idéal d'une telle conduite et pour ceux qui l'ont abandonnée d'être poussés à la reprendre. Fuyons les séjours dans les villes et les villages afin que leurs habitants viennent à nous; recherchons les lieux déserts afin d'y attirer ceux qui maintenant nous fuient, si cela plaît vraiment à quelquesuns. L'Ecriture dit en effet de certains, avec éloge, qu'ils ont quitté les villes pour habiter dans des rochers et qu'ils sont devenus comme des colombes (2). Jean Baptiste vivait dans le désert et tous les habitants des villes venaient à lui (1). Des hommes vêtus de soie accouraient pour voir une ceinture de peau; ceux qui avaient des maisons dorées adoptaient la misère de la vie en pleine air; plutôt que de dormir dans des lits ornés de joyaux, ils préféraient dormir sur le sable; et ils enduraient tout cela, bien que ce fût contraire à leurs habitudes. Leur désir de contempler la vertu de l'homme de Dieu était tel qu'ils étaient indifférents aux choses pénibles et leur admiration supprimait la peine d'une vie inconfortable. (21) La vertu est tellement plus honorable que la richesse, et la vie solitaire tellement plus glorieuse que la possession de grands biens! Combien furent riches en leur temps et fiers de leur grandeur, qui sont tombés dans le silence et l'oubli, tandis que le prestige de l'homme obscur es célébré jusqu'à nos jours et le souvenir de l'habitant du désert cultivé par tous. C'est le propre de la vertu d'être célébrée et de répandre la renommée de sa valeur. Répudions la nourriture des bêtes pour recevoir une constitution de berger. Abandonnons un commerce sordide pour acquérir la perte de grand prix (2). Quittons une terre qui produit des épines et des chardons (3) pour devenir travailleurs et gardiens du Paradis (4). Rejetons tout et embrassons la vie solitaire, afin de réduire au silence ceux qui maintenant nous reprochen nos possessions; Le meilleur moyen de confondre nos détracteurs est de nous corriger sagement, car la conversion de ceux qui étaient blâmés devient la confusion de ceux qui les blâmaient. II QUALITéS ET DEVOIRS DU MAÏTRE SPIRITUEL Témérité du débutant qui prétend diriger autrui C'est une chose honteuse, je pense, oui, vraiment honteuse que la raison pour laquelle nous sommes la risée de tous. Quelqu'un vient d'entrer dans la vie monastique et d'apprendre seulement les pratiques ascétiques, comment on prie et quel est le régime alimentaire. Aussitôt il se met à enseigner ce qu'il n'a pas encore appris et à s'attirer une file de disciples, alors qu'il a lui-même besoin d'être enseigné, et d'autant plus qu'il juge que la chose est aisée, car il ignore que le soin des âmes est la chose la plus difficile. Il aurait besoin d'abord d'être purifié de toutes les souillures passées, et ensuite de recevoir avec grande application les empreintes de la vertu. Mais celui qui n'imagine rien en dehors de l'ascèse corporelle, comment pourrait-il rendre meilleurs ceux qui sont esclaves de mauvaises habitudes? Comment pourrait-il aider ceux qui sont attaqués par les passions, lui qui ne sait absolument rien du combat spirituel, et guérir les blessures reçues dans le combat, lui qui gît blessé luimême et prisonnier de ses liens? (22) Tout art exige du temps et un long apprentissage. C'est seulement pour l'art des arts que l'on s'y met sans se soucier de l'apprentissage. A l'agriculture, nul ne se risquera sans expérience, ni, sans imitation, à l'exercice de la médecine. Non seulement on ne ferait aucun bien aux malades, mais on aggraverait encore leur maladie; on rendrait improductif et inculte le meilleur terrain. Seule la piété, comme si elle était plus facile que tout, on s'y risque sans apprentisssage; et cette chose si dure est jugée aisée par la plupart. Ce à quoi Paul disait n'être pas encore parvenu (1), ceux-là affirment en savoir tout; alors qu'ils ne savent même pas qu'ils ne savent rien. C'est pourquoi la vie monastique est devenue une dérision; on se moque de toutes parts de ceux qui en font profession. Qui, en effet, ne se gausserait à voir quelqu'un, hier encore porteur d'eau dans une gargotte, se pavaner aujourd'hui comme maître de vertu dans un cercle de disciples? Ou encore tel politicien, à peine retiré le matin de ses malversations, plastronner le soir avec une foule d'élèves dans tous les coins de l'agora? S'ils se rendaient bien compte quel grand labeur cela représente d'acheminer quelques personnes à la piété, ils connaîtraient aussi le péril qui s'y rencontre; ils auraient soin de écuser une entreprise qui les dépasse manifestement. Seulement, dans leur ignorance, ils tiennent à honneur d'avoir des gens qui leur sont soumis et ils font aisément la culbute dans ce gouffre-là. Sauter dans cette foyrnaise leur semble un jeu d'enfants. Ils provoquent le rire de ceux qui savent la vie qu'ils menaient hier encore et l'indignation de Dieu pour une telle témérité. (23) Si rien n'a pu détourner d'Héli la colère de Dieu, si sa vieillesse vénérable, ni son ancienne familiarité avec Dieu, ni l'honneur de son sacerdoce, dès lors qu'il négligeait de corriger ses enfants (2), comment donc échapperaient maintenant à ce courroux ceux qui n'ont même pas devant Dieu le mérite de bonnes actions passées et qui, sans connaître ni la nature du péché ni le procédé de la correction, s'engagent dans cette redoutable entreprise sans expérience, par amour de la gloire? C'est pourquoi, semble-t-il, le Seigneur accusait les pharisiens en leur disant : " Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, vous parcourez terre et mer pour faire un :prosélyte, et quand vous l'avez trouvé, vous le rendez fils de la géhenne, deux fois pire que vous-mêmes (3)." En réalité, par ces reproches adressés aux ^harisiens, le Seigneur avertissait ceux qui tomberaient plus tard dans les mêmes fautes, afin que, attentifs à ces malédictions, ils se gardent d'unn d ésir déplacé de gloire humaine par crainte d'un malheur plus terrible. Ils devraient être confondus aussi par l'exemple de Job et prendre soin de leurs subordonnés, ou récuser une telle responsabilité s'ils ne savent pas l'imiter ou s'ils ne veulent pas apporter la même sollicitude à prendre les mesures nécessaires. Voulant que ses fils soient purifiés de leurs souillures, Job offrait chaque jour des sacrifices pour eux, disant : " Peutêtre mes fils ont-ils péché contre Dieu dans leur coeur (4)". Et voilà des gens qui, sans même avoir le discernement des péchés manifestes, parce que la poussière soulevée par la lutte des passions offusque leur raison, se précipitent à la direction d'autrui et prennent sur eux de guérir les autres, alors qu'ils n'ont pas encore guéri leurs propres passions et ne sauraient donc mener personne à une victoire qu'ils n'ont pas encore remportée eux-mêmes. (24) Il faut, en effet, d'abord combattre les passions et, avec beaucoup d'attention, confier à la mémoire les détails de la lutte, pour pouvoir ensuite les exposer aux autres et leur rendre la victoire plus aisée en leur décrivant ainsi d'avance la technique du combat; Il en est qui se sont rendus maîtres de leurs passions par de grandes austérités, mais, comme cela arrive dans les combats nocturnes, ils ne se rendent pas compte de la manière dont ils ont triomphé, sans suivre les mots d'ordreet sans reconnaître exactement les pièges des ennemis; C'est ce qui est signifié symboliquement par la conduite de Josué, fils de Noun. Pendant que l'armée franchissait de nuit le Jourdain, il commanda à ses hommes de prendre des pierres dans le fleuve, d'en faire une stèle sur la rive, de l'enduire de chaux et d'y inscrire comment ils avaient franchi le Jourdain (1). Il indiquait ainsi qu'il faut amner au grand jour les racines profondes de la conduite passionnée, en dresser clairement une stèle et n'enpas refuser la connaissance aux autres, afin que, non seulement celui qui passera par là sache la manière de passer le fleuve, mais que, faisant la même chose, chacun rende le passage plus facile à autrui et que l'expérience personnelle devienne une leçon pour les autres. Mais tout cela, les mauvais guides dont nous parlons ne le voient pas et refusent d'entendre autrui leur en parler; ne tenant compte que de la seule confiance qu'ils ont en euxmêmes, ils imposent aux frères des corvées d'esclaves, comme s'ils les avaient achetés au marché, et ils mettent leur gloire à avoir un plus grand nombre de subordonnés. C'est une concurrence : aucun ne veut traîner après soi un moindre cortège de valets que les autres; en quoi ils se montrent plus maquignons que professeurs. L'enseignement se fait surtout par les oeuvres (25) Ils pensent, en effet, qu'il est facile de commander en paroles, même si les choses commandées sont pesantes, mais ils ne souffrent pas d'enseigner par les oeuvres. Dès lors, il est clair pour tous qu'ils ont assumés le supériorat dans le dessein, non d'être utiles à ceux qui viennent à eux, mais de promouvoir leur propre plaisir. S'ils voulaient, ils apprendraient de l'exemple d'Abimélech et de Gédéon que ce ne sont pas les paroles, mais les actes qui incitent les gens à imiter ceux qui les dirigent. Le premier confectionna un fagot qu'il mit sur ses épaules en disant : " Ce que vous me voyez faire, faites-le vous aussi (2)." Le second aussi, se mettant à l'oeuvre commune et se proposant en exemple, dit à ses hommes : " Regardez-moi et faites de même (3)." L'Apôtre disait également : " Mes propres mains ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes compagnons (4)", et le Seigneur lui-même a agi avant d'enseigner. Tous ces exemples ne nous persuadent-ils pas qu'il faut se fier davantage à l'enseignement par les actes qu'à l'enseignement en paroles? Mais les mauvais maîtres dont nous parlons sont aveugles à de tels exemples et donnent des ordres avec arrogance. Quand ils s'imaginent savoir quelque chose parce qu'ils en ont entendu parler, ils sont comme les bergers inexpérimentés réprouvés par le prophète, ils portent l'épée sur le bras : " Portant l'épée sur le bras, leur oeil droit est aveugle (5)." Car, dans leur folie, ils ont négligé l'action droite et ils ont éteint en eux la lumière de la contemplation. Cela arrive à ceux qui enseignent durement et de façon inhumaine, quand ils sont toujours prêvts à punir; les éléments de la droite contemplation s'éteignent aussitôt et leurs actions, privées de cette lumière, s'épuisent, car ils ne peuvent rien faire ni rien voir, ceux qui portent l'épée, non sur la cuisse, mais sur le bras. Porter l'épée sur la cuisse, c'est user d ela parole divine contre ses propres passions; la porter sur le bras, c'est être toujours disposé à reprendre les péchés d'autrui. La pratique doit procéder de la contemplation (26) C'est ainsi que Nahash l'Ammonite, dont le nom signifie "serpent", menaçait Israël, doué de vision, de lui enlever complètement l'oeil droit (1) pour qu'aucune pensée droite ne le conduise à une action droite. Il savait que le grand progrès est d'aller de la contemplation à la pratique. Car la pratique est irréprochable quand elle procède d'une claire connaissance préalable. L'expérience montre à l'évidence que la conduite des autres ne devrait être assumée que par des hommes serviables et qui ne recherchent aucun profit personnel. Car celui qui a goûté de la solitude et commencé à vaquer à la contemplation ne choisit pas d'assujettir son esprit à des soucis corporels, de le détacher de la gnose et de le faire descendre dans des affaires terrestres depuis les hauteurs où il se tient la plupart du temps. Cela apparaît avec plus d'évidence encore dans la parabole bien connue que Jonathan proposait aux habitants de Sichem : Les arbres de la forêt s'en allèrent oindre quelqu'un qui serait leur roi, et ils dirent à la vigne : Viens donc régner sur nous; Mais la vigne répondit : Vais-je renoncer à mon fruit excellent qui est cher à Dieu et aux hommes, pour aller commander à des arbres? De même le figuier refusa à cause de sa douceur, et l'olivier à cause de son huile. Un buisson d'épines sans fruits accepta la souveraineté, sans avoir aucune de leurs propriétés (2). La parabole dit que c'étaient des arbres non d'un jardin cultivé, mais d'une forêt sauvage qui demandaient un roi. La vigne, le figuier et l'olivier refusèrent de commander aux arbres de la forêt, préférant leurs propres fruits à la dignité du commandement. De même, ceux qui voient en euxmêmes le fruit de la vertu et qui ont conscience du profit qu'ils en retirent, même s'ils sont pressés par beaucoup, refusent le commandement, car ils préfèrent leur propre profit à l'honneur qu'ils recevraient d'un grand nombre. Le maître inexpérimenté se perd lui-même et perd ses disciples (27) La malédiction prononcée par le buisson contre les arbres, dans la parabole, atteint aussi les hommes qui agissent de la même façon : " Ou bien le feu sortira du buisson et dévorera les arbres de la forêt, ou bien le feu sortira des arbres et dévorera le buisson." Car, quand des pactes inutiles sont conclus, il s'ensuit nécessairement du péril et pour ceux qui se sont assujettis à un maître inexpérimenté et pour ceux qui ont assumé la direction de disciples étourdis. En effet, l'inexpérience du maître cause la perte des disciples et l'insouciance des disciples met en péril le maître, surtout quand, par suite de l'incapacité de celui-ci, les disciples deviennent paresseux. C'est le devoir du maître de ne rien ignorer de ce qui se rapporte à la formation de ses disciples, et ceux-ci, de leur côté, ne doivent pas négliger des instructions du maître. Il est également grave et dangereux que les disciples désobéissent et que le maître montre de la connivence pour leurs fautes. Qu'on ne s'imagine pas que la direction d'autrui soit affaire de repos et d ejouissance, car c'est de toutes les fonctions la plus pénible que de gouverner les âmes; Ceux qui ont à diriger des animaux et des bestiaux les ont complètement en leur pouvoir, et c'est pourquoi ils n'ont pas souvent de mal à les faire marcher droit. Mais gouverner des hommes est plus difficile, à cause de la diversité des caractères et de la dextérité de la raison. Il faut donc que ceux qui assument cette charge soeint préparés comme pour un dur combat, afin qu'ils supportent avec beaucoup de patience les défauts de tous et qu'ils leur enseignent sans se lasser ce qu'ils ignorent. Le maître ne doit rien ignorer des ruses de l'Ennemi (28) C'est la raison pour laquelle, dans le temple, le bassin de lavage reposait sur des boeufs (1), et pour laquelle aussi le chandelier était solide et fait entièrement au tour (2). Cela signifie que le chandelier, c'est-à-dire celui qui est destiné à éclairer les autres, doit être solide en toutes ses parties, sans avoir rien de fragile ni d'inutile; en lui doit être éliminé, comme par le polissage au tour, tout ce qui est superflu et ne peut être un bon exemple de vertu aux yeux des autres. Quant aux boeufs sur lesquels repose le bassin, cela indique que celui qui assume le travail de diriger autrui ne doit rien récuser de ce qui survient, mais porter les charges et les souillures des inférieurs autant qu'il peut le faire sans danger. En effet, s'il a nécessairement à purifier les actions de ceux qui viennent à lui, il doit fatalement être lui-même en contact avec la souillure, exactement comme le bassin dans lequel on se lave les mains reçoit la saleté de celles-ci. Celui qui traite des passions et nettoie les autres de leurs souillures, en est inévitablement affecté, car le souvenir en reste dans la pensée. Même si les traits des choses honteuses n'y sont pas gravés en couleurs vives, cependant l'esprit en est terni à la surface par les impressions impures que laissent les paroles échangées. Il faut donc que le maître spirituel n'ignore rien des desseins de l'Ennemi, afin de découvrir à ses dirigés les ruses secrètes et de les prémunir contre les pièges de l'Adversaire. Ils pourront ainsi remporter sans peine la victoire et gagner les couronnes du combat. Un tel directeur est rare et ne se trouve pas facilement. ( 29) Le grand saint Paul en témoigne quand il dit : " Nous n'ignorons pas ses desseins (3)"; mais l'admirable Job se demandait avec perplexité : " Qui révélera l'apparence de son vêtemnt, Qui entrera dans les replis de sa cuirasse, Qui ouvrira les portes de son visage (4)?" Il voulait dire qu'il n'a pas de face visible, car il dissimule sa malice sous de nombreux déguisements, attirant par des apparences trompeuses et machinant insidieusement la ruine en secret. Pour ne pas se compter au nombre de ceux qui ignorent ses manoeuvres, Job révèle ses caractères, connaissant clairement toute sa monstruosité : " Ses yeux, dit-il, sont comme l'étoile du matin, mais ses entreailles sont des serpents d'airain (1)." Il dit cela pour montrer sa méchanceté, car Satan attire à lui ceux qui le voient en prenant le bel aspect de l'étoile du matin, et quand ils approchent, il leur donne la mort par les serpents qu'il porte en lui. Un proverbe dénonce le péril : " Celui qui fend du bois est en danger si le fer de la hache se détache (2)." En effet, celui qui distingue les choses et qui sépare celles qui passent pour identiques, en montrant la différence essentielle entre celles qui sont vraiment bonnes et celles quiparaissent telles, doit prendre toutes les précautions dans son langage pour ne pas scandaliser ses auditeurs. (30) C'est ainsi qu'un des disciples d'Elisée coupait du bois sur la rive du Jourdain, quand le fer de sa hache se détacha e tomba dans la rivière; Se rendant compte de l'accident, il cria à son maître : " Hélas, maître!" (3). La même chose arrive à ceux qui se mettent à enseigner à partir de ce qu'ils ont mal compris, et qui ne peuvent aboutir car ils ne parlent pas d'expérience; S'ils se heurtent à mi-chemin à quelque chose qui ésiste à leur dessein, alors ils avouent leur ignorance, se trouvant troublés parce qu'ils usent d'un langage emprunté à autrui. C'est pourquoi le grandd Elisée, plongeant dans l'eau le manche de la hache, fit remonter le fer perdu par son disciple (4), c'est-à-dire qu'il découvrit au jour une pensée que celui-ci croyait cachée et la fit voir à ceux qui étaient là. Ici le Jourdain signifie la parole de repentance, car c'est dans le Jourdain que Jean accomplissait le baptême de repentance. Celui qui ne parle pas exactement comme il faut de la repentance et induit ses auditeurs à le mépriser en dévoilant sa naïveté cachée, laisse tomber le fer dans le Jourdain. Il est bien visible que c'est le bois qui fait remonter le fer du fond de l'eau. En effet, avant la croix, la parole de repentance était cachée, et c'est pourquoi celui qui voulait en parler témérairement était blâmé; mais après la croix, elle est devenue visible à tous, manifestée en son temps par le bois. La direction d'autrui est réservée à ceux qui ont triomphé des passions (31° Je ne dis pas cela pour détourner de la direction d'autrui, ni pour empêcher de guider les jeunes dans les voies de la piété, mais pour exhorter à acquérir d'abord une habitude de la vertu proportionnée à la grandeur de la tâche. Qu'on ne se lance pas à la légère, en supputant les agréments qu'elle procure : prévenances des disciples et louanges de ceux du dehors, sans tenir compte du danger qu'elle entraîne. Avant que la paix ne soit fermement établie, ne transformons pas les armes de guerre en outils agricoles. En effet, c'est seulement après la soumission de toutes les passions, après la cessation de tous les assauts, d'où qu'ils viennent, quand on ne risque plus d'avoir à se servir d'armes pour se défendre, c'est alors seulement qu'il est bon de s'adonner làl la culture d'autrui. Mais tant que dure la tyrannie des passions, tant que subsiste la lutte contre les désirs de la chair, bien loin de déposer les armes, il faut les tenir en mains sans cesse, afin que les ennemis ne prennent pas occasion de notre relâche pour s'emparer de nous sans combat. Pour encourager ceux qui combattent bien pour la vertu et qui pensent, dans leur profonde humilité, ne pas avoir encore remporté la victoire, l'Ecriture dit : " De vos épées, forgez des socs de charrues et de vos lances, faites des faux (1)", les avertissant ainsi de ne plus s'en prendre désormais à des ennemis vaincus mais, pour l'utilité d'un grand nombre, de soustraire les forces de l'âme à l'activité guerrière pour les appliquer à la culture de tous ceux chez qui pullulent encore les oeuvres du mal; A ceux qui, avant d'arriver à cet état, s'engagent soit par inexpérience, soit par témérité dans une entreprise au-dessus de leurs forces, l'Ecriture conseille le contraire : " De vos socs, forgez des épées, de vos faux, faites des lances (2)." Ne pas cultiver le sol avant la cessation des combats (32) Car à quoi sert l'agriculture quand la guerre sévit dans le pays et que la récolte est pour les ennemis plus que pour ceux qui ont peiné? C'est la raison pour laquelle les Israélites, tant qu'ils avaient à combattre dverses nations dans le désert, n'avaient pas reçu l'ordre de cultiver le sol, pour ne pas être gênés dans les activités guerrières; Mais après la défaite des ennemis, il leur fut dit de s'y livrer : " Quand vous serez entrés dans la terre de la promesse, plantez-y toute espèce d eplante qui porte du fruit (3)", sous-entendu vraisemblablement : avant d'y être entrés, ne plantez rien; En effet, avant la perfection, les plantations ne sont pas assurées, surtout quand ceux qui veulent planter mènent encore une vie errante. Dans la vie spirituelle comme en toute activité, il y a un ordre et un enchaînement à observer, des débuts il faut s'acheminer plus avant. Car ceux qui (dans un repas) dédaignent les entrées, attirés qu'ils sont par les desserts, doivent se laisser convaincre qu'il faut nécessairement suivre l'ordre; de même que Jacob, séduit par la beauté de Rachel, méprisait Léa qui avait un défaut aux yeux, eet cependant ne chercha pas à éviter la peine pour la possession d'une telle beauté car il accomplit sept années de plus de service (4). Celui qui veut avancer comme il faut dans la vie spirituelle ne doit donc pas commencer par la fin, mais progresser du début jusqu'à la perfection. Ne pas courir après le titre de maître (33) C'est à quoi il doit s'appliquer lui-même et mener ainsi de façon irréprochable ses subordonnés au sommet d ela vertu. Mais la plupart ne supportent rien de pénible et n'accomplissent aucune oeuvre, petite ou grande, de iété; ils courent cependant après le titre de maître, faisant preuve d'une terrible folie sans soupçonner seulement le péril. Non seulement ils ne refusent pas quand certains les pussent à cette activité, mais ils circulent même dans les rues pour recruter malgré eux ceux qu'ils rencontrent, promettant tous les avnatges merveilleux, comme des trafiquants proposent des marchés de nourriture et de vêtements. Nécessairement, des gens ainsi épris de direction veulent paraître en public avec tout un cortège de disciples, soutenus par leurs mains, et s'assurer tout le décorum des maîtres, comme s'ils jouaient un rôle sur la scène. Afin de ne pas perdre les services de leurs disciples, ils se montrent la plupart du temps complaisants pour leurs plaisirs et leurs convoitises, à l'instar d'un conducteur de char qui lâche les rênes et qui laisse aller les chevaux où ils veulent, si bien qu'ils sont entraînés dans le précipice ou vont heurter tous les obstacles, car il n'y a personne pour les arrêter ou pour retenir leurs impulsions désordonnées. (34) Que de tels guides entendent comment le bienheureux Ezéchiel condamne ceux qui fournissent des aliments aux plaisirs d'autrui et qui, en s'accommodant aux volontés de chacun, accumulent sur eux-mêmes les malédictions : " Malheur, dit-il, aux femmes qui cousent des bandelettes pour tous les poignets et qui confectionnent des voiles pour les gens de toute taille, afin de perdre les âmes pour une poignée d'orge ou un morceau de pain (1)." Ceux dont nous parlons agissent d emême quand ils subviennent à leurs propres besoins corporels avec les contributions de leurs disciples et se déshonorent ceux qui doivent prier et prophétiser la tête nue (2), ils rendent ainsi efféminée la condition d'hommes et perdent des âmes immortelles. Ils auraient dû plutôt obéir au Christ, le vrai Maître, et refuser de toutes leurs forces la direction des autres; Car il disait à ses disciples : " Ne vous faites pas appeler Rabbi (3)." Et il a exhorté aussi Pierre, Jean et tout le groupe des disciples à fuir une telle oeuvre et à se considérer comme indignes d'un tel honneur. Qui donc peut s'imaginer être supérieur à ces hommes, pour s'adjuger une dignité qui leur a été interdite? A moins que peut-être on ne prétende qu'en disant de ne pas se faire appeler Rabbi, le Christ a interdit le titre mais non la fonction? Ne pas facilement accepter des disciples (35) Mais si, malgré soi, on est obligé d'accepter un ou deux disciples, et même d'en diriger plusieurs, qu'on s'examine d'abord avec soin pour voir s'il ne faut pas montrer ce qui est à faire plus en actes qu'en paroles, proposant aux disciples sa propre vie en modèle de vertu afin qu'en le copiant, ils n'altèrent pas la beauté de la vertu par la difformité du péché. Qu'on sache ensuite qu'on ne doit pas moins lutter pour ceux qu'on dirige que pour soi-même, car on devra rendre compte pour eux comme pour soi, dès lors qu'on a pris en charge leur salut. En effet, les saints ont eu soin de ne pas laisser derrière eux les disciples qui étaeint moins avancés dans la vertu et de les faire passer à un état meilleur. C'est ainsi que l'Apôtre Paul a fait d'Onésime, l'esclave fugitif, un martyr (4); Elie a changé Elisée, le laboureur, en prophète (5); Moïse a doté des meilleurs charismes Josué, bien qu'il fût le plus jeune de tous (6); Héli a rendu Samuel plus grand que lui-même (7). En chacun de ces cas, le zèle du disiple a contribué au résultat, mais la cause essentielle dr son progrès est dans le fait qu'il a trouvé un maître capable de faire jaillir l'étincelle a travers la fumée et d'enflammer ce zèle pour un plus grand progrès. De tels maîtres sont devenus ainsi la bouche de Dieu qui communique aux hommes ses vouloirs, car ils ont entendu la parole : " Si vous dégagez ce qui est précieux de ce qui est vil, vous serez comme ma bouche (1)." Responsabilité du maître (36) DIeu a montré aussi à Ezéchiel la disposition que doit avoir le maître et ce qu'il doit faire de ses disciples : " Fils d'homme, lui dit-il, prends une brique, mets-la devant toi et fais dessus lee dessin d'une ville, Jérusalem (2)." Cela signifie que le maître doit faire de son disciple un temple saint à partir de la boue; Il est dit justement : " Mets-la devant toi", car le disciple progressera d'atant plus vite qu'il sera toujours sous le regard du maître; En effet, l'influence continuelle des bons exemples imprime sa marque dans les âmes qui ne sont pas complètement endurcies et insensibles. Si Giézi et Judas sont tombés, le premier dans le vol, le deuxième dans la trahison, c'est qu'ils s'étaient soustraits à la vue de leur maître. S'ils étaient demeurés auprès de leur conseiller, aucun des deux n'aurait failli. La suite du texte montre que la négligence des disciples met aussi en danger le maître : " Et meets une plaque de fer entre toi et la ville, ce sera une muraille entre la ville et toi (3)." Car, si le maître ne veut pas avoir part au châtiment du disciple négligent dont il a fait une ville à partir de la boue, il doit annoncer d'avance au disciple le châtiment réservé à celui qui retournerait à son état ancien et cet avertissement servira alors de mur séparant l'innocent du coupable. C'est ce que Dieu veut signifier quand il dit à Ezéchiel : " Fils d'homme, je t'ai établi guetteur pour la maison d'Israël; si tu vois venir l'épée et que tu ne les avertis pas, je te demanderai compte de celui qui sera mis à mort (4)." Prendre garde au retour des passions (37) Moïse s'était fait aussi un tel mur quand il disait aux Israélites : " Garde-toi bien de chercher à les poursuivre après qu'elles auront disparu devant toi (5)." Cela arrive quand on surveille sa réflexion avec moins de soin après qu'on a retranché les passions. les figures des imaginations anciennes commencent à ressortir comme de jeunes pousses et si on les laisse constamment envahir la faculté maîtresse au lieu d eleur interdire l'entrée, les passions s'y installent de nouveau et il faut se remettre à les combattre en dépit de la victoire antérieure. Il y a, en effet, des passions qui ont été domptées et habituées à se nourrir d'herbe comme des boeufs, mais si on les néglige, elles redeviennent sauvages et reprennent leur férocité; Afin quue cela n'arrive pas, l'Ecriture dit : " Ne cherche pas à les poursuivre après qu'elles auront disparu devant toi", de peur que, dans cette poursuite, l'âme ne reprenne plaisir à ces imaginations et ne retourne au mois d'autrefois. C'est ainsi que le bienheureux Jacob cachait à Sichem les dieux étrangers, sachant que les choses qui ont été regardées et assidûment méditées nuisent davantage à la pensée quand les images honteuses s'y sont gravées tout à fait claires et distinctes. Car celui qui prend la peine de cacher ce qui excite les passions les détruit, non pour peu de temps seulement mais "jusqu'à ce jour" (1), c'est-à-dire toujours, puisque l'aujourd'hui s'étend à tout le temps qui s'écoule. D'autre part, Sichem signifie " coup d'épaule" ("combat"), ce qui désigne la peine qu'on prend contre les passions; C'est pourquoi Jacob a donné à Joseph Sichem ( comme propriété de choix), c'est-à-dire une ardeur spéciale à déployer contre les passions. (38) jacob lui-même dit qu'il a prisSichem par l'épée et l'arc (2), signifiant par là qu'on maîtrise les passions par la lutte et la peine, en les enfouissant dans la terre de Sichem. Il semble qu'il y ait d'une certaine manière contradiction entre cacher les dieux à Sichem et placer une idole dans un lieu secret : en effet, la première chose est louable, tandis que la seconde est réprouvée par l'Ecriture : " Maudit soit celui qui place une idole dans un lieu secret (3)." Car ce n'est pas la même chose d'enfouir complètement un objet dans la terre et de le mettre en un lieu secret. L'objet caché dans la terre et qui n'est plus du tout visible disparaît complètement de la mémoire avec le temps, tandis que l'objet qui est mis en un lieu secret échappe bien à la vue des autres, mais il est vu sans cesse par celui qui l'a déposé à cet endroit et qui en garde secrètement le souvenir tout frais dans la mémoire; Car toute pensée honteuse qui a pris forme dans l'esprit est une idole cachée; Il est honteux d'exposer aux autres de telles pensées, mais il est aussi dangereux de les reléguer dans un lieu secret, et il est encore plus dangereux de poursuivre et de rechercher les figures déjà effacées, car la réflexion se penche facilement de nouveau vers la passion qui avait été expulsée et plonge à fond dans l'illusion des plaisirs. La vertu est, en effet, une disposition délicate et si on fait preuve de négligence, la balance penche facilement dans le sens opposé. Surveiller la tête du serpent (39) C'est ce que l'Ecriture semble signifier de façon symbolique quand elle dit : " La terre où vous entrez est une terre instable, sujette aux mouvements des peuples (4)." Car celui qui entre en possession d ela vertu est en même temps poussé vers son contraire, car c'est une terre instable. Il ne faut donc pas laisser entrer tant soit peu dans la réflexion les images qui peuvent nuire. Il ne faut pas non plus la laisser descendre en Egypte, car de là elle serait entraînée chez les Assyriens (5). En effet, quand la réflexion descend dans les ténèbres des pensées impures - c'est ce qui est signifié par l'Egypte - elle est entraînée de force, malgré elle, par les passions pour accomplir leurs oeuvres. C'est pourquoi le Législateur a interdit symboliquement l'entrée du plaisir en ordonnant de surveiller la tête du serpent (6); Celui-ci, en effet, surveille le talon pour réaliser son dessein, car s'il ne l'atteint pas, il ne pourra pas facilement introduire le poison par sa morsure. Mais c'est à nous de prendre soin de brsier l'assaut du plaisir, car alors l'attaque perd son efficacité; Samson n'aurait pu, sans doute, incendier les moissons des étrangers, s'il n'avait lié deux par deux des renards, les têtes étant tournées en sens contraire, et attaché des torches à leurs queues (1). Celui qui a pu détecter dès le début l'attaque des pensées perverses et observer leurs premiers commencements - car elles se présentent sous de belles apparences, pour atteindre leur fin - pourra finalement dénoncer l'inconvenance de ces pensées par la comparaison du résultat final avec l'aspect initial. C'est cela, lier les renards queue à queue et placer entre deux la torche de la condamnation. Se rendre compte où aboutissent les pensées (40) Pour clarifier ce qui a été dit, je donnerai deux exemples, et on pourra admettre qu'il en est de même des autres cas. Souvent la pensée de luxure vient de la vaine gloire et l'entrée du chemin qui conduit à l'enfer paraît séduisante, mais elle dissimule les détours funestes qui mènent aux profondeurs de l'enfer ceux qui les suivent sans réfléchir. Ils sont poussés parfois au sacerdoce ou à la vie parfaite du moine, beaucoup viennent à eux pour être aidés, ce qui leur fait imaginer l'honneur que leur vaut leurs paroles et leurs actions; Se nourrissant de telles pensées, ils se départissent la plupart du temps de la vigilance naturelle, ils se représentent l'heureuse rencontre d'une sainte femme, ce qui les porte à consentir à l'accomplissement de l'acte impur, et la désinvolture de leur conscience les entraîne au dernier degré de l'abjection. Celui qui veut lier ensemble les queues doit apercevoir les aboutissants des deux pensées : pour la vaine gloire l'honneur, pour la luxure la honte; et s'il voit clairement le contraste entre le début et la fin, il peut considérer alors qu'il afait comme Samson. Autre exemple : la pensée de gourmandise a pour aboutissement celle de luxure, et le terme de celle-ci est la pensée de tristesse; Car aussitôt qu'on s'est laissé vaincre par ces pensées et qu'on revient à soi, on est pris par le découragement. Celui qui lutte ne doit donc penser ni au plaisir de la nourriture ni à la douceur de la volupté, mais aux résultas auxquels tous deux aboutissent et, découvrant la tristesse qui s'ensuit, il voit qu'il les a liés queue à queue, et par la torche de la condamnation il détruit les moissons des étrangers. Science et expérience nécessaires aux maîtres (41) si la lutte contre les passions requiert cette science et cette expérience, ceux qui assument la direction des autres doivent savoir combien il leur faut la science pour conduire prudemment leurs disciples à la récompense de la vocation céleste (2) et pour leur montrer clairement tous les pièges. Il ne s'agit pas seulement de simuler la victoire en donnant des coups en l'air, mais d'infliger des blessures mortelles à l'ennemi dans le combat; Car c'est en vain qu'on lance les bras en l'air si l'on n'atteint pas l'adversaire; Ce combat est plus difficile qu'une gymnastique; Les corps des athlètes se penchent et se redressent facilement, mais quand les âmes tombent, ne fût-ce qu'une fois, elles ne se relèvent qu'avec peine. Si on vit encore aux prises avec les passions et que, couvert de sang, on essaie de construire le temple de Dieu dans les âmes, qu'on écoute absolument ce qui est dit : " Tu ne me construiras pas un temple, toi qui es un homme de sang (1);" Construire un temple pour Dieu exige d'être en paix. Moïse a pris la tente et l'a dressée en dehors du camp (2), ce qui montre que le maître doit être le plus loin possible du tumulte de la guerre et habiter hors de l'agitation du camp pour mener une vie paisible et tranquille. Docilité requise des disciples Quand il se rencontre de tels maîtres, ils requièrent des disciples qui se soient renoncés eux-mêmes et qui aient retranché leurs volontés propres au point de ne différer en rien d'un corps inanimé ou d ela matière première employée par un artiste. L'âme dans le corps fait ce qu'elle veut sans que le corps résiste, et l'artiste fait preuve de son savoir sans que la matière l'empêche en quoi que ce soit de poursuivre son but : ainsi le maître doit-il exercer en ses disciples sa science d ela vertu, ayant des disciples dociles qui ne le contredisent en rien. (42) S'enquérir indiscrètement de la pédagogie du maître et vouloir juger ses ordres, empêche de progresser. En effet, ce qui semble raisonnable et digne de foi à celui qui manque d'expérience n'est pas nécessairement ce qui convient vraiment. L'artisan expert juge les choses de son art différemment que celui qui est inexpérimenté, car l'un a pour règle son savoir, l'autre les convenances apparentes et celles-ci ne correspondent pas toujours à la vérité; la plupart du temps, elles s'écartent davantage de la rectitude parce qu'elles s'apparentent à l'illusion. Par exemple, qu'y a-t-il de plus déraisonnable en apparence qu'un pilote dirigeant son navire obliquement au lieu d ele mener droit, ordonne aux passagers de se tenir du côté immergé et de délaisser le côté qui s'élève davantage audessus des flots et sur lequel s'exerce la pression du vent, accentuant ainsi l'inclinaison du navire? Vraiment, il conviendrait d'ordonner d'alourdir le côté le plus élevé et non de courir du côté qui penche dangereusement. ET cependant les passagers obéissent plutôt au pilote qu'à leurs propres idées. Le danger les persuade de s'en remettre entièrement à l'art de celui qui a la responsabilité de leur salut, même si ce qu'il fait ne semble pas mériter créance; Ceux qui ont confié à d'autres le soin de leur salut ne doivent-ils pas abandonner les convenances apparentes et sacrifier leurs propres pensées à l'art de celui qui sait, jugeant son savoir-faire plus sûr?