mardi 27 juin 2023

VIE DE SAINT MARTIN DE TOURS par SULPICE SEVERE

 









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VIE DE SAINT MARTIN



SAINT MARTIN DE TOURS

Vie de Saint Martin

Lettres à Eusèbe, Aurélius, Bassula,

traduites par Jacques Fontaine



Chroniques ( II, 49-50),

Dialogues sur les miracles de saint Martin,

traduits par Paul Marceaux



LES EDITIONS DU CERF



VIE DE SAINT MARTIN



Programme littéraire de l'ouvrage



Lettre de dédicace

(Sévère à son très cher frère Didier)

Pour ma part, j'avais décidé, frère de mon âme, de garder enfermé dans ses feuillets et de séquestrer entre les murs de ma maison le petit livre que j'avais écrit sur la vie de saint Martin : étant d'un naturel fort timoré, je cherchais à éviter le jugement des hommes, craignant de voir ( ce qui va sans doute arriver) mon langage trop peu soigné déplaire aux lecteurs et chacun me juger blâmable au dernier point pour avoir eu l'effronterie de m'approprier un sujet qui devait être légitimement réservé à des écrivains de talent. Mais à tes demandes réitérées je n'ai pu opposer un refus. Quel sacrifice, en effet, ne pourrais-je faire à ton affection, fût-ce au détriment de ma modestie? Cependant, la confiance avec laquelle je t'ai communiqué ce petit ouvrage me fait penser que tu ne le livreras à personne, car tu t'y es engagé. Mais je redoute que tu ne lui serves de porte de sortie, et qu'une fois lâché, on ne puisse le rappeler. Si cet accident vient à se produire, et que tu t'aperçoives qu'on le lit, tu prieras les lecteurs de bien peser les choses plutôt que les mots et, s'il arrive qu'une incorrection vienne à choquer leurs oreilles, de la supporter avec patience, car le Royaume de Dieu ne se fonde point sur l'éloquence, mais sur la foi. Qu'ils se rappellent aussi que le salut a été prêché au monde non point par des orateurs ( car assurément, si cela avait été utile, le Seigneur aurait également pu faire ainsi), mais par des pêcheurs. Personnellement, du jour où je me suis mis en tête d'écrire, estimant impie de laisser dans l'ombre les vertus d'un si grand homme, j'ai décidé par-devers moi de ne point rougir des solécismes : car je n'avais jamais atteint un savoir considérable en ces matières, et le peu que jadis, peut-être, j'avais butiné dans ces études, je l'avais tout entier perdu pour m'en être si longtemps désaccoutumé. Mais cependant, pour nous épargner de pénibles excuses, supprime le nom de l'auteur, si tu le juges bon, en publiant ce petit livre. Pour ce faire, gratte le titre sur l'en-tête, afin que la page soit muette, et qu'elle parle de son sujet ( c'est bien assez) sans parler de l'auteur. Adieu, frère vénérable dans le Christ, honneur de tous les gens de bien et de tous les saints.



VIE DE SAINT MARTIN, EVEQUE



Préface : l'auteur justifie son dessein

Bien des humains, s'étant vraiment consacrés à l'étude et à la gloire mondaines, ont cru immortaliser le souvenir de leur nom s'ils illustraient par la plume la vie des hommes célèbres. Certes, à défaut de l'immortaliser ainsi, ils recueillaient pourtant quelque minuscule fruit des espérances qu'ils avaient conçues; car non seulement ils prolongeaient leur souvenir, si vainement que ce fût, mais en proposant l'exemple des grands hommes, ils suscitaient une émulation considérable chez leurs lecteurs. Pourtant, de tels soucis n'avaient aucun rapport avec l'autre vie, la vie bienheureuse et éternelle. De quoi leur a servi, en effet, la gloire de leurs écrits, destinée à disparaître avec ce monde? Et quel profit la postérité a-t-elle retiré, à lire les combats d'Hector ou les entretiens philosophiques de Socrate, puisque ce n'est pas seulement une sottise de les imiter, mais encore une folie de ne pas les combattre avec la dernière énergie? Car, n'estimant la vie humaine que d'après les actions présentes, ils ont livré leurs espérances aux fables et leurs âmes aux tombeaux. Ils n'ont, en effet, confié le soin de les perpétuer qu'à la seule mémoire des hommes, quand le devoir de l'homme est de chercher à acquérir une vie immortelle plutôt qu'un souvenir immortel, non point en écrivant, en combattant ou en philosophant, mais en vivant pieusement, saintement, religieusement. Et cette errreur des hommes, transmise par la littérature, s'est fortifiée à tel point qu'elle a trouvé assurément bien des émules de cette vaine philosophie ou de ce fol héroïsme.

Il me semble donc que je ferai oeuvre utile, si j'écris tout au long la vie d'un très saint homme, pour qu'elle serve ensuite d'exemple aux autres : à coup sûr, cela incitera les lecteurs à la vraie sagesse, à la milice céleste et à la vertu divine. Et notre intérêt aussi y trouve son compte, dans la mesure où nous pouvons attendre non point des hommes un vain souvenir, mais de Dieu une récompense éternelle. Car n'ayant point vécu nous-mêmes de manière à pouvoir servir d'exemple aux autres, du moins avons-nous tâché de ne point laisser dans l'ombre celui qui méritait d'être imité. Or donc, je vais entreprendre d'écrire la vie de saint Martin, quelle fut sa conduite soit avant son épiscopat, soit pendant son épiscopat, encore qu'il m'ait été impossible d'avoir accès à tous ses actes. Ainsi, on ignore ce dont il fit devant lui-même le seul témoin : car, ne recherchant point la louange des hommes, il aurait voulu, dans toute la mesure où il l'aurait pu, cacher toutes ses "vertus". Et pourtant, même parmi les faits qui nous étaient connus, nous en avons omis plus d'un, croyant qu'il suffisait de consigner seulement les plus saillants. En même temps, il fallait aussi ménager les lecteurs, pour éviter de les lasser par une accumulation excessive. Je conjure ceux qui vont me lire d'ajouter foi à mes paroles, et de penser que je n'ai rien écrit qui ne fût bien connu et avéré. Autrement, j'eusse préféré le silence au mensonge.



"MILITIA MARTINI" :

DE L'ENFANCE A LA CONVERSION



De l'enfant au soldat de la garde

Or donc, Martin était originaire de la ville de Sabaria, en Pannonie, mais il fut élevé en Italie à Pavie. Ses parents n'étaient pas de petites gens, selon l'ordre de ce monde, mais ils étaient païens. D'abord simple soldat, son père fut ensuite tribun militaire. Lui-même suivit la carrière des armes dans sa jeunesse; il servit dans la cavalerie de la garde sous l'empereur Constance, puis sous le César Julien. Ce n'était pourtant pas de son plein gré, car dès ses premières années, ou presque, l'enfance sainte de ce noble garçon préférait aspirer au service de Dieu. De fait, il avait dix ans quand, malgré ses parents, il chercha refuge dans une église, et demanda à devenir catéchumène. Bientôt, chose extraorcdinaire, il se convertit tout entier à l'oeuvre de Dieu : à douze ans, il désira vivre au désert; et il eût satisfait ces voeux, si la faiblesse de son jeune âge n'y eût fait obstacle; pourtant, le coeur sans cesse tourné vers les ermitages et les églises, il songeait constamment, en cet âge encore tendre, à ce qu'il accomplit ensuite religieusement.

Mais les princes ayant édicté que les fils des vétérans devaient être enrôlés pour servir, son père, hostile à son heureuse conduite, le livra : il n'avait que quinze ans quand il fut arrêté, enchaîné, lié par les serments militaires. Il se contentait simplement de la compagnie d'un seul esclave, et pourtant, renversant les rôles, il le servait, lui, son maître, tant et si bien qu'en général c'était lui qui lui retirait ses chaussures, lui encore qui les nettoyait, qu'ils prenaient leurs repas ensemble, mais que c'était lui qui faisait le plus souvent le service de leur table. Durant trois ans environ avant son baptême, il demeura sous les armes, mais franc de tous les vices qui lient généralement ce genre d'hommes. Il montrait envers ses camarades une grande gentillesse, une charité extraordinaire, et surtout une patience et une modestie surhumaines. Car point n'est besoin de faire l'éloge de sa sobriété; elle était telle que, dès ce temps-là, on l'aurait cru moine et non pas soldat. Ces qualités lui avaient valu un tel attachement de la part de tous ses camarades qu'ils éprouvaient à son égard une affection et un aspect extraordinaires. Et sans être encore régénéré dans le Christ, il se conduisait pour ainsi dire en candidat au baptême par ses bonnes oeuvres : assister les malades, porter secours aux malheureux, nourrir les indigents, vêtir ceux qui étaient nus, et ne se réserver de sa solde que de quoi manger chaque jour. Dès ce moment, n'étant pas sourd aux enseignements de l'Evangile, il ne pensait pas au lendemain.



La "charité de saint Martin"

C'est ainsi qu'un jour où il n'avait sur lui que ses armes et un simple manteau de soldat, au milieu d'un hiver qui sévissait plus rigoureusement que de coutume, à tel point que bien des gens succombaient à la violence du gel, il rencontre à la porte de la cité d'Amiens un pauvre nu : ce misérable avait beau supplier les passants d'avoir pitié de sa misère, ils passaient tous leur chemin. L'homme rempli de Dieu comprit donc que ce pauvre lui était réservé, puisque les autres ne lui accordaient aucune pitié. Mais que faire? Il n'avait rien, que la chlamyde dont il était habillé : il avait en effet déjà sacrifié tout le reste pour une bonne oeuvre semblable. Aussi, saisissant l'arme qu'il portait à la ceinture, il partage sa chlamyde en deux, en donne un morceau au pauvre et se rhabille avec le reste. Sur ces entrefaites, quelques-uns des assistants se mirent à rire, car on lui trouvait piètre allure avec son habit mutilé. Mais beaucoup, qui raisonnaient plus sainement, regrettèrent très profondément de n'avoir rien fait de tel, alors que justement, plus riches que lui, ils auraient pu habiller le pauvre sans se réduire eux-mêmes à la nudité.

Donc, la nuit suivante, quand il se fut abandonné au sommeil, il vit le Christ vêtu de la moitié de la chlamyde dont il avait couvert le pauvre. Il est invité à considérer très attentivement le Seigneur, et à reconnaître le vêtement qu'il avait donné. Puis il entend Jésus dire d'une voix éclatante à la foule des anges qui se tiennent autour d'eux : " Martin, qui n'est encore que catéchumène, m'a couvert de ce vêtement". En vérité, le Seigneur se souvenait de ses paroles, lui qui avait proclamé jadis : " Chaque fois que vous avez fait quelque chose pour l'un de ces tout-petits, c'est pour moi que vous l'avez fait", quand il déclara avoir été vêtu en la personne de ce pauvre. Et pour confirmer son témoignage en faveur d'une si bonne oeuvre, il daigna se faire voir dans le même habit que le pauvre avait reçu.

Cette vision n'exalta pas un orgueil tout humain chez notre bienheureux, mais il reconnut dans son oeuvre la bonté de Dieu, et comme il avait dix-huit ans, il s'empressa de se faire baptiser. Pourtant, il ne renonça pas immédiatement à la carrière des armes, s'étant finalement laissé vaincre par les prières de son tribun, à qui l'attachaient des liens de camaraderie et d'amitié : c'est qu'en effet, à l'expriration de son tribunat, celui-ci promettait de renoncer au monde. Tenu en suspens par cette attente pendant deux années environ, après avoir reçu le baptême, Martin continue de servir dans l'armée, mais de manière purement nominale.



Martin obtient de Julien son congé

Cependant, les barbares envahissaient les Gaules, et le César Julien, concentrant son armée près de la cité des Vangions, se mit en devoir de distribuer un "donativum" aux soldats : selon l'usage, on les appelait un par un, jusqu'au moment où ce fut le tour de Martin; Alors, jugeant le moment venu de demander son congé, car il estimait qu'il n'aurait plus sa liberté, s'il acceptait le donativum sans avoir l'intention de continuer à servir, il dit à César : " Jusqu'ici, j'ai été à ton service : permets-moi maintenant d'être au service de Dieu; que celui qui a l'intention de combattre accepte ton "donativum"; moi, je suis soldat du Christ, je n'ai pas le droit de combattre." Mais alors, à ces mots, le tyran se mit à gronder, disant que si Martin refusait de servir, c'était par crainte du combat qui devait avoir lieu le lendemain, et non moins pour des motifs religieux. Mais Martin, intrépide, et même d'autant plus ferme que l'on avait tenté de l'intimider, dit alors : " Si l'on impute mon attitude à la lâcheté et non à la foi, je me tiendrai demain sans armes devant les lignes, et au nom du Seigneur Jésus, sous la protection du signe d ela croix, sans bouclier ni casque, je pénétrerai en toute sécurité dans les bataillons ennemis". On le fait donc ramener et jeter en prison, afin qu'il tienne parole en se laissant exposer sans armes aux barbares. Le lendemain, l'ennemi envoya des parlementaires pour négocier la paix, et se rendit avec armes et bagages.

Qui donc pourrait douter que cette victoire ait été véritablement due au bienheureux, puisqu'il lui fut accordé de ne pas être envoyé sans armes au combat? Sans doute, dans sa bonté, le Seigneur eût pu sauver son soldat jusqu'au milieu des épées et des traits de l'ennemi; mais pour que ses saints regards ne fussent point outragés, même par la mort d'autrui, il supprima la nécessité de combattre. En effet, le Christ se crut obligé envers son soldat de ne lui offrir d'autre victoire que la soumission de l'ennemi sans effusion de sang ni mort d'homme.



"HILARII DISCIPULUS" :

DE LA CONVERSION A L'ELECTION EPISCOPALE



De Poitiers à Milan : rencontre d'Hilaire et début du voyage en Pannonie

Puis après avoir quitté l'armée, il se rendit auprès de saint Hilaire, évêque de la cité de Poitiers, dont, en matière de théologie, la foi se trouvait à ce moment éprouvée et reconnue, et il séjourna quelque temps auprès de lui. Le même Hilaire tenta bien de le lier à lui plus étroitement en lui conférant les fonctions de diacre, et de l'attacher ainsi au service de Dieu. Mais il s'y refusa à maintes reprises en clamant son indignité, et ce prélat, d'un esprit si profond, comprit que la seule manière dont il pourrait l'engager serait de lui confier des fonctions qui sembleraient un peu humiliantes : c'est pourquoi il lui propossa avec insistance d'être exorciste. Martin ne repoussa pas cette ordination, pour ne pas avoir l'air d'avoir méprisé ces fonctions comme trop humbles. Et peu après, il reçut pendant son sommeil la sommation de rendre visite, avec une religieuse sollicitude, à sa patrie et à ses parents, encore retenus dans le paganisme : il partit avec le consentement de saint Hilaire, qui en prodiguant ses prières et ses larmes lui fit d'abord prendre l'engagement de revenir. C'est dans la tristesse, à ce que l'on rapporte, qu'il entreprit ce lointain voyage, après avoir assuré à ses frères qu'il y subirait bien des épreuves : et la suite des événements justifia ses paroles.

Pour commencer, au milieu des Alpes, s'étant écarté de la route, il tomba sur des brigands. L'un d'eux, levant en l'air sa hache, avait pris son élan pour lui porter un coup, quand un autre retint le bras qui allait frapper. Pourtant, on lui attache les maisn derrière le dos, et on le remet à l'un d'eux, à charge de le garder et d ele dépouiller. L'autre le conduisit en des lieux reculés et se mit d'abord à le questionner : qui était-il. Martin répond qu'il était un chrétien. Il lui demandait aussi s'il avait peur. Martin lui déclara alors avec une fermeté sans pareille que jamais il ne s'était senti aussi rassuré, car il savait que la miséricorde du Seigneur viendrait tout spécialement l'assister dans les épreuves; mais il plaignait davantage celui que l'exercice du brigandage rendait indigne de la miséricorde du Christ. Et entreprenant d'exposer la doctrine évangélique, il prêchait la parole de Dieu au brigand. A quoi bon m'attarder davantage? Le larron crut, il se mit à la suite de Martin et le remit dans le bon chemin, en lui demandant de prier le Seigneur pour lui. Ce même homme, on le vit ensuite mener la vie religieuse : tant et si bien que l'anecdote que nous venons de rapporter fut, dit-on, recueillie de sa bouche.



Martin en Italie et en Illyricum : Satan, l'arianisme, essais d'érémitisme

Or donc, Martin, en continuant sa route, avait dépassé Milan, quand le diable, prenant figure humaine, se porta à sa rencontre sur le chemin et lui demanda où il allait. Martin lui ayant répondu qu'il allait où le Seigneur l'appelait, il lui dit : " Où que tu ailles et quoi que tu tentes, tu trouveras le diable devant toi." Martin dit alors, en lui répondant par ces mots du prophète : " Le Seigneur est mon soutien, je ne craindrai pas ce que peut me faire l'homme." Et aussitôt l'Ennemi disparut de sa vue. Ainsi, comme il en avait conçu l'intention, Martin délivra sa mère de l'erreur du paganisme, alors que son père persévérait dans le mal; pourtant, il sauva plusieurs personnes par son exemple.

Puis, l'hérésie arienne ayant pullulé à travers le monde entier, et surtout dans l'Illyricum, comme il était presque seul à opposer la résistance la plus énergique à la foi corrompue des évêques et qu'on l'avait soumis à nombre de mauvais traitements - car il fut non seulement battu de verges en public, mais finalement contraint de quitter la ville -, il regagna l'Italie et, apprenant que dans les Gaules aussi, l'éloignement de saint Hilaire, contraint et forcé à l'exil par les hérétiques, avait jeté le trouble dans l'Eglise, il s'installa un ermitage à Milan. Là aussi, Auxence, principal fauteur du parti arien, le persécuta avec un acharnement extrême : il l'accabla d'avanies et le fit expulser de la cité. Aussi, estimant qu'il lui fallait céder aux circonstances, il se retira dans l'île appelée Gallinara, en compagnie d'un prêtre qui était un homme de grandes vertus. Il y vécut quelque temps de racines. A ce moment, il prit pour nourriture de l'hellébore, une plante que l'on dit vénéneuse. Mais sentant la violence du poison l'attaquer, et la mort déjà prochaine, il repoussa par la prière la menace de ce péril, et aussitôt tout le mal fut mis en déroute. Peu après, ayant appris que le souverain, pris de repentir, avait accordé à saint Hilaire l'autorisation de revenir d'exil, il tenta de le rencontrer à Rome et partit pour la Ville.



Martin en Poitou : fondation de Ligugé et double résurrection

Hilaire étant déjà passé, il suivit ses pas jusqu'à Poitiers. Ayant reçu de lui le plus gracieux accueil, il s'installa un ermitage non loin de la ville. A ce moment, certain catéchumène se joignit à lui, avec le désir de se former aux règles de vie d'un si saint homme. A peu de jours de là, il tomba brusquement malade, et la violence des accès de fièvre l'épuisait. Or, justement, Martin était parti; au bout d'une absence de trois jours, il trouva à son retour le corps inanimé. Si brusque avait été la mort qu'il était décédé sans baptême. Autour du corps exposé, les frères accablés de chagrin s'affairaient à lui rendre tristement les derniers devoirs, quand Martin accourt en pleurant et en poussant des cris de douleur. Mais alors, l'âme emplie tout entière de l'Esprit-Saint, il les fait tous quitter la cellule où gissait le corps, puis, les portes verrouillées, il s'étend sur les membres inanimés du frère défunt. Quand il se fut abîmé quelque temps dans la prière, et que l'Esprit lui eut fait sentir la présence de la vertu du Seigneur, il se redressa légèrement et, le regard fixé sur le visage du défunt, il attendait avec une confiance absolue l'effet de sa prière et de la miséricorde du Seigneur. A peine deux heures environ s'étaient-elles écoulées qu'il voit le défunt remuer peu à peu tous ses membres, et ses yeux se dessiller et clignoter pour recouvrer la vue. Mais alors, s'étant tourné à grands cris vers le Seigneur, il emplissait la cellule de sa clameur d'action de grâces. En l'entendant, ceux qui étaient restés devant la porte font aussitôt irruption. Extraordianire spectacle : ils voyaient en vie celui qu'ils avaient laissé pour mort.

Ainsi rendu à la vie, le catéchumène reçut aussitôt le baptême. Il vécut encore plusieurs années, et fut le premier chez nous à donner matière aux "vertus" de Martin et à en témoigner. Il avait d'ailleurs coutume de raconter qu'en quittant la dépouille de son corps, il avait été conduit au tribunal du Juge, et qu'il avait entendu prononcer la funeste sentence qui le reléguait vers les lieux sombres avec le vulgaire. A ce moment, deux anges avaient fait observer au Juge qu'il était l'homme pour qui Martin priait. Aussi, ces mêmes anges avaient reçu l'ordre de le ramener; il avait été restitué à Martin, et rendu à sa vie antérieure. C'est à partir de ce moment que, pour la première fois, le renom du bienheureux prit de l'éclat : ainsi, celui que tous tenaient déjà pour saint, fut aussi tenu pour un homme puissant par la prière et vraiment digne des apôtres.

Peu après, comme il passait le long du domaine d'un certain Lupicin, un notable selon ce monde, il est accueilli par les cris de deuil d'une foule qui se lamentait. Il s'approche d'elle avec sollicitude et s'enquiert du motif de ces pleurs : on lui explique alors qu'un petit esclave de la domesticité s'était arraché à la vie en se pendant. A cette nouvelle, il entre dans la cellule où le corps gisait; il mit dehors toute la foule, s'étendit sur le corps et pria quelque temps. Bientôt, le visage ranimé mais les yeux encore alanguis, le défunt se soulève vers le visage de Martin. Dans un lent effort, il parvint à se dresser sur son séant et, saisissant la main du bienheureux, il se mit debout; Puis, avec lui, il s'avança ainsi jusqu'au vestibule de la maison, sous les regards attentifs de toute la foule.



"EPISCOPUS TURONENSIS" :

UN PASTEUR MOINE ET THAUMATURGE



Une élection mouvementée

A peu près vers la même époque, on le réclamait pour l'évêché de Tours. Mais, comme il était difficile de le tirer de son monastère, certain Rusticius, citoyen de Tours, feignit d'avoir sa femme malade et, se jetant à ses genoux, parvint à le faire sortir. C'est ainsi que, des foules de Tourangeaux se trouvant déjà postées sur le parcours, on l'escorte sous bonne garde jusqu'à la cité, comme un prisonnier. Chose extraordinaire, une multitude incroyable de gens, venus non seulement de cette ville, mais aussi des cités voisines, s'étaient assemblés pour lui apporter leurs suffrages. ils n'ont tous qu'une volonté, un même désir, un même sentiment : Martin est le plus digne de l'épiscopat, heureuse sera l'Eglise qui aura un tel évêque!

Un petit nombre pourtant, et quelques-uns des évêques que l'on avait fait venir pour installer le prélat, y faisaient une opposition impie. Ils disaient que c'était un personnage méprisable, et qu'un homme à la mine pitoyable, aux vêtements sales, aux cheveux en désordre, était indigne de l'épiscopat. Cela étant, le peuple, qui en jugeait plus sainement, tourna en ridicule la folie de ceux qui, en cherchant à blâmer cet homme remarquable, publiaient ses mérites éclatants. Et en vérité, ils ne purent que s'incliner devant les intentions du peuple, inspiré par la volonté du Seigneur. Or, parmi les évêques qui étaient là, le principal opposant fut, dit-on, un certain Défenseur. Aussi remarqua-t-on qu'il reçut alors un blâme sévère, par la lecture d'un verset prophétique.

Car le hasard voulut que le lecteur à qui revenait en ce jour la charge de lire les textes, se trouvât par le peuple empêché de passer. Aussi, dans l'émoi des officiants, tandis que l'on attendait l'absent, l'un des assistants saisit le Psautier et attrapa le premier verset venu. Or, ce Psaume était : " Par la bouche des enfants et des nourrissons, tu t'es rendu gloire à cause de tes ennemis, pour détruire l'ennemi et le défenseur." A cette lecture, les clameurs du peuple s'élèvent, le parti adverse est confondu, et l'on tint pour assuré que ce psaume avait été lu par la volonté de Dieu, afin que Défenseur entendît porter ce témoignage sur ses oeuvres : car le Seigneur, en se rendant gloire en la personne de Martin, par la bouche des enfants et des nourrissons, avait du même coup désigné et construit en Défenseur son ennemi.



Martin fondateur et abbé de Marmoutier

Et maintenant, quelle fut la conduite de Martin après son accession à l'épiscopat, quelle en fut la grandeur, il n'est pas en notre pouvoir de l'exposer tout au long. En effet, avec une fermeté parfaite, il restait semblable à celui qu'il avait été auparavant. Même humilité en son coeur, même pauvreté dans son vêtement. C'est ainsi qu'il remplissait les fonctions épiscopales, plein d'autorité et de prestige, sans déserter pour autant sa profession ni ses vertus monastiques. Pendant quelque temps, il habita donc une cellule attenante à l'église. Puis, ne pouvant plus supporter d'être dérangé par ceux qui lui rendaient visite, il s'installa un ermitage à deux milles environ hors les murs de la cité.

Cette retraite était si écartée qu'elle n'avait rien à envier à la solitude d'un désert. D'un côté, en effet, elle était entourée par la falaise à pic d'un mont élevé, et le reste du terrain était enfermé dans un léger méandre du fleuve de Loire; il n'y avait qu'une seule voie d'accès, et encore fort étroite. Martin occupait une cellule construite en bois, et un grand nombre de frères étaient logés de la même manière. Mais la plupart s'étaient fait des abris en les creusant dans la roche du mont qui les dominait. Il y avait environ quatre-vingts disciples, qui se formaient à l'exemple de leur bienheureux maître. Là, personne ne possédait rien en propre, tout était mis en commun. Il était interdit d'acheter ou de vendre quoi que ce fût ( comme bien des moines en ont l'habitude). On n'y exerçait aucun art, à l'exception du travail des copistes; encore n'y affectait-on que les plus jeunes : leurs aînés vaquaient à la prière. On ne sortait que rarement de sa cellule, sauf pour se réunir au lieu d ela prière. Passée l'heure du jeûne, ils prenaient tous ensemble leur nourriture. Personne ne connaissait le vin, sauf celui que la maladie y contraignait. Bon nombre s'habillaient de poil de chameau; on tenait pour une fate grave une tenue trop raffinée. Cela doit être considéré comme d'autant plus extraordinaire qu'il y avait parmi eux, disait-on, un grand nombre de nobles; ayant reçu une éducation toute différente, ils s'étaient volontairement pliés à cette vie d'humilité et d emortification. Nous en avons vu plusieurs devenir ensuite évêques. Quelle était en effet la cité ou l'église qui n'aurait point désiré avoir un pontife sorti du monastère de Martin?



Le faux martyr démasqué

Mais pour aborder toutes les autres "vertus" dont il fit preuve au cours de son épiscopat, il y avait non loin de la ville, tout proche de l'ermitage, un lieu que le préjugé populaire tenait pour sacré, sous prétexte que des martyrs y auraient reçu la sépulture. De fait, il s'y trouvait aussi un autel qui passait pour avoir été dressé par les précédents évêques. Mais Martin, n'en croyant point à la légère une tradition incertaine, demandait instamment aux prêtres et aux clercs les plus âgés de lui indiquer le nom du martyr et la date de sa passion. Il se disait fort troublé et embarrassé par le fait que la tradition ancestrale n'eût apporté sur ce point aucune certitude cohérente.

Il s'abstint donc quelque temps de se rendre en ce lieu, sans en abroger le culte, étant donné l'incertitude où il se trouvait, et sans accorder non plus la caution de son autorité au populaire, pour empêcher cette superstition de s'affermir encore. Mais un beau jour, il se rend sur les lieux en prenant avec lui quelques frères; puis, debout au-dessus du tombeau même, il pria le Seigneur de lui indiquer qui était enseveli en ce lieu et quels étaient ses mérites. Alors, en se tournant du côté gauche, il voit se dresser près de lui une ombre repoussante et farouche; il lui donne ordre de dire son nom et ses qualités; Elle décline son nom, avoue son crime : elle avait été un brigand, exécuté pour ses forfaits, et vénéré à tort par le populaire; elle n'avait rien de commun avec les martyrs, car eux demeurent dans la gloire, et elle dans le châtiment. Chose extraordinaire : les assistants entendaient sa voix, sans pourtant le voir en personne. Alors Martin raconta publiquement ce qu'il avait vu, il fit retirer de cet endroit l'autel qui s'y trouvait jusque-là, et c'est ainsi qu'il délivra le peuple de l'erreur de cette superstition.



"CONVERSIO PAGANORUM" :

LE DUEL THAUMATURGIQUE AVEC LE PAGANISME

DES CAMPAGNES GALLO-ROMAINES



L'enterrement païen arrêté

Il arriva par la suite qu'en cheminant, il rencontra sur sa route le corps d'un païen que l'on menait à sa sépulture en un cortège plein de superstition. Apercevant de loin une foule qui venait vers lui, et ignaorant ce que cela pouvait bien être, il fit une courte halte : la distance étant d'environ cinq cents pas, il lui fut difficile de discerner ce qu'il voyait. Pourtant, comme il distinguait une troupe de paysans et que le vent faisait voltiger les toiles du linceul jeté sur le corps, il crut qu'il s'agissait de cérémonies sacrées de caractère païen. Car les paysans gaulois avaient coutume, dans leur misérable égarement, de porter en procession à travers leurs champs des idoles démoniaques couvertes d'un voile immaculé.

Levant donc le signe de la croix contre ceux qui venaient à sa rencontre, il commanda à la foule de ne plus bouger et de déposer son fardeau. Mais alors, on eût pu voir cette chose extraordinaire : les misérables d'abord figés comme des rocs. Puis comme ils essayaient, dans un effort suprême, d efaire un pas en avant, incapables d'avancer plus loin ils tournaient sur eux-mêmes en un tourbillon ridicule, jusqu'au moment où, vaincus, ils déposent le fardeau du corps. Abasourdis, ils se regardaient les uns les autres, et se demandaient sans mot dire ce qui avait bien pu leur arriver. Mais le bienheureux, s'étant rendu compte que ce rassemblement avait pour objet des obsèques et non pas une cérémonie religieuse, lève à nouveau la main et leur rend le pouvoir de partir et d'enlever le corps. Ainsi les obligea-t-il à s'arrêter quand il le voulut, et leur permit-il de s'en aller quand ce fut son bon plaisir.



Le défi du pin abattu

Un autre jour, en certain village, il avait détruit un temple fort ancien, et entrepris d'abattre un pin tout proche du sanctuaire. Mais alors, le prêtre de ce lieu et toute la foule des païens commencèrent à lui opposer de la résistance. Et ces mêmes gens, qui pourtant - par la volonté du Seigneur - n'avaient pas bougé pendant la démolition du temple, ne supportaient pas que l'on coupât l'arbre. Martin s'employait à leur faire observer qu'une souche n'avait rien de sacré : ils devaient plutôt suivre le Dieu qu'il servait lui-même; il fallait couper cet arbre, car il était consacré à un démon.

Alors l'un d'eux, plus hardi que les autres : " Si tu as, dit-il, quelque confiance en ce Dieu que tu déclares adorer, nous couperons nous-mêmes l'arbre que voici, et toi, reçois-le dans sa chute. Et si ce Seigneur, que tu dis être le tien, est avec toi, tu en réchapperas." Alors, gardant une confiance intrépide dans le Seigneur, Martin s'engage à le faire. A ce moment, toute cette foule de païens donnèrent leur accord à un tel défi, et ils se résignèrent facilement à la perte de leur arbre, pourvu que sa chute écrasât l'ennemi de leurs cérémonies. Et comme le pin penchait d'un côté, en sorte que l'on ne pouvait douter du côté où il devait s'abattre une fois coupé, on place Martin attaché, selon la volonté des paysans, à l'endroit où personne ne doutait que l'arbre dût tomber.

Ils se mirent donc à couper eux-mêmes leur pin avec une allégresse et une liesse extrêmes. La foule des spectateurs étonnés se tenait à l'écart. Et déjà le pin vacillait peu à peu, et, sur le point de tomber, il menaçait de s'abattre. A l'écart, les moines pâlissaient; épouvantés par l'approche du danger, ils avaient perdu toute espérance et toute foi, et n'attendaient plus que la mort de Martin. Mais lui, confiant dans le Seigneur, attendait intrépidement. Le pin, dans sa chute, avait déjà fait entendre un craquement, déjà il tombait, déjà il s'abattait sur lui, quand Martin élève sa main à la rencontre de l'arbre et lui oppose le signe du salut. Mais alors - on eût cru l'arbre repoussé en arrière dans une sorte d'ouragan -, il s'abattit du côté opposé, de sorte qu'il faillit écraser les paysans qui s'étaient tenus en lieu sûr.

Mais alors, une clameur s'élève au ciel, et les païens demeurent stupéfaits d'étonnement, les moines pleurent de joie, tous à l'unisson proclament le nom du Christ; et l'on vit bien que, ce jour-là, le salut était arrivé pour ce pays. Car il n'y eut à peu près personne, dans cette immense foule de païens, qui ne réclamât l'imposition des mains et n'abandonnât l'erreur impie pour croire au Seigneur Jésus. Et il est vrai qu'avant Martin, fort peu de gens, et même à peu près personne, n'avait reçu dans ces pays le nom du Christ. Mais les "vertus" et l'exemple de Martin lui donnèrent tant de force qu'il ne se trouve plus un seul endroit qui ne soit rempli d'églises ou d'ermitages en très grand nombre. Car là où il avait détruit des sanctuaires païens, il construisait aussitôt des églises ou des ermitages.



Incendie et destruction de sanctuaires païens

Vers le même temps et dans la même oeuvre, il fit preuve d'une "vertu" non moins grande. De fait, il avait mis le feu, en certain village, à un sanctuaire païen tout à fait ancien et très fréquenté : des tourbillons de flammes étaient emportés par le vent qui les poussait vers une maison voisine, et même attenante à l'édifice. Dès que Martin s'en aperçut, il accourt rapidement, monte sur le toit de la maison et se porte à la rencontre des flammes qui arrivaient. Mais alors, spectacle extraordinaire, on put voir le feu se rabattre contre le vent, malgré sa violence, si bien que les éléments semblaient pour ainsi dire se combattre et entrer en conflit. Ainsi, par la "vertu" de Martin, le feu n'accomplit son oeuvre que là où il en avait reçu l'ordre.

Dans un autre village, du nom de Levroux, Martin voulut démolir également un temple que la fausse religion avait comblé de richesses, mais la foule des païens s'y opposa tant et si bien qu'il fut repoussé, non sans violences. Aussi se retira-t-il à l'écart dans le voisinage immédiat. Là, pendant trois jours, vêtu d'un cilice et couvert de cendre, dans le jeûne et l'oraison ininterrompus, il adressait sa prière au Seigneur, afin que la vertu divine renversât ce temple, puisque la main d el'homme n'avait pu le détruire. Alors, soudain, deux anges armés de lances et de boucliers se présentèrent à lui comme une milice céleste, se disant envoyés par le Seigneur pour disperser la foule des paysans et assurer la protection de Martin, afin qu'il n'y eût aucune résistance durant la destruction du temple : il devait donc repartir achever pieusement l'oeuvre commencée. Il retourna donc au village et, tandis que les foules païennes le regardaient, sans bouger, démolir jusqu'aux fondations cet édifice impie, il réduisit en poussière tous les autels et les statues. A cette vue, les paysans comprirent qu'une puissance divine les avait frappés de stupeur et de panique pour les empêcher de résister par la violence à l'évêque : ils crurent presque tous au Seigneur Jésus, attestant publiquement à grands cris qu'on devait adorer le Dieu de Martin et délaisser des idoles incapables de se porter secours à elles-mêmes.



Les assassins déjoués

Je vais également rapporter ce qui se passa dans un canton du pays éduen. Tandis qu'il y démolissait également un autre temple, la foule des paysans païens en furie se rua sur lui. L'un d'eux, plus hardi que les autres, avait tiré l'épée et cherchait à l'en frapper, quand, rejetant son manteau, Martin présenta au coup sa nuque découverte. Le païen n'hésita pas à frapper, mais, ayant élevé sa main droite trop haut, il s'écroula à la renverse, et, terrassé par la crainte de Dieu, il demandait grâce.

Voici encore une histoire toute pareille à la précédente. Un jour où l'on avait voulu lui donner un coup de couteau pendant qu'il détruisait des idoles, l'arme fut arrachée des maisn de l'agresseur et disparut au moment même où il frappait. Mais en général, quand les paysans cherchaient avec hostilité à le dissuader de détruire leurs sanctuaires, sa sainte prédication adoucissait si bien les runes des païens qu'illuminés par la vérité, ils renversaient eux-mêmes leurs temples.



"GRATIA CURATIONUM" : LA LUTTE SALUTAIRE

CONTRE LES MALADIES ET LA POSSESSION



Guérison de la jeune paralysée de Trèves

Mais pour la grâce des guérisons, elle était chez lui si puissante que presque aucun malade ne l'approcha sans recouvrer aussitôt la santé. Cela ressortira particulièrement de l'exemple suivant : A Trèves, une jeune fille était atteinte d'une paralysie si terrible que, depuis bien longtemps déjà, son corps était incapable d'accomplir la moindre fonction et d elui rendre aucun service; déjà presque morte de toute part, elle palpitait à peine d'un léger souffle. Ses proches, affligés, se tenaient auprès d'elle, n'attendant plus que son décès, quand on annonce soudain l'arrivée de Martin en cette cité. Dès que le père de la jeune fille l'eut apprise, il court à perdre haleine intercéder pour sa fille. Or, il se trouva que Martin était déjà entré dans l'église. Là, sous les regards du peuple et de bien d'autres évêques présents, le vieillard en sanglots embrasse ses genous : " Ma fille, disait-il, se meurt d'une terrible maladie et, ce qui est plus cruel que la mort même, elle ne vit plus que par le souffle, sa chair est déjà presque morte. Je te demande d'aller la bénir, car j'ai foi que, par ton intercession, elle sera rendue à la santé." Rempli de confusion par ces paroles, Martin resta stupéfait. Il tenta de se dérober en disant que pareille chose n'était pas en son pouvoir, que le vieillard avait perdu le sens, que lui, Martin, n'était pas digne que le Seigneur se servît de lui pour manifester un signe de sa puissance. Le père en larmes insistait plus fortement et le suppliait de rendre visite à la moribonde. Enfin, contraint à s'y rendre par les évêques qui l'entouraient, il descendit à la maison de la jeune fille. Une foule énorme était devant les portes, dans l'attente de ce qu'allait bien faire le serviteur de Dieu. Et lui, recourant pour commencer à ses armes coutumières en semblable circonstance, se prosterna sur le sol et pria. Puis, examinant la malade, il se fait donner de l'huile. Après l'avoir bénie, il verse la vertu de ce saint breuvage dans la bouche de la jeune fille, et aussitôt elle recouvra la parole. Puis, progressivement, à son contact, la vie se ranima dans les différents membres, jusqu'au moment où, d'un pied assuré, elle se leva devant le peuple.



Délivrance de trois possédés

A la même époque, un esclave d'un certain Tétradius, personnage proconsulaire, était possédé d'un démon, qui le torturait de mortelles souffrances. Martin fut donc prié de lui imposer la main : il donne ordre qu'on le lui amène. Mais il fut absolument impossible de faire sortir l'esprit mauvais de la cellule où il se trouvait : tant il s ejetait à belles dents sur les arrivants, comme un enragé. Tétradius se précipite alors aux genoux du bienheureux, en le suppliant de descendre lui-même jusqu'à la maison où l'on détenait le possédé. Mais alors, Martin se déclare dans l'impossibilité de se rendre chez un incroyant et un païen; car Tétradius, en ce temps-là, était encore empêtré dans les erreurs du pagnaisme. Il promet donc de se faire chrétien si le démon était chassé de son jeune esclave. Aussi, Martin, imposant la main au jeune esclave, en expulsa l'esprit impur. A cette vue, Tétradius crut au Seigneur Jésus; il devint aussitôt catéchumène, et non seulement il fut baptisé peu après, mais il garda toujours une affection extraordinaire pour Martin, l'auteur de son salut.

En ce même temps et dans la même ville, Martin entrait chez un père de famille, quand il s'arrêta juste sur le seuil, en disant qu'il voyait un affreux démon dans la cour de la maison. Comme il lui intimait l'ordre de déguerpir, le démon se saisit du cuisinier du maître de maison, qui s etrouvait à l'intérieur de la demeure. Ce malheureux entra dans une crise de rage et s emit à déchirer à belles dents tous ceux qui étaient sur son passage : branle-bas dans la maison, panique des esclaves, fuite éperdue des habitants. Martin s'élança au-devant du furieux, et, pour commencer, il lui intime l'ordre de s'arrêter. Mais comme l'autre grondait en montrant les dents, et, la bouche grande ouverte, menaçait de le mordre, Martin lui enfonça ses doigts dans la bouche en disant : " Si tu as quelque pouvoir, dévore-les." Mais alors, le possédé, comme s'il avait reçu dans la gorge un fer incandescent, écartait ses dents loin des doigts du bienheureux en se gardant bien de les toucher. Contraint par ces châtiments et ces tortures à fuir le corps qu'il possédait, mais n'étant point autorisé à sortir par la bouche, le démon fut évacué par un flux de ventre, en laissant derrière lui des traces repoussantes.

Sur ces entrefaites, le bruit soudain d'une migration et d'une invasion barbares ayant jeté l'alarme dans la cité, Martin ordonne qu'on fasse comparaître devant lui un possédé du démon. Il lui intime l'ordre de déclarer si cette nouvelle était vraie. Alors, ce dernier confessa que dix démons l'avaient assisté pour répandre ce faux bruit dans la population, afin que cette crainte-là, du moins, chassât Martin de cette ville; mais qu'en fait les barbares ne songeaient à rien moins qu'à une invasion. Ainsi, par ces aveux de l'esprit immonde en pleine église, la cité fut libérée de sa crainte et de ses alarmes présentes.



Quatre guérisons éclatantes

Chez les Parisiens, au moment où il franchissait la porte de cette cité, accompagné dans sa marche par des foules considérables, il baisa et bénit un lépreux au visage pitoyable qui faisait horreur à tout le monde. Ayant été aussitôt purifié entièrement de son mal, le lendemain, venant à l'église avec un teint éclatant, le lépreux rendait grâces pour sa santé recouvrée. On ne doit pas omettre non plus que des franges arrachées à son manteau et à son cilice exercèrent fréquemment des vertus curatives sur les malades. Car, attachées aux doigts ou passées au cou des patients, elles chassèrent bien souvent leurs maladies.

Arborius, un ancien préfet, une âme tout à fait sainte et fidèle, un jour que sa fille était consumée par de très graves accès de fièvre quarte, glissa sur la poitrine de la jeune fille, en plein accès de fièvre, une lettre de Martin qui venait par hasard de lui être remise, et aussitôt la fièvre fut chassée. Cet évenement fit une telle impression sur Arborius qu'il voua aussitôt la jeune fille à Dieu et la consacra à la virginité perpétuelle. il alla trouver Martin pour lui présenter, vivant témoignage de ses "vertus", la jeune fille guérie par lui "in absentia" - malgré son absence - , et il ne souffrit pas qu'un autre que Martin lui imposât l'habit des vierges et la consacrât.

Paulin, cet homme qui devait ensuite donner un si grand exemple, avait commencé à souffrir gravement d'un oeil, et déjà un voile fort épais avait recouvert sa pupille jusqu'à l'obturer entièrement, quand Martin lui toucha l'oeil avec un pinceau et lui rendit la santé antérieure en supprimant toute espèce de douleur. Et lui-même, un jour, ayant fait une chute et roulé du haut de sa soupente, s'était fait de multiples blessures en tombant sur les marches inégales de l'escalier. Il gisait dans sa cellule inanimé, torturé par des douleurs terribles, quand, pendant la nuit, un ange lui parut laver ses blessures, et enduire d'un onguent salutaire les meurtrissures laissées sur son corps par les contusions. Et c'est ainsi que, le lendemain, il fut si bien rendu à la santé que l'on n'eût jamais cru qu'il eût subi aucun accident. Mais il serait long de tout raconter, par le menu : qu'il suffise de ces exemples - bien peu parmi tant d'autres; contentons-nous de ne rien enlever à la vérité des plus saillants et d'éviter de lasser le lecteur en les multipliant.



" ILLUSIONES DIABOLI" : LA LUTTE SPIRITUELLE

CONTRE LES PRESTIGES DE SATAN



Le festin chez Maxime ou le prophète chez le roi

Mais glissons aussi parmi de tels exploits des faits mineurs - et encore, la dépravation et la corruption générales étant si graves à notre époque, c'est un fait presque exceptionnel qu'un évêque ait eu la fermeté de ne point consentir à faire sa cour à un prince -. Au moment où, auprès de l'empereur Maxime, cet homme d'une fierté farouche, exalté par sa victoire dans les guerres civiles, s'étaient réunis plusieurs évêques venus de diverses parties du monde, ils se faisaient tous remarquer par la cour scandaleuse qu'ils faisaient au prince et, par une lâche faiblesse, leur dignité épiscopale s'était abaissée à la condition de clients du souverain : l'autorité des apôtres ne subsistait plus alors que dans le seul Martin.

Car, même s'il est vrai qu'il lui fallut supplier le prince en faveur de quelques personnes, il exigea plutôt qu'il ne pria et, malgré les prières répétées du prince, il s'abstînt de dîner avec lui, déclarant qu'il ne pouvait partager la table de celui qui avait ôté à un empereur sa souveraineté et à un autre la vie. Finalement, Maxime affirma qu'il n'avait pas assumé le pouvoir impérial de son plein gré : au contraire, il avait défendu par les armes un pouvoir souverain que la puissance divine lui avait fait imposer de force par ses propres soldats; la volonté de Dieu ne semblait pas hostile à un homme entre les mains duquel était échue une victoire aussi incroyable; enfin, aucun de ses adversaires n'avait succombé en dehors du champ de bataille. Martin se laissa finalement vaincre par ses raisons ou par ses instances, et il se rendit à l'invitation, tandis que le prince se félicitait extraordinairement d'avoir obtenu ce résultat.

Se trouvaient invités là, comme s'ils avaient été convoqués pour un jour de gala, des personnages illustres : le préfet et consul Evode - la justice même -; deux comtes investis des plus hauts pouvoirs : le frère du souverain et son oncle. Le prêtre qui accompagnait Martin s'était allongé entre eux, et lui-même avait pris place sur un siège bas disposé auprès du souverain. Vers le milieu du repas, selon l'usage, un serveur présenta une large coupe au souverain. Lui donne ordre de la remettre plutôt au très saint évêque, car son attente et son ambition étaient de recevoir cette coupe de sa main. Mais Martin, après avoir fini de boire, tendit la coupe à son prêtre, jugeant sans doute que nul n'était plus digne de boire le premier après lui, et qu'il aliénerait sa liberté s'il faisait passer avant un prêtre soit le souverain en personne, soit les personnages les plus proches du souverain. L'empereur et tous les assistants furent si frappés de ce geste qu'ils approuvèrent même cet acte de dédain à leur égard. Et l'on répéta bientôt avec une vive admiration par tout le palais que Martin avait fait au souper impérial ce que pas un évêque n'avait fait dans les repas donnés par les plus modestes magistrats.

A ce même Maxime, Martin prédit longtemps à l'avance que, s'il se rendait en Italie, où il comptait aller porter la guerre contre l'empereur Valentinien, il devait savoir qu'il serait sans doute vainqueur au début de son offensive, mais qu'il périrait peu après. C'est bien ce que nous avons vu : car au début, à l'arrivée de Maxime, Valentinien fut mis en déroute; mais ensuite, au bout d'un an environ, ayant refait ses forces, il prit Maxime dans les murs d'Aquilée et le fit périr.



Satan harcèle Martin et se vante du meurtre d'un charretier

Il est certain que même des anges lui apparurent assez souvent, jusqu'à engager la conversation et à s'entretenir avec lui. Quant au diable, il le voyait de ses yeux si facilement et si distinctement qu'il le reconnaissait sous n'importe quel aspect : qu'il conservât sa nature propre, ou qu'il se transformât, prenant les diverses figures du mal spirituel. Et sachant qu'il lui était impossible d'échapper, le diable l'accablait fréquemment d'invectives, dans l'incapacité où il était de l'abuser par ses ruses.

Un beau jour, il fit irruption dans sa cellule en poussant un rugissement énorme, tenant à la main la corne sanglante d'un boeuf. Puis, montrant sa main droite ensanglantée, et tout réjoui du crime qu'il venait de commettre, il dit : " Où est ton pouvoir, Martin? Je viens de tuer l'un des tiens." Sur l'heure, l'homme de Dieu convoque ses frères et leur rapporte les déclarations du diable. Il leur recommande de faire soigneusement le tour de toutes les cellules, pour savoir à qui est arrivé ce malheur. Ils lui rapportent que pas un moine ne manquait, mais qu'un paysan embauché pour un transport de bois était allé à la forêt. Martin ordonne donc que quelques moines aillent à sa rencontre. C'est ainsi que, non loin du monastère, on découvre le charretier déjà presque inanimé. Tout en rendant le dernier souffle, il explique aux frères la cause de sa blessure mortelle : ses boeufs étant sous le joug, il resserrait les courroies qui s'étaient défaites, quand un boeuf, d'une secousse, sortit sa tête du joug et lui planta sa corne entre les aines. Et peu après, il rendit l'âme.

A vous de voir par quel jugement du Seigneur ce pouvoir a été donné au diable. Mais ce qui était étonnant chez Martin, c'est qu'il prévoyait longtemps à l'avance, non seulement ce que nous venons de rapporter, mais bien d'autres faits de cet ordre, chaque fois qu'il s'en produisait; ou bien il les communiquait à ses frères quand il en avait eu la révélation.



Travestis polythéistes et controverse théologique

Fréquemment, le diable, dans ses tentatives pour se jouer du saint homme par mille artifices nuisibles, se manifestait à sa vue sous les formes les plus diverses. Car il se présentait à lui en métamorphosant son visage, parfois sous les traits de Jupiter, la plupart du temps en Mercure, souvent même en Vénus et en Minerve. Contre lui, Martin toujours impavide s'armait du signe de la croix et du secours de la prière. On entendait en général les invectives dont l'accablait une foule de démons aux clameurs effrontées. Mais, sachant bien que tout cela n'était que vains mensonges, il ne s elaissait pas émouvoir par ces accusations.

Quelques-uns de ses frères attestaient même avoir entendu le démon reprocher à Martin, en poussant des clameurs effrontées, d'avoir reçu dans le monastère, après leur conversion, quelques frères qui jadis avaient perdu la grâce de leur baptême par diverses erreurs; et le diable énumérait leurs fautes respectives. Pour tenir tête au diable, Martin avait répondu fermement que les fautes anciennes étaient effacées par une meilleure conduite et que, par la miséricorde du Seigneur, il fallait absoudre les péchés de ceux qui avaient cessé de pécher. Le diable rétorquant que le pardon ne convenait pas aux coupables et qu'aucune clémence ne pouvait être accordée par le Seigneur à ceux qui avaient fait un seul faux pas, on dit qu'alors Martin s'exclama en ces termes : " Si toi-même, misérable, tu renonçais à poursuivre les hommes, et que tu te repentisses de tes méfaits, surtout en ce moment où le jour du Jugement est proche, je te promettrais, pour ma part, miséricorde, avec une confiance sincère dans le Seigneur Jésus-Christ."

Ah! Que ce fut là présumer saintement de la bonté du Seigneur! Si Martin ne put s'en porter garant, du moins montra-t-il ainsi ses sentiments... Et puisque nous avons commencé à parler du diable et de ses artifices, il ne semble pas hors de propos - même si je sors d emon sujet - de rapporter ce qui s'est passé. Car une partie des "vertus" de Martin s'y manifeste, et cette histoire merveilleuse sera justement confiée à la mémoire pour servir de mise en garde exemplaire, s'il advient par la suite que semblable fait se produise quelque part.



Faux mystique et faux prophètes

Un certain Clair, jeune homme de haute noblesse qui devint ensuite prêtre, et qu'une sainte mort a maintenant conduit à la béatitude, avait tout abandonné pour se rendre auprès de Martin. En peu de temps, il s'éleva brillamment au comble de la foi et de toutes les vertus. Aussi, comme il s'était construit un ermitage non loin du monastère épiscopal, et que bien des frères demeuraient auprès de lui, un jeune homme du nom d'Anatole, contre-faisant sous couleur de profession monastique toute humilité et toute innocence, s'en vint habiter auprès de lui et mener quelque temps la vie commune avec les autres frères. Puis, comme le temps passait, il déclarait avoir régulièrement des entretiens avec les anges. Mais comme personne n'y ajoutait foi, il contraignait par des signes bon nombre de frères à le croire. Il s'avança finalement jusqu'à proclamer que des messagers allaient et venaient entre Dieu et lui, et il voulait qu'on le tînt désormais pour un des prophètes. Clair, cependant, ne pouvait aucunement se laisser convaincre de le croire. Notre homme le menaçait de la colère du Seigneur et de ses châtiments imminents pour son incrédulité envers un saint. Enfin on rapporte qu'il s'écria : " Voici que, cette nuit, le Seigneur me donnera du haut du Ciel un vêtement blanc. Revêtu de ce vêtement, je demeurerai au milieu de vous; ce sera pour vous le signe que je suis une puissance de Dieu, puisqu'un vêtement divin m'aura été donné."

Mais alors, grande fut l'attente de tous devant cette déclaration. Et vers la minuit, tout le monastère donna l'impression de vaciller dans un bruit sourd de piétinement sur le sol; dans la cellule où était enfermé le jeune homme, on pouvait voir scintiller des lueurs multipliées, et l'on y entendait un bruit sourd d'allées et venues, et comme le brouhaha d'une multitude de voix. Puis, le silence revenu, il sort, appelle auprès de lui un frère du nom de Sabatius et lui montre la tunique dont il était revêtu. Stupéfait, celui-ci appelle tous les autres. Clair aussi accourt en personne; on approche une lumière, et tous considèrent attentivement le vêtement. Or, il était extrêmement moelleux, d'une blancheur exceptionnelle, d'un éclat étincelant, sans que l'on pût néanmoins identifier la nature, végétale ou animale, du tissu. Cependant, si l'on avait la curiosité de l'examiner, au toucher comme à l'oeil il avait l'apparence d'un vêtement ordinaire.

Sur ces entrefaites, Clair invite ses frères à se mettre en prières, pour que le Seigneur leur manifestât plus clairement de quoi il pouvait bien s'agir. Le reste de la nuit se passe donc en hymnes et en psaumes. Dès le point du jour, Clair prit Anatole par la main, et il voulait l'entraîner auprès de Martin, bien persuadé que celui-ci ne pouvait être le jouet d'un artifice diabolique. Alors, le malheureux se mit à résister de toutes ses forces et en poussant des cris; il disait qu'il lui était interdit de se présenter à Martin. Et comme ils le contraignaient à y aller de force, le vêtement s'évanouit entre les mains de ceux qui le tiraient. Ainsi, là encore, telle fut indubitablement la puissance de Martin que le diable fut impuissant à dissimuler ou à voiler plus longtemps ses fantasmagories, au moment où elles allaient être mises sous les yeux de Martin.

On a remarqué d'autre part qu'à peu près vers le même temps il y eut en Espagne un jeune homme qui, s'étant acquis, en multipliant les signes, une autorité considérable, en vint à un tel point d'exaltation qu'il se donnait ouvertement pour Elie. Un grand nombre de gens ayant eu la légèreté de le croire, il enchérit encore, jusqu'à dire qu'il était le Christ. Cette déclaration lui permit de faire encore tellement de dupes qu'un évêque du nom de Rufus l'adora comme s'il était Dieu : c'est pour cette raison que nous l'avons vu ensuite destitué de l'épiscopat. Bon nombre de frères nous ont également rapporté qu'à la même époque apparut en Orient un individi qui se vanta d'être Jean. Aussi l'apparition de faux prophètes de ce genre nous permet-elle de conjecturer l'avènement imminent de l'Antéchrist, qui opère déjà en ces misérables le mystère d'iniquité.

La fausse Parousie de Satan travesti en Christ empereur

Mais on ne saurait passer sous silence, semble-t-il, tous les artifices par lesquels le diable tenta Martin dans cette même période. Un jour, en effet, le diable se fit précéder d'une lumière brillante dont il s'enveloppa lui-même, pour se jouer de lui plus aisément à la lueur d'un éclat emprunté; revêtant également le costume du souverain, ceignant un diadème de pierres précieuse et d'or, les brodequins dorés aux pieds, l'air serein, le visage souriant, au point qu'il avait l'air de tout sauf du diable, il apparut à Martin en prières dans sa cellule. Au premier abord, Martin en demeura stupéfait, et tous deux gardèrent longuement un profond silence. Puis le diable prit la parole le premier : "Martin, reconnais celui que tu vois : je suis le Christ. Au moment de descendre sur la terre, j'ai tenu à me révéler auparavant à toi." A ces mots, comme Martin se taisait sans proférer la moindre réponse, le diable osa renouveler son impudente déclaration : " Martin, pourquoi hésites-tu? Crois, puisque tu vois! Je suis le Christ." Alors Martin, à qui une révélation de l'Esprit donnait à entendre que c'était le diable, et non le Seigneur : " Non, dit-il, le Seigneur Jésus n'a point prédit qu'il viendrait vêtu de pourpre, ni avec un diadème éclatant; pour ma part, je ne croirai à la venue du Christ que s'il se présente avec les habits et sous l'aspect qu'il avait lors de sa Passion, et s'il porte clairement les marques de la croix." A ces mots, l'autre s'évanouit aussitôt comme une fumée. Il remplit la cellule d'une telle puanteur qu'il laissait ainsi la preuve indiscutable de ce qu'il était le diable. Ces faits, tels que je viens de les rapporter, je les ai appris de la bouche de Martin lui-même - pour que personne n'aille croire que ce sont des histoires.



" MARTINI CONVERSATIO" :

LE PRETRE, L'ASCETE, LE SAINT



Le maître : son accueil et son enseignement

De fait, pour avoir entendu depuis longtemps parler de sa foi, de sa vie et de sa "vertu", nous brûlions de l'envie de le connaître : aussi, pour le voir, avons-nous entrepris avec plaisir un lointain voyage. En même temps, comme nous éprouvions dès ce moment un ardent désir d'écrire sa vie, nous l'avons en partie interrogé lui-même, dans la mesure où il était possible de lui poser des questions, et nous avons enquêté d'autre part auprès de ceux qui avaient été les témoins de ses faits et gestes, ou qui les connaissaient. L'on ne saurait croire avec quelle humilité, avec quelle bonté il m'accueillit alors : il se félicitait à l'extrême et se réjouissait dans le Seigneur de ce que nous l'eussions estimé assez pour que le désir de le rencontrer nous eût fait entreprendre ce lointain voyage. Misérable que je suis- j'ose à peine l'avouer -, quand il daigna me faire partager son saint repas, c'est lui qui présenta l'eau à nos mains et, le soir, c'est lui qui nous lava les pieds... Nous n'eûmes pas le courage de nous y opposer ou d'y contredire : son autorité avait sur moi une telle emprise que j'aurais considéré comme un sacrilège de ne point le laisser faire.

Il ne nous entretint que de l'obligation d'abandonner les attraits du monde et les fardeaux du siècle, pour suivre le Seigneur Jésus dans la liberté et le détachement. Il nous proposait come l'exemple le plus éminent de notre époque celui de Paulin, l'illustre personnage dont nous avons fait mention plus haut : Paulin qui, s'étant débarrassé de biens immenses pour suivre le Christ, avait été presque le seul, en notre temps, à pratiquer complètement les préceptes de l'Evangile. C'est lui qu'il nous fallait suivre, s'écriait Martin, lui qu'il nous fallait imiter. C'était un bonheur pour la génération présente qu'une telle leçon de foi et de vertu : car ce riche qui possédait tant de biens, en vendant tout et en le donnant aux pauvres selon la parole du Seigneur, avait rendu possible par son exemple ce qu'il était impossible de faire.

Et puis, dans ses paroles, dans sa conversation, que de gravité, que de noblesse! Quelle ardeur, quelle force! Quelle promptitude, quelle facilité pour résoudre les facilités des Ecritures! Et sachant que, sur ce point, beaucoup sont sceptiques - car j'en ai vu demeurer incrédules, lors même que c'était moi qui le leur rapportais - j'atteste Jésus et notre commune espérance que jamais je n'ai entendu sur les lèvres de personne tant de savoir, tant de talent, une telle excellence et une telle pureté de langue. Et sans doute, quand il s'agit des "vertus" de Martin, est-ce là un bien mince éloge! En tout cas, il est extraordinaire qu'à un homme inculte même cette grâce n'ait point manqué.



L'ascète et les fondements de "l'oeuvre de Dieu".

Mais voici que mon livre tire à sa fin et qu'il faut conclure nos propos, non point que nous ayons épuisé tout ce qu'il y avait à dire de Martin, mais parce qu'à l'exemple de ces poètes maladroits qui ne savent pas soigner la fin d'une oeuvre, nous succombons vaincu sous la masse même de notre sujet... Car même s'il est vrai que ses faits et gestes ont pu tant bien que mal être exprimés avec des mots, sa vie intérieure, sa conduite quotidienne, son âme toujours tendue vers le ciel, jamais - je le confesse en vérité - jamais aucun discours ne les exprimera.

Je veux dire cette persévérance et cette juste mesure dans l'abstinence et dans les jeûnes, cette capacité à veiller et à prier, à y passer ses nuits aussi bien que ses jours, à ne laisser sans le remplir de l'oeuvre de Dieu aucun moment où il se soit permis le repos ou l'activité, où même la nourriture ou le sommeil; si ce n'est dans la mesure où les exigences de la nature l'y contraignaient. Je l'attesterai en vérité : même si Homère en personne surgissait, comme on dit, du fond des enfers, il ne pourrait pas exposer tout cela. Tant il est vrai qu'en Martin tout est trop grand pour pouvoir être formulé avec des mots.

Jamais aucune heure ni aucun instant ne se sont écoulés sans qu'il s'adonnât à la prière ou s'appliquât à la lecture; et pourtant, même au milieu de sa lecture ou de n'importe quelle autre action, jamais il ne donnait de relâche à son esprit en prière. Rien d'extraordinaire à cela : selon l'habitude des forgerons qui frappent sur leur enclume dans l'intervalle de leur travail, en quelque sorte pour alléger leur peine, ainsi Martin priait sans cesse, même quand il avait l'air de faire autre chose.



Le confesseur et ses ennemis; conclusion

Ah! l'homme heureux, en vérité, en qui il n'était point de tromperie : ne jugeant personne, ne condamnant personne, ne rendant à personne le mal pour le mal. Car telle était la patience dont il s'était armé contre toutes les offenses : ayant la plénitude du sacerdoce, il se laissait outrager impunément même par les derniers des clercs, et jamais il ne les destitua pour cela de leurs fonctions ou ne les écarta de son affection, pour autant qu'il ait dépendu de lui. Jamais personne ne l'a vu en colère, ni ému, ni affligé, ni en train de rore. Toujours égal à lui-même, le visage rayonnant d'une joie pour ainsi dire céleste, il avait l'air étranger à la nture humaine. Jamais il n'y avait que le Christ sur ses lèvres, que la bonté, la paix, la miséricorde en son coeur. Souvent même, son habitude était de déplorer les fautes de ceux qui se montraient ses détracteurs et qui, tandis qu'il demeurait paisiblement dans la retraite, le déchiraient de leurs langues empoisonées et de leurs crocs de vipères.

A dire vrai, nous en avons personnellement connu quelques-uns qui enviaient sa "vertu" et sa vie, détestant en lui ce qu'ils ne voyaient point en eux-mêmes et ce qu'ils n'avaient pas la force d'imiter. Et même - douloureux et lamentable sacrilège -, on rapportait que ses persécuteurs étaient sans doute fort peu nombreux, mais que, pour la plupart, c'étaient des évêques. En vérité, il n'est pas nécessaire de donner des noms, encore que la plupart d'entre eux nous cernent aussi de leurs abois. Il suffira que, si l'un d'entre eux lit ces lignes et en reconnaît la vérité, il rougisse de honte. Car s'il se fâche, il avouera ainsi que ces paroles le concernent personnellement, alors qu'il se pourrait que nous ayons songé à d'autres. Mais nous ne nous dérobons point à ce que, s'il en est de cette espèce, ils nous enveloppent avec ce grand homme dans la même haine.

Il est en tout cas une chose dont je suis bien sûr, c'est que ce petit ouvrage plaira à toutes les saintes personnes. Du reste, celui qui lira ce livre avec incrédulité, la faute lui en incombera. Quant à moi, j'ai bien conscience, ayant été poussé à écrire par l'authenticité des faits et par l'amour du Christ, d'avoir exposé l'évidence et dit la vérité. Et la récompense que Dieu leur aura préparée sera réservée, je l'espère, non point à tous ceux qui auront lu, mais à tous ceux qui auront cru.













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