mercredi 23 janvier 2019
Arnauld d'Andilly, Vies des Saints Pères du Désert et de quelques Saintes (Seconde partie, suite).
SUITE DES
ACTIONS ET PAROLES
REMARQUABLES
DES SAINTS PERES
DES DESERTS,
TIREES
D'UN ANCIEN AUTEUR GREC ;
TRADUIT
PAR PELAGE DIACRE.
LXIII.
Paroles d'un Solitaire sur la mort de son père.
(Tit.I.Num.5). L'Abbé Evagre disait qu'un Solitaire avait répondu à un homme qui lui apportait la nouvelle de la mort de son père : « Ce que vous dites est un blasphème. Car mon père est immortel. »
LXIV.
Des fruits de la vie Solitaire.
(Num.15). L' Abbé Pastor disait : « La pauvreté, la souffrance, et le discernement, sont des fruits de la vie solitaire, dont l'un est représenté par Noé lequel ne possédait rien ; l'autre par Job qui a tant souffert, et le dernier par Daniel qui a été rempli de tant de lumières. Ainsi lorsque ces trois choses se rencontrent dans une personne, Dieu repose sans doute sur elle. »
LXV.
La solitude garantit de trois dangereux ennemis.
(Tit. II. Num. I). Saint Antoine disait que celui qui demeure en repos dans la Solitude se met à couvert de trois dangereux ennemis, l'ouïe, la parole, et la vue ; et qu'il ne lui reste plus à combattre que contre les mouvements qui s'élèvent dans son cœur.
LXVI.
La retraite apprend toutes choses.
(Num.9). Un Solitaire étant allé trouver en Scété l'Abbé Moïse pour le prier de lui donner quelque instruction, il lui répondit : « Retournez-vous-en : demeurez en repos dans votre cellule ; et Dieu vous apprendra toutes choses. »
LXVII.
Combien il importe de fuir les objets des sens.
L'Abbé Pastor disait pour montrer qu'il est utile de fuir les choses corporelles que celui qui s'occupe à soutenir les assauts que lui livrent ses sens corporels, ressemble à un homme qui étant sur le bord d'un lac très profond peut à toute heure y être précipité par son ennemi. Mais que celui qui s'éloigne des objets des sens ressemble à un homme qui étant fort loin de l'eau, lorsque son ennemi veut l'y traîner pour le noyer, Dieu vient à son secours et le délivre.
LXVIII.
Qu'il est inutile de vivre dans la retraite si on y conserve l'esprit du monde.
(Num.16). L'Abbesse Matrone disait : « Ceux qui s'étant retirés dans le désert y vivent comme dans le monde, ne laissent pas de périr. Car il vaut mieux être avec plusieurs, et mener en secret dans le fond de son cœur une vie retirée et solitaire que de vivre seul, et d'être en effet toujours dans le monde, par les dispositions que l'on conserve dans le fond du cœur. »
LXIX.
Que le repos de la solitude rend les hommes capables de connaître leurs péchés.
(Num.14). Trois jeunes hommes qui étudiaient ensemble, et étaient extrêmement amis, s'étant rendus Solitaires, l'un choisit de s'employer à réconcilier ceux qui auraient quelque différend, suivant cette parole de l'Evangile (Matth.15) : « Bienheureux sont les pacifiques ». L'autre se résolut de s'occuper à visiter les malades ; et le dernier se retira dans la solitude pour y demeurer dans l'hésychia. Le premier travaillant à ce que j'ai dit, et voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur l'esprit de la plupart de ceux qu'il exhortait de vivre en paix avec leur prochain, il en conçut un tel déplaisir qu'il se retira vers celui qui assistait les malades : mais il le trouva
aussi tout découragé de ce que son dessein ne lui réussissait pas mieux qu'à lui. Enfin ils s'en allèrent voir celui qui était dans le désert, et lui ayant raconté leurs peines, le prièrent de leur dire de quelle sorte lui avait succédé son entreprise. Avant que de leur répondre il mit de l'eau dans un verre, puis il leur dit : « Considérez cette eau, je vous prie » : ce qu'ayant fait ils virent qu'elle était trouble. Quelque temps après il leur dit : « Regardez maintenant comme elle est claire. » Ils la regardèrent, et se virent dedans ainsi que dans un miroir. Alors il ajouta : « Celui qui demeure parmi la multitude ressemble à cette eau ; Car l'agitation et le trouble l'empêchent de voir ses péchés. Mais lorsqu'il se tient en repos et principalement dans la solitude, il se rend capable de les discerner et de les connaître. »
LXX.
Qu'un Chrétien doit à l'exemple des criminels trembler dans l'attente de la venue de son juge.
(Tit.III. Num.2). Un Solitaire priant l'Abbé Ammon de lui dire quelque chose pour son instruction, il lui répondit : « Faites comme les criminels qui sont en prison, lesquels demandent quand le Juge doit venir, et gémissent dans l'appréhension de souffrir les peines qu'ils ont méritées. Car le Solitaire doit de même appréhender pour ses péchés, et en se mettant en colère contre soi-même dire en son cœur : « Misérable que je suis, que ferai-je quand il me faudra comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ ? Et comment lui rendrai-je raison de mes actions ? » Que si vous vous entretenez toujours de ces pensées, vous pourrez opérer votre Salut. »
LXXI.
Excellente méditation pour mortifier ses sens.
(Num.3). Le saint Abbé Evagre disait à ses frères : « Soyez retenus en toutes choses, et veillez sur vos actions, afin de ne vous point affaiblir en la résolution que vous avez prise de vivre dans le repos de la solitude, et d'y persévérer toujours. Et quand vous êtes assis dans vos cellules, rappelez vos pensées en vous-mêmes, et mettez-vous devant les yeux le jour de la mort, puisque c'est un puissant moyen de mortifier vos sens. Considérez en quel état vous serez réduits alors, et les douleurs que vous souffrirez. Songez quel est l'horrible malheur des damnés ; Représentez-vous cet insupportable silence, ces profonds gémissements, ces craintes continuelles, ces combats intérieurs qui leur déchirent le cœur, ces douleurs présentes, cette cruelle attente d'être encore plus malheureux à l'avenir, et ces larmes amères qui ne diminueront ni ne finiront jamais. Souvenez-vous aussi du jour de la Résurrection. Imaginez-vous ce divin, terrible, et épouvantable jugement. Songez quelle sera la confusion que les pécheurs recevront à la vue de Dieu et de Jésus-Christ, en présence de tous les Anges et de tous les hommes. Considérez que cette confusion sera suivie d'un feu éternel, d'un remords de conscience qui comme un ver immortel ne cessera jamais de les ronger, des ténèbres de l'enfer, d'un grincement de dents, d'une frayeur épouvantable, et de tous les autres supplices que l'on saurait imaginer. Représentez-vous d'un autre côté les récompenses qui sont réservées aux gens de bien, leur confiance en Dieu et en Jésus-Christ son Fils, dont tous les Anges et tous les Saints seront témoins, et le repos, la joie, et les autres grâces qui les combleront de bonheur dans l'éternité. Que ces états si différents soient sans cesse présents à votre esprit. Gémissez, répandez des larmes, et tremblez en pensant au jugement des pécheurs, dans l'appréhension d'être compagnons de leurs misères. Et soyez pleins de consolation, de contentement, et de joie en songeant aux récompenses que Dieu réserve pour les élus, afin de ne rien omettre de tout ce qui pourra dépendre de vous pour vous approcher des uns, et vous éloigner des autres. Et soit que vous soyez dans votre cellule ou dehors, prenez garde de n'oublier jamais ces choses ; mais ayez-les toujours présentes, afin d'éviter au moins par ce moyen de tomber en de mauvaises et sales pensées.
LXXII.
Que les larmes sont la plus puissante de toutes les exhortations.
(Num.9). Les anciens Pères de la montagne de Nitrie ayant envoyé prier l'Abbé Saint Macaire qui était en Scété de les venir visiter, et lui ayant fait dire que s'il ne leur accordait cette grâce ils iraient tous ensemble le trouver, parce qu'ils désiraient de le voir auparavant que Dieu l'appelât à lui, il se rendit à leurs prières ; Lorsqu'il fut arrivé sur la montagne, et que tous les Solitaires furent assemblés autour de lui, les anciens Pères le conjurèrent de leur faire quelque exhortation. Sur quoi ce saint homme leur dit en pleurant : « Pleurons, mes frères, et que nos yeux se fondent en larmes, afin qu'au sortir de cette vie nous ne soyons pas ensevelis dans ces flammes éternelles que les larmes de ceux qu'elles brûleront ne pourront éteindre. » A ces paroles ils se mirent tous à pleurer ; et s'étant jetés le visage contre terre, ils lui dirent : « Mon Père priez pour nous. »
LXXIII.
Que la conversion d'un pécheur est précédée de beaucoup de peine, et suivie de beaucoup de consolation.
(Num.16). Sainte Synclétique disait : « Les impies souffrent de très grandes peines, et il se passe de très grands combats dans leur esprit avant que de se pouvoir convertir à Dieu. Mais ils ressentent ensuite des joies, et des plaisirs inconcevables. Car Dieu étant appelé dans l'Ecriture un feu dévorant, il arrive que comme ceux qui veulent allumer du feu sont d'abord si incommodés de la fumée qu'elle les contraint de pleurer. Nous devons de même allumer en nous le feu de l'amour divin avec beaucoup de larmes et de travail. »
LXXIV.
Histoire étrange pour faire voir combien il est dangereux de tomber dans la négligence.
(Num.10). Un saint vieillard racontait qu'un jeune homme voulant se donner au service de Dieu, et sa mère s'y opposant, il ne laissa pas de continuer dans son dessein, en lui disant qu'il voulait sauver son âme. Enfin cette femme après beaucoup de résistance voyant qu'il demeurait toujours ferme, y consentit. S'étant donc rendu Solitaire, il vécut fort négligemment dans cette sainte profession. Sa mère mourut ; et quelque temps après étant tombé dans une très grande maladie, il fut ravi en esprit et eut une vision dans laquelle il lui sembla qu'étant mené pour être jugé, sa mère s'y trouva aussi, et que très étonnée de le voir elle lui dit : « Qu'est-ce que cela, mon fils, et comment se peut-il que vous vous rencontriez avec moi dans une même condamnation ? Où sont donc ces beaux discours que vous faisiez en me disant : « J'ai résolu de sauver mon âme ? » Ce qui le remplit de tant de confusion et de douleur qu'il ne savait que lui répondre. Dieu ayant ensuite permis par sa miséricorde qu'il guérît de sa maladie, cette vision, qu'il ne pouvait douter qu'il n'eût permise, fit une telle impression sur son esprit qu'il s'enferma dans sa cellule, où plein de repentir et de regret d'avoir vécu si négligemment, il ne faisait autre chose que pleurer et penser à son Salut avec une si forte application que plusieurs le priant de modérer un peu ses pleurs excessifs, ils ne le purent jamais obtenir de lui ; mais il leur répondait toujours : « Si je n'ai pu soutenir les reproches de ma mère, comment pourrai-je au jour du Jugement soutenir ceux de Jésus-Christ et de ses saints Anges ? »
LXXV.
Si les âmes étaient mortelles, elles mourraient de frayeur lors du jugement.
(Num.21). Un saint vieillard disait : « Si nos âme sétaient mortelles, tous les hommes mourraient de frayeur quand Dieu viendra nous juger après la Résurrection. Car avec quelle épouvante verrons-nous les Cieux s'entre-ouvrir, et Dieu paraître dans sa fureur accompagné d'une infinité de légions d'anges ? C'est pourquoi, mes frères, nous devons vivre comme étant obligés de lui rendre compte un jour de toutes nos actions et de toutes nos pensées. »
LXXVI.
Combien il est nécessaire de se reprendre soi-même.
(Num.21). Un Solitaire disant à un saint vieillard : « D 'où vient, mon Père, cette dureté de cœur dans laquelle je me trouve ? » il lui répondit : « J'estime que pourvu qu'un homme soit dans la répréhension il ne manquera pas d'être dans la crainte. » « Qu'est-ce que la répréhension, » lui répartit ce Solitaire ? « C'est, » lui dit ce saint homme, « de reprendre son âme dans chaque action, en lui disant : « Souviens-toi qu'il te faudra comparaître en la présence de Dieu »; et d'y ajouter : « Qu'ai-je à faire avec les hommes ? Car j'estime qu'en observant ces deux choses on entre dans la crainte de Dieu. »
LXXVII.
Qu'on doit toujours trembler dans la vue du jugement.
(Num.23). Un saint vieillard voyant un homme qui riait, lui dit : « Il nous faudra rendre compte de toutes nos actions en présence du Dieu du Ciel et de la terre, et vous riez. »
LXXVIII.
De la circonspection et de la retenue que l'on doit avoir dans ses discours.
(Tit. IV. Num.I). Quelques Solitaires allant de Scété vers Saint Antoine, montèrent dans un vaisseau où ils trouvèrent un vieillard lequel ils ne connaissaient pas qui s'y en allait aussi. Etant assis ils s'entretenaient de l'Ecriture sainte, de quelques traités des Pères et des ouvrages de leurs mains. Sur quoi ce bonhomme ne disait mot. Lorsqu'ils furent arrivés, Saint Antoine dit à ces Solitaires : « Vous avez eu mes frères une bonne compagnie en votre voyage en rencontrant ce bon vieillard. Et se tournant vers ce vieillard il lui dit : « Et vous, mon Père, vous en avez aussi trouvé une bonne en rencontrant ces bons frères. » « Il est vrai qu'ils sont bons », lui répartit ce saint homme ; « mais il n'y a point de porte en leur maison ; et ainsi entre qui veut dans l'étable, et emmène les bêtes qui y sont. » Ce qu'il disait parce qu'ils s'entretenaient de tout ce qui leur venait en l'esprit.
LXXIX.
Que le silence est un des meilleurs moyens de fuir les occasions du péché.
(Num.27). Saint Macaire l'Ancien qui demeurait en Scété dit un jour aux Solitaires : « Mes frères, fuyez-vous-en aussitôt que les liturgies seront dites. » Sur quoi l'un d'eux répondant : « Et où pouvons-nous fuir, mon Père, au-delà de ce désert ? » Le Saint mit son doigt sur sa bouche, et lui répartit : « C'est là que je dis qu'il faut fuir ». Puis en achevant ces paroles il entra dans sa cellule, et ferma la porte sur lui.
LXXX.
Qu'il faut reprendre avec douceur.
(Num.28). Le même Saint disait : « Si en voulant reprendre votre frère vous vous mettez vous-même en colère, vous satisfaites davantage votre propre passion, que vous n'exercez la charité. Car il ne faut pas se perdre pour sauver un autre. »
LXXXI.
Combien il faut être exact à garder le jeûne.
(Num. 40). L'Abbé Silouane et Zacharie son disciple étant arrivés en un monastère, les frères les firent un peu manger avant qu'ils se remissent en chemin. Comme ils marchaient, ce disciple rencontra de l'eau, et voulait boire. Sur quoi le saint vieillard lui dit : « Mon fils, c'est jour de jeûne. » « Mais n'avons-nous pas mangé aujourd'hui, mon Père ? » lui répondit Zacharie. « Oui, » lui répartit le saint vieillard ; mais ç'a été la charité qui nous a obligés de manger ; et c'est maintenant à nous d'observer notre jeûne. »
LXXXII.
La chasteté n'est pas parfaite si tous les autres sens ne sont pas réglés.
(Num.41). Sainte Synclétique disait : « Il faut que tout ce que nous sommes qui avons résolu de servir Dieu parfaitement observions une chasteté parfaite, et non pas semblable à celle des gens du monde, qui est accompagnée de folie, puisqu'ils sont déréglés dans leurs autres sens, leurs regards n'étant pas modestes, et leurs rires étant excessifs. »
LXXXIII.
Exemple d'une grande Sainte, pour faire voir qu'il ne faut jamais perdre courage dans les tentations.
(Tit.V. Num.10). L'Abbesse Sara ayant été durant treize ans violemment tentée par le démon, elle ne demanda jamais à Dieu e la délivrer de cette peine ; mais elle lui disait seulement : « Seigneur, donnez-moi la force de la supporter. » Un jour cette tentation étant plus forte, et cet ennemi des hommes représentant à son esprit toutes les vanités du siècle, (Num.11) cette Sainte sans rien diminuer pour cela de sa crainte et de son amour pour Dieu, ni de sa résolution à continuer ses austérités, monta sur son lit pour prier : et alors le démon ayant pris une forme humaine lui apparut et lui dit : « Vous m'avez vaincu Sara. » A quoi elle répondit : « Ce n'est pas moi ; mais c'est Jésus-Christ mon Sauveur qui vous a vaincu. »
LXXXIV.
Qu'on peut par la pénitence non seulement réparer le péché qu'on a commis, mais aussi arriver à une grande perfection.
(Num.26). Un Solitaire demandant à un saint vieillard ce que celui qui succombe dans quelque tentation doit faire pour réparer le scandale dont il est cause, ce saint homme lui dit pour réponse : Un officier étant poursuivi en justice vint avec toute sa famille se réfugier dans un monastère d'Egypte où il y avait un Diacre fort célèbre, lequel étant poussé par le mouvement du démon offensa Dieu avec la femme de cet officier. Voyant ensuite dans quelle confusion il avait mis tous les frères, il s'en alla trouver un bon vieillard auquel il découvrit son péché, et sachant qu'outre sa cellule il en avait encore une autre plus reculée, il lui dit : « Mon Père, enterrez-moi ici tout vif, je vous prie, sans que personne en ait connaissance » ; et ainsi étant entré dans cette obscure cellule il y fit une très austère pénitence. Longtemps après il arriva que le Nil ne débordant point à son ordinaire, et tous les peuples se trouvant dans une grande désolation, il fut révélé à un saint Père que le seul remède à ce mal était de faire venir ce Diacre qui était caché chez ce Solitaire : ce qui ayant rempli tout le monde d'étonnement ils le tirèrent par force de sa cellule, et le Nil ne manqua pas de déborder après qu'il eut fait sa prière. Ainsi ceux qu'il avait scandalisés par son péché, furent édifiés de sa pénitence, et en glorifièrent Dieu.
LXXXV.
Que la considération de la mort et de l'enfer peut servir de remède contre les mauvaises pensées.
(Num.30). Un Solitaire disant à un saint vieillard : « Que ferai-je, mon Père, étant accablé comme je suis de sales pensées ? » il lui répondit : « Quand une femme veut sevrer son enfant, elle met quelque chose d'amer sur ses mamelles, afin que venant ainsi que de coutume pour la têter, cette amertume le rebute et l'en dégoûte. Mettez donc de même de l'amertume sur vos pensées. » « Et quelle est cette amertume qu'il faut y mettre ? » répliqua ce Solitaire. « C'est », lui répartit ce bon vieillard, la pensée de la mort, et des tourments éternels préparés aux pécheurs dans l'autre vie. »
LXXXVI.
Deux Solitaires également pénitents, dont l'un était toujours dans la joie, et l'autre dans la frayeur.
(Num.34). Deux frères succombant à la tentation quittèrent la solitude, et se marièrent. Quelque temps après ils se dirent l'un à l'autre « Quel avantage tirons-nous d'avoir abandonnéune manière de vie toute angélique pour en prendre une si impure, et passer de là dans des tourments éternels ? Retournons dans le désert pour y faire pénitence de notre péché. » Ainsi ils s'en retournèrent, et après avoir confessé leur faute ils prièrent les Saints Pères de les recevoir à pénitence. Ce que leur ayant accordé, ils les tinrent enfermés un an entier et leur donnaient également par poids et par mesure du pain et de l'eau ; Le temps de leur pénitence étant achevé et étant sortis, ces bons Pères s'étonnèrent extrêmement de ce que se ressemblant auparavant fort de visage, l'un d'eux était fort pâle et fort triste, et l'autre vermeil et fort gai, vu qu'il n'y avait eu nulle différence en leur nourriture. Sur quoi ayant demandé à celui qui était triste quelles étaient les pensées dont il s'entretenait dans sa cellule, il leur répondit : « Je passais et repassais par mon esprit les peines que je méritais de souffrir pour le châtiment de mes péchés ; et ma frayeur a été telle que ma peau s'est séchée et comme collée sur mes os. » Ils demandèrent ensuite à l'autre : « Et vous à quoi pensiez-vous dans votre cellule ? » « Je rendais grâces à Dieu », leur répartit-il, « de ce qu'il lui avait plu de me retirer de la corruption de ce monde, et me garantir des tourments de l'autre, pour me rappeler à cette manière de vie toute angélique. Ainsi ayant continuellement la bonté de mon Sauveur devant les yeux, j'étais plein de consolation et de joie. » Ces sages vieillards les ayant entendus parler de la sorte jugèrent que leur pénitence était égale devant Dieu.
LXXXVII.
Chute d'un grand Solitaire arrivée par sa désobéissance ; et de la pénitence qu'il en fit.
(Num.35). Un Solitaire de Scété qui était déjà fort âgé étant tombé dans une grande maladie, et les frères l'assistant avec beaucoup de soin et de travail, il se résolut d'aller en Egypte pour les délivrer de cette peine. Sur quoi l'Abbé Moïse lui dit : « Croyez-moi n'y allez pas. Car si vous y allez, vous tomberez dans le péché d'impureté. » Ce qui l'ayant fort attristé il lui répondit : « Comment me dites-vous cela, mon Père, puisque vous voyez que mon corps est à demi mort ? » Et ensuite il s'en alla en Egypte. Les habitants des environs ayant appris son arrivée lui vinrent faire de grandes offres ; et une vierge qui jusques alors avait été fort fidèle à Dieu vint le trouver pour le servir en sa maladie, dont étant revenu quelque temps après et commençant à se bien porter, il offensa Dieu avec elle ; et elle accoucha d'un fils. Ses voisins lui demandant de qui ele l'avait eu, elle répondit : « de ce vieillard ». Ce qu'ayant peine de croire, il leur dit : « Il est vrai que c'est moi qui ai commis ce péché ; mais ayez soin, je vous prie, de cet enfant. » Après qu'il fut sevré, il le mit sur ses épaules, et le jour de la fête de Scété il entra ainsi dans l'église en présence de tous les frères, qui se mirent à pleurer en le voyant. Sur quoi il leur dit : « Mes frères, voyez-vous cet enfant ? C'est le fruit de ma désobéissance. Tenez-vous donc sur vos gardes, puisque je suis tombé dans une telle faute en ma vieillesse, et priez pour moi. » De là il alla s'enfermer dans sa cellule, où il se conduisit de telle sorte qu'il rentra dans une manière de vivre aussi parfaite que celle qu'il faisait auparavant.
LXXXVIII.
Combien les Supérieurs sont obligés d'user de distraction dans les travaux qu'ils imposent.
(Num.42). Il y avait un Solitaire, qui étant marié et ayant quitté le monde pour se retirer dans le désert était fort souvent tenté du désir de retourner avec sa femme. Ce qu'il dit aux plus anciens du monastère, qui voyant qu'il travaillait avec tant d'affection, et faisait encore davantage qu'on ne lui commandait, lui ordonnèrent des travaux du tout excessifs, afin de lui affaiblir le corps de telle sorte qu'il ne pût pas seulement se remuer. Sur quoi Dieu permit qu'un ancien Père étant arrivé en Scété, et ayant passé devant sa cellule qui était ouverte, sans que personne ne sortît, il y retourna en disant : « Le frère qui demeure ici ne serait-il point peut-être malade ? » Il frappa ensuite à la porte, puis entra ; et trouvant qu'il se portait très mal, il lui dit : « Qu'est-ce donc, mon Père, que vous avez ? » Il lui répondit : « J'ai passé de la vie du monde à celle que je fais maintenant, et le démon me tente de retourner voir ma femme : ce qu'ayant confié à nos anciens ils m'ont imposé des travaux si rudes que m'efforçant de les accomplir avec une exacte obéissance, je me trouve accablé sous le fardeau, sans sentir diminuer néanmoins ce fâcheux désir qui me persécute ; mais au contraire il s'augmente de plus en plus. » Le vieillard l'entendant parler de la sorte en fut fort attristé, et lui dit : « Ces bons Pères, comme étant extrêmement parfaits dans le service de Dieu, vous ont imposé des fardeaux que vous avez peine à porter. Mais si vous voulez croire mon conseil, déchargez-vous en ; nourrissez-vous modérément ; reprenez vos forces ; exercez-vous à quelque ouvrage de Dieu ; et priez-le de vous délivrer de toutes ces fâcheuses pensées qu'il n'est pas en votre puissance de surmonter par votre travail. » Ce frère ayant pratiqué ces instructions, il fut délivré peu de jours après de cette pénible tentation.
LXXXIX.
Qu'il n'y a point d'apparence d'être bien vêtu dans le désert.
L'Abbé Isaïe dit à ses frères (Tit.VI. Num.9) : « L'abbé Pambon et ceux qui étaient auparavant nous, portaient de vieux habits tout plein de pièces ; Mais vous au contraire vous êtes bien aises d'en avoir de beaux. Sortez donc d'ici, vous qui semblez avoir quitté dans le désert l'esprit du désert. »
XC.
Qu'un Solitaire ne doit point se dispenser du travail de ses mains, quoiqu'il eût d'ailleurs de quoi se nourrir.
(Num.11). Un Solitaire disant à l'Abbé Pistéramont : « Que dois-je faire, mon Père, dans la peine que j'ai de me résoudre à vendre les ouvrages que je fais ? » Il lui répondit : « Pourquoi avez-vous peine de suivre en cela l'exemple de l'Abba Sisoès et des autres ? Mais lorsque vous vendrez vos ouvrages, dites en un mot ce que vous en voudrez avoir ; et si vous désirez même de les donner à moins qu'on a accoutumé, vous le pourrez faire ; et ainsi vous ne sentirez plus de peine. » Ce frère lui disant ensuite : « Mais, mon Père, si je puis avoir d'ailleurs de quoi satisfaire à mon besoin, n'estimez-vous pas que je puisse me dispenser de travailler de mes mains ? » « Nullement, mon fils », lui répondit le vieillard. « Mais travaillez autant que vous le pourrez, sans vous inquiéter ni vous troubler. »
XCI.
De quelques personnes, qui se confiant en Dieu, et travaillant de leurs mains,ne voulaient point recevoir d'aumônes.
(Num.18). Quelques Grecs étant venus en la ville d'Ostracine pour y faire des aumônes, et ayant avec eux les économes de l'Eglise, pour leur montrer ceux qui étaient en nécessité, ils les menèrent chez un lépreux,lequel refusa ce qu'ils lui voulaient donner, disant : « J'ai quelques feuilles de palmier dont je fais de la corde, et cela me suffit pour avoir du pain. » Ils les menèrent ensuite chez une veuve qui avait des filles et gagnait sa vie à blanchir. Cette femme étant sortie pour aller travailler, l'une de ses filles, qui avait à peine des habits pour se couvrir, vint à ouvrir la porte, et refusa ce qu'ils lui voulaient donner, disant que sa mère lui avait appris à se confier en Dieu, et qu'elle avait trouvé de l'ouvrage qui les pourrait nourrir durant ce jour. Un peu après sa mère étant arrivée, ils la pressèrent de recevoir de l'argent ; ce qu'elle refusa en disant : « Mon Dieu est celui qui prend soin de moi ; et vous me le voulez ravir aujourd'hui, en faisant que je ne me confie plus en lui, mais aux hommes. » Ces personnes admirant sa foi en rendirent grâces à Dieu, et se retirèrent.
XCII.
Du mépris que les Solitaires de Scété avaient de l'argent.
(Num.19). Un homme de grande condition et qui ne voulait point être connu, vint avec quantité d'argent en Scété, et pria le Prêtre de ce désert de le distribuer aux Solitaires. Sur ce qu'il lui répondit qu'ils n'en avaient pas besoin, cet homme qui voulait ardemment ce qu'il voulait, ne se contentant pas de cette réponse, jeta cet argent dans une corbeille qui était à l'entrée de l'église, et le Prêtre dit ensuite tout haut : « Que ceux qui en ont besoin en prennent. Mais pas un seul n'y voulut toucher ; et plusieurs ne le regardèrent même pas. Alors ce bon Prêtre dit à ce seigneur : « Monsieur, Dieu a reçu votre offrande. Retournez-vous en chez vous en paix, et donnez cet argent aux pauvres. » Ainsi il s'en alla très édifié.
XCIII.
Admirable réponse d'un ancien Solitaire en refusant aussi de recevoir de l'argent.
(Num.20). Un homme apportant de l'argent à un ancien Solitaire qui était lépreux, lui dit : « Je vous prie, mon Père, de recevoir ceci pour satisfaire à vos besoins, maintenant que vous êtes vieux et infirme. » Ce saint homme le refusant absolument lui répondit : « Venez-vous à dessein de me ravir celui qui me nourrit depuis plus de soixante ans, et qui par sa miséricorde a fait que dans mon infirmité je n'ai eu besoin de rien durant tout ce temps ? »
XCIV.
Bel exemple pour faire voir qu'il se faut abandonner entièrement à la providence de Dieu.
(Num.21). Les anciens Pères racontaient qu'il y avait un jardinier qui travaillant avec grand soin employait à faire des aumônes tout ce qu'il gagnait, et retenait seulement pour lui ce dont il avait besoin pour vivre. Mais le Diable lui ayant mis dans l'esprit d'amasser quelque argent pour se faire assister quand il serait vieux ou infirme, il remplit d'argent une petite bouteille. Etant quelque temps après tombé malade, et s'étant fait une grande blessure à l'un de ses pieds, il donna inutilement tout ce qu'il avait amassé à des médecins, dont l'un des plus habiles lui dit qu'il fallait de nécessité lui couper le pied. Le jour ayant été pris pour faire cette opération,il rentra la nuit en soi-même, et étant touché de sa faute, dit avec beaucoup de larmes et de soupirs : « Souvenez-vous, mon Dieu, des bonnes œuvres que je faisais, lorsque travaillant dans mon jardin je donnais tout ce que je gagnais aux pauvres. » Il n'eut pas plutôt achevé ces paroles qu'un Ange du Seigneur lui apparut et lui dit : « Où est cet argent que vous aviez amassé, et cette confiance que vous y aviez ? » Alors connaissant encore mieux quelle était la grandeur de sa faute, il répondit : « J'ai péché, Seigneur, je le confesse. Mais pardonnez-moi, s'il vous plaît, et je n'y retournerai jamais. » L'Ange lui ayant ensuite touché le pied il fut guéri au même moment, et après s'être levé de grand matin s'en alla travailler dans son jardin. Le médecin étant venu à l'heure qui avait été résolue avec tout ce qui était nécessaire pour l'opération, lorsqu'on lui dit qu'il était sorti dès le matin pour aller travailler dans le jardin, il en fut si étonné qu'il l'y fut trouver, et le voyant labourer la terre, rendit grâces à Dieu de ce miracle.
XCV.
Les ouvrages continuels, quoique légers, sont préférables aux autres.
(Tit.VII. Num.11). L'Abbé Mutois disait qu'il aimait beaucoup mieux un ouvrage léger et continuel qu'un ouvrage difficile et qui durait peu.
XCVI.
Belle considération d'une grande Sainte, pour ne se point affliger dans les maladies.
(Num.17). Sainte Synclétique disait : « Si nous tombons dans des infirmités et dans des maladies, quoique fâcheuses, ne nous attristons pas de ce qu'elles nous empêchent de nous tenir debout pour prier, ou de pouvoir chanter l'office, puisque ces incommodités détruisent en nous les désirs charnels ; et ainsi en faisant le même effet que les jeûnes et les travaux qu'on nous impose, elles nous dispensent de les observer. Car comme les maladies sont chassées par de fortes médecines, les vices sont chassés de même par les maladies ; et c'est une grande vertu que d'être patient et de rendre grâces à Dieu dans l'infirmité. Ainsi si nous devenons aveugles, ne nous en affligeons point, puisque nous perdons en perdant la vue un grand instrument de vanité ; mais contemplons avec les yeux de l'esprit la gloire de Dieu. Si nous devenons sourds, n'en soyons pas pour cela plus tristes, puisque nous aurons perdu un moyen d'apprendre plusieurs choses vaines. Si nos mains sont affaiblies par quelque maladie, servons-nous de nos mains intérieures pour repousser les tentations de l'ennemi. Et s'il arrive même que tout notre corps tombe dans l'infirmité, reconnaissons que notre homme intérieur en devient plus sain et plus robuste.
XCVII.
Belle considération de la même Sainte pour ne se point décourager dans nos bonnes œuvres.
La même Sainte disait (Num.18) : « Puisque ceux qui commettent quelque crime dans le monde sont mis en prison, malgré qu'ils en aient, nous pouvons bien nous y mettre nous-mêmes pour satisfaire à nos péchés, afin de nous garantir par ce châtiment volontaire des peines que nous souffririons en l'autre vie. C'est pourquoi si en jeûnant vous tombez malade, ne vous imaginez pas que ce soit le jeûne qui en soit cause, puisque ceux qui ne jeûnent point ne sont pas exempts de maladies ; et si vous commencez quelque bonne œuvre, gardez-vous bien de l'abandonner par les traverses que le démon y apporte ; mais au contraire confondez-le par votre persévérance, puisque comme ceux qui naviguent et ont le vent favorable au sortir du port, ne déchargent pas leur vaisseau, ou ne l'abandonnent pas lorsqu'ils sont attaqués par des vents contraires, mais résisetent courageusement à l'orage, et puis reprennent leur première route : Nous devons de même quand le malin esprit, comme un vent contraire, s'oppose à nos bonnes intentions, déployer au lieu de voiles la Croix de notre Saauveur ; et ainsi nous surmonterons tous les périls qui nous pourraient empêcher d'achever heureusement notre course durant cette vie.
XCVIII.
Qu'il est très dangereux d'embrasser la vie d'Anachorète auparavant que d'être assez confirmé dans la vertu.
(Num.24). Un Solitaire disant à un ancien Père : « Que ferai-je, mon Père, pour résister à ces fâcheuses tentations qui ne me permettent pas de demeurer seulement durant une heure dan ma cellule ? » Il lui répondit : « Mon fils, retournez dans votre cellule, et là demeurez assis en travaillant de vos mains. Priez Dieu sans cesse. Entretenez-vous avec lui ; et prenez garde que personne ne vous trompe en vous persuadant d'en sortir. » Il lui conta ensuite cette histoire : Il y avait un jeune homme dans le monde qui désirait de se rendre Solitaire ; mais son père ne le lui voulait pas permettre quelque instance qu'il lui en fît ; Enfin il l'en fit tant prier par ses plus intimes amis qu'il y consentit. Ayant été reçu au Monastère, et pris l'habit, il accomplissait parfaitement toute la règle, jeûnant au commencement tous les jours, puis ne mangeant que de deux jours l'un, et enfin une fois la semaine seulement< ;
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