jeudi 16 novembre 2023

Lioubov Miller, Sainte Elisabeth, Princesse allemande, martyre russe


Editions Temps & Périodes


(Epuisé).


Préface

Protoprêtre Boris Bobrinskoy


Directeur de collection :

Viatcheslav Répine


Traduit du russe par


Lydia Ermakoff

Tilda Lovi

Pierre Skorov


Editions Temps & Périodes, 2009, pour la traduction française.


Quatrième de couverture :

L’auteure de l’ouvrage, Lioubov Miller, vit en Australie. Elle est née en Chine, en Mandchourie, dans une famille de réfugiés russes blancs qui, après avoir vécu la guerre civile de 1918-1922, puis les persécutions communistes, ont dû fuir jusqu’en Australie.

Cet ouvrage, déjà traduit en plusieurs langues et plusieurs fois réédité, très documenté et écrit avec beaucoup d’émotion, est un salut rendu à une femme hors du commun, dont les bienfaits prodigués à ceux qui souffrent et le sacrifice de son existence continuent de porter leurs fruits. Ecoles, hôpitaux, associations d’aide aux enfants et aux adultes dans le besoin sont autant d’institutions caritatives qui se sont développées de par le monde à son instigation. Morte en martyre pendant la révolution russe, la grande-duchesse Elisabeth (1864-1918) a été canonisée par l’Eglise orthodoxe russe hors-frontières en 1981, puis par le patriarcat de Moscou en 2000. Sa vie d’abnégation, son courage, sa foi et son amour absolu de l’autre ont profondément marqué son époque et continuent de marquer, dans le monde entier, des générations de croyants et de non-croyants, à qui elle offre simplement l’exemple de l’espoir et de l’amour infini.


«  Ces gens vêtus de robes blanches,

qui sont-ils et d’où viennent-ils ?

Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve :

Ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies

Dans le sang de l’Agneau.

C’est pourquoi ils sont devant le trône de Dieu,

Le servant jour et nuit dans Son Temple (…)

Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux. »

Apocalypse, VII, 13-17


« Une rare beauté, une remarquable intelligence, un subtil sens de l’humour, une patience d’ange, un noble cœur, telles étaient les qualités de cette femme extraordinaire… Après avoir passé une soirée en sa compagnie et en nous remémorant ses yeux, son teint et cette aptitude qu’elle avait de créer autour d’elle une telle atmosphère de bien-être, nous étions au désespoir à la pensée de son mariage prochain. »

Grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, Livre de souvenirs


«  Avec tous les autres qui ont souffert pour la Russie, elle incarnait en même temps l’expiation de la Russie passée et le fondement de la Russie à venir, qui serait bâtie sur les ossements des martyrs. Ces personnages ont un rôle et une importance fondamentaux, et un souvenir éternel leur est réservé sur la terre comme au ciel. Ce n’est pas un hasard si déjà de son vivant le peuple l’avait proclamée sainte. »

Archevêque Anastase

A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna


«  Il se peut que je me trompe ( je sais que mon désir de transporter mon existence dans le monde de l’extrême misère suscitera chez certains la moquerie), mais je crois qu’il y aura parfois quelqu’un qui regardera de mon côté et me viendra en aide, et abandonnera quelques heures ses divertissements. Si seulement quelqu’un pouvait se rendre compte, ne serait-ce qu’une fois, quelle joie immense peuvent apporter de simples paroles et un soutien, même une petite aide à trouver du travail ou la consolation quand on souffre. Vous me direz, comme bien d’autres : restez dans votre palais et faites le bien « d’en haut ». mais si je demande aux autres d’adhérer à mes convictions, il faut que je vive comme les malheureux, je dois faire la même chose qu’eux, endurer avec eux les mêmes difficultés. Je dois être forte pour pouvoir les consoler, les encourager par mon exemple. Je n’ai ni intelligence ni talent ; tout ce que j’ai, c’est mon amour pour le Christ, mais je suis faible. L’essence même de notre amour pour le Christ, notre dévouement à Lui, nous ne pouvons les exprimer qu’en apportant aux autres la consolation. C’est seulement ainsi que nous Lui offrons notre vie… »

La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna,

Lettre à A. Narychkina,

Moscou, 20 janvier 1909

Préface


C’est avec joie et émotion que je salue la publication en langue française de l’ouvrage de Lioubov Miller sur la vie de la grande-duchesse Elisabeth de Russie, canonisée par l’Eglise russe en tant que martyre moniale Elisabeth.

Cet ouvrage décrit avec beaucoup de soin la vie mouvementée d’une princesse à la fois allemande, fille du grand-duc Ludwig IV de Hesse-Darmstadt, et anglaise, petite-fille de la reine d’Angleterre Victoria par sa mère. En épousant le grand-duc Serge de Russie, elle s’allia à la famille impériale russe dont l’épouse du tsar, Alexandra, fut sa propre sœur.

Lioubov Miller a pu puiser dans les archives de la cour royale de Windsor et dans celles du grand-duché de Hesse à Darmstadt un grand nombre de lettres de la grande-duchesse Elisabeth, devenue moniale Elisabeth. Elle en tire un portrait saisissant de vérité et nous offre ainsi de nombreux détails des différentes étapes de la vie privée et de l’action de bienfaisance de la grande-duchesse, moniale martyre.

Son mariage en 1884 à l’âge de 20 ans l’unit profondément au peuple russe et lui fait découvrir les trésors de sa tradition religieuse, ce qui l’amena à embrasser la foi orthodoxe en 1891. Son éducation familiale l’avait déjà préparée à un engagement religieux personnel, ainsi qu’à une grande sensibilité aux souffrances et aux besoins des pauvres et des malades.

L’auteur rappelle les temps troublés de la révolution de 1905 où s’ébranlent les structures sociales et l’ordre moral du pays, culminant dans la révolution de 1917 et l’avènement du pouvoir bolchévique. L’assassinat politique de son mari en 1905 bouleversa profondément sa vie. Elle rendit visite en prison à l’assassin et lui accorda son pardon. Elle fonda une communauté de moniales de vocation hospitalière et diaconale, communauté de Marthe-et-Marie, partagée entre la prière et le service des malades et des nécessiteux. Devenue moniale, elle parcourait les taudis et quartiers les plus misérables de Moscou, sans autre escorte que les sœurs 1de son couvent.

En 1917, elle refusa de quitter sa chère Russie, comme on le lui proposait, et continua inlassablement son œuvre jusqu’au moment où sa communauté fut dispersée, ses biens confisqués et où elle-même fut arrêtée avec l’une de ses sœurs, la moniale Varvara, et d’autres membres de la famille impériale. Le 18 juillet 1918, ils furent jetés dans un puits de mine où ils moururent en une lente et douloureuse agonie en 1

Parmi une foule innombrable de martyrs et de confesseurs de la. foi, la moniale Elisabeth versa son sang en priant pour le pardon de ses bourreaux. Son martyre fut consacré par l’Eglise russe qui l’a inscrite au nombre de ses saints en 1981. Depuis sa jeunesse et jusqu’à son dernier soupir, la vie entière de sainte Elisabeth fut une offrande entière et constante au Seigneur dans l’amour et le service du prochain, vie dont le martyre fut le couronnement ultime et son entrée dans la communion des saints autour du Trône céleste de l’Agneau.


« Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils et d’où viennent-ils ? Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau. C’est pourquoi ils sont devant le Trône de Dieu, Le servant jour et nuit dans Son Temple (…) Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux » ( Apocalypse, VII, 13-17).


Protopresbytre Boris Bobrinskoy

Doyen Honoraire de l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge à Paris,

Mars 2009



Premier chapitre


La grande-duchesse Elisabeth, Elizavéta Féodorovna, naquit le 1er novembre 1864 ( 20 octobre selon l’ancien calendrier)*

(*) Au XIX° siècle, la différence entre l’ancien et le nouveau calendrier était de douze jours ( l’ancien calendrier était le calendrier julien, et le nouveau, le calendrier grégorien, mis en pratique par le pape Grégoire XIII en 1582).

Elisabeth était princesse allemande par son père, le grand-duc Ludwig IV de Hesse-Darmstadt, et de lignée anglaise royale par sa mère, la princesse Alice, qui était la deuxième fille de la reine d’Angleterre Victoria. Toute la famille l’appelait « Ella »…

La guerre austro-prussienne de 1866 ruina le grand-duché, qui s’était allié avec l’Autriche contre la Prusse. Le père d’Elisabeth avait conduit lui-même les troupes hessoises au front. Après la victoire de la Prusse, Darmstadt fut occupée par l’armée prussienne, et ce fut le début d’une période très difficile pour la grande-duchesse Alice, qui venait de mettre au monde sa troisième fille, Irène.

La grande-duchesse Alice était une mère et une épouse intelligente et tendre. Elle consacrait tout son temps à sa famille et à son peuple. Elle s’entourait de personnes talentueuses et cultivées, jouait fort bien du piano et recevait souvent des musiciens, pour jouer et parler de musique avec eux ; elle avait également des dispositions pour la peinture. Ses enfants avaient hérité de leur mère des dons artistiques : Ella dessinait bien et avait une belle voix d’alto, Ernst et Alix (Alexandra Féodorovna, future impératrice de Russie) aimaient aussi la musique. Alix jouait du piano et interprétait des romances de sa voix de mezzo-soprano.

Mais la grande-duchesse Alice ne se contentait pas d’inculquer à ses enfants le goût de la musique et de la peinture, elle s’efforçait de leur donner également de solides bases de vie chrétienne et d’amour du prochain. Chaque samedi, les enfants allaient à l’hôpital sur la Mauerstrasse avec de grands bouquets de fleurs, qu’ils mettaient dans des vases et portaient dans les salles aux malades. Ils bavardaient et se liaient même parfois d’amitié avec eux. Et voilà comment, inconsciemment, ils acquirent l’amour et la compassion envers les miséreux.

Bien que la grande-duchesse Alice soit restée anglaise dans son cœur, elle sut gagner l’amour du peuple de sa nouvelle patrie. Toujours pleine de tact et de bon sens, elle fonda durant sa courte vie de nombreuses institutions de bienfaisance. Le plus important pour elle fut encore et toujours le bonheur de son duché. La grande-duchesse et son époux distribuèrent une grande partie de leur patrimoine à des œuvres de bienfaisance. Alice travaillait beaucoup, visitait continuellement les hôpitaux, les orphelinats, les hospices d’invalides, et ces activités intensives vinrent à bout de sa santé. Ses deux filles aînées, Victoria et Elisabeth, l’accompagnaient souvent dans ses visites.

Le mari de la grande-duchesse Alice ne devint grand-duc régnant qu’à la mort de son oncle Ludwig III en 1877. Le couple grand-ducal eut sept enfants : Victoria, née en avril 1863, Elisabeth (Ella), née en novembre 1864, Irène, née en juin 1866, Ernst-Ludwig, né en novembre 1868, Friedrich, né en octobre 1870, Alix, née en juin 1972, et Marie, née en mai 1874.

C’était une famille très unie, mais le premier grand malheur qui la frappa fut la mort de Friedrich qui, âgé de trois ans, tomba d’une fenêtre sur un escalier de pierre, sous les yeux de sa mère. La grande-duchesse Alice ne s’en remit jamais complètement. De ce jour, elle porta encore plus d’attention à ses enfants et à leur éducation. Les enfants du couple étaient élevés selon les méthodes et les traditions de la vieille Angleterre. Leur vie suivait les règles strictes instituées par leur mère qui, par ailleurs, observait leurs penchants et leurs dons tout en s’efforçant de leur inculquer les principes de la vie chrétienne. Les vêtements et la nourriture des enfants étaient très simples. Les trois filles aînées, Victoria, Ella et Irène, devaient effectuer elles-mêmes les tâches ménagères : faire leur lit, allumer le feu, ranger leur chambre. Les chambres des enfants étaient grandes, mais meublées uniquement de l’essentiel.

Dès son enfance, Elisabeth manifesta son amour pour la nature, surtout pour les fleurs. Elle s’extasiait devant un bouquet de simples fleurs des champs et, bien que très jeune encore, s’essayait à le reproduire sur une feuille de papier.

Quand elle allait rendre visite aux différents membres de sa famille, la grande-duchesse Alice emmenait avec elle ses filles aînées, et c’est ainsi qu’Elisabeth, encore enfant, rencontra son futur époux, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, qui venait en Allemagne avec sa mère Maria Alexandrovna, impératrice de Russie et épouse de l’empereur Alexandre II. L’impératrice Maria Alexandrovna appartenait elle aussi à la maison de Hesse. La princesse Elisabeth allait régulièrement avec ses parents en Angleterre voir sa grand-mère la reine Victoria. Ils séjournaient alors soit au château de Windsor, soit à Balmoral ou encore à Osborne. La reine Victoria avait ordonné que ses petits-enfants soient instruits par une gouvernante anglaise et la grande-duchesse Alice avait, quant à elle, introduit dans son propre palais beaucoup du style de vie anglais ; c’est pourquoi les enfants du couple de Hesse se sentaient en Angleterre comme chez eux.

En 1878, une terrible épidémie de diphtérie éclata à Darmstadt, et le palais ducal ne fut pas épargné. Tous les enfants, à l’exception d’Ella, attrapèrent la diphtérie, puis, un peu plus tard, le grand-duc Ludwig lui-même tomba malade. La reine Victoria diligenta à Darmstadt son médecin personnel, mais à cette époque la médecine était impuissante face à cette maladie. Bien que plusieurs infirmières aient été appelées au palais, la grande-duchesse Alice décida de s’occuper personnellement de ses enfants. Elle passa des nuits entières au chevet de ses petits malades, passant d’un lit à l’autre. Tout cela se répercuta gravement sur sa santé fragile. Quand sa fille cadette, la petite Marie, mourut de diphtérie à quatre ans, le chagrin anéantit la grande-duchesse. Atteinte elle-même de la maladie, elle n’eut plus assez de forces pour lutter. Elle s’éteignit à l’âge de trente-cinq ans, souhaitant, dans ses dernières volontés, que son cercueil soit recouvert du seul drapeau anglais *.

(*) : (Countess Alexandra Olsoufieff, H.I.H. Grand Duchess Elisabeth Feodorovna of Russia, John Murray, Albermarle St., London, 1923).

Après la mort de sa mère bien-aimée, oubliant son propre chagrin, la princesse Elisabeth, pourtant encore si jeune, se préoccupa avant tout de ses proches. Dans une lettre à sa grand-mère, la reine Victoria, elle s’efforce de la consoler de la mort de sa fille : elle y parle du monde d’outre-tombe et du bonheur que sa mère a pu enfin atteindre. Cette terrible épreuve – la mort d’une mère et d’une épouse – bouleversa toute la famille. Les deux sœurs aînées, Victoria et Elisabeth, sentirent immédiatement la responsabilité du devoir familial se poser sur leurs frêles épaules. Elles essayaient par tous les moyens de soulager la douleur inconsolable de leur père, de le soutenir, de lui redonner des forces. Elles pensaient également à leurs frères et sœurs cadets. La petite Alix n’avait alors que six ans et avait particulièrement besoin de la tendresse maternelle. Cette année-là marqua pour Victoria et Elisabeth la fin de leur enfance insouciante.

La princesse Elisabeth était une jolie jeune fille, grande, élancée, avec un visage aux traits parfaits. Ses qualités d’âme n’avaient rien à envier à sa beauté ; elle n’avait pas la moindre once d’égoïsme, cherchait toujours à faire plaisir et à aider les autres, souvent à son détriment ; elle ne critiquait jamais quiconque sévèrement et cherchait toujours une justification aux erreurs des autres. Pleine de vie, elle se démarquait aussi par un subtil sens de l’humour. Quand Ella était petite, il lui arrivait souvent de régler les disputes entre les autres enfants, et elle était la préférée de ses frères et sœurs. Dieu lui avait donné le don de la peinture, elle aimait passionnément les fleurs, qu’elle dessinait avec talent, et, tout au long de sa vie, elle y consacra toujours du temps*.

(*) : ( A Jérusalem, au couvent de Gethsémani, la défunte mère supérieure Varvara montrait aux pèlerins une toute petite icône à moitié effacée d’un ange gardien peint par la sainte martyre, la grande-duchesse Elisabeth).

Elle aimait également la musique et quand elle assistait à un concert, elle se laissait emporter par la mélodie, le visage grave et rêveur. Mais ses deux principales qualités étaient sa grande piété et son amour du prochain. Comme elle l’avoua plus tard, dès son plus jeune âge sa vision du monde et son esprit avaient été fortement influencés par la vie et les hauts faits de sainte Elisabeth, en l’honneur de laquelle elle portait ce prénom. Il s’agit d’Elisabeth de Thuringe, canonisée par l’Eglise catholique au XIII° siècle. Elisabeth de Thuringe, ou de Hongrie (par son père), fut l’une des fondatrices de la maison de Hesse au temps des croisades. Elle se distinguait par une profonde dévotion et un amour des autres empli d’abnégation. Son époux, qui lui reprochait ses dons trop généreux aux miséreux, lui fit endurer maints soucis. Après la mort de celui-ci, se pliant à une vie presque monastique, faite surtout de privations, elle resta jusqu’à la fin de ses jours fidèle à ses principes, se consacrant à des œuvres de charité.

Quand le couple ducal donna naissance à une fille et décida de lui donner le même prénom qu’Elisabeth de Thuringe, la grande-duchesse Alice écrivit à sa mère, la reine Victoria :

«  Nous aimons le prénom d’Elisabeth car sainte Elisabeth a été l’une des fondatrices de la maison de Hesse ainsi que de celle de Saxe. »

La grande-duchesse Elisabeth révérait beaucoup sainte Elisabeth de Thuringe et tentait de lui ressembler en tout. C’est pourquoi, quand elle décida de se convertir à l’orthodoxie, elle garda le prénom d’Elisabeth mais choisit une autre sainte protectrice : sainte Elisabeth, mère de Jean le Baptiste.


Deuxième chapitre


La reine d’Angleterre Victoria aimait beaucoup ses petits-enfants et se souciait beaucoup d’eux, ce qu’ils lui rendaient bien.

A la lecture des lettres d’Elisabeth à la reine Victoria, conservées dans les archives royales de Windsor, et que nous reproduisons en partie ici, on voit quelle place importante occupait sa grand-mère dans son cœur.


Darmstadt, ce 21 août 1883


«  Chère grand-mère,

Nous nous souvenons tous de notre séjour heureux auprès de Vous, et je ne pourrai jamais assez Vous remercier de Votre bonté. Erni et Alix étaient enchantés de Vos merveilleux cadeaux et Vous en remercient mille fois… J’espère que Vous vous sentez mieux.

Avec tout mon amour, chère grand-mère, Votre dévouée petite-fille qui Vous aime,

Ella »


Darmstadt, ce 29 août 1883


« Chère grand-mère,

Vous devez certainement déjà Vous trouver en Ecosse, et cela me fait penser aux jours heureux que nous avons passés là-bas ce printemps. Cela a été un grand plaisir pour moi… J’ai beaucoup peint ces derniers temps. Je viens juste de terminer un éventail pour Charlotte, avec des petits chérubins…

Avec tout notre amour… Votre dévouée petite-fille qui Vous aime,

Ella »


Darmstadt, ce 21 décembre 1883


« Ma chère grand-mère,

Je viens par cette lettre Vous présenter mes vœux les plus sincères pour ce Noël, et j’espère que mon petit cadeau Vous plaira ; c’est un objet qui, je l’espère, Vous sera utile et Vous fera plaisir…

Votre petite-fille qui Vous aime,

Ella »


Dans la lettre que la princesse Elisabeth écrivit à la reine Victoria le jour de Noël en 1883 transparaissaient clairement sa prédisposition à la prière, sa foi en la vie éternelle et sa certitude que la vie sur cette terre n’est faite que de souffrances :

« … Je suis de tout cœur avec Vous et j’ai été très impressionnée lorsque j’ai su à quel point Vous souffriez encore de la mort de Votre fidèle et véritable serviteur. Mais si cela peut Vous consoler, songez qu’il est à présent libéré des soucis et des souffrances de ce monde. Que Dieu apaise Votre peine et Vous envoie une nouvelle année plus heureuse, telle est la prière la plus fervente de Votre petite-fille qui Vous aime et Vous est reconnaissante… »


En 1881, les deux sœurs, la princesse Victoria et la princesse Elisabeth, firent leur entrée dans le monde. On parla d’elles immédiatement comme des plus belles jeunes filles à marier de toutes les cours allemandes. L’un des plus déplaisants prétendants à la main de la princesse Elisabeth était le prince Guillaume de Prusse, le futur empereur Guillaume. Lorsqu’il était étudiant à Bonn, il venait souvent voir sa famille de Darmstadt, et c’est à cette époque qu’il était tombé amoureux d’Ella. Guillaume était d’une nature égoïste et grossière. La princesse Elisabeth ne le supportait pas. La mère de Guillaume était opposée à ce que son fils épousât Elisabeth. La raison de ce refus était leur proche parenté. Mais Guillaume continuait de tenter d’obtenir la main de sa cousine. Après avoir essuyé un refus, il ne put pardonner à Elisabeth, et lorsqu’elle épousa le grand-duc russe Sergueï Alexandrovitch, il refusa même de la voir. Il détestait Sergueï Alexandrovitch et à la moindre occasion essayait de lui nuire, répandant sur lui racontars et calomnies.

La princesse Elisabeth avait déjà donné son cœur au grand-duc Sergueï Alexandrovitch dans sa jeunesse quand il venait les voir et séjournait des mois avec sa mère à Jugenheim.

La reine d’Angleterre Victoria, en apprenant la demande en mariage du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, ne fut pas particulièrement ravie. Les raisons de sa réticence étaient la situation intérieure instable en Russie et l’assassinat récent de l’empereur Alexandre II. Bien que la main de fer de son successeur, l’empereur Alexandre III, eût mis fin aux actes terroristes en Russie, il était difficile de croire qu’en trois années de règne toutes les organisations clandestines terroristes avaient été éliminées. L’opposition paraissait seulement s’être mise en veilleuse temporairement, en attendant des temps plus propices.

En Angleterre régnait à cette époque une atmosphère de russophobie. Dans l’opinion des Anglais, la guerre russo-turque de 1877-1878, durant le règne de feu l’empereur Alexandre II, avait eu pour but l’assurance de l’hégémonie russe dans les Balkans. Les Anglais ne pouvaient pas comprendre le noble sentiment de l’empereur Alexandre II, qui avait engagé cette guerre orientale contre la Turquie aiguillonné par l’indignation de toute la Russie face aux crimes bestiaux perpétrés par les Turcs en Bulgarie.

Elisabeth était la troisième jeune fille à marier de la maison de Hesse qui épousait un représentant de la maison Romanov. La première avait été la princesse Guillaumine, la grande-duchesse Nathalie Alexeïevna, première épouse de l’empereur Paul Ier, morte en couches. La seconde jeune fille à marier hessoise était la princesse Marie, l’épouse de l’empereur Alexandre II ; elle mourut en 1880. Ces deux unions ne furent pas heureuses.

La reine Victoria, bien que doutant de l’opportunité des fiançailles de sa bien-aimée petite-fille Ella avec le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, né en 1857, était le cinquième fils de l’empereur Alexandre II. Grand, les cheveux châtains, les traits fins et les yeux gris-vert, c’était un homme de haute culture aux penchants artistiques ; il aimait particulièrement la lecture et la musique. Sa réserve naturelle l’obligeait à être retenu avec les gens qui l’entouraient, ce qui avait créé autour de lui une aura d’homme froid et inaccessible. Mais il n’était rien de tout cela. Sans l’afficher, il aidait beaucoup les autres. Sergueï Alexandrovitch était un homme sans compromis, un monarchiste profondément convaincu. Les conservateurs considéraient sa politique comme trop libérale et les libéraux estimaient qu’il contrecarrait leurs efforts de réformes. Sergueï Alexandrovitch se distinguait par une profonde religiosité, tout comme la majorité des membres de la maison Romanov.

En mars 1884, le grand-duc alla voir sa fiancée à Darmstadt, et la reine Victoria lui écrivit une lettre charmante pour laquelle la princesse Elisabeth remercia sincèrement sa grand-mère :

« … C’est un tel bonheur de savoir que Vous vous souciez de nous comme de Vos propres enfants. Nous avons toujours senti Votre bonté envers nous. Si ma chère maman était encore en vie, comme il lui serait agréable de voir Vos bons sentiments pour nous… Sergueï va rester, je pense, encore une semaine. Il était ravi de Votre lettre affectueuse… »

Le 15 mars 1884, la princesse Elisabeth écrivait à la reine Victoria :

«  … Je suis si contente que Vous voyiez Sergueï quand Vous viendrez le mois prochain, et j’espère qu’il produira une agréable impression sur Vous. Tous ceux qui le connaissent l’aiment et disent qu’il a un caractère juste et noble… »

Elisabeth partait pour la Russie lointaine et se séparait de sa famille bien-aimée. Ses lettres, peu avant son mariage, et ensuite, de Russie, respirent la tristesse et l’inquiétude pour ses proches. Dans cette même lettre à la reine Victoria du 15 mars, en réponse à l’invitation de sa grand-mère à venir en Angleterre, elle écrit :

« … Vous êtes si bonne d’avoir écrit que Vous voudriez que je vienne Vous voir cette année. Cela me réjouit tant. Mais puis-je venir, alors que Victoria se trouve à Jugenheim… Et papa va se sentir très seul… Vous comprendrez aussi que le laisser me rendrait très triste, autant que Vous quitter, mais j’ai tant envie de vous voir tous dans cette chère Angleterre encore une fois avant mon mariage, qui se fera vraisemblablement à la mi-juin car le temps en général est beau là-bas à cette époque… »

En mai, Elisabeth partit en Russie pour faire connaissance avec les membres de sa future belle-famille. Elle écrivit de Peterhof à la reine Victoria :

9 mai 1884


« Ma chère grand-mère,

J’ai le plaisir de Vous apprendre que notre voyage n’était pas du tout fatigant, et qu’aujourd’hui, bien que de retour de visites, je me sens tout à fait fraîche. Toute la famille est si bonne pour nous, et grâce à cela être loin de chez moi est un peu moins pénible, bien qu’il y ait des moments où je ressens une grande tristesse. Ces prochains jours nous aurons seulement le petit-déjeuner familial et des sorties le soir, quand il fait encore tout à fait jour. Samedi ce sera l’entrée solennelle, et nous passerons la nuit à Saint-Pétersbourg. Je pense que le mariage aura lieu à midi le lendemain.

Votre dévouée et aimante,

Ella »


La princesse Elisabeth, sachant quelle haute position l’attendait en Russie, ce nouveau pays, rêvait de rester modeste et simple. Elle écrivit à ce sujet à la reine Victoria :


Darmstadt, le 24 mai 1884


« Ma chère grand-mère,

J’espère que lorsque Vous me reverrez, Vous ne trouverez en moi aucun changement néfaste dans mon caractère, car je veux être simple dans mes manières et être aussi bien qu’aurait aimé me voir maman…

Votre petite-fille reconnaissante et qui Vous aime,

Ella »


Toute la famille ducale accompagna la princesse Elisabeth à son mariage en Russie. Sa sœur Alix, âgée de douze ans, y alla aussi et elle y rencontra son futur époux, le tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch.

Le voyage d’Elisabeth, quand elle traversa la frontière russe, se déroula avec une magnificence extraordinaire. Elle reçut un accueil comme seule pouvait alors en faire la Russie. Son futur époux, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, sachant qu’elle adorait les fleurs, fit décorer tous les wagons de fleurs parfumées, toutes de couleur blanche. A chaque arrêt du train, les foules venaient l’accueillir avec à leur tête les représentants du clergé et des autorités. Tous étaient émerveillés de sa beauté, de sa grâce et de son divin sourire.

La princesse Elisabeth, de Peterhof à Saint-Pétersbourg, eut lieu la veille de son mariage. Elle était assise à bord de la belle calèche enluminée de dorures de l’impératrice Catherine la Grande, tirée par six chevaux blancs avec des postillons en livrée dorée. A ses côtés était assise l’impératrice Maria Féodorovna, l’épouse de l’empereur Alexandre III. D’autres calèches suivaient, avec les membres de la maison Romanov et les invités. Le cortège se déplaçait lentement. Les portes et les fenêtres des bâtiments qui bordaient la route étaient ornées de drapeaux et de fleurs. Une foule immense en liesse acclamait la jeune Elisabeth.

C’est ainsi que la Russie accueillit la fiancée du frère de son souverain.



Troisième chapitre


La jeune Elisabeth de Hesse, habituée dès l’enfance à un mode de vie modeste, fut frappée par le faste déployé en son honneur.

Une vaste chambre à coucher aux hautes fenêtres donnant sur un panorama magnifique l’attendait au Palais d’été. Aujourd’hui simple princesse d’un petit duché, elle serait demain grande-duchesse, proche parente de l’autocrate de l’immense puissance russe. A quoi pouvait bien songer et prier Elisabeth cette nuit-là, Dieu seul le sait. Selon toute vraisemblance, elle envisageait l’avenir avec crainte et demandait au Seigneur les forces et la raison qui l’aideraient à suivre le droit et juste chemin d’une chrétienne, et à servir au mieux sa nouvelle patrie et son nouveau peuple.

A la cour de Russie, la séance d’habillage de la fiancée pour la cérémonie nuptiale se faisait selon un rituel strictement établi. Tôt le matin, on plaça Elisabeth devant le miroir de l’impératrice Maria Féodorovna, qui lui passait les épingles à cheveux et les peignes, lui fit des boucles qui lui descendaient jusqu’aux épaules. Puis l’impératrice ajusta sur sa tête un diadème en diamants et la petite couronne de grande-duchesse. Le diadème en diamants, la couronne, le collier et les boucles d’oreilles étaient assortis. Ils avaient appartenu à l’impératrice Catherine II et étaient portés par chaque fiancée de grand-duc de la maison Romanov. Les boucles d’oreilles étaient si lourdes qu’il fallait les accrocher aux oreilles de la fiancée avec un fil d’or, ce qui, bien évidemment, était fort désagréable pour elle. On glissait également dans sa chaussure une pièce d’or « pour porter chance ».

L’impératrice avait préparé le trousseau de la fiancée, lui évitant de choisir elle-même sa robe de mariée. La robe nuptiale d’Elisabeth, comme pour toutes les fiancées impériales, étaient de brocart, dans le style russe, avec un grand décolleté et de longues manches échancrées. Pour finir, on revêtit la fiancée d’un manteau bordeaux à la traîne bordée d’hermine.

Parée de ces atours, Elisabeth était d’une beauté radieuse et, aux dires de l’une des dames présentes, la plus belle fiancée qui se soit jamais mariée à l’église de la cour.

Le mariage eut lieu, selon le rite orthodoxe, dans l’église du Grand Palais, puis, selon le rite protestant, dans un des salons du palais. ( En épousant un grand-duc russe, la jeune Elisabeth, protestante, n’était pas obligée de se convertir à l’orthodoxie). Le mariage fut suivi d’un fastueux banquet, puis le jeune couple se rendit au palais du marié, situé sur la perspective Nievski, en face du palais Anitchkov, où ils furent accueillis par l’empereur Alexandre III et l’impératrice Maria Féodorovna avec du pain et du sel, selon la coutume russe.

Le lendemain, les représentants de plusieurs pays se présentèrent au palais pour féliciter le jeune couple et, à cette occasion, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna put échanger quelques mots en russe avec un diplomate chinois qui, excepté sa propre langue, ne parlait que le russe*.

(*) : ( Extrait des archives de Broadlands, Romsey, England).

Après son mariage, la nouvelle grande-duchesse écrivit à sa grand-mère, la reine Victoria :


Peterhof, ce 13 juin 1884


« Ma chère grand-mère,


Permettez-moi de Vous remercier de tout mon cœur pour Vos magnifiques cadeaux qui nous ont fait, à Sergueï et à moi-même, un immense plaisir. Nous Vous en sommes profondément reconnaissants. Je n’ai pas encore vu le service de table, mais j’ai hâte d’admirer cette magnifique porcelaine… Je commence à faire connaissance avec ma nouvelle famille, mais elle est si nombreuse que ce n’est pas facile… »


Ce 16 juin

« Je n’ai pas eu le temps de terminer ma lettre, c’est pourquoi je la termine maintenant de chez nous. Notre arrivée officielle s’est très bien déroulée. Le temps était magnifique et je n’ai ressenti aucun signe de lassitude après le mariage. Demain, nous recevons deux diplomates… Mercredi, nous organisons un déjeuner pour les garçons d’honneur. Du côté de Sergueï, Alexeï, Pavel, Nikki et Dimitri ( le deuxième fils de l’oncle Konstantin) et de mon côté, Erni, Mikhaïl et Gueorgui ( le deuxième et le troisième fils de l’oncle Mikhaïl), et Piotr ( le deuxième fils de l’oncle Nikolaï). Le soir, nous irons à Peterhof, mais nous rentrerons, avant de partir pour Moscou dimanche prochain. Nous devrions rester là-bas trois jours, puis nous gagnerons Ilyinskoïé, où nous séjournerons jusqu’à la mi-juillet.

Vos petits-enfants dévoués et reconnaissants qui Vous aiment tendrement,

Sergueï et Ella »


Contrairement à de nombreux conseils, les jeunes mariés refusèrent de passer leur lune de miel à l’étranger, préférant se rendre dans la propriété du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, Ilyinskoïé. Ce lieu devint la résidence favorite d’Elizaveta Féodorovna, et c’est pourquoi nous devons lui prêter quelque attention.

La propriété d’Ilyinskoïé, que Sergueï Alexandrovitch avait reçue en héritage de sa mère, l’impératrice Maria Alexandrovna, ne ressemblait en rien aux riches domaines de l’aristocratie de l’époque. Elle était située à environ soixante kilomètres de Moscou au bord de la Moskova. Pour s’y rendre, l’on prenait généralement le train jusqu’à Odintsovo, puis une troïka conduite par le cocher personnel du grand-duc. A peine arrivé à Odintsovo, l’on sentait déjà les exhalaisons de la forêt et des fleurs des champs. Tout autour régnaient le calme et le silence, rompus uniquement par le chant des oiseaux. La troïka, avec ses clochettes, passait rapidement devant la gare, traversait le village et filait droit sur une route sablonneuse au milieu des champs de blé infinis et fertiles. Un doux vent caressait les visages, et les épis formaient des vagues comme l’ondulation d’une rivière. Puis défilait une forêt de conifères, suivie d’un vaste pré d’où l’on pouvait apercevoir la maison d’Ilyinskoïé, entourée d’arbres. Au bout du pré se trouvait le village et, à côté, une taverne. A gauche s’élevait une vieille église avec son toit vert et sa coupole, et juste derrière se trouvait l’entrée de la propriété. Une allée bordée d’une double rangée de hauts tilleuls menait à une simple maison en bois d’un étage. C’était une authentique maison russe telle qu’on en rencontrait partout en Russie à l’époque *.

(*) : (NdA) Je suis allée à Moscou en juin 1990. Je me suis rendue à Ilyinskoïé et voici ce que j’ai vu : la propriété est entourée d’un haut mur de pierres au-dessus duquel s’élève la coupole délabrée de l’église. A côté du portail, la maison du gardien. Nous avons sonné et un déplaisant personnage au large faciès et aux yeux sournois nous ouvrit. Derrière lui se tenait un garde armé. A notre demande : « Pouvons-nous visiter la propriété d’Ilyinskoïé ? », il répondit : «  Il n’y a plus rien ici. Tout a été détruit. Il est interdit d’entrer. »

Non loin d’Ilyinskoïé, nous avons rencontré un prêtre orthodoxe qui nous a raconté ce qui suit. Après la révolution, Lénine y séjourna quelque temps. Par la suite, la maison d’Ilyinskoïé brûla de fond en comble. Actuellement, Ilyinskoïé a été cédée à des Américains qui souhaitent rebâtir la maison et en faire un club. Les croyants des villages alentour adressèrent une supplique aux « propriétaires américains » afin qu’ils autorisent l’ouverture de l’église au culte. Les Américains donnèrent leur accord, les autorités locales également, mais Moscou n’a pas encore donné l’autorisation de réouverture).

Avant d’arriver à Ilyinskoïé, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch s’arrêtèrent quelques jours à Moscou. Première capitale, cœur de la vieille Russie, la ville enchanta Elizaveta Féodorovna par sa vie et ses us et coutumes typiquement russes. Les centaines de vieilles églises, les monastères, le carillon des innombrables cloches, la Laure de la Sainte Trinité Saint Serge ( Sergueïev Possad)**, tout cela lui semblait mystérieux, merveilleux et très attirant.

(**) : (Monastère, lieu de culte important situé dans la ville de Sergueïev Possad à environ 65 km au nord-ouest de Moscou ; à l’époque et encore de nos jours, lieu de résidence du Patriarche et centre d’études théologiques très réputé).

Elle suivait partout son mari et, comme lui, passait de longs services religieux debout à ses côtés. Sergueï Alexandrovitch était un homme très pieux et quand il s’agenouillait devant les icônes ou les embrassait, elle, protestante, ne savait pas trop comment se comporter. Toutefois, désirant montrer son respect pour les lieux saints, elle faisait la révérence devant les icônes, et, suivant l’exemple de son mari, embrassait la croix et la main du prêtre qui la tenait. Dans une lettre à sa grand-mère, elle écrivait :


Moscou, le Kremlin, ce 25 juin 1884


« Ma chère grand-mère,

Être séparée de mes proches m’est difficile, surtout d’avec papa, dont les lettres sont si tristes… Il se sent terriblement seul…

Je vais maintenant essayer de Vous donner quelques détails sur notre séjour ici qui se termine demain car nous partons pour Ilyinskoïé… Je suis en admiration devant tout ce qu’il y a à voir, mais vivre à la campagne… ce serait très agréable. Je ne me sens pas du tout fatiguée… Le jour de notre arrivée, nous avons visité de magnifiques églises ainsi qu’un palais dont nous avons pu admirer les splendides salles dans lesquelles se déroulaient les cérémonies de couronnement. Le lendemain soir, nous sommes partis à la Laure de la Sainte Trinité Saint Serge où nous avons visité d’autres églises. Elles sont magnifiques et certaines ont été édifiées au XIV° siècle. Il y avait bien sûr beaucoup d’images sacrées, et lorsque Sergueï se mettait à genoux et les embrassait, je ne faisais que de discrètes révérences afin de ne pas choquer les gens et je crois que j’ai réussi. Je n’ai fait qu’embrasser la croix qu’on me tendait et la main du prêtre, comme c’est la tradition ici. C’est un geste de politesse… Cette ville est si belle. Je meurs d’envie de croquer quelques-uns des édifices religieux les plus remarquables. Bien sûr, je manque de temps pour cela. Je ferai quelques photos et lorsque je Vous verrai, je pourrai Vous expliquer…

Avec tout l’amour de Votre petite-fille,

Ella »


A Ilyinskoïé, Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch menaient une vie champêtre simple et s’efforçaient de réduire au minimum les règles strictes du palais. Ils faisaient des balades en barque sur la rivière, se promenaient dans les champs et les bois, ramassaient des fleurs et des baies. La grande-duchesse s’attachait de plus en plus à la nature de cette région de Russie avec ses immenses prés, son horizon infini, ses forêts de conifères et ses bouleaux blancs dans le parc. Elle apprenait assidûment le russe en y consacrant quotidiennement plus d’une heure et demie, car elle désirait assimiler au plus vite cette langue afin de se rapprocher du peuple de sa nouvelle patrie, qu’elle avait déjà appris à aimer. L’une des occupations favorites du couple était la lecture. Sergueï Alexandrovitch lisait à haute voix tandis que son épouse brodait ou croquait des paysages.

Certaines des lettres que la grande-duchesse avait adressées à son frère Ernst et à sa grand-mère au cours de sa lune de miel ont été conservées dans les archives de la maison de Hesse à Darmstadt :

Ilyinskoïé, ce 6 juillet 1884


« Mon cher petit,

Par ici, il n’y a pas beaucoup de relief, mais nous prenons un grand plaisir à canoter. J’apprends le russe et j’ai tous les jours une leçon d’une heure et demie. C’est passionnant et je commence à comprendre quelques mots quand j’entends des personnes parler. Les chambres ici sont très confortables et les balcons vraiment extraordinaires…

Ta sœur qui t’aime,

Ella »


Ilyinskoïé, ce 11 juillet 1884


« Mon cher petit,

Sergueï et moi nous sommes longuement promenés dans les champs. Nous avons cueilli beaucoup de fleurs, surtout des bleuets… Sergueï a trouvé un nid enfoui dans l’herbe qui contenait quatre minuscules œufs. On trouve partout des fraises des bois, mais elles ne sont pas encore mûres…

Ta sœur qui t’aime,

Ella »


Ilyinskoïé, ce 3 juillet 1884

« Chère grand-mère,

Je Vous remercie de tout mon cœur pour Votre lettre pleine d’amour, de tendresse et de bienveillance. Que le Seigneur me montre le chemin, comment faire du bien à ceux que j’aime, comment suivre ce chemin et devenir bonne et simple, comme Vous et maman souhaitez que je le sois.

Votre petite-fille reconnaissante qui Vous aime,

Ella »


La grande-duchesse se mit à visiter les habitations des paysans alentour pour connaître leur façon de vivre. E. M. Almedingen écrit dans son livre An Unbroken Unity* que les maisonnettes en bois des paysans étaient d’une pauvreté qu’Elisabeth n’imaginait pas qu’elle pût exister sur terre.

(*) : ( Edith Martha Almedingen, An Unbroken Unity, a memoir of Grand-Duchess Serge of Russia, 1864-1918, 1964, Bodley Head, London).

Il y avait au village une école et un dispensaire dirigé par un aide-soignant non qualifié, le médecin ne venant que tous les quinze jours. Mais il n’y avait aucune accoucheuse dans tout le district, et les nouveau-nés mouraient fréquemment.

Quand Elizaveta Féodorovna raconta ses impressions à son époux, celui-ci admit volontiers que la vie des paysans était très dure, en affirmant toutefois qu’à son avis la principale cause n’était autre que l’alcool. A la demande de sa femme, Sergueï Alexandrovitch fit immédiatement venir une accoucheuse expérimentée qu’il mit au service permanent des paysannes du district**.

(**) : ( Plus tard, Sergueï Alexandrovitch fit construire à Ilyinskoïé une clinique d’accouchement pour les femmes des villages voisins. C’est dans cette même clinique que l’on baptisait fréquemment les nouveau-nés et c’est ainsi que le grand-duc et son épouse devinrent les parrain et marraine d’une multitude d’enfants).

Dès son mariage, la grande-duchesse, pleinement heureuse et à peine âgée de dix-neuf ans, s’engagea dans des œuvres de charité.

Les jeunes mariés devaient revenir dans la capitale au mois d’août, puis se rendre à Krasnoïé Sélo, où l’armée faisait des manœuvres auxquelles le grand-duc devait impérativement assister. La grande-duchesse, quant à elle, s’était beaucoup attachée à Ilyinskoïé et souhaitait y revenir au plus tôt. Elle écrivit de Peterhof, dans une lettre à sa grand-mère :

« Chère grand-mère,

Nous sommes à nouveau ici où nous resterons quelque temps. La semaine prochaine, nous irons tous à Krasnoïé où se déroulera la revue du régiment de Sergueï, les manœuvres puis les cérémonies. Ensuite, nous rentrerons à Ilyinskoïé. Je m’en réjouis… J’espère que Pavel* viendra lui aussi.

(*) : (Pavel est le frère cadet du grand-duc Sergueï Alexandrovitch).

Il aime tellement cet endroit et il est si agréable, si plaisant.

Le temps ici est très changeant. Il pleut tout le temps, mais parfois il fait chaud et c’est agréable. Je commence à comprendre un peu le russe et nous avons un projet sympathique pour Ilyinskoïé : la femme qui me donne des cours a dit dernièrement à d’autres personnes que j’apprenais cette langue avec elle et maintenant, elles se réunissent à côté de moi et discutent pour que j’essaye de comprendre de quoi elles parlent…

Votre petite-fille qui Vous aime tant, ma chère grand-mère,

Ella »

De retour à Ilyinskoïé, la famille célébra la Sainte-Elisabeth, jour de la protectrice d’Elizaveta Féodorovna, bien que cette dernière fût encore protestante. Il y eut un Te Deum, un repas solennel et de nombreux cadeaux furent offerts à la grande-duchesse par son mari et ses proches. Elle en parle dans une de ses lettres à son frère Ernst :

« Le soir, nous avons beaucoup dansé car c’était la Sainte-Elisabeth et donc ma fête. Je raconterai à Alix** tous les cadeaux que j’ai reçus… »

(**) : ( Alix était la plus jeune sœur d’Elizaveta Féodorovna).

Le jour de sa fête, Elizaveta Féodorovna organisa un goûter pour les paysans. Des tables chargées de victuailles furent dressées sur la pelouse et c’est là que pour la première fois, la grande-duchesse fit connaissance avec les chants et danses populaires. Elle comprit alors qu’elle faisait corps avec le peuple russe et que son plus cher désir était de rester à jamais à Ilyinskoïé.

Mais les vacances du grand-duc tiraient à leur fin et le jeune couple devait impérativement revenir à Saint-Pétersbourg. Toute la haute société de la capitale brûlait de l’envie de mieux connaître la nouvelle parente de l’empereur. Il s’en suivit un nombre incalculable d’invitations et de réceptions auxquelles le couple ducal se devait de répondre en organisant à son tour nombre de dîners et de bals. La grande-duchesse conquit d’emblée tous les cœurs par son charmant sourire, sa simplicité et sa cordialité. Elle était partout le centre d’intérêt, tout le monde l’adulait. Elle avait un sens fin de l’humour et un rire communicatif. Autour d’elle se créait une ambiance de légèreté et de désinvolture. Comme l’a écrit son frère Ernst, elle savait raconter avec beaucoup d’humour certains événements de sa vie. Elle ravissait les hommes, et certaines femmes étaient jalouses de son succès. Toutefois, la grande-duchesse, par sa chaleureuse simplicité, sa bienveillance et sa sincérité, ne remarquait rien. Tout l’enchantait et elle aimait tout le monde.

La capitale Saint-Pétersbourg la séduisit avec ses magnifiques immeubles, son architecture, ses monuments, son fleuve. Cette capitale nordique russe devint sa maison.

Elizaveta Féodorovna dansait bien, et grâce à un goût sûr, s’habillait à la perfection. Son frère Ernst disait à son sujet que, si elle s’habillait avec goût, ce n’était pas par coquetterie, mais pour répondre à des penchants esthétiques*.

(*) : ( Golo Mann, Erinnertes).

La grande-duchesse était extrêmement belle. En ce temps-là, on disait en Europe qu’il n’y avait dans le monde que deux beautés portant toutes les deux le prénom d’Elisabeth, Elisabeth d’Autriche, l’épouse de l’empereur François-Joseph, et Elizaveta Féododorovna.

La grande-duchesse Maria Pavlovna, fille du frère de Sergueï Alexandrovitch, Pavel, et pupille de la grande-duchesse Elisabeth, écrit dans son ouvrage Education of a Princess (p.19) :

« … Tante Ella était… l’une des plus belles femmes que j’aie jamais rencontrées dans ma vie. Elle était grande, fine, avec des yeux clairs et des traits d’une beauté et d’une grâce rares. Ses yeux étaient bleu gris… » **

(**) : ( Education of a Princess, by Marie, Grand Duchess of Russia. Translated from the French & Russian under the editorial supervision of Russell Lord, New York, Viking Press, 1931).

Maurice Paléologue, dernier ambassadeur de France dans la Russie tsariste, écrit dans son livre Aux portes du Jugement dernier au sujet d’Elizaveta Féodorovna :

« … Elle était grande et mince, avec des yeux clairs, ingénue et profonds, le teint mat et doré, la bouche tendre, la nuque fine et pure, (…) enfin, ce qui la résumait toute, une distinction suprême, une harmonieuse élégance de la démarche, des poses et des moindres gestes. Sa conversation laissait deviner un joli esprit de femme, naturel, souriant, gracieux, réfléchi, cultivé, mais qui semblait par instant s’échapper dans le rêve. » ***

(***) : ( Introduction de l’ouvrage de Maurice Paléologue, Aux portes du Jugement dernier, Elisabeth-Féodorovna, Grande-duchesse de Russie, Paris, Librairie Plon, 1940).

Le grand-duc Gavriil Konstantinovitch écrit au sujet de la grande-duchesse Elisabeth dans son livre Dans le Palais de Marbre (p. 48) :

«  Ma tante était extraordinairement belle et elle s’habillait de façon très élégante. »*

(*) : ( Veliki Kniaz’ Gavriil Konstantinovitch, V Mramornom Dvortse, iz khroniki nasheï semi, Izdatelstvo Imeni Tchekhova, New York, 1955).

Quant au grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, il écrit dans son Livre de souvenirs (p. 137) :

«  Une rare beauté, une remarquable intelligence, un subtil sens de l’humour, une patience d’ange, un noble cœur, telles étaient les qualités de cette femme extraordinaire… Après avoir passé une soirée en sa compagnie et en nous remémorant ses yeux, son teint et cette aptitude qu’elle avait de créer autour d’elle une telle atmosphère de bien-être, nous étions au désespoir à la pensée de son mariage prochain. »**

(**) : ( Veliki Kniaz’ Alexandre Mikhaïlovitch, Kniga Vospominanii, Izdatelstvo Lev, Parij, 1933).

En 1892, le célèbre peintre Kaulbach commença le portrait de la grande-duchesse. Il fit sept esquisses grandeur nature, mais aucun de ces croquis n’était ressemblant. L’artiste se désespérait, répétant que c’était la tâche la plus difficile qu’il eût jamais affrontée, car il était impossible pour un peintre de reproduire la perfection sur une toile. Finalement, le meilleur portrait d’Elizaveta Féodorovna que peignit Kaulbach fut celui qu’il fit de mémoire et non d’après nature.

Maints autres artistes très célèbres tentèrent à leur tour de peindre la grande-duchesse, mais aucun de leurs portraits ne lui ressemblait vraiment.

Au château de Wolfsgarten, non loin de Darmstadt, se trouve un buste en marbre blanc d’Elizaveta Féodorovna, sculpté par le célèbre sculpteur russe Mark Antokolski. Ce buste frappe par sa beauté désincarnée.

Elizaveta Féodorovna n’était pas photogénique. Elle le savait et disait que rares étaient les photos d’elle réussies. Aucun portrait, ni aucune photographie ne purent montrer la véritable beauté de la grande-duchesse. En lisant ses lettres à la reine Victoria, on réalise combien Elizaveta Féodorovna souhaitait satisfaire le désir de sa grand-mère d’avoir un portrait d’elle après son mariage. Dans sa lettre du 13 juin 1884, elle écrit :

«  Je lui* ai parlé du portrait et il veut que ce soit fait… »

(*) : ( A Sergueï Alexandrovitch (NdA).

En mars de l’année suivante, la grande-duchesse informait la reine Victoria qu’on allait bientôt commencer le portrait et lui demandait dans quelle tenue elle souhaitait la voir et quelles devraient être les dimensions du tableau. En octobre, Elizaveta Féodorovna écrivit :

«  On commence à peindre mon portrait, et je pense qu’il sera très réussi. Sergueï et moi espérons qu’il Vous plaira et nous Vous l’enverrons comma cadeau de Noël et d’anniversaire. Peut-être aimeriez-Vous savoir comment je suis représentée ? Ma robe est en mousseline rose pâle très brodée et assez échancrée, ainsi on peut voir mon cou, et les manches ne sont pas très longues. Dans une main je tiens une ombrelle ouverte et dans l’autre, un grand chapeau de paille fleuri orné d’un bandeau rose. On dirait que je viens de me promener dans le jardin… »

Le fameux portrait ne fut pas terminé dans les temps car il fut refait plusieurs fois, par manque de ressemblance avec le sujet. La correspondance ultérieure d’Elizaveta Féodorovna ne dit pas si ce portrait fut terminé un jour.



Quatrième chapitre


L’empereur Alexandre III, «  Sacha », comme l’appelaient son épouse l’impératrice Maria Féodorovna ( surnommée elle-même « Minnie ») et Elizaveta Féodorovna, accueillit sa jeune parente avec beaucoup de tendresse et d’affection. Elizaveta Féodorovna, qui avait laissé son père, son frère et ses sœurs à Darmstadt, avait à ce moment-là fortement besoin d’une famille soudée par des sentiments authentiques et solides. Elle fut reconnaissante à l’empereur et à l’impératrice de l’accueil qu’ils lui réservèrent et s’attacha à eux de toute son âme.

L’empereur Alexandre III et son épouse avaient des goûts modestes et n’appréciaient guère le luxe et l’opulence de la cour. Ils passaient la plupart du temps dans leur modeste palais de Gatchina, à douze kilomètres environ de Saint-Pétersbourg.

Les lettres de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna à la reine Victoria et à son frère Ernst, citées ici, reflètent l’existence heureuse et simple que menait l’entourage de l’empereur Alexandre III. Ces lettres montrent aussi les rapports qui existaient entre le couple impérial et la grande-duchesse :

Gatchina, ce 6 novembre 1884

« Ma chère grand-mère,

Depuis hier mardi, nous sommes ici dans ce magnifique endroit et Minnie est très gentille avec moi, comme tout le monde ; tante Alice aussi et elle me le montre de toutes les façons possibles. Elle a même arrangé les chambres ici de sorte qu’on se croirait en Angleterre… Mais j’espère que l’année prochaine, nous aurons le plaisir de Vous voir. Sergueï aimerait aussi connaître le pays dans lequel j’ai grandi et passé tant de moments heureux…

En Vous remerciant…

Votre petite-fille qui Vous aime,

Ella »

Gatchina, ce 10 novembre 1884


«  Cher Erni,

Minnie est en train de dessiner dans notre chambre et le petit Micha* tente d’imiter les mimiques que je lui ai apprises. Ce sont exactement les mêmes que celles que nous faisions autrefois…

Mille baisers de ta sœur qui t’aime,

Ella »


Gatchina, ce 21 novembre 1884


«  Ma chère grand-mère,

Peut-être avez-Vous envie de savoir comment nous vivons ici, à Gatchina, où je me sens si bien. Sacha et Minnie sont si bons, je passe mes après-midi avec Minnie. Le matin, j’ai mon cours de russe puis après le petit-déjeuner, l’impératrice vient me voir, nous peignons toutes les deux, nous sortons un peu et après le thé, l’empereur nous fait la lecture. Ainsi, le temps passe tellement vite. Parfois, après déjeuner, nous restons tous ensemble, nous lisons ou nous écrivons. Quand je n’ai pas de cours le matin, je fais la même chose… Cette semaine, il y a eu deux cérémonies organisées pour le régiment… Nous allons probablement rester ici encore une semaine puis nous rentrerons en ville.

Votre petite-fille qui Vous aime le plus tendrement du monde,

Ella »

La grande-duchesse Elisabeth passa son premier Noël, si fêté en Angleterre et en Allemagne, loin de sa Darmstadt. Bien sûr, à cette occasion, ses parents lui manquèrent plus que d’habitude. Le 14 décembre, elle écrivit à la reine Victoria de Saint-Pétersbourg :

« … Ce nouveau pays me tient de plus en plus à cœur, surtout parce que tout le monde, sans exception, est très bon. Je crains que mon premier Noël ici soit triste. J’ai même un peu peur. Papa va me manquer terriblement, plus encore ce jour-là… »

Malgré son succès dans la haute société, les sorties et les réceptions, la grande-duchesse Elisabeth préférait la solitude et le recueillement. Dès que l’occasion se présentait, elle sortait se promener, et trouvait toujours un endroit isolé, que ce soit dans le parc de Tsarskoïé Sélo, Gatchina ou Peterhof, où elle pouvait rester seule, admirer la nature et sans doute penser à son Créateur.

Dans le parc de Peterhof, Elizaveta Féodorovna trouva un petit coin tranquille qui devint son endroit favori. Tout au bout du jardin, près de la maison du jardinier, il y avait une petite fontaine ornée d’une statue représentant un personnage assis sur une pierre, environné de canards et de petits chiens. En découvrant pour la première fois cette fontaine si originale, la grande-duchesse la croqua et envoya la reproduction à son frère Ernst.

Assise au fond de ce jardin magnifique, elle observait les arbres centenaires, les fleurs, écoutait la fontaine et le chant des oiseaux. Son âme pure était alors si éloignée de l’effervescence des bals, des nobles cavaliers et des femmes parées de leurs plus beaux atours. Elle se disait sans doute, dans ces moments-là, que tout était éphémère et que toute cette effervescence finirait emportée vers l’infini par le fleuve du temps. Quel était donc le but de la vie ? C’est sans doute ici qu’elle réfléchissait le plus à la destinée de l’homme et au Sauveur Jésus-Christ, que ses pensées allaient vers d’anciens sanctuaires sacrés qui la fascinaient tant au Kremlin et à Tchoudovo. Elle priait, et son âme était déjà pleinement tournée vers la religion orthodoxe, celle de son époux…


***

La grande-duchesse Elisabeth continuait d’étudier le russe avec beaucoup de ferveur, ne manquait jamais un cours et s’y préparait avec beaucoup d’application. Elle commençait aussi à s’adapter à ses obligations très particulières de grande-duchesse russe, et c’est à cette période qu’elle entreprit ses œuvres de bienfaisance. Seuls son mari Sergueï Alexandrovitch et quelques proches connaissaient cet aspect de sa vie.

Elle était extrêmement attachée à son mari et son amour pour lui ne connaissait pas de limites. Dans certains ouvrages, on raconte que son amour était probablement égoïste puisqu’elle souhaitait l’accompagner dans tous ses déplacements. Mais la grande-duchesse ne s’opposa jamais aux désirs de son mari. Au contraire, elle ne cessait de dire : «  Je suis heureuse et très aimée. » Quand elle eut l’occasion de se rendre à Darmstadt pour visiter ses proches, elle écrivit à son frère Ernst que son plus cher désir aurait été de les voir, mais que son devoir de grande-duchesse passait avant tout. Il consistait à rester dans son nouveau pays et à remplir ses fonctions, et c’est pourquoi, même pour peu de temps, elle ne pouvait laisser son mari seul, tant elle était attachée à lui.

Elizaveta Féodorovna aima tous les membres de sa belle-famille, mais elle éprouvait une sympathie particulière pour le frère de Sergueï Alexandrovitch, Pavel, qui leur rendait régulièrement visite et séjournait dans le domaine d’Ilyinskoïé. Elle s’attacha également de toute son âme à l’héritier du trône, Nikolaï Alexandrovitch, « Nikki », comme le surnommait toute la famille impériale.

Dès qu’elle en avait l’occasion, Elizaveta Féodorovna se rendait en Crimée à Livadia, près de Yalta. Elle était irrésistiblement attirée par la beauté et la nature de ce pays. Dans sa lettre à la reine Victoria, de Livadia, datée du 2 mai 1886, elle écrit :

« Chère grand-mère,

Après plus d’un mois passé en Crimée, une région si magnifique, cela va être difficile de partir demain. Le temps est splendide, comme si nous étions en été. Tout est verdoyant, couvert de roses, de glycines et de chèvrefeuilles. Cette végétation ne fait pas que recouvrir les maisons, mais pend aussi des arbres. Ce qui m’enchante le plus, c’est la mer qui me rappelle Osborne et les grandes collines de l’Ecosse. Il y a quantité de charmantes datchas, mais une me plaît tout particulièrement.

Je continue cette lettre en Vous détaillant une photo de cette maison. A l’intérieur, elle ressemble à Windsor, surtout avec son grand hall orné de boiseries ; et l’odeur aussi. Tout cela contribue à me rappeler ma chère Angleterre. Et puis plus bas, sous la terrasse, la mer…

Votre petite-fille qui Vous aime tant,

Ella »


Au printemps de l’année suivante, en 1887, Sergueï Alexandrovitch, en tant que représentant de la Russie, dut se rendre en Angleterre pour assister aux cérémonies du jubilé, et la grande-duchesse s’en réjouit. C’était pour elle l’occasion de rendre visite à sa grand-mère la reine Victoria et en chemin, de s’arrêter quelques jours à Darmstadt pour voir son cher papa, ses sœurs et son frère. Le 7 mai 1887, elle écrivit à la reine Victoria d’Ilynskoïé :

« Chère grand-mère,

Penser que je vais bientôt Vous voir me réjouit. Même si cette visite doit être brève, elle n’en sera pas moins agréable. Nikki* commence son service militaire cette année dans le régiment de mon cher mari.

(*) : ( L’héritier tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch).

Etant donné que Sergueï est le général et que c’est lui qui est à la tête de ce régiment depuis le printemps, il sera obligé d’être présent pour accueillir Nikki… Nous avons l’intention d’aller à Darmstadt dans quelques jours. J’espère que ce châle caucasien que je Vous enverrai pour Votre anniversaire Vous sera utile. Dès que je l’ai vu, j’ai pensé à Vous l’offrir. Vous portez bien ces châles, n’est-ce pas ?

Votre petite-fille qui Vous aime le plus tendrement du monde,

Ella »

Bien sûr, les retrouvailles avec sa famille apportèrent une joie immense à Elizaveta Féodorovna. Le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, représentant des Romanov et époux de la petite-fille préférée de la reine Victoria, Ella elle-même, fut accueilli avec beaucoup de prévenance. La reine fut aimablement disposée envers l’entourage d’Elisabeth. Tout le monde était fasciné par cet accueil chaleureux.

En rentrant chez elle en Russie, tout à ses souvenirs et aux récentes rencontres avec ses proches, Elizaveta Féodorovna écrivit à la reine d’Angleterre :

1er juillet 1887

« Chère grand-mère !

Notre séjour en Angleterre a été comme un rêve ; tout comme d’être ici. A chaque instant, je m’attends à voir papa ou l’un de mes proches entrer dans la pièce… Serguei et moi-même n’oublierons jamais Votre bonté et nous Vous remercions de tout notre cœur. Puis-je Vous demander quelque chose, si cela ne Vous dérange pas trop ? Pouvez-Vous m’envoyer des photos pour mes trois dames de compagnie et deux autres personnes ? Elles seraient extrêmement touchées par ce geste et garderaient Votre portrait comme un précieux souvenir leur rappelant la bonté dont Vous avez fait preuve envers elles…

Sergueï et moi Vous baisons les mains avec beaucoup de reconnaissance et nous Vous remercions du fond du cœur, Vous promettant de nous souvenir de l’amour que Vous nous avez témoigné.

Votre petite-fille qui Vous aime le plus au monde.

Ella »

La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna continua de penser à son voyage à Londres et à Darmstadt. Elle commençait à devenir russe dans l’âme, mais ses liens affectifs avec l’Angleterre et Darmstardt ne faiblirent jamais. En octobre, elle écrivit à sa grand-mère d’Ilyinskoïé :

« … Les mots ne peuvent exprimer ce que je ressens quand j’ai la joie de Vous voir. C’est comme si Vous étiez ma propre mère et l’amour que je Vous porte m’est très précieux…Je n’arrête pas de répéter la même chose, quand je suis pleinement heureuse. Mais malgré cela, dans mon nouvel environnement, je n’oublierai jamais tous ceux qui me sont si chers… »

Dès que le grand-duc Sergueï Alexandrovitch avait l’occasion de quitter Saint-Pétersbourg, il partait avec sa femme à Ilyinskoïé. La nature leur permettait de mettre entre parenthèses leur vie mondaine et les us contraignants de la cour. Ilyinskoïé était une résidence d’été. Pour l’hiver, le grand-duc avait fait construire une autre maison en briques et en pierres, à Oussovo. C’était une maison très spacieuse et confortable de style anglais avec un jardin d’hiver et le chauffage central. Mais elle n’avait pas le charme d’’Ilyinskoïé, aussi la grande-duchesse et son époux s’y plaisaient-ils moins.

L’été à Ilyinskoïé, les jours coulaient paisiblement, dans un environnement de champs et de forêts. Les journées commençaient très tôt. Avant le petit-déjeuner, Elizaveta Féodorovna allait se promener dans le parc ; quant à Sergueï Alexandrovitch, il passait en revue le domaine. Il se rendait à l’écurie pour voir les chevaux, puis à la laiterie et enfin à la ferme avicole. Les jeunes époux buvaient un café sur le balcon, profitant de l’air frais en bavardant. Puis, Elizaveta Féodorovna étudiait le russe ou écrivait son courrier. Le petit -déjeuner se déroulait à la table principale, souvent en compagnie de nombreux convives. On recevait régulièrement des parents et des amis ; la grande-duchesse Elisabeth et Sergueï étaient des hôtes très accueillants. Toute personne leur rendant visite au domaine repartait avec un sentiment de bien-être et de légèreté.

Elizaveta Féodorovna passait généralement ses après-midi dans le jardin, dans un endroit frais sous les grands arbres ou à l’ombre de la terrasse. Elle brodait ou peignait, pendant qu’une de ses dames de compagnie lui faisait la lecture à voix haute. Elizaveta Féodorovna n’aimait pas les romans légers et leur préférait des livres plus sérieux, principalement écrits par des auteurs anglais. Mais elle s’intéressait aux grands classiques russes. Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski avaient produit sur elle une forte impression. Elizaveta Féodorovna goûtait peu les romans français, car elle les considérait trop frivoles. Au déjeuner, la grande-duchesse était toujours bien habillée et réunissait autour de la table toutes les personnes qui vivaient avec elle, puis on passait au salon pour jouer de la musique ou lire. Sergueï Alexandrovitch aimait lire en russe à voix haute. Il lisait en mettant l’intonation pour que l’auditoire ait plaisir à écouter. Sergueï Alexandrovitch et son frère Pavel montaient parfois des pièces de théâtre avec leurs voisins. Dans une de ses lettres, Elizaveta Féodorovna écrit à la reine Victoria que Sergueï et son frère Pavel aimaient jouer sur scène et avaient un certain talent d’acteurs.

Certaines fêtes marquaient la vie d’Ilyinskoïé, et outre la Sainte-Elisabeth, on fêtait avec beaucoup de ferveur la Saint-Ilia. Le jour de la Saint-Serge-de-Radonège, on fêtait également Sergueï Alexandrovitch. Ce jour-là, on invitait beaucoup de monde et on organisait une tombola. L’argent recueilli était redistribué aux pauvres. Les invités arrivaient généralement le soir et logeaient dans les nombreuses dépendances d’été disséminées dans le parc du domaine. Les invités assistaient tous à la messe du soir et le matin, à la Divine Liturgie, puis au Te Deum. On servait ensuite un déjeuner suivi d’une tombola, qui se déroulait dans les champs. L’orchestre militaire jouait des valses ou des polkas. Beaucoup de voisins venaient admirer la fête. Sergueï Alexandrovitch et Elizaveta Féodorovna profitaient de cette occasion pour faire connaissance avec eux et bavarder, passant d’un groupe à un autre. Après la tombola, les convives se rendaient dans le jardin où des tables étaient dressées pour le thé et le repas. On fêtait également la Saint-Ilia à l’église locale. On organisait alors une foire pendant laquelle les paysans des environs venaient montrer et vendre leurs produits. Quelques jours avant cette manifestation, les marchands construisaient des comptoirs le long de la rue et installaient des balançoires et des manèges. Des tentes étaient également dressées pour accueillir des troupes de théâtre et des photographes. La foire, qui durait trois jours, attirait les paysans des villages éloignés. On pouvait y trouver tout ce qui servait à la vie de tous les jours, écharpes, tissus, vaisselle, des objets en bois et d’autres décorés à l’effigie de l’empereur et de l’impératrice. Après la messe du matin, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch ouvrait officiellement la foire avec son épouse, et ils se dirigeaient vers les participants pour discuter ou pour acheter parfois des paniers entiers que l’on portait derrière eux, remplis de souvenirs, de cadeaux pour tout le monde, jusqu’aux serviteurs d’Ilyinskoïé. Puis le soir, la fête campagnarde se poursuivait. Les paysans chantaient et dansaient dans la bonne humeur générale.


Cinquième chapitre


L’empereur Alexandre III, qui était un homme très religieux, consacrait des sommes considérables de sa fortune personnelle à l’ornementation de lieux saints en Terre sainte. L’empereur et ses frères Vladimir, Alexeï, Sergueï et Pavel firent construire la magnifique église de Sainte-Marie-Madeleine à Gethsémani à la mémoire de leur mère, l’impératrice Maria Alexandrovna.

Cette église à cinq coupoles, modèle typique d’architecture russe, reste jusqu’à nos jours l’une des plus belles églises de Jérusalem. Son iconostase en marbre blanc, décorée de motifs taillés avec un art raffiné, est encadrée de bronze à patine sombre. On retrouve les mêmes motifs sur les portes royales en bronze du sanctuaire. Le sol de l’église est en marbre de couleur. L’église est entièrement décorée avec des peintures de Vassili Verechtchaguine. Son tableau de retable L’Apparition des anges aux femmes myrrhophores est particulièrement remarquable.

L’empereur Alexandre III, qui avait en charge un royaume immense, ne pouvait pas quitter la Russie pour participer personnellement à Jérusalem à la bénédiction de cette église magnifique. Connaissant la profonde religiosité de son frère le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, l’empereur chargea ce dernier de le représenter à la bénédiction solennelle. Sergueï Alexandrovitch était déjà allé en Terre sainte en 1881 et il avait participé à la fondation de la Société impériale de Palestine orthodoxe, dont il devint d’ailleurs le représentant. Les objectifs de cette société étaient la recherche de moyens en Russie pour aider la mission russe en Palestine, y développer les activités missionnaires, l’acquisition en Terre sainte de terres possédant des monuments anciens, et l’aide aux pèlerins qui se rendaient de Russie en Palestine pour se recueillir sur les lieux saints. Pour comprendre la raison de l’intérêt des orthodoxes russes pour la Palestine, il est indispensable de se reporter aux pages de l’histoire.

Une première tentative pour prendre la défense des chrétiens assujettis à l’Empire ottoman en Palestine fut faite par l’empereur Pierre Ier, lorsque la Russie demanda aux Grecs de restituer le sépulcre du Seigneur, tentative qui échoua. En 1700, un accord fut signé sur le libre accès en Terre sainte pour les pèlerins russes. Peu à peu, la Russie obtint de plus en plus de droits du gouvernement turc concernant la Palestine. Enfin, le Saint-Synode* orthodoxe russe insista pour que fût ouvert un consulat russe dans la ville portuaire de Haïfa, où débarquaient en Terre sainte les pèlerins russes.

En 1841 débutèrent les pourparlers entre la Russie et les autorités turques pour la liberté de déplacement des pèlerins en Terre sainte et pour la construction d’hôtels sur place. On envoya alors en Palestine le premier représentant de l’Eglise orthodoxe russe, l’archimandrite Kirill. Le but de son voyage était d’étudier localement la situation difficile des Arabes orthodoxes, ainsi que la situation générale des chrétiens et des pèlerins en Palestine. Le représentant spirituel suivant en Terre sainte fut l’archimandrite Porphyre, qui se rendit là-bas en 1843 dans le but d’instaurer des contacts amicaux avec le clergé des autres Eglises. L’archimandrite Porphyre visita un grand nombre d’églises orthodoxes en Palestine et fit le même examen de la situation de l’orthodoxie au Proche-Orient. Il s’attira l’amour et le respect de la part des Arabes orthodoxes, tout autant que des Grecs. En 1848 arriva à Jérusalem un groupe de moines russes. En présence de l’archimandrite Porphyre fut ouvert pour les Arabes un séminaire spirituel au monastère de la Sainte-Croix, où l’on étudiait l’arabe, le grec, le russe et le slavon d’église. Et l’on commença à publier des manuels en langue arabe. Cette activité charitable fut interrompue par la campagne de Crimée en 1855-1856, quand tous les Russes, y compris le clergé, furent expulsés de Palestine par les autorités turques.

Après la guerre, le Saint-Synode de Russie envoya une mission en Palestine. Le but de cette mission était d’établir une représentation officielle de l’Eglise russe en Palestine. Cette mission était dirigée par l’archevêque Kirill, qui continua d’affermir l’orthodoxie en milieu arabe, fit l’acquisition de terres liées à l’histoire de la chrétienté, et fit construire des églises, des hôtels et des hôpitaux. A cette époque fut aussi fondé le Comité palestinien en Palestine, sur l’initiative du grand-duc Konstantin Nikolaïévitch. A partir de 1864, ce comité fut transformé en Commission palestinienne.

Le chef de la Mission spirituelle russe, l’archimandrite Antonin Kapoustine, qui vécut en Palestine vingt-neuf ans et est enterré dans la crypte de l’église russe sur le mont des Oliviers, obtint beaucoup de succès en faveur de la question palestinienne. L’Eglise orthodoxe russe n’oubliera jamais ses efforts incessants pour affermir l’orthodoxie en Palestine. L’archimandrite Antonin commença son activité en Palestine en 1869. En homme hautement cultivé et savant, il accomplit une œuvre charitable auprès des Arabes, améliora les conditions des pèlerins, fit construire des monastères et des églises, et organisa des fouilles archéologiques. La Société impériale de Palestine orthodoxe dirigea des travaux en Terre sainte conjointement avec la Mission spirituelle russe. Des expéditions archéologiques furent envoyées en Syrie et en Palestine. Soixante-trois volumes de traités scientifiques furent écrits en conclusion de ces travaux, et se révélèrent d’une grande richesse pour le monde scientifique des chercheurs russes de Palestine.

A partir de la révolution russe, l’aide parvenant de Russie fut interrompue, et c’est l’Eglise orthodoxe russe hors frontières, avec à sa tête le représentant du synode des évêques, qui continua de gérer le patrimoine russe en Palestine.

La guerre israélo-arabe de 1948 conduisit au partage de Jérusalem et d’une partie de la Palestine entre l’Etat nouvellement constitué d’Israël et la Jordanie. En conséquence, le patrimoine de la Mission spirituelle russe se retrouva de part et d’autre de la ligne de démarcation de Jérusalem. L’Union soviétique, l’un des premiers pays à reconnaître l’Etat d’Israël, fit valoir ses droits au patrimoine de l’Eglise orthodoxe russe hors frontières en Palestine. Le gouvernement israélien reconnut l’Union soviétique comme propriétaire du patrimoine russe sur la terre d’Israël.

Lorsqu’après la guerre des Six-Jours, en 1967, une grande partie de la Palestine se retrouva aux mains d’Israël, les relations diplomatiques avec l’URSS furent rompues. Mais la Mission spirituelle soviétique demeura le représentant du gouvernement soviétique en Israël et les soviets utilisèrent cette mission pour leur propagande. La véritable Mission spirituelle russe et la Société impériale de Palestine orthodoxe continuaient cependant d’exister et se trouvaient sous l’autorité du synode des évêques de l’Eglise orthodoxe russe à l’étranger.

La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, en apprenant la nouvelle de son voyage prochain en Terre sainte, fut immensément heureuse. Son âme ressentait le besoin de voir les endroits où avait vécu et marché le Sauveur, où il avait été crucifié et était ressuscité des morts. Elle voulait tout voir de ses propres yeux, se rendre partout. Son désir était de se recueillir sur la stèle de marbre du tombeau du Seigneur et de prier pour elle-même, pour Sergueï, pour sa famille, pour la Russie.

C’était l’année 1888. Elizaveta Féodorovna était mariée depuis bientôt quatre ans, un temps suffisant pour s’habituer à tout, prendre conscience de beaucoup de choses, y compris de ce qui auparavant lui paraissait incompréhensible, et pour analyser l’état intérieur de son âme. La grande-duchesse s’intéressa dès les premiers jours de son mariage à l’orthodoxie. Cette religion l’attirait. Elle allait parfois au temple protestant, conversait avec le pasteur, mais elle ne ressentait plus en Russie ce qu’elle sentait là-bas à Darmstadt. Le protestantisme ne pouvait plus satisfaire ses exigences spirituelles. Dans les églises orthodoxes qu’elle fréquentait, où elle accompagnait toujours son mari, Elisabeth sentait son âme s’emplir de douceur et de tendresse, et elle avait tant envie de prier ! Elle ne pouvait s’empêcher de voir l’humeur joyeuse dans laquelle était Sergueï Alexandrovitch après la communion, et elle avait tant envie elle-même de s’approcher du saint calice, de communier et de partager cette joie avec son bien-aimé ! Mais c’était pour elle inaccessible. Elizaveta Féodorovna se sentait certainement aussi mise à l’écart du grand carême, lorsque la famille impériale jeûnait après que toutes les festivités avaient pris fin et que l’on servait à table la nourriture de carême. En revenant du lumineux office des matines pascales lorsque partout retentissait : «  Dieu est ressuscité ! », elle ne pouvait pas répéter ces paroles avec un cœur pleinement heureux en appartenant à son ancienne foi.

Sergueï Alexandrovitch était un homme très pieux et il observait rigoureusement toutes les coutumes et règles de l’Eglise. Il priait beaucoup, jeûnait et allait à l’église. Mais en dépit de son orientation spirituelle, Sergueï Alexandrovitch ne prononça jamais un seul mot pour faire comprendre à Elizaveta Féodorovna qu’il désirait qu’elle se convertît à l’orthodoxie. La grande-duchesse Elisabeth était tourmentée par le doute. Elle voulait trouver la vérité, comprendre avec l’esprit et le cœur quelle était la juste religion pour elle. Elle commença à demander à son époux de lui procurer des livres spirituels, des commentaires, le catéchisme chrétien orthodoxe, qu’elle lut toute seule et demanda à Sergueï Alexandrovitch de lui lire aussi à haute voix.

Lorsque se présenta à Elizaveta Féodorovna la possibilité de se rendre en Terre sainte, elle y vit un effet de la Divine Providence et décida que c’était là-bas, à Jérusalem, auprès du tombeau du Seigneur, que le Sauveur lui ferait connaître sa volonté. Elizaveta Féodorovna voulait aussi prier pour son père, qui se sentait bien seul. Trois de ses filles étaient à présent mariées : elle, au grand-duc Sergueï, Victoria, au prince Louis de Battenberg, et Irène, à Henri de Prusse. Seule Alix, la benjamine, n’était pas encore mariée. Mais l’affaire était très compliquée. Alix aimait éperdument l’héritier du trône russe, le tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch, et il lui rendait pleinement son amour. Cependant, sur le chemin de leur bonheur, il y avait beaucoup d’obstacles. Elizaveta Féodorovna souhaitait profondément ce mariage, et elle s’efforçait d’aider les jeunes tourtereaux. Aujourd’hui, en Terre sainte, elle pourrait aussi prier pour eux.

Le grand-duc Sergueï Alexandrovitch et Elizaveta Féodorovna arrivèrent en Palestine en octobre 1888. Ils allèrent en train jusqu’à Odessa et de là continuèrent en bateau. Ils avaient fait d’abord une halte à Kiev. Cette ville russe ancienne produisit une impression inoubliable sur la grande-duchesse, qui ne cessait de s’enthousiasmer pour tout ce qu’elle voyait de nouveau.

Le pèlerinage du couple princier en Palestine commença par la ville de Nazareth, le lieu de l’Annonciation à la Vierge Marie ; ensuite ils visitèrent le mont Thabor, en forme de tasse retournée, lequel, avec ses ruines d’anciennes églises et la richesse de sa flore, ne pouvait manquer d’enchanter l’imagination raffinée d’Elizaveta Féodorovna.

Tout en Terre sainte était pour elle neuf, inhabituel et mystérieux. Jérusalem, avec la muraille féérique de la vieille ville, où l’on avait l’impression que le temps avait reculé de plusieurs siècles ; les oliviers et les pierres ; les monuments anciens ; les ruines d’anciennes constructions et les églises disséminées un peu partout, de styles variés, orthodoxe grec et russe, catholique, tout cela prédisposait Elizaveta Féodorovna à la réflexion et à la prière. Dans sa conscience revenait sans arrêt la pensée qu’ici avait marché et enseigné Jésus-Christ.

L’église Sainte-Marie-Madeleine fut construite dans le jardin de Gethsémani au pied du mont des Oliviers. L’édifice majestueux, avec ses coupoles dorées, l’épais feuillage de cyprès et d’oliviers qui l’entoure, offrait un spectacle d’une beauté extraordinaire. Au sommet du mont des Oliviers, à côté d’une autre église orthodoxe, s’élevait un énorme clocher qu’on appelait « le cierge russe ». Les cloches, rapportées de Russie, avaient été transportées sur leur dos par des pèlerins russes depuis le port de la ville de Haïfa.

En voyant toute cette beauté et toute cette splendeur, la grande-duchesse Elisabeth dit : « Comme j’aimerais être enterrée ici. » La belle et noble jeune femme, le cœur empli de joie et d’espoir, était alors loin de penser que ses paroles se réaliseraient un jour, et qu’ici même, dans l’église Sainte-Marie-Madeleine, ses saintes reliques reposeraient jusqu’au jour où la Russie ressusciterait, et qu’elles seraient probablement rapatriées avec tous les honneurs dans ce pays qu’elle aimait tant.

La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna rapporta en cadeau de Russie à l’église Sainte-Marie-Madeleine des objets de culte et des ornements religieux d’une valeur inestimable, des calices, des évangiles et des patènes*.

(*) : ( Ces objets de culte ont été utilisés lors de la cérémonie religieuse en l’église Sainte-Marie-Madeleine à Gethsémani le jour du transport des reliques des saintes martyres, la grande-duchesse Elisabeth et la nonne Varvara, en mai 1982).

Elizaveta Féodorovna écrivit à la reine Victoria une longue lettre remplie des impressions qui emplissaient alors son âme. Nous reproduisons ici presque l’intégralité de cette lettre.


Jérusalem, ce lundi 3 octobre 1888

« Ma chère grand-mère !

Au cours de notre voyage, nous avons eu peu de temps pour écrire des lettres. Je profite de cette matinée de liberté pour Vous envoyer quelques lignes de cette ville sainte. C’est une si grande joie d’être ici, et mes pensées vont sans cesse à vous tous ; je prie Dieu de Vous bénir en tout…

Je vais essayer de décrire en quelques mots notre voyage où chaque endroit était nouveau pour moi, à commencer par Kiev. Quelle belle ville et quel superbe fleuve que le Dniepr ! La ville est située sur des collines et il faut sans cesse monter et descendre les rues. On a de si belles vues partout ! Notre artiste peintre paysagiste a fait plusieurs dessins admirables.

D’Odessa jusqu’à Constantinople, la mer était magnifique… Seule la chaleur était parfois terrible. Mais ici, ça va mieux parce que la nuit il fait plus frais, et l’on sent toujours une légère brise… Notre voyage est à la fois un voyage culturel et un voyage spirituel.

Nous sommes allés d’abord à Nazareth et sur le mont de la Transfiguration, après quoi nous sommes arrivés ici. C’est pour moi comme un rêve de voir tous ces endroits où Notre-Seigneur a souffert pour nous, et en même temps une immense consolation de venir à Jérusalem.

Le pays est en ce moment vraiment sublime. Il y a partout des pierres grises et des maisons de couleur identique. Même les arbres ne sont pas de couleurs vives. Mais néanmoins quand on s’y habitue, on trouve partout du pittoresque et l’on est émerveillé des magnifiques murailles qui entourent cette ville. Le tout produit un effet saisissant de ville morte. Mais on rencontre parfois des personnages bibliques dans leurs vêtements colorés, et ils forment un véritable tableau sur ce fond paisible. Je suis contente que le pays corresponde à l’état de mes pensées… cela permet de doucement prier en se rappelant ce qu’on entendait enfant, et que l’on accueillait en trépignant si fort d’impatience.

Je crains que ma lettre ne soit écrite de manière désordonnée et qu’il y ait même des fautes, mais lorsqu’on ressent tant d’impressions neuves, alors tout se brouille dans la tête.

Je tiens un journal, et lorsque je retournerai à Saint-Pétersbourg, je le recopierai avec soin, et peut-être aurez-Vous envie alors de le lire. J’y consigne tous les détails possibles…

Pardonnez-moi s’il Vous plaît ces fâcheux sauts du coq à l’âne. Sergueï et moi embrassons tendrement Vos chères mains. En espérant que Vous soyez en bonne santé, je reste, chère grand-mère, Votre petite-fille qui Vous aime,

Ella »

A son retour de Terre sainte, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna continua de réfléchir à l’orthodoxie et revécut intérieurement tous les instants de la ferveur religieuse qu’elle y avait éprouvée. Elle avait déjà fermement décidé de se convertir à l’orthodoxie, mais une pensée la retenait de franchir le pas : elle allait porter un coup certain à sa famille bien-aimée, et en premier lieu à son père.

Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch aimaient la vie paisible à la campagne. La grande-duchesse, qui possédait une nature hautement spirituelle, priait beaucoup et aimait se retirer dans la solitude pour pouvoir s’adresser à Dieu et méditer au sein de la nature. Les plaisirs du monde et les divertissements l’en éloignaient, et il lui fallait rassembler tant de courage et de force pour ne plus cacher son souhait de se convertir à la nouvelle foi qu’elle avait choisie !

A cette époque, le frère de Sergueï Alexandrovitch, Pavel, épousa la princesse grecque Alexandra *.

(*) : ( La mère de la princesse Alexandra, Olga, reine des Hellènes, avait par sa naissance le titre de grande-duchesse russe).

Elizaveta Féodorovna était complètement prise par l’organisation du mariage. La princesse Alexandra, âgée de dix-huit ans, lui plaisait beaucoup, et Elizaveta Féodorovna écrivit à sa grand-mère que c’était une jeune femme intelligente et ravissante, avec laquelle elle avait beaucoup de choses en commun. Pavel Alexandrovitch était souvent invité avec sa jeune épouse à Ilyinskoïé, et ils y séjournaient toujours longtemps.

La reine Victoria invitait Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch à lui rendre visite en Angleterre, mais c’était impossible à cause des occupations de Sergueï Alexandrovitch, et la grande-duchesse n’avait guère envie de laisser son mari et de partir seule, ce qu’elle n’avait jamais fait. L’année 1890 se déroula dans le calme et la quiétude. Ce fut, semble-t-il, la dernière année avant que le malheur familial ne s’abatte sur Elizaveta Féodorovna.

Les jeunes époux, Pavel Alexandrovitch et la princesse Alexandra, eurent une fille, Maria. L’impératrice Maria Féodorovna et le grand-duc Sergueï Alexandrovitch furent le parrain et la marraine de l’enfant. Elizaveta Féodorovna écrivit à la reine Victoria :

Ilyinskoïé, 10 mai 1890

« Ma chère grand-mère,

Nous prévoyons de rester ici jusqu’au 1er juin pour passer un moment agréable et tranquille avant le camp où Sergueï aura beaucoup d’occupations, en particulier si Willi arrive, et que les manœuvres durent plus longtemps que d’habitude. Cela fait déjà plus d’un mois qu’il fait ici un temps estival merveilleux. Tout le jardin est rempli de l’arôme des nombreux lilas, et le muguet est tellement beau ! Le dimanche 6 on a célébré le baptême de la petite fille de Pavel et Alexandra. Minnie et Sergueï, la marraine et le parrain, ont tenu dans leurs bras la jolie petite Maria… Ce jour-là c’était aussi l’anniversaire de Nikki – qu’est-ce qu’il est mignon ! Il ressemble beaucoup à Georges de Galles ; je trouve seulement qu’il est un peu plus calme, plutôt gai et intelligent. Lui et son frère Gueorgui* vont faire un très long voyage, presque le tour du monde.

(*) : (Fils très talentueux de l’empereur Alexandre III, Gueorgui Alexandrovitch mourut de tuberculose à l’âge de vingt-huit ans, en 1899).

Ils vont partir cet automne et reviendront vraisemblablement par voie de terre, par la Sibérie…

Maintenant, chère grand-mère, permettez-nous à tous deux d’embrasser Vos chères mains, et que le Seigneur Vous bénisse.

Votre petite fille qui Vous aime très tendrement,

Ella »

A la fin de l’année 1890, le père d’Elizaveta Féodorovna arriva à Ilyinskoïé. La grande-duchesse espérait que lors de ce voyage son père remarquerait quelle foi profonde elle éprouvait pour l’orthodoxie, qu’il commencerait d’en parler, et qu’elle pourrait alors lui ouvrir son cœur. Le grand-duc Ludwig ou bien ne remarqua rien, ou bien ne pensait pas que tout ceci fût sérieux. Son père retourna à Darmstadt sans qu’Elizaveta Féodorovna ait pu aborder la question qui la mettait au supplice. Elle continua à cacher à tous son tourment. Elle écrivit à la reine Victoria une lettre tout à fait banale, où elle exprimait sa joie d’avoir eu son père auprès d’elle :

« … Ce fut une telle joie de voir papa et les autres ici ! Nous attendions leur arrivée pour passer quelque temps à la campagne et leur montrer Ilyinskoïé, où nous nous sentons plus chez nous que lorsque nous sommes en ville… A présent c’est l’automne, nous menons une vie paisible, et nous n’avons guère envie de partir à Saint-Pétersbourg… Sergueï retourne à son service dans l’armée. Chaque soir, nous sommes tous réunis, et pendant que le comte Steinbock lit, nous travaillons à nos ouvrages ou bien dessinons. Sergueï et moi adorons passer ainsi le temps ; il me lit beaucoup en russe… »

Enfin, après le départ de son père, la grande-duchesse Elisabeth se décida à lui écrire une lettre sur son intention de se convertir à l’orthodoxie. Sa lettre est un cri, le cri d’une âme qui souffre. Elle a peur de décevoir son père, mais elle n’a plus la force de cacher son désir de devenir orthodoxe. Elle avait attendu trop longtemps et souffrait de porter un masque. Elle aimait profondément son père, ses sœurs et son frère, et leur porter un tel coup était certainement très dur pour elle. Nous reproduisons ici cette lettre intégralement :

Saint-Pétersbourg, le 1er janvier 1891

« Mon cher papa !

Je Vous remercie du fond du cœur pour Vos cartes affectueuses et pour la chère lettre que j’ai reçue la veille du nouvel an. Encore et encore merci d’être venu me voir, et que Dieu veuille que nous retrouvions encore très bientôt. Il est difficile pour l’instant de préciser ce moment à l’avance, mais Vous savez que les obligations actuelles de Sergueï ne sont pas un empêchement à cela. C’est toujours une joie si immense de voler vers vous tous qui m’êtes si chers, et de retrouver ma chère vieille demeure. Avez-Vous reçu d’autres télégrammes de bons vœux pour la nouvelle année ? Je me rappelle si souvent les jours heureux que nous avons passés cet automne à Ilyinskoïé et nos conversations !

Et maintenant, cher papa, je voudrais Vous dire quelque chose et je Vous supplie de me donner Votre bénédiction.

Vous avez certainement remarqué combien je vénère profondément la religion de ce pays depuis Votre dernier séjour auprès de nous il y a plus d’un an et demi. J’y ai pensé sans cesse, j’ai beaucoup lu, j’ai prié Dieu pour qu’Il me montre la voie juste, et je suis arrivée à la conclusion que ce n’est que dans cette religion que je trouverai toute la foi en Dieu, forte et véritable, qu’un être humain doit posséder pour être un bon chrétien. Ce serait un péché de rester telle que je suis maintenant : appartenir à une Eglise, pour la forme et le monde extérieur, et en mon for intérieur, avoir la même foi que mon mari et prier comme lui. Vous ne pouvez imaginer comme il a été bon de ne jamais tenter de m’influencer d’aucune sorte, présentant tout ceci comme relevant absolument de ma seule conscience. Il sait que c’est un pas grave, et que je dois être absolument sûre avant de me décider. Je l’aurais même fait plus tôt, mais j’étais tourmentée par la pensée de Vous faire souffrir et que nombre de mes parents ne me comprendraient pas.

Mais Vous, comment pourriez-Vous ne pas comprendre, mon cher papa ? Vous me connaissez si bien ! Vous devez bien voir que je ne me suis décidée à faire ce pas que portée par une foi profonde, et que je sens que je dois me présenter devant Dieu le cœur pur et croyant. Comme il serait simple de rester comme maintenant, mais comme cela serait hypocrite et faux, comment pourrais-je mentir à tous, faire semblant d’être protestante extérieurement, alors que mon âme appartient à la religion d’ici ?

J’ai longuement pensé et continue de penser à tout cela, me trouvant dans ce pays depuis plus de six ans déjà, et sachant que j’y ai trouvé ma religion. Je désire tant communier à Pâques avec mon mari. Peut-être cela Vous semblera-t-il soudain, mais j’y pense depuis si longtemps déjà, et désormais je ne peux plus reporter à plus tard. Ma conscience ne me le permet pas. Je Vous en supplie, lorsque Vous recevrez ces lignes, je Vous supplie de pardonner à Votre fille si elle Vous a fait souffrir. Mais la foi en Dieu et en la confession ne sont-elles pas les plus grandes consolations de ce monde ? Je vous en prie, télégraphiez-moi une simple ligne quand Vous recevrez cette lettre : «  Que Dieu Vous bénisse. » Cela me serait d’une grande consolation, parce que je sais qu’il y aura beaucoup de moments désagréables, étant donné que personne ne comprendra ce pas. Je ne demande qu’une lettre affectueuse.

Je vais écrire maintenant à grand-mère et à mes sœurs, et ensuite, quand je recevrai leurs réponses j’en parlerai à Miechen*.

(*) : ( Miechen, la grande-duchesse Maria Pavlovna de Russie ( 1854-1920), née Marie de Mecklembourg-Schwerin, était l’épouse du grand-duc Vladimir).

J’ai bien peur qu’elle se fasse beaucoup de souci, mais je voudrais qu’elle sache au plus vite afin de lui faire le moins de mal possible, parce qu’ensuite, il y aura probablement pas mal de discussions. C’est pourquoi, cher papa, répondez-moi le plus vite possible.

Que Dieu Vous bénisse mon cher papa.

Votre fille qui Vous aime très tendrement

Ella.

Montrez cette lettre à Erni et Alix, donnez-la-leur, s’il Vous plaît. J’écrirai à chacun d’eux quelques lignes. S’il Vous plaît, surtout n’en parlez à personne à Darmstadt avant que je ne Vous écrive et que Miechen ne le sache. »

Son père n’envoya pas à Elizaveta Féodorovna le télégramme de bénédiction tant désiré ; il lui envoya une lettre qui l’attrista beaucoup :

Darmstadt, le 14 janvier 1891

« Chère Ella !

Cette nouvelle m’a fait très mal, car je ne comprends pas la nécessité de ce pas… Je m’accuse de ne pas avoir prévu cela plus tôt… Tu sais que je suis contre la sévérité et le fanatisme et reconnais que chacun puisse être dévot dans sa propre foi. Mais j’ai tant souffert durant des nuits… quand tu m’as appris la possible conversion d’Alix*… Tu ne peux pas t’imaginer ce que j’ai ressenti. Le fait que Sergueï ne soit pas mêlé à cette affaire me rassure. Je sais qu’essayer de te convaincre et discuter ne changera pas ton opinion… Réfléchis bien !... Ton pas ne changera pas l’amour que j’ai pour mon enfant… Mon Dieu ! Que peut-on dire ici !... Cela me tourmente tant que je dois terminer cette lettre. Que Dieu te protège et te pardonne si tu agis mal…

Ton vieux papa fidèle,

Ludwig »

Naturellement après avoir reçu une telle lettre, la grande-duchesse Elisabeth aurait pu sombrer dans le désespoir. Mais elle fit preuve de fermeté* et en dépit de ses souffrances morales profondes, elle continua d’avancer vers son but.

(*) : ( L’une des qualités de la grande-duchesse Elisabeth était la fermeté de caractère. Quand elle avait pris une décision, elle allait droit au but, et en dépit de tous les obstacles, l’atteignait. Ce trait de caractère s’est manifesté aussi dans la fondation du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, lorsqu’elle dut affronter de très grandes difficultés).

En réponse à la lettre de son père, Elizaveta Féodorovna lui envoya une seconde lettre le 14 janvier 1891 :

« Mon cher papa,

Je Vous remercie de tout mon cœur pour Votre lettre. Je sens profondément le chagrin que je Vous ai causé. S’il Vous plaît, pardonnez-moi, mais il doit en être ainsi. J’ai trop longtemps ignoré la voix de ma conscience, car j’étais sûre que Vous vous feriez beaucoup de souci pour moi… Vous m’écrivez… que Vous avez trouvé ma décision très étrange… J’ai pourtant attendu si longtemps. Ma conscience ne me permet pas de continuer sur cette voie, ce serait un péché ; j’ai menti durant tout ce temps en restant pour tous dans mon ancienne foi… Il serait impossible de continuer à vivre comme j’ai vécu auparavant. Sergueï ne m’a jamais obligée et n’a jamais tenté de me convaincre. Il m’a dit de prendre moi-même ma décision. Et j’ai fait ce pas toute seule. Bien sûr, il était immensément heureux car il commençait à perdre espoir, comme me l’a dit Madame… Il savait très bien que c’est une chose qu’il faut ressentir soi-même. Nous avons beaucoup lu ensemble. Je lui ai dit que je voulais connaître réellement cette religion pour pouvoir tout voir les yeux grands ouverts. S’il Vous plaît, s’il Vous plaît, ne Vous reprochez pas de ne pas avoir parlé avec moi. Cela aurait été extrêmement pénible et n’aurait rien changé. J’ai pensé à cela si longtemps, et c’est uniquement pour Vous que j’ai attendu tout ce temps. J’espérais que Vous comprendriez… Il n’est pas nécessaire de se faire baptiser une seconde fois. Juste l’onction, que nous n’avons pas chez nous lorsqu’on nous baptise… Je Vous décrirai néanmoins tout en détail et Vous l’enverrai. Je demanderai naturellement à Sacha* que tout se passe, si possible, comme il se doit… Je penserai toujours à mon ancienne Eglise avec beaucoup d’amour… Je sens en mon for intérieur que ce pas me rapproche de Dieu…

Votre fille qui Vous aime profondément,

Ella »

Pour convaincre son père du bien-fondé de la foi orthodoxe, elle demanda au protopresbytre Ioann Ianychev de mettre sur papier les dogmes de la foi orthodoxe et la différence entre l’orthodoxie et le protestantisme. Cette explication, écrite en allemand sur six pages de la plume personnelle du protopresbytre Ioann Ianychev, s’intitule «  Points de différence entre l’enseignement de la foi orthodoxe et protestante » et est datée du 25 mars 1891***. A certains endroits de cette lettre, la grande-duchesse Elisabeth a rajouté des explications en anglais. Nous en citons quelques-unes :

«  La Sainte Vierge, naturellement, est la plus sainte des femmes, et comme Elle n’a jamais été mariée après la mise au monde du Sauveur par le Saint-Esprit, Elle est la première parmi tous ceux qui sont nés sur la terre. »

« Même en slavon, je comprends presque tout sans l’avoir jamais étudié. La Bible est en slavon et en russe, mais plus facile à lire en russe. »


Elizaveta Féodorovna envoya également une lettre à son frère Ernst et à ses sœurs, mais aucun de ses proches ne comprit la décision de la grande-duchesse. Seule sa sœur la princesse Victoria de Battenberg la soutenait de tout cœur. Son frère Ernst lui écrivit que ce n’était pas seulement par amour pour son mari qu’elle se forçait à changer de religion, mais que les artifices extérieurs de l’Eglise orthodoxe russe l’avaient séduite. Seul Dieu sait combien Elizaveta Féodorovna souffrit en lisant ces lignes. Mais sa tendre nature ne fut pas affectée de ce manque de compréhension. Elle n’écrivit en réponse à son frère aucun mot blessant. Elle tenta seulement de lui expliquer qu’elle agissait ainsi de son plein gré et que son mari n’avait jamais en aucune façon tenté de l’influencer. Elle demandait à son frère de défendre Sergueï Alexandrovitch lorsqu’on commencerait de l’en accuser publiquement. Elle écrivait aussi qu’en Russie, on la comprendrait et qu’on se réjouirait de sa conversion. Elizaveta Féodorovna envoya sa réponse à son frère de Saint-Pétersbourg le 11 janvier 1891 :

Mon cher petit !

Que Dieu te bénisse pour ta tendre et gentille lettre. Comme tu as su comprendre mes lignes. Mais tout de même, mon chéri, à certains endroits, pas tout à fait.

Je te remercie tendrement pour tout ce que tu as dit avec tant de franchise, et c’est pourquoi je te réponds d’un ton aussi franc.

Ne pense pas que seul l’amour terrestre m’a conduite à cette décision, bien que j’aie senti à quel point Sergueï attendait ce moment ; et j’ai souvent su qu’il en souffrait. Il a été un véritable ange de bonté. Il aurait pu si souvent, en touchant mon cœur, m’amener à me convertir pour son propre bonheur ; mais jamais, jamais il ne s’est plaint ; et ce n’est que maintenant que j’ai appris par la femme de Pavel, qu’il a eu des moments où il touchait au désespoir. Comme il est terrible et douloureux de réaliser que j’ai fait tant souffrir : d’abord mon cher mari et à présent vous tous, qui m’êtes si chers. Pourtant je sentais alors qu’aux yeux du Seigneur j’avais raison, tout comme maintenant, de vouloir me convertir. Ma conscience doit être avant tout pure et limpide, il faut penser aussi au monde futur. Nous sommes tous chrétiens et les enfants de Dieu.

Cette conversion, je le sais, a fait pousser bien des hauts cris, mais je sens que cela me rapproche de Dieu. Je connais toutes les doctrines de cette religion et vais continuer avec joie de les apprendre. Quand je me sentirai apaisée, je t’écrirai en détail sur cette religion que je souhaite tant que tu connaisses. Tu me traites, mon chéri, de pas sérieuse, et tu dis que l’éclat extérieur de l’Eglise m’a séduite. Là, tu te trompes. Rien d’extérieur ne m’attire, et certainement pas le culte, mais le fondement de la foi. Les signes extérieurs nous rappellent seulement l’intérieur. Irène pense la même chose que toi. Je ne veux pas découper en petits morceaux ma nouvelle foi et l’expliquer à la va-vite. Je le ferai un jour tranquillement, et, peut-être prendras-tu une minute de ton temps pour me lire. Je désire seulement te remercier encore et encore pour ta tendre lettre. Sois de mon côté lorsque le temps viendra. Laisse les gens pousser les hauts cris contre moi, mais ne prononce jamais un seul mot contre mon Sergueï. Sois de son côté face à eux, et dis-leur que je l’adore autant que mon nouveau pays et qu’ainsi j’ai appris à aimer aussi leur religion. Mais, quoi qu’il en soit, je n’oublierai jamais mes vieux amis, mes êtres chers. D’aucuns s’insurgeront contre moi et ne comprendront pas, pendant qu’ici tout le pays, je le sais, sera dans l’allégresse. Et en résultat, ils seront plus nombreux pour moi que contre moi. Mais ce n’est pas à cela que je pense. Je veux que tu me pardonnes le mal que je t’ai fait. Pourquoi ? Naturellement nous continuerons de nous aimer comme avant. Je ne peux pas continuer d’être comme avant. Je ne peux pas continuer de marcher comme avant. « Il n’y avait aucune nécessité à cela », c’est ce que vous disiez tous, mon cher petit. Réfléchis bien et alors tu comprendras qu’il est impossible de continuer ainsi : rester extérieurement protestante pour s’éviter des moments désagréables. C’est tout simplement mentir devant Dieu et les hommes. Ce serait répugnant, méprisable.

Hélas, je n’avais jusqu’ici pas assez de foi, je n’avais pas assez de force pour dire ce que je pensais depuis longtemps déjà. Je ne peux me le pardonner, mais j’aurais voulu que tu le devines peu à peu toi-même. Je sentais que ce serait un coup et j’avais peur du mal que j’allais vous faire. Tu vois comme j’ai pensé à tout ça. J’ai lu ici avec Sergueï beaucoup de livres sur la religion ; je lui avais demandé, je voulais des explications.

A présent, je dois terminer cette lettre. Que Dieu te bénisse, mon chéri.

Avec le tendre amour de Sergueï et celui de ta sœur aînée qui t’aime profondément.

Ella.

N’oublie pas que lorsque le temps viendra et que tous l’apprendront, tu dois dire que je me convertis par pure conviction ; que je sens que c’est la religion la plus élevée et que je le fais avec foi, avec une conviction profonde et la certitude d’avoir la bénédiction divine. »


La reine d’Angleterre Victoria comprit avec son cœur subtil et son intelligence l’état d’âme de sa petite-fille bien-aimée. Elle ne lui fit pas de reproches et au contraire la soutint et lui écrivit une tendre lettre d’approbation, à laquelle Elizaveta Féodorovna répondit, débordante de reconnaissance :

Saint-Pétersbourg, 7 février 1891

«  Ma chère grand-mère,

Vous ne pouvez imaginer à quel point je suis profondément touchée par tout ce que Vous m’avez écrit. J’avais si peur que Vous ne compreniez pas ce pas, et je n’oublierai jamais la joie et la consolation que m’ont procurées Vos chères lignes.

Je l’ai à présent dit à toute la famille, et c’est pourquoi il n’est plus nécessaire de garder le secret… L’Eglise grecque me rappelle l’Eglise anglaise, et c’est pourquoi je la comprends autrement et pas comme ceux qui ont été éduqués dans l’Eglise protestante allemande… et avoir aussi la même religion que son mari, c’est un tel bonheur !

La seule chose qui m’a obligée à attendre si longtemps, c’est que je savais que je ferais du mal à beaucoup et qu’ils ne me comprendraient pas. Mais le Seigneur m’a donné le courage, et j’espère qu’ils me pardonneront de leur avoir fait mal. Je le fais en appartenant de toute mon âme à cette Eglise d’ici et je sens que je mentais à tous et à mon ancienne religion en continuant d’être protestante. C’est une grande affaire de conscience où seuls ceux qui sont concernés peuvent comprendre véritablement toute la profondeur de ce pas.

Je Vous remercie encore et encore de tout mon cœur. Que le Seigneur Vous bénisse pour tout ce que Vous avez toujours été pour moi, pour Votre grande bonté et Votre amour maternel…

Avec le tendre amour de Sergueï et celui de Votre plus fidèle petite-fille qui Vous aime,

Ella ».

Lorsque Elizaveta Féodorovna fit part à son mari de sa décision de se convertir à l’orthodoxie, il fut si ému que les larmes lui montèrent aux yeux. L’empereur Alexandre III et son épouse Maria Féodorovna se réjouirent, ainsi que toute la branche orthodoxe de la maison Romanov. Mais toutes les personnes de leur entourage ne comprenaient pas les impulsions sincères de la grande-duchesse Elisabeth et certaines d’entre elles les attribuèrent à l’influence de Sergueï Alexandrovitch. Une formidable rumeur à ce sujet se propagea longtemps en Allemagne, ce à quoi l’empereur Guillaume n’était pas étranger, du fait de sa haine pour Sergueï Alexandrovitch. Elizaveta Féodorovna était naturellement au courant, mais elle l’avait prévu bien longtemps avant sa conversion. Elle savait également que lorsqu’on suit un chemin juste et que l’on prend sur soi la croix du Christ, il faut être prêt à toutes sortes de déboires et de tourments. Le plus important pour elle, c’était qu’elle appartenait désormais à la foi orthodoxe, si longtemps attendue. Elizaveta Féodorovna écrivait à son père de Saint-Pétersbourg, le 8 mars 1891 :

« Cher papa,

S’il Vous plaît, s’il Vous plaît, pardonnez-moi de Vous avoir apporté tant de souffrances. Mais je me sens si infiniment heureuse dans ma nouvelle foi. J’ai toujours connu le bonheur terrestre, lorsque j’étais enfant dans mon ancien pays, et comme épouse dans mon nouveau pays. Mais lorsque je voyais à quel point Sergueï était profondément religieux, je me sentais très écartée de lui, et plus je faisais connaissance avec son Eglise, plus je ressentais qu’elle me rapprochait de Dieu. C’est un sentiment difficile à décrire… Cependant tout est ici entre mes mains et celles du Seigneur, et je suis sûre qu’Il bénit ce pas ; je me repose sur Sa toute-puissance, et je prie constamment pour demeurer toujours une bonne fille et une femme fidèle, être toujours une bonne chrétienne et pour que dans mon bonheur terrestre, je pense toujours au futur et à mon salut, et que j’y sois toujours prête*…

(*) : ( A la mort (NdA)).

S’il Vous plaît, montrez à Alix et…cette lettre. Je Vous embrasse tous mille fois… Je Vous enverrai une traduction de la divine liturgie. Il n’y aura ici ni parrain ni marraine comme vous le pensez. J’aurai à dire le Credo, et ensuite il y aura la bénédiction, puis l’onction, le baiser de la croix, des saints Evangiles, et ensuite suivra la communion. Je n’aurai pas besoin d’aller me confesser avant, si je n’en ai pas envie. Cela aura lieu le samedi 13 avril, le dimanche des Rameaux, et très simplement. Jeudi, je communierai à nouveau et recevrai les saints sacrements, selon la coutume orthodoxe, avec Sergueï…

Votre fille qui Vous aime profondément,

Ella »


Comme il est dit plus haut, la grande-duchesse portait dans le protestantisme le nom d’Elisabeth en l’honneur de l’une de ses ancêtres, sainte Elisabeth de Thuringe. Pour Elizaveta Féodorovna, cette sainte était un modèle de vie pieuse et d’amour du prochain. C’est pourquoi en se convertissant à l’orthodoxie, la grande-duchesse ne voulut pas renoncer à son prénom, mais se choisit une nouvelle sainte protectrice, sainte Elisabeth la Bienheureuse, mère de saint Jean le Baptiste, dont l’Eglise orthodoxe célèbre la mémoire le 18 septembre.

Pendant le sacrement de la communion, après l’onction, l’empereur Alexandre III donna sa bénédiction à sa belle-fille en lui offrant une précieuse icône du Saint Sauveur « non faite de main d’homme », qu’Elizaveta Féodorovna révéra toute sa vie.

Le 12 mai 1891, la grande-duchesse Elisabeth écrivait à la reine Victoria :

«  … La cérémonie s’est si bien passée et était si merveilleuse ! J’en ai envoyé une description en allemand à papa ; il l’a transmise à mes sœurs, et si Vous le désirez, je Vous en enverrai une aussi… »


Sixième chapitre


En 1891, l’empereur Alexandre III nomma son frère le grand-duc Sergueï Alexandrovitch gouverneur civil de la ville de Moscou.

A Moscou, et tout particulièrement à l’université, on observait une grande agitation politique. Il faut noter que la ville souffrait de surpopulation et du mélange des classes sociales, ce qui la rendait très difficile à gérer.

L’empereur Alexandre III considérait son frère parfaitement apte à assumer sa nouvelle charge. En apprenant la nomination de Sergueï au poste de gouverneur de Moscou, Elisabeth fut prise d’une grande inquiétude. L’avenir promettait d’être incertain et de lourdes responsabilités allaient peser sur les épaules de son mari. En mars 1891, elle écrivit à son père, de Saint-Pétersbourg.


« Cher papa,

Vous pouvez parfaitement comprendre à quel point la grande bonté et la confiance de Sacha* nous ont touchés.

(*) : ( Alexandre III (NdA)).

Il est aussi difficile d’imaginer quelle sera notre vie dans un avenir proche. Après sept années de vie conjugale heureuses, passées avec notre famille et nos amis ici, à Saint-Pétersbourg, nous devons maintenant commencer une toute nouvelle vie, et renoncer à notre confortable vie familiale dans cette ville. Il est évident que là-bas, on attend beaucoup de nous. Nous serons obligés de jouer le rôle de princes régnants, ce qui sera sûrement très difficile, car nous avons toujours préféré une vie calme et tranquille. Je crois que Sergueï est encore plus triste que moi car il comptait rester encore une année dans son régiment… Les officiers sont si gentils. Ils lui sont si fidèles. Rien que d’imaginer que nous allons quitter Pavel*…

(*) : ( Le lieu de résidence principale de Pavel, frère de Sergueï Alexandrovitch, était Saint-Pétersbourg (NdA).

Vous savez quelles relations Sergueï entretient avec son frère. Il le considère presque comme son fils. Il a un cœur si bon… Tout ceci est extrêmement difficile pour mon cher Sergueï ; il est devenu pâle ; il a maigri. J’aimerais l’emmener avec moi à Darmstadt afin qu’il puisse se reposer un peu. Mais ils ne le laisseront jamais tranquille. A présent, il travaille deux fois plus et notre vie à Moscou ne sera jamais reposante, d’autant plus qu’il faudra toujours nous y trouver… J’ai les cheveux qui se hérissent quand je pense aux responsabilités qui vont désormais peser sur Sergueï. Les Vieux Croyants, les marchands et les juifs jouent là-bas un rôle important… A présent, il faut organiser tout cela avec amour, fermeté et patience. Dieu, donne-nous la force, et montre-nous le chemin car tout cela est si difficile…

Après Pâques, nous déménagerons à Moscou… La seule consolation pour nous est de savoir que nous sommes attendus là-bas à bras ouverts et que les habitants de Moscou sont très loyaux et heureux d’accueillir dans leur ville le frère de l’empereur. J’espère que je pourrai aider un peu Sergueï. Je vais essayer de remplir de mon mieux le devoir que le destin m’envoie. »


Elizaveta Féodorovna écrivit à la reine Victoria le 12 mai 1891 :

« Chère grand-mère,

C’est avec le cœur lourd que nous partirons vendredi, une nouvelle vie commençant pour nous. Que Dieu bénisse notre vie à Moscou tout comme Il a béni nos sept années de vie commune remplies de bonheur…

Je Vous prie de me pardonner de Vous écrire une lettre si décousue. Mais Vous ne pouvez imaginer tout ce dont je dois m’occuper avant notre départ. Je Vous écrirai de Moscou pour Votre anniversaire, qui est si important pour moi. Si nous avions des ailes, nous aurions volé jusqu’à Vous pour Vous voir. Cela peut Vous sembler ingrat de ne pas Vous avoir rendu visite en Angleterre depuis si longtemps, dans ce pays qui nous est si cher. Mais je ne peux laisser mon Sergueï adoré. Je ne l’ai encore jamais quitté pour voyager et il a tellement de travail actuellement qu’il ne peut s’absenter pour un voyage prolongé…

Bien à Vous, Votre petite-fille qui Vous aime tant,

Ella »


L’inquiétude que ressentait Elizaveta Féodorovna était injustifiée, car Moscou se souvenait d’elle et de sa première visite, lorsqu’après son mariage, elle s’y était arrêtée en allant à Ilyinskoïé. Moscou, cœur de la Russie, ouvrit grandes ses portes à la grande-duchesse.

En 1891, la grande-duchesse et Sergueï Alexandrovitch connurent leur premier malheur familial. La grande-duchesse Alexandra, jeune épouse de Pavel Alexandrovitch et belle-sœur d’Elizaveta Féodorovna, mourut soudainement. Elle attendait son deuxième enfant et en était déjà à son septième mois de grossesse. Elle vint avec son mari se reposer à Ilyinskoïé, tomba gravement malade et mourut juste après avoir mis l’enfant au monde. Les médecins ne purent la secourir à temps, et lorsque l’un d’eux arriva enfin, il était déjà trop tard. Sa mort fut une terrible nouvelle pour tout le monde. Les paysans d’Ilyinskoïé prirent le deuil. Le cercueil fut porté à mains d’homme jusqu’à la gare située à près de treize kilomètres. Cette procession ne ressemblait guère à un enterrement ; le cercueil de la défunte était couvert de fleurs ; sur tout le trajet des fleurs furent jetées aux pieds des participants au cortège.

Le grand-duc Sergueï Alexandrovitch fut si bouleversé qu’il s’enferma dans la pièce où Alexandra s’était éteinte. Désirant rester seul, il n’autorisa personne à le déranger et il décida plus tard que rien ne devait être touché dans la pièce où sa belle-sœur était décédée.

A l’époque, les couveuses pour prématurés n’existaient pas. Sergueï Alexandrovitch donna lui-même le bain au nourrisson dans des baignoires spécialement prescrites par le médecin. On appela le petit garçon Dimitri.

Elizaveta Féodorovna vécut la mort de sa belle-sœur avec un profond déchirement car elles étaient devenues très proches. Elle était aussi proche de Pavel Alexandrovitch que de sa femme. Il lui était insupportable de voir à quel point ce dernier souffrait. Elle écrivit à sa grand-mère en novembre 1891 :

Les enfants de Pavel sont en bonne santé, et baby devient si mignon… Le baptême est prévu pour le 29 octobre, qui correspond au jour de leurs fiançailles, il y a tout juste trois ans. Un tel bonheur si vite anéanti. C’est si triste… Il avait une si bonne influence ; les deux frères se rappelaient sans cesse leur enfance… »

Dans la même lettre, Elizaveta Féodorovna écrivit qu’après ce tragique événement, elle et son mari durent partir. Ils avaient l’intention de rendre visite à la reine Victoria, mais la fonction de gouverneur général de Moscou empêcha son mari de quitter la Russie. Par conséquent, ils furent contraints de reporter leur voyage à l’année suivante. Partir seule, sans son mari, Elizaveta Féodorovna n’y songea même pas. Elle écrit aussi :

 « … Je ne l’ai jamais laissé seul. J’aurais peut-être dû partir, mais ce ne serait pour moi que souffrance. Partir sans lui… »

Lorsque la grande-duchesse habitait à Saint-Pétersbourg, elle passait beaucoup de temps à aider les miséreux et les malades. Mais peu de personnes en étaient informées. On savait seulement qu’elle dirigeait les principaux organismes de bienfaisance, mais concernant son implication personnelle, bien peu en connaissaient les détails. A Ilyinskoïé, malgré la présence de nombreux convives et amis, la grande-duchesse Elisabeth trouvait toujours le temps de rendre visite aux habitants des villages voisins et d’apporter son aide partout où c’était nécessaire. Elle en parlait à Sergueï Alexandrovitch qui la soutenait toujours dans ses actions.

Le déménagement d’Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch à Moscou donna lieu à d’inévitables réceptions, bals et concerts. Cela exténuait Elizaveta Féodorovna et lui occasionnait de violentes migraines. Moscou, ville riche aux classes sociales aisées, telles que celles de la noblesse et des marchands, était aussi peuplée de gens pauvres. Et c’est à Moscou qu’Elizaveta Féodorovna, avec ses activités de bienfaisance, s’épanouit pleinement. Moscou comptait à cette époque plusieurs centaines d’églises, qu’Elizaveta Féodorovna fréquentait assidûment. Comme partout mendiaient à l’entrée des pauvres sans logis, ce qui ne pouvait la laisser indifférente. Elizaveta Féodorovna rendait également visite aux personnes âgées dans les hospices, allait dans les hôpitaux ou les orphelinats, visitait les détenus dans les prisons, et partout où elle passait, elle essayait d’adoucir la vie de ceux qui souffraient. Elle leur distribuait nourriture et vêtements, et essayait d’améliorer leurs conditions de vie.

Les habitants de Moscou l’avaient vite remarquée et elle devint ainsi très populaire, même si nul ne savait quel mystère recelait son âme. La vue d’un orphelin, d’un malade, d’un sans-logis ou d’un invalide lui déchirait le cœur. Son mari Sergueï Alexandrovitch savait ce qu’elle ressentait, réalisait ses émotions et sa souffrance intérieure, mais il ne l’empêcha jamais de poursuivre ses œuvres caritatives et de venir en aide à son prochain. Parallèlement à ces activités, Elizaveta Féodorovna remplissait aussi ses obligations d’épouse de gouverneur civil de Moscou. Comment faisait-elle pour assumer autant de responsabilités, en s’engageant toujours de toutes ses forces ? Possédait-elle une force morale exceptionnelle, une capacité d’introspection ou un sens profond de la religion ? Parlant un jour avec son frère Ernst, elle lui dit que chaque homme devait avoir un idéal et essayer de l’atteindre. Et à la question de son frère qui souhaitait connaître son idéal, elle répondit : «  Être une femme parfaite, mais c’est le plus difficile car il faut savoir tout pardonner et à tous. » (*)

(*) : (Golo Mann, Erinnertes, p.63).

Ce que tous à Moscou éprouvaient pour la grande-duchesse est décrit dans la lettre d’une jeune femme à ses parents que nous résumerons ici. Cette jeune femme, arrivée de Koursk, avait rencontré Elizaveta Féodorovna à différentes reprises. Son exaltation et son émotion furent très fortes, car le comportement de la grande-duchesse ne laissait personne indifférent. Quand on la voyait au milieu des enfants, on ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle serait la meilleure mère du monde.

Un drame familial bouleversa bientôt la vie de la famille. Le père de la grande-duchesse, le grand-duc Ludwig de Hesse, décéda à la suite d’une attaque. Quand la grande-duchesse et son mari Sergueï Alexandrovitch arrivèrent à Darmstadt, le grand-duc ne pouvait déjà plus parler. Comme l’écrivit Elizaveta Féodorovna à la reine Victoria, sa seule consolation fut d’être reconnue par son père avant sa fin. Elle écrit :

« … Je porte toujours sur moi Votre magnifique broche. J’y ai mis à l’intérieur quelques cheveux de papa. Quelle idée magnifique de reproduire ses initiales avec un cœur au milieu… »

La grande-duchesse, qui aimait profondément son père, ne se remettait pas de sa disparition. Les deux récents décès dans la famille l’atteignaient au plus profond de son âme. Sa santé en pâtit, elle souffrait des pires migraines, de rhumatismes et de bien d’autres maux. Le projet de fiançailles de sa petite sœur Alix avec le jeune héritier du trône russe, Nikolaï Alexandrovitch, lui donnait aussi bien du souci. Afin d’y voir plus clair, elle partit faire un voyage sur la Volga avec Sergueï Alexandrovitch, s’arrêtant à Iaroslavl, Rostov et Ouglich. A chaque halte, les époux visitèrent des églises et assistèrent à des offices religieux. Elizaveta Féodorovna avait l’intention de se rendre chez sa grand-mère la reine Victoria, en Angleterre. Elle avait besoin de repos, tout comme son mari Sergueï Alexandrovitch, et de prendre du recul par rapport aux événements, mais une épidémie de choléra se déclara dans plusieurs régions du pays. Le devoir de Sergueï Alexandrovitch, en tant que gouverneur civil de Moscou, était de rester afin de prendre toutes les mesures sanitaires indispensables. En juillet 1892, Elizaveta Féodorovna écrivit à la reine Victoria :

«  Ma grand-mère bien-aimée,

Nous aimerions tant aller en Angleterre. Cela serait nécessaire à mon pauvre Sergueï. Cela lui ferait un si grand bien de changer d’atmosphère, de s’éloigner de ces si douloureux souvenirs. Pendant deux jours, nous nous sommes arrêtés à Krasnoïé pour la Saint-Paul. Mon âme se déchire quand je vois Pavel dans cet état d’abattement et de résignation. Son fils était avec nous. C’est un bel enfant bien potelé, en bonne santé et de nature gaie. Sa petite sœur* est une véritable beauté : j’ai rarement vu une enfant aussi belle.

(*) : ( Maria Pavlovna).

Pauvres petits orphelins. C’est tellement dur… Comme nous étions tous si heureux, il y a un an… Quelle année que celle qui vient de s’écouler ! Où que l’on regarde, on voit le malheur. J’espère tellement que le choléra ne va pas nous atteindre. Bien sûr, c’est le devoir de Sergueï de rester dans sa ville, en tant que gouverneur civil de Moscou. Bien sûr, je vais rester avec lui… mais je crois qu’il n’y a pas grand danger. Aucun de nous deux n’a peur des maladies et nous sommes bien suivis. Nous voyons régulièrement des médecins. Si cela Vous convient, il nous serait possible d’être à Balmoral fin septembre. Excusez-moi, je ne peux pas être plus précise, mais le travail de Sergueï dépend de tellement de facteurs qui pourraient bousculer nos plans… J’ai peur que Vous me trouviez amaigrie. Mais après ces tristes événements et les crises de rhumatisme dont j’ai récemment souffert, cela ne m’étonnerait pas. Mais rien n’est plus agréable que de changer d’air et de laisser son corps et son esprit se reposer.

Nous avons effectué un voyage très intéressant en descendant la Volga pendant quelques jours, en nous arrêtant à Iaroslavl, Rostov et Ouglich. Les églises que nous avons visitées sont fascinantes par leur perfection. Ce pays est tout plat mais très beau…

Je ne verrai plus jamais mon papa bien-aimé et pourtant j’ai toujours envie de lui écrire, de lui demander son avis sur certains sujets ou de lui demander tout un tas de choses. Ce sera terrible pour moi de retourner à Darmstadt, comme la dernière fois. Malgré ses souffrances, il a trouvé la force de nous saluer avec un sourire si doux. Nous devons remercier Dieu d’avoir pu être près de lui et qu’il ait pu nous reconnaître…

Je Vous aime tendrement, Votre dévouée

Ella »


A la fin de l’année, la grande-duchesse et son époux purent enfin effectuer leur voyage en Angleterre, où ils furent accueillis chaleureusement par la reine Victoria. En rentrant en Russie, ils s’arrêtèrent quelques jours à Darmstadt, d’où Elizaveta Féodorovna écrivit ses remerciements à sa grand-mère, lui exprimant la joie qu’elle avait eue de retrouver toute sa famille et combien cette joie avait été par moments ternie par l’absence de son « cher et bien-aimé papa ».

Nous étions en 1893. La grande-duchesse continuait à porter le deuil de son père. En tant qu’épouse du gouverneur civil de la ville de Moscou, elle était contrainte d’organiser des réceptions ou d’accepter des invitations à l’extérieur. Afin d’éviter autant que possible les bals et les banquets, Elizaveta Féodorovna essaya d’organiser chez elle des concerts, qui correspondaient davantage à son état d’âme du moment. Un jour, une délégation de la noblesse moscovite donna un bal au Dvorianskoïé Sobranïé. Bien entendu, tout le monde attendait l’arrivée du gouverneur et de son épouse. Ayant pris conseil auprès de l’impératrice Maria Féodorovna, Elisabeth se rendit à ce bal afin de ne pas vexer les organisateurs. Voici une lettre qu’elle écrivit à la reine Victoria, qui, outre son opinion sur son rôle obligé de « First Lady » de Moscou, décrit bien les réceptions à l’époque de la Russie tsariste.


Moscou, le 12 février 1893

« Ma très chère grand-mère,

Jamais l’hiver n’a commencé si tôt ; il fait si froid et on a l’impression que cela ne finira jamais. Nous avons donné beaucoup de concerts afin de convier toute la société par petits groupes. Les concerts sont moins pesants que les réceptions mondaines, sachant que je porte toujours le deuil et que nous devons nous montrer aimables envers tout le monde. Les personnalités les plus éminentes sont arrivées de toutes parts pour les élections, et nous devions les recevoir. Un bal grandiose a été organisé à Dvorianskoïé Sobranïé et Minnie m’a conseillé de m’y rendre, car c’était mon devoir. Nous avons dansé trois polonaises : nous avons formé une ronde et avons salué nos hôtes. Puis ils ont formé un cercle et nous les avons regardés de l’estrade, tout en parlant avec nos voisins… Nous y sommes restés près d’une heure et avant de partir, nous avons bu une tasse de thé avec les convives les plus éminents. Ils étaient tous si touchés. Ils ne s’attendaient pas à ce que je sois là. Pour moi, ce n’était pas un amusement, mais une formalité… Vous constaterez que j’ai bien rempli mon devoir en m’y rendant. J’étais vêtue de blanc, mais bien entendu, quand nous recevons chez nous, je suis toujours habillée en noir. C’est la première fois que nous nous rendions à une telle réception, et les gens sont tellement superstitieux avec la couleur noire.

J’ai du mal à imaginer que dans deux semaines, cela fera un an que papa est parti et que nous ne le verrons plus jamais…

Votre « fille » qui Vous aime tant,

Ella »


La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna et Sergueï Alexandrovitch avaient une vie bien remplie à Moscou. Elizaveta Féodorovna écrit à sa grand-mère de Moscou le 9 mai 1893 :

«  Nous attendons le retour de Sacha* de Crimée pour commencer la construction du monument à la mémoire de l’empereur défunt (**)… Nous sommes tellement occupés, nous avons une vie tellement active, nous ouvrons tant d’institutions… »

En octobre 1893, Elizaveta Féodorovna et son mari se rendirent à Darmstadt. Même loin de chez elle, la grande-duchesse ne cessait de s’occuper d’œuvres de bienfaisance et des miséreux. Elle comptait mettre en vente ses objets personnels dès son retour. Profitant de son voyage à Darmstadt, elle prépara avec son frère et ses sœurs un nombre important d’objets en vue de cette vente. Elle écrivit à la reine Victoria :

« C’est tellement agréable d’être ici et tous ensemble. On dessine beaucoup et on peint aussi avec Erni pour la tombola qui aura lieu début novembre… »

Elizaveta Féodorovna écrivit de Moscou à sa grand-mère en novembre :

« A Darmstadt, on travaillait comme des esclaves pour terminer les préparatifs de la tombola…Ici, il y a tellement de choses à faire, tellement de personnes à recevoir. Je suis maintenant obligée de reporter certains rendez-vous pour me dégager un peu de temps et pouvoir écrire. Certains viennent uniquement pour se présenter. D’autres viennent pour présenter leur institution de bienfaisance afin que je leur vienne en aide… »

Dans une autre lettre à sa grand-mère Victoria, la grande-duchesse écrit de Moscou le 8 décembre 1893 :

«  Ma chère grand-mère,

Je suis si occupée. Toutes mes matinées sont consacrées à recevoir puis aux œuvres de bienfaisance. Nous avons rencontré miss Marston qui prend en charge ces pauvres gens. Quelle femme extraordinaire ! Nous passons généralement nos soirées chez nous, à la maison. Sergueï lit et nous, on dessine ou on fait de la pyrogravure pour la tombola que j’ai envie d’organiser pour le carême.

Je suis allée écouter Cavalleria Rusticana de Mascagni à l’Opéra italien, et j’ai repensé combien Votre orchestre l’avait magnifiquement bien interprété l’année dernière…

Votre à jamais reconnaissante et aimante…

Ella »


La question des fiançailles d’Alix avec le tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch n’était toujours pas réglée, et Elizaveta Féodorovna était très préoccupée par l’avenir de sa sœur. Dans une lettre à la reine Victoria en novembre 1893, elle écrit :

« … Et maintenant, au sujet d’Alix, j’aborde cette question même s’il n’y a rien de nouveau. Si un jour une décision était prise concernant cette affaire, Vous en seriez informée tout de suite, bien sûr… Tout est entre les mains de Dieu… Hélas, le monde est si cruel. Les mauvaises langues, ignorant à quel point cet amour est si profond et réciproque, disent qu’il s’agit d’orgueil et rien d’autre. Quels sots ! Comme si accéder au trône pouvait susciter l’envie ! Seul un amour pur et fort peut nous pousser à prendre une décision si grave. Cela arrivera-t-il un jour ? J’aimerais bien le savoir. Je comprends parfaitement tout ce que Vous dites… mais je le souhaite de tout mon cœur car j’estime ce jeune homme. Ses parents* mènent une vie familiale exemplaire. Ils ont cette bonté du cœur et une spiritualité qui leur donnent de la force dans les moments difficiles.

(*) : ( L’empereur Alexandre III et son épouse, Maria Féodorovna).

C’est ce qui les rapproche de Dieu…

Votre dévouée et qui Vous aime tendrement…

Ella »


Cette lettre montre clairement quelles intrigues et ragots5 entouraient l’amour pur de l’héritier du trône russe Nikolaï Alexandrovitch et de la princesse Alix. Enfin, la décision des fiançailles fut prise et la princesse Alix de Hesse- Darmstadt devint officiellement la fiancée du fils de l’empereur Alexandre III, Nikolaï Alexandrovitch. La grande-duchesse écrivit à la reine Victoria d’Ilyinskoïé le 3 août 1894 :

« … Nous venons à peine de rentrer de Peterhof, où nous avons passé dix jours… J’ai été enchantée d’apprendre que Nikki et Alix sont enfin heureux. Je suis sûre que Dieu bénira cette union, fondée sur un sentiment religieux si profond. Je crois qu’Alix fait énormément de progrès en russe. Elle écrit si joliment à Nikki, elle fait si peu de fautes et ses phrases sont si bien construites. Il m’a confié qu’elle est encore intimidée quand elle essaye de lui parler. Je crois que la date du mariage n’est pas encore fixée… »


Elizaveta Féodorovna était heureuse à l’idée que les jeunes amoureux allaient enfin pouvoir s’unir, que sa sœur Alix allait vivre dans le même pays qu’elle, si cher à son cœur. La princesse Alix était alors âgée de vingt-deux ans. L’empereur Alexandre III, âgé, lui de quarante-neuf ans, était encore jeune et en pleine santé. Elizaveta Féodorovna espérait bien qu’en vivant en Russie, sa jeune sœur s’adapterait à ce monde, comprendrait et apprendrait à aimer le peuple russe. Pour pouvoir acquérir une parfaite connaissance de cette langue, elle aurait du temps devant elle et pourrait ainsi se préparer à l’avenir qui lui était destiné, à son haut rang d’impératrice de Russie.

Mais le destin en décida autrement. L’empereur, qui en juillet avait marié sa fille Xénia au grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, allait mourir prématurément trois mois plus tard à Livadia. La force herculéenne de l’empereur Alexandre III était pourtant légendaire : l’on disait qu’il pouvait plier entre deux doigts une pièce d’un rouble en argent. Lors d’un attentat contre le train impérial en 1888, il avait, disait-on, soutenu sur ses épaules le toit du wagon dévasté par l’explosion et avait ainsi sauvé sa famille. Ce géant qui régnait sur un sixième de la planète n’aima jamais le luxe et la pompe qui l’entouraient. Sa fin fut aussi simple que son existence, celle d’un authentique chrétien qui remit sa vie et son destin entre les mains du Seigneur.


Septième chapitre


Pendant la maladie de l’empereur Alexandre III, l’on fit venir en toute hâte de Darmstadt la princesse Alix, fiancée du tsarévitch Nikolaï Alexandrovitch. Elle arriva à Livadia peu avant la fin de l’empereur. Le ministre de la cour, bouleversé par la gravité de la maladie, omit d’envoyer chercher la fiancée de l’héritier du trône à la frontière russe par le train impérial, et, de là, l’invitée, la princesse Alix, future impératrice de Russie, fit le trajet jusqu’à Livadia à bord d’un train ordinaire.

L’empereur Alexandre III mourut le 20 octobre 1894*.

(*) : (selon l’ancien calendrier de l’église orthodoxe russe).

Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs (p. 169) :

«  Chacun… avait conscience que notre pays perdait en la figure de l’empereur le soutien qui empêchait la Russie de sombrer dans l’abîme. Personne ne comprenait mieux cela que Nikki. En cette minute… j’ai vu des larmes dans ses yeux bleus. »


Le lendemain du décès de l’empereur Alexandre III eut lieu la conversion à l’orthodoxie de la princesse Alix, qui prit le nom d’Alexandra.

Dans une lettre à la reine Victoria, Elizavéta Féodorovna décrivit en détail les dernières minutes de la vie et la fin de l’empereur Alexandre III. Cette lettre, document historique, est reproduite ici dans son intégralité.


Livadia, le 24 octobre 1894


«  Ma chère grand-mère,

De tout cœur un grand merci pour Vos lignes affectueuses. Je ne pouvais pas écrire jusqu’à aujourd’hui. Nous étions dans une telle angoisse. Parfois c’était pire, parfois ça allait mieux, et finalement, ce terrible malheur.

Pardonnez-moi d’écrire sur un papier de couleur. Je n’ai pas pris avec moi le papier à lettre de deuil. Malgré les nouvelles qui n’étaient pas bonnes, nous avons espéré jusqu’au bout, et notre unique consolation est qu’il est mort en vrai chrétien, tel qu’il l’a toujours été. Gretchen et Werner Vous donneront tous les détails de ces journées, car ce sont eux qui ont parlé avec le médecin. C’est pourquoi je ne Vous décrirai que les détails de sa fin magnifique et Vous parlerai des plans qui sont plus ou moins établis pour le futur.

Comme Vous le savez, c’était le jour de mon anniversaire. Il avait passé une nuit très difficile et était terriblement faible. Nous sommes arrivés tôt. Minnie nous a fait appeler là-bas. Imaginez-Vous qu’il nous a fait appeler Sergueï et moi pour me souhaiter mon anniversaire, et ensuite il nous a tous embrassés les uns après les autres. Il parlait distinctement, il avait conscience de tout. Mais nous avons remarqué dans ses yeux le signe de la mort. Ses enfants et Minnie se tenaient à genoux autour de lui, et Alix aussi naturellement, qui a été comme un petit ange de consolation durant tout ce temps, et continue de l’être encore maintenant.

Ensuite nous sommes allés nous asseoir dans la pièce voisine. La porte était grande ouverte et l’on pouvait voir sa tête de dos. Il était assis dans un fauteuil. Rester allongé au lit était pour lui une vraie torture vu son cœur affaibli et l’eau qui l’avait fait gonfler. Oui, il a prié pour moi.

On a fait venir un prêtre, son confesseur personnel, et nous nous sommes tous mis à genoux. Il a demandé à communier et à recevoir les derniers Sacrements, puis il s’est un peu reposé et ensuite il a demandé un autre prêtre, que tout le pays révère*.

(*) : ( C’était le père Jean de Kronstadt, thaumaturge, canonisé par l’Eglise orthodoxe russe- hors- frontières le 1er novembre 1964, et par l’Eglise russe en juin 1990).

Alors on a fermé les portes, mais ses enfants m’ont dit que lorsque ce prêtre a posé sa main sur sa tête, il a dit : «  Je me sens si bien » - et il voulait que ce prêtre reste à côté de lui. Puis le prêtre lui a donné l’extrême-onction… Sacha a ensuite laissé le prêtre se reposer et lui a demandé de revenir plus tard, ce qu’il a fait. Ils ont parlé ensemble et avec les autres… On nous a soudain fait dire de la part du médecin que le pouls augmentait, mais au bout de quelques minutes, il s’était mis à faiblir. On a ouvert les portes et nous nous sommes mis à genoux pour entendre son doux dernier souffle. Il n’y eut aucune agonie, et cette âme pure est montée au Ciel. Oh ! quand quelqu’un meurt ainsi, on sent alors la présence du Seigneur et qu’on est appelé hors de ce monde pour rejoindre la vie véritable. Si Vous saviez quelle paix et quel silence cela a apporté à nos âmes, et en même temps nos cœurs se brisaient de chagrin. Que le Seigneur le bénisse. Jamais Il n’a eu de serviteur plus fidèle et plus noble. Pauvre chère Minnie si pleine de résignation chrétienne ! Elle, Nikki et moi avons communié le lendemain ensemble avec Alix, après sa conversion à l’orthodoxie, qui fut si magnifique et si touchante. Elle a tout récité merveilleusement bien et était très calme. Grâce à Dieu, elle est en bonne santé, ne ressent pas de grandes douleurs dans les jambes et se repose le plus possible pendant la journée. Jeudi nous allons tous à Sébastopol par la mer, ensuite à Moscou… et lundi à Saint-Pétersbourg. Les funérailles, je pense, auront lieu dans quelques jours, car tout le peuple va vouloir le voir encore une fois. Alix, naturellement, est avec sa future belle-mère et son mari. A Saint-Pétersbourg, ils vont vivre, Erni et elle, chez nous, et le mariage aura lieu un peu plus tard. Ce mariage sera familial, comme le mariage de Maman. Ce n’est pas seulement leur souhait, mais le souhait de toute la famille, et de toute la Russie. Ils considèrent comme leur devoir et leur obligation de commencer ainsi cette nouvelle et difficile vie commune, bénie par le saint sacrement du mariage. Ce sera bientôt, probablement le 26. Ce sont les derniers jours où l’on peut se marier, car l’avent va commencer, et ensuite ce n’est possible qu’à la nouvelle année. Minnie partira probablement juste après pour être avec Gueorgui et ne restera pas dans son ancienne maison où la vie sans lui peut la tuer. Elle l’a soigné jour et nuit tous ces derniers mois, sans se reposer, le cœur si tourmenté. Je suis si contente que tante Alexandra* soit avec elle, et elles dorment ensemble, ce qui est très bien et une consolation pour la pauvre Minnie.

(*) : ( La princesse de Galles, sœur de l’impératrice Maria Féodorovna).

Je Vous embrasse tendrement. Je dois terminer ici, mais je Vous écrirai de nouveau très bientôt. Envoyez-moi un télégramme si Vous désirez savoir encore quelque chose. J’ai reçu une telle quantité de télégrammes auxquels il faut répondre rapidement ; je n’ai pas une seule minute à moi en ce moment.

Que Dieu Vous bénisse.

Votre à jamais fidèle et qui Vous aime…

Ella »


Tous les membres de la famille impériale accompagnèrent la dépouille du défunt empereur Alexandre III de Livadia à Saint-Pétersbourg, où furent célébrées les funérailles. Le mariage du jeune empereur Nicolas II et d’Alexandra Féodorovna eut lieu un peu plus d’une semaine après, et le début de la vie commune des jeunes mariés se partagea entre les services funèbres et les chants sacrés funéraires. Dans une lettre à la reine Victoria, Elizaveta Féodorovna décrit le cérémonial de l’habillage et l’entrée solennelle de la fiancée.


Saint-Pétersbourg, le 5 novembre 1894

«  Chère grand-mère,

Il a été décidé de célébrer le mariage le jour de l’anniversaire de Minnie, le 14 novembre, lundi, avant midi… La famille va aider à mettre les joyaux de la couronne et le voile, comme cela s’est fait à tous nos mariages. Ensuite les dames d’honneur passeront le manteau de couleur rubis foncé bordé d’hermine. La robe en tissu argenté est une tenus russe de la cour et est très belle. De même que la fiancée, elle possède deux longs pans de boucles. Dans l’ancien temps, seules les jeunes filles avaient le droit de porter les cheveux longs bouclés. C’est superbe et encadre très joliment le visage.

La tenue de la fiancée, l’éclat des diamants et le manteau de velours ( je dois dire que ce dernier est lourd et que ce serait bien plus beau sans lui) s’additionnent de quelques fleurs de myrte sur la robe et de la minuscule couronne. Quoique l’ensemble soit plutôt lourd, les diamants vont à tout le monde, et Alix, qui est grande, sera très belle. Je n’ai vu ainsi que la femme de Pavel et Xénia. Toutes deux ne sont pas grandes, mais même elles n’avaient pas l’air de petite taille et étaient merveilleuses. Je pense que c’est parce que le blanc et l’argent scintillent comme des rayons de lumière électrique, et le beau manteau ravive tout, bien que j’eusse préféré qu’il fût blanc. Nous serons tous dans nos costumes russes, blancs ou argentés, et avec des joyaux de couleur blanche.

Une fois habillée, la fiancée traverse de grandes salles remplies de membres de la cour et de la haute société, pour se rendre directement à l’église, et ensuite chez elle.

Naturellement l’on organise un banquet, et le soir, une polonaise. Mais, naturellement, il n’y aura rien de cela, et je pense qu’ils vont rentrer directement à Anitchkov où ils vont rester quelques temps… C’est plus ou moins décidé, mais bien sûr, il peut y avoir un changement. Ils sont tous en bonne santé. Minnie se tient admirablement malgré son terrible chagrin. Aide-la, Seigneur. Elle est si profondément religieuse et prie avec tant d’ardeur. C’est magnifique et touchant. Oh, si Vous voyiez comme elle aimait son mari et s’occupait de lui. Pauvre chérie, elle a tant maigri et est devenue très pâle… Le pauvre Nikki n’a guère de repos et a l’air amaigri et pâle. Le pauvre, il y a tant de choses à faire…Les journées passent et se ressemblent. Deux fois par jour ont lieu de merveilleux offices religieux dans le château, et entre-temps les visites à tous ceux qui sont venus pour ce deuil…

Je reste Votre aimante « fille »,

Ella »


La reine Victoria, naturellement, se faisait beaucoup de souci pour sa petite-fille Alix et pour la situation dans le pays. Son cœur de grand-mère souffrait qu’Alix se soit mariée au moment d’un tel deuil pour la Russie et qu’elle se soit immédiatement engagée sur le difficile chemin d’une impératrice russe. Elizaveta Féodorovna en était consciente, et dans sa lettre du 19 novembre, elle s’efforce de dissiper les lourds pressentiments de la reine. Dans cette lettre, la grande-duchesse décrit l’attitude du peuple russe envers les jeunes mariés et son enthousiasme à la vue du nouveau tsar et de la tsarine :


« Grand-mère bien-aimée,

Les questions que Vous posez sur la religion dans Votre dernière lettre n’ont pas du tout perturbé Alix. Sa conversion à l’orthodoxie s’est merveilleusement bien passée… Ce qui l’a soutenue, c’est qu’ensuite elle a reçu la communion avec Nikki, Minnie et moi-même. Cela nous a donné des forces pour traverser toute cette période difficile. L’enthousiasme qu’il y a ici pour les deux jeunes monarques est remarquable. Tout le pays pleure son Pacificateur bien-aimé, comme l’on appelle Sacha, et exprime sa compassion au jeune couple, qui, en commençant sa nouvelle vie au chevet d’un défunt, montre une religiosité aussi profonde. Le Seigneur les bénit vraiment, car tout ce qu’ils font conquiert le cœur de la Russie. Et les Russes sont des sujets chaleureux et fidèles. Tout d’abord, du fait que ces deux enfants sont arrivés ensemble. Elle, dans sa nouvelle maison pour s’occuper de Sacha et apaiser Minnie. Après sa mort, elle a adopté la religion de sa nouvelle famille et maison, priant et portant le deuil avec eux. Maintenant le mariage les a unis pour accomplir ensemble leurs nouvelles obligations, pour aider leur pays et consoler la pauvre veuve. Tout cela est compréhensible au cœur aimant du peuple, et il bénit ses deux jeunes monarques et les aime. J’aimerais que Vous voyiez tout cela et le ressentiez. Ce serait une véritable consolation pour Vous, car je vois que Vous vous inquiétez pour eux. Ils ont l’air si calme et heureux et sont si mignons. Le lendemain du mariage, ils sont allés sur la tombe de Sacha. Chaque jour s’y rend une foule de gens. Et lorsqu’ils les ont reconnus, comme il était touchant de voir leur joie : ils embrassaient les mains d’Alix, ils ont failli faire tomber son voile… Le jour du mariage, ils sont partis directement du Palais d’hiver à la cathédrale, et ceux qui les ont vus ont dit que la foule était ivre d’allégresse. Ce jour-là la foule s’est assemblée devant le palais Anitchkov, et toute la soirée et jusque tard dans la nuit ont retenti l’hymne national et le chant des prières, interrompus par les acclamations de la foule en liesse…

De Votre aimante et fidèle…

Ella »


Elizaveta Féodorovna aimait beaucoup sa sœur Alexandra et se réjouissait de son bonheur. Elle écrit à la reine Victoria :

« … Nikki et Alix ont l’air si heureux, comme seul cela est possible. Ils sont dans une telle exaltation, ils attendent baby, et elle est gaie comme un enfant, et le regard terriblement triste que la mort de papa lui a donné est effacé par son éternel sourire… »


Au printemps 1896 fut célébré à Moscou le fastueux couronnement de l’empereur Nicolas II et de l’impératrice Alexandra Féodorovna. La cérémonie fut grandiose et d’une beauté inoubliable ; ceux qui la virent s’en rappelèrent tous les détails jusqu’à la fin de leurs jours.

Les solennités du couronnement commencèrent à Moscou dès le jour de l’entrée solennelle de l’empereur Nicolas II dans la ville, le 22 mai, jour du transfert des reliques de saint Nicolas, protecteurs du souverain.

Dès le matin, des foules populaires immenses avaient rempli toutes les rues et les places qui se trouvaient sur la route du cortège impérial.

L’empereur, la tsarine-mère et la souveraine se rendirent d’abord à la chapelle de Kazan* pour se recueillir devant l’icône de Notre-Dame de Kazan.

(*) : ( Une copie exacte de cette chapelle de Kazan fut construite en Chine par les Russes, dans la ville de Kharbin, à côté de la cathédrale Saint-Nicolas. Cette chapelle et la cathédrale figurent au nombre des autres églises orthodoxes qui furent détruites en Chine par les gardes rouges pendant la Révolution culturelle (NdA)).

Lorsque le souverain arriva à cheval sur la place Rouge, il fut salué par des coups de canon et le carillon des quarante cloches de la résidence suprême de la Russie, accompagnés des « hourras ! » de la foule en liesse. Avant de traverser la place en direction du palais, l’empereur, sa mère et son épouse entrèrent dans la cathédrale Ouspenski pour se recueillir devant l’icône de la Sainte Vierge et les reliques des saints. L’empereur alla ensuite prier sur les tombeaux des princes et des tsars moscovites dans la cathédrale d’Arkhangeslsk.

Le couple impérial était resté jusqu’à la date de la cérémonie au palais d’Alexandre pour se préparer au sacrement de la communion et au couronnement. Le matin du jour J, peu après l’aube, retentirent les salves des canons et toutes les cloches du Kremlin se mirent à sonner, suivies des carillons de toutes les églises de Moscou. Le chemin emprunté par le cortège impérial était couvert de troupes en grand uniforme. La cérémonie du couronnement se déroula dans l’ancienne cathédrale Ouspenski, où avaient été couronnés tous les tsars et empereurs de Russie**.

(**) : ( La cathédrale Ouspenski fut construite par le prince Ioann III au XV° siècle).

Là, au centre de l’église se tenait la place du trône, tendue de velours damassé d’or. A cet endroit se dressaient deux trônes : l’un pour le souverain, l’autre pour la souveraine. Il y avait un trône à part pour l’impératrice en deuil Maria Féodorovna. Les trônes étaient surplombés de baldaquins en velours rouge sombre brodé d’or.

Dans la cathédrale s’était réunie l’assemblée du clergé avec à sa tête les métropolites, tous en habits sacerdotaux de brocart et portant la mitre. Les grandes-duchesses russes étaient en robes de cour d’apparat avec des joyaux, et les grands-ducs en uniformes de parade de leurs régiments.

Avant l’apparition du couple impérial commença une procession grandiose, accompagnée par les trompettes. Les cavaliers de la garde se mirent en marche à partir du perron Rouge en direction de la cathédrale, suivis des pages, et les représentants des villes et de différents rangs se joignirent au cortège. La procession avançait d’un pas souple et scintillait d’or et des riches uniformes.

A l’instant où parurent le jeune tsar et la jeune tsarine retentirent des milliers de « hourras ! » puissants poussés par la foule innombrable, et l’hymne national fut aussitôt joué par plusieurs orchestres. L’empereur Nicolas II portait l’uniforme du régiment Préobrajenski, et Alexandra Féodorovna était vêtue d’une robe russe de brocart argenté. Après être passé sous le baldaquin arrêté sur le perron Rouge, le couple impérial se dirigea lentement vers la cathédrale. Le baldaquin était porté par une trentaine de généraux. Derrière l’empereur, le grand-duc Mikhaïl Alexandrovitch et le grand-duc Vladimir Alexandrovitch faisaient fonction d’assistants. Quant à l’impératrice, elle avait pour assistants l’époux d’Elizaveta Féodorovna, Sergueï Alexandrovitch, et son frère Pavel Alexandrovitch.

Accueillis aux portes par le clergé, l’empereur et son épouse embrassèrent la croix et, sous les aspersions d’eau bénite, ils entrèrent dans l’église où, après s’être inclinés devant les portes royales et avoir embrassé les icônes, ils prirent place sur les trônes. La cérémonie du couronnement et la Divine Liturgie se déroulèrent sous le chant des chœurs d’église.

Au cours de la cérémonie, deux métropolites montèrent sur la place des trônes pour revêtir l’empereur de son habit sacré de tsar. Après lui avoir mis sur les épaules le manteau de pourpre et avoir dit la prière de la descente du Saint-Esprit, le métropolite de Saint-Pétersbourg prit la couronne impériale sur le coussin de velours et la donna au souverain, qui la posa lui-même sur sa tête. Ensuite, le métropolite remit au monarque couronné le sceptre et le globe en disant une prière. Alors, l’épouse du souverain, Alexandre Féodorovna, se mit à genoux devant lui, et il posa sur sa tête la petite couronne, et avec l’aide de ses assistants et des demoiselles d’honneur, il mit le manteau de pourpre sur ses épaules.

Pour conclure la cérémonie un chant de « Beaucoup

d’ Années » ( « Mnogoe Leto »), ( Ad multos Annos ») fut entonné sous la direction du protodiacre, soutenu par la puissance du chœur. Ensuite, le chœur de la cathédrale se mit à chanter l’hymne national, à la gloire du Seigneur : «  Nous Te louons Seigneur. » Puis les salves des canons retentirent dans tout Moscou, annonçant la fin de la cérémonie.

Lorsque le silence se fit dans l’église, l’empereur se mit à genoux et récita à voix haute une prière demandant au Seigneur de l’instruire et de lui donner la sagesse. Après les félicitations à l’empereur et à l’impératrice débuta la Divine Liturgie, où avec les métropolites et évêques officiait parmi d’autres prêtres le père Jean de Cronstadt.

Pendant la liturgie, l’empereur reçut l’imposition de l’onction. Lors de ce cérémonial, on enduit également la poitrine*.

(*) : ( On avait pratiqué à cette fin dans l’uniforme de l’empereur de petites ouvertures avec des rabats).

Le sacrement de la communion se passa pour l’empereur selon la coutume religieuse ; il entra par les portes royales dans le saint sanctuaire, mais l’impératrice resta devant, debout sur le côté. Après la fin de l’office, le couple couronné, précédé du métropolite de Saint-Pétersbourg, se dirigea vers les cathédrales d’Arkhangelsk et de l’Annonciation pour se recueillir devant les lieux saints et les tombeaux des ancêtres.

Après les cathédrales, le cortège se mit en route vers le perron Rouge. Le baldaquin s’arrêta, et l’empereur et sa femme montèrent les marches. De là-haut, ils s’inclinèrent trois fois très bas devant la foule. Ce fut l’apogée de la fête. La foule couvrit de ses ovations le bruit des carillons, des canons et de l’hymne national. Le soir, tout Moscou était illuminé. Il y avait du monde partout, et l’on entendait partout retentir des « hourras ! » et « Que Dieu protège le tsar ! »

Les festivités du couronnement durèrent plusieurs jours, mais elles furent assombries par un terrible malheur. Il se produisit au champ de Khodinskoïé, où l’on distribuait des cadeaux au peuple, des bols fabriqués spécialement pour le couronnement, décorés du monogramme de Leurs Majestés et du sceptre impérial. Une foule de près de cinq mille personnes s’était assemblée là, beaucoup plus nombreuse que prévu. Lorsque se propagea dans la foule le bruit qu’il n’y aurait pas assez de cadeaux pour tout le monde, il s’ensuivit une confusion, et la foule déboussolée se précipita sur les boutiques. Ce fut une terrible catastrophe, des milliers de personnes furent écrasées ou gravement blessées. Ce malheur national assombrit encore l’état d’âme du couple impérial, qui y vit un funeste présage. Elizaveta Féodorovna fut naturellement bouleversée, d’autant plus que d’aucuns accusaient Sergueï Alexandrovitch d’avoir manqué de prévoyance. Mais la grande-duchesse n’en fit pas mention dans ses lettres à la reine Victoria. Elle ne voulait pas inquiéter sa grand-mère, qui prenait tout ce qui concernait ses petits-enfants particulièrement à cœur.

Outre les intrigues et les calomnies, le surmenage affectait sérieusement la santé d’Elizaveta Féodorovna. Tout mensonge lui faisait mal. Les mauvaises langues allèrent même jusqu’à imaginer qu’elle était jalouse de sa sœur l’impératrice, et, pendant le couronnement, l’on avait surveillé si elle embrassait la main de sa sœur. Certains pensaient aussi que la grande-duchesse et Sergueï Alexandrovitch influençaient les actes du nouvel empereur et de l’impératrice. Elizaveta Féodorovna s’était toujours tenue à l’écart de la politique ; elle ne tenta jamais de se mêler d’une affaire d’importance pour l’Etat. A cette période de sa vie apparaissent dans ses lettres des remarques amères sur la méchanceté et la jalousie des gens, sur la médisance. Elle apprend à ses dépens que derrière les sourires aimables de certaines personnes de la cour et de prétendus et faux amis se dissimulent souvent la haine et la malveillance. Dans une de ses lettres à la reine Victoria, elle écrit :

« … C’est bien que nous ne vivions pas dans la même ville, surtout au début. Vous savez comme les gens sont méchants, et l’amour entre deux sœurs ne sera jamais accepté simplement. Ou bien l’on dira que je fais des intrigues et suis ambitieuse, deux choses auxquelles je ne suis pas encline, ou bien qu’Alix ne peut rien faire sans mes conseils, ce qui est aussi faux… »


Après le voyage qu’elle fit avec l’empereur et l’impératrice à Darmstadt, où ils passèrent un séjour magnifique et se reposèrent véritablement, Elizaveta Féodorovna écrivit à sa grand-mère une lettre pleine d’amertume :

Moscou, le 3 novembre 1896

«  Chère grand-mère,

Nous avons été très heureux de nous retrouver tous ensemble à Darmstadt, et avons fait un très bon voyage de retour. Il est très étonnant que les gens disent que nous ne nous aimons pas, etc… Oui, l’on fait courir un mensonge horrible à notre sujet, et sans la moindre honte. Les intrigues sont tout simplement répugnantes. Mais je sais que la vérité se saura un jour. L’important, c’est d’avoir la conscience pure devant Dieu. Il peut changer la méchanceté du monde, et dans ce cas, ce nœud d’intrigues envieuses.

Notre merveilleux voyage nous a rafraîchis tous les deux, bien que le pauvre Sergueï ait l’air très amaigri. Les gens, je pense, ne peuvent pas croire que nous soyons inoffensifs et heureux, et c’est pourquoi ils ont commencé à tenter de prouver le contraire. C’est vrai, nous ne voulons rien. Nous sommes très heureux et nous efforçons d’accomplir notre devoir, et je dois dire, bien que cela sonne de manière vaniteuse, que les gens ici* nous aiment et ont encore montré leur amour en nous accueillant très chaleureusement lorsque nous sommes revenus il y a quelques jours.

(*) : ( A Moscou (NdA)).

Et nos ennemis s’efforcent de démontrer à Nikki et à Alix qu’on ne nous aime pas. Je voudrais que ces ennemis soient aveugles aux autres, et ne jugent qu’eux-mêmes. Oui, en tout mal, il y a aussi du bon. Et nos yeux se sont ouverts : toujours les mêmes vrais amis sincères et seulement peu d’ennemis. Les gens intrigueront et mentiront tant que le monde existera, et nous ne sommes ni les premiers, ni les derniers à être calomniés. Nous avons beaucoup à faire, et chaque année qui passe nous fait aimer cet endroit plus encore. Je trouve que de toute manière il est bon que nous vivions dans une autre ville qu’Alix. C’est mieux à tous points de vue pour elle. Cela la rend totalement indépendante. Plus tard, quand on la connaîtra, ainsi que ses opinions, cela n’aura plus d’importance. On ne pourra pas dire alors, quoi qu’elle fasse, que c’est moi qui l’ai conseillée. On l’aime déjà beaucoup dans sa nouvelle maison. Et c’est pour moi la plus grande des joies. Je ne peux pas comprendre la rivalité entre les sœurs et le ressentiment envers les plus jeunes pour la raison qu’ils ont une position plus élevée. Je sais que, pendant le couronnement, les gens ont surveillé si j’embrassais sa main. Pourquoi ? C’était une vraie joie de le faire à un être aimé, et elle est bien plus jeune que moi et a toujours été pour moi une fille plus qu’une sœur… Que les maris et les femmes s’aiment toujours comme nous le faisons. Et je suis sûre que c’est la bénédiction de papa et maman qui nous entoure et fait que notre famille vit dans un tel bonheur… C’est égoïste de parler de notre joie, quand il y en a tant qui souffrent d’un profond chagrin…

Tendres baisers de Sergueï et de Votre petite-fille qui Vous aime.

Ella »


En 1900, l’empereur décida de rétablir une coutume oubliée depuis plus de cinquante ans – passer Pâques à Moscou. Dans une lettre au grand-duc Sergueï, gouverneur de la ville de Moscou, l’empereur écrivait que son plus ardent souhait, et celui de l’impératrice Alexandra Féodorovna, était de communier et de recevoir les sacrements de Pâques à Moscou, ce qui était une tradition séculaire des tsars russes. Et à la fin de sa lettre, l’empereur écrivait qu’il se joignait dans ses prières à ses sujets et priait le Seigneur de l’aider à servir la Russie.

La famille impériale arriva à Moscou pour la Semaine sainte. Le couple impérial assistait chaque jour aux offices religieux du matin et du soir dans différentes églises du Kremlin. Des foules immenses de Moscovites, qui attendaient parfois des heures pour les voir passer, acclamaient le souverain et la souveraine sur leur passage. Après le lumineux office des matines pascales commencèrent les solennités. La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna travailla beaucoup ces jours-là. Elle devait penser à tout et tout faire pour recevoir convenablement la famille impériale. Durant la Semaine Sainte commencèrent les réceptions officielles à la maison du gouverneur et au palais Neskoutchnyi. Tout cela se déroulait sous la direction d’Elizaveta Féodorovna. Après la fin des solennités, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch et son épouse furent heureux que tout se soit si bien passé : les beaux offices religieux de la Semaine sainte dans les églises du Kremlin, les chants magnifiques des chœurs, les préparatifs à la communion, et enfin – la plus haute célébration de l’Eglise orthodoxe – la procession pascale et le joyeux « Christ est ressuscité ! ». Les somptueuses réceptions pascales et l’enthousiasme des Moscovites rayonnèrent sans qu’aucun incident politique ait pu les assombrir.



Huitième chapitre

L’ étroite amitié qui liait le couple grand-ducal à Pavel, le frère de Sergueï Alexandrovitch, fut bientôt brisée. Pavel avait épousé une femme divorcée sans le consentement du souverain suprême*.

(*) : ( De ce mariage naquit le fils de Pavel, Vladimir Paley. Le jeune homme, poète de grand talent, fut jeté à l’âge de vingt et un an par les bolchéviques avec la sainte martyre la grande-duchesse Elisabeth au fond d’un puits de mine à Alapaïevsk, où il mourut dans d’horribles souffrances).

En résultat, sur décret de l’empereur, Pavel fut contraint de s’exiler de Russie, et ses deux enfants, Maria et Dmitri, furent confiés à la tutelle du grand-duc Sergueï Alexandrovitch et de son épouse. Cette tragédie familiale fit beaucoup souffrir le couple qui plaignait surtout Maria et Dmitri et s’efforça de remplacer les parents, s’occupant des enfants comme si c’étaient les siens.

En juillet 1903 eut lieu un grand événement dans l’Eglise orthodoxe russe : Séraphim de Sarov** fut canonisé.

(**) : ( L’empereur Nicolas II fit montre d’une ferveur particulière à la glorification des grands et valeureux ascètes de la terre russe. Dans certains cas il a même devancé le Saint-Synode, s’efforçant de lui démontrer la nécessité de hâter la canonisation d’un saint. Ce fut le cas pour la glorification de saint Jean thaumaturge, métropolite de Tobolsk. Durant le règne de l’empereur Nicolas II, l’Eglise russe canonisa huit valeureux ascètes et évêques).

Toute la famille impériale se rendit à Sarov pour cette glorification. L’impératrice Alexandra Féodorovna allait prier le saint de lui donner un fils. Lorsqu’un an plus tard naquit le tsarévitch, au souhait du couple impérial, l’autel au rez-de-chaussée de l’église construite à Tsarskoïé Sélo fut illuminé en l’honneur de Séraphim de Sarov, et la partie supérieure de l’église en l’honneur de l’icône de Notre-Dame-de-Saint Théodore*.

(*) : ( Notre-Dame-de-Saint Théodore, également connue sous le nom de la « Vierge Noire de Russie », est la protectrice de la famille Romanov, qui la révère depuis des siècles. Le premier tsar de la maison Romanov, Mikhaïl Romanov, fut béni par sa mère avec cette icône avant de partir pour Moscou, afin de réclamer le trône de Russie. On raconte que juste avant la révolution, l’icône noircit à tel point que l’image était devenue pratiquement invisible. Ce fut interprété comme un mauvais présage pour la dynastie des Romanov).

Elizaveta Féodorovna et son époux se rendirent également à Sarov. La grande-duchesse avait beaucoup de choses à demander au nouveau saint, et ses premières prières concernaient avant tout la paix et la sérénité de la Russie, où les révolutionnaires avaient déjà commencé de mettre en œuvre des attentats terroristes, semant le désordre et la confusion. L’ermitage de Sarov, où, dans ses luttes ascétiques, avait combattu le valeureux saint, se trouvait dans une forêt profonde, à environ six kilomètres du lieu habité le plus proche. Le peuple orthodoxe vint de toute la Russie aux cérémonies solennelles de Sarov. Plus de 200 000 pèlerins se réunirent là-bas. Lors de la découverte des reliques de saint Séraphim de Sarov furent dénombrés de nombreux cas de guérisons miraculeuses. Des sourds et des aveugles de naissance, après s’être baignés dans la source de Séraphim, recouvrèrent aussitôt l’ouïe et la vue.

Les membres de la famille impériale allèrent de la ville d’Arzamas à Sarov par la route. Ils furent accueillis par les carillons de toutes les cloches du monastère de Sarov. Le couple impérial fut logé pendant les solennités de Sarov avec la grande-duchesse Elisabeth et son mari Sergueï Alexandrovitch dans la maison de l’higoumène du monastère. Ils se rendaient à pied de là tous ensemble à la source miraculeuse du saint et dans son lointain ermitage. L’empereur commanda à ses frais une belle châsse en argent pour les reliques de saint Séraphim, et l’impératrice cousit de ses propres mains le drap du tombeau. La grande-duchesse Elisabeth et Sergueï Alexandrovitch avaient aussi apporté à Sarov leurs présents au saint qu’Elizaveta Féodorovna révéta toute sa vie.

Toute la famille impériale se prépara à la communion et reçut les sacrements à Sarov durant ces journées de solennités. La veille de la glorification, le tombeau de Séraphim de Sarov contenant ses saintes reliques fut rapporté de l’église des saints Zosime et Savvatii avec une procession autour de la cathédrale Ouspenski. L’empereur Nicolas II, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch et les autres grands-ducs portèrent le tombeau avec les prêtres et les diacres. Pendant la procession autour de l’église, ainsi que le lendemain à la cathédrale Ouspenski, se produisirent plusieurs cas de guérisons miraculeuses. Dans la cathédrale, la mère d’une petite fille muette essuya avec son foulard le tombeau contenant les reliques du saint, puis le visage de sa fille, qui se mit immédiatement à parler. Ce cas fut aussi relaté par la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna dans une lettre à sa sœur, la princesse Victoria de Battenberg (*).

«  Tant d’impressions belles et saines ! Nous avons voyagé six heures par la route jusqu’au monastère. Dans les villages traversés, les hommes et les femmes, beaux et vigoureux, étaient très pittoresques dans leurs tenues rouge vif et leurs belles chemises. Le monastère est très beau et situé dans un bois de pins immense. Les offices religieux et les prières étaient remarquables. Saint Séraphim était moine, il vécut au XVIII° siècle, et est célèbre pour la pureté et la sainteté de sa vie ; il guérissait les malades et soutenait moralement ceux qui s’adressaient à lui, et après sa mort les miracles ne se sont pas interrompus. Des milliers et des milliers de personnes des confins de la Russie s’étaient rassemblées à Sarov le jour de sa glorification et avaient ramené leurs malades de Sibérie, du Caucase… Quelles infirmités, quelles maladies avons-nous vues, et quelle foi ! On avait l’impression de vivre à l’époque de la vie terrestre du Sauveur. Et comme elles priaient, pleuraient, ces pauvres mères avec leurs enfants malades, et grâce à Dieu, beaucoup ont guéri. Le Seigneur nous a permis de voir une petite filles muette se mettre à parler, et comme sa mère priait pour elle ! »

Après les solennités de Sarov, toute la famille impériale s’arrêta au couvent de la Sainte-Trinité-de-Saint-Séraphim-de-Sarov. De retour chez elle, la grande-duchesse Elisabeth continua de prier et d’œuvrer à la charité, s’élevant spirituellement. Mais, par abnégation, elle se sentait toujours inférieure aux autres, jugeait sévèrement ses actes et ses pensées, et s’efforçait de servir Dieu en tout. Dans sa lettre du 26 novembre 1903 à son frère Ernst, dont la petite fille venait de mourir du typhus à l’âge de huit ans, la grande-duchesse écrit :

« … Je sais que ta véritable foi chrétienne et ta quiétude te donnent les forces qu’aucune parole de compassion ne peut donner. Mais je voudrais tout de même être sous le même toit que toi pour t’aider un peu dans tes tâches quotidiennes… J’ai été préservée des souffrances psychiques terribles qui sont malheureusement entrées dans ta vie. En dépit de cela, le fond dans nos caractères est le même. Mais tu te tiens sur la plus haute marche de l’échelle qui mène au Ciel, et moi, je suis toujours plus bas que toi. Je m’efforce tant de monter, mais il semble que je retombe toujours… Ta petite prie pour toi. Ses tourments terrestres ont pris fin, et elle vole autour de son cher Papa ; elle est à présent son ange protecteur.

Que la paix soit avec toi, mon chéri, la paix en Dieu et en les hommes… »


***

Peu à peu des nuages sombres commencèrent à s’amonceler au-dessus de la Russie. Dans les cercles intellectuels, la fermentation révolutionnaire reprit, ainsi que dans les milieux ouvriers et même au sein de la paysannerie. Divers groupuscules et organisations firent leur apparition, dont le but était de préparer des attentats terroristes. Des grèves commencèrent à Saint-Pétersbourg, Moscou et dans d’autres villes du pays. En 1902, le ministre Sipiaguine fut assassiné, et en 1904 ce fut le tour du ministre des Affaires intérieures, Viatcheslav Pléven. On se mit à tuer des gouverneurs, des chefs de la police, des officiers de la gendarmerie, et même des petits gardes et des gardiens de la paix. Le terrorisme révolutionnaire prit son essor et se déploya sur toute la Russie.

Et puis arriva la guerre russo-japonaise, dont la cause était l’exploitation par les Russes d’une concession forestière sur la rivière frontalière Iala, et la montée de l’influence russe en Mandchourie. Les Japonais attaquèrent soudainement, sans déclaration de guerre, dans la nuit du 8 au 9 février, l’escadrille russe qui se trouvait en rade extérieure à Port-Arthur. Manœuvre typiquement japonaise : d’abord porter le coup, et ensuite déclarer la guerre. Lorsque l’on apprit le déclenchement des hostilités, un Te Deum à la victoire des troupes russes fut célébré à Moscou à la cathédrale Ouspenski et on y lut le manifeste impérial annonçant que la guerre avait commencé.

Au début, l’humeur de la population était au beau fixe et des foules de Moscovites patriotes, arborant les portraits de l’empereur et de l’impératrice, se rassemblaient sur la place devant le palais du gouverneur général, chantant l’hymne national et exprimant bruyamment leur soutien. On pensait alors que cette guerre allait très bientôt se terminer par la victoire complète et éblouissante des Russes. On pensait que le Japon, petit pays asiatique, ne pouvait posséder ni une bonne armée, ni de réelles capacités guerrières.

Dès que commença la guerre russo-japonaise, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, qui possédait déjà une expérience suffisante en matière de bienfaisance, entreprit sans tarder une action efficace pour l’amélioration de la situation des soldats. L’on peut même dire qu’elle fut l’un des premiers responsables de l’organisation de l’aide au front non seulement à Moscou, mais dans toute la région. Grâce à son exemple édifiant, un mouvement patriotique se forma dans toutes les couches de la société, d’abord à Moscou, puis jusqu’en province. On ne pouvait que s’étonner de l’énergie de cette femme prodigieuse, qui réussissait à être partout, à tout diriger et à travailler jusqu’à l’épuisement. L’une de ses entreprises remarquables fut l’organisation du travail féminin d’aide aux soldats. Des femmes de toutes catégories sociales répondirent en masse à l’appel de la grande-duchesse. Elizaveta Féodorovna occupa toutes les salles du palais du Kremlin pour ses ateliers. Seule la salle du trône, symbole de la monarchie, fut épargnée. Le palais du Kremlin, aux salles somptueuses, toutes en dorures, avec leurs peintures magnifiques, rappelait alors une ruche où des femmes, penchées sur des machines à coudre et sur des tables de travail, s’activaient du matin au soir pour le front. On envoyait de tout Moscou et de province des dons en argent et des cadeaux pour l’armée. De cet atelier, on faisait parvenir au front en quantité colossale des colis de produits alimentaires, des vêtements, des médicaments et des cadeaux pour les soldats.

La grande-duchesse communiquait à tous ceux qui entraient en contact avec elle son enthousiasme et sa ferveur. Les femmes qui l’avaient vue dans son atelier se la rappelèrent vêtue d’une simple robe grise ou bleu pâle, avec une petite toque sur la tête ; toutes se rappelèrent les traits réguliers de son visage et son tendre sourire, quand elle passait dans les rangs des femmes au travail, se réjouissant que leur labeur puisse alléger la situation des soldats et des officiers qui défendaient les intérêts de leur patrie*.

(*) : ( La défunte mère Varvara, supérieure du couvent de Gethsémani à Jérusalem, se rappelait bien la grande-duchesse Elisabeth. Lorsque mère Varvara était jeune fille et portait le nom de Valentina Tsvetkova, et habitait Moscou, elle alla dans cet atelier aider au travail. Selon les paroles de mère Varvara, Elisaveta Féodorovna rayonnait d’une aura particulière, et les traits de son visage irradiaient une beauté spirituelle extraordinaire. Elle s’intéressait toujours, on ne sait pourquoi, à Valentina Tsvetkova et bavardait souvent avec elle. Elizaveta Féodorovna avait alors certainement senti que ce n’était pas une jeune fille ordinaire qui était devant elle, mais une future moniale. Un article du journal La Pensée russe d’avril 1983 relate que lorsque la grande-duchesse Elisabeth rencontra pour la première fois Valentina Tsvetkova, elle dit : «  Valentina sera à moi. » Et le jour de ses seize ans, Valentina reçut une lettre de vœux d’Elizaveta Féodorovna, où la grande-duchesse écrivait que l’on ne pouvait trouver de bonheur sur la terre qu’en observant l’amour des Evangiles pour Dieu et les hommes, et la charité.)

Toute la société russe brûlait alors du désir d’aider les soldats blessés, dans les hôpitaux et sur le front, et Elizaveta Féodorovna était complètement absorbée par ce travail. Son aide ne se limitait pas seulement à expédier des colis au front. Elle y envoyait des églises ambulantes avec des icônes et avec tout ce qui était nécessaire pour célébrer les offices. Et elle fit parvenir personnellement aux soldats les saints Evangiles, de petites icônes et de petits livres de prières. La grande-duchesse organisa également plusieurs trains sanitaires magnifiquement équipés, qui allaient en Extrême-Orient et revenaient avec les blessés par la grande voie ferrée de Sibérie. Elle aménagea à Moscou des hôpitaux pour la réception des blessés. Elle allait les voir, y consacrant habituellement tous ses après-midi. Elizaveta Féodorovna fonda également des comités spéciaux pour l’aide aux veuves et aux orphelins et fit construire au bord de la mer Noire, à Novorossisk, dans un site pittoresque, une maison de convalescence pour les blessés de la guerre russo-japonaise. L’établissement fut équipé de tout ce qui était indispensable aux soins et au repos des blessés : des lits spéciaux confortables, des meubles neufs avec des tables à écrire, des tapis, des gravures aux murs, et pour les malades graves des fauteuils roulants. La maison de convalescence était dotée d’un personnel médical expérimenté. Au pied du bâtiment s’étendait une mer magnifique. Tout avait été imaginé par Elizaveta Féodorovna jusqu’au moindre détail. La maison de convalescence fut inaugurée en octobre 1904.

La guerre se poursuivait, et les Russes subissaient défaite après défaite. Seul Port-Arthur tint héroïquement onze mois, dont sept dans le plus complet isolement. Port-Arthur fut coupée du monde par un blocus – le « siège de Port-Arthur ». Les troupes et la flotte russes firent preuve durant cette guerre d’un héroïsme et d’une bravoure surhumains. Les soldats russes allaient à la mort et détruisaient leur armement, faisaient couler leurs navires pour qu’ils ne tombent pas aux mains de l’ennemi. L’ultime coup de grâce pour la Russie fut l’anéantissement à Tsoushima de l’escadrille russe qui allait au secours de Port-Arthur assiégée, sous le commandement de l’amiral Rojdestvenski. Après la défaite de Tsoushima, le gouvernement russe fut contraint d’entamer des pourparlers de paix avec le Japon.

***

L’organisation terroriste, une fraction du parti socialiste révolutionnaire, formée à la fin de 1901, s’était donné pour but d’aller à la révolution par la voie des assassinats. Un des dirigeants, Guerchouni, fut arrêté, et Boris Savinkov prit le relais de l’action révolutionnaire avec le soutien d’Evno Azev, qui jouait un double rôle : leader des terroristes et en même temps agent de la police secrète. Savinkov ne tuait pas de ses propres mains, mais utilisait à ces fins de jeunes révolutionnaires fanatiques. Il savait trouver des jeunes gens ardents, qui, sous son influence, étaient prêts à aller à la mort au nom de la révolution. Ces malheureux, tout comme Kaliaev, l’assassin du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, mouraient, et pendant ce temps-là Boris Savinkov se cachait bien à l’abri à l’étranger. Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, dans son Livre de souvenirs (p. 194), écrit que Savinkov, assis dans un restaurant parisien, racontait à ses auditeurs curieux ses aventures, en buvant un verre de vin. Pour se justifier de ne pas avoir lui-même attenté aux jours du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, Savinkov avait dit : « J’aurais bien tué le grand-duc de mes propres mains… mais j’ai remarqué qu’il avait avec lui deux enfants. »*

(*) : (C’était en fait quelques jours avant l’assassinat du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, lors d’une sortie à l’opéra avec Maria et Dmitri (NdA).).

Cette histoire fit impression sur les personnes présentes, mais le fait est qu’au moment où Kaliaev jeta la bombe contre Sergueï Alexandrovitch, Savinkov, lui, était en lieu sûr. Les incroyables évasions de Savinkov ne furent possibles que grâce à ses liens étroits avec Azev. Compagnon des terroristes et agent de la police politique, Evno Azev, au courant plusieurs jours à l’avance de l’attentat qui se préparait contre le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, n’en avertit pas le département de la police, intentionnellement. Dans sa maison de gouverneur à Moscou, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch travaillait beaucoup, et était inquiet de la situation générale dans le pays. De grandes grèves et des troubles politiques avaient commencé en Russie, et en particulier à Moscou. Sergueï Alexandrovitch estimait qu’il était indispensable de prendre des mesures plus sévères contre les révolutionnaires, et de ne pas continuer une politique de surveillance passive libérale. Il en fit part à l’empereur et lui dit que dans la situation présente, il ne pouvait plus occuper la fonction de gouverneur général de la ville de Moscou et demandait au souverain d’accepter sa démission.

Sergueï Alexandrovitch rapporta tout cela à son épouse. Elizaveta Féodorovna n’alla pas contre sa volonté. Elle ne se mêlait jamais de politique. Elle quitta le cœur gros la maison de gouverneur qui était devenue son foyer. Les époux allèrent s’installer provisoirement au palais Neskoutchnyi.

Les chefs des terroristes avaient condamné à mort le grand-duc Sergueï Alexandrovitch. Ils le suivaient partout et attendaient seulement le moment propice pour exécuter leur plan. Elizaveta Féodorovna savait qu’un danger mortel menaçait son mari, et qu’il était inscrit sur la liste noire des révolutionnaires. Elle recevait des lettres anonymes la conjurant de ne pas accompagner son mari si elle ne voulait pas partager son sort. La grande-duchesse avait très peur pour la vie de son mari, et s’efforçait de ne pas le laisser seul, et de se montrer le plus possible avec lui. Mais le travail à l’atelier pour le front l’empêchait d’être constamment avec son époux.

Le palais Neskoutchnyi était gardé jour et nuit par des soldats, mais on sentait une tension dans l’air, et il semblait que la révolution allait bientôt éclater. Rester plus longtemps à Neskoutchnyi devenait dangereux. Une nuit, c’était en hiver, inquiets, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch et Elizavéta Féodorovna, après avoir réveillé leurs enfants adoptifs Maria et Dmitri, quittèrent précipitamment leur maison dans une voiture aux rideaux tirés, pour aller se réfugier au palais Nikolaïevski à l’abri des murs du Kremlin. Le palais était situé à côté du monastère de Tchoudov. Les époux pensaient revenir à Neskoutchnyi une fois l’inquiétude passée. Le grand-duc Sergueï Alexandrovitch quitta le palais Nikolaïevski pour aller à la rencontre de sa mort horrible, et la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, après avoir subi la fin tragique de son mari bien-aimé, franchit le seuil d’une nouvelle vie radieuse, qui la conduisit à la sainteté.


Neuvième chapitre


En cette fatidique journée du 18 février 1905, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch devait se rendre dans l’après-midi à une conférence au palais du gouverneur. Il savait qu’il était stigmatisé par les révolutionnaires, et c’est pourquoi il se déplaçait seul, sans son ordonnance. Au même moment, son épouse s’apprêtait à rejoindre ses ateliers au Kremlin pour y travailler.

Peu de temps après que Sergueï Alexandrovitch eut quitté le palais Nikolaïevski, on entendit une violente explosion qui fit tellement trembler les murs du palais que les vitres se brisèrent et que les lustres tintèrent et se mirent à osciller. Puis, il se fit un silence de mort… Les

Employés du palais furent pris de panique. Personne ne comprenait ce qui se passait. Etait-ce l’explosion d’une bombe ou l’effondrement du bâtiment voisin, ou encore quelque chose d’incompréhensible ?

Elizaveta Féodorovna sentit dans son cœur que quelque chose de terrible était arrivé à son Sergueï. Telle qu’elle était, en robe, sans chapeau, elle dévala l’escalier du palais et se précipita vers la sortie. Quelqu’un, au passage, lui jeta un manteau sur les épaules. La gouvernante de la grande-duchesse Maria Pavlovna, Mademoiselle Eléna, se précipita à sa suite. Devant le portail, un traîneau se tenait prêt à emmener la grande-duchesse à ses ateliers. Les deux femmes s’y engouffrèrent et filèrent jusqu’au lieu de l’explosion.

Le grand-duc Sergueï Alexandrovitch mourut de la même manière que son père l’empereur Alexandre II : déchiqueté par une bombe terroriste.

Quand le traîneau eut dépassé le monastère de Tchoudov et déboucha sur la place, Ivan Kaliaev lança une bombe qui atteignit le grand-duc en pleine poitrine et le déchiqueta. Seul son visage resta intact. L’assassin Kaliaev, légèrement lessé par les éclats de bois du traîneau, fut arrêté sur place par la police. Tout en se battant contre les policiers, il eut le temps de crier : «  A bas le tsar ! Vive la révolution* ! »

(*) : ( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier, p. 36).

Quand Elisabeth arriva sur le lieu de l’explosion, la foule s’y était déjà rassemblée. Deux femmes se précipitèrent vers elle afin de l’empêcher de s’approcher des restes de celui qu’elle aimait tant, qui, quelques minutes auparavant, était encore vivant, son cher Sergueï.

De par son travail dans les hôpitaux où elle rendait visite aux blessés rentrés du front, la grande-duchesse était accoutumée à voir le sang et les corps estropiés des soldats. Mais ce qu’elle vit là dépassait toute imagination. Tout autour d’elle, la neige baignée de sang était jonchée de fragments du corps de son mari mêlés aux lambeaux de ses vêtements et de ses chaussures. La force de l’explosion avait éparpillé tout cela avec les débris du traîneau, le tout formant un magma sanguinolent. En silence, sans cris ni larmes, Elizaveta Féodorovna se pencha sur les restes de son époux. Elle ne regardait personne, ne se rendait compte de rien, sinon qu’il fallait ramasser au plus vite ce qui restait de Sergueï Alexandrovitch.

Comme elle le raconta plus tard à sa sœur la princesse Victoria, en ce terrible moment, une seule pensée venait à son esprit : « Vite, vite, Sergueï déteste tellement le désordre et le sang. » *

(*) : ( E.M. Almedingen, An Unbroken Unity, p. 53).

Un peu à l’écart, appuyé à une barrière et soutenu par des soldats, se tenait, à peine vivant, André, le fidèle cocher qui avait passé plus de vingt ans au service du grand-duc. Il avait le corps criblé de clous et d’éclats du traîneau. Il était presque inconscient et n’avait pas vu que son maître était mort. On apporta rapidement une civière et la grande-duchesse, à genoux dans la neige, se mit à ramasser les restes de son mari et à les déposer, avec l’aide des soldats, sur la civière. Un fourgon sanitaire arriva également, et le cocher blessé fut transporté à l’hôpital le plus proche.

La foule grossissait mais restait silencieuse, muette d’horreur. Tous les regards convergeaient sur Elizaveta Féodorovna. Son visage était méconnaissable : livide, le regard vide, pétrifié. L’un des soldats recouvrit de son manteau ce qui restait de Sergueï Alexandrovitch, à peine un petit tas**.

(**) : ( Pendant plusieurs jours après l’explosion, des gens trouvèrent encore des morceaux du corps et des os du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, qui, par la force de l’explosion, avaient été dispersés dans tous les sens jusqu’aux toits des maisons. Le jour de son enterrement, des personnes apportèrent des morceaux de son corps pour les mettre dans son cercueil. Son cœur avait été trouvé sur le toit d’un bâtiment).

Quand tout fut terminé, Elizaveta Féodorovna se releva et suivit à pied les restes de son mari. Elle serrait dans ses mains les petites icônes que Sergueï Alexandrovitch portait toujours autour du cou et qu’elle avait ramassées par terre. Au même moment, les cloches du monastère de Tchoudov se mirent à sonner le glas et la foule se dispersa enfin.

La civière avec les restes du malheureux grand-duc fut portée en l’église du monastère de Tchoudov et posée devant l’ambon. Elizavéta Féodorovna s’agenouilla et, inclinée sur la civière, resta ainsi immobile durant tout le service religieux. L’église se remplit rapidement. Il y régnait une pénombre où seuls brillaient les cierges des fidèles. Sur la civière dépassait du manteau une des bottes du grand-duc et des gouttes de sang tombaient sur le sol de l’église en formant une flaque pourpre. Le prêtre, la voix tremblante, célébrait le premier office des morts pour le défunt et, lui faisant écho, montait le chant des fidèles. L’office se termina et la foule commença à partir. Elizaveta Féodorovna se releva alors et se dirigea vers ses enfants adoptifs, Maria et Dmitri.

Dans son livre Education of a Princess, la grande-duchesse Maria Pavlovna écrit qu’elle ne pourra jamais oublier le regard de sa tante à ce moment-là. Elle ne pleurait pas, mais son visage était blanc et défiguré par l’horreur. Elle marchait lentement, s’appuyant sur le bras du gouverneur de la ville. Quand elle vit les enfants, elle leur tendit les mains. La petite Maria et son frère se précipitèrent vers elle. La grande-duchesse les prit dans ses bras en disant : «  Il vous aimait, il vous aimait tant ! » Elle répétait inlassablement ces mots en les serrant très fort sur son cœur. Une foule émue et curieuse commença à se rassembler autour d’eux. Alors, afin d’éviter les regards, les enfants emmenèrent doucement leur tante vers la sortie.

De retour dans sa chambre au palais, Elizaveta Féodorovna tomba lourdement dans un fauteuil. Son visage était toujours impassible et d’une pâleur livide. Quant à ses yeux, ils étaient vides. Sa robe bleue était couverte de sang et ses mains portaient des traces de sang séché. Un peu plus tard, Elizaveta Féodorovna demanda qu’on lui apporte une robe de deuil noire, puis elle se précipita dans son cabinet pour fiévreusement écrire des télégrammes, et en premier lieu à sa sœur l’impératrice Alexandra pour lui demander de ne pas venir à l’enterrement ( à cette époque, l’impératrice s’occupait de son nouveau-né, le prince Alexis, et sa venue aurait pu nuire autant à sa santé qu’à celle de son fils). La grande-duchesse craignait pour la vie de sa sœur l’impératrice et pour celle de l’empereur. Les terroristes pouvaient parfaitement profiter du « bon » moment, à savoir l’enterrement du grand-duc, pour lancer une bombe sur le couple impérial. Puis, Elizaveta Féodorovna écrivit des télégrammes à tous ses parents à l’étranger.

Dès la réception des télégrammes, la sœur d’Elisabeth, la princesse Victoria de Battenberg et la sœur du défunt, Maria Alexandrovna, duchesse d’Edimbourg, partirent d’Angleterre pour Moscou. De même, Ernst, le frère d’Elisabeth, et son épouse quittèrent immédiatement Darmstadt. Tout en écrivant ses télégrammes, la grande-duchesse Elisabeth ne manqua pas de demander, à plusieurs reprises, des nouvelles du cocher blessé. Il lui fut répondu que son état était critique et qu’il allait bientôt mourir. Alors, afin de ne pas faire de peine au mourant, Elisabeth ôta sa robe de deuil et revêtit à nouveau la robe bleue qu’elle portait auparavant et s’en fut à l’hôpital. Là-bas, penchée sur le lit du malheureux, elle éluda sa question concernant Sergueï Alexandrovitch. Pour le calmer, elle se contraignit à lui sourire doucement en disant : «  C’est lui qui m’a demandé de venir vous voir »*.

(*) : ( Protopresbytre M. Polski (1891-1960). Les Nouveaux Martyrs russes, tome I, p. 269).

Tranquillisé par ces paroles, pensant que Sergueï Alexandrovitch avait survécu, le fidèle cocher André mourut la nuit même**.

(**) : ( Vsévolod Mikhaïlovitch Kouznetsov m’a aimablement adressé un exemplaire du journal Le Panorama de Stoupinsk (Stoupinskaïa Panorama) en date du 19 septembre 1999. Ce journal publiait un court article du prieur de l’église de la Nativité-de-Saint-Jean-Baptiste du village d’Ivanovskoïé, l’abbé Nikolaï Tronski, au sujet de l’état de la tombe du cocher Andréï Alexeïévitch Roudinkine.

Le père Nikolaï écrit que les croyants d’Ivanovskoïé se sont vu restituer leur église détruite par les bolchéviques et qu’en 1991, elle fut rouverte au culte. Près de l’église se trouvait auparavant un cimetière, mais les profanateurs avaient volé tous les monuments de valeur, puis avaient fait disparaître toutes les autres stèles. L’impsant monument que la grande-duchesse avait fait poser à la mémoire du cocher A. Roudinkine avait subi le même sort. Il n’en restait plus qu’un piédestal de granit rouge. On peut y lire d’un côté : «  Ci-gît le cocher du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, Andréï Alexeïévitch Roudinkine, paysan de la province de Moscou, du district de Serpoukhov, de la volost (district rural) de Khatounsk, du village de Soumarokovo », et d el’autre : «  Mort à la suite de blessures provoquées par la bombe qui tua le grand-duc Sergueï Alexandrovitch dans le Kremlin de Moscou, le 4 février 1905. » En dessous, ces paroles de l’Evangile de saint Matthieu : «  Bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle ne peu de chose, sur beaucoup je t’établirai ; viens te réjouir avec ton maître. » Et enfin, une dernière inscription : «  Ce monument a été érigé par la duchesse Elizaveta Féodorovna, auguste épouse en Dieu du défunt grand-duc Sergueï Alexandrovitch. »

Maintenant, les croyants du village d’Ivanovskoïé ont fixé sur le granit une croix en bois et entouré la tombe d’une enceinte de bois.

A l’enterrement du cocher Andréï Roudinkine, la grande-duchesse Elisabeth, en dépit de son chagrin, suivit à pied le cercueil du fidèle serviteur de son mari jusqu’à la gare de Pveletskaïa. Elle prit également soin de la famille de celui-ci. Tous les enfants Roudinkine reçurent une bonne éducation, quant au sixième en8fant, une petite fille née 7après la mort de son père, elle fut baptisée par la grande-duchesse et devint ainsi sa filleule).

Ce soir-là, aucune lumière ne fut allumée dans le palais Nikolaïevski. Presque partout régnaient l’obscurité et le silence. Les domestiques marchaient sur la pointe des pieds et parlaient en ne murmurant que l’indispensable. Le couvert n’avait été mis que pour la petite duchesse Maria et son frère Dmitri. A la fin du repas, la grande-duchesse apparut dans la salle à manger et s’assit à table à côté des enfants, mais elle ne toucha à rien. Elle resta là, silencieuse, le visage toujours aussi blême et impassible. Comme l’écrivit dans ses mémoires son frère Ernst, les médecins étaient désespérés car Ella ne se nourrissait plus. Elle avait les traits tirés, le regard abattu et accomplissait ses tâches quotidiennes tel un automate. Quant aux nuits, elle les passait à prier*.

(*) : ( Golo Mann, Erinnertes).

Cette première nuit, après avoir prié avec les enfants, Elizaveta Féodorovna, n’ayant pas la force de passer une nuit solitaire dans sa propre chambre à coucher, suivit la petite Maria dans la sienne. La grande-duchesse Maria Pavlovna écrivit dans ses mémoires Education of a Princess qu’elles dormirent peu cette nuit-là. Elles parlèrent longuement de Sergueï Alexandrovitch et, peu à peu, Elizaveta Féodorovna reprit ses esprits. La stupeur qui l’avait habitée pendant tant d’heures se dissipa, et elle se mit à sangloter éperdument. Maria Pavlovna, qui s’était endormie, ne sut jamais si sa tante avait dormi. Le lendemain, le corps du grand-duc fut mis dans un cercueil, son visage te ses mains recouverts d’un voile, et le reste de son corps d’un brocart. En ce second jour, Elizaveta Féodorovna communia dans l’église près du cercueil de son époux. Toute la journée, les offices des morts se succédèrent, et la grande-duchesse, agenouillé devant le cercueil, n’en manqua aucun. Elle se rendait même à l’église quand il n’y avait pas de service religieux et restait seule, debout sur les dalles de pierre, à côté de son époux.

La revue l’Eternel ( Vetchnoïé) publia en juillet-août 1968 un article commémoratif sur la grande-duchesse Elisabeth, dans lequel la comtesse Bélevski-Joukovski écrit que la grande-duchesse, deux jours après l’assassinat de son mari, alors qu’elle priait près du cercueil, sentit que l’âme du défunt lui demandait quelque chose. Elle devina que Sergueï Alexandrovitch l’envoyait auprès de son assassin Kaliaev pour lui signifier son pardon. Et c’est ainsi que trois jours après la mort tragique de son mari bien-aimé se rendit à la prison où était détenu le meurtrier.

Elizaveta Féodorovna ne ressentait pas de haine envers celui qui, de sa terrible main, avait anéanti son bonheur. Elle avait pitié de Kaliaev, pitié de son âme perdue. Elle souhaitait qu’il se repente de son horrible crime et demande pardon au Seigneur. Tout le monde fut frappé par la force morale et la grandeur d’âme que montra la grande-duchesse en rencontrant le meurtrier de Sergueï Alexandrovitch. Toute sa vie, Elizaveta Féodorovna eut la même attitude, n’hésitant pas à se sacrifier, à oublier sa propre personne. Elle pensait uniquement aux autres ( il en est pour preuve son attitude vis-à-vis du cocher mourant).

Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs (p. 138) :

«  C’est un sincère sentiment de miséricorde qui la poussa à rencontrer le meurtrier de son époux en sa geôle, et non pas une envie de se montrer. »

Elizaveta Féodorovna souhaitait que sa visite à Kaliaev en prison restât secrète. Elle ne voulait pas que les gens le sachent et fut très affligée quand tout Moscou, puis tout Saint-Pétersbourg, se mirent à en parler. Le protopresbytre M. Polski décrit cette rencontre dans son livre Les Nouveaux Martyrs russes (tome I, p. 268) :

« … Quand il la vit… il demanda : «  Qui êtes-vous ? » «  Je suis la veuve, répondit-elle. Pourquoi l’avez-vous tué ? » «  Je ne voulais pas vous tuer, dit-il ; je l’ai vu plusieurs fois alors que ma bombe était prête, mais vous étiez toujours avec lui, et je n’ai pas pu me décider à agir. » « Et vous n’avez pas compris que vous m’avez tuée avec lui ? », répondit-elle… »

Elle continua en lui disant qu’elle lui apportait le pardon de Sergueï Alexandrovitch. Elle lui parla de l’horreur de son crime en le priant de se repentir. Elle tenait entre ses mains le saint Evangile qu’elle le supplia de lire, mais il refusa.

La grande-duchesse lui dit : «  Si vous vous repentez, je demanderai à l’empereur de vous gracier et je prierai Dieu pour qu’Il vous pardonne, car moi, je vous ai déjà pardonné… »

Mais Kaliaev refusa de se repentir. Elizaveta Féodorovna laissa le saint Evangile et une petite icône sur sa table en espérant qu’il changerait d’avis et se tournerait vers Dieu. Elle dit au représentant de l’administration de la prison qui l’attendait : «  Ma tentative a échoué, mais qui sait, il se peut qu’au dernier moment il réalise son péché et se repente. »*

(*) : ( Ces paroles sont également citées dans le livre Les Nouveaux Martyrs russes, p. 269 (NdA).).

Dans ses mémoires, son frère Ernst écrit que peu après, il remarqua un sourire sur le visage d’Ella. Quand il lui en demanda la raison, elle répondit qu’elle avait rendu visite à l’assassin en prison, parce qu’elle savait que Sergueï était malheureux que quelqu’un ait perdu le repos de l’âme par sa faute. Elle dit avoir passé deux heures dans la cellule de l’assassin, en vain. En partant, elle avait laissé sur la table une petite icône et avait demandé au gardien de lui faire savoir s’il remarquait un changement dans l’attitude du prisonnier. Le jour même, celui-ci lui fit dire que Kaliaev avait posé l’icône près de lui sur son oreiller. C’est cela qui avait réjoui Elizaveta Féodorovna et provoqué ce sourire sur son visage tourmenté**.

(**) : ( (Golo Mann, Erinnertes).

La grande-duchesse écrivit à l’empereur pour lui demander la grâce d’Ivan Kaliaev. Les rumeurs concernant la visite de la grande-duchesse à l’assassin de son époux grossirent et se répandirent. On racontait que Kaliaev avait accepté de demander sa grâce à l’empereur. Les rumeurs gagnèrent la prison où était enfermé le meurtrier, qui écrivit immédiatement une lettre furieuse à la grande-duchesse :

«  Je ne vous ai jamais dit que je regrettais mon acte ; or vous avez profité de ma situation. J’ai accepté de vous écouter, uniquement parce que je vous considère comme la malheureuse veuve de l’homme que j’ai tué. J’avais pitié de votre chagrin, un point c’est tout. Je suis ulcéré par ce que vous racontez sur notre conversation. Je ne veux pas de la grâce que vous avez demandé pour moi… »

Cette lettre attrista Elizavéta Féodorovna, qui n’avait jamais rien dit de sa conversation avec Kaliaev.

Dans le livre de M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier, ainsi que dans celui de l’higoumène Séraphim, Les Martyrs du devoir chrétien*, on lit que la grande-duchesse avait demandé à l’empereur Nicolas II de gracier Kaliaev. Mais l’empereur refusa, considérant que gracier un terroriste tel que Kaliaev ne pouvait que pousser à d’autres actes sanguinaires. L’empereur Nicolas II avait été très affecté par la mort de son oncle. L’impératrice Alexandra fut également bouleversée par la mort tragique de son beau-frère. Ils souhaitaient tous deux assister aux funérailles du grand-duc Sergueï Alexandrovitch mais, pressés par l’opinion publique et les recommandations de la police, ils n’allèrent pas à Moscou.

De tous les grands-ducs, seuls Konstantin Konstantinovitch** et Paul Alexandrovitch, le frère favori de Sergueï Alexandrovitch, auquel l’empereur avait donné l’autorisation à titre exceptionnel de se rendre en Russie, assistèrent aux funérailles du grand-duc.

(**) : ( Poète reconnu, qui signait ses œuvres « K.R. ».

En dépit de son terrible chagrin, la grande-duchesse veilla personnellement à tous les détails de la cérémonie. Elle souhaita que le corps de Sergueï repose dans la crypte du monastère de Tchoudov. En attendant que sa dernière demeure soit prête à l’accueillir, le cercueil fut déposé, après l’office des morts, dans l’une des églises du monastère.

Le jour de l’enterrement et sur ordre d’Elizaveta Féodorovna, les pauvres de Moscou se virent offrir un repas à la mémoire du défunt. L’office des morts fut grandiose. Des officiers, formant une garde d’honneur, entouraient le cercueil de leur commandant. L’office fut célébré par les plus hauts dignitaires du clergé moscovite. L’église était pleine à craquer de personnes de diverses conditions, venues rendre un dernier hommage au grand-duc et partager le chagrin de sa veuve, que tout Moscou aimait. Il y avait une multitude de fleurs et de couronnes.

Quand le cercueil fut apporté temporairement dans la petite église du monastère de Tchoudov*, des liturgies et des offices des morts furent célébrés quotidiennement, pendant quarante jours. La grande-duchesse assistait non seulement à tous les services, mais venait également la nuit prier au calme pour l’âme de son défunt mari. Et c’est là, dans le monastère de Tchoudov, qu’elle ressentit l’aide et la force que lui donnaient les saintes reliques du métropolite de Moscou, Alexis. C’est ce saint qui plaça dans on âme le désir de consacrer le reste de sa vie à Dieu*.

(*) : (La grande-duchesse portait toujours une petite croix en argent dans laquelle se trouvait une parcelle des reliques de saint Alexis, métropolite de Moscou. Cette croix, ainsi que d’autres effets ayant appartenu à la grande-duchesse sainte Elisabeth ( ses taies d’oreiller, ses foulards, ses manchettes), fut, après son assassinat, ramenée en l’église Sainte-Marie-Madeleine au couvent de Gethsémani à Jérusalem, et c’est la supérieure de ce couvent, la mère Varvara, qui la porta toujours sur sa poitrine.)

A l’endroit même où fut tué le grand-duc, Elizaveta Féodorovna fit ériger un monument en forme de croix selon le projet du peintre Vasnetsov. Sur ce monument, elle exprima ce qu’elle avait sur le cœur en inscrivant les paroles du Seigneur : «  Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » ; elle savait que c’était aussi ce qu’aurait souhaité son Sergueï. Quand la magnifique sépulture destinée à Sergueï Alexandrovitch fut terminée, on y transporta son cercueil. La crypte avait été construite dans le style des anciennes catacombes romaines.

Quand en 1990, d’importants travaux furent entrepris sur le site même du monastère de Tchoudov dynamité par les bolchéviques, on dégagea une entrée qui, par un couloir en pente, menait à une porte fermée. Cette porte fut ouverte en présence d’un expert en art, et l’on découvrit une chapelle avec un tombeau. La sépulture fut ouverte, et l’on constata qu’elle contenait les restes du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, recouverts de son uniforme avec ses décorations et une petite icône. On raconte que l’argent, dont le couvercle du tombeau était couvert à l’origine, avait été retiré, mais que le cercueil resta en l’état jusqu’en 1995, date à laquelle les restes du grand-duc furent transportés et enterrés avec tous les honneurs dans la crypte de la famille des Romanov au monastère Novospasski.

Quelques mots à propos de ce monastère. Il fut fondé au XIII ° siècle par le prince moscovite Daniil sous le nom de « monastère Spasski ». Puis son fils, Ivan Ier Kalita, le déplaça dans un autre lieu, et au XV° siècle il fut définitivement installé sur la rive gauche de la Moskova et renommé « Novospasski ». Sous le règne d’Ivan III, une cathédrale y fut construite en l’honneur de la Transfiguration du Christ. Ce monastère devint le lieu de repos éternel de la famille des Romanov, et cela jusqu’au XVIII° siècle, quand Saint-Pétersbourg fut déclarée capitale de la Russie. Au XVII° siècle, le monastère comptait soixante-dix tombeaux d(ancêtres du tsar. Parmi eux se trouve la tombe de sœur Marfa ( Marthe), mère du premier tsar de la dynastie des Romanov. Le monastère Novospasski, endommagé durant la guerre franco-russe en 1812, fut fermé en 1918 par les bolchéviques, les moines furent dispersés, certains arrêtés, d’autres déportés ou fusillés. Le monastère fut transformé en prison, quant aux tombeaux précieux, ils furent ouverts et pillés. Lorsque, plus tard, la prison du monastère fut fermée, le NKVD* y installa un dépôt, puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, la crypte fut transformée en abri contre les bombes.

(*) : (Police politique chargée de la sécurité de l’Etat soviétique de 1934 à 1946/ (NdA).).

Aujourd’hui, la sépulture ne contient plus que vingt tombeaux. Par miracle, le tombeau de Marfa est resté intact, ainsi que l’iconostase de l’église de la Transfiguration-du-Christ, contenant l’icône de la Mère de Dieu de Smolensk, la Vierge Hodiguitria, ce qui est dire en grec : «  qui montre le chemin », offerte par sœur Marfa. Le monastère de Novospasski fut rendu à l’Eglise orthodoxe russe en 1991 ; et, restauré depuis, il a retrouvé son ancienne splendeur.


***

A présent, quelques mots à propos des instigateurs de cette sanglante histoire : Savinkov et Azev.

D’après le livre de M. Paléologue Aux portes du Jugement dernier, lorsque Kaliaev jeta sa bombe contre le grand-duc, Boris Savinkov, Moïsseenko et Dora Savinkov se trouvaient à proximité et observaient la scène. Dès que la bombe explosa, les trois complices s’enfuirent, et le soir même prenaient le train à la gare de Smolensk. Pour les historiens, l’assassinat du grand-duc resta un mystère jusqu’à ce qu’il fût établi en 1909 qu’Azev était un agent de la police secrète, rémunéré 14 000 roubles par an ( informations recueillies par M. Paléologue). Dans le livre The Fall of the Romanoffs*, on lit (p. 34) :

La traîtresse participation d’Azev, l’un des plus précieux agents secrets de la police, à l’organisation de ces assassinats**, ne fait aucun doute… ».

(*) : ( The Fall of the Romanoffs : How the Ex Empress & Rasputin Caused the Russian Revolution, London, Herbert Jenkins Ltd., 1918).

(**) : (De Pleven et du grand-duc Sergueï (NdA)).

Au procès, Kaliaev se comporta avec provocation, se prenant pour un héros. Au chapitre sept de son livre, M. Paléologue écrit :

«  Quand on lui donna la parole, juste avant le verdict, il dit d’un ton parfaitement calme : «  Faites attention au verdict que vous allez rendre. Si vous m’acquittez, je reprendrai aussitôt les armes pour détruire le tsarisme et libérer le peuple russe. Vous devez donc me condamner à mort ; je vous répète que j’y ai droit ; mais je veux une exécuti,on publique. » »

Kaliaev fut condamné à mort. Le lendemain du verdict, le ministre de la Justice alla demander à l’empereur de consentir à la demande de recours en grâce d’Elizaveta Féodorovna. L’empereur congédia son ministre sans donner sa réponse, et il fit venir immédiatement le directeur de la police à qui il confia une mission secrète. Kaliaev, transféré dans la forteresse de Schlüsselbourg, reçut quelques jours plus tard la visite de Fiodorov, représentant du procureur général, qu’il avait connu quand il était étudiant. Celui-ci lui dit : «  Je suis chargé de vous dire que si vous adressez une demande de grâce à l’empereur, Sa Majesté vous l’accordera. »

Kaliaev répondit qu’il souhaitait mourir pour ses idées. Fiodorov persista doucement, mais Kaliaev, tressaillant, les larmes aux yeux, répéta : «  Je veux mourir, je dois mourir. Pour la révolution, ma mort sera plus utile que celle du grand-duc Sergueï. »

Fiodorov comprit alors qu’il ne pourrait pas convaincre Kaliaev et, la mort dans l’âme, il quitta la cellule du malheureux. Contrairement au souhait de Kaliaev, il n’y eut pas d’exécution publique. L’assassin fut pendu haut et court dans la forteresse de Schlüsselbourg en mai 1905.



Dixième chapitre


Après la mort du grand-duc, Elizavéta Féodorovna s’enfonça encore plus profondément dans la prière. Oui, elle s’abîma dans la prière. Elle gardait le deuil, passait le plus clair de son temps à l’église et ne sortait presque plus. Elle ressentait une vraie répulsion pour toute nourriture carnée. Il est vraisemblable que le spectacle auquel elle avait assisté lors de l’explosion de la bombe l’avait à jamais dégoûtée de la viande. Sa nourriture quotidienne n’était plus que lait, pain, légumes et œufs, et ce, bien avant qu’elle ne prenne le voile. Son visage était toujours empreint de l’inconsolable tristesse qu’il garda jusqu’au moment où, réalisant la vanité de ce monde, elle s’enferma dans le monde spirituel. Ses yeux commencèrent alors à irradier de sérénité et de joie, comme si elle voyait de l’intérieur la beauté de l’autre monde, le monde spirituel.

Non seulement Elisabeth n’abandonna pas ses activités de bienfaisance, mais elle s’y adonna au contraire avec encore plus de ferveur. Elle suivait en tout l’exemple de son mari et sa première pensée était : «  Qu’aurait fait Sergueï à ma place ? » ( extrait des souvenirs de la grande-duchesse Maria Pavlovna).

Elizaveta Féodorovna transforma sa chambre à coucher du palais Nikolaïevski, qui se mit à ressembler à une cellule monacale. Tous les luxueux meubles furent retirés, les murs peints en blanc, avec pour seule décoration des icônes et des tableaux spirituels. Elle fit poser dans un coin une grande croix de bois à l’intérieur de laquelle avaient été placés des lambeaux des vêtements que Sergueï Alexandrovitch portait au moment de sa mort.

Afin de ne pas rester seule pour Pâques, la grande-duchesse emmena les enfants à Tsarskoïé Sélo, où elle espérait oublier son chagrin au sein de la famille impériale.

Mais, en cette année 1905, les jours de fête de la Résurrection du Christ passèrent dans une atmosphère lourde du pressentiment des tragiques événements à venir. Au front, l’armée russe continuait à essuyer des défaites, tandis qu’à l’intérieur du pays, la pression révolutionnaire se faisait de plus en plus sentir. C’était la première fois qu’Elizaveta Féodorovna passait Pâques seule, sans son mari. Elle se rappelait certainement les douces années où, avec Sergueï, elle avait passé ces belles journées de fête dans la joie, et ces souvenirs ne faisaient qu’augmenter sa tristesse. Elle s’efforçait d’éviter toute vie sociale et se cherchait de nouvelles voies. Elle retourna pour l’été à Ilyinskoïé, où elle décida de créer un hôpital pour les blessés de guerre. Elle s’y consacra entièrement, s’occupant des blessés sans se ménager, et c’est ainsi que son âme put enfin trouver un peu de repos. Elle loua un immeuble à Moscou, près du Kremlin, et y ouvrit également un hôpital destiné aux blessés de guerre.

En octobre 1905, la révolution était déjà à l’œuvre : on brûlait les propriétés dans les campagnes et l’on châtiait cruellement les hobereaux, des villes entières se mettaient en grève et de nombreux gouverneurs de province furent assassinés. Après la signature du traité de paix avec le Japon, le problème du rapide retour des troupes russes d’Extrême-Orient en Russie fut sérieusement aggravé par les grèves des chemins de fer. Les grèves et les troubles secouaient toute la Russie et, à Moscou, cela risquait d’exploser en un soulèvement général. La grande-duchesse Maria Pavlovna écrit dans son livre Education of a Princess que tous les moyens de communication, poste, télégraphe, téléphone, avaient été coupés et que le manque d’eau et de vivres se faisait de plus en plus ressentir. Le palais Nikolaïevski n’était éclairé que grâce au propre générateur du Kremlin, et la peur empêchait d’allumer les lumières le soir. Dans les chambres du palais, les lampes étaient placées sous les tables afin de ne pas attirer l’attention de l’extérieur. Les portes du Kremlin restaient fermées, et il n’était possible d’y entrer que pendant la journée et uniquement avec un laissez-passer spécial.

  En dépit des avertissements de la police, la grande-duchesse Elisabeth continuait à sortir quotidiennement du Kremlin pour se rendre à son hôpital.

Dans ce même livre, la grande-duchesse Maria Pavlovna décrit le jour où, en raion d’une situation particulièrement alarmante en ville, Elizaveta Féodorovna, afin de ne pas être reconnue, partit pour l’hôpital à pied, accompagnée du seul général Layming*.

(*) : ( Le général Layming était le précepteur de Dmitri et un grand ami de la famille).

La nuit était déjà avancée, et Elizaveta Féodorovna n’était toujours pas rentrée. La grande-duchesse Maria et son frère Dmitri étaient rongés d’inquiétude. Quand Elizaveta Féodorovna rentra enfin à la maison et s’assit à la table où l’attendait un dîner depuis longtemps refroidi, la grande-duchesse Maria, oubliant toute retenue et toutes les règles de l’étiquette, ne put se retenir de dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, reprochant à sa tante son zèle excessif et son imprudence. Elizaveta Féodorovna resta silencieuse. Mais quand Maria Pavlovna prononça le nom de Sergueï Alexandrovitch, elle baissa la tête et se mit à pleurer. Puis elle commença à parler, disant que l’hôpital et les blessés étaient devenus les piliers de sa vie et que Sergueï ne l’aurait certainement pas approuvée. Elle dit sa solitude, et que soigner ces malheureux malades lui permettait d’oublier son chagrin. Après cette conversation, Elizaveta Féodorovna ne se rendit plus jamais à l’hôpital le soir, afin de ne pas inquiéter les enfants.

L’une des lettres d’Elizaveta Féodorovna à son frère Ernst reflète en partie non seulement la situation alarmante de la Russie pendant la révolution de 1905, mais l’état d’esprit de la grande-duchesse et son amour pour la Russie. Elle avait décidé, dès le début de la révolution, que même si la situation devenait critique, elle ne quitterait pas sa nouvelle patrie, quitte à y mourir.

Moscou, ce 19 novembre 1905


« Cher Erni !

Je t’écris seulement quelques lignes. J’ai demandé à Macha d’emporter cette lettre, puisqu’elle part… Notre poste ne fonctionne toujours pas. Tout empire ici, et il ne faut pas se bercer d’illusions en se disant que cela va s’arranger. Nous vivons des temps de révolution. Personne ne peut savoir comment cela va tourner, étant donné que le gouvernement est faible ; il serait plus juste de dire qu’il n’existe plus du tout.

On se sent physiquement très bien, on a les nerfs solides, et nous n’envisageons pas de déménager. Rien ne peut me forcer à quitter cet endroit. Bien sûr, si le pire devait arriver, je pourrais toujours mettre les enfants de Pavel en lieu sûr. Quant à moi, je vivrai ou je mourrai ici. Je suis comme enracinée à cet endroit, et je n’ai pas peur. Je suis calme et heureuse, oui, heureuse de savoir que mon Cher* repose près du Seigneur et qu’il n’a pas à traverser cette terrible période.

(*) : ( Défunt époux d’Elizaveta Féodorovna).

Mes prières et mon cœur sont près de toi. Nous sommes toujours liés ; notre vie actuelle nous prépare à notre vie future. Nous devons être prêts ainsi que nos âmes, autant que faire se peut, à aller dans notre véritable Demeure. Que Dieu vous bénisse tous les deux, mes chéris,

Ella qui t’aime »

Dans la carte de bons vœux qu’elle adressa à son frère Ernst pour Noël et pour la nouvelle année 1906, elle écrivait :


« Que Dieu nous aide à traverser cette période difficile et nous conduise vers un avenir meilleur, qui nous permettra de nous voir, mes chéris. A présent, nos prières s’unissent dans un tendre amour, « maintenant et pour toujours ». »


Le 30 octobre 1905, l’empereur Nicolas II signait le Manifeste pour la création de la Douma.


***


Nul ne sait exactement ni quand ni comment naquit chez Elizaveta Féodorovna l’idée de fonder le couvent Saintes-Marthe-et-Marie, mais on pense que ce fut à la fin de l’année 1906.

Elizaveta Féodorovna portait toujours le deuil et fréquentait assidûment les églises et les hôpitaux. Elle n’assistait à aucune réception et, quand sa présence était indispensable au mariage ou au baptême de l’un de ses proches, elle n’apparaissait à l’église qu’au moment du sacrement, sans jamais rester pour la partie officielle de la cérémonie. Elle rentrait directement chez elle dès la fin du service religieux. Certaines personnes de la haute société lui reprochaient de ne même pas boire une coupe de champagne à la santé des nouveaux mariés ou de l’enfant baptisé, mais Elizaveta Féodorovna n’en avait cure. Son esprit était occupé par tout autre chose. Elle voulait consacrer sa vie au service de Dieu et des hommes*.

(*) : ( En 1908, lors du mariage de sa nièce, Maria Pavlovna, avec le prince suédois Wilhelm, la grande-duchesse, vêtue d’une simple robe en crêpe blanche avec un voile sur la tête, bénit la fiancée avec une icône et n’assista qu’à la cérémonie religieuse. Elle ne resta pas à la réception qui suivit. Le mariage de la grande-duchesse Maria Pavlovna ne fut pas heureux. Elle se sépara rapidement de son mari et, se languissant de sa patrie, quitta la Suède pour revenir en Russie. Au cours de la Première Guerre mondiale, elle suivit une formation d’infirmière, travailla d’abord comme sœur de charité dans des postes avancés, puis elle dirigea à Pskov un hôpital destiné aux blessés de guerre. Elle se remaria après la révolution avec le prince Poutiatine, avec lequel elle fuit à l’étranger où elle vécut de nombreuses années d’errance. Elle raconta sa vie dans deux livres : Education of a Princess, New York, Viking Press, 1931 ; et A Princess in Exile, Cassele & C° Ltd, U.S.A., 1932).

La grande-duchesse Elisabeth possédait de somptueux bijoux. Son mari Sergueï Alexandrovitch aimait les pierres précieuses et les belles parures. Il offrait toujours à sa femme de magnifiques cadeaux sous forme d’inestimables joyaux. Celle-ci gardait dans des coffrets ses trésors, qui en termes de quantité et de beauté ne pouvaient se comparer qu’à une exposition de joaillier ( selon les mémoires de la grande-duchesse Maria Pavlovna). Elizaveta Féodorovna aimait parer de bijoux ses élégantes toilettes et elle le faisait avec d’autant plus de soin que Sergueï Alexandrovitch attachait beaucoup d’importance à la tenue vestimentaire de sa femme.

Devenue veuve, Elizaveta Féodorovna désira en finir définitivement avec sa vie d’autrefois. Elle décida d’utiliser toutes ses richesses pour le bien et les besoins des autres. Elle connaissait l’histoire de chacun de ses précieux objets qui la reliaient tous à des êtres chers : ses parents bien-aimés, sa grand-mère la reine Victoria, ses sœurs et son frère, Sacha et Minnie et, bien entendu, Sergueï. Chaque joyau lui rappelait avec tristesse sa maison natale et son ancienne vie si heureuse. Tout cela était bien fini. Sa mère, son père, la reine Victoria et Sacha, dont les cadeaux réjouissaient tant Elizaveta Féodorovna, étaient désormais dans l’autre monde, et Sergueï les y avait rejoints.

La grande-duchesse décida de se séparer de tous ses trésors afin que plus rien ne la retienne à la vie profane. Une nouvelle vie et de nouveaux problèmes l’attendaient. Elle rassembla tous ses bijoux, y ajouta son alliance, qu’elle ôta de son doigt, et en fit trois paquets. Le premier, des cadeaux de la famille impériale, fut remis au Trésor ; la grande-duchesse offrit le second à ses proches, quant au troisième, le plus volumineux, elle décida de l’utiliser à la réalisation de son plan : construire un couvent de prières, de travail et de bienfaisance ; Elle mit également en vente tous ses objets de valeur afin de réunir le plus d’argent possible pour le futur couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Elizaveta Féodorovna avait retrouvé l’énergie que le chagrin avait consumée, et tous les proches et amis qui l’entouraient remarquèrent qu’elle avait enfin un but dans la vie, qu’elle s’efforçait d’atteindre par tous les moyens. Mais pour le moment, elle ne disait rien à personne de ses pensées ni de ses projets.


ONZIEME CHAPITRE


Dans ses mémoires, Ernst a écrit que sa sœur, après avoir des années étudié la vie des religieuses russes, en avait conclu qu’au couvent ces dernières ne faisaient pratiquement rien si ce n’est broder, et que les sœurs de charité manquaient à un tel point de jugement qu’elles étaient souvent désapprouvées. C’est pourquoi Elizaveta Féodorovna avait décidé de fonder quelque chose d’intermédiaire entre le couvent et l’institution des sœurs de charité*.

(*) : ( Golo Mann, Erinnertes).

La vie des sœurs dans les monastères orthodoxes suivait des règles instaurées par saint Basile le Grand. A leur entrée au couvent, les religieuses renonçaient à tous biens matériels et à tout contact avec le monde profane. Leur vie consistait en services religieux nocturnes, un carême sévère, de continuelles prières, la contemplation du monde spirituel, le contrôle de ses propres actes et pensées et, bien évidemment, une soumission absolue à la règle de la communauté. Les moniales ne pouvaient quitter le couvent qu’en de rares occasions et avec l’autorisation expresse de la mère higoumène. C’était en général quand elles allaient dans les villages collecter des dons.

La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna respectait le chemin suivi par le monachisme russe, mais elle pensait que les constantes prières et la contemplation ne devaient être que la récompense finale de ceux qui avaient mis toutes leurs forces au service de Dieu à travers le prochain. Elle considérait que le travail était la base de la vie religieuse, et que la prière n’était que le repos de l’âme et du corps après le labeur*.

(*) : ( Countess Alexandra Olsoufieff, H.R.H The Great Duchess Elisabeth Feodorovna of Russia).

Elle souhaitait avant tout servir les hommes comme l’ordonne Jésus-Christ dans le saint Evangile : «  Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, vous m’avez vêtu ; malade, vous m’avez visité. » Et à la question des justes : « Quand cela nous est-il arrivé ? « , le Seigneur avait répondu : «  Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait… » (Mathieu, XXV, 35-36, 40).

La grande-duchesse se mit à fréquenter un prêtre, le père Alexandre, qui s’était distingué par ses fervents sermons et sa témérité au front pendant la guerre russo-japonaise. Elle eut avec lui de longues conversations. Ce prêtre et Madame Ouzlova, veuve comme Elizaveta Féodorovna, furent les seules personnes auxquelles elle confia son projet de création du couvent Saintes-Marthes-et-Marie. Elle acheta à Moscou une propriété composée de quatre maisons et d’un grand jardin. Ce lieu, loin au bord de la Moskova, longeait la rue Bolchaïa Ordynka. C’est là qu’Elizaveta Féodorovna avait choisi de fonder son couvent, qu’elle baptisa « Marthe-et-Marie », en mémoire des deux saintes, Marthe étant la sainte représentant l’action, et Marie, la contemplation.

Dans la maison principale à un étage furent installées la salle-à-manger des sœurs, la cuisine, la réserve et d’autres dépendances. La deuxième maison devint une clinique avec quatre salles, des chambres individuelles pour les blessés graves, un bloc opératoire et une infirmerie. Une partie de cette maison fut transformée en église. A côté de la clinique, on ouvrit une pharmacie et un dispensaire pour les malades de l’extérieur. Près de l’église et de la clinique s’élevait la maison destinée à la mère supérieure. Dans la quatrième maison, il était prévu de loger à l’étage le prêtre confesseur, et le rez-de-chaussée devait abriter l’école de filles de l’orphelinat Saintes-Marthe-et-Marie, ainsi que la bibliothèque. Elizaveta Féodorovna fit entourer le tout d’un merveilleux jardin.

Comme l’écrit l’higoumène Séraphim ( Kouznetsov) dans son livre Les Martyrs du devoir chrétien (p.11), « on peut dire que pas un seul arbrisseau n’a été repiqué sans ses indications, pas un seul clou n’a été planté sans son ordre ». Dans ce merveilleux jardin, où les patients de la clinique pouvaient se promener, les enfants de l’orphelinat jouer et les sœurs du couvent se reposer après leurs durs travaux, poussaient une multitude de fleurs blanches parfumées, de la couleur favorite de la grande-duchesse.

Bien qu’accaparée par les constructions de la Bolchaïa Ordynka, Elizaveta Féodorovna continuait à préparer la règle de son couvent. Elle devait en étudier scrupuleusement chaque point et mener des pourparlers et une correspondance avec les divers membres du Saint-Synode. En dépit de ses multiples occupations, elle n’oubliait jamais les nécessiteux. Sa porte était ouverte aux solliciteurs de tout rang et de toute condition. Elle ne refusait rien à personne, prêtait attention aux besoins de chacun et aidait de son mieux. Elle utilisait parfois à cette fin son rang et ses relations non seulement en Russie, mais également à l’étranger. Dans une de ses lettres à son frère Ernst, conservée dans les archives de Darmstadt, Elizaveta Féodorovna lui demnade d’aider un jeune peintre russe qu’elle envoyait à l’étranger parfaire son art :

« Cher Erni !

J’envoie mon tout jeune peintre russe en Angleterre. Malheureusement, il ne parle aucune langue étrangère et je vais le loger chez quelqu’un qui pourra l’aider. Seul un appui émanant de personnes haut placées pourra lui ouvrir beaucoup de portes… Il vit de son art ; il a achevé depuis peu ses études à l’académie de Moscou… Il veut se perfectionner et craint la critique sévère… qui tue souvent le talent. Je t’envoie un petit cadeau. «  Regard de païen et de chrétien », peint de sa main. Tu pourras juger par toi-même… Sois gentil s’il te plaît, commande-lui quelques tableaux ; la famille en achètera peut-être aussi quelques-uns. Gagner un peu d’argent l’aidera beaucoup… »


La grande-duchesse était constamment occupée à l’organisation du couvent et à prier. Il y avait tant de tâches à accomplir qu’elle se couchait souvent après minuit. Au cours de ses visites dans les monastères, elle parlait beaucoup avec les ascètes de la terre russe (podvijniki) et, grâce à leurs conseils, elle montait peu à peu les marches de sa propre perfection. Elle récitait sans cesse la Prière de Jésus : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi . »

Ce faisant, elle remplissait le devoir de prière que Saint Séraphim de Sarov avait établi pour les laïcs*.


(*) : ( Les Saints Pères de l’Eglise chrétienne nous apprennent que non seulement les moines, mais également les laïcs, peuvent parfaitement arriver à réciter continuellement la Prière de Jésus. Cette prière du cœur mène l’âme de l’homme à la contemplation de Dieu et crée l’habitude de toujours se trouver, pour ainsi dire, en présence du Seigneur Jésus-Christ lui-même. Le saint Apôtre Paul a, lui aussi, parlé de la prière perpétuelle dans ses épîtres aux Ephésiens (6, 18), aux Thessalonici,ens (5, 17) et aux Romains, où il écrit : «  Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé «  (10, 12-13).).

Dans une lettre à son frère Ernst, datée de 1908, elle écrit qu’elle lui envoie un chapelet, et lui demande de réciter cette prière*.

(*) : ( Sur la photographie où Elizaveta Féodorovna pose en religieuse du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, elle tient dans sa main un chapelet. Elle ne s’en séparait jamais, et à chacun de ses moments de liberté, elle l’égrenait en récitant la Prière de Jésus. Quand en 1981, juste avant la glorification des Nouveaux Martyrs russes, l’on ouvrit , à Jérusalem, le cercueil contenant les restes de la grande-duchesse, l’on y trouva le chapelet. A l’heure actuelle, ce chapelet ainsi que les petites icônes métalliques trouvées dans le cercueil de la martyre se trouvent dans un coffret de verre près de son tombeau en l’église Marie-Madeleine à Gethsémani).

Elizavéta Féodorovna écrivit à son retour de Livadia une autre lettre à son frère Ernst, emplie du calme et de la joie que lui avaient procurés la contemplation de la beauté printanière de la Crimée et les conversations avec le couple impérial et son frère. La mort de l’une de ses collaboratrices, une sœur de charité, ne l’abattit même pas. Au contraire, elle n’y vit que le passage d’une âme dans un monde meilleur. En revenant de Livadia à Moscou, la grande-duchesse s’arrêta pour quelques heures à Belgorod, afin d’aller prier sur la tombe de saint Joseph de Belgorod, qu’elle révérait particulièrement. Nous reproduisons ici sa lettre dans son intégralité :


Mars-avril 1908


« Mon chéri !

Merci et merci encore pour ton tendre amour et l’amour des tiens qui me fait toujours si chaud au cœur. C’était si bon de te voir et le temps passé à Livadia était si plein de quiétude et de joie. La mort de ma petite sœur de charité ne m’a apporté de l’autre monde que de la lumière ; il n’y avait là rien de triste, mais uniquement ce qui nous lie à notre Maison éternelle… Nous vivions alors dans un paradis terrestre à l’éclosion du printemps aux fleurs magnifiques. Ma petite église le matin, nos conversations quotidiennes avec Nikki et voir sa famille, tous avec une bonne mine et l’air content, a été 9pour 9moi une très grande, une immense consolation. Alix était si gentille, elle est 9même venue très tôt à l’église pour m’aider pendant la communion à recevoir le corps et le sang du Christ. Quelle bonne âme, elle a un si bon cœur. Que le Seigneur la protège de tout mal. Je souhaite qu’eux tous*, qui Le regardent avec une foi si ferme, voient clairement le chemin qui mène au bien de leur pays et à la pleine réalisation de leur monde personnel.

(*) : ( La famille impériale).

Ici**, on les attend toujours avec joie et impatience.

(**) : ( A Moscou).

Mais cette visite que nous attendons depuis si longtemps pourrait bien être encore ajournée… J’ai trouvé tout ici parfait. Ma petite halte de quelques heures à Belgorod auprès des reliques de saint Joseph était pour moi un tel bonheur ! Je suis allée à l’église et j’ai passé quelques heures dans le couvent. C’est de là que je t’envoie une magnifique icône de la Sainte Vierge et du Christ, et un chapelet imprégné d’une huile de la veilleuse du saint, qui dégage une senteur. Si tu le laisses dans la chambre la nuit, cela sentira très bon. J’ai donné les mêmes à Irène***, et elle était folle de joie.

(***) : ( La sœur d’Elizaveta Féodorovna).

La prière que l’on récite à chaque grain est la suivante : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi. » Cette prière est récitée par tout chrétien ; et comme il est agréable de vivre et de s’endormir avec elle ! Récite- la de temps en temps, mon chéri, en mémoire de ta grande sœur qui t’aime tant,

Ella

Oh ! comme j’aimerais aller vous voir, mes chéris, ou bien que toi, tu reviennes encore bientôt ici ! Mais cela dépend de la volonté de Dieu. Ses voies sont si impénétrables et si magnifiques ! Je Le remercie sans cesse pour tous Ses bienfaits.

Je viens d’écrire quelques lignes désordonnées à Alix, et lui ai fait toute une liste de questions, car j’ai beaucoup de choses à faire, et il est maintenant près d’une heure et demie du matin. Dis-leur à elle et à Nikki que j’ai été profondément émue d’être avec eux, et que c’est avec une très, très grande joie que je les attends ici. Je souhaite que leur séjour dans leur chère vieille Moscou soit particulièrement heureux et béni. »


***


En fondant son couvent, Elizaveta Féodorovna décida de le dédier aux saintes Marthe et Marie, les sœurs de Lazare. Il est dit dans l’Evangile que, lorsque le Seigneur entra dans la maison de Lazare, l’une de ses sœurs, Marthe, se donna beaucoup de peine pour bien recevoir l’Hôte divin, tandis que son autre sœur, Marie, s’assit aux pieds du Seigneur et écouta Ses paroles. Quand Marthe demanda pourquoi Marie ne venait pas l’aider, le Seigneur lui dit, selon les paroles transmises par l’évangéliste Luc : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée » (Luc, X, 41-42).

La Sainte Eglise explique ces paroles du Seigneur de la manière suivante. Le Seigneur n’a pas blâmé Marthe pour ses efforts pour Lui plaire. Il voulait seulement lui faire comprendre et la mettre en garde contre un emballement excessif pour les occupations profanes et pour la praxis (l’action, par opposition à la théoria, la contemplation), car son amour pour Lui ne s’exprimait alors que de façon humaine. Marie, elle, avait tout de suite compris qu’ »une seule est nécessaire », et c’est pourquoi elle s’était assise aux pieds de Jésus-Christ et L’avait écouté. Marthe représente la manière active de servir Dieu, et Marie, la manière contemplative d’approfondir les mystères de Dieu.

C’est certainement ainsi qu’Elizaveta Féodorovna comprenait la parabole de Marthe et Marie quand elle donna à son couvent leurs noms, puisqu’il devait réunir deux vertus : servir le Seigneur par la praxis (la pratique) en aidant son prochain comme Marthe, et servir par la théoria (la contemplation) directement Dieu par la prière et le travail sur soi comme Marie.

Dans son opuscule A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, l’archevêque Anastase écrit (p. 8) :

« Le nom que la grande-duchesse a donné à son institution, « Couvent Saintes-Marthe-et-Marie », est en soi très significatif car il prédéfinit sa mission. Le couvent devait être comme la maison de Lazare dans laquelle notre Seigneur Jésus passa tant de temps. Les sœurs du couvent devaient conjuguer l’éminent destin de Marie écoutant l’Eternel Verbe de la vie avec le service de Marthe, puisqu’elles engendraient en elles le Christ Lui-même à travers Ses frères et sœurs cadets… »


En fondant son propre couvent, la grande-duchesse avait à l’esprit d’y faire revivre l’ordre ancien des diaconesses. Dans la littérature de l’Eglise orthodoxe, il ne reste pratiquement plus rien sur les diaconesses. On sait que l’ordre des diaconesses a existé dans l’Eglise ancienne aux premiers siècles de la chrétienté, avant même l’existence des monastères. A cette époque, les veuves et les femmes célibataires d’un certain âge pouvaient devenir diaconesses. Elles s’occupaient principalement de catéchisation, c’est-à-dire qu’elles préparaient les païennes à se convertir à la chrétienté, mais s’adonnaient également aux œuvres de bienfaisance. Malheureusement nous n’avons plus aucune donnée sur le sujet.

Nous ne savons pas ce que la grande-duchesse avait en tête quand elle disait vouloir faire revivre l’ordre des diaconesses. Il est possible que des documents sur le sujet aient été préservés dans les archives du Saint-Synode de Moscou, mais pour nous qui vivons à l’étranger, ils sont inaccessibles. Le métropolite Vladimir, martyr russe, soutenait Elizaveta Féodorovna dans son désir de réinstituer les diaconesses. En revanche, l’évêque Hermogène de Saratov ( ultérieurement évêque de Tobolsk, également martyr, cruellement assassiné par les bolchéviques), était opposé à cette idée. L’archevêque Anastase, qui connaissait personnellement Elizaveta Féodorovna, était de son côté. Dans son opuscule A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, il écrit (p.9) :


« S’efforçant d’être en tout la fille obéissante de l’Eglise orthodoxe, la grande-duchesse refusait d’utiliser les prérogatives de son rang pour quelque raison que ce soit, même la plus petite, qui puisse l’exempter de toute soumission aux règles communes ou aux préceptes des autorités ecclésiastiques… Pendant un moment, elle songea sérieusement à faire revivre l’ancien institut des diaconesses, ce en quoi elle fut chaleureusement soutenue par le métropolite de Moscou, Vladimir. Toutefois, en raison d’un malentendu, l’évêque Hermogène ( à l’époque évêque de Saratov, devenu ultérieurement celui de Tobolsk où il termine sa vie en martyr) s’éleva contre cette idée, accusant, sans aucune raison, la grande-duchesse d’avoir des tendances protestantes ( ce dont il se repentit plus tard). C’est lui qui la força à abandonner ce projet. »


Incomprise dans ses aspirations et accusée de protestantisme, Elizaveta Féodorovna supporta vaillamment l’épreuve et continua inlassablement à travailler à son œuvre : le couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Elle passa un temps infini à établir la règle de son couvent. Elle se rendit plusieurs fois au monastère de Zosime, où elle discuta de son projet avec les moines ermites, écrivit à différents monastères et aux bibliothèques religieuses dans le monde entier, étudia les règles d’anciens monastères. Ce fut un immense et minutieux travail. Ce que voulait créer la grande-duchesse, c’était une communauté qui allierait idéalement bienfaisance et médecine. Et elle mit toute sa persévérance et son obstination au service de la naissance de son œuvre.*

(*) : ( Même quand le couvent Saintes-Marthes-et-Marie fut érigé et confirmé, la grande-duchesse continua inlassablement de travailler à son agrandissement et à son embellissement, et cela jusqu’à la révolution).

Un couvent d emiséricorde, de travail et de prière était un type d’institution qui n’avait jamais existé jusqu’alors en Russie, et c’est pourquoi certains membres du Saint-Synode furent plutôt sceptiques vis-à-vis de cette innovation. Elizaveta Féodorovna dut maintes fois remanier son projet de règle afin de répondre à toutes les exigences du Saint-Synode**.

(**) : ( Le livre d’E.M. Almedingen, An Unbroken Unity, décrit en détail tous les obstacles que rencontra la grande-duchesse Eisabeth lors de la création de son couvent).

La société laïque ne pouvait guère comprendre Elizaveta Féodorovna. Nombre de ses « amis », étrangers à tout élan du cœur et pour qui le sens à la vie se limitait à la satisfaction des besoins et des plaisirs terrestres, désapprouvèrent son intention de se retirer du monde et la critiquèrent. L’empereur Nicolas II comprenait clairement le projet de la grande-duchesse et l’approuvait. Il aida par un décret impérial à accélérer la reconnaissance du couvent par le Saint-Synode***.

(***) : ( La participation de l’empereur Nicolas II à la reconnaissance du couvent Saintes-Marthe-et-Marie est décrite tant dans le livre de M. Paléologue que dans celui de E.M. Almedingen).


***


Le couvent Saintes-Marthe-et-Marie commença ses activités, avec une règle provisoire, le 23 février 1909.

La grande-duchesse n’y occupait que trois petites pièces : son cabinet de travail, un salon et une chambre à coucher. Les murs de l’humble appartement étaient blancs, avec de nombreuses icônes, et le mobilier se limitait au strict minimum : une table, des chaises cannées et un lit en bois. La maison de la mère supérieure possédait un parloir et une salle de prières où trônait une grande icône de saint Séraphim de Sarov. Tous les bâtiments, sauf celui du prêtre, étaient reliés par des couloirs, ce qui permettait d’en faire le tour sans sortir à l’extérieur.

En 1909, Elizaveta Féodorovna acheta une maison sur un terrain mitoyen au jardin du couvent. Une partie de ce bâtiment fut transformé en orphelinat et l’autre en hôtel pour les personnes venant séjourner parmi les sœurs.

A l’inauguration du couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie ( nom officiel donné par le Saint-Synode), le couvent ne comptait que six sœurs ; en un an, ce chiffre passa à trente et ne cessa ensuite d’augmenter. C’étaient des jeunes femmes venant de toutes les couches de la société, qui, inspirées par l’exemple de la grande-duchesse Elisabeth, avaient décidé de consacrer leur vie à Dieu.

La première église construite à côté de l’hôpital, et dédiée aux malades, fut consacrée par l’évêque Tryphon le 22 septembre 1909 au nom des saintes Marthe et Marie. On plaça dans l’autel des fragments des reliques de saint Alexis, métropolite de Moscou, de sainte Elisabeth, protectrice de la grande-duchesse, et de saint Jean Climaque ( Saint Jean le Sinaïte).*

(*) : ( Le Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie, Moscou, Imprimerie du Synode, 1914 ( Marfo-Mariinskaïa obitel. Moskva, Sinodalnaïa tipografia, 1914).

Elizaveta Féodorovna fit construire en 1911 une seconde grande église en l’honneur de la Protection de la Mère de Dieu*, suivant les plans de l’architecte Alexeï Chtchoussev, et décorée par le peintre Mikhaïl Nestérov.

(*) : ( Dans un article publié le 4 octobre 1989 dans le n°40 du Journal Littéraire, l’archiprêtre Alexandre Charnougov écrit : «  Après l’arrestation de sa supérieure, le couvent cessa pratiquement toutes ses activités, mais subsista encore sept ans grâce à l’intervention de N.K. Kroupskaïa. Début 1926, de nombreuses sœurs furent déportées en Asie centrale, les bâtiments du couvent furent occupés par diverses institutions, et l’église de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu fut transformée en club. Un peu plus tard, on y installa, à la place de l’autel, une gigantesque statue du « petit père des peuples », Staline.)

La grande-duchesse avait demandé en 1907 au peintre de décorer la future église, et c’est d’ailleurs sur sa recommandation que la construction fut confiée à Alexeï Chtchoussev. Dans ses Souvenirs**, le peintre Mikhaïl Nestérov écrit (p. 327-328) :


« … C’est ainsi que Chtchoussev et moi-même fûmes amenés à réaliser le rêve que la grande-duchesse et moi avions en commun… La construction du couvent, ainsi que de l’église de la Protection-de-la-Mère de Dieu, qui y est attenante, se fit sur ses propres deniers. A son veuvage, elle avait décidé de se consacrer à des œuvres de bienfaisance. On disait qu’elle s’était séparée de tous ses objets de valeur pour pouvoir créer ce couvent et lui assurer une longue existence. Elle-même vivait très modestement.

Devant l’ampleur du projet et des frais y afférent, la grande-duchesse n’était pas en mesure d’octroyer des sommes aussi importantes pour la construction de l’église. Je dus donc prendre cela en compte et réduire au minimum mon devis pour la décoration…

J’établis un devis très modéré, près de quarante mille roubles pour six compositions murales, les douze icônes de l’iconostase et quelques décorations sur les murs. Il était prévu de représenter dans l’abside « la Protection de la Mère de Dieu » avec, en dessous, « la liturgie des anges ». Sur les pylônes des deux côtés de l’iconostase : «  l’Annonciation, » sur la partie nord : «  Jésus avec Marthe et Marie », et sur la partie sud : «  la résurrection du Christ ». Et finalement, sur le grand mur du réfectoire, ou de l’auditoire, une fresque représentant « le chemin vers le Christ ».

(**) : ( M.V. Nestérov, Souvenirs, Moscou, éditions Le Peintre soviétique, Vospominania, Moskva, Izdatelstvo «  Sovietski Khoudojnik », 1989).

Dans la fresque Le Chemin vers le Christ, je voulais exprimer tout ce que je n’avais pas réussi à transmettre dans ma Sainte Russie*.

(*) : ( Tableau de Nestérov pour lequel il reçut une médaille d’or à l’Exposition internationale de Munich en 1909 ( NdA).).

La même foule de croyants, mais avec plus de gens ordinaires, hommes, femmes, enfants, en marche, cherchant le chemin de la rédemption. A gauche, un blessé avec des béquilles, un soldat. J’ai introduit ce personnage en pensant à une lettre d’un soldat d’Akhaltsikhé que j’ai reçue après l’exposition. Ce soldat m’écrivait qu’ils avaient dans leur caserne une reproduction de la Sainte Russie et qu’ils la regardaient souvent, mais qu’ils ne voyaient aucun soldat dans la foule. Or, combien de fois, lui, soldat russe, avait-il risqué sa vie pour la foi, pour la patrie, pour cette « Sainte Russie »… !

Je voulais peindre l’iconostase dans le style des icônes de Novgorod. Le décor devait inclure des bouleaux, des sapins, des sorbiers. Je n’étais pas d’accord avec Chtchoussev sur la décoration de l’église. Je n’avais pas l’intention de styliser toutes mes peintures d’après les anciennes icônes de Pskov ou les églises de Novgorod ( à l’exception toutefois de l’iconostase), ce dont j’ai fait part à la grande-duchesse. Pour ne pas contrarier ma créativité artistique, elle me donna carte blanche. Chtchoussev fut obligé de s’incliner… »

La première pierre de cette église fut posée le 22 mai 1908 en présence non seulement de la grande-duchesse et de quelques personnalités haut placées, mais également du métropolite, des évêques, de l’architecte Chtchoussev et du peintre Nestérov.

Nestérov n’était pas satisfait de son tableau Jésus chez Marthe et Marie. Il appréhendait beaucoup l’avis d’Elizaveta Féodorovna. Il écrit (p. 344) :

«  Je l’ai invitée à l’église et attendis non sans inquiétude ce qu’elle allait me dire. Le tableau lui plut, et comme je savais que la grande duchesse ne disait jamais ce qu’elle ne ressentait pas, que ses paroles étaient vraies, franches et sans flatterie, je me réjouis de ses éloges ».

A la demande du peintre, Elizaveta Féodorovna fit apposer à l’entrée de l’église une interdiction d’entrer pendant les travaux, ce qui était indispensable, car les nombreux visiteurs détournaient l’attention du peintre et l’empêchaient de se concentrer. La grande-duchesse elle-même ne venait jamais sans prévenir et demandait toujours si sa présence ne gênait pas l’artiste.

Nestérov espérait beaucoup de sa fresque Le Chemin vers le Christ. Il en parle dans ses Souvenirs (p.347) :

«  J’ai commencé à peindre une œuvre très importante d’une quinzaine de mètres dans la nef de l’église. Je vois les choses de la manière suivante : un paysan printanier avec un grand lac, des champs et, au loin, des forêts. Vers le soir, après la pluie, une foule avance à la rencontre de Jésus, notre Sauveur. Les sœurs du couvent aident les plus faibles, les enfants, le soldat blessé et d’autres, à s’approcher de Jésus… »

A peine la fresque terminée, le peintre, content de son travail, se préparait à la montrer à la grande-duchesse quand une catastrophe se produisit. En étudiant de près son œuvre, il remarqua que, par endroits, apparaissaient de petites bulles noires. Il se trouva que la préparation du mur avait été effectuée par un aide peu qualifié qui, pour l’apprêt, avait utilisé une huile bon marché et gâtée. Il ne restait plus qu’à effacer la fresque, refaire l’apprêt et se remettre au travail. Nestérov était au bord du désespoir. Il devait absolument en parler à la grande-duchesse. Voici ce qu’il écrit (p. 349-350) :

« … Le lendemain, je lui fis savoir que la fresque était terminée et lui demandai de venir la voir. Elle arriva joyeuse, animée, affable. Elle s’arrêta devant mon œuvre, l’étudia avec attention, puis se tourna vers moi pour me dire toute sa profonde reconnaissance.

Le moment était difficile. Ses paroles étaient si pleines de joie, comme si nous avions remporté je ne sais quelle victoire, et maintenant, je devais lui dire que cette victoire était éphémère… Alors j’ai raconté à la grande-duchesse ce que j’avais découvert, qu’il fallait détruire la fresque, que c’était inévitable, indispensable. Elle fut aussi frappée par mes paroles que moi par ma découverte. Elle essaya de me consoler, proposa de laisser la fresque, pensant qu’avec le temps ces horribles bulles disparaîtraient…

Je n’avais pas le droit, même un instant, de me laisser tenter ; aussi ai-je convaincu la grande-duchesse du bien-fondé de ma décision de détruire la fresque… »


Ne pouvant se décider à repeindre sa fresque sur un mur pas encore tout à fait sec, Nestérov proposa à Elizaveta Féodorovna de la peindre sur une plaque de cuivre. Ce qu’elle accepta. La duchesse envoya Pavel Korine, alors âgé de dix-sept ans, pour aider Nestérov, qui l’apprécia beaucoup.

A la fin de l’année 1911, la décoration de l’église de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu fut terminée.*

(*) : ( Même après la fin des travaux, la grande-duchesse continua de s’adresser fréquemment à M.V. Nestérov pour diverses questions concernant l’église. Elle fut très attentionnée quand le malheur frappa la famille du peintre : sa sœur fut atteinte d’un cancer à l’estomac et son fils cadet Alexeï attrapa la scarlatine. Elizaveta Féodorovna proposa alors à Nestérov de prendre sa fille Natacha avec elle au couvent. Le peintre en parle à la page 365 : « Notre fille était parfaitement bien au couvent ; elle rentra à la maison très contente de son séjour et garda fort longtemps un très agréable souvenir de cette époque. Quand la grande-duchesse laissa Natacha rentrer à la maison, elle lui offrit en souvenir un joli bibelot de Fabergé. »).

Cette nouvelle église du couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie fut consacrée en avril 1912 par le métropolite de Moscou Vladimir**, conjointement avec les évêques Tryphon et Anastase***.

(**) : ( Vladimir, devenu par la suite métropolite de Kiev, fut le premier hiérarque martyr des bolchéviques et se place ainsi en tête de la multitude des Nouveaux Martyrs russes).

(***) : ( Devenu par la suite le premier hiérarque de l’Eglise orthodoxe russe hors-frontières).

Une crypte en l’honneur des Forces célestes et de tous les saints fut construite sous l’église en 1914****.

(****) : ( Cette crypte fut décorée par le peintre Pavel Korine. Elizaveta Féodorovna lui rendit souvent visite pendant les travaux et lui répéta plus d’une fois : «  Quand la guerre sera finie, je vous enverrai étudier à Florence).

A cette époque, la grande-duchesse pensait que c’était là que reposerait son corps après sa mort. Elle y descendait souvent pour méditer et, loin du monde, s’élever vers Dieu par la prière.

Toutes les lettres écrites par la grande-duchesse à ses proches après la création du couvent Saintes-Marthe-et-Marie sont empreintes d’une profonde foi et d’un infini amour envers Dieu et les hommes. Son âme sainte pressentait déjà les terribles événements qu’allait subir la Russie, et elle priait, demandant à ses proches de prier aussi, pour l’humanité égarée.

Voici un extrait d’une lettre qu’elle écrivit du couvent Saintes-Marthe-et-Marie à son frère Ernst en 1910 :

« … Tu n’imagines pas à quel point ton travail d’authentique missionnaire est important. Que les prières que nous adressons tous à Dieu soient exaucées et que soient épargnés aux âmes des hommes les idées erronées, les idéaux et les espoirs malsains, sous quelque apparence mystique qu’ils apparaissent à leurs esprits aveuglés. Que les âmes des hommes soient arrachées aux filets du diable… et que nos prières nous apportent la patience et la persévérance, une foi sans limite et l’espoir en la Miséricorde divine… Grâce à Dieu, tout va bien ici, et nous sommes très pris par notre tâche. Prie pour nous, mon chéri, pour mériter Sa confiance et pour que nous remplissions nos obligations comme il se doit. As-tu conservé cette croix ? La portes-tu toujours ? Que saint Mitrophane soit ton saint protecteur… »


La règle instituée dans le couvent Saintes-Marthe-et-Marie était pratiquement celle en vigueur dans tout autre monastère. Après la confirmation de cette règle le 22 avril 1910 par le Saint-Synode, un événement d’importance eut lieu en l’église Saintes-Marthe-et-Marie : selon un rite élaboré par le Saint-Synode, dix-sept sœurs du couvent, avec à leur tête la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, furent consacrées sous le nom des sœurs de la croix, de l’amour et de la miséricorde par l’évêque Tryphon.

Elizaveta Féodorovna, qui tout au long de sa vie antérieure avait déjà montré à quel point elle se préoccupait de l’existence malheureuse des nécessiteux, ôta enfin ses noirs vêtements de deuil pour revêtir sa robe blanche de religieuse et se mettre encore mieux au service de Dieu.

Le matin de cette illustre journée, la grande-duchesse rassembla autour d’elle toutes les sœurs de son couvent et leur dit : «  Je laisse derrière moi ce monde brillant dans lequel j’occupais une place privilégiée, et, avec vous toutes, j’entre dans un monde bien plus important, dans le monde des pauvres et des miséreux. »

La consécration des moniales eut lieu après les vigiles et la grande doxologie (« Vélikoïé slovoslovïé »). Elizaveta Féodorovna et toutes les sœurs prononcèrent le vœu de mener une vie monacale de chasteté dans le travail et la prière.

Au lendemain de ce jour mémorable fut célébré un magnifique office religieux : au cours de la liturgie, le métropolite Vladimir remit à chacune des sœurs une croix en bois de cyprès attachée à un ruban blanc ainsi que l’insigne de la dignité monacale, et il éleva la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna au rang de mère supérieure du couvent.

La comtesse Maria Belevskaïa-Joukovskaïa évoque ainsi ce jour ( cf. revue Vetchnoïé, numéro de juillet-août 1968) :

«  C’était un grand jour ; l’entrée dans les ordres de la mère supérieure fut un jour inoubliable : la grandeur dans la simplicité, la nouvelle vie et le renoncement total de soi ! Nous avions l’impression que c’était le Seigneur Lui-même qui l’avait amenée à Lui. »

Au cours de cette liturgie solennelle, l’évêque Tryphon ( dans le civil, prince Tourkestanov), s’adressant à Elizaveta Féodorovna déjà revêtue de sa robe monacale, prononça ces paroles prophétiques :

«  Ce vêtement Vous cachera du monde et le monde Vous sera caché, mais en même temps il sera le témoin de Votre activité bienfaitrice qui brillera devant le Seigneur à Sa gloire. »*

(*) : ( Protopresbytre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, tome 1, p. 276).


Les paroles de l’évêque Tryphon se réalisèrent. Eclairée par la Grâce du Saint-Esprit, l’activité de la grande-duchesse illumina d’un feu céleste les années prérévolutionnaires de la Russie, et conduisit cette grande ascète à la dignité de martyre et, avec elle, sœur Varvara Iakovleva, sa voisine de cellule.

Le Journal du Patriarcat de Moscou ( 1996, n°7) a publié une lettre d’Elizaveta Féodorovna adressée à Alexandra N. Narychkina. Cette lettre laisse une profonde impression et révèle ce qui mena la grande-duchesse au dur chemin qu’elle avait choisi.

Moscou, ce 20 janvier 1909


« Ma chère tante Sacha* !

(*) : ( Alexandra N. Narychkina, qu’on appelait « tante Sacha » dans la famille du tsar, née Tchitchérina, veuve du maréchal Emmanuel Dimitriévitch Narychkine, dame d’honneur, tutrice honoris causa de l’Ecole de la société patriotique féminine impériale ; durant la guerre russo-japonaise, elle organisa des hôpitaux de campagne pour les soldats blessés ; connue aussi pour sa fervente bienfaisance et sa défense de l’art artisanal, elle a été fusillée à Tambov en 1919. Dans ses mémoires, Vladimir F. Djounkovski (1865-1938), gouverneur général de Moscou, écrit de la mort d’A.N. Narychkina : «  Pendant la révolution, on porta la malade âgée de plus de soixante-dix ans sur une civière jusqu’à un traîneau qui devait la conduire hors de la ville pour être fusillée. On n’eut pas le temps de l’amener sur le lieu d’exécution car elle mourut en route. » Le général V.F. Djounkovski fut lui-même fusillé sous Staline en 1938 ( NdA).).

Je Vous remercie de tout cœur pour toutes Vos lettres pleines de bonté. Je suis heureuse de constater que Vous partagez mes convictions quant au chemin que j’ai choisi ; si Vous saviez à quel point je me sens indigne de ce bonheur démesuré, car c’est cela le vrai bonheur – c’est lorsque le Seigneur nous donne la santé et la possibilité d’œuvrer pour Lui.

Vous me connaissez suffisamment pour comprendre que je ne considère pas mon travail comme quelque chose d’extraordinaire. Je sais parfaitement que dans la vie, chacun est à sa place, qu’elle soit étroite, inférieure, ou brillante… si nous accomplissons notre devoir et que, dans notre âme et nos prières, nous confions notre existe afin qu’il nous rende plus forts, nous pardonne nos faiblesses et nous mène vers le chemin de la vérité. Les circonstances de la vie, mon veuvage, m’ont poussée à abandonner ma place dans la haute société et les devoirs qui m’incombaient. Si je m’efforçais aujourd’hui de jouer un rôle en politique, cela ne mènerait à rien et n’apporterait aucune satisfaction ni à moi-même, ni aux autres. Je suis seule, et les gens qui vivent dans la misère et endurent de plus en plus de souffrances physiques et morales doivent recevoir au moins un peu d’amour chrétien et de miséricorde. Cela m’a toujours tourmentée, et c’est devenu à présent le but de ma vie. On dit que certains ont envie de quitter la vie profane ; moi, au contraire, je veux y entrer.

J’ai connu une facette de cette vie-là grâce à mes obligations d’alors, ce qu’on appelle « la société », « le monde ». J’ai fait tout ce que j’ai pu, et peut-être ai-je mal rempli mes obligations. J’ai essayé d’épauler mon époux dans la vie qu’il menait et dans les tâches qui lui incombaient – apparat, festivités… Je croyais sincèrement que je devais l’aider et je l’ai fait avec joie, avec le sentiment que nous apportions aussi la joie aux autres. Nos soirées plaisaient à tous, j’y ai vu beaucoup de visages heureux. Vous pensez sans doute que je juge la société, que je la rejette ? Mais j’ai pu auparavant également constater que les gens riches, les jeunes, ceux qui sont assujettis à leur amour-propre et ne pensent qu’aux distractions, souffrent beaucoup moins que les autres, mais quand ils souffrent, il est encore plus difficile de les consoler. Vénérer le veau d’or, vénérer sa propre personne, quelle souffrance sans espoir !

Il se peut que je me trompe ( je sais que mon désir de transporter mon existence dans le monde de l’extrême misère suscitera chez certains la moquerie), mais je crois qu’il y aura parfois quelqu’un qui regardera de mon côté et me viendra en aide, et abandonnera quelques heures ses divertissements. Si seulement quelqu’un pouvait se rendre compte, ne serait-ce qu’une fois, quelle joie immense peuvent apporter de simples paroles et un soutien, même une petite aide à trouver du travail ou la consolation quand on souffre. Vous me direz, comme bien d’autres : restez dans Votre palais et faites le bien « d’en haut ». Mais si je demande aux autres d’adhérer à mes convictions, il faut que je vive comme les malheureux, je dois faire la même chose qu’eux, endurer avec eux les mêmes difficultés. Je dois être forte pour pouvoir les consoler, les encourager par mon exemple. Je n’ai ni intelligence ni talent ; tout ce que j’ai, c’est mon amour pour le Christ ; mais je suis faible. L’essence même de notre amour pour le Christ, notre dévouement à Lui, nous ne pouvons les exprimer qu’en apportant aux autres la consolation. C’est seulement ainsi que nous Lui offrons notre vie. Hélas, j’ai du mal à écrire tout cela, à l’expliquer, mais Vous saurez comprendre…

Vous me dites : «  Il faut bien que quelqu’un nous dirige, on ne peut pas se fier entièrement à notre propre vision de la vie spirituelle. » C’est indispensable, il est impossible de se passer de cette aide… et Dieu, dans Sa bonté, nous a donné ce pasteur précieux*, la fine fleur de notre vie spirituelle ici-bas.

(*) : ( Il s’agit de l’archiprêtre Mitrophane Srébrianski ( 1870 – 1948), confesseur du couvent Saintes-Marthe-et-Marie dans les années 1909-1926, l’auteur des mémoires consacrés à ce couvent).

Tout le monde, grands et petits, tous estiment qu’avec ce saint père, notre vie sera bénie de Dieu. Je sais que je ne suis pas à la hauteur, mais une sœur, un être qui possédait une foi profonde, infiniment dévouée au Seigneur, m’a dit un jour : «  Mettez Votre main dans celle du Seigneur et marchez sans hésitation. » Mon amie si chère, priez pour que je conserve toujours ce soutien unique, pour que je sache toujours où aller. Je Vous envoie notre « règle » provisoire, ainsi qu’un document explicatif. Vous trouverez aussi le règlement interne et des détails divers. Ce n’est qu’au fur et à mesure de notre travail que nous pourrons comprendre nos erreurs et mettre en avant ce qui est pour nous le plus nécessaire. S’il y a des détails qui attirent Votre attention, écrivez-moi, et je me ferai une joie de Vous répondre.

Pardonnez-moi cette longue lettre. En ce qui concerne Dmitri**, il sera, naturellement, touché de Votre attention.

(**) : ( Dmitri Pavlovitch (1891- 1942), fils du grand-duc Pavel Alexandrovitch et de la grande-duchesse Alexandra Guéorguievna ; après la mort de sa mère, il fut élevé par la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna).

Il m’a complètement abandonnée, mais grâce au Seigneur, ce garçon qui m’est si cher et qui a un cœur si tendre ne m’oublie jamais. Il viendra ici pour la Chandeleur. Pour l’instant, je vis encore au palais Nikolaïevski, que l’empereur m’a laissé. J’y ai aménagé une pièce pour les visiteurs et gère assez bien mon quotidien. Les autres pièces sont destinées au travail, aux pauvres, et pour les réunions que je dois organiser avec les membres de mes comités. Je vais utiliser cet endroit pour faire mes rapports et recevoir les visiteurs officiels. J’ai tellement d’obligations à présent ! Mes amis et mes proches peuvent aussi venir me voir, et je dois leur réserver quelques pièces.

Vous voyez bien que je n’oublie pas ceux qui ont besoin de moi, ceux que j’ai connus avant de commencer cette nouvelle activité. Il y a des devoirs et des relations qui ne doivent pas souffrir de tout cela. Quant aux pensées suscitées par l’amour-propre, et l’impression de vide… que j’avais autrefois, tout cela a complètement disparu de ma vie, voilà tout.

Que Dieu Vous bénisse. Je Vous embrasse bien sincèrement,

Votre vieille amie Elisabeth. »

Le 18 avril 1909, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna écrit à l’empereur Nicolas II une lettre dans laquelle elle explique la raison qui l’a poussée à renoncer à sa vie mondaine pour se tourner vers le chemin du sacrifice de soi et du service de Dieu :

« Cher Nikki !

Un très grand merci pour ta longue lettre, avec tes bons et magnifiques conseils, que j’accepte totalement et comprends ; j’aurais simplement voulu te répondre, te montrer une infime partie de ma vie intérieure, pour que tu saches ce dont on arrive rarement à parler… Certains ne croient pas que je me sois décidée à faire ce pas toute seule, sans influence extérieure. Nombreux sont ceux qui croient que j’ai pris sur moi une croix bien trop lourde et que je vais le regretter ou bien la laisser tomber ou encore m’écrouler sous son poids. Il se trouve que je n’ai pas pris cela comme une croix, mais comme un chemin plein de lumière, que le Seigneur m’a montré après la mort de Sergueï et auquel j’aspirais du fond de mon âme depuis de nombreuses années. Je ne le sais pas exactement, mais je crois que depuis mon enfance, j’ai toujours voulu aider les nécessiteux et surtout ceux dont l’âme souffre. Cette envie n’a cessé de grandir en moi, mais dans notre situation d’alors, lorsque nous devions recevoir, rendre des visites, organiser réceptions et bals…je ne pouvais pas me consacrer à cela entièrement, les autres obligations étant plus importantes. Tu ne peux pas approuver d’aussi « grands périples de la vie », mais essaie de comprendre, pour moi ce n’est pas un « périple ». Cela a grandi petit à petit, et à présent cela a pris forme, et nombreux sont ceux qui m’ont connue toute ma vie et qui me voyant ici, ne sont pas du tout étonnés, mais ont pris au contraire ce changement comme une suite logique de quelque chose qui a commencé bien avant, et moi, je l’ai compris aussi ainsi. J’ai été stupéfaite quand un véritable orage s’est déclenché : on a essayé de me retenir, de me faire craindre les difficultés, tout cela avec amour et bonté, mais sans aucune compréhension de mon caractère. Tu écris : «  Je trouve tout de même que tu aurais pu faire encore plus de bien dans ta position précédente. » Je ne peux dire si tu as tort ou raison, ou bien si c’est moi qui me trompe ; la vie et le temps le montreront. Et naturellement, je ne suis pas digne de la joie infinie que me donne le Seigneur, la joie d’avancer sur ce chemin, mais je vais m’y efforcer, et Lui, qui n’est qu’amour, pardonnera mes erreurs, car Il voit combien j’aimerais Le servir, ainsi que tout ce qui est à Lui. Dans ma vie il y a eu beaucoup de joies, et dans les tourments tant de consolations infinies, que j’ai soif de partager au moins une partie de cela avec les autres. J’aurais pu écrire encore beaucoup de pages, mais il est très difficile d’exprimer sur le papier ce que l’on ressent. J’aspire à remercier à tout instant pour tout ce que Dieu m’a donné. J’aspire à Lui apporter ma reconnaissance, tout infime qu’elle soit, en Le servant et en servant Ses enfants nécessiteux. Oh, ce nouveau sentiment a toujours vécu en moi. Le Seigneur a toujours été si miséricordieux pour moi. A aucun instant je ne pense accomplir un exploit, pour moi c’est une joie et je ne sens pas de croix à porter, grâce à la miséricorde infinie du Seigneur que j’ai toujours remarquée envers moi. J’ai soif de Le remercier. Quant à mes anciennes obligations, je ne les abandonne pas non plus – comités, et toutes mes affaires précédentes, demeurent. Cela continue toujours de reposer sur moi. Ce matin, mon régiment de Kiev est parti. Je ne les oublie pas ; j’ai donné une petite somme, en mémoire de Sergueï, pour l’instruction des filles des officiers les plus pauvres, et pour Noël, je leur enverrai, ainsi qu’au régiment de Tchernigov, de l’argent pour le sapin et pour les réjouissances des soldats… »

Dans une autre lettre à l’empereur, écrite aussi en avril 1909, Elizaveta Féodorovna révèle son état d’âme et sa vision du monde peu après la fondation de son couvent Saintes-Marthe-et-Marie :


« Christ est ressuscité !

Cher Nikki !

Je vous remercie tous les deux chaleureusement pour la petite icône-pendentif, qui est accrochée chez moi dans mon petit oratoire avec les autres icônes qu’on nous a offertes ici dans ma nouvelle maison. Tu as toujours été pour moi un frère très cher, et tu as dit avec un tel élan que tu trouvais notre règle bonne, que j’aimerais maintenant te raconter un peu comment ma vie s’est organisée ici depuis le début, lorsqu’il fallait réfléchir à chaque pas, et, peu à peu, avec l’aide de Dieu, avancer. J’ai eu l’idée de commencer le jeûne avec quelques jeunes nouvelles arrivantes, afin de prononcer les vœux avec elles. Notre première semaine s’est passée dans la prière, dans le calme, dans le jeûne, puis nous avons reçu les Saints Sacrements, après quoi notre nouvelle vie a commencé. Voici, en deux mots, comment se passe notre journée ici : le matin nous prions ensemble, une des sœurs lit à l’église jusqu’à 7 heures et demie ; à 8 heures ont lieu les Heures et la règle selon le Typikon ; celles qui sont libres vont suivre l’office, les autres s’occupent des malades, ou bien font de la couture, ou bien autre chose… Nous n’avons pas encore beaucoup de malades, car nous prenons des patients pour apprendre à soigner en pratique les différents cas dont il est question dans les cours que nous donnent les médecins, et pour le début nous n’avions pris que des malades légers, mais maintenant nous avons des cas de plus en plus difficiles ; mais grâce à Dieu, notre hôpital est spacieux et clair, les sœurs sont très dévouées à leur tâche, et les malades se rétablissent merveilleusement bien. A midi et demi, les sœurs, avec madame Gordiéïeff à leur tête, se mettent à table, mais moi je mange seule chez moi – je préfère, et, en outre, je trouve que malgré la vie communautaire il doit y avoir une certaine distance. Pendant les jeûnes de mercredi et vendredi, nous mangeons de la nourriture de carême, mais, le reste du temps, les sœurs mangent de la viande, des laitages, des œufs, etc… Quant à moi, cela fait des années que je ne mange plus de viande, et que, comme tu le sais, je suis toujours végétarienne, au régime végétarien ; mais ceux qui n’ont pas l’habitude doivent manger de la viande, surtout quand on travaille dur. J’aborde ce genre de détails, car les gens sont curieux de savoir comment je vis au couvent ; sans voir notre vie, ils s’imaginent souvent des choses erronées ; l’imaginaire travaille et nombreux sont ceux qui pensent qu’on ne vit que de pain, d’eau, et de bouillie, et que c’est plus rude que dans un vrai monastère. «  Qu’est-ce qu’elles ont la vie dure ! » En réalité, c’est une vie simple et saine. Nous dormons huit heures, quand on ne veille pas trop tard ; nous avons de bons lits, et de charmantes petites pièces avec du papier peint vif et des meubles d’été (en rotin). Mais mes appartements sont grands, spacieux, clairs et confortables ; ils ont aussi un côté été ; tous ceux qui m’ont rendu visite étaient enchantés. Ma maison se situe à part. Puis il y a un hôpital avec une chapelle. Puis il y a la maison des médecins, puis l’infirmerie pour les soldats, et encore une maison, cela fait quatre en tout. Après le déjeuner, certaines sortent prendre l’air, après quoi tout le monde se remet au travail ; on sert le thé à 4 heures, le dîner à 7 heures et demie, et ensuite ont lieu les prières du soir dans mon petit oratoire. Au lit à 10 heures. A présent ce qui concerne les cours : ils sont faits trois fois par semaine par le prêtre et trois fois par les médecins. Entre les cours, les sœurs lisent ou étudient. Pour le moment, elles ont la pratique médicale uniquement chez nous à l’hôpital. Je leur rends visite uniquement pour recueillir des renseignements sur les malades à différentes occasions. Tu comprends, au début elles doivent apprendre. Les cours du prêtre sont très intéressants, exceptionnels, car il n’est pas seulement profondément croyant, mais c’est aussi un homme infiniment cultivé. Il commence par la Bible, il finit par l’histoire de l’Eglise, et il montre tout le temps comment et de quelle manière les sœurs peuvent aider et ce qu’elles peuvent dire pour soulager ceux dont l’âme souffre. Tu connais le père Mitrophane ; il t’a fait une bonne impression à Sarov, et à Orel, on l’a tout bonnement adoré. Ici aussi on voit des gens qui viennent de très loin à notre petite église pour recueillir des forces dans ses prêches simples et magnifiques, et pour la confession. C’est un homme large d’esprit, il n’a rien d’un fanatique limité, tout est fondé sur l’amour infini de Dieu et le pardon. Un authentique prêtre orthodoxe, profondément attaché aux coutumes de l’Eglise ; pour notre tâche, c’est une bénédiction divine, car il a su donner un fondement solide à tout l’édifice. Combien en a -t-il fait revenir à la foi, mis sur la voie de la vérité, combien de fois n’ai-je pas entendu les gens remercier d’avoir ce bien précieux et de pouvoir le rencontrer. Aucune exaltation ; mais tu sais bien que j’aime la foi sereine et profonde, et que je ne pourrais jamais arrêter mon choix à un prêtre fanatique. Certaines personnes de trop bonne volonté, parmi celles qui s’affairent autour de moi, craignent que je ne m’épuise et me ruine la santé avec cette vie, disant : elle ne mange pas assez, elle ne dort pas assez… Mais écoute, mon cher, ce n’est pas comme ça du tout. Je dors mes huit heures, je mange avec plaisir, je me sens physiquement à merveille, en bonne santé, et forte ( petit rhume par-ci par-là, des douleurs de rhumatisme ou de goutte dont tout le monde souffre dans notre famille, tu le sais, on ne peut y échapper). Tu sais bien que je n’ai jamais eu les joues roses, et tout sentiment profond se reflète immédiatement sur mon visage ; alors, je suis souvent pâle à l’église, mais je suis comme Alix et toi, j’aime l’office religieux et je sais quelle joie profonde il m’apporte. J’aimerais que vous sachiez tous deux ce que je vous ai déjà dit et écrit maintes fois : je suis absolument sereine, et la paix absolue, c’est le bonheur absolu. Mon cher Sergueï repose en paix avec ceux qu’il a aimés, avec ceux qui sont partis là où il se trouve ; quant à moi, le Seigneur m’a fait don d’un travail magnifique sur cette terre. Est-ce que je l’accomplis bien ou mal, Lui seul le sait ; mais je vais faire tout mon possible ; je mets ma main dans la Sienne et je marche sans crainte de porter la croix et de recevoir les offenses que ce monde m’a réservées ; peu à peu ma vie s’est orientée vers cette voie. Ce n’est pas une lubie, et je ne risque aucune déception : je peux être déçue par moi-même, mais je n’ai pas non plus d’illusions, et je ne dis pas non plus que je suis différente, que je ne suis pas comme tout le monde. J’aimerais travailler pour Dieu et avec Dieu, pour l’humanité des nécessiteux, et lorsque je serai vieille, et que mon corps ne me permettra plus de travailler, j’espère que le Seigneur me donnera la paix et la prière pour l’œuvre que j’ai commencée. Et alors je quitterai la vie active et me préparerai pour cette grande Maison. Mais, en attendant, j’ai la santé et la force, et autour de moi il y a tant de malheur, et les pas du Christ nourricier sont entendus par les nécessiteux, et par eux nous allons L’aider. Tout le monde est très bon et a envie d’aider, mais nombreux sont ceux qui pensent que j’ai commencé un travail au-dessus de mes forces. En réalité il en est tout autrement. Je suis forte de corps et d’esprit, et absolument heureuse dans la foi. Pardonnez-moi, mes chéris, de n’être pas venue vous voir ni à Noël, ni à Pâques, mais nos débuts étaient si importants ! Promettez-moi de ne pas penser que je vous oublie, le cœur dur ou par égoïsme, si je cesse de venir vous voir pour vos anniversaires. Je pense que pour quelque temps il serait bon de ne pas passer les fêtes ensemble : quand on commence à pousser le soc, on ne regarde pas en arrière, n’est-ce pas ? Ne pensez pas que je me trouve sous l’influence de qui que ce soit. J’essaie de trouver le chemin, et je vais bien sûr faire des erreurs… Les gens ne voient pas ma vie, ils ne voient pas que je suis absolument sereine, contente, et profondément reconnaissante à Dieu pour tout. Au lieu de s’inquiéter pour moi, ils devraient remercier Dieu de m’avoir trouvée digne de la consolation qu’est mon travail, un travail qui me donne une si pleine et absolue satisfaction… »



Douzième chapitre


Dans son livre Les Nouveaux Martyrs russes, le protoprêtre M. Polski écrit (p. 276) :

«  La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna était un rare mélange d’esprit chrétien, de noblesse morale, d’intelligence éclairée, de grandes qualités de cœur et de goût exquis. Son esprit était particulièrement fin et ouvert… C’est en vain qu’elle tentait, souvent par humilité, de se soustraire au regard des gens : il était impossible de la confondre avec une autre… Elle laissait partout derrière elle flotter un doux parfum de lys ; c’était, peut-être, parce que le blanc était sa couleur préférée ; c’était le reflet de son âme. »


La comtesse Alexandra Olsoufieff, qui fut « grande maîtresse » de la grande-duchesse Elisabeth avant de la suivre à son couvent, écrit (p.9)* :


«  … Elle avait le don d’attirer les gens sans se donner aucun mal. On sentait qu’elle était ailleurs, dans de hautes sphères, et qu’elle aidait les autres à s’y élever. Elle ne faisait jamais sentir aux autres leurs propres faiblesses… »


Elizaveta Féodorovna allait fréquemment à pied de son couvent au Kremlin pour se recueillir auprès des reliques saintes. Quand elle marchait dans les rues de Moscou, elle était l’objet de la ferveur enthousiaste de la foule ; aussi, parfois, pour ne pas être reconnue, elle mettait une robe monacale noire et une guimpe et, ainsi vêtue, passait sans se faire reconnaître. Elle n’aimait pas le noir et portait en général des vêtements de coton fris ou blanc, et elle ne mettait sa robe de laine blanche que les jours de fête. Elle possédait une grande connaissance de l’âme humaine, et pouvait instantanément vous comprendre, mais, en revanche, elle méprisait la servilité, le mensonge et la ruse. Elizaveta Féodorovna était consciente de la fausseté et de l’inconséquence du monde qui l’entourait, et elle disait souvent : «  Il est bien difficile de trouver la vérité sur cette terre de plus en plus inondée par les vagues du péché ; pour ne pas être déçu dans la vie, il faut chercher la vérité dans le Ciel, là où elle s’est réfugiée. »

Au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, la grande-duchesse menait une authentique vie d’ascète. Elle dormait sur un lit en bois, sans matelas, avec un oreiller dur. La plupart du temps, elle ne dormait pas plus de trois heures. A minuit, elle se levait pour aller prier soit dans sa chapelle, soit dans l’église, puis elle faisait le tour des salles de la clinique. Quand un malade s’agitait et demandait de l’aide, elle restait auprès de lui jusqu’au petit matin. Elle assistait également à des services religieux nocturnes dans les églises et monastères de Moscou et du Kremlin. Elle observait strictement les carêmes, et ne prenait de nourriture qu’en quantité raisonnable, à l’instar des moniales ascètes.

Dès le début de sa vie ascétique, et jusqu’à sa mort, Elizaveta Féodorovna obéit en tout à ses pères spirituels. Elle n’entreprenait rien sans la bénédiction du prêtre du couvent, l’archiprêtre Mitrophane Srébrianski, et les conseils des moines ascètes du monastère Optina Poustyn et d’autres encore. Dans ce domaine, son humilité et son obéissance étaient remarquables. L’higoumène Séraphim écrit dans son opuscule Les Martyrs du devoir chrétien (p. 10)* :


«  Elle se distinguait par une totale obéissance au starets, tant physique que spirituelle, sans la bénédiction de qui elle ne faisait rien, et c’est pour cela qu’elle reçut le réconfort intérieur et la paix de l’âme… »


Quand la grande-duchesse pensait avoir involontairement offensé quelqu’un soit par une parole, soit par un geste, elle demandait immédiatement pardon et réparait son injustice. Habituée au travail depuis l’enfance, elle faisait tout elle-même et ne demandait aucun service personnel aux sœurs. L’higoumène Séraphim connaissait bien Elizaveta Féodorovna et l’appelait « la grande dame de l’amour ». Il écrit plus loin (p. 14) :


«  La grande-duchesse, qui effectuait tous les travaux comme une simple sœur, essayait toujours de faire mieux que les autres, laissant ainsi derrière elle de profondes traces de son lourd labeur. A son seul souvenir, ceux qui la connaissaient avaient l’âme remplie d’une fervente vénération pour sa vie d’ascète et les idées pures de son cœur aimant. »


La grande-duchesse effectuait dans son couvent de la Miséricorde un travail surhumain. Elle examinait chaque jour les innombrables lettres et demandes qu’elle recevait de tous les coins de la Russie. Elle accueillait également des visiteurs qu’elle essayait d’aider de son mieux. A la clinique, Elizaveta Féodorovna prenait toujours sur elle les tâches les plus ardues : elle assistait aux opérations, faisait les pansements, et, grâce à sa douceur et à son intuition innées, trouvait toujours les mots justes pour réconforter les malades. Certains d’entre eux témoignèrent que, par sa seule présence, la grande-duchesse savait les calmer et soulager leurs souffrances. Ils racontèrent qu’une force curative émanait d’Elizaveta Féodorovna, et que cela les aidait à supporter la douleur et à accepter plus facilement l’opération*.

(*) : ( Protoprêtre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, toma I, p. 273).

Nul ne notait fatigue ni préoccupation sur son visage. Elle accueillait toujours tout le monde avec un visage radieux et un tendre sourire. Seuls les intimes remarquaient, dans les moments de tête-à-tête, que son regard devenait souvent pensif et fixait le lointain. « Une secrète tristesse apparaissait sur son visage, et plus particulièrement dans ses yeux, marque des âmes nobles qui se languissent dans ce monde », écrit d’elle le protoprêtre M. Polski. Dans l’enseignement qu’elle prodiguait aux autres sœurs, Elizzaveta Féodorovna essayait de leur inculquer la prière et des connaissances pratiques de médecine, mais également la ferveur de l’âme, afin qu’elles puissent préparer les malades incurables au passage à la vie éternelle. Elle leur disait :


«  Ne trouvez-vous pas effrayant que, par fausse humanité, nous essayions d’endormir de tels malades avec l’espoir d’une illusoire guérison. Nous leur rendrions un bien meilleur service si nous les préparions d’avance à un passage chrétien dans l’éternité.. »**

(**) : ( Protoprêtre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, tome I, p. 271).

Quand, en dépit du dévouement des médecins et des sœurs du couvent, un malade venait à mourir, la mère supérieure restait à ses côtés jusqu’à son dernier souffle, et priait pour son âme. Dans la chapelle érigée au fond du jardin du couvent, des psaumes étaient lus sans interruption devant la dépouille du défunt jusqu’à l’enterrement. Dans la journée, la lecture des psaumes était généralement faite par des sœurs venues de divers couvents moscovites, et, parfois, par les sœurs du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, quand elles avaient terminé leur travail. Mais la nuit, les psaumes étaient toujours lus par Elizaveta Féodorovna. Sa voix claire perçait le silence de la nuit jusqu’au petit matin ; après quoi, elle entamait une nouvelle journée de labeur.


***


Au couvent Saintes-Marthe-et-Marie la journée commençait à 6 heures. Après la prière du matin dite en commun dans l’église de la clinique, la grande-duchesse donnait aux sœurs ses instructions pour la journée. Les religieuses qui étaient dispensées de travail ce jour-là assistaient à la Divine Liturgie. Elizaveat Féodorovna avait établi un emploi du temps monacal. Le déjeuner se faisait à la lecture de la vie des saints. A cinq heures de l’après-midi avaient lieu les offices religieux des vêpres et des matines, auxquelles devaient assister toutes les sœurs non occupées à leur tâche. Les veilles de fête et les dimanches, c’étaient les vigiles. A 21 heures, la prière du soir était dite à l’église de la clinique, et après la bénédiction de la mère supérieure, les moniales regagnaient leurs cellules. Deux fois par semaine, le confesseur du couvent faisait une causerie avec les sœurs sur un sujet de l’Evangile. Quatre fois par semaine, on lisait aux vêpres des « acathistes » (cantiques) : le dimanche au Seigneur, le lundi à l’archange Michel et à toutes les Forces Célestes immatérielles, le mercredi aux saintes Marthe et Marie, et le vendredi, soit à la Sainte Vierge, soit aux Passions du Christ. A certaines heures, les religieuses pouvaient aller quotidiennement demander des instructions ou des conseils à la mère supérieure ou au confesseur du couvent.

Le jour de la fête de saint Alexis, métropolite de Moscou, toutes les sœurs assistaient à la Divine Liturgie et aux vigiles en l’église du monastère de Tchoudov. Elles allaient également se recueillir dans la crypte du grand-duc Sergueï Alexandrovitch à chaque anniversaire de sa mort. Les sœurs du couvent jeûnaient à tous les carêmes, c’est-à-dire quatre fois par ans durant des jours, et même plus souvent si elles le désiraient. Elles s’occupaient de l’église, préparaient les prosphores, administraient les soins médicaux, veillaient à l’approvisionnement de la pharmacie, faisaient des travaux de broderie , s’occupaient de la vie domestique, faisaient les achats de matériel, enseignaient, veillaient à l’entretien et à la propreté des bâtiments, etc…

La robe de la mère supérieure ne se différenciait pratiquement pas de celles des sœurs. Mais comme en témoignent les photographies, seule la grande-duchesse portait une croix sur une chaîne en bois et non un ruban blanc. Les vêtements des sœurs sont décrits en détail dans l’opuscule Le Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie (p. 48)* :

(*) : ( Le Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie, Moscou, imprimerie du Synode, 1914 ( Marfo-Marinskia obitel. Moskva, Sinodalnaïa tipografia, 1914).).


«  Le dimanche et les jours de fête, les sœurs portent une robe de coton blanche. Pour travailler, elles portent une robe de coton grise coupée comme une soutane, cousue jusqu’en haut devant et s’attachant sur le côté, ainsi que des manchettes blanches aux bras. Les sœurs de la croix portent des guimpes blanches de coupe monacale et des mantes en laine grises. Elles ont autour du cou, tenue par un ruban blanc, une croix en bois de cyprès avec l’image du Sauveur acheiropoïète («  non faite de main d’homme ») et celle de la Protection de la Mère-de-Dieu ; sur l’autre face sont représentées les saintes Marthe et Marie avec l’inscription : « Aime notre Seigneur Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toutes tes forces ; aime ton prochain comme toi-même ».

Dès leur entrée au couvent, toutes les sœurs reçoivent un chapelet avec lequel elles récitent tous les jours une centaine de fois la Prière de Jésus ; les novices ne portent pas leur chapelet à l’extérieur, en revanche, les sœurs de la croix qui en ont reçu un autre lors de leur consécration le portent ouvertement à la main gauche… »


Les sœurs se divisaient en trois catégories : les sœurs de la croix, c’est-à-dire déjà consacrées, les novices qui étaient en cours d’apprentissage et les élèves. On lit à ce 8sjet dans l’opuscule plus haut (p. 30) :


«  Sont acceptées en qualité de sœurs les veuves et les femmes célibataires de confession orthodoxe dont l’âge se situe entre vingt et un et quarante ans, et désirant consacrer leur vie au service de Dieu et de leur prochain. Si une candidate est âgée de moins de vingt et un ans et qu’elle répond à toutes les exigences du couvent, elle peut être acceptée comme novice. Les exigences du couvent sont les suivantes :

  1. Avoir un état spirituel affirmé et le désir de se soumettre avec humilité et patience à toutes les charges incombant aux sœurs, au nom du Seigneur à qui elles apportent leurs forces et leur travail ;

  2. Être en bonne santé physique, indispensable pour un tel travail. C’est la raison pour laquelle le couvent n’accepte pas de sœurs âgées de plus de quarante ans, car il est difficile, passé cet âge, de pouvoir compter sur une capacité de travail durable… »


Toutes les sœurs suivaient un cours d’initiation à la médecine, sous la direction de la mère supérieure du couvent et des médecins. Cela leur était indispensable pour pouvoir porter les premiers secours lors de leurs visites aux pauvres. Les sœurs de la clinique suivaient quant à elles des cours de médecine spécifiques. La clinique possédait vingt-deux lits et était prévue pour quinze malades. La grande-duchesse ne voulait pas augmenter la capacité de sa clinique. Elle considérait que le principal devoir des sœurs était de visiter les pauvres et les malades chez eux et d eleur apporter sur place une aide non seulement médicale, mais matérielle et morale. La clinique du couvent était un modèle à Moscou. Elle était dirigée par le docteur A. I. Nikitine, et les meilleurs spécialistes de la ville y travaillaient. Il y avait en permanence des médecins de garde, et toutes les opérations étaient pratiquées gratuitement par les chirurgiens F.I. Bérezkine et A.F. Ivanov. L’établissement de la grande-duchesse avait une telle réputation que les autres cliniques de Moscou y envoyaient leurs malades les plus graves.

La grande-duchesse stupéfiait souvent les médecins moscovites quand, par ses soins et ses méthodes,mais surtout par ses prières, elle arrivait à guérir des malades condamnés. Un de ces cas a été décrit par la comtesse A. Olsoufieff*, ainsi que par le protoprêtre M. Polski** .

(*) : ( H. I. H. Grand Duchess Elisabeth Féodorovna, Countess Alexandra Olsoufieff).

(**) : ( Protoprêtre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes).

Une pauvre femme avait, en cuisinant, fait tomber sur elle un poêle à pétrole allumé. Elle avait le corps couvert de brûlures, excepté les paumes des mains et ses plantes de pied. A l’hôpital municipal où elle avait été transportée, les médecins, impuissants, l’adressèrent dans un état critique, avec un début de gangrène, à la clinique du couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Elizaveta Féodorovna décida de s’en occuper personnellement. Elle changeait les pansements de la malade deux fois par jour. S’ensuivit une opération qui dura près de deux heures et demie, et était si douloureuse que la grande-duchesse devait sans cesse s’arrêter pour permettre à la patiente de se reposer et la réconforter. Les plaies dégageaient une pestilence qui pénétrait les vêtements, qu’il fallait ensuite longuement aérer, mais cela n’empêcha pas Elizaveta Féodorovna de s’occuper de la malade jusqu’à sa complète guérison, au grand étonnement des médecins qui considéraient le cas comme désespéré.

Les plus célèbres chirurgiens moscovites s’inclinaient devant les méthodes de la grande-duchesse, et l’appelaient à l’aide dans d’autres hôpitaux, lors d’interventions particulièrement complexes. Elizaveta Féodorovna les assistait avec un calme et une attention surprenants. Elle avait réussi à vaincre son premier sentiment de répulsion naturelle, et n’était mue que par celui d’être utile à quelqu’un.

L’higoumène Séraphim, dans son ouvrage Les Martyrs du devoir chrétien, raconte un cas où la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, en soignant à la clinique une femme gravement malade, avait ramené à Dieu un incroyant. C’était la femme d’un homme rude, athée, et très hostile au tsar. Travaillant à l’usine et imprégné de propagande révolutionnaire, cet homme détestait le régime politique de la Russie et pensait que les Romanov ne se préoccupaient que de leur propre bien-être. Il avait entendu beaucoup de fausses rumeurs sur la grande-duchesse, qui disaient que c’était une femme arrogante et égoïste qui ne pensait qu’à elle-même. La femme de cet ouvrier, vraisemblablement atteinte d’un cancer, resta longtemps à la clinique du couvent. Son mari, qui lui rendait visite chaque jour, fut étonné de voir combien on se souciait et prenait soin de sa femme. Il remarqua plus particulièrement une infirmière qui s’en occupait avec beaucoup de douceur. Il la vit assise à côté d’elle, la dorlotant comme un enfant et la réconfortant, lui administrant ses remèdes, et lui apportant même des friandises pour lui faire plaisir. Il vit aussi comment cette infirmière s’occupait des autres patients et leur proposait de recevoir l’eucharistie. Elle proposa aussi à sa femme de se confesser et de communier, ce que cette dernière accepta. Quand l’agonie commença, l’infirmière resta toute la nuit au chevet de la mourante, tentant par tous les moyens de soulager ses souffrances. Au matin, la femme rendit l’âme. Cette même infirmière, assistée de sœurs du couvent, lava et habilla la défunte. Le prêtre vint pour l’office des défunts.

Tout cela toucha si profondément le cœur endurci du veuf qu’il se mit à pleurer. L’ouvrier, qui comprenait que sa propre mère elle-même n’aurait pu faire plus pour la malade, demanda : «  Qui est cette infirmière ? » Quand on lui répondit que c’était la mère supérieure du couvent, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna en personne, il se mit à sangloter comme un enfant et se précipita pour la remercier et lui demander pardon de l’avoir, sans la connaître, tant détestée et vilipendée avec ses camarades. La grande-duchesse le traita avec douceur et lui dit qu’elle lui pardonnait. Il fut aussi touché par la foi et devint croyant.

L’higoumène Séraphim écrit que tous ceux qui côtoyèrent de près ou de loin Elizaveta Féodorovna ne purent jamais l’oublier. Quant aux patients guéris par ses soins et par ses prières, ils quittaient la clinique Marthe-et-Marie en pleurant à l’idée de se séparer de leur « grande petite mère », comme ils appelaient la grande-duchesse.

La moniale Taïssia, originaire de Moscou, et qui a vécu en France au monastère de Bussy*, nous fait partager ses souvenirs du couvent Saintes-Marthe-et-Marie et de sa mère supérieure, la grande-duchesse Elisabeth.

(*) : ( Bussy-en-Othe, le plus ancien monastère orthodoxe de France, fondé en 1946).

Extrait d’une lettre personnelle de sœur Taïssia :

« La clinique chirurgicale Saintes-Marthe-et-Marie était considérée comme la meilleure de Moscou. On y envoyait les malades les plus gravement atteints. La grande-duchesse s’occupait personnellement des cas les plus graves. Sa cellule donnait sur la salle principale.

Je peux raconter deux événements. Une femme qui s’était ébouillantée de la tête aux pieds…**.

(**) : ( La suite a été décrite plus haut).

Le second événement eut lieu à l’institut Alexandrov où j’ai fait mes études. La jeune Obolenskaïa, devant subir une trépanation, fut transportée au couvent Saintes-Marthe-et-Marie. C’est la grande-duchesse qui s’occupa en personne de la petite, qui, à son retour, nous parla d’elle avec ravissement et amour… »


Le couvent Saintes-Marthe-et-Marie, outre la clinique, avait un dispensaire de six cabinets dans lesquels travaillaient sans relâche trente-quatre médecins. Pour la seule année 1903, on recensa 10 814 consultations. Le dispensaire possédait, comme la clinique, sa bibliothèque, et le couvent publiait aussi des brochures destinées aux patients. La pharmacie distribuait gratuitement les médicaments aux pauvres et faisait une remise aux autres. La clinique avait également un cabinet dentaire. La grande-duchesse dépensait personnellement de grosses sommes pour l’entretien de son couvent, mais elle était aussi aidée par de riches Moscovites ; et, pour encourager les dons, quelques lits de la clinique portaient le nom des bienfaiteurs. Elizaveta Féodorovna ne limitait pas ses dépenses au couvent. Elle faisait volontiers des dons partout où cela était nécessaire. L’higoumène Séraphim rapporte dans son ouvrage que la grande-duchesse aidait non seulement tous ceux qui la sollicitaient, mais trouvait elle-même les miséreux et les orphelins qui ne pouvaient pas arriver jusqu’à elle.

Elizaveta Féodorovna prêtait une attention particulière aux ecclésiastiques. Elle répondait de bonne grâce aux demandes des curés de campagne des paroisses pauvres, qui n’avaient pas les moyens de restaurer une vieille église, ou d’en construire une nouvelle, ou encore de bâtir un orphelinat. Les prêtres missionnaires, oubliés de tous, qui travaillaient dans des conditions très dures dans le Grand Nord ou aux confins orientaux de la Russie, pouvaient toujours compter sur son aide. Elle ne les secourait pas seulement matériellement, elle les approuvait et les soutenait dans leur lointaine mission apostolique.

L’higoumène Séraphim avait lui-même ressenti la chaleur de l’amour quasi maternel d’Elizaveta Féodorovna, en particulier au cours de la Première Guerre mondiale, quand il revenait chez elle du front pour reprendre des forces et trouver un équilibre spirituel. Après s’être reposé au couvent, entouré par les soins de la grande-duchesse, il repartait au front.



Treizième chapitre


L’un des lieux les plus misérables de Moscou, dont se souciait beaucoup la grande-duchesse Elisabeth, était le marché Khitrov, dit la «  Khitrovka », qui avait la triste réputation d’être le bas-fond de Moscou.

Dans son livre Moscou et les Moscovites*, V. Guiliarovski écrit :

«  … Pendant des dizaines d’années, les horribles taudis de la Khitrovka terrifièrent les Moscovites. Pendant des dizaines d’années, la presse, la Douma, l’Administration, et même le gouverneur général prirent vainement des mesures pour éliminer ce repaire de brigands. »


Mais en dépit de tous les efforts du gouvernement, la Khitrovka était toujours là. Aucun philanthrope n’aurait osé y pénétrer pour une quelconque action en faveur de ses habitants. Elizaveta Féodorovna fut la première à y aller, accompagnée habituellement d’une sœur du couvent, Varvara Iakovléva, ou de la jeune princesse Maria Obolenski, qui n’avait alors que dix-huit ans. Dans ses mémoires, le grand-duc Ernst de Hesse-Darmstadt écrit qu’Ella, en compagnie d’une seule infirmière, se rendait dans les rues et les gargotes les plus mal famées de la ville. La police la prévenait régulièrement qu’elle n’était pas en mesure d’assurer sa sécurité, mais Ella remerciait les policiers de leur sollicitude et disait que sa vie n’était pas entre leurs mains, mais entre celles de Dieu*.

(*) : ( Golo Mann, Erinnertes).

Ainsi le décrivent E.M. Almedingen et V. Guiliarovski : le marché Khitrov, situé dans un creux près de la rivière Iaouza, était une vaste place entourée de vieilles maisons en pierres d’un ou deux étages, où logeaient plusieurs milliers de personnes**.

(**) : ( D’après V. Guiliarovski, le nombre serait de dix mille. E.M. Almedingen écrit dans son livre que le quartier de la Khitrovka abritait plus de vingt mille familles).

Les maisons, connues d’après le nom de leurs propriétaires, Roumiantsev, Iarochtchenko, etc… servaient d’asiles de nuit. Plusieurs rangées de lits de bois s’alignaient dans les dortoirs séparés par de vieilles nattes de chanvre. Là, l’espace se mesurait en archines***.

(***) : ( Archine : ancienne mesure russe de longueur égale à 0, 711 mètre).

Devant ces baraquements s’entassaient des masures délabrées, séparées par des ruelles étroites et sales, bordées de gargotes, d’échoppes et avec un marché où les pauvres vendaient à des marchands rapiats tout ce qu’ils pouvaient, y compris leurs vêtements qu’ils ôtaient sur place et échangeaient contre des guenilles. On y vendait de l’eau bouillante, du borchtch, du chou cuit avec des saucisses douteuses, et différentes tourtes, dont certaines à la viande pour ceux qui pouvaient se les offrir. Sans oublier la vodka tord-boyaux, que tout le monde buvait, y compris les femmes. La place était noyée de crasse, et l’atmosphère était tellement polluée qu’il n’y passait pas le moindre souffle de vent. Situé dans un creux et à proximité de la rivière, l’endroit baignait toujours dans une brume de vapeurs imprégnées des odeurs du marché et de la saleté. La Khitrovka ne possédait aucune installation sanitaire, et toutes ces puanteurs stagnaient dans un air moite jamais purifié.

La population de la Khitrovka se composait de mendiants, de vagabonds, de voleurs à la tire et de cambrioleurs, de receleurs, d’évadés et de criminels qui se cachaient des autorités. Les rapports de police indiquent que c’était ici, à la Khitrovka, que l’on retrouvait la plupart des bagnards évadés de Sibérie.

Les enfants naissaient là, dans la rue, et peu survivaient. Mais cela ne préoccupait guère quiconque. Si par chance un enfant subsistait, son enfance et son avenir ne pouvaient être que terribles. La plupart du temps, les bambins affamés et en pleurs étaient utilisés pour mendier. Les adolescents devenaient, le plus souvent, des délinquants. Un destin encore plus tragique attendait les petites filles. Dès leur plus jeune âge, on les envoyait se prostituer dans la rue.

Dans son livre, V. Guiliarovski écrit : «  Les nuits pouvaient être terribles sur cette place où se mêlaient les chants des ivrognes, les glapissements des filles battues, et les appels à l’aide. Mais personne n’aurait osé venir en aide à qui que ce fût : vous auriez été dépouillé de vos vêtements et de vos chaussures et, en prime, battu pour vous être mêlé de ce qui ne vous regardait pas. »

La police n’était pas capable de maintenir l’ordre à la Khitrovka. Les descentes des patrouilles de police étaient rarement couronnées de succès, car les habitants de la Khitrovka avaient un système très efficace pour disparaître le moment venu. E.M. Almedingen écrit qu’il n’est pas à exclure que certains inspecteurs aient été de mèche avec les chefs de bande de la Khitrovka, les informant des projets de la police.

Elizaveta Féodorovna n’espérait pas transformer à elle seule la Khitrovka. Elle essayait surtout de sauver les enfants malheureux. Ses pieds, qui naguère foulaient les moelleux tapis des palais et dansaient gracieusement la mazurka et la polonaise, étaient à présent chaussés de lourdes bottines et pataugeaient dans la boue des ruelles. Les odeurs de saleté mêlées aux haleines avinées, les haillons crasseux, l’argot, les visages ayant perdu toute apparence humaine, ne lui faisaient pas peur et ne la faisaient pas fuir ni ne la repoussaient. En chacun de ces miséreux elle voyait l’image de Dieu et disait :

« La ressemblance avec Dieu peut être parfois brouillée, mais elle ne peut jamais disparaître »*.

(*) : ( E. M. Almedingen, An Unbroken Unity, p. 67).

Elizaveta Féodorovna, infatigable, passait d’un taudis à l’autre, rassemblant les orphelins, et essayant de persuader les parents de lui confier l’éducation d eleurs enfants. Elle comprenait à peine l’argot de la Khitrovka, mais grâce à sa connaissance des âmes humaines et à sa manière d’aborder les gens, ses paroles pénétraient dans les consciences et les cœurs, et souvent, émus jusqu’aux larmes, les parents lui confiaient leurs enfants. Les garçons étaient placés dans un foyer où, grâce à une bonne nourriture et à une bonne éducation, ils se fortifiaient tant physiquement que moralement. D’autres, tout en continuant de vivre chez leurs parents, étaient soumis à une surveillance permanente et à une rééducation. C’est avec un groupe de ces anciens va-nu-pieds que fut créée l’Association des garçons de course de Moscou. Les filles étaient placées dans des pensions ou des orphelinats, où l’on s’occupait également de leur santé et de leur développement spirituel.

Tout le marché Khitrov connaissait et respectait la grande-duchesse. Comme l’écrit E.M. Almedingen, il n’est jamais arrivé que la grande-duchesse fût blessée ou humiliée par l’un des habitants de la Khitrovka. On l’adorait, et on l’appelait soit « sœur Elizaveta », soit « petite mère ».

Un jour, la grande-duchesse, accompagnée par la trésorière du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, V. Gordiéïeff*, entra dans un de ces taudis de la Khitrovka.

(*) : ( Cela fut rapporté par la mère supérieure du couvent de Jérusalem, alors encore Valentina Tsvetkova).

Des vagabonds jouaient aux cartes, attablés devant une bouteille de vodka. Elizaveta Féodorovna s’adressa à l’un d’eux, qui regardait dans le vide, la tête entre les mains : «  Brave homme… » Immédiatement fusèrent des « Il n’est pas brave du tout ! C’est le dernier des voleurs et des vauriens… ». Mais la grande-duchesse, sans prêter attention à ces propos, le pria de porter son sac très lourd, plein d’argent et de dons pour les pauvres, à son couvent. Le vagabond, se levant d’un bond, répondit avec un grand respect qu’il y allait sur-le-champ. Tout le monde protesta et tenta de dissuader la grande-duchesse, mais celle-ci resta inflexible, remit son fardeau à l’homme, et prit doucement le chemin du couvent. Quand elle y arriva, on lui dit qu’un inconnu avait apporté un sac. L’homme, qui attendait, pria qu’on vérifie le contenu du sac, puis il demanda à la grande-duchesse de travailler au couvent. Il fut engagé comme aide-jardinier et, dès lors, devint exemplaire. La vie d’Elizaveta Féodorovna foisonne d’exemples de guérison d’âmes humaines déchues, et nombreux sont ceux qui lui doivent leur salut.

La grande-duchesse préparait minutieusement les sœurs du couvent. Aidée du père Mitrophane Srébianski, elle leur inculquait non seulement des connaissances médicales, mais également la manière de remettre dans le droit chemin les êtres dans la déchéance. Dès 1913, toutes les religieuses du couvent se mirent à fréquenter le marché Khitrov et commencèrent à prodiguer des soins sur place. Le travail des sœurs est décrit aux pages 31 et 32 de l’opuscule Le Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie :


« Quand on visite les pauvres, il faut parfois leur prodiguer des soins immédiats. Or, il est extrêmement difficile de soigner des malades gravement atteints dormant sur des grabats dans des refuges, voire impossible ; il faut leur trouver un hôpital quand la clinique du couvent est pleine. Il faut aussi souvent chercher des places pour les enfants dans les orphelinats ou trouver du travail aux chômeurs. Parfois, c’est une aide pécuniaire qu’il faut apporter : payer une couchette, verser un acompte pour une machine à coudre, payer à des jeunes filles leurs divers cours, acheter des billets de train pour les personnes décidées à rentrer chez elles, etc… et aussi distribuer aux enfants des vêtements chauds et autres.

Mais la tâche la plus importante des sœurs était leur action morale et spirituelle. Les miséreux, vivant dans de vrais trous à rats, avaient plus que d’autres besoin d’une aide spirituelle. Une belle et chaleureuse parole, dite avec amour, réconforte et donne la force de continuer une vie de labeur et de douleur dans l’espoir de la clémence divine… » 


La grande-duchesse avait créé au sein du couvent un orphelinat pour filles. En 1913, il comptait dix-huit orphelines que l’on préparait à devenir sœurs du couvent. Cependant, si certaines d’entre elles n’avaient pas la vocation, l’éducation et la bonne préparation médicale qui leur étaient données leur assuraient un digne avenir.


***


Quand je me suis rendue à Moscou en 1990, j’ai fait la connaissance de Paraskiéva Tikhonovna Korine, la veuve du peintre P. D. Korine. Elle m’a raconté beaucoup de choses intéressantes sur son enfance. Paraskiéva Korine, née Pétrova, était d’origine tchouvache. Très jeune, elle perdit ses parents et fut mise sous la tutelle de ses proches. Après avoir terminé l’école primaire paroissiale, Pacha, âgée de onze ans, fut placée dans un pensionnat. A cette époque, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna venait d’arriver dans la province de Perm. Elle émit le souhait d’emmener trois petites filles de cette région pour les élever dans son couvent. Suite à la recommandation de l’évêque local Nathaniel, Pacha fut incluse dans le nombre. Sa première rencontre avec la grande-duchesse eut lieu à Moscou, lors de la fête de Noël organisée par Elizaveta Féodorovna pour les orphelins. Ce jour-là, la grande-duchesse s’approcha d’elle et lui demanda : «  Quel jouet du sapin veux-tu ? » Pacha demanda la clochette qui se trouvait pratiquement au faîte du sapin. Alors Elizaveta Féodorovna demanda qu’on apporte une échelle pour attraper le jouet. Cela fut fait, et la petite fille reçut sa clochette.

Quand l’empereur Nicolas II se rendit à Moscou pour assister à la célébration des reliques et à la glorification du saint patriarche Hermogène, les élèves du couvent Saintes-Marthe-et-Marie furent, sur ordre d’Elizaveta Féodorovna, amenées au palais et installées au balcon afin qu’elles puissent bien voir la cérémonie. Après le Te Deum, l’empereur Nicolas II passa dans la chapelle du Seigneur, puis se rendit au couvent. On lui présenta une nouvelle sœur, âgée de dix-sept ans. Il la prit dans ses bras et l’embrassa. Puis, il entra dans le réfectoire où il fut immédiatement entouré par toutes les fillettes de l’orphelinat. Elles lui dirent : «  Nous avons une nouvelle élève, une Tchouvache ! » L’empereur appela Pacha et lui demanda affectueusement : «  Tu t’habitues ? Tu ne t’ennuies pas ? Dis-moi quelque chose en tchouvache. » La petite fille lui répondit qu’elle allait lui dire une prière en tchouvache, le Notre Père. L’empereur se pencha et l’écouta, puis il lui caressa la tête. A ce moment-là, Pacha pensa : «  Il ne ressemble même pas à un empereur ; Il est si tendre et gentil. »

Après la fin de ses études au couvent, Pacha prit des cours de pharmacologie, puis travailla dans la pharmacie du couvent. Elle voyait la grande-duchesse tous les jours. Elizaveta Féodorovna n’oubliait pas ses pupilles et leur distribuait fréquemment des friandises. L’été, elle envoyait les jeunes filles se reposer dans les propriétés du prince Ioussoupov ou du prince Apraxine.


***


La grande-duchesse s’occupait aussi d’élever le niveau d’instruction, en particulier chez les femmes. Elle créa au sein du couvent une école du dimanche pour les femmes et jeunes filles ouvrières à l’usine, quasiment illettrées. Les cours, donnés le dimanche par les sœurs, sous la direction du père Evguéni Sinadski, étaient suivis d’une collation, de cours de chant ou d’ombres chinoises sur des thèmes spirituels. Les femmes allaient ensuite chanter des psaumes à l’église. En 1913, on comptait soixante-quinze élèves. La bibliothèque du couvent possédait près de deux mille volumes, prêtés gracieusement. Le nombre d’abonnés extérieurs au couvent était d’une bonne centaine. L’établissement abritait aussi une cantine pour les pauvres, où l’on servait quotidiennement plus de trois cents repas, principalement aux mères de familles nombreuses et aux journalières. Les femmes rapportaient chez elles des repas chauds pour nourrir leurs enfants. Les bienfaiteurs du couvent faisaient souvent préparer pour les pauvres des repas à la mémoire de leurs chers défunts, dont les noms étaient évoqués ce jour-là dans l’église locale. Pour la seule année 1913 furent distribués 139 443 repas.

Elizaveta Féodorovna songeait même à construire, avec le temps, une annexe du couvent en dehors de la ville. Outre le couvent, la mère supérieure et les sœurs géraient aussi d’autres œuvres de bienfaisance. L’une de ces institutions était un immeuble avec des logements pour les jeunes ouvrières et les étudiants désargentés. Dans l’opuscule Le Couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie, l’on peut lire (p. 42) :


«  Ces dernières (les ouvrières) meurent souvent en raison de leurs mauvaises conditions de vie. Cette maison réserve quelques places pour les étudiantes pauvres qui, elles aussi, meurent fréquemment de faim et de maladies. Une sœur du couvent y loge en permanence ; on peut également y trouver une bibliothèque de deux cents livres et, toutes les semaines, le confesseur du couvent s’y rend pour dire un Te Deum ou animer une causerie. Avec l’aide de Dieu, et si de braves gens répondent à son appel, le couvent de la Miséricorde-Marthe-et-Marie rêve de construire sur ses propres terres une grande maison divisée en appartements bon marché, où, pour un loyer modique, ces jeunes travailleuses pourront avoir un toit et une bonne table. Ce serait incontestablement très utile non seulement pour la santé de cette jeunesse, mais leur apporterait également une aide morale. Dans cette maison, il y aurait un auditorium où pourraient avoir lieu des causeries ; le reste du temps, les locataires auraient à leur disposition de saines lectures, et pourraient, avec l’aide des sœurs, profiter pleinement de leurs heures de repos. »

La grande-duchesse Elisabeth avait aussi organisé, hors de l’enceinte du couvent, une maison pour les tuberculeuses. Cette institution exista trois ans, puis fut fermée au moment où l’Etat ouvrit un certain nombre de sanatoriums. Elizaveta Féodorovna était particulièrement attachée à la maison pour tuberculeuses. C’était une sorte de maison-hôpital, entourée d’un merveilleux jardin. On y logeait les tuberculeuses pauvres. Il n’était pas rare d’y trouver des domestiques qui, ayant attrapé la tuberculose, avaient été licenciées et étaient donc vouées à une mort certaine dans une terrible pauvreté. Là, elles reprenaient espoir. Elles serraient dans leurs bras et embrassaient la grande-duchesse par reconnaissance, sans penser qu’en faisant cela, elles risquaient de lui transmettre leur maladie. Elizaveta Féodorovna ne tentait pas de se soustraire à ces étreintes, car elle ne voulait pas blesser les malades. Il était fréquent qu’une mère tuberculeuse mourante confie ses enfants à la grande-duchesse. Elle s’éteignait sereinement, sachant que la grande-duchesse s’occuperait d’eux.

Elizaveta Féodorovna avait aussi organisé l’ « Obole aux enfants », un cercle d’enfants et d’adultes qui se réunissaient tous les dimanches au palais Nikolaïevski pour travailler au bénéfice des enfants pauvres. Les membres de ce cercle pouvaient, s’ils le désiraient, emporter du travail à faire chez eux. Au cours de l’année 1913, plus de mille huit cents enfants furent ainsi habillés : les chaussures étaient achetées grâce aux dons en espèces, les tissus étaient offerts, les vêtements cousus par les membres du cercle ; quant aux manteaux, ils étaient commandés à des femmes nécessiteuses et sans travail. Les vêtements étaient distribués à des familles pauvres.

La grande-duchesse organisait aussi des causeries populaires. Tous les dimanches d’hiver se tenaient, après les vêpres, à l’église de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu, des causeries suivies de prières chantées en commun. Les archevêques, les évêques et autres dignitaires du diocèse de Moscou venaient au couvent pour animer ces causeries. Très populaires, elles attiraient des gens de toutes conditions qui, arrivées bien avant l’heure, attendaient devant les grilles que s’ouvrent les portes de l’église.



Quatorzième chapitre


L’écrivain anglais Stephen Graham, qui assista à un office au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, décrit ses impressions dans son livre Le Chemin de Marthe et Marie * :

(*) : ( Stephen Graham, The way of Martha and the Way of Mary, London, Macmillan and Co, Ldt, St Martin’s St, 1916, p. 161-167 ( publié avec l’autorisation de l’éditeur Macmillan, London et Basing-stoke).).


Un Dimanche, je suis allé au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, situé sur la Bolchaïa Ordynka, sur l’autre rive de la Moskova. C’est une magnifique institution de la nouvelle Russie, qui pourtant fait encore partie de la vieille Russie ; une jeune pousse aux feuilles translucides, apparue sur l’arbre séculaire de l’Eglise russe… C’est une nouvelle institution : elle est dirigée par des jeunes et a une nouvelle vie, de nouveaux intérêts, de nouveaux idéaux. C’est un couvent dont la mère supérieure n’est autre que la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, la veuve du grand-duc Sergueï dont l’assassinat avait été organisé par Azev… agent provocateur du temps de la révolution. Les restes du grand-duc furent enterrés près de la tombe de saint Alexis, et c’est là qu’den priant, la veuve éplorée décida de consacrer sa vie et sa fortune à Dieu. La séduisante sœur de l’impératrice quitta son défunt et sa solitude pour prendre le chemin d’une vie d’abnégation. Elle fut consacrée et prononça ses vœux.

Ce couvent rassemble les idéaux de Marthe et de Marie. Chaque sœur se consacre « à Dieu et à son prochain ». Elle reste assise aux pieds du Seigneur comme Marie et s’occupe de nombreuses tâches comme Marthe. Leur religion est la religion des bonnes œuvres. Elles visitent, habillent, réconfortent et soignent les pauvres, et tout cela fait des miracles. Des fleurs apparaissent là où elles passent…

Que c’est agréable d’être là, debout sur les dalles de la grande église, entouré d’une cinquantaine ou soixantaine de jeunes filles vêtues de blanc, qui se sont toutes consacrées à une seule et même idée et qui louent le merveilleux Créateur, notre Seigneur.

J’étais venu dans l’église pour l’office, mais je voulais également satisfaire mon désir de voir les fresques et le panneau mural de Nestérov. Ce grand peintre a décoré l’iconostase, l’abside et les côtés de l’église, et deux ou trois de ses merveilleuses icônes recouvrent les murs. On peut y voir également un immense tableau de la largeur de l’église représentant la Sainte Russie à l’orée d’un bois de bouleaux avec ses plaines, la courbure de ses vallons et collines et l’horizon se perdant au loin. Au premier plan, une herbe épaisse d’un vert éclatant avec des pois de senteur écarlates et des acacias jaunes, une clairière dans la forêt avec, des deux côtés, d’élégants bouleaux argentés et de jeunes pins fraîchement plantés. Dans la clairière, dans toute sa ferveur, le « pauvre peuple » à genoux, fixant quelque chose en priant et pleurant. Au milieu des bouleaux, le Christ auréolé de lumière accueille tous ceux qui viennent à lui. Le paysan russe croit que Jésus marche sur ses chemins :

« Le Tsar Céleste est venu bénir notre matouchka (petite mère) la Russie et parcourt notre pays ».

Et il a raison d’y croire. Cette simple pensée donne un sens à l’expression « Sainte Russie ». La plus belle des icônes de l’église est celle de Marthe et Marie, «  Le Maître est là et Il t’appelle », icône devant laquelle se tient une sœur tout de blanc vêtue, telle une statue… Un prêtre grand et fort, avec de longs cheveux, calme et concentré, célèbre la liturgie. C’est le père Mitrophane.

Une vingtaine de sœurs en voiles noirs et avec des coiffes noires chantent dans le chœur. Une autre se trouve à l’entrée et vend des cierges. Un groupe de sœurs, des visiteurs bien vêtus, des paysans, des ouvriers et des mendiants se sont regroupés dans cette grande église pleine de lumière… C’est agréable de se trouver là : l’air est doux, on sent par moments le parfum des fleurs et puis la présence de ces jeunes femmes totalement vouées à Dieu…

Soixante sœurs, toutes en blanc, se couchent sur le sol de l’église tel un déferlement de toile blanche, pendant que le chœur vêtu de noir chante doucement, tristement, sublimement…

Au milieu de la messe, les orphelins du couvent entrent dans l’église : vingt-quatre petits garçons vêtus de chemises vertes et autant de petites filles en robes bleues et tabliers gris. Ils se tiennent debout au milieu de l’église, ils sont si petits…

Le père Mitrophane sort pour lire son homélie, et nous nous rapprochons de l’autel pour mieux l’entendre. Il nous domine et ressemble à un berger au milieu de son troupeau. Le doux prêche se fait entendre… Il possède une voix typiquement orthodoxe. En Russie, les offices sont dits avec une modulation particulière de la voix. Cela se transmet aux ouailles et donne souvent à la personnalité de l’homme ou de la femme une finesse particulière, une sorte de touche byzantine…

Amen ! Nous faisons notre signe de croix, l’homélie est achevée. La foule s’éloigne de l’autel et remplit à nouveau les parties plus froides de l’église, le chœur vêtu de noir reprend son doux chant pour la fin de la liturgie. Les soixante sœurs tombent de nouveau à terre. Les ouailles se signent devant l’autel et sortent. Chacun prend une parcelle de prosphore et l’office est terminé. Les orphelins sortent de l’église en rang. Nous sortons tous.

Il est bon d’être avec les sœurs pendant la prière… Cela me ramène en arrière, ce fameux matin dans cette immense église londonienne quand, arrivé en retard, on m’amena en haut et que l’on m’installa juste sous l’icône de la vierge Marie où se trouvaient des bouquets de lys. J’eus alors le sentiment, et je l’ai toujours, que toutes ces fleurs avaient été aux pieds de la Vierge Marie. »


***


Le père Mitrophane Srébrianski, doyen de l’église de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, occupa ce poste plus de dix ans. Né en 1871 au village de Tresviatsk, province de Voronej, il termina le séminaire, mais n’entra pas tout de suite dans les ordres. Il continua ses études à l’Institut vétérinaire de Varsovie. C’est là qu’il rencontra sa future femme Olga, elle aussi enfant de prêtre. Le père Mitrophane fut en 1893 consacré diacre, puis prêtre. Il fut nommé doyen de l’église de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu à Orel, rattachée au régiment de dragons Tchernigovski, dont la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna était la patronne. Là, le père Mitrophane acquit une réputation de prédicateur, de mentor et de consolateur des âmes en peine. Le père fit construire à Orel une nouvelle église avec une bibliothèque et une école. Il reçut en récompense de ses actions et de ses exploits spirituels une croix pectorale en or.

La guerre russo-japonaise débuta en 1904 et le prêtre partit sur le front avec son régiment. Il y organisa des églises de campagne, célébrait des liturgies, réconfortait les blessés, accompagnait les mourants. Le père Mitrophane et son régiment participèrent aux batailles de Liaoyang et de Moukden, où sa force spirituelle et sa bravoure lui acquirent le respect et l’amour de tous les militaires. En 1906, le prêtre revint à Orel, où il fut décoré de la croix pectorale de Saint-Georges et élevé au rang d’archiprêtre. Cette même année fut publié son journal écrit pendant la guerre, sous le nom de Journal du prêtre d’un régiment qui servit en Extrême-Orient pendant toute la guerre russo-japonaise. La grande-duchesse le lut et souhaita connaître l’auteur. La rencontre eut lieu, à la suite de quoi la grande-duchesse et le père Mitrophane élaborèrent ensemble le projet de règle de l’ordre. La grande-duchesse invita plus tard le père Mitrophane à déménager d’Orel à Moscou pour devenir le confesseur de son couvent. Dans un premier temps, le prêtre accepta, puis il changea d’avis. Il avait trop de mal à se séparer de ses ouailles ; aussi décida-t-il d’envoyer un télégramme de refus à Elizaveta Féodorovna. Il se passa alors quelque chose d’extraordinaire : les doigts de la main du père Mitrophane devinrent gourds et il perdit totalement l’usage de sa main. Le père eut peur de ne plus pouvoir assurer la liturgie et il se mit à prier Dieu en promettant d’aller à Moscou servir dans le couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Environ deux heures après ce serment, il recouvra l’usage de sa main. Quelques mois passèrent, et la main du père recommença à s’engourdir, et il en perdit à nouveau l’usage. Le prêtre sut alors qu’il avait mis Dieu en colère ; il tomba à genoux devant l’icône miraculeuse de la Vierge de Kazan et la supplia en pleurant de le guérir ; et quand il posa sa main malade sur l’icône en promettant qu’il partirait sur-le-champ pour Moscou, il put à nouveau remuer sa main. Le père Mitrophane informa immédiatement Elizaveta Féodorovna de son arrivée. Son départ d’Orel fut très difficile. Des milliers de personnes envahirent le quai et les voies ferrées, refusant de se séparer de leur bien-aimé vicaire. Les gens pleuraient et se lamentaient ; le train se mit finalement en route avec beaucoup de retard, emmenant le père Mitrophane.

Le métropolite de Moscou, le futur martyr Vladimir, nomma le père Mitrophane doyen de l’église de la Protection-de-la-Mère de Dieu du couvent Saintes-Marthe-et-Marie. La grande-duchesse écrivit à l’empereur :


«  Le père Mitrophane est une véritable bénédiction divine car c’est lui qui a posé les indispensables fondements… Il me confesse, il me nourrit spirituellement, il m’apporte une aide précieuse et donne à tous l’exemple d’une vie pure et simple ; il est si humble et simple dans son amour illimité de Dieu et de l’Eglise orthodoxe… »*

(*) : ( A. Trofimov, Sviataïa Prepodobnomoutchenitsa Elizaveta, hagiographie, acathiste, Izdatelstvo Rousski Khronograf, Moscou, p. 21).


Le père Mitrophane travaillait avec ardeur au couvent. Il était le principal assistant de la mère supérieure et, quand les bolchéviques arrêtèrent Elizaveta Féodorovna, c’est à lui et à la trésorière V. Gordiéïeff qu’elle confia son établissement. En l’absence de la mère supérieure, le couvent semblait vide ; aussi le père Mitrophane essayait-il par tous les moyens de le maintenir en état. En mars 1919, le père Mitrophane fêta ses vingt-cinq années de service ecclésiastique. Ses paroissiens lui adressèrent une lettre de félicitations dans laquelle ils exprimaient leur amour et leur reconnaissance infinie. Le patriarche Tykhone, qui connaissait le labeur du père Mitrophane et qui savait que, n’ayant pas eu d’enfants, celui-ci vivait désormais dans la chasteté, lui fit prendre l’habit de moine sous le prénom de Sergueï en l’honneur de saint Serge de Radonège et le nomma archiprêtre. Quant à mère Olga, sa femme, elle prit le voile sous le prénom d’Elizaveta.

En 1922, quand le pouvoir soviétique entreprit de confisquer les biens de l’Eglise, le père Sergueï lut en chaire une missive du patriarche Tykhone contre les actes sacrilèges perpétrés par les communistes, à la suite de quoi il fut arrêté et resta en prison cinq mois avant que ne soit prononcée une sentence.

Il y avait, à cette époque, des arrestations massives de prêtres, et nombre d’entre eux furent fusillés. En 1925, le père Sergueï fut libéré et il revint au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, mais pour peu de temps. Cette même année, les autorités fermèrent l’établissement et envoyèrent toutes les sœurs dans de lointains villages. Le père Sergueï fut de nouveau arrêté et enfermé dans la prison de Boutyrskaïa.

L’archiprêtre Sergueï passa de nombreuses années en prison et en exil. Il fut même condamné à être fusillé. IL raconta, par la suite, comment il passa la nuit précédant l’exécution. Quelques heures avant l’heure fatidique, la peine de mort fut commuée en exil. Son ancienne épouse, la moniale Elizaveta, mena de longues tractations pour faire libérer l’archiprêtre. Elle obtint gain de cause, et il fut envoyé en 1927 au village de Vladytchnia, où il officia à l’église de la protection-de-la-Mère de Dieu. Sa renommée de grande piété et d’excellent prédicateur s’étendit à toute la contrée, ce qui lui valut d’être accusé plus tard de propagande antisoviétique. En Union soviétique, la simple signature des toutes-puissantes « troïkas » de l’OGPU* décidait du sort des personnes arrêtées : qui irait au Goulag, qui serait fusillé.

(*) : ( OGPU : Section de la direction générale politique, organe de répression de l’époque, prédécesseur du NKVD, futur KGB (NdT).).

C’est une telle « troïka » qui, en 1930, condamna l’archiprêtre Sergueï à cinq années d’exil dans le Grand Nord. Il avait alors soixante ans et, après ses nombreux exils et séjours en prison, avait le cœur malade. Au prix d’énormes difficultés, sa fidèle compagne réussit à le rejoindre dans le grand Nord.

Travaillant en exil comme forestier, l’archiprêtre Sergueï était épuisé par sa besogne harassante et ses terribles conditions de vie. Il fut libéré au bout de deux ans et alla s’installer dans une vieille isba du village de Vladytchnia. L’église de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu ayant été fermée par les bolchéviques, le père Sergueï allait prier dans l’église du village voisin, ce qui déplut aux autorités soviétiques, qui lui interdirent de prier dans une église. Le père fut ainsi contraint de ne rendre ses grâces qu’à la maison. Peu après, sœur Elizavéta fut frappée de paralysie, et le père Sergueï lui consacra tout son temps. Vers la fin de sa vie, le père développa un don de divination et de guérison, et les gens venaient de partout chercher conseil ou réconfort auprès de lui. Tout le monde se rassemblait dans l’humble masure du père, où il n’y avait même pas l’électricité, pour prier à la lumière des bougies et écouter ses homélies. L’archiprêtre Sergueï mourut d’une pneumonie la veille de la fête de l’Annonciation, le 5 avril 1948, et fut enterré, en présence d’une multitude de fidèles, au cimetière de Vladytechnia. En 2001, l’Eglise orthodoxe russe canonisa le père Sergueï, ses reliques furent transportées à Tver et une église fut construite à sa mémoire au village de Vladytchnia.


***


Bien que menant elle-même une stricte vie d’ascète, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna n’exigeait pas la même chose de ses sœurs. Elle faisait au contraire en sorte qu’elles soient bien nourries, qu’elles dorment suffisamment, et leur donnait tous les ans des congés. Pendant ces périodes de repos, les religieuses allaient soit faire une retraite dans un autre couvent, soit à la campagne d’où, après avoir recouvré leurs forces et s’être reposées de leurs soucis quotidiens, elles revenaient au couvent reprendre avec une nouvelle vigueur leur travail charitable. Si certaines sœurs n’avaient pas les moyens de partir se reposer, la grande-duchesse utilisait ses relations et les envoyait dans les villas de ses amis.

Dès qu’elle s’installa dans son couvent, Elizaveta Féodorovna ne mit pratiquement plus les pieds à Saint-Pétersbourg, où elle ne se rendait que lorsque sa présence était indispensable. Elle aimait toujours autant sa sœur l’impératrice et l’empereur, mais ses intérêts étaient désormais bien loin de ceux de la cour. Ses seuls lieux de prédilection étaient les lointains monastères où elle pouvait s’adonner entièrement à la prière. Cependant, il ne lui était pas facile de voyager incognito en Russie. Lors de ses déplacements les gens se précipitaient avec enthousiasme pour l’accueillir et la suivre. Elle était déjà très aimée, et considérée dans toute la Russie comme une sainte. En raison de sa vénération pour saint Séraphim de Sarov, la grande-duchesse allait souvent à Sarov se recueillir devant la châsse du saint. Accompagnée de deux ou trois sœurs de son couvent, elle se rendait de la gare à l’ermitage de Sarov en simple charrette de paysan. Le voyage durait près de six heures, mais Elizaveta Féodorovna le supportait très bien et, à peine arrivée, se précipitait joyeusement dans l’église où reposaient les reliques de saint Séraphim.

Elizaveta Féodorovna était très proche de la supérieure du couvent moscovite de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu, la mère Tamar*.

(*) : ( La mère supérieure Tamar (1896-1936), dans le monde la princesse géorgienne Tamara Alexandrovna Mardzhanishvili. Mère Tamar, souvenirs de la moniale Séraphima, R.B.R. INc. New York, N.Y., U.S.A.)

Quand elle apprit que cette dernière avait une icône miraculeuse de saint Séraphim de Sarov**, elle la lui demanda pour l’héritier du trône imparial.

(**) : ( Cette icône avait été ramenée de Sarov après la glorification de saint Séraphim).

Dès lors, cette icône ne quitta plus le chevet de l’enfant.

Elizaveta Féodorovna allait à Pskov, à la Laure des Grottes de Kiev, à l’ermitage d’Optina, au monastère de Solovetski. Elle fréquentait également les petits monastères dans des coins perdus, peuplés principalement de Maris et d’Oudmourtes. La grande-duchesse était également présente à toutes les grandes fêtes liées à la consécration de saintes reliques, comme celles de saint Séraphim de Sarov ou celles de saint Jean, métropolite de Tobolsk. La nuit, en catimini, la grande-duchesse soignait les pèlerins malades venus demander leur guérison aux nouveaux saints.

Elizaveta Féodorovna avait un immense respect pour l’archiprêtre Gavriil, starets de l’ermitage de Spasso-Eléazar*, aux environs de Pskov.

(*) : ( Archiprêtre Siméon, Skhriarkhimandrit Gavriil starets Spasso-Eleazarovskoï pustyn’, Saint Job Pochaev Press, Holy Trinity Monastery, Jordanville, New York, U.S.A., 1964).

Elle l’avait rencontré au monastère des Sept Lacs, près de Kazan, où elle venait tous les ans avec sœur Varvara Iakovleva. Elle assistait à tous les offices et mangeait à la table monacale. Quand, à quatre heures, on servait le thé chez le supérieur, Elizaveta Féodorovna s’y rendait et participait aux causeries spirituelles. Les étudiants du séminaire de Kazan assistaient souvent à ces réunions. Le rapprochement spirituel entre la grande-duchesse et l’archiprêtre ascète Gavriil se fit quand le starets fut muté à l’ermitage de Spasso-Eléazar. Elizaveta Féodorovna prit une part très active à la construction d’une chapelle près de la cellule du starets Gavriil. Elle offrit non seulement une importante somme d’argent pour sa construction, mais elle y envoya des candélabres, des voiles pour couvrir l’autel ainsi que des vêtements sacerdotaux pour le starets Gavriil. Les icônes de l’iconostase furent réalisées selon ses désirs et sous sa direction. Le starets Gavriil fut si touché par l’attention que lui portait la grande-duchesse qu’il se rendit au couvent Saintes-Marthe-et-Marie pour la remercier en personne. C’est à ce moment que se créa leur attachement spirituel. Elizaveta Féodorovna se rendait souvent à l’ermitage de Spasso-Eléazar, et le père Gavriil, sur sa demande, venait se soigner au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, où il prêchait aux sœurs. Dans l’une de ses lettres à son frère Ernst, retrouvée dans les archives de Darmstadt, Elizaveta Féodorovna écrit :


1911

« Cher Erni !

Je me repose un peu dans un petit monastère situé dans une forêt près de Pskov, là où habite notre cher starets Gavriil*, mais je t’en avais déjà parlé avant de partir pour les moanstères de Novgorod et de Pskov. Quelle richesse ! Que c’est magnifique ! Mes chères sœurs et toi devez venir voir tout cela de vos propres yeux. Maintenant, puisque je suis en pèlerinage, je suis pratiquement tout le temps à l’église, mais nous pouvons pour toi aller aussi à un lac magnifique et aux rivières que l’on trouve ici un peu partout… »


Quand l’archiprêtre mourut (pendant la Première Guerre mondiale), Elizaveta Féodorovna, accompagnée de quelques sœurs de son couvent, alla à son enterrement et pria avec ferveur pour l’âme du défunt. La grande-duchesse respectait profondément les ecclésiastiques, et elle apportait une place si grande au divin que cela se ressentait dans toutes ses actions. Même les cartes de vœux qu’elle adressait à ses proches pour Pâques, Noël, ou aux anniversaires, étaient presque toujours empreintes d’un caractère religieux. Certaines de ces cartes adressées à ses sœurs et à son frère sont conservées dans les archives de la ville de Darmstadt. Des cartes de Noël représentant la Sainte Vierge et l’Enfant-Jésus, des vues d’églises russes telles la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod et celle de Kiev, des vues du monastère de Solovetski et une carte postale du jeudi saint, des cartes de l’ancienne Moscou. Ces courtes correspondances, reflets de ses pensées et de ses désirs, témoignent des émotions de son cœur aimant. Son aspiration à la vie spirituelle était si profonde qu’elle envisageait de finir sa vie dans un monastère perdu quelque part en Russie et de remettre la direction de son couvent à sa nièce, la grande-duchesse Maria Pavlovna.

Elizaveta Féodorovna avait hérité de son mari la présidence de la Société impériale de Palestine et elle continua de s’y intéresser malgré le nombre de ses occupations, se mit au courant de tous ses rouages et la dirigea d’une main de maître. Elle s’intéressait plus particulièrement aux pèlerins russes qui se rendaient en Terre sainte. L’auteur anglais Stephen Graham, qui prit part à un pèlerinage de chrétiens russes en Terre sainte, écrit :

« … Elle était la protectrice des pèlerins russes se rendant à Jérusalem. Des sociétés créées par elles couvraient le coût des billets de bateau des pèlerins se rendant d’Odessa à Jaffa. Elle avait également fait construire un immense hôtel à Jérusalem. Ses activités dans le domaine des pèlerinages étaient très diverses… »*

(*) : ( Stephen Graham, Part of the wonderful scene, an autobiography, Collins, St. James’s Place, London, 1964, p. 230-231).

Elizaveta Féodorovna souhaitait ardemment se joindre aux pèlerins, mais elle ne pouvait pas s’éloigner trop longtemps de son couvent. Son seul voyage hors de Russie en tant que mère supérieure fut pour aller en Angleterre visiter un certain nombre d’institutions de bienfaisance considérées comme les meilleures d’Europe, et s’en inspirer pour son couvent. Elle avait aussi le projet d’établir une paroisse orthodoxe russe en Italie, dans la ville de Bari, où se trouvent les reliques de saint Nicolas de Myre. Elle avait dans son salon une maquette destinée à Bari dont les plans avaient été exécutés par le célèbre architecte A.V. Chtchoussev. L’archiprêtre Jean Vostorgov, prédicateur et missionnaire renommé en Russie, réalisa en 1911 le rêve de la grande-duchesse. Il partit pour Bari et y acheta un grand terrain au nom de la Société impériale de Palestine pour y construire une église et créer une paroisse russe. En 1911, dans une lettre adressée au tsar, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna parle de la construction de l’église de Bari :


«  Cher Nikki !

Je t’envoie mon rapport consacré à un sujet très important, la construction à Bari d’une église russe et d’un hospice. Je suis bien sûr convaincue que la seule personne que saint Nicolas eût aimé voir à la tête de cette œuvre si bénéfique, qui a été entreprise en son honneur et pour le bien du peuple qui le vénère plus que tous les autres, c’est bien toi, notre empereur… Le terrain a déjà été acheté au nom d’un particulier*.

(*) : ( Archiprêtre Jean Vostorgov (NdA).) 

L’endroit est très bien, pas loin de la gare, en pleine oliveraie et le tramway qui circule arrive jusqu’à la basilique même. Un lieu magnifique et très peu cher. Et le terrain est même orienté à l’est.

Que saint Nicolas bénisse cette entreprise. J’aurais bien sûr aimé que tu prennes part à cette action très émouvante pour qu’elle devienne comme une chaîne invisible qui te lie à ton peuple, comme une éclaircie dans le ciel de ton règne, pour te consoler de tous les malheurs que tu dois affronter. »


Elizaveta Féodorovna révérait profondément saint Nicolas, que toute la Russie adorait. En juin 1910, elle se rendit au village de Bériozovka dans le diocèse d’Oufimsk pour s’incliner devant l’icône de saint Nicolas. Cette icône avait été trouvée au temps d’Ivan le Terrible par des marchands parmi des branches de bouleaux sur les berges du fleuve Kama. Une église fut construite à cet endroit en l’honneur du saint et le bourg prit le nom de Nikolo-Bériozovka. L’icône acquit la réputation d’être miraculeuse. Elizaveta Féodorovna passa quatre jours dans ce coin perdu. Elle y pria, et le jour de la célébration de l’icône de Notre-Dame de Kazan participa à la procession en tenant dans ses mains l’icône de saint Nicolas. Plus tard, elle écrivit à monseigneur Nathaniel du diocèse d’Oufimsk pour lui dire combien elle avait été heureuse de tenir dans ses mains la célèbre icône de saint Nicolas, protecteur céleste de Bériozovka.

La pose de la première pierre de l’église en l’honneur de saint Nicolas à Bari fut une immense joie pour la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna. Cette célébration eut lieu le 22 mai 1913, jour de la fête du transfert des reliques de saint Nicolas, devant une foule énorme et les représentants des pays étrangers se trouvant à Bari. L’église basse fut terminée et consacrée un an après, ainsi qu’une hôtellerie pour les pèlerins de passage. Mais au début de la Première Guerre mondiale, les travaux durent être interrompus.


***


En 1911 eut lieu la glorification solennelle d’Hermogène, patriarche de toutes les Russies, torturé jadis à Moscou par les Polonais pendant l’Interrègne. Au cours de cette terrible période, le patriarche Hermogène fut de fait l’un des principaux sauveurs de la Russie. Il prononça des homélies enflammées et adressa des missives aux quatre coins de la Russie, incitant le peuple et les milices à s’élever contre l’envahisseur polonais, et à libérer Moscou et la Sainte Russie ; Les Polonais l’emprisonnèrent dans un des souterrains du monastère de Tchoudov, où ils le laissèrent mourir de faim. Il n’avait pour seule nourriture que la paille sur laquelle il était couché. On ne connaît pas la véritable cause de la mort du patriarche ; selon certains, il serait mort de faim et de soif, d’aucuns disent que les Polonais l’auraient étouffé.

Près de deux cent mille pèlerins se réunirent à Moscou pour la célébration du patriarche martyr. Tous voulaient honorer sa mémoire et recevoir de lui soit la guérison, soit la compréhension des revers de la vie. L’empereur et l’impératrice firent faire pour le saint une superbe châsse et de somptueux habits. Elizaveta Féodorovna, quant à elle, participa activement à la réalisation de la chasuble.

Elizaveta Féodorovna, accompagnée du duc Ioann Konstantinovitch, le poète K.R., assista, tous les matins et tous les soirs, aux services religieux solennels de célébration tant au monastère de Tchoudov, où avait été détenu le patriarche, qu’en la cathédrale Ouspenski. La nuit, Elizaveta Féodorovna passait parmi les pèlerins qui dormaient dans la rue, leur racontait la vie du saint patriarche et réconfortait les miséreux. La grande-duchesse, comme bien d’autres, avait été témoin de guérisons miraculeuses devant la châsse du saint martyr Hermogène, guérisons qui furent enregistrées par les autorités moscovites tant civiles que religieuses.


Quinzième chapitre


1912 fut l’année du centenaire de la victoire de la Russie sur Napoléon. A cette occasion, une liturgie solennelle fut célébrée, en présence de la famille impériale, en la cathédrale de Kazan à Saint-Pétersbourg, là où était enterré le général en chef M.I. Golenischev-Koutouzov, qui avait commandé les troupes russes pendant la guerre de 1812. Un train spécial avait été formé pour transporter l’empereur à Borodino, où avait eu lieu la bataille décisive entre les Russes et les Français. Après les cérémonies, ce train ramena l’empereur à Moscou, où son arrivée devait marquer la fin des festivités. Le premier jour de l’arrivée de l’empereur dans l’ancienne capitale, une liturgie solennelle fut célébrée en la cathédrale Saint-Sauveur.

Un comité fut créé à Moscou pour établir le plan des festivités du centenaire. L’archevêque Anastase faisait également partie de cette commission. Les festivités devaient se terminer le 12 septembre, fête de saint Alexandre Nievski. Le représentant du ministère en charge des affaires de la cour insistait pour inclure, dans le programme de cette dernière journée, la visite par l’empereur du musée Koustarny, qui n’était en rien relié aux événements historiques de la guerre de 1812. Cette proposition était parfaitement inepte. L’archevêque Anastase proposa de marquer ce dernier jour des festivités par un Te Deum public de remerciements sur la place Rouge. Il considérait qu’il serait bon pour les Moscovites de voir leur tsar au milieu d’eux. Bien que cette proposition fût soutenue par d’autres membres du comité, le représentant du ministère refusa de céder, sous prétexte que son propre plan était approuvé « en haut lieu ». L’archevêque Anastase fit part de ce problème à Elizaveta Féodorovna, qui l’écouta attentivement. Elle comprenait parfaitement que la visite de l’empereur au musée Koustarny ne convenait pas pour une journée aussi importante. Elle ne se mêlait jamais des affaires administratives de la cour, mais cette fois, elle décida d’intervenir.

L’archevêque Anastase écrit ( A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, p. 17) :


« Après m’avoir écouté avec émoi, elle dit : «  Je vais essayer d’en écrire deux mots à Sa Majesté, puisqu’à nous, les femmes, ajouta-t-elle avec un petit sourire, tout est permis. »

Une semaine après, elle me fit savoir que l’empereur avait modifié son programme dans le sens que nous voulions.

Le fameux jour fut l’image majestueuse, voire saisissante, d’une fête publique empreinte de piété et de patriotisme qu’aucune des personnes présentes ne pourra oublier, et Moscou était redevable de ce spectacle à la grande-duchesse, qui avait montré à cette occasion non seulement son dévouement à l’Eglise, mais également son sens profond, bien russe, de l’histoire. »


Cette même année fut pour la Russie celle du tricentenaire de la maison Romanov. En 1613, après le terrible Interrègne, la Russie avait choisi de mettre sur le trône le premier représentant de la dynastie des Romanov, le jeune Mikhaïl. Pour commémorer cette date importante, l’empereur donna l’ordre de préparer un vaste programme de festivités dans tout le pays. On fit frapper une monnaie spéciale, un rouble d’argent à deux têtes, celle du premier tsar Mikhaïl Romanov et celle de l’empereur Nicolas II. La famille impériale se déplaça de ville en ville où elle passa devant des troupes faisant la haie, des écoliers en rangs et une multitude de curieux. A Saint-Pétersbourg, un Te Deum fut dit en la cathédrale de Kazan. C’est dans cette cathédrale qu’eut lieu un incident fort déplaisant. En entrant dans la cathédrale, le président de la Douma, M.V. Rodzianko, vit que Raspoutine, en bottes vernies et chemise de soie, portant une croix sur la poitrine, occupait une place d’honneur devant les membres de la Douma. M.V. Rodzianko s’approcha de lui et lui dit : «  Pourquoi es-tu là ? » Raspoutine répondit : «  Qu’est-ce que ça peut te faire ? » Le président de la Douma, outré, rétorqua à Raspoutine que s’il ne partait pas immédiatement, il ferait appeler la police qui le mettrait dehors manumilitari. Le paysan se mit alors à hypnotiser le président de la Douma. Il fixa son regard illuminé d’abord sur son visage, puis sur la région du cœur. M.V. Rodzianko, sentant une force irrésistible prendre possession de lui, rassembla toute sa volonté pour fixer à son tour les yeux de Raspoutine. Alors l’insolent s’agenouilla et se mit à frapper du front le sol de la cathédrale. Puis il se releva en disant : «  Seigneur, pardonne-lui son péché ! » et il se dirigea vers la sortie.

La grande-duchesse Elisabeth confia son couvent à ses assistantes et partit pour la capitale afin d’assister au Te Deum. Elle accompagna également la famille impériale dans sa tournée des villes russes anciennes, Nijni-Novgorod, Vladimir, Kostroma, Iaroslavl, Rostov*.

(*) : ( A Kostroma, quand la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna apprit que Raspoutine entachait par sa présence la célébration du tricentenaire de la maison Romanov, elle poussa un cri, tomba à genoux devant les icônes et pria longuement (NdA).

Ce voyage était d’une grande importance ? Partout étaient célébrées de grandioses cérémonies et des liturgies solennelles.

Vêtue de sa robe de mère supérieure du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, Elizaveta Féodorovna frappait par sa beauté spirituelle*.

(*) : ( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier).

Ne participant jamais aux fêtes civiles, elle n’apparaissait que dans les églises, et à la fin de l’office elle rentrait directement dans les appartements qui lui étaient réservés dans les couvents.

Lors des voyages de la famille impériale, le peuple accueillait le tsar avec enthousiasme, et il semblait que la monarchie, l’orthodoxie et le peuple ne faisaient qu’un. Mais cela n’eut qu’un temps, car déjà la révolution était à l’œuvre. La seule personne qui aurait pu alors éviter à la Russie la révolution, Piotr Arkadiévitch Stolypine, président du Conseil des ministres, avait été deux ans plus tôt assassiné par des révolutionnaires. La politique de P.A. Stolypine menait la Russie vers l’essor. L’industrie se développait et l’économie du pays se renforçait rapidement. Mais les réformes de Stolypine coupaient l’herbe sous les pieds des révolutionnaires ; c’est pourquoi ils voulurent l’éliminer. En 1906, une bombe fut jetée sur la villa de Stolypine. Vingt-sept personnes périrent, mais Piotr Arkadiévitch fut indemne. Le 14 septembre 1911, au cours d’une représentation à l’opéra de Kiev en présence de la famille impériale, un jeune homme en frac, Dimitri Bogrov, s’approcha de Stolypine et le blessa mortellement de deux coups de pistolet tirés à bout portant. P. A. Stolypine trouva la force de se tourner vers la loge impériale en faisant un signe de croix, puis il s’affaissa sur son fauteuil. IL mourut quatre jours plus tard et fut enterré dans la Laure des Grottes de Kiev.

Cet assassinat bouleversa tout le pays. Le meurtrier était d’origine juive, et seules les mesures prises personnellement par l’empereur Nicolas II évitèrent un pogrom à Kiev*.

(*) : ( Aaron Simanovitch, Raspoutine i evrei. Souvenirs du secrétaire privé de Grigori Raspoutine, éd. Istoritcheskaïa biblioteka, Riga ; réédité par Prosvchtchenie, Tel-Aviv, Israël).

Comme l’écrit M. Paléologue, cet assassinat marqua profondément l’impératrice Alexandra Féodorovna.


***

Le couple impérial avait quatre filles et priait Dieu de leur donner un fils. Mais l’héritier tant attendu était venu au monde atteint d’une maladie incurable. En jouant dans le parc, le prince Alexis tomba et se fit une petite blessure qui se mit à saigner**.

(**) : ( Selon certaines publications, l’hémophilie du prince Alexis serait apparue dès sa prime enfance).

Le médecin de la cour fut immédiatement appelé et utilisa tous les moyens médicaux de l’époque pour arrêter l’écoulement du sang. Mais il n’y réussit pas. L’impératrice Alexandra Féodorovna s’évanouit. Elle connaissait les symptômes de cette terrible maladie, l’hémophilie, et savait également que c’était une maladie de famille, que seuls les hommes contractaient. L’empereur Nicolas II vieillit de dix ans en une seule nuit. Son unique fils, l’héritier du trône de Russie, souffrait d’hémophilie et la médecine ne pouvait rien.

Dans l’inquiétude permanente pour son fils, l’impératrice cherchait du réconfort dans la prière, auprès des tombeaux des saints, dans des endroits isolés et auprès de personnes suspectes.

M. Paléologue écrit que l’impératrice ne doutait nullement qu’avec les prières de Raspoutine et grâce à son intervention, il fût possible de sauver son fils et la Russie.

Le protoprêtre M. Polski écrit :

« Couché dans son petit lit, le prince héritier gémissait doucement, la tête appuyée sur la main de sa mère et son petit visage amaigri et blême était méconnaissable, écrivait un témoin de ces souffrances. De temps à autre, il arrêtait de gémir pour chuchoter toujours le même mot, « Maman », dans lequel il exprimait toutes ses souffrances, tout son désespoir. Alors sa mère lui embrassait les cheveux, le front, les yeux, comme si, par cette caresse, elle pouvait alléger ses souffrances et 9lui insuffler un peu de cette vie qui le quittait.

Quelle mère, dans une situation pareille, refuserait d’utiliser tous les moyens possibles, médecine, foi en Dieu et même foi en des hommes qui promettaient de guérir et soulager son enfant ? C’est uniquement sur cela qu’étaient fondées les relations entre l’impératrice et le « sage » Raspoutine, simple paysan sibérien. Ces relations avaient pour source les sentiments les plus nobles d’un cœur de mère, c’est-à-dire l’amour pour son fils dangereusement malade et son désir de le guérir… »*

(*) : ( Un peu plus loin, dans ses remarques , le protoprêtre écrit : «  Grigori Raspoutine était un homme simple, inculte, rude mais intelligent, possédant une force de suggestion hypnotique et de la clairvoyance, masquant ses paroles et ses gestes sous une forme religieuse et orthodoxe, bon envers tous ceux qui lui demandaient de l’aide, débauché dans sa vie privée. Une personnalité insuffisamment décrite et décryptée dans les livres. Dans le milieu hypocrite de la cour, il pouvait avoir de l’influence sur cette famille impériale si pure, si franche et si pieuse… »


E.M. Almedingen écrit :

« … Vers 1914, l’impératrice Alexandra, bien que de huit ans sa cadette, paraissait beaucoup plus âgée qu’Elisaveta. Sa beauté avait souffert des émotions, de l’inquiétude et de la maladie… »

La grande-duchesse Elisabeth ne se mêlait jamais de questions politiques, mais elle souffrait de sentir se développer dans le pays une situation inquiétante et voyait en Raspoutine une force des ténèbres. Elle priait chaque jour des heures pour la Russie, pour le peuple russe et pour la famille impériale.


L’higoumène Séraphim écrit :


« La défunte grande-duchesse avait une telle sagesse qu’elle se trompait rarement sur les gens. Elle était très affligée que l’évêque Théophane, confesseur et père spirituel de l’impératrice, eût foi en Grigori Raspoutine et le présentât comme un ascète visionnaire… En dépit de tous les efforts que firent Raspoutine et d’autres du même acabit pour être reçus par la grande-duchesse, elle resta inflexible et ne reçut jamais aucun de ces personnages… »


Seizième chapitre


L’été 1914, la princesse Victoria de Battenberg vint en Russie avec sa fille pour rendre visite à sa sœur Elisabeth. Elles allèrent ensemble à Nijni-Novgorod, Kazan et Perm, où elles visitèrent de nombreux monastères. De Perm, la princesse Victoria partit vers l’Oural et Elizaveta Féodorovna alla prier dans un des monastères du diocèse, où elle reçut un télégramme de sa sœur l’impératrice. L’higoumène Séraphim écrit à ce sujet :


« … Après avoir lu le télégramme, la grande-duchesse est devenue blême et ne put articuler un seul mot durant quelques minutes. A ma question « Que se passe-t-il ? », elle répondit : « Ma sœur me demande de prier pour que Dieu empêche la guerre, car les ennemis de la Russie souhaitent l’anéantir » - et des larmes coulèrent de ses yeux… »


La grande-duchesse craignait la guerre. Elle revoyait le spectre de la guerre russo-japonaise des années 1904-1905 et elle sentait qu’un nouveau conflit mènerait la Russie à sa perte. Elle alla à Verkhotourié prier auprès des reliques de saint Siméon et après avoir communié, elle se hâta de rentrer à Perm où l’attendait sa sœur Victoria avec sa fille. Elles prirent ensemble le train pour Saint-Pétersbourg et se séparèrent, ignorant que c’était leur dernière rencontre sur cette terre. La « rencontre » suivante eut lieu en Egypte, où Victoria, désormais marquise de Milford-Haven, vint accueillir le cercueil contenant la dépouille de sa sœur pour l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure à Jérusalem.


***

La Russie entra en guerre contre l’Allemagne en août 1914, ce que l’empereur Nicolas II ne voulait pas. Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs (p. 256) :

«  L’empereur Nicolas II a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher les hostilités militaires, mais n’a rencontré aucun soutien dans ses tentatives de paix auprès de ses alliés les plus proches… »

Dès la mobilisation, les volontaires attendaient en masse leur tour aux postes de recrutement. Le patriotisme des Russes atteignait alors son paroxysme, le peuple acclamait les militaires défilant dans les rues, les couvrant de fleurs. On disait déjà, alors que la guerre venait à peine de commencer, que l’armée russe prendrait rapidement Berlin et qu’à Pâques la paix serait conclue.

L’empereur Nicolas II promit solennellement à son peuple de conduire l’armée à la victoire. Une foule innombrable s’était réunie sur la place du Palais d’hiver, et dès l’apparition de l’empereur et de l’impératrice au balcon retentit la clameur assourdissante de plusieurs milliers de voix, qui laissa place à l’hymne national, repris par tous. La grande-duchesse Elisabeth, vêtue de son blanc habit monacal, les yeux rayonnants, se tenait au milieu des Romanov dans le salon du palais d’hiver, dont les fenêtres donnaient sur la place. Elisabeth pensait sans doute : «  Mon Serge serait si heureux. Quel agent révolutionnaire peut se comparer à cette foule ? Eux peuvent donner leur vie pour Nikki, et leur foi gagnera la guerre. »*

(*) : ( E.M. Almedingen, An Unbroken Unity, p. 82).

Elizaveta Féodorovna quitta enthousiaste le Palais d’hiver pour se rendre au palais de Marbre**.

(**) : ( La famille du grand-duc Constantin Constantinovitch vivait au palais de Marbre).

Les cinq fils du grand-duc Constantin Constantinovitch y étaient déjà, vêtus de leur uniforme kaki, prêts à partir à la guerre***.

(***) : ( Les cinq fils Oleg, Gabriel, Igor, Constantin et Ivan, très religieux, communièrent avant leur départ au front, et prièrent dans la chapelle Saint-Sauveur à Saint-Pétersbourg, à la forteresse Pierre-et-Paul auprès des tombeaux de leurs ancêtres et devant la tombe de Xénia la Bienheureuse de Saint-Pétersbourg au cimetière de Smolensk).

Tatiana, la fille aînée du grand-duc, future supérieure du couvent du Mont-des-Oliviers de Jérusalem, garda ce jour en mémoire. Elle n’avait jamais vu Elizaveta Féodorovna dans cet état, parlant de la guerre comme d’une croisade où tous lles saints de Russie prieraient pour la victoire de la patrie. Quand Elizaveta Féodorovna revint à Moscou dans son couvent, plusieurs sœurs, dont la princesse Maria Obolenski, demandèrent à aller au front soigner les blessés. La grande-duchesse donna son accord, avec la bénédiction du père spirituel du couvent.

Elizaveta Féodorovna fut très émue lors d’une visite de l’empereur à Moscou. M. Paléologue, alors ambassadeur de France en Russie, accompagnait Sa Majesté. A son arrivée à Moscou, l’empereur rencontra au Grand Palais, dans la salle Gueorguievski, les représentants de toutes les couches sociales de l’empire. Quand tout le monde fut installé, la famille impériale entra dans la salle. On portait dans les bras l’héritier du trône malade, le tsarévitch Alexis. La grande-duchesse Elisabeth entra en dernier. Sa Majesté l’empereur prononça un discours, disant qu’il était venu à Moscou chercher du soutien par ses prières dans les lieux saints du Kremlin. Il souligna l’ardeur qui avait embrasé la nation russe et conclut son discours par ces paroles : «  D’ici, du cœur de la terre russe, j’envoie à mes vaillantes troupes et à mes valeureux alliés mon ardent salut. Dieu est avec nous… »*

(*) : ( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier, chapitre XI).

Après le discours de l’empereur, la procession se dirigea vers la cathédrale Ouspenski pour assister à une messe solennelle célébrée par trois métropolites assistés d’un grand nombre de membres du clergé. M. Paléologue, qui admirait sincèrement Elizaveta Féodorovna, observa alors avec quelle foi profonde elle priait et baisait à genoux l’icône miraculeuse de la Sainte Vierge de Vladimir. A la fin de l’office toute la procession, métropolites en tête, se dirigea vers la sortie de l’église.

M. Paléologue décrit ce moment par ces mots :


« La porte s’ouvre. Dans un éblouissement de soleil, tout le décor de Moscou se déploie soudain. Tandis que la procession se déroule, je songe que, seule, la cour de Byzance, à l’époque de Constantin Porphyrogénète, de Nicéphore Phocas, d’Andronic Paléologue, a connu des spectacles d’une pompe aussi grandiose, d’un hiératisme aussi imposant. A l’extrémité d’une passerelle tendue de pourpre, les voitures de la cour attendent. Avant d’y monter, la famille impériale reste quelque temps exposée aux acclamations frénétiques de la foule. L’empereur nous dit à Buchanan et à moi : «  Approchez-vous de moi, messieurs les ambassadeurs. Ces acclamations s’adressent autant à vous qu’à ma personne. »

M. Paléologue qualifie la psychologie du peuple russe de «  la plus mystérieuse, la plus instable et la plus incompréhensible du monde ». Il avait probablement raison en parlant de l’inconstance du peuple russe, qui de la loyauté et de l’enthousiasme est rapidement passé au refroidissement, et ensuite à la soif de sang et à la destruction – à la révolution.

La religiosité profonde de la grande-duchesse Elisabeth lui donnait foi en l’assurance de la victoire du peuple russe, mais elle ne la laissait pas s’abandonner à l’espoir qu’on pût vaincre l’Allemagne en quelques mois. A Tsarskoïé Sélo, l’impératrice Alexandra Féodorovna organisa avec sa sœur une réunion à laquelle assistaient d’autres dames de la cour. Un plan de travail y fut élaboré pour les premiers mois de la guerre, consistant dans la formation de trains sanitaires, l’organisation d’entrepôts de médicaments et d’équipements, ainsi que l’envoi au front d’églises ambulantes. Il ne fut pas facile de mettre en œuvre les plans prévus. Elizaveta Féodorovna rencontra un grand nombre d’obstacles. Les gens ne s’étaient pas encore accoutumés à l’idée de la guerre et le personnel administratif de telle ou telle autre institution ne savait souvent pas comment s’y prendre pour organiser un envoi rapide du matériel indispensable au front.

Pendant les premières semaines de la guerre, vingt-cinq convois qu’Elizaveta Féodorovna avaient organisés, transportant des médicaments, furent expédiés « par erreur » non à l’ouest, vers la ligne des opérations militaires, mais à l’opposé ; les wagons qui contenaient les églises ambulantes furent envoyés vers la ville de Tsaritsino au lieu du front. E.M. Almedingen écrit qu’aux dires d’une des anciennes sœurs du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, la grande-duchesse, en proie à une colère légitime ces jours-là, ne voulait pas admettre les justifications des fonctionnaires fautifs. A cause de la bureaucratie, de la complication des affaires, du comportement négligent et même de la vénalité de certains fonctionnaires, les soldats payaient de leur sang ces crimes administratifs*.

(*) : ( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier).

Depuis le début de la guerre, il était évident que le service sanitaire ne pouvait pas s’acquitter de sa tâche. On ressentait l’insuffisance de personnel dans le transport et les médicaments. La direction manquait d’expérience.

Les pertes au front étaient énormes. Quand les premiers trains sanitaires transportant les blessés de l’arrière-front commencèrent à arriver, l’humeur du peuple s’assombrit brutalement. Les églises célébraient sans cesse l’office des morts pour les soldats tués au combat et des listes de noms noircissaient les pages des journaux. En sauvant la France, l’armée du général Samsonov avait péri en Prusse orientale, et le général, pour ne pas être fait prisonnier, s’était brûlé la cervelle avec son pistolet.

Alarmée par les défaites au front, tourmentée par les ennuis et les obstacles permanents, mais stoïque et redoublant d’énergie, toujours prête à de plus grands sacrifices, Elizaveta Féodorovna se démenait d’un service à l’autre, tentant d’organiser le travail du service sanitaire et de l’approvisionnement.

Quand la situation s’améliora au front et que les troupes russes occupèrent Lvov, capitale de la Galicie orientale, l’impératrice Alexandra Féodorovna voulut être auprès de son époux pour assister aux célébrations données à l’occasion de cette victoire. Mais elle tomba malade et demanda à Elizaveta Féodorovna de la remplacer. La grande-duchesse alla avec l’empereur à Lvov. Elle se tint à ses côtés pendant la parade triomphale de l’armée. Les prodigieuses acclamations, les « bravos ! », la distribution des récompenses aux combattants qui s’étaient distingués, les chaudes paroles d’encouragement aux soldats – ce fut le dernier service officiel rendu à la Russie par Elizaveta Féodorovna en tant que représentante de la dynastie des Romanov. Ce fut un bel accord final de sa vie de grande-duchesse de Russie.

Après la fin du programme officiel à Lvov, Elizaveta Féodorovna alla inspecter les hôpitaux du front des Carpates. Tout en visitant les hôpitaux et les entrepôts de médicaments et d’équipements, elle vérifiait tout avec minutie et prenait des notes dans son carnet. Elle fut satisfaite de ce qu’elle avait vu et envoya un télégramme à Alexandra Féodorovna, annonçant que quatre trains sanitaires avaient été formés et des entrepôts inspectés et approvisionnés grâce aux efforts de l’impératrice. Les problèmes de transport et d’approvisionnement étaient dans une certaine mesure écartés. Les soldats, encouragés par les victoires au front, croyaient au triomphe final.

Les premiers succès de l’armée russe ne durèrent pas longtemps. L’année 1915 apporta défaite après défaite. L’armée russe abandonna la Galicie et perdit la Pologne. Des troubles apparurent également à l’intérieur de la Russie. Les chemins de fer commencèrent à décliner, les voies furent obstruées par des wagons. Les trains de marchandises transportant les provisions et les médicaments restèrent sur des voies de garage. On manquait de main d’œuvre pour réparer le matériel roulant. Une funeste rumeur de trahison commença à se répandre dans le pays, de même que le mensonge abject, alimenté par des agents allemands, que l’impératrice Alexandra Féodorovna soutenait l’Allemagne et souhaitait sa victoire. La médisance n’épargna pas non plus la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, qui visitait chaque jour les blessés des hôpitaux, les réconfortait et leur distribuait de petites icônes et des cadeaux. Au début de la guerre, elle visitait également les prisonniers blessés allemands et autrichiens. Elle considérait qu’en tant que chrétienne, elle devait témoigner la même attention aux soldats ennemis abandonnés loin de leur patrie au milieu d’étrangers. Ce comportement provoqua des rumeurs au sein du peuple. On commença à accuser la grande-duchesse de s’occuper trop bien des ennemis et de leur donner de l’argent, contrairement aux blessés russes, qui recevaient seulement de petites icônes, ce qui était faux. Elizaveta Féodorovna, souffrant d’entendre ces calomnies, cessa aussitôt ses visites aux blessés allemands.

La Russie approchait de la catastrophe, et la grande-duchesse, qui s’en rendait clairement compte, supportait difficilement la situation de son pays. Elle confiait ses pensées à l’higoumène Séraphim, quand il revenait chez elle du front. Pendant leurs longues discussions, Elizavéta Féodorovna disait au père Séraphim que l’empereur était contre la guerre, et que la Russie était entrée en guerre à cause des intrigues de ses ennemis. A ce sujet, l’higoumène Séraphim écrit :


«  Elle me disait que Sa Majesté ne désirait pas la guerre ; la guerre s’était enflammée en dépit de sa volonté… Elle accusait l’empereur Guillaume d’obéir par orgueil aux suggestions secrètes des ennemis mondiaux, ébranlant les fondations du monde…, de violer le précepte de Frédéric le Grand et de Bismarck, qui avaient recommandé de vivre en paix et en bonne amitié avec la Russie… »


***


En 1914, un premier malheur frappa la famille du grand-duc Constantin Constantinovitch. Son fils Oleg, en poursuivant l’ennemi loin de son détachement, fut mortellement blessé par une balle et mourut à l’hôpital de Vilno. Avant sa mort, le prince Oleg reçut les derniers sacrements et dit : «  Je suis tellement heureux, tellement heureux ! C’était nécessaire. Cela remontera le moral des troupes. On aura une bonne opinion de nous dans l’armée quand on apprendra que le sang de la maison impériale a été versé. » (*) Sa mère et son père assistèrent à sa fin et, suivant la volonté du défunt, revêtu d’une tunique avec la croix blanche de saint Georges sur la poitrine, sa dépouille fut emportée à Ostachévo pour y être enterrée. Elizaveta Féodorovna aimait beaucoup les Constantinovitch et, à la nouvelle de la mort du prince Oleg, elle se rendit aussitôt à son enterrement au domaine du grand-duc Constantin. Elle y resta jusqu’au lendemain de l’inhumation.

La princesse Tatiana, pleurant la mort de son frère, s’inquiétait au sujet de son mari, Constantin Bagration, qui se battait également contre les Allemands. Pourtant épuisée par ce qu’elle avait vécu dans la journée, Elizaveta Féodorovna n’hésita guère. Elle alla dans la chambre de Tatiana et y resta jusque tard dans la nuit pour la réconforter. Mais, en mai 1915, le mari de la princesse Tatiana mourut à la suite d’une blessure par balle reçue à la bataille de Lvov, et en juin de la même année, ce fut le grand-duc Constantin Constantinovitch lui-même qui mourut à l’âge de cinquante-sept ans. Elizaveta Féodorovna alla à l’enterrement du grand-duc à Pétrograd – c’est ainsi que Saint-Pétersbourg fut « rebaptisée » pendant la guerre). Le soir des funérailles au palais de Marbre, la table fut dressée juste pour quatre personnes : la veuve du grand-duc, la reine grecque Olga ( sœur du défunt), la princesse Tatiana Constantinova, et Elizavéta Féodorovna.

La princesse Tatiana Constantinova, plus tard supérieure du monastère du Mont-des-Oliviers à Jérusalem, écrivit à ce sujet :

« … Trois d’entre nous étaient en vêtements de deuil noirs et la supérieure du couvent Saintes-Marthe-et-Marie en vêtements ordinaires.

A table, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna répondit à la demande générale qu’elle attendait le défunt dans l’autre monde : « Les âmes des défunts ne sont jamais inactives. Dieu leur confie des actions spirituelles, et elles s’élèvent par étapes. Ainsi disent les écrits spirituels des Saints Pères. »

Après dîner, la mère supérieure et tante Olga allèrent se reposer. Quand la petite table fut débarrassée, tante Ella s’assit dans un fauteuil. L’office des morts était prévu une demi-heure après. Je m’agenouillai devant elle et mis mes mains sur ses genoux. Je la regardais droit dans les yeux, et elle me regarda dans le fond des yeux. Silencieusement. Une demi-heure. Sans prononcer un mot. Sans détourner le regard. Déversant dans la sienne mon âme avec force et affliction, je lui transmettais un souhait dont il était alors impossible de parler et qui s’est à présent réalisé.

Je sentais qu’elle comprenait tout… Elle me réconforta et me redonna du courage. En silence. Sans un geste. Une demi-heure plus tard, je me levai, et lui baisai la main en disant : «  Je te remercie. » Que Dieu soit loué pour tout cela. »


Le grand-duc Constantin Constantinovitch fut inhumé à Saint-Pétersbourg dans la cathédrale Pierre-et-Paul – tombeau des Romanov.

Malgré la situation agitée à Pétrograd, les funérailles du grand-duc furent solennelles. L’empereur, les grands-ducs et les fils du défunt suivirent le cercueil.

Le grand-duc fut le dernier de la dynastie des Romanov à être enterré dans la forteresse Pierre-et-Paul.


***


Quand, après les funérailles du grand-duc, Elizaveta Féodorovna rentra en voiture de la gare Nikolaïevski à Moscou à son couvent, elle affronta les premiers élans de haine. Une foule excitée par des agitateurs commença à lancer des pierres sur sa voiture, cassant une vitre. Une des pierres atteignit le chauffeur, mais Elizaveta Féodorovna ne fut pas touchée. Elle resta assise immobile. Seule une pâleur mortelle couvrit son visage. Elle ne s’attendait pas à ce que les gens de la ville qu’elle servait et qui l’accueillaient avec enthousiasme peu de temps auparavant pussent changer à ce point.

Elizaveta Féodorovna interdit à ses sœurs de raconter l’incident, et elle-même n’en parla à personne. Mais les témoins de l’événement étaient nombreux. La plupart des Moscovites s’indignèrent et eurent honte de cet acte scandaleux. La rumeur arriva aux oreilles de l’impératrice Alexandra Féodorovna, qui fut extrêmement choquée, incapable de croire que les habitants de Moscou, qui avaient toujours adoré Ella, eussent si facilement succombé à la provocation. Le chef de la police de Moscou supplia la grande-duchesse de ne pas paraître dans les rues de la ville pendant un certain temps, prétextant qu’il n’était pas en mesure de garantir sa sécurité. Elizaveta en fut très affectée. Elle ne donna pas de réponse immédiate au chef de la police et alla voir le métropolite de Moscou et, après lui avoir demandé conseil ainsi qu’au confesseur du couvent, elle décida de ne plus se rendre, momentanément, à la Khitrovka. A l’insu de la grande-duchesse et sans son consentement, la police décida cependant d’instaurer une surveillance spéciale dans le quartier du couvent.


Dix-septième chapitre


Les marchés de Moscou et les magasins d’alimentation commencèrent à se vider. La grande-duchesse organisa l’approvisionnement en denrées alimentaires par les villages voisins d’Ilyinskoïé afin de pouvoir continuer à servir des repas chauds aux pauvres.

Des chariots et des camions de légumes, de produits laitiers et d’œufs commencèrent à arriver aux portes du couvent. Mais cet approvisionnement ne se passait pas sans encombre. Des inconnus attaquaient et volaient souvent les transportes de provisions. Tout cela inquiétait la grande-duchesse. Les repas des sœurs du couvent devinrent uniformes et frugaux, Elizaveta Féodorovna elle-même réduisit son alimentation à un seul plat de légumes. Le meilleur de la réserve du couvent fut destiné aux malades, aux orphelins et aux vieillards.

Les défaites russes se multipliaient et, aux premiers jours de l’automne 1915, l’armée russe se battait déjà à l’est, loin des positions qu’elle occupait au printemps. L’empereur Nicolas II voulut être plus près de son armée pour diriger lui-même les opérations militaires, et il décida d’occuper le poste de commandant suprême.

Cela alarma Elisabeth Féodorovna. Elle savait que seul l’empereur pouvait inspirer de nouveaux exploits à ses armées, mais craignait qu’un long séjour à l’état-major, loin de Tsarskoïé Sélo et de Petrograd, n’eût un effet funeste sur la situation intérieure du pays. Elle était inquiète. Pour retrouver la sérénité, Elizaveta Féodorovna se rendit à l’ermitage d’Optina. Elle y passa plusieurs jours en prières et en entretiens avec les moines, puis elle revint à son couvent, qu’elle ne pouvait abandonner longtemps.

Dans le pays, tout allait de mal en pis. Les terribles mots de « traîtrise » et de « trahison » se répétaient déjà partout ouvertement. Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans ses mémoires que les membres de la Douma travaillaient à la décomposition de l’armée. Leurs discours, où il était question de l’impératrice Alexandra Féodorovna, interdits par la censure militaire à la presse civile, étaient imprimés en grand nombre et distribués parmi les officiers et les soldats.

Les files d’attente dans les magasins de Pétrograd et de Moscou devenaient des foyers de commérages où se racontaient les fables les plus effrayantes sur la famille du tsar, sur Raspoutine et surtout sur la tsarine, soupçonnée de sympathie avec l’ennemi. La rumeur calomnieuse se propagea rapidement dans la ville.

La grande-duchesse Elisabeth souffrait beaucoup pour la famille impériale. Mais elle ne pouvait rien faire pour arrêter la vague de racontars malfaisants. Elle savait qu’il valait mieux se taire pour ne pas donner prétexte à de nouveaux commérages. Si, par une curiosité malsaine, on se permettait de lui poser une question à ce sujet, la grande-duchesse l’ignorait par un silence et coupait ainsi court à toute discussion. A Moscou couraient toutes sortes de bruits sur son couvent, soupçonné d’être un centre d’espionnage allemand.

Elizaveta Féodorovna, qui avait appris la patience du vivant de son époux, le grand-duc étant souvent haineusement exposé à la calomnie, supportait avec la même humilité les rumeurs terrifiantes qui arrivaient jusqu’à elle. Elle voyait que la Russie traversait une période d’épreuves difficiles, et que la guerre apportait beaucoup de malheurs. Elle comprenait que ce n’était pas sans répercussion sur la psychologie des gens simples, et trouvait toujours une justification en disant : « ils sont tous très fatigués »*, et elle intensifiait ses prières pour que Dieu aide la Russie à vaincre l’ennemi.


***

L’été 1916, l’armée russe, encouragée par l’assaut du général Alexeï Broussilov et désormais bien ravitaillée, rêvait à la victoire. L’humeur hardie régnant au front était à l’opposé de ce qui se passait à l’arrière.

Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans son Livre de souvenirs (p. 267) :

«  … L’armée rêvait d’une victoire sur l’ennemi… Quant aux politiques, ils rêvaient de révolution et regardaient avec mécontentement les succès de nos armées…

On pouvait dire avec certitude qu’il se produirait à l’arrière un soulèvement au moment même où l’armée serait prête à porter le coup final à l’ennemi. »


Le frère du grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, Sergueï Mikhaïlovitch**, qui était à l’état-major auprès du souverain également en tant qu’inspecteur général d’artillerie, dit à Alexandre Mikhaïlovitch ( p. 268) :

(**) : ( Le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch fut tué par les bolchéviques et jeté dans les mines à Alapaïevsk avec la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna).

«  Retourne à ton travail et prie Dieu qu’il n’y ait pas de révolution encore pendant un an. L’armée se trouve en excellent état. L’artillerie, l’approvisionnement, le génie – tout est prêt pour l’attaque finale au printemps 1917. Cette fois, nous battrons les Allemands et les Autrichiens, bien sûr dans le cas où l’arrière nous laissera libres de nos mouvements. Les Allemands pourraient être sauvés uniquement s’ils provoquaient la révolution à l’arrière… »


Alexandre Mikhaïlovitch écrivit qu’il faisait entièrement confiance à son frère Sergueï, et savait que ses déductions n’étaient pas sans fondement. L’esprit mathématique du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch se représentait clairement la position au front et à l’arrière. Son assurance était fondée sur l’étude et l’analyse minutieuse des rapports secrets.

A l’automne 1916, des rumeurs prodigieuses, fabriquées sans doute par des agents allemands, atteignirent Moscou, prétendant que le frère de la grande-duchesse Elisabeth et de l’impératrice – le grand-duc Ernst de Hesse – arrivait secrètement en Russie en tant qu’ambassadeur de l’empereur Guillaume* pour entamer les négociations d’une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne.

(*) : ( E.M. Almedingen, An Unbroken Unity).

On disait qu’il se cachait au couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Un beau matin, une foule menaçante s’amassa aux portes du couvent. Au bout de quelques minutes, la foule se mit à crier des «  A bas l’Allemande ! Livrez-nous l’espion ! » Des pierres et des morceaux de briques furent lancés dans les vitres. Quand la foule commença à assiéger les portes, celles-ci s’ouvrirent toutes seules, et, devant elle, apparut, toute seule, la grande higoumène du couvent, la grande-duchesse Elisabeth. Elle était vêtue de sa robe grise de tous les jours , le visage pâle, mais calme. Les gens se pétrifièrent et se turent. Elizaveta Féodorovna, profitant du silence, demanda d’une voix forte ce qu’ils voulaient, et s’ils voulaient lui parler. Les meneurs s’avancèrent, menaçants, et s emirent à exiger qu’elle leur livre son frère Ernst. Elizavéta Féodorovna répondit qu’il n’était pas là, qu’il vivait à Darmstadt, et elle leur proposa de s’en rendre compte par eux-mêmes en visitant le domaine du couvent, mais sans faire de bruit afin de ne pas déranger les malades. La foule se mit d’abord à chuchoter, mais retrouva vite son humeur furieuse, menaçant de se jeter sur Elizaveta Féodorovna. La Providence fit qu’un détachement de policiers à cheval surgisse soudain et disperse la foule. Plusieurs personnes furent blessées dans l’affrontement, et Elizaveta Féodorovna ordonna immédiatement aux sœurs de les soigner.

Des patriotes et amis sincères de la grande-duchesse venaient la voir tous les jours pour lui raconter ce qui se passait à la Douma et à Pétrograd, et les rumeurs concernant le paysan Raspoutine. Elle les écoutait en silence, attentive et soucieuse. Elle ne participait à aucune discussion et ne donnait aucun conseil. Elle disait seulement : « Seigneur, aie pitié de nous, sois miséricordieux pour nous, mon Dieu. » *

(*) : ( M. Paléologue, Aux portes du Jugement dernier).

La grande-duchesse Maria Pavlovna écrit dans son livre Education of a Princess (p. 279-280) :

«  … Elle m’avait dit avoir à maintes reprises averti sa sœur l’impératrice de ne pas lui faire beaucoup confiance et de ne pas dépendre de lui (Raspoutine)…

Quand l’influence de Raspoutine passa de la sphère privée à la politique, ma tante, y voyant un grand danger, décida cette fois de prévenir l’empereur en personne, mais, une fois de plus, son conseil fut repoussé.

Les relations entre les sœurs, jusqu’alors très amicales et sincères, se refroidirent peu à peu…

En dépit de ce désaccord, elles continuèrent de se voir. Tante Ella rendait visite à Tsarskoïé Sélo aussi souvent qu’avant… »


L’archevêque Anastase écrivit dans son opuscule A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna (p. 19) :

«  … Un jour, au retour de Tsarskoïé Sélo, après avoir prié elle dit : «  Cet homme affreux ( Raspoutine) veut me séparer des miens, mais Dieu merci, il n’y parvient pas. » »

L’impératrice Alexandra Féodorovna avait foi en Raspoutine. Elle voyait en lui « un homme de Dieu », et estimait que toutes les rumeurs à son sujet étaient des inventions d’envieux. Elle ne voulait rien écouter. Elle pensait qu’il était victime de médisances et des mêmes persécutions que les saints, qui souffraient souvent pour la vérité. L’impératrice était convaincue que si Raspoutine restait auprès de son fils, le tsarévitch serait sauvé et la Russie aussi.

La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna essayait de prouver le contraire à sa sœur, avec tact, discernement et patience, et quand un froid apparut entre elles, ainsi que l’écrivit la grande-duchesse Maria Pavlovna, elle continua ses visites à l’impératrice à Tsarskoïé Sélo avec une humilité toute chrétienne. Elle disait qu’elle ne pouvait pas abandonner sa sœur dans ce moment critique et difficile.

***


Elizaveta Féodorovna décida de faire une dernière tentative, à la demande de ses amis, et de se rendre à Tsarskoïé Sélo pour parler personnellement avec l’empereur de la situation dans le pays. Elle y alla, mais trop occupé, il ne la reçut pas. Une discussion au sujet de Raspoutine eut lieu entre l’impératrice Alexandra Féodorovna et la grande-duchesse.

Dans son livre Aux portes du Jugement dernier, M. Paléologue assure que cette discussion fut très brève et se termina de triste façon. L’impératrice refusa d’écouter les arguments de sa sœur et elles se séparèrent très froidement.

E.M. Almedingen écrit, lui, qu’il n’y avait pas de témoins à cette conversation et que dans sa lettre au souverain à l’état-major, l’impératrice Alexandra Féodorovna aborde cette question de façon très laconique. Elle se plaint des attaques permanentes que subit Raspoutine et écrit qu’elle restera ferme sur sa position : «… Comme je l’ai prouvé à Ella, je serai toujours ainsi… »*

(*) : ( E.M. Almedingen, An Unbroken Unity, p. 101).

La comtesse Alexandra Olsoufieff écrit :

« Lorsque la grande-duchesse abordait la question délicate de Raspoutine, il était impossible de dissuader l’impératrice de croire en la sainteté de cet homme, bien que la grande-duchesse eût raconté à Sa Majesté la façon de vivre scandaleuse qu’il avait réussi à cacher à ses yeux. L’impératrice se trompait si profondément sur sa personne que tout ce qu’elle pouvait dire en réponse aux exhortations de sa sœur était : «  Nous savons que d’autres saints ont été calomniés avant lui. »

Alors la grande-duchesse prédit l’avenir : «  Souviens-toi, dit-elle, du destin de Louis XVI. » Hélas, elle ne se trompait que sur l’ampleur et l’horreur du désastre qui se préparait. »


L’impératrice Alexandra Féodorovna et Elizaveta Féodorovna étaient proches par leur profonde religiosité. Les deux sœurs allaient chercher une aide spirituelle au monastère quand elles ne pouvaient se mettre d’accord et arriver à un compromis. L’impératrice Alexandra Féodorovna alla dans un monastère de femmes à Novgorod, et quand elle entra dans la cellule de la moniale ascète âgée de cent sept ans, celle-ci lui dit ces paroles ( extrait de la lettre de la souveraine au souverain n° 399 du 12 décembre 1916) : «  Pour toi, ma beauté – une lourde croix… N’aie crainte… » L’impératrice écrit dans sa lettre que la moniale ascète répéta ces paroles plusieurs fois.

L’impératrice Alexandra Féodorovna était une authentique martyre. Elle portait une lourde croix, souffrait à la fois pour son fils et pour la Russie. Sa religiosité était si profonde que lorsqu’elle pensait ne pas avoir prié avec assez de zèle, elle ne pouvait pas dormir en paix et se relevait la nuit pour prier.

De retour à Moscou de Tsarskoïé Sélo, Elizaveta Féodorovna, très déçue par ce qui se passait entre elle et sa sœur l’impératrice, alla immédiatement à l’ermitage de Sarov, où elle passa près de dix jours au couvent de la Sainte-Trinité à Divéïévo. Elle avait alors tant besoin de solitude et de prière ! Chaque jour et chaque nuit, priant auprès de la châsse de saint Séraphim de Sarov, elle retrouvait peu à peu le calme et l’équilibre.

Quand elle revint à Moscou, elle apprit l’assassinat d eRaspoutine. Comme l’écrivit la grande-duchesse Maria Pavlovna dans Education of à Princess, Elizaveta Féodorovna ignorait encore que son neveu le grand-duc Dmitri Pavlovitch était impliqué dans cette affaire, et elle lui adressa un télégramme compromettant dont le contenu fut connu d el’impératrice. La souveraine en conclut que sa sœur était également mêlée au complot. Mais la grande-duchesse accepta la méprise une fois de plus avec résignation.

Maria Pavlovna écrivit que sa tante comprenait les conséquences tragiques que pouvait avoir l’assassinat de Raspoutine, mais, en apprenant la participation de son neveu et d’autres personnes, elle ne pouvait les juger, voyant elle-même en Raspoutine une réelle incarnation du mal. Elle se disait que le grand-duc Dmitri et le prince Félix Ioussoupov avaient été choisis par la Providence pour accomplir le destin de Raspoutine.

La nouvelle de l’assassinat se répandit vite dans tout Pétrograd. Le peuple exultait. Au théâtre Mikhaïlovski, à l’apparition du grand-duc Dmitri Pavlovitch dans sa loge, le public l’ovationna.

Comme il fut démontré plus tard, Dmitri Pavlovitch n’avait pas participé à l’assassinat de Raspoutine. Il fit le serment à son père, Pavel Alexandrovitch, sur l’icône et le portrait de sa mère, qu’il n’avait pas de sang de Raspoutine sur les mains. Le coup de feu fatal avait été tiré par Pourichkévitch, député à la Douma.*

(*) : ( Après la révolution, lors de la retraite de Novorossisk, Pourichkévitch attrapa la typhoïde ; presque guéri, il mourut dans des circonstances inexpliquées).

Le grand-duc Gavriil Konstantinovitch écrivit dans son ouvrage Dans le palais de Marbre (p. 314) :

«  En regardant le passé, je réalise que nous avions tort de nous réjouir de la mort de Raspoutine. L’assassinat de Raspoutine a été le signal de la révolution. Il ne fallait pas que le grand-duc se salisse en prenant part à un assassinat, quels qu’en pussent être les motifs. Ce n’est pas une affaire chrétienne. Apparemment, Dmitri en eut par la suite conscience, et d’après ce que j’entendis dire, il ne put durant un temps se décider à communier, s’estimant indigne de recevoir les sacrements. »


En châtiment de sa participation au complot, le grand-duc Dmitri Pavlovitch fut envoyé en Perse sous les ordres du général Baratov sur décret de l’empereur Nicolas II*.

(*) : ( L’envoi en exil du grand-duc Dmitri Pavlovitch en Perse le sauva en réalité des massacres bolchéviques).

Le prince Ioussoupov fut sommé de se retirer dans son domaine de la province de Koursk.

Lorsque l’empereur reçut une lettre signée par seize membres de la maison Romanov, le priant d’adoucir le sort de Dmitri Pavlovitch, la réponse du souverain fut la suivante ( Dans le palais de Marbre, p. 313) :

«  Personne n’a le droit de commettre un assassinat ; je sais que nombreux sont ceux à qui la conscience ne laisse pas de repos, car Dmitri Pavlovitch n’est pas le seul impliqué. Je suis étonné que Vous vous adressiez à moi.

Nikolaï »


Dix-huitième chapitre


Les files d’attente pour le pain à Pétrograd s’allongeaient de plus en plus, et, pendant ce temps, les wagons chargés de blé et de seigle étaient à l’arrêt, la nourriture pourrissait tout au long de la voie ferrée du Transsibérien et dans la région du sud-ouest de la Russie. Mais, malgré les files d’attente, le pain dans la capitale ne manquait pas, et il ne pouvait être question de famine pour les habitants de la ville.

La protection de Pétrograd, assurée par des recrues inexpérimentées et des réservistes, ne constituait guère une bonne défense au cas où des troubles surgiraient.

Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch écrit dans ses mémoires qu’il avait demandé aux responsables militaires s’ils étaient prêts à rappeler du front des unités à Pétrograd en cas de complication de la situation. On lui répondit que l’on attendait l’arrivée du front à Pétrograd de treize régiments de la garde. Mais ces régiments ne furent pas rappelés. Cet ordre fut abrogé par quelqu’un. Alexandre Mikhaïlovitch écrit aussi qu’il apprit plus tard que des traîtres, à l’état-major, avaient eu l’audace d’annuler l’ordre de l’empereur sous l’influence des leaders de la Douma.

Bientôt commença à Pétrograd la grève des ouvriers travaillant pour la défense, précisément au moment où l’armée russe était prête à passer à l’offensive. Le motif de cette grève était le manque de pain dans les boulangeries de Pétrograd, rumeur propagée par les révolutionnaires, qui devaient absolument semer la panique dans la ville pour déclencher la révolution. Au bout d’un certain temps commencèrent dans les rues de la capitale des affrontements entre les ouvriers et les soldats.

L’empereur Nicolas II, au vu de ces troubles, quitta d’urgence l’état-major pour Pétrograd, mais son train fut retenu à la gare de Dno. Coïncidence funeste que le nom de cette gare – « le fond »-, comme s’il avait présagé la chute du puissant Empire russe.

Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, dans ses mémoires ( p. 278-279), rapporte la communication téléphonique de son frère Sergueï Mikhaïlovitch de l’état-major :

«  Nikki est parti hier à Pétrograd, mais les employés du chemin de fer, obéissant au décret du comité de la Douma pour les Affaires particulières, ont retenu le train impérial à la gare de Dno et l’ont détourné en direction de Pskov. Il est absolument seul dans le train. Une délégation de la Douma veut le voir pour lui présenter les ultimes revendications. Les troupes de Pétrograd se sont unies aux insurgés. »


En réponse à une requête du général Alexeïev, des télégrammes furent envoyés de divers endroits du front par des commandants en chef, parmi lesquels certains généraux conseillaient à l’empereur d’abdiquer. Le grand-duc Nikolaï Nikolaïévitch l’écrivait dans son télégramme :


« … Moi, Votre fidèle sujet, estime de mon devoir, par mon serment et son esprit, de supplier à genoux Votre Majesté impériale de sauver la Russie et Votre héritier, connaissant Votre amour profond pour la Russie et pour lui. Après Vous être signé, remettez-lui Votre trône… »

Le télégramme de l’aide de camp, le général Broussilov, disait :

«  Je vous prie de rapporter à Sa Majesté l’empereur, avec ma soumission la plus profonde, et mon entier dévouement à la patrie et au trône, qu’en cet instant la seule solution pouvant sauver la situation et donner la possibilité de continuer de combattre l’ennemi extérieur, faute de quoi la Russie sera perdue, est d’abdiquer en faveur de Sa Majesté le tsarévitch héritier sous la régence du grand-duc Mikhaïl Alexandrovitch… »


Voici le télégramme du général aide de camp, Evert :


« … Au vu de la situation actuelle, ne trouvant pas d’autre issue, Votre fidèle sujet, infiniment dévoué à Votre Majesté, supplie Votre Majesté, au nom du salut de la patrie et de la dynastie, de prendre la résolution, en accord avec la déclaration du président de la Douma, exprimée par le général aide de camp Rouzski, comme étant la seule apparemment capable de faire cesser la révolution et sauver la Russie des horreurs de l’anarchie. »


Le télégramme du général Sakharov était rédigé de manière confuse et voilée :


« … Passant à la logique de la raison et tenant compte de la situation actuelle sans issue, moi, sujet définitivement fidèle de Sa Majesté, suis contraint de dire, la mort dans l’âme, qu’il est possible que l’issue la moins douloureuse pour notre pays et pour le maintien de la possibilité de se battre contre l’ennemi extérieur, soit la décision d’agréer aux conditions déjà énoncées… »


Ces télégrammes furent rapportés à l’empereur par le général Rouzski vers 15 heures le 2 mars.

Le souverain, après avoir écouté le rapport du général, prit la décision d’abdiquer. Ayant à sa disposition une armée de quinze millions d’hommes, l’empereur Nicolas II abdiqua. Le souverain était seul, et personne ne pouvait empêcher cette funeste décision.


***


L’higoumène Séraphim, dans Les Martyrs du devoir chrétien, décrit sa dernière rencontre avec la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna au printemps 1917, après l’abdication de l’empereur.

Il fut stupéfait de voir à quel point la grande-duchesse avait changé. Elle avait maigri, était anxieuse. Son âme était si bouleversée qu’elle ne pouvait parler sans verser de larmes. Elle voyait vers quel gouffre courait la Russie, et pleurait amèrement le pays et le peuple russes, auxquels elle avait consacré sa vie et qu’elle servait avec abnégation. Tous les idéaux et les rêves auxquels elle aspirait s’écroulaient. Son esprit brûlant d’énergie et d’abnégation ne savait plus que faire. Son seul désir était de prier Dieu de lui donner la force de boire jusqu’à la lie la coupe du malheur et de mourir en Russie. Elizavéta Féodorovna s’inquiétait aussi pour la famille impériale et quand elle en parlait, elle ne pouvait retenir ses larmes. Mais la grande-duchesse était également consciente de la fatalité du destin et s’en remettait à la volonté de Dieu. Elle était consciente du chemin de martyre de la famille impériale.

Un jour, elle dit à l’archevêque Anastase à propos de la famille impériale, avec une profonde tendresse : «  Cela servira à leur purification morale et les rapprochera de Dieu. » *

(*) : ( Archevêque Anastase, A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizavéta Féodorovna, p. 18).

Elizaveta Féodorovna n’éprouvait nulle animosité envers le peuple agité par les révolutionnaires. Elle disait avec douceur : «  Le peuple est un enfant ; il n’est pas fautif des événements… Il est induit en erreur par les ennemis de la Russie. »

Quand les révolutionnaires vinrent visiter pour la première fois le couvent Saintes-Marthe-et-Marie, l’un d’eux, qui avait l’air d’un étudiant, se mit à faire l’éloge de la vie des sœurs, disant qu’elles ne vivaient pas du tout dans le luxe et que partout régnaient la propreté et l’ordre. En voyant ce comportement bienveillant, Elizavéta Féodorovna entreprit de discuter avec le jeune homme. Elle lui parla du christianisme et du socialisme. « Qui sait, dit l’inconnu à la fin de la discussion, il se peut que nous tendions vers le même but, seulement par des voies différentes… »

Le couvent Saintes-Marthe-et-Marie poursuivait son œuvre comma par le passé. A l’hôpital, certaines femmes étaient très malades, et Elizaveta Féodorovna passait une grande partie de son temps à leur chevet.

Moscou était en ébullition. Le chaos avait pris possession de la ville. On cambriolait et on brûlait les maisons. Une multitude de va-nu-pieds traînaient dans les rues. C’étaient des criminels et des fous égarés libérés de prisons, que personne ne gardait plus dans les hôpitaux.

Certaines sœurs, comme V. Gordiéïeff, trésorière du couvent, qui craignaient qu’un criminel pût s’introduire dans le couvent, prièrent l’higoumène de tenir la porte fermée à clef en permanence. Mais la grande-duchesse n’avait peur de personne. Elle désirait toujours trouver quelque chose de bon chez les êtres les plus vils et croyait qu’un début de bonté insufflé dans tout être humain pouvait vaincre ses mauvais instincts. Durant la journée, le dispensaire du couvent était ouvert à tous, comme d’habitude. Elizaveta Féodorovna, malgré l’avertissement de V. Gordiéïeff, refusa de verrouiller les portes. Elle disait : «  Avez-vous oublié qu’aucun cheveu de votre tête ne tombera sans la volonté de Dieu ? »

Un jour, des hommes entrèrent au couvent ; certains étaient ivres. On voyait tout de suite qu’il s’agissait de malfaiteurs en liberté. Ils se comportaient avec sans-gêne, poussant des jurons obscènes. L’un d’eux, vêtu d’un uniforme sale, autrefois kaki, en apercevant la grande-duchesse, se rua sur elle en hurlant qu’elle n’était plus « Votre Altesse, voulant savoir qui elle était maintenant. Elizavéta Féodorovna répondit calmement qu’elle était ici au service des malades. Alors le forcené exigea qu’elle pansât sa plaie, un ulcère à l’aine, suppurant et exhalant une odeur nauséabonde. La grande-duchesse le fit asseoir sur une chaise et, s’étant agenouillée devant lui, nettoya la plaie, appliqua un baume, le banda, et lui dit de revenir le lendemain pour changer le pansement, sinon il risquait de se gangrener. L’homme, perplexe et confus, ne savait que dire. Enfin, il lui demanda qui elle était. La grande-duchesse répéta qu’elle était là pour s’occuper des malades. Quand le groupe d’hommes, à présent calmé, sortit en se bousculant et en lorgnant de tous côtés, les sœurs, effrayées, commencèrent à s’affoler. La grande-duchesse les arrêta immédiatement et leur rappela que Dieu veillait sur elles et que sans Sa volonté rien de mauvais ne pouvait leur arriver.

La grande-duchesse avait constamment l’âme tournée vers Dieu par l’intermédiaire de la Prière de Jésus. Qu’elle s’occupât de bander les blessés, de préparer un dîner frugal, qu’elle se tînt au chevet d’un malade – dans sa tête résonnait sans cesse cette prière du cœur. Etant en permanence ouvert au Seigneur, son cœur était fermé à la peur du monde et à l’inquiétude. Elisabeth savait qu’en se soumettant à la volonté de Dieu, elle suivait Sa voie, et quoi qu’il pût arriver, elle l’accepterait avec sérénité et résignation. Elle ressemblait en cela aux martyrs des premiers siècles de la chrétienté. Sa réaction au choc provoqué par l’abdication de l’empereur et le début de la révolution était passée. Les larmes silencieuses qu’elle versait la nuit devant les icônes n’étaient pas des larmes de désespoir, mais des larmes d’affliction pour la Russie et la famille impériale.

L’archevêque Anastase écrit à propos du sang-froid d’Elizaveta Féodorovna (p. 18) :

«  … Il semblait qu’elle était sur un haut rocher inébranlable et que, de là-haut, elle regardait sans peur les vagues en furie autour d’elle, fixant son regard spirituel dans les lointains éternels. »

***


Un matin, deux camions remplis de révolutionnaires s’arrêtèrent devant la porte du couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Des rubans rouges épinglés à leur chemise, et portant des drapeaux rouges, les hommes en nombre se postèrent devant la porte du monastère. Celle-ci leur fut ouverte par l’higoumène en personne. Quelques hommes se détachèrent du rassemblement, petit cigare entre les dents, en chapeau et le fusil à l’épaule, et déclarèrent à Elizaveta Féodorovna qu’ils étaient venus l’arrêter et la conduire en prison, et qu’elle serait jugée comme espionne allemande. Quant au couvent, il serait perquisitionné, et les armes qu’on y gardait, confisquées. La grande-duchesse leur répondit : «  Entrez, cherchez partout, mais seulement cinq d’entre vous. »*

(*) : (Protopresbytre M. Polski, Les Nouveaux Martyrs russes, tome I, p. 278).

Elizaveta Féodorovna leur dit également qu’étant l’higoumène du couvent, elle devait donner des directives et dire au revoir à ses sœurs. Cela lui fut accordé. La grande-duchesse les réunit alors toutes à l’église, et demanda au père Mitrophane de célébrer un Te Deum. Pendant que le prêtre s’habillait et que l’on allumait les cierges et les candélabres, Elizaveta Féodorovna, pour encourager les sœurs, prononça ces paroles de l’Evangile ( M. Polski) : «  Et vous serez haïs de tous à cause de Mon nom… C’est par votre persévérance que vous gagnerez la vie » ( Luc, XXI, 17, 19).

Puis, elle invita les hommes à entrer dans l’église, mais en laissant les armes à l’extérieur. Ils laissèrent leurs fusils à contrecoeur et la suivirent. Elizaveta Féodorovna resta agenouillée durant tout le Te Deum. Quant, à la fin de la liturgie, elle embrassa la croix, les hommes venus l’arrêter s’approchèrent aussi de la croix et se signèrent. Elizaveta Féodorovna leur dit qu’ils pouvaient à présent suivre le père Mitrophane, qui leur ferait visiter tous les bâtiments du couvent. Après des recherches infructueuses, intimidés, les homme sortirent rejoindre leurs camarades en chantant L’Internationale et La Marseillaise, puis ils dirent : «  C’est un monastère, rien de plus. » Les autres, qui attendaient fiévreusement l’arrestation de la grande-duchesse et la découverte d’armes au couvent, s’en allèrent déçus. Quand les camions furent partis, Elizaveta Féodorovna se signa et dit aux sœurs ( M. Polski) : « Apparemment, nous ne sommes pas encore dignes de la couronne des martyrs. »

Le même jour, quelques heures plus tard, les représentants du gouvernement provisoire vinrent au couvent présenter des excuses à l’higoumène pour le comportement des révolutionnaires, et lui assurer qu’eux n’étaient pas impliqués dans l’incident.

Elizaveta Féodorovna les invita chez elle et les questionna sur les progrès de la révolution. Les représentants du gouvernement lui répondirent avec franchise qu’ils n’étaient pas en mesure de se battre contre la menace anarchiste et ils lui demandèrent de déménager au Kremlin pour être en sécurité. La grande-duchesse répondit ( M. Polski) : «  Si je suis partie du Kremlin, ce n’est pas pour y être de nouveau poussée par la force révolutionnaire. S’il est difficile pour vous de me protéger, je vous demande de ne faire aucune tentative en ce sens. »

Les membres du gouvernement partirent, présentant des excuses et l’assurant de leur soutien.

Elizaveta Féodorovna se languissait de ses proches, qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps. Sa sœur l’impératrice était arrêtée. Elle n’avait pas vu son frère et ses deux autres sœurs depuis le début de la guerre mondiale. Elle savait que la Russie ne pourrait pas se libérer si vite de l’anarchie révolutionnaire, et n’avait guère l’espoir de rencontrer bientôt ses proches. Avant la guerre, son frère Ernst et ses sœurs Irène et Victoria venaient régulièrement en Russie. La princesse Victoria séjournait toujours au couvent, parfois avec ses enfants*.

(*) : ( Le fils de la princesse Victoria, le prince de Battenberg, futur lord Mountbatten de Birmanie, visita pour la dernière fois la Russie en 1914. Le jeune prince était alors officier de marine, et fut chargé d’assister l’empereur Nicolas II pendant le séjour de l’escadre anglaise à Kronstadt ( cf. Grand-duc Gabriel Constantinovitch, Dans le palais de Marbre ) ; lord Mountbatten garda toute sa vie un souvenir chaleureux de la Russie).

Mais tout cela avait cessé dès le début de la guerre, et ils ne se virent pas pendant plus de trois ans. Il n’y avait pas de lettres non plus, la poste ne fonctionnant plus à cause de la révolution.

La grande-duchesse avait très envie de revoir sa famille, de les serrer contre son cœur et de sentir leur affection. Elle fut très tentée quand, au début de l’été 1917, un ministre suédois vint spécialement à Moscou pour la voir. Il voulait convaincre la grande-duchesse de quitter la Russie pour l’étranger. Il venait à la requête de l’empereur Guillaume, qui voulait sauver Elizaveta Féodorovna, dont il avait été jadis amoureux. L’empereur Guillaume, qui désirait la destruction de la Russie, savait que le gouvernement provisoire tomberait bientôt, et que le pays se noierait dans le sang de victimes innocentes. L’empereur y avait fait clairement allusion auprès du ministre suédois.

Après avoir écouté attentivement l’exposé du ministre, la grande-duchesse le questionna au sujet du destin de l’empereur et de sa famille. Le ministre suédois lui répondit avec franchise que tout ce qui était possible serait entrepris pour qu’ils partent également à l’étranger. Elizaveta Féodorovna observa un silence, avant de répondre. Une fois une décision prise, elle n’en changeait pas. Puis elle remercia cordialement le ministre de s’être inquiété pour elle, et répondit avec calme qu’elle ne pouvait abandonner son couvent, les sœurs, et les malades que Dieu lui avait confiés, et qu’elle avait fermement décidé de rester. Sur ce, la grande-duchesse se leva, montrant ainsi que la discussion était close. Le ministre suédois comprit que rien ne pourrait l’influencer et, après s’être incliné en silence, il quitta l’établissement. La grande-duchesse Elisabeth était pleinement consciente qu’ayant refusé la proposition de fuir la Russie, elle signait elle-même son arrêt de mort…

La vie suivait son cours. L’higoumène s’occupait des soldats blessés et des malades, nourrissait les pauvres et les orphelins, et dirigeait ses institutions de bienfaisance. Pendant la courte période du gouvernement provisoire, la classe aisée de Moscou continua d’aider matériellement l’établissement. Une partie de la tuyauterie des canalisations de Moscou avait été endommagée pendant les troubles, et l’été 1917 fut particulièrement chaud. Une épidémie dont les symptômes ressemblaient à ceux de la typhoïde commença à se propager dans la ville. Au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, des mesures de précaution furent prises : l’eau potable fut bouillie, les légumes furent servis uniquement cuits ou frits.

A cette époque, Elizaveta Féodorovna tomba gravement malade. On ne savait pas s’il s’agissait de la maladie qui sévissait dans la ville. Elle ne pouvait plus visiter les malades, et n’avait plus de forces pour veiller la nuit comme auparavant. Sur les instances des médecins, l’on disposa un fin matelas sur les planches nues du lit où elle ne dormait que quelques heures durant. Quand la crise fut passée, Elizaveta Féodorovna était si faible qu’elle ne pouvait pas marcher, et restait de longues heures assise, priant, un ouvrage de couture à la main.

Au mois d’août, elle apprit que, par décision d’A. Kerenski, l’empereur, l’impératrice et leurs enfants avaient été emmenés à Tobolsk. Il ne lui restait désormais plus aucun espoir de rencontrer rapidement sa chère famille impériale. Elizaveta Féodorovna souffrait, ne se faisant guère d’illusions quant à leur libération. Elle envoyait des lettres à Tobolsk, mais seule l’une d’entre elles arriva. Vers la fin du mois, la grande-duchesse recouvra ses forces, et reprit la direction de son couvent. Mais la situation du pays continuait d’empirer. Il n’y avait plus moyen de se procurer les denrées de première nécessité ni les médicaments. Même la quinine et l’iode devenaient rares. L’on manquait de bandage et de coton hydrophile, et les sœurs craignaient de devoir bientôt utiliser les draps pour faire les pansements aux malades. C’est durant cette période que la grande-duchesse Maria Pavlovna, nièce d’Elizaveta Féodorovna, arriva à Moscou et séjourna au couvent. La grande-duchesse Maria Pavlovna ne trouva aucun changement dans la vie de l’établissement, mais elle fut surprise de l’état de sa tante. Quand elle l’avait vue quelques mois auparavant, celle-ci débordait d’énergie, et était en perpétuel mouvement. Maintenant, elle était la plupart du temps assise dans un fauteuil en rotin, un ouvrage de couture ou de tricot dans les mains.

Elizaveta Féodorovna et Maria Pavlovna parlaient beaucoup des événements en Russie et des causes de la révolution. Lors de l’une de ces conversations, lorsqu’elles évoquèrent la question de la famille impériale, la grande-duchesse se rappela avec tristesse sa dernière entrevue avec l’impératrice. Comme l’écrit E.M. Almedingen, les dernières semaines avant la chute du gouvernement provisoire, le couvent Saintes-Marthe-et-Marie fut un centre où se rendait le peuple russe, pas tant pour recevoir une assiette de soupe ou une aide médicale, mais pour voir la grande-duchesse Elisabeth et lui parler de ses malheurs. Elizaveta Féodorovna recevait tout le monde, écoutait, citait les Saintes Ecritures et rassurait. Les gens sortaient de chez elle apaisés et rassérénés. Mais cela ne dura guère. Le 7 novembre 1917, le gouvernement provisoire s’effondra, et Lénine et ses sympathisants prirent la tête du gigantesque Etat russe.


Dix-neuvième chapitre


Au début, les bolchéviques ne touchèrent pas au couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Au contraire, ils montrèrent du respect envers les sœurs et attribuèrent des rations spéciales à la clinique. L’institution était régulièrement ravitaillée.

Avec l’arrivée au pouvoir des soviets, la terreur envahit la Russie. Les patrouilles de la Tchéka, dont le seul nom faisait trembler, sévissaient partout. Arrestations, tortures, exécutions se succédaient. La vie humaine ne valait plus rien. Des familles entières d’innocents furent anéanties sur un simple soupçon, une dénonciation, ou par convoitise du bien d’autrui. Des torrents de sang déferlèrent sur la Russie. Les drapeaux rouges furent hissés dans les lieux sacrés du Kremlin. Alors, commença la profanation sacrilège des églises, des icônes et des saintes reliques. Il était devenu impossible de se rendre à la chapelle de Kazan pour allumer un cierge devant l’icône Notre-Dame de Kazan, haut lieu saint de la terre russe.

La grande-duchesse interdit aux sœurs de la communauté toute sortie à l’extérieur du couvent. La société moscovite se terrait. Le vide se fit autour d’Elizaveta Féodorovna. Les anciens protecteurs, bienfaiteurs, et mécènes du couvent, issus de classes aisées, avaient maintenant peur d’accorder leur attention à la grande-duchesse.

Afin d’éviter toute insulte dans la rue, Elizaveta Féodorovna ne sortait quasiment plus. Elle, si faite à une activité débordante, se trouvait maintenant obligée de rester entre les murs de son établissement. Cet enfermement lui pesait, mais elle n’en changea pas pour autant son emploi du temps ; elle se renferma seulement un peu plus sur elle-même. Elle paraissait plus concentrée, comme si elle sentait l’approche de la fin et se préparait au passage dans l’éternité.

Le confesseur du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, le père Mitrophane, célébrait quotidiennement la liturgie, et toutes les sœurs priaient avec ferveur. Leur prière commune, la prière des âmes douloureuses, montait vers Dieu, tel l’encens de l’encensoir. Les dimanches et les jours de fête, l’église du couvent Saintes-Marthe-et-Marie était pleine à craquer. Mais sur le moment, les autorités ne touchaient à rien, et ne faisaient pas irruption dans l’institution.

Deux fois par semaine, un camion venait ravitailler le couvent en pain noir, poisson séché, légumes, un peu de graisses et du sucre. Pour les soins, il ne lui était octroyé que quelques bandages en quantité limitée, et des médicaments de première nécessité.

Les proches des sœurs et leurs amis habitant en province leur apportaient parfois, en catimini, du beurre, du lait et des œufs. Il était impossible de trouver du thé ; aussi, en remplacement et pour en tenir lieu, faisaient-elles des tisanes avec des baies sauvages séchées.

Les autorités envoyèrent au couvent des formulaires à remplir dans lesquels il fallait indiquer les noms, prénoms, âges, sexes, positions sociales, etc., de toutes les personnes habitant l’établissement, ou s’y trouvant en traitement. Elizaveta Féodorovna, aidée par les sœurs, remplit tous les formulaires de manière détaillée, et les renvoya à qui de droit.

Après la signature de la paix de Brest-Litovsk, le gouvernement allemand, en la personne du comte Mirbach, obtint l’accord des autorités soviétiques pour emmener la grande-duchesse Elisabeth à l’étranger. Mais elle refusa catégoriquement de quitter la Russie. Elle disait : «  Je n’ai fait de mal à personne. Que la volonté du Seigneur soit faite ! » *

Par deux fois, le comte Mirbach demanda une audience à la grande-duchesse. Mais elle refusa de le recevoir, car elle voyait en lui un représentant du gouvernement allemand, pays ennemi. Ce fut la dernière chance de salut qu’Elizaveta Féodorovna refusa fermement. En dépit du « nettoyage » de la Tchéka et de la propagande mensongère dirigée contre l’aristocratie et, plus particulièrement, contre les membres de la maison Romanov, le peuple continuait d’aimer la grande-duchesse Elisabeth. Un exemple de cet amour est relaté dans le livre d’E.M. Almedingen, An Unbroken Unity.

Au début du mois de mars 1918, un cordonnier, dont la femme et les enfants se trouvaient à la clinique du couvent, proposa à Elizaveta Féodorovna d’organiser sa fuite. Il lui dit qu’un de ses proches avait un traîneau et de bons chevaux et qu’ils pouvaient l’emmener en lieu sûr. Elizaveta Féodorovna peut paraître naïve, mais elle montre que cet homme n’avait pas peur de risquer sa vie et celle de sa famille pour aider la grande-duchesse à quitter Moscou. Tous les récits qui émanent du livre de E.M. Almedingen sont absolument authentiques, l’auteur ayant eu de nombreuses conversations avec la comtesse Marie Obolenski, qui faisait partie des sœurs du couvent Saintes-Marthe-et-Marie du temps d’Elizaveta Féodorovna.


***


On trouvera ci-après deux lettres écrites en français ( texte original non corrigé) par la grande-duchesse Elisabeth à son amie la comtesse Alexandra Olsoufieff*

(*) : ( Ces lettres écrites en français m’ont été aimablement prêtées pour ce livre par la petite-fille de la comtesse A. Olsoufieff, Maria Vassilievna, qui vécut en Italie (NdA).).

La première a dû être écrite en 1917, la seconde, plus longue, en avril 1918.

La première lettre témoigne d’un amour profond pour l’Eglise orthodoxe et le peuple russe. La phrase «  La Sainte Russie ne peut pas périr » est soulignée par Elisabeth.

«  Chère Alix,

Dieu, de nouveau, dans Sa grande miséricorde nous a aidés à passer ces journées de guerre intérieure, et, aujourd’hui, j’ai eu l’infinie consolation de prier au (illisible) et d’assister à la cérémonie divine avec la bénédiction de notre patriarche. Le saint Kremlin avec les marques visibles de ces journées tristes m’était plus cher que jamais. J’ai senti à quel point la religion orthodoxe est la véritable et vraie Eglise de Dieu, et j’ai ressenti une telle pitié profonde pour la Russie et ses enfants qui dans ce moment ne savent pas ce qu’ils font – n’est-ce pas un enfant malade qu’on aime cent fois plus dans le moment de la maladie que quand il est gai et bien portant – l’on voudrait porter ses souffrances, lui apprendre la patience, l’aider, voilà ce que je ressens journellement ; la Sainte Russie ne peut périr, la Grande Russie hélas n’est plus, mais Dieu dans la Bible montre comme Il pardonnait à son peuple, et lui redonnait le pouvoir béni – espérons qu’avec les prières qui augmentent journellement et le repentir qui s’accroît, que la Sainte Vierge plaidera pour nous devant son Fils divin, et que Dieu nous pardonnera.

Votre éternelle mère supérieure, Elizaveta ( en russe).

J’ai vu votre neveu Dmitri Olsoufieff ; il va bien. »


La seconde lettre adressée à la comtesse A. Olsoufieff en avril 1918 reflète la tristesse de la grande-duchesse de ne plus voir ses anciens amis, et sa nostalgie du passé. La phrase «  Que Ta volonté soit faite » montre qu’elle était déjà prête à subir «  des moments qui paraissent terribles ». Elizaveta Féodorovna sentait clairement en elle la force de la grâce du Saint-Esprit qui illuminait son chemin de croix. Cette lettre fut écrite par la grande-duchesse quelques jours avant son arrestation.


« Chère Alix !

Christos vas chrissi* !

(*) : ( « Christ est ressuscité ! » (en russe).).

Que de fois mes pensées volent vers vous ! Et je me rappelle ma petite comtesse assise dans son salon, entourée de souvenirs ; et nous faisons causette en prenant une tasse de thé, et les années passent devant notre souvenir, des années bien claires – des années tristes et des années et des moments où l’on sent la main de Dieu le Père, forte, qui rappelle au repentir comme maintenant. Comme je regrette que je ne puisse pas vous voir. Les « grands » vivent dans votre appartement, et Dieu dans sa douceur vous a épargné de voir arracher de votre cœur ce qui sur cette terre était votre petit nid. Si nous approfondissions maintenant la vie de chacun, elle est remplie de miracles. Vous direz : et remplie de terreur et de morts ! oui – aussi - , mais nous ne voyons pas clairement pourquoi le sang de ces victimes doit couler ; – là-haut ils comprennent tout et pour sûr ont trouvé le calme et la patrie véritable, la patrie céleste. Nous, sur cette terre, nous devons attirer la patrie céleste, pour voir d’un œil éclairé, et dire avec résignation : « que Ta volonté soit faite. » La complète destruction de la « Grande Russie sans peur et sans reproche, mais la « Sainte Russie », l’église orthodoxe, l’église qui existe et existe comme encore jamais, et ceux qui croient sans douter un moment, ont le « soleil en dedans » qui éclaire les ténèbres pendant l’orage qui gronde. Je ne suis pas exaltée chère amie, je suis seulement sûre que Dieu qui punit est le même Dieu qui aime. Je lis beaucoup la Bible ces derniers temps, et si nous ajoutons à cette lecture le sublime Sacrifice de Dieu le Père qui envoya son Fils mourir et ressusciter pour nous, alors nous sentons le Saint Esprit qui éclaire notre chemin, et la joie devient éternelle même si notre pauvre cœur humain et notre petit esprit terrestre survivent à des moments qui ont l’air bien terribles. Pensez à l’orage – quelles impressions sublimes, effrayantes, comme les uns ont peur, les autres se cachent, les autres sont tués et d’autres sentent la grandeur de Dieu – n’est-ce pas un tableau des temps actuels ? Nous travaillons, prions, espérons, et chaque jour sentons la Miséricorde divine ; au fond, c’est un constant miracle que nous vivions, et d’autres commencent à le sentir et viennent dans notre église se reposer l’âme… Priez pour nous, chère âme. 

A vous de cœur, votre « vieille fidèle Amie »,

Merci pour le cher passé. Que Dieu accueille en son repos éternel l’âme de votre cher petit mari. »

La quiétude temporaire qui régnait dans l’établissement n’était que le calme avant la tempête. Le ciel commença à s’assombrir au-dessus du couvent Saintes-Marthe-et-Marie lorsque les autorités soviétiques, dans un premier temps retirèrent quelques personnes de la clinique, puis informèrent Elizaveta Féodorovna que ses orphelins devraient bientôt être transférés dans un orphelinat public.

Les autorités soviétiques avaient, outre la famille impériale, arrêté nombre des membres de la maison Romanov. La politique de Lénine était d’éliminer tous ceux qui portaient le nom de Romanov, ainsi que tous les proches de la famille impériale. Lénine savait de quel amour et de quelle fidélité bénéficiait la grande-duchesse Elisabeth auprès du peuple russe, et c’est pourquoi il craignait qu’en cas d’arrestation et d’exécution de celle-ci, des troubles n’éclatent dans Moscou contre le pouvoir bolchévique. Il comprenait également que seuls la ruse et le mensonge lui permettraient d’atteindre son but – l’assassinat d’Elizaveta Féodorovna -, et c’est pourquoi il décida de l’envoyer loin du centre, dans un coin perdu où personne ne la connaissait.

La grande-duchesse sentait que sa fin était proche, et son seul souhait était de ne pas fléchir et de rester fidèle à Jésus Christ jusqu’à son dernier souffle.

Elizaveta Féodorovna fut arrêtée et emmenée loin de Moscou le troisième jour de Pâques 1918, jour où l’Eglise orthodoxe fête l’icône de Notre-Dame de Kazan. Le patriarche Tykhone était au couvent Sainte-Marthe-et-Marie pour y célébrer un Te Deum. Il resta après l’office jusqu’à 4 heures du matin pour parler avec les sœurs et leur mère higoumène. Pour Elizaveta Féodorovna, ce fut le dernier réconfort et le dernier mot d’adieu de l’autorité suprême de l’Eglise orthodoxe russe avant son chemin de croix sur le Golgotha.

L’higoumène Séraphim écrit ( in Les Martyrs du devoir chrétien) qu’après avoir raccompagné le patriarche, toutes les sœurs, réconfortées, oublièrent pour un temps leurs préoccupations, mais leur mère higoumène, tout en tentant de paraître alerte, ressentait en son âme une tristesse infinie, comme dans l’attente de quelque chose d’implacable, de terrifiant… Une demi-heure après le départ du patriarche Tykhone, une voiture s’arrêta devant le couvent, avec à son bord un commissaire et des soldats de l’Armée rouge qui intimèrent à Elizaveta Féodorovna de les suivre sur-le-champ.

L’on trouve les descriptions de cet épisode tragique dans les ouvrages de l’higoumène Séraphim et d’E.M. Almedingen. La grande-duchesse demanda qu’on lui laisse deux heures pour prendre ses dispositions, nommer une remplaçante et dire au revoir à tous les habitants du couvent. Cela lui fut catégoriquement refusé. On ne lui donna qu’une demi-heure pour rassembler ses affaires. Elle n’eut pas le temps de faire le tour de la clinique, de l’orphelinat et de la maison pour les vieillards. Elle put seulement réunir les sœurs dans l’église Marthe-et-Marie pour leur donner sa dernière bénédiction. De longs sanglots résonnèrent dans toute la maison. Tous pleuraient, car ils savaient que c’était la dernière fois qu’ils voyaient la mère higoumène.

L’higoumène Séraphim écrit que le tableau, si émouvant qu’il eût dû toucher le cœur le plus endurci, n’émut pourtant pas les tchékistes. Au contraire, cela ne fit qu’agacer ces hommes, habitués à entendre les plaintes et les cris de leurs victimes.

Elizaveta Féodorovna remercia les sœurs pour leur travail d’abnégation, et elle demanda au père Mitrophane Srébrianski de ne pas quitter le couvent, et d’y servir tant que ce serait possible.

La grande-duchesse partit avec deux religieuses : Varvara Iakovleva et Ekatérina Ianycheva. Ce furent les seules que les bolchéviques autorisèrent à suivre Elizaveta Féodorovna.

L’higoumène Séraphim écrit que ce fut avec une rare rudesse que les hommes de la Tchéka arrachèrent les sœurs à leur supérieure. Paraskiéva Tikhonovna Korine, ancienne élève du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, m’a raconté* que, quand elle vint avec d’autres élèves voir Elizaveta Féodorovna le premier jour de Pâques pour la féliciter à l’occasion de cette grande fête, cette dernière leur avait dit : «  Quand la semaine pascale sera terminée, je vous parlerai de ma vie », mais trois jours après, elle était arrêtée.

(*) : ( A l’auteur, Lioubov Miller (NdT ).

Ces terribles instants sont restés ancrés dans la mémoire de Paraskiéva Tikhonovna. Jamais elle n’oublierait la forte et longue sonnerie qui avait retenti aux portes du couvent, annonçant les tchékistes venus arrêter la grande-duchesse. Quand les sœurs apprirent que l’on emmenait leur mère higoumène, elles se précipitèrent toutes en pleurant dans l’église de la clinique. Elles venaient de tous côtés en courant et en sanglotant, qui descendant l’escalier du foyer, qui venant de la clinique, qui, enfin, venant du bout du jardin. Elizaveta Féodorovna, quant à elle, se tenait debout sur l’ambon de l’église, très pâle, mais sans larmes. Elle répétait aux sœurs : «  Ne pleurez pas, nous nous reverrons dans l’autre monde. » Son récit terminé, Paraskiéva Tikhonovna baissa la tête, et dit : «  Après quoi, nous nous mîmes à vivre sans elle. »

Avant de monter dans la voiture, la grande-duchesse les bénit tous encore une fois en faisant un grand signe de croix. Elle quittait pour toujours sa maison bien-aimée, qu’elle avait créée avec tant de difficultés, où elle avait fait tant de bien, où grâce à ses idées et à son travail étaient nées tant d’institutions de bienfaisance, et où elle avait sauvé tant de milliers d’êtres d’une mort psychique, morale et physique. C’est ici, dans son propre couvent Saintes-Marthe-et-Marie, qu’elle entra dans la sainteté. Les hommes qui emmenèrent la grande-duchesse Elisabeth étaient des Lettons. Il faut croire que Lénine n’osa pas confier cette cruelle affaire à des Russes, à des Moscovites, de peur que, connaissant Elizaveta Féodorovna, ils ne fassent au dernier moment rater son plan.


Vingtième chapitre


Ayant appris ce qui s’était passé, le patriarche Tykhône, aidé par certaines organisations ecclésiastiques qui avaient encore une importance aux yeux du nouveau pouvoir, tenta en vain d’obtenir la libération de la grande-duchesse. Elizaveta Féodorovna et ses compagnes furent emmenées en train à Perm.

Sur le chemin de l’exil, la grande-duchesse écrivit une lettre d’adieu aux sœurs du couvent. L’higoumène Séraphim la lut, mais ne l’ayant pas entre les mains, il ne put en transcrire le contenu que de mémoire. Par bonheur, l’original a été conservé en Russie et tapé à la machine en plusieurs exemplaires. Une des copies a été transmise à la chancellerie synodale de l’Eglise orthodoxe russe hors-frontières.

Voici le texte intégral de cette lettre dont l’original est en russe :


«  Bénis-nous, Seigneur.

Que la Résurrection de Jésus vous console et vous soutienne. A six heures nous avons dépassé Rostov, le soir, la Trinité-Saint-Serge…

Que saint Serge, saint Dimitri et sainte Euphrosyne de Polotsk nous gardent, vous et moi. Nous roulons bien. Il y a de la neige partout.

Je ne puis oublier la journée d’hier, tous ces doux visages. Seigneur, quelle douleur ils exprimaient ! J’en avais le cœur brisé ! Chaque minute vous me deveniez plus chères. Comment pourrais-je vous abandonner, mes chères petites ? Que faire pour vous consoler, vous soutenir ? Rappelez-vous, mes chéries, tout ce que je vous ai dit. Soyez toujours non seulement mes enfants, mais aussi des élèves dociles. Unissez-vous et soyez comme une seule âme entièrement tournée vers Dieu, et dites, comme Saint Jean Chrysostome : «  Gloire à Dieu en toute chose ! »

Je vais vivre avec l’espoir de pouvoir être bientôt de nouveau parmi vous et de toutes vous retrouver. En plus de l’Evangile, lisez toutes ensemble les Epîtres des Apôtres. Vous, les sœurs aînées, rassemblez nos sœurs. Demandez au patriarche Tykhône de prendre nos « poussins » sous son aile. Installez-le dans ma chambre du milieu, et laissez ma cellule pour les confessions et la grande chambre pour les visites.

S’il n’y a pas de retard, nous devrions arriver au bout de cinq jours de voyage. Ekatérina rentrera rapidement, elle vous racontera comment nous sommes installées. On nous adonné de très gentils « anges gardiens ». Nous n’avons pas beaucoup dormi car les pensées nous envahissent. Merci pour les provisions. Nous nous en procurerons d’autres en route. J’essaie de lire Saint Serge. J’ai amené une Bible avec moi, nous allons lire, prier et espérer.

Par pitié, gardez le moral. La Vierge Marie sait pourquoi son Céleste Fils nous a envoyé cette épreuve le jour de Sa fête.

« Je crois ! Viens au secours de mon incrédulité ! »*

(*) : ( Marc, IX, 24).

Les voies du Seigneur sont impénétrables.

Mes enfants chéries, grâces soient rendues à Dieu que vous ayez pu communier d’une seule âme face au Seigneur. Je suis sûre que le Sauveur était avec vous toutes sur cette terre, et qu’au moment du Jugement dernier, votre prière sera devant Dieu l’expression de votre charité les unes envers les autres et envers moi.

Je ne puis exprimer à quel point je suis touchée jusqu’au fond du cœur et heureuse de recevoir vos lettres. Vous m’avez toutes, sans exception, écrit que vous continuerez vos efforts pour vivre comme nous en avions si souvent parlé.

Oh, comme vous allez pouvoir maintenant vous perfectionner sur le chemin de la rédemption ! Je vois que le début est prometteur. Surtout, ne perdez pas courage, et ne laissez pas faiblir vos belles intentions, car le Seigneur, qui a décidé de nous séparer temporairement, vous soutiendra spirituellement. Priez pour moi, pécheresse, pour que je sois digne de revenir vers mes enfants, et que je m’améliore, afin que nous puissions, ensemble, nous préparer à la vie éternelle.

Vous vous souvenez combien je craignais que vous ne tiriez trop vos forces de mon soutien. Je vous disais : « Il faut plus s’attacher à Dieu. Le Seigneur a dit ‘Mon fils, donne-moi ton cœur, et que tes yeux se plaisent dans mes voies.’*

(*) : ( Proverbes, XXIII, 26).

Sois sûre que tu auras tout donné à Dieu quand tu lui auras remis ton cœur, c’est-à-dire toi-même. »

Actuellement, nous éprouvons toutes la même chose, et c’est instinctivement que nous ne trouvons que près de Lui la consolation nécessaire pour porter la croix de la séparation. Le Seigneur a trouvé qu’il était temps pour nous de porter Sa croix. Essayons d’êtres dignes de ce bonheur. Je pensais que nous serions trop faibles pour porter une telle croix. « L’Eternel a donné, et l’Eternel a ôté. »**

(**) : (Job, I, 21).

La volonté du Seigneur a été faite.

Que le nom du Seigneur soit sanctifié pour l’éternité. Quel bel exemple nous donne saint Job par sa docilité et sa patience dans le chagrin. C’est pour cela que le Seigneur lui donna plus tard le bonheur. Il y a tant d’exemples, chez les saints pères dans leur monastère, de terribles chagrins transformés par la suite en véritables bonheurs. Préparez-vous à la joie d’être à nouveau ensemble. Soyons patientes et humbles. Ne nous plaignons pas et soyons reconnaissantes pour tout.

Je suis en train de lire le merveilleux livre de saint Jean de Tobolsk. Voici ce qu’il écrit : «  Dieu miséricordieux, protège, rend sage et apaise le cœur de tout homme qui s’est abandonné à Sa Sainte Volonté, et avec ces mêmes mots ‘ne pas enfreindre la volonté de Dieu’, Il soutient et renforce son cœur en lui soufflant en secret : tu es toujours avec Moi, tu es là dans Ma raison et dans Mon souvenir te soumettant sans plainte à Ma Volonté. Je suis toujours avec toi, je te regarde avec amour et je te protégerai pour que tu ne perdes pas ma Grâce, ma clémence et les saints sacrements. Tout ce qui est à Moi est à toi : Mon Ciel, les Anges et, plus encore, Mon Fils unique. Je suis Moi-même à toi, Je suis tien et resterai tien comme Je l’ai promis au fidèle Abraham : ‘Abraham, ne crains point ; je suis ton bouclier, et ta récompense sera très grande.’*

(*) : ( Genèse, XVI, 1).

Seigneur, Tu es bien à moi, réellement à moi… Je T’entends et j’accomplirai Tes paroles avec ferveur. »

Répétez ces paroles tous les jours, et vous aurez le cœur léger.

«  Ceux qui se confient en l’Eternel renouvellent leurs forces, ils prennent leur envol comme des aigles ; ils courent, et ne se lassent point, ils marchent, et ne se fatiguent point. »**

(**) : ( Esaïe, XV, 31).

«  Je crois, viens au secours de mon incrédulité ».*** « Petits enfants, n’aimons pas en paroles et avec la langue, mais en actions et avec vérité. »****

Que la grâce de Notre Seigneur soit avec vous ainsi que mon amour en Jésus-Christ. Amen.

Votre supérieure éternelle et aimante mère en Jésus-Christ. »


Le long voyage de la grande-duchesse entre Moscou et Perm fut certainement éprouvant. Elle n’eut même pas droit à un verre pour boire le thé. Elle réussit à s’en acheter un dans une des gares où le train s’arrêta ; quant à la théière, elle lui fut prêtée par l’un des passagers.

L’on sait qu’elle adressa deux lettres au père Mitrophane Sébrianski. Dans la première, elle écrivait qu’au début, les soldats lettons s’adressaient à elle avec beaucoup de rudesse, puis ils s’adoucirent. Ils furent alors remplacés par des soldats de l’Armée rouge cruels et sans pitié. Dans sa seconde lettre, Elizaveta Féodorovna s’adressait au patriarche Tyhkône. Elle lui demandait d’intervenir pour qu’elle puisse recevoir de la nourriture végétarienne. E.M. Almedingen explique dans son livre que ses convoyeurs lui donnaient des plats à base de viande de cheval, qu’elle ne mangeait pas, provoquant leur colère.

Le patriarche Tykhône fit aussitôt tout ce qui était en son pouvoir pour aider Elizaveta Féodorovna et, grâce à son autorité, obtint qu’on lui servît des légumes et du lait.

A Perm, la grande-duchesse et les sœurs Varvara et Ekatérina furent logées dans un couvent. Les religieuses de ce couvent firent tout ce qu’elles pouvaient pour leur faciliter la vie. Elizaveta Féodorovna fut autorisée à assister aux offices religieux dans l’église du couvent, ce qui fut pour elle d’un grand réconfort. Sur le chemin de Perm à Alapaïevsk, la grande-duchesse et les sœurs passèrent quelques jours à Ekaterinbourg. Nul ne sait dans quelles conditions ni où elles logèrent. La famille impériale était déjà emprisonnée dans cette ville, et Elizaveta Féodorovna fit tout pour pouvoir rencontrer sa sœur l’impératrice, mais cela lui fut refusé.

L’une des deux sœurs qui l’accompagnaient, Varvara ou Ekatérina, réussit à se faufiler jusqu’à la maison Ipatiev, où étaient détenus les prisonniers impériaux. La sœur s’approcha discrètement de la palissade et, à travers une fente entre les planches, aperçut l’empereur. Mais elle ne put ni lui faire signe, ni lui dire un mot, la maison étant étroitement surveillée.

Emprisonnée, Elizaveta Féodorovna ne pensait pas à son propre sort, mais surtout à la famille impériale. Par des moyens qu’on ignore, elle réussit à faire passer dans la maison Ipatiev des œufs de Pâques, du chocolat et du café*.

(*) : ( Troisièmes lectures des Romanov, Treti Romanovskie Chtenia, A.N. Avdonine, Ekaterinbourg, Editions Iava, 1999).

En retour, elle reçut une lettre de remerciements de la grande-duchesse Maria. L’impératrice Alexandra Féodorovna n’écrivit pas à sa sœur. Elle ne pouvait lui pardonner leur querelle, quand Elizaveta Féodorovna avait tenté de convaincre l’empereur d’écarter Raspoutine qu’elle considérait presque comme un saint.

Au printemps 1918, le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, accompagné de son secrétaire Fiodor Mikhaïlovitch Remez, des trois fils du grand-duc Constantin Konstantinovitch, Ioann, Constantin et Igor, ainsi que du prince Vladimir Paley, furent également amenés et installés dans un hôtel sordide. Ils furent très mal traités. On ne leur donna qu’une chambre pour eux tous, et ils furent à peine alimentés. Toutefois, ils étaient autorisés à sortir de temps à autre, ce qui leur permit de rencontrer des personnes de connaissance.

Le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, né en 1869, était le fils cadet du duc Mikhaïl Nikolaïévitch, frère de l’empereur Alexandre II. Sergueï Mikhaïlovitch était officier d’artillerie et expert en balistique. Il servit sous l’empereur Nicolas II en qualité de général-inspecteur de l’artillerie et, en prévision de la guerre contre l’Allemagne, fit tout ce qui était en son pouvoir pour pousser le gouvernement à réarmer l’artillerie russe, en vain. Sergueï Mikhaïlovitch resta célibataire. Dans sa jeunesse, il avait aimé une femme, mais le mariage ne se fit pas. Il évitait de prendre part aux réceptions mondaines et passait, dans la haute société, pour un homme renfermé et silencieux. Il était très simple dans ses rapports avec les gens ordinaires. Pendant de longues années, Sergueï Mikhaïlovitch fut un ami proche de l’empereur Nicolas II, et resta auprès de lui à l’état-major jusqu’aux derniers jours de l’Empire russe. Fiodor Mikhaïlovitch Remez, le secrétaire du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, suivit volontairement son chef en exil et mourut avec lui. Les trois frères, les ducs Ioann, Constantin et Igor, étaient les dignes fils de leur père le grand-duc Constantin Constantinovitch. Leur mère était la princesse Elisabeth de Saxe-Altenbourg, devenue la grande-duchesse Elizaveta Mavrikievna. Le duc Ioann Constantinovitch, né en 1886, épousa Hélène de Serbie ( Eléna Pétrovna), la fille du roi de Serbie Pierre Ier, et ils eurent deux enfants.

Toute la famille du grand-duc Constantin Constantinovitch était croyante, mais Ioann se distinguait par sa profonde piété. Il possédait une rare capacité de concentration spirituelle, et adorait converser avec Elizaveta Féodorovna sur des thèmes religieux. L’empereur Nicolas II, qui connaissait la profonde piété de Ioann, l’envoyait fréquemment le représenter à des cérémonies religieuses. Ioann était quelqu’un de très sensible et de compatissant ; il aidait beaucoup les pauvres. Il n’oubliait jamais les préceptes paternels : «  Ne manque pas à ton devoir sacré, sème le bien dans ta patrie » ; et il semait ce bien partout où il pouvait. Pour sa bravoure durant la guerre contre l’Allemagne, il reçut l’épée de Saint-Georges.

Le grand-duc Constantin, lui, était né en 1890. Il fut officier de la garde impériale du régiment d’Izmaïlovski. C’était un homme modeste, et un bon soldat. Il se distingua par sa bravoure lors de la Guerre mondiale. Les officiers et les soldats du régiment aimaient le grand-duc Constantin.

Igor Constantinovitch, né en 1884, fut comme ses frères un bon officier. Un épisode de sa vie, alors qu’il était au front, définit bien le personnage : durant des manœuvres, il tomba avec son cheval dans un marécage et commença à s’enliser. Quand la tête de son cheval favori disparut dans la boue, Igor s’enfonça à sa suite, et le bénit par un grand signe de croix. Quant à lui, il fut sauvé in extremis, alors que seules sa tête et ses mains étaient encore visibles.

Les frères suivirent tous les préceptes de leur père, le grand-duc Constantin Constantinovitch. A leur départ pour la guerre, il les fit s’agenouiller devant les icônes et les bénit en leur disant de ne jamais oublier leur rang, qui leur imposait de bien se tenir et de servir leur patrie.

Le prince Vladimir Paley était le fils du grand-duc Pavel Alexandrovitch, issu de son second mariage, morganatique. Pendant la guerre, l’épouse de Pavel Alexandrovitch et ses enfants reçurent le nom de famille « Paley » et le titre de prince. Jusqu’en 1914, Vladimir habita avec ses parents en France. Dès son plus jeune âge, il montra un grand don pour la poésie, jouait très bien du piano et peignait . De retour en Russie, Vladimir Paley entra dans le corps des pages et, à la fin des cours accélérés en temps de guerre, il fut nommé dans un des régiments avec le grade d’enseigne. Il n’avait pas l’âme d’un soldat ; tout le portait vers la création artistique. A l’âge de dix-huit ans, il avait déjà publié son premier recueil de poésies. Il maîtrisait plusieurs langues, mais préférait écrire en russe. Il était beau, grand, de belle prestance, avec des yeux bleus pensifs. Au début de l’année 1915, le jeune Vladimir Paley fit la lecture au grand-duc Constantin Constantinovitch de la traduction qu’il avait faite en français de sa pièce Le Roi de Judée. Le grand-duc Constantin, au comble de l’admiration, serra Vladimir dans ses bras et lui dit :

«  Volodia, je sens que je n’écrirai plus jamais, je sens que je suis en train de mourir. Je te transmets ma lyre… »

Cette traduction, conservée au palais du grand-duc, disparut à la révolution*.

(*) : ( Sbornik pamiati Velikogo Kniazia Constantina Constantinovitcha, poèta C.R (recueil à la mémoire du grand-duc Constantin Constantinovitch, le poète C.R.), p. 64, rédigé sous la direction d’A. Goering, publication du Conseil général des associations de cadets à l’étranger, Paris, 1962).

Peu de temps avant la révolution, Vladimir Paley eut le pressentiment qu’il mourrait bientôt , mais il n’en eut aucune amertume et tenta au contraire de perfectionner son talent. Il passait des heures à sa machine à écrire, à écrire des poèmes. Ses poèmes ne nécessitaient aucune correction ; ils étaient parfaits. L’inspiration semblait ne jamais quitter le jeune poète. Ce travail fiévreux inquiéta sa demi-sœur Maria Pavlovna. Elle conseilla à son frère de ne pas se presser, de réfléchir et de peaufiner ses vers. Son frère lui répondit avec un sourire triste qu’il devait écrire, et écrire vite. Puis, il lui fit mystérieusement remarquer que tout ce qu’il avait dans le cœur devait être exprimé dès maintenant, car après l’âge de vingt et un ans, il ne pourrait plus écrire. Les poèmes de Vladimir Paley publiés pendant la guerre et la révolution ne reflétaient en rien la situation du moment. Au contraire, ils étaient remplis de paix et de sérénité.

Après l’abdication de l’empereur, Vladimir fut assigné à résidence avec ses parents. Sa demi-sœur, Maria Pavlovna, pensa que c’était dû à la satire que Vladimir avait écrite sur Kerenski. L’on disait que cette satire et une caricature dessinée par l’auteur avaient été déposées sur le bureau de Kerenski au Palais d’hiver. En raison de cette assignation, Vladimir et son père ne purent quitter à temps Pétersbourg pour se mettre à l’abri**.

(**) : ( Le père de Vladimir Paley, le grand-duc Pavel Alexandrovitch, fut enfermé dans la forteresse Pierre-et-Paul avec les grands-ducs Dmitri Constantinovitch et les frères Grigori Mikhaïlovitch et Nikolaï Mikhaïlovitch, historien connu et apprécié pour ses œuvres historiques même par le pouvoir communiste. Quand Maxime Gorki demanda à Lénine la grâce de Nikolaï Mikhaïlovitch, ce dernier lui répondit en signant l’arrêt de mort : «  La révolution n’a pas besoin d’historiens. » Ils furent tous fusillés en janvier 1919 dans la cour de la forteresse Pierre-et-Paul. Les détails de leur mort sont extraits du livre de la grande-duchesse Maria Pavlovna A Princess in exile, by Marie, grande-duchesse de Russie, Cassell & C° Ltd, U.S.A., 1932 : les grands-ducs furent réveillés à trois heures du matin et tenus de se mettre torse nu. On les fit sortir sur la place de la forteresse Pierre-et-Paul, là où se trouve la cathédrale où sont enterrés tous les Romanov depuis Pierre-le-Grand. On les plaça devant une longue fosse dans laquelle gisaient déjà une trentaine de fusillés. En quelques secondes, les grands-ducs tombèrent dans la fosse commune (leurs restes ne furent jamais retrouvés, NdA).

A la mi-mars 1918, le patron de la Tchéka de Petrograd, Ouritski, ordonna le recensement de tous les membres de la maison Romanov. Vladimir Paley et les autres ducs durent se rendre à la Tchéka.

Du fait que le prince Vladimir Paley ne portait pas le nom des Romanov, sa mère fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver son fils des griffes de la Tchéka. Vladimir Paley fut convoqué par Ouritski, qui lui proposa de renier à jamais son père et tous les autres membres de la famille Romanov. Le poète refusa catégoriquement. Deux semaines plus tard, Vladimir Paley, les trois fils du grand-duc Constantin Constantinovitch et le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch furent envoyés en exil à Viatka. Fin avril, ils furent transférés, d’abord à Ekaterinbourg, puis à Alapaïevsk.

La grande-duchesse Maria Pavlovna écrit, dans son livre A Princess in exile, que pendant son emprisonnement à Alpaïevsk, Vladimir Paley écrivait beaucoup. Quand en hiver 1920 les affaires personnelles des prisonniers, trouvées à Alapaïevsk par l’Armée blanche, furent transportées à Londres, on n’y trouva pas les œuvres de Vladimir Paley.



Vingt et unième chapitre


La grande-duchesse Elizaveta Féodorovna fut amenée à Alapaïevsk avec les autres détenus le 20 mai 1918 et emprisonnée dans l’école Napolnaïa aux portes de la ville*.

(*) : ( N. Sokolov, L’assassinat de la famille impériale, Buenos-Aires, El Verbo Ruso, 1978).

Ce bâtiment de pierre était constitué de six salles, quatre grandes et deux petites, reliées entre elles par des couloirs.

Une salle située dans l’angle fut occupée par les gardiens. Le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, le prince Vladimir Paley et leurs secrétaire et serviteur F. M. Remez et Kroukovski occupèrent la première grande salle. Les frères Constantin Constantinovitch et Igor Constantinovitch occupèrent la salle voisine. La grande-duchesse Elisabeth, accompagnée des sœurs Varvara et Ekatérina, fut logée dans une salle d’angle. L’autre salle d’angle fut occupée par le prince Ioann Constantinvitch, qui avait à son tour pour voisin le serviteur Kaline. Les pièces étaient meublées de simples lits métalliques avec des matelas durs, et quelques tables et chaises.

Dans le bâtiment se trouvait également une cuisine dans laquelle la cuisinière Krivova et son aide venaient préparer les repas. Les gardiens étaient au nombre de six : c’étaient des Magyars de l’Armée rouge et des ouvriers locaux assignés à cette tâche par le SovDep** ou la Tchéka.

(**) : (Abréviation de « Soviet des Députés ouvriers, paysans et soldats » ( NdT).

Les princes et la grande-duchesse travaillèrent dans le potager dans lequel, de leurs propres mains, ils plantèrent des légumes et des fleurs. Ils nettoyèrent également la cour de l’école pour en faire un endroit propre et agréable.

Elizaveta Féodorovna dirigeait les travaux du potager, et le prince Vladimir Paley écrivait à sa mère que tante Ella en savait davantage sur la culture des légumes que n’importe lequel d’entre eux. Pour les repas, tous se réunissaient dans la pièce de Sergueï Mikhaïlovitch, à l’exception de la grande-duchesse, qui prenait ses repas chez elle. Elle dessinait beaucoup et priait longuement ( comme ce fut tiré des dépositions faites par la cuisinière Krivova).

Les détenus étaient autorisés à aller à l’église et à sortir dans le pré adjacent au bâtiment de l’école. Ils s’y promenaient seuls, sans garde. La cuisinière Krivova, interrogée par la suite, expliqua que les gardiens chargés de la surveillance des détenus se comportaient différemment. Certains avaient pitié de leurs prisonniers ; d’autres, au contraire, se montraient brutaux et intransigeants. A trois reprises la garde fut assurée par des Autrichiens servant dans l’Armée rouge. Ils manifestaient une cruauté particulière, et faisaient irruption presque toutes les heures de la nuit dans les chambres des détenus pour y mener des perquisitions. Le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch protestait en vain contre ces abus.

E.M. Almedingen, dans son livre An Unbroken Unity, écrit que les prisonniers se lièrent d’amitié. Certaines lettres de Vladimir Paley adressées à sa mère lui sont parvenues : il y mentionne fréquemment « l’oncle Sergueï », qui a rapidement gagné l’affection de tous. Il y parle aussi de « tante Ella » et de sa grande bonté à son égard. Elizaveta Féodorovna ne connaissait guère Vladimir Paley , né de la seconde union de Pavel Alexandrovitch. Là, en exil, elle se prit d’une profonde affection pour son neveu.

On voit que l’existence des prisonniers d’Alapaïevsk s’écoulait dans l’amitié et l’affection réciproques. Ils eurent le temps de bien se connaître, et leur sort commun les unit. Pour la prière du soir, on se réunissait dans la pièce d’Elizaveta Féodorovna. Ioann Constantinovitch ou la grande-duchesse lisaient les prières. Elizaveta Féodorovna faiait aussi des esquisses pour les broderies de l’épouse du prince Ioann, Elena Pétrovna ( Hélène de Serbie), qui a séjourné quelque temps à Alapaïevsk*.

(*) : ( Héléna Pétrovna n’avait pas été arrêtée, mais accompagna de son propre gré son mari en Sibérie. Leurs enfants avaient été confiés aux soins de leur grand-mère à Pétrograd. Lorsque la situation des détenus à Alapaïevsk devint relativement calme, elle retourna à Pétrograd pour rendre visite à ses enfants, mais fut arrêtée et emprisonnée à Perm, où elle fut détenue avec la comtesse Gendrikova et madame Schneider. Elle ne sortit de prison qu’en 1919 et émigra avec ses enfants).

Il est certain que les prisonniers entretenaient aussi des contacts avec les habitants locaux. Parmi les affaires personnelles de la grande-duchesse Elisabeth, on retrouva une serviette brodée en grosse toile paysanne, avec l’inscription suivante :

«  Notre maîtresse, grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, fais-nous la grâce d’accepter, selon l’antique coutume russe, le pain et le sel de la part des fidèles serviteurs du tsar et de la patrie, les paysans du domaine de Neïvo-Alapaïevsk du district de Verkhotourié. » (**).


Le 21 juin, les conditions de vie des détenus empirèrent notoirement. Leurs effets personnels et leur argent leur furent confisqués, y compris leurs chaussures, leur linge, les oreillers, les objets d’or et d’argent. On ne leur laissa que leurs vêtements de tous les jours, une seule paire de chaussures et deux ensembles de linge. Toutes les promenades à l’extérieur de l’enceinte de l’école furent interdites. Désormais, les malheureuses victimes étaient privées de la possibilité d’assister aux offices religieux, qui étaient leur dernière consolation.

Ce changement intervint sur un ordre d’Ekaterinbourg. Le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch adressa un télégramme à Ekaterinbourg au président du Soviet régional. Il y écrivait :

« … Ne connaissant aucune charge pouvant être retenue contre nous, nous sollicitons un allègement de notre régime de détention. Pour moi-même et pour mes parents détenus à Alapaïevsk, Sergueï Mikhaïlovitch Romanov. »

La réponse arrivée d’Ekaterinbourg par télégramme du commissaire de justice d’Alapaïevsk Soloviev fut négative.

Ce fut aussi vers cette période que la grande-duchesse fut privée des sœurs, Varvara et Ekatérina, qui furent envoyées à Ekaterinbourg. Le récit de ces évènements par l’higoumène Séraphim dans Les Martyrs du devoir chrétien est cité plus bas, en abrégé. Les adieux des deux religieuses à Elizaveta Féodorovna furent éprouvants. Toutes les trois pleuraient, pensant qu’elles se quittaient pour toujours. Restée seule, la grande-duchesse pleurait souvent en priant devant l’icône de la Sainte Vierge. Bien qu’elle fût préparée à accepter humblement la mort, elle était humaine et redoutait la souffrance qui devait précéder.

Les sœurs Varvara et Ekatérina furent transportées à Ekaterinbourg et amenées devant le Soviet régional, où on leur offrit de leur rendre la liberté. Lorsqu’elles implorèrent les officiers de la Tchéka de les ramener à Alapaïevsk, on menaça de leur faire subir les mêmes tortures que celles réservées à la grande-duchesse, et on leur conseilla de partir si elles ne souhaitaient pas partager les souffrances de leur mère higoumène. Varvara Iakovleva, très proche d’Elizaveta Féodorovna, ne s’effraya point et répondit qu’elle était prête à signer de son propre sang sa résolution à partager le sort de la grande-duchesse. Les communistes furent désemparés. Ils ne pensaient pas que la jeune femme choisirait la souffrance et la mort plutôt que la liberté, et ils furent obligés de la renvoyer à Alapaïevsk.

Sœur de charité du couvent Saintes-Marthe-et-Marie, Varvara Iakovleva avait été l’une des premières à marcher sur les pas de la grande-duchesse Elisabeth. Elle était la sœur converse de la mère higoumène, et l’une des religieuses dont la grande-duchesse était le plus proche. Elle n’en tirait pourtant nul orgueil et était aimable et simple avec chacun. Quiconque avait l’occasion de la fréquenter éprouvait pour elle une grande affection. Les parents d’Elizaveta Féodorovna la connaissaient bien et l’appelaient par son diminutif, « Varia ». Elle resta fidèle à sa mère higoumène jusqu’au bout et l’accompagna de son plein gré dans la souffrance et jusque dans la mort, se conformant ainsi au précepte de Jésus-Christ, qui dit qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ( Jean, XV, 13). Au moment de son martyre, elle était âgée d’environ trente-cinq ans.

L’higoumène Séraphim rapporte que les prisonniers d’Alapaïevsk savaient quel sort les attendait. Ils se préparaient consciemment à la mort et priaient Dieu de les fortifier et de faire en sorte que leurs corps ne fussent pas outragés par les communistes, mais enterrés selon les rites de l’Eglise orthodoxe. Bientôt l’on fit quitter l’école aux serviteurs. Seuls restèrent Fiodor Remez auprès de Sergueï Mikhaïlovitch, et la fidèle sœur Varvara auprès d’Elizaveta Féodorovna.

Le 17 juillet à midi, l’officier de la Tchéka Piotr Startsev se présenta à l’école, accompagné de quelques ouvriers communistes. Ils confisquèrent aux détenus le peu d’argent qui leur restait et leur annoncèrent que dans la nuit, ils seraient transférés dans les locaux de l’usine métallurgique Verkhnié-Siniatchikhinski, non loin d’Alapaïevsk. Ils renvoyèrent les soldats de l’Armée rouge qui gardaient les détenus et prirent leur place.

Le témoignage de la cuisinière Krivova, fait au cours de l’enquête, nous apprend que les bolchéviques la pressaient d’achever la préparation du repas : « J’ai servi le souper à 6 heures et pendant qu’on mangeait, les bolchéviques nous hâtaient sans cesse : «  Manger plus vite, à 11 heures ce soir nous partons pour Siniatchikha. » Je me suis mise à emballer la nourriture, mais les bolchéviques m’ont dit de le faire plus tard, et que je pourrais l’apporter à Siniatchikha le lendemain. » (*).

(*) : ( N. Sokolov, L’assassinat de la famille impériale, p. 259).

Vers trois heures du matin, les habitants d’Alapaïevsk entendirent des coups de feu et des explosions de grenade, et certains aperçurent des soldats dispersés le long du bâtiment de l’école. Dans le courant de la nuit, les hommes de la Tchéka jetèrent à proximité de l’école le cadavre d’un prétendu « bandit » que les gardes de l’Armée rouge auraient tué lors de « l’enlèvement des princes ». En réalité, c’était le corps d’un paysan de l’usine de Saldinsk. Il avait été arrêté pour l’exécution du plan de la Tchéka et avait été détenu pendant plusieurs jours dans ses locaux d’Alapaïevsk, puis tué, et son cadavre, jeté devant les murs de l’école. Cette diversion n’avait trompé ni les habitants d’Alapaïevsk, ni d’ailleurs les soldats de l’Armée rouge qui avaient participé à cette opération.

Tôt le matin du 18 juillet, un échange de télégrammes entre les officiers de la Tchéka Abramov et Biéloborodov d’Ekaterinbourg répandit la rumeur de l’enlèvement des prisonniers par une « bande inconnue ». Ces télégrammes échangés entre Abramov et Biéloborodov, conformément à un plan établi à l’avance, ne mentionnaient pas, tout comme les journaux soviétiques, le nom de la grande-duchesse Elisabeth. Tel était l’ordre de Lénine envoyé de Moscou, destiné à éviter des difficultés avec les Allemands. Après l’assassinat du comte Mirbach, le commandant allemand avait voulu faire entrer un bataillon de soldats à Moscou. Lorsque les bolchéviques s’y opposèrent, les Allemands n’insistèrent pas, mais exigèrent des garanties, notamment qu’on laisserait la vie sauve à l’impératrice Alexandra Féodorovna, au prince héritier et à la grande-duchesse Elisabeth.

Lorsque la famille impériale fut sauvagement assassinée à Ekaterinbourg, Sverdlov, craignant les Allemands, ne parlait que de « l’exécution du tsar », soulignant particulièrement que l’impératrice et le prince héritier étaient en vie. Pour cette même raison, les communistes ne mentionnaient pas le nom d’Elizaveta Féodorovna, car ils savaient que les Allemands ne croiraient pas à un « enlèvement » de la grande-duchesse par l’Armée blanche.

Le massacre d’Alapaïevsk eut lieu dans la nuit du 18 juillet, lorsque l’Eglise orthodoxe célébra la mémoire du bienheureux Serge de Radonège. C’était aussi le jour de la fête du défunt mari d’Elizaveta Féodorovna, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch.

On réveilla les prisonniers dans la nuit et on les emmena dans plusieurs charrettes en direction du village de Siniatchikha*.

(*) : ( Les victimes d’Alapaïevsk se soumirent et montèrent dans les charrettes. Seul le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch résista aux bourreaux. Il refusa de quitter sa chambre, barricadant la porte avec une armoire. Il cria aux bourreaux qu’il savait qu’on les emmenait pour les assassiner. Les hommes de la Tchéka mirent du temps pour maîtriser Sergueï Mikhaïlovitch et lui tirèrent une balle dans le bras (tiré du livre Troisièmes Lectures des Romanov).).

Non loin de cette route, à environ dix-huit kilomètres d’Alapaïevsk, se trouvait une mine de fer abandonnée. L’un des puits de la mine, le puits de Nijnaïa Sélimskaïa, choisi par les hommes de la Tchéka pour l’exécution de leur plan atroce, avait soixante mètres de profondeur. Il était partagé en deux compartiments : le compartiment d’extraction, où l’on puisait jadis le minerai de fer, et le compartiment des machines, dans lequel se trouvaient les pompes permettant d’évacuer l’eau. Les parois du puits étaient soutenues par des poutres, qui, à présent à moitié moisies, se détachaient des murs et pointaient dans toutes les directions.

Les bourreaux précipitèrent leurs victimes dans le puits, avec des injures abjectes, en les frappant avec les crosses de leurs fusils. Ce massacre de victimes innocentes était si terrifiant que certains soldats ne purent en supporter la vue. Deux d’entre eux perdirent la raison. C’étaient des membres du parti bolchévique local, séduits par les idées communistes, mais qui n’avaient pas encore atteint le degré d’inhumanité qui leur eût permis de participer à cette horrible exécution.

Un paysan des environs qui se trouvait alors à proximité du puits avait vu qu’un groupe de prisonniers avait été amené et qu’ils avaient été jetés vivants dans le gouffre.

La grande-duchesse Elisabeth fut la première des victimes à être jetée vivante dans l’obscurité béante du puits de mine. Elle priait à haute voix et se signait en répétant ces paroles : «  Seigneur, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! »

Les autres furent jetés après elle, vivants, à l’exception du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, qui à ce moment-là était déjà mort. Il s’était jeté sur ses bourreaux, saisissant l’un d’entre eux à la gorge, et avait été tué d’une balle dans la tête. Lorsque toutes les victimes furent au fond du puits, les soldats y jetèrent des grenades. Ils voulaient faire s’effondrer les parois et dissimuler les traces de leur crime sous les décombres. Seul l’un des martyrs – Fiodor Remez- fut tué par les explosions. Son corps extrait du puits présentait de profondes brûlures*.

(*) : ( Capitaine Paul Boulyguine ( Bulygin), The Murder of the Romanov, London, Hutchinson & C° Ltd., 1935).

Les autres moururent dans d’atroces souffrances : de soif, de faim et des blessures causées par leur chute.

La grande-duchesse Elisabeth ne tomba pas au fond du puits, mais atterrit sur un palier situé à une profondeur de quinze mètres. A côté d’elle, l’on trouva le prince Ioann avec un pansement au crâne. La grande-duchesse, elle-même blessée à la tête et au corps, lui avait fait un bandage dans le noir en utilisant sa guimpe. La volonté de Dieu fit qu’ils se retrouvèrent côte à côte dans le puits. Elizaveta Féodorovna était particulièrement attachée au prince Ioann, avec qui elle avait toujours de longues conversations spirituelles. Ils partageaient la même vision du monde et vivaient pour la vie éternelle.

Le paysan témoin du massacre avait entendu le Chérubikonne - le Cantique des Chérubins – s’élever du fond du puits. C’étaient les martyrs qui chantaient, menés par Elizaveta Féodorovna. La grande-duchesse chanta des Psaumes et des hymnes, et réconforta ses compagnons jusqu’à ce que son âme eût quitté son corps, et que la couronne des Martyrs illuminât son front.

Le capitaine Paul Boulyguine dans The Murder of the Romanov écrit (p. 255) à propos du massacre de la famille impériale, le 17 juillet 1918, à Ekaterinbourg :

« L’exécution atroce et l’ignoble travail de dépeçage et de dissimulation des cadavres dépassent l’imagination humaine, mais même ce crime atroce est pâle à côté du crime d’Alapaïevsk… »


Dans l’édition du journal Novoïérousskoïé slovo du 11 août 1984 ( New York, Etats-Unis) figure un article signé par Radine, intitulé « Les bourreaux ». Cet article relate le récit de Riabov, l’un des bourreaux d’Alapaïevsk. Riabov, ainsi que les autres tortionnaires qui l’accompagnaient, pensaient que leurs victimes allaient se noyer dans l’eau qui remplissait le fond du puits, et lorsqu’ils entendirent leur voix, Riabov jeta dans le puits une grenade. La grenade explosa, suivie du silence. Puis les voix s’élevèrent à nouveau et un gémissement se fit entendre. Riabov jeta une seconde grenade. Et alors, les bourreaux entendirent s’élever du fonds du puits l’hymne : «  Seigneur, sauve ton peuple, et prends pitié de lui ». L’épouvante saisit les soldats. Pris de panique, ils remplirent l’ouverture du puits de branches sèches et y mirent le feu. A travers la fumée, ils entendaient encore s’élever le chant des prières…


***

Le massacre de la famille impériale eut lieu la veille de celui d’Alpaïevsk. En juillet 1918, la famille impériale et les proches étaient déjà en détention dans la maison Ipatiev à Ekaterinbourg. Dans la nuit du 16 au 17 juillet, ils furent réveillés par Yankel Iourovski, qui leur ordonna de s’habiller, prétextant un départ précipité de la ville, dû à la prétendue avancée de l’Armée blanche. Le tsar et sa famille descendirent au sous-sol de la maison. Le prince héritier Alexis était souffrant et ne pouvait rester debout. Sur l’ordre d’Iourovski, on apporta des chaises sur lesquelles s’assirent le souverain avec le jeune prince et la souveraine. Les princesses Olga, Tatiana, Maria et Anastasia se placèrent autour. Il y avait aussi le docteur Botkine, Kharitonov, Trupp, et madame Démidova. Tous attendaient le départ, sans savoir que la « voiture » était déjà avancée depuis longtemps. C’était un camion de quatre tonnes destiné à évacuer leurs cadavres.

Après qu’un certain temps se fut écoulé, onze bourreaux entrèrent dans la pièce, Yankel Iourovski en tête. S’étant approché du souverain, il prononça : «  Votre famille a voulu vous sauver, mais ils ont échoué. Nous allons maintenant vous tuer. » Le souverain murmura seulement : «  Comment ? Comment ? », et les coups de feu retentirent. La mort de l’empereur, de l’impératrice, qui avait eu le temps de faire un signe de croix, des trois princesses et du valet de chambre Trupp fut rapide. Le prince héritier Alexis Nikolaïévitch était blessé et poussait des gémissements. Il était tombé à terre et étendait les bras, cherchant à se protéger, mais Iourovski et Nikouline achevèrent le garçon en tirant sur lui à plusieurs reprises. Anastasia Nikolaïevna et madame Démidova furent tuées par les autres bourreaux à coups de baïonnette.

Les cadavres furent chargés dans le camion, qui se dirigea vers les mines de fer de l’usine de Verkh-Issetsk. Là, dans le lieu-dit des « Quatre Frères » se trouvait une vieille mine abandonnée. Le camion s’arrêta près du puits connu sous le nom de « trou de Gania » (Ganina Iama). Les corps furent dévêtus, découpés, et brûlés à l’essence et à l’acide. Pour beaucoup, cette destruction des cadavres des martyrs fondée sur la version de N.A. Sokolov, exposée dans son livre L’Assassinat de la famille impériale, constituait un fait certain. Cependant, à la fin des années soixante-dix, A. N. Avdonine et G.T. Riabov, sur la base de témoignages recueillis auprès d’hommes qui avaient participé à l’exécution, retrouvèrent des restes de corps humains enterrés dans le ravin de Porossionkov ( Porossionkov Log). Des analyses scientifiques furent menées, et beaucoup furent convaincus qu’isl s’agissait véritablement des ossements de la famille impériale et de ses serviteurs. Ces ossements, à l’exception de ceux du prince Alexis et de la princesse Maria, furent solennellement inhumés en la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg en juin 1998. L’opinion des Russes, aussi bien en Russie qu’à l’étranger, diverge quant à l’authenticité des ossements retrouvés. Une partie se rallie à la version de Sokolov, l’autre est convaincue que les ossements inhumés dans la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul sont les véritables reliques de la famille impériale.

Dans les carnets du bourreau Yankel Iourovski, on trouve une explication quant à la façon dont les cadavres de la famille impériale et de ses serviteurs se retrouvèrent dans le ravin de Porossionkov. Iourovski raconte que les corps furent amenés près du « trou de Gania ». Ce puits n’avait que deux mètres et demi de profondeur et était rempli d’eau glacée. Les hommes de la Tchéka, après avoir enlevé les vêtements des victimes, jetèrent leurs corps nus dans le puits. Les corps des martyrs restèrent immergés dans l’eau glaciale jusqu’à la nuit du 18 juillet. Alors, Iourovski chargea le matelot Vaganov de sortir les corps du puits au moyen de cordes et de les déposer à côté.

L’un des bourreaux, Nikouline, encore en vie en 1964, raconta que les visages des cadavres, rougis par l’eau glacée, semblaient vivants, et qu’il avait examiné sans pudeur le corps nu de l’empereur, s’étonnant de sa musculature développée.

Les cadavres furent jetés sur des charrettes et transportés vers des puits plus profonds afin de dissimuler les traces de l’atroce massacre. Mais les charrettes étaient vétustes et inutilisables. Yankel Iourovski alla alors chercher des voitures. Un camion et deux voitures arrivèrent, mais le camion s’embourba rapidement, et Iourovski décida de brûler les corps. Il brûla le cadavre du prince héritier et de l’une des princesses – Maria. Mais brûler tous les corps se révéla une tâche trop longue et pénible. Alors les bourreaux creusèrent une tombe peu profonde dans laquelle ils jetèrent les cadavres des martyrs. Puis ils les aspergèrent d’acide sulfurique, les recouvrirent de terre et de branches sèches, mirent par-dessus des traverses, et repassèrent plusieurs fois dessus avec le camion pour tasser le sol. C’est ainsi que les corps des martyrs impériaux et de leurs proches furent temporairement dissimulés. Cette fosse se trouvait du côté du ravin de Porossionkov.

L’assassinat de la famille impériale fut ordonné de Moscou par Lénine, encouragé par Yankel Sverdlov. Les exécuteurs furent : Yankel Iourovski, Chaïa Golochtchekine, Biéloborodov, Voïkov-Weiner, Nikouline, Vaganov, le forçat Ermakov et un groupe de Hongrois.


***

Lorsque les troupes des soldats de l’Armée blanche menées par l’amiral Alexandre Vassiliévitch Koltchak occupèrent en Sibérie la région d’Ekaterinbourg et la région d’Alapaïevsk, une enquête sérieuse fut entreprise afin de déterminer les véritables circonstances du terrible massacre de la famille impériale et des prisonniers impériaux d’Alapaïevsk par les bolchéviques.

L’interrogation de témoins et les indices laissés par les assassins permirent de retrouver l’ancienne mine du côté de la route de Siniatchikha. L’un des puits, celui de Nizhniaïa Sélimskaïa, était recouverte de terre fraîche. C’est ainsi que les enquêteurs découvrirent l’endroit où se trouvaient les corps des martyrs d’Alapaïevsk.

Une semaine et de nombreux efforts furent nécessaires pour ouvrir le puits et exhumer les corps des martyrs, qui se trouvaient à des niveaux différents. Le 8 octobre 1918, on trouva le corps de Fiodor Remez ; le 9 octobre, ceux de la sœur Varvara et du prince Vladimir Paley ; le 10 octobre, ceux des princes Constantin Constantinovitch, Igor Constantinovitch et du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch ; le 11 octobre, on retrouva les corps de la grande-duchesse Elisabeth et du prince Ioann Constantinovitch. Tous les cadavres portaient des vêtements. Dans les poches, on trouva des papiers et quelques menus objets.

L’expertise médicale montra que le grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch avait été jeté sans vie dans le puits : l’autopsie révéla l’endroit par où la balle était entrée dans le crâne du défunt.

Fiodor Remez était le seul à avoir été tué par les explosions des grenades. L’autopsie permit d’établir que les autres victimes étaient mortes après de longues souffrances, une terrible agonie, et qu’elles moururent des coups qu’elles avaient reçus, des blessures causées par leur chute et d’inanition, c’est-à-dire de faim et de soif.

Dans la bouche et dans l’estomac du prince Constantin, on trouva de la terre. Dans sa grande faim, le prince agonisant aurait rongé et avalé la terre, afin d’apaiser les spasmes intestinaux dont il souffrait. Au sommet de son crâne, on trouva deux blessures profondes et les traces d’une hémorragie abondante. Sur le corps du prince Paley, il y avait plusieurs traces d’hémorragies internes et externes. Tout le corps de la martyre Varvara était aussi couvert de sang. Ioann Constantinovitch avait subi des hémorragies au niveau de la tempe, de la plèvre et du ventre.

Expertise médicale du corps de la grande-duchesse Elisabeth : hémorragies crâniennes, un hématome de la taille d’une paume d’enfant dans la zone frontale et un hématome de la taille d’une paume d’adulte dans la partie gauche de l’occiput ; hématomes dans la zone sous-cutanée, dans les tissus musculaires et à la surface crânienne. Os du crâne intacts…

Dans les ténèbres du puits, agonisante, la grande-duchesse Elisabeth accomplissait son dernier devoir sur la terre en apaisant les souffrances d’autrui. Sur son étroit palier, elle avait pansé à tâtons les blessures crâniennes du prince Ioann. En chantant des hymnes, elle réconfortait ses compagnons, les aidait à supporter la douleur et la peur de leur mort imminente, les encourageait à s’élever en prière vers Dieu.

Elizaveta Féodorovna fut retrouvée avec une icône du Sauveur sur la poitrine*.

(*) : (On ignore de quelle icône du Sauveur il s’agissait. Si c’était une effigie du Christ Acheiropoïète ( du grec, « non fait de main d’homme »), c’était très probablement l’icône avec laquelle l’empereur Alexandre III avait béni Elisabeth au moment de sa conversion à l’orthodoxie).

L’image était sertie de pierres précieuses et portait au dos l’inscription suivante : «  Samedi des Rameaux, le 13 avril de l’an 1891. »

Ce jour du 13 avril 1891 était le jour de la conversion de la grande-duchesse Elisabeth à l’orthodoxie. Elizaveta l’aura sans doute cachée sur sa poitrine pour éviter qu’elle ne fût confisquée par les soldats et cette icône accompagna ses dernières heures.

Deux grenades amorcées furent trouvées à côté du corps de la grande-duchesse. Elles n’avaient pas explosé. Dieu n’aura pas permis que le corps de Sa servante fût déchiqueté. Les doigts de la main droite de la sainte martyre étaient joints pour le signe de croix. Il en allait de même pour les doigts de la sœur Varvara et du prince Ioann. On eût dit qu’ils avaient tenté de faire le signe de croix à l’instant de leur mort, ou bien qu’ils avaient réussi à le faire et que leur main mourante avait conservé la mémoire de leur dernier geste.

L’un des principaux représentants de la Tchéka, Startsev, a affirmé au cours de l’enquête que l’assassinat d’Alapaïevsk fut exécuté sur des ordres venus d’Ekaterinbourg et que Safarov y avait été dépêché pour diriger l’opération.

Le juge d’instruction Nikolaï Alexeïévitch Sokolov écrit :

«  Une seule journée sépare l’assassinat d’Alapaïevsk de l’assassinat d’Ekaterinbourg. Ici comme là, un puits profond et abandonné fut choisi afin de dissimuler les traces du crime.

Par une ruse, on fit quitter leur logis aux membres de la famille impériale. Même procédé à Alapaïevsk. La volonté des mêmes individus transparaît derrière l’assassinat d’Alapaïevsk et celui d’Ekaterinbourg. »*

(*) : ( N. Sokolov, L’assassinat de la famille impériale, p. 264).



Vingt-deuxième chapitre


Après l’autopsie et l’expertise médicale, les cadavres des martyrs furent lavés et vêtus de suaires blancs. On les mit dans des cercueils en bois ordinaire qu’on plaça dans l’église du cimetière d’Alapaïevsk. On y dit l’office des morts et l’on lut sur eux les psaumes sans interruption.

Le soir du 18 octobre, plusieurs prêtres célébrèrent l’office des morts pour les victimes. Le lendemain, une procession entama un chemin de croix de la cathédrale de la Sainte-Trinité vers l’église du cimetière. On y célébra l’office des morts, puis aux sons du chant «  Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous, les cercueils furent portés de l’église à la cathédrale, où une liturgie funèbre puis l’office des morts pour les martyrs furent célébrés.

De jour comme de nuit, la foule qui s’était amassée était si importante que la cathédrale ne pouvait la contenir, et beaucoup durent rester sur le parvis. Il y avait des gens venus d’Alapaïevsk, et aussi des villages environnants. Beaucoup pleuraient. On défila longuement devant les cercueils pour dire adieu aux martyrs. L’air vibrait du bruit des sanglots.

Après les adieux aux sons du chant : «  Saint Dieu », du glas funèbre et de l’hymne «  Comme Il est glorieux » ( «  Kol’ slaven’ ») joué par l’orchestre militaire, les cercueils furent portés dans le caveau de la cathédrale de la Sainte-Trinité, à droite de l’autel. Mais les martyrs d’Alapaïevsk ne purent trouver le repos dans le caveau de la cathédrale. L’Armée rouge commença à regagner du terrain, et il fallut évacuer leurs dépouilles dans un endroit plus sûr.

Le père Séraphim*, higoumène du monastère Saints-Séraphim-et-Alexis du diocèse de Perm ( fondé l’année de la naissance du prince héritier Alexis), ami et confesseur de la grande-duchesse Elisabeth, obtint la permission de l’amiral Koltchak et du général Dieterichs de transporter les cercueils des martyrs.

(*) : ( L’higoumène Séraphim, l’auteur de la brochure Les Martyrs du devoir chrétien).

Le père Séraphim choisit pour l’accompagner deux moines novices : Maxime Kanounnikov et Séraphim Gniévachov**.

(**) : ( Cf. dans l’édition du journal Vetchnoïé de juillet-août 1968, les mémoires de la comtesse Maria Bélevskaïa- Joukovskaïa, La Grande-Duchesse Elizaveta Féodorovna).

Les huit cercueils d’Alapaïevsk furent chargés dans un wagon de marchandises et, le 1er juillet 1919, ils partirent par train pour Tchita. Le père Séraphim et les deux novices voyageaient dans le même wagon que les cercueils. La route fut longue et extraordinairement difficile.

Les dépouilles des martyrs arrivèrent dans la ville de Tchita en août. De là, l’higoumène Séraphim achemina les cercueils avec l’aide d’officiers russes et japonais jusqu’au couvent féminin de Pokrov ***– ce qui signifie de la Protection de la Mère de Dieu-.

(***) : ( Au moment de l’intervention des alliés, les troupes japonaises se trouvaient en Sibérie.)

On a appris depuis par une lettre que la princesse Victoria, marquise de Milford-Haven, avait écrite à son frère, que les cercueils avaient été ouverts à leur arrivée au couvent. Le corps de la sainte martyre la grande-duchesse Elisabeth n’était pas entré en décomposition. Les religieuses lavèrent les corps de tous ces malheureux et revêtirent les saintes martyres la grande-duchesse Elisabeth et la sœur Varvara d’habits monastiques*.

(*) : ( Lorsqu’en 1981, au moment de la glorification de tous les nouveaux martyrs de Russie, les cercueils de la sainte grande-duchesse Elisabeth et de la sœur Varvara furent ouverts à Jérusalem, on vit leurs reliques revêtues des habits monastiques noirs, et sur la poitrine de la sainte martyre Elizaveta on trouva un paraman (croix pectorale).).

En secret, pour éviter que l’information ne parvienne aux communistes, le père Séraphim et les deux novices démontèrent le plancher de l’une des cellules monastiques, y creusèrent une large tombe de faible profondeur, y placèrent les huit cercueils les uns à côté des autres et les recouvrirent d’une fine couche de terre ; Le père Séraphim resta vivre dans cette cellule, pour y garder les corps des malheureuses victimes.

Le capitaine Paul Boulyguine, dans son livre The Murder of the Romanovs (p. 260), rapporte les faits suivants :

«  J’ai passé de nombreuses heures dans sa cellule, et plus d’une fois il m’est arrivé d’y dormir. Ces nuits passées dans l’enceinte du monastère suscitaient des émotions très particulières chez le citadin que j’étais. Je n’oublierai jamais les bâtisses en bois, de style ancien, qui se détachaient sur le fond d’une forêt de sapins, et l’étendue enneigée du cimetière monastique, baignée par la lumière bleutée de la lune et sur laquelle se dessinaient les ombres des arbres et des croix tombales… »

L’higoumène Séraphim avait raconté au capitaine Boulyguine tout ce qu’il savait des prisonniers d’Alapaïevsk, de leurs souffrances, de leurs funérailles, du transport de leurs dépouilles d’Alapaïevsk à Tchita et d eleur nouvelle inhumation ici, à l’intérieur de sa cellule. Plus loin, le capitaine Boulyguine écrit :

«  Je me trouvais à moins d’un pied des cercueils lorsque je dormais par terre dans sa cellule, sur mon manteau étendu à même le plancher. Une fois, je me suis réveillé au milieu de la nuit et j’ai vu le moine assis au bord de son lit. Il paraissait terriblement maigre et affaibli dans sa longue chemise blanche. A voix basse, il disait : «  Oui, certainement, Votre Altesse, c’est ainsi… » A n’en pas douter, il parlait dans son sommeil avec la grande-duchesse Elisabeth*.

(*) : ( La défunte mère Varvara, supérieure du couvent de Gethsémani à Jérusalem, racontait que lorsque le père Séraphim transportait les corps des martyrs, la sainte grande-duchesse Elisabeth lui apparaissait pour le guider).

Cette vision éclairée par l’unique lumière d’un cierge qui brûlait devant l’icône inspirait l’épouvante… »


Les cercueils des martyrs restèrent à Tchita pendant six mois. Là, dans le couvent de Pokrov, des offices étaient dits près de la tombe des victimes d’Alapaïevsk, un cierge y brûlait jour et nuit, et l’encens répandait son parfum.

Mais l’orage approchait : la terreur communiste s’étendait dans le pays. L’Armée rouge avançait. Et de nouveau, les reliques des martyrs durent être évacuées d’urgence. Mais cette fois, elles furent transportées hors des confins de leur patrie. Le 11 mars 1920 les cercueils des martyrs partirent pour être à nouveau inhumés. Par un hiver glacial, dans des conditions de circulation ferroviaire désastreuses, les dépouilles des martyrs quittèrent Tchita pour la Chine. Dans le plus grand secret, avec maintes précautions et maintes difficultés, le père Séraphim les transporta jusqu’à Pékin. En route, près de la frontière chinoise, le convoi fut attaqué par une bande de communistes qui commencèrent par jeter du train le cercueil contenant le corps du prince Ioann. Les soldats chinois arrivèrent à temps pour mettre les bandits en fuite et interrompre ce sacrilège. En avril 1920, les cercueils des martyrs arrivèrent à Pékin et furent accueillis par le chef de la Mission orthodoxe russe, l’archevêque Innocent. Après l’office funèbre, ils furent temporairement placés dans l’un des caveaux situés dans le cimetière de la Mission orthodoxe, et, au même moment, l’on entreprit la construction d’un caveau près de la chapelle du bienheureux Séraphim de Sarov*.

(*) : ( En 1945, lorsque l’Armée rouge occupa la Mandchourie, six cercueils – ceux du grand-duc Sergueï Mikhaïlovitch, des princes, Ioann, Constantin et Igor, du prince Vladimir Paley et de Fiodor Remez – « se trouvaient encore dans le caveau près de la chapelle de Saint Séraphim à Pékin. On ignore ce qu’il advint de ces reliques. Selon toute probabilité, elles auront été extraites du caveau par les communistes et auront « disparu ».)

Les sœurs et le frère d’Elizaveta Féodorovna, en apprenant où se trouvaient les dépouilles des défunts, exprimèrent le souhait que les corps de la grande-duchesse Elisabeth et de la sœur Varvara fussent envoyés à Jérusalem et enterrés près de la chapelle Sainte-Marie-Madeleine, à la bénédiction d elaquelle Elizaveta Féodorovna avait assisté en 1888**.

(**) : (Les quatre sœurs de la maison de Hesse – Elisabeth, Alexandra, Victoria et Irène – avaient de leurs mains tissé un tapis pour la chapelle Sainte-Marie-Madeleine ( Stephen Graham, Part of The Wonderful Scene. An Autobiography, Collins, St James’s Place, London, 1964).

Grâce aux démarches de sa sœur, la princesse Victoria, les cercueils furent en novembre 1920 envoyés de Pékin à Tien Tsin, et de là, par bateau, à Shangaï. De Shangaï, on les transporta à Port-Saïd, où ils arrivèrent en janvier 1921.

L’higoumène Séraphim était en permanence auprès des cercueils, accompagné de deux novices et d’A.P. Koulikov, un membre de la commission d’enquête de N.A. Sokolov.


***


En 2004 un petit ouvrage fut édité par le monastère de Sainte-Marie-Madeleine-Myrrhophore-et-Egale-aux-Apôtres, à Gethsémani, de Jérusalem, sous le titre Le Récit de l’arche. L’higoumène Séraphim écrit ( pages 30-32, reproduit avec l’aimable autorisation de la supérieure du couvent de Gethsémani, mère Elisabeth) :

«  J’ai voyagé d’Alapaïevsk jusqu’à Tioumen seul dans le wagon avec les cercueils dix jours, et personne ne savait dans le convoi que je transportais huit cercueils. C’était le plus difficile, car je voyageais sans aucun laissez-passer, et présenter la procuration que j’avais était impossible car les bolchéviques locaux, qui pullulaient comme des vers sur la ligne de chemin de fer, m’auraient alors retenu. Lorsque j’arrivai à Ichim, où se trouvait le commandant en chef, celui-ci ne crut pas que j’aie pu réussir à sauver les corps, avant de s’en convaincre de ses propres yeux en allant regarder les cercueils dans le wagon. Il rendit gloire à Dieu, et il était heureux car il déplorait de les laisser profaner par des impies. Il me donna carte blanche pour un wagon, comme pour un transport militaire, ce qui me permit de voyager plus facilement et de rester incognito… Il y eut bien d’autres dangers en route, mais partout les prières à la grande-duchesse m’apportèrent la protection et l’aide de Dieu pour parvenir sans encombre jusqu’à Tchita, où l’on arriva le 16 août 1919.

A Tchita, le commandant en chef pour l’Extrême-Orient, le général-lieutenant l’Ataman Grigori Mikhaïlovitch Semionov et les autorité militaires japonaises offrirent ensemble leur appui. Ils aidèrent à organiser dans le plus grand secret le transport des cercueils au couvent de Pokrov, où ils furent gardés six mois, dissimulés aux regards extérieurs dans une tombe peu profonde, creusée sous le sol d’une cellule où fut logé le père Séraphim. A Tchita, le général Dieterichs remit une nouvelle procuration officielle au père Séraphim pour garder les cercueils. Mais revenons au compte rendu :

J’ai voyagé sans encombre jusqu’à la gare de Hailar, sans aucune protection, incognito. Mais là-bas, le pouvoir était passé aux mains des bolchéviques, qui s’emparèrent de mon wagon, ouvrirent le cercueil du prince Ioann Constantinovitch et voulaient tous les profaner. Mais je réussis à faire appel au commandant chinois qui envoya aussitôt ses soldats à mon secours, et mon wagon fut repris juste au moment où l’on était en train d’ouvrir le premier cercueil. A partir de ce moment, je me suis retrouvé avec les cercueils sous la protection des autorités chinoises et japonaises, qui avec beaucoup de compassion, me protégèrent sur place et pendant le voyage jusqu’à Pékin.

A l’arrivée du wagon à Kharbin, les corps des défunts furent sortis des cercueils, hormis ceux de la grande-duchesse et de sœur Varvara. Voici un extrait des souvenirs du prince Nikolaï, Alexandrovitch Koudacheff, dernier envoyé de la Russie tsariste en Chine, qui vint à Kharbin pour reconnaître les corps : «  La grande-duchesse avait l’air de dormir ; il y avait seulement sur un côté de son visage une longue traînée de sang, résultant de sa chute dans le puits de mine. »

Le 3 avril 1920, le chef de la Mission russe spirituelle, l’archevêque Innocent, alla accueillir dans une procession d’église les cercueils à la garde de Pékin. Sous l’ambon de l’église du cimetière de la Mission spirituelle, on construisit au nom de saint Séraphim de Sarov un caveau aux portes en fer où furent placés les huit cercueils. ( Pendant la Révolution culturelle en Chine, l’église fut détruite, et l’on ne sait pas à ce jour ce qui est advenu du caveau).

En automne, la situation se compliqua de nouveau. Un décret du président de la République chinoise du 23 septembre 1920 mit fin à l’activité de la Mission russe à Pékin, tous les établissements russes d’Extrême-Orient durent fermer, et de Russie arrivèrent les nouveaux maîtres de l’ambassade russe.

La dernière étape du sauvetage des saintes reliques de la grande-duchesse Elisabeth et de sœur Varvara fut organisée par la sœur de la grande-duchesse, la princesse Victoria de Battenberg. Connaissant le père Séraphim depuis son voyage à Perm, elle lui faisait entièrement confiance et lui demanda de faire transporter les cercueils à Jérusalem dans l’église Sainte-Madeleine. Deux frères convers et un membre de la commission d’enquête, A.P. Koulikov, accompagnaient la précieuse cargaison.

Le 17 novembre, ils partirent de Pékin à Tien-Tsin, continuèrent ensuite en vapeur jusqu’à Shangaï, quittèrent Shangaï le 2 décembre pour Port-Saïd, où ils arrivèrent le 13 janvier.

Le 13 janvier 1921, la princesse Victoria, son époux le prince Ludwig et leur fille, la princesse Louise, accueillirent les reliques à Port-Saïd. »


***

En novembre 1920, la princesse Victoria, marquise de Milford-Haven, envoya une lettre à sa sœur Irène et à son frère Ernst. Cette lettre avait été écrite, selon toute probabilité, au cours du voyage effectué par la princesse pour organiser le transfert des dépouilles d’Elizaveta Féodorovna et de la sœur Varvara à Jérusalem.

On apprend de cette lettre que le crucifix en bois de cyprès que portait sur la poitrine la grande-duchesse, Elizaveta Féodorovna, avait été trouvé sur elle au moment de sa mort, mais qu’il avait été perdu et était resté quelque part en Russie*.

(*) : ( La grande-duchesse Elisabeth et la sœur Varvara avaient été inhumées sans leur crucifix).

Cette lettre, écrite en anglais, avait été envoyée par la princesse à sa sœur Irène, qui à son tour en fit une traduction pour son frère Ernst, avec un post-scriptum en allemand.


Princesse Victoria, 12 novembre 1920


«  J’ai entendu dire qu’après la découverte des corps, la croix d’Ella et sa petite chaînette en bois avaient été pris par une dame qui vivait à proximité du monastère.

Je l’ai vue l’année dernière et j’ai parlé avec…*

(*) : ( La princesse Eléna Pétrovna ( Hélène de Serbie).).

La pauvre m’a dit qu’ils n’avaient pas été mal traités, qu’ils n’étaient pas à l’étroit à Alapaïevsk, et qu’on leur permettait même d’aller à l’église. Ils vivaient tous là-bas dans un couloir du bâtiment de l’école.

Son mari** récitait les prières du soir avec Ella dans sa chambre, et elles étaient souvent ensemble. Ella lui donnait à faire des dessins.

(**) : ( Le prince Ioann Constantinovitch).

Là-bas, les premiers temps étaient si calmes que son mari pensait qu’ils n’étaient pas réellement en danger ; comme ils s’inquiétaient pour leurs enfants, ils décidèrent qu’elle*** irait à Pétrograd pour les voir et reviendrait ensuite.

(***) : ( La princesse Eléna Pétrovna).

Les soviets locaux lui permirent de partir, mais quand elle arriva à Ekaterinbourg, on l’arrêta à l’hôtel, et elle fut jetée en prison comme espionne serbe, parce qu’on l’avait vue bavarder avec un officier serbe. De là, elle fut envoyée à la prison de Perm où elle rencontra la pauvre E. Schneider et mademoiselle Gendrikova****, qui furent exécutées pendant qu’elle se trouvait encore là-bas.

(****) : ( Jeune demoiselle d’honneur de l’impératrice, la comtesse Anastasia Vassilievna Gendrikova, qui se distinguait par sa grande piété et son abnégation, et la lectrice de la souveraine, Ekatérina Adolfovna Schneider, suivirent la famille impériale en résidence surveillée à Tobolsk, et de là à Ekaterinbourg. Elles furent immédiatement arrêtées à leur arrivée sur l’ordre d’Iourovski et de Golochtchenkine et mises en prison. Elles furent transférées d’Ekaterinbourg à la prison de Perm. En septembre 1918, E. Schneider et A. Gendrikova figurèrent parmi les onze prisonniers emmenés hors de la ville et exécutés : les uns furent fusillés, les autres tués à coups de crosse. Les corps des victimes furent retrouvés par l’Armée blanche au printemps 1919. La tête de la comtesse Gendrikova avait été fracassée à coups de crosse).

Elle quitta Ekaterinbourg justement avant qu’on ne tue nos chères âmes. Grâce aux Tchèques et aux pourparlers avec les bolchéviques, elle fut laissée en vie et emmenée à Moscou où elle fut internée au Kremlin jusqu’à ce que les pourparlers se terminent, puis elle fut envoyée en Suède. Elle ne savait rien de ce qui s’était passé à Alapaïevsk avant de quitter la Russie.

A Alapaïevsk, outre les trois fils de Kostia, Ella et Varia, il y avait Sergueï Mikhaïlovitch avec son docteur ou serviteur ( il était malade) et le fils du second mariage de Pavel, un jeune homme de grand talent…

Monsieur Wilton, correspondant du Times, était encore à Pétrograd avant la guerre ( il est à moitié russe, car son père s’était installé là-bas), il se trouvait dans l’armée de Koltchak, auprès du général Dietrichs, et participait à des enquêtes poussées pour savoir ce qui s’était réellement passé à Ekaterinbourg. Il a écrit récemment là-dessus un article dans le Times et a publié un livre. J’ai pu vérifier beaucoup de choses grâce au témoignage que j’ai reçu de Sofia Buxhoeveden, et je suis sûre qu’il dit vrai. La lecture de ce livre est terriblement douloureuse…

Sa chère âme avait déjà depuis longtemps trouvé sa véritable paix éternelle. Lorsque ce long voyage sera terminé, je déposerai des fleurs de ta part. J’espère que les corps reposeront dans l’église construite à la mémoire de la mère de Sergueï, à l’inauguration de laquelle il avait participé avec Ella. »

Post-scriptum en allemand de la princesse Irène :

«  Je sais bien où est située cette église, sur le mont des Oliviers… Je veux peindre le même tableau que celui que tu as fait pendant la guerre en 1916, L’amour ne finit jamais. Je veux aussi essayer de trouver, gravée dans le style russe, une belle icône du Christ, de Marthe ou bien de Marie, (…) et écrire au dos une dédicace… »

La princesse Victoria écrivit une seconde lettre à son frère en décembre 1920. Cette lettre confirme que la malheureuse martyre Elizaveta Féodorovna, au bord du puits qui devait lui servir de tombe, priait pour ses bourreaux. Dans cette lettre, la princesse Victoria apprend à son frère qu’elle avait reçu d’Elizaveta Féodorovna deux lettres écrites après le début de la révolution. Elle en cite une. Les mots écrits par la grande-duchesse sont empreints d’un profond amour pour la Russie et pour le peuple russe : « Tout notre pays est déchiré en petits morceaux. Ce qui avait été amassé au fil des siècles est détruit… » Sans accuser le peule russe, elle s’apitoie sur son sort et compare ce peuple à un enfant malade. Pressentant sa fin prochaine elle exprime cette pensée profonde : l’ignorance de notre avenir est l’un des très grands dons que Dieu a faits à l’homme.


31 décembre 1929


«  Mon cher Erni,

Je sais ce que tu ressens à propos d’Ella. Tu as toujours été « son enfant ».

Je n’ai reçu que deux lettres d’elle depuis la révolution, qu’on m’a transmises directement. La dernière, écrite peu avant son départ de Moscou, n’était que pour m’informer que tout allait bien pour elle et la maison*, et écrite de manière à faire croire que l’auteur était une directrice d’école à New York, car celui qui avait apporté la lettre était américain.

Dans la seconde, écrite au printemps 1917, elle dit : « Les voies du Seigneur sont un mystère impénétrable, et c’est en vérité un don du Ciel que nous ne sachions pas tout l’avenir qui nous est réservé. Tout notre pays est déchiré en petits morceaux. Tout ce qui avait été amassé au fil des siècles est détruit, et par notre propre peuple que j’aime de tout mon cœur. Ils sont vraiment moralement malades et aveugles pour ne pas voir où nous allons. Et le cœur me fait mal, mais je ne ressens pas d’amertume. Peut-on critiquer ou juger un homme en plein délire, qui a perdu la raison ? On ne peut que le plaindre et aspirer à lui trouver de bons curateurs qui puissent le garder de tout dévaster et de tuer ceux qui sont sur son chemin. »

J’ai entendu dire – cela a été rapporté par l’un de ceux qui ont assisté à sa mort – qu’elle avait prié : « Seigneur, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Et je le crois, car comment aurait-on pu, sans la connaître, lui attribuer ces paroles ?

L’examen des corps a démontré que la vie les avait quittés avant qu’on ne les jette dans le puits. Ainsi, Dieu merci, les histoires sur leurs souffrances ultérieures sont sans fondement*.

(*) : ( Ici, selon toute vraisemblance, la princesse Victoria ou bien désire rassurer son frère, ou bien était-elle elle-même mal informée sur la véritable agonie des victimes d’Alapaïevsk (NdA).

L’higoumène du monastère Saints-Séraphim-et-Alexis du diocèse de Perm, le père Séraphim, accompagne les cercueils à Jérusalem. Il a été chargé par le général Dietrichs de diriger leur transfert de la cathédrale d’Alapaïevsk, où ils se trouvaient jusqu’à présent, avant que l’Armée blanche ne soit contrainte de se retirer de la région. Et il ne les a pas quittés depuis.

Ils sont partis d’Alapaïevsk en juillet 1919, et après bien des obstacles, ont atteint Pékin en avril 1920. C’est vraiment un homme dévoué…

Ta sœur qui t’aime,

Victoria. »


La lettre suivante de la princesse Victoria à son frère est écrite d’Egypte, où la princesse était arrivée pour accueillir le cercueil contenant la dépouille de sa sœur bien-aimée. C’est une lettre particulièrement émouvante. On n’a guère de mal à se représenter ce tableau : la nuit profonde, des rues désertes baignées par le clair de lune, et la princesse Victoria se dirigeant vers la chapelle pour accueillir ce qui reste de sa chère Ella.

A la fin de cette lettre, il est clairement dit qu’Elizaveta Féodorovna avait l’intention, à la fin de sa vie, de quitter définitivement le monde, et de se retirer dans un monastère.


Port-Saïd, 27 janvier 1921


« Mon cher Erni !

Nous sommes arrivés ici à minuit, et P. et O. sont arrivés deux heures avant nous.

Il y a ici une église grecque, et les cercueils ont été déposés là-bas pour la nuit. Nous sommes allés à l’église. Drapés de noir, ils venaient juste d’être déposés dans une petite chapelle en coin. Il y avait là le père Séraphim, le moine qui ne les a pas quittés une seule fois depuis Alapaïevsk, un prêtre grec et quelques Russes. C’était très silencieux, isolé et calme dans cette petite chapelle. Un seul cierge brûlait à la tête de chaque cercueil. C’était si étrange de marcher au clair de lune dans cette ville lointaine en traversant des rues vides, d’aller à la rencontre de tout ce qui restait de notre chère Ella qui venait si souvent me voir après un long voyage.

Mais ici dans cette chapelle, c’était très calme. La nuit était trop avancée pour pouvoir célébrer un office ; on ne pouvait que, tout doucement, réciter des prières. Et c’était bien d’avoir avec nous cette fidèle Kitty qui, en 1888, était avec Ella pendant son voyage à travers l’Egypte vers Jérusalem.

Les cercueils, extérieurement, sont en bois – du teck chinois avec une bordure en cuivre, et une grande croix orthodoxe en cuivre sur le dessus, et en haut, à la tête d’Ella est fixée, dans un simple cadre de teck, une belle photographie d’elle en habit de moniale, et avec une couronne de cuivre au-dessus. Le cercueil de Varia est sans portrait, mais c’est le même, juste un peu plus petit. Si tu te rappelles, elle était petite.

Le moine m’a dit que lorsqu’il a fallu fermer les cercueils pour plusieurs mois, avant qu’ils ne puissent quitter la Sibérie, ils ont été dissimulés dans un couvent, où l’on les a ouverts, car c’était indispensable ; et le corps de notre Ella n’était pas décomposé ; il s’était seulement desséché. Les sœurs l’ont lavée et changée pour la revêtir de la tenue monacale. Et c’est ainsi qu’elle est habillée à présent, comme elle le voulait, car elle s’était toujours préparée, comme elle me l’avait dit, à quitter complètement le monde, et à finir ses jours en moniale, après que son couvent serait définitivement achevé.

Ce matin, les cercueils seront encore expédiés en train de marchandises dans un wagon spécial, qui traversera ensuite en vapeur le canal. Nous partons aujourd’hui après déjeuner à El-Khatouar, d’où nous traverserons le canal, et retrouverons le wagon déjà rattaché au train qui part de là-bas ce soir pour Jérusalem, où nous arriverons à deux heures demain.

Le moine et ses deux novices voyagent dans le wagon. A notre arrivée, nous serons accueillis par des catafalques et le clergé, et après un bref office religieux nous devrons traverser la ville pour nous rendre à l’église russe Sainte-Madeleine, qui est située à côté du jardin de Gethsémani, à environ quatre kilomètres de la gare.

Le patriarche et les autorités ecclésiastiques ont proposé que les cercueils soient déposés dans l’église pour quelques jours et que je décide sur place où il sera préférable de les mettre ensuite. Il y aura un grand service religieux lorsqu’ils seront transférés là-bas. J’espère trouver sous l’église une crypte où l’on pourra les laisser jusqu’à ce qu’on puisse les rapatrier à Moscou.

Mes pensées allaient toutes à toi et à Irène la nuit dernière. Envoie-lui cette lettre que j’écris pour vous deux.

Je suis si reconnaissante qu’il n’y ait rien eu de pénible ni de déplacé lors de nos retrouvailles avec les cercueils. Tout a été si simple et si paisible – comme elle l’aurait voulu elle-même…

Avec tout mon amour, à toi et à Irène,

Ta Victoria. »


A leur arrivée avec les cercueils à Jérusalem, ils furent accueillis par les ecclésiastiques russes et grecs, les autorités anglaises, les habitants locaux et les pèlerins russes restés à Jérusalem à cause de la révolution.

La pieuse inhumation des corps des martyres fut conduite par le bienheureux patriarche Damien, accompagné de nombreux ecclésiastiques, et les cercueils furent placés dans un caveau spécialement préparé à cette fin, situé sous les voûtes inférieures de la chapelle Sainte-Marie-Madeleine.

M. Paléologue, dans son livre Aux portes du Jugement dernier, écrit qu’aux pieds du cercueil contenant la dépouille de la grande-duchesse Elisabeth, l’on plaça un coffret contenant la main de son époux, Sergueï Alexandrovitch.

Ce coffret se retrouva par la suite sur une étagère de la cellule de l’higoumène du couvent de Gethsémani, mère Elisabeth, et l’on prétendait qu’elle contenait un doigt du grand-duc Sergueï Alexandrovitch, arraché par l’explosion, et une mèche de cheveux du tsarévitch Alexis Nilolaïévitch. Sans doute la grande-duchesse Elisabeth la gardait-elle dans sa chambre au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, et avait-elle refusé de s’en séparé au moment de son arrestation. L’on ignore de quelle manière ce coffret arriva jusqu’à Jérusalem.

Au retour des funérailles, la princesse Victoria, marquise de Milford-Haven, écrivit à son frère une lettre de Rome.


Hôtel Royal, 21 février 1921


«  Mon cher Erni !

Je t’envoie ci-joint quelques feuillets qui étaient sur le cercueil d’Ella, et deux photographies, prises dans l’église. Tu trouveras également une vue du mont des Oliviers avec l’église, et plusieurs petites croix de nacre, faites en Palestine pour toi, Honor et les garçons. J’en ai mis aussi de ta part sur le cercueil…

C’est une grande consolation pour moi, et je l’espère, pour toi, que la dépouille de notre chère Ella repose maintenant en lieu sûr. L’église est située dans un endroit magnifique et calme, loin de l’agitation de la rue et du bruit.

Je joins ici un plan approximatif de la salle au sous-sol sous l’église. Elle est toute blanche, sèche, et très bien aérée. J’ai commandé une porte solide pour cette pièce. Elle est recouverte d’un matériau sombre, et plusieurs icônes y sont accrochées à l’extérieur, avec une veilleuse d’icône devant. Le père Séraphim loge dans une pièce voisine, et il a la clef, de sorte qu’il peut entrer et maintenir tout en ordre. Il me plaît énormément. Il est si dévoué, fidèle et énergique*.

(*) : ( L’higoumène Séraphim s’est éteint à Jérusalem, dans un monastère grec, en 1959, et il est enterré dans un petit cimetière de Nouvelle Galilée, à côté d’une église. L’année de la naissance de l’higoumène Séraphim est 1875).

Comme les gens n’ont pas le droit d’aller sous l’église, j’ai l’intention de faire construire un emplacement sous la terrasse, qui conduira à la petite chapelle, et de clore d’un mur la partie latérale et de faire une porte sur le devant. Ce sera comme les chapelles funéraires de Moscou. Stroukov, qui a du goût, et un peintre russe d’ici dessineront les plans pour savoir comment la décorer, et je te ferai savoir quand tout sera prêt. Tout sera très simple. Il ne faudra y mettre aucun objet précieux, car il est impossible de la faire garder… Je te demanderai ton aide si je n’ai pas suffisamment pour faire peindre trois icônes à mettre aux murs. Il est impossible de les peindre directement sur le mur, car il n’y a pas de peintre iconographe à Jérusalem. Je pense faire apposer au-dessus de la porte à l’extérieur une icône de « la Protection de la Mère de Dieu » ( la Sainte Vierge tient le voile avec l’image du Christ), la même que dans l’église d’Ella à Moscou au-dessus de l’entrée…

Oh, mon cher Erni, j’ai peur que nous n’ayons même pas la consolation de faire quelque chose pour les dépouilles de nos chères âmes tuées à Ekaterinbourg, dont les corps ont ensuite été brûlés.

Le corps de notre Ella a été retrouvé au fond d’un puits de mine, où les victimes d’Alapaïevsk ont été jetées. Sa tête est brisée, et les médecins qui l’ont examinée ont dit qu’elle n’avait pas pu souffrir et qu’il est fort probable que le courant d’air de la chute ait été suffisant pour arrêter le travail du cœur, comme cela arrive souvent*.

(*) : ( Ici la princesse Victoria essaie de rassurer son frère, en lui cachant les détails réels de la mort de la grande-duchesse Elisabeth (NdA)).

J’ai si longtemps hésité à aborder ces détails, car ils font tant souffrir. Mais je sens que tu vas en entendre parler tôt ou tard, mon pauvre petit, car ils sont déjà publiés. Nous devons penser à nos chères âmes comme reposant désormais en paix, et nous efforcer de ne pas arrêter longtemps nos pensées à la manière terrible dont elles ont quitté cette vie…

Je dois maintenant terminer cette lettre. Nous pensons rester ici jusqu’au 14 mars.

Au revoir pour aujourd’hui, cher Erni…

Ta sœur qui t’aime,

Victoria. »


Dans les archives de Darmstadt est conservée une lettre de la dame d’honneur de la princesse Victoria, sœur Grayton, qui connaissait bien la grande-duchesse Elizavéta Féodorovna. Dans cette lettre, elle raconte les souvenirs qu’elle a gardés de la grande-duchesse.


Sœur Grayton, née Kerr,

Dame d’honneur de la princesse Victoria de Battenberg


«  Mon impression de la grande-duchesse Elizavéta Féodorovna est si admirable à de nombreux égards et sous de nombreux aspects qu’il est difficile de la décrire. De même que les mots que je possède ne sont pas suffisants pour la dépeindre. On pourrait écrire sans fin sur tout ce qu’elle fut et sur ce qu’elle a fait.

Je pense que ce qui a produit sur moi la plus forte impression est qu’autour d’elle régnait une atmosphère de paix et de sérénité. Ce n’était pas une sérénité passive, mais celle d’un travail bien organisé et d’une affectueuse sympathie pour tous ceux qui l’entouraient. Elle irradiait de paix et d’amour, et cela côtoyait chez elle un haut sentiment du devoir et une vraie religiosité. En même temps, elle avait un merveilleux sens de l’humour et de la joie de vivre, et pour cela nous l’aimions tous, nous, gens de la vie ordinaire.

Elle ne nous donnait jamais à sentir ses bonnes actions ou son penchant religieux. Que nous soyons petits, ou aussi insignifiantes que soient nos affaires, cela n’avait pas d’importance, la grande-duchesse s’y intéressait toujours et compatissait.

Elle possédait la remarquable qualité de voir le bon et le vrai chez les gens, et s’efforçait de le faire ressortir. Elle n’avait absolument aucune haute idée de ses qualités. Elle disait souvent que pendant ses entretiens avec les hiérarques de l’Eglise, ils l’avaient souvent avertie de ne pas se laisser aller à aucun sentiment d’orgueil de soi ou orgueil de sa religiosité, ou celui de consacrer sa vie à son prochain. Et je sais qu’à cet égard, elle faisait autant attention à elle qu’aux autres.

Elle ne prononçait jamais les mots « je ne peux pas », et il n’y avait jamais rien de triste dans la vie du couvent Saintes-Marthe-et-Marie. Tout y était parfait, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et celui qui y passait repartait avec un sentiment magnifique.

Une seule fois, lorsque la grande-duchesse alla en Angleterre après qu’elle eut déjà prononcé ses vœux, j’eus le bonheur d’accompagner Son Altesse impériale dans ses visites aux comités de l’Eglise anglicane de Londres. J’étais alors extrêmement étonnée de la vitesse avec laquelle elle comprenait leurs visées, bien que leurs méthodes de travail fussent très différentes des siennes. Elle brûlait du désir de puiser quelque chose qui pût être ajouté à la vie de sa propre communauté, et abordait la chose avec une grande attention, distinguant l’utile de l’inutile. Et elle était souvent enthousiasmée par ceux qu’elle rencontrait. Elle estimait qu’elle pouvait apprendre quelque chose de tous, et pensait toujours à la façon dont on pouvait parfaire le couvent Saintes-Marthe-et-Marie.

Elle était si merveilleuse et si remarquable, et tellement plus élevée que nous tous, et en même temps je puis dire qu’elle était si proche de nous tous et si chère à nous tous.

Tous ceux qui ont connu la grande-duchesse dans sa vie antérieure heureuse, avant l’assassinat de son mari, ne peuvent oublier cette période de sa vie.

Je ne suis allée qu’une seule fois à Ilyinskoïé, du vivant du grand-duc Sergueï, et il était d’après moi le plus heureux des hommes.

Tous deux, le grand-duc et la grande-duchesse, étaient d’admirables maîtres. Bien qu’ils aient toujours eu naturellement deux ou trois domestiques, une grande maîtresse* et une demoiselle d’honneur, cela ne donnait pas du tout une atmosphère tendue de cour. Tous leurs serviteurs se sentaient comme chez eux, et ils se conduisaient avec ceux-ci comme avec des amis. Je ne pourrai jamais oublier leur bonté envers moi. Ils faisaient en sorte que je me sente chez eux comme un invité de marque qu’ils étaient vraiment heureux d’avoir chez eux.

Nul n’aurait pu penser, en ces jours heureux, que la vie de la grande-duchesse allait bientôt se couvrir de ténèbres et qu’un avenir terrible l’attendait, comme les nombreux êtres chers à son cœur qu’elle s’efforça avec tant de persévérance de sauver. Il me semble tout à fait probable, et je pense, comme le pensent d’autres encore qui l’ont aimée, que bien que sa personne merveilleuse nous ait quittés, son influence et son travail continuent, et que le monde est devenu bien meilleur grâce à sa vie et à sa foi.

Sœur Grayton »


Ceux qui ont personnellement connu Elizaveta Féodorovna s’étaient depuis longtemps prononcés en faveur de sa canonisation. Le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, dans son Livre des souvenirs, énumère les bienfaits et les œuvres d’Elizaveta Féodorovna (p. 138), et conclut :

«  Tout cela justifie pleinement la canonisation de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna. Il n’est pas de femme plus noble de cœur, qui ait marqué de son image les pages sanglantes de l’histoire russe. »

M. Paléologue termine ainsi son livre Aux portes du Jugement dernier :

«  Beaucoup de ceux qui l’ont aimée se consolent aussi par l’espoir qu’elle sera un jour canonisée.

La comtesse Alexandra Olsoufieff, dans son livre H. R. H. Grand Duchess Elisabeth Féodorovna of Russia, écrit :

«  Il est inimaginable de ne plus jamais la voir, elle qui était si différente des autres, qui s’élevait à ce point au-dessus du niveau commun…

Pour l’avoir bien connue, je puis affirmer avec certitude qu’elle remerciait Dieu pour les souffrances qu’Il lui envoyait, parce qu’elles pouvaient aider à la rédemption des âmes de ses assassins. Je crois, aussi fermement que je crois en la vie éternelle, qu’elle ne se plaignit jamais de son sort et qu’elle remerciait Dieu qui lui permettait par ces souffrances de prendre place parmi Ses élus. Elle était pareille aux premiers martyrs chrétiens qui mouraient dans les arènes de la Rome antique. Peut-être nos arrière-petits-enfants la verront-ils canonisée. »

L’archevêque Anastase, dans son opuscule A la lumineuse mémoire de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, écrit (p. 21-22) :

«  Avec tous les autres qui ont souffert pour la Russie, elle incarnait en même temps l’expiation de la Russie passée et le fondement de la Russie à venir, qui serait bâtie sur les ossements des martyrs. Ces personnages ont une importance et un rôle fondamentaux, et un souvenir éternel leur est réservé sur la terre comme au ciel. Ce n’est pas un hasard si déjà de son vivant le peuple l’avait proclamée sainte. »

La sainte martyre la grande-duchesse Elisabeth est apparue sur la terre russe, telle une vision lumineuse et sublime. Renonçant à sa brillante position, elle s’est retirée du monde profane pour devenir la mère higoumène du couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie. Au cours de sa mission, elle a accompli maintes œuvres charitables, et elle a accepté le martyre, restant jusqu’à son dernier souffle fidèle à son devoir chrétien.



Testament

De Son Altesse impériale

la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna


Le 29 juin 1914


Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Je soussignée, saine de corps et d’esprit, ce vingtième jour de février de l’an mille neuf cent quatorze, exprime ici mes dernières volontés.

I.Pour ce qui est des objets personnels m’appartenant, je souhaite qu’il en soit fait ainsi :

1) mes sœurs, les princesses Victoria de Battenberg et Irène de Prusse, ainsi que mon frère Ernst Ludwig, grand-duc de Hesse, peuvent garder ce qu’ils souhaitent de mes effets personnels. Les autres objets seront vendus et les revenus des ventes ajoutés au capital ;

2) J’ai fait don des objets m’appartenant qui se trouvent dans le palais de Sergueï à Saint-Pétersbourg, dans le domaine d’Ilyinskoïé et le domaine d’Oussovo du district de Zvenigorod de la région de Moscou, à mon neveu, le grand-duc Dmitri Pavlovitch ;

3) je souhaite que les icônes m’appartenant qui se trouvent dans la chapelle des Saints-Pierre-et-Paul du palais Nikolaïevski à Moscou, ainsi que dans la galerie du second étage qui relie ledit palais au monastère de Tchoudov et l’escalier y attenant, soient laissées définitivement à leurs emplacements actuels ;

4) en plus des objets susmentionnés, je souhaite faire don au grand-duc Dmitri Pavlovitch du linge, de l’argenterie, de la vaisselle et des services en porcelaine comportant le monogramme du grand-duc Sergueï Alexandrovitch ;

5) les divers biens de ma maisonnée, à savoir : le linge non monogrammé, les biens et les objets relatifs à la domesticité et aux écuries, ainsi que les voitures doivent être vendus, et les revenus de la vente ajoutés au capital ;

6) pour ce qui est de tous les objets n’ayant pas de valeur marchande, à savoir : images et photographies, cadres, et autres menus objets, je prie mes exécuteurs testamentaires de les distribuer à mes amis proches ou de les brûler ;

7) je confie à MM. Le chambellan Kornilov, le grand veneur Zourov, et le général-major de la suite de Sa Majesté, Gadon, le soin de trier ma correspondance. Je souhaite que ma correspondance avec les personnalités ecclésiastiques soit transmise à mon couvent, et je prie le prêtre du couvent de la relire afin de l’expurger des passages de nature trop intime, concernant moi-même ou d’autres personnes ; une fois cette correspondance dûment expurgée, j’autorise le couvent à la publier quelques années après ma mort, à des fins d’éducation spirituelle. Je souhaite que ma correspondance avec mes parents et d’autres personnes privées soit transmise à mon frère et à ma sœur aînée, à l’exception des lettres dans lesquelles il est question d’événements internes à la Russie et dont la conservation à l’étranger serait jugée inappropriée. Je m’en remets à l’entendement de Sa Majesté l’empereur quant à l’usage qui sera fait de ces lettres-là.


II.Au jour du sept décembre de l’an mille neuf cent treize, les livres de comptes de ma chancellerie de cour recensaient les capitaux et les biens immobiliers suivants :

  1. Les capitaux placés dans des titres de valeur nominale suivante : en dépôt à titre de garantie de prêt auprès de la grande chancellerie – deux cent cinquante mille roubles ; dont cent trente cinq mille huit cents roubles déposés en décembre 1913 auprès de la grande chancellerie ; les cent quatorze mille deux cents roubles restants sont déposés de façon permanente auprès de la grande chancellerie en qualité de « don de Sa Majesté l’empereur pour le jour de mon mariage en l’an 1884 » ; conformément à la lettre du chef de la grande chancellerie en date du 29 mai 1907, numérotée 9662 et adressée au comte Mengden, je suis en droit de léguer ce capital après remboursement du prêt ; en outre dans la succursale de Moscou de la banque d’Etat, vingt-cinq mille sept cent vingt roubles ; et dans la Société économique de la garde, huit cent soixante roubles ;

  2. Le terrain de deux mille neuf cent soixante-quatre toises carrées et deux centièmes*, avec l’église que j’y ai fait bâtir, les chapelles, toutes les maisons d’habitation et les dépendances, ainsi que le jardin, sis aux numéros 306-307 et 296-297 de la rue Bolchaïa Ordynka, dans le district d’Iakimanski à Moscou, et acheté par moi le 24 mai 1907 au citoyen d’honneur à titre héréditaire de la ville de Moscou, Vladimir Dimitriévitch Babourine ;

(*) : ( Toises russes, environ 0,3 hectare (NdT).).

  1. Un terrain d’environ sept cent cinquante-six toises carrées, avec une maison d’habitation, une dépendance et un jardin, sis au numéro 290-325 du passage Déniéjnyi, dans le district d’Iakimanski à Moscou, acheté aux paysans Vassili et Pélaguéïa Khvostov le 29 novembre 1908 ;

  2. Un terrain de cinq cents toises carrées**, premier lot dans le passage Déniéjnyi, dans le district d’Iakimanski à Moscou, et acheté par moi le juin 1913 au citoyen d’honneur à titre héréditaire de la ville de Moscou, Nikolaï Droujninine ;

(**) : ( Environ 0,2 hectare (NdT).

  1. Un terrain de six déciatines et cinq cent cinquante-trois toises carrées*** situé dans le village de Vlassovo, du district de Volokolamsk de la région de Moscou, avec les bâtiments d’habitation et les dépendances, les meubles dont me fit don, le 19 novembre 1910, la veuve du conseiller d’Etat actuel Samarine, Ekatérina Nikolaïevna Samarine, et que j’ai vendus à la femme du conseiller d’Etat Vérigo, Anna Stiépanovna Vérigo, pour seize mille roubles ; en acompte pour cette vente, j’ai reçu deux mille roubles, comme en témoigne le reçu délivré le 2 décembre 1913.

(***) : ( Environ 7 hectares (NdT).

Je lègue tous les capitaux et biens immobiliers énumérés ci-dessus comme suit ; les capitaux selon leur disponibilité au jour de ma mort, dans l’ordre suivant :

  1. Désirant ardemment assurer l’entretien de la chapelle mortuaire que j’ai fait bâtir à l’étage inférieur du monastère de Tchoudov à Moscou, dans laquelle est enterré et repose en Dieu mon défunt époux le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, je lègue un capital de vingt-cinq mille roubles en titres, au choix de mes exécuteurs testamentaires, que je les prie de remettre en jouissance perpétuelle au ministère de la cour impériale à Moscou, en accord avec la disposition numéro 2 du mois de novembre 1912, revêtue de l’accord impérial, sur l’entretien de la sépulture du grand-duc Sergueï Alexandrovitch qui repose en Dieu – en l’église Saint-Serge-de-Radonège, le Thaumaturge. Pour la veilleuse perpétuelle auprès de la croix au Kremlin de Moscou, près des portes Nikolski, Vladimir, ci-devant métropolite de Moscou, a fait don de trois cents roubles, déposés à la chancellerie de ma cour, qu’il convient de transmettre au ministère de la cour impériale à Moscou. Je souhaite qu’aucun changement ni ajout ne soit fait à l’agencement du caveau ;

  2. en provision des gratifications destinées aux fonctionnaires de rang inférieur et aux domestiques qui n’ont pas suffisamment d’ancienneté pour prétendre à une pension, je lègue un capital en titres, d’un montant de trente mille (30 000) roubles à la vente des titres ; je confie la distribution de cette somme, en proportion de l’ancienneté de service, à une commission présidée par le maître de ma cour et réunissant le chancelier de ma cour et mon maître des requêtes ;

  3. je lègue à ma nièce, la princesse Alice de Grèce, ou à ses enfants ( et en cas du décès de ces derniers, à son mari) trente mille roubles en titres, en valeur nominale, au choix de mes exécuteurs testamentaires ;

  4. je lègue en pleine et entière jouissance au couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie, fondé par moi, le reste de mes titres et capitaux liquides, les quatre biens immobiliers énumérés ci-dessus avec les biens mobiliers inclus, ainsi qu’un certificat d’hypothèque d’une valeur de soixante et un mille huit cents roubles pour un bien immobilier, situé dans la région de Kiev, dans le périmètre de la ville de Berditchev, appartenant au chambellan de la cour de Sa Majesté impériale, Arkadii Pétrovitch Kornilov, établi par le notaire en chef du tribunal de district de la ville de Kiev, le 10 décembre 1913, sous le numéro de registre 11184.

  1. Je souhaite qu’on dispose comme suit de tous les capitaux liquides et titres restant au jour d ema mort à la chancellerie de ma cour :

  1. Qu’on paye tous les comptes et factures impayés, traitements et autres, dus jusqu’au jour de ma mort ;

  2. Que les sommes restantes soient ajoutées au capital (§11) ;

  3. Que tous les titres ou capitaux liquides qui ne m’appartiennent pas et sont à ce jour conservés à la chancellerie de ma cour, par exemple gages et autres, soient immédiatement restitués à qui de droit.


  1. Tous les fonctionnaires de ma cour, de ma chancellerie, ainsi que tous les domestiques, qui ont servi à la cour du grand-duc Sergueï Alexandrovitch et qui ont continué leur service à ma cour après le 4 février 1905, ont été dotés par moi de pensions en accord avec la « Disposition sur les pensions », approuvée par moi le 12 août 1906 et avec les amendements et annexes définitifs, approuvés par moi le 29 mai 1908 et le 7 mars 1909. Un fonds spécial a été formé à cette fin, avec le gracieux consentement impérial. En accord avec ladite « Disposition sur les pensions », dans le cas de la dissolution de la chancellerie de ma cour, toutes les sommes appartenant à ce fonds sont à déposer à la banque d’Etat et la gestion ainsi que la distribution des pensions est à confier à l’une des sections du ministère de la cour impériale.


  1. Mes biens immobiliers à Moscou et une partie de mon capital proviennent des sources suivantes :


  1. J’ai fait vendre des bijoux qui m’appartenaient ( outre ceux dont j’avais déjà fait don à des parents en Russie et à l’étranger), et dont la vente a récolté 290 324 roubles ; j’ai en outre vendu personnellement et aussi par l’intermédiaire de mon frère divers objets pour un montant dépassant trente mille roubles ;

  2. En accord avec le consentement impérial exprimé dans la lettre du ministre de la cour impériale en date du 28 mai 1905, sous le numéro 4344, j’ai vendu le domaine situé près de la ville de Khorol, dans la région de Poltava, ayant appartenu à Véra Nikolaïevna Rodzianko et légué par elle à mon défunt mari pour ses œuvres charitables, j’ai investi cet argent dans mon couvent ; ce capital s’élevait à 125 059 roubles et 96 kopeks et fut inscrit dans les livres de comptes de la chancellerie de ma cour à la date du 27 juin 1907. Les sommes mentionnées ci-dessus (1 et 2) ont été partiellement employées à l’acquisition de biens à Moscou pour un montant total de 368 000 roubles (voir§11) à bâtir une église et des bâtiments utilitaires, et le reste du capital a été conservé.


  1. Selon un édit du Saint-Synode, le couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie est entièrement agréé par l’Eglise, et il ne saurait être question de le fermer. Si les fonds venaient à manquer, le couvent doit mettre tous ses efforts à la recherche de donations, pour lui permettre de poursuivre ses bonnes œuvres. Dans le cas où les donations seraient insuffisantes, il appartient au couvent de réduire au possible les dépenses liées à ses bonnes œuvres, de manière à les rendre adéquates aux revenus du couvent. Dans tous les cas, je prescris de manière inconditionnelle au couvent :

  1. d’entretenir l’église du couvent et son clergé ;

  2. d’entretenir l’ermitage auprès du couvent, si un tel ermitage venait à être institué de mon vivant ;

  3. de pourvoir à la subsistance du prêtre de l’église du couvent Mitrophane Srébrianski et de sa femme, du diacre de l’église du couvent Mikhaïl Sytnik et de sa femme, ainsi que des sœurs du couvent, à savoir surtout celles qui seront restées au couvent au jour de mon décès.


  1. Je déclare comme objectif de mon existence d’achever l’établissement du couvent Saintes-Marthe-et-Marie et d’un ermitage conjoint, puis d’amasser un patrimoine personnel suffisant à entretenir le couvent au cas où les donations n’y suffiraient pas.


  1. Tous les capitaux, sommes et biens, à ce jour donnés, ou pouvant être donnés à l’avenir, par moi-même ou par la chancellerie de ma cour, de mon vivant, au couvent Saintes-Marthe-et-Marie, doivent être destinés à ce couvent. Tous biens mobiliers ou immobiliers, ainsi que tous les titres et toutes les liquidités qui peuvent m’être légués ou transmis en donation, sont à transmettre à ma mort au couvent Saintes-Marthe-et-Marie à Moscou.


  1. Souhaitant faire quelque chose pour la ville de Moscou, j’ai institué avec l’aide de Dieu mon couvent Saintes-Marthe-et-Marie, dont la règle et le droit d’ordination ont été approuvés par le Saint-Synode.


  1. Je souhaite être inhumée dans le caveau situé sous l’église de la Protection-de-la-Mère de Dieu, que j’ai fait construire sur mon terrain de la Bolchaïa Ordynka à Moscou, dans mon couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie, à la place destinée à la mère supérieure du couvent, et que mon cercueil soit placé tout au fond du caveau, dans la terre. Je souhaite être inhumée dans les habits blancs de mère higoumène du couvent ; dans le cas où je recevrais la tonsure et vivrais dans un ermitage et y mourrais, je souhaite néanmoins être inhumée dans mon couvent à Moscou, à l’endroit désigné, mais dans des vêtements monastiques. Je souhaite qu’avant de m’enterrer, on s’assure tout à fait de ma mort, au vu d’une possible léthargie. Je souhaite qu’après mon décès mon corps ne soit pas embaumé, mais seulement congelé et placé dans un cercueil en bois ordinaire. Je souhaite que l’onction de mon corps soit confiée aux sœurs du couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie. Après la mise en bière, je souhaite que mon visage, dans la mesure du possible, soit recouvert d’un simple voile épais. Dans le cas où je mourrais à l’étranger ou en dehors de Moscou, je souhaite qu’on me mette en bière, qu’on ferme le cercueil définitivement, qu’on le fasse transporter à Moscou et qu’on l’enterre (sans l’ouvrir) à l’endroit désigné plus haut. Je souhaite que la liturgie funèbre soit célébrée à l’endroit de mon décès. Je prie mes exécuteurs testamentaires de faire savoir que je ne souhaite pas de couronnes sur mon cercueil ni sur ma tombe – je préfèrerais que l’argent destiné à l’achat des couronnes soit donné aux œuvres de mon couvent. Si des couronnes sont néanmoins envoyées, je souhaite qu’on fasse don des couronnes métalliques aux hospices, et qu’on fasse fondre les couronnes d’argent pour en faire des cadres d’icônes et des calices, qui porteront le nom des personnes ou des institutions qui auront envoyé les couronnes, et qui seront à transmettre à l’église ou à l’ermitage de mon couvent.


  1. Je prie mon frère et ma sœur aînée d’être mes exécuteurs testamentaires et de veiller à l’exécution du présent testament, en se faisant aider d’une ou deux personnes de leur choix, parmi celles qui auront été à mon proche service.


  1. Une copie de ce testament sera à conserver à la chancellerie de ma cour, accompagnée des divers documents relatifs à ce testament.



  1. Les objets précieux ayant appartenu à feu l’impératrice Maria Alexandrovna, qui repose en Dieu, et qui étaient revenus au grand-duc Sergueï Alexandrovitch, ont été rendus par moi, fidéicommis, aux grands-ducs Alexeï Alexandrovitch et Pavel Alexandrovitch. En accord avec la lettre du grand-duc Sergueï Alexandrovitch adressée au grand-duc Pavel Alexandrovitch, et acceptée, avec le consentement impérial, à titre de testament, la grande-duchesse Maria Pavlovna ( aujourd’hui princesse de Suède) recevra à ma mort le capital du défunt grand-duc Sergueï Alexandrovitch. Ce capital est actuellement déposé auprès de la grande chancellerie et dans la succursale de Moscou de la banque d’Etat. En plus de cette somme, j’ai déjà fait don à la grande-duchesse Maria Pavlovna, pour la construction de son palais à Stockholm, de 275 000 roubles en titres, pris sur le capital légué. Le défunt grand-duc Sergueï Alexandrovitch avait exprimé le souhait que le grand-duc Dimitri Pavlovitch et la grande-duchesse Maria Pavlovna reçussent de lui, dans la mesure du possible, un héritage sensiblement égal. En accord avec sa volonté et avec le consentement de Sa Majesté l’empereur, à ma mort la propriété des biens suivants revient au grand-duc Dmitri Pavlovitch : le palais de Sergueï avec son mobilier, la maison de service attenante ( à Saint-Pétersbourg) et la datcha d’Ilyinsko-Sokolovarov-Louts ( dans la région de Moscou, près du domaine d’Ilyinskoïé). Le palais de Sergueï lui a été donné en usufruit le 6 septembre 1911, et la datcha d’Ilyinsko-Sokolovarov-Louts en 1908, en même temps que le domaine d’Ilynskoïé.


  1. Je rédigerai une instruction spécifique pour servir de guide au couvent de la Miséricorde-Saintes-Marthe-et-Marie, dont une copie cachetée sera conservée à la chancellerie de ma cour.


  1. Je prie Sa Majesté impériale de confier au ministère de la cour impériale la charge de veiller à la situation des fonctionnaires de ma cour et de ma chancellerie ainsi que de mes domestiques et de leur trouver, dans la mesure du possible, des postes adéquats.


  1. Ce testament remplace et annule tous mes testaments précédemment établis.



Ce testament comporte dix pages et quinze lignes. Ce testament comporte les corrections suivantes : à la page 5, ligne 19, il est écrit : «  au prix nominal », à la page 8, ligne 8, la lettre « r » est insérée, et ligne 28 la lettre « v » est adscrite. Rédigé sous la dictée de Son Altesse impériale, la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna, par le maître de sa cour, chambellan de la cour impériale, Arkadii Pétrovitch Kornilov. »


Elizaveta


Véra Ivanovna Ivanovna.

Au rang de grand veneur de la cour de Sa Majesté impériale,

Attaché au service de la grande-duchesse Elizaveta Féodorovna,

Alexandre Alexeïévitch Zourov.

Valet de chambre de la cour de Sa Majesté impériale,

Vassili Evgu éniévitch Pigarev.