mardi 8 février 2011

La Lumière du Thabor n°43-44. Saint Joseph l'Hésychaste : Lettres.

PERE JOSEPH L’HESYCHASTE



LETTRES SPIRITUELLES



Le Père Joseph l’Hésychaste (1896-1959), moine du Mont Athos, fut un grand ascète et maître de la prière. A son flambeau se sont allumées beaucoup d’âmes : il avait le charisme de l’enseignement et envoyait à ses enfants dans le Christ des lettres qui constituent un vrai guide de la vie spirituelle. La Lumière du Thabor en a fait connaître quelques unes (n4, 8, 19, 29, 41-42) et nous sommes heureux de publier ici un nouvel extrait de cet ouvrage utile à l’âme (lettres 24-29 de l’édition grecque). L’ensemble a été traduit par Presbytéra Anna.



Alors, ce même soir, Dieu me découvrit l'abjection de Satan



Ne sois plus étonné, mon enfant. Il en est ainsi du moine. Sa vie n'est qu'un martyre toujours continué. Le doux Jésus ne peut se trouver hormis dans les afflictions. Si donc tu le cherches, à peine commenceras-tu ta quête, que les afflictions de toute part t'assailleront.
Oui, serti de souffrances, le joyau précieux de son amour. Le Seigneur, certes, au début te laisse voir son miel, mais ce miel au-dessous cache une lie épaisse de fiel et d'amertume. D'abord le miel de la grâce, et puis, l'amertume des tentations.
Car le Christ, quand il va sur toi laisser fondre les épreuves, te l'annonce à l'avance, te dépêchant pour messagère une part égale de sa grâce -comme s'il te disait : «Allons, prépare-toi !» Pour que tu montes le guet, épiant par où viendra l'ennemi, par où il attaquera et voudra te frapper. Ainsi commence le combat, ainsi débute la lutte : toi, sois vigilant. Et pas de lâcheté. Lors donc que retentiront les premiers canons, n'en sois pas étonné. Mais montre-toi brave et courageux -un vrai soldat du Christ, un athlète éprouvé, un noble et vaillant guerrier. Car la vie d'ici-bas n'est que la carrière d'une guerre sans fin. Là-haut seulement sera le repos. Ici-bas l'exil, mais là-haut notre patrie véritable.
Ne t'ai-je pas dit autrefois : Au commencement, et durant huit années, je dus livrer aux démons une lutte sanglante. C'était chaque nuit un combat furieux. Et le jour encore se déchaînaient les pensées avec les passions. Puis le soir, de nouveau, les démons surgissaient, armés d'épées, de haches, de pelles et de pioches : «Haro ! hurlaient-ils. Tous sur lui !» Oui, le martyre ; j'ai souffert le martyre. Et je m'écriais : «Au secours, Panaghia mou1 !» J'en aggripai un, et allez ! je frappais les autres. Jusqu'à m'en briser les bras sur les murs de ma cellule.
Or un jour, il nous vint quelqu'un, inopinément. C'était une ancienne connaissance que nous avions dans le monde. Il désirait nous revoir. Et sur le soir, je dus l'inviter à dormir dans ma pauvre masure. Mais la nuit venue, à l'heure dite, les démons tout-à-coup surgissent, et selon la bonne habitude qu'ils avaient prise avec moi, le rossent de mille coups. Quels cris poussa notre homme ! A tellement trembler, son corps s'entrechoquait. Il aurait trépassé, si je n'étais accouru :
- Mais qu'as-tu ? lui dis-je.
- Les démons... fit-il, tout haletant. Encore un peu, et ils m'étranglaient... Ils m'ont battu à mort !
- Sois sans crainte ! lui dis-je. C'est pour moi qu'ils venaient. Tu en as eu pour ton compte, ce soir, mais ce n'était qu'une erreur ! Allons, n'aie plus peur !
Et je lui tins des propos enjoués, pour tâcher de l'apaiser. Mais c'était chose impossible ! Il n'eût pu demeurer davantage en ce lieu de supplice. Non ; mais transi, pantelant, il roulait de droite et de gauche des yeux effrayés, suppliant qu'on l'emmenât. Il fallut à minuit le conduire à Sainte-Anne -nous étions alors à Saint-Basile. Et c'était déjà le milieu de la nuit lorsque je revins.
Après qu'il fut passé ainsi huit années entières, mon corps, tant à cause des coups que je lui assenai chaque jour pour combattre la chair, que du jeûne, de la veille, et d'autres combats semblables, mon corps devint celui d'un cadavre. Si bien qu'à la fin, je tombai malade. Et je sombrai dans le désespoir, songeant qu'il n'y avait plus d'espoir désormais de vaincre jamais les démons ni les passions.
Et comme je me tenais là, assis avec mon désespoir, la porte soudain s'ouvrit. Moi pourtant, à demi-penché, et priant en esprit, je ne vis rien d'abord. J'eus la pensée seulement que le père Arsène, peut-être, était entré. Mais tout-à-coup, je sens sous la ceinture passer une main, pour m'exciter au plaisir. Jetant un coup d'oeil, je vois le «galeux», le démon de la luxure. Ma fureur aussitôt fut telle que, comme un roquet hargneux, je bondis sur lui, l'empoignant au collet. Aaah !... Ses poils au contact étaient ceux du pourceau... Mais déjà, il s'était évanoui. La pièce alors se remplit d'une infecte puanteur... Et de cet instant, avec le démon disparut aussi le combat de la chair. Je renaissais libre de toute passion, plus innocent en mon apathéia2 qu'un enfant nouveau-né.
Alors, ce même soir, Dieu me découvrit l'abjection de Satan. Je me trouvai au sommet d'une éminence, en un lieu très beau. Au-dessus, une place apparaissait, d'où l'on découvrait la mer. Mais les démons y avaient disposé une foule de pièges. Aussi les moines, chaque fois qu'ils passaient là, chaque fois tombaient dans un piège. L'un était pris à la tête, l'autre happé par la main, un autre par le pied, un autre encore par le pan du vêtement, et partout où il y avait moyen de les prendre, les moines étaient pris. Tandis que le dragon abyssal, tenait sa tête hors de l'eau, et tout en crachant du feu par le muffle, la gueule et les orbites de ses yeux, bavait de plaisir et grimaçait de joie à voir ainsi les moines chuter devant lui. Mais moi, à cette vue, je l'agonis d'injures, hurlant : «Ah ! Monstre abyssal ! C'est donc toi qui toujours nous abuse et nous tend ces pièges !»
Et je revins à moi, plein d'une joie très amère : joie d'avoir en vérité vu les pièges du Diable. Mais amertume aussi d'avoir assisté à nos chutes et perçu quels dangers nous courons jusqu'à notre dernier souffle.
J'entrai depuis lors dans une grande paix, et ma prière devint comme du feu. Mais l'Autre ne cesse pas pour autant de me tourmenter. Il tourne avec art les gens contre moi. Or je vous écris ces choses pour que tes frères et toi appreniez la patience.
Car c'est une lutte que cette vie. Trêve de badinage, si tu veux la gagner. C'est avec les esprits impurs que tu combats3, eux qui nous jettent non pas des douceurs et des loukoums, mais des balles sifflantes, qui vous tuent, non le corps, mais l'âme même.
Allons, ne sois pas si chagrin. Et pas de lâcheté, non plus. Vois ici ton secours. Je suis là, qui te soutiens. Et sais-tu bien en vérité que je t'ai vu hier ? C'était en rêve... Nous montions ensemble vers le Christ. Relève-toi, donc ! Viens, et cours à ma suite !
Sois vigilant seulement. Parce que tu as vu, toi aussi, les pièges des démons. Malheur à celui qu'ils y prennent. Il ne pourra si aisément échapper à leurs griffes. Certes le diable -et quand bien même de toutes ses forces il y travaille- ne peut seul nous faire damner, si nous ne coopérons pas du moins à sa perversité. Mais Dieu ne veut pas non plus nous sauver à Lui seul, si par la synergie nous ne devenons participants de sa grâce, pour notre salut. Toujours Dieu secourt, à tout il pourvoit, mais il veut que nous travaillions. Et il attend que nous fassions, nous aussi, ce qui est en notre pouvoir.
Cesse donc de dire que tu n'as pas progressé ou de te demander pourquoi tu ne l'as pu davantage, et autres questions également oiseuses. Car ce n'est pas au seul homme que tient le progrès, quand même il se donnerait une peine infinie. Non ; la puissance de Dieu, et sa grâce bénie, voilà ce qui fait tout, après que nous avons donné quelques frêles prémices. Car c'est la grâce qui relève celui qui a chuté, et c'est elle encore qui redresse celui qui est brisé.
Aussi, de tout notre coeur, supplions notre Dieu et Sauveur de descendre jusqu'à nous ; car lui seul peut affermir nos jambes paralytiques, éveiller le Lazare endormi qui gît en nous depuis quatre jours, recréer nos yeux d'aveugle-né, et sustenter notre être qui a faim de Lui.


Tous ses sens immobiles
celui qui priait soudain est ravi en contemplation

Ce à quoi tu as goûté, mon enfant, cette nuit dans ta prière, c’est à l'énergie de la grâce. Ah, ce bien-là, mon fils, fais tout pour que le Seigneur te le redonne encore, lorsqu'il le jugera à propos.
Un frère de mes amis dut passer une fois par une longue suite d'épreuves. Et ce jour-là, il le passa tout entier dans les larmes, sans porter une miette à sa bouche.
Et comme à l'horizon le soleil lentement déclinait, lui, assis sur sa pierre, regardait au loin, se détacher là-bas sur la hauteur la chapelle si blanche de la Transfiguration. Et d'un coeur brisé, au travers de ses larmes il suppliait son Seigneur, disant : «De même, Seigneur, que devant tes disciples tu t'es transfiguré, de même, dans mon âme aussi transfigure-toi ! Fais cesser mes passions ! Pacifie-moi ! A celui qui te prie, fais don de la prière4, et retiens, je t'en supplie, mon esprit impétueux !»
Et comme avec douleur il murmurait ces mots, de l'église là-bas, soudain, lui vint un léger souffle, pareil à une brise toute emplie d'un parfum, qu'il sentit baigner son âme comme d'amour, de joie et d'une douce lumière. Et voici qu'au milieu de son coeur, soudain, il sentit sourdre en lui la prière incessante, plus douce et plus suave que le miel des rayons.
Puis il revint à lui ; et il se vit assis là, à la même place, sur une pierre. Il faisait nuit déjà. Alors, inclinant la tête sur sa poitrine, il désira goûter encore à cette douceur exquise qu'exhalait en lui la prière -cette prière dont il venait de recevoir le don. Mais le voici au même instant ravi en extase -tout entier hors de lui..., par delà murs et rochers ; sans plus s'appartenir, irradié tout d'une lumière éclatante et sereine- jeune homme libre enfin des entraves de son corps ; avec à l'esprit pour y rouler sans cesse cette seule pensée, cet unique désir... que jamais il ne revînt dans son corps, que toujours il demeurât ici, en ce lieu qu'à cette heure on lui montre.
Telle fut la première vision dont ce frère eut la contemplation, avant que de nouveau il entrât en lui-même, afin de poursuivre sa lutte et d'atteindre au salut...
Je m'assis donc et repris un peu mes sens. Puis rassemblant mes proches souvenirs, à la lyre de l'esprit, je rattachai la corde, un instant brisée. Et la harpe à la main, pareils aux feuilles d'acanthe, plus doux que le miel, je fais en gouttelettes ruisseler ces cantiques, naguère recueillis au désert... Toi donc, viens ici sous mon toit, te reposer à l'ombre. Et je cueillerai pour toi, dessous l'acacia, la gomme d'arabie à l'odeur suave... Alors, quand t'assailleront chagrins et afflictions, respire ce sens caché qu'abritent mes paroles, et plus miellées que l'hydromel, elles t'apparaîtront.
Or pour en revenir à ces deux sortes de prières que tu dis, elles sont bonnes toutes deux. Et si la seconde, qui comporte des phrases, n'est pas sans paraître dangereuse, souvent aussi elle s'avère plus fructueuse. Pour moi, je recours aux deux chaque nuit. D'abord, j'emploie la première, avec ses versets, puis, lorque je suis fatigué et que je n'y trouve plus le même profit, alors, dans mon coeur j'enferme la prière.
J'ai de mes yeux vu un frère qui, très jeune encore -il pouvait bien avoir vingt huit ou trente ans- faisait descendre l'esprit dans le coeur, puis, six heures durant, sans l'en laisser sortir, l'y gardait enclos ; et cela de neuf heures du soir, jusqu'à trois heures du matin -il savait l'heure d'après une horloge qui égrenait ses coups près de lui. Et son effort était tel, qu'il était au bout de peu de temps trempé de sueur. Après quoi il se levait et s'en allait vaquer à ses tâches ordinaires.
Si donc, pour le dire en peu de mots, l'homme veut gagner enfin la liberté, il lui faut faire pourrir son corps, comptant pour rien la mort.
Quant à la prière que l'on récite elle peut aussi se faire en esprit, sans l'aide de la voix. On la nomme alors prière de supplication. Et celui qui la dit peut commencer ainsi : «O mon Dieu, toi qui es invisible et incompréhensible... Père, Fils et Saint Esprit... Puissance une... Unique recours et refuge de toutes les âmes qui sont en ce monde... Toi qui seul est bon... O ami de l'homme... Toi ma vie, ma paix et ma joie...» Et il peut, improvisant de telle manière, poursuivre assez longtemps cette sorte de prière. Alors, si la grâce opère, aussitôt, s'ouvre en lui comme une porte, qui lui découvre le ciel. Et tandis que monte sa prière, telle une colonne de feu embrasée, au même instant survient la métamorphose. Mais si la grâce ne coopère pas et que l'esprit demeure dispersé, lui peut toujours tenir son esprit reclus dans son coeur et là, comme dans un nid bien clos, goûter à l'hésychia, quand même il ne s'élève pas à la contemplation -comme si le coeur alors tenait à l'esprit lieu de geôle et de réclusoir.
Mais quand vient le changement, il surgit soudain du milieu même de cette prière de supplication. La grâce aussi tout-à-coup surabonde, qui comble tout l'être, illuminant l'esprit et laissant après elle une ineffable joie. Et l'intelligence, tout-à-fait incapable désormais de contenir seule le feu d'un tel amour, laisse les sens demeurer immobiles. C'est alors que l'être est ravi en contemplation. Or jusque là, c'était par sa volonté que se mouvait l'homme. Mais à présent, il ne s'appartient plus, il ne se connaît plus. C'est au feu désormais qu'il s'est uni ; et, tout entier transfiguré, il est Dieu selon la grâce.
Tel est le divin entretien, qui fait s'écarter les murs, pour s'ouvrir sur un air plus libre et plus doux, un air où règne l'intelligence, et qu'emplit tout entier le parfum du Paradis. Plus tard encore, le nuage de la grâce, doucement, se retire ; l'être de glaise durcit telle la cire, et, comme au sortir d'un bain, il revient à lui ; le voici pur et léger, limpide et tendre, plus doux que le coton, plein de sagesse et de connaissance. Seulement, à qui veut de telles choses, il faut à chaque instant marcher vers la mort.


Très pieuse higoumène, ma soeur, bien-aimée dans le Seigneur

Très pieuse higoumène, ma soeur, bien-aimée dans le Seigneur,
à ta santé, qui pour ta Synodie est un bien si précieux je forme des voeux.
Gérondissa bénie... C'est aujourd'hui que je reçois ta lettre. Je viens à l'instant d'en lire le contenu ; et, puisque tu m'écris que tu en retireras du fruit, je veux bien me fier à tes paroles et te laisser aussi ce petit testament, priant seulement que chacun de ces mots puisse profiter au salut de ton âme.
Ouvre donc tes oreilles et recueille mes paroles :
Parvenus, ma soeur, à la Sainte Montagne, sans imiter la plupart des moines qui d'ordinaire restent reclus dans leur ermitage, nous nous sommes mis en quête d'un père qui pût nous retenir et nous garder avec lui. Et dans ce grand désir d'entendre, non pas des préceptes vains et incertains, mais les paroles de vie que nous cherchions, il ne se trouva bientôt plus un roc, plus un antre de cette terre que nous n'ayons habité de nos cris, et de nos larmes, ni un géronda non plus, ni un ermite dont nous n'ayons aussi recueilli fût-ce une goutte de profit.
L'un deux avait quatre-vingt-dix ans... il nous avoua être demeuré dix-sept années assis sur un rocher. Les éclairs tombaient sur lui, brûlant ses vêtements ; mais lui, impassible, apprenait la patience...
Un autre avait partagé son pain bénit à de saints ascètes. Nus, ils étaient venus le visiter avant que de devenir invisibles.
Ces mêmes ascètes, un autre encore les avait vus, qui leur avait même donné la Communion, tandis que, comme chaque nuit il célébrait la liturgie.
Un autre enfin -un russe- avait passé de longues années au sommet d'une montagne. Tous les dix ans, un autre ermite y venait, qu'il se trouvait justement attendre, au moment même où nous y étions. Il nous pria donc de l'attendre avec lui. Cette fois-ci, pourtant, il ne vint pas. Sans doute était-il mort en quelque endroit du désert.
Tous ces anciens-là embaumaient comme les reliques des saints.
Et moi, à entendre ces choses, le feu en moi brûlait davantage, qui déjà me consumait.
Aussi faisais-je mille questions : les êtres pareils à ceux-là, de quoi se nourrissaient-ils ? Comment priaient-ils ? Quelles visions avaient-ils ? Quelles étaient leurs pensées ? Au jour de la mort, que voyaient-ils ?
Pour l'un, tandis que son âme se détachait de lui, c'était la Toute-Sainte qu'il avait vue ; pour l'autre, c'étaient des anges... Et jusqu'au jour d'aujourd'hui, semblables prodiges s'accomplissent encore. Dieu prend dans sa paix ces voyants d'avant la mort.
Alors, à peine entendais-je proclamer ces merveilles que, tout altéré, j'accourais pour les voir mourir, curieux d'entendre leurs dernières paroles.
Voici de quels saints je reçus ma règle et mon typikon5, pour conduire mes pas dans la vie. Car de tout ce que je dis, il n'est rien de moi ; mais ce sont eux qui véritablement furent mes guides.
Pour l'ermitage de ce géronda dont vous parlez, je l'ai connu aussi... Et il y en avait d'autres... celui que l'on appelait le «chaudronnier», et puis, le raffineur de sucre qui plus tard avait été pécheur, sans oublier le papa Neophytos, le sculpteur de croix, et tant d'autres encore ! Car toujours je regardais là où est la vie, là où mon âme pût trouver du profit à glaner, là où les trésors s'entassent, quand ailleurs sévit la famine, faute de pain de vie, parce que la parole de Dieu n'y est pas entendue.
Car aujourd'hui, pour n'entendre jamais plus, ou presque, cette parole si nécessaire : «Et nous, comment serons-nous sauvés ?», nos lampes s'éteignent, et nous marchons en aveugles dans la ténèbre épaisse. Et en vérité, l'on ne fait partout que dénigrer et médire. Chacun veut enseigner l'autre ; mais rarement l'on voit donner sa vie pour le prochain pour obéir au commandement et perpétuer ce mode d'exister que prône l'Evangile, et qui fut ensuite celui de nos Pères Saints. Non, dans les tentations règne une lâcheté sans bornes, comme dans les paroles une impudente forfanterie.
Ah, gérondissa bénie !... Mais laissons plutôt ces êtres qui nous entourent. Comme chacun vit, de la même façon il parle, et selon ce qu'il voit il s'exprime. Aussi bien chacun a-t-il raison de son côté. Que déviant de sa route l'on s'égare, -parce que l'on ne connaît pas d'autre chemin, l'on veut que tous empruntent celui-là même par où l'on a passé. Mais qu'un autre se risque à vouloir montrer quelque raccourci, on lui rétorquera : «Quelle illusion ! Un autre chemin ? Mais il n'en est pas !» Car en vérité l'on n’en connaît pas soi-même ‑en quoi aussi l'on a également raison. Ce que chacun voit et croit, voilà ce qu'il vous dit ; et il mesure tout à son aune.
Quant à nous qui avons choisi de mener en reclus la vie hésychaste -puisqu'aussi bien, c'est là ce que, depuis le commencement, nous nous efforçons d'apprendre- nous voyons tout le monde se dresser contre nous. Ou plutôt est-ce le Malin qui agit de la sorte, dans sa rage de voir ce qu'il ne peut souffrir -un être qui dans notre race se soucie de son salut. Que le Seigneur donc l'extermine, et qu'il prenne nos frères en pitié, eux qui parlent contre nous et si aisément nous condamnent.
Pour moi je laisse à Dieu, le soin de tout cela ; il me suffit d'apprendre à supporter les attaques, sans murmurer ni gémir.
Mais parlons maintenant de la prière, ainsi que tu me l'avais demandé.
Je crois, ma bonne gérondissa, que l'on t'a fait beaucoup de tort. Un être comme toi n'était pas fait pour tant de soucis ; non, c'est pour l'hésychia que tu étais née. A présent, tu veux m'écouter, il me paraît bon que nous comparions un peu la praxis et l'hésychia6. Parce que sans l'hésychia, la grâce ne peut demeurer. Et que, sans la grâce, l'homme n'est absolument rien.
Supplie donc l'ancien de te donner une cellule à l'écart, pour y mener l'hésychia. Et jusqu'à l'heure de midi, reçois-y ceux auxquels tu te dois et parle-leur à loisir. Puis, sustente-toi légèrement, et dors ensuite jusqu'au soir. Et ne permets pas, surtout, qu'avant le matin suivant, l'on t'importune, à aucun prix, quand bien même le monastère entier serait la proie des flammes. Après quoi, réveille-toi et, qu'il fasse jour encore ou que déjà le soleil se couche, lis un peu toute seule avant de réciter ton canon7 Puis, lorsque vient la nuit, prends un café et entame ta veille ; mets-toi à la prière.
Ton but désormais est de faire se mouvoir la grâce ; d'obtenir qu'elle opère. Oui, que la grâce opère, voilà qui est tout.
Pour moi, je commence mon office par les complies et par les Salutations à la Mère de Dieu. Puis, mon canon accompli, je commence la prière par des paroles à l'adresse du Christ et de notre Toute Sainte, telles qu'elles me viennent à l'esprit :
«O mon Jésus très doux, Toi la lumière de mon âme, mon seul amour, ma seule joie, ma paix...» Je dis ces choses et bien d'autres encore pareilles à celles-ci... Je les dis avec douleur... Puis je m'adresse à la Toute Sainte...
Que d'amour a pour nous notre douce Mannoula8 ... Ah ! puissent vos lèvres toujours murmurer son nom... Mannoula... !
Et lorsque ton esprit a trouvé un peu de paix, que ton âme aussi s'est lénifiée, alors, assieds-toi, et travaille à prier en esprit. Fais ainsi, selon la façon que tu m'as décrite, jusqu'à ce que t'envahisse le sommeil. Alors, lentement, très lentement, avec une grande douceur, entame des hymnes à notre Maître et Seigneur Jésus-Christ et chante à sa Toute Pure Mère. Tout doucement psalmodie les chants que tu connais : «Lumière Joyeuse... Quel Dieu est grand comme notre Dieu... Saint Dieu...» et tout ce que tu sais d'autre encore. Puis, chante à la Reine de l'Univers : «En Toi, pleine de grâce, se réjouit toute la Créature... Réjouis-Toi Reine... Il est digne en vérité de te célébrer... Jadis dans la Mer Rouge...» et d'autres psaumes aussi. Et si le sommeil persiste, continue de chanter : «Hâte-toi de m’ouvrir Tes bras paternels... J'ai voulu par les larmes effacer (ma faute)... Affligé par la tempête et courant se réfugier... Je suis la brebis...» et tout ce dont tu te souviendras.
Dis cela, assise sur ton lit. Dis-le avec componction, attendant de recevoir en retour la miséricorde de Dieu avec sa grande pitié. Et si la grâce n'a pas opéré d'abord avec les paroles, elle opérera ensuite avec la prière. Ou si elle tarde davantage, avec la psalmodie, elle opérera.
Quand à la lecture, que tu fais seule dans ta cellule, ne la néglige jamais, elle qui est si profitable : c'est elle qui t'enseigne à prendre les saints pour modèles. Et voyant, comme en un miroir, tes fautes, tes vices réfléchis, tu peux te corriger davantage. Oui, pareille à une lumière qui trouerait la ténèbre, telle est la lecture.
Et faisant ainsi, tu seras, à tes soeurs, mille fois plus utile, que si tu t'épuisais à courir tout le jour.
Et, au matin, lève-toi. Descends, si tu veux, à l'église. Et si tu y es seule, fais ton office et dis ton chapelet, puis repose-toi.
Si tu fais ainsi, tu n'abîmeras pas ta santé et, tout en faisant du bien à ton âme, tu seras aussi pour tes soeurs comme une lampe allumée. Comprends qu'en faisant autrement, tu te condamnerais à vieillir dans les cris, au point même d'en perdre tout-à-fait la prière. Car, n'oublie pas... C'est l'hésychia que tu as d'abord apprise...
Puis donc que tu as pu, toi ma vraie soeur en Christ, goûter à la vie hésychaste et que tu sais également ce qu'est une vie de communauté, tu connais désormais l'utilité de l'une comme aussi de l'autre. Sache donc pour ton bien les marier heureusement. Mais avant toute chose, vivre purement l'hésychia, afin de n'avoir pas à quitter ce monde d'ici-bas, que tu n'aies auparavant trouvé le vrai repos.



C'est pour Dieu que je cours ;
les hommes, eux, ne m'importent guère

Tu dis, mon enfant, que ton ancien voudrait venir en pèlerinage au Mont-Athos. Et c'est en vérité une bonne oeuvre, une oeuvre sainte qu'il accomplirait là. Puisse-t-il oublier seulement qu'il me connaît, oublier même que je suis encore de ce monde. Car je vis dans une absolue solitude, et ma règle aussi, comme celle des hésychastes, diffère de l'habituelle. Aussi serait-il bien malaisé que ton père me rencontrât. D'autant plus que la porte est fermée, pour ne s'ouvrir qu'à de certaines heures très rares.
Or s'il lui faut venir en aide, alors certes, en tout ce qu'il voudra, avec l'aide de mes frères, je m'y efforcerai, selon que j'en ai le devoir, et par amour de lui. Mais s'il ne s'agit au contraire que de transgresser ma règle, de lui ouvrir la porte, de lui parler, et d'aller ainsi perdre la prière et l'hésychia ensemble, à cela, non, je ne suis nullement tenu. Car je peux par nécessité fixer une heure à quelqu'un. Mais mon temps est compté, et il faudra pour nous entretenir la nuit, seulement une heure ou deux, que j'omette, que je sacrifie une partie de ma règle, et qui sait, peut-être, la plus essentielle...
Si je t'écris cela, mon enfant, c'est pour tâcher de m'expliquer un peu, avant que l'on ne se méprît trop sur moi. Car, pour tout ce que je fais, j'ai coutume de procéder ainsi -faisant en sorte que toutes mes paroles, tous mes actes soient entièrement purs, comme en un miroir. Or il en est venu beaucoup, et de partout, qui n'ont jamais cherché à savoir quelle était la règle que nous observions. Et parce que je ne les ai pas reçus, ils ont crié au scandale. Ici même, les moines du voisinage, tous en ont contre moi, de ce que je ne veux pas leur ouvrir. Or ce n'est pas pour scandaliser les Pères que je ferme ma porte. Mais c'est pour avoir tant d'années souffert ces visites, et pour avoir vu, en outre, que loin de retirer aucun profit à ces prétendues amitiés, je ne faisais bien au contraire que ruiner mon âme -c'est pour cela donc que j'ai fermé ma porte à tous, préférant au monde ma douce hésychia. Et désormais, je n'ouvre plus à quiconque. Je n'ai d'ailleurs pas une chambre de reste pour y loger seulement une personne étrangère. Et si par exception, il vient quelqu'un de loin, mieux vaut encore qu'il arrive au matin, à l'heure où les Pères s'emploient à leurs diaconies. Alors il peut s'il est nécessaire occuper la chambre réservée au prêtre. Car nous avons, pour les liturgies du samedi, du dimanche et des jours de fête, notre prêtre attitré qui vient célébrer ici, à notre intention, et nous donner la communion aux très Saints Mystères.
Et si je t'ai dit ces choses, c'est afin d'éviter qu'on ne crie au scandale. Car vois-tu, c'est pour Dieu que je cours ; les hommes, eux, ne m'importent guère. Et cela, quand bien même ils me bafoueraient, me railleraient, me calomnieraient ; quand même ils flétriraient mon nom ; quand même la création entière s'emploierait à médire contre moi.
Car j'ai vu -et de bien des façons, j'en ai fait l'épreuve- que sans la grâce de Dieu qui seule éclaire l'homme, celui-ci ne retire aucun profit des paroles qu'il dit, en prononçât-il même un flot chaque fois. Et celui qui, l'espace d'un seul instant, veut les écouter, l'instant d'après est toujours prisonnier des mêmes apparences qui éternellement l'abusent. Mais si tout au contraire, avec la parole agit aussi la grâce, alors, selon la bonne disposition de chacun, au même instant s'opère la métamorphose. Et de cette minute-là, c'est sa vie entière qui s'en trouve changée. Mais cela n'arrive qu'à ceux qui n'ont pas encore trop endurci leurs oreilles ni leur coeur, ni même leur conscience d'enfants de Dieu. A ceux, au contraire, qui, entendant prêcher le bien n'en demeurent pas moins, par désobéissance pure, enclins à leurs désirs mauvais, à ces êtres-là, quand tu déviderais à leurs oreilles toute la sagesse des Pères, quand bien tu ferais sous leurs yeux des miracles, quand bien tu détournerais sur eux le cours du Nil, ils ne recevraient pas pour cela fût-ce une goutte de profit. Car ils ne veulent rien que venir, pour parler avec toi et passer un peu le temps de leur molle incurie. C'est pourquoi je ferme ma porte, espérant pour ma part trouver quelque profit à la prière et à l'hésychia. Car notre Dieu, toujours et plus que tout écoute la prière, tandis qu'il n'a que faire de ces vaines palabres qui toutes sont également mondaines, de quelques spirituels dehors qu'on veuille bien les orner. Et qu'est-ce en effet que bavarder, sinon d'user son temps en paroles, au lieu, dans le même moment, de les mettre en pratique ?
Lors donc que des gens vous parlent de choses auxquelles eux-mêmes n'ont pas goûté, ne les écoutez pas.
A qui n'a pas été éprouvé, il est nécessaire de l'être ; alors, avec l'expérience, il apprendra aussi, et bientôt trouvera ce qui lui faisait défaut. Car l'expérience ne s'achète pas. C'est le bien propre de chacun, à la mesure de la peine qu'il aura prise, comme du sang qu'il aura versé, à cette fin de la posséder.
Ah, si vous m'en croyez, mes soeurs, la vie monastique coûte beaucoup de peine. Et pour moi, jamais je n'ai cessé, ni jamais je ne cesse, le jour comme la nuit, d'implorer, de crier miséricorde. Que de fois même, n'ai-je pas atteint au désespoir, à cette pensée que je n'avais encore jusque-là accompli aucune oeuvre, et que je n'avais pas même fût-ce «commencé au commencement». Car tandis que je prétends toujours recommencer au commencement, le lendemain, sans faillir, me trouve menteur chaque fois, et plus pécheur s'il se peut que la veille. Mais vous, mes soeurs, imitant les vierges sages, vous passez vos nuits dans les veilles, criant à Dieu pitoyablement, afin d'appeler sur vous Sa grande miséricorde. C'est que pour nous la fin, désormais, est venue. Peut-être même en est-ce fini de la paix ? Nous voici donc, nous aussi, déjà du côté des morts. C'est pourquoi il vous faut vous hâter et vous faire violence.
Mais voilà qui suffit. Nous en avons dit assez pour aujourd'hui. Je vous écrirais néanmoins une prochaine lettre... -si seulement vous en exprimez le désir et que ces paroles portent un peu de fruit. Je m'afflige à présent pour la mère de cette petite moniale qui, m'écrivez-vous, dénigre sa fille et se plaint d'elle amèrement. Combien de mères, hélas, ont causé par leurs gémissements la perte de leurs enfants, pour n'avoir pas de toute leur âme voulu les vouer au Christ. Et si ces derniers, par la grâce du Christ sont sauvés à la fin, les premières, à l'inverse, demeurent toujours loin d'eux.
Pour vous, mes filles aimées, vouez seulement une parfaite obéissance, sans tenir à ces mères aucun grief de leurs folies. Car le temps, par la grâce de Dieu, se chargera de les guérir. Celle-ci aussi, comme les autres, avec le temps se repentira. Et tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait aujourd'hui, le jour viendra où elle s'en affligera. Pour aujourd'hui, néanmoins, il vous faut de la patience. Il vous faut le pur amour, voilé d'un très épais silence. Il vous faut encore, quoi que diront les autres, compter et mesurer vos mots. Et si néanmoins il vous arrive de parler, priez aussi en esprit, afin que vos dires se revêtent de la force divine d'en haut.
Et pour toi, gérondissa bénie, dans le discernement corrige toute chose, et tempère tout, avec une infinie patience.


A une moniale qui bientôt reçoit le Saint Schème angélique

O douce agnelle de mon Jésus ! J'ai reçu ta lettre et, la lisant plus avant j'y ai vu ce que désirait mon âme. Alors, tout aussitôt, comme transporté, je me suis levé, et fléchissant les genoux, j'ai élevé mes mains vers le Seigneur mon Dieu. Et que te dirai-je ? Ma langue balbutiait toute seule, mes lèvres murmuraient incessamment, mon esprit théologuait sans répit, mes paupières versaient des larmes continuelles. Je te rends grâce, ô mon doux Jésus, disais-je en pleurant, toi qui, tel un doux zéphyr, vivifies mon âme, toi qui illumines mon esprit, toi que mon coeur supplie sans cesse ! O mon Jésus tant désiré, mon très doux amour, je te rends grâce de ce que sans repousser mes humbles suppliques, tu as entendu ma voix et pris en pitié ma douce petite enfant. Car voici que dans deux jours à peine, pour clore son temps d'épreuve, elle reçoit le Saint Schème angélique9. Voici qu'elle devient un être nouveau. Voici que son vieil homme meurt et que son nom est changé. Voici qu'elle revêt la robe des noces et que ses péchés lui sont remis. Voici qu'elle promet à la face des anges qui l'inscrivent dans les cieux. Car sur la terre désormais, elle n'a plus ni parents ni proches. Mais elle dépose maintenant tous les soucis de ce monde, portant son esprit vers ce qui est au ciel. C'est aux choses d'en haut qu'elle s'attache, à celles-là qu'en esprit elle se fiance. Elle n'a plus la volonté de désirer rien, ni vanité propre, ni indulgence aucune pour un corps trop exigeant. A tout elle renonce et, jusqu'au dernier souffle, aux lèvres de la gérondissa elle suspend son oreille.
Jamais plus maintenant elle ne demande ce que fait autrui. Mais une continuelle hésychia, voilà ce en quoi elle demeure. L'ouvrage à quoi elle travaille désormais n'est plus qu'en esprit. Aux yeux, elle a les larmes perpétuelles ; sa langue distille un miel subtil ; ses paroles sont mesurées ; son corps est chaste et pur, son esprit sans tache et sans image. Elle est dans la paix, indéfiniment, tout comme elle se tient dans la parfaite obéissance. En elle, la prière n'a plus de limite assignée, ni son amour pour Christ son Sauveur, cet amour qui sans cesse brûle en elle et sans jamais s'éteindre la consume toute. Si fort qu'à entendre résonner seulement le doux nom de son Christ, aussitôt son âme tressaille et palpite, tandis que ses lèvres distillent le miel, et que son homme nouveau à peine recréé, encore s'éveille tout entier. Car ce sont là les effets habituels de l'amour pour Dieu, que par une sage disposition de sa providence, à seulement entendre le nom tant aimé, le coeur aussitôt palpite, épanchant alors -corporellement ou spirituellement, l'on ne sait- la douceur de son amour.
Car la grâce, irradiant avec elle le lumineux éclat du divin Esprit, plonge l'être entier en des transports de joie ; et l'homme aussitôt exulte et tressaille, croyant avec son âme danser devant l'icône sainte, comme David l'inspiré devant l'arche ombreuse10.
Voici donc, fille bénie de mon Jésus, pourquoi ta lettre sitôt lue, achevant à peine mes prières pour toi, je te fais cette réponse, toute emplie de joie et de sainte allégresse.
Et dimanche -car c'est l'aube du vendredi qui blanchit maintenant- dimanche, à l'heure où tu feras tes promesses solennelles, et où tu recevras le Saint Schème angélique des moines, je serai là, moi aussi, en esprit, à tes côtés ; avec toi, je psalmodierai : «Tes bras paternels...», et pour toi, comme pour toute la synodie, durant toute l'agrypnie je prierai.
Aussi, dès que tu recevras cette lettre, je t'en prie, écris-moi ton nom, ce nom, tout céleste en vérité, que l'on t'aura donné, pour biffer le vieil homme et mettre en sa place le nouveau ; et soucie-toi désormais que ta vie soit angélique ; car aujourd'hui même tu as été placée parmi les choeurs des Anges, pour chanter et glorifier Dieu de tout ton être, avec ton corps comme avec ton esprit.


Béni soit notre Dieu qui, même dans leurs corps,
élève les mortels jusqu'à la joie sublime des êtres incorporels

Là où Dieu le veut, l'ordre de la nature est soudain vaincu ; et celui qui veut porter la Croix du Christ, celui-là vainc sa propre nature. Ah ! Grandes sont la puissance et la grâce qu'en vérité possède le Saint Schème angélique !
Réjouis-toi et exulte, mon enfant bien-aimé ! Et vous réjouissez-vous, qui formez avec lui sa sainte Synodie, au parfum de spirituelle odeur. Réjouissez-vous dans le Seigneur, vous les vierges sages qui avez été jugées dignes sur la terre de mener la vie angélique. Et béni soit notre Dieu qui fait des souffles ses Anges ; oui, béni soit notre Dieu qui, même dans leur corps, élève des mortels jusqu'à la vie sublime des êtres incorporels. Ah ! mes enfants, de toute mon âme, je prie, je supplie mon Christ, de faire souffler sur vous, embaumante et suave, sa divine grâce telle une brise légère, exhalant la myrrhe, pour embaumer et sanctifier avec vos chairs ascétiques, vos âmes bienheureuses. Car je vous en prie, veillez à vos âmes. Puisse-t-il ne s'en trouver aucune parmi vous pour ressembler jamais à la première Eve, mais que toutes bien plutôt soyez un jour pareilles à l'enfant divine, à Mariam, la Mère de Dieu. Elle qui par cette seule parole : «Voici, je suis la servante du Seigneur» devint Mère de Dieu et Reine des Anges. Elle dont le fruit fut le doux Jésus, qui par obéissance monta sur la croix, puis descendit chez Hadès, afin d'aller y guérir la plaie incurable de la désobéissance. Ah ! songez, je vous prie, à la terrible puissance de l'insondable mystère !
Qu'est donc le Schème des Moines, sinon une croix qui soit la rançon de l'autre, dont le Seigneur pour notre salut chargea jadis ses épaules ? Lors donc que nous avons revêtu le Saint Schème, c'est l'obéissance que nous avons revêtue. Et lorsque nous nous appliquons à mieux la revêtir, c'est à la semblance du Christ que nous marchons. Je vous dirai donc cette parole : le lourd fardeau de l'obéissance, sachez-le, porte en lui toutes les vertus, tout comme la croix figure, rassemblées en elle, les souffrances du Seigneur. Et comme le larron, par la seule croix entra dans le Paradis, de même, nous aussi, par la seule obéissance, comme par une croix, nous entrerons dans le Royaume. Mais loin, du Paradis, dehors, les désobéissants !
Allons, la route est bienheureuse. Hâtez-vous donc, faites-vous violence. Soyez vigilants et priez, pour ne pas entrer en tentation. Car celui qui n'a pas d'humilité et ne fait rien de ce qu'on lui dit, celui-là devient vite l'esclave des démons. Et la fin de ses jours aux yeux de la race des hommes n'est seulement qu'opprobre et qu'affliction amère.
Si je vous écris, mes enfants, ce peu de mots, c'est pour que vous craigniez d'une crainte divine de désobéir jamais à la gérondissa. Car ce n'est pas à elle que vous devez des comptes, mais à Dieu même qui, pour le salut de notre âme, réclame obéissance.
Pour ce qui est, ma fille, de ta couronne, dont tu me demandes si tu peux la donner à une autre, venue comme toi, se fiancer au Christ, voici ce que je te répondrai : Tout ce qui règle la vie des Schèmes, ce fut l'ange qui, au désert, vint pour l'enseigner au divin Pachôme. Et dans les temps anciens, aux tous premiers siècles de la chrétienté, celles qui, comme vous aujourd'hui, voulaient demeurer vierges, après que l'on eût trois années durant éprouvé la sincère fermeté de leur résolution, pour leurs noces mystiques avec le Seigneur de gloire, apprêtaient des couronnes, toutes de fleurs odorantes. Et lorsqu'elle mouraient, dans la tombe avec elles, l'on jetait aussi ces fleurs, en souvenir de leur couronnement. Mais laissons ces coutumes anciennes...
Pour nous aussi, aujourd'hui, le Schème est un mystère tout comme les couronnes des noces. Seulement au lieu de couronnes, tu portes le Schème. Et tu épouses le Christ, jusqu'au dernier souffle, lui vouant ta virginité ; tandis qu'aux noces mortelles, lors du couronnement, l'on se fait l'un à l'autre le voeu de s'être fidèles jusqu'au dernier souffle. Or les mariés donnent-ils à d'autres leurs couronnes pour les voir servir à des noces étrangères ? Mais lorsqu'ils meurent eux aussi, dans la tombe, on jette sur les époux leur couronne11.
Toi donc, comment donnerais-tu ta couronne à une autre pour en être couronnée ? Comment donnerais-tu ton Schème à une autre pour qu'elle se fasse moniale ? Non, ce n'est pas là une conduite juste. Vous cependant, vous aviez en le faisant, l'excuse de n'avoir pas su ce qu'il vous fallait faire. Mais gardez-vous désormais que cela se renouvelle.
Autre chose encore... Tu dis et tu m'écris que tu crains par tes questions de me casser la tête. Et je te dis, moi, que pour être entrée dans ce bienheureux et saint monastère, tu peux à ton tour devenir bienheureuse si jusqu'à la fin tu consens une patiente et parfaite obéissance. Brise donc là, sous le joug du Christ, l'opinion propre, ainsi que l'orgueil et que l'égoïsme, et sache-le, je serai toujours avec toi, comme à tes côtés. Car depuis que tu es ici, dans ton monastère, et que tu t'y es vouée à Dieu, oui, un à un je suis tes pas. A toutes tes afflictions, vois-tu, à tes joies je prends part, et à celles de tes soeurs aussi. Et crois-tu que lors même que je veille sur tant et tant d'autres êtres, ne cessant de faire pour eux des prières ou de leur adresser des lettres, de vous seulement, soeurs bien-aimées qui m'êtes si proches, je ne me soucierais pas ? Or le géronda justement m'a confié la charge de vos âmes, me donnant sa bénédiction expresse pour cette diaconie. Il suffira donc que vous me témoigniez foi et amour, et peut-être, de votre frère que voici, recevrez-vous quelque secours spirituel. Pour mon aspect, vous ne le verrez pas. Et je ne pourrai non plus vous nuire par ma voix. Mais j'emploierai toute mon âme à vous venir en aide. Et s'il s'avère que certaines choses sont pour vous trop difficiles, je leur en substituerai d'autres, cent fois plus aisées. Alors, là où vous atteindrez, là aussi je me tiendrai, de façon que nous soyons tous sur un pied d'égalité. Seulement, vous aussi, faites des prières pour moi. Car beaucoup me demandent des prières pour leur venir en aide. Or de tout ceux que je secours, je soutiens aussi l'épreuve, la partageant avec eux. Mais de cela encore, gloire à Dieu, Seigneur de toutes choses.
Quant à vous, mes soeurs bien-aimées, si vous entendez contre moi tenir de méchants propos, n'y ajoutez pas foi, mais venez avec un fraternel amour, m'en demander compte. Dites-moi : «Voici ce qu'on nous dit, voici ce que nous avons entendu de nos oreilles». Et moi, en toute loyauté, et plein de la crainte de Dieu, je vous dirai après Lui la vérité. Mais de mensonge, non, pas une fois je ne vous en dirai.
Je vous en supplie donc, soyez vigilantes, et gardez-vous de vous fier à l'opinion de ce père dont vous parlez. Car je sais trop qu'il n'est absolument pas selon Dieu. Mais ne dites rien de ce que je vous dis ni à sa mère ni à sa soeur, de peur qu'elles ne s'en affligent.
Car j'ai eu quelque jour -il y a de cela bien des années- la vision des deux voies tracées par les Pères ; l'une était celle de la vie cénobitique, l'autre celle de l'ascèse. Et j'ai vu aussi ce frère n'emprunter ni l'une ni l'autre, mais se dire plutôt : «Pour moi, c'est ici que j'irai !» Et il prenait au milieu des bois une rampe escarpée qui descendait vers la mer en pente rapide. Or il y avait là quelqu'un ‑l'un de ses proches, sans doute- «Vois-tu bien celui-là ? me dit-il. La voie qu'il a prise le mènera bientôt tout au fond».
Je me revois ensuite. C'était aussitôt après. J'étais à Saint-Basile, en surplomb de la skite. Je me tenais donc là, sur cette éminence, lorsque je vis se déclarer un feu qui allait avant peu consumer la skite entière. «Ah ! m'écriai-je alors, dans mon inquiétude. Qui donc a mis ce feu, qui va brûler toute la skite ? -C'est, me dit-on, untel qui l'a mis, pour avoir à toute force voulu imposer son avis».
C'est pourquoi je vous dis que le sentiment de cet homme n'est pas selon Dieu, mais qu'il ne faut y voir qu'un piège ingénieux de notre ennemi. Quant à moi qui ne vous demande rien de matériel ‑pour ce que je n'ai d'ailleurs même pas ces besoins matériels qui sont les vôtres- comment oseriez-vous prétendre que c'est par intérêt que je vous aime ? Mais c'est pour votre âme que je vous dis tout cela, et c'est elle que j'aime sincèrement. Car j'aime tous les êtres, et envers tous je suis bienveillant. A tel point que, quelle que soit la pensée de qui s'entretient avec moi, il lui apparaît que je partage son sentiment. Et si même je n'ignore pas que quelqu'un s'égare, jamais je ne désespère personne. En outre, l'expérience me l'a enseigné, j'aurais beau parler, il ne m'écouterait pas. Pourquoi dès lors me fâcher en vain, et me causer à moi aussi du chagrin ?
Mais je vous en prie, ne dites ces choses à personne, afin que nul ne les entende, et que ce prêtre lui-même n'en sache rien. Car, loin d'y trouver aucun profit, il ne ferait que pécher davantage. Parce que ceux qui l'entourent lui diront aussitôt les premiers mots qui leur viendront sur les lèvres. Et à qui désormais, d'eux ou de nous, incombera le péché, si nous leur donnons matière à nous juger et à médire contre nous ? Pour ma part, certes, tout ce que l'on peut dire à notre charge ne nous touche guère plus que si ce n'étaient que louanges ! Mais le dommage pour eux est grand, qui ne fait qu'alourdir encore leur conscience. Aussi nous faut-il rester sur nos gardes, de crainte de devoir rendre compte du péché d'autrui. Et si nous ne pouvons le ramener sur la voie droite, du moins pouvons-nous nous garder nous-mêmes, de crainte de nous égarer.
Mais assez pour aujourd'hui de questions spirituelles. Je vous supplierai seulement de prier avec amour, afin que nos frères fassent pénitence. Car il y aura bon espoir, dès lors, qu'ils soient quelque jour guéris de leurs passions. Et que l'âme saine, ils entrent au Paradis, tandis que crèveront les démons qui de mille façons les tourmentent.

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