mercredi 29 mai 2019

Entre ciel et terre, Théoclète Dionysatis

Théoclète Dionysiatis
moine du Monastère de Saint-Denys
de la Sainte Montagne
ENTRE CIEL ET TERRE
LE MONACHISME ORTHODOXE
Traduit par l'archimandrite Ambroise Fontrier
Editions L'Age d'Homme Collection La Lumière du Thabor
I
DANS LES DESERTS ET LES ANTRES DE LA TERRE

Je me trouvais, un jour, dans l'un des vingt imposants, antiques et vénérables monastères de la Sainte Montagne de l'Athos, qui survivent à travers les siècles, tels de majestueux fossiles d'une gloire passée, témoins silencieux d'une grande piété. Mes pas furent guidés par le désir de vénérer les reliques sacrées des saints de notre foi immaculée, que gardent avec beaucoup de dévotion les humbles négateurs des choses de ce monde, pour admirer aussi et rassembler dans mon âme les incomparables trésors d'art amassés au cours des siècles en ces "demeures aimables du Seigneur..." (Ps. 83, 1) comme en une châsse sertie de diamants. Je me sentais envahi par un sentiment de contrition, d'humilité profonde, devant le mystère du monachisme, à la lumineuse philosophie* duquel la Divine providence m'avait appelé depuis longtemps. Avec componction, je me retraçais la vie sainte de ces armées entières de chrétiens en quête de Dieu, qui, comme ermites, cénobites*, hésychastes*, vécurent crucifiés sur les rochers escarpés de l'Athos ou "errèrent dans les déserts, les montagnes, les cavernes, les antres de la terre" (Héb.11, 38), dans les solitudes sans fin de l'Egypte, de la Palestine, de la Syrie, de l'Asie Mineure, portant sur leurs épaules le joug très doux du Seigneur. Je me retraçais la vie de ceux qui, aiguillonnés par le buisson sacré de leur coeur "brûlant sans se consumer" (Ex. 3,2), le regard perpétuellement tendu vers l'idéal de dépassement, la foi ardente, usèrent jusqu'à leurs os sur les stalles des saints monastères, sur les dalles de leurs cellules, par les génuflexions sans nombre, au cours de leurs instantes supplications nocturnes, qui se dématérialisèrent par leurs prières prolongées, leurs jeûnes rigoureux, "afin de voir Dieu le bien suprême..." Etres de cire, pâles et nobles, qui sacrifièrent tout afin de gagner le Christ, considérèrent "tout comme ordure" (Phil. 3, 8) et qui, consumés par leur propre flamme, tranquilles, paisibles, expirèrent à genoux dans la pénombre de leurs nids miséreux et humides, " âmes pures dont le monde n'est pas digne..." (Héb.11, 38). Inconnus parmi des inconnus, étrangers et pèlerins, ils marchèrent vers l'autre rive, celle de la Lumière Eternelle, passèrent de la mort à la vie, sans faire de bruit, solitaires, humbles, inconnus, dignes de "vivre même s'ils étaient morts..." (2 Cor.6,9). C'était l'après-midi. Les vêpres étaient à peine terminées. Les moines, recueillis et silencieux regagnaient leurs cellules, le regard tourné vers la terre, enveloppés dans les plis de leurs capuches et de leurs soutanes noires : mystères ambulants, simples, apparitions uniformes, visages jaunâtres comme le soufre, figures animées des peintures sacrées byzantines, " n'ayant rien et possédant tout" ( 2 Cor. 6, 10) - accusateurs brûlants de la vanité humaine - idéal incarné, dirait quelqu'un... Quelle chose profonde, pensais-je, que notre monachisme! Quel éclat se cache sous son humble apparence! Quelle perle précieuse (Mt. 13, 46) orne son manteau pauvre mais sanctifié!...Quels messagers supracosmiques l'ont engendré et allaité dans les déserts arides et sur les sommets inacessibles et inhospitaliers des montagnes! Quelles hirondelles spirituelles accompagnent encore le chant divin de ses inexprimables soupirs!... (Rom.8, 26). Ô combien nous élève vers la puissance du divin votre seul spectacle, ô vénérables et bien-aimés philosophes* de la mort et de la vie... Vous avez renoncé au présent à cause du futur, au provisoire à cause de l'éternel, "vous errez ça et là, vêtus de peaux de brebis, dénués de tout, opprimés, maltraités", considérant "comme une richesse plus grande que tous les trésors du monde l'opprobre du Christ" ( Héb. 11, 26) et son ineffable pauvreté...Vous mourez d'une mort vivifiante et vos âmes, remplies par le sentiment d'une sainte vie, s'élargissent à la vision des mondes immatériels et attendent dans la paix, la foi, l'espérance, l'amour, la venue de Celui qu'elles ont connu "comme Amour crucifié" au cours de leurs perpétuelles prières sacrées... J'eusse voulu, ô combien, entrer dans l'âme de nos moines, " ces pauvres du Christ", pour entendre, dans leur silence, la paix profonde, m'approcher de leurs pensées, voir comme en un miroir la liturgie mystagogique de leur drame divin, sentir quelque chose de la douceur tyrannique des "amours divines " de leurs âmes... II L'ESPRIT SECRET DU MONACHISME A l'hôtellerie du monastère séjournaient un théologien, un juriste et moi-même. Le révérend higoumène donna ordre au jeune moine Chrysostome de nous accompagner en promenade. Nous sortîmes du monastère et longeâmes une haie de cyprès séculaires, jouissant du rare spectacle qu'offraient les magnifiques paysages, que la douceur de cet après-midi embellissait particulièrement; " les effluves printanières embellissent l'Athos..." Le moine Chrysostome était jeune, jeune le théologien, jeune aussi le juriste. Moi seul détonais quelque peu dans cette compagnie de jeunes, apportant un certain ton de mélancolie automnale au milieu de sourires printaniers. Mais au sein de ce trio, on sentait comme un dissentiment intérieur, une séparation entre les âmes. Le moine Chrysostome était un homme lumineux. Décent dans ses manières, respectable dans sa personne, profond dans la connaissance et très logique dans ses répliques. Le théologien, lui, bien qu'intelligent, était influencé par ses études théologiques et se montrait bienveillant et condescendant à l'égard de nous, les moines. Quant au jusriste, il donnait l'impression d'un homme intéressé par le monde des phénomènes et rappelait le jeune homme de l'Evangile qui disait : " Et que me manque-t-il?" (Mt. 19, 20). Il connaissait peu de choses du christianisme, et ce peu, fort mal. Ancien ami et condisciple du théologien, ils avaient décidé tous deux un voyage sur l'Athos, afin d'y visiter les riches bibliothèques, les vénérables couvents, étudier le monachisme, passer enfin quelques jours dans une cité monastique. Nous prîmes un chemin sinueux, sous une rangée d'arcades successives formées par des plantes grimpantes, enroulées aux branches des arbres qui le jalonnaient. Nous échangeâmes de brèves impressions jusqu'au moment où nous parvînmes à un jardin. Les discussions ici, sur la Sainte Montagne, sont très limitées. Jamais elles ne débordent le domaine du spirituel. Quand l'intérêt de l'hagiorite sort de son monde intérieur, c'est pour se livrer en général à des recherches théologiques, spirituelles, ecclésiales, bien que pour la plupart des moines, il n'y ait ni problèmes, ni doutes, car ils savent croire juste et se taire avec sagesse... Les étrangers semblaient absorbés par la beauté de la nature qui s'étalait sous leurs yeux, surprenante, pleine de grâce, surtout en cette saison printanière où fleurs, arbres, verdures, "lys des champs", conservent leur fraîcheur tout au long du jour, tandis que l'atmosphère demeure limpide, légère, parfumée... Je dois avouer que je regrettais d'avoir accompagné ces bons amis, car cette après-midi là imposait à notre esprit un charme invincible et nous invitait à nous concentrer, en nous donnant la rare occasion d'emmagasiner en nous des couleurs, des formes, des lignes, des sons, des parfums, des chants, pour les distiller ensuite dans nos âmes. On eût cru que tout priait. C'ét ait une hymne silencieuse de la beauté de la nature au "Verbe Créateur de l'Univers", à Dieu... En cet après-midi, toutes les beautés de la nature rivalisaient à l'envi, pour se montrer dans la plénitude de leur splendeur, pour étaler leur puissance, pour élever le spectateur jusqu'à la contemplation de l'Artiste qui " a dit et ils furent faits, qui a commandé et ils furent créés". (Ps. 32, 9). L'alternance inconcevable des coloris, la multitude des nuances, la distribution des ombres et des lumières, leurs contrastes et leur ordonnance artistique ainsi que le souffle délicat de l'azur, transportaient l'imagination du spectateur vers des mondes immatériels, angéliquement créés. De hautes forêts aux cimes ondulantes s'étendaient à perte de vue; des arbres verdoyants, élancés, couronnaient la haute stature du couvent byzantin, tandis que d'autres entouraient et ombrageaient l'ensemble de fleurs variées, en ce champ élyséen, et la mer "grande et vaste" dans sa majesté azurée s'étalait à nos pieds et allait s'évanouir là-bas où commençait le règne des tons violacés, au loin, ver sles cités humaines, vers l'empire du Malin, où le tumulte des coeurs agités par des espoirs tristes et affligeants ne cesse jamais et où l'apostasie de Dieu ourdit continuellement des drames psychologiques, engendre sans cesse des désirs tyranniques de jouissances éphémères jamais assouvies. Quelque chose comme l'encens des prières des saints semblait répandu dans l'atmosphère, comme si les ascètes de l'Athos n'avaient pas encore terminé leurs De Profundis spirituels et leurs hymnes silencieuses, comme si les frères " dans les cavernes" élevaient vers le Père leurs nostalgies sacrées, comme si les blanches colombes pleines d'amour de leurs pensées saintes et innocentes s'élançaient, les ailes déployées, dans le ciel bleu. Je ne connais pas les mystères qui se célèbrent dans le désert...Toujours est-il qu'un calme profond et indicible régnait à cette heure sur la nature prodigieuse de l'Athos. Le temps lui-même, auprès du vieux couvent byzantin, entrait dans les dimensions de l'éternité. Le silence sacré qui l'enveloppait lui conférait une signification solennelle et symbolique, ombrée de tristesse par les cyprès élancés qui encadraient ce tableau, par mes rêves et par mes sentiments empreints de mélancolie... Le moine Chrysostome rompit le silence : - Il me semble, Père, me dit-il, que la nature trouve en votre âme beaucoup de résonance. Depuis un bon moment, je désire vous faire part d'une idée, mais je respecte votre silence et votre méditation. - Très volontiers, répondis-je. Le silence est particulièrement fécond pour l'esprit, voire même sacré, car on dirige les antennes de l'âme vers l'enceinte du divin et l'on entend la musique silencieuse de l'infini que l'on n'échangerait pas pour l'art le plus habile de la rhétorique. Mais, puisqu'en tout temps nous jouissons du silence à la Sainte Montagne, la présence d'étrangers nous oblige à un accommodement. C'est don avec plaisir que nous vous écouterons, Père. - Il ne s'agit pas pour moi de dire quelque chose de grave, à moins que par coïncidence je ne continue à haute voix ce que vous avez commencé dans le silence, dit le moine Chrysostome. Je voulais surtout rompre le silence, pour que ces messieurs ne pussent penser que nous sommes sans voix; Le théologien protesta calmement : -Non, Père, nous emporterons les meilleures impressions de votre silence et de votre compagnie, bien qu'habitués au tumulte, aux discours, " toujours prêts à dire ou à entendre quelque chose de nouveau..." (Actes 17, 21). Cela nous fit rire. - En effet, ajouta le moine Chrysostome, le monachisme s'installe dans un contexte tranquille, dans le plus grand silence possible; Les Saints Pères et surtout les maîtres de l'ascèse, exaltent le silence parce qu'il conduit à la perfection ceux qui le pratiquent et je suis en mesure de prouver cela par ma propre expérience. - Souffrez que je ne sois pas d'accord avec votre point de vue, reprit le théologien. Le christianisme, en tant que religion sociale et altruiste par excellence, ne peut tolérer ceux qui gardent le silence sur le bien. De plus, c'est de l'échange d'opinions que surgit la vérité et ceci, à mon avis, peut-être appelé progrès. -Je ne renonce pas à mon idée - qui d'ailleurs appartient aux Pères - répliqua Chrysostome, bien qu'au préalable je sois en accord avec votre objection. J'accepte moi aussi, comme un mal négatif, le silence sur le bien et je reconnais qu'à travers les discussions, les hommes quelquefois progressent. Mais quand j'explique l'esprit du monachisme, je dis qu'il est une institution particulière qui, bien que prenant sa source ds le christianisme, est régi cependant par des règles propres, caractérisées par leur objet. Sans rien rejeter de la totalité de l'enseignement de l'Evangile, ces règles s'y adaptent d'une manière tout à fait remarquable, et le conduisent, logiquement, à la rupture de toute attache avec le monde. - Mais comment conciliez-vous l'impossibilité du silence sur le bien, répondit le théologien, avec la rupture de relations avec la société? Cela me semble contradictoire. D'autre part, comment peut-on appliquer l'enseignement du Nouveau Testament là où il n'y a pas de société, sans pécher contre le commandement d'amour, qui est la récapitulation de la loi? Le moine répondit : - Il me suffirait, pour prouver mes dires, d efaire appel aux témoignages des maîtres du monachisme dont l'autorité est indiscutable. Mais comme de sèches citations ne vous satisferaient pas, je vais tâcher, selon un procédé simple, de vous prouver avec clarté, le fondement de l'idéal monastique, en vous exposant brièvement ses principales lignes. J'espère que nous serons alors d'accord. Puisque le sujet du monachisme s'est introduit dans la discussion, non en tant qu'institution dont l'existence serait justifiée ou non dans l'Eglise, mais en sa forme solitaire que vous avez mise en doute, sa séparation d'avec le monde et les conditions particulières au sein desquelles il se développe, je vous poserai d'abord une question : Reconnaissez-vous que le monachisme est une institution divine et qu'en plusieurs endroits de l'Ecriture il est question de lui, Qu'il n'est pas un phénomène fortuit et qu'il existera tant que durera l'Eglise, émanant d'elle, comme mode supérieur de vie morale, - Certainement, répondit le théologien. Je reconnais que dans l'Eglise existe l'ordre des vierges et nul fidèle instruit ne peut penser autrement. Cet ordre continuera d'exister, parce qu'il est seul en mesure d'exprimer la permanence de l'amour ardent pour le Seigneur, la consécration totale d'une âme à son service. Je le répète, je me contente de faire quelques réserves sur sa forme actuelle. Je ne puis considérer comme ayant une origine chrétienne une institution égocentrique.* Sans doute a-t-il dévié au cours des siècles? Et de sain et social qu'il était, le monachisme est devenu stérile. Cela peut se constater sans peine. - Vous êtes-vous penché sur des études sur le monachisme de l'Eglise orthodoxe? demanda le moine Chrysostome. -Sur des études spéciales, non, dit le théologien, mais je connais assez de choses sur sa genèse et sur son développement jusqu'au huitième siècle, pour me faire une idée générale et tirer des conclusions. - L'opposition de ceux qui étudient la mission du monachisme, observa le moine, provient soit d'une connaissance insuffisante de son histoire, soit de la mauvaise interprétation de ses manifestations, soit encore de l'ignorance très profonde des mobiles spirituels de son origine. Vous avez dit que le monachisme avait dévié de son cours originel. Mais pour le bien démontrer, il faut remonter au temps de sa genèse, afin d'en préciser le point de départ et les éléments qui caractérisent cette institution nouvelle. Quelle idée avez-vous de Saint Antoine, le Père du monachisme oriental? - Antoine le Grand, répondit le théologien, avait vingt mille disciples, guérissait les malades qui venaient à lui et descendait à Alexandrie pour secourir l'Eglise combattue par les païens et attaquée par l'hérésie; Cela implique le prochain et confirme l'esprit social de ce grand Père de notre monachisme. - Je ne conteste pas l'historicité des actes de Saint Antoine que vous venez d'évoquer, dit Chrysostome, mais votre conclusion risque d'être arbitraire et d'embrouiller les opinions des maîtres du monachisme si n'intervient l'indispensable mise au point suivante : 1) Au commencement, saint Antoine vécut en ascète pendant vingt ans. 2) Il ne fit des disciples qu'après ce long temps et grâce à sa grande renommée. 3) A soixante ans seulement, il descendit pour la première fois à Alexandrie, poussé par le désir de mourir pour le Christ dans la persécution de Maximin. Il ne parvint, d'ailleurs, qu'à fortifier dans le martyre les autres chrétiens. 4) C'est sur la prière des évêques orthodoxes eux-mêmes qu'il revint à Alexandrie, à l'âge de quatre-vingts ans pour affermir les chrétiens ébranlés par l'hérésie. 5) Saint Antoine, en dehors de ces cas, ne sortit jamais dans le monde, mais demeura sur le mont du même nom jusqu'à sa mort. 6) Tout cela démontre que le désert était pour le grand ascète son milieu naturel. Voici, d'autre part, une circonstance bien caractéristique : un prince, voulant tirer quelque profit spirituel de lui, invita saint Antoine à lui rendre visite. Le saint demanda à son disciple Paul le Simple, ce qu'il devait faire. Paul lui répondit : " Si tu vas chez le gouverneur, tu seras seulement Antoine. Si tu restes sur ta montagne, tu seras abba* Antoine"; Le saint écouta son disciple. Où voyez-vous, après cela, du social, dans le sens de rapports avec le monde? Si l'exemple de saint Antoine le Grand, à cause de sa puissance exceptionnelle, ne peut servir de règle, ce qu'il disait à ses moines, quand il leur recommandait de revenir le plus vite possible d'Alexandrie où ils descendaient vendre leurs ouvrages manuels et acheter l'indispensable, leur donnant en exemple le poisson qui ne peut vivre en dehors de la mer, démontre combien il considérait comme mortel pour le moine le séjour dans le monde. - On peut aussi dire que les vingt mille moines qui vivaient ensemble formaient une société, fit remarquer le théologien, et votre argument qui veut que toute sociabilité soit rompue ne tient plus. Ainsi donc, quand des hommes en aussi grand nombre se rassemblent, ils forment une Eglise entière, au sein de laquelle certes, seront pratiquées les bonnes oeuvres, fait qui rappelle les communautés chrétiennes primitives. - Ici, il y a malentendu, dit le moine Chrysostome, sur le sens du mot "sociabilité". J'ai, dès le début, admis l'opinion que le moine qui s'éloigne de la société du monde, rompt automatiquement avec la vie sociale. Si de nouvelles conditions de vie le conduisent au sein d'une communauté monastique, les bases fondamentales du monachisme ne sont pas pour cela renversées. En un tel cercle communautaire sont sauvegardés l'absence de toute préoccupation et le silence qui lui est propre. Tout le système de vie, en somme, tend à la réalisation des buts monastiques. Quand vous entendez parler des vingt mille disciples de Saint Antoine, vous imaginez une foule, une troupe dirigée par le saint. En réalité, c'étaient des fraternités monastiques : hésychastes*, skiotes*, ermites, qui vivaient d'une manière qui force aujourd'hui l'admiration, pour son ordre exemplaire, pour son silence, et pour son recueillement intérieur. Il me suffira de vous citer l'étonnement de l'unique témoin historique du monachisme du début du V° siècle, l'évêque d'Hellenopolis, Pallade, qui parle tout particulièrement de la dense multitude des moines qui peuplaient Scété, de la Thébaïde et de la tranquillité profonde qui y régnait, de laquelle "s'exhalait une mélancolie mortelle". Ainsi vous pourrez comprendre l'esprit des Pères. - Acceptons, puisque vous le voulez, dit le théologien, que, pour des mobiles tout à fait différents, le monachisme brise les liens avec la société du monde. Mais par le fait d'entrer dans une communauté, le moine n'établit-il pas un lien social nouveau, créant ainsi un autre champ d'activité au bénéfice du prochain? En tout cas, la nécessité présupposée, la disposition à la charité réciproque, marque d'une institution digne d'être appelée chrétienne, demeure. Voilà ce que j'entends par monachisme, en revanche je considère la solitude silencieuse comme un état de mort. L'homme est par nature sociable, comme nous l'apprend l'Ecriture qui dit qu'il n'est pas bon pour l'homme d'être seul. (Gen.2, 18). L'homme qui n'apporte rien de bon à son prochain, ne peut rien offrir aussi à lui-même. Il est un élément négatif, nuisible, débile, n'ayant aucun rapport avec la religion d'amour et de compassion du Christ qui a dit : " Aimez-vous les uns les autres" ( Jn 13, 34). C'est ainsi que je conçois les choses. - Vous êtes trop pressé de conclure, dit le moine Chrysostome. Avant d'avoir examiné tous les aspects de la vie monastique, vous vous êtes laissé prendre par l'un d'eux seulement et vous en avez tiré des généralités. Vous avez raison de dire que la coexistence de deux ou de plusieurs frères vivant ensemble forme une petite société, offrant un champ d'action à l'esprit social du christianisme. Cependant, de toute votre argumentation, il ressort que vous ne pouvez concevoir une institution chrétienne sans oeuvres extérieures, autrement dit, pour vous, tout dépend des oeuvres. Si nous nous contentons de mesurer la valeur spirituelle des hommes d'après leurs manifestations et de juger d'après elles seules le christianisme, nous serons amenés, selon la logique, à décréter que seules les oeuvres justifient l'homme et à ôter à la religion la plus spirituelle sa noblesse, son essence, sa profondeur, pour tomber dans l'état d'un nouveau judaïsme. Si donc le bien, selon votre conception, ne peut s'opérer autrement qu'en fonction d'autrui, alors celui qui vit dans la solitude est, dès lors, condamné à se mouvoir dans sa méchanceté ou dans une obscure inactivité, sans pouvoir contempler, par conséquent, la face de Dieu. Mais pour prouver ce qu'il y a d'insoutenable dans votre raisonnement, je poserai la question suivante : par quelle oeuvre la Vierge Marie de Nazareth a-t-elle incité Dieu à s'incarner dans son sein et à la proclamer " plus vénérable que les Chérubins"? Quelle oeuvre a faite Jean le Baptiste, avant de commencer à baptiser le peuple, avant de prêcher la pénitence et de devenir " le plus grand parmi ceux nés de la femme"? (Mt. 11, 11). Quelles ont été les bonnes oeuvres des saints Pères, qui vécurent dans les déserts avant d'accéder aux chaires épiscopales et patriarcales? Quelles ont été les oeuvres des grands ascètes qui mortifièrent leurs corps par toutes sortes de privations, eux que Dieu a glorifiés et que l'Eglise honore? Mais approfondissons encore le sujet. Pourquoi Dieu a-t-Il donné aux hommes de faire des actions considérées comme sociales? Serait-ce pour satisfaire les nécessités du prochain? Certes non, mais bien pour notre propre salut. Nous sommes tous "prochain" et Dieu s'occupe de chacun de nous. Il n'a pas ordonné de faire le bien au profit de nos frères, mais pour notre profit. Ce serait une opinion bien curieuse que celle qui verrait dans les commandements du Christ une charte de bienfaisance en faveur des autres, pendant que nous-mêmes, en tant que personne opérant le bien, serions anéantis. Nous perdrions notre être à cause du prochain, cela serait inconcevable. Le christianisme dans sa profondeur est égocentrique. Il n'ordonne pas : sauve tes frères, mais sauve-toi toi-même. Remarquez bien ce point, car c'est ici justement que réside notre divergence. Si je crois qu'il m'a été ordonné d'être utile aux hommes, je n'aurais naturellement pas le temps de m'occuper de moi. Nombreux sont les cas d'hommes célèbres, bienfaiteurs de générations entières et que Dieu a pourtant rejetés. Nous les fidèles, nous sommes tous "économes de la grâce variée" (1 Pi.4, 10) et quand de sa distribution nous tirons quelque gloire, ne devenons-nous pas responsables devant Dieu? Dieu donc, exige quelque chose de plus que les oeuvres, de plus que le profit du prochain, et ce plus c'est la pureté du coeur. Dieu a donné la liberté à l'homme en vue de cette fin et que l'homme trouve la pureté du coeur au désert ou dans le tumulte du monde, cela n'a pas d'importance. Dieu n'a jamais châtié quelqu'un pour avoir préféré le monde au désert ou le contraire. Une preuve supplémentaire de la forme érémitique du monachisme orthodoxe, c'est la multitude de saints ermites et l'étonnement des moines quand apparurent les monastères, étonnement qu'un ancien poète a formulé avec beaucoup d'esprit : " S'ils sont moines, pourquoi sont-ils si nombreux? Etant si nombreux, comment sont-ils solitaires? Ô multitude de moines, isolement trompeur". Comment pouvez-vous penser à la légère que ceux qui vivent solitaires n'expriment pas l'esprit chrétien, quand nous avons l'histoire pour témoin? -Je crains beaucoup de vous faire de la peine pour rien, Père Chrysostome, dit le théologien, en ne pouvant expliquer autrement la parole du Seigneur : " Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux" (Mt. 18, 20) que comme une formulation de la sociabilité du christianisme, excluant tout isolement. - Je m'étonne de vous voir persister, remarqua le moine, dans l'idée que la vie solitaire qui tend à une vie spirituelle plus élevée, n'est pas admissible du point de vue chrétien, malgré les multiples arguments que je vous ai donnés. Vous raisonnez et vous dites que celui qui délaisse le prochain ne peut être chrétien, qu'il n'aime que lui-même et n'a seulement souci que de son propre salut. S'il en était ainsi, peut-être auriez-vous raison. Vous vous laissez manifestement prendre par une apparence et négligez les mobiles de l'anachorèse*, aboutissement logique des désirs religieux de l'âme qui a beaucoup péché, de l'âme qui a souffert, de l'âme qui a beaucoup aimé (Lc 7, 47), de l'âme partie à la recherche de la perfection. Donner à son frère, certes oui, mais quand on n'a rien? La logique chrétienne oblige d'abord à acquérir pour soi et ensuite à distribuer. Calculez et voyez ce que doit posséder un chrétien, puis jugez s'il n'est pas illusoire de croire que nous pouvons faire du bien au prochain; Vous sous-estimez beaucoup, mon cher, les exigences du christianisme. - Le christianisme, en effet, exige beaucoup de nous, répliqua le théologien, mais je n'imagine pas que ce soit au-delà de nos forces. Lorsque quelqu'un va jusqu'au bout de ses possibilités dans la pratique du bien, à l'intérieur de son cercle, je suppose qu'il accomplit parfaitement ce qu'on peut appeler, dans l'acception la meilleure, son devoir. - Je regrette beaucoup, dit le moine, de constater que, malgré le temps, nous ne soyons pas parvenus à nous rapprocher l'un de l'autre dans la manière de penser. Permettez-moi de vous dire que vous avez acquis une psychose de la "bienfaisance", en enfermant tout le christianisme dans les limites étouffantes des devoirs élémentaires de l'altruisme social. Vous oubliez que le christianisme est Amour et que l'Amour ne connaît pas les limitations qu'invente la tiédeur de la foi pour des raisons faciles à comprendre. L'amour pour autrui, quand il ne procède pas du coeur, est digne de mépris. Quand il vient du coeur, l'âme est alors en état d'ivresse. L'intérêt du prochain, les bonnes oeuvres ne lui suffisent plus. L'amour est double, tendu vers Dieu et vers les hommes. Le monde est trop restreint pour l'âme amoureuse qui veut déverser l'amour sur quelque chose qui soit au-delà de ce monde, sur Dieu. Dans sa recherche de l'Epoux-Christ, elle fuit au désert où Lui-même séjourne. - Connaissez-vous, demanda le théologien, un livre récent publié par un auteur grec, - Phytrakès Andréas, Les moines comme enseignants et travailleurs sociaux dans l'ancienne Eglise orientale, Athènes, 1950 -, qui expose la conception du monachisme jusqu'au X° siècle et qui trace comme le plan sur lequel se fondait l'idéal monastique? - Oui, je l'ai lu par curiosité, sans m'attendre à y voir commenté l'esprit du monachisme de l'Eglise orthodoxe. L'auteur est un scientifique et les limites de la pensée scientifique ne peuvent saisir un objet qui, pour le moins qu'on puisse dire, a trait à l'organe le plus noble de l'homme : le coeur. - Mais Père, reprit le théologien, l'auteur s'appuie sur des sources hagiologiques* et démontre d'une manière très scientifique les origines de l'idéal monastique chrétien et les déviations subies au cours des temps, dévoilant sa destinée réelle, mal comprise de nos jours. - Ne vous laissez pas influencer, bien-aimé, dit le moine, par des probabilités scientifiques. Ce livre a été écrit dans un esprit rationaliste. L'abondance bibliographique faite d'auteurs protestants et romains, qui veulent le moine au milieu du tumulte du monde, en est la preuve.Ici encore, l'Eglise orthodoxe a son originalité propre et elle ne consent pas à "mettre du vin nouveau dans de vieilles outres" (Mt. 9, 17). - Quelles sont ces "vieilles outres", Père Chrysostome? demanda la théologien. - Ce sont les demeures rationnelles auxquelles l'Eglise d'Occident a soumis les souffles inexprimables de l'Esprit. Le livre dont vous me parlez tend vers le même but : renverser le statut de liberte de l'esprit qui règne dans l'Eglise orthodoxe et asservir l'Amour infini à la pensée humaine. - Moi, je n'ai pas déduit de telles choses de ma lecture. Au contraire, j'ai eu l'impression qu'une solution satisfaisante était apportée au problème de notre monachisme... - Votre impression, fit remarquer le moine, ne supprime pas une vérité. Je vous dis ceci avec conviction, car ce livre m'a particulièrement absorbé. Celui qui étudie le monachisme doit le considérer dans son ensemble : conception et présentation et pas seulement dans son état germinal ou encore à l'époque mouvante et inorganisée de sa croissance; non, il doit surtout le voir dans sa cristallisation définitive. Quand nous jugeons une institution dont l'expérience chrétienne est très profonde, qui achève le dix-septième centenaire de son existence, mûrie par dix siècles d'hésychasme* athonite, qui n'a pas subi d'altération, fondée qu'elle est sur la pierre taillée par la sainteté et l'autorité des Pères, quand nous jugeons, disions-nous, cette institution, son développement vu historiquement ne nous intéresse guère, pas plus que les étapes par lesquelles elle est passée ne peuvent influencer nos conclusions quand nous faisons l'analyse critique de tout ce système contemplatif. Dans le livre en question, l'absence de sources de grande autorité est très sensible, leur citation rendrait ses "thèses" insoutenables. Et j'entends ici les Pères neptiques* et leurs homélies sur la purification qui soi-disant "pencheraient" en faveur de l'action sociale des moines. Nul ne peut, certes, mettre en doute le sérieux de l'auteur ni son utilité scientifique, ni son amour pour le monachisme. Insatisfait semble-t-il - comme nous d'ailleurs - de son état actuel, il s'est forgé l'idée que pour devenir une institution chrétienne vraiment vivante, il devrait se mettre au service de la société à la manière des ordres monastiques de l'Occident, bien qu'il ne préconise pas, écrit-il, l'imitation de types étrangers. Il est manifeste que l'auteur, sous l'empire immédiat de son idée préconçue, choisit des textes hagiologiques, les parcourt et découvre partout l'esprit social et les tendances à se tourner vers l'extérieur. Considérant sous le même prisme le passage, sur une grande échelle, de la vie érémitique à la forme cénobitique*, il soutient le point de vue que le cénobitisme* est né de la nécessité d'être utile au prochain, sans quoi le salut n'est pas possible : et c'est justement cela qui aurait "christianisé" le monachisme. Il se laisse également influencer par des cas isolés de moines qui, dans l'Eglise ancienne - c'est-à-dire au temps où la prévoyance d'Etat n'existait pas et où la sollicitude de l'Eglise pour les pauvres était à peine ébauchée - s'occupaient de bienfaisance sur une échelle plus ou moins grande et cela par tempérament personnel plus que par esprit monastique. On ne peut donc conclure que la mission du monachisme était tournée vers le monde. Tout le livre s'épuise à démontrer l'activité sociale des moines. Des extraits des oeuvres des Pères, séparés de leur contexte et mal interprétés, paraissentjustifier les vues d el'auteur. Mais la multitude entière des Pères ascètes, non seulement ne fait aucune allusion à la bienfaisance sociale, mais laisse ces choses comme revenant aux laïcs. De même, la forme communautaire du monachisme a été considérée par tous les Pères comme un moyen pour parvenir à la "purification", comme un secours à la faiblesse humaine et comme un état préventif des dangers de la vie hésychaste*, qui est la forme la plus parfaite du monachisme. Tout le système communautaire est un "gymnase d'enfant". L'écrivain que vous avez évoqué prend les textes qui se réfèrent à diverses oeuvres de bienfaisance en faveur du prochain pour les principes mêmes du monachisme, celles-ci étant, bien entendu, accomplies dans le monde. En réalité, il s'agit de recommandations des maîtres du monachisme, rigoureusement destinées à être appliquées au sein même du monastère, selon les circonstances. Jamais elles ne furent la conséquence de l'esprit anachorétique*. Les Pères ont donné des règles adéquates aux communautés monastiques, afin que, par elles, elles pussent s'édifier, sans penser un seul instant qu'en l'absence du prochain le salut devînt chose incertaine. Ils visaient plus à l'édification de l'âme du bienfaiteur qu'au profit du bénéficiaire. Dans cette perspective apparaît un certain égocentrisme* religieux, digne de respect, climat spirituel des ascètes qui luttent contre leurs passions. Ce qu'aujourd'hui nous regardons avec mépris, comme une chose anti-chrétienne, fut pourtant le fondement logique et inébranlable de tous ceux que l'Eglise honore comme saints. Le moine qui penserait devoir être utile au prochain chuterait inévitablement hors des principes mêmes de la pénitence, sur lesquels repose le monachisme. Il ne faut pas croire que le moine manque d'amour. Sa foi en Dieu transforme l'amour en prière, puisqu'en raison même de sa particularité il ne peut faire autrement. L'altération de ce fondement principiel qui est l'amour de la pénitence, qui va de l'appel jusqu'à la perfection la plus poussée - qu'on ne saurait atteindre hors de l'hésychia* - serait une contrefaçon et diminuerait la valeur d'une institution que les Pères ont appelée "art des arts et science des sciences". L'abîme qui sépare votre vision profane de l'idéal monastique et la nôtre est dû au fait que vous privez le monachisme de son fondement le plus sublime : l'amour divin. Vous ne voyez en lui que des rudiments de morale sociale. Nous, appuyés sur l'esprit des Pères et vivant cet idéal élevé loin du monde, nous croyons, avertis par l'expérience, à sa mission toute spirituelle et sans mélange. - Ainsi donc, vénérable Père, dit le théologien en l'interrompant, l'enseignement du Seigneur sur la perfection ne pourrait être réalisé que dans les déserts? Il serait le privilège du petit nombre puisqu'il exige la rupture du lien d'amour qui unit les frères dans le monde. - Participer à la perfection est certes le privilège du petit nombre, cela est indéniable, répondit le moine. Qu'elle soit atteinte hors du monde, selon les règles, cela est impliqué dans l'expérience et l'enseignement des Pères. N'en doutez pas. Pour s'élever jusqu'aux "sommets de la philosophie", il faut la fuite, la séparation d'avec le monde, car " sans l'hésychia, la purification n'est pas possible". Le moine ne sous-estime pas la vertu de la charité active envers le prochain, mais il préfère la perfection, accomplissant, par sa disposition à aimer, le commandement. Peu importe, pour le moine, que l'amour, dont le Seigneur a tracé le modèle, existe comme flamme non déclarée dans son coeur pour Dieu et les frères ou dirigé dans un esprit de bienfaisance pour le prochain. Telle était la solide conception des moines tant actifs que contemplatifs. Les premiers étaient obligés, soit par constitution psychologique, soit par incapacité à la contemplation, de suivre une voie plutôt active, tout en se le reprochant au fond d'eux-mêmes. Les seconds, rejetant les excentricités et les erreurs des Euchites*, "donnaient à la contemplation le plus qu'ils pouvaient", tout en travaillant "pour ne pas manger un pain gratuit" ( 2 Thess.3, 8, 12) et aussi, parce que l'esprit humain ne résiste pas à la tension de la contemplation "perpétuelle". Les hommes certes peuvent être sauvés en se consumant eux-mêmes et d'un coeur pur au service des frères. Mais cela n'est pas le monachisme. L'indigence des pauvres n'était pas chose importante pour les moines de l'Eglise ancienne quand ils pratiquaient le bien. Ils aimaient les pauvres, mais ils n'avaient que le souci de leur libération de la matière. Ils voyaient en esprit et, pour eux, le malheur n'était pas la pauvreté, mais la laideur de l'âme...Ils croyaient que leur salut ne dépendait pas du bien qu'on pouvait faire au prochain, mais de la purification intérieure de chacun. Des exemples isolés d'actes philanthropiques des grands parmi les Pères n'expriment pas l'esprit du monachisme, pas plus qu'ils ne peuvent servir de modèles. Le dicton des Pères : " Tu as vu ton frère, c'est Dieu que tu as vu", définit très bien l'esprit de compréhension et d'amour avec lequel nous devons regarder notre prochain et cela encore pour notre propre édification. Jusqu'à l'apparition des écrivains neptiques, le monachisme manquait d'une théorie systématique profonde, car il opérait librement; Les saints Marc l'Ascète, Macaire d'Egypte, Isaac le Syrien, Jean Climaque, le grand mystique Syméon le Nouveau Théologien, Diadoque de Photicée, Evagre, etc... ainsi que les maîtres de la prière intellective : Grégoire Palamas, Nicéphore, Grégoire le Sinaïte et d'autres encore, apportèrent des éléments nouveaux qui contribuèrent à exprimer l'esprit le plus noble, le plus élevé du monachisme et qui, mis en pratique, affermirent définitivement l'idéal monastique. Tous les Pères que je viens de citer proclament que le monachisme et le monde sont absolument incompatibles et exaltent la fuite du monde et l'hésychia qui conduisent l'homme à la perfection. Les mêmes affirment que le monachisme est un ordre ecclésiastique particulier, indépendant, autonome, non soumis aux fluctuations de la société. Pour se faire une idée de la mentalité des moines anciens de l'Orient, il suffit de citer la parole rapportée par l'abba Isaac qui veut que "la seule vue de la femme souille la pureté du moine" et cette autre : " La conversation avec les hommes du monde est nuisible à l'âme". Le travail des moines ne peut être évalué en fonction de leur offrande à la société, car ils sont une société spirituelle, sans laquelle l'Eglise ne peut s'élever ni apporter la preuve de sa puissance ésotérique. L'idéal monastique, c'est la substance profonde des buts de l'Eglise. Chaque fois que le monachisme a fourni des cadres à la Belle Epouse du Christ, celle-ci a resplendi de vertus et de gloire; Je termine mes réflexions sans avoir épuisé le sujet et pourtant je crois avoir présenté l'esprit du monachisme comme l'ont pensé les saints Pères "qui ont utilisé l'action pour s'élever à la contemplation". - Pardonnez mon incapacité à suivre l'enchaînement de vos pensées, Père Chrysostome, car je soutiens sans faiblir que la charité est sociale. Et vous, vous venez me parler d'un mode de contemplation absolument hors du monde... - Mais n'avez-vosu pas compris, mon cher, reprit le moine Chrysostome, que le moine est justement hors du monde? Qu'il est un nazir*, anathème* pour Dieu, un être météore, entre ciel et terre? Dieu arrache l'homme qui vit dans le monde et ses sollicitudes, le soustrait aux confusions, à la vaine gloire, au confort du monde, à tout ce qui peut exhaler quelque odeur de terre ou de poussière, pour l'introduire dans un monde bienheureux et paradisiaque, celui de la sublime philosophie du Christ. Il le revêt de l'habit angélique, l'aide à chausser les sandales de la "préparation de l'Evangile de paix" (Eph.6, 15) et lui dit : " Je t'ai libéré des soucis du monde, ces épines de l'âme, et je t'ai élevé au rang d'esprit serviteur. Dans le monde, enchaîné par ses liens et ses vices inévitables, tu m'aurais difficilement approché - si toutefois tu en avais été digne - et entendu ma voix. Tu m'aurais connu avec peine et rarement tu te serais souvenu de moi. J'ôte de toi les fardeaux qui sont le partage des hommes du monde. Je te libère de la servitude des nécessités humaines. Je t'appelle plus près de moi, pour t'élever ensuite à l'égalité avec les puissances angéliques; Je te confierai la mission la plus belle qui fût jamais donnée aux hommes : prier sans cesse ma bonté pour toi-même et tes frères, pour les aider dans toutes leurs nécessités spirituelles, dans la mesure où ton état le permettra. Tu devras être un aigle de l'esprit, planant au-dessus des faiblesses et des passions humaines. Tu seras la Cigogne pour le chant de ma louange. Ton amour pour moi sera séraphique, il brûlera comme un flambeau jour et nuit dans ton sein. Le temps pour toi ne s'écoulera pas. Tu sera collé à ma contemplation indicible, dans l'ivresse sacrée, jamais rassasié de ma très douce gloire. Reçois le nom d'Ange". III LA DISPUTE AJOURNEE. Après l'exposé du moine, le théologien paraissait pensif. Les paroles de cet inspiré m'avaient aussi vivement frappé. J'avoue que j'aurais difficilement manié avec tant de clarté un sujet aussi grave, comme venait de le faire le jeune et enthousiaste Chrysostome. Le juriste montrait plutôt de l'indifférence et ses lèvres exprimaient une certaine ironie pour notre discussion. Un bref silence suivit. " Le soleil connaît l'heure de son coucher" (Ps. 103, 20) et le grand disque de feu jetait ses derniers rayons rouges sur les cyprès et sur les créneaux de la tour médiévale du couvent. - Quelle est votre opinion, Père? me dit le théologien. Etes-vous d'accord avec les vues du bon Père Chrysostome? Pensez-vous qu'il ait raison de formuler avec tant d'assurance dogmatique des idées quelque peu audacieuses? - Vous me permettrez de ne pas m'immiscer dans la discussion mais d'en dresser seulement les procès-verbaux, répondis-je. Cependant, si vous considérez ma participation indispensable, je ne vois aucune objection à donner mon avis sur cette question subtile et magnifique. Le Père Chrysostome est un discuteur exercé et je crains d'être un obstacle dans le cheminement de votre recherche. - Un sujet comme celui-ci ressort directement de notre compétence, en tant que moines, et certainement vous devez avoir une opinion de poids, selon votre expérience et votre formation, dit Chrysostome en s'adressant à moi. Dites-nous ce que vous pensez sur ce qui a été dit et si le thème a été bien exposé. - Pour commencer, j'exprime ma joie pour le choix du sujet. le monachisme, comme vous le savez, à cause du relâchement religieux, est devenu un "signe de contardiction" (Lc 2, 34) entre les hommes. Ce qui est plus douloureux, c'est de voir le clergé cultivé n'accorder aucune valeur à l'idéal monastique. Il a surévalué la connaissance appelée extérieure et a méconnu la sagesse intérieure qui caractérise le christianisme. Une religion qui se localise dans le cerveau n'est pas une religion. A plus forte raison quand il s'agit de la religion du Christ, qui a suspendu - selon sa propre expression - toute la vie de l'homme au coeur, c'est-à-dire au sentiment divin de l'amour. C'est pourquoi je trouve fort intéressant comme choix de sujet : le monachisme. Il est indissolublement lié au christianisme total. Si j'entrevois des possibilités de rapprochement entre nous, je suis prêt à apporter ma modeste contribution à la recherche de la vérité. Néanmoins, avant de répondre à vos questions, il me semble opportun de récapituler tout ce qui a été dit. Le Père Chrysostome a formulé l'idée que le monachisme était une institution particulière qui, bien que prenant sa source dans l'Eglise, rompait cependant par nécessité et extérieurement avec elle toute ccopération. Je souligne le mot "extérieurement", car le lien interne non seulement demeure mais n'est que plus resserré par l'amour qui s'accroît. S'éloigner par nécessité de l'agitation, rompre les relations avec le monde, ne signifie pas indifférence pour les destinées de celui-ci. Selon la formule même du Père Chrysostome, le christianisme interprété philosophiquement est égocentrique. Les commandements s'adressent à nous et pour notre seul bien. Le but final de notre vie morale, c'est la pureté du coeur, sans laquelle aucune oeuvre bonne n'a de valeur. Que l'homme réalise dans la solitude la purification de son coeur ou au milieu du monde, cela n'a pas d'importance. Mais en cas d'échec, il ne pourra évoquer, pour l'atténuer, la vie au milieu du monde, ni l'imputer à celui qui aura réussi dans le désert. Le Père Chrysostome a aussi parlé de certains moyens à caractère ascétique, comme le silence, l'absence de soucis, etc...; nous les examinerons plus loin. Voilà en résumé les lignes principales des pensées du Père. Ces pensées, continuai-je, ne sont pas arbitraires. Elles se fondent sur l'esprit des Pères de l'Eglise d'Orient, depuis l'apparition du monachisme, vers le milieu du IV° siècle jusqu'au XIV°, point culminant avec les Pères neptiques de la Sainte Montagne. Le monachisme orthodoxe suit fidèlement la théologie de l'Eglise elle-même, dominée par la foi et l'amour, éléments porteurs de la Grâce infinie; A peine est-il nécessaire de dire que cette position théologique de l'Eglise orthodoxe est en absolu accord avec l'esprit du Christ, en sorte que l'accent singulier mis par notre monachisme sur les produits de la foi et de l'amour est en parfaite harmonie avec notre théologie. En conséquence, la ligne maîtresse de notre monachisme est un fait de la théologie de notre Eglise et il trouve dans son sein sa justification, selon l'esprit et la forme que vient d edévelopper le Père Chrysostome. Pour l'instant, je veillerai à ne pas me laisser aller à une analyse trop étendue de ses idées, afin de me tourner vers celles de notre ami théologien, qui considère la vie solitaire comme condamnable du point de vue chrétien, et le solitaire comme un malade et un impuissant. Il ne peut concevoir la vie chrétienne sans oeuvres extérieures et sociales. En d'autres termes, il rejette l'institution monastique qui rompt avec le monde et à peine admet-il, par condescendance, la vie en communauté réduite parce qu'elle permet, dans une certaine mesure, la pratique de bonnes oeuvres au profit du prochain. Ses idées sont très répandues parmi ceux qui connaissent peu l'esprit de l'Eglise orthodoxe et celui de notre monachisme et, de ce fait, rétrécissent l'esprit de l'amour chrétien. Ceux-là sont plus proches de l'Eglise latine, rassemblée en un système selon ce monde sous l'égide de Thomas d'Aquin. Il s'agit de concepts plus facilement recevables par le cerveau que par le coeur, pierres d'achoppement des états spirituels des hommes, posés là pour "la chute et le relèvement de beaucoup" (Lc 2, 34). Sans le savoir, le bien-aimé théologien sert la théologie latine, en insistant à l'excès sur la valeur des oeuvres et côtoie de près le domaine protestant. Je pense avoir résumé vos idées, amis très chers. Il reste maintenant à les analyser et à situer ensuite le problème à la place qui lui convient. Je me réjouis à l'avance d ece que l'un des interlocuteurs est théologien et l'autre, moine de bonne formation. Ainsi, nous aurons la garantie de ne pas tomber dans les écueils des acrobaties philosophiques qui ne peuvent, en fin de compte, apporter aucune certitude. Nous fonderons nos propositions sur l'autoriét des Ecritures et celle des Pères, et j'espère qu'à la fin nous tomberons d'accord. Je regrette que l'ami juriste ne prenne pas part à la discussion, car il eût positivement contribué à trouver la solution juste du problème. - Pour être franc, répondit le juriste, j'avouerai que des sujets comme celui que vous débattez ne m'ont jamais intéressé. Je me suis fait cependant l'idée que le monachisme, qu'il soit chrétien, bouddhique ou musulman, constitue un phénomène d edécadence spirituelle. Il est curieux de constater qu'il continue d'exister encore, en notre siècle si riche en oeuvres sociales et si éblouissant sous la lumière scientifique des théories modernes, et, fait plus curieux, il trouve toujours de chaleureux partisans parmi les hommes éclairés. Pardonnez ma franchise un peu brutale, mais je sais que notre entretien se déroule sur un terrain élevé et que je peux m'exprimer en toute liberté; d'ailleurs, c'est vous qui m'avez interrogé. Personnellement, je m'ennuie dans ce genre de conversation, bien que je vous écoute avec attention... - Monsieur, dit le moine Chrysostome, s'adressant au juriste, vos idées ne m'étonnent nullement. Elles ne sont pas rares dans la jeunesse contemporaine. On est surpris en vous entendant avouer que, sans avoir étudié le monachisme, vous en avez tiré des conclusions. Il n'y a pas d'importance dans le fait de parler avec mépris du bel éclat lumineux de l'âme humaine sanctifiée, mais qu'en tant qu'homme de science vous rejetiez une institution que vous ignorez, voilà ce qui franchement étonne... Le moine avait à peine proféré ses dernières paroles, qu'un autre, vieux et plein de bonté, vint nous inviter à rentrer au monastère, dont la porte allait être fermée. NOus nous levâmes et prîmes le même chemin pour le retour, sous les arcs de plantes grimpantes, à travers les cyprès séculaires. Et nous arrivâmes au couvent. Chrysostome commença à réciter lentement : " Que tes demeures sont aimables, Seigneur des armées. Mon âme soupire et languit après les parvis du Seigneur..." (Ps. 83). Puis il se tut. Quand nous fûmes devant la porte, une épigraphe de la Porte de l'Enfer de Dante, et en particulier le verset " Voi ch'entrate, lasciate ogni speranza" - vous qui entrez, laissez toute espérance". Le moine entendit et ajouta avec un étonnant à propos : " De terrae" - de la terre. Le juriste et le théologien sourirent. Juste à ce moment, le révérend higoumène vint nous accueillir avec beaucoup d'amabilité. Il donna ordre à Chrysostome de nous tenir compagnie pendant le repas. Le moine oublia la salle à manger de l'hôtellerie; Il salua les étrangers, sourit légèrement et, avec l'innocence de l'enfant, dit : " Messieurs, ne vous troublez pas, car nous allons continuer notre discussion. C'est un devoir que de chercher pour trouver la vérité. Le Seigneur l'a dit : " Connaissez la vérité et elle vous rendra libres." (Jn 8, 32). Si la vérité du monachisme de l'Eglise orthodoxe ne peut être trouvée dialectiquement, c'est parce que, selon son habitude, elle se révèle..." IV LA BEAUTE QUI APPELLE Après le repas, le Père Chrysostome nous conduisit à un balcon du monastère, d'où l'on pouvait, à la faveur de la pleine lune printanière, étendre son regard très loin, jusqu'à discerner l'ombre des îles de l'Egée. Un calme profond régnait sur tout le monastère, phantasmagoriquement éclairé, sur les crêtes bruyantes des arbres dela forêt, maintenant silencieuse, et sur la face scintillante de la mer endormie. - J'ai remarqué, dit le théologien rompant le silence, que, sur la Sainte Montagne, on ne prête pas une attention particulière à la beauté de la nature, bien que l'Athos, pour sa rare beauté, ait été l'objet des descriptions lyriques des littérateurs byzantins et des visiteurs étrangers. Je ne sais à quoi est due cette indifférence des moines, qui devraient avoir pourtant, de par leur vie pure, un goût esthétique très raffiné. - En effet, dit le moine Chrysostome, toujours prompt à répondre, les moines qui vivent dans l'austérité, selon les règles de l'ascèse, vivent une vie absolument spirituelle, plongée dans leurs "contemplations". Ils n'accordent pas une importance particulière aux charmes de la nature si abondamment répandus sur la Sainte Montagne. - La question se pose automatiquement, dit le théologien : pourquoi Dieu qui a créé la nature telle qu'elle apparaît, a-t-Il voulu qu'en plus de son utilité elle fût belle, puissque vous qui Le touchez de plus près ne ressentez pas à son spectacle une satisfaction profonde? - Je vais vous répondre, dit le moine. D'après mon expérience personnelle, je puis affirmer que la beauté sensible est infiniment inférieure à l'attrait qu'exerce sur notre âme la beauté spirituelle. Les moines plongés dans l'immense océan de leurs contemplations, dans la jouissance de leurs douces visions célestes, regardent avec indifférence les charmes, pourtant bien variés, de la nature; - Mais alors, pourquoi cette prodigalité de couleurs, toute cette lumière - puisque les moines, dites-vous, vivent dans les "antres d ela terre" -, pourquoi tant de fleurs, tant de beauté? - C'est très simple, répondit le moine. Dieu, étant la Beauté, n'a pu créer des êtres laids. - Il existe pourtant des créatures qui nous paraissent répugnantes, dit le théologien. - Ceertes, répondit le Père Chrysostome, bien que des créatures nous paraissent repoussantes, nous ne pouvons cependant soutenir qu'elles le soient en réalité, car il est une raison à tout. D'ailleurs, selon l'opinion d'un grand sage, le laid serait le complément du beau. Une image a besoin de l'ombre pour faire apparaître la lumière. D'autre part, si la nature n'était pas belle, comment pourrions-nous nous faire une idée de la gloire de Dieu, qui, pour être gloire, doit nécessairement aussi être belle? Voilà pourquoi les moines qui pénètrent dans la nuée des beautés divines délaissent les beautés d ela création comme des imitations très lointaines. - Gloire à Dieu! s'écria le juriste sur un ton de particulière satisfaction. Vous avez trouvé mon thème. Cette science du beau, en vérité, m'enthousiasme. Vous avez harassé mon esprit, pour parler franchement, avec vos discours intarissables sur vos moines. Si le moine doit fuir dans les déserts et les montagnes et vivre avec les rongeurs ou encore - selon l'expression d'un écrivain grec - vivre comme "un moinillon au coeur même de Paris, pudique, élégant, svelte comme le paon, rentrer de la bibliothèque au séminaire, Ave Maria". Et le juriste continua : - Les sujets, amis très chers, doivent être en harmonie avec le contexte. Ici règne la beauté de la nature. Quel dommage de nous égarer en d'interminables bavardages théoriques, alors que nous pouvons, à la vue directe de la beauté naturelle, échanger de bienfaisantes pensées. ce que je viens de dire semble avoir ouvert une discussion. Je vous promets donc d'oublier l'ennui que vous m'avez causé avec votre triste sujet, dit-il en terminant, non sans joie et souriant légèrement. - Mon ami et compagnon de route vient heureusement de nous révéler qu'il avait lui aussi de l'intérêt pour ce qui est au-delà des choses matérielles, pour les sphères idéales, dit le théologien, appuyant sur ces mots d'une manière piquante. Mais je me dois de lui avouer, sans lui déplaire, qu'après avoir satisfait son désir de parler de la beauté, nous reviendrons à notre monachisme, digne de respect. Etes-vous d'accord, mes Pères, car il est de notre devoir de connaître cette face du christianisme? - Bien sûr, dis-je, et je me réjouis de l'intérêt que vous lui portez. - Moi, je ne suis pas d'accord, dit le juriste. Je vais réfléchir pour savoir si je dois suivre une telle conversation; En tout cas, je vais vous écouter avec la plus grande attention parler de la beauté. Faites l'introduction, Père Chrysostome, car vous avez la préséance en tant que jeune, bon, fidèle et spirituel. - Je vous remercie, dit le moine au juriste. Mais il me semble préférable que ce soit vous qui commenciez, vous qui avez tant d'intérêt pour cette chose et paraissez immédiatement inspiré par la nature du Mont Athos; - Très volontiers, puisque vous insistez. Mais je vais céder la place à un écrivain byzantin, Nicéphore Grigoras, qui a admirablement décrit la Sainte Montagne, et cela, pour introduire d'une certaine manière le sujet. Et prenant un livre d epetit format, il s emit à lire lentement et avec emphase : " ... pour d'autres raisons aussi je crois, le Mont Athos doit être admiré. Il procure la sensation immédiate du plaisir...De toutes parts se répandent, comme d'un trésor, des fleurs, des parfums agréables à respirer, de magnifiques coloris. Mais ce par quoi il parle le plus, c'est par les purs rayons du soleil. Des arbres de toutes espèces le parent, des bocages, des prairies variées. Les oeuvres de la main d el'homme l'enrichissent. Les chants d'une multitude d'oiseaux divers retentissent partout. Des essaims d'abeilles butinent les fleurs, bourdonnent avec légèreté dans l'air. Un certain voile agréable s'y tisse et s'y mêle, et non seulement au printemps, mais en tout temps, en toute saison, attelant ensemble les quatre saisons du cycle de l'année. La joie y règne partout égale. Les sens humains sont enchantés, surtout quand du milieu du bocage et des plantes retentit le chant matinal du rossignol, comme pour louer, avec les moines, le Seigneur. Car le rossignol, lui aussi, possède dans sa poitrine une cithare, un certain psaltère inspiré et naturel, et fait entendre autour de lui, pour ceux qui l'écoutent, une musique improvisée, harmonieuse, mesurée. Ce pays est arrosé de nombreuses sources naturelles. Des torrents, formés par l'eau de la pluie, se jettent l'un dans l'autre pour former des courants qui se répandent, dérobant par surprise le chemin, pour se donner en abondance aux moines qui vivent là-bas et font monter vers Dieu, comme sur des ailes, leur tranquille prière. L'Athos offre un calme naturel à ceux qui veulent mener sur la terre la vie des Cieux. Il leur donne en toute saison et en abondance toutes sortes de nourritures, et la mer qui s'étale tout autour le ceint et le pare de grâce, car il n'est pas une île, puisqu'un isthme le rattache à la terre..." - C'est une hymne véritable à la Sainte Montagne, et, par elle, au monachisme, s'écria le moine Chrysostome. mais pourquoi donc, mon ami, avez-vous lu ces choses, puisque vous n'admettez pas ce qui concerne les moines? - Croire ou ne pas croire ce qu'on y dit des moines, cela n'a aucune importance, dit le juriste. En tout cas, à ma manière, je me sens plein d'admiration... Cela me plaît surtout en tant que description. Mais, comme je l'ai dit, j'ai voulu vous donner l'occasion de continuer la discussion sur la beauté, car même si je ne suis pas en accord avec votre métaphysqiue du beau, le sujet m'enchante quand même. - Si nous excluons la métaphysique, dit le moine, nous limiterons forcément le sujet d ela beauté au sensible. La beauté est une des propriétés de Dieu. Platon a dit que la beauté de la nature était une simple copie, un moulage de la beauté spirituelle, qui est dans le sein de Dieu. Et si le but de la philosophie est la mort, c'est que l'âme est d'un plus grand prix que toutes les jouisssances offertes par le monde présent...Cette conception touche de près le christianisme. Quelle est votre opinion là-dessus? - J'ai certaines réticences, dit le juriste, et comme je ne veux pas vous peiner, souffrez que je les garde pour moi. - Et pourtant, dit le moine, c'est vous seul qui avez insisté pour qu'eût lieu cette discussion, et vous ne devriez pas avoir de réticences. Et vous, cher théologien, quelle est votre opinion sur la beauté? - On n'a certes pas besoin de preuve pour dire que le sens du beau est inné dans l'âme humaine, comme sentiment esthétique, dit le théologien. Son existence est manifestée dans la vie quotidienne par l'attrait de tout ce qui est beau et par la répulsion de tout ce qui est laid; Il y a là un indice très important de l'origine divine de l'homme, qui atteste que l'homme vient d'une région où règne la beauté. Sur notre terre, la beauté est richement déversée sur la nature. Elle nous ravit, certes, mais, intérieurement, nous avons la certitude qu'elle n'est pas tout. Nous ressentons un certain plaisir à la vue du beau, nous sommes émus, charmés, admiratifs, transportés, mais pas satisfaits. Nous sentons l'existence d'une autre beauté. Nous avons soif de la vison d'une beauté spirituelle que nous ne voyons pas. Nous sentons qu'il y a entre le beau et notre âme une certaine parenté. L'accord parfait, qui selon un certain mode se fait en nous à la vision de la beauté, engendre la certitude, fait apparaître cette parenté; - Ah! s'écria le moine plein de joie, cette formulation est classique, mon ami. Vous avez présenté avec beaucoup de sobriété la nature d'une des plus grandes valeurs morales. Il est impossible que cette conception ne vienne pas de l'expérience. Votre âme est belle, cher théologien, votre âme est belle... - En effet, dis-je, nous avons une parenté avec la beauté, car elle est dans notre nature. A la vue d'un beau tableau de la nature, d'un coucher de soleil vu d'un rivage, ou de l'aurore avec sa surprenante frise de lumière blanche et bleue; à la suite d'une mystagogie* de notre âme, au cours d'un office durant lequel notre esprit a véillé devant Dieu; à l'audition d'une symphonie musicale; devant une stalactite; en entendant le rossignol; à la vue d'un temple aux lignes parfaites, de quelque chose de symétrique, d'un ornement stylisé, nous sentons notre âme vibrer, comme si elle disait : " Oh! je vous reconnais à votre pompe, prairies aux vertes tonalités, magnifiques ordonnances de fleurs, mers tranquilles, couchers de soleil embrasant le ciel azuré, cyprès en prière, arbres songeurs aux murmures perpétuels et harmonieux du silence! Très tôt dès ma tendre enfance, je vous ai écoutés, je vous ai sentis bien avant de comprendre. Et vous, austères rythmes doriques, vous temples byzantins clairs-obscurs avec vos fresques de saints dématérialisés, je vous ai portés dans des mondes inconnus. Vous aussi, divines colonnes des Parthénon, comme raillées avec amour par mon ciseau bien avant que vous ne fussiez conçues par un Phidias!..." Les sages disent que le monde est beau. Cela est bien vrai. C'est un décor infini, aux genres et aux figures variées, " un livre ouvert qui nous raconte la gloire de Dieu". L'art a été enfanté par le beau. Les différents styles forment ses aspects les plus expressifs. L'un conçoit celui-ci, l'autre celui-là. Le christianisme contemple "face à face" la beauté par la foi. Le monde pré-chrétien voyait comme en un miroir, en énigme ( cf. 1 Cor. 13, 12). L'expression la plus sublime de la culture antique fut celle du culte de la beauté, en ombres, en formes, en rythmes. Elle n'a rien pu concevoir d'autre et de plus profond. Esprit myope, elle n'a pu "discerner" clairement. Pour le chrétien, la beauté universelle disparaît. Elle est faite de terre. Elle est une ombre trompeuse. - Donc, au-delà de la beauté sensible se trouve la beauté spirituelle, dit le moine Chrysostome. "Les lys des champs et les oiseaux du ciel" ( Mt. 6, 28 et 26) dont le Seigneur a parlé ne sont que des degrés seulement pour nous permettre d'accéder à des significations supérieures du beau, accessibles aux âmes éclairées par la Grâce. Le chrétien voit la beauté pure, sans forme. " Dieu est esprit" (Jn 4, 24). La beauté sensible, dans le christianisme, a été identifiée à la beauté spirituelle, au bien que le chrétien désire et a été absorbée en lui. Et le bien suprême, c'est Dieu, dans la prodigieuse beauté duquel le fidèle parfait se délecte sans jamais se rassasier. Mais comment cette beauté peut-elle être contemplée? Pour nous, c'est par le retour à l'intérieur de soi, par la vision - pour employer abusivement un mot moderne - il faudrait plutôt dire " dans la contemplation". L'acquisition de l'état de contemplation constitue l'objectif final du monachisme. Augustin a dit : " C'est tard que je t'ai aimé. Tu étais à l'intérieur de moi et moi je te cherchais au-dehors, dans les créatures que tu as faites et ignorant, je trébuchais. Nul ne peut t'aimer, si ce n'est celui qui te contemple, nul ne te contemple si ce n'est celui qui t'aime". Dans toute notre hymnographie* ecclésiastique, continua le moine, fleurissent les mots beauté, beau, splendeur, éclat, mais leur sens est absolument spirituel. Souvent l'hymnographie emploie de belles images sensibles, empruntées aux choses de la terre, comme de très faibles moyens de comparaison, pour exprimer la beauté spirituelle et divine. Cette beauté est tellement liée à l'esprit que celui qui n'est pas purifié spirituellement ne peut même pas en soupçonner l'existence. "La beauté véritable et aimable, dit saint Basile, n'est visible qu'à l'esprit purifié. Elle est autour de la nature divine et bienheureuse". Et on peut prouver cela par le monde sensible; Quand par exemple une longue maladie ou les larmes d'une noble douleur nous ont purifiés, les fleurs, le ciel alors, parlent avec plus d'éloquence à notre âme, acquièrent une transparence extraordinaire, nous regardons avec sympathie les êtres et nous les trouvons bons, toutes les choses sont douces dans la lumière, elles sont remplies de paix, elles sont "très bonnes". Ne croyez-vous pas qu'il en est ainsi? Vous, Père, dit Chrysostome en se tournant vers moi, je suis sûr que vous me comprenez parfaitement car les moines savent ce que sont les larmes... - Vous avez fort bien situé la question, dis-je, et pour compléter vos pensées, je dirai que notre attrait naturel pour les beautés de la terre correspond à une profondeur métaphysique. On peut surtout le constater chez ceux qui ne sont pas montés dans les régions spirituelles, chez les "psychiques"* qui, pris à l'hameçon des beautés d'ici-bas, ne peuvent monter plus haut ( cf. 1 Cor. 2, 14). Tandis que les "spirituels", habitués aux ascensions divines, ne daignent plus se tourner vers les choses qui sont à l'extérieur et c'est directement, des "trous mêmes de la terre" qu'ils contemplent la beauté sublime : Dieu. Les premiers, adonnés au culte de la beauté dans la nature, ne sont pas capables de fournir à l'esprit la nourriture qui lui est propre et chutent par conséquent dans l'idolâtrie. Les seconds, débarrassés du poids des passions inférieures, tels des Séraphins flamboyants, entourent le trône de la Majesté Divine des désirs amoureux de la beauté inaccessible; à cette vue, Basile le Grand s'exclame : " Quoi de plus merveilleux que le divin? Quel désir de l'âme est plus vif et plus intolérable que celui de Dieu, suscité dans l'âme purifiée de tout vice et qui dans cet état s'écrie : je suis d'amour blessée? " (Cant. 2, 5; 5, 8...) - Comme vous parlez bien, comme vous parlez bien dit le juriste...Et combien peu, pourtant, je comprends...J'appartiens à la catégorie des "psychiques", mes Pères, car je ne crois qu'en la raison... V LE PERE THEOLEPTE, TRADITION VIVANTE Le juriste n'avait pas encore terminé sa phrase qu'un visiteur inattendu pénétra dans la véranda, faiblement éclairée. Un vieux moine, tout blanchi, d'une austérité douce, au regard profond, comme si déjà il contemplait la vie future. Par sa grande taille et sa longue barbe, il faisait penser à un prophète de l'Ancien Testament : Noé, Abraham ou Jacob... Le moine Chrysostome se leva et nous présenta le vénérable vieillard : - Le très bon Père Théolepte, dit-il; et il le pria de s'asseoir. Nous lui baisâmes la main la main droite, alors qu'il se tournait avec bonté vers le moine Chrysostome. - Nul n'est bon, mon frère, si ce n'est Dieu. Tour à tour, nous lui fûmes présentés, et lui nous souhaita la bienvenue. - Continuez votre discussion, dit le Géronda*, tout en promenant un regard interrogateur sur nous tous. La présence du frère Chrysostome me garantit que vous parlez de choses spirituelles. - Oui, Père, dit le moine, nous parlions des charmes de l'Athos et de la beauté en général. - C'est-à-dire de la beauté naturelle de la Sainte Montagne? demanda le vieillard. - Au début, notre ami le juriste nous a lu une remarquable description de la Sainte Montagne, du byzantin Grégoras, mais le thème s'est aussitôt porté sur le plan spirituel. - Certes, dit le Géronda d'une voix profonde, l'Athos offre un ensebmble d'une beauté inexprimable qui, associée à la vie angélique des moines, constitue comme le dit Palamas " un lieu remarquable et vénérable, le foyer des vertus, le séjour de ce qui est beau, la réplique du ciel, le tabernacle non fait de main d'homme, le lieu libre de toute souillure et au-dessus de toute passion coupable..." (Vie de saint Pierre l'Athonite, 4) Toutes les choses sur cette presqu'île sacrée acquièrent une profondeur métaphysique et le visage de l'Athos, sa forme sensible ne sont pas une certaine signification mystique. Je ne sais pas si ma longue présence sur la Sainte Montagne et mon amour pour le monachisme ne me portent pas à voir ainsi les choses. Toujours est-il que dans le ciel azuré de l'Athos, il me semble voir les choeurs angéliques louant le Seigneur. Au printemps, je crois entendre les divines mélodies venant des régions de Celui qui est au-delà de toute essence. Les orages viennent me troubler et m'ôter ma paix par la grandeur de leur fureur. Les cyclones accompagnent mes De Profundis. Je converse avec les fleurs, tant elles ont de grâce! La végétation gonflée de sève, à l'aube, rivalise, comme par jalousie, avec la mousse fraîche, qui modestement recouvre la terre virginale. Les côtes découpées qui de toutes parts étreignent la Sainte Montagne, avec leurs pointes avancées, associées à la luisante blancheur de la "mer écumante", me font penser à une couronne d'épines, expression très éloquente de la vie de martyre des moines...Symbole aussi de l'attente de la juste rétribution de Celui qui couronne les combats spirituels, le Seigneur Jésus. -Si la poésie est la transfiguration la plus sensible des choses matérielles, dit le théologien, alors vous êtes un merveilleux poète, Géronda très vénéré. L'Ancien Théolepte sourit avec sérieux. -Je ne suis pas poète, mon ami. En tant que moine, il ne m'est pas possible d'être poète au sens consacré de ce mot. Le moine est, selon l'âge spirituel, un adulte. Les lumières et les ombres, les styles, les formes, les couleurs, tout cela c'est pour la jouissance des enfants. " La figure de ce monde passe " (1 Cor. 7, 31). Le moine poursuit ce qui est éternel. - Mais pourquoi donc avez-vous parlé avec tant de poésie si vous n'êtes pas poète? demanda le théologien. - Le moine n'a pas à être poète et il ne s'occupe pas des raisons qui font que l'on aime la beauté. Vous confondez manifestement spiritualité et esthétique...J'ai tout simplement utilisé certaines figures pour exprimer des pensées qui ne sont pas de ce monde. Je ne m'installe pas dans des formes, je ne m'attache pas avec émerveillement aux beautés de la terre, j'établis une anagogie - moyen d'élévation vers Dieu -. L'objet des veilles du moine, de ses peines diurnes, c'est la purification du coeur des innombrables formes d'égarement. Aussi ne nous reste-t-il pas de temps pour faire du romantisme, conclut le vieillard. Et il se tut. - Ainsi la beauté de la nature n'influence pas le moine? demanda le théologien. - Elle ne doit pas l'influencer. S'il devait l'être, même d'une manière bienfaisante, il devrait rejeter cette influence, sinon ce serait la preuve que son coeur est partagé, qu'une partie serait tournée vers la terre, alors que celui-ci doit être simple et ne porter son désir que vers Dieu. Le combat du moine est une ascèse très austère. Le moine aime la beauté, il est poète, mais d'un autre monde. Comment ne serait-il pas ami de la beauté qui existe en Dieu? Mais le beau est lié au concept du bien et du vrai, de sorte qu'il ne nous est pas possible de concevoir de beauté qui ne fût spirituelle et vraie. Partant de là, nous serons inévitablement conduits jusqu'à la sphère du Beau Suprême, où résident également la Vérité et la Vie qui sont en Dieu. - Jusqu'à ce que nous soyons parvenus à cet état, d'om nous pourrons atteindre la sphère du Beau Suprême, il nous faut rejeter les formes de la beauté terrestre? fit observer le trhéologien. - Tant que le coeur n'est pas purifié, il est manifeste que nous ne pouvons même pas voir les formes du beau purement, c'est-à-dire sans faillir, car "tout est pur pour celui qui est pur" et rien n'est ordinaire, si ce n'est pour celui qui pense que telle chose est ordinaire" selon Paul le sublime (Rom. 14, 14). Ainsi, au lieu d'accueillir un charme illusoire, au risque d'amollir notre âme, il faut nous obliger à nous tourner vers la purification intérieure. L'âme qui n'est pas "contemplative", c'est-à-dire qui n'a pas acquis la pureté qui porte à la vision de Dieu, voit le monde extérieur par le diaphragme de ses passions. Comment donc une telle vison du beau peut-elle être bénéfique? demanda le Géronda. - J'avoue avec joie, vénérable Père Théolepte, que vous analysez les choses d'une manière très convaincante. On voit très bien que vous possédez à égalité le savoir extérieur et la sagesse intérieure, dont la valeur est unique dans ces questions-là, dit le théologien. Je suis en mesure de fonder l'espoir que vous allez nous donner à présent la solution du problème du monachisme, sur lequel déjà nous avons longuement parlé. - La venue du Géronda Théolepte est vraiment une bénédiction, dit Chrysostome, car il est très expérimenté. Par la Grâce de Dieu, il entre dans sa cinquante-septième année d'ascèse dans la philosophie monastique et il possède en plus une connaissance qui n'est pas commune. - Est-ce vrai, Père Théolepte? demanda le théologien. - Pour ce qui est du nombre des années au monastère, certes oui, répondit le vieillard. Quant aux compliments du bon frère Chrysostome, ils sont dus à s agrande bonté. Nous, les hommes, de nous-mêmes, nous ne possédons absolument rien. Nous sommes de faibles créatures. Et si nous devenons dignes de l'illumination de la Lumière primordiale et unique "qui éclaire tout homme venant en ce monde" (Jn 1, 9), c'est alors par réflexion que nous jetons nos rayons sur nos frères. Si la "lumière qui est en nous est ténèbre, que sera alors la ténèbre?" (Mt. 6, 23). C'est d'ailleurs que nous recevons la Lumière. Qu'avons-nous donc en propre?... Un frisson me parcourut à l'audition des paroles de ce sage vieillard. Cinquante-sept ans volontairement passés entre les murs d'un couvent! Une vie entière! Quelle flamme inextinguible d'amour et d'attente devait brûler dans la poitrine de ce martyr, de ce respectable vieillard, au point de lui conserver une telle clarté d'esprit? Quelles amours divines et insatiables ont pu fortifier ce vase de terre pour qu'il puisse endurer cinquante-sept années de labeurs, tout en gardant sa fraîcheur et étaler à nos yeux une vigueur d'athlète, une jeunesse renouvelée comme celle de l'aigle! Je suppose qu'on ne pourrait trouver de preuve plus convaincante de la puissance du christianisme. - S'il m'est permis de le demander, quel est votre âge? demanda le théologien. - Quatre-vingt-cinq ans, répondit le vieillard. Seriez-vous donc venu au monastère à vingt-huit ans? reprit le théologien. - Oui, par la grâce de Dieu. - Vous me permettrez, révérend Géronda, dit le théologien, de vous demander aussi pourquoi vous êtes devenu moine et comment vous en avez pris la décision?... - Vous demandez beaucoup, dit-il en souriant. Etes-vous sûr de comprendre si je vous dis comment j'ai pris la décision de devenir moine? - Je l'espère, dit le théologien. -Je vous dis cela parce que nos psychologies sont différentes. Pour n'avoir pas éprouvé le sentiment qui pousse au monachisme, vous aurez beaucoup de mal à me comprendre. La psychologie du moine est inaccessible à celui qui vit dans le monde, parce que le moine est transporté dans une autre sphère, porté par un élan héroïque. Peut-être objecterez-vous que nous tous chrétiens "n'avons pas d ecité ici-bas" ( Héb. 13, 14), que le sentiment de notre séjour provisoire sur la terre est un fait qui pousse à désirer la vie future. Mais cela n'est pas vrai. Dans le monde, malgré tous nos efforts, on ne peut rester sur les cimes qui le dominent; il n'est pas possible de s'y maintenir à cause des obligations qui nous mêlent aux choses de la terre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est penser que nous n'appartenons pas à ce monde, mais le coeur, lui, ne peut échapper à la réalité du présent. La vie du monde s'écoule loin du monde, dans un contexte théocratique.* Elle pénètre l'âme jusque dans ses profondeurs, formant ainsi une psychologie adéquate. C'est ici qu'apparaît l'abîme sans pont qui sépare deux mondes différents... - Je vous comprends très bien, dit le théologien, et je vous supplie de ne pas renoncer à stisfaire mon attente. Il est très important pour moi, qui suis théologien, d'être bien informé sur le monachisme de l'Eglise orthodoxe. D'autant plus qu'à la suite de la conversation que j'ai eue cette après-midi avec ceux qui sont ici présents, mon intérêt pour cette institution, que je considère comme mal comprise de nos jours, n'a fait qu'augmenter... - Et moi, je vous serais infiniment reconnaissant, ajoutai-je, si vous nous disiez quelque chose sur notre idéal monastique, car entre nous et ces messieurs s'est déroulée une discussion au cours de laquelle j'ai accepté d'analyser les principes fondamentaux du monachisme orthodoxe et j'avoue que la chose n'est pas du tout aisée. - Si ma demande de nous conter comment vous êtes devenu moine vous paraît indiscrète, reprit le théologien, condescendez au moins à nous dire comment, d'après votre longue expérience, vous justifiez le monachisme, si discuté de nos jours, même par des chrétiens aux intentions très pures. - Ce que disent ces chrétiens bien-pensants, dit le Géronda Théolepte, tout en inclinant profondément sa tête toute blanche, ne m'étonne point. Chaque homme voit selon ses yeux. Quand il s'agit de juger le monachisme, qui est l'expression du savrifice le plus sublime, il faut être doué d'un esprit d'observation bien exercé. L'homme dont l'esprit est lourd ne peut rien saisir de ce qui dépasse la matière, et cela ne veut pas dire que rien d'autre n'existe. Il en va de même dans le christianisme et dans l'Eglise, où il y a une certaine échelle inévitable de matérialisme. C'est-à-dire que le christianisme est connaissable pour chaque chrétien dans la mesure de ses capacités, j'entends le degré de finesse de son intelligence, de sa culture, de sa conscience, de la pureté de son coeur, de ses qualités naturelles, et de sa vocation. Il ne faut pas perdre de vue qu'aucune pensée humaine n'exprime avec certitude la vérité. Les opinions sont toujours influencées par les facteurs que nous venons d'énumérer. Il nous faut donc, par nécessité, trouver des critères sûrs, des opinions échappant à toute contestation. Et ces critères sont les Pères Saints. Nous possédons et leurs vies et leurs témoignages. A quoi bon parler en vain? Je me répète : la divergence de vues, même entre hommes pieux, est facile à expliquer, jamais elle ne cessera d'être, et cela, tant que le monachisme se proposera comme une profonde vie spirituelle et tant que les hommes formeront une mosaïque d'états spirituels. Puis n'oublions pas la parole de l'Apôtre : " Les psychiques ne reçoivent pas ce qui est spirituel" ( 1 Cor. 2, 14). - Vous présentez fort bien les choses, dit le théologien. Je vais encore vous prier de répondre à une question bien précise, Père Théolepte. Est-il vrai que les grands Pères du monachisme et les moines en général depuis le IV° siècle jusqu'au IX°, vivaient loin de la société des hommes, sans aucun souci de leurs nécessités, et ne pensant qu'à eux-mêmes? Ou s'occupaient-ils des chrétiens qui étaient dans le monde, leur apportant d'une manière ou d'une autre leur concours? - Vous m'avez dit, répondit le vieillard, que vous étiez théologien et vous m'étonnez en demandant quelque chose que n'importe qui peut trouver dans l'Histoire du monachisme de l'Eglise orthodoxe. Du IV° au X° siècle, les déserts de l'Egypte, de la Palestine, de la Syrie, comptèrent des milliers de moines. Imaginez le nombre vertigineux de tous ceux qui à travers les siècles s'y sont succédés. Ceux-là ont vécu loin du monde, comme hésychastes, ermites, skiotes, cénobites. Que pouvait offrir à la société un moine vivant dans une parfaite pauvreté et luttant contre ses propres passions? - J'ai lu, vénérable Géronda, dit le théologien, que beaucoup de Pères, durant la longue période dont vous venez de parler, se rendaient dans les villes et offraient leur concours aux chrétiens dans leurs activités sociales et bienfaisantes, soit en affermissant la foi, et en enseignant la piété, soit en aidant de diverses manières les nécessiteux. - Cela est vrai, répondit le vieillard. Mais si, pour répondre aux exigences de leur époque, certains Pères, en nombre fort restreint d'ailleurs, ont fondé des hospices de vieillards et des hôpitaux, il ne faut pas pour autant en conclure qu'ils ont inauguré une voie nouvelle pour les moines. Oui, ils furent un petit nombre et âgés, mais très puissants en esprit et très anciens dans l'ascèse. C'est pourquoi ils pouvaient sans risques séjourner dans le tumulte du monde et au milieu des occasions de pécher. Monde et monachisme sont inconciliables. Il ne faut pas perdre de vue que le monachisme signifie combat pour la perfection de l'âme. Que l'on quitte le monde pour faire pénitence par amour de Dieu ou pour le servir sans tracas, dans un cas comme dans l'autre, il est impossible à l'âme de trouver satisfaction en dehors du silence. Et pour revenir à votre première question, à savoir comment j'ai décidé de devenir moine, je vous dirai que le désir de la solitude me dévorait depuis l'âge de quinze ans. Malgré les admonitions de ma mère et les exhortations de mes amis et de mes professeurs, pour qu'après mes études j'entre dans le clergé séculier, il me fut impossible d'éteindre la flamme de mon âme pour la vie solitaire, loin des affaires. Et si des devoirs et des considérations envers ma famille ne s'étaient posés, jamais je n'aurais attendu jusqu' à l'âge de vingt-huit ans. J'aurais certainement quitté le monde beaucoup plus tôt. Comment jugez-vous cela? - Comme très rare et pas très juste, répondit le théologien. -Ainsi il ne vous semble pas juste que je fusse vaincu par le Christ? Quel paradoxe! Et même dangereux chez un théologien. Sincèrement, vous me découragez quand vous parlez ainsi. Je vous répète que ma volonté de demeurer dans le monde s'affaiblissait quand approchait de mon coeur l'amour embrasé de Dieu. Comment pouvais-je faire autrement? Me comprenez-vous ? demanda le vieillard, alors que son visage éclatait de joie. - Vos paroles me captivent à l'excès, Père saint, dit le théologien, bien que je ne puisse justifier du point de vue chrétien un tel acte : abandonner son prochain, devenir indifférent, ne pas conduire par la main le faible sur la voie de Dieu...Alors qu'on peut faire tout cela, on s'enferme dans une forteresse, parce qu'on a le désir de l'hésychia, de la solitude, et pour faire quoi? Je ne puis vous comprendre, bien que je respecte votre esprit héroïque, votre sincérité, et l'excellence de votre choix. - Vous voyez bien, dit avec douceur le vieillard, que j'avais raison quand au début je vous disais qu'il était difficile à celui qui n'était pas moine de pénétrer dans l'âme du moine! Comment allons-nous nous entendre puisque vous ne pouvez pénétrer là où tout s'explique, où tout se simplifie? La solution de mon cas, telle que je vous l'ai révélée, ne satisfait pas votre raison. Cela signifie que vous dépouillez le christianisme de sa mystique et que vous le voyez comme quelque chose de spectaculaire, fait de manifestations extérieures, de morale utilitaire, comme une religion d'utilité publique, non comme foi, amour, délivrance. Vous ne pouvez donc justifier le chrétien qui se trouve en union mystique avec l'Epoux de son âme - peut-être même l'Epoux se trouve lui aussi en faute en acceptant l'äme en union mystique - car au fond, c'est ici qu'aboutit votre raisonnement, et uniquement parce qu'il délaisse le prochain, comme si Dieu Tout-Puissant n'exauçait pas les demandes de cette âme sainte, qui s'est tout entière livrée à Lui. Je suppose donc que nous approchons le Christ par les livres seuls et que notre âme ne vibre pas à son amour. Malheur à nous si le sang répandu du Dieu-Homme ne devait pas circuler dans nos coeurs de fidèles en tant qu'Amour... VI MYSTERE DE FOI Le vieux moine se leva, s'avança vers une fenêtre ouverte de la galerie et leva les yeux vers le ciel étoilé. Une paix ineffable régnait au-dehors cette nuit-là. Un profond silence s'étendit sur l'assemblée. Peu après, le Géronda revint à sa place, divinement transformé, et dit d'une voix vibrante : - Frère théologien, avez-vous éprouvé ce que dans le langage chrétien nous appelons amour divin? - A vrai dire, non, vénérable Père. - Comprenez-vous maintenant, après votre aveu, que vous n'êtes pas en mesure de parler d'un sujet que ne peut aborder la raison seule? - Comment peut-il donc être examiné, si ce n'est par la raison? demanda le théologien. - Je n'ai pas dit qu'il ne pouvait pas être examiné logiquement, répondit le Géronda, mais que nous ne pouvions pas l'aborder par la seule raison. - Avec quoi d'autre pouvons-nous l'examiner? reprit le théologien. - Mais avec le coeur! - C'est-à-dire par l'amour? - Non avec un amour abstrait, fit remarquer le moine, mais avec la raison de l'amour. - Mais vénérable Père, la raison de l'amour est-elle conciliable avec l'égocentrisme? - Cela dépend de ce qu'on entend par égocentrisme, dit le vieillard. - Cet après-midi, le Père Chrysostome a dit que le christianisme était au fond égocentrique, fit le théologien. Et je me demande comment le Christ a pu prêcher l'amour qui est social et en même temps l'égocentrisme, qui veut dire amour de soi seul. - Vous avez mal interprété mes paroles, dit le moine Chrysostome, qu'on me permette d'intervenir. Vous n'avez pas compris, frère théologien, que par "égocentrisme" j'ai voulu parler du cheminement de l'âme chrétienne. Si vous m'aviez demandé ce que j'entendais par ce mot, je vous eusse soutenu qu'avant d eprocéder à des déclarations de solidarité mutuelle, il était nécessaire de s'aimer soi-même, de devenir soi-même chrétien, puis ensuite porter sa sollicitude sur le prochain. Ce serait une pure folie si, me sachant gravement malade, j'allais conseiller à quelqu'un qui le serait moins que moi de se faire soigner, lui disant - pour justifier ma démarche - qu'il n'est pas bon d'être malade. En d'autres termes, si j'allais dire à mon prochain, alors que je suis moi-même asservi aux passions, et possédé par "sept démons" ( Lc 8, 2) : "Frère, tu es esclave du péché, libère-toi", je ne manquerais pas d'entendre résonner à mes oreilles cette juste maxime : " Médecin, guéris-toi toi-même" (Lc 4, 23). Si dans le christianisme, la solidarité consiste à distribuer des miettes de pain, si toute la lutte doit être conditionnée par des causes économiques, alors...Mais peut-être allez-vous très justement objecter : puisque nous ne sommes pas libérés des passions, devons-nous pour cela abandonner la pratique de la philanthropie, si petite soit-elle? Certes non! Celui qui dans son milieu accomplit son devoir et pratique le bien est un homme pieux. la philanthropie est une très grande vertu et nous ne devons jamais y manquer. Mais nous jugeons ici, à l'intérieur de ce cadre particulier, toute philanthropie, quelle qu'elle soit, qui ne porte pas, dans son expression, les marques certaines de la sainteté et qui étant faite avec vanité devient une cause de châtiment. Nous admettons l'action comme bonne, à condition qu'elle soit accompagnée par le sentiment qu'on est pécheur, et qu'on ne perde pas de vue que là n'est pas tout le christianisme, et que nous ne devons pas dogmatiser que seules les oeuvres extérieures sont l'accomplissement du commandement d'aimer le prochain, mais simplement un indice et encore d'une authenticité douteuse. Quant au temps nécessaire à notre guérison, la quantité de sueurs, d'efforts ascétiques pour vaincre les passions, tout cela est un autre problème, que l'on peut étudier à travers la vie de nos saints... - Et c'est là toute la valeur que vous accordez, Père Chrysostome, à la philanthropie tant exaltée, dit le théologien? Vous n'évaluez pas à plus que cela l'oeuvre du christianisme, qui sauve les hommes du filet du malin aux innombrables noms? - Je ne veux pas répéter la même chose, si ce n'est que ces oeuvres ont une valeur relative. Pour mieux me faire comprendre, il me suffira de vous citer saint Isaac le Syrien, qui enseigne qu'il est préférable de nous libérer de nos passions que de ramener des peuples entiers de l'égarement : " Mieux vaut pour toi te défaire des chaînes du péché que de libérer des esclaves de la servitude. Il est préférable pour toi d'être en paix avec ton âme, en concorde avec ta triade, j'entends ton corps, ton âme et ton esprit, plutôt que pacifier par ton enseignement les choses opposées". Saint Grégoire de Nazianze dit qu'il est bon de parler de Dieu, mais qu'il est mieux de se purifier pour Dieu. C'est dans cet esprit que tous les Pères ascètes ont enseigné. Cet enseignement est-il égocentrique ou non? C'est la purification qui est tout d'abord recommandée, puis l'acquisition de l'amour; ensuite on peut rayonner comme philanthropes, docteurs, pasteurs, prédicateurs, catéchètes. Jacques le divin ne pense-t-il pas la même chose lorsqu'il dit : "Frères, ne soyez pas nombreux à vous ériger en docteurs, car vous le savez, on s'expose ainsi à être jugé plus sévèrement." (Jac.3, 1). Nous autres, nous ne sous-estimons pas la valeur de l'activité quelle qu'elle soit, utile à la société, au milieu du monde. De même, nous ne devons pas soumettre les luttes invisibles des moines au jugement du monde et à ses critères. La valeur de chaque genre de vie doit être estimée dans sa propre enceinte. - N'y aurait-il pas dans le christianisme deux poids et deux mesures, Père Chrysostome? demanda le théologien. - Non, il n'y a pas deux mesures, répondit le moine, car Dieu se sert d'autant de mesures qu'il y a d'hommes. pour peser les bonnes et les mauvaises actions de chacun. Et les moines, qui courent pour atteindre la perfection, dans l'enceinte de leur institution, ne seront pas jugés pour n'avoir pas fait oeuvre de philanthropie, mais pour avoir libéré ou non leurs âmes des passions. Si vous voulez apprendre combien la purification est supérieure à n'importe quelle philanthropie, je vous dirai seulement ceci : celui qui s'est purifié acquiert ensuite toutes les vertus, grâce auxquelles il accomplit tous les commandements de l'Evangile, sans jamais être atteint par la vaine gloire, puisque purifié. Tandis que celui qui n'a pas souci de sa purification, qui dans sa légèreté croit en la valeur absolue de quelques actions de bienfaisance, qui fait oeuvre de philanthropie ou d'enseignement, soit pour plaire aux hommes, ou par orgueil, celui-là, dis-je, continue d'exposer son échine aux coups des passions. Faites le bien et vous serez récompensé. Mais ne comparez pas la valeur de ce bien avec l'oeuvre exceptionnelle du moine. N'identifiez pas des catégories qui ne sont pas du même ordre. Souvenez-vous de la veuve pauvre de l'Evangile ( Mc 12, 41-44). Si pour deux sous elle a été proclamée bienheureuse, aurait-elle été privée de cet honneur si elle n'avait eu que la bonne disposition et non les deux sous? Débarrassez-vous, cher théologien, de cette conception qui veut qu'indépendamment de la disposition, les oeuvres justifient l'homme. - Est-ce vraiment juste, tout ce que le Père Chrysostome vient d'affirmer? dit le théologien s'adressant au Géronda Théolepte. Car vous me faites passer d'étonnement en étonnement, avec votre vision complètement nouvelle de l'esprit chrétien. - Vos étonnements ne m'étonnent pas, dit le vieillard. Tant que vous ne pourrez séparer monachisme et monde, vous irez d'étonnement en étonnement, en écoutant parler un moine. Le frère Chrysostome est en accord avec les lignes du monachisme. Nous autres, bien-aimé théologien, nous ne sommes jamais surpris quand nous ne rencontrons pas de compréhension auprès des hommes du monde, même quand ils sont théologiens. Le monachisme orthodoxe, dont l'Eglise a adopté la forme et la mission, constitue une réalité particulière, une "vie cachée en Christ" (Col. 3, 3), une vie de foi parfaite, se réalisant dans un contact permanent avec Dieu et se refusant à suivre dans son cheminement le raisonnement humain. Mon affirmation ne doit pas vous troubler. Le monachisme est le rayonnement de la spiritualité du christinaisme. Il est son noyau, son essence, il est fondé sur la foi. La foi n'est pas une simple adhésion à l'existence de Dieu - " les démons aussi croient et ils tremblent" ( Jac. 2, 19) - mais c'est quelque chose qui à l'analyse échappe aux limites de l'esprit humain. Je ne parle pas ici de la foi dogmatique, mais de cette foi que les Apôtres demandaient : " augmente notre foi" ( Lc 17, 5), de cette foi dont celui qui possède gros comme un "grain de sénevé", est en mesure de transporter des montagnes. La foi, sous cet aspect, est le signe du parfait chrétien. Aucune oeuvre, aucun exploit, n'a de valeur dans le christianisme, s'il n'est pas le fruit de la foi, s'il n'est pas venu de la foi, si Dieu n'y a pas participé. Sans la bénédiction divine, nos démarches restent sans éclat, imparfaites, pauvres, humaines. " Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché" (Rom. 14, 23). Le Christ approche les hommes qui croient en Lui. Il accomplit des prodiges. Il condescend jusqu'aux désirs licites des hommes. Il converse avec les hommes. " Comme quelqu'un parle avec un ami intime" ( Ex.33, 11). La foi, c'est la rencontre de celui qui croit avec celui en qui il croit. La foi, c'est l'absorption de l'âme par Dieu, selon l'énergie. La parole du Seigneur : " Moi je suis dans le Père et le Père est en moi" ( Jn 10, 38) exprime le genre de relations entre Dieu et le fidèle en Christ. La même chose est impliquée dans cette autre parole divine : " Demeurez en moi et moi en vous" ( Jn 15, 4). Voilà dans toute sa plénitude le signe révélateur du christinaisme. Voilà la profondeur, l'essence de la religion surnaturelle du Christ. Mais pourquoi la foi? Mystère! Peut-être même n'est-elle point un mystère. Notre Dieu est un Dieu d'amour, Il est par essence amour. Et l'amour est communion. Il exige par conséquent un contact, une union. Ô profondeur d ela richesse, de la sagesse, de la connaissance de Dieu! Quel océan infini de l'amour! Il a tout récapitulé dans la foi en Lui, afin d'établir tous les hommes "participants de la nature divine" ( 2. Pi. 1, 4). Dieu revendique l'homme tout entier pour lui. Il le veut totalement consacré à Lui, car Il aime sa créature qui en Lui seul peut trouver la réalisation de tous ses désirs sacrés, sa restauration dans la lumière éternelle. Il refuse à l'homme le droit de se tourner ailleurs que vers Lui. Le Seigneur a clairement révélé cette volonté dans le Nouveau Testament. Ce mot remarquable de l'Apôtre Paul : " en Christ", cette préposition "en", pleine d emystère et d'amour embrasé, contient tout le christianisme du saint Apôtre, tout le christianisme des croyants. Le XI° chapitre de l'Epître aux Hébreux est le plus bel hymne à la foi. Il est le fondement du christianisme, sa raison profonde, son secret, sa force invincible. La foi, c'est le printemps des âmes. Elle fait passer des choses provisoires à celles qui sont éternelles; elle nous rend capables de sentir que "nous n'avons pas de cité ici-bas" (Héb. 13, 14). Le christianisme, sans la foi, tombe fatalement dans une espèce de système philosophique. Il perd sa métaphysique et par dessus tout ce qui constitue sa nature divine. Si nous cessons de "voir" par la foi, " comme à travers un miroir, en énigme" ( 1 Cor. 13, 12), nous ne différons en rien des incrédules d ece monde, nous avons perdu la voie de nos âmes. La foi, c'est aussi, pour nous chrétiens, notre essence, notre type. Sans la foi, nous ne pouvons approcher le Christ, nous ne pouvons comprendre les vérités métaphysiques qui régissent les mondes immatériels, ni ce qu'est le mystère de l'Economie divine, ni qui est le Christ, ni qui nous sommes, ni la mort, ni la vie. Car selon la définition de l'Apôtre des Nations, " la foi est une démonstration des choses qu'on ne voit pas". (Héb. 11, 1). Sans la foi, nous ne nous sentons pas libres, nous sommes asphyxiés par les exhalaisons des choses terrestres. Sans la foi, notre vie devient une tragédie insupportable, car le sentiment se dessèche, l'esprit s'obscurcit. La foi vivifie, donne des ailes, replace l'homme au rang qui lui est propre. Et la condition fondamentale de l'ordre spirituel, c'est l'harmonie des rapports entre Dieu et l'homme, entre le Créateur et sa créature, entre le Christ et le croyant. La foi en Christ est un fruit de l'Esprit, lequel est joie, paix, longanimité, douceur, amour... ( Gal. 5, 22). Notre monachisme suit cette voie de la foi absolue. Je sais la nature, l'essence, la profondeur de la foi parfaite; je sais aussi par ailleurs combien il est difficile de s'établir familièrement dans cette foi qui dépasse la raison et je ne suis pas le moins du monde étonné que vous ne puissiez saisir malgré tout ce que le frère Chrysostome et moi-même avons exposé, que notre monachisme trouve sa justification absolue dans la foi et l'amour en Christ Jésus... VII CROIX DE L'AMOUR Un silence impressionnant succéda aux paroles du vieillard Théolepte. Tous les regards étaient tournés vers le respectable presbyte. Il ne venait pas de développer sèchement une quelconque théorie et on sentait vraiment les vibrations d'une brûlante confession accompagner ses profondes paroles. Chacun pouvait avoir ses idées, mais devant ce vieux héros, parlant au nom d'une vie sainte de cinquante-sept ans, nous étions obligés, d'accord avec lui ou non, de nous incliner. - Vénérable Père Théolepte, dit le moine Chrysostome, vous avez développé très théologiquement ce que signifie la foi en Christ et vous avez présenté, fort bien analysées, ses implications dans la vie contemplative et pratique des fidèles. Cette foi, transférée dans notre monachisme, lui donne son contenu principal, le support même sur lequel il est fondé. Si on reconnaît que c'est par "la foi que nous marchons et non par la vue" (2 Cor.5, 7), on accorde alors une valeur infinie à ce facteur de notre vie en Christ qu'est la foi, inséparable de l'amour. Si l'institution monastique vise à la perfection, on peut dire que la nôtre a été portée dans les solitudes par le char de la foi et de l'amour conduit par le Christ lui-même. Ce fait ôte toute espèce de doute sur sa fonction bienfaisante dans l'Eglise, sur sa nature vraiment "chrétienne", sur sa procession très pure de l'orthodoxie... - Ce qu'il faut remarquer dans notre compagnie, dis-je, c'est que tout en essayant de convaincre notre ami théologien, que le fait de "quitter" le monde n'est pas chose nouvelle, mais une constante dans la tradition de l'Eglise orthodoxe fondée sur la théologie mystique des Pères, nous faisons l'apologie du monachisme. Il faut signaler que tous trois sommes bien d'accord en tout, tandis que notre bien-aimé théologien, attaché à ses idées préconçues, ne peut s'en rendre compte. Certes, il y a un réel progrès dans la discussion, dû à l'affaiblissement de l'opposition du théologien, mais, néanmoins, la compréhension parfaite du monachisme est une question d'amour pour Dieu, comme l'a très justement dit le Géronda Théolepte : en conséquence, je considère toute démonstration dialectique comme utile jusqu'à un certain point, après quoi on ne peut plus rien. On a cependant pu démontrer que l'intelligence était une chose et qu'une autre était le coeur. Si dans le coeur de notre ami théologien régnait l'amour de Dieu, notre si longue et pas toujours utile discussion n'eût pas été nécessaire. La nature même de l'amour l'eût convaincu. Non seulement l'amour, mais encore la connaissance élémentaire des conditions dans lesquelles l'âme se purifie l'eût aussi persuadé, car sans l'éloignement des sollicitudes de la vie, la réalisation des objectifs du monachisme n'est pas possible. Basile le Grand, considéré comme l'organisateur du monachisme en Orient, démontre cela très clairement : " Celui qui en vérité veut suivre Dieu doit se défaire des sollicitudes de la vie. Il réalisera cela par la totale anachorèse et l'oubli de ses anciennes moeurs. Tant que nous ne sommes pas devenus étrangers à nous-mêmes, à notre parenté charnelle, à la vie sociale, afin d'aller vers un autre monde, transportés par l'ascèse, selon Celui qui a dit : " Votre cité est dans les Cieux" ( Phil. 3, 20), il nous sera impossible de réaliser notre désir de plaire à Dieu. Le Seigneur l'a Lui-même déclaré d'une manière catégorique : " Celui qui ne renonce pas à ses biens ne peut être mon disciple" (Lc 14, 33). Je suppose que l'ami théologien ne se permettra pas d'évoquer une ignorance sans limites... - Puisque vous venez de citer basile le Grand, dit le moine Chrysostome, et afin qu'apparaisse avec plus de netteté ce que l'archevêque de la Cappadoce pensait des moines, je vais vous citer un extrait d'une épître adressée à son ami Grégoire le Théologien et dont je me souviens : " J'abandonne les loisirs agréables comme de multiples occasions de pécher. Une seule issue s'offrait à la séparation d'avec le monde entier; Cette séparation n'est pas une sortie corporelle, mais séparation de l'âme de toute sympathie pour le corps, afin qu'elle devienne sans cité, sans maison, sans famille, ne possédant rien, désintéressée, sans relations, non instruite des choses humaines. Le plus grand des profits, c'est la solitude qui le procure. C'est elle qui pacifie les passions et donne loisir à la raison de retrancher entièrement ces choses de l'âme. Qu'avez-vous à opposer aux paroles de Basile le Grand, ami théologien? Pourquoi ne pas vous soumettre à nos guides?... - Ne vous suffit-il pas, Père Chrysostome, de voir le soin que je mets à connaître une vérité que j'ignore? J'avance avec une progression géométrique vers son acceptation, dit le théologien. D'autre part, il y a chez moi le tempérament d'un Thomas. Excusez-moi. - J'ai l'impression que tout ce que nous avons exposé ne vous satisfait pas, frère, continua le moine. Vous ne pouvez concevoir un chrétien vivant solitaire. Et pourtant! S'il était vrai que nos "âmes naissent chrétiennes", la plupart d'entre elles pencheraient pour le désert. Si l'opinion qui veut que notre contact avec "le monde plongé dans le mal" ( 1 Jn 5, 19) exerce sur nos âmes une influence désastreuse, nous devrions logiquement nous en détourner; Mais malheureusement il nous charme et nous l'aimons sous n'importe quel prétexte. - Alors tous ceux qui ne viennent pas vivre en solitaires, fit remarquer le théologien, aiment le monde? - Je ne puis soutenir une telle affirmation, dit le moine, mais ils sont rares ceux qui souffrent pour l'Evangile. - Et les autres, donc, aiment le monde? - S'ils n'aiment pas le monde, ils aiment en tout cas leur personne, dit Chrysostome. - Comment concevez-vous cet amour d'eux-mêmes? - Comme une vie chrétienne sans afflictions et pleine de vaine gloire. Et comment leur souhaiter des afflictions, puisqu'ils n'ont pas goûté aux bienfaits qui en découlent? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas vaniteux, eux qui ne se sont jamais exercés aux oeuvres humbles? Si l'idéal monastique demeure incompris, c'est parce que les moines s'exercent à la vie dure et à l'humilité, dit le moine. Et, se penchant un peu, il cacha son visage dans ses mains, comme s'il voulait se concentrer en lui-même. - Mais pourquoi vouloir choisir les afflictions dans la vie? demanda le théologien. Le moine n'entendit pas la question. Il se redressa peu après, les yeux remplis de larmes. Il porta son regard vers le ciel, croisa ses mains sur sa poitrine, fit un mouvement sur son siège pour se stabiliser et demeura immobile, comme s'il avait oublié qu'il était avec nous. - Père Chrysostome, vous n'avez pas répondu à ma question, reprit le théologien plus énergiquement. - Quelle question, mon ami, quelle question? dit le moine surpris, comme s'il revenait d'un autre monde. Son visage me parut "comme une face d'ange" ( Actes 6, 15). - Je vous ai demandé à quoi tendait l'affliction volontaire. - Là n'était pas notre sujet originel, répondit le moine. Mais que ne laissons-nous pas ces choses? Sincèrement, vous me gênez avec de telles questions. C'est comme si vous me demandiez pourquoi la Croix dans notre vie. D'ailleurs une analyse théorique de ce sujet ne nous apportera rien. La souffrance n'est pas quelque chose de théorique mais une chose vécue. Nous ne pouvons pas comprendre le christianisme théoriquement, mais en vivant les commandements; Le christianisme est vie, il doit être vécu, c' est le labourage de l'âme. Le Christ n'a pas formulé des théories transcendantes, il a seulement tracé les lignes de la vie d el'âme. Quand nous disons combien sont belles, combien sont grandes les choses de l'Evangile sacré, il faut aussi nous demander dans quelle mesure nous les vivons et nous les sentons. Quand nous aimerons le Seigneur et "crucifierons la chair, ses passions et ses désirs" ( Gal.5, 24), peut-être alors comprendrons-nous le "grand mystère de la piété" ( Gal. 5, 24), peut-être alors comprendrons-nous le "grand mystère de la piété" (1 Tim. 3, 16) de Saint Paul, peut-être saisirons-nous la phrase johannique : " Il y a beaucoup d'autres choses que Jésus a faites; si on les écrivait en détail, le monde même ne pourrait contenir les livres qu'on en écrirait" ( Jn 21, 25). Quels abîmes d'ignorance cette phrase ne cache-t-elle pas! Que pensez-vous? continua le moine. Pouvons-nous nous "crucifier" avec le Christ pour devenir ses amis, "conformes à Lui et participants de Lui"? - Je ne répondrai pas au frère Chrysostome, dit le théologien, car nous risquons d'entamer une autre discussion dont je ne peux prévoir les péripéties et le sujet qui en particulier m'intéresse ne serait pas résolu. Je crois indispensable de vous remercier, mes Pères, pour votre compagnie et pour vos paroles pleines de sens profond, sur un problème exceptionnel qui, sans exagérer, touche aux points essentiels du christianisme et de l'âme humaine. Je confesse avoir rarement entendu de telles choses, et là est peut-être la raison qui m'a empêché de pénétrer de plain-pied dans l'esprit de tout ce qui m'a été dit. J'avais l'intention de continuer demain, en compagnie de mon ami juriste, notre voyage à travers la Sinte Montagne. Je remets au surlendemain mon départ dans le but de rester davantage avec vous. Sincèrement, Pères vénérables, vous avez su exciter mon intérêt et je ne peux pas partir d'ici avec des idées confuses, sans parvenir à des conclusions positives sur le monachisme. J'espère que vous voudrez bien m'aider et pardonner à l'avance mes éventuelles objections, mes doutes, dus à mon inexpérience. D'autre part, il n'est pas facile de changer ses convictions. La subtilité avec laquelle le sujet a été traité présuppose une spiritualité que je confesse n'avoir pas présentement, et pourtant, il me semble me trouver tout proche de la solution. - Je vous félicite pour votre désir d'apprendre, dit le Géronda. N'oubliez pas que nul ne peut concevoir les choses divines sans la foi, sans l'amour, comme je vous l'ai déjà dit. D'autre part, la foi en Dieu, c'est la volonté de l'homme et l'opération de la Grâce associées. Si on veut acquérir la certitude "grâce au coeur" de tout ce qui touche au divin, il faut sacrifier sa propre sagesse à celle des Pères. Le dicton théologique : " Je crois pour comprendre", prend une valeur absolue. La nature des choses divines est telle, qu'il faut d'abord les aimer et les comprendre ensuite, sinon leur connaissance demeure fermée. Nous verrons cela demain. Le Géronda s'inclina légèrement devant nous et dit : " Bonsoir, Messieurs et mes Pères" et partit. Nous nous levâmes tous et rendîmes le salut à ce sage moine, à ce témoin, à ce confesseur de la piété. VIII PAIX SUR LA TERRE L'horloge, qui depuis des siècles domine le vénérable couvent, sonna la troisième heure de la nuit. Selon la manière athonite de compter le temps, le jour commence le soir au coucher du soleil. Les moines s'étaient déjà retirés dans leurs pauvres cellules, où il n'est rien de superflu. Les uns couchés sur la terre battue, les autres sur de dures couches ascétiques, se reposaient " des peines et des afflictions de la chair"; dans trois heures allait retentir la simandre de bois, au rythme musical particulier, pour donner le signal du lever pour la prière et pour la glorification de notre Grand Dieu, dans les temples byzantins recueillis. - C'est merveilleux, dit le théologien. C'est une réalité qui échappe à toute description, qu'un séjour dans un saint monastère de la Sainte Montagne, au cours des heures nocturnes, alors que règne un silence mystérieux, rempli de divins mystères. Quelle abondante matière à réflexions philosophiques peut-on tirer de ces berceaux historiques de la piété que sont les monastères!...Le sociologue trouverait une réponse aux questions sans issue que lui posent ses difficiles problèmes, devant le spectacle de cette vie pure, sincère, humble, pauvre et simple des moines. Les poètes et les écrivains pourraient satisfaire leur soif d'art et se retremper dans les eaux pures et inépuisables des sources de la Sainte Montagne. Les sages, face à la réalité supracosmique, gagneraient beaucoup en découvrant leur ignorance en plusieurs domaines. En effet, dans l'atmosphère de la philosophie monastique, indépendamment de sa forme et de sa misiion, sont traitées les idées les plus audacieuses, les conceptions les plus vraies. L'homme, ce petit dieu imparfait et indigent pour lequel "tout a été fait", se présente sans les éclaboussures de la boue du monde, pur, transparent, planant dans les hauteurs, vêtu de la clarté resplendissante de son origine divine, à l'intérieur du cadre tout particulier du monachisme, divinement institué. Dans notre prosaïsme terrestre, le monachisme est le messager permanent du royaume des cieux. Confessons-le, c'est une oasis divine dans notre vie desséchée, que le monde des moines. Puis il se tut. IX LA NUIT ATHONITE. L'HISTOIRE DU MONACHISME Pour la première fois, le théologien exprimait de l'enthousiasme pour le monachisme. Au fond de lui-même, il n'était pas opposé à l'idée du monachisme, puisqu'il reconnaissait que l'ordre des vierges avait existé dans l'Eglise. Mais, à la suite de ses études, il s'était forgé l'idée que la séparation des moines d'avec la société chrétienne était une déviation du pur esprit du monachisme de l'Eglise orthodoxe. Après tout ce qu'il venait d'entendre de la bouche des Pères Théolepte et Chrysostome, il commençait à réfléchir. Les impressions substantielles de la journée, l'influence du calme de la nuit qui enveloppait à la fois le monastère et la Sainte Montagne, attendrirent l'âme du théologien. C'est ce qui expliquait sa conversion, son enthousiasme, ses élans déclamatoires à l'adresse du monachisme auquel, l'instant précédent, il n'attachait que peu d'intérêt. - L'enthousiasme s'est emparé de vous, ami théologien, dit le moine Chrysostome. Vous avez raison. Celui qui boit l'eau de notre monachisme n'a plus soif pour l'éternité ( Jn 4, 14). L'amour de l'hésychia a embrasé de grandes âmes et des esprits exceptionnels. Il est, par extension, le désir amoureux pour le Christ, l'éros* qui "est plus fort que l'Enfer" (Cant.8, 6), mon ami. Lequel de nos Pères n'a pas veillé aux pieds de Jésus? Lequel des saints ne s'est pas lamenté près de Jésus, Paul, cette bouche extraordinaire, se glorifiait dans les outrages à cause de Jésus. Et il a pu dire à la face de tout l'univers : " Je me réjouis dans mes souffrances" (Col. 1, 24). Et aussi : " Qui nous séparera de l'amour du Christ?..." (Rom. 8, 35). Et le bienheureux Augustin dans son exaltation s'écriait : " Je préfère ne pas être que d'être sans Jésus". Nous ne pouvons pas, frère, rencontrer le Bien-Aimé dans le tourbillon du monde. Et sans lui nous ne pouvons rien connaître. Comme le dit un sage : " Notre coeur désire Jésus malgré notre ignorance. Nous lui sommes tous prédestinés et notre âme ne trouve de repos qu'en Lui". Telle est la nature de l'éros divin, qui fait que l'âme est sans cesse inquiète et s'en va par les chemins et les prairies, à la recherche de son amant. Avec l'Epouse du Cantique, elle interroge : " Je vous conjure, filles de Jérusalem, dans les forces et les puissances des champs, si vous rencontrez mon frère, que lui direz-vous? Que je suis d'Amour blessée" ( Cant.5, 8), et de nouveau : " N'avez-vous pas vu celui que mon coeur aime?" Selon Denys l'Aéropagyte, "l'éros divin est extatatique; il ne permet pas que ses amoureux soient à eux-mêmes, mais à la chose aimée". Que voulez-vous, cher théologien, en dehors du Christ, nous ne savons pas ce qu'est Dieu, ce qu'est la vie, ce qu'est la mort; L'éros pour le Christ, c'est la solution de l'énigme du désert, la solution de l'énigme des désirs de notre âme; Aimez, mon ami, et vous me comprendrez. Le moine Chrysostome se leva, s'approcha du théologien, frappa légèrement ses épaules et continua : - Que de choses superflues nous avons dites aujourd'hui, frère. La vérité chrétienne est tellement simple. Si nos âmes étaient restées pures et simples, nous n'aurions pas eu besoin de tant de paroles, d'un tel volume de vaines connaissances. Mais, puisque notre âme s'est corrompue par la désobéissance, dans l'Eden, nous nous sommes morcelés en plusieurs parties et nous sommes toujours en danger quand nous voulons nous entendre. Le tragique, c'est que rarement deux frères pensent la même chose. Mais gloire au Seigneur qui s'est fait homme pour ramener l'homme " à sa dignité première". Avec l'amour du Christ, vos doutes sont dissipés, car tous les problèmes des hommes rejoignent le coeur humain. Notre "intellect est un mercenaire, prêt à servir, sous n'importe quel prétexte, les dispositions du coeur". "On ne récolte pas des figues sur des ronces" ( Mt. 7, 16), mon ami. Celui dont le coeur est mauvais ne peut avoir des pensées saintes. Je suppose que vous n'éprouvez aucune réticence à accepter ces choses, car en tant que théologien, vous connaissez les principes fondamentaux de la vision chrétienne du monde. - Vous me mettez dans une situation difficile, dit le théologien, quand vous prétendez me faire accepter des idées totalement inconnues jusqu'ici. J'avoue que je saisis mieux votre point de vue, mais je n'irai pas jussqu'à souscrire à l'idée que "l'amant doit abandonner le monde, les villes, pour aller par monts et par vaux, comme un "autre frère" de l'Epouse du Cantique des cantiques, à la quête des âmes des moines qui vivent dans les monastères des déserts, dans les "grottes et les antres de la terre". Ce monopole du Christ est chrétiennement inacceptable. - Je n'ai pas dit cela, répliqua Chrysostome, mais quelque chose qui en approche : que les moines se retirent dans les déserts. En tout cas, permettez que je me retire et à demain pour les choses sérieuses. - Ah! Père Chrysostome, dit le théologien, restez avec nous, "car le soir approche" ( Lc 24, 29). - Vous avez perdu la notion du temps, ami, dit le moine. En discutant, nous avons entamé avec allégresse la quatrième heure de la nuit et nous avons des devoirs monastiques à remplir. Qu'en pensez-vous, frère? dit-il en s'adressant à moi. - Moi, je suis un hôte, dis-je, et je me conformerai au règlement de l'hôtellerie. Pour ce qui est de nos devoirs particuliers, il me semble qu'ils peuvent être remis à un autre temps. En tous cas, je reste à votre disposition. - Ainsi, vous avez envie que nous restions ensemble, frère saint? dit le moine. Je vous supposais fatigué par nos discussions, bien que je ne doute pas de votre endurance, quand il s'agit de prolonger les veilles. N'oubliez pas que, dans deux heures, on sonnera pour l'Office, et le moine ne peut y manquer. - En vérité, quelle sage ordonnance, dit le théologien : l'homme se lève pour la glorification de Dieu, pendant que tout dort encore! C'est très justement qu'Apollonius de Tyane a dit que "les philosophes se devaient de veiller jusqu'aux aurores devant les dieux". Le chant des cantiques spirituels, la conversation de l'humble moine avec le Seigneur, quel grand présent fait à l'homme que la prière! Vraiment, "nous sommes de race royale". - Le divin Chrysostome, ajouta le moine, écrit à propos de la prière nocturne : " Imagine dans la nuit profonde, alors que tous les hommes dorment, que le calme règne partout; toi seul es debout et converses familièrement avec le Maître commun de toutes choses. Le sommeil est doux, mais rien n'est plus doux que la prière. Si tu converses avec Lui, en ton for intérieur, tu pourras alors beaucoup, car tu ne seras gêné par personne et rien ne viendra t'importuner. le temps lui-même sera ton allié et tu pourras atteindre Celui que tu cherches" - Saint Jean Chrysostome, Laudatio in omnes martyres -. " Il faut se souvenir de Dieu plus souvent qu'on ne respire". - Saint Grégoire de Nazianze, Homélie 27, 4. -. - Je serais d'accord, moi, pour prolonger la veillée, à la condition que le frère Chrysostome veuille bien nous dire quelque chose sur la Sainte Montagne, dit le juriste, mais à grands traits, pour ne pas tomber à nouveau dans les labyrinthes théoriques. D'ailleurs, nous ne savons que fort peu de choses sur son histoire et, en général, sur le rôle qu'elle a joué au cours de son existence séculaire; Que le Père Chrysostome, au langage subtil, prenne la peine de nous exposer avec la clarté qui le distingue, mais aussi avec objectivité, l'histoire de sa patrie spirituelle, et il ira à l'office quand nous serons partis; - Je vous remercie pour vos compliments flatteurs, dit le moine. Mais pourquoi insistez-vous, alors que l'heure n'est plus convenable pour entreprendre de nouvelles discussions? Votre intérêt pour l'histoire de la Sainte Montagne pique ma curiosité, car vous nous avez laissé entendre que vos convictions vous plaçaient parmi ceux qui considèrent le monachisme comme anachronique. - Père Chrysostome, vous êtes injuste envers vous-même, en soutenant que je dois cesser mon enquête à cause de certaines opinions, voire même du parti pris qui sont les miens. Je suppose qu'il ne faut pas être grand psychologue pour voir qu'il y a en moi un intérêt latent pour votre saint lieu. Comment expliquer autrement ma présence à vos discussions? Qui vous dit que, malgré ma libre manière de penser, je ne serai pas, un jour, un plus grand admirateur du monachisme que vous? Connaissez-vous, frère, le combat dramatique provoqué en moi par vos idées depuis que j'ai foulé le sol de la Sainte Montagne? Savez-vous, frère, que je serais aujourd'hui moi aussi dans un monastère si... L'émotion avait envahi le juriste. - Je vous demande pardon, frère, dit le moine Chrysostome. Sans le vouloir, j'ai blessé votre sensibilité; Pourtant je ne suis pas seul responsable. Vos déclarations m'ont forcé à me faire une idée. Mais puisque vous insistez, pour vous être agréable et si votre ami le permet, je resterai encore un peu pour satisfaire votre désir. - Merci, frère bien-aimé, dit le juriste. Votre affabilité me touche. Jamais la foi ne m'a complètement abandonné. Dieu m'est témoin, je ne suis que meurtri, frère, seulement meurtri. Le Christ a dit que les bien-portants n'avaient pas besoin de médecin, mais les malades (Mt. 9, 12). Pourquoi ne m'aideriez-vous pas? - Soyez en joie, frère, dit le moine. Je vais prier mon confrère et hôte de notre monastère qui a accepté de veiller pour prendre part à notre discussion nocturne, de commencer comme il l'entendra. Moi, je continuerai, je vous le promets. - Que dirai-je sur la Sainte Montagne? Il existe des histoires dans lesquelles où on peut trouver tout ce qui la concerne. Ce qui serait plus intéressant, ce serait d'expliquer le monachisme en connexion avec l'histoire de l'Athos. Mais en un coup d'ailes, on ne peut qu'improviser et rien dire de sérieux. - Mais, frère, nous ne donnons pas ici une conférence, au point de craindre de n'être pas scientifiquement exacts, dit Chrysostome. C'est simplement pour satisfaire la demande de l'ami juriste. D'ailleurs, je sais que vous allez très bien traiter le sujet. Nous vous écoutons, et ne perdez pas de vue que nous vous mettrons une note... - Je crois avoir dit, au début, qu'on ne pouvait parler de la Sainte Montagne comme cité monastique, sans courir le risque d'échouer. Parce que la Sainte Montagne, ainsi que ses étranges habitants - les moines - échappent aux critères ordinaires que nous utilisons quand nous voulons juger une idée, une théorie, une institution d ece monde. Et cela, parce que la vie du moine est en principe "cachée en Christ". Le moine lutte pour acquérir la vertu qui "aime à se cacher". Si la religion chrétienne apparaît à beaucoup comme un "signe de contradiction" et une "pierre d'achoppement", c'est à cause de son caractère surnaturel. Pourquoi le monachisme chrétien de l'Orient ne serait-il pas lui aussi malmené par les hommes, lui qui, sous sa forme particulière, la représente dans son expression la plus noble, dans sa profondeur, dans son essence, dans toute l'étendue de sa pensée illimitée? Mais à l'observateur respectueux et averti, l'Athos apparaît comme une réalité infinie, au contenu religieux profond, comme une vie si immatérielle que l'on a peine à se rendre compte qu'on est sur la terre. Athos signifie idéal vécu, vie spirituelle, laboratoire de l'âme religieusement absorbée par le Ciel. Je crois qu'il faudrait des capacités extraordinaires à celui qui voudrait décrire la sainteté de la Sainte Montagne, son drame divin, sa vie pure et belle, sa philosophie sacrée. Son histoire s'écrit mystiquement, dans son silence aux significations multiples, dans son modeste effacement. Si, selon l'Evangile, une seule âme est plus précieuse que le monde entier ( Mt. 16, 28; Mc 8, 36), de quel prix est alors la Sainte Montagne, elle qui, en l'espace de dix siècles, a inscrit sur le livre des Saints de l'Eglise orthodoxe des centaines de noms, qui continue à guider vers le Ciel de la joie éternelle et de la béatitude les âmes de ceux qu'elle sauve et qui exaltent jour et nuit sur son sol immaculé, comme dans ses antres, le Nom béni du Seigneur? Imaginons, mes amis, vingt monastères byzantins et leur multitude d'hommes, des milliers de cahutes d'ascètes, où vivent dans la charité deux, trois ou cinq frères, sans parler de nos ermites. Imaginez tous ces hommes qui sans cesse prient "pour la paix du monde entier"; qui se consument dans les intercessions pour le salut de leurs frères, qui se prosternent nuit et jour dans l'attente de la pitié de Dieu en faveur de l'humanité pécheresse et indifférente, voilà la Sainte Montagne. Et je continuai : - Si donc l'Athos contient de telles valeurs religieuses et morales, comment se hasarder à décrire sa grandeur silencieuse? Dans les desseins universels de Dieu, l'Athos occupe certainement une place exceptionnelle, acr en dehors de sa mission essentielle dont on a déjà parlé, il a été durant l'obscure période du Moyen-Age, et plus tard au temps de la domination turque - qui va de la chute de la Byzance orthodoxe jusqu'à l'établissement de la nation hellénique -, le point culminant de la sainteté et de la beauté, ainsi que le signe du ralliement. Athos a été le gardien de tout ce que la nation avait de sacré et de saint. il a gardé le flambeau de la foi orthodoxe allumé et inaltéré. Il a sauvé, en même temps que l'Eglise du Christ, la civilisation. C'est pourquoi, de nos jours encore, il est justement appelé l'Arche Sacrée de la foi et de la nation. - Père, me dit le juriste, à quelle date commence le monachisme en Athos? - La vie de la Sainte Montagne, répondis-je, a commencé d'après la tradition, vers sle VII° siècle, comme centre monastique. Mais des preuves historiques la rajeunissent de trois siècles. Ainsi l'Athos ne commencerait à présenter un mouvement important, portant en lui les germes d'une fécondité incalculable pour l'avenir, que vers le milieu du X° siècle avec le célèbre moine Saint Athanase l'Athonite, Père du monachisme hagioritique. A cette époque débuta une oeuvre audacieuse de constructions. Les empereurs de Byzance, amis des moines, entreprirent avec piété et à leurs frais la construction de vingt monastères, édifices aux dimensions magnifiques. Ils les enrichirent ensuite en y rassemblant tout ce qu'il y avait de plus précieux, de plus sacré : de saintes reliques de la "nuée" des martyrs et des Saints de l'Eglise, des ex-voto d'art, des icônes anciennes, une multitude d'objets rares et de grande valeur. Des milliers de manuscrits sur parchemin trouvèrent là des abris sûrs, sous la garde des pieux moines, leurs protecteurs naturels. Et quand " selon des jugements que Dieu seul connaît", Byzance fut submergée par la marée de l'Islam, les hagiorites cachèrent dans leurs âmes et dans les tours de défense des monastères sacrés l'hellénisme, la civilisation et la religion des Pères. Et maintenant l'Athos, après avoir servi de trait d'union entre la Byzance disparue et le jeune hellénisme, devient un lieu d epèlerinage du monde entier civilisé. La vie monastique continue sa marche majestueuse dans le temps, sans entrave, dans la paix, comme il convient à une institution qui vit et se développe, mêlée à l'histoire de la civilisation gréco-chrétienne; Elle a le Ciel pour origine et la religion du Christ forme ses voies respiratoires. - Je vais encore vous interrompre, dit le juriste; Quel rapport y a-t-il entre le monachisme de la Sainte Montagne et celui des premiers siècles du christianisme? - Ce rapport, répondis-je, c'est que la Sainte Montagne est l'héritière de l'ordre des vierges de l'Eglise Primitive, de même que la continuatrice du monachisme de l'Egypte, de la Palestine, de la Syrie, du Pont et de l'Asie Mineure, qui a vécu à partir du milieu du IV° siècle jusqu'au VIII° et c'est sur les principes de celui-ci qu'elle a été fondée. Le déclin de ce dernier fut pour elle l'aurore. - On a soutenu, Père, reprit le juriste, que le monachisme chrétien orthodoxe était une copie des monachismes des diverses religions orientales, dont il aurait gardé beaucoup de points communs. Est-ce exact? - Je vais vous répondre; Le monachisme de l'Eglise orthodoxe n'a rien de commun avec ces religions. Il n'y a aucune identification spirituelle, ni traits communs. Il est vrai, cependant, que les divers systèmes religieux, en tant qu'expression religieuse en général, se rencontrent sur tels ou tels signes, et les abîmes qui les séparent semblent alors comblés. Ce fait est dû à la nature humaine qui, elle, est une, partout la même, inchangée. D'où certaines ressemblances que l'on peut constater entre les monachismes des diverses religions - car il n'y a pas de religion sans monachisme -, le monachisme ayant toujours ses zélateurs, ses consacrés, son aristocratie. Mais si un sentiment religieux accentué marque les divers monachismes, leur donnant une certaine et apparente unité, ils se séparent dans leur essence, dans leur profondeur. Ils se répartissent en grandes familles, selon leurs cosmothéories propres, se présentent sous des formes monacales particulières, avec leurs principes, leurs dogmes, leurs espérances, leur foi, enfin leur but spirituel. - La naissance des monachismes, révérend Père, dit le juriste interrompant de nouveau, d'après ceux qui étudient les religions, aurait pour cause le fonctionnement anormal du sentiment religieux, chose confirmée par les excès qui suivirent la mise en application des règles monastiques et la fuite misanthropique du monde. - Qu'il me soit permis de céder la place au frère Chrysostome, dis-je. Il va vous répondre et accomplir ainsi sa promesse... - Très volontiers, dit le moine, je continuerai ce que vous venez d'exposer d'une si belle manière, et je vous félicite pour l'explication que vous avez donnée du monachisme hagioritique. On voit que vous le connaissez à fond. Je réponds donc à notre cher juriste. Il n'est pas du tout vrai que la naissance du monachisme soit due, d'une manière ou d'une autre, à un fonctionnement anormal du sentiment religieux, pas plus que la fuite du monde n'est misanthropique. L'idéal monastique est l'expression la plus simple de l'âme. Par la fuite du monde, la concentration en soi, la solitude, l'âme se retrouve elle-même. Il n'y a pas d'homme qui, réfléchissant un peu, ne puisse affirmer comme une nécessité naturelle le retour sur soi. " Le royaume de Dieu est à l'intérieur de vous." ( Lc 17, 21). Toute la richesse de l'homme, sa valeur, sa noblesse, sa lumière, se trouvent à l'intérieur de lui. Le retour de l'âme au monde spirituel ressemble au retour du "Fils prodigue " au foyer paternel. Les puissances de l'âme dépensées avec prodigalité se reconstituent à nouveau; l'âme se retrouve elle-même. Si indépendamment de cela et par accident certains souffrant d'une maladie de nerfs s'isolent, ce n'est pas le cas du monachisme qui, lui, procède du sentiment religieux le plus sain. Religion signifie fuite "d'ici-bas", dans un élan intérieur, vers ce qui est au-delà de la vie sensible, à la recherche de ce qui est "là-bas", que nous sentons, que nous croyons et que nous aimons. Puis il y a le désir brûlant du contact possible, l'envie érotique de voir notre Dieu "face à face" ( Ex.33, 11), de converser avec lui, de trouver la paix parfaite sur son sein. Le cri du bienheureux Augustin : " Seigneur, notre âme est inquiète tant qu'elle n'a pas trouvé la paix en Toi" - Confessions -, c'est le cri du monde entier. La désillusion, le désir d'être délivré de la "demeure terrestre", constitue le caractère permanent de l'humanité, ratifié par l'histoire des peuples. Théologiquement, nous savons que nous vivons sur la terre en tant qu'exilés de la patrie naturelle. Tous, et en particulier, nous, les chrétiens, nous portons en nos âmes, plus forte encore, la mémoire de notre divine patrie. Le sentiment que nous nous trouvons loin de sa beauté et de ses délices, notre nostalgie, composent notre tragédie "sur la terre étrangère", et c'est pourquoi nous "nous pressons de partir pour être avec le Christ" ( Phil. 1, 23). Nous appelons la délivrance. Aucune perversion ne lutte contre la nature humaine comme celle de l'âme sans religion. L'a-religieux est un être monstrueux. Les innombrables religions émanent toutes du sentiment religieux; elles ne sont pas des systèmes philosophiques; elles sont simplement revêtues du manteau de la philosophie, ou, plus exactement, elles contiennent des éléments de philosophie, leur source étant le sentiment et non la pensée. Les systèmes philosophiques naquirent de la nécessité d'expliquer le monde des phénomènes et contiennent d'une manière évidente les germes de l'inquiétude religieuse. C'est pourquoi toutes les religions, avec leurs errements, ont philosophé. Et toutes les philosophies, avec leurs déviations, ont parlé de religion. Toujours est-il qu'elles sont parties de la même cause : l'âme en quête de sa délivrance par la fuite vers ce qui est au-delà du monde. Religion veut surtout dire fuite ou encore rencontre avec l'infini. Le désir de délivrance se présente sous la forme d'une impulsion vers l'isolement, souvent sans explication, sans apologie, tel un désir invincible qui pousse l'âme vers un rivage lointain, sur les cimes pures des montagnes, vers les déserts inaccessibles et profondément silencieux, vers l'inconnu fascinant. C'est exactement le même sentiment qui nous invite à nous tourner vers notre monde intérieur, à converser avec Dieu, à le prier, à écouter en nous l'harmonie muette de l'univers, à nous libérer des choses terrestres, à aspirer à ce qui est éternel. Voilà l'origine du monachisme de toutes les religions, l'explication des ressemblances extérieures dans l'anachorèse et l'isolement. Il n'est rien de plus humain, de plus profond, de plus rempli de grâce en même temps que tragique, que ce désir du coeur : "la fuite", qui exprime l'origine céleste, la misère, la grandeur du roi exilé du Paradis et son inquiétude religieuse, jusqu'à ce queson âme misérable trouve le repos en Dieu. En effet, on peut voir dans les religions, et dans les différentes écoles philosophiques qui ne sont pas dépourvues de l'élément religieux, un émouvant sacrifice de soi, afin de revenir à Dieu, satisfaire un désir de métaphysique et une soif religieuse. Là où l'opaque égarement religieux et philosophique domine encore, des créatures de Dieu, non illuminées, servent avec pureté leur foi et leur idéologie, se soumettant à des traitements rigoureux, à des privations allant jusqu'aux limites de la vie, vivant dnas une continence et une ascèse parfaites. Moines, ermites et adeptes de philosophies, proclament, par leurs oeuvres, la puissance de leur sentiment religieux. Bien que la mère des monachismes soit commune, le monachisme chrétien, lui, est tout-à-fait différent, car il jaillit de la fontaine vivifiante du christianisme, il est "os de ses os" (cf. Gen.2, 23) et "esprit de son esprit". Sa place est totalement distincte et ressort au milieu d'un assemblage de monachisme aux formes particulières. Le théosophe et prince Siddharta, qui plus tard fut Bouddha, troqua sa pourpre pour le pauvre manteau jaune, par sentiment de pessimisme et chercha la délivrance - le Nirvana - à travers des méthodes épaisses en tuant le sentiment de la vie. Les Esséniens, la secte juive éprise de pureté et de culte de la "lettre morte", fuyaient les villes, sans aucune justification plus profonde, "mettant leur fierté dans la chair" seulement et "non en Dieu". Les Stoïciens, qui vivaient comme des moines, pelotonnés avec suffisance dans leur sombre manteau de philosophes, ridiculisent dédaigneusement les vaines occupations de leurs contemporains, trouvant dans la négation leur satisfaction. Le monachisme chrétien s'est formé, lui, dans les divers déserts, non par pessimisme, ni par désir du "culte de la Loi", ni par esprit de vanité philosophique, mais par "l'esprit du Christ" ( 1 Cor. 2, 16), pour un motif nouveau, car c'est "dans le Christ que tout est devenu nouveau" ( Apoc. 21, 5). Le monachisme chrétien a été baptisé dans l'Esprit Vivifiant du Christ, il a été revêtu de la Grâce rayonnante du Christ, d ela puissance de la Vérité, et il scintille de toutes les vertus chrétiennes depuis plus de dix-sept siècles. Il n'y a donc aucun rapport interne entre le monachisme chrétien et ceux qui, chronologiquement, lui sont antérieurs; Aucun emprunt principiel ne leur a été fait; il n'est pas leur copie dans le sein de l'Eglise, comme certains, n'ayant aucune idée des choses religieuses, ont pu le supposer. Chaque monachisme naît comme un enfant du sein de la religion de sa mère; il possède la même mesure de vérité que celle qui l'a enfanté. En conséquence, les moines sont des types particuliers moulés sur leurs religions. Nul ne peut rejeter notre monachisme, formé par les Pères, sans porter atteinte au christinaisme lui-même. Ces deux choses n'en forment qu'une seule dans leur fond et dans leur essence. Ils sont, dirions-nous, consubstantiels. Seule la forme extérieure les sépare ainsi que la mission que Dieu a répartie à chacun d'eux... De tous les instincts créateurs de l'homme, qui correspondent à ses nécessités internes, le monachisme chrétien apparaît comme le seul sain et véritable, car il a été engendré non seulement pour satisfaire le sentiment religieux, mais aussi pour occuper une place organique dans l'Eglise, pour combler un vide, recevoir une mission découlant de l'esprit d'unité en Christ. Ainsi le monachisme chrétien de l'Orient, en tant que saint élan vers la perfection, a embrasé les coeurs des fidèles de l'Eglise du Christ encore dans les langes. Avec le temps, il a pris un caractère d'institution sacrée, se distinguant par la force logique des bases de son existence et par la nécessité de sa fonction. - En somme, Père Chrysostome, quels sont les appuis logiques du monachisme, et comment puvons-nous saisir sa mission? demanda le théologien. - Je ne répondrai qu'à cette seule question, dit le moine, puis nous prendrons congé. L'heure a passé et nous, moines, nous ne pouvons justifier notre absence d'un office. Puisque vous restez demain encore, nous aurons le temps de discuter; Vous en êtes d'accord? - Bien, Père Chrysostome, dit le juriste; - Eh bien, les appuis fondamentaux de notre monachisme, continua le moine, sont les suivants : tout d'abord il puis sa vie dans le christianisme. Ensuite il est en accord avec l'enseignement du Seigneur. Il est présent dans l'esprit de tous les Pères qui l'ont analysé et systématisé d'une manière toute spéciale. Il est spontanément produit par la psychologie de l'âme pénitente, bouleversée et aimante. C'esst un mode de vie spirituel, un moyen de réaliser la perfection chrétienne. Quant à sa mission, nous pouvons la saisir dans le ssein de l'Eglise. Etant un ordre ecclésiastique particulier, le monachisme consacre la majeure partie de son temps à la prière pour lui-même, pour toute l'Eglise, pour "toute âme affligée et meurtrie", pour ceux enfin qui ne prient jamais. Le moine à l'intérieur de la communauté lutte pour son propre profit et pour celui des frères. Débarrassé des soucis d ece monde, " il ne pense plus qu'à plaire au Seigneur" ( 1 Cor. 7, 32). Au nom de ses frères oublieux et ingrats envers Dieu, il adresse des supplications instantes et des doxologies. Il procure "beaucoup de joie dans les Cieux" par sa patience. Et quand, par la Grâce de Dieu, il devient un saint, l'Eglise acquiert un intercesseur de plus auprès de Dieu. Il influence par ses prières le déroulement de l'histoire humaine. Enfin, le monachisme accueille les âmes affligées et blessées "pour lesquelles le Christ est mort"; Il les guérit et les rend dignes de Dieu, "transformant ainsi les indignes en dignes"; Il fournit à l'Eglise des cadres faits non de personnalités érudites, mais d'êtres spirituellemnt parfaits, porteurs des illuminations de l'Esprit Saint, comme l'atteste toute l'histoire de l'Eglise. J'ai terminé, dit Chrysostome. Puis il s eleva. - Vous avez très bien parlé, Père, dis-je. Simplement, succintement, vraiment, avec une remarquable ordonnance architecturale, composée de ces austères colonnes doriques qui forment le Temple...Le reste pour demain, ajoutai-je, et chacun chez soi. Et nous nous quittâmes. X SAINT DENYS L'OISEAU DU CIEL Le lendemain matin, après la divine liturgie, l'Ancien Théolepte, le moine Chrysostome, le théologien, le juriste et moi, sortîmes du monastère pour une promenade à travers les immenses troncs de châtaigniers. Nous ne pouvions rien voir, à part la vive couleur verte de la luxuriante nature et un peu du bleu du ciel, que les intervalles des arbres élancés et au feuillage touffu laissaient apparaître. Dans ce tableau, je vis un symbole dramatique. Nous formulâmes quelques pensées sur la conversation de la veille au soir, pour le prolongement de laquelle l'Ancien Théolepte réprimanda d'une manière délicate le moine Chrysostome, qui reconnut ses torts et demanda pardon. Nous dîmes aussi certaines choses sur l'office de mâtines, sur la divine liturgie que l'on célèbre tous les jours dans les monastères de la Sainte Montagne; Sous la conduite de Chrysostome, nous allâmes à un pavillon byzantin, entièrement recouvert d everdure, entouré d'une multitude d'arbres divers et de toute une flore grimpante, dans lequel nous nous installâmes. Nous échangeâmes des amabilités, puis le théologien exprima sa joie d'avoir été digne d'approcher les trésors de la connaissance en la personne des frères moines, trésors qu'il n'avait pas jusqu'ici assimilés et qui allaient former le matériau pour parfaire ses idées. Le juriste déclara qu'il était envahi par un sentiment d'étonnement après tout ce qu'il avait entendu de la bouche des Pères. Tout cela lui paraissait venir de mondes lointains; Cependant il continuait de demeurer sous l'empire de ses idées rationalistes et avoua que jamais "la loi qui combat l'esprit" et le réduit à ne pas pouvoir penser librement ne s'était dressée contre lui au point qu'il l'avait senti la veille au soir. Il demandait que l'on fût indulgent, si malgré lui il devait continuer à avancer des idées préconçues; - J'accepte sans réserve tout ce que vous avez dit, mes bien-aimés, dit l'Ancien Théolepte. Peut-être serait-ce répéter la même chose si je disais que le sujet du monachisme est très subtil et ses positions difficiles à saisir. Car c'est en lui que la forme du christianisme, en tant que société de fidèles, devient différente. C'est pourquoi nous userons de clémence. Dans la spiritualité du monachisme s'entrelacent solidement des mouvements qui sont au-delà de la raison - et c'est là "la folie de la prédication" (1 Cor. 1, 21) - et sont fécondés dans l'âme les germes mystiques, par la puissance desquels nous pouvons approcher le divin "d'une manière inconnaissable"; Celui qui contemple les manifestations de ces opérations mystiques, qui ne peuvent être vues, se trouve dans une situation que la main profane ne peut toucher. Il faudrait devenir "fou pour le Seigneur", c'est-à-dire se défaire de la raison pleine d'épines, pour devenir digne d'entrer dans la joie des "mystères du Royaume des Cieux" ( Mt. 13, 11). - Ces tendances mystiques, demanda le théologien, à quelle époque apparaissent-elles dans l'Eglise, car il me semble que de tout temps, seule la vie sacramentelle a compté pour les fidèles, mais jamais la mystique ... - Une étude plus approfondie non seulement de la vie des chrétiens des tout premiers siècles, répondit l'Ancien Théolepte, mais aussi de l'enseignement du christianisme, vous convaincrait qu'il existe en lui une abondante mystique; Et admettez, si vous le voulez bien, que c'est grâce à la mystique que le christianisme a survécu. Nos âmes, mon ami, ont besoin de vie mystique; Ne perdez pas de vue, monsieur le théologien, que notre sainte Eglise, qui se trouvait encore dans les langes du nourrisson, a manifesté par ses toutes premières communautés chrétiennes son esprit le plus profond et le plus expressif. Le "paroxysme de l'amour" (Héb.10, 24) et leur vie mystérielle distinguaient ces saintes communautés qui - selon Luc l'historien sacré - "persévéraient dans la prière, rompant chaque jour le pain et communiant avec joie et simplicité de coeur" ( Actes 2, 42-46). Ce sont des éléments constitutifs sur lesquels l'Eglise appuie ses assises les plus solides; Le désir brûlant qui embrasait les coeurs sanctifiés des premiers chrétiens, désir de renoncement parfait aux choses du monde et approche de Dieu, autant qu'il est possible, voilà la preuve la plus convaincante que dans les coeurs purifiés naissent des propensions à la mystique. L'élément dominant dans ces fraternités était la mystique. Nul ne peut affirmer, après avoir étudié cette époque de la longue histoire de l'Eglise, que la vie mystique de ces hommes n'était qu'un simple enthousiasme apparent, sans aucune base de survie. Le fait que l'homme croyant possède naturellement le désir de "partir pour être avec le Christ", ( Phil.1, 23) atteste la justesse de la démarche mystique des premiers chrétiens. La mystique n'est pas une invention du christianisme; Elle a son principe dans le sentiment religieux. C'est pourquoi les religions païennes et orientales n'étaient pas dépourvues de tendances mystiques. En partant donc de l'affirmation que le christianisme s'exprime fréquemment par la mystique, qu'elle existe manifestement dans l'enseignement chrétien, nous parviendrons calmement au terme naturel de notre sujet, c'est-à-dire à nous entendre. Le signe principal de ceux qui vivent mystiquement, c'est le retour de l'intellect de l'égarement des choses du dehors, dans les profondeurs intérieures du coeur. Ce retour présuppose le silence, le calme, l'absence de soucis. Cette méthode a été premièrement enseignée par saint Denys l'Aréopagite, puis par Saint Basile - dans ses Lettres et dans ses traités spirituels, appelés Ascétiques. - . Plus tard, les Pères mystiques l'adoptèrent, la cultivèrent avec soin et lui donnèrent la célèbre forme de la "prière intellective" des hésychastes athonites. - Vous me permettrez, révérend Père Théolepte, par amour de l'exactitude et aussi pour ne pas nous appuyer sur des bases fragiles, de faire remarquer qu'il a été prouvé par des études érudites que les écrits attribués à l'aréopagite Denys étaient de Proclus, le philosophe néoplatonocien du V° siècle et qu'en conséquence ils sont les échos de doctrines néoplatoniciennes et non chrétiennes. - Je sais, mon bien-aimé, dit l'Ancien Théolepte, que les oeuvres de Saint Denys l'Aréopagite, que l'Eglise regarde comme authentiques, sont considérées comme fausses par certains théologiens. Cela est dû à la ressemblance des idées des néoplatoniciens et de la mystique de l'Aréopagite. Mais la tentative faite pour prouver le faux appartient aux protestats, car le livre sur la Hiérarchie Ecclésiastique qui pose le fondement du sacerdoce ne leur convient pas. En tout cas, nous ne devons pas mettre en doute l'authenticité de ces oeuvres mystiques, pour la seule raison qu'il y a resemblance, en certains passages, avec les idées néoplatoniciennes. Saint Denys était grec, d'une très vaste culture, et les théories mystiques des platoniciens de son temps ne lui étaient pas inconnues. Si nous admettons que le saint a christianisé sa culture hellénique, le problème est alors résolu. Sinon, il demeure insoluble, si nous attribuons à un auteur non chrétien l'esprit de ces oeuvres, leurs sujets très chrétiens, et en général toutes ses conceptions mystiques adoptées par les Pères. D'autre part, il n'y aurait pas lieu de s'étonner si un néoplatonicien, aux idées confuses sur Dieu, s'était livré à des études dans le cadre même des dogmes chrétiens, qu'il aurait puisés dans les livres de Saint Denys de l'Aréopage, comme Des noms Divins, De la Théologie Mystique, De la Hiérarchie Ecclésiastique, De la Hiérarchie céleste; Un autre argument de poids pèse en faveur de l'authenticité des écrits en question, c'est la complète harmonie de leur mystique avec l'esprit le plus sain du christinaisme, contrairement au mysticisme malsain et sans fondement éthique de la mystique des religions non chrétiennes. - Sur quoi donc peut-on se fonder pour prouver l'authenticité de ces oeuvres, Père Théolepte, étant donné qu'on en fait mention pour la première fois dans un concile tenu en 533? demanda le théologien. Où donc se trouvaient-elles pendant tout cet intervalle de temps? - Il ne me sera pas difficile de vous répondre, dit l'Ancien Théolepte, tout en tirant de sa sacoche un paquet de manuscrits. Je vais vous lire le prologue que saint Maxime le Confesseur écrivit aux scholies qu'il avait composées pour les oeuvres de l'Aréopagite. Notez que Saint Maxime est, parmi les Pères de l'Eglise d'Orient, le plus grand des théoriciens du VII° siècle, l'homme le plus cultivé de son époque, en mesure d'émettre des opinions de poids sur des sujets de mystique. Voici ce qu'il dit : " Il faut savoir que certains philosophes du dehors, surtout Proclus, utilisent souvent et mot à mot les théories du bienheureux Denys. On doit donc supposer que d'anciens philosophes d'Athènes, après s'être appropriés ses travaux, les cachèrent, afin de se faire passer pour les auteurs de ses divines paroles. Chez eux, cela est une habitude, dit le divin Basile, dans son " Au commencement était le Verbe...", que de s'approprier ce qui est nôtre. Voici textuellement ses paroles : " Je sais qu'ils sont nombreux, ceux qui, tout en étant étrangers à la Parole d ela Vérité, s'enorgueillissent de la sagesse du monde et qui, après nous avoir admirés, osent nous compiler dans leurs propres oeuvres. Le diable est un voleur. Il s'approprie ce qui est nôtre pour le donner aux siens." Voilà donc ce que dit saint Basile..." D'après Saint Maxime, il s'ensuit, continua l'Ancien Théolepte, que la disparition de ces écrits jusqu'au Concile de 533 où il en fut question officiellement pour la première fois, est peut-être due aux néoplatoniciens qui les cachèrent, après s'être appropriés certaines parties de leur contenu, comme on peut le prouver par la copie pure et simple de certains passages qu'en fit Proclus le philosophe et mathématicien du V°siècle qui n'avait aucun rapport avec le christianisme. Ainsi s'expliquent les points de ressemblance entre le néoplatonisme et les idées mystiques des Pères orientaux reçues par l'Eglise et confirmées conciliairement lors des disputes hésychastes sur l'Athos au XIV° siècle, suscitées par le moine calabrais Barlaam et ses adeptes. - Cette question présente quand même beaucoup de difficultés, car de l'autre côté on avance de sérieux arguments, comme celui-ci : comment tout-à-coup, à peine à la fin du premier siècle de notre ère, le "Pseudo" Denys parle de moines qui n'existent pas encore? - Vous avez sans doute en vue, me semble-t-il, les épîtres adressées à Démophile le Thérapeute et à Gaïus, dit l'Ancien. Vous dites qu'au premier siècle, il n'y avait pas de moines que l'on appelait les Thérapeutes? Voici pourtant ce qu'écrit Philon le Juif sur ces ascètes : "...On allait à eux comme chez le médecin, afin d'être délivrés, soignés, guéris des méchantes passions de l'âme ou encore pour le culte pur, sincère, divin de leur religion". Le même dit ailleurs " qu'ils recherchaient la solitude, non par misanthropie, mais pour fuir ceux dont les moeurs étaient différentes des leurs, inutiles et nuisibles". En tout cas, continua l'Ancien, tout cela est chose classée pour la conscience de l'Eglise et nous croyons en l'authenticité des écrits de Denys l'Aréopagite; Nous, nous pensons qu'il est impossible à un esprit angélique, tel que l'auteur des quatre livres que l'on malmène depuis des siècles avec la rude hache de la critique, qu'il lui est impossible de mentir, quand il affirme s'être trouvé aux funérailles de la Vierge, dont il fit la narration, ou en écrivant à Tite le disciple de l'Apôtre Paul, à Jean l'Evangéliste, à Polycarpe, en tant que disciple de Hiérothée le premier évêque d'Athènes. Dans ces écrits, l'Eglise a puisé des enseignements et des dogmes. Par eux, elle a consolidé les opinions de Palamas sur la mystique et sur eux, Jean Damascène a tissé ses hymnes éthérées, pleines de contenu dogmatique. Un tel degré d'hypocrisie qui irait jusqu'à embrouiller les évènements historiques de l'Eglise est vraiment incompatible avec la personnalité divine de l'auteur de la Théologie Mystique. - Vous me permettrez de vous demander, respectable Père, dit le théologien, pourquoi vous vous donnez tant de mal pour démontrer l'authenticité de ces écrits? - En plus du trouble véritable que subirait l'Eglise, si l'on administrait la preuve que ces écrits sont ceux d'un philosophe non-chrétien, la position de la théologie mystique de l'Eglise orthodoxe serait elle-même ébranlée. Je vais vous lire un chapitre des oeuvres des Saints Ignace et Calliste Xanthopoulos, considérés comme les représentants les plus sûrs de notre théologie mystique. Vous pourrez alors vous rendre compte que si les oeuvres de l'Aréopagite étaient rejetées comme fausses, les fondements de notre mystique seraient aussi du même coup rejetés. " Quand l'intellect récupère sa dignité, sa clarté naturelle, simple, essentielle, non morcelée, parfaite en soi, qu'il devient maître de soi, selon le mode qui lui est propre, après s'être affranchi du mouvement et des relations naturelles du corps et de l'âme, il devient alors digne de passer de l'état d'intellect en puissance à celui d'intellect opérant, c'est-à-dire de s'élever au-dessus de la nature et d eprogresser vers l'homme spirituel. C'est alors qu'il revient sans cesse en lui-même et de lui-même monte complètement et d'une manière absolue vers la pensée de Dieu qui est sans forme, sans figure, simple, comme l'a dit Saint Basile. C'est ainsi que l'intellect récupère ce qui était à l'image et à la ressemblance de Dieu et le conserve, puisque devenu intellect. Et de lui-même, directement, intellectivement, il s'unit à l'intellect divin, c'est-à-dire à Dieu et demeure avec Lui. Voilà le travail qui s'accomplit selon le mouvement qu'on appelle circulaire, c'est-à-dire que l'intellect revient à lui-même, se retrouve, s'unifie, puis monte de lui-même vers Dieu. Seul ce mode est réellement sûr, infaillible, souverain, immédiat, union transcendant toute union, vision au-delà de toute vision. L'âme se meut d'un mouvement hélicoîdal, selon sa manière propre, quand elle est illuminée par les connaissances divines, non pas intelligiblement et simplement, mais par des raisonnements discursifs, et pour ainsi dire par de sopérations complexes et progressives. Le mouvement est enfin appelé direct, quand l'âme ne rentre pas en elle-même pour se mouvoir vers l'union intelligible - ce qui appartient, comme on l'a vu, au mouvement circulaire -, mais se tourne vers toutes les choses qui sont autour d'elle et à partir de ce qui est extérieur, comme d'un ensemble de symboles multiples et divers, elle s'élève jusqu'aux contemplations simples et unifiées". Ce que je viens de vous lire, dit l'Ancien Théolepte, est un développement des trois modes de la prière chez Denys l'Aréopagite : circulaire, hélicoïdal et direct. Ce travail du retour en soi a particulièrement absorbé les théoriciens du monachisme de l'Eglise orthodoxe, qui l'ont scellé de leur suprême autorité, au temps de l'acmé de l'hésychasme. Si donc la pierre fondamentale de notre mystique appartient à Plotin, ne pensez-vous pas alors que les Pères ont "battu l'air" ( 1 Cor. 9, 26) ? ... - Qu'il me soit permis de vous rappeler, dit le moine Chrysostome, que si Saint Grégoire Palamas est sorti victorieux des attaques du moine calabrais Barlaam, d'Acindyne, de Grégoras, lors des Conciles de 1345 et 11351, c'est qu'il s'est appuyé sur les écrits pseudo-dionysiens. Sinon, le problème de notre théologie mystique se complique et en conséquence nous avons dans l'Eglise une mystique néoplatonicienne. Saint Maxime le Confesseur, Syméon le Nouveau Théologien, Nicétas Stétathos, Isaac le Syrien, Jean le Climaque, Calliste Télikoudès, Calliste Cataphygiote, Calliste et Ignace Xanthopoulos, Nicodème l'Hagiorite et tout le choeur des Pères qui ont vécu mystiquement et ont écrit sur la théologie mystique reconnaissent l'authenticité de ces oeuvres et donnent à l'Aréopagyte le surnom d'"Oiseau du Ciel". Il est quand même étonnant de constater que les raisons qui ont amené les savants modernes à attaquer l'authenticité de ces écrits, n'aient pas été considérées par une multitude d'hommes sages et saints, autrement plus habilités à porter un jugement et à résoudre la question. Celle-ci est d'une importance capitale, car la position de la théologie mystique de l'Eglise orthodoxe par-rapport au néoplatonisme doit être clairement définie. Le mysticisme néoplatonicien étant un système mystique complet, à la recherche de l'union mystique avec Dieu, et comportant des erreurs fondamentales, ne peut être adapté au climat de la théologie orthodoxe sans être profondément modifié - comme ce fut le cas pour Platon. La théologie orthodoxe a, certes, assimilé des éléments platoniciens, d'ailleurs moins dangereux que la logique scolastique d'Aristote, adoptée comme héraut par l'Eglise latine. Tous deux ont été utilisés, mais comme serviteurs de l'Eglise; Leur esprit a été rejeté par la théologie chrétienne. Seul le "poiétisme"* de Palton, particulier aux orientaux et la scolastique d'Aristote qui correspond mieux à la psychologie des occidentaux, ont été conservés. Mais on ne peut pas dire la même chose de la théologie mystique. " Il s'attachera à l'un et méprisera l'autre" ( Mt. 6, 24). Le mouvement vers l'intérieur, le retour en soi de tous les mystiques, ne peut être pris comme base d'une identification et n'explique rien de plus, si ce n'est que le retour en soi est le produit de l'expérience mystique; Nous ne pouvons, sans danger, supposer - comme l'ont malheureusement déclaré certains de nos théologiens - que les Pères de l'Eglise aient emprunté des méthodes au bouddhisme et au néoplatonisme; D'autre part, le fossé infranchissable séparant Palamas et les Barlaamites est justement dû à la différence fondamentale qui existe entre la théologie mystique orthodoxe et le néoplatonisme - quoique Barlaam ait rejeté ce retour en soi à cause duquel il appelait les hésychastes de l'Athos "omphaloscopes" et les accusait d'attendre que la grâce sortit de leurs narines". - Pour exprimer aussi ma pensée sur notre sujet, dis-je en prenant la parole, je considère que l'observation du frère Chrysostome est très judicieuse, car selon lui, ce qui scandalise les érudits, c'est surtout "la prière intellectuelle", ou la "prière du coeur", qu'ils identifient au retour en soi des néoplatoniciens; Mais si une telle prière devait être le produit d'un Plotin, nous ne pourrions pas alors échapper à la nécessité de qualifier les saints Grégoire le Théologien, Jean Chrysostome, Diadoque l'évêque de Photicée, Maxime le Confesseur et d'autres Pères encore, de néoplatoniciens, pour avoir enseigné la "prière intellective", et de même saint Basile qui, entre autres, dit : " L'intellect qui ne se disperse pas à l'extérieur, qui ne se répand pas à travers les sens, revient à lui-même et de lui-même monte vers la pensée de Dieu qui l'entoure de l'éclat de sa beauté, l'illumine et lui fait oublier jusqu'à sa propre nature. Voilà le pur retour en soi, très clairement expliqué. Toute notre théologie mystique est pour ainsi dire fondée sur les écrits de saint Denys, considéré comme le père de la mystique. A l'époque de l'épanouissement de l'hésychasme en Athos, la "prière intellective" fut largement développée; Tous les Pères contemplatifs ont traité des trois modes de la prière de l'Aréopagite. Et pour conclure, je ferai observer ceci : l'appropriation pure et simple de la pensée néoplatonocienne par les Pères de l'Eglise d'Orient peut-elle être considérée comme possible? Il y a désaccord absolu entre ceux qui ont philosophé sans l'Esprit et nos Pères qui se sont théologiquement prononcés dans "l'Esprit et la Vérité"; Je suppose que ceux qui, sans les avoir étudiés, soutiennent que les écrits aréopagitiques sont faux, rendent un mauvais service à notre Eglise. L'abbé Hilduin en a rendu un bien mauvais à la science, égarant l'Histoire pendant sept siècles, par sa théorie qui voulait que Denys l'Aréopagite fût le premier évêque de Paris. En tout cas, pour nous orthodoxes, la question est réglée. Vous me direz, sans doute, que des lacunes et des doutes subsistent; Nous répondons, nous, qu'il existe des abîmes sans fond, qui vont bien au-delà de la reconnaissance de l'authenticité des écrits et que des questions implacables se posent, devant lesquelles l'attitude la plus sage est le silence respectueux. - Mais quel rapport peut-il y avoir entre le néoplatonisme alexandrin, qui a rassemblé tout un monde de théories jusque là gisantes sur des ruines, et le christianisme apparaissant avec une toute nouvelle vision du monde? dit l'Ancien Théolepte intervenant. Des esprits, certes exceptionnels, entreprirent de sauver le paganisme expirant, avec les vestiges de la philosophie grecque. Ils se sont épuisés dans des tentatives désespérées, afin de relever l'édifice destiné à vaincre le christinaisme, autrement plus riche en idées. Voilà le néoplatonisme. Peut-être ont-ils réussi un instant, mais la pénétrante philosophie de Plotin a été vaincue par la pauvre didascalie des "barbares", comme on appelait dédaigneusement les chrétiens, car Celui qui combattait au premier rang, c'était Dieu Lui-même. Ils sont malheureusement nombreux ceux qui, à la profondeur mystique du christianisme, mêlent les idées mystiques des néoplatoniciens qui interprétaient la religion antique et les mythes eux-mêmes allégoriquement, comme des symboles de morale et de sagesse. Ils ont construit tout un système de mystique pour l'opposer au christianisme. Mais le christianisme ne peut être confondu avec aucune religion et les idées qu'il porte en lui sont la résultante des "divins retentissements" de la Sainte Pentecôte. Tel est, en somme, le rapport de la mystique de notre sainte Eglise avec les "doctrines" de Plotin, de Porphyre, de Jamblique qui sombra dnas la magie. Voilà le rapport entre le christianisme, les religions antiques et la philosophie. Et l'Ancien se tut. - Quelle est votre opinion après tout ce que nous venons de dire? demandai-je. - Sur ce sujet, je ne peux me faire aucune opinion, dit le juriste. - Je suppose, répondit le théologien, que la chose la meilleure est, à défaut d'autre, ce que vous avez dit : l'attitude du silence respectueux. - Et pourtant, dis-je, pour celui qui adhère aux traditions, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux, car il y a la foi. Le silence respectueux, la conscience de l'Eglise l'exige de ses seuls enfants qui ont "une âme double" et qui se laissent influencer par des doctrines qui viennent d'une terre étrangère, qui se trouvent hors du mur d'enceinte de notre orthodoxie. XI VOIS-TU DIEU? Le Géronda Théolepte avait appuyé sa tête toute blanche contre une poutre et élevait ses yeux vers le ciel. Le juriste se tournait de temps à autre vers le bois touffu et le théologien remuait, sans se rendre compte, la tête comme si quelqu'un lui parlait encore; Le moine Chrysostome égrenait machinalment son chapelet entre ses doigts. Moi, pour rassembler mes pensées éparses, "comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes" ( Mt. 23, 37), je m'adonnais intellectivement à la prière monologistique, que nous répétons sans cesse ici, selon la coutume sur la Sainte Montagne : " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous". A ce moment, passait sur le sentier, au-dessus du kiosque byzantin, un moine portant sur ses épaules sa besace d'ascète pleine. Il paraissait bien exténué, et ses vêtements simples et usés trahissaient un ermite, un de ceux qui habitent les cahutes dans les déserts de pierre de l'Athos. - Quel est ce moine? demanda le théologien. - C'est sûrement un ermite, répondit Chrysostome. - Pourquoi ne pas l'inviter ici pour faire sa connaissance? demanda de nouveau le théologien. - Père, Père, lui cria Chrysostome, pourquoi ne pas vous arrêter un moment ici? L'ermite s'approcha du kiosque et s'inclinant avec beaucoup d'humilité, nous adressa la salutation usuelle en Athos : "Bénissez!" - Que le Seigneur bénisse! lui répondîmes-nous. - Pourquoi ne pas vous asseoir pour prendre un peu de repos? dit le moine, et nous faire entendre quelque chose de bénéfique venant du désert, ce nourricier de la philosophie en Christ et de la vie contemplative. - Il me faut aller d'abord au monastère, dit l'ermite. Je suis en nage. Ensuite je reviendrai, si votre charité le veut bien. - Parfait, dit l'Ancien Théolepte; nous vous attendrons; Et l'ascète partit. - Que font ces hommes dans le désert, et comment y vievnet-ils? demanda le juriste. Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque, dit que pour vivre dans le désert, on doit être ou un dieu ou une bête; Que peuvent bien offrir à l'Eglise ces hommes miséreux? - Nos ermites ne sont ni des dieux ni des bêtes, répondit le moine; Les ermites partagent leur temps entre la prière et le travail manuel; Ils sculptent sur du bois dur des croix, donnant au Crucifié, soit volontairement soit instinctivement, Dieu seul sait, une telle expression de douleur à la face très douce du Seigneur, un tel mouvement à son corps, qu'on ne peut pas le regarder sans verser des larmes. Les ermites vivent comme les allégoriques "oiseaux du ciel" (Mt. 6), qui ne sèment ni ne moissonnent et n'amassent pas dans des greniers ce qu'ils ne possèdent d'ailleurs point. Le Seigneur est leur nourricier; Leur vêtemnt est de beaucoup plus beau que celui "des lys des champs", car ils sont "revêtus du Christ" ( Rom. 13, 14). Les vertus, ces couronnes lumineuses invisibles, sont leurs orenements. Ils ont réduit leurs besoins au strict minimum, afin d'être "libres de tout" ( 1 Cor. 9, 19). Ils ont appris à être sages en menant la vie la plus simple, en étant humbles dans leurs pensées. Ils mettent leur joie "dans l'espérance" ( Tite 1, 2) des biens futurs, pour lesquels ils ont renoncé aux biens provisoires et corruptibles - certains d'entre eux "étaient très riches"- et à la "vaine gloire". Ils ont profondément compris la parole du Seigneur : " Comment pouvez-vous croire, vous qui tirez votre gloire des hommes?" ( Jn 5, 41 et 44; 12, 43). L'institution érémitique de la Sainte Montagne est très instructive. Elle est l'ornement de notre Eglise, le "nerf de l'orthodoxie", comme le dit Saint Théodore le Studite. Sans les ermites, il manquerait à l'Eglise ce type de vie qui claironne silencieusement la puissance éternelle de l'esprit et le désir de l'âme qui s'est purifiée dans le Christ. Nos ermites sont des esprits liturges (Héb.1, 14) sur la terre et la mesure de la puissance du christianisme. Ils savent tout espérer, tout supporter, tout subir, et leur amour pour Dieu et pour le prochain ne faiblit jamais (1 Cor.13). Enflammés en esprit, ils persévèrent dans la prière et participent aux nécessités des saints - par la supplication et l'intercession; ils sont en paix avec tous et silencieux en tout. - J'imagine qu'ils mènent une vie de grandes tribulations, car le visage de l'ermite est ossifié, remarqua le théologien; les rides l'ont ravagé avant l'heure. - Certes, dit le moine, leur discipline ascétique est rude, car ils se font violence, comme l'a dit le Seigneur : " Ce sont les violents qui s'emparent du Royaume de Dieu" ( Mt.11, 12), mais ils reçoivent tous les biens qui découlent de la conformité de leur volonté à celle du Seigneur; Ils ressemblent à la veuve de l'Evangile "demandant justice à son adversaire" ( Lc 18, 3). Ils se tiennent sans cesse devant le juge Jésus, afin d'être délivrés au plus vite des passions humaines et pour que brille en leur coeur la lumière de Dieu. Dans leurs prières, ils répètent d'un coeur contrit, la supplication monologistique de notre saint Père Athonite, Grégoire Palamas: " Eclaire mes ténèbres, éclaire mes ténèbres!" Ils parviennent à la sublime sainteté et ne le savent même pas. Ils sont simples comme des enfants, " prudents comme le serpent, purs comme la colombe" (Mt.10, 16); Ils prient pour le monde entier et ignorent la moindre chose concernant leur patrie; La curiosité n'est pas une vertu. Ils croissent de puissance en puissance, et tels des cerfs grimpent jusqu'aux sommets des rochers immatériels du dépassement, où ils s'oublient dans la jouissance de leurs contemplations sacrées. Ne leur est-il pas interdit de se tourner vers le bas? Ils représentent, en somme, la reconnaissance perpétuelle envers Dieu, pour les bienfaits qu'Il nous prodigue; On pourrait même dire que les ermites comblent le vide créé par notre ingratitude, et leur coeur ne se lasse jamais dans les actions de grâces et de louanges, adressées à la bonté suprême, "le soir, le matin et au milieu du jour". - Je suis allé au désert, il y a quelques années, repris-je, pour y respirer l'arôme de la sainteté de nos ascètes et pour y être béni. Un ami ermite m'accompagna jusqu'à la hutte d'un autre ermite, car j'avais entendu dire qu'il était un saint. Il avait l'habitude de répéter du fond de lui-même ces paroles du prophète, quelque peu retouchées : " Seigneur, envoie ta Lumière et ta Vérité. Elles m'ont conduit et m'ont élevé sur ta montagne sainte et dans tes tabernacles". Ses compagnons ascètes disaient qu'il était étrange et acerbe dans son langage. Je lui posai une question : - Comment vous sentez-vous, Père saint, dans ce lieu perdu, dans le perpétuel silence? - Frère, me dit-il, dans le silence se cache la philosophie la plus profonde du christinaisme, et dans notre âme s'opère une ineffable transfiguration; La grâce particulière de l'esprit de silence est indicible, et dans le silence sacré, le son est éloquent. Dans notre voisinage, mon Père, le silence porte le mystère de notre âme qui a la nostalgie de la patrie céleste. Saint Isaac dit que toutes les vertus ensemble ne peuvent être comparées à la vertu du silence. Je suppose que, dans les Cieux, le silence constitue l'harmonie aux sons multiples, en laquelle les saints et bienheureux esprits se dilatent à l'infini, circulent dans les mondes de lumière et en Dieu, dans une douceur incommensurable. Croyez-moi, continua l'ermite, la Vérité qui règne depuis les marches du trône de majesté, qui s'étend jusqu'à l'ombre de la plus petite créature est une : c'est l'Amour. Voilà la source intarissable de laquelle se répandent les flots divine de la Grâce, qui descendent de la cité de Dieu, "arrosant toute la création pour la féconder". C'est elle qui, selon le prophète David, est "l'abîme qui appelle l'abîme." (Ps. 41, 8). L'abyssal est la figure dans l'infini de la vision redoutable de la divinité. C'est l'amour qui enfante et qui conserve tout. C'est lui qui met au monde et nourrit, qui inspire et guide; C'est lui le sceau de la création et le symbole du Créateur, le grand diamnt qui scintille sur le diadème posé au front de la beauté indicible du Très-Haut. L'amour, c'est l'explication de la création. - Comment pouvons-nous, Père, acquérir l'amour en nos coeurs? dis-je, interrompant l'ascète. Comment nous, pauvres créatures, pouvons-nous devenir dignes de l'amour du Seigneur? - Comment acquérir l'amour! dit l'ermite remuant la tête et essuyant avec le bord de son vêtement les larmes qui coulaient. Vous me demandez, pour ainsi dire, comment faire pour que le Christ habite en nos coeurs? (Rom.8, 11; Jn 1, 14). Comment, frère, autrement que par l'amour? Et aussi, comment inviter le Christ à dresser en nous sa tente, si ce n'est en purifiant notre coeur? Et comment réussir cette purification, si ce n'est par la mise en oeuvre des commandements? Et comment, sans larmes, sans prières, sans efforts accomplir ses commandements? Pardonnez-moi, dit l'ermite. Souvenez-vous de ce que disaient nos Pères - l'Abba Longin dans les Sentences des Pères - : " Donne ton sang et tu recevras l'Esprit." Voilà ce que je sais, moi, le ver de terre. J'aurais d'autres choses à dire, mais " la sagesse, nous en parlons aux parfaits" (1 Cor.2, 6). Je pris congé du saint ascète, après avoir baisé sa main droite, pleine de callosités, dues à ses innombrables prosternations. - Les ermites, dit Chrysostome, sont des hommes sa ges. Notre Eglise s'honore d'eux, frères. Ils la fortifient par leur sainte vie, et, selon Palamas, ils sont "les prophètes du Nouveau Testament, les prédicateurs du Royaume qui vient". La vie héroïque qu'ils mènent à l'intérieur de leurs cavernes ou de leurs huttes de fortune, impose le respect. De ces demeures, depuis des centaines d'années, retentissent les hymnes et les cantiques spirituels, et les rochers sur lesquels elles sont blotties, sont les témoins sans voix des lamentations de ces âmes éprises de Dieu. De combien d'ermites, dont les noms sont inscrits dans les Cieux, les ombres n'errent-elles pas dans ces habitations glaciales, à peine ébauchées! Combien de Palamas, combien de Philothée, de Nicéphore, de Grégoire, de Nicodème, combien de saints y vécurent en hésychastes et y terminèrent leur vie dans la prière intellective! - Père Chrysostome, dit le juriste, j'ai entendu des choses étranges sur les huttes des ermites de l'Athos, et j'avais désir de les visiter avec mon ami. On m'a conseillé, avant que d'y descendre, de me confesser. - La vérité, répondit le moine, c'est que certaines sont d'un accès très difficile. Comme l'ascèse, les demeures des ermites ont leur propre rythme. Ces huttes n'ont rien de commun avec les maisons des villages de Grèce. Dans la conception de leur plan, on voit une excentricité originale. Une fente dans le rocher ou une proéminence suffit pour former un "terrain" idéal pour l'ermite. On leur donne le nom de "nids d'aigles", qui leur convient fort bien. Ces huttes sont construites avec un rude esprit architectural, comme l'ascèse. C'est en vain qu'on pourrait y chercher le repos. On a beaucoup écrit au sujet des huttes, mais je doute qu'on ait dit la vérité, car la mentalité des ermites qui les ont construites nous ets inaccessible. Tout d'abord il n'y a pas de logique. La ligne droite, pour l'ermite, n'est pas le plus court chemin. Il préfèrera, tout-à-coup, grimper plutôt que marcher sur des sentiers praticables. Les ermites ne sont pas téméraires; "tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu" (Mt.4, 7). Ils ne sont pas des adeptes du dogme "vivre dangereusement", mais ils considèrent le danger comme un élément de progrès moral. Celui qui descend dans les cahutes, à l'aide de chaînes, pour la première fois, frémit encore après de nombreuses années, à ce seul souvenir. Hommes étranges. Ils éévitent "l'avenue" déserte, facile, sans obstacle, et éprouvent une satisfaction particulière à se cramponner à des chaînes, et à monter, monter pour atteindre leurs grottes. Qui sait? Peut-être pensent-ils avec plus de justesse que nous? Chaque hutte d'ermite de la Sainte Montagne est un autel embrasé, sur lequel seul domine le divin. Ce sont des temples disséminés, sur le sol le plus sacré et le plus pur. Les moines en sont les sacrificateurs. Beaucoup de huttes se sont tellement intégrées aux rochers, que les étrangers qui côtoient les sommets n'en soupçonnent pas l'existence. Huttes et rochers ne forment qu'un seul corps. Il est impossible à un homme de vivre dans les conditions du désert, s'il n'est pas à moitié nourri par le Ciel. Les ermites sont des hommes de grande résistance. Dans leurs huttes, on voit une harmonieuse disposition d'objets les plus insignifiants, et qui dans sa simplicité pourrait être comparée au plus beau style décoratif. Chaque objet pris à part et tous ensemble, dans la hutte érémitique, parlent profondément à l'âme! Ils prennent une telle expression mélancolique qu'on croirait que l'esprit pessimiste de l'Ecclésiaste : " Vanités des vanités, tout est vanité " est venu s'y égarer. L'esprit du deuil en Christ recouvre comme un voile les huttes des ermites. Si les villes mettent leur fierté dans l'élégance des lignes de leurs édifices, la Sainte Montagne se vante, elle, des imposants monastères plusieurs fois centenaires comme de ses humbles huttes. Mais si le moine devait se glorifier dans le Seigneur de quelque chose, que serait-ce, sinon des vénérables vestiges de l'Eglise antique et de ce qui reste de la splendeur de la civislisation byzantine, conservés avec beaucoup de piété par les saints monastères de l'empire? Et pourtant! C'est par réflexion que toutes ces choses nous font briller. Elles sont une gloire, certes, mais celle du passé. Car nous possédons aussi un présent glorieux : " les nids" de nos ermites-aigles. Les huttes des hésychastes de l'Athos, ô mon Dieu, combien sont précieuses à tes yeux! Et combien Ton Esprit s'y complaît! Mais n'est-ce pas d'une hutte qu'a jailli le Royaume de Dieu? N'êtes-vous pas d'accord, frères, continua le moine Chrysostome, que c'est bien d'une hutte qu'a jailli le Royaume de Dieu et non d'une magnifique demeure? - Non seulement d'une hutte, dit le théologien, mais ce qui est plus paradoxal, c'est que pour le Royaume des Cieux, la terre s'est mystérieusement rétrécie, en accordant parcimonieusement à son Seigneur une petite grotte, " car il n'y avait pas de place à l'hôtellerie!" (Lc 2, 7). Quelle chose étrange! Un certain apologète du christinaisme a pu dire : " Si nous devions inventer la religion et la révélation, jamais nous n'aurions pu inventer une révélation aussi humble, qui commence par la naissance d'un enfant dans une grotte pour aboutir à sa mort sur la Croix, condamné par un peuple que méprisait l'humanité". La Révélation ne serait pas la Vérité, si elle ne contredisait pas notre raison orgueilleuse et corrompue depuis la chute morale et la perversité de la vie dues à la désobéissance. Et Pascal tonne : " Reconnaissez donc la Vérité de la Religion dans l'obscurité même de la religion". Toutes les choses, pour être grandes, se doivent d'être humbles. - Puisque nous parlons de la grotte, de huttes, d'ermites, voulez-vous que je vous parle de mon ami Nicodème, l'ermite de bienheureuse mémoire, en attendant le retour de l'ascète? dit le Géronda Théolepte. Ce saint ermite a été depuis ma jeunesse et jusque dans ma vieillesse "errante", le guide lumineux et le modèle le meilleur de la vie monastique; Je ne puis penser à lui sans émotion et reconnaissance. Jusqu'à sa mort, il m'a honoré de son amitié. - Nous vous serons reconnaissants, Père, dit le juriste, se faisant l'interprète de tous, si vous nous racontez une histoire sur les ermites que vous avez connus et approchés au cours de votre longue vie sur la Sainte Montagne. Le Géronda Théolepte, comme s'il revoyait le passé, commença à parler d'une voix profonde et avec toute sa simplicité raconta l'histoire suivante : L'ermite Nicodème a vécu cinquante années consécutives dans un de ces "nids d'aigles", dans les ermitages situés sur les sommets sud-ouest de la Montagne de l'Athos. Durant cinquante années entières, il a écouté, du haut de son "divin observatoire" le profond silence du désert. Au cours de tout ce temps, il a vu le soleil, qui éclairait sa sainte et héroïque vieillesse, se lever toujours au même endroit, entreprendre la même course bienfaisante "au-dessus des justes et des injustes" (Mt.5, 45). Durant autant d'années, il a vu sa hutte baigner dans l'océan de la douce lumière des astres et de la lune. Dans quelle béatitude ne nageait-il pas! Il se sentait déjà dans l'antichambre de la joie éternelle. Combien de fois ses ferventes prières ne sont-elles pas montées au Ciel, accompagnées du vacarme des bourrasques de l'Athos! Et combien de fois ses de profundis spirituels, tels le bruissement des ailes angéliques, ne se sont-ils pas étendus sur le calme indicible du désert, à l'heure du concert harmonieux des esprits, au cours des nuits blanches et sacrées de la Sainte Montagne! Mon ami Nicodème l'ermite avait environ soixante-dix ans. C'était une figure vénérable, éclairée par les reflets sacrés de son âme purifiée dans le Christ. Sur le visage de cet homme saint se personnifiait la douceur et se reflétait le calme puissant de l'amour divin de son coeur. Il avait l'habitude de toujours se taire. Son silence enseignait avec éloquence et quand il me parlait, c'était avec lenteur et gravité. A vrai dire, il me captivait. De son visage émanait un éclat indéfinissablenet à tel point que mon imagination, insensiblement, me transportait sur le Mont Thabor. Mon Dieu, quel homme indescriptible était ce Géronda ascète! Sa chevelure, longue et blanche comme neige, encadrait avec une candeur sensible sa sainte figure et descendait en épaisses boucles ondulées sur ses épaules. Sa barbe bien fournie et blanche comme du coton, coulait tel un fleuve, d'un mouvement calme, sur son vieux manteau monastique. Dans toute sa blancheur, mon ami rappelait une figure biblique. Malgré sa simplicité d'ermite, toute sa personne exprimait la noblesse d'un sénateur romain. En lui s'associaient l'austère mesure d'un philosophe grec et l'attrayante douceur d'un saint de la Thébaïde du IV° siècle. Sa vie était pure comme le lys. Dans son aspect, il y avait la simplicité et l'innocence de l'enfant, mais dans ses pensées, il était très profond. Il avait reçu une rare éducation chrétienne et une culture très raffinée. Il avait pénétré l'esprit des Pères, qu'il avait aimés dès son jeune âge et connaissait bien les auteurs anciens de la Grèce. En particulier, il estimait le lumineux idéalisme de Platon et avait beaucoup de respect pour la sobre philosophie morale de Socrate. Et c'est dans les profondeurs de son coeur, à la lumière de la toute sainte Croix du Seigneur, qu'il résolvait "les ombres", c'est-à-dire la philosophie qu'il nommait de ce nom. Son amour arrosait sa pensée. " Je suis crucifié avec..." me disait-il souvent. Le Géronda respirait : "...Jésus, Jésus Christ crucifié" ( 1 Cor. 2, 2). Oh, la Croix! Pour mon ami l'ermite, c'était l'unique amour. Que de choses ne disait-il pas sur la Croix! Le culte mystique de la Passion du Crucifié le plongeait dans l'extase. Un soir, il me parla d'un certain ermite que l'Eglise latine honore comme saint, Saint Fra,çois d'Assise, et dont l'amour passionné pour la Croix du Seigneur et son désir ardent de participer à sa Passion le faisaient souffrir à tel point en esprit que les marques de la couronne d'épines du Seigneur furent gravées sur son front, tandis que sur ses mains et ses pieds apparurent les trous des clous, de même que sur son flanc, la blessure de lance. On dit que ses compagnons ascètes virent toutes ces marques quand le saint s'endormit dans le Seigneur, acheva lentement le Géronda. Puis il se tut. Moi, je fus plongé dans l'étonnement. - Père, osai-je, croyez-vous que... -Non, dit-il, moi je n'y crois pas particulièrement, parce que le dogme est mis en cause. S'il s'agissait d'un orthodoxe, pourquoi n'y croirais-je pas? - Mais pourquoi m'avoir dit cela, observai-je, puisque... Le vieil ascète ne répondit rien. Il s'était plongé dans son silence. Cette histoire me fit grande impression, me bouleversa, pour parler clairement. Je tourmentais mon esprit pour savoir pourquoi au fond il m'avait raconté une histoire à laquelle il ne croyait pas? Faisait-il allusion à lui-même? Je considérais que toute chose était possible pour mon saint ami. Comment ne l'avais-je pas remarqué au cours des quinze nnées où je le visitai régulièrement? Je savais que le Géronda était un sage et que sa parole était toujours grave. Je l'examinai avec le désir de voir sur son frontles traces de la couronne d'épines et sur ses mains et ses pieds les marques des clous et sur son côté, "oui, sur son côté", mais comment palper? L'ascète était assis tout près de la petite fenêtre de sa hutte, sa tête toute blanche appuyée sur sa poitrine. Réfléchissait-il? Priait-il? Moi, j'étais envahi par une agitation, une envie irrépressible de savoir. Le soleil venait à peine de se coucher. Je quittai ma place, m'approchai de l'ermite et commençai à examiner sa sainte tête, ses mains et ses pieds. Mais le bruit que fit mon siège le tira de sa méditation. il se tourna vers moi et vit mon regard fixé sur ses mains. - Que cherches-tu, frère Théolepte? me demanda-t-il. Et moi, bégayant à cause de ma curiosité, je répondis : - A voir la "marque des clous", Père. L'ermite me regarda attentivement, puis fondit en larmes. Sans le vouloir, je pleurais aussi. Un long temps passa dans cette lamentation silencieuse. Sur la voûte céleste bleue, commençaient à scintiller les étoiles. La cellule pauvre de mon ami répandait les parfums délicats du "sacrifice vespéral" ( Ps 140, 2) et tout doucement se recouvrait d'ombres sacrées. Mon ami Nicodème l'ermite était sans doute né pour ne jamais mourir ou semblait être né pour la vie. Il était aussi pur que le teint ocre jaune de son visage. Et comme il avait surgi au milieu des épines et des broussailles " comme le lys dans la vallée" (Cant.2, 1), Celle qui protège l'innocence, Marie la Toute -Pure, avait appelé l'ermite, dès son âge tendre, à venir dans "son jardin", la Saint Montagne, afin de garder ses vêtements sans tache. Dans "l'angélologie" monastique, il y a des histoires extraordinaires. Au cours des siècles, des ascètes spiritualisés par l'amour divin furent dignes d'être servis et nourris par un ange. J'ignore si mon ami Nicodème l'ermite jouissait de cet honneur. Mais j'étais en mesure de croire "qu'il avait été abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges" (Héb. 2, 7). Il était un ange incarné. Au début de nos relations, je n'arrivais pas à le comprendre. Je me souviens encore, il y a de cela quinze ans - c'était au cours d'un entretien -, il se tourna tout-à-coup vers moi et me posa une question inattendue : - Frère Théolepte, est-ce que tu vis? Je le regardai avec étonnement. - Père, lui dis-je, oui, je vis. Il remua énigmatiquement la tête. - Et tu vois Dieu? reprit-il. Sur son visage, je m'en souviens fort bien, se répandit une lueur nuancée de soleil couchant. - Mais Père, répondis-je embarrassé par sa question inexplicable, "nul n'a jamais vu Dieu" (Jn 1, 18)? Comment pouvez-vous donc dire si... - Mon enfant, dit-il, crois-moi. Dieu peut être vu. C'est-à-dire Sa Lumière. Le Seigneur n'a-t-il pas dit : " Celui qui m'aime sera aimé de mon Père et je me ferai connaître à lui?" (Jn 14, 21). Et nous nous tûmes pour longtemps. Pour résumer, je considère ma rencontre avec l'ermite comme vraiment inexplicable. Je le visitais deux et même trois fois l'an et mon séjour auprès de lui ne dépassait jamais deux jours et deux nuits. Oh! Que de choses il me disait! Il avait pour moi un amour particulier; pour moi il interrompait son compagnon, le silence. Dans les environs de son repère, il n'était pas connu de tous les ascètes. Certains d'entre eux se plaignaient de le voir les éviter; Et il leur disait : - Frères, le Seigneur sait combien je vous aime. Et, de nouveau, il rentrait dans son silence. Je l'ai souvent supplié de me raconter sa vie et de me dire pourquoi il était devenu moine. Il me promettait de satisfaire ma curiosité, mais après sa mort seulement, car je devais être son héritier spirituel et celui de sa bibliothèque, de ses manuscrits et de sa biographie. C'est ainsi que je devais être informé. Lors de mon avant-dernière visite, au début du printemps, à l'heure où je me péraprais à quitter sa hutte, après un séjour de quarante-huit heures, il me dit : - Frère Théolepte, qui sait si nous ne nous voyons pas pour la dernière fois? - Non, Père, dis-je? Que cela ne soit pas. Je m'agenouillai, suivant mon habitude, devant lui, et il me bénit, m'embrassa sur le front avec une émotion évidente. Moi, les yeux pleins de larmes, je baisai sa main droite, pris mon bâton de route et avant que ne se couchât le soleil, je partis pour notre saint monastère, l'âme rebaptisée dans cette mystagogie sacrée, et attristée aussi par sa prophétie énigmatique. Des jours passèrent et je m'informai de la santé de mon ami auprès des ermites pauvres qui visitaient notre monastère. Cinq mois s'écoulèrent. Un matin, arriva au monastère un disciple de mon ami l'ermite qui me remit un étrange pli de sa part. Je l'ouvris avec impatience et lus ce qui suit : " Théolepte, mon enfant dans le Seigneur. Le Seigneur m'appelle. Je suis plein de joie, car je m'en vais vers La lumière sans déclin. Si je trouve miséricorde auprès de mon Maître, je prierai pour ta charité. Viens au plus vite, peut-être me trouveras-tu encore. Sinon, je t'embrasse du saint baiser et te lègue ma bibliothèque, mes manuscrits et mon autobiographie. Réjouis-toi, frère, et souviens-toi des "marques de mes clous". Ton ami Nicodème l'Ermite. XII LA MORT D'UN SAINT La mort d'un ascète, mes bien-aimés, ne comporte pas ce deuil déchirant des morts ordinaires. C'est la fin paisible d'une belle vie, remplie de foi, et le commencement d'une marche sûre vers l'éternité sans fin. Pour l'ascète, la mort est le signe quotidien vers lequel il se dirige et qu'il regarde avec une ssecrète nostalgie. Mais pour les frères et les amis de son entourage, le départ d'un homme saint représente vraiment une perte incalculable, du moins du point de vue de la réalité sensible. La vie terrestre pour l'ermite est quelque chose de plus qu'un drame, puisqu'en toute conscience, il mène un combat inexorable et dangereux "contre les principautés et les puissances des ténèbres" ( Eph.6, 12); Cependant, le drame de cet athlète caché se transforme en une mystagogie divine. Un moine célèbre a dit que "le chrétien doit sentir l'agonie du Seigneur au Jardin de Gethsémani". Cela arrive rigoureusement au véritable ascète. C'est le "martyre de la conscience". Si pour les hommes vraiment grands, la lutte, malgré sa grandeur et ce qu'elle a de divin, est quelque chose de tout à fait dramatique, la mort est, sans aucun doute, une délivrance; elle est l'ultime bénédiction du Ciel; " la mort est un repos pour les justes" (Sag. 4, 7). Avec ces réflexions et sentiments-là, les yeux remplis de larmes, je pris mon bâton de pélerin et me mis en route pour le lointain désert de l'Athos. Je sentis mon pauvre être participer à cette heure à un mystère. Un viellard tout blanchi, dont la vie avait été une prière perpétuelle, un sublime chant chrétien, m'appelait à me tenir auprès de sa couche mortuaire, pour entendre ses derniers soupirs. J'avançais d'un pass alerte vers mon ami Nicodème l'ermite qui "s'en allait". J'étais seul et je parlais sans arrêt; Mon Dieu, disais-je, comme toutes les choses acquièrent une transparence sacrée, quand le coeur humain pleure de chagrin par amour! Comme tout parle de l'amour, quand nos coeurs deviennent enfantins! Comme tout s'apaise, tout entre dans le repos paisible, dans la lumière sainte et éblouissante, surtout quand on chemine vers un mourant saint et bien-aimé. Quels cantiques te chanterai-je, ô Nicodème, mon frère? Avec quelles mains toucherai-je ton corps immaculé? Comment t'ensevelirai-je, ô vénérable et très aimé ermite? Et j'éclatai en sanglots. Après une marche de quatre heures, je parvins à l'ermitage de l'hésychaste. Avec la liberté du familier, j'ouvris la porte de la cour de l'ermitage divin de mon ami. un parfum d'encens et le murmure de la psalmodie ravirent mes sens. Certainement, pensai-je, l'ermite est en compagnie de frères; En cinq enjambées, j'étais sur le seuil de la hutte. Par les prières de nos Pères saints! cria-je. De l'intérieur se fit entendre l'Amen! D'un coup, je me trouvai devant une majestueuse icône liturgique. Trois hommes austères et doux, deux aux cheveux blancs et un plus jeune, revêtus de la tenue monastique, entouraient la couche rudimentaire de mon saint ami et chantaient et lisaient le psaume : " heureux ceux qui sont intègres dans leur voie..." (Ps. 118). L'ermite était étendu, les mains croisées sur la poitrine, les paupières mi-closes. Il attendait dans le calme le plus grand, dans la sérénité, que la voix du Seigneur lui dise : " Bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle dans les petites choses, je vais t'établir maintenant sur de grandes" (Mt.25, 21). Dès que j'apparus à la porte, je saluai les vénérables Pères, lesquels se tournèrent vers moi et sans interrompre la psalmodie, me rendirent mon salut en inclinant la tête. Ils semblaient apparemment me connaître, car le plus ancien fit signe au plus jeune d'avertir mon ami Nicodème l'ermite de mon arrivée. Dès que le Géronda eut entendu mon nom, il ouvrit les yeux et, me voyant près de lui, il sourit alors que les larmes coulaient sur ses joues. Je m'inclinai très bas et baisai avec piété son front innocent. Les prières et les psaumes terminés, j'adressai des paroles amicales aux présents qui me firent part d'une certaine recommandation de mon ami, vers lequel je me tournai. - Comment vous sentez-vous? demandai-je en m'approchant le plus près possible de son oreille. Il sourit; Puis, lentement et profondément, il répondit d'une voix à paine perceptible : - Je pars; " Nul d'entre vous ne vit pour lui-même et nul ne meurt pour lui-même; Si nous vivons, c'est pour le Seigneur, si nous mourons, c'est aussi pour le Seigneur; Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur" (Rom.14, 7-8). Toi, mon bien-aimé, garde le dépôt de l'amour. Et il se tut. Un instant après, il reprit : - L'amour, frère. Et il se tut encore. Moi, je pleurais. Lui, après avoir soupiré profondément, fit un dernier effort pour rassembler ses forces qui l'abandonnaient. Il leva sa main droite, comme s'il voulait dire quelque chose. Je me penchai sur son visage, prêt à écouter. Un grand silence régnait dans la hutte. D'une voix éteinte, par le seul son du souffle, par le regard fixé sur un crucifix de bois, il put juste articuler ces mots : - L'amour, frère Théolepte, l'amour... Sa main droite retomba lourdement sur sa poitrine. Epuisé, il ferma les yeux et respira lentement. Les Pères suivaient la scène. - Il approche, dis-je. -Oui, répondirent-ils. -Tout est prêt pour l'ensevelissement? ajoutai-je. Ils répondirent affirmativement par un signe de la tête. - Le prêtre? demandai-je. Ils me montrèrent le plus vieux d'entre eux, qui avait porté les saints mystères à l'ermite juste avant mon arrivée. Subitement le visage de l'ermite s'illumina. Il ouvrit les yeux, remua la tête en signe de salut et balbutia : -Viens! Amen! Et il rendit son dernier souffle, son âme toute sainte. XIII SOUFFRIR NON SOUFFRIR : L'ASCESE ORTHODOXE Celui qui n'a pas vu mourir un saint, ne peut se faire aucune idée claire sur la vie, la mort, l'immortalité. La mort d'un homme saint est pleine d'enseignements. Nous passâmes la nuit à veiller et à prier pour le défunt. Le lendemain, nous chantâmes tout l'office funèbre des moines, ensevelîmes la sainte dépouille de ce héros de la foi, avec beaucoup d'honneur et de simplicité. Nous échangeâmes quelques penséeset deux heures après, selon le "testament", après avoir pris quatre ou cinq livres de mon choix, j'emballai les quelques manuscrits volumineux, la biographie de mon ami Nicodème, maintenant chez les bienheureux, je saluai, et retournai au monastère, laissant aux vénérables Pères le soin d'installer un autre frère dans la hutte. J'oublie de signaler que je me mis avec soin à la recherche des "marques des clous", dont il m'avait parlé si énigmatiquement; mes efforts furent vains. En vain, je tâtai ses mains, ses pieds, son côté, pour y trouver les "marques". Je fus donc persuadé que mon ami Nicodème m'avait parlé allégoriquement et je conclus que les "marques", chez l'ermite, étaient vécues dans sa substance, au fond de lui-même, qu'elles étaient son doux martyre quotdidien, la tyrannie de l'amour du Seigneur, qui "nous a donné à nous indignes,non seulement de croire en Lui, mais de souffrir pour Lui." (Phil. 1, 29). Dès mon arrivée, le soir au monastère, et malgré ma fatigue, la veille, la marche, , je me livrai avec une pieuse curiosité à l'examen des manuscrits. Je pense que vous seriez privés d'un véritable profit, dit le Géronda Théolepte tout en tirant de sa besace un manuscrit, si je ne vous lisais pas quelques extraits de l'autobiographie pleine de simplicité et de sincérité de Nicodème l'ermite. Je vais, selon mon choix, vous lire les passages qui vous permettront de mieux saisir les caractéristiques de son âme sainte. Et il se mit à lire: "...C'est à la suite des instructions de ma pieuse mère et des lectures des saints livres de notre Eglise, dès mon jeune âge, que je pris conscience de l'instabilité de la vie présente et crus en la vérité, en la bonté, en la beauté de notre Dieu Eternel. Une force intérieure m'informait, "par la Grâce", de la divine adoption qui nous était réservée. Lorsque je mesurai le degré de pureté de coeur que le Seigneur exigeait de nous, je pleurai de joie et de crainte. De joie, pour l'abondante richesse de la bonté du Seigneur, de crainte, pour le risque de tomber hors de son Amour." "Son amour pour moi et mon amour pour Lui, pour Lui qui fut crucifié pour moi, absorbaient toute ma pensée, et mon coeur veillait sans cesse". "Après la fin de mes études, devenu adolescent et avec une conscience mûre, je voyais et sentais mon avenir; Une force invisible me poussait vers les déserts lointains, afin de ne plus penser, de ne plus sentir, de ne plus vivre qu'en Dieu. La soif de l'absolu me brûlait". Parallèlement, j'étais dominé par l'amour de mes semblables, de ceux qui croyaient comme moi, des frères du Seigneur. Je considérais mon séjour au milieu du monde comme un devoir impérieux; Mais comme ce devoir eut consisté en questions pratiques et que mon activité bienfaisante envers un, deux ou trois ou plusieurs frères eût été limitée dans sa portée, je n'aurais alors trouvé ni le repos de mon esprit, ni à désaltérer ma soif d'idéal". " Mon être tout entier était divisé en deux, par deux forces contraires; Le devoir et le désir divin déchiraient mon âme malheureuse. Mon devoir - c'était la juste raison - me disait que l'isolement, c'était de l'égoïsme. Le désir divin - la force du sentiment - me persuadait que par l'amour pour le Seigneur s'accomplissaient tous les devoirs envers les hommes. Au milieu de ce combat angoissant, je voyais dans le désir divin une vérité qui ne pouvait être démontrée et dans le devoir, un ordre stérile. Mon Dieu, montre-moi la voie où il me faut marcher. Mais je te rends grâce, Seigneur. L'amour est sorti vainqueur". "...Voilà notre victoire, la foi engendrée par l'amour" (1 Jn 5,4; Gal. 5, 6). Sur ce sujet, l'ermite écrit beaucoup de choses. - Quelle surprise vous nous avez réservée! dit le théologien avec enthousiasme. Cette histoire est un poème, une rhapsodie. Dans la personne de l'ermite Nicodème, je vois les caractéristiques de la perfection de l'homme. De la manière dont vous l'avez décrit, vous avez laissé entendre que vous avez beaucoup de choses communes avec l'ermite, à part bien sûr que vous êtes plus causeur et plus communicatif. - Je vous remercie, dit le Géronda, mais ne dites pas de telles choses; n'identifiez pas le saint avec mon indigence. Sinon vous ignorez ce qu'est un saint et un pécheur. - L'idée d'une parenté entre l'ermite et François d'Assise dans leur culte de la Croix m'est également venue à l'esprit, dit le théologien. Mais nous, orthodoxes, n'avons-nous pas une mentalité différente quant à la vision de l'oeuvre salvatrice du Seigneur? - Dans un sens vous avez raison, répondit le Géronda Théolepte. Certes, la personnalité de mon ami Nicodème se présente manifestement comme mystique, mais si l'on n'expose pas l'ensemble de sa pensée et si l'on ne met l'accent que sur un de ses aspects, sur le seul amour de la Croix, on court le risque de mal interpréter la manière dont il se sentait vivre "en Christ". Il est vrai que l'ermite Nicodème aimait extraordinairement la Croix du Seigneur et il paraissait "souffrir avec" le Christ qui était cloué, comme Lui douloureusement et toujours crucifié. Malgré cela, mon ami l'ermite n'était pas un de ces types mystiques de l'Eglise latine, qui ressentent snas discontinuer "l'agonie du Seigneur au jardin de Gethsémani", qui toute leur vie durant "souffrent avec " le Christ. On sait que l'Eglise orthodoxe a un mode de penser différent; Elle conçoit d'une façon très spéciale la délivrance du genre humain accomplie par le Seigneur. Cette différence est encore plus accentuée dans le domaine de la théologie mystique, où la spiritualité des deux Eglises se présente comme sculptée par les mystiques. L'histoire de l'ascète de l'Eglise latine, que m'a racontée l'ermite Nicodème - bien que je ne puisse encore expliquer pourquoi il a pris comme symbole de l'éros divin un exemple occidental - exprime avec éloquence l'esprit de ses moines, de ceux qui véritablement sont moines, car cet ascète n'était autre que François d'Assise, le type le plus représentatif des moines occidentaux et qui - fait caractéristique - a vu le Crucifié porté sur les ailes des Chérubins. Si l'Eglise latine a mis un fort accent sur la crucifixion du Seigneur, c'est qu'elle n'a pu la dépasser et aller jusqu'au triomphe de la Résurrection comme l'Orient orthodoxe, purement tendu vers la Lumière qui a rempli "le Ciel, la terre et l'enfer", et qui a produit des vies conformes à sa spiritualité. D'où les "douloureux" témoignages de François d'Assise, de Joachim de Flore, d'Ignace de Loyola, de Bernard de Clairvaux, de Jean de la Croix et d'autres mystiques occidentaux, qui "souffrirent avec" le Christ souffrant sur la Croix, poussant la douleur jusqu'à l'autoflagellation, et la frénésie religieuse de ces masses entières qui parcouraient les routes d'Italie, menaçant la sécurité publique et la morale, par les excentricités des saccati et des apostoli; Henri III de Germanie se flagellait au cours des fêtes officielles avant de porter la couronne. Tout ceci est un élément significatif de la psychologie des occidentaux. Mais l'ermite Nicodème a été le disciple des Pères mystiques de l'Orient, de Palamas, de Diadoque, de Maxime le Confesseur, de Nicodème l'Hagiorite, de Syméon le Nouveau Théologien. Leur mystique brille de la divine Lumière de la Résurrection et du Message Joyeux de l'Ange : " Réjouissez-vous" ( Mt.28, 9). Je vais vous lire aussi ce qu'écrit un de nos plus grands mystiques, saint Syméon le Nouveau Théologien, dit le Géronda, pour que vous puissiez vous faire une idée de la qualité de la mystique de l'Eglise orthodoxe : " Je me délecte de ton amour et de ta beauté. Je suis rempli de bonheur et de joie divine. Je participe à la lumière et à la gloire. Mon visage brille comme la face de mon bien-aimé. Tous mes membres deviennent lumineux et je suis alors le plus beau parmi les beaux hommes, plus riche que les riches, plus fort que les forts, plus grand que les rois et plus précieux que n'importe quelle créature de la terre et du Ciel. Car mon esprit plongé dans ta Lumière s'illumine et devient Lumière semblable à ta gloire. Il devient ton intellect, car celui qui est digne de devenir tel, est également digne de posséder ton intellect et de s'unir à Toi indissolublement". La mystique orthodoxe ne croit pas que ce soit par les "souffrances " qu'elle participe à l'oeuvre salvatrice. Cette pensée caractérise plutôt les occidentaux. C'est par l'humilité et par l'amour qu'elle atteint la "délivrance éternelle"(Héb. 9, 12). Ainsi donc, dit le Géronda Théolepte, achevant ses remarques, feu mon ami Nicodème - que sa bénédiction soit sur moi - était bien un fils fidèle de l'Eglise orthodoxe, dans toutes les manifestations de sa vie : en tant que chrétien, en tant que moine, en tant que mystique. - Je voudrais vous demander, Père Théolepte, pour compléter, dit le théologien, comment tous ceux qui vivent intérieurement la vie mystique ne courent-ils pas le danger de l'égarement, loin de la vérité de l'Eglise, en s'abandonnant aux énergies de leur coeur, en trouvant leurs délices dans "les contemplations", en s'enfermant en eux-mêmes pour goûter aux plaisirs spirituels? - Voici que l'ascète arrive, dit le Géronda. Il va dénouer nos difficultés, car ce sont les ermites et non ceux des monastères, qui connaissent par expérience et théoriquement tout ce qui regarde la mystique. Nous, c'est par la raison nue seulement et non par le "sens du coeur", que nous connaissons certaines choses, c'est par des études, parce que ce sujet se trouve dans le cadre de nos recherches. N'est-ce pas ainsi, frère et combattant Chrysostome? - Oui, Père, c'est bien comme vous venez de le dire, répondit le moine. L'ermite arriva au kiosque, monta les marches, s'inclina très humblement et s'assit dans un coin. Son ascèse avait creusé ses joues, ses veilles avaient enfoncé ses yeux, ses jeûnes avaient apposé leur sceau sacré sur sa pâleur et ses prières perpétuelles avaient donné au visage ascétique de l'ermite, je ne sais quelle térnge grandeur. Oh! Combien le spectacle des ermites de l'Athos est saisissant! C'est un sujet de joie pour les yeux. La littérature monastique les appelle anges incarnés. Diogène, le philosophe cynique, traversant le désert, eût certainement éteint s alanterne. Certes, l'ermite ne peut servir de modèle parfait au profane, mais si le monde chrétien s'approchait de l'esprit de sacrifice de ce type particulier de fidèle, il pourrait davantage approcher le Christ, devenir plus conséquent dans la religion, plus utile à lui-même et au prochain, en un mot, plus capable de rejeter l'hypocrisie, ce vêtement bon marché des âmes tièdes. - D'où venez-vous, frère? demanda le moine Chrysostome. - Du désert, répondit l'ermite en baissant les yeux selon l'habitude des ascètes, quand ils parlent. - Vous avez apporté le produit de vos travaux manuels pour le monastère? - Oui, c'est une commande du saint higoumène. - Si ce n'est pas indiscret, de qui êtes-vous le disciple? - Du Géronda Dosithée, endormi dans le Seigneur depuis quelques jours. - Ah! s'exclama émerveillé le moine Chrysostome, disciple de lui! Avec sa mort, disparaît l'étoile la plus brillante de la vie contemplative de la Sainte Montagne. Puissions-nous avoir sa bénédiction. - Comment vivez-vous, Père, au désert? dit le théologien en s'adressant à l'ascète. -Grâce aux prières des Pères, très bien. - Etes-vous heureux dans votre vie au désert? - Pour y être volontairement depuis vingt ans, il faut croire que je suis heureux. -Je suppose que les conditions de vie, Père saint, doivent être très dures. -Non pas, dit le moine, mais simplement ascétiques. -L'ascèse que vous y pratiquez, la considérez-vous comme indispensable, au point de tyranniser votre corps? -Pardonnez-moi, dit l'ascète, quelque peu gêné. Pour vous répondre comme il convient, il me faut savoir qui vous êtes. -J'ai étudié la théologie. -Eh bien, vous devriez l'avoir appris chez les Pères, dit l'ermite avec un certain soupçon. Car les Pères considèrent l'ascèse comme indispensable et l'ont appliquée à eux-mêmes. La chose se conçoit facilement. -Mais Père, tous les Pères de l'Eglise ne pratiquaient pas l'ascèse, mais seuls, je crois, ceux qu'on appelle ascètes, que je confesse d'ailleurs n'avoir pas étudiés. - Mais nous, frère, nous avons comme maîtres les Pères ascètes et notre ascèse se réclame d'eux. Comment pouvez-vous ignorer que les Pères ont oeuvré dans le monde tout en vivant en ascètes malgré leurs charges d'évêques ou d'archevêques? Le divin Chrysostome n'a-t-il pas vécu en ascète jusqu'à la fin de sa vie, qui fut celle d'un martyre, jeûnant, passant ses nuits en prière, s'agrippant à des poignées de cordes que l'on appelait des "crémastères" pour lutter contre la nécessité naturelle du sommeil? Et n'a-t-il pas passé dans sa jeunesse plusieurs anées dans un monastère austère? Comment ignorer qu'un saint Basile a été, dans toute l'acception du mot, un ascète, que son corps, comme il le disait lui-même, affaibli à l'extrême, n'aurait pu résister au plus léger châtiment dont le menaçait l'éparque arien Modeste? Grégoire le Théologien, cet amoureux du désert, ce "vieux cygne du Pont", ne fut-il pas un grand ermite, qui abandonna pour sa grande amie, la solitude, le trône pastoral si envié de Constantinople, où de nos jours encore on se rendrait volontiers ne fût-ce que pour recevoir une ordination diaconale? Les choses ne sont-elles pas ainsi? Et l'ermite, par modestie, baissa les yeux. - Père, dit le théologien, pour les Pères en question, l'ascèse n'était-elle pas quelque chose qui correspondait à leur tempérament et qui ne pouvait pas de ce fait être pratiquée par tous? Et l'ascète souriant : " Que dites-vous là, frère? Tous les Pères étaient des ascètes, tous sont sortis des monastères pour accéder aux ordres de l'Eglise et, tout en occupant les chaires épiscopales, ils ont continué d'observer leur règle monastique. L'Epître d'Athanase le Grand à Dracontius n'exprime-t-elle pas la pensée des Pères à propos des évêques? D'autre part, l'esprit ascétique nous vient des Apôtres. Ouvrez une épître à n'importe quelle page, vous y trouverez d'innombrables éléments qui constituent ce que nous appelons l'ascèse. Qu'est-ce que l'Apôtre Paul écrit de lui-même : " Je meurtris ma chair et je l'asservis" ( 1 Cor.9, 27). Je meurtris ma chair! Imaginez donc, si un saint Paul en qui vivait le Christ (Gal. 2, 20) avait besoin de combattre la chair. Que dirons-nous alors si nous dénigrons ce bien qu'est l'ascèse? Que répondez-vous à cela? - De la manière dont vous posez le problème, nous aboutissons inévitablement à la conclusion que tous les chrétiens doivent vivre en ascètes. Mais celui qui vit dans le monde, peut-il, avec les soucis de l'existence être en même temps un ascète? - Je vais vous répondre, très cher ami, dit l'ermite. Je n'ai pas soutenu que ceux qui vivaient dans le monde devaient être aussi des ascètes, mais que l'enseignement chrétien, sans aucun rapport avec l'ascèse particulière des moines, prévoit pour tous les fidèles des luttes ascétiques et que la nature de notre Eglise est elle-même ascétique. Chaque chrétien vivant dans le monde se doit, par nécessité, d'observer dans une certaine mesure l'ascèse de la continence dans toute l'étendue du terme, le jeûne aux jours prescrits, l'accomplissement du commandement "de prier sans cesse" et celui de "veiller et de prier pour ne pas être tenté" (1 Thess.5, 17; Mt.26, 41). En un mot, le fidèle doit s'efforcer à chaque instant, de fuir toutes les formes du mal et de se livrer à l'activité spirituelle qui conduit à la perfection. Le chrétien, surtout, qui vit dans le monde, doit combattre, sans se lasser, la chair faible qu'il porte. Voilà, en bref, tout ce que présuppose une vie spirituelle, sans quoi, il est naturellement impossible de se garder pur de la souillure du monde. Et de nos jours, on parle d'une manière désinvolte, aux fidèles, de plaisirs "innocents" et d'autres choses étranges à nos oreilles : c'est là une tactique de Satan pour égarer, si cela était possible, les élus eux-mêmes. Plaisir et "innocence"! voilà une forme de folie aiguë. Seuls les plaisirs spirituels nous sont connus, récompenses de nos petites afflictions volontairement acceptées pour notre salut. Les autres plaisirs sont un poison mortel pour les âmes. D'ailleurs c'est pour les moines comme pour toute la multitude de ceux qui croient et portent le nom de chrétiens que notre Eglise chante : " Le royaume de Dieu n'est pas dans le manger et le boire, mais il est justice, ascèse et sanctification". Pendant toute la discussion, l'ancien Théolepte avait gardé son regard fixé sur l'ermite qui parlait avec circonspection, tout rayonnant de foi, comme s'il sentait ses paroles dans les profondeurs de son propre coeur. Il inclinait sa tête blanche en signe d'approbation, pendant que l'ascète précisait sa pensée. Le moine Chrysostome entendait des vérités qui lui étaient connues, exprimées avec conviction par le frère ermite. Une grande satisfaction se reflétait sur son visage simple comme celui de l'enfant. Le juriste malmenait machinalement entre ses doigts un chapelet athonite, fait de coquillages. Il semblait surpris par le fait que des sujets qu'il considérait comme indignes d'intérêt fussent l'objet de toute une étude pour un monde jusque-là inconnu de lui. Il regardait avec admiration ces hommes, avec toutes leurs facultés, sains, cultivés, s'enfermer d'un libre mouvement dans les monastères et les ermitages de la Sainte Montagne, uniquement préoccupés de la justification qui vient après la mort, vivant dans les privations, loin des amis, des intimes, des parents, ayant renoncé au bien-être qui rend la vie supportable et que l'épuisement même de leur vie ne pouvait faire fléchir. Au contraire, ils sont très heureux. Certainement à cette heure, dans l'âme du juriste se livrait une lutte entre des sentiments contradictoires et nul ne pouvait prévoir quelle en serait l'issue. Mais suivons le dialogue entre ces deux pôles différents de la connaissance. Le théologien : - J'ai remarqué, très saint Père, que vous accordez une importance particulière à l'ascèse et dans vos paroles apparaît un certain mépris de la chair. J'aurais voulu vous demander ceci : avez-vous que ceux qui haïssent la chair et exècrent les nourritures sont condamnés comme hérétiques par l'Eglise? L'ermite : - Je sais, bien sûr, que ceux qui pensent que le corps humain est en lui-même mauvais et que les aliments que "Dieu a créés pour être pris avec action de grâce" sont impurs, ceux-là, dis-je, sont des hérétiques (1 Tim.4, 3 ). Mais il me faut préciser davantage, en disant que si nous meurtrissons la chair et la soumettons, ce n'est pas parce que nous croyons qu'elle est une source autonome du mal, comme l'affirment les hérétiques, qui aboutissent à un double principe en l'homme, mais nous pensons tout au contraire que le corps sert de char à l'âme et que lui aussi est sanctifié dans le baptême. L'ascèse et la maîtrise de la chair visent à en apaiser les révoltes et à éteindre les brûlures qui entraînent l'âme à des pensées honteuses. On a dit que "le chrétien était un ange monté sur un fauve". Cela est vrai. C'est pourquoi il faut dompter le fauve et discipliner l'âme qui tient les rênes. Mais comme il arrive que le mal jaillisse de l'intérieur, nous prévenons, nous préparons comme il se doit le corps à refuser des services illicites à l'âme, sinon elle ferait fausse route. Telle est la pensée de l'Eglise sur l'ascèse de la chair. - Vous ne nous avez rien dit à propos de l'abstinence d'aliments, dit le théologien. - C'est que cela est impliqué dans ce qui vient d'être dit, répondit l'ermite. Nous nous abstenons de certains aliments, non parce qu'ils seraient souillés, mais pour des raisons purement ascétiques; C'est pourquoi nous ne pouvons être condamnés avec les hérétiques. - Ainsi donc, la portée de cette ascèse se limiterait à garder intacte la pureté du chrétien? - Non, elle va bien au-delà, dit l'ermite. Si "cette espèce ( les démons) n'est chassée que par la prière et par le jeûne" (Mt. 17, 21; Mc 9, 29), c'est-à-dire l'influence générale de Satan, il est donc clair que la portée de l'ascèse regarde à l'âme tout entière. Bien que l'affirmation autoritaire de notre Seigneur Jésus Christ résolve définitivement la question, je vous citerai de mémoire ce que dit aussi le Grand Basile : " Le jeûne propulse la prière jusqu'au Ciel, comme si elle était portée par des ailes dans sa course vers le haut. Le jeûne, c'est l'accroissement des biens, c'est la source de la santé, le pédagogue d ela jeunesse, la parure des vieillards, le fidèle compagnon des voyageurs, c'est la sécurité de ceux qui vivent ensemble". Et le divin Chrysostome : " Aimons le jeûne, car il est le père de la chasteté, la source de toute philosophie". De même notre Eglise nous fait chanter : " Le jeûne retranche tout vice du coeur". Si donc le jeûne, qui est une des composantes de l'ascèse, peut à lui seul produire tant de bienfaits spirituels, quelle transformation sera celle de l'homme qui mettra en pratique tous ces éléments? Interrogez, pour vous convaincre, tous les saints Pères qui sont ici. Certainement ils doivent en savoir plus long que moi. - Vous dispensez fidèlement, frère saint, la parole de vérité de votre vénérable mère l'Eglise. Surtout vous, les ermites, dit le Géronda Théolepte, vous possédez une connaissance aiguë de la vie de l'âme, parce que vous vivez plus austèrement que nous la philosophie du Christ. Tous les jours vous témoignez de cela par la bonne conscience. Voilà pourquoi vous devenez dignes dès ici-bas de la délivrance des passions "dont le Christ nous a affranchis" (Gal. 5, 1). XIV LE SAINT DES SAINTS Après l'Ancien Théolepte, le moine Chrysostome prit la parole et s'adressant à l'ermite lui dit ceci : - Votre venue aujourd'hui, en notre saint monastère, est, je suppose, l'oeuvre de la Divine Providence, si nous en jugeons d'après votre enseignement si édifiant sur notre monachisme. Vous avez exercé une influence considérable sur notre hôte le théologien. Instruit seulement d'une manière académique, il a désiré connaître le côté empirique du christianisme, que notre monachisme, en tant que philosophie vécue, dans la forme qui lui est propre, considère comme indispensable dans "l'ascension contemplative", selon l'acception patristique du terme. Oui, nous vous sommes reconnaissants, Père, car nous n'aurions pas dû ajouter à la fatigue de votre route une corvée supplémentaire, en vous demandant de rester avec nous, pour nous transmettre quelque grâce de l'hésychia, cette maîtresse de la sainteté. En tout cas, nous en avons bien profité. Je suis certain que notre ami théologien sera obligé, après cette ample analyse de l'ascétisme, de réviser ses opinions. Quant à monsieur le juriste, je n'avancerai aucun avis. - Je vais vous dire, Pères, dit le juriste intervenant, je ressens une sincère tristesse à la peine que j'ai pu vous faire par mes déclarations sur ma foi chancelante, d'autant plus que je réalise que je suis l'hôte de votre état théocratique. Croyez-moi, l'incrédulité est un drame insupportable à mon âme. Je ne puis m'en délivrer. La nostalgie de mes années d'enfance, où la foi simple en Dieu de mes parents me réchauffait, augmente mon martyre, martyre que je ressens encore plus à cette heure avec nos discussions sur le christianisme, et à votre seule vue, qui me bouleverse. Je suis un homme dont l'âme est double. Tous les sentiments qui m'apportent une certaine certitude se sont affaiblis en moi. Je me suis formé tout un système de théories athées, qui à présent s'imposent avec force à mon esprit. Et pourtant, combien je voudrais en être délivré! Vous avez développé toute une argumentation pour me prouver l'existence de Dieu, mais moi je resterai indifférent. Pourquoi? Parce que la capacité de m'élever au-dessus de la matière fait défaut à mon âme, bien que je sente en même temps en moi l'existence d'un monde immatériel. Mais qu'est-ce donc qui dirige en maître mes pensées et qui soutient en moi la couche inférieure de l'incrédulité et du matérialisme, cette couche qui a obscurci tout mon horizon intellectuel? Mais qu'est-ce donc que cela, mes Pères? Sur les joues du malheureux jeune homme, une larme coula. Il ne croyait plus en son incrédulité. - Mes saints Pères, dit le théologien, je me sens obligé de vous avouer à nouveau, que je continue d'être sous l'effet d'un étonnement inexplicable pour tout ce que j'ai vu et entendu chez vous. C'est le Seigneur qui m'a conduit vers ces vérités qui m'étaient inconnues. Comment vous exprimer ma joie? Certes, je ne puis encore dire que je suis dégagé de mes opinions premières et que je les ai remplacées par des connaissances reçues pour la première fois. Je dirai aussi que je ne suis pas resté insensible aux théories sur le monachisme que vous avez développées, loin de là! Je me suis plutôt senti vaincu d'une manière étrange. Bien que je n'adopte pas entièrement vos vues, sans doute par parti pris, vous vous imposez à moi par je ne sais quelle force de persuasion inexplicable. Il est fort probable qu'il s'agit là d'une "raison du coeur" que l'intelligence ignore, comme l'a dit Pascal : " Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point". Toujours est-il que je vous suis reconnaissant et vous demande de ne pas renoncer, dans la mesure du possible, à m'éclairer pour le temps qui nous reste et dont j'ai dispensé en vue d'en profiter. Quant à mon ami d'enfance, dont la foi a été blessée dans des recherches scientifiques mal dirigées, je vous confesse que je l'ai amené à la Sainte Montagne avec l'espoir secret que dégagé de son milieu matérialiste étouffant, il s'ouvrirait à l'influence bienfaisante de votre climat religieux et retrouverait sa foi en Dieu perdue. J'avoue avec satisfaction qu'au cours de notre pèlerinage à travers l'Athos, il a présenté certains signes qui laissent à penser que les idoles de son âme chancelaient. Et maintenant, je forme le voeu de les voir s'écrouler avant notre départ d'ici. Et, remuant la tête, le théologien ajouta : - L'incrédulité est le produit d'une vie pécheresse. Vous ne trouverez nulle part, mes Pères, un athée moraliste ou un matérialiste aux nobles sentiments. Car le premier a tout d'abord été blessé moralement et c'est ensuite qu'il est devenu athée. Le second, après avoir limité la vie de l'homme au seul monde sensible, a cessé d'être en contact avec le monde transcendantal des idées que le divin Platon a contemplées dans sa vision. En effet, comme l'a dit un grand apologiste du christianisme : "Celui qui tombe moralment pèche contre les idées." Nos idées ont avec notre coeur des rapports indissolubles. Je prierai donc avec insistance notre très respectable ermite, qui possède bien la culture profane et dont l'avis sur la mystique doit être de poids, de nous dire quelque chose sur la mystique de l'Eglise orthodoxe, laquelle de nos jours est ignorée même des hommes pieux. Chez nous aussi les théologiens, on considère les tendances à la mystique comme étrangères au christianisme, voire même comme des bribes de bouddhisme, de la sagesse perse ou encore comme des influences platoniciennes. - J'obéirai, dit l'ermite, mais non sans vous déclarer auparavant que le sujet, bien qu'il me soit cher et objet de notre vie d'ermite, bien qu'il soit théologique par excellence, est difficile à traiter. Notez qu'un seul des aspects et non l'ensemble de la mystique de l'Eglise orthodoxe a occupé toute l'Eglise de Constantinople au cours du XIV° siècle. De là vous pourrez imaginer combien cela est complexe. Un empereur byzantin est mort de surmenage au cours des travaux qui devaient justifier la méthode des hésychastes athonites, qui s'adonnaient à la culture de la vie mystique. Car tel était l'intérêt de la société byzantine et de l'Eglise pour la mystique. Comme vous devez le savoir, les Byzantins s'oubliaient, à proprement parler, dans les discussions théologiques, tant la vie mystique correspondait à leur psychologie. Oui, le thème qui vous intéresse et que vous cherchez à connaître est difficile à expliquer, dit l'ermite. Je pense qu'il n'est pas permis d'en livrer les pensées aux âmes non préparées, non initiées aux "mystères" du christianisme. - Mais je vous supplie, Père, reprit le théologien, exposez-moi la ligne générale de la mystique autant que cela se peut, afin que je puisse m'en faire une idée. - Bien, dit l'ascète, puisque vous insistez. Je vais vous faire une brève introduction afin que vous puissiez suivre plus facilement le développement. Toutes les religions, en tant que recherches métaphysiques, ont produit des tendances qui, bien qu'isolées, ont abouti à reconnaître que l'union avec Dieu se réalisait sûrement par le retour en soi. D'où l'éclosion du monachisme, qui en dernière analyse se présente comme fuite du monde, solitude, détachement des sens de toutes les choses de ce monde. Et au sein du monachisme, la mystique vient jouer un rôle tout particulier. On peut dire que si le monachisme symbolise le "Sanctuaire", la mystique, elle, en symbolise le "Saint des Saints". On peut aisément comprendre combien rares sont ceux qui "pénètrent" dans ces tabernacles impénétrables". Vous devez savoir que la mystique est avant tout un sentiment et, en tant que tel, elle constitue l'unique voie de la "connaissance-union" avec Dieu dans l'acception chrétienne des termes. Voilà pourquoi l'insuffisance des facultés intellectuelles est évidente. Des philosophes, de Platon et Pythagore jusqu'à Erigène, qui a traduit les oeuvres de Denys l'Aréopagite, Kant, Fichte, Bergson et d'autres, après avoir considéré les facultés intellectuelles comme n'étant que l'une des jambes de la connaissance, se réfugièrent dans le sentiment, créant ainsi le célèbre mysticisme philosophique, extrêmement dangereux, comme l'ont prouvé ses multiples égarements. Dans le christianisme, entre le divin et l'humain, prend place un contact intérieur, selon l'énergie. Si au cours de cette rencontre mystique fonctionnent les puissances de l'âme qui sont au-dessus des sens, nous pouvons alors affirmer nous trouver devant un phénomène pleinement mystique. Notre Eglise, qui vit dans un contact permanent avec le Christ, est très mystique. Elle ne peut se concevoir sans mystique, elle ne peut renoncer à ce caractère sans compromettre son hypostase spirituelle tout entière. Pour le mystique le monde est "crucifié" et lui est crucifié au monde. Il vit, non pas lui, mais "le Christ vit en lui" (Gal. 2, 20). Ce rapport avec le Christ prouve qu'il est en union mystique avec le Bien-Aimé. La mystique produit une capacité exceptionnelle de renoncement. L'effort ascétique pour "mortifier les membres", la recherche des raisons qui se cachent sous la matière, l'éros pour le Christ, l'acquisition de la communion intellective avec Lui, caractérisent le mystique, tourné vers les profondeurs intérieures de son coeur qui désire l'union mystique avec le Christ et qu'"il atteint dans les soupirs qui ne peuvent s'exprimer" ( cf Rom. 8, 26-27). Le mystique se reconnaît à la consécration de toute son âme à Dieu. Il se trouve en perpétuelle conversation avec Lui dans la prière. Et cela est juste. Il est persuadé que l'homme est impuissant à fuir de lui-même le mal et à accomplir le bien, et cela à tel point que le plan tracé par l'Apôtre Paul : " Cela n'appartient pas à celui qui veut ou à celui qui court, mais à Dieu qui fait miséricorde " suscite chez tout croyant le sentiment d'une profonde humilité. Et ailleurs : " C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire". Et le Seigneur :" Sans moi, vous ne pouvez rien faire" (Rom. 9, 16: Phil. 2, 13; Jn 15, 5). Tout cela ne constitue pas seulement une vérité éclatante contre la suffisance humaine, ne donne pas simplement la mesure de leur petitesse de l'homme, mais fait aussi apparaître la puissance invincible de la prière dans la vie. Le cas du prophète Elie apporte un véritable bouleversement tant dans l'échelle des valeurs du christianisme que dans l'appréciation des produits de la civilisation. "Elie était un homme semblable à nous. Il pria pour qu'il ne plût pas sur la terre pendant trois ans et six mois. Il pria de nouveau et le ciel donna de la pluie et la terre fit germer son fruit." ( Jac. 5, 17-18). La prière perpétuelle, c'est de la mystique. - Je désire savoir, Père saint, si la Sainte Montagne en tant que centre monastique unique dans l'orthodoxie, a conçu la mystique comme vous venez de la décrire et si elle a produit des mystiques importants, l'interrompit le théologien. - Je vais vous répondre, frère. Il est maintenant historiquement prouvé que les premiers chrétiens qui s'éloignèrent du tumulte du monde et "peuplèrent " les déserts prirent cette décision, convaincus qu'ils ne pouvaient atteindre, en vivant dans la société des hommes, la perfection désirée pour laquelle ils brûlaient. L'Eglise, chaque jour, devenait davantage de ce monde. L'éros divin a formé des âmes mystiques et "contemplatives", capables de visions, de grands ravissements. Lorsqu'apparurent les signes du déclin du monachisme des déserts infinis de l'Orient, vers le VIII° siècle, où s'étaient succédés des centaines de milliers de moines qui y avaient vécu une vie sainte et supérieure, la Divine Providence transféra le centre du monachisme de l'Eglise orthodoxe du Christ à la Sainte Montagne de l'Athos. Le monachisme athonite, qui devait succéder à celui de l'Orient, hérita de l'enseignement de celui-ci, développé par les grands Pères de l'Eglise et de l'ascèse, en particulier par Basile le Grand. L'inévitable influence de l'esprit hellénique et les conditions d'un climat nouveau le transformèrent et en firent un monachisme hellénique. L'impétueuse mystique orientale, adaptée à des climats méridionaux acquit ainsi un équilibre psychique et, de la sorte, furent évités, et l'écueil des ordres monastiques de l'Occident tournés vers le monde, et la profonde solitude silencieuse des moines de l'Egypte, de la Syrie, de la Palestine et de l'Asie Mineure. Le tempérament ascétique, la nécessité, la disposition mystique, l'amour profond pour le Christ, créen des types de mystiques. Chaque moine du Mont Athos est, dans une certaine mesure, un mystique, d epar les règles mêmes de sa vie et surtout parce qu'il passe la majeure partie de son temps à prier, de jour comme de nuit. Il suffit de noter que la nourriture spirituelle des hagiorites est pour moitié fournie par les Pères neptiques, pour comprendre pourquoi se forme en eux une telle cristallisation mystique. Car en plus des écrits des Pères ascétiques comme Jean le Climaque, abba Dorothée, Ephrem le Syrien, des commentaires de Théotokis qui sont lus dans les monastères, les moines lisent aussi et en particulier les oeuvres des mystiques comme Syméon le Nouveau Théologien, Grégoire Palamas, Barsanuphe, Isaac le Syrien, Maxime le Confesseur, Diadoque, Nicodème l'Hagiorite, de même que des étrangers comme Jean de Cronstadt, Augustin d'Hippone... Si le mysticisme des moines qui vivent dans les monastères ne peut s'élever jusqu'à la vision, devenir uniquement une question de coeur, c'est parce qu'ils ont à se mouvoir au sein d'une multitude de frères. Les ermites du Mont Athos, de par leur vie d'hésychastes, cultivent un mysticisme très profond. Les écrits particulièrement chers aux ermites sont ceux des Pères qu'on appelle neptiques et des maîtres de la prière intellective, comme Grégoire le Sinaïte, Nicéphore l'Hagiorite, Palamas et d'autres. D'ailleursils se considèrent et non sans fierté, comme les continuateurs des hésychastes qui, au temps de saint Grégoire Palamas au XIV° siècle, firent trembler la Sainte Montagne et avec elle Constantinople, au sujet de la théorie de la "Lumière Incréée et de la Prière Intellective". La Lumière Incréée, c'est la Lumière de la Transfiguration du Christ sur le Mont Thabor, que les hésychastes voient grâce à la Prière Intellective et dont le point de départ se trouve chez saint Denys de l'Aréopage avec ses trois modes : circulaire, hélicoïdal et direct, que l'on retrouve ensuite chez Saint Basile le Grand à propos du retour de l'intellect à lui-même. Les hésychastes, mal compris, furent attaqués à cause de leur technique, ridiculisés et appelés "omphalosyques " - c'est-à-dire "qui ont l'âme au nombril", par le moine calabrais Barlaam, qui disait aussi "qu'ils attendaient que la grâce sortit de leurs narines". En réalité, il n'en était pas ainsi, et l'enseignement de Palamas fut approuvé par des conciles. Le XIV° siècle fut, pour la Sainte Montagne, un siècle spirituel par excellence, le siècle de la mystique orthodoxe. Il a produit des théologiens de tout premier ordre, de la taille d'un Palamas, d'un Grégoire le Sinaïte, d'un Théolepte de Philadelphie, de toute une pléiade de Pères mystiques qui mirent au point la question de la mystique dans l'Eglise orthodoxe. - Les moines qui vivent mystiquement, dit le théologien, se trouvent donc être sous la puissance du sentiment de l'anéantissement dans la divinité, dans l'état d'inactivité et d'immobilité, ne faisant rien si ce n'est prier? - Non, répondit l'ermite. L'inactivité n'est pas le signe du mystique chrétien. La mystique de la Sainte Montagne n'est pas statique. Les hésychastes ne pensent pas que l'âme est absorbée, comme dans le panthéisme*, par la divinité. Pour eux la mystique c'est la "voix céleste sans terme de l'âme, une marche sans fin de celle-ci pour approcher le Dieu inaccessible". Des forces centrifuges déiformes - comme l'a dit un sage - qui sont dans l'âme, la propulsent vers son aimant, vers Dieu. L'intellect, le vouloir, le sentiment, en une unité parfaite, sont captivés par le divin amour. Ils se soumettent à un tel degré à la volonté divine que l'homme n'a plus et ne désire plus avoir conscience de quoi que ce soit si ce n'est de Dieu seul. Le mystique chrétien n'aboutit pas non plus à la bienheureuse insouciance qui rappelle les Messaliens* qui ne faisaient rien et priaient sans cesse. Ils furent condamnés pour leurs erreurs fondées sur une mauvaise interprétation d'un passage de l'Apôtre Paul (1 Thess. 5, 17). La mystique athonite est agissante, bien entendu à l'intérieur du mode de vie monastique, qu'il soit celui des couvents, des skites*, des cellules ou des ermitages hésychastes. - J'ai bien compris, dit le théologien satisfait, la conception de la mystique hagiorite. Peut-être y reviendrai-je. Mais je vous prie, continuez ce que vous disiez sur la mystique de l'Eglise orthodoxe et aidez-moi à comprendre comment se concilient l'activité du mystique hagiorite avec la nécessité du silence, l'absence de soucis, le retour en soi, comme l'ont exposé les Pères Théolepte et Chrysostome. - Me permettez-vous d'intervenir? demanda le moine Chrysostome; - Très volontiers, répondirent ensemble l'ermite et le théologien. - Nous sommes absolument d'accord sur tout ce que vient d'exprimer notre frère ermite, dit Chrysostome, sur la mystique hagiorite et nous affirmons qu'elle est aussi celle de l'Eglise orthodoxe, conservant, cela va de soi, son originalité dans notre contexte monastique. Dans la personne du saint ermite elle a trouvé un théoricien exceptionnel. Etes-vous d'accord, Géronda Théolepte? - Bien sûr que je suis d'accord, sans réserve, répondit l'Ancien, inclinant affirmativement la tête; - Je vais répondre maintenant à la question de l'ami théologien, continua le moine. Non parce que je cherche a posteriori à me justifier, mais parce que je considère indispensable d'expliciter nos formulations qui vous ont troublé. Nous avons dit, l'ancien Théolepte et moi, que l'idéal monastique qui s'occupe à cultiver la mystique, se vivait dans un lieu tranquille, loin des sollicitudes de la vie, autant que cela était possible, selon les normes monastiques. Dans les monastères, on s'efforce, tout en faisant face aux nécessités de toute une communauté, de sauvegarder l'hésychia et d'épargner le plus de temps possible pour la vie intérieure. La vie conventuelle a donc été organisée de manière à ce que chaque frère s'occupe toujours du même service, afin de n'être pas tracassé par plusieurs soucis. Et malgré cela, comme l'a très bien observé l'ermite, la mystique des moines de couvent ne peut s'élever jusqu'à l'état de perception*, à cause des tracas inévitables dans une fraternité. Certes, la mystique constitue la recherche la plus noble du christianisme, peut-être même son but ultime. Le monachisme ne la revendique pas comme un article dont il aurait le monopole. Tous les chrétiens ont le droit de participer à la table suressentielle de la mystique. J'ai dit qu'ils en avaient le droit, mais non pas qu'ils le pouvaient. Car si, en dernière analyse, mystique signifie marche vers l'union avec Dieu, dans le sens d'inspiration divine, c'est-à-dire où la Grâce du Christ agit pleinement dans l'âme, il faut aussi entendre renoncement aux choses du monde, garde des sens. L'énergie insupportable et vive de l'amour divin ne peut opérer dans l'âme occupée aux affaires du monde. L'âme doit par nécessité être comme "l'oiseau solitaire sur le toit de la maison." (Ps. 101, 9). Mais peut-être me direz-vous : l'Apôtre Paul n'est-il pas le fondateur de la mystique chrétienne, puisque selon l'énergie il était uni au Christ? Comment cet Apôtre des nations, avec ses multiples soucis apostoliques, brûlant des scandales des convertis chrétiens, qui avait le souci de toutes les Eglises, pouvait-il vivre en même temps mystiquement? Voici la réponse. Non seulement le grand Paul, mais Jean, le disciple qui a posé sa tête sur la poitrine du Seigneur, était également un mystique. Mais tous deux étaient forts et avaient en abondance la Grâce du Christ, de par leur qualité apostolique. Basile le Grand était aussi un mystique, mais c'était une personnalité très forte, en mesure de se mêler au monde sans être touché par lui. La même chose pour le divin Chrysostome, pour Grégoire le Théologien, pour l'illuminateur de Nysse et pour tous les autres Pères qui vécurent mystiquement, dans le cadre social de leur apostolat. Mais le grand nombre, les chrétiens anonymes, l'ensemble de l'Eglise et non les docteurs et les charismatiques* qui furent préposés à l'édification, peuvent-ils allumer en leur coeur le feu pour le Christ, garder la flamme de leur amour dans les tourbillons du monde et dans l'insipidité des sollicitudes quotidiennes? Certes, le chrétien, le vrai, sanctifie son oeuvre, il donne un sens à sa lutte, "il soumet toute pensée à l'obéissance du Christ". Il peut vivre pieusement, oui. Il peut entretenir en son coeur un désir plus divin, oui. Mais vivre en Christ Jésus et crucifié en Lui, non. Vivre la grande vie de l'éros de l'âme, impossible. Il est impossible au chrétien moyen de chanter avec le Mélode : " Tu m'as séduit par ton désir et tu m'as transformé par ton éros divin". Ou de dire avec Paul " ce n'est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi" ( Gal.2, 20). Ou de proclamer avec l'Epouse du Cantique des Cantiques, " mon âme est blessée par ton amour, ô Christ" (Cant.5, 8). Et de s'unir en vérité, simplement, directement, sans forme, sans figure, sans le concours de l'oeil mais sous le regard de l'intellect, comme le dit notre Père dans la mystique, Calliste, le Cataphygiote. Si donc le moine du monastère qui vit à l'écart, dont la vie est réglée pour être sainte, ne peut, à cause de l'inévitable affairement, monter les degrés sacrés de l'union mystique avec Dieu, comment donc le chrétien qui vit dans le monde, au milieu de l'agitation, à l'époque de la vitesse vertigineuse, peut-il monter au sommet d'une telle vie mystique de l'âme? Jean Damascène a introduit dans la conscience de l'Eglise ceci : si les Apôtres n'avaient pas laissé derrière eux sur la terre les "soucis qui engendrent la négligence", ils n'auraient pas vu la Lumière Incréée de la divine Transfiguration. Les soucis donc, ceux de la terre, même si leur but est louable, bien qu'ils portent en eux-mêmes leur récompense, ne permettent pas pour autant à l'âme du chrétien moyen de pénétrer dans l'enceinte du dépassement. Une preuve parmi d'autres, c'est le fait que le renouveau de la mystique n'est pas venu des monastères, mais bien du désert, des grottes et des huttes hésychastes. De l'esprit du parfait renoncement au monde. De ceux qu'Aristote appelle des dieux, des ermites. Et pour terminer mes réflexions sur la question posée par notre bien-aimé théologien, continua avec grâce le moine Chrysostome, dans chaque figure monastique coexistent en une parfaite harmonie, la mystique agissante et l'absence de soucis et le silence qui s'y rapporte. Le skiote sera peintre ou sculpteur sur bois, ou fera du tissage en compagnie d'un second ou d'un troisième frère. Dans sa hutte régnera le silence profond. Le tapage de l'enfant ne se fera pas entendre, ni la conversation de la femme qui s'agiterait comme la vague, ni les cris des marchands venant du dehors interrompre l'ascension intellective du moine. Et cela compte beaucoup pour les hésychastes, qui sont privés du luxe qu'est le chant du moineau qui ne trouverait pas où étancher sa soif dans le désert aride. Voilà, j'ai terminé après avoir peut-être abusé de votre patience. - En vérité, dit l'ermite, bien que frère Chrysostome vive dans une communauté et non en hésychaste, il connaît fort bien ce que présuppose la vie mystique, car dans une certaine mesure, en tant qu'hagiorite, il doit avoir une vie mystique. Saint Jean Chrysostome, bien qu'il ait vécu au milieu du monde, doute que l'on puisse acquérir la grande vertu au milieu des agitations : "Si tu dis qu'il est possible au milieu de l'agitation de réussir les choses de la vertu, n'hésite pas à nous enseigner cette leçon nouvelle et étrange". Et Saint Issac : " Celui qui est silencieux, ami de la solitude, de la tranquillité, même séparé des hommes à cause du Seigneur, s'il confesse sans cesse en paroles et en actes la foi, il en devient le héraut plus que lumineux". Et Grégoire Palamas, ce grand théologien de la mystique : " Pour ceux qui s'appliquent vraiment à vivre en solitaires, toute conversation avec la multitude, voire même avec ceux qui partagent la même vie est nuisible." Et c'est très judicieusement que frère Chrysostome explique la nature de la mystique orthodoxe, quand il met l'accent sur l'éloignement du monde et la vie dans le silence, nécessaires au moine véritable qui désire, "qui veut atteindre Celui qui l'a saisi", le Christ (Phil. 3, 12). - C'est cela en somme la mystique de l'Eglise orthodoxe, fit le théologien, et tout ce qu'elle implique? - Quand nous nous référons à la mystique de l'Eglise orthodoxe, dit l'ermite, nous entendons celle vécue sous des formes différentes en Orient, par les saints ascètes, à travers les siècles et par les chrétiens exceptionnels dans le monde. Pour la première fois, ce sujet a reçu une existence officielle dans le climat orthodoxe, quand la vie mystique fut attaquée et malmenée par Barlaam le Calabrais, Acindyne, Grégoras et Théodore Métochite, dans la personne des hésychastes de l'Athos au cours du XVI° siècle. Il a fallu à l'Eglise de longues et pénibles luttes pour prendre position et définir par ses décisions la qualité de la mystique orthodoxe. La mystique des hésychastes de l'Athos fut défendue par l'hagiorite Grégoire Palamas, qui au cours des épuisantes discussions à Sainte Sophie de Constantinople, sur la Lumière du Thabor que les hésychastes disaient voir, transféra le sujet du domaine spirituel au plan dogmatique, et confondit ses adversaires, car la Lumière thaborique est une question d'importance dogmatique. On sait que la méthode utilisée par les hésychastes pour atteindre la vision de la lumière divine, était le retour en soi en fixant le regard sur le coeur. C'est à cause de cela que les barlaamites inventèrent contre eux le sobriquet de " omphalopsyques", alors qu'ils ne faisaient que continuer une tradition. Les néoplatoniciens aussi pratiquaient le retour en soi, mais ils considéraient l'âme comme divine et soutenaient qu'il suffisait de rentrer en soi-même pour contempler le divin. Barlaam identifia cette pratique néoplatonicienne avec la "prière intellective" des hésychastes, exploitant par surcroît les abus de certains moines et le mauvais usage de la prière intellective que faisait une multitude de laïcs à Byzance, auxquels elle avait été transmise sans qu'ils fussent préparés. Il a été prouvé par la prière intellective, par le retour en soi, existait dans le cadre de la spiritualité orientale, qu'elle était fondée sur des données dogmatiques et que, dès le IV ° siècle, les Pères la connaissaient. Le néoplatonisme, avec son système gnostique naturaliste, croyait que par le retour en soi, on pouvait voir la nature divine, puisque l'âme était considérée comme une émanation de Dieu, doctrine fondamentalement erronée. Car, d'une part, l'âme n'est pas une émanation de Dieu, d'autre part, en dehors du renouvellement par le Christ de l'image abîmée de l'âme, le retour en soi ne conduit à rien d'autre qu'à la vision de la nature humaine corrompue, l'image divine ayant été obscurcie par le péché ancestral. C'est pourquoi Palamas appelait ceux qui pratiquaient le retour en soi hors de la renaissance chrétienne, des "spectateurs d'images" en opposition aux familiers du Christ qui, eux, voient en réalité l'image divine dans la lumière éblouissante et glorieuse. La différence entre le christianisme et le néoplatonisme se trouve être à la base même du thème de la mystique. Palamas, et avec lui la dogmatique orthodoxe, affirme que pour l'homme devenu "nouveau" par la Grâce, la ressemblance avec le Christ et son union mystique avec Lui constituent le bien promis qui dépasse l'intelligence. C'est par l'Esprit qui a été donné et par la communion au corps total du Christ qu'on est mystiquement uni à Lui et qu'on devient "incréé". La dispute hésychaste, comme on l'a appelée, ou encore latine, à cause de l'agression de Barlaam contre les Pères hagiorites, a fourni à l'église l'occasion de définir conciliairement sa position sur la spiritualité des hésychastes. Voilà, en peu de mots, ce qu'est la mystique de l'Eglise d'Orient, cultivée dans la souffrance par les moines, sur les sommets et dans les huttes de l'Athos. Quant à la vision divine de la "Lumière Incréée" ainsi que les divines opérations de la Grâce, seuls en sont dignes ceux dont le coeur est pur, et que le Seigneur a qualifiés de bienheureux : " Bineheureux ceux dont le coeur est pur, car ils verront Dieu" ( Mt.5, 8) dans le futur, mais aussi dans le présent. Et précisément, la sainteté de vie constitue le postulat le plus indispensable pour la mystique de l'Eglise du Christ, contrairement aux religions à mystères, qui, sur une simple initiation, rendent le fidèle capable de recevoir " des révélations indicibles", je pense au néoplatonisme, à la Kabbale judaïque, au mysticisme théorique des philosophes, qui croient en eux-mêmes et en leur majestueuse imagination. Je suppose que vous savez déjà que l'homme se "déifie" en Christ-Dieu, devenu semblable à Lui par les vertus et qu'il s'unit à Lui par l'opération de l'Esprit Saint. Cette vérité dogmatique n'a pas été transmise par les mystiques; elle est la nature même du christianisme. Les chrétiens mystiques, brûlés par le désir d'atteindre le "bien suprême", dans "l'union" avec Dieu, autant que cela est possible à l'homme, se sont séparés des choses du monde qui passe, se sont crucifiés eux-mêmes "avec les passions et les désirs" (Gal. 5, 24) dans les divers déserts et sur les rochers inaccessibles de l'Athos. Il n'est donc nullement étrange que les ascètes, au coeur pur, et qui, amoureusement, nuit et jour, "persévèrent dans la prière", voient la Lumière Incréée, telle qu'elle brilla aux yeux des Apôtres sur le Mont Thabor. Par le Christ, nous aussi nous devenons éternels, comme le dit Grégoire Palamas, " Paul était simple homme lorsqu'il vivait la vie tirée du néant à l'existence sur l'ordre de Dieu. Mais quand il cessa de la vivre, et vécut de l'inhabitation en lui de Dieu, il devint incréé par la Grâce". - Respectable Père, dit le théologien, comme vous l'avez sans doute remarqué, je ne possède pas les ressources qui m'eussent permis de juger les lignes de la mystique de l'Eglise orthodoxe, selon la manière et d'après le plan que vous avez exposés. Mais puisque l'Eglise par des actes conciliaires l'a adoptée, je ne puis avoir aucun doute. Vous me permettrez seulement de formuler une question. Comment connaissez-vous, étant ermite, des sujets théologiques aussi difficiles, sans que vous soyez, comme je le pense, théologien? - Ne soyez pas surpris de cela, mon cher, répondit l'ermite. Les moines athonites étudient les Pères avec beaucoup d eferveur. Ils leur consacrent une partie de leur temps. L'étude, selon le divin Chrysostome, est une prière. Ne soyez donc pas surpris. D'ailleurs, le sujet de la mystique, que je vous ai quelque peu développé, regarde surtout notre vie et les hagiorites se considèrent comme les continuateurs des moines du XIV° siècle, lesquels furent mêlés à la dispute hésychaste. D'autre part, cette connaissance-là a comme source le coeur plus que le cerveau. La mystique regarde directement notre vie étrange, car elle est affaire de coeur, et dans notre effort pour atteindre le but, apparaissent divers pièges. Il est très facile d'accueillir tout-à-coup pour vraies des idées fausses, en vertu de la célèbre règle de "l'évidence" de Descartes, pour parler d'une des erreurs fondamentales de la philosophie profane. De même, nous pouvons cultiver des sentiments, qui d epar leur apparence sont agréables mais au fond trompeurs, car en réalité c'est l'habile illusionniste, " Satan qui prend l'aspect angélique" ( 2 Cor.11, 14) qui les a semés en nos coeurs. Ceux qui ignorent l'enseignement des Pères sur les énergies de l'Esprit, s'égarent dans le mysticisme du néoplatonisme ou celui du panthéisme, s'imaginant que l'âme est une "parcelle de Dieu", qui cherche à s'anéantir dans l'océan de la divinité, qui aspire à se fondre dans le divin. C'est pourquoi comme règle de conduite dans notre vie mystique " en Christ", nous utilisons les Saintes Ecritures, les saints Pères, et avant tout nous prenons en considération la pureté du coeur, le coeur purifié où nulle erreur ne peut se glisser, puisqu'il est tout entier illuminé par la lumière divine. Malheur à l'ermite qui croirait en ses propres idées et qui s'aventurerait à traverser à la nage les mers dangereuses des délices du coeur, sans un guide éprouvé. " Malheur à celui qui est seul" (Eccl. 4, 10), car "l'homme qui n'est pas conseillé est son propre adversaire". Des questions qui n'ont pas trait à la spiritualité de nos saintes aspirations, ne nous intéressent pas, à moins qu'elles soient liées à la connaissance de la mystique, non seulement de la nôtre mais aussi de celles des occidentaux, des philosophes, voire même des religions à mystères. Nous nous y intéressons, oui mais dans la mesure où notre vie solitaire nous le permet. - Je vous remerce chaleureusement, frère ermite, pour toutes les connaissances que, dans votre bonté, vous nous avez transmises, dit le théologien. J'avoue que vient de se dévoiler à mes yeux un horizon jusqu'ici inconnu. Je viendrais vous prier de me dire aussi quel profit découle de cette sainte occupation pour le moine, en tant qu'individu et si, par extension, d'autres aussi en profitent, c'est-à-dire s'il n'y a pas là un individulaisme étroit. - Tout d'abord, dit l'ermite, il vous faut savoir que contrairement à l'ascète qui a choisi l'ascèse comme genre de vie spirituelle, le mystique, lui, utilise l'ascèse comme moyen pour atteindre son but. Les étapes de la marche du mystique vont par successions progressives : purification, illumination, union. Ces étapes se divisent elles-mêmes en plusieurs degrés de montées qu'il faut parcourir pour parvenir au sommet de l'échelle, c'est-à-dire à l'union avec Dieu. Ces degrés, dans le langage des Pères neptiques sont les suivants : la prière pure, le coeur ardent, la sainte énergie, les larmes du coeur, la paix des pensées, la purification de l'intellect, la contemplation des mystères, l'étrange illumination, l'illumination du coeur, et la perfection. C'est ainsi que se réalise le commandement du Seigneur : " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait". L'âme atteint l'état de sagesse que le divin Apôtre Paul appelle "Sagesse cachée dans le mystère" ( Mt. 5, 48; 1 Cor. 2, 7). Le profit individuel, c'est que l'âme par la Grâce est parvenue à la perfection éthique autant que l'homme peut la porter. Et comme la perfection ne peut se concevoir sans l'amour de Dieu et du prochain, le parfait donc prie et supplie Dieu à qui il a su plaire, avec lequel il converse "comme avec un ami" ( Ex.33, 11), en faveur de ses frères, afin que de différentes manières, Dieu leur soit secourable. Et Dieu satisfait tous les saints désirs de celui qui "L'a beaucoup aimé" ( Lc 7, 47) et qui est devenu "fils de Dieu" par la Grâce et "dieu" par participation, selon ce qui est écrit : " J'ai dit vous êtes des dieux, vous êtes tous fils du Très-Haut" (Ps. 81, 6, cité in Jn 10, 34). Ne voyez-vous donc pas, d'après ce qui vient d'être exposé, les bienfaits qui en découlent pour les frères de l'ermite, qui de sa cellule adresse d'une voix forte et dans les larmes des "prières et des supplications" à Celui qui "peut sauver de la mort"? (Héb.5, 7). - Certes, dit le théologien, la puissance de la prière est illimitée et, selon Jacques le frère du Seigneur, " la prière du juste a une grande puissance" (Jac. 5, 16). Un grand théologien pense " qu'on peut dire que l'homme participe, par la prière, à la puissance divine et au gouvernement du monde. La prière est une force dans le monde et Dieu en tient compte dans le gouvernement de celui-ci. Dans son amour infini, il soumet sa puissance divine à celle d'un soupir caché que Lui-même a suscité. C'est une chose grande que l'homme conversant avec Dieu, à qui il fait part de ses nécessités et va jusqu'à influencer ses desseins, ce qui est plus grand encore". - Vous voyez, bien-aimé, dit l'ermite, quelles actions, quels services offrent les humbles moines au monde? Et cela dans le secret, sans ostentation! Leur offrande ne se localise pas dans les limites d'un secours à la manière des sociétés humaines, non, elle s'étend jusqu'au salut même de l'âme des frères pour qui ils prient. Car, comme nous le savons par les histoires de saints, des hommes prisonniers de Satan pour raisons de justice, furent sauvés grâce à leur intervention, bien qu'étant encore en ce monde. Voyez-vous comme ils influencent la justice divine? L'Eglise latine, toujours innovatrice et prête à renforcer le pouvoir papal, quand elle se mit à distribuer aux âmes pauvres en oeuvres de justice le "surplus" des oeuvres des saints, se trouva dans la vérité, car Dieu couvre d'une certaine manière, grâce aux supplications de ses saints, les défaillances et les imperfections des âmes. Dieu se complaît dans ses saints. " A cause de David ton père" dit-Il à Salomon...et sainte Thècle arracha sa gouvernante Falconilla à l'enfer ( III Rois 11, 20; Actes de Paul IV, 4 ). Mais l'Eglise latine a aussi erré en ce domaine, en escomptant les droits de Dieu, en distribuant les indulgences à un effet absolu, ignorant que le salut était une grâce. - J'espère, dit le très respectable ermite, en terminant ses pensées, que nous sommes tombés d'accord sur le fait que, même séparés des hommes, les âmes saintes éprises de solitude offrent beaucoup au monde, bien qu'invisiblement. Elles méritent au moins notre reconnaissance. - Oui, oui, nous sommes absolument d'accord, frère saint, répondit le théologien. Vous offres beaucoup pour nous et vous méritez non seulement notre reconnaissance, mais aussi notre respect, notre amour, notre profonde admiration. XV LE JOUG SUAVE DU SEIGNEUR L'heure avait passé avec la discussion sans qu'on s'en aperçût. L'higoumène voulut prendre soin des étrangers et de mon humble personne d'une manière toute spéciale. Il donna ordre pour que le repas fût préparé à la salle à manger de l'hôtellerie et, pour nous honorer, il allait y participer. Au moment où le sage ermite terminait son exposé sur la mystique, un jeune novice vint nous convier au monastère. Ce jeune me fit une telle impression, que ce serait une injustice si je ne mentionnais pas, avec tout ce qui dans ce monastère était digne de l'être, cette figure non empruntée et rare dans notre génération malicieuse. Ce novice devait avoir environ vingt ans. Si on devait en juger d'après sa barbe à peine dessinée, il devait être depuis six mois au monastère. Sa taille était moyenne et dans ses yeux lumineux se reflétait l'innocence de son âme d'enfant. Quand il pénétra dans le kiosque pour demander au moine Chrysostome de nous ramener au monastère, il contrôla avec difficulté ses mouvements. Son visage s'empourpra et sa voix trembla. Il ne donnait pas l'impression d'un paysan et sa retenue était peut-être naturelle. Le moine Chrysostome, pour le tirer de son embarras ou pour donner aux étrangers l'occasion de connaître la foi chrétienne et profonde chez un jeune homme, lui dit : - Frère Nicolas, salue nos hôtes. Le novice s'approcha d'abord de moi, s'inclina et tenta de me baiser la main. Puis il se tourna vers les civils, le théologien et le juriste, fit un mouvement de la tête et dit, si bas qu'on l'entendit à peine : - Soyez les bienvenus, messieurs. Le théologien : - D'où êtes-vous, frère Nicolas? Le jeune homme, quelque peu pensif, dit d'une voix ferme : -De la Sainte Montagne. -De la Sainte Montagne! fit un théologien étonné. Mais vous n'avez donc pas de patrie? -Bien sûr que j'en ai une, répondit le novice . - Quelle était-elle? reprit le théologien. Et le jeune homme : - Cette patrie-là, je l'ai oubliée à cause de celle-ci, la Sainte Montagne et pour l'autre, celle que nous attendons, car "nous n'avons pas de cité ici-bas et c'est l'autre que nous recherchons" ( Héb. 13, 14). - Voilà que vous parlez bien, très bien, frère, je vous comprends, dit le théologien. Et il continua : -Avez-vous des parents? Le jeune homme joignit les mains et, pressé, il répondit : - Oui, j'ai...la Toute-Sainte. A peine si le théologien retint son émotion, de même que ceux qui assistaient au dialogue; Le novice Nicolas était un de ces jeunes dévots, comme on dit à la Sainte Montagne. Dans son âme, il avait transformé en les spiritualisant, la patrie et les parents, afin d eréussir le principee initial du monachisme "devenir étranger", devenir le familier de Dieu qui est au-delà de toute créature. De nouveau le théologien questionna le jeune novice : - Pourquoi avez-vous désiré être moine, frère? Et qui vous a dirigé vers ce lieu saint? Le novice, comme gêné par la question, porta son regard sur les Pères, fit un mouvement comme s'il voulait partir, puis finalement répondit avec audace : - Monsieur, est-ce que le chrétien doit se demander qui l'a amené à la Sainte Montagne? - Oui, frère, répondit le théologien, vous avez raison, le chrétien qui vient se faire moine, ne doit pas se poser cette question. Du coin de son oeil coulèrent deux larmes. Et il continua d'une voix tremblante : - Abandonner, comme l'a dit le Seigneur, "père, mère, frères et soeurs, à cause de Lui" ( Mt.19, 29), laisser le confort des villes pour s'enfermer dans un monastère, loin du monde, échanger le vêtement de la liberté pour revêtir avec joie l'habit noir du moine et de la servitude volontaire, surtout au moment où l'on sort du stade de la rêverie et de l'adolescence perturbée, se maltraiter au cours des nuits épuisantes de prières, au cours des saints offices quotidiens où le corps se brise, les rides creusent le visage, les yeux s'enfoncent et puis... attendre sereinement...Certainement, il n'y a pass là un exploit de la seule force humaine, c'est plutôt "l'eau qui bondit..." (Jn 4, 14) d'Ignace le Théophore, c'est l'ppel "viens vers le Père...". Et, de fait, Saint Ignace, allant au martyre, écrivait aux Romains : " Il n'y a plus en moi de feu aimant la matière, mais une eau vive et bondissante en moi, qui dit au-dedans de moi ces paroles : Viens au Père! (Epître aux Romains, 7, 2). XVI Au-dessus du monde La matinée printanière, qui amène le soleil sur le point culminant des bois, faisait découvrir des étendues entières de verdure ombragées, pleines de fraîcheur et dont les gouttes de rosée nocturne, sous l'effet des rayons de la lumière, donnaient l'impression de prairies parsemées de diamants. Nous cheminions, silencieux, vers le monastère; Je pensais à ce qu'étaient nos moines, à ce qu'était le désert de la Sainte Montagne, quand me vinrent à la mémoire les discours adressés à Chilon le Sophiste par saint Basile le Grand, retiré dans le désert du Pont, par amour de la philosophie la plus sublime, afin d'y transformer le savoir profane et en faire le serviteur de l'esprit chrétien. " C'est pour cela, écrivait-il, que je me suis exilé sur les montagnes comme un oiseau. Je vis dans le désert même où le Seigneur a séjourné. Ici est le chêne de Mambré. Ici l'Echelle qui touche au Ciel et les évolutions des anges que vit jacob. Ici, le désert où le peuple purifié reçut la Loi et vit Dieu dans la terre promise. Ici, le mont Carmel, où Elie campa et sut plaire à Dieu. ici, la plaine, où Esdras, sur l'ordre de Dieu, cacha tous les livres divins. Ici, le désert où jean, le mangeur de sauterelles, prêcha la pénitence aux hommes. Ici, le mont des Oliviers, où le Christ pria. Ici séjourna le Christ ami du désert. ici, la voie étroite et pleine d'afflictions, mais qui conduit à la Vie; Ici, les docteurs et les prophètes qui errèrent dans les déserts, les montagnes et les antres d ela terre; ici, les apôtres et les évangélistes et la cité des solitaires". - Saint Basile le Grand, lettre 47 à Chilon, in Lettres, t.I, éd. les Belles Lettres, Paris, 1957, p. 107 ou PG 32, 357, 1-C. - Je me souvins des "jours d'autrefois" où la surabondance de la piété s'étalait sur les ondes tranquilles des pieux élans et qu'exprimait la bouche de l'Empereur Alexis Ier Comnène : " Sache que comme Constantinople, la reine des cités est au-dessus de toutes les villes, de même la Royale et Divine Montagne est au-dessus de toutes les montagnes du monde; Vous êtes notre lumière et notre sel. C'est ce que nous pensons et croyons. Et non pas seulement nous, Rois chrétiens, mais aussi les peuples qui nous entourent et qui se glorifient et se réjouissent avec nous, à la vue de votre vie surhumaine. Réjouissez-vous en Dieu et priez pour la puissance de notre règne et pour le monde entier. Que vos prières saintes et parfaites nous soient favorables et nous aident à l'heure de notre mort"; Voilà ce que pensaient de la Sainte Montagne les Byzantins. En ce temps-là... Puis arrive un Fallmerayer. - Jacob Philipp fallmerayer ( 1790-1861), né au Tyrol, fut un précurseur des études byzantines modernes. Il écrivit notamment sur l'empire de Trébizonde et, de ses voyages en Orient, tira ses Fragments aus dem Orient ( 2 vol, Stuttgart 1845) qui contiennent une belle description de l'Athos. - . Fallmerayer, en simple pèlerin, dépose, de la part du rationalisme protestant, les fleurs de son admiration aux pieds de la Sainte Montagne et de ses moines, et confesse à la face du monde entier civilisé que " ce monde solitaire où l'ordre, la pureté, la clémence etla discipline rigoureuse enseignent l'oubli du monde, a forcé ma sympathie...Trois fois par jour, depuis quinze siècles, montent jusqu'au ciel les hymnes de ces pieux moines, qui continuent de garder l'aspect, la forme, l'état, l'attitude que voici déjà plus d'un millénaire, composa à leur intention, le grand législateur Basile le Grand, l'évêque de la Cappadoce; L'Orient a résolu le problème sur lequel ont buté les Européens avec toute leur sagesse et leur art... Pour moi, suffit le fait qu'il existe encore sur l'Hellespont un lieu où l'on peut s'opposer à la tyrannie d ela jouissance, aux machinations du pouvoir, aux raisonnements des sophistes et des courtisans. Des hommes qui mènent un combat contre la matière ne sont pas nécessairement des fous..." XVII LE COEUR THEOLOGIEN Sur le seuil de la porte du monastère, l'higoumène nous attendait. C'était un homme de sainteté et de grande culture, considéré comme un savant connaisseur des choses sppirituelles, du monachisme et en général de tous les problèmes de la Sainte Montagne. Depuis vingt-cinq ans, il dirigeait avec beaucoup de sagesse la fraternité du couent et avait formé des moines dignes de ce nom. Il avait la science des profondeurs de l'âme humaine et, en toutes circonstances, il était en mesure d'arracher la brebis de la gueule du loup. Sa sagesse, son zèle, sa sainteté en faisaient une personnalité exceptionnelle, un homme de l'espèce apostolique; Il était très affable et persuadait très facilement avec sa logique carrée et sa simplicité toute particulière. Il attirait le visiteur dès le premier abord. Il était doux et austère à la fois. Il comprenait et sentait. Il vivait l'instant même. Quand il ne travaillait pas, il passait son temps en prière. Il aimait les moines comme ses enfants et ses conseils distillaient la sainteté. Il considérait son état de hiéromoine* à la Sainte Montagne comme une des plus grandes faveurs de Dieu. la Sainte Montagne lui devait beaucoup, et lui, lui était redevable de sa sainteté. Son visage aurait pu servir de modèle à un peintre sacré et sa frêle et maigre stature, malgré ses soixante-dix ans, rappelait les saints peints par Thétokopoulos. - connu sous son surnom de El Greco (1541-1614). L'archimandrite Eusèbe était la figure idéale de l'higoumène. Il était la tradition vivante et s'adaptait avec aisance et conséquence, pleinement, aux circonstances nouvelles de la vie, sachant toujours discerner "la lettre qui tue" et "l'esprit qui vivifie" ( 2 Cor. 3, 6). Après le repas servi à l'hôtellerie, où régna une atmosphère monastique et cordiale, furent échangés des discours "comme des parfums agréables et spirituels" ( Eph. 5, 2). Puis nous allâmes à la salle de réception de l'higouménat pour y prendre, selon le protocole hagiorite, le café. Dans la salle simplement meublée, l'ermite, l'ancien Théolepte, le moine Chrysostome, le théologien, le juriste et moi, étions installés sur les canapés hagiorites à trois places, disposés tout autour. A une extrémité de la salle se tenait le novice Nicolas, les bras croisés, écoutant avec attention son Père spirituel parler. Il se déplaçait de temps en temps avec dignité - "la démarche et le rire indiquent l'homme" - afin de servir les étrangers. L'higoumène Eusèbe voulut, en plus de sa table abondante, nous régaler de paroles spirituelles. Il parla de choses graves avec une admirable simplicité, comme cela arrive à tous ceux qui "ont du coeur" et qui ne s'épuisent pas en poursuites de fictions cérébrales. Le Christ a dit que celui qui croirait en Lui, " des torrents d'eau vive couleraient de son sein" ( Jn 7, 38), faisant clairement entendre les bouillonnements du Saint Esprit dans les profondeurs du coeur. - Qu'est-ce qui vous a le plus impressionné au monastère, cher théologien? demanda l'higoumène Eusèbe, après avoir terminé une histoire charmante. - Je suis absolument enthousiasmé, vénérable higoumène, par les Pères que j'ai eu l'honneur et la chance de connaître, dit le théologien. Jamais je n'aurais imaginé rencontrer tant de sagesse condensée dans ce saint lieu qu'est le vôtre, tant de beauté, tant de sainteté. je ne sais où déverser tous les biens spirituels reçus en abondance, assemblés en la personne de tous ces saints Pères. J'en arrive à conclure que la pureté de votre vie jointe à l'étude assidue crée ces espèces d'hommes à la trempe spirituelle si subtile. - Ne parlez pas ainsi devant les frères, ils prendraient cela pour eux, dit en plaisantant l'higoumène Eusèbe au théologien. Votre remarque est fort judicieuse. En effet, la pureté de la vie et la méditation forment des hommes spirituels. La pureté de vie, dans le christianisme, précède toute autre valeur. mais quand nous disons pureté, nous entendons tout l'homme spirituel, dans toute sa profondeur. C'est pourquoi celui " qui est pur de coeur verra Dieu" ( Mt. 5, 8). Ceux qui vivent mystiquement savent par expérience que le coeur constitue une source inépuisable de connaissance divine, car ce n'est pas par un enseignement mais par la révélation qu'on devient théologien, selon la parole même du Seigneur : " Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui Il veut Le révéler" ( Mt. 11, 27). Les saints Pères ne donnaient le titre de théologien qu'à ceux dont le coeur était pur, utilisant cette formule : "intellect théologien". Le connaissance parle coeur, pour les mystiques étrangers au climat chrétien, est possible dans une certaine mesure, même sans l'illumination du Saint Esprit, pour autant que le coeur demeure libre des passions. C'est pourquoi Platon, le philosophe du coeur par excellence, a reconnu la valeur infinie et l'importance de l'élément irascible. - Les trois facultés de l'âme " qui appellent l'action" sont le raisonnable, le concupiscible ou désir et l'irascible ou ardeur du coeur. Platon les définit dans sa République et les Pères montrent comment Notre Seigneur les a guéries toutes trois. Voir Calliste Caphygiote. - . Une nature noble sait combien "la haine de la haine" est indispensable, et désirable "l'amour de l'amour". Dans le christianisme, tout particulièrement, par la renaissance de l'homme dans le saint Baptême, grâce auquel l'âme retourne "à sa première dignité", le coeur resplendit sous l'effet des énergies de l'Esprit Saint; il est mis en relief en tant que facteur de connaissance surnaturelle, il est le terrain sur lequel le chrétien cultive sa mystique. Aussi, les maîtres de la prière intellective enseignent le retour de l'intellect dans le coeur, comme suit : " Dès le matin, assieds-toi sur un siège bas. Amène ensuite l'intellect du haut de sa suprématie dans le coeur et garde-le là...criant en esprit : " Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi". Qu'en pensez-vous, ermite mon fils? dit en terminant l'higoumène Eusèbe. - Vous formulez tout cela avec science, saint higoumène, répondit l'ermite. Nous autres, nous accordons une importance toute particulière au coeur. C'est là, selon les Pères, que se trouve le siège de l'âme et que se rassemblent les passions, qui en dernière analyse sont les pensées elles-mêmes, qui, répétées, prennent la force de l'habitude. On pourrait soutenir que l'homme est toujours mené par ses passions. Les Pères neptiques enseignent que les passions ont leur aspect bon et mauvais. Toutes les passions d el'âme se répartissent en : "irascible", "concupiscible" et "raisonnable". Cette division était connue dès l'antiquité grecque. - Ces trois "parties" ou "facultés" de l'âme sont connues en effet depuis la nuit des temps. Les Egyptiens les distinguaient ( ib, hâty, ht). Platon les déduisit méthodiquement (République IV); les Pères expliquent comment les mettre en ordre : Saint Denys l'Aréopagyte, Lettre VIII à Démophile; Saint Maxime le Confesseur, Quatre cents chapitres sur la Charité, I, 64-67; III, 3 et 20... - . Les Pères l'appellent "les trois parties de l'âme" et recommandent de remettre l'amour à "l'irascible", la tempérance au "concupiscible", et au "raisonnable" les divines contemplations, afin que ces passions ne puissent fonctionner avec les vices qui leur sont opposés, c'est-à-dire la haine, l'intempérance et les mauvaises pensées. Tout le combat du moine consiste à rejeter les passions mauvaises et à les remplacer par de bonnes, équilibrées, sans excès, sans défaillance, car l'excès est aussi nuisible que la défaillance. mais pour atteindre cette mesure, devenir "impassible" dans le sens des Pères et non dans celui des Stoiciens, il faut du temps, des efforts, des souffrances, des jeûnes, des veilles, des prières, des sueurs "comme des gouttes de sang" (Lc 22, 44), être humilié, méprisé, crucifié. Il faut les clous, le flanc blessé, le vinaigre, l'abandon de tous, les insultes du larron insensé, les moqueries de "ceux qui passent". Autrement... L'ermite devint sombre, fixa son regard sur un grand Christ en Croix de l'Ecole crétoise, peint sur le mur oriental de la salle, pâle, d'un clair-obscur très pronconcé, triste - "sa beauté l'avait abandonné" ( Is. 53, 2-3). - . XVIII DANS LES AFFLICTIONS FLEURIRA L'ORTHODOXIE Les dernières paroles de l'ermite remplirent de tristesse les moines, ces amis de la sagesse. Quelques instants de silence funèbre s'écoulèrent. L'higoumène Eusèbe était songeur, le Géronda Théolepte remuait sa tête toute blanche, Chrysostome avait fermé les yeux, comme s'il voulait saisir, dans l'obscurité, la "Lumière du Monde". Le théologien promenait son regard de l'un à l'autre, cherchant à pénétrer nos pensées, le juriste examinait une icône byzantine de la Mère de Dieu et Nicoals, le jeune novice, regardait tantôt le Crucifié, tantôt l'ermite et pleurait en retenant ses sanglots. Rien ne se faisait entendre. Seul, le léger bruissement d'un ormeau séculaire parvint dans la salle par une fenêtre restée ouverte et agita de ses ondes amples le silence, comme pour battre la mesure de cette symphonie funèbre des moines. - Je suis absolument d'accord, dit la voix du théologien. Le coeur joue un rôle capital dans la vie d el'homme. Sans le coeur, peut-être l'Histoire perdrait-elle de son importance, car c'est de lui que procèdent les grandes inspirations. Ce qui est très remarquable, c'est que le philosophe Descartes, formé par les Jésuites, considère les passions comme nécessaires, car elles "rendent les idées permanentes", pensée qui rappelle l'esprit patristique. C'est pourquoi on doit prêter une attention particulière à la manière de cultiver le cerveau et le coeur. L'hypertrophie du cerveau éloigne cet organe de l'âme du coeur et de sa vie. De même que l'hypertrophie du coeur crée des types maladifs. Le développement disproportionné, la culture non coordonnée de l'intellect et du coeur produit une dysharmonie, au point que l'himme apparaît spirituellement comme mono-vertébré, sans flexibilité, privé de la capacité de saisir la vie en sa totalité. Fichte dit que "nos idées, nos systèmes philosophiques, nos cosmothéories ne sont pas autre chose que l'histoire de nos coeurs", " car c'est du coeur que viennent..." ( Mt. 15, 19), comme l'a dit le Seigneur. - Tous les Pères sont d'accord là-dessus, dit le Géronda Théolepte. Il demanda au novice d'apporter les Homélies de saint Macaire d'Egypte et continua : - Saint Jean Chrysostome dit : " Prie avec ardeur jusqu'à ce que tu suscites dans ton coeur la guerre avec le dragon qui s'y cache". - Sur la prière constante du coeur et ses effets, voir La lettre aux moines, de Saint Jean Chrysostome, PG 60, col. 751 sqq. - . La sensation du bien et du mal prend place dans le coeur. " Nos coeurs n'étaient-ils pas tout brûlants au-dedans de nous alors qu''Il nous parlait en chemin?" (Lc 24, 32) se disaient l'un à l'autre Luc et Cléopas. Et l'hymnographe, commentant la foi des Apôtres, chante : " Ce n'est pas avec les yeux qu'ils ont vu, mais c'est par le désir du coeur qu'ils ont cru". Le jeune novice apporta le livre de saint Macaire. Le Géronda Théolepte l'ouvrit et dit : " Nicolas, lis à partir d'ici jusque là", en lui montrant du doigt le passage. Le novice commença à lire à voix claire, accentuant bien les mots : " L'oeil est un bien petit organe et la prunelle encore plus petite et pourtant, il est un grand instrument. D'un seul coup il voit ciel, astres, soleil, lune, villes et autres créatures et c'est par la petite prunelle que les choses perçues prennent forme et image. Il en est de même pour l'intellect dans le coeur, ce coeur qui est lui aussi un bien petit organe; et cependant, là sont les dragons, les lions, les bêtes venimeuses et toutes les forces du vice. Là, les voies rudes et anormales, là, les précipices. Là également se trouvent Dieu, les anges, la vie, le royaume, la lumi-re, les apôtres, les trésors de la Grâce. Tout s'y trouve. Comme le brouillard qui recouvre la terre et ne permet pas qu'un homme en voit un autre, l'obscurité de ce siècle produit le même effet. Depuis la transgression, elle recouvre toute la création, toute la nature humaine.Ceux qu'elle enveloppe sont dans la nuit, leur vie s'écoule dans des lieux redoutables. Comme l'épaisse fumée dans une maison, tel est le péché et ses pensées souillées. Il se tient en embuscade et glisse dans les coeurs, avec les pensées, une foule de démons. Comme les vents quand ils soufflent avec violence agitent toutes les créatures qui sont sous le ciel et font beaucoup de bruit, ainsi la force de l'ennemi choque et met en mouvement les pensées, ébranle les profondeurs du coeur, afin de les soumettre à sa domination et, en les dispersant, les contraindre à son service. Comme les péagers qui se tiennent dans les rues étroites et arrêtent les passants pour percevoir des droits, de même font les démons aux âmes quand elles quittent les corps. Si elles ne se sont pas parfaitement purifiées, ils ne leur permettent pas de monter vers les demeures célestes à la rencontre du Maître; Les démons des airs les retiennent. Ceux qui sont encore dans la chair se doivent d'acquérir par beaucoup de souffrances et de luttes la Grâce du Seigneur qui vient d'en haut; Ils pourront alors partager le repos de ceux qui ont mené une vie vertueuse, quand ils iront vers le Seigneur, comme Lui-même l'a promis : "Là où je serai, là aussi sera mon serviteur (Jn 12, 2-). Ils règneront dans les siècles infinis avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit" - Saint Macaire, in les Homélies spirituelles de Saint Macaire, trad. de P; Placide Deseille, Abbaye de Bellefontaine, 1984, Homélie 43, 7-9; p. 326-327. - . - Oh, quelle tragédie divine se joue dans nos coeurs! dit le théologien. Combien sont graves les considérations d'Auguste Nicolas : " Qu'est venu faire le Christ sur la terre? Il est venu redresser les esprits et les inclinations du coeur humain qui avaient atteint une grande perversion...Il a divinisé les souffrances comme on avait divinisé les voluptés. Comment se fait-il que le mot qui exprime la vertu signifie contrainte de soi-même et qu'on honore comme surhommes ceux qui s'y exercent et que l'on considère comme dignes de récompense les efforts qu'ils font pour remonter le courant? Nous naissons dans le fond d'un abîme et mille mains se tendent vers nous dès qu'il est possible de nous faire monter quelque peu, mais nous éprouvons toujours une funetse attirance à y retomber". - Auguste Nicolas, (1807-1888), théologien catholique romain, auteur des Etudes philosophiquesnsur le Christianisme (1842) et d'une somme en quatre volumes consacrée à la Vierge Marie. - . - Je suis persuadé, continua le théologien, que l'ascèse est la raison même de la vie spirituelle et que sans peines, sans beaucoup de larmes, le ciel de la paix et du repos ne s'ouvre pas. Notre orthodoxie s'avance, guidée par le Saint-Esprit, vers sa justification finale, car elle demeure humble et ascétique. La remarque du philosophe russe Berdiaef est fort sage : "L'orthodoxie est beaucoup plus ascétique que le christianisme occidental, elle est une religion monastique en son essence". - Nicolas Berdiaef, "L'idée religieuse russe", Cahiers de la Nouvelle Journée n°8, l'Ame Russe, Paris, Bloud et Gay, 1927, p. 26 : "En un certain sens, l'orthodoxie a été plus ascétique que le christinaisme occidental, elle a été une religion essentiellement monastique". - . La sainteté fleurit principalement dans le calme du désert, elle se développe et se conserve dans les afflictions et les souffrances. Quand nous disons orthodoxie, nous entendons les normes solides que, selon la raison ou par-delà la raison, le Saint-Esprit a élaborées pour nos saints Pères qui ont revêtu "le vêtement grossier " de l'humilité et d el'affliction du Christ tant dans leur théologie que dans leur spiritualité. Nous ne pouvons pas nous éloigner, Pères saints, de l'esprit d'affliction, sans altérer le contenu même de notre Eglise. - Comme vous avez raison! dit l'higoumène Eusèbe. Seule l'assimilation de l'esprit de notre orthodoxie sauvera le monde. XIX CONTEMPLANT LA LUMI7RE VESPERALE Dans l'après-midi, deux heures avant le coucher du soleil, nous nous préparâmes à partir pour le monastère voisin, éloigné d'une heure de marche. L'higoumène Eusèbe, l'ancien Théolepte, le moine Chrysostome, nous accompagnèrent jusqu'au kiosque byzantin. L'higoumène nous bénit et les Pères nous saluèrent. Nous les remerciâmes pour leur hospitalité et pour la charité qu'ils nous avaient témoignée. Nous étions tous émus. Un lien imperceptible s'était formé entre nous dans l'enseinte sacrée de ce magnifique monastère. Nous cheminâmes à dos de mulet à travers les bois. L'ermite seul, fidèle à son ascèse, nous suivit à pied de loin, tenant à la main son grand chapelet de corde. Quand nous parvînmes à un sommet d'où l'on pouvait voir le couvent, le théologien pria le muletier d'arrêter ses animaux. Nous nous tournâmes vers le couvent. Le soleil éclairait avec force l'édifice byzantin, la Croix plantée sur la coupole du catholikon*, les créneaux, l'ormeau très élancé, les cyprès en prière, le kiosque revêtu de ses plantes grimpantes et sur le balcon, témoin muet de nos divins entretiens, nous distinguâmes les trois moines. Nous nous arrêtâmes un peu pour regarder, comme en extase. - Sans aucun doute, dit le théologien, l'orient a résolu un problème sur lequel ont échoué les Européens avec toute leur sagesse et tout leur art. -Je ne suis pas, comme tu le sais, mon ami, un type sentimental, dit le juriste. Et pourtant, les dernières vingt-quatre heures ont contrit mon âme, elles m'ont renouvelé. Vous avez remarqué que je n'ai pas beaucoup parlé. J'étais plongé dans l'étonnement devant cette vie nouvelle. Je ne sais comment appeler cette flamme qui parcourt mon coeur et produit des larmes rafraîchissantes. Et il continua : - Ah! Chrysostome, moine idéal. Combien je te sens maintenant! Vénérable Théolepte, comme je vois à travers la neige de ta tête de prophète et à ta barbe, la blancheur de ton âme pure et sainte! C'est maintenant que je comprends ce que signifie cette " Lumière Joyeuse" qui est répandue sur ton saint visage! Et toi, ermite pauvre, mon frère, toi qui as aimé par ta vie la pauvreté de Celui qui s'est fait pauvre pour nous, le Seigneur Jésus! Avec tant de simplicité et d'humilité, tu portes sous ton apparence dépréciée, avilie, "le trésor" dans "le vase de terre" ( 2 Cor. 4, 7) si précieux! - Messieurs, la porte du monastère sera fermée si nous tardons encore, dit le muletier. Les animaux reprirent leur marche. Le monastère ne tarda pas à disparaître derrière nous. Personne ne parlait plus. Pour rompre le silence, je dis : - Ainsi donc, les discussions avec les saints Pères vous ont vivement impressionnés? - Frère, répondit le théologien, ce n'était pas des discussions. Le Père Chrysostome a dit que les moines étaient des esprits liturges de Dieu sur la terre. je suis maintenant convaincu que tout ce que j'ai entendu n'était pas autre chose que le spectacle d'une liturgie d'âmes saintes, une mystagogie angélique. Que dis-tu mon ami, dit-il au juriste, n'es-tu pas d'accord? - Tu me demandes si je suis d'accord? répondit ce dernier. Si je connaissais des termes plus forts que les tiens, je les aurais employés. En ce moment, seuls m'envahissent l'étonnement et l'amour. - Et pourtant, mes amis, ce que vous avez entendu n'était ni liturgie angélique, ni mystagogie d'âmes saintes. Vous avez seulement senti l'énergie d'un seul des rayons de la Lumière Incréée qui pénètre dans les huttes des ermites, dans les cellules des moines. Ne vous êtes-vous pas aperçu que l'ermite Nicodème n'était pas autre que le Géronda Théolepte lui-même? Et n'avez-vous pas remarqué qu'une force supérieure fortifiait le moine Chrysostome pour l'aider à parcourir la voie du martyre avec une joie ineffable? Jetez un regard attentif sur le saint ermite qui nous suit à pied. Ne pensez-vous pas qu'il est déjà sorti des limites de ce monde? Et que ce n'est plus lui qui vit, mais que le "Christ vit en lui" ( Gal. 2, 20)? Tout ce que vous avez entendu, bien-aimés, c'était de la surabondance des trésors des coeurs (Mt. 12, 34-35) de ces saints moines. Une simple manifestation de leur vie mystique et monastique. Imaginez donc, vers quelle vie, vers quelles contemplations spirituelles sont transportés ceux qui vivent " en Christ", quand seules quelques paroles pauvres venues de leurs coeurs saints vous ont transformés par le divin amour. Calculez donc la béatitude de ceux dont "la cité est le ciel" et qui frôlent l'immatérialité des anges. Nos moines ont renoncé au monde et, jour et nuit, ils se pressent ensemble autour du sanctuaire sacré des mystères spirituels, pour adorer " dans l'Esprit et la Vérité" (Jn 4, 23) Dieu en qui ils vivent, en qui ils se meuvent (Actes 17, 28). Mes compagnons de route me lancèrent un regard insistant et très expressif. peu après, le juriste, comme dans un transport, soupira profondément et dit : " Mon Dieu, quel coucher de soleil, tant de coloris si transparents, tant de douce lumière, dulce lumen...Lumière joyeuse de la sainte gloire..." - Ne te laisse pas aller à tes sentiments, mon ami, dit le théologien. Ne cherche pas à extérioriser ce qu'il y a en toi. C'est "au-dedans de nous qu'est le royaume des cieux" ( Lc 17, 21) et ..." la drachme perdue" ( Lc 15, 8-9). C'est elle que nous devons retrouver "après avoir allumé notre lampe", retrouver la beauté première, l'image te la ressemblance de Dieu. la source jaillissante et illuminatrice, qui est au-delà du monde, autour du monde, brille au-delà de tout entendement, de sa plénitude. elevons nos coeurs, frère. Demandons qu'après "avoir ceint nos ceintures" ( 1 Pi. 1, 13), nous ne vivions que plus profondément et plus lumineusement en "Christ Jésus et Celui-ci crucifié..." ( 1 Cor. 2, 2 ). Le théologien se tut et je pus voir dans ses yeux qu'il allait porter au ciel, des larmes couler sur ses joues de marbre, et qui jetèrent un éclat rouge sous les rayons rosés du soleil. Nous cheminions silencieux, quand apparut tout proche, au tournant du sentier, le saint monastère, bâtisse impériale du XI° siècle. J'avais lu beaucoup de choses sur l'activité et la sainteté des Pères de ce couvent et je me souvins de cet historien ancien, qui décrivit avec grâce la vie des moines de l'Eglise Primitive : "... Ceux qui jadis vécurent la vie monastique ont marqué d eleur empreinte l'Eglise et porté son dogme au plus haut point par leurs vertus et leur vie. Quelle chose plus profitable aux hommes que cette philosophie venue de Dieu? Elle néglige les longues études de l'art de la dialectique comme étant superflues, repousse les loisirs agréables et n'offre rien de ce qui est nécessaire à une vie décente. Elle enseigne par la seule sagesse simple et naturelle à détruire complètement toute disposition au mal et à ne pas faire ce qui avilit. En outre, elle met sa gloire à s'exercer à la patience, à la douceur, à n'avoir besoin que de l'indispensable pour vivre. L'homme devient ainsi capable de s'approcher le plus près possible de Dieu. Elle use de la vie présente comme étant passagère, ne s'occupe pas à acquérir des biens et n'a aucun souci de ce qui est au-delà de l'heure présente; Elle attend ici-bas dans la patience, la béatitude, toujours tendue vers la bienheureuse fin". Nous mîmes pied à terre pour saluer l'ermite qui allait prendre la direction de son désert bien-aimé. En peu de temps, il nous rejoignit. Le théologien et le juriste, avec une émotion apparente s'inclinèrent profondément devant l'ascète qui leur souhaita la paix et les choses les meilleures. Lui et moi échangeâmes le baiser en Christ et le saint ermite partit. Avant qu'il ne fût trop loin de nous, le juriste lui cria : -Père saint, voulez-vous qu'on vous visite dans votre hutte? Et l'ermite, se retournant, répondit : -Je pense, frères, que nous avons dit l'essentiel. Je n'ai rien à ajouter, si ce n'est ceci : efforcez-vous d'entrer par la porte étroite et enseignez vos frères que l'orthodoxie privée du monachisme perd son contenu. Notre sainte Eglise est ascétique et il faut que son clergé le soit aussi. L'ermite leva la main pour saluer et continua sa marche. Nous, plongés dans un grave recueillement, descendîmes à pied le sentier qui conduisait au monastère. FIN APPENDICE CORRESPONDANCE ECHANGEE ENTRE PERE THEOCLETE, PERE AMBROISE ET L'EDITEUR 1. PERE AMBROISE A PERE THEOCLETE Paris, le 30 janvier 1962 Mon Révérend Père, Votre nom m'est connu depuis longtemps, grâce aux articles que vous avez publiés dans Ekklésia et dans l'Agioritiki Bibliothiki. J'ai également lu avec beaucoup de fruit votre remarquable livre sur saint Nicodème l'Hagiorite, dont j'ai traduit, il y a quelques années le Combat invisible sans toutefois le publier, car au moment de le livrer à l'éditeur j'ai découvert qu'il n'était pas de lui, mais revu, enrichi par lui. Saint Nicodème est un grand maître de notre spiritualité et il m'a beaucoup enseigné par ses écrits. Il y a deux ans, j'étais de passage en Grèce où j'ai trouvé votre livre Entre Ciel et Terre. Je l'ai lu et relu avec beaucoup de plaisir, de joie et d'intérêt, deux fois. En août dernier, j'ai demandé à M. Papadimitriou à Athènes l'autorisation de le traduire en français. Il me l'a donnée. Il me manque la vôtre et c'est elle qui fait l'objet de ma lettre. Au monastère de la Source Vivifiante de Longovarda, j'ai vu M. Tsatalos de Volo. Il vous a écrit. A Volo, j'ai prié M. Th. Schoina de vous en parler. L'a-t-il fait? Je suis sûr que votre livre trouvera des échos favorables en France, où le christianisme prend des tournures uniquement "sociales" et "activistes", justement les théories que vous réfutez chez vos jeunes théologien et juriste. La déification de l'homme dans le Christ est absolument inconnue. Saint Grégoire Palamas, à peine connu, fait l'objet d'études de certains théologiens, mais plutôt comme curiosité que comme témoin de la tradition. Personne dans le monde romain, du moins à ma connaissance, n'a dénoncé les articles du Père M. Jugie du D. Th. C. - Le grand Dictionnaire de Catholique, paru dans les années 30 du XX° siècle, à Paris, chez Letouzey et Ané. - . Le Tibet et les doctrines hindoues sont plus connues et étudiées ici que le Mont Athos, le Sinaï et l'hésychasme. L'orthodoxie est l'affaire des grecs et des russes et l'ecclésiologie trinitaire n'a pas de place dans l'ecclésiologie monarchique de Rome. Quand on me demande de préciser la différence entre Rome et l'orthodoxie, je paraphrase saint Jean 15, 27 et je réponds que l'Eglise orthodoxe est la véritable Eglise, parce qu'elle est et qu'elle était, dès le commencement avec le Christ, le témoin de toujours. J'ai constaté, avec surprise, qu'en Grèce l'ecclésiologie trinitaire avait bien faibli. Mais par le communiqué de la rencontre de Rhodes, l'Esprit Saint a fait souligner l'Eglise à l'image de la Trinité, telle que nous l'ont transmise les Apôtres ( règles apostoliques), les Pères et les Conciles. La Divine et Vivifiante Trinité est le centre de la révélation chrétienne et c'est ce que le monde ignore le plus. Beaucoup d'hommes vivent en chrétiens, mais pensent en philosophes. La rupture avec les Pères a engendré la scolastique qui a desséché le contenu vivant et vivifiant de l'Evangile. Ce qui m'a le plus attiré dans votre livre, c'est la place centrale de la déification de l'homme. Votre thèse sur le véritable Denys l'Aréopagite m'a comblé de joie, car elle est la mienne. Il n'y a pas de pseudo-Denys, mais de pseudo-théologiens, des phantasiologiens comme dit notre Père saint Nicodème. Si comme je l'espère, vous êtes d'accord, veuillez m'envoyer un exemplaire de votre livre corrigé, selon le conseil de M. Papadimitriou. Priez aussi, mon Père, pour mon indignité, pour que Dieu, Père, Fils et Saint Esprit éclaire les yeux de mon intelligence et purifie mon coeur. Que sa Lumière Incréée soit toujours votre partage. Je baise votre droite et demeure en Christ notre Seigneur votre serviteur. Père Ambroise Fontrier 2. PERE THEOCLETE A PERE AMBROISE Monastère de Saint-Denys, le 1/ 14 février 1962. Mon Révérend Père Ambroise, Réjouissez-vous dans le Seigneur Jésus en tout temps. J'ai reçu votre bonne lettre et je vous réponds en grec, puisque vous le connaissez si bien. Je me réjouis de vos conceptions qui sont d'une pure orthodoxie et je prie le Seigneur qu'Il vous affermisse dans l'orthodoxie et qu'Il vous révèle toujours davantage la richesse indicible de sa spiritualité. Je suis d'accord avec vous pour dire que ceux qui représentent aujourd'hui notre téhologie ne sont pas le moins du monde orthodoxes. Le vent du rationalisme a fait faner les divines plantes de notre Eglise. La Sainte Montagne traverse des moments critiques. On n'y vient pas en raison de vrais idéaux monastiques, mais au contraire mû par de plus bas sentiments. Et ainsi l'image qu'elle présente dans l'ensemble est décourageante, et il en résulte que le monachisme s'identifie avec la plus basse idée qu'on puisse en avoir. Il est superflu que je vous dise combien nous en sommes affligés et combien nous désirons dissiper les préjugés injustes qui pèsent sur notre divin monachisme orthodoxe. C'est pour ce motif que nous avons pris la plume pour écrire les livres que vous avez lus, ainsi que divers articles. Dans le mois qui vient, va paraître un nouveau livre de moi, dont le titre est : Fleurs athonites, et qui est un recueil de différents articles. Dès qu'on mpe l'aura envoyé, j'aurai la joie de vous le faire parvenir? Père Ambroise, afin que vous priiez pour mon indignité. De même, j'ai écrit à M. Papadimitriou de vous envoyer un Entre Ciel et Terre et, pour tout renseignement dont vous avez besoin pour votre travail de traduction, écrivez-moi en grec, parce que j'éprouve des difficultés avec le français. A présent avec vos prières j'ai commencé à écrire un autre livre, destiné à paraître pour le millénaire de la Sainte Montagne. J'espère qu'il sera le fruit mûr de mon expérience monastique. Egalement, je travaille depuis deux ans sur saint Grégoire Palamas, travail dont je remets l'achèvement à plus tard pour consulter les oeuvres de cet auteur qui ont été publiées par l'Université de Thessalonique. Je ne sais si vous avez lu sur saint Grégoire Palamas les livres d'un mien ami, le théologien russe Jean Meyendorff. Sur ce, je demeure vôtre dans l'amour du Christ, et avec de ferventes prières pour que vous montiez de connaissance en connaissance - celle du Christ - jusqu'à ce que vous atteigniez la cime des désirs, qui est Christ Jésus. Théoclète Moine Dionysiate ( l'original est en grec). Note : Dans une lettre à Père Philarète du 9/22 novembre 1994, Père Théoclète a renouvelé l'autorisation de publier Entre Ciel et Terre, en l'étendant même à ses autres ouvrages. 3. PERE AMBROISE A MESSIEURS PAPADIMITRIOU Paris, le 29 mars 1961 Messieurs Papadimitriou Editeurs Athènes Cher Monsieur, Bien qu'avec beaucoup de retard, je me permets de vous rappeler l'entretien que nous eûmes ensemble en août dernier, à Athènes, au sujet de la traduction du livre du Père Théoclitos Entre Ciel et Terre. L'auteur du livre est d'accord. Veuillez, je vous prie, me confirmer le vôtre et me donner votre permission. Dans l'attente de vous lire, veuillez agréer mes respectueuses salutations. Que Dieu vous bénisse et bénisse l'oeuvre que vous avez entreprise. Père Ambroise Fontrier 4. MONSIEUR AL. PAPADIMITRIOU A PERE AMBROISE "Astir" Publishing Company Al. et E. Papadimitriou 10 Lycurgus str. - Athens - Greece Athènes, le 4 avril 1962 Père Ambroise Fontrier, En réponse à votre lettre à ce sujet, nous vous faisons savoir que nous vous donnons l'agrément pour que vous traduisiez et publiiez en français l'ouvrage de Père Théoclète Entre Ciel et Terre, sans aucune exigence de notre part. Nous vous prions simplement de bien vouloir nous envoyer dix exemplaires de l'édition en question. Cordialement vôtre, avec toute notre considération. Pour la Maison d'Edition Astir Al. et E. Papadimitriou (Signature) (l'original est en grec) 5. PERE AMBROISE A PERE THEOCLETE Paris, le 1er juillet 1962 Le R.P. Père Théoclète Monastère de Saint-Denys Mont Athos Mon très Révérend Père, C'est en rendant grâces au Seigneur notre Dieu que j'ai lu votre lettre, Le bénissant de ce qu'il reste encore dans l'Eglise de la véritable foi de nos Pères. Sitôt après votre accord et celui de M. Papadimitriou, je me suis mis à la traduction de votre livre Entre Ciel et terre. Malheureusement, j'ai dû l'interrompre, pour entrer en clinique afin d'y subir une opération devenue inévitable. Je suis rentré depuis deux jours à Paris et, demain, Dieu voulant, je partirai pour l'Italie et la Grèce où je serai vers le 10 ou le 11 juillet. J'en profiterai d'ailleurs pour rendre visite à votre éditeur. Ci-joint, je vous remets quelques pages dactylographiées de mon travail, pour vous donner une idée du texte traduit. J'ai, je l'avoue, beaucoup de joie, car en opérant ainsi je peux mieux approfondir votre oeuvre et le sens de notre monachisme que j'aime par-dessus tout. Priez mon Père, pour que Dieu et Celle qui a enfanté dans la chair le Seigneur de gloire me donnent un jour la grâce d'aller " vénérer les reliques sacrées des saints de notre foi immaculée...admirer aussi et rassembler dans mon âme les incomparables trésors d'art" ( de l'Athos). J'espère avoir terminé avant la fin de l'automne la traduction et pouvoir publier le livre pour les fêtes du Millénaire de la Sainte Montagne. Que le Dieu que nous adorons et servons dans l'amour et la crainte, Père, Fils et Saint Esprit, soit toujours avec vous. Faites aussi que j'aie part à vos saintes prières. Votre serviteur (signature) GLOSSAIRE ABBA Père spirituel. Au féminin : Amma. ANACHORESE Litt. : Départ. Ce mot désigne la fuite du moine au désert. Les anachorètes sont les ermites qui vivent dans un complet isolement. ANACHORETIQUE Qui s erapporte à ce mode de vie. ANATHEME Le mot a deux sens, qui peuvent se rapporter aux deux façons de l'écrire en grec - avec un épsilon ou avec un êta. Selon le premier sens, l'anathème est un don consacré à Dieu. Selon le second, c'est un objet maudit qu'on abandonne au diable; Il est alors synonyme de condamnation. ANAVATHME (S) Composition littéraire et musicale. Les anavathmes font partie de l'office des Mâtines. Ils développent les thèmes des Psaumes des Montées, d'où leur nom (anavathme : degré) et contiennent toute la rhéologie relative au Saint Esprit. APOSTASIE Rébellion contre Dieu; Abandon de la vraie foi. Les derniers temps sont, selon l'Apôtre Paul, ceux de la Grande Apostasie où le Christ ne sera pas confessé comme l'Unique Rédempteur. ARCHIMANDRITE Titre honorifique décerné aux hiéromoines. Autrefois abbé d'un grand monastère. ATHONITE ou HAGIORITE Moine habitant la Sainte Montagne de l'Athos et qui a reçu la tonsure traditionnelle d'un autre hagiorite. Les Néo-Hagiorites présents sur l'Athos depuis les années 60 du XXème siècle ne peuvent pas, selon la charte de la Sainte Montagne, porter le nom d'hagiorite, parce qu'ils ont été tonsurés hors de la Sainte Montagne. CANON - Règle, norme analogue au canon ou réglette d'or que l'ange donne à l'Apôtre Jean pour mesurer la Nouvelle Jérusalem ( Apocalypse). - Canon de prière : ensemble de prières quotidiennes. - Canon de pénitence : règle imposée par le confesseur au pénitent; - Décisions disciplinaires des Conciles et des Pères. On distingue parfois les Canons des Définitions ou Décrets, qui concernent le dogme. - On appelle aussi canon la composition poétique de neuf odes, que l'on chante, en particulier aux Mâtines. CATHOLICON Eglise principale d'un monastère. " Quand les chrétiens se rassemblent, c'est l'Eglise toute entière qui s'assemble, et non une partie de l'Eglise. Pour cette raison l'usage s'est imposé, dans la tradition des Pères, d'appeler "Catholicon" ( = Universel) l'église d'un monastère" (P. JEan Romanidès). CENOBITE, CENOBITIQUE, CENOBIUM, CENOBITISME Moine vivant dans un monastère ou cénobium (= vie commune), par opposition aux ermites ou solitaires du désert. Le monachisme cénobitique est venu après le monachisme érémitique. CHARISME, CHARISMATIQUE La Grâce incréée du Saint Esprit, communiquée aux justes et aux saints, se manifeste parfois sous forme de dons ou charismes, tel que : la prophétie, la clairvoyance ou diorasis, qui permet de lire dans les coeurs, la vision à distance ou téléorasis, la faculté d'opérer des guérisons, et bien d'autres encore. Charismatique ; qui a reçu la Grâce en abondance. EGOCENTRIQUE, EGOCENTRISME Centré sur le moi; manière d'être centrée sur soi. Pris en mauvaise part, ce mot devient synonyme d'égoïsme et d'oubli du prochain. Pris en bonne part, il caractérise l'état d'une âme consciente de ses faiblesses qui veut se purifier; il devient synonyme d'intériorité. EROS On appelle éros un amour intense. Les Pères distinguent l'agapé ou charité, disposition permanente de l'éros qui s'enflamme à la vue de l'Aimé, c'est-à-dire quand Celui qui est partout présent se manifeste de façon particulière à ceux qui tendent vers Lui. Père Ambroise écrivait : " c'est l'amour opérant, dynamique, qui propulse l'âme sortie d'elle-même, vers Dieu". Il écrit encore : " Dans le langage des saints, le Désir concerne les objets ou les personnes absentes, tandis que l'Eros, les objets ou les personnes présentes; Dieu étant, par nature, invisible et non localisé, il est désirable et désiré, mais étant, en même temps, partout présent et participable dans ses énergies, par ceux qui en sont dignes, Il est Eros". EUCHITES Hérétiques qui pensaient voir l'essence de Dieu en refusant toute activité en dehors de la prière. Souvent synonyme de messaliens. GERONDA Ancien, Père spirituel, Guide. Les Russes traduisent ce terme par starets. Un des recueils des Sentences des Pères du Désert se nomme Gérondikon. GLORIFICATION. Synonyme de DEIFICATION (Théosis) La glorification est parfois donnée par Dieu à ceux qui ont atteint l'illumination (v. ce mot). Quand cet état survient, le déifié fait l'expérience de Moïse sur le Sinaï, il entre dans la nuée de la gloire de Dieu et "connaît dans l'inconnaissance". Il s'unit à Dieu, au-delà de toute intelligence : les dogmes sont mis de côté et la prière s'arrête, l'Incrée n'ayant aucune analogie avec le créé. HAGIOGRAPHIE Ecriture des saints, et donc 1) fait d'écrire la vie des saints, 2) fait de peindre leur icône. HAGIOLOGIQUE Qui traite des saints, des choses sacrées. HAGIORITE De la Sainte Montagne, de l'Athos ( Hagion Horos); Voir : athonite. HESYCHASTE, HESYCHASME, HESYCHIA Tranquillité. repos; Silence des pensées; L'hésychaste est le moine qui s'adonne à la prière du coeur; ( cf : INTELLECTIVE (prière)) ci-dessous; hésychastérion, lieu où habite le moine, ermitage; L'hésychia est généralment liée à la solitude. HIGOUMENE Père Supérieur ou Mère Supérieure d'un monastère. HIEROMOINE Moine qui a été ordonné prêtre. HYMNOGRAPHIE Poésie liturgique; L'hymnographe compose le texte et la musique des diverses compositions chantées dans les offices de l'église. ILLUMINATION Deuxième étape de la vie spirituelle, la première étant la purification et l'étape ultime la glorification. L'illumination (photismos) est donnée par Dieu à ceux qui font descendre leur intellect dans le coeur et qui prient là perpétuellement par la prière noétique ou mentale. Cet état est celui de la vision ou contemplation - en grec théoria - et précède le plus élevé, que Dieu accorde quand Il le veut. Voir glorification. INTELLECTIVE (PRIERE) La prière intellective ou prière mentale se fait dans le coeur, par opposition à la prière vocale, laquelle constitue le premier mode, inférieur, de la prière. Dans l'Eglise, saint Paul conseille aux Corinthiens de prier par l'esprit ( avec la prière mentale) maos aussi avec l'intelligence ( en utilisant la prière vocale) ( 1 Cor 14). Selon saint Jean Climaque, c'est l'attention dans la prière vocale qui conduit à la prière mentale par la grâce de Dieu : Echelle Sainte, degré 28, 17. KENOSE Signifie la vacuité, le dépouillement de soi. MESSALIENS Hérétiques qui croyaient que l'homme peut s'élever par la prière jusqu'à contempler directement l'essence intime de la Divinité. MONOLOGISTIQUE (PRIERE) La prière monologistique est celle qui est faite d'une seule parole. Pour les Pères, en effet, il existe trois états du langage : - les paroles multiples - la parole unique - le silence, langage du royaume de Dieu. On trouve de nombreuses allusions à ce mode de prière chez les Pères du désert, chez saint Jean Cassien, et dans la Philocalie. La formule qui a prévalu pour cette prière est la suivante : " Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi" ou "Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur". MYSTAGOGIE Initiation, cérémonie mystique, liturgie. NAZIR Est le nom donné aux juifs qui font voeu d'ascétisme tel que décrit dans le livre des Nombres ( ch. 6, 1-21). NEPTIQUES (PERES) Synonyme d'hésychastes. Sont ceux qui avaient la prière permanente et donc pouvaient dire comme la Bien-Aimée du Cantique : Je dors mais mon coeur veille. PANTHEISME Doctrine philosophique ou religieuse selon laquelle Dieu et l'univers - ensemble de ce qui est - s'identifient. Dans un sens plus restreint, c'est la croyance qu'une créature, l'homme par exemple, peut fusionner avec l'essence de Dieu. PERCEPTION (ETAT DE PERCEPTION). En grec, sunaisthématiké katastasis. Les Pères hésychastes et notamment saint Syméon le Nouveau Théologien interprètent Jean 7, 38 : " Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive couleront de son sein" comme signifiant que le mystique accompli perçoit concrètement la présence et la puissance du Saint Esprit. Il n'y a pas de "grâce inconsciente". PHILOCALIE Titre d'un livre qui signifie " Amour de la beauté". Il s'agit d'un recueil d'extraits de tous les saints Pères qui ont traité de la prière du coeur. Il a été composé à la fin du XVIII° siècle par saint Nicodème Hagirite et saint Macaire de Corinthe. PHILOSOPHE Nom qui désigne les adeptes de la vraie philosophie : le christianisme. 3 vie philosophique" équivaut souvent à "vie monastique". PHILOSOPHIE Au sens propre, "amour de la sagesse" ou "des sages"; La sagesse ou le Sage par excellence, c'est Notre Seigneur Jésus Christ. Les Pères distinguent donc la philosophie "selon ce monde " et la "philosophie selon le Christ". La première est un mode de vie et un exercice de la raiosn qui ne peuvent triompher du diable, du péché, de la mort; La seconde est aussi un mode de vie et un exercice de la raiosn, mais éclairés par la Grâce du Ressuscité. " Vie philosophique", "vie chrétienne", "philosophie" sont alors quasiment synonymes. POIETISME Terme utilisé par Père Théoclète pour désigner le caractère élevé et le style sublime d ela doctrine de Platon, qui tend vers les mondes idéaux. Le roumain traduit par "contemplation". PSYCHIQUE Selon Saint Paul, il y a trois états pour l'homme : charnel, psychique et spirituel. Le charnel commet parfois l'injustice; le psychique ne la commet pas, mais ne veut pas la subir; le spirituel est près même à la subir, tant son amour de Dieu et du prochain est grand; Saint Isidore de Péluse explique ainsi la différence entre les trois. " L'Ecriture appelle charnels (1 Cor. 3, 3) ceux qui glissent dans les choses de la chair, psychiques ( 1 Cor. 2, 14) ceux qui n'acceptent rien qui dépasse la chaîne des raisons, spirituels enfin ( 1 Cor 2, 13), ceux qui sont ornés d'un charisme divin et spirituel, qui sont montés au-dessus de la chaîne des raisons et qui imaginent les choses qui passent la nature. Par exemple, que les trois adolescents jetés dans la fournaise de Babylone n'aient pas été consumés ne pourrait s'expliquer si l'on cherchait la vraisemblannce et qu'on suivît la faiblesse des raisonnements. mais celui qui songera à la force divine qui triomphe de la nature, dépasse la chaîne des raisons et l'emporte sur toute subtilité, accepte ce récit" (Isidore de Péluse, lettres I, Lettre 1325 (=V, 128) à Pierre, Souces Chrétiennes n° 422, Paris 1997, p. 465). PURIFICATION (CATHARSIS) Première étape de la vie spirituelle. Elle s'obtient par la praxis ou pratique des commandements de Dieu, et la coopération de la Grâce divine. Voir Illumination. ROMANITé. En Grec : Romiosyné. L'empire romain, devenu chrétien avec Constantin le Grand (330) et dont la civilisation orthodoxe s'est prolongée, en Orient, après la chute de Constantinople (1453). Le terme de "byzantin", qui sert à désigner cet empire n'est pas historique : aucun Etat ne s'est jamais nommé ainsi : les sources parlent de "l'Empire des Romains". Cette précision est plus qu'une querelle de mots : les Barbares germaniques, ayant conquis la Partie Occidentale de l'Empire ont voulu &) se donner pour les héritiers de Rome 2) faire croire aux populations asservies qu'elles n'avaient rien à voir avec Constantinople 3) disqualifier les Romains d'Orient en les nommant "Grecs". Le terme "byzantin" consavré par Wolf en 1562 (Corpus Historiae Byzantinae) continue, idéologiquement, la politique des Francs. Le résultat est une distorsion totale de l'Histoire : a) l'unité de la civilisation romaique est méconnue b) la guerre spirituelle qui a opposé les Francs aux Romains d'occident est occultée. Voir l'ouvrage de Jean Romanidis : Romaiosyné, Romania, Roumélie, ed. Pournara, Thessalonique, 1975 (en grec). SKYTE, SKYOTE Ermitage où sont réunis quelques moines autour d'un ancien, et qui dépend d'un monastère. Un skyote est l'habitant d'une skyte. THEOCRATIE, THEOCRATIQUE Gouvernement de Dieu. L'Ancien Israël était une théocratie, quand Dieu suscitait des Juges lorsqu'il en avait besoin; mais le peuple demanda un roi, malheureusement (1 Rois, ou Samuel, 8, 7). Le Mont Athos est un Etat théocratique, administré par l'Assemblée des représentants des vingt grands monastères. THEOPHORE Porteur de Dieu. La promesse du Christ, de revenir vers ses disciples ( Jn 14, 18) s'est accomplie à la Pentecôte, faisant d'eux des théophores, en qui réside, en permanence, l'énergie incréée du Christ. Ce titre est donné particulièrement à l'Apôtre Paul, par exemple par saint Athanase le Grand. UNIATES, UNIATISME Les uniates sont des chrétiens orthodoxes qui, soit contraints par la force, soit librement, ont embrassé les dogmes du catholicisme papal, tout en conservant les formes extérieures et les rites des orthodoxes. Au cours de l'histoire, des communautés uniates se sont ainsi formées dans les pays baltes, slaves et du Moyen Orient. Du point de vue de la foi, les uniates commettent la faute la plus grave, puisqu'ils n'ont que des formes vides; D'autre part, les uniates sont considéréss par les catholiques romains d'occident comme des "frères de seconde zone", auxquels le Vatican ne confie pas de responsabilités universelles. ***

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