PHILOCALIE
des Pères Neptiques
Tome A 2
D'Hésychius de Batos
à Théodore d'Edesse
Editions Abbaye de Bellefontaine
HESYCHIUS DE BATOS
Chapitres sur la sobriété et la vigilance D'Hésychius, prêtre, à Théodule
Discours, en forme de chapitres,
sur la sobriété et la vigilance, et la vertu,
pour le bien de l'âme et son salut.
Principe et fondement véritable
de l'illumination de l'âme.
La réfutation et la prière.
1. La sobriété et la vigilance, c'est une méthode spirituelle
qui, avec l'aide de Dieu, délivre entièrement l'homme des
pensées et des paroles passionnées comme des actions
mauvaises, si elle est poursuivie longtemps et ardemment.
Elle donne ainsi, autant qu'il est possible, une
connaissance sûre de Dieu l'Incompréhensible, et elle
ouvre les mystères divins et cachés. Elle porte à accomplir
tous les commandements de Dieu, de l'Ancien et du
Nouveau testament, et elle dispense tous les biens du
siècle à venir. C'est elle qui est proprement la pureté du
coeur, laquelle, à cause de sa grandeur et de sa beauté,
ou, plus exactement, à cause de notre négligence, est si
rare aujourd'hui chez les moines. C'est elle que le Christ
béatifie, quand il dit : " Bienheureux les coeurs purs, car ils
verront Dieu (1)." Telle est son éminence. Elle s'achète
donc très cher. Longtemps pratiquée, elle devient un
guide, elle nous mène dans uen voie droite et qui plaît à
Dieu; Elle nous fait en outre accéder à la contemplation,
elle nous enseigne à mettre à l'oeuvre comme il convient
les trois parties de l'âme, et à garder sûrement nos sens. Et
elle augmente chaque jour les quatre vertus cardinales en
leur donnant d'avoir part à son action.
2. Moïse le grand Législateur, ou plutôt l'Esprit Saint,
voulant nous monter combien cette vertu est excellente,
pure, universelle et nous élève, et nous enseigner
comment il faut la mettre en oeuvre au début, puis la
mener à la perfection, a dit : " fais attention à toi-même,
de peur qu'une parole secrète ne devienne péché dans ton
coeur (2)." Il nomme parole secrète l'apparition d'une
seule pensée reflétant quelque action mauvaise haïe de
Dieu, justement cette parole que le diable insinue dans
notre coeur et que les Pères appellent suggestion. Nos
propres pensées la suivent, dès qu'elle entre dans le
champ de l' intelligence, et elles se chargent de passion en
dialoguant avec elle.
3. La vigilance et la sobriété, c'est le chemin de toutes
les vertus et de tous les commandements de Dieu. Elle est
aussi appelée hésychia du coeur, et, parvenue à la
perfection, lorsqu'elle n'est plus affectée par aucune
image, elle est elle-même la garde de l'intelligence.
4. L'aveugle-né ne voit pas la lumière du soleil; Ainsi
celui qui ne marche pas dans la sobriété et la vigilance ne
voit pas dans toute leur richesse les scintillements de la
grâce d'en-haut. Il ne sera pas non plus délivré des actions,
des paroles et des pensées mauvaises et haïes de Dieu. De
tels hommes, quand ils quitteront cette vie, ne passeront
ps impunément devant les princes de l'enfer.
5. L'attention est une incessante hésychia du coeur,
hors de toute pensée. Sans s'épuiser ni s'interrompre,
l'âme respire et invoque toujours le Christ jésus, le Fils de
Dieu et Dieu, lui seul. Elle se range avec lui pour combattre
vaillamment les ennemis. Elle lui confesse ses péchés, à lui
seul qui a le pouvoir de les remettre. Elle embrase
continuellement de son invocation le Christ qui seul
connaît le secret des coeurs. Et elle s'efforce de cacher
totalement aux hommes la douceur qu'elle éprouve et le
combat intérieur, de peur que le Malin ne fasse entrer en
elle à son insu la malice et ne détruise une oeuvre si belle.
6. La sobriété et la vigilance, c'est la concentration
persévérante d'une pensée en faction à la porte du coeur.
Une telle pensée capte les pensées qui surviennent, elle
observe, elle écoute ce que disent, ce que font ces
meurtrières, et quelle est cette forme que les démons ont
gravée sur elles et dressé comme une stèle, et qui cherche
à tromper l'intelligence par l'imagination. Cette oeuvre,
quand nous prenons la peine, nous donne, si nous le
voulons, l' expérience du combat spirituel que doit mener
sciemment l'intelligence.
7. La double crainte, - celle qui naît de la crainte du
châtiment, et celle qui est liée à l'amour, cf; maaxime le
Confesseur. Sur l'amour. I. 81 -, les abandons dans lesquels
Dieu nous laisse et les tentations qui surviennent pour
nous instruire, savent engendrer cette sobriété et cette
vigilance, comme une ferme continuité de l'attention dans
la raison de l'homme qui s'efforce d'obstruer la source des
pensées et des actions mauvaises. C'est pour nous donner
d'acquérir sobriété et vigilance, et pour redresser notre
vie, que Dieu nous laisse dans l'abandon et nous envoie les
tentations imprévues, surtout à ceux d'entre nous qui ont
goûté au repos de ce bien et le négligent. La continuité
engendre l'habitude. Celle-ci donne à la sobriété et à la
vigilance une certaine densité naturelle. Et cette densité
engendre paisiblement durant le combat la contemplation,
que reçoit l'incessante prière de Jésus, la sérénité douce de
l'intelligence hors de toute imagination, et l'état de calme
que suscite Jésus.
8. La réflexion qui s'immobilise, qui invoque le Christ
contre les adversaires et qui se réfugie auprès de lui, est
comme une bête sauvage encerclée par une meute de
chiens et qui résiste telle une forteresse. Elle prévoit de
loin en son intelligence les embuscades intelligibles des
ennemis invisibles. Et parce qu'elle ne cesse d'invoquer
contre eux jésus qui dispense la paix, elle demeure
invulnérable.
9. Si tu as l'expérience, et s'il t'a été donné d'être dès le
matin devant Dieu et en éveil(2), mais aussi de
contempler, tu sais ce que je veux dire. Sinon, sois sobre et
vigilant, et tu comprendras.
10. Les mers sont faites de beaucoup d'eau; Ce qui fait
et conforte la sobriété et la vigilance, la modération, la
profonde hésychia de l'âme, cet abîme de contemplations
extraordinaires et ineffables, d'humilité consciente, de
droiture et d'amour, c'est une extrême attention et la
prière de Jésus Christ, sans pensées. Et cela avec ferveur et
continuité, en ne cédant jamais au découragement.
11. Le Christ dit : " Ce n'est pas celui qui me dit : '
Seigneur, Seigneur', qui entrera dans le Royaume des
cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père (1)." Or
telle est la volonté de son Père : " Vous qui aimez le
Seigneur, haïssez le mal (2). " Par l, a prière de Jésus Christ,
haîssons donc aussi les pensées mauvaises. Et voici, nous
aurons fait la volonté de Dieu.
12. Notre maître et Dieu incarné nous a donné un
modèle (3) de toute vertu, un exemple pour la race des
hommes et il nous a fait revenir de l'ancienne chute, en
signifiant la vie vertueuse à même sa chair; Il nous a révélé
toutes ses oeuvres bonnes, et c'est avec elless qu'il est
monté au désert après le baptême, et qu'il a commencé là
par le jeûne le combat de l'intelligence., quand le diable
l'approcha comme un simple homme (4). Par la manière
dont il a vaincu, le maître nous a enseigné alors, à nous
aussi, les inutiles, comment il nous faut mener la lutte
contre les esprits du mal : dans l'humilité, le jeûne, la
prière (5), la sobriété et la vigilance. Mais lui-même n'avait
nul bsoin de ces choses. Car il est Dieu et le Dieu des dieux.
13. Quant aux nombreux modes qui, selon moi, tant
que durent la sobriété et la vigilance, peuvent purifier peu
à peu l'intelligence des pensées passionnées, voici, je ne
tarderai plus à les signifier dans une langue sans recherche
et sans fioritures. Car je n'ai pas jugé bon, dans ce traité,
de cacher sous les mots ce qui peut être utile quand vient
le combat, et singulièrement aux plus simples; Il est dit : "
Mon enfant Timothée, sois attentif à ce que tu lis (6)."
14. Un premier mode de la sobriété et de la vigilance
est donc de surveiller étroitement l'imagination, ou la
suggestion, parce que Satan ne peut pas, sans
l'imagination, susciter des pensées et les exposer à
l'intelligence pour la tromper par un mensonge.
15. Una autre est d'avoir le coeur toujours
profondément silencieux, en état d'hésychia, hors de toute
pensée et de prier.
16. Un autre, d'appeler continuellement à l'aide le
Seigneur Jésus-Christ, dans l'humilité.
17. Un autre mode encore est d'avoir dans l'âme le
souvenir constant de la mort.
18. Toutes ces actions, bien-aimé, écratent comme les
gardiens des portes les pensées mauvaises; Quant à
regarder vers le ciel et à tenir la terre pour rien,
j'expliquerai plus longuement ailleurs, s'il plaît à Dieu, en
qui c'est là une action également efficace.
19. Si nous avons trop peu retranché les causes des
passions, et si nous nous livrons aux contemplations
spirituelles sans leur donner tout notre temps et sans faire
d'elles notre oeuvre même, nous retombons facilement
dans les passions de la chair. Nous ne cueillons alors
d'autre fruit qu'un total enténèbrement de l'intelligence et
un égarement dans les choses matérielles.
20. Celui qui mène le combat intérieur doit à chaque
instant avoir ces quatre choses : l'humilité, une attention
extrême, la réfutation et la prière. L'humilité, parce que le
combat l'oppose aux démons orgueilleux, et afin d'avoir
l'aide du Christ à la portée de son coeur, car "le Seigneur
hait les orgueilleux (1)." L'attention, afin de garder
toujours son coeur pur de toute pensée, combien même
elle paraîtrait bonne. La réfutation, afin de contester tout
de suite le Malin avec colère, dès qu'on l'a vu venir. il est
dit : " je répondrai à ceux qui m'outragent. mon âme ne
sera-t-elle pas soumise à Dieu (2)?" Enfin la prière, afin de
crier vers le Christ en un " gémissement ineffable",
aussitôt après la réfutation. Alors celui qui combat verra
l'ennemi se dissiper avec l'apparition de son image,
comme poussière au vent ou fumée qui s'évanouit, chassé
par le nomadorable de Jésus.
21. Celui dont la prière n'est pas pure de pensées, n'a
pas d'arme pour le combat; Je parle de la prière qui oeuvre
intarissablement dans les profondeurs inaccessibles de
l'âme afin que par l'invocation du Christ, soit fustigé et soit
brûlé l'adversaire qui nous combat en secret.
22. Tu dois voir du regard pénétrant et intense de
l'intelligence, afin de reconnaître ceux qui entrent. Quand
tu les as reconnus, tu dois aussitôt par la réfutation briser
la tête du serpent. En même temps, dans un gémissement,
appelle le Christ. Alors tu feras l' expérience du secours
invisible de Dieu. Alors tu verras clairement la droiture du
coeur.
23. De même que celui qui tient un miroir en main et le
regarde alors qu'il se trouve au milieu d'autres, voit quel
est son propre visage, mais voit aussi celui des autres qui
se penchent vers cet unique miroir, de même celui qui ne
cesse de se pencher sur son coeur y voit son propre état,
mais y voit aussi les visages noirs des Ethiopiens
intelligibles.
24. Mais l'intelligence ne peut vaincre à elle seule
l'imagination démoniaque. Qu'elle n'ait jamais cette
audace. Car fourbes comme ils sont, les démons feignent
d'être vaincus, puis ils font trébucher par la vaine gloire.
Mais devant l'invocation de Jésus Christ, ils ne résistent
pas et ne peuvent ni tenir ni te tromper, fût-ce un
moment.
25. Veille à ne pas penser comme l'ancien Israël, pour
n'être pas livré toi aussi aux ennemis intelligibles. Libéré
des Egyptiens par le Dieu de l'univers, il imagina qu'une
idole fondue pourrait le secourir (4).
26. Par idole fondue, tu dois entendre notre
intelligence malade. Aussi longtemps qu'elle invoque
Jésus-Christ contre les esprits du mal, l' intelligence les
chasse facilement et, avec un art éprouvé, elle fait fuir les
puissances invisibles et hostiles de l'ennemi. Mais dès
qu'elle met follement toute sa confiance en elle-même,
elle pique vers le bas comme le rapace aux ailes rapides. Il
est dit : " En Dieu a espéré mon coeur. J'ai été secouru; Et
ma chair a refleuri (1)." Et qui, sinon le Seigneur me
relèvera et se rangera près de moi pour combattre les
innombrables pensées mauvaises (2)? Celui qui met sa
confiance en lui-même et non en Dieu tombera d'une
chute vertigineuse.
27. Ô toi, si tu veux lutter, prends toujours modèle sur
l'araignée, car cette petite bête est la figure et l'ordre de
l'hésychia du coeur. Sinon, tu n'es pas encore comme il
faut en état d'hésychia dans ton intelligence. L'araignée
chasse les petites mouches. Et toi, si tu es ainsi en état
d'hésychia et que tu peines comme elle dans ton âme, tu
ne cesseras pas de toujours exterminer les enfants de
Babylone. Pour cette immolation le Saint-Esprit te dit
bienheureux apr la bouche de David (3).
28. Comme il est impossible que la Mer rouge
apparaisse dans le firmament au milieu des étoiles, et
comme il n'est pas possible à un homme qui marche sur la
terre de ne pas respirer cet air, de même il est impossible
de purifier notre coeur des pensées passionnées et d'en
chasser les ennemis intelligibles, sans l'invocation
continuelle de Jésus-Christ.
29. Si, humblemet, te souvenant de la mort, te blâmant
toi-même, réfutant le Diable et invoquant Jésus-Christ, tu
passes tout ton temps dans ton coeur, et si, revêtu de
cette armure, tu marches sobrement chaque jour sur la
voie étroite certes, mais joyeuse et douce de la réflexion,
tu parviendras aux saintes contemplations des saints
mystères, et le Christ t'illuminera leurs profondeurs, lui qui
porte "les trésors cachés de la sagesse et de la
connaissance (4)" et " en aui demeure corporellement
toute la plénitude de la Divinité (5)". Car jésus te donnera
de sentir qu'a fondu sur ton âme l'Esprit Saint, lequel
illumine l'intelligence de l'homme, pour que celui-ci voie à
visage découvert. Il est écrit : " Nul ne dit 'Seigneur Jésus'
si ce n'est dans l'Esprit Saint (6)", c'est-à-dire lorsqu'il
découvre mystiquement, en toute certitude, Celui qu'il
cherche.
30. Ceux qui aiment à s'instruire doivent également
savoir ceci : de temps en temps les démons jaloux calment
e refoulent hors de nous le combat intelligible. Car ces
êtres mauvais nous envient l'avantage que nous tirons du
combat, dès lors que celui-ci nous permet d'acquérir la
connaissance et de nous élever vers Dieu. Ils profitent de
notre insouciance pour s'emparer brusquement de notre
intelligence, et ils amènent certains à négliger de nouveau
la réflexion. Leur combat n'a toujours qu'un but : ne jamais
permettre à notre coeur d'être attentif, car ils savent
combien l'âme en est enrichie. Mais nous alors, à l'aide du
souvenir de notre Seigneur Jésus Christ, tendons vers les
contemplations spirituelles, et la guerre se rallumera dans
notre intelligence. Seulement, faisons tout en prenant
conseil, pour ainsi dire, du Seigneur lui-même, et avec
beaucoup d'humilité.
31. Nous qui vivons dans un monastère devons, en
effet, de bonne grâce et d'un coeur fervent, retrancher
toute volonté devant le supérieur. Dieu aidant, nous
devenons dociles, nous aussi, et sans volonté propre; Tel
est l'art qui nous convient, afin de n'être pas troublés par
la colère, et de ne pas exciter notre ardeur
déraisonnablement et contre nature : nous n'aurions plus
alors la liberté de mener le combat invisible. En effet notre
volonté, si nous ne la retranchons pas de bon gré, a
coutume de s'irriter contre ceux qui entreprennent de la
briser malgré nous. Furieuse, excitée à mal, l'ardeur perd
donc par la suite la connaissance du combat, cette
connaissance qu'elle avait pu acquérir à grand-peine. Car
l'ardeur est par nature destructrice. Excitée contre les
pensées démoniaques, elle les ruine et les détruit. Mais si,
au contraire, elle tempête contre les hommes, elle détruit
de la même manière les bonnes pensées qui sont en nous.
Je vois ainsi que l'ardeur détruit toutes les sortes de
pensées, tant les mauvaises que les droites, s'il s'en
trouve. Car elle nous a été donnée par Dieu comme une
armure et comme un arc, à condition qu'elle n'aille pas à la
fois dans les deux directions. Si elle agit différemment, elle
mène à la ruine. Je connais un chien, arrogant comme les
loups, qui déchire les brebis.
32. Il faut fuir la familiarité comme le venin de l'aspic,
et éviter comme les serpents et les engeances de vipères
(1) les rencontres fréquentes. Ces choses peuvent très
rapidement mener à l'oubli total du combat intérieur, et
faire descendre l'âme de la joie d'en-haut, qui vient de la
pureté du coeur. Car l'oubli maudit s'oppose à l'attention
comme l'eau s'oppose au feu. Il la combat à chaque
instant de toute sa force; Car de l'oubli nous tombons dans
la négligence, et d ela négligence dans le mépris,
l'insouciance et les convoitises déplacées. Et ainsi nous
retournons en arrière, comme le chien à son vomi (2).
Fuyons donc la familiarité comme un venin mortel. Or, le
mal que portent en eux l'oubli et ses conséquences se
guérit par une garde très rigoureuse de l'intelligence et
une continuelle invocation de notre Seigneur Jésus Christ.
Car sans lui nous ne pouvons rien faire (3).
(33). Il n'est pas permis, ni même possible, de lier
amitié avec un serpent et de le porter dans son sein. Il ne
l'est pas plus de flatter le corps de toute manière, de le
soigner et de l'aimer au-delà des besoins et des nécessités,
et en même temps de s'appliquer à la vertu céleste. Car le
serpent blesse naturellement celui qui le réchauffe. Et le
corps souille dans le plaisir celui qui lui prodigue ses soins.
Quand il bronche, qu'il soit durement et impitoyablement
frappé et fustigé, comme un esclave fugitif plein de vin
doux, et qu'avec la flagellation il connaisse le Seigneur, qui
fut lui-même fustigé. Que cette boue périssable, esclave et
nocturne, ne traîne pas chez les marchands de vin, qu'elle
n'ignore pas la vie incorruptible qui la dirige. Jusqu'à la
mort ne te fie pas à la chair. il est dit : " La volonté de la
chair est ennemie de Dieu. Elle n'est pas soumise à la loi
de Dieu. Et la chair désire contre l'Esprit. Ceux qui vivent
dans la chair ne peuvent plaire à Dieu. Or nous-mêmes ne
sommes pas dans la chair, mais dans l'Esprit (4)."
34. L'oeuvre de la prudence, c'est de toujours porter l'
ardeur à l'engagement du combat intérieur et au blâme de
soi. L'oeuvre de la sagesse, c'est de porter la raison à la
sobriété et à la vigilance strictes et continuelles et à la
contemplation spirituelle. L'oeuvre de la justice, c'est de
diriger le désir vers la vertu et vers Dieu. L'oeuvre du
courage, c'est de gouverner et de contenir les cinq sens,
afin qu'ils ne souillent ni notre homme intérieur, c'est-àdire le coeur, ni notre homme extérieur, c'est-à-dire le
corps.
35. " Sur Israël sa splendeur (1)" : c'est-à-dire sur l'
intelligence qui voit, autant qu'elle le peut, la beauté de la
gloire de Dieu lui-même. " Et dans les nuées sa puissance
(2)" : c'està-dire dans les âmes lumineuses contemplant au
matin Celui qui est à la droite du Père et qui les couvre de
son flamboiement, comme le soleil traversant de ses
rayons les nuages purs révèle au regard une beauté qui le
charme.
36. Celui qui pèche, dit la divine Ecriture, perdra une
grande justice. L' intelligence qui pèche détruit les
boissons et les nourritures d'éternité dont nous venons de
parler.
37. Nous ne sommes pas plus forts que Samson, ni plus
sages que Salomon. Nous n'avons pas plus de
connaissance que le divin David; Et nous n'aimons pas
Dieu plus que Pierre le Coryphée. Ne mettons donc pas
notre confiance en nous-mêmes. Car l'Ecriture dit : " Celui
qui met sa confiance en lui-même tombear d'une chute
vertigineuse."
38. Apprenons du Christ l'humilité, de David
l'humiliation, et de Pierre à pleurer sur ce qui nous arrive.
Mais n'apprenons pas à refuser de reconnaître notre
faute, comme Samson, Judas et Salomon le très sage.
39. Car, avec ses puissances, le diable rôde, tel un lion
rugissant, cherchant qui dévorer (3). Que jamais ne
cessent donc la constante attention du coeur, la sobriété
et la vigilance, la contestation et la prière au Christ Jésus
notre Dieu. Car tu ne trouveras pas dans toute ta vie de
secours plus fort, en dehors de Jésus. Seul le Seigneur luimême, parce qu'il est Dieu, connaît les fourberies, les
fraudes et les ruses des démons.
40. Que l'âme mette donc sa confiance dans le Christ,
qu'elle l'invoque et qu'elle n'ait nullement peur. Car elle ne
combat pas seule, mais avec le Roi terrible, Jésus-Christ,
Créateur de tous les êtres, des incorporels et des
corporels, c'est-à-dire des visibles et des invisibles.
41. Plus la pluie tombe, plus elle amollit la terre. De
même, le saint nom du Christ comble de joie et de
réjouissance la terre de notre coeur, quand nous
l'appelons et l'invoquons fréquemment.
42. Il est bon que ceux qui n'ont pas l'expérience sachent
également ceci : nous avons des ennemis incorporels,
invisibles, malveillants, habiles à faire le mal, agiles, légers,
entraînés au combat depuis les années d'Adam, et jusqu'à
nos jours. Et nous, qui sommes lourds et nous inclinons
vers la terre de tout notre corps et de toute notre pensée,
nous ne pouvons les vaincre d'aucune manière, si ce n'est
pas une sobriété et une vigilance continuelles de
l'intelligence et l'invocation de Jésus Christ, notre Dieu et
notre Créateur. Pour ceux qui n'ont pas l'expérience, que
la prière de Jésus Christ soit aussi une incitation à éprouver
et à connaître le bien. Et pour ceux qui ont l'expérience,
qu'elle soit la pratique, la pierre de touche et le repos du
bien, le meilleur mode et le meilleur maître.
43. De même qu'un petit enfant, qui est sans malice,
prend plaisir à voir un illusionniste et le suit, dans son
innocence, de même notre âme, qui est simple et bonne,
telle qu'elle a été créée par son bon maître, prend plaisir
aux suggestions des images que suscite le diable et,
trompée, court vers le pire comme vers un bien, telle la
colombe vers celui qui tend des pièges à ses petits. L'âme
mêle ainsi ses pensées aux images que suscite la
suggestion démoniaque. S'il arrive que lui apparaisse un
visage de belle femme, ou toute autre chose que
défendent strictement les commandements du Christ, elle
désire les suivre afin de capter elle-même ce qu'elle a vu
de beau. Elle en vient alors au consentement, et il ne lui
reste plus qu'à passer à l'acte, en commettant dans son
corps la faute qu'elle a vue en pensée, pour sa propre
condamnation.
44. Tel est l'art du Malin. C'est avec de telles flèches
qu'il empoisonne toute l'âme. C'est pourquoiil n'est pas
prudent, tant que l'intelligence n'a pas acquis une grande
xpérience du combat, de laisser les pensées entrer dans
notre coeur, surtout au début. Car dès l'abord, notre âme
est charmée par les suggestions démoniaques, elle se
complaît en elles et les suit. mais il faut seulement les
parcevoir, et tout de suite les retrancher, dès qu'elles
jaillissent et attaquent. Cependant, lorsque l'intelligence a
passé un temps à cette oeuvre admirable, qu'elle s'est
exercée, qu'elle a compris, qu'elle a acquis l'habitude
incessante du combat qui lui permet de reconnaître
vraiment les pensées, et que, comme dit le Prophète, elle
peut facilement attraper les petits renards (1), alors elle
doit les laisser entrer en connaissance de cause et les
dénoncer.
45. Comme il est impossible au feu et à l'eau de
passer ensemble dans un même conduit, ainsi le péché ne
peut entrer dans le coeur si, se servant d'une image
mauvaise que projette la suggestion, il n'a pas d'abord
frappé à la porte.
46. Vient premièrement la suggestion. Deuxièmement
la liaison, c'est-à-dire que se mêlent nos pensées et celles
des démons mauvais. Troisièmement le consentement,
touchant ce qui doit se faire entre les deux pensées qui
veulent le mal. Quatrièmement vient l'acte sensible, c'està-dire le péché. Si donc l'intelligence est attentive, sobre et
vigilante, et si, par la contestation et l'invocation du
Seigneur Jésus elle met en fuite la suggestion dès qu'elle
jaillit, les choses en restent là. Car le Malin est une
intelligence incorporelle. Il ne peut tromper les âmes
autrement que par les imaginations et les pensées. David
dit de la suggestion : " Au matin j'ai tué (2)", etc... Et le
grand Moïse dit du consentement : " Je ne pactiserai pas
avec eux (3)."
47. Le combat fait invisiblement s'entrelacer
l'intelligence et l'intelligence : l'intelligence du démon et la
nôtre. C'est pourquoi il est nécessaire à chaque instant
d'appeler des profondeurs vers le Christ (1), pour qu'il
chasse l'intelligence du démon, et nous donne le prix de la
victoire, dans son amour de l'homme;
48. Que celui qui tient un miroir et y plonge son regard
soit pour toi une figure de l'hésychia du coeur. Tu verras
alors dans ton coeur, écrits à même l'intelligence, le mal et
le bien.
49. Veille toujours à n'avoir dans ton coeur aucune
pensée, ni déraisonnable, ni raisonnable, afin qu'il te soit
facile de connaître ainsi les étrangers, c'est-à-dire les fils
premiers-nés des Egyptiens.
50. Quelle bonne et délicieuse vertu que la sobriété
unie à la vigilance, lumineuse et très douce, et toute belle,
et resplendissante, et pleine de charme. tu nous ouvres
aisément son chemin, Christ Dieu. Et l'intelligence éveillée
de l'homme avance dans une grande humilité. Car elle
étend ses branches jusqu'à la mer et à l'abîme des
contemplations, et ses rejetons jusqu'aux fleuves des
divins mystères joyeux (2). Elle abreuve l'intelligence
depuis longtemps brûlée d'impiété par la morsure des
pensées mauvaises des esprits et par l'hostilité de la chair,
c'est-à-dire la mort.
51. La sobriété unie à la vigilance est semblable à
l'échelle de Jacob sur laquelle Dieu demeure et montent
les anges (3). Car elle enlève de nous tout mal. Elle
retranche le bavardage, l'injure, la médisance et toute la
suite des maux sensibles. Elle ne supporte pas d'être
privée par eux, si peu soit-il, de sa propre douceur.
52. Recherchons-la, mes frères, de tout notre coeur,
volons parmi ce que lui donne de voir la pure réflexion de
notre intelligence dans le Christ Jésus. Dirigeons notre
regard vers nos péchés et notre vie antérieure, afin que,
brisés et humiliés par le souvenir de nos péchés, nous
puissions recevoir dans ce combat invisible le secours
incessant de Jésus-Christ notre Dieu. Car, privés du secours
de Jésus par l'orgueil, la vaine gloire ou l'amour de nousmêmes, nous avons perdu la pureté du coeur par laquelle
Dieu se fait connaître à l'homme. Selon la promesse, en
effet, la cause de la connaissance est la pureté (4).
53. Outre les autres biens que lui dispense l'oeuvre
continuelle de la garde du coeur, l'intelligence qui ne
néglige pas son oeuvre secrète verra également les cinq
sens du corps dégagés des maux extérieurs. Car celui qui
s'applique totalement à la vertu intérieure, à la sobriété et
à la vigilance, et qui désire s'adonner aux délices des belles
pensées, ne supporte pas d'être volé par les cinq sens,
lorsque lui viennent des pensées matérielles et vaines.
Mais, sachant combien elles trompent, il les réprime
fortement au-dedans de lui.
54 (5). Demeure dans la réflexion de l'intelligence et tu
n'auras pas à peiner dans les tentations; Mais si tu t'en
éloignes, supporte ce qui arrive.
55. De même que l'absinthe amère fait du bien à ceux
qui ont un mauvais appétit, de même à ceux qui se
conduisent mal, il est bon de souffrir le mal.
56. Si tu ne veux pas souffrir le mal, refuse de faire le
mal. Car l'un suit l'autre inévitablement. Chacun récoltera
ce qu'il a semé (1). En semant volontairement le mal et en
le récoltant malgré nous, il nous faut donc admirer la
justice de Dieu.
57. L'intelligence est aveuglée par ces trois passions, je
veux dire l'amour de l'argent, la vaine gloire et le plaisir.
58. La connaissance et la foi, ces deux compagnes de
notre nature, ne sont émoussées par rien d'autre que ces
trois passions;
59. A cause d'elles, la fureur, la colère, la guerre, les
meurtres et toute la suite des autres maux, ont gravement
prédominé parmi les hommes.
60. Celui qui ne connaît pas la vérité ne peut pas non plus
croire vraiment. Car la connaissance précède
naturellement la foi. Ce qui est dit dans l'Ecriture n'a pas
été dit seulement pour que nous le comprenions, mais
pour que nous le mettions en oeuvre.
61. Mettons-nous donc à l'oeuvre. En progressant ainsi
constamment, nous trouverons que l'espérance en Dieu, la
foi ferme, la connaissance intérieure, la délivrance des
tentations, le sens des charismes, la confession du coeur
et les larmes abondantes viennent aux fidèles par la
prière. Et non seulement cela, mais encore la patience
dans les tribulations, le pardon sincère accordé au
prochain, la connaissance de la loi spirituelle, la
découverte de la justice de Dieu, la venue de l'Esprit Saint,
le don des trésors spirituels, et tout ce que Dieu a promis
aux hommes fidèles ici-bas et dans le siècle à venir, en un
mot la révélation de l'âme à l'image de Dieu, tout cela est
impossible sinon par la grâce de Dieu et la foi de l'homme
qui, avec beaucoup d'humilité et une prière stable,
persévère dans la réflexion de l'intelligence.
62. Nous avons reçu de l'expérience un bien vraiment
grand : celui qui veut purifier son coeur doit
continuellement invoquer le Seigneur Jésus contre les
ennemis intelligibles. Et vois combien cette parole que je
dis par expérience s'accorde aux témoignages de l'Ecriture.
Elle dit : " Prépare-toi, Israël, à invoquer le nom du
Seigneur ton Dieu (2)." Et l'Apôtre : " Priez sans cesse (3)."
Et notre Seigneur dit : " Vous ne pouvez rien faire sans
moi. Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte
beaucoup de fruits." Et encore : " S'il ne demeure pas en
moi, il sera jeté dehors comme le sarment (4)." C'est un
grand bien que la prière, et qui contient tous les autres
biens, car il purifie le coeur dans lequel Dieu se donne à
voir aux fidèles.
63. Parce que le bien de l'humilité nous élève par
nature, qu'il est aimé de Dieu, et qu'il détruit presque tout
ce qui en nous est mauvais et haï de Dieu, il est
naturellement difficile à acquérir. On pourrait aisément
trouver dans un seul homme des ébauches partielles de
bien des vertus, mais si l'on cherche en lui le parfum de
l'humilité, c'est à peine si on l'y trouve. C'est pourquoi il
faut beaucoup d'attention pour acquérir ce bien. L'Ecriture
dit que le diable est impur. Car dès l'origine il a repoussé le
bien de l'humilité et aime l'orgueil. Dans toutes les
Ecritures il est donc appelé esprit impur (1). Mais quelle
impureté corporelle peut commettre un tel esprit
totalement sans corps, sans chair, sans lieu défini, pour
qu'il soit dit impur? Il est clair qu'il est appelé impur à
cause de son orgueil et que, d'ange pur et lumineux qu'il
était, il s'est manifestement souillé. Tout homme qui
s'élève lui-même en son coeur est impur auprès du
Seigneur (2). Il est dit en effet : " Le premier péché, c'est
l'orgueil (3). Ainsi parlait le Pharaon orgueilleux : " Je ne
connais pas ton Dieu et je ne laisserai pas s'en aller Israël
(4)."
64. Si toutefois nous ne négligeons pas notre salut, il
existe beaucoup d'opérations de l'intelligence capables de
nous acquérir le don précieux de l'humilité : ainsi le
souvenir des péchés commis en paroles, en actes et en
pensée, et bien d'autres choses qui, recueillies par la
contemplation, concourent à l'humilité. Ceci encore
engendre une humilité vraie : repasser chaque jour dans
notre intelligence les oeuvres doites de nos proches,
magnifier en nous-mêmes leurs autres avantages naturels
et les comparer aux nôtres. L'intelligence voyant ainsi sa
médiocrité et combien elle est éloignée de la perfection
des frères, l'homme se considère lui-même comme terre
et cendre (5), et non pas un homme mais un chien, le
dernier en tout derrière tous les hommes raisonnables sur
la terre, et bien éloigné d'eux.
65. La bouche du Christ, la colonne de l'Eglise, notre
Père Basile le Grand, a dit : " Pour ne pas pécher, et pour
ne pas retomber le jour suivant dans les mêmes fautes, il
est bon, à la fin du jour, en notre conscience, de nous
interroger nous-mêmes sur notre conduite, sur le mal que
nous avons commis, et sur le bien que nous avons fait (6)."
C'est ce que Job faisait aussi pour lui-même et pour ses
enfants (7). L'examen quotidien de la conscience éclaire en
effet le devoir de chaque heure.
66. Un autre, parmi les sages qui connaissent les choses
de Dieu, a dit encore : Le commencement du fruit, c'est la
fleur, et le commencement de l'ascèse, c'est la
tempérance (8). Soyons donc tempérants, mais avec
mesure et pondération, comme les Pères l'enseignent.
Passons les douze heures du jour dans la garde de
l'intelligence. Si nous agissons ainsi, nous pourrons avec la
grâce de Dieu et en nous faisant quelque violence,
éteindre et réduire le mal. Car la violence force la conduite
vertueuse par laquelle est donné le Royaume des cieux (9).
67 (10). Le chemin qui mène à la connaissance est
l'impassibilité et l'humilité, sans lesquelles nul ne verra le
Seigneur.
68. Celui qui est sans cesse occupé de son monde
intérieur n'est pas seulement chaste, mais il contemple, il
est théologien et il prie. C'est ce que dit l'Apôtre : "
Marchez dans l'Esprit, et vous n'accomplirez pas le désir de
la chair (1)."
69. Celui qui ne sait pas marcher sur la voie spirituelle
ne se soucie pas des pensées passionnées. Mais il ne
s'occupe que de la chair. Ou bien il s'abandonne à la
gourmandise et à la débauche, ou bien il est triste, il se
fâche et garde rancune. Il enténèbre par là l'intelligence.
Ou bien il se livre à une ascèse sans mesure et il trouble la
réflexion.
70. Celui qui a renoncé aux choses comme avoir une
femme, des richesses et ce qui s'ensuit, afait moine
l'homme extérieur, mais pas encore l'homme intérieur.
Mais celui qui a renoncé aux pensées passionnées de
l'homme intérieur - c'est-à-dire l'intelligence - celui-là est
le vrai moine. Il est facile de faire moine l'homme
extérieur, si on le veut. Mais ce n'est pas un petit combat
que de faire moine l'homme intérieur.
71. Mais qui, dans cette génération, s'est totalement
libéré des pensées passionnées et s'est rendu digne d'avoir
en lui continuellement la prière pure et immatérielle? Or
tel est le signe du moine intérieur.
72. De nombreuses passions se cachent dans nos âmes.
Mais nous les dénonçons quand apparaissent leurs causes.
73. Ne t'occupe pas seulement de la chair. Mais enjoinslui une ascèse autant que tu le peux, et tourne toute ton
intelligence vers le dedans. "Car l'exercice corporel est de
peu d'utilité, tandis que la piété est utile tout (2)."
74. L'orgueil arrive quand les passions cessent de se
soulever, soit que leurs causes aient été retranchées, soit
que les démons se soient insidieusement retirés.
75. L'humilité et la vie dure libèrent l'homme de tout
péché. L'une retranche les passions de l'âme, l'autre celles
du corps. C'est pourquoi le Seigneur dit : " Bienheureux les
coeurs purs, car ils verront Dieu (3)", lui et les trésors qui
sont en lui, lorsqu'ils se seront purifiés par l'amour et la
tempérance, et ils le verront d'autant plus qu'ils auront
accru en eux la purification.
76. Le lieu d'où l'on peut observer tout ce qui touche la
vertu est la garde de l'intelligence. Ainsi jadis la sentinelle
de David signifiait à l'avance la circoncision du coeur (4).
77. De même que nous sommes meurtris dans nos sens
quand nous regardons ce qui nous est nuisible, de même
nous sommes meurtris dans notre intelligence.
78. Celui qui a blessé le coeur d'une plante l'a desséchée
tout entière. Considère qu'il en va de même du coeur de
l'homme. A cet instant même il faut veiller car les voleurs
ne se reposent pas.
79 (1). Voulant montrer que tout commandement oblige,
mais que la filiation adoptive a été donnée aux hommes
par son propre sang, le Seigneur dit : " Quand vous aurez
fait ce qui vous a été prescrit, dites : Nous sommes des
serviteurs inutiles. Nous avons fait ce que nous devions
faire (2)." C'est pourquoi le Royaume des cieux n'est pas le
salaire des oeuvres, mais une grâce du Maître préparée
pour les serviteurs fidèles. L'esclave ne réclame pas la
liberté comme un salaire, mais il la reçoit comme une
grâce, et il témoigne de la reconnaissance car il est
redevable.
80. Le Christ est mort pour nos péchés, selon les
Ecritures (3), et il fait don de la liberté à ceux qui le servent
bien. Il dit en effet : "Serviteur bon et fidèle, tu as été
fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup. Entre
dans la joie de ton Seigneur (4)." Il n'est pas encore
serviteur fidèle, celui qui s'appuie sur la seule
connaissance. Le serviteur fidèle est celui qui par
obéissance se confie au Christ qui ordonne.
81. Celui qui honore le Maître fait ce qu'il lui ordonne;
Mais s'il tombe ou s'il désobéit, il endure les conséquences
de ses actes. Si tu aimes apprendre, aime aussi te donner
de la peine. Car la seule connaissance enfle l'homme (5).
82. Les épreuves qui nous arrivent sans que nous les
attendions, nous enseignent providentiellement à aimer
nous donner de la peine.
83. Le propre de l'étoile est la lumière dont elle
s'entoure. Le propre de l'homme qui vénère et craint Dieu
est la simplicité et l'humilité. Car il n'est pas d'autre signe
qui fasse connaître et fasse voir les disciples du Christ
qu'un sentiment humble et un extérieur simple. C'est ce
que ne cessent de proclamer les quatre Evangiles. Celui
qui ne vit pas ainsi, c'est-à-dire humblement, perd la part
de Celui qui s'est humilié lui-même jusqu'à la croix et la
mort (6), lui qui a donné et mis en oeuvre la loi des divins
Evangiles.
84. Il est dit : " Vous qui avez soif, venez vers l'eau (7)."
Vous qui avez soif de Dieu, venez à la pureté de la
réflexion. Cependant celui qui, par elle, vole haut, doit
aussi regarder vers la terre de sa propre simplicité. Car nul
n'est plus élevé que l'humble. De même que tout est
obscur et ténébreux quand manque la lumière, de même,
quand manque l'humilité, tout ce que nous nous efforçons
de faire pour nous conformer à Dieu est vain et gâté.
85. Ecoute la fin du discours, son tout : crains Dieu et
garde ses commandements (8) dans ton intelligence et
dans tes sens. Si tu te fais violence en ton intelligence pour
les observer, tu n'auras que rarement besoin de peiner
dans tes sens à cause d'eux. C'est ce que dit David : " J'ai
voulu faire en mon sein ta volonté et ta loi (9)."
86. Si l'homme n'accomplit pas dans son sein, c'est-àdire au dedans de son coeur, la volonté de Dieu et la loi, il
ne peut pas non plus la mettre aisément en oeuvre au
dehors. Celui qui n'est pas sobre et vigilant, mais est
indifférent, dira à Dieu : " Je ne veux pas connaître tes
voies (1)", et il le dira sûrement parce que lui manque
l'illumination divine; Mais celui qui a part un tant soit peu
à l'illumination sans nulle incertitude, sera toujours
capable d'assumer les choses de Dieu.
87. Le sel sensible donne d ela saveur au pain et à tout
aliment, empêche de pourrir certaines viandes et les
conserve longtemps. Considère qu'il en va de même de la
garde de l'intelligence, à même la douceur intelligible et
l'oeuvre merveilleuse. Car elle comble de saveur divine
l'homme intérieur comme l'homme extérieur, elle chasse
l'odeur fétide des pensées mauvaises, et nous donne de
persévérer dans le bien.
88. De la suggestion naissent de nombreuses pensées, et
de celles-ci la mauvaise action sensible. Mais celui qui avec
Jésus éteint aussitôt la première, échappe à la suite et
s'enrichira de la douce connaissance divine par laquelle il
trouvera Dieu qui est partout présent. Tenant devant Dieu
le miroir de l'intelligence, il est continuellement illuminé, à
l'image du cristal pur et du soleil sensible. Alors, parvenue
à la cime ultime des désirs, l'intelligence se reposera en lui
de toute autre contemplation.
89. Toute pensée pénètre dans le coeur par l'image de
choses sensibles. Mais quand l'intelligence est
complètement dépouillée de toutes les pensées et des
formes que celles-ci lui imposent, alors l'éclaire la
bienheureuse lumière de la Divinité, si toutefois, grâce au
vide de toutes les pensées, cette splendeur se révèle
soudain à l'intelligence pure.
90. Plus tu es profondément attentif à la réflexion de ton
intelligence, plus tu prieras jésus de tout ton désir. Au
contraire, plus tu es négligent à surveiller la réflexion, plus
tu t'éloigneras de Jésus. Et de même que l'attention
illumine à l'extrême l'espace de la réflexion, de même il va
de soi que l'abandon de la sobriété et de la vigilance,
comme de la douce invocation de Jésus l'enténèbre
entièrement. Une telle chose est dans l'ordre de la nature,
comme nous l'avons dit, et il ne peut pas en être
autrement. Cela, tu le comprendras par l'expérience, et
quand tu l'auras éprouvé par l'action. Car la vertu, et
singulièrement cette oeuvre délicieuse qui enfante la
lumière, ne s'apprend naturellement que epar
l'expérience.
91. L'invocation continuelle de Jésus, quand elle va de
pair avec un désir plein de douceur et de joie, donne à
l'espace du coeur d'être lui-même empli de joie et de
sérénité par la grâce de l'attention extrême. Mais celui qui
mène à sa fin la purification du coeur est Jésus-Christ, le
Fils de Dieu et Dieu, qui est l'origine et le ceéateur de tous
les biens. Car il est dit : " Je suis Dieu qui fais la paix (2)." 92. L'âme comblée de bienfaits et de douceur par Jésus
répond au Bienfaiteur par l'action de grâce dans
l'exultation et l'amour. Elle remercie et appelle avec joie
Celui qui la pacifie. Elle le voit par l'intelligence au-dedans
d'elle dissiper les imaginations des esprits mauvais.
93. David dit : " L'oeil de mon intelligence a vu mes
ennemis intelligibles. Et mon oreille entendra ceux qui se
lèvent contre moi pour me faire du mal (1)." Et : " J'ai vu
en moi le salaire qu'ont reçu de Dieu les pécheurs (2)."
Lorsqu'il n'y a plus d'imagination dans le coeur,
l'intelligence est dans son état naturel, prête à se porter
vers toute contemplation délicieuse, spirituelle et aimée
de Dieu.
94. Ainsi donc, comme je l'ai dit, la sobriété, la vigilance
et la prière de Jésus se fondent naturellement l'une l'autre.
L'attention extrême fonde la prière continuelle. Et
réciproquement, la prière fonde dans l'intelligence la
sobriété, la vigilance et l'attention extrême.
95. Un bon pédagogue du corps et de l'âme, c'est le
souvenir constant de la mort. Et, franchissant tout ce qui,
dans l'intervalle, nous sépare d'elle, toujours la voir à
l'avance, voir la couche elle-même où nous serons étendus
quand nous agoniserons, et le reste.
96. Frères, il n'est pas possible que le sommeil prenne
celui qui veut toujours échapper aux blessures. De deux
choses l'une : ou bien on tombe et on périt, dépouillé de
vertus; ou bien, l'intelligence toujours armée, on tient. Car
notre ennemi aussi est toujours debout avec ses forces
rangées pour le combat.
97. Le souvenir et l'invocation continuels de notre
Seigneur Jésus Christ suscitent en notre intelligence un
certain état divin, si nous ne négligeons ni cette prière
constante que nous portons au Seigneur dans notre
intelligence, ni la stricte sobriété unie à la vigilance, ni
l'oeuvre de surveillance. Mais attachons-nous réellement à
l'oeuvre de l'invocation de Jésus Christ notre Seigneur,
cette oeuvre toujours recommencée, en appelant avec un
coeur de feu, afin de communier au saint nom de Jésus.
Car, pour la vertu comme pour le vice, la répétition est
mère de l'habitude, et celle-ci, comme une seconde
nature, dirige le reste. Parvenue à un tel état, l'intelligence
cherche les adversaires, comme un chien de chasse
cherche le lièvre dans les fourrés. Mais le chien cherche
pour manger; et l'intelligence pour détruire.
98. Aussi souvent qu'il arrive aux mauvaises pensées
de se multiplier en nous, jetons au milieu d'elles
l'invocation de notre Seigneur Jésus Christ. Nous les
verrons alors s'évanouir aussitôt comme fumée dans l'air,
ainsi que nous l'a enseigné l'expérience. Et l'intelligence
enfin seule, reprenons l'attention continuelle et
l'invocation. Aussi souvent que la tentation nous donne de
souffrir cela, agissons ainsi.
99. De même qu'il n'est pas possible d'aller au combat le
corps nu, ou de nager en pleine mer tout habillé, ou de
vivre sans respirer, de même sans s'humilier, sans supplier
continuellement le Christ, il est impossible de bien
apprendre le combat spirituel et secret de l'intelligence, ni
d'être habile dans l'art d epoursuivre et de renverser le
diable.
100. Le grand David, qui avait une profonde expérience
de l'action, dit au Seigneur : " Je garderai pour toi ma force
(3)." Ainsi, garder en nous la force de l'hésychia du coeur
et de l'intelligence, de laquelle naissent toutes les vertus,
nous le pouvons parce que le Seigneur nous aide, lui qui
donne les commandements, qui chasse de nous la
souillure de l'oubli quand nous l'appelons
continuellement, cet oubli qui détruit surtout l'hésychia du
coeur, comme l'eau éteint le feu. C'est pourquoi, moine,
ne t'endors pas dans la mort (1) par la négligence, mais
fustige les ennemis par le nom de Jésus. Comme l'a dit un
sage - Saint Jean Climaque, dans l'Echelle Sainte - : " Que
le nom de Jésus colle à ton souffle. Alors tu connaîtras le
secours de l'hésychia (2)."
101. Lorsque nous, les indignes, recevons d'approcher
avec crainte et tremblement les Mystères divins et purs du
Christ notre Dieu et notre Roi, c'est alors surtout que nous
devons faire preuve de sobriété, de vigilance, de rigueur,
et garder l'intelligence, afin que le feu divin, c'est-à-dire le
Corps de notre Seigneur Jésus Christ, consume nos péchés
et nos souillures petites et grandes. Car lorsqu'il entre en
nous, il chasse aussitôt du coeur les mauvais esprits du
mal, et il nous pardonne les péchés passés. Alors
l'intelligence est délivrée du trouble des mauvaises
pensées. Si après cela nous gardons rigoureusement notre
intelligence et nous tenons à la porte de notre coeur
quand il nous est donné à nouveau d'approcher les
Mystères, le Corps divin illumine de plus en plus
l'intelligence et la rend pareille aux étoiles.
102. L'oubli sait éteindre la garde de l'intelligence,
comme l'eau éteint le feu. Mais la prière continuelle de
Jésus, jointe à une sobriété et une vigilance constantes,
finit par chasser totalement le mal du coeur. Car la prière a
besoin de la sobriété et de la vigilance, comme la mèche a
besoin de la lumière de la lampe.
103. Il faut nous donner de la peine pour garder ce qui
nous est précieux. Or ce qui nous est précieux en vérité est
ce qui nous garde de tout mal sensible et intelligible. Ce
sont : la garde de l'intelligence, jointe à l'invocation de
Jésus Christ; toujours regarder au fond du coeur; avoir la
réflexion de l'intelligence sans cesse en état d'hésychia afin
d'être dégagé, pour ainsi dire, même des pensées qui
paraissent bonnes; supporter d'être trouvé vide de
pensées, afin que ne se cachent pas les voleurs. Et même si
nous peinons pour demeurer dans notre coeur, proche est
la consolation.
104. Car le coeur qui est gardé sans relâche et qui ne
consent pas à recevoir les formes, les images et les
fantasmes des esprits ténébreux et mauvais, engendre
naturellement des pensées lumineuses. De même en effet
que le charbon fait naître la flamme, de même, et bien
plus, Dieu qui demeure dans le coeur depuis le saint
baptême, s'il trouve l'espace de notre réflexion par des
vents de la malices et préservé par la garde de
l'intelligence, allume-t-il notre faculté de réfléchir pour
l'ouvrir à la contemplation, comme la flamme allume le
cierge.
105. il nous faut toujours faire tourner dans l'espace
de notre coeur le nom de Jésus Christ, comme l'éclair
sillonne le firmament quand la pluie va tomber; C'est ce
que savent très bien ceux qui ont l'expérience de
l'intelligence et du combat intérieur. Menons donc le
combat de l'intelligence dans cet ordre : d'abord
l'attention; ensuite, après avoir reconnu l'ennemi, quand il
nous a jeté en pâture une pensée, frappons-le dans notre
coeur, avec colère, par des paroles de malédiction; enfin,
en troisième lieu, prier aussitôt pour nous opposer à lui,
en rassemblant le coeur par l'invocation de Jésus Christ,
afin que soit dissipée sur le champ l'image démoniaque, de
peur que l'intelligence ne suive le que les yeux de notre
fantasme, comme un petit enfant trompé par un
illusionniste.
106. Donnons-nous de la peine, comme David, à crier
: " Seigneur Jésus Christ". Que notre gorge s'enroue. Et
que les yeux de notre intelligence ne laissent pas d'
espérer dans le Seigneur notre Dieu (1).
107. Si nous nous souvenons toujours de la parabole
du juge inique, par laquelle le Seigneur nous dit qu' il faut
prier continuellement et ne pas nous lasser(2), nous
trouvons notre gain et notre justice.
108. Il est impossible que celui qui regarde le soleil n'
ait pas ses yeux inondés de lumière. De même celui qui se
penche toujours sur l' espace de son coeur ne peut pas ne
pas être illuminé.
109. Comme il est impossible de vivre la vie présente
sans manger et sans boire, ainsi sans la garde de
l'intelligence et la pureté du coeur - ce qu'est et ce qu'on
appelle la sobriété et la vigilance - il est impossible que
l'âme parvienne à quoi que ce soit de spirituel et qui plaise
à Dieu, ni qu'elle soit libérée du péché qu'elle commet en
pensée, quand bien même on se ferait violence pour ne
pas pécher par crainte des châtiments.
110. Cependant ceux qui, se faisant violence,
s'abstiennent du péché en acte, sont également
bienheureux devant Dieu, les anges et les hommes, car ils
se trouvent être les violents qui s'emparent du Royaume
des Cieux (3).
111. Tel est l'admirable secours que l'intelligence
reçoit de l'hésychia : tous les péchés frappent d'abord
l'intelligence sous la seule forme des pensées, lesquelles
ne deviennent péchés sensibles et consistants que si elles
sont accueillies par la réflexion. La vertu de la réflexion, de
la sobriété et de la vigilance retranche tous ces péchés, et,
par l'influence et l'assistance de notre Seigneur Jésus
Christ, ne leur permet pas d'entrer dans notre homme
intérieur et de se transformer en actions mauvaises.
112. L'Ancien Testament est l'image de l'ascèse
corporelle, extérieure et sensible. Mais le saint Evangile -
ou le Nouveau Testament - est l'image de l'attention, c'està-dire de la pureté du coeur. L'Ancien Testament n'a pas
rendu parfait l'homme intérieur, ni ne lui a donné sa pleine
mesure dans le culte de Dieu. C'est ce que dit l'Apôtre : "
La loi n'a rendu personne parfait (4)." Elle interdisait
seulement les péchés consistants. Mais retrancher du
coeur les pensées et les désirs mauvais - ce qui est le
commandement de l'Evangile - est plus grand pour la
pureté de l'âme que d'interdire d'arracher l'oeil ou la dent
du prochain. Il en va de même de la justice et de l'ascèse
corporelles, je veux dire le jeûne, la tempérance, le
coucher sur la dure, la satation debout, la veille et toutes
les autres choses qui affectent naturellement le corps et
calment sa partie passionnelle en le délivrant du péché
actif. De telles choses étaient aussi tenues pour bonnes
dans l'Ancien Testament. Car elles éduquent notre homme
extérieur et nous gardent des passions actives. Mais cette
pédagogie ne nous garde pas, ni ne nous interdit de
pécher en pensée, de manière à nous libérer de la jalousie,
de la colère et du reste, avec l'aide de Dieu.
113. Mais si elle est observée par nous comme il faut,
la pureté du coeur, c'est-à-dire la surveillance et la garde
de l'intelligence, dont le signe est le Nouveau Testament,
retranche du coeur toutes les passions et tout le mal
jusqu'à la racine; et elle met à leur place la joie, la
confiance, la componction, le deuil, les larmes, la
connaissance de nous-mêmes et de nos péchés, le
souvenir de la mort, la vraie humilité, un amour sans
borne pour Dieu et pour les hommes et l'éros divin du
coeur.
114. De même qu'il n'est pas possible de marcher sur la
terre sans fendre l'air, de même il est impossible que le
coeur de l'homme ne soit pas continuellement combattu
par les démons ou secrètement travaillé par eux, même s'il
se livre à une grande ascèse corporelle.
115. Si tu veux, dans le Seigneur, être autrement qu'en
apparence un bon moine, mesuré, toujours uni à Dieu, si
tu veux l'être en vérité, recherche de toute ta force la
vertu d'attention, qui est la garde et la surveillance de
l'intelligence, la perfection du coeur qui accomplit la douce
hésychia, l'état bienheureux de l'âme hors de toute
imagination, chose qui ne se trouve pas chez beaucoup.
116. Telle est ce qu'on appelle la philosophie de
l'intelligence. Va sur son chemin avec beaucoup de
sobriété et de vigilance, avec un zèle ardent et la prière de
Jésus, avec humilité et concentration, dans le silence des
lèvres sensibles et intelligibles, te nourrissant et buvant
modérément, et te gardant de toute chose qui porte au
péché. Va sur son chemin, sur le chemin de la réflexion,
avec science et prudence. Et elle-même t'enseignera avec
l'aide de Dieu ce que tu ne savais pas. Elle t'apprendra,
t'éclairera, t'explquera et te fera connaître ce
qu'auparavant ton intelligence ne pouvait pas
comprendre, lorsque tu marchais dans l'obscurité des
passions et les oeuvres ténébreuses, et que tu étais
couvert d'un abîme d'oubli et de confusion.
117. De même que les vallons font abonder le blé, de
même la vertu d'attention fait abonder tout bien dans ton
coeur. Ou plutôt, te donnera ces choses notre Seigneur
Jésus Christ, sans qui nous ne pouvons rien faire (1). Tu
trouveras cette vertu d'abord comme une échelle, puis
comme un livre lu. Progressant encore, tu la découvriras
comme la Jérusalem céleste et tu verras clairement en ton
intelligence le Christ, le Roi des puissances d'Israël, avec
son Père consubstantiel et le Saint-Esprit adorable.
118. Les démons nous poussent toujours à pécher par
l'imagination trompeuse. C'est en effet par l'imagination
de l'avarice et du gain qu'ils ont préparé le malheureux
Judas à livrer le Seigneur et Dieu de l'univers. Pour un faux
confort matériel infime, pour un faux honneur, un faux
gain, une fausse gloire, ils lui ont mis la corde au cou (2) et
l'ont livré à la mort éternelle. C'est ainsi qu'ils le payèrent
en retour, tout à fait à l'opposé de l'imagination qu'ils
avaient mise en lui, je veux dire de la suggestion qu'ils lui
avaient faite.
119. Vois comment par l'imagination, le mensonge et les
vaines promesses, les ennemis de notre salut nous font
tomber. Satan lui-même a été ainsi précipité d'en-haut
comme l'éclair (1) pour s'être imaginé l'égal de Dieu. C'est
ainsi également qu'il a séparé Adam de Dieu, en lui
donnant d'imaginer qu'il avait la dignité divine (2). Et c'est
ainsi que l'ennemi menteur et rusé continue à tromper les
pécheurs (3).
120. Nous emplissons d'amertume le coeur, sous le venin
et la malice des pensées lorsque, dans la négligence où
nous porte l'oubli, nous nous détournons longtemps de
l'attention et de la prière de Jésus. Mais nous sommes
comblés de la douceur de sentir et d'éprouver comme un
charme une exultation bienheureuse, lorsque, dans le lieu
où travaille la réflexion, par l'éros divin nous menons à
bien harmonieusement l'attention et la prière, avec force
et ferveur. Car alors nous nous empressons de marcher
dans l'hésychia du coeur, pour rien d'autre que le doux
plaisir et les délices dont elle comble l'âme.
121. La science des sciences et l'art des arts, c'est l'art
de combattre les pensées malfaisantes. La meilleure
manière et l'art de les combattre est donc de voir dans le
Seigneur l'image qu'elles nous suggèrent et de garder la
réflexion de l'intelligence, de même que nous gardons
l'oeil de chair, que nous nous en servons pour distinguer
ce qui pourrait le meurtrir, et que nous écartons de lui
toute paille, autant que nous le pouvons.
122. De même que la neige n'enfantera jamais la
flamme, ou que l'eau n'engendrera jamais le feu, ou que la
ronce ne portera jamais de figues, de même le coeur de
tout homme ne sera pas libéré des pensées, des paroles et
des oeuvres démoniaques s'il ne s'est pas purifié audedans de lui, s'il n'a pas uni la sobriété et la vigilance à la
prière de Jésus, s'il n'a pas mensé à bien l'humilité et
l'hésychia de l'âme, s'il n'a pas recherché et cheminé avec
beaucoup de ferveur. Mais il est inévitable que l'âme
inattentive soit privée de toute pensée bonne et parfaite,
comme un mulet stérile qui n'a pas le sens de la prudence
spirituelle (4). La vraie paix de l'âme, c'est l'oeuvre douce,
le nom de Jésus et la kénose des pensées passionnées.
123. Lorssque l'âme s'accorde avec le corps pour faire
le mal, ensemble ils bâtissent une ville de vaine gloire et
une tour d'orgueil (5), où demeurent les pensées impies.
Mais par la crainte de la géhenne, le Seigneur brouille et
détruit leur accord, en obligeant l'âme souveraine à parler
et à penser autrement que le corps et contrairement à lui.
De cette crainte vient la dissension, car le souci de la chair
est ennemi de Dieu et ne se soumet pas à sa loi (6).
124. Il nous faut à toute heure mesurer nos oeuvres de
chaque jour et veiller sur elles, et nous forcer le soir à les
rendre les plus légères possible par le repentir, si nous
voulons avec le Christ maîtriser le mal. Et il nous faut
examiner si nous accomplissons toutes nos actions
sensibles et apparentes selon Dieu, devant Dieu et pour
Dieu seul, afin que nous ne soyons pas volés par les sens,
dès lors que nous manquerait la raison.
125. Si, avec l'aide de Dieu et par notre sobriété et
notre vigilance, nous tirons ainsi profit de toute heure du
jour, nous ne devons pas aller et venir sans discernement,
ni nous exposer à nombre de rencontres dangereuses qui
ne peuvent que nous nuire. Mais il faut plutôt mépriser les
choses vaines, pour le gain de la vertu, pour sa désirable et
douce beauté.
126. Nous devons mettre en oeuvre les trois parties de
l'âme d'une manière juste, selon la nature, telles qu'elles
ont été créées par Dieu. D'abord l'ardeur, contre notre
homme extérieur et Satan, le serpent. Il est écrit : "
Emportez-vous contre le péché." C'est-à-dire : Emportezvous contre vous-même et contre le diable, afin de ne pas
pécher contre Dieu. Puis il faut porter le désir vers Dieu et
la vertu. Enfin, avec sagesse et science, établissons la
raison sur les deux autres - l'ardeur et le désir - pour les
régler, les avertir, les reprendre, les commander, comme
un roi commande à ses serviteurs. Alors la raison qui est
en nous les gouverne selon Dieu, même si les passions se
révoltent contre elle. Mais veillons à ce que la raison les
dirige. Le frère du Seigneur dit en effet : " Si quelqu'un ne
faillit pas dans la raison, il est un homme parfait, capable
de réfréner tout son corps (1)." C'est l'évidence : par ces
trois sont mises en oeuvre toute vertu et toute justice.
127. L'intelligence se couvre de ténèbres et demeure
sans fruit lorsqu'elle parle des choses de ce monde, ou
bien lorsqu'elle y réfléchit et s'attache à elles, ou bien
lorsque le corps se joint à l'intelligence pour s'occuper
vainement des choses sensibles, ou lorsque le moine
s'adonne à des futilités. Car aussitôt et par elles-mêmes
ces choses détruisent la ferveur, la componction, la liberté
et la connaissance que nous avons en Dieu. Dans la
mesure où nous ne sommes pas attentifs, nous sommes
dans les ténèbres.
128. Celui qui chaque jour poursuit et recherche la paix
et l'hésychia de l'intelligence, méprisera facilement toute
chose sensible, afin de ne pas travailler en vain. Mais s'il
trompe sa propre conscience, amèrement il s'endormira
dans la mort de l'oubli, dont le divin David prie d'être
préservé (2). Et l'Apôtre dit : " Celui qui sait le bien qu'il
doit faire et ne le fait pas, commet un péché (3)."
129. L'intelligence revient de la négligence à son ordre
propre, à la sobriété et à la vigilance si elle reprend sa
surveillance et si nous rétablissons en nous son exercice
avec un zèle ardent.
130. L'âme qui tourne la meule n'ira pas au-delà du
cercle dans lequel il a été attaché. De même l'intelligence
qui n'a pas remis en ordre ce qui est en elle, n'ira pas dans
la vertu qui mène à la perfection. Car les yeux de son
coeur sont toujours aveugles. Il est incapable de voir la
vertu et Jésus resplendissant de lumière.
131. Un cheval vigoureux et fier bondit de joie dès qu'il a
reçu son cavalier. De même l'intelligence réjouie aura ses
délices dans la lumière du Seigneur, où, le matin, elle
pénètre, libérée des pensées. Puis, renonçant à elle-même,
elle ira de la puissance de sa philosophie pratique à
l'indicible puissance qui contemple les mystères ineffables
et les vertus. Et quand dans le coeur elle aura reçu la
profondeur des hautes pensées divines de l'infini, à ses
yeux, autant que pourra le supporter le coeur, se révélera
le Dieu des dieux. L'intelligence émerveillée réjouit
amoureusement Dieu qu'elle voit et qui la voit, et qui,
pour l'une et l'autre de ces visions, sauve celui qui ainsi
tend vers lui son regard.
132. Menée à bien, l'hésychia du coeur contemplera en
toute connaissance un abîme de hauteurs, et, de Dieu,
l'oreille de l'hésychia de l'intelligence entendra des
merveilles.
133. Le voyageur qui se prépare à partir pour une route
longue, difficile et pénible, et qui redoute de s'égarer en
revenant, plantera sur son chemin des signes pour le
guider. Ces signes fcailiteront son retour chez lui. S'il
redoute lui aussi la même chose, l'homme qui fait route
dans la sobriété et la vigilance posera sur son chemin des
paroles comme des stèles.
134. Pour le voyageur, revenir à son point de départ est
source de joie. Mais pour l'homme sobre et vigilant,
retourner en arrière est la mort de l'âme douée de raison,
et le signe qu'il a renoncé aux actions, aux paroles et aux
pensées qui plaisent à Dieu. Quand son âme s'endormira
dans la mort, il y portera les pensées comme des aiguillons
pour se réveiller au souvenir du grand engourdissement et
de la nonchalance où l'avait mené sa négligence.
135. Si nous sommes tombés dans les afflictions, dans le
découragement et le désespoir, il faut faire en nousmêmes ce que fit David : répandre notre coeur devant
Dieu, redire au Seigneur, tels qu'ils sont, notre besoin et
notre affliction (1). Car nous confessons à Dieu comme à
Celui qui peut sagement diriger les choses de notre vie,
soulager notre affliction si cela nous est utile, et nous
libérer de la tristesse mortelle et corruptrice.
136. La colère dirigée contre nature vers les hommes, la
tristesse qui n'est pas selon Dieu et l'acédie détruisent
pareillement les pensées bonnes et chargées de
connaissance. Mais quand par la confession le Seigneur les
a dispersées, il suscite la joie.
137. La prière de Jésus jointe à la sobriété et à la
vigilance efface naturellement des profondeurs de la
réflexion du coeur les pensées qui, quand bien même nous
ne le voulons pas, y sont plantées et y demeurent.
138. Lorsque nous sommes affligés par tant de pensées
déraisonnables, nous trouverons le soulagement et la joie
si nous nous blâmons nous-mêmes dans la vérité et avec
détachement, ou si nous confessons tout au Seigneur
comme à un homme. Par ces deux voies nous trouverons
toujours et en tout le repos.
139. Moïse le Législateur est considéré par les Pères
comme une image de l'intelligence. Il voit Dieu dans le
buisson (2). Son visage porte la gloire (3). Le Dieu des
dieux fait de lui un dieu pour Pharaon (4). Il fustige
l'Egypte (5). Il fait sortir Israël (1) et lui donne la loi (2). Pris
dans un sens spirituel, ces évènements sont des
opérations et des prérogatives de l'intelligence.
140. L'image de l'homme extérieur, c'est Aaron, le frère
du Législateur. Accusant avec colère l'homme extérieur,
comme Moïse accusa Aaron quand celui-ci eut failli, nous
disons donc : " Quel mal t'a fait Israël pour que tu cherches
tant à le détourner du Seigneur, Dieu vivant et toutpuissant (3)?"
141. Alors qu'il allait ressusciter Lazare des morts, le
Seigneur nous a montré entre tous les autres biens celui-ci
: retenir par un frémissement (4) l'épanchement féminin
de l'âme et chercher à durcir le caractère qui sait, je veux
dire, se blâmer lui-même pour libérer l'âme de l'égoïsme,
de la vaine gloire et de l'orgueil.
142. De même qu'il n'est pas possible de traverser
l'immensité de la mer sans un grand navire, de même il est
impossible de chasser la suggestion de la pensée mauvaise
sans l'invocation de Jésus Christ.
143. Habituellement, la réfutation réduit les pensées au
silence, mais l'invocation les chasse du coeur. En effet, la
suggestion prend forme dans l'âme sous l'apparence d'une
chose sensible, comme le visage de celui qui nous a
contristé, ou l'image d'une beauté féminine, ou de l'or ou
de l'argent. Dès qu'elles sont entrées dans le champ de
notre réflexion, les pensées de rancune, de prostitution,
d'avarice qui se sont formées dans notre coeur, sont
repoussées l'une après l'autre. Si notre intelligence a été
éprouvée, si elle a été instruite, si elle est en état de se
garder elle-même et de voir en toute pureté, comme en
un ciel serein, les images séductrices et les illusions des
esprits mauvais, elle éteint sur le champ et facilement, par
le désir, par la réfutation, par la prière de Jésus Christ, les
flèches enflammées du diable (5). Elle refuse de se laisser
emporter par l'imagination passionnée. Et elle n'accepte
pas que nos pensées, s'abandonnant à la passion, se
conforment à l'image qui leur est apparue, ou qu'elles
s'entretiennent amicalement avec elle, ou qu'elles s'y
attardent, ou qu'elles y consentent. Car aux pensées ainsi
abandonnées succèdent nécessairement les oeuvres
mauvaises, comme aux jours succèdent les nuits.
144. Si notre intelligence n'a pas l'expérience d'une
sobriété et d'une vigilance assidues, elle se mêle vite au
fantasme passionné qui lui apparaît, quel qu'il soit. Elle lui
parle. Elle en reçoit des questions déplacées et elle donne
des réponses. Alors nos pensées s'unissent à l'image
démoniaque. Celle-ci croît de plus en plus, et se dilate
jusqu'à paraître désirable, belle et plaisante à
l'intelligence, qui se laisse prendre et piller. L'intelligence
subit alors ce qui arrive à des agneaux sans malice quand,
dans la plaine où ils se trouvent, apparaît un chien.
Souvent, vers celui qui vient de leur apparaître, ils
accourent comme vers leur propre mère. Mais ils ne
gagnent rien à s'approcher du chien. Ils n'en reçoivent que
sa malpropreté et sa mauvaise odeur. De la même
manière, nos pensées ignorantes accourent vers tous les
fantasmes démoniaques qui apparaissent dans
l'intelligence. Lorsqu'elles sont mêlées à eux, ainsi que je
l'ai dit, on peut les voir, les unes et les autres, se concerter
pour détruire la cité d'Ilion, comme Agamemnon et
Ménélas. Car elles décident de ce qui doit advenir, pour
que le corps mette en oeuvre ce que, dans sa ruse, la
suggestion démoniaque leur a fait apparaître de beau et
d'agréable. C'est donc ainsi que se font au-dedans les
chutes de l'âme. Dès lors, il est nécessaire que ce qui est
au-dedans du coeur se porte aussi au dehors.
145. L'intelligence est chose facile à séduire et sans
malice. Elle n'a aucune difficulté à courir après les images,
et elle se garde mal des fantasmes du péché, si elle n'a pas
constamment pour la contenir et la réfréner la pensée qui
domine les passions.
146. La contemplation et la connaissance sont par
nature les guides et les pourvoyeurs de la vie rigoureuse.
Car, élevée par elles, la réflexion parvient, considérant leur
peu de prix, à mépriser les plaisirs, les autres choses
sensibles et les douceurs de l'existence.
147. Un mode de vie attentif mené à bien dans le Christ
Jésus est à son tour le père de la contemplation et de la
connaissance. Uni à l'humilité comme à son épouse, il
engendre les ascensions divines et les pensées très sages,
comme dit Isaïe le prophète divin : " Ceux qui attendent le
Seigneur renouvelleront leur force. Par le Seigneur ils
voleront, ils déploieront leurs ailes (1)."
148. Il paraît dur et difficile aux hommes de garder dans
l'âme l'hésychia, hors de toute pensée. C'est en effet chose
vraiment laborieuse et pénible. Car enfermer et maintenir
l'incorporel dans les limites de la demeure d'un corps n'est
pas seulement pesant pour ceux qui ne sont pas initiés à la
guerre, mais aussi pour ceux qui ont acquis l'expérience
du combat intérieur immatériel. Mais celui qui, par la
prière continuelle, presse le Seigneur Jésus sur son coeur,
ne peinera pas en le suivant, comme dit le Prophète (2). Il
ne désirera pas le jour de l'homme, à cause de la beauté,
du charme et de la douceur de Jésus. Et il ne sera pas
confondu par ses ennemis, les démons impies qui rôdent
autour de lui. Il leur parlera à la porte du coeur. Et, par
Jésus, il les fera fuir.
149. L'âme qui par la mort s'est envolée dans les airs,
et qui aux portes du Ciel a le Christ avec elle et pour elle,
ne sera pas confondue là non plus par ses ennemis, mais
alors comme maintenant elle leur parlera aux portes avec
assurance. Seulement, qu'elle ne se lasse pas jusqu'à son
exode d'appeler jour et nuit vers le Seigneur Jésus Christ,
le Fils de Dieu. Selon sa divine promesse qui ne trompe
pas, lui-même lui fera prompte justice, comme il l'a dit au
sujet du juge inique (3). Oui, je vous l'affirme, il le fera, et
dans la vie présente, et lorsqu'elle aura quitté son corps.
150. Toi qui navigues sur la mer intelligible, mets ta
confiance en Jésus. Car il dit secrètement dans ton coeur :
" Ne crains pas, Jacob mon enfant, Israël mon tout-petit.
Ne crains pas, Israël, vermisseau. Je te protégerai (4)." " Si
donc Dieu est pour nous, quel méchant serait contre nous
(1)?" C'est lui, en effet, le doux Jésus, le seul pur, qui a
béatifié les coeurs purs (2) et a donné sa loi : c'est en eux,
dans les coeurs purs, qu'il veut divinement entrer et
demeurer. Ainsi ne cessons pas, suivant le divin Paul,
d'exercer l'intelligence à la piété (3). Car vraiment à bon
droit est appelée piété la vertu qui arrache jusqu'à la
racine ce que le Malin a semé. Cette piété est le chemin
même de la parole, c'est-à-dire la voie de la raison, ou la
voie de la pensée. En dialecte attique, la voie est appelée
chemin et route : ce qu'est la pensée.
151. Il jouira d'une grande paix, suivant David (4), celui
qui ne fait pas acception de personnes en jugeant
l'injustice dans son coeur, c'est-à-dire qui n'accueille pas
les formes des esprits mauvais, celui qui considère le
péché à travers ces formes, celui qui juge avec rigueur et
rend justice sur la terre de son propre coeur, en rendant
au péché ce qu'il mérite. En effet les grands, les Pères
gnostiques ont, en certains de leurs écrits, à cause de la
raison, appelé hommes les démons eux-mêmes, ce que
montre également le passage de l'Evangile où le Seigneur
dit qu'un homme mauvais a fait cela et qu'il a mêlé l'ivraie
au bon grain (5). Il n'y a pas de réfutation rapide chez ceux
qui font le mal. C'est également pourquoi nous sommes
dévorés par les pensées.
152. Lorsque nous avons commencé à porter dans
notre vie l'attention de l'intelligence, si nous joignons
l'humilité à la sobriété et à la vigilance et si nous unissons
la prière à la réfutation, nous marcherons comme il faut
sur le chemin du repentir. En effet, grâce au flambeau de
la lumière, le nom adorable et saint de Jésus Christ, par
amour de la beauté nous soignons, nous balayons, nous
ornons, nous purifions de toute malice la maison de notre
coeur. Mais si nous nous confions seulement dans notre
sobriété et notre vigilance, ou dans notre attention, nous
serons vite bousculés par les ennemis, nous serons
renversés, nous tomberons. Les perfides et les fourbes
nous abattront sur la terre. Nous nous empêtrerons
toujours davantage dans leurs filets : les mauvaises
pensées. Ou bien ils nous immoleront facilement. Car nous
n'aurons pas la lance puissante : le nom de Jésus Christ.
Seul ce vénérable glaive tournant constamment dans un
coeur simple sait les envelopper, les couper, les brûler, les
réduire à rien, comme le feu consume la paille.
153. Le but ultime de la sobriété et de la vigilance
incessantes - c'est-à-dire le profit de l'âme, son gain
immense - c'est de voir, dès qu'ils se forment, les
fantasmes des pensées dans l'intelligence. Le but de la
réfutation, c'est de dénoncer et de dévoiler la pensée qui
essaie de pénétrer dans l'espace de notre intelligence sous
l'image d'une chose sensible. Mais ce qui éteint et dissout
sur le champ toute pensée, toute parole, tout fantasme,
toute image, tout le mal qu'érigent en nous les
adversaires, c'est l'invocation du Seigneur. Nous-mêmes,
en effet, voyons dans l'intelligence la défaite qu'inflige à
leur puissance Jésus, notre grand Dieu, et le châtiment qui
nous rend justice, à nous les humbles, les simples, les
inutiles.
154. Que toutes les pensées ne sont rien d'autre que
de simples images des choses sensibles et mondaines, la
plupart d'entre nous l'ignorent. Mais si nous persévérons
en toute sobriété et vigilance dans la prière, celle-ci
dépouille la réflexion de toute image matérielle des
mauvaises pensées. Elle lui apprend aussi les calculs des
adversaires, et le grand gain de la prière de la sobréité et
de la vigilance. "Tu contempleras de tes yeux la rétribution
des pécheurs intelligibles (1)", dit David le divin Psalmiste.
Toi aussi, tu le verras en ton intelligence et tu
comprendras.
155. Souvenons-nous sans cesse de la mort, si nous le
pouvons. Par cette mémoire naissent en nous l'abandon
des soucis et de toutes les vanités, la garde de
l'intelligence et la prière continuelle, le détachement des
passions du corps, le dégoût du péché. A dire vrai, presque
toure vertu coule de la mémoire de la mort comme de la
source; C'est pourquoi, si nous le pouvons, servons-nous
d'elle comme de notre propre souffle.
156. Le coeur entièrement vide de toutes les images
engendrera en lui des pensées bondissantes, divines et
mystérieuses, comme bondissent les poissons et sautent
les dauphins quand la mer est calme. La mer tremble sous
la brise légère, et l'abîme du coeur sous l'Esprit Saint. Il est
dit : " Parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans vos
coeurs l'Esprit de son Fils, qui crie : Abba, Père (2)."
157. Tout moine sera dans l'incertitude, et ne saura que
penser de l'oeuvre spirituelle avant d'avoir acquis la
sobriété et la vigilance de l'intelligence, soit qu'il en ignore
la beauté, soit que, la connaissant, il ne puisse l'assumer,
dans sa négligence. Mais il sera sans nul doute délivré de
l'incertitude dès qu'il aura atteint la garde de l'intelligence,
qui est, et qui est appelée la philosophie de la réflexion ou
la philosophie pratique de l'intelligence.. Car il aura trouvé
la voie qui a dit : " Je suis la voie, la résurrection et la vie
(3).
158. Il sera à nouveau dans l'incertitude en voyant
l'abîme des pensées et la multitude des petits enfants de
Babylone en les poussant contre ce rocher (4). Nous
accomplissons ainsi ce que nous leur souhaitons, selon la
parole de l'Ecriture. Car il est dit : " Celui qui garde le
commandement ne connaîtra pas le mal (5)", et "Sans moi
vous ne pouvez rien faire (6)."
159. Celui-là est un vrai moine, qui mène à bien la
sobriété et la vigilance. Et celui-là est vraiment sobre et
vigilant qui est moine dans son coeur.
160. La vie parmi les hommes se déroule en suivant le
cycle des années, des mois, des semaines, des jours et des
nuits, des heures et des instants. Il faudrait que nous aussi
fassions se dérouler dans un tel cycle les oeuvres
vertueuses, je veux dire la sobriété et la vigilance, la prière,
la douceur du coeur, dans une harmonieuse hésychia,
jusqu'à notre exode.
161. Elle viendra sur nous, l'heure de la mort, elle
viendra et il n'est pas possible d'échapper. Puisse le prince
du monde et de l'air (1), qui viendra aussi alors trouver nos
iniquités peu nombreuses et peu graves et n'être pas dans
le vrai en nous accusant, car nous pleurerions en vain. Il
est dit en effet que le serviteur qui a connu la volonté de
son maître et ne l'a pas faite comme un serviteur, sera
durement châtié (2).
162. Il est dit : " Malheur à ceux qui ont péri dans leur
coeur. Que feront-ils quand le Seigneur les visitera (3)? "
C'est pourquoi, frères, nous devons être fervents.
163. Les pensées passionnées suivent de près les
pensées simples et apparemment dégagées des passions,
comme nous l'ont appris une longue expérience et
l'observation. Les premières, qui sont dégagées des
passions, ouvrent le chemin aux secondes, qui sont
passionnées.
164. Il faut que l'homme soit réellemnt coupé en deux
dans sa résolution, qu'il soit déchiré dans le plus sage
projet de son intelligence, comme je l'ai dit, et qu'il en
vienne vraiment à être l'ennemi irréconciliable de luimême. L'attitude qui serait la sienne envers l'homme qui
l'aurait très gravement et souvent affligé et lésé, c'est
celle-là même qu'il lui faut avoir, davantage encore, si
nous voulons accomplir le grand et premier
commandement, je veux dire la conduite du Christ, la
bienheureuse humilité, la vie de Dieu dans la chair. C'est
pourquoi l'Apôtre dit : " Qui me délivrera de ce corps de
mort (4)?" Car il n'est pas soumis à la loi de Dieu (5). Mais,
montrant qu'il nous appartient de soumettre le corps à la
volonté de Dieu, il dit : " Si nous nous examinions nousmêmes, nous ne serions pas jugés (6)." Mais par ses
jugements, le Seigneur nous corrige.
165. Le commencement de la fructification, c'est la
fleur. Le commencement de la garde de l'intelligence, c'est
la tempérance dans les aliments et la boisson, le refus et le
détacehement de toute pensée, et l'hésychia du coeur.
166. Lorsque nous nous fortifions dans le Christ Jésus,
et que nous avons commencé à courir avec une sobriété et
une vigilance assurées, il nous apparaît d'abord dans
l'intelligence comme une lampe qui, si nous la saisissons
pour ainsi dire par la main de cette intelligence, nous
conduit sur le chemin de la réflexion. Puis il nous apparaît
comme une lune toute lumineuse qui tourne dans le
firmament du coeur. Enfin Jésus nous apparaît comme un
soleil irradiant la justice. C'est-à-dire qu'il se montre luimême et ses propres lumières flamboyantes, les lumières
de ce que nous contemplons.
167. C'est là en effet ce qu'il révèle mystiquement à
l'intelligence, lorsqu'elle persévère dans son
commandement qui ordonne : " Circoncisez la dureté de
vos coeurs (1)." Comme il a été dit, la sobriété et la
vigilance attentives enseignent à l'homme des pensées qui
dépassent toute mesure. Car le divin ne fait pas acception
de personnes (2). C'est pourquoi le Seigneur dit : "
Ecoutez-moi et comprenez. A celui à qui il sera donné, il
aura en surabondance. Mais à celui qui n'a pas, il sera
enlevé même ce qu'il croit avoir (3)." Et : " Tout concourt
au bien de ceux qui aiment Dieu (4)." Combien plus, donc,
les vertus l'assisteront-elles.
168. Un navire n'ira pas loin si l'eau manque. De même
la garde de l'intelligence ne progressera pas du tout si
manquent entièrement la sobriété et la vigilance jointes à
l'humilité et à la prière de Jésus Christ.
169. Les fondations d'une maison, ce sont les pierres.
Mais les fondations et le faîte de cette vertu, c'est le nom
adorable et saint de notre Seigneur Jésus Christ. Il fera
facilement naufrage, le pilote insensé qui dort au moment
de la tempête, après avoir chassé les matelots et jeté à la
mer les rames et les voiles. Mais elle sera encore plus
facilement engloutie par les démons, lorsque viennent les
suggestions, l'âme qui néglige la sobriété et la vigilance, et
l'invocation du nom de Jésus Christ.
170. Ce que nous savons, nous l'écrivons. Et ce que nous
avons vu en chemin, nous en témoignons, si toutefois vous
voulez bien recevoir ce que nous disons; Car lui-même a
dit : " Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il sera jeté
dehors comme le sarment qu'on ramasse, qu'on jette au
feu et qui brûle. Mais celui qui demeure en moi, je suis en
lui (5)." Comme il n'est pas possible, en effet, que le soleil
brille sans répandre sa lumière, ainsi le coeur ne saurait
être purifié de la souillure des pensées de perdition sans la
prière du nom de Jésus. Si cela est vrai - et c'est ce que je
vois - confions-nous au nom comme à notre propre
souffle. Car le nom est lumière. Mais les pensées sont
ténèbres. Le nom est Dieu et Maître. Mais les pensées sont
esclaves des démons.
171. Que la garde de l'intelligence soit appelée de ses
noms propres qui lui donnent tout son sens : source de la
lumière, source des éclairs, effusion lumineuse, porteuse
de feu. Car, à vrai dire, elle dépasse le corporel
innombrable et toutes les vertus. Pour ces lumières
flamboyantes qui naissent d'elle, il faut donc appeler de
noms précieux cette vertu. De pécheurs et d'inutiles, de
souillés et d'ignorants, d'insensés et d'injustes qu'ils
étaient, ceux qui l'aiment peuvent devenir par Jésus Christ
justes, bons, purs, saints et sages. Et non seulement cela,
mais encore contempler les mystères et êtres théologiens.
Devenus contemplatifs, ils nagent dans cette lumière toute
pure et infinie, ils la touchent par d'innombrables
effleurements, ils demeurent et vivent avec elle, car enfin
ils ont goûté combien le Seigneur est bon (6). C'est ainsi
qu'en ces princes des anges s'accomplit clairement la
parole du divin David : " Les justes confesseront ton nom
et les hommes droits demeureront devant ta face (1)." Car
seuls de tels hommes invoquent et confessent Dieu
sincèrement. Ils l'aiment et ils désirent vivre toujours avec
lui.
172. Malheur au dedans, quand il est investi par les
choses du dehors. Car l'homme intérieur sera
profondément affligé par les sens du corps, mais dans son
affliction il les fustigera. Celui qui agit ainsi a déjà connu
les choses que voit la contemplation.
173. Selon les Pères, si notre homme intérieur est sobre
et vigilant, il est également capable de garder l'homme
extérieur. Car nous et les démons malfaisants, les uns et
les autres commettons ensemble les péchés. Eux par les
seules pensées, lorsque, dessinant des images, comme ils
veulent ils donnent forme au péché dans l'intelligence.
Mais nous, par les pensées au dedans, er par nos actes au
dehors. C'est donc par eules pensées, par la ruse et la
tromperie, que les démons, qui n'ont pas l'épaisseur des
corps, attirent sur eux et sur nous le châtiment. Mais si ces
criminels n'étaient pas ainsi privés de l'épaisseur du corps,
ils ne cesseraient pas de pécher aussi en acte, car ils
gardent leur volonté toujours prête à outrager.
174. La prière du seul nom de Dieu tue et réduit en
cendres leurs tromperies. Car Jésus Dieu et Fils de Dieu
continuellement et diligemment invoqué par nous, ne leur
permet absolument pas de montrer à l'intelligence, dans le
miroir de la réflexion, la moindre ébauche de cette attaque
appelée suggestion, non plus que la moindre forme, ni de
dire au coeur quelque parole que ce soit. La formé
démoniaque qui ne pénètre pas dans le coeur sera
également vide de toute pensée, comme nous l'avons dit.
Car c'est par les pensées que les démons ont coutume de
fréquenter l'âme et de lui enseigner secrètement à faire le
mal.
175. C'est donc par la prière continuelle que l'espace
de la réflexion se purifie des nuées ténébreuses et des
souffles des esprits du mal. Et quand l'espace du coeur a
été purifié, il est impossible que ne brille pas en lui la
divine lumière de Jésus, si toutefois nous ne sommes pas
enflés de vaine gloire, d'orgueil et d'ostentation et si nous
ne nous élevons pas vers l'insaisissable : nous nous
priverions alors du secours de Jésus, car le Christ hait ces
choses, lui qui a montré l'exemple de l'humilité.
176. Attachons-nous donc à la prière et à l'humilité, à
ces deux choses qui, avec la sobriété et la vigilance, nous
arment contre les démons comme d'un glaive de feu. Car
si nous vivons ainsi, il nous sera possible de faire de
chaque jour et de toute heure, dans le mystère, dans la
joie, une fête du coeur.
177. Les huit pensées fondamentales du vice, qui
contiennent toute pensée, et desquelles elles naissent
toutes ( comme d'Héra et de Zeus naissent tous les dieux
maudits des Grecs, selon leurs fables), montent ensemble
à la porte du coeur. Si elles trouvent sans garde
l'intelligence, elles entrent une par une en leur temps.
Mais chacune des huit pensées, si elle pénètre dans le
coeur après être montée, fait entrer avec elle un essaim
de pensées infamantes. Quand elle a ainsi enténébré
l'intelligence, elle provoque le corps en l'incitant à
commettre des actions qui déshonorent.
178. Cependant, celui qui surveille la tête du serpent (1)
et qui, par une réfutation résolue, lui assène des paroles
dures comme un coup de poing, celui-là fait reculer la
guerre. En brisant la tête, il a échappé à bien des pensées
mauvaises et à des oeuvres de grand mal. Alors la réflexion
demeure dans le calme. Car Dieu accueille sa veille qui la
garde des pensées. Il lui donne de savoir comment il faut
maîtriser les adversaires, et comment il faut purifier peu à
peu le coeur des pensées qui souillent l'homme intérieur.
Comme dit le Seigneur Jésus : " C'est du coeur que sortent
ls pensées mauvaises, les prostitutions, les adultères; Ce
sont ces choses qui souillent l'homme (2)."
179. Ainsi donc l'âme peut dans le Seigneur demeurer
en sa beauté, sa splendeur et sa rectitude, telle qu'elle fut
créée par Dieu au commencement, très belle et trhès
droite; C'est ce que dit le grand serviteur de Dieu, Antoine
: " Quand l'âme est douée d'intelligence selon la nature, la
vertu est assurée." Il dit encore : " L'âme est droite, quand
elle est douée d'intelligence selon la nature, telle qu'elle
fut créée." Peu après il ajoute : " Purifions la réflexion. Je
crois en effet que, totalement purifiée et rendue à son état
naturel, elle peut devenir clairvoyante, voir davantage et
plus loin que les démons, car elle a en elle le Seigneur qui
révèle." Voilà ce que dit le glorieux Antoine, comme le
rapporte le grand Athanase dans la Vie d'Antoine (3).
180. Toute pensée suscite dans l'intelligence l'image
d'une chose sensible; Car l'intelligence est l'Assyrien. Elle
ne peut tromper autrement qu'en se servant de choses qui
nous sont sensibles et habituelles.
181. De même qu'il nous est impossible de poursuivre
les oiseaux qui volent dans les airs, parce que nous
sommes des hommes, ou de nous envoler comme eux, ce
que ne peut faire notre nature, de même il nous est
impossible de maîtriser les pensées démoniaques
incorporelles sans une prière sobre, vigilante et
continuelle, et si le regard de l'intelligence n'est pas tout
tendu vers Dieu. Sinon, c'est la terre que tu recherches.
182. Si donc tu veux vraiment couvrir de honte les
pensées, vivre dans l'hésychia bienheureuse et connaître
aisément la sobriété et la vigilance du coeur, que la prière
de Jésus colle à ton souffle, et en peu d ejours tu verras
venir ce que tu cherches.
183. De même qu'il est impossible d'écrire des lettres
dans l'air ( car il faut qu'elles soient tracées sur quelque
corps pour se conserver durablement), de même collons à
notre sobréité et à notre vigilance laborieuses la prière de
Jésus Christ, afin que la vertu toute belle de la sobréité ne
cesse de demeurer avec lui et nous soit pour toujours
gardée par lui sans qu'on puisse nous l'enlever.
184. Il est dit : " Roule tes oeuvres devant le Seigneur, et
tu trouveras la Grâce (4)", de peur que le prophète ne dise
aussi de nous : " Seigneur, tu es proche de leur bouche,
mais loin de leurs reins (5)." Personne d'autre que Jésus
n'affermira ton coeur dans la paix, hors des passions,
personne sinon Jésus Christ lui-même, qui a réuni ce qui
était séparé (1).
185. Deux choses enténèbrent pareillement l'âme :
l'entretien des pensées dans l'intelligence qui réfléchit, et,
au dehors, les conversations et les discussions vaines. Ceux
qui veulent éloigner de l'intelligence tout dommage
doivent donc affliger ce couple qui aime parler en vain : les
pensées et les hommes. Et les affliger pour une raison qui
soit fondée en Dieu, afin que l'intelligence enténébrée ne
se relâche pas de sa sobriété et de sa vigilance. Car
lorsque nous sommes dans les ténèbres de l'oubli, nous
menons l'intelligence à sa perte.
186. Celui qui de toute sa ferveur garde la pureté du
coeur aura pour maître le législateur de cette pureté, le
Christ, qui lui dit secrètement sa volonté. C'est ce que
révèle David, quand il affirme : " J'entendrai ce que dira en
moi le Seigneur Dieu (2)." Quant au combat de
l'intelligence, montrant combien celle-ci doit s'examiner
elle-même et quelle protection Dieu lui accorde en retour,
il disait : " L'homme dira : ' Y aura-t-il un fruit pour le
juste?" (3)." Puis à la suite de sa recherche, exprimant une
réflexion qui comprenne les deux - la pureté et le combat -, il dit : " C'est donc Dieu qui les juge, les démons malins,
dans la terre de notre coeur (4)." Et il dit ailleurs : "
L'homme ira dans les prfondeurs du coeur, et Dieu sera
exalté (5)." Alors nous considèrerons leurs coups comme
des flèches d'enfants.
187. Vivons toujours le coeur instruit dans la sagesse
(6), selon le Psalmiste, respirant continuellement le Christ
Jésus qui est la puissance même de Dieu le Père et la
sagesse même de Dieu (7). Si, à la suite de quelque
circonstance, nous nous sommes relâchés, si nous avons
négligé ce que doit faire l'intelligence, le lendemain matin
de nouveau ceignons comme il faut ses reins et de
nouveau mettons-nous courageusement à l'oeuvre,
sachant que nous n'avons pas d'excuse si nous ne faisons
pas le bien, dès lors qnue nous le connaissons.
188. De même que les nourrivtures nocives dérangent
le corps dès qu'on les a prises, mais que celui qui en a
amngé peut, grâce à quelque remède, les vomir aussitôt
qu'il sent le mal et ne pas en être affecté, de même
l'intelligence, lorsqu'elle a reçu et absorbé des pensées
mauvaises et qu'elle sent leur amertume, les vomit
facilement et les rejette tout à fait, par la prière de Jésus
dite du fond du coeur. C'est là ce que grâce à Dieu,
touchant ces choses, l'intsruction, et par l'instruction
l'expérience, ont donné à comprendre à ceux qui vivent
dans la sobriété et la vigilance.
189. Unis au souffle qui passe dans tes narines la
sobriété, la vigilance et le nom de Jésus, ou l'incessante
méditation de la mort et l'humilité. On sait que les deux
sont d'un grand secours.
190. Le Seigneur a dit : " Apprenez de moi que je suis
doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour
vos âmes (1)."
191. Le Seigneur a dit : " Celui qui s'abaisse comme ce
petit enfant sera élevé; Mais celui qui s'élève sera abaissé
(2)." Il dit : " Apprenez de moi." Vois-tu que
l'enseignement, c'est l'humilité, Or son commandement
est la vie éternelle (3). Et c'est l'humilité. Donc celui qui
n'est pas humble glisse hors de la vie; C'est dire qu'il se
trouvera à l'opposé.
192. Toute vertu se bâtit sur l'âme et le corps; Or l'âme
et le corps sont créatures de Dieu, et c'est par eux que se
forme la vertu, on l'a dit; Comment ne serions-nous pas au
comble de la folie en nous vantant de parures étrangères à
l'âme et au corps, en nous emplissant de vaine gloire, en
nous appuyant sur l'orgueil comme sur un roseau et, le
plus effrayant, dans notre totale iniquité et dans notre
inconscience, en dressant contre notre élévation le Dieu
qui nous dépasse de sa grandeur infinie, Car le Seigneur
s'oppose aux orgueilleux (4). Or, au lieu d'imiter le
Seigneur dans l'humilité, nous allons, par sentiment de
vaine gloire et d'orgueil, nous lier d'amitié avec un démon
orguelleux et hostile au Seigneur; C'est pourquoi l'Apôtre
disait : " Qu'as-tu que tu n'aies reçu?" T'es-tu créé toimême? Et si tu as reçu de Dieu le corps et l'âme desquels,
dans lesquels et par lesquels se forme toute vertu, "
pourquoi te glorifier comme si tu n'avais pas reçu (5)?"
C'est le Seigneur qui t'a fait don de ces choses.
193. En un mot, la purification du coeur, par laquelle
l'humilité et tout bien se trouvent descendre en nous d'enhaut (6), n'est rien d'autre que refuser absolument
qu'entrent dans l'âme les pensées qui se pressent.
194. Car lorsqu'elle persévère dans l'âme avec Dieu et
par Dieu seul, la garde de l'intelligence donne à la raison la
sagesse dans les combats voués à Dieu. Et ce n'est pas un
petit avantage qu'elle offre à celui qui l'assume, en le
rendant capable d'ordonner les oeuvres et les paroles
selon un choix qui plaît au Seigneur.
195. Les ornements visibles du Grand-Prêtre dans
l'Ancien Testament étaient les modèles du coeur pur. Ainsi
nous aussi devons être attentifs à la lame de notre coeur
(7). Nous devons éviter qu'elle soit noircie par le péché et
veiller à l'essuyer par les larmes, le repentir et la prière.
Car l'intelligence est une chose qui se laisse facilement
aller aux pensées impies, et qu'il est difficile de retenir. De
même elle suit aisément les imaginations de la raison, les
mauvaises comme les bonnes.
196. Bienheureux vraiment celui qui de toute la
réflexion de son intelligence est collé à la prière de Jésus et
appelle celui-ci continuellement dans son coeur, comme
l'air s'nunit à nos corps et la flamme aux cierges. Lorsqu'il
passe au-dessus de la terre, le soleil fait être le jour. De
même, lorsque le saint nom vénérable du Seigneur Jésus
ne cesse de briller dans la réflexion de l'intelligence, il
engendre d'innombrables pensées lumineuses comme le
soleil.
197. QUand les nuages se dissipent, l'air apparaît pur.
De même, quand sous le soleil de justice, Jésus Christ, se
dissipent les fantasmes des passions, ne cessent de naître
dans le coeur des pensées lumineuses, pareilles aux
étoiles. Car Jésus illumine l'espace du coeur. L'Ecclésiaste
dit en effevt : " Ceux qui ont mis leur confiance dans le
Seigneur comprendront la vérité et ceux qui sont fidèles
dans l'amour demeureront auprès de lui (1).
198. L'un des Saints a dit : Garde rancune aux démons
et sois toujours l'ennemi du corps. La chair est un ami
trompeur. Quand elle est bien soignée, elle nous combat
davantage. Encore une fois, tiens le corps en haine et lutte
contre le ventre.
199. Par les discours que nous venons d'écrire dans la
première et la seconde centuries, nous avons traité des
peines de la sainte hésychia de l'intelligence. De tels
discours ne sont pas seulement le fruit de notre réflexion,
mais aussi ce que les divines paroles des Pères emplis de la
sagesse de Dieu nous enseignent sur la pureé de
l'intelligence. Mais maintenant que nous avons dit le peu
que nous avions à dire pour montrer le gain de la garde de
l'intelligence, nous cesserons de parler.
200. Désormais viens, suis-moi pour t'unir à la garde
bienheureuse de l'intelligence, qui que tu sois qui désires
en esprit voir des jours bons (2) et je t'enseignerai dans le
Seigneur l'oeuvre que nous avons vue et comment vivent
les Puissances intellectuelles. Car les anges ne se
rassasieront jamais de louer le Créateur, ni l'intelligence de
rivaliser saintement avec eux. Et de même que les êtres
immatériels ne se soucient pas de nourriture, de même les
êtres qui sont à la fois dans la matière et immatériels ne
s'en soucient pas non plus, s'ils sont entrés dans le ciel de
l'hésychia de l'intelligence.
201. De même que les Puissances d'en-haut ne se
soucient ni d'argent ni de richesses, de même ceux qui ont
purifié l'oeil de l'âme et ont acquis l'habitude de la vertu
ne se soucient pas de la malfaisance des esprits malins. Et
de même que pour les premières est évidente la richesse
de leur approche de Dieu, de même pour les seconds sont
évidents leur désir ardent et leur amour, leur tension et
leur élévation vers le divin. Amoureusement et
insatiablement emportés toujours plus haut dans cetté
élévation par le goût de Dieu et le désir qui les met hors
d'eux-mêmes, ils ne s'arrêteront pas jusqu'à ce qu'ils aient
atteint les Séraphins, ni ne se lasseront de la sobriété et de
la vigilance de l'intelligence et d el'exaltation de l'amour
jusqu'à ce qu'ils soient devenus des anges dans le Christ
Jésus notre Seigneur.
202. Il n'est pas de venin plus fort que le venin de l'aspic
et du basilic. Et il n'est pas de mal plus grand que le mal de
l'amour de soi. Autour de l'amour de soi volent ses
enfants, qui sont l'éloge que s'adresse le coeur, la
suffisance, la gourmandise, la prostitution, la vaine gloire,
l'envie et le couronnement de tous les vices : l'orgueil,
lequel sait faire tomber des cieux non seulement les
hommes, mais aussi les anges, et les entourer de ténèbres
au lieu de lumière (1).
203. Voilà, Théodule, ce que t'écrit celui qui porte le
nom de l'hésychia, même si, dans la pratique, il fait mentir
un tel nom. Il est vrai que tout cela ne vient pas de nous,
mais de Dieu qui nous l'a donné. Lui qui, dans le Père, le
Fils et le Saint Esprit, est loué et glorifié par toute nature
de raison, par les anges, par les hommes, par toute la
création qu'a formée la Trinité ineffable, le Dieu unique.
Puissions-nous découvrir la splendeur de son Royaume,
par les prières de la Mère de Dieu très pure et de nos
saints Pères. A Dieu inacessible, la gloire éternelle. Amen.
NIL L'ASCETE
DISCOURS ASCETIQUE
De notre saint Père Nil l'Ascète
Discours ascétique
INTRODUCTION
LA VRAIE PHILOSOPHIE
Les grecs n'avaient pas de vrais philosophes
(1) (1). Philosopher, beaucoup de grecs et plus d'un
parmi les juifs s'y sont appliqués, mais seuls les disciples
du Christ ont poursuivi la vraie philosophie, car eux seuls
avaient pour maître la Sagesse même, manifestant par ses
oeuvres la conduite qui convient à une telle recherche. En
effet, les premiers (les grecs), comme des acteurs sur la
scène, s'affublaient d'un masque étranger, portant un titre
vide et manquant de la vraie philosophie : par le manteau,
la barbe et le bâton, ils affichent d'être des philosophes,
mais ils soignent le corps et sont asservis aux convoitises
comme à des maîtresses, esclaves du ventre et prenant les
plaisirs du sexe comme des actes naturels; en proie à la
colère, pourchassant la gloriole, se précipitant avidement
sur les tables bien garnies à la façon des petits chiens; ne
sachant pas que le philosophe doit être avant tout libre et
fuir bien plus l'esclavage des passions que celui de l'argent
et la servitude des esclaves. Car le fait d'être esclave des
hommes ne nuit en rien à celui qui vit droitement, mais
l'habitude de se soumettre aux passions comme à des
maîtresses, par les plaisirs, procure déshonneur et grande
dérision.
(2). Il en est parmi eux qui, tout en négligeant
entièrement la pratique, s'imaginent posséder une
philosophie rationnelle, parce qu'ils dissertent dans les
nuages et interprètent des choses qui ne peuvent être
démontrées, prétendant connaître la hauteur du ciel, les
dimensions du soleil et les mouvements des astres. Il en
est aussi qui entreprennent de disserter sur les choses
divines, en un domaine où la vérité est inaccessible et les
conjectures périlleuses, alors qu'ils vivent d'une façon plus
abjecte que les cochons qui se vautrent dans la fange.
Même si quelques-uns se mettent à la pratique, ils sont
encore pires que les autres parce qu'ils accomplissent
leurs labeurs pour la gloire et les éloges : c'est, en effet,
uniquement par ostentation et gloriole que ces
malheureux agissent la plupart du temps, n'obtenant pour
leur peine qu'un salaire insignifiant et méprisable. De fait,
se taire continuellement, se nourrir d'herbe, se couvrir le
corps de haillons et passer sa vie enfermé dans un
tonneau sans attendre la moindre récompense après la
mort, c'est le comble de la folie, puisqu'on ôte à la vie les
fruits de la vertu et qu'on s'impose une lutte où il n'y a pas
de couronne à gagner, un combat continuel sans trophées
et des batailles qui ne récoltent que des sueurs.
Ni les juifs.
(3) Quant aux juifs qui ont embrassé ce genre de vie, ce
sont tous des descendants de Jonadab qui, voulant vivre
de la même manière, habitent toujours dans des tentes,
s'abstiennent de vin et de tout mets recherché, et n'ont
qu'une nourriture réduite, limitée au besoin du corps (1).
Ils ont le plus grand souci des dispositions morales et
vaquent la plupart du temps à la contemplation, d'où le
nom qui leur est donné d'Esséniens, exprimant leur
sagesse, et le but de leur philosophie est absolument
irréprochable à tous points de vue, leurs actions ne le
contredisent d'aucune façon. Mais quels fruits retirent-ils
de leurs combats et de leur lutte pénible, eux qui ont fait
périr le Christ, le maître de la lutte? Pour eux également, la
récompense des peines est supprimée, puisqu'ils récusent
celui qui accorde les prix et la vie véritable. Aussi
s'égarent-ils hors de la philosophie. Car la philosophie est
la rectitude des moeurs avec la connaissance de la vraie
doctrine au sujet de Celui qui est. Les juifs comme les
païens s'en sont écartés, ayant repoussé la Sagesse
descendue du ciel et ayant entrepris de philosopher sans
le Christ qui est le seul à traduire en oeuvres et en paroles
la vraie philosophie.
Seuls les disciples du Christ ont vécu selon la vraie
philosophie.
(4). Il a été, en effet, le premier à en frayer la route par
sa vie, montrant une conduite pure, élevant toujours l'âme
au-dessus des passions du corps et la méprisant
finalement quand le salut des hommes dont il était chargé
exigeait sa mort; Il nous a enseigné ainsi que celui qui
embrasse correctement la philosophie d'en-haut doit,
d'une part, rejeter tous les plaisirs de la vie et, d'autre
part, peiner et maîtriser entièrement les passions en
méprisant le corps; il doit aussi ne pas tenir à la vie et être
prêt à la perdre s'il faut donner ce témoignage à la vertu.
C'est la façon de vivre que les saints apôtres ont imitée
quand ils ont été appelés et qu'ils ont en même temps
renoncé à leur vie, dédaignant patrie, race et richesses
pour passer aussitôt à une existence dure et pénible,
marchant à travers toutes les difficultés, tourmenrés,
maltraités, pourchassés, dépouillés, privés même du
nécessaire. Finalement ils affrontèrent courageusement la
mort, imitant bien en tout le Maître et laissant ainsi
l'image de la conduite la plus belle.
Les chrétiens devaient ensuite reproduire leur
exemple et comme tous n'avaient pas la volonté ou la
force de les imiter, quelques-uns purent s'élever au-dessus
des troubles du monde et fuir l'agitation des villes. Sortis
de ce tumulte pour embrasser la vie solitaire, ils y ont mis
la marque de la vertu apostolique, préférant la pauvreté à
la propriété pour n e pas se laisser distraire; aimant mieux
une nourriture improvisée plutôt que des mets
recherchés, à cause des révoltes des passions, ils
subvenaient aux besoins corporels avec ce qu'ils
trouvaient : dédaigant comme une invention de la
mollesse humaine les habits moelleuxet superflus, ils se
contentent pour la nécessité du corps d'un vêtement
simple et sans apprêt (et ils méprisent les délices); jugeant
étranger à la philosophie l'esprit qui rejette le souci des
choses célestes pour s'occuper des choses d'ici-bas et de
ce qui arrive aussi bien aux bêtes, ils ignorent le monde et
vivent en-dehors des passions humaines; nul parmi eux ne
commet de fraude ni n'en subit; nul n'assigne en justice et
nul n'est assigné.
(5) Chacun avait, en effet, comme juge intègre sa
propre conscience, aucun n'était dans l'opulence, aucun
dans l'indigence; personne n'était épuisé par la faim,
personne n'était repu de mangeaille, car la libéralité des
riches subvenait aux besoins des indigents. Il y avait équité
et répartition égale, l'inégalité était supprimée par la mise
en commun volontaire des supérieurs avec les inférieurs.
Ou plutôt, ce n'était même pas l'égalité, car alors le zèle
avec lequel on s'empressait de s'abaisser faisait une
inégalité, comme fait maintenant la manie de rivaliser
pour obtenir plus de gloire. L'envie était exclue, la jalousie
proscrite, la vaine gloire bannie, l'orgueil chassé, toutes les
causes de contestations étaient supprimées. Car certains
étaient morts aux plus fortes passions et insensibles,
n'ayant même pas de fantasmes en songe; depuis le
début, ils en avaient repoussé le souvenir. Par l'ascèse
quotidienne et la patience, ils étaient parvenus à cet état
et devenus comme des flambeaux brillant dans les
ténèbres, des étoiles fixes resplendissant dans la sombre
nuit de la vie et montrant à tous un accès facile au port, à
l'écart de la tempête, afin d'échapper sans dommage aux
atteintes des passions.
I
DECADENCE DU MONACHISME
Un funeste retour en arrière
(6) Mais cette conduite parfaite et cette vie céleste,
telle une image dégradée peu à peu par la négligence de
ceux qui la reproduisent à travers les temps, est arrivée à
une extrême dissemblance et a complètement perdu sa
conformité au modèle; Car ceux qui s'étaient crucifiés au
monde et avaient renoncé à la vie, reniant leur condition
d'hommes et s'efforçant de prendre la nature des
puissances incorporelles en partageant leur impassibilité,
sont retournés en arrière, aux affaires de la vie et aux
gains blâmables, ternissant la perfection de ceux qui
vivaient bien et faisant diffamer par leur propre négligence
ceux qui auraient mérité d'être glorifiés et célébrés pour
leur vertu; nous tenons bien le manche de la charrue en
conservant le saint habit, mais nous ne sommes pas aptes
au royaume des cieux, parce que nous regardons en
arrière (1) et nous oublions ce à quoi nous devons nous
attacher avec le plus grand zèle. Ce n'est plus, en effet, le
prix avantageux et immédiat de la vie qui est l'objet de
notre recherche, et nous n'apprécions plus l'état
d'hésychia favorable à la délivrance des anciennes
souillures, mais nous estimons davantage une foule de
choses qui donnent un souci inutile pour le vrai but, et la
recherche des biens matériels l'emporte sur les
exhortations salutaires.
Le mépris des commandements du Seigneur
Le Seigneur nous ordonne de renoncer entièrement
aux soucis terrestres et de rechercher seulement le
royaume des cieux (2); mais comme nous nous
empressons de marcher sur le chemin opposé, nous ne
tenons aucun compte des commandements du Maître et,
ayant écarté cette sollicitude, nous mettons nos espoirs
dans nos mains; Le Seigneur dit en effet : " Considérez les
oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils
n'entassent pas dans des greniers, et votre Père céleste les
nourrit (1)." Et encore : " Observez les lis des champs
comme ils croissent; ils ne peinent ni ne filent (2)." il nous
interdit aussi d'emporter ni bourse, ni sac, ni bâton et nous
ordonne de nous appuyer uniquement sur la promesse la
plus véridique qu'il a faite en envoyant ses disciples en
mission au prfit des autres hommes, leur disant : " Le
travailleur mérite sa nourriture (3)", sachant que celle-ci
est plus assurée par la Providence que par notre industrie.
(7) Mais nous, au contraire, nous ne dédaignons pas
d'acquérir toute la terre que nous pouvons, et nous
amassons des troupeaux de moutons, des boeufs de
labour sans rivaux pour la forme et la taille, et des ânes
bien gras, afin que les uns fournissent en abondance la
laine nécessaire, que les boeufs servent à tous les travaux
agricoles qui procureront notre nourriture et leur fourrage
à eux et aux autres animaux, et enfin que les bêtes de
somme, en apportant des autres pays les aliments qui
suppléent à ce qui manque sur place, assurent ainsi la
nourriture nécessaire et qui rend la vie plus agréable. De
plus, parmi les arts nous choisissons les plus lucratifs, qui
ne nous laissent aucun moment pour penser à Dieu,
accaparant tout notre loisir, condamnant, à ce qu'il
semble, ou la faiblesse de celui qui veille sur nous ou notre
première profession : car même si nous ne le
reconnaissons pas en paroles, nous sommes accusés par la
pratique. Nous prenons plaisir au genre de vie des
séculiers quand nous nous appliquons aux mêmes choses
qu'eux et que nous nous épuisons davantage dans les
travaux corporels au point que, pour la plupart, nous
voyons seulement dans la piété un moyen de profit (4) et
ne recherchons la vie naguère tranquille et bienheureuse
que pour échapper aux services pénibles par un simulacre
de piété et pour étendre sans entrave les convoistises des
choses visibles grâce à la liberté de jouissance que nous
nous sommes ménagée, traitant impudemment les plus
simples, voire même les plus élevés. La vie religieuse est
pour nous fondement de despotisme, et non d'humilité et
de douceur.
Aussi, par ceux qui devraient nous honorer nous
sommes regardés comme une foule vulgaire, et, vivant
surtout dans les marchés, nous sommes la dérision des
hommes auxquels nous sommes mêlés, n'ayant rien de ce
qu'il faudrait pour exceller sur les autres. Voulant avoir de
la notoriété non par la vie, mais par l'habit, nous
repoussons les labeurs de la vertu et nous ambitionnons
follement leur gloire, n'exhibant qu'une ombre de la vérité
d'autrefois (8). Aujourd'hui, on prend cet habit vénérable
sans s'être lavé des souillures de l'âme et sans avoir effacé
en son esprit les marques laissées par les péchés
d'autrefois, mais en étant encore violemment excité par
leurs images; sans avoir rectifié ses moeurs selon la règle
dont on fait profession et en ignorant quel est le but de la
philosophie selon Dieu, on renouvelle la morgue des
pharisiens en s'enorgueillissant du seul fait de l'habit,
comme si on avait acquis la vertu, et on circule en portant
des armes dont on ne connaît pas le maniement. Par
l'habit visible, on affiche une gnose qu'on n'a même pas
goûtée du bout des lèvres; c'est un écueil au lieu d'un port,
un sépulcre blanchi (1) au lieu d'un temple, un loup au lieu
d'un agneau (2), pour la perte de ceux qui se laissent
prendre à l'apparence.
Les moines vagabonds et parasites
Incapables de supporter la vie régulière, de tels
hommes s'enfuient des monastères et ils se précipitent
dans les villes, sous l'impulsion des besoins de leur ventre,
portant comme un appât les dehors de la piété (3), pour
en tromper le plus grand nombre, et consentant à faire
tout ce à quoi les contraignent les nécessités du corps.
Rien n'est plus violent, en effet, qu'une nécessité naturelle
qui imagine un moyen habile de passer à travers les
obstacles, surtout quand il s'y mêle une paresse invétérée;
le prétexte se présente alors plus perfidement. Ainsi donc
ceux-là hantent les portes des riches, ne le cédant en rien
aux parasites. Sur les places, ils courent devant eux à la
façon des esclaves, chassant ceux qui s'approchent,
repoussant ceux qu'ils rencontrent, s'efforçant de frayer le
chemin à ceux qu'ils courtisent, et ils font cela pour la
table, ne sachant pas réfréner la jouissance des mets
savoureux et ne voulant pas porter à la ceinture le pieu
prescrit par Moïse pour enfouir les excréments (4). S'ils en
avaient fait usage, ils auraient su que le gosier est le terme
de toute jouissance alimentaire, et que tout ce qui se
trouve assouvir les désirs du corps dissimule les turpitudes
de la convoitise indécente.
(9) C'est pourquoi le nom de Dieu est blasphémé (5);
cette vie si désirable est devenue abominable, et le trésor
de ceux qui vivent vraiment vertueusement est regardé
comme une duperie. Les villes sont encombrées de ces
vagabonds, les habitants en sont importunés et sont saisis
de répugnance rien qu'à les voir s'attarder aux portes à
mendier avec impudence. Beaucoup de ces misérables,
introduits à l'intérieur, affectant si peu que ce soit la piété
et cachant sous un masque d'hypocrisie leur mauvaise
réputation, s'en vont finalement après avoir dévalisé leurs
hôtes. Aussi font-ils tout pour déconsidérer la vie
monastique, si bien que ceux qui étaient autrefois de
sages conseillers sont désormais expulsés des villes
comme un fléau. On les chasse comme des maudits, non
moins que des lépreux, et on se fierait plutôt à des
brigands et à des voleurs qu'à ceux qui mènent la vie
monastique, estimant qu'il est plus facile de se garder de
la malice évidente que des belles apparences trompeuses.
Ces moines-là n'ont pas plus commencé à servir Dieu
qu'ils n'ont appris le fruit qu'on retire de l'hésychia. Peutêtre sont-ils venus inconsidérément à la vie monastique,
par quelque nécessité, jugeant que c'était un bon moyen
de se procurer leur subsistance, et qu'ils auraient pu, je
pense, poursuivre de façon plus honorable s'ils n'allaient
mendier à toutes les portes et si l'habit monastique les
retenait de chercher des gains plus abondants. Voulant
part pour le corps, ils ne lui procurent pas seulement le
nécessaire, mais ce que la mollesse des efféminés a
inventé selon leurs convoitises illimitées. De tels malades
sont vraiment impossibles à guérir. (10). Comment, en
effet, faire comprendre le prix de la santé à des gens qui
n'en ont jamais joui, qui sont malades de consomption
depuis le berceau et qui pensent, par suite de
l'accoutumance, que la condition malheureuse de la
nature ne diffère pas de l'état normal, Toute parole pour
corriger est vaine quand les auditeurs, n'ayant
d'inclination que pour le mal, sont au contraire mal
disposés à l'endroit des conseils qui leur sont donnés, et
surtout quand l'espoir du profit nourrit la convoitise, la
passion ferme l'oreille à tout conseil, si bien que les
exhortations à la tempérance ne sauraient s'y introduire
dans un esprit tendu vers l'appât du gain, fût-il honteux.
Ne pas vivre en contradiction avec notre profession.
Mais nous, ô bien-aimés, qui, par amour de la vertu,
nous le pensons, avoir renoncé à la vie présente et rejeté
les convoitises de ce monde (1) pour faire profession de
suivre le Christ, pourquoi nous laissons-nous enlacer par
les distractions de la vie et reconstruisons-nous à tort ce
que nous avions si bien détruit? Pourquoi cédons-nous aux
mauvais conseils de ceux qui n'agissent pas comme il
convient, attisant les désirs des plus faibles par la
recherche des vanités et engageant les plus simples sur la
voie de la cupidité?
(11) Le Seigneur, en effet, nous a ordonné de soigner et
non de provoquer ceux qui chancellent, de viser d'abord le
profit du prochain avant ce qui nous plaît (2). Ainsi, en ne
suivant pas nos pulsions instinctives, nous éviterons de
scandaliser beaucoup des plus simples en étant pour eux
une occasion de convoiter les choses terrestres. Pourquoi
faisons-nous tant de ces choses qu'on nous a enseigné à
mépriser, en étant attachés aux richesses et aux propriétés
et en dispersant notre intelligence dans des
préoccupations multiples et inutiles? Le souci de tout cela
nous détourne des occupations plus nécessaires, nous fait
négliger les biens de l'âme et mène à un grand abîme ceux
qui sont fascinés par les choses brillantes de la vie et qui
voient le bonheur suprême dans la jouissance de la
richesse. Nous voyons ceux qui font profession de
philosophie se vanter d'être au-dessus des plaisirs et nous
sommes plus empressés qu'eux à les rechercher. Rien ne
conduit plus fatalement au châtiment que de se faire en
foule les imitateurs de leurs vices. Car la perte des
disciples vaut un surcroît de peine au maître et ceux-ci
n'ayant pas repoussé comme une chose honteuse cette
imitation, ce ne sera pas une condamnation minime
qu'encourra le maître pour avoir enseigné les vices.
Jugeant infâmant un tel enseignement, les sages s'en sont
abstenus.
Que personne ne s'offusque de ce que nous disons,
mais ou bien qu'on se corrige du mal qu'on a commis par
suite de la négligence d'un grand nombre, pour la honte
du nom qu'on porte, ou bien qu'on récuse le nom. Car si
on se présente comme philosophe, les richesses sont
superflues pour la pureté de l'âme, la philosophie faisant
profession d'être étrangère même au corps. Si, au
contraire, on s'empresse d'acquérir des biens et de jouir
des plaisirs de la vie, pourquoi célébrer en parole la
philosophie et adopter en fait une conduite opposée en
accomplissant des pratiques contraires à ce qu'on professe
et aux titres vénérables dont on se pare?
Ne pas se quereller pour les biens terrestres.
(12) Nous ne jugeons pas non plus honteux que des
gens qui sont considéré comme inférieurs et que nous
appelons mondains nous reprochent de violer les lois du
Sauveur, et qu'ils nous enseignent les commandements du
Seigneur que nous méprisons, alors que c'est nous qui
devrions les leur apprendre. Quand, en effet, nous nous
querellons, ils nous disent : " Un serviteur du Seigneur ne
doit pas se quereller, mais être affable envers tous (1)",
ou, quand nous nous disputons pour des richesses ou des
propriétés : " Si quelqu'un te prend ta tunique, est-il dit,
laisse-lui aussi ton manteau (2)". Que font-ils alors, sinon
se moquer de nous et railler la contradiction entre notre
conduite et notre profession? en effet, il n'est pas
nécessaire de nous quereller avec celui qui veut
s'approprier nos biens et de faire tout ce qu'exige le soin
de ceux-ci. Quelqu'un vient-il à déplacer la borne de ta
vigne pour agrandir la sienne? Un autre introduit-il son
troupeau dans ton champ, ou bien détourne-t-il l'eau qui
coule dans ton jardin? Faut-il alors entrer en fureur et
devenir pire que des insensés pour défendre tout cela en
détail et avoir toujours devant les tribunaux l'intelligence
qui devrait vaquer à la contemplation des êtres? Pourquoi
transformer la faculté contemplative en fourberie
judiciaire, pour un gain de choses qui n'ont pas d'utilité?
Pourquoi revendiquer comme nous appartenant des biesn
qui nous sont étrangers et nous charger ainsi de lourdes
chaînes? N'entendons-nous pas les imprécations du
prophète : " Malheur à qui s'approprie ce qui ne lui
appartient pas et qui rend son joug beaucoup plus lourd
(3)? En effet, si ceux qui nous poursuivent sont plus légers
que les aigles du ciel (4), et si nous, nous nous alourdissons
para les affaires du siècle, il est évident que, retardés dans
la course, nous serons facilement pris par les ennemis, ces
ennemis que Paul nous exhorte à fuir : " Fuyez la luxure et
l'avarice (5)..." Ceux qui courent pour remporter le prix
doivent être emportés par leur élan, sinon ils ne
l'obtiendront certainement pas, car les ennemis qui les
poursuivent ont des jambes bien plus rapides.
(13) C'est un grand obstacle pour ceux qui tendent à la
vertu que l'attachement aux choses du monde; cela
conduit souvent à la ruine et l'âme et le corps. En effet,
qu'est-ce qui a perdu Naboth l'Israélite? N'est-ce pas une
vigne convoitée qui a été cause de sa mort en poussant au
meurtre son voisin Achab (6)? Qu'est-ce qui a fait
demeurer deux tribus et demie en dehors des promesses,
sinon l'abondance du bétail (7) ? Qu'est-ce qui a éloigné
Lot d'Abraham? N'est-ce pas le grand nombre des
troupeaux qui a provoqué des discordes continuelles
parmi les bergers, jusqu'à les forcer finalement à se
séparer (8)? Les possessions excitent don même au
meurtre ceux qui ont des troupeaux, détournent leurs
possesseurs de la société des meilleurs, divisent les
familles et transforment les amis en ennemis. Elles n'ont
rien de commun avec la vie future, et elles ne sont pas
d'une grande utilité pour la vie dans le corps. Pourquoi
alors abandonner le service de Dieu pour nous livrer
entièrement à la vanité? N'est-ce pas nous qui ruinons
l'issue de notre vie?
Dieu donne le nécessaire
Dieu nous dispense le nécessaire. L'effort de l'homme
sans l'aide de Dieu manque nécessairement le but, tandis
que la Providence de Dieu, même sans l'action humaine,
procure les biens parfaits. Quel profit ont gagné ceux à qui
Dieu disait : " Vous avez semé en abondance, et le peu que
vous avez récolté, je vous l'arracherai des mains (1)? Au
contraire, à ceux qui vivent selon la vertu, qu'a-t-il manqué
de nécessaire alors qu'ils ne s'en souciaient pas? Durant
les quarante années passées dans le désert, les Israélites
ont subsisté sans cultiver la terre, ils n'ont pas manqué de
nourriture, car il leur vint de la mer une nourriture
merveilleuse sous formes de cailles, et, du ciel, une pluie
insolite et extraordianire apportant la manne (2). Un
rocher tout sec, une fois fendu, fournit la source
abondante (3). Des vêtements et des sandales inusables
leur sont fournis tout le temps (4). Par quel travail de la
terre Elie a-t-il été nourri au torrent? N'y eut-il pas des
corbeaux pour lui apporter sa nourriture (5)? Et à son
retour à Sarepta, une veuve indigente ne lui fournit-elle
pas du pain, qu'elle enlève de la bouche de ses propres
enfants (6) pour qu'il apparaisse que la vertu est bien audessus de la nature?
L'homme ne vit pas seulement de pain.
(14) Tout cela est étonnant et en même temps
admissible, car on peut vivre même sans manger si Dieu le
veut. Comment, en effet, Elie aurait-il pu marcher pendant
quarante jours avec la force reçue d'une seule réfection
(7)? Comment aussi Moïse a-t-il pu demeurer quatre-vingt
jours à converser avec Dieu sur la montagne sans prendre
aucune nourriture humaine? Car, étant descendu après
quarante jours et ayant briés les tables de la loi, de colère
à cause du veau d'or, il retourna encore quarante jours
dans la montagne et c'est seulement après avoir reçu de
nouvelles tables qu'il revint au peuple (8). Quel
raisonnement humain pourrait expliquer un tel miracle?
Comment la nature fragile du corps survivrait-elle si
longtemps épuisée sans rien recevoir pour entretenir
l'energie vitale? La parole divine résout la difficulté :"
L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute
parole qui sort de la bouche de Dieu (9)". Pourquoi, alors,
abaissons-nous la vie céleste jusqu'à terre en nous
embarrassant des soucis matériels? Pourquoi étreindre
des détritus, nous qui étions autrefois dans la pourpre,
comme le dit Jérémie dans ses Lamentations (10)? Quand,
en effet, nous nous délections dans les pensées belles et
ferventes, nous étions élevés dans la pourpre; mais quand,
délaissant cet état, nous nous sommes mêlés d'affaires
terrestres, nous étreignons des détritus.
Ne pas marcher toujours sur les mains ni à quatre pattes Pourquoi, perdant l'espérance en Dieu, nous
appuyons-nous sur la chair de notre bras, et attribuonsnous au travail de nos mains les dons de la Providence du
Maître? Ce que Job considérait comme son plus grand
péché, de porter sa main à sa bouche et de la baiser (1),
nous ne craignons pas de le faire. La plupart des gens ont
en effet l'habitude de baiser les mains de ceux dont ils
déclarent tenir leur subsistance, ceux que la Loi désigne
symboliquement, par allusion, quand elle dit : " Celui qui
marche sur les mains est impur, de même que celui qui a
plusieurs pieds, et celui qui marche à quatre pattes est
toujours impur (2)." Il marche sur les mains, celui qui
s'appuie sur ses mains, mettant tout son espoir en elles;
celui qui marche à quatre pattes est celui qui est fasciné
par les choses sensibles et qui entraîne sans cesse sa
raison à s'en occuper : celui qui a plusieurs pieds est celui
qui s'attache de toutes parts aux choses corporelles. C'est
pourquoi le sage auteur des Proverbes ne veut pas que le
parfait ait deux pieds, mais un seul et qu'il soit rarement
affecté par les choses corporelles : " Mets rarement, dit-il,
le pied chez ton ami, de peur que, fatigué de toi, il ne te
laisse (3)." Car si quelqu'un importune rarement le Christ
pour les besoins du corps, il sera aimé de lui. C'est , en
effet, à quoi doivent tendre les amis tels que les veut le
Sauveur quand il dit à ses disciples : " Vous êtes mes amis
(4)." Si, au contraire, on fait cela fréquemment, on devient
odieux.
(15) A qui donc s'en remettra-t-il et comment ne serat-il pas rejeté celui qui est constamment occupé de ces
besoins corporels et ne se lève jamais pour vivre
droitement? Il n'a pas de jambes au-dessus des pieds pour
s'élever au-dessus de la terre; En effet, de même que les
jambes ensemble portent d'abord toute la masse du corps,
et quand celui-ci se rapproche du sol, elles le font se
relever en l'air, ainsi la faculté de discernement des choses
de la nature, après s'être abaissée aux nécessités du corps,
renvoie ensuite vivement la pensée aux choses d'en-haut,
sans rien emporter des souillures terrestres.
Avoir les jambes droites est la condition de ceux qui ne
sont pas adonnés aux plaisirs et qui ne gisent pas
constamment à terre; c'est aussi le propre des saintes
Puissances, qui n'ont aucun besoin des choses corporelles
et qui n'ont aucun attrait pour elles. c'est ce que signifie, je
pense, la parole du grand Ezéchiel : " leurs jambes étaient
droites et leurs pieds avaient des ailes (5)." Cela indique la
droiture de la penséeet la promptitude de cette nature à
saisir les choses spirituelles. Il est convenable aux hommes
d'avoir des jambes qui se plient pour s'accommoder tantôt
aux nécessités corporelles, tantôt aux occupations qui
élèvent l'âme. Par la parenté de l'âme avec les Puissances
d'en-haut, nous devrions la plupart du temps vivre avec
elles dans les cieux, mais à cause de la constitution du
corps, nous devrions nous soucier de la terre seulement
autant que la nécessité l'exige; Se laisser aller
constamment à la recherche des plaisirs est tout à fait
impur et indigne de l'homme qui a reçu en partage la
science spirituelle. Il faut remarquer que ce n'est pas
simplement le fait de marcher à quatre pattes qui fait dire
qu'on est impur, mais le fait de marcher constamment
ainsi. Un temps a été accordé à celui qui vit dans un corps
pour condescendre au besoin du corps. En effet Jonathan,
quand il combattait contre Nahash l'Ammonite, remporta
la victoire sur lui en marchant à quatre pattes (1), mais il
se conforma alors à la seule exigence de la nature, car il
fallait que celui qui se battait contre le serpent qui rampe
sur la poitrine (tel est, en effet, le sens de Nahash) adopte
pour un moment la même façon d'avancer, en marchant à
quatre pattes, pour ensuite se redresser selon sa posture
habituelle et vaincre ainsi facilement son adversaire.
Se méfier des sens
(16) Que nous enseigne aussi l'histoire d'Ishbosheth (2),
sinon qu'il ne faut pas avoir trop de souci des choses
corporelles et qu'il ne faut pas compter sur nos sens pour
les garder? C'était un roi, il reposait dans sa chambre et
avait ordonné à sa femme d'en garder la porte. Mais les
gens de Rachan vinrent et la trouvèrent occupée à purifier
du blé et somnolente. Ils entrèrent secrètement , et
tuèrent Ishbosheth qu'isl avaient trouvé dormant. Tous
sont endormis, l'intelligence, l'âme, ( la réflexion) et les
sens quand ils sont pris par les choses corporelles. Car la
portière occupée à purifier du blé indique la pensée
appliquée avec soin aux choses corporelles et ne faisant
pas cela comme une oeuvre accessoire, mais en y mettant
tout son zèle; Car il est manifeste que ce n'est pas le sens
littéral de l'histoire dans l'Ecriture. Comment, en effet, un
roi aurait-il sa femme comme portière, alors qu'il lui
convient d'être gardé par de nombreux soldats et d'avoir
autour de lui tout l'apparat de sa dignité? Et comment en
serait-il réduit à faire purifier le blé par sa femme, mais
souvent des détails invraisemblables sont mêlés à l'histoire
pour la vérité des choses signifiées. L'intelligence est en
chacun de nous comme un roi, ayant la réflexion comme
portière des sens. Quand celle-ci est absorbée par les
choses corporelles ( purifier du blé est en effet une chose
corporelle), les ennemis passent facilement inaperçus et
tuent l'intelligence. Voilà pourquoi le grand Abraham ne se
fiait pas à une femme pour garder sa porte, car il savait
que les sens sont trompeurs : charmés par la vue des
choses sensibles, ils distraient l'intelligence et la
persuadent de partager leurs plaisirs, même si cela est
manifestement dangereux. Mais Abraham se tenait luimême près de la porte (3), laissant entrer les pensées
divines et fermant la porte aux soucis du monde.
Se contenter du strict nécessaire
A quoi nous sert, en effet, pour la vie cette peine que
nous prenons inutilement à tout cela? Tout labeur de
l'homme n'est-il pas dans sa bouche, comme dit
l'Ecclésiaste (1)? Nourriture et vêtement, selon l'Apôtre,
suffisent à l'existence de cette misérable chair (2).
Pourquoi donc travailler sans fin pour du vent, comme le
dit Salomon (3)? Le souci des choses terrestres empêche
l'âme de jouir des biens divins, si nous prenons soin de la
chair et lui accordons plus qu'il ne convient. D'une voisine,
nous nous faisons une ennemie et une adversaire, si bien
que le combat n'est plus égal, mais, par suite de notre
grande connivence, la chair lutte plus vigoureusement
contre lâme pour remporter les honneurs et les
couronnes. Quel est le besoin du corps que nous en
prenions prétexte pour étendre sans fin la convoitise
insatiable? Du pain et de l'eau en tout et pour tout. Or les
sources ne fournissent-elles pas l'eau en abondance? Et le
pain n'est-il pas facile à se procurer pour ceux qui ont des
mains? Nous pouvons ainsi subvenir au besoin du corps et
n'avoir que peu ou pas de distraction. mais le vêtement
n'exige-t-il pas beaucoup de souci? Non plus, si nous
considérons non pas la mollesse à la mode, mais
uniquement la nécessité. Car le premier homme portait-il
des vêtements tissé finement, de lin, de la pourpre ou de
la soie? Le Créateur ne lui avait-il pas commandé de se
vêtir de peaux et de se nourrir d'herbe (4)? En fixant ainsi
les limites des besoins du corps, il condamnait longtemps à
l'avance la conduite honteuse des hommes d'aujourd'hui.
Je ne dis pas qu'il ne nourrit pas toujours ceux qui vivent
bien, lui qui nourrit les oiseaux du ciel et revêt d'une telle
splendeur les lis des champs (5); mais il est impossible de
le persuader à ceux qui sont si loin d'une telle foi.
La vertu respectée et honorée
Qui, en effet, refuserait de donner à celui qui demande
le nécessaire et qui vit selon la vertu? (17) Si, en effet, des
barbares qui se sont emparés par force de Jérusalem, les
Babyloniens, ont respecté la vertu de Jérémie et lui ont
procuré largement toute la subsistance corporelle, non
seulement la nourriture mais aussi toute la vaisselle dans
laquelle on la sert habituellement, comment une vie
vertueuse ne serait-elle pas honorée par des compatriotes,
par des gens qui dès l'enfance ont purifié complètement
leur esprit de la mentalité barbare pour connaître le bien
et s'attacher à la vertu? Même si, par faiblesse de nature,
ils n'ont pu devenir des ascètes, ils honorent cependant la
vertu et admirent ses athlètes. Qui a inspiré à la Sunamite
de bâtir une cellule d'hôte pour Elisée, d'y mettre une
table, un siège, un lit et une lampe (6). N'est-ce pas la
vertu de cet homme? Qui a déterminé cette veuve, alors
que la famine sévissait sur toute la terre, à servir le
prophète avant de subvenir à ses propres besoins (7). Il est
certain, en effet, que, si elle n'avait été frappée
d'admiration par la sagesse d'Elie, elle ne se serait pas
privée elle-même et ses enfants du peu qui lui restait pour
vivre, choisissant, par dévouement pour son hôte, de subir
plus tôt cette mort qu'elle prévoyait pour bientôt.
(18) Ce qui a fait le courage de tels hommes et leur
persévérance dans les peines, c'est le mépris des choses
de la vie présente. Car ils pratiquaient la frugalité et en se
contentant de peu, ils sont arrivés, on peut le dire, à ne
manquer de rien, presque semblables aux Puissances
incorporelles. Tout en étant, selon le corps, obscurs et
ignorés, ils devinrent plus puissants que les grands de ce
monde, conversant en toute audace avec ceux qui portent
la couronne, plus librement que ceux-ci ne parlent à leurs
sujets. Quelles armes ou quelle puissance avait Elie our
oser dire à Achab : " Ce n'est pas moi qui trouble Israël,
mais toi et la maison de ton père (1)"? Comment Moïse at-il pu tenir tête à Pharaon sans rien avoir d'autre que la
vertu sur laquelle il s'appuyait (2)? Quand les armées des
deux rois d'Israël et de Juda s'assemblèrent pour le
combat, comment Elisée osa-t-il dire à Yoram : " Par la vie
du Seigneur des Puissances devant qui je me tiens
aujourd'hui, si je n'avais des égards pour Josaphat, je ne te
prêterais aucune attention, je ne te regarderais même pas
(3)"? Il ne craignait ni l'armée en mouvement, ni la colère
du roi qui devait nécessairement s'enflammer en ce temps
de guerre, alors que son esprit était troublé et anxieux. Un
roi terrestre a-t-il pu se montrer aussi puissant que la
vertu? Quelle pourpre a pu diviser un fleuve comme l'a fait
le manteau d'Elie (4)? Quelle couronne royale a opéré des
guérisons comme les mouchoirs des apôtres (5)? Un
prophète a réprimandé un roi transgresseur de la loi, qui
avait cependant avec lui toute son armée. exxaspéré par
les reproches, le roi étendit la main sur le prophète, mais il
ne put le saisir ni ramener à lui sa main desséchée (6).
C'était un combat entre la vertu et la puissance royale : la
victoire fut à la vertu. Le prophète ne combattait pas, c'est
la vertu qui mit l'ennemi en déroute. Le combattant
n'avait rien à faire, c'est la foi qui opérait. L'entourage du
roi assistait au combat, et la main du roi restait étendue
pour attester la victoire d ela vertu.
(19) Ces hommes ont réalisé de tels exploits parce qu'ils
avaient décidé de vivre pour l'âme seule, en oubliant les
besoins du corps. Le fait de ne rien posséder les rendait
supérieurs à tous les hommes. Ils avaient préféré délaisser
le corps et se libérer de la vie charnelle, plutôt que de
trahir la cause de la vertu et de flatter un riche pour un
profit corporel. Nous, au contraire, quand nous manquons
de quelque chose, nous sommes comme de petits chiens
qui remuent joyeusement la queue devant ceux qui leur
jettent seulement un os ou des miettes; nous nous
empressons auprès des riches, les appelant bienfaiteurs et
protecteurs des chrétiens et leur reconnaissant
absolument toutes les vertus, même s'ils sont les derniers
des scélérats, pour obtenir ce que nous voulons, au lieu
d'étudier comment les saints ont vécu avec la résolution,
assurément de les imiter. Le général syrien Naaman vint
un jour trouver Elisée avec beaucoup de présents. Que fit
alors le prophète? Alla-t-il à sa rencontre? Courut-il à lui?
Non, il envoya un serviteur pour savoir la raison de sa
venue, sans l'admettre en sa présence, afin qu'on ne
pense pas qu'il l'avait guéri en échange de ses présents (1).
Cela est raconté, non pas pour que nous nous montrions
arrogants, mais pour que nous ne flattions pas en vue d'un
profit corporel ceux qui sont attachés aux biens que nous
faisons profession de mépriser.
Abandonner à Dieu la subsistance du corps
Pourquoi donc cessons-nous de rechercher la sagesse
pour nous appliquer à l'agriculture et au commerce?
Qu'est-ce que nous apportons de grand à Dieu avec de
telles occupations? Est-ce pour manifester un commun
souci de l'agriculture? L'homme a soin de labourer la terre
et d'y jeter la semence, mais c'est Dieu qui envoie les
pluies successives sur les graines pour leur faire étendre
leurs racines dans la terre amollie, qui fait briller le soleil
pour réchauffer la terre et faire pousser les plantes et qui
envoie les vents appropriés aux phases de la croissance.
Quand les jeunes pousses lèvent, il répand dans la plaine
de douces brises pour que les graines ne soient pas
brûlées par les vents trop chauds. Puis par des vents forts,
il fait mûrir les sucs du grain; au moment de la moisson, il
donne la chaleur convenable et, lors du battage, les vents
nécessaires. Qu'un seul de ces éléments fasse défaut, le
labeur humain s'avère inutile, et notre effort est réduit à
néant s'il n'est confirmé par les dons de Dieu. Souvent il
n'a manqué aucun de ces éléments nécessaires, mais si la
pluie vient ensuite à contretemps et trop abondante, elle
gâte le grain qu'on est en train de battre ou ravage le
froment entassé. Il arrive aussi qu'il soit mangé par les vers
dans le grenier et que la nourriture nous soit ôtée de la
bouche, pour ainsi dire, quand la table est prête.
(20) A quoi nous sert donc alors notre effort, si Dieu
tient les rênes, portant et conduisant tout comme il veut?
Nous pouvons dire aussi que dans les maladies, le corps a
besoin de soulagement. Mais ne vaut-il pas beaucoup
mieux mourir que faire quelque chose de contraire à notre
profession? En tout cas, si Dieu veut que nous continuions
à vivre, ou bien il donnera à notre corps assez de force
pour supporter la douleur et nous récompensera de notre
courage, ou bien il trouvera un moyen de soulager le
malade car la source de la sagesse n'est jamais à court de
remède.
Le retour à la vie des anciens moines
Il est donc bien et beau de retourner à la béatitude
ancienne et à la conduite des anciens moines; cela est
facile, je pense, à tous ceux qui le veulent. Et même si
quelque chose de pénible se présente, cela ne sera pas
sans fruit; car c'est une grande consolation que la gloire de
ceux qui nous ont précédés et le profit que retireraient de
notre exemple ceux qui nous suivront. En effet, ce n'est
pas un petit profit pour les débutants que d'avoir l'idéal
d'une telle conduite et pour ceux qui l'ont abandonnée
d'être poussés à la reprendre. Fuyons les séjours dans les
villes et les villages afin que leurs habitants viennent à
nous; recherchons les lieux déserts afin d'y attirer ceux qui
maintenant nous fuient, si cela plaît vraiment à quelquesuns. L'Ecriture dit en effet de certains, avec éloge, qu'ils
ont quitté les villes pour habiter dans des rochers et qu'ils
sont devenus comme des colombes (2). Jean Baptiste
vivait dans le désert et tous les habitants des villes
venaient à lui (1). Des hommes vêtus de soie accouraient
pour voir une ceinture de peau; ceux qui avaient des
maisons dorées adoptaient la misère de la vie en pleine
air; plutôt que de dormir dans des lits ornés de joyaux, ils
préféraient dormir sur le sable; et ils enduraient tout cela,
bien que ce fût contraire à leurs habitudes. Leur désir de
contempler la vertu de l'homme de Dieu était tel qu'ils
étaient indifférents aux choses pénibles et leur admiration
supprimait la peine d'une vie inconfortable.
(21) La vertu est tellement plus honorable que la
richesse, et la vie solitaire tellement plus glorieuse que la
possession de grands biens! Combien furent riches en leur
temps et fiers de leur grandeur, qui sont tombés dans le
silence et l'oubli, tandis que le prestige de l'homme obscur
es célébré jusqu'à nos jours et le souvenir de l'habitant du
désert cultivé par tous. C'est le propre de la vertu d'être
célébrée et de répandre la renommée de sa valeur.
Répudions la nourriture des bêtes pour recevoir une
constitution de berger. Abandonnons un commerce
sordide pour acquérir la perte de grand prix (2). Quittons
une terre qui produit des épines et des chardons (3) pour
devenir travailleurs et gardiens du Paradis (4). Rejetons
tout et embrassons la vie solitaire, afin de réduire au
silence ceux qui maintenant nous reprochen nos
possessions; Le meilleur moyen de confondre nos
détracteurs est de nous corriger sagement, car la
conversion de ceux qui étaient blâmés devient la
confusion de ceux qui les blâmaient.
II
QUALITéS ET DEVOIRS DU MAÏTRE SPIRITUEL
Témérité du débutant qui prétend diriger autrui
C'est une chose honteuse, je pense, oui, vraiment
honteuse que la raison pour laquelle nous sommes la risée
de tous. Quelqu'un vient d'entrer dans la vie monastique
et d'apprendre seulement les pratiques ascétiques,
comment on prie et quel est le régime alimentaire.
Aussitôt il se met à enseigner ce qu'il n'a pas encore appris
et à s'attirer une file de disciples, alors qu'il a lui-même
besoin d'être enseigné, et d'autant plus qu'il juge que la
chose est aisée, car il ignore que le soin des âmes est la
chose la plus difficile. Il aurait besoin d'abord d'être purifié
de toutes les souillures passées, et ensuite de recevoir
avec grande application les empreintes de la vertu. Mais
celui qui n'imagine rien en dehors de l'ascèse corporelle,
comment pourrait-il rendre meilleurs ceux qui sont
esclaves de mauvaises habitudes? Comment pourrait-il
aider ceux qui sont attaqués par les passions, lui qui ne sait
absolument rien du combat spirituel, et guérir les
blessures reçues dans le combat, lui qui gît blessé luimême et prisonnier de ses liens?
(22) Tout art exige du temps et un long apprentissage.
C'est seulement pour l'art des arts que l'on s'y met sans se
soucier de l'apprentissage. A l'agriculture, nul ne se
risquera sans expérience, ni, sans imitation, à l'exercice de
la médecine. Non seulement on ne ferait aucun bien aux
malades, mais on aggraverait encore leur maladie; on
rendrait improductif et inculte le meilleur terrain. Seule la
piété, comme si elle était plus facile que tout, on s'y risque
sans apprentisssage; et cette chose si dure est jugée aisée
par la plupart. Ce à quoi Paul disait n'être pas encore
parvenu (1), ceux-là affirment en savoir tout; alors qu'ils
ne savent même pas qu'ils ne savent rien. C'est pourquoi
la vie monastique est devenue une dérision; on se moque
de toutes parts de ceux qui en font profession. Qui, en
effet, ne se gausserait à voir quelqu'un, hier encore
porteur d'eau dans une gargotte, se pavaner aujourd'hui
comme maître de vertu dans un cercle de disciples? Ou
encore tel politicien, à peine retiré le matin de ses
malversations, plastronner le soir avec une foule d'élèves
dans tous les coins de l'agora? S'ils se rendaient bien
compte quel grand labeur cela représente d'acheminer
quelques personnes à la piété, ils connaîtraient aussi le
péril qui s'y rencontre; ils auraient soin de écuser une
entreprise qui les dépasse manifestement. Seulement,
dans leur ignorance, ils tiennent à honneur d'avoir des
gens qui leur sont soumis et ils font aisément la culbute
dans ce gouffre-là. Sauter dans cette foyrnaise leur semble
un jeu d'enfants. Ils provoquent le rire de ceux qui savent
la vie qu'ils menaient hier encore et l'indignation de Dieu
pour une telle témérité.
(23) Si rien n'a pu détourner d'Héli la colère de Dieu, si
sa vieillesse vénérable, ni son ancienne familiarité avec
Dieu, ni l'honneur de son sacerdoce, dès lors qu'il
négligeait de corriger ses enfants (2), comment donc
échapperaient maintenant à ce courroux ceux qui n'ont
même pas devant Dieu le mérite de bonnes actions
passées et qui, sans connaître ni la nature du péché ni le
procédé de la correction, s'engagent dans cette
redoutable entreprise sans expérience, par amour de la
gloire? C'est pourquoi, semble-t-il, le Seigneur accusait les
pharisiens en leur disant : " Malheur à vous, scribes et
pharisiens hypocrites, vous parcourez terre et mer pour
faire un :prosélyte, et quand vous l'avez trouvé, vous le
rendez fils de la géhenne, deux fois pire que vous-mêmes
(3)." En réalité, par ces reproches adressés aux ^harisiens,
le Seigneur avertissait ceux qui tomberaient plus tard dans
les mêmes fautes, afin que, attentifs à ces malédictions, ils
se gardent d'unn d ésir déplacé de gloire humaine par
crainte d'un malheur plus terrible. Ils devraient être
confondus aussi par l'exemple de Job et prendre soin de
leurs subordonnés, ou récuser une telle responsabilité s'ils
ne savent pas l'imiter ou s'ils ne veulent pas apporter la
même sollicitude à prendre les mesures nécessaires.
Voulant que ses fils soient purifiés de leurs souillures, Job
offrait chaque jour des sacrifices pour eux, disant : " Peutêtre mes fils ont-ils péché contre Dieu dans leur coeur (4)".
Et voilà des gens qui, sans même avoir le discernement des
péchés manifestes, parce que la poussière soulevée par la
lutte des passions offusque leur raison, se précipitent à la
direction d'autrui et prennent sur eux de guérir les autres,
alors qu'ils n'ont pas encore guéri leurs propres passions
et ne sauraient donc mener personne à une victoire qu'ils
n'ont pas encore remportée eux-mêmes.
(24) Il faut, en effet, d'abord combattre les passions et,
avec beaucoup d'attention, confier à la mémoire les
détails de la lutte, pour pouvoir ensuite les exposer aux
autres et leur rendre la victoire plus aisée en leur décrivant
ainsi d'avance la technique du combat; Il en est qui se sont
rendus maîtres de leurs passions par de grandes
austérités, mais, comme cela arrive dans les combats
nocturnes, ils ne se rendent pas compte de la manière
dont ils ont triomphé, sans suivre les mots d'ordreet sans
reconnaître exactement les pièges des ennemis; C'est ce
qui est signifié symboliquement par la conduite de Josué,
fils de Noun. Pendant que l'armée franchissait de nuit le
Jourdain, il commanda à ses hommes de prendre des
pierres dans le fleuve, d'en faire une stèle sur la rive, de
l'enduire de chaux et d'y inscrire comment ils avaient
franchi le Jourdain (1). Il indiquait ainsi qu'il faut amner au
grand jour les racines profondes de la conduite
passionnée, en dresser clairement une stèle et n'enpas
refuser la connaissance aux autres, afin que, non
seulement celui qui passera par là sache la manière de
passer le fleuve, mais que, faisant la même chose, chacun
rende le passage plus facile à autrui et que l'expérience
personnelle devienne une leçon pour les autres. Mais tout
cela, les mauvais guides dont nous parlons ne le voient pas
et refusent d'entendre autrui leur en parler; ne tenant
compte que de la seule confiance qu'ils ont en euxmêmes, ils imposent aux frères des corvées d'esclaves,
comme s'ils les avaient achetés au marché, et ils mettent
leur gloire à avoir un plus grand nombre de subordonnés.
C'est une concurrence : aucun ne veut traîner après soi un
moindre cortège de valets que les autres; en quoi ils se
montrent plus maquignons que professeurs.
L'enseignement se fait surtout par les oeuvres
(25) Ils pensent, en effet, qu'il est facile de commander
en paroles, même si les choses commandées sont
pesantes, mais ils ne souffrent pas d'enseigner par les
oeuvres. Dès lors, il est clair pour tous qu'ils ont assumés
le supériorat dans le dessein, non d'être utiles à ceux qui
viennent à eux, mais de promouvoir leur propre plaisir.
S'ils voulaient, ils apprendraient de l'exemple d'Abimélech
et de Gédéon que ce ne sont pas les paroles, mais les actes
qui incitent les gens à imiter ceux qui les dirigent. Le
premier confectionna un fagot qu'il mit sur ses épaules en
disant : " Ce que vous me voyez faire, faites-le vous aussi
(2)." Le second aussi, se mettant à l'oeuvre commune et se
proposant en exemple, dit à ses hommes : " Regardez-moi
et faites de même (3)." L'Apôtre disait également : " Mes
propres mains ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes
compagnons (4)", et le Seigneur lui-même a agi avant
d'enseigner. Tous ces exemples ne nous persuadent-ils pas
qu'il faut se fier davantage à l'enseignement par les actes
qu'à l'enseignement en paroles? Mais les mauvais maîtres
dont nous parlons sont aveugles à de tels exemples et
donnent des ordres avec arrogance. Quand ils s'imaginent
savoir quelque chose parce qu'ils en ont entendu parler, ils
sont comme les bergers inexpérimentés réprouvés par le
prophète, ils portent l'épée sur le bras : " Portant l'épée
sur le bras, leur oeil droit est aveugle (5)." Car, dans leur
folie, ils ont négligé l'action droite et ils ont éteint en eux
la lumière de la contemplation. Cela arrive à ceux qui
enseignent durement et de façon inhumaine, quand ils
sont toujours prêvts à punir; les éléments de la droite
contemplation s'éteignent aussitôt et leurs actions, privées
de cette lumière, s'épuisent, car ils ne peuvent rien faire ni
rien voir, ceux qui portent l'épée, non sur la cuisse, mais
sur le bras. Porter l'épée sur la cuisse, c'est user d ela
parole divine contre ses propres passions; la porter sur le
bras, c'est être toujours disposé à reprendre les péchés
d'autrui.
La pratique doit procéder de la contemplation
(26) C'est ainsi que Nahash l'Ammonite, dont le nom
signifie "serpent", menaçait Israël, doué de vision, de lui
enlever complètement l'oeil droit (1) pour qu'aucune
pensée droite ne le conduise à une action droite. Il savait
que le grand progrès est d'aller de la contemplation à la
pratique. Car la pratique est irréprochable quand elle
procède d'une claire connaissance préalable. L'expérience
montre à l'évidence que la conduite des autres ne devrait
être assumée que par des hommes serviables et qui ne
recherchent aucun profit personnel. Car celui qui a goûté
de la solitude et commencé à vaquer à la contemplation ne
choisit pas d'assujettir son esprit à des soucis corporels, de
le détacher de la gnose et de le faire descendre dans des
affaires terrestres depuis les hauteurs où il se tient la
plupart du temps. Cela apparaît avec plus d'évidence
encore dans la parabole bien connue que Jonathan
proposait aux habitants de Sichem : Les arbres de la forêt
s'en allèrent oindre quelqu'un qui serait leur roi, et ils
dirent à la vigne : Viens donc régner sur nous; Mais la
vigne répondit : Vais-je renoncer à mon fruit excellent qui
est cher à Dieu et aux hommes, pour aller commander à
des arbres? De même le figuier refusa à cause de sa
douceur, et l'olivier à cause de son huile. Un buisson
d'épines sans fruits accepta la souveraineté, sans avoir
aucune de leurs propriétés (2). La parabole dit que
c'étaient des arbres non d'un jardin cultivé, mais d'une
forêt sauvage qui demandaient un roi. La vigne, le figuier
et l'olivier refusèrent de commander aux arbres de la
forêt, préférant leurs propres fruits à la dignité du
commandement. De même, ceux qui voient en euxmêmes le fruit de la vertu et qui ont conscience du profit
qu'ils en retirent, même s'ils sont pressés par beaucoup,
refusent le commandement, car ils préfèrent leur propre
profit à l'honneur qu'ils recevraient d'un grand nombre.
Le maître inexpérimenté se perd lui-même et perd ses
disciples
(27) La malédiction prononcée par le buisson contre les
arbres, dans la parabole, atteint aussi les hommes qui
agissent de la même façon : " Ou bien le feu sortira du
buisson et dévorera les arbres de la forêt, ou bien le feu
sortira des arbres et dévorera le buisson." Car, quand des
pactes inutiles sont conclus, il s'ensuit nécessairement du
péril et pour ceux qui se sont assujettis à un maître
inexpérimenté et pour ceux qui ont assumé la direction de
disciples étourdis. En effet, l'inexpérience du maître cause
la perte des disciples et l'insouciance des disciples met en
péril le maître, surtout quand, par suite de l'incapacité de
celui-ci, les disciples deviennent paresseux. C'est le devoir
du maître de ne rien ignorer de ce qui se rapporte à la
formation de ses disciples, et ceux-ci, de leur côté, ne
doivent pas négliger des instructions du maître. Il est
également grave et dangereux que les disciples
désobéissent et que le maître montre de la connivence
pour leurs fautes. Qu'on ne s'imagine pas que la direction
d'autrui soit affaire de repos et d ejouissance, car c'est de
toutes les fonctions la plus pénible que de gouverner les
âmes; Ceux qui ont à diriger des animaux et des bestiaux
les ont complètement en leur pouvoir, et c'est pourquoi ils
n'ont pas souvent de mal à les faire marcher droit. Mais
gouverner des hommes est plus difficile, à cause de la
diversité des caractères et de la dextérité de la raison. Il
faut donc que ceux qui assument cette charge soeint
préparés comme pour un dur combat, afin qu'ils
supportent avec beaucoup de patience les défauts de tous
et qu'ils leur enseignent sans se lasser ce qu'ils ignorent.
Le maître ne doit rien ignorer des ruses de l'Ennemi
(28) C'est la raison pour laquelle, dans le temple, le
bassin de lavage reposait sur des boeufs (1), et pour
laquelle aussi le chandelier était solide et fait entièrement
au tour (2). Cela signifie que le chandelier, c'est-à-dire
celui qui est destiné à éclairer les autres, doit être solide
en toutes ses parties, sans avoir rien de fragile ni d'inutile;
en lui doit être éliminé, comme par le polissage au tour,
tout ce qui est superflu et ne peut être un bon exemple de
vertu aux yeux des autres. Quant aux boeufs sur lesquels
repose le bassin, cela indique que celui qui assume le
travail de diriger autrui ne doit rien récuser de ce qui
survient, mais porter les charges et les souillures des
inférieurs autant qu'il peut le faire sans danger. En effet,
s'il a nécessairement à purifier les actions de ceux qui
viennent à lui, il doit fatalement être lui-même en contact
avec la souillure, exactement comme le bassin dans lequel
on se lave les mains reçoit la saleté de celles-ci. Celui qui
traite des passions et nettoie les autres de leurs souillures,
en est inévitablement affecté, car le souvenir en reste
dans la pensée. Même si les traits des choses honteuses
n'y sont pas gravés en couleurs vives, cependant l'esprit en
est terni à la surface par les impressions impures que
laissent les paroles échangées. Il faut donc que le maître
spirituel n'ignore rien des desseins de l'Ennemi, afin de
découvrir à ses dirigés les ruses secrètes et de les
prémunir contre les pièges de l'Adversaire. Ils pourront
ainsi remporter sans peine la victoire et gagner les
couronnes du combat. Un tel directeur est rare et ne se
trouve pas facilement.
( 29) Le grand saint Paul en témoigne quand il dit : "
Nous n'ignorons pas ses desseins (3)"; mais l'admirable Job
se demandait avec perplexité : " Qui révélera l'apparence
de son vêtemnt, Qui entrera dans les replis de sa cuirasse,
Qui ouvrira les portes de son visage (4)?" Il voulait dire
qu'il n'a pas de face visible, car il dissimule sa malice sous
de nombreux déguisements, attirant par des apparences
trompeuses et machinant insidieusement la ruine en
secret. Pour ne pas se compter au nombre de ceux qui
ignorent ses manoeuvres, Job révèle ses caractères,
connaissant clairement toute sa monstruosité : " Ses yeux,
dit-il, sont comme l'étoile du matin, mais ses entreailles
sont des serpents d'airain (1)." Il dit cela pour montrer sa
méchanceté, car Satan attire à lui ceux qui le voient en
prenant le bel aspect de l'étoile du matin, et quand ils
approchent, il leur donne la mort par les serpents qu'il
porte en lui. Un proverbe dénonce le péril : " Celui qui fend
du bois est en danger si le fer de la hache se détache (2)."
En effet, celui qui distingue les choses et qui sépare celles
qui passent pour identiques, en montrant la différence
essentielle entre celles qui sont vraiment bonnes et celles
quiparaissent telles, doit prendre toutes les précautions
dans son langage pour ne pas scandaliser ses auditeurs.
(30) C'est ainsi qu'un des disciples d'Elisée coupait du
bois sur la rive du Jourdain, quand le fer de sa hache se
détacha e tomba dans la rivière; Se rendant compte de
l'accident, il cria à son maître : " Hélas, maître!" (3). La
même chose arrive à ceux qui se mettent à enseigner à
partir de ce qu'ils ont mal compris, et qui ne peuvent
aboutir car ils ne parlent pas d'expérience; S'ils se heurtent
à mi-chemin à quelque chose qui ésiste à leur dessein,
alors ils avouent leur ignorance, se trouvant troublés parce
qu'ils usent d'un langage emprunté à autrui. C'est
pourquoi le grandd Elisée, plongeant dans l'eau le manche
de la hache, fit remonter le fer perdu par son disciple (4),
c'est-à-dire qu'il découvrit au jour une pensée que celui-ci
croyait cachée et la fit voir à ceux qui étaient là. Ici le
Jourdain signifie la parole de repentance, car c'est dans le
Jourdain que Jean accomplissait le baptême de
repentance. Celui qui ne parle pas exactement comme il
faut de la repentance et induit ses auditeurs à le mépriser
en dévoilant sa naïveté cachée, laisse tomber le fer dans le
Jourdain. Il est bien visible que c'est le bois qui fait
remonter le fer du fond de l'eau. En effet, avant la croix, la
parole de repentance était cachée, et c'est pourquoi celui
qui voulait en parler témérairement était blâmé; mais
après la croix, elle est devenue visible à tous, manifestée
en son temps par le bois.
La direction d'autrui est réservée à ceux qui ont triomphé
des passions
(31° Je ne dis pas cela pour détourner de la direction
d'autrui, ni pour empêcher de guider les jeunes dans les
voies de la piété, mais pour exhorter à acquérir d'abord
une habitude de la vertu proportionnée à la grandeur de la
tâche. Qu'on ne se lance pas à la légère, en supputant les
agréments qu'elle procure : prévenances des disciples et
louanges de ceux du dehors, sans tenir compte du danger
qu'elle entraîne. Avant que la paix ne soit fermement
établie, ne transformons pas les armes de guerre en outils
agricoles. En effet, c'est seulement après la soumission de
toutes les passions, après la cessation de tous les assauts,
d'où qu'ils viennent, quand on ne risque plus d'avoir à se
servir d'armes pour se défendre, c'est alors seulement qu'il
est bon de s'adonner làl la culture d'autrui. Mais tant que
dure la tyrannie des passions, tant que subsiste la lutte
contre les désirs de la chair, bien loin de déposer les
armes, il faut les tenir en mains sans cesse, afin que les
ennemis ne prennent pas occasion de notre relâche pour
s'emparer de nous sans combat.
Pour encourager ceux qui combattent bien pour la
vertu et qui pensent, dans leur profonde humilité, ne pas
avoir encore remporté la victoire, l'Ecriture dit : " De vos
épées, forgez des socs de charrues et de vos lances, faites
des faux (1)", les avertissant ainsi de ne plus s'en prendre
désormais à des ennemis vaincus mais, pour l'utilité d'un
grand nombre, de soustraire les forces de l'âme à l'activité
guerrière pour les appliquer à la culture de tous ceux chez
qui pullulent encore les oeuvres du mal; A ceux qui, avant
d'arriver à cet état, s'engagent soit par inexpérience, soit
par témérité dans une entreprise au-dessus de leurs
forces, l'Ecriture conseille le contraire : " De vos socs,
forgez des épées, de vos faux, faites des lances (2)."
Ne pas cultiver le sol avant la cessation des combats
(32) Car à quoi sert l'agriculture quand la guerre sévit
dans le pays et que la récolte est pour les ennemis plus
que pour ceux qui ont peiné? C'est la raison pour laquelle
les Israélites, tant qu'ils avaient à combattre dverses
nations dans le désert, n'avaient pas reçu l'ordre de
cultiver le sol, pour ne pas être gênés dans les activités
guerrières; Mais après la défaite des ennemis, il leur fut dit
de s'y livrer : " Quand vous serez entrés dans la terre de la
promesse, plantez-y toute espèce d eplante qui porte du
fruit (3)", sous-entendu vraisemblablement : avant d'y être
entrés, ne plantez rien; En effet, avant la perfection, les
plantations ne sont pas assurées, surtout quand ceux qui
veulent planter mènent encore une vie errante. Dans la vie
spirituelle comme en toute activité, il y a un ordre et un
enchaînement à observer, des débuts il faut s'acheminer
plus avant. Car ceux qui (dans un repas) dédaignent les
entrées, attirés qu'ils sont par les desserts, doivent se
laisser convaincre qu'il faut nécessairement suivre l'ordre;
de même que Jacob, séduit par la beauté de Rachel,
méprisait Léa qui avait un défaut aux yeux, eet cependant
ne chercha pas à éviter la peine pour la possession d'une
telle beauté car il accomplit sept années de plus de service
(4). Celui qui veut avancer comme il faut dans la vie
spirituelle ne doit donc pas commencer par la fin, mais
progresser du début jusqu'à la perfection.
Ne pas courir après le titre de maître
(33) C'est à quoi il doit s'appliquer lui-même et mener
ainsi de façon irréprochable ses subordonnés au sommet d
ela vertu. Mais la plupart ne supportent rien de pénible et
n'accomplissent aucune oeuvre, petite ou grande, de iété;
ils courent cependant après le titre de maître, faisant
preuve d'une terrible folie sans soupçonner seulement le
péril. Non seulement ils ne refusent pas quand certains les
pussent à cette activité, mais ils circulent même dans les
rues pour recruter malgré eux ceux qu'ils rencontrent,
promettant tous les avnatges merveilleux, comme des
trafiquants proposent des marchés de nourriture et de
vêtements. Nécessairement, des gens ainsi épris de
direction veulent paraître en public avec tout un cortège
de disciples, soutenus par leurs mains, et s'assurer tout le
décorum des maîtres, comme s'ils jouaient un rôle sur la
scène. Afin de ne pas perdre les services de leurs disciples,
ils se montrent la plupart du temps complaisants pour
leurs plaisirs et leurs convoitises, à l'instar d'un conducteur
de char qui lâche les rênes et qui laisse aller les chevaux où
ils veulent, si bien qu'ils sont entraînés dans le précipice ou
vont heurter tous les obstacles, car il n'y a personne pour
les arrêter ou pour retenir leurs impulsions désordonnées.
(34) Que de tels guides entendent comment le
bienheureux Ezéchiel condamne ceux qui fournissent des
aliments aux plaisirs d'autrui et qui, en s'accommodant
aux volontés de chacun, accumulent sur eux-mêmes les
malédictions : " Malheur, dit-il, aux femmes qui cousent
des bandelettes pour tous les poignets et qui
confectionnent des voiles pour les gens de toute taille, afin
de perdre les âmes pour une poignée d'orge ou un
morceau de pain (1)." Ceux dont nous parlons agissent d
emême quand ils subviennent à leurs propres besoins
corporels avec les contributions de leurs disciples et se
déshonorent ceux qui doivent prier et prophétiser la tête
nue (2), ils rendent ainsi efféminée la condition d'hommes
et perdent des âmes immortelles. Ils auraient dû plutôt
obéir au Christ, le vrai Maître, et refuser de toutes leurs
forces la direction des autres; Car il disait à ses disciples : "
Ne vous faites pas appeler Rabbi (3)." Et il a exhorté aussi
Pierre, Jean et tout le groupe des disciples à fuir une telle
oeuvre et à se considérer comme indignes d'un tel
honneur. Qui donc peut s'imaginer être supérieur à ces
hommes, pour s'adjuger une dignité qui leur a été
interdite? A moins que peut-être on ne prétende qu'en
disant de ne pas se faire appeler Rabbi, le Christ a interdit
le titre mais non la fonction?
Ne pas facilement accepter des disciples
(35) Mais si, malgré soi, on est obligé d'accepter un ou
deux disciples, et même d'en diriger plusieurs, qu'on
s'examine d'abord avec soin pour voir s'il ne faut pas
montrer ce qui est à faire plus en actes qu'en paroles,
proposant aux disciples sa propre vie en modèle de vertu
afin qu'en le copiant, ils n'altèrent pas la beauté de la
vertu par la difformité du péché. Qu'on sache ensuite
qu'on ne doit pas moins lutter pour ceux qu'on dirige que
pour soi-même, car on devra rendre compte pour eux
comme pour soi, dès lors qu'on a pris en charge leur salut.
En effet, les saints ont eu soin de ne pas laisser derrière
eux les disciples qui étaeint moins avancés dans la vertu et
de les faire passer à un état meilleur. C'est ainsi que
l'Apôtre Paul a fait d'Onésime, l'esclave fugitif, un martyr
(4); Elie a changé Elisée, le laboureur, en prophète (5);
Moïse a doté des meilleurs charismes Josué, bien qu'il fût
le plus jeune de tous (6); Héli a rendu Samuel plus grand
que lui-même (7). En chacun de ces cas, le zèle du disiple a
contribué au résultat, mais la cause essentielle dr son
progrès est dans le fait qu'il a trouvé un maître capable de
faire jaillir l'étincelle a travers la fumée et d'enflammer ce
zèle pour un plus grand progrès. De tels maîtres sont
devenus ainsi la bouche de Dieu qui communique aux
hommes ses vouloirs, car ils ont entendu la parole : " Si
vous dégagez ce qui est précieux de ce qui est vil, vous
serez comme ma bouche (1)."
Responsabilité du maître
(36) DIeu a montré aussi à Ezéchiel la disposition que
doit avoir le maître et ce qu'il doit faire de ses disciples : "
Fils d'homme, lui dit-il, prends une brique, mets-la devant
toi et fais dessus lee dessin d'une ville, Jérusalem (2)." Cela
signifie que le maître doit faire de son disciple un temple
saint à partir de la boue; Il est dit justement : " Mets-la
devant toi", car le disciple progressera d'atant plus vite
qu'il sera toujours sous le regard du maître; En effet,
l'influence continuelle des bons exemples imprime sa
marque dans les âmes qui ne sont pas complètement
endurcies et insensibles. Si Giézi et Judas sont tombés, le
premier dans le vol, le deuxième dans la trahison, c'est
qu'ils s'étaient soustraits à la vue de leur maître. S'ils
étaient demeurés auprès de leur conseiller, aucun des
deux n'aurait failli.
La suite du texte montre que la négligence des
disciples met aussi en danger le maître : " Et meets une
plaque de fer entre toi et la ville, ce sera une muraille
entre la ville et toi (3)." Car, si le maître ne veut pas avoir
part au châtiment du disciple négligent dont il a fait une
ville à partir de la boue, il doit annoncer d'avance au
disciple le châtiment réservé à celui qui retournerait à son
état ancien et cet avertissement servira alors de mur
séparant l'innocent du coupable. C'est ce que Dieu veut
signifier quand il dit à Ezéchiel : " Fils d'homme, je t'ai
établi guetteur pour la maison d'Israël; si tu vois venir
l'épée et que tu ne les avertis pas, je te demanderai
compte de celui qui sera mis à mort (4)."
Prendre garde au retour des passions
(37) Moïse s'était fait aussi un tel mur quand il disait aux
Israélites : " Garde-toi bien de chercher à les poursuivre
après qu'elles auront disparu devant toi (5)." Cela arrive
quand on surveille sa réflexion avec moins de soin après
qu'on a retranché les passions. les figures des imaginations
anciennes commencent à ressortir comme de jeunes
pousses et si on les laisse constamment envahir la faculté
maîtresse au lieu d eleur interdire l'entrée, les passions s'y
installent de nouveau et il faut se remettre à les combattre
en dépit de la victoire antérieure. Il y a, en effet, des
passions qui ont été domptées et habituées à se nourrir
d'herbe comme des boeufs, mais si on les néglige, elles
redeviennent sauvages et reprennent leur férocité; Afin
quue cela n'arrive pas, l'Ecriture dit : " Ne cherche pas à les
poursuivre après qu'elles auront disparu devant toi", de
peur que, dans cette poursuite, l'âme ne reprenne plaisir à
ces imaginations et ne retourne au mois d'autrefois. C'est
ainsi que le bienheureux Jacob cachait à Sichem les dieux
étrangers, sachant que les choses qui ont été regardées et
assidûment méditées nuisent davantage à la pensée
quand les images honteuses s'y sont gravées tout à fait
claires et distinctes. Car celui qui prend la peine de cacher
ce qui excite les passions les détruit, non pour peu de
temps seulement mais "jusqu'à ce jour" (1), c'est-à-dire
toujours, puisque l'aujourd'hui s'étend à tout le temps qui
s'écoule. D'autre part, Sichem signifie " coup d'épaule"
("combat"), ce qui désigne la peine qu'on prend contre les
passions; C'est pourquoi Jacob a donné à Joseph Sichem (
comme propriété de choix), c'est-à-dire une ardeur
spéciale à déployer contre les passions.
(38) jacob lui-même dit qu'il a prisSichem par l'épée et
l'arc (2), signifiant par là qu'on maîtrise les passions par la
lutte et la peine, en les enfouissant dans la terre de
Sichem. Il semble qu'il y ait d'une certaine manière
contradiction entre cacher les dieux à Sichem et placer une
idole dans un lieu secret : en effet, la première chose est
louable, tandis que la seconde est réprouvée par l'Ecriture
: " Maudit soit celui qui place une idole dans un lieu secret
(3)." Car ce n'est pas la même chose d'enfouir
complètement un objet dans la terre et de le mettre en un
lieu secret. L'objet caché dans la terre et qui n'est plus du
tout visible disparaît complètement de la mémoire avec le
temps, tandis que l'objet qui est mis en un lieu secret
échappe bien à la vue des autres, mais il est vu sans cesse
par celui qui l'a déposé à cet endroit et qui en garde
secrètement le souvenir tout frais dans la mémoire; Car
toute pensée honteuse qui a pris forme dans l'esprit est
une idole cachée; Il est honteux d'exposer aux autres de
telles pensées, mais il est aussi dangereux de les reléguer
dans un lieu secret, et il est encore plus dangereux de
poursuivre et de rechercher les figures déjà effacées, car la
réflexion se penche facilement de nouveau vers la passion
qui avait été expulsée et plonge à fond dans l'illusion des
plaisirs. La vertu est, en effet, une disposition délicate et
si on fait preuve de négligence, la balance penche
facilement dans le sens opposé.
Surveiller la tête du serpent
(39) C'est ce que l'Ecriture semble signifier de façon
symbolique quand elle dit : " La terre où vous entrez est
une terre instable, sujette aux mouvements des peuples
(4)." Car celui qui entre en possession d ela vertu est en
même temps poussé vers son contraire, car c'est une
terre instable. Il ne faut donc pas laisser entrer tant soit
peu dans la réflexion les images qui peuvent nuire. Il ne
faut pas non plus la laisser descendre en Egypte, car de là
elle serait entraînée chez les Assyriens (5). En effet, quand
la réflexion descend dans les ténèbres des pensées
impures - c'est ce qui est signifié par l'Egypte - elle est
entraînée de force, malgré elle, par les passions pour
accomplir leurs oeuvres. C'est pourquoi le Législateur a
interdit symboliquement l'entrée du plaisir en ordonnant
de surveiller la tête du serpent (6); Celui-ci, en effet,
surveille le talon pour réaliser son dessein, car s'il ne
l'atteint pas, il ne pourra pas facilement introduire le
poison par sa morsure. Mais c'est à nous de prendre soin
de brsier l'assaut du plaisir, car alors l'attaque perd son
efficacité; Samson n'aurait pu, sans doute, incendier les
moissons des étrangers, s'il n'avait lié deux par deux des
renards, les têtes étant tournées en sens contraire, et
attaché des torches à leurs queues (1). Celui qui a pu
détecter dès le début l'attaque des pensées perverses et
observer leurs premiers commencements - car elles se
présentent sous de belles apparences, pour atteindre leur
fin - pourra finalement dénoncer l'inconvenance de ces
pensées par la comparaison du résultat final avec l'aspect
initial. C'est cela, lier les renards queue à queue et placer
entre deux la torche de la condamnation.
Se rendre compte où aboutissent les pensées
(40) Pour clarifier ce qui a été dit, je donnerai deux
exemples, et on pourra admettre qu'il en est de même des
autres cas. Souvent la pensée de luxure vient de la vaine
gloire et l'entrée du chemin qui conduit à l'enfer paraît
séduisante, mais elle dissimule les détours funestes qui
mènent aux profondeurs de l'enfer ceux qui les suivent
sans réfléchir. Ils sont poussés parfois au sacerdoce ou à la
vie parfaite du moine, beaucoup viennent à eux pour être
aidés, ce qui leur fait imaginer l'honneur que leur vaut
leurs paroles et leurs actions; Se nourrissant de telles
pensées, ils se départissent la plupart du temps de la
vigilance naturelle, ils se représentent l'heureuse
rencontre d'une sainte femme, ce qui les porte à consentir
à l'accomplissement de l'acte impur, et la désinvolture de
leur conscience les entraîne au dernier degré de
l'abjection. Celui qui veut lier ensemble les queues doit
apercevoir les aboutissants des deux pensées : pour la
vaine gloire l'honneur, pour la luxure la honte; et s'il voit
clairement le contraste entre le début et la fin, il peut
considérer alors qu'il afait comme Samson.
Autre exemple : la pensée de gourmandise a pour
aboutissement celle de luxure, et le terme de celle-ci est la
pensée de tristesse; Car aussitôt qu'on s'est laissé vaincre
par ces pensées et qu'on revient à soi, on est pris par le
découragement. Celui qui lutte ne doit donc penser ni au
plaisir de la nourriture ni à la douceur de la volupté, mais
aux résultas auxquels tous deux aboutissent et,
découvrant la tristesse qui s'ensuit, il voit qu'il les a liés
queue à queue, et par la torche de la condamnation il
détruit les moissons des étrangers.
Science et expérience nécessaires aux maîtres
(41) si la lutte contre les passions requiert cette science
et cette expérience, ceux qui assument la direction des
autres doivent savoir combien il leur faut la science pour
conduire prudemment leurs disciples à la récompense de
la vocation céleste (2) et pour leur montrer clairement
tous les pièges. Il ne s'agit pas seulement de simuler la
victoire en donnant des coups en l'air, mais d'infliger des
blessures mortelles à l'ennemi dans le combat; Car c'est en
vain qu'on lance les bras en l'air si l'on n'atteint pas
l'adversaire; Ce combat est plus difficile qu'une
gymnastique; Les corps des athlètes se penchent et se
redressent facilement, mais quand les âmes tombent, ne
fût-ce qu'une fois, elles ne se relèvent qu'avec peine. Si on
vit encore aux prises avec les passions et que, couvert de
sang, on essaie de construire le temple de Dieu dans les
âmes, qu'on écoute absolument ce qui est dit : " Tu ne me
construiras pas un temple, toi qui es un homme de sang
(1);" Construire un temple pour Dieu exige d'être en paix.
Moïse a pris la tente et l'a dressée en dehors du camp (2),
ce qui montre que le maître doit être le plus loin possible
du tumulte de la guerre et habiter hors de l'agitation du
camp pour mener une vie paisible et tranquille.
Docilité requise des disciples
Quand il se rencontre de tels maîtres, ils requièrent des
disciples qui se soient renoncés eux-mêmes et qui aient
retranché leurs volontés propres au point de ne différer en
rien d'un corps inanimé ou d ela matière première
employée par un artiste. L'âme dans le corps fait ce qu'elle
veut sans que le corps résiste, et l'artiste fait preuve de
son savoir sans que la matière l'empêche en quoi que ce
soit de poursuivre son but : ainsi le maître doit-il exercer
en ses disciples sa science d ela vertu, ayant des disciples
dociles qui ne le contredisent en rien.
(42) S'enquérir indiscrètement de la pédagogie du
maître et vouloir juger ses ordres, empêche de progresser.
En effet, ce qui semble raisonnable et digne de foi à celui
qui manque d'expérience n'est pas nécessairement ce qui
convient vraiment. L'artisan expert juge les choses de son
art différemment que celui qui est inexpérimenté, car l'un
a pour règle son savoir, l'autre les convenances
apparentes et celles-ci ne correspondent pas toujours à la
vérité; la plupart du temps, elles s'écartent davantage de
la rectitude parce qu'elles s'apparentent à l'illusion. Par
exemple, qu'y a-t-il de plus déraisonnable en apparence
qu'un pilote dirigeant son navire obliquement au lieu d ele
mener droit, ordonne aux passagers de se tenir du côté
immergé et de délaisser le côté qui s'élève davantage audessus des flots et sur lequel s'exerce la pression du vent,
accentuant ainsi l'inclinaison du navire? Vraiment, il
conviendrait d'ordonner d'alourdir le côté le plus élevé et
non de courir du côté qui penche dangereusement. ET
cependant les passagers obéissent plutôt au pilote qu'à
leurs propres idées. Le danger les persuade de s'en
remettre entièrement à l'art de celui qui a la
responsabilité de leur salut, même si ce qu'il fait ne
semble pas mériter créance; Ceux qui ont confié à d'autres
le soin de leur salut ne doivent-ils pas abandonner les
convenances apparentes et sacrifier leurs propres pensées
à l'art de celui qui sait, jugeant son savoir-faire plus sûr?