samedi 9 janvier 2021

Saint Augustin, Le lourd sommeil dogmatique de l'Occident, Père Patric.

 

SAINT AUGUSTIN



LES DOSSIERS H



Editions L'AGE d'HOMME



Dossier conçu et dirigé

par Patric Ranson



Extraits

I

SAINT AUGUSTIN

SIGNE

DE CONTRADICTION





LE LOURD SOMMEIL

DOGMATIQUE

DE L'OCCIDENT



par Patric RANSON



En théologie, l'ordre augustinien règne depuis que, sous les carolingiens, dans un espace à la fois imaginaire et idéologique, la culture franque à la recherche d'une identité a pensé accomplir un grand progrès en "scrutant l'essence de Dieu" au moyen des concepts de la philosophie. Une révolution s'est opérée ainsi parce que, sous l'apparence d'une subtilité remarquable, une approche de la théologie jusqu'alors marginale, fondée sur ce que les Pères de l'Eglise nommaient "la sagesse extérieure", a été imposée aux populations de l'Occident comme la seule légitime. Dès lors, l'augustinisme est devenu l'horizon indépassable de la théologie occidentale.

Cette autorité unique et fondatrice a pourtant engendré une postérité contradictoire, et cela, assez logiquement, puisque la pensée d'Augustin, souvent aporétique, semblait exiger son propre dépassement. Mais, bien qu'il y ait eu de nombreux conflits internes à cette tradition, l'Occident n'a pas connu d'autres dogmes que les dogmes augustiniens sur des points fondamentaux comme la Sainte-Trinité, la Grâce, la rédemption, la chute, les rapports de Dieu et du monde...

Ce n'est qu'assez récemment que la relativisation générale des dogmes est venue, à l'intérieur même du christianisme occidental, modifier les rapports de la foi et de la vie, des dogmes et de la culture. Ainsi, en Occident, les dogmes ne sont plus la substance de la vie des fidèles, comme ils le sont souvent encore dans l'Eglise Orthodoxe. En général, la théologie est considérée, en Europe, à la fois comme une affaire de spécialistes - ou d'intellectuels- ou comme la production d'une multitude de théologouména, ou opinions théologiques, sans conséquences absolues, parmi lesquelles tout un chacun peut choisir son bien. Dans un tel cadre, Augustin, présenté pourtant comme le sommet de la patristique, fait l'objet des mêmes critiques et de la même curiosité que l'ensemble des autres écrivains ecclésiastiques : il est relativisé, jugé, mesuré à l'aune de nos méthodes et de nos savoirs nouveaux.

Enfin, tous les grands docteurs, tous les Conciles Oecuméniques, apparaissent liés au milieu culturel de leur époque que l'homme "avancé" de l'Europe juge avec condescendance. Que faire - dit-on - des distinctions et des conflits théologiques du passé, puisque rien d'absolu n'y semble engagé, et que la foi en un seul Dieu transcende toutes les divergences; tous les croyants n'ont-ils pas le même Dieu?

Ce relativisme dogmatique a sécrété sa théologie ou sa philosophie la plus autorisée: ainsi K. Rahner instituait en méthode la notion de théologie " plurielle"; l'unité de la foi et de la théologie n'est plus nécessaire et toutes les interprétations de la foi sont légitimes puisqu'elles ont le même objet : " Une diversité de théologies est possible du moment que c'est toujours la même foi qu'on interprète."

Pimentée d'un peu de modernité littéraire, cette thèse peut prendre la forme d'un subjectivisme extrême; ainsi le philosophe J.L. Marion dans Dieu sans l'Etre : " Il ne devrait falloir aucune justification à s'essayer à la théologie que l'extrême plaisir d'écrire". Cette étrange justification de la pratique de la théologie par la graphomanie n'est sans doute que l'excès d'une thèse plus sérieuse dont l'ascendance mériterait une étude. On en trouverait, par exemple, la trace dans ce propos de Malebranche : " Il vaut mieux que les hommes parlent mal de Dieu que s'ils n'en parlaient du tout". L'ascendance peut-être plus glorieuse encore puisque la source d'une telle thèse est certainement Augustin lui-même. Dans le De Doctrina Christiana ( livre I, chap 36-37), l'évêque d'Hippone prend l'image du voyageur qui s'égare, qui sort de la "Voie"; à travers la campagne, dans son errance, il finit par arriver au but s'il a en lui la charité : ainsi la Voie et la Vérité peuvent ne pas coïncider. Au contraire, le platonicien a la vérité, mais il n'a pas la voie. Cette scission, ce schisme institué entre la foi et la raison est développé enfin dans le De Trinitate : Augustin annonce qu'il va scruter l'essence de Dieu et qu'il faut être indulgent pour ceux qui s'égarent dans la connaissance de Dieu. Dans une telle conception, l'erreur dogmatique ne sépare pas de Dieu.

Quoi qu'il en soit de ses métamorphoses historiques ou de son origine augustinienne, cette théorie légitimant tout discours sur Dieu peut prendre, selon nous, la forme suivante : tout est tolérable, sauf l'agnosticisme; on peut tout dire sur Dieu, dès lors que l'essentiel est de parler de lui. Reconnaissons que "tout" ne veut pas dire n'importe quoi : une cohérence philosophique ou rationnelle est demandée à l'apprenti théologien; mais toutes les méthodes se valent à condition d'être en accord avec leurs propres présupposés philosophiques et d'avoir pour objet quelques vérités générales de la foi. On peut être platonicien, aristotélicien, hégélien ou freudien, à condition de faire suivre ou précéder ces honorables identités du mot " chrétien". Cette théorie banale aujourd'hui, et qui vise sans doute à "sauver" un christianisme dont on dit qu'il peut mourir, était scandaleuse à l'époque même de sa probable émergence augustinienne.

C'est, en effet, contre une telle approche de Dieu que les Pères de l'Eglise ont lutté quand ils se sont opposés aux gnostiques, aux ariens, aux eunomiens et d'une façon générale à tous ceux qui appliquaient à la Sainte-Trinité les catégories de la philosophie païenne.

La théologie est difficile, disent les Pères; elle suppose l'ascèse et la purification du coeur : " Ce n'est pas à n'importe qui - dit saint Grégoire le Théologien - qu'il appartient de disputer de Dieu... Cela n'appartient pas à tous, car c'est le fait de ceux qui se sont exercés et se sont avancés dans la contemplation, et, avant cela qui ont purifié leur âme et leur corps, ou, à la rigueur, les purifient". Avant de se tenir devant la lumière divine du Buisson Ardent, Moïse, qui est, pour les Pères, l'image du vrai théologien, doit se "déchausser", doit "dépouiller les pieds de l'âme du revêtement des peaux mortes, des passions étrangères et surajoutées à la vraie nature de l'homme". " Quand nous aurions fait cela - écrit saint Grégoire de Nysse- la connaissance de la vérité se manifestera d'elle-même. En effet, la connaissance de ce qui est résulte de la purification de l'opinion, qui porte sur ce qui n'est pas". Dès lors, "initié et épris de la vérité", le théologien expérimente la "gloire" divine et c'est dans la "ténèbre lumineuse" que Dieu se révèle à lui : " Jean le Théologien, écrit encore saint Grégoire de Nysse, qui a pénétré dans la ténèbre lumineuse, dit que personne n'a jamais vu Dieu, définissant par cette négation que la connaissance de l'essence divine est inaccessible, non seulement aux hommes, mais à toute nature intellectuelle."

Réfutant Platon qui affirmait que "connaître Dieu est difficile, l'exprimer est impossible", saint Grégoire le Théologien écrit : "Exprimer Dieu, c'est impossible; et le comprendre, c'est plus impossible encore". Et critiquant d'avance tout usage scolaire d ela théologie, celui que, parmi tous les Pères, la tradition de l'Eglise a nommé le Théologien, ajoutait : " Parler de Dieu est une grande chose, mais c'est encore mieux de se purifier pour Dieu."

On le voit, pour les Pères, la théologie ne vit pas de son propre discours, mais de la révélation aux saints et aux déifiés, des mystères divins : " Uni à Dieu selon la grâce, écrit saint Maxime le Confesseur, il connaît celui qui le connaît, et il est connu par celui qu'il connaît."

Ces deux approches totalement différentes de la théologie, impliquant deux définitions différentes de la notion d'agnosticisme. De la façon la plus commune, l'agnosticisme pourrait être défini comme l'indifférence à Dieu. Il différerait de l'athéisme, hostile à l'idée même de Dieu. Nos sociétés européennes modernes sont souvent plus agnostiques qu'athées : Dieu n'a pas d eplace en elles; elles vivent sans intégrer à leur vie quotidienne un Dieu dont elles suspendent l'existence à une transcendance froide et lointaine.

Pour une démarche agnostique prise en ce sens, les Confessions peuvent être une cure tonique : Augustin loue le Seigneur de ce qu'il n'a jamais été, lui, l'égaré, et même dans ses pires égarements, totalement indifférent à Dieu. Une lecture immédiate ou naïve du chef-d'oeuvre d'Augustin, peut laisser de côté le projet quasi platonicien d'une fondation de cette réalité psychologique sur une doctrine métaphysique - à vrai dire, ni scripturaire, ni patristique - de la Mémoire et de l'Illumination par le Verbe Intérieur.

Pour les Pères, l'agnosticisme véritable est tout autre chose; l'indifférence personnelle, subjective, est peu essentielle; l'homme est changeant; du soir au matin il peut devenir un grand saint, et du matin au soir un grand criminel; il peut rejeter Dieu et revenir à lui en bien peu de temps et, paradoxalement, l'affirmation de la foi n'en fait pas la réalité.

Aussi l'agnosticisme - la racine de tout agnosticisme - c'est de penser que Dieu, par nature ou volontairement, nous est indifférent. Cet agnosticisme construit une fausse doctrine des rapports de Dieu et du monde, ou encore du Rédempteur et de l'homme : il introduit à l'intérieur des dogmes et de la théologie des thèses qui rendent impossibles le salut et la déification; et il se fonde généralement pour cela sur la philosophie.

Les philosophes de l'Antiquité affirmaient, en effet, que "Dieu ne se mêle pas au monde" (Platon), que le monde est éternel et qu'il n'a jamais été créé (Aristote). Cette indifférence de Dieu à l'égard du monde a été systématisée par les néoplatoniciens pour lesquels "Dieu est le premier, sans jamais devenir l'ami" (cf. Arnou). Or les principales hérésies des premiers siècles ont tendu à empêcher cette amitié entre Dieu et les hommes, qui, pour les Pères est le but et le sens de la vie en Christ : " Une famille de Dieu et d'homme se constitue... L'homme s'est fait Dieu et Dieu s'est fait homme" écrit saint Jean Chrysostome. Les hérésies, au contraire, en niant la divinité du Christ, ou en réduisant son humanité à une pure illusion, ont interdit tout mariage entre le créé et l'incréé; or ce mariage est impossible, selon les Pères, si la nature humaine n'est pas pleinement assumée par la Divinité.

Pour définir ces négations diverses de la Divino-humanité du Christ et toutes les fausses théologies, les Pères, de saint Justin à saint Grégoire Palamas, ont parlé d'"Athéisme". Cet athéisme "pieux", cet agnosticisme, ne se définit aucunement par la négation ou l'indifférence à Dieu; mais par la défiguration de la Révélation. Ainsi une icône du Christ, sentimentale, fade, proche du portrait humain, défigure la Révélation parce qu'elle invite à croire que Dieu a pris notre image, alors que nous sommes à l'Image parfaite de Dieu, qui est le Christ, vrai Dieu et vrai homme, à la ressemblance duquel nous sommes appelés à nous conformer : " Il nous est proposé de ressembler à Dieu autant qu'il est possible", dit saint Basile.

Nous savons parfaitement que nous allons scandaliser certaines personnes, qui ont aimé sincèrement les oeuvres d'Augustin et y ont trouvé un peu de la ferveur chrétienne qui manque presque totalement à la scolastique, mais nous trouvons dans la pensée augustinienne l'archétype d'un tel agnosticisme.

La doctrine augustinienne enre toutes, celle de la prédestination, en est la forme la plus connue : Dieu, prenant l'un et laissant l'autre, refuse le salut à ceux qui le veulent et à un grand nombre de petits enfants "non point parce qu'ils ne l'ont pas voulu, mais parce que Dieu lui-même ne l'a pas voulu" ( Lettre à Vital). Malheureusement, cette doctrine de l'arbitraire divin, contraire au dogme patristique de la synergie, a été adoptée par la scolastique. Ainsi Thomas d'Aquin écrit : " Mais pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour sa gloire et pourquoi il réprouve ceux-là, il n'y a pas d'autre raison que la volonté divine, comme de la seule volonté de l'architecte dépend que cette pierre-ci soit en cet endroit et cette autre ailleurs." Cette indifférence de Dieu à l'égard d'une immense masse - la fameuse massa damnata - de ceux qu'il a créés, beaucoup aujourd'hui la dénoncent comme la cause du rejet de la foi : comment accepter un Dieu qui condamne les innocents et, en particulier, les petits enfants?

Mais cet abîme que la prédestination établit entre les hommes, et aussi entre Dieu et sa création est, en réalité, la conséquence de la théologie trinitaire d'Augustin.

D'une part, en effet, l'idée d'une nature "prcédant" les personnes, au sein de laquelle se constitueraient les relations trinitaires, a pour conséquence un Dieu abstrait, une essence de Dieu intelligible en droit, mais que l'on peut difficilement louer et aimer. Le théologien russe V. Lossky pensait que cette doctrine trinitaire dont le sommet est le filioque, impliquait l'athéisme.

D'autre part, l'absence, chez Augustin, de la théologie patristique des énergies divines incréées, par lesquelles Dieu se communique au monde et revêt d'incorruptibilité ceux qui le veulent, interdit tout rapport direct, tout "mariage" entre le créé et l'incréé : Dieu se communique par des intermédiaires créés, et même sa grâce est une créature.

Le but de cet article est de montrer brièvement, à partir de l'analyse d'un point précis - la doctrine augustinienne des théophanies -, comment cet agnosticisme subtil a contribué à séparer la théologie d'avec la vie et les dogmes d'avec la piété, et a ainsi rendu possible le lourd sommeil dogmatique de l'Occident.



***

I



Par les dogmes révélés de la Création et de l'Incarnation, la foi chrétienne a modifié de façon absolue la relation de Dieu et du monde, de Dieu et des hommes.

La philosophie antique, incapable de discerner entre la genèse de la matière et de sa chute, identifiait la réalité - en l'opposant à la matière et au sensible - avec Dieu ou avec le premier principe immuable.

Dans une telle conception, la réalité est appelée à subsister non par la volonté ou l'opération de Dieu, mais du fait de sa nature même et le salut de l'âme consiste dans la fuite hors du monde et de la nature, vers l'immutabilité et l'unité.

Les Pères de l'Eglise, dans leur lutte contre les philosophes et les gnostiques, n'ont cessé d'affirmer au contraire, que Dieu crée et maintient par son énergie, la matière, qui est appelée, elle aussi, au salut et à la Résurrection : " Les nouveaux cieux et la nouvelle terre que je vais créer subsisteront devant moi, dit le Seigneur", lit-on dans le prophète Isaïe. Le salut, en effet, ne réside pas dans la sortie hors de la matière ou de la "prison" du corps, mais dans la destruction du mal et de la mort, dans le monde et dans le temps, par la résurrection et le renouvellement de tout. Et la création toute entière, par la chute d'Adam, est appelée - comme l'homme - à être renouvelée et transfigurée : " La création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais à cause de celui qui l'y a soumise - avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu... Or nous savons que, jusqu'à ce jour, la création toute entière soupire et souffre les douleurs de l'enfantement", dit l'Apôtre Paul.

Ce matérialisme divin ou spirituel de l'Ecriture et des Pères était difficilement intelligible pour ceux qui avaient été formés dans la philosophie. Ainsi, Augustin - qui acceptait les dogmes de la Création et de l'Incarnation - a abordé la question des rapports de Dieu au monde à partir des principes méthodologiques du platonisme et du néoplatonisme : sa pensée peut apparaître comme un dépassement - plus ou moins réussi- du platonisme à partir de ce même platonisme, et comme une tentative pour christianiser les notions d'"idée", d'"archétype", d'"être"...

Ces présupposés "platoniciens" ou "méta-platoniciens" d'Augustin se font clairement voir dans l'étude qu'il fait des théophanies de l'Ancien Testament. Nous avons choisi ce thème pour des raisons de méthode : d'une part, Augustin y revient sans cesse, que ce soit dans ses polémiques avec les ariens ou les manichéens, dans ses commentaires de l'Ecriture, dans son élucidation du dogme de la Sainte-Trinité ou de la destinée de l'homme (Cité de Dieu). D'autre part, sur la forme du problème, la critique est unanime : Augustin y fait à la fois oeuvre originale par-rapport aux Pères et oeuvre de précurseur de la scolastique qui adopta son exégèse.

Les conséquences de cette thèse augustinienne ont été peu étudiées en Occident, où l'on relève seulement trois analyses critiques : celle, virulente, de l'évêque anglican Bullus, celle de R. Simon et celle de Legeay. Mais c'est au P. J. Romanidis que l'on doit d'avoir montré toute l'importance dogmatique du conflit qui oppose Augustin aux Pères sur cette question.

Les théophanies sont les manifestations divines faites aux patriarches, aux justes, aux prophètes ou aux saints. Ce sont, par exemple, la voix qu'entendit Adam dans le Paradis, les trois anges de l'hospitalité d'Abraham, l'Ange du Grand Conseil, le Buisson Ardent, la Nuée, de même que, dans le Nouveau Testament, la colombe ou les langues de feu. Selon les Apologistes et les Pères, le Christ sans la chair - asarkos - se manifeste aux justes directement et sans intermédiaire, tantôt sous une forme angélique, tantôt en leur communiquant son énergie divine, par laquelle ils reconnaissent la présence de leur Seigneur et Dieu. Ainsi la gloire, la nuée, la lumière, la ténèbre, la colonne de feu... sont des termes symboliques de la Bible qui expriment la présence et la communion de Dieu avec son peuple et, plus particulièrement, l'expérience faite par les justes ou par les déifiés, de la grâce ou de l'énergie divine incréée. Cette expérience incompréhensible et ineffable est rendue par des termes antinomiques : dans la ténèbre lumineuse, les saints voient "invisblement", entendent "inaudiblement", participent "imparticiblement" à la gloire et au règne de la Sainte-Trinité.

Quant à l'ange de l'Ancien Testament, tous les Pères font de son identification avec le Verbe l'argument principal de leur lutte contre le judaïsme et contre la philosophie païenne. Ainsi, à propos de l'Ange du Grand Conseil, saint Justin écrit : " Lorsqu'Isaïe l'appelle ainsi, ne fait-il pas connaître qu'il sera le maître et le précepteur des nations, comme il l'est en effet, par la doctrine qu'il est venu leur annoncer. Car le grand conseil du Père sur tous ceux qui lui ont été et lui seront agréables, comme sur les anges et les hommes rebelles à sa volonté, n'a été révélé que par Jésus." Et saint Basile commente : " Le Seigneur a été appelé l'Ange du Grand Conseil, car c'est lui qui a manifesté le grand dessein caché depuis des siècles, ignoré des générations précédentes, c'est lui qui a annoncé et révélé le trésor ineffable de ses richesses parmi les nations." Et saint Jérôme, parmi les Pères latinophones, ajoute : " Nul doute que le Seigneur ne soit le Sauveur, le créateur de toutes choses, l'Ange du Testament, l'Ange du Grand Conseil."

Dans les Dialogues avec Tryphon, saint Justin se fonde sur cette interprétation des théophanies : il s'agit de savoir si c'est le Père qui s'est entretenu avec Moïse comme le disent les Juifs ou si c'est le Fils, l'Ange qui révèle le Père, comme le soutient fermement Justin : " Ceux qui disent que le Père est le Fils sont convaincus de ne pas connaître le Père et de ne pas savoir que le Père a un Fils, qui est le Verbe premier né de Dieu, Dieu lui-même."

De même, le débat avec l'arianisme a eu pour noyau cette question : les ariens admettaient que le Verbe s'est manifesté aux prophètes de l'Ancien Testament, mais, se fondant sur les préjugés de la philosophie à l'égard du sensible, ils en déduisaient le caractère inférieur, créé et subordonné du Verbe, considéré comme un intermédiaire déifié entre Dieu immuable et la réalité muable, ou comme une sorte de démiurge perfectionné. Les Pères affirmaient que l'Ange de l'Ancien Testament ne manifesatit pas aux justes et aux prophètes une énergie propre, humaine ou déifiée, mais l'énergie, la volonté commune aux trois personnes divines. En effet, une énergie humaine dénote une nature humaine et une énergie divine, une nature divine, comme l'exprime clairement saint Grégoire de Nysse : " Le Christ est appelé par Isaïe, l'Ange du Grand Conseil, le Dieu fort et puissant. or, qui est le conseiller de Dieu, sinon celui qui, avec lui, est une même essence, a le même pouvoir, la même dignité : le Fils, conseil et volonté du Père, qui est venu apporter aux hommes le salut par les préceptes évangéliques."

Le sermon XI montre qu'Augustin connaissait parfaitement l'interprétation patristique, mais il lui préfère explicitement une autre interprétation : l'ange a, selon lui, été le symbole ou le porte-parole de la divinité : " Quand un prophète parle dans l'Ecriture, on dit que c'est le Seigneur qui parle, non que le Seigneur soit le prophète, mais parce que le Seigneur est dans le prophète. De la même manière, lorsque le Seigneur daigne s'exprimer par l'organe d'un ange, comme il s'exprime par l'organe d'un apôtre ou d'un prophète, cet ange conserve à cause de lui-même son nom propre d'Ange, et on le nomme Seigneur à cause de Dieu qui habite en lui."

Quant aux termes qui désignent sa gloire, comme la Nuée, le Buisson, etc... ce sont, pour Augustin, des phénomènes sensibles, "apparus pour disparaître" : " Cette colombe et ce feu-là n'ont existé un instant qu'à titre de symbole; ils me rappellent plutôt cette flamme qui apparut à Moïse dans le buisson et cette nuée que le peuple suivait dans le désert; ou encore ces éclats et ces coups de tonnerre qui accompagnèrent la remise de la Loi sur la Montagne. ces phénomènes sensibles n'ont apparu que pour signifier quelque chose et disparaître ensuite."

Certes, Augustin croit réfuter l'arianisme par cette interprétation : en réalité, il supprime le problème, puisqu'il rejette le point commun sur lequel s'appuyaient les Pères dans leur débat avec l'arianisme, à savoir la manifestation directe du Verbe aux prophètes. Mais sa thèse a un certain nombre de conséquences décisives que nous voudrions résumer en six points.





II



I. COSMOLOGIE PAÏENNE RESTREINTE.

Dans la conception augustinienne des théophanies, Dieu se manifeste par des intermédiaires : " Quand la divinité se montrait aux Anciens, elle apparaissait visible par l'intermédiaire de la créature qu'elle avait choisie à cet effet; car elle était invisible par nature." Dès lors, plus qu'il ne se manifeste, Dieu est manifesté. cette interprétation ets un retour à une cosmologie païenne, mais restreinte : les rapports de Dieu et de l'homme s'établissent selon l'ordre des créatures intermédiaires, ange ou phénomène créé, à deux exceptions près, la Création et l'Incarnation.

Mais, alors que, pour les Pères, l'Incarnation bouleverse jusqu'à l'"ordre" divin lui-même, puisque Dieu, librement, se dépouille de sa divinité pour se faire petit enfant dans le sein de la Vierge, pour Augustin, la "cosmologie" et l'ordre n'en sont pas fondamentalement modifiés; l'évêque d'Hippone cherche, en effet, dans l'Ancien Testament, les traces symboliques d'un Dieu qui se cache résolument derrière des intermédiaires ou des "causes secondes", là où les Pères voient le récit de l'action libre et désintéressée du Verbe, sujet de l'histoire de notre salut. C'est seulement à l'intérieur d'une cosmologie mal christianisée, qu'Augustin peut - en particulier au livre III du De Trinitate - se poser la question des rapports de la cause première et des causes secondes. En effet, une telle doctrine de l'ordre rend difficilement compréhensible l'Economie divine de notre salut; ainsi le De Ordine pose la question de l'incarnation en la confrontant à la notion d'ordre : comment le Fils de Dieu peut-il être envoyé sans être soumis à l'ordre?

Cette conception païenne de l'ordre, fondée sur l'idée d'un bonheur intéressé en Dieu même, est au centre de la pensée d'Augustin. certes, en acceptant l'Incarnation, il la dépasse partiellement; mais Malebranche qui fera entrer l'incarnation dans l'ordre même voulu par un Dieu n'aimant sa création que pour sa propre gloire, ne sera pas, ce faisant, totalement infidèle à la pensée d'Augustin.



II. DEVALORISATION PLATONICIENNE DU SENSIBLE.



Dans l'Ancien Testament, selon Augustin, il ne peut y avoir de contact entre Dieu et le sensible; Dieu est invisible par nature : " La substance, ou si l'on préfère, l'essence divine, dans laquelle nous nous faisons, comme nous pouvons, une idée, si petite soit-elle, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, puisqu'elle est absolument étrangère au mouvement, ne peut absolument pas être visible par elle-même." La conséquence en est que Dieu ne peut se manifester dans le sensible : " La conclusion de tout cela, c'est que toutes les apparitions faites aux patriarches, quand Dieu se révélait à eux suivant un plan établi pour ces temps-là, se sont produites par le truchement d'une créature" ( cf De Trinitate, B. A. p. 319 sqq).

En réalité, cette conclusion escamote un moyen terme proprement augustinien : la dévalorisation platonicienne du sensible, l'infériorité ontologique du visible sur l'invisible, qui conduit Augustin à affirmer que Dieu produit des "phénomènes sensibles apparus un instant" puis disparus. Cette théorie platonicienne se double de l'absence, particulièrement remarquable chez Augustin, de la doctrine patristique des énergies divines.

Pour les Pères, en effet, Dieu se communique par ses énergies aux hommes selon leur capacité spirituelle, leur aptitude à recevoir la grâce divine; mais la nature ou l'essence divine proprement dite, est incompréhensible, jusque dans l'au-delà, aux hommes et aux anges; seul Dieu se connaît lui-même.

Pour Augustin, la connaissance de la nature divine est possible en droit - puisque par extase ou dans l'au-delà une telle connaissance nous sera donnée. En revanche, Dieu ne se communique pas au monde; s'il se communiquait, ce serait par son essence, puisqu'il n'est qu'essence - et l'on tomberait soit dans l'immanentisme ou le panthéisme, soit dans une myriade d'hypostases divines, et la Trinité serait abolie.

Quoi qu'il en soit des subtilités augustiniennes destinées à pallier cette absence de communication entre Dieu et le monde - et en particulier sa doctrine des analogies - la pensée de l'évêque d'Hippone est ici en opposition radicale avec celle des Pères. Aussi, pour Augustin, Moïse, dans la Nuée, est seulement dans les "nuages"; et dans la ténèbre, Dieu n'était pas : " Il n'y a personne d'assez grossier pour croire que la fumée, le feu, les nuées, le nuage, et le reste étaient réellement le Verbe et la Sagesse de Dieu, c'est-à-dire le Christ ou le Saint-Esprit."



III. SAISIE INTELLECTUELLE DU DIVIN.



La théophanie, selon Augustin, est perçue "intellectuellement", comme le signe ou l'occasion d'une réalité supérieure qui nous est révélée intérieurement par une illumination ou une saisie immédiate.

Ainsi, Abraham voit trois anges, mais c'est par un retour sur lui-même qu'il reconnaît Dieu en eux : " Ce n'est pas de ses yeux charnels, mais des yeux du coeur qu'il vit Dieu en eux, c'est-à-dire qu'il le comprit et le reconnut même". L'élément historique est effacé; l'hospitalité d'Abraham devient l'indice d'une réalité symbolique qu'il s'agit d'interpréter : " Il y eut trois hommes dans cette vision et il n'est pas question pour l'un d'eux d'une supériorité de constitution, d'âge ou de force. Alors pourquoi ne pas reconnaître ici, invisiblement révélée à travers un être visible, l'égalité de la Trinité, et dans les trois personnes, l'unité et l'identité de la substance?"

La question n'est donc plus historique, mais herméneutique : " Je vois trois personnages et Abraham ne les nomme pas "Seigneurs", mais "le Seigneur", parce que la Trinité comprend, il est vrai, trois personnes, mais un seul Seigneur Dieu". Cet exemple d'Abraham et des trois anges permet ainsi de décomposer, en quelque sorte, le caractère intellectuel de la démarche du prophète; on pourrait risquer le paradoxe d'une "illumination réflexive" : Abraham reconnaît immédiatement ce qu'il faut déduire, l'unité de la nature à partir de la Trinité des personnes.

Les théophanies ont pour but de nous élever de ce qui est sensible à ce qui est spirituel ou immuable; la tâche du lecteur est alors de reconnaître un Dieu qui se cache dans ses figures : " Figure porte absence et présence" disait Pascal, empruntant à Augustin une herméneutique selon laquelle l'unité des deux Testaments ne réside pas dans le Christ se manifestant concrètement dans l'histoire; mais dans l'intellect de celui qui interprète le fait, cet interprète soit-il le prophète ou le lecteur. Enfin cette saisie intellectuelle de la Révélation introduit à la scission de l'intérieur et de l'extérieur, qui, séparant liturgie et théologie, culte et foi, a conduit l'Occident à un Dieu abstrait et antihistorique.



IV. TENDANCE A DEPASSER LA TRINITE.

Les théophanies n'étant pas des manifestations directes et concrètes du Verbe, il faut donc chercher ce qui s'y trouve symbolisé; or pour Augustin, la théophanie peut symboliser la divinité de quatre manières différentes : le Fils, le Père, l'Esprit Saint ou la nature divine. Il ne s'agit, à vrai dire, que d'hypothèses; ainsi la voix de Dieu entendue par Adam peut être une théophanie du Père - " Je ne vois pas pourquoi je ne reconnaîtrais pas ici la personne de Dieu le Père" - ou une théophanie du Fils : " Toutefois, qui vous a dit, m'objecterez-vous, que l'écrivain sacré n'a pas passé secrètement d'une personne à une autre, et qu'après avoir montré le Père créant par son Verbe la lumière et l'ensemble de l'univers, il n'indique pas ici le Fils comme étant la personne divine qui parle à l'homme? Sans doute, il ne l'affirme pas expressément, mais il le propose à notre recherche et à notre intelligence."

L'étude de l'Ecriture permettant donc, selon Augustin, de développer l'esprit critique, il fait une troisième hypothèse, à savoir que les voix entendues par Adam ne sont pas l'oeuvre d'une personne de la Trinité, mais de toute la Trinité invisible : " Rien ne nous interdit d ereconnaître dans les voix entendues par Adam, l'oeuvre d ela Trinité, mais rien non plus d'y voir la manifestation d ela personne dans la Trinité... mais dans le texte : " le Seigneur dit à Adam... ", pourquoi ne serait-ce pas la Trinité elle-même? On ne peut le dire".

Pour Augustin, il y a donc une interprétation trinitaire des manifestations de Dieu aux prophètes; et une interprétation supra-trinitaire, selon laquelle c'est la nature de Dieu qui s'est révélée. La nature est donc un au-delà de la personne, une quatrième forme. Mais la théologie augustinienne est ici menacée d'une régression au-delà de la nature. En effet, dans la plupart des cas, on ne peut discerner, de façon décisive, entre les quatre possibilités, lesquelles sont logiquement indifférentes : en ce sens, Dieu est au-delà de la nature et d ela personne, puisqu'il peut se manifester selon l'un ou l'autre mode. Les tendances modalistes de la théologie augustinienne recèlent donc de stendances anti-trinitaires.



V. LA GRACE CREEE.



On sait que la question des rapports de l'Ancien et du Nouveau Testament fut au centre de la conversion d'Augustin; pour des raisons à la fois métaphysiques et culturelles, le fils de Monique avait longtemps rejeté l'Ancien Testament, au nom d'un demi-spiritualisme manichéen. C'est à saint Ambroise qu'Augustin - si l'on en croit les Confessions - doit d'être libéré de cette méfiance conceptuelle : le sens caché ou spirituel de l'Ancien Testament le faisait converger vers le nouveau.

Néanmoins, la théologie augustinienne de sthéophanies réintroduit l'opposition des deux Testaments. En effet, les Pères ne séparaient pas fondamentalement l'expérience de Dieu faite par les prophètes ou les justes de celle des Apôtres : la Ténèbre, la gloire, le règne, la colonne de feu, de même que la lumière du Thabor ou les langues de feu de la Pentecôte, indiquent la participation effective à la divinité du Christ, du Père et du Saint Esprit. Cette expérience est nommée par les Pères "déification"; elle est la plus haute que l'homme puisse faire et constitue la base de la théologie patristique. Au contraire, pour Augustin, toute connaissance directe du Verbe est impossible dans l'Ancien Testament, puisque, non encore revêtue de la chair, la divinité ne peut être vue par les prophètes.

Cependant, la conception d'intermédiaires créés, destinés à manifester un instant la divinité, puis à disparaître, il l'a étendue au Nouveau Testament : la colombe, la voix du Père, et la lumière qui jaillit du Christ au jour de la Sainte Transfiguration sont des manifestations créées par la Divinité pour mieux faire comprendre certains événements. Le "surnaturel" des scolastiques est déjà en germe ici : quelque chose s'ajoute à la nature, qui la dépasse selon un projet mystérieux; mais ce phénomène d'une artificialité "divine", organisée par Dieu, étant créé, ne peut durer que peu de temps.

Cette théorie augustinienne annonce donc à la fois le merveilleux médiéval et la théorie scolastique de la grâce créée : la déification devient impossible et l'imagination y supplée par l'invention d'une féérie demi-magique, sur fond de vie des saints, dont la Légende dorée est un bon exemple.



VI. LE DIEU DES PHILOSOPHES.



Pour les Pères de l'Eglise, nous l'avons vu, Moïse est la figure du théologien : seul celui qui a fait l'expérience de la déification, et qui, entré dans la Ténèbre lumineuse, est devenu Dieu par la grâce, a la vraie connaissance de Dieu; il peut parler scientifiquement de Dieu, puisqu'il a l'expérience de la gloire de Dieu, expérience que n'ont pas ceux qui abordent la théologie par les spéculations. Et ce Dieu qui se révèle à Moïse comme "celui qui est", est un "Dieu vivant" : l'ange de l'Ancien Testament, le Logos ou Verbe de Dieu, se révèle comme celui-là même qui est; il est l'être même qui est Dieu et cette manifestation de la seconde hypostase de la Sainte-Trinité est personnelle et concrète. La "consubstantialité" du Fils et du Père n'est pas un concept, mais l'expérience même du prophète. La connaissance de la Trinité est donnée aux hommes par le Fils, le Logos, sous forme angélique, dès l'Ancien Testament : " Nul ne va au Père que par le Fils".

C'est pourquoi les prophètes sont "chrétiens"; ils sont du Christ, puisque le Verbe asarkos leur révèle lui-même à l'avance son Incarnation. Aussi est-ce le même Dieu qui s'est manifesté aux prophètes et aux saints comme le note saint Ambroise : " Ce n'est pas le Père, mais le Fils qui a parlé à Moïse dans le buisson, au désert. C'est de lui que parle Etienne... C'est lui qui a donné la Loi; lui encore qui a parlé à Moïse et lui a dit : "Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob"; c'est le Dieu des patriarches, le Dieu des prophètes".

Tout au contraire, pour Augustin, Moïse ne voit Dieu que par des intermédiaires : Qui donc osera affirmer que des phénomènes pareils à ceux que Moïse vit de ses yeux, ont jamais donné à un mortel quelconque autre chose àvoir qu'une manifestation de la nature au service de Dieu, mais bien la révélation de l'essence même de Dieu?" Moïse, cependant, découvre le caractère immuable de Dieu, l'identification de la nature divine et de l'être; Dieu seul subsiste par lui-même; Dieu seul est la réalité autonome. La Révélation de Dieu à Moïse par des intermédiaires angéliques ou créés, celle, en particulier, du "Je suis celui qui est", est la révélation de l'être.

C'est ainsi que l'interprétation augustinienne des théophanies autorise, elle seule, ce que l'on a appelé "la métaphysique de l'Exode" et dont l'expression la plus parfaite est la théologie spéculative de Thomas d'Aquin. Comme le dit très justement E. Zum Brunn : " Augustin a pris dans l'Occident chrétien la relève de la pensée grecque en identifiant le discours sur l'être au discours sur Dieu et en cherchant le sens intelligible, "ontique" des mystères révélés... Il est sans doute le principal responsable, en chrétienté, d ece que Heidegger appelle l'onto-théologie occidentale qui a identifié Dieu et l'être."

Par cette identification, Augustin a inventé la "philosophie chrétienne", c'est-à-dire la réduction de la révélation biblique concrète et personnelle à une spéculation sur l'Etre et les êtres, l'être et l'existence, le visible et l'invisible, l'intérieur et l'extérieur... Il a réintroduit le Dieu des philosophes, au détriment du Dieu des justes, des prophètes et des saints. La scolastique en se fondant sur l'herméneutique augustinienne, a construit le système de ce Dieu abstrait qui "interdit " la "religion" au sens étymologique du lien vivant avec Dieu; en ce sens on peut souscrire au jugement du philosophe Alain : " Toutes les idées suivent le sort d el'idée de Dieu. Souvent elles barrent le chemin qu'elles devraient ouvrir... Le Dieu chose, le Dieu inerte et se sperfections, voilà ce qui tue et tuera les religions".





***



III



On explique généralement aujourd'hui les divisions du passé entre l'Orient et l'Occident par l'approfondissement d'une tradition aux dépens de l'autre. Le P. Congar parle d'"estrangement" pour désigner ce phénomène d'éloignement culturel. Ce lieu commun d'une indifférence réciproque - fondé sur une vision historique fausse - laisse de côté le fait que bien des fois, et notamment au XIV° siècle à Thessalonique, la tradition patristique et la tradition augustinienne et scolastique se sont trouvées confrontées dogmatiquement. Le Calabrais Barlaam a été, dans ce débat, le champion d ela théologie augustinienne et saint Grégoire Palamas, celui de la théologie des Pères. Or c'est précisément la question des théophanies qui a été l'épicentre de cette confrontation.

Barlaam introduisit en effet, pour la première fois en Orient, l'idée augustinienne que la grâce de Dieu est un phénomène créé, apparu pour disparaître, comme le note le P. Jean Romanidis : " Cette doctrine qui apparut en Orient pour la première fois avec l'arrivée de Barlaam le Calabrais fut combattue par les Pères hellènes, avec en tête saint Grégoire Palamas, et condamnée par les conciles du XIV° siècle".

Barlaam appliquait en effet la conception augustinienne à la grâce jaillie du Christ le jour de la Sainte Transfiguration : cette lumière était, selon lui, un phénomène "apparu pour disparaître" et qui avait pour but de signifier ou de symboliser la divinité du Christ; mais ce n'était pas la gloire du Verbe et Fils de Dieu, qui s emanifestait aux Apôtres comme elle s'était manifestée aux prophètes et, en particulier, à Moïse et à Elie, ainsiq ue l'affirmait, dans son Homélie sur la Transfiguration, saint Grégoire Palamas avec tout le chieur des Pères : " Ceci n'est pas une vision de l'esprit humain; c'est une vision qui lui est beaucoup supérieure, qui le transcende, parce qu'accomplie par la puissance de l'Esprit Divin. Voilà pourquoi elle n'apparaît pas pour disparaître ensuite, pas plus qu'elle ne peut être limitée. La lumière de la Transfiguration du Seigneur ne peut dépendre d'une force sensible, bien qu'elle ait été perçue par des yeux corporels, pour peu de temps, sur le sommet de la montagne."

Pour saint Grégoire Palamas, cette conception de la lumière divine comme une créature a le double effet de rabaisser la Divinité, en appelant créé ce qui est incréé, et d erendre impossible aux hommes la participation à la gloire et au règne de Dieu : " Ceux qui ne peuvent pas voir la lumière blasphèment aujourd'hui, et appellent sensible et créée la puissance de cette Lumière, que les disciples préférés virent au moment de la Transfiguration du Seigneur. Ils rabaissent au rang de créature non seulement cette Lumière qui est la Gloire et le Règne de Dieu, mais aussi la puissance du Saint Esprit, par laquelle les choses de Dieu sont révélées à ceux qui en sont dignes". La lumière que virent les Apôtres, en effet, est la lumière même de la Divinité et elle est incréée : " Non, ce n'est pas une autre splendeur que le Christ a révélée. C'est celle qu'il possédait et qu'il gardait cachée. Il cachait dans sa chair la splendeur de sa nature divine. Cette Lumière était celle d ela divinité et elle est incréée. Quand le Christ se transfigura, il n'assuma pas, selon les théologiens, ce qu'il n'avait pas, il ne s etransforma pas en ce qu'il n'était pas, mais révéla à ses disciples ce qu'il était, leur ouvrit les yeux, chnagea des aveugles en voyants".

Aussi est-ce le mystère de la déification et celui du Royaume à venir que le Christ fait entrevoir aux Apôtres : " Notre Seigneur Jésus-Christ, Lui, possédait en propre cette Lumière. Aussi n'avait-il nul besoin de prier pour que la Lumière divine illuminât son corps, alors que pour les saints, la splendeur de Dieu vient en eux et se montre dans la mesure où ils peuvent la porter. Ainsi brilleront les saints, comme le soleil, dans le Royaume de leur Père, tous devenus cette Lumière Divine, fruits de la Lumière Divine. Ils verront le Christ resplendissant divinement et indiciblement au-delà de toute lumière, et la gloire qui émane naturellement de sa divinité est la même que celle qui brilla de son Corps sur le Thabor, celle de son Hypostase Eternelle."

Dans la doctrine augustinienne, tout au contraire, le mystère d el'au-delà ne consiste pas dans la participation à la Lumière Divine, jaillissant du Christ comme énergie incréée, mais dans la contemplation de l'essence de Dieu, où le corps "spiritualisé" ou "intellectualisé" - mais est-ce toujours un corps? - ne vient plus faire obstacle à notre désir de connaissance ou de gnose. En ce sens, l'augustinisme est un idéalisme absolu, ontologique, radical, puisque, jusque dans l'au-delà, la relation sujet-objet demeure, certes modifiée par le caractère particulier de l'objet visé - l'essence de Dieu -, mais indépassable. Ce paradis abstrait, non personnel, ce paradis sans le Christ, les Pères auraient pu en dire, avec le P. Justin Popovic, qui a risqué, à son propos, ce paradoxe : " Mieux vaut être en enfer avec le Christ, qu'au paradis sans Lui."

A cet idéalisme eschatologique, les Pères ont opposé le "matérialisme divin" dans lequel la matière même participe à la gloire de la divinité : " La gloire de la Divinité, écrit saint Jean Damascène, dans son Homélie sur la Transfiguration, est aussi appelée gloire du corps... Le corps saint du Christ a toujours participé à la gloire divine, car, dans l'union parfaite selon l'hypostase, il a été parfaitement comblé de la gloire invisible de la Divinité; la gloire du Verbe et celle de la chair sont une seule et même gloire".

L'absence de toute doctrine de la déification dans la théologie d'Augustin interdit ce mariage du créé et de l'incréé, cette union à Dieu, qui sont le but et le sens premier du christianisme. Cette conception d'une divinité semblable à un soleil sans rayons, qui n'éclairerait, ni ne réchaufferait les coeurs, a contraint l'Occident à multiplier les intermédiaires créés, comme le suggère le théologien orthodoxe contemporain Théoclète de Saint Denys au Mont Athos : " Le Dieu des Latins et des Philosophes est si inaccessible, si imparticipable, que tout contact réel avec ses créatures est absolument impensable. Dieu est exclu, sans pouvoir agir dans le monde par ses ENERGIES naturelles; il se voit obligé d'utiliser " de trè loin" des grâces non pas divines mais créées; alors qu'il suffit à l'orthodoxe, de vouloir scintiller dans les rayons déifiants, que Dieu émet en permanence pour les âmes pures, pour se trouver dans la Lumière éblouissante et incréée, tout entier déifié âme et corps. Par contre, celui qui nie la Grâce déifiante demeure froid, sous la "Loi", non aimé et triste, sentant son Dieu absent de sa vie, condamné à vivre dans des limites naturelles, extraordinairement étriquées, en attendant que la Grâce lui soit octroyée.

"On pourrait tenter la comparaison suivante : le Dieu des orthodoxes ressemblerait au soleil éclatant, dont la lumière et les rayons reposeraient avec béatitude sur les fidèles, selon leur capacité réceptrice. Tandis que le Dieu des Latins et des Philosophes ressemblerait au disque solaire, voilé de nuages, qui n'étant, selon eux, qu'ESSENCE, s etrouve hors de la création, création qui, en conséquence, se trouve sans lumière. Et ceci est une véritable tragédie qui faisiat peur au divin Palamas. " Si tu ôtes, écrit-il, ce qui se trouve entre l'essence imparticipable de Dieu et les fidèles, c'est-à-dire les énergies incréées, ô quel malheur! Tu nous as séparés de Dieu. Tu as chassé les énergies incréées qui unissent Dieu et les fidèles, tu as créé un abîme grand et infranchissable entre Dieu, sa créature et sa Providence pour les hommes."

" Voilà la conséquence de l'absence de Dieu dans la vie des fidèles. Dans ce climat de deuil et d'orphelinat, dans ce climat glacial dû à l'absence de l'Amour Divin, dans la sensation que Dieu s etrouve hors de la vie, l'Occident a eu besoin d'un certain "consolateur" pour combler le vide. La consécration du pape - de qui découle toute grâce - ne serait-elle pas la réponse aux questions ci-dessus?

" L'Orthodoxie n'a jamais eu besoin d'un être humain comme intermédiaire, puisqu'elle est en relation permanente et ininterrompue avec Dieu, par se srayons comblés de la "Grâce qui jaillit de Dieu", "brillants, scintillants, transfigurés". Nous devenons des dieux par la Grâce et par la participation, selon le psalmiste sacré : " J'ai dit : vous êtes des dieux, vous êtes tousfils du Très-haut..."

Si l'indifférence à Dieu est logiquement le fruit d'une si ancienne indifférence de Dieu, comment l'Occident pourra-t-il s'éveiller de son lourd sommeil dogmatique? Il le pourra si, se fondant sur la doctrine apostolique et patristique des conciles tenus à Constantinople en 1341, 1347 et 1351, qui ont condamné Barlaam l'augustinien, il rejette l'enseignement et la méthode théologique d'Augustin. Certes, un tel rejet sera, pour l'occident, déchirant : autant, sans doute, que le fut, en Orient, la condamnation d'origène et de sa méthode théologique par les Conciles Oecuméniques. Alors, éveillé enfin de son lourd sommeil dogmatique, l'Occident pourra retrouver sa propre tradition, celle des Pères orthodoxes de la Romanité et de l'Eglise universelle.





AUGUSTIN

ET LES PERES DE L'EGLISE



AMBROISE ET AUGUSTIN



par Laurent MOTTE

(C.N.R.S.)



"Ce jeune homme-là est fort satisfait

de lui et toujours en compagnie; celui-

ci s'est fait du silence une règle d'or...

c'est qu'il cherche dès la jeunesse à

amasser ce qui profitera dans la vieillesse

à lui et aux siens, crainte de s'entendre

dire : " Ce que tu n'as pas rassemblé étant jeune,

comment le trouveras-tu devenu vieux?"



Saint Ambroise, Commentaire du Psaume 118, sermon 2.





" Mais j'ai entendu un autre fidèle et

excellent intendant de Dieu, que je

vénère comme un père - car c'est lui

qui m'a engendré dans le Christ Jésus

par l'Evangile, et par le ministère de ce

serviteur du Christ j'ai reçu le bain de la

régénération - j'ai nommé le

bienheureux Ambroise; je connais

d'expérience, et la Romanité entière

prêche avec la même assurance les

travaux, les périls, la constance et la grâce

qui sont parus en lui pour la défense de la

foi catholique et dont il a fait preuve en

oeuvres et en paroles".



Contre Julien le Pélagien, Livre I.



Tout homme qui médite sur son passé y réfléchit comme en un miroir sa vie entière et les certitudes auxquelles l'écrivain se croit parvenu; Augustin singulièrement, qui ne prend la plume que pour louer son Dieu et suscite son enfance et sa jeunesse pour y retrouver le passé rebâti pierre à pierre, et découvrir dans les errances de "qui je fus", les secrets vestiges de l'action divine qui; au coeur de la corruption, préparait la régénération. Beaucoup ont, de ce chef, accusé les Confessions d'être mensongères; et elles le sont, sans doute, mesurées à l'aune de nos jugements livresques. Un exemple entre cent autres : entre le moment "décisif" de la conversion ( le tolle lege) et le baptême, huit mois s'écoulèrent, que les Confessions remplissent d'hymnes au Créateur et que nous savons, par le reste d el'oeuvre d'Augustin, occupés de dialogues philosophiques platonisants à souhait. Il n'en fallut pas plus aux érudits (Alfaric...) pour douter d ela conversion d'Augustin. Si l'expérience même ne nous apprenait pas que les étapes d'une vie s'entremêlent, l'Evangile ne laisse pas ignorer que les premiers Apôtres, après même qu'ils eurent entendu l'appel et suivi le Christ, reprirent leur filet pour pêcher, ne fût-ce qu'un jour ou deux (1). Or un jour ou deux pour des pêcheurs de Galilée, ce temps peut répondre à huit mois s'agissant d'un "intellectuel" obnubilé par les formules des rhéteurs et les disputes des écoles.

Nous ne pèserons donc pas dans des balances en toile d'araignée les motifs et les raisons, nous n'évaluerons pas le taux de sincérité des paroles d'Augustin : mais, nous fiant à son récit, nous essaierons de répondre à la question : Augustin a-t-il été la "conquista piu bella" (2) d'Ambroise de Milan, comme le répète une tradition assez constante qui voit dans l'évêque d'Hippone le disciple accompli de celui de Milan? La filiation doctrinale entre les deux hommes est-elle aussi nette que l'a affirmé le Moyen-Age - affirmation symbolisée par toute une iconographie qui montre, par exemple, au premier rang d'un groupe studieux, un jeune homme nimbé qui écoute un évêque mitré dont la chaire laisse tomber la parole : " La lettre tue, mais l'Esprit vivifie" (3) ? La méthode théologique d'Augustin doit-elle beaucoup à l'enseignement de saint Ambroise?

Si la question se pose, c'est, bien entendu, qu'elle a été controversée. Dès le XIX° siècle, les critiques ont élevé leurs doutes, nous l'avons dit, sur la "conversion" d'Augustin et l'authenticité de son christianisme; adepte de la philosophie, c'est à une forme de néoplatonisme chrétien qu'il se serait converti, annonçant ainsi sa dogmatique à venir; ainsi, hormis le baptême, Augustin devrait peu à Ambroise et les rapports des deux hommes ne seraient pas exempts de malentendu, Ambroise restant, dans la ligne des autres Pères de l'Eglise, résolument hostile à la philosophie, qu'elle vienne de Platon ou d'un autre.

Mais la thèse médiévale écartée, dans sa simplicité hâtive, Courcelle fit la patiente étude de certains ouvrages d'Ambroise, pour y déceler un enseignement néo-platonicien et conclure que "pour les têtes pensantes de l'Eglise milanaise" (4), néo-platonisme et christianisme, loin de s'opposer comme disent les modernes, étaient liés : " Augustin a été initié au néo-platonisme au sein même de l'Eglise milanaise". Dès lors la question des rapports d'Ambroise à Augustin se déplace.

" Faut-il donc croire, écrit Pierre Courcelle, comme certains l'ont fait, que la prétendue influence d'Ambroise sur Augustin, affirmée à plusieurs reprises dans les Confessions, est une fraude pieuse? La conclusion semble s'imposer si l'on tient Ambroise pour ennemi des philosophes et si l'on constate qu'Augustin, au cours de l'année 386, s'engoue des Néo-platoniciens... (mais) la controverse relative à la conversion perd son sens, dès l'instant qu'Ambroise, évêque depuis douze ans, et non chrétien de fraîche date, n'hésite pas à préconiser devant ses ouailles les thèses platoniciennes assimilées au dogme chrétien. Il est même permis de soupçonner qu'il faisait siennes certaine sthèses porphyriennes!" (5).

La thèse de Courcelle permet de concilier deux idées apparemment contradictoires : celle d'une dépendance d'Augustin à l'égard d'Ambroise; celle de l'originalité d'Augustin, créateur génial d'une synthèse entre Platon et la Bible. Qui donne trop à Ambroise, ôte au génie d'Augustin; mais qui donne tout au génie d'Augustin et en fait un auteur absolument neuf, induit par là même à douter de l'authenticité chrétienne de sa pensée, qui ne serait pas enracinée dans le terreau patristique. A titre d'exemple, voici un passage d'une Préface aux Confessions, qui exprime bien l'opinion moyenne et générale sur Augustin : " ... la tête d'Augustin a été le lieu, non pas unique, mais privilégié, d'une des opérations majeures de l'esprit humain. C'est à lui, plus qu'à aucun autre, qu'il fut donné de réaliser la synthèse de la pensée antique et de la pensée chrétienne... Par lui, en lui la culture gréco-latine fait alliance avec la Bible, la sagesse platonicienne donne la main à la "folie de la Croix" (6). A Augustin, donc, ce privilège d'"assagir" la Croix; tandis qu'Ambroise, lui, reste patristique, c'est-à-dire incapable d'une pensée cohérente selon la "sagesse de ce monde" : comme l'écrit Turmel à propos d'une page d'Ambroise sur le péché "originel" : Ambroise... " fait défiler devant nous des divagations où l'inconscience est à la hauteur de l'incohérence" (7).

On voit donc que la question des relations des deux hommes ne peut être simplement biographique; c'est pourquoi, après avoir essayé de discerner les intentions du récit des Confessions, nous tenterons de confronter la pensée du maître italien à celle du docteur africain, en interrogeant leurs ouvrages, et spécialement les traités dogmatiques d'Ambroise, ordinairement méconnus et curieusement laissés hors du débat.



***



1. RENCONTRE DANS LA CATHEDRALE.

Relisons d'abord, dans la belle traduction de Louis de Mondadon (8), les pages dans lesquelles Augustin nous dépeint les hésitations et les enthousiasmes que le nouvel arrivant éprouve à Milan.

" Il me paraît toutefois, Seigneur, oui, tel est devant toi mon sentiment là-dessus, que ma mère peut-être eût, sur le retranchement de nos usages, difficilement cédé à la défense d'un autre moins aimé qu'Ambroise, aimé, lui, au superlatif à cause de mon salut. Lui, de son côté, l'aimait pour l'excellence de ses habitudes religieuses, âme si fervente aux bonnes oeuvres, tout le temps à l'église! Aussi, quand il me voyait, s'échappait-il en éloges, me félicitant d'avoir une telle mère.

" Il ignorait quel fils elle avait, moi qui doutais sur toute la religion et qui tenais la voie de la vie absolument introuvable. (VI, 2, 2).

"Joie également que la lecture des vieux textes et d ela Loi et des prophètes me fût désormais proposée sous un autre angle qu'auparavant, quand j'accusais tes saints de vues à mon sens absurdes, mais que, dans le fait, ils n'avaient pas. Souvent, dans ses sermons au peuple, Ambroise disait, comme une consigne où il eût mis toute sa ferveur : " La lettre tue, l'esprit vivifie". De l'entendre me mettait en joie, tandis que, le voile du mystère écarté, il ouvrait au sens spirituel ce qui, dans sa lettre, avait l'air d'une doctrine à contre-sens. Pas un mot qui me choquât; toutefois j'ignorais encore s'il disait vrai" (VI, 6).

" Pour ce qui regardait Ambroise, je me faisais l'idée d'un homme heureux selon le monde, honoré comme il était de si hautes prérogatives. Une seule chose me semblait rude : son état de célibataire. Au demeurant, que nourrissait-il en fait d'espoir, qu'éprouvait-il soit comme lutte vis-à-vis les tentations de la place éminente qu'il occupait, soit comme soulagement dans les contrariétés, quelle saveur d'allégresse lui mettait en sa bouche secrète, au fond de son coeur, ton pain remâché; je ne l'aurais su conjecturer et n'en avais pas l'expérience, non plus que lui ne connaissait mes fluctuations et la fosse où j'étais en péril de choir. Pas moyen de lui poser comme j'aurais voulu les questions que je voulais. Des files compactes de gens embesognés, des chétifs auxquels il rendait service, me barraient l'accès de son audience et de son entretien. Lui arrivait-il d'être sans eux un bout de temps, alors il restaurait son corps par les aliments indispensables et son esprit par la lecture. Ses yeux, quand il lisait, suivaient les pages et son coeur fouillait la pensée, mais sa voix et s alangue reposaient. Souvent nous étions là, défense n'était faite à personne d'entrer et l'usage étant de ne pas lui annoncer les arrivants. Or, nous le vîmes toujours lire en silence, jamais autrement. Qui donc oserait déranger un homme si recueilli? Après nous être longtemps tenus assis sans rien dire, nous repartions" (VI, 3, 3).

" Toujours est-il que je n'arrivais point, sauf par brèves audiences, à consulter selon mon désir cette âme si sainte, ton oracle" (VI, 3, 4).

" Voici que les apparentes dissonances dans les livres de l'Eglise ne sont plus des dissonances : on peut les entendre d'un autre biais à leur honneur. (...). Mais où chercher la vérité? Quand la chercher? Ambroise n'a pas de loisir et j'en manque pour la lecture. Les textes même, où les chercher?..." (VI, 11, 18).

A la lecture de ces passages, on ne peut se défendre de l'impression qu'Augustin cherche autant à éviter qu'à rencontrer Ambroise : et cette impression, c'est lui qui nous la donne. Les remarques de Courcelle - par exemple sur le discours anti-ambrosien prononcé par Augustin le 1er janvier 385 - ne font que corroborer l'idée que le lecteur retire du livre VI des Confessions : Augustin admire Ambroise, mais ne souhaite pas le prendre pour maître spirituel. les empêchements qu'il énumère sont de ceux qu'un désir ardent bousculerait aisément : il insiste sur l'abord facile d'Ambroise et sur ses propres réticences. " Les rapports personnels d'Augustin et d'Ambroise, au cours des années 385 et 386... n'ont rien eu d'intime" (9).

Cette attitude d'Augustin se perpétuera après la conversion. Voici ce qu'il écrit : " Je fis savoir par lettre au saint homme Albroise, ton évêque, mes erreurs d'hier et mon voeu d'aujourd'hui. A son avis, que devrais-je parmi tes livres lire de préférence, qui me préparât et me disposât mieux à la si grande grâce que j'allais recevoir? Il m'assigna le prophète Isaïe, pour s amanière, je pense, plus dégagée en comparaison des autres, d'annooncer l'Evangile et la vocation des Gentils. Mais moi, la première fois que je le lus, je n'y compris rien et, dans l'idée qu'il en irait partout de même, je renvoyais la suite pour un temps où je serais mieux dressé au langage du Seigneur" ( IX, 5, 13).

Page riche d'enseignement! D'abord, elle montre combien Augustin est peu familier des livres sacrés du christianisme qu'il vient d'embrasser; ensuite, on voit, dans le fait que le livre lui tombe des mains, un indice de son caractère indépendant, qui ne se croit pas obligé de suivre de point en point les indications d'un maître qu'il a pourtant sollicité, quand elles lui semblent au-dessus de ses forces.

Replaçant à présent ces notations dans le contexte général des livres V à VIII des Confessions, nous pouvons admirer la savante construction, qui, d'héistations en hésitations, conduit à Dieu.

En effet: Augustin, de Carthage à Milan, rencontre successivement divers personnages : Faustus, le docteur manichéen, Ambroise, Simplicianus qui lui est lié, et un philosophe platonicien que l'orgueil a dépersonnalisé au point de lui faire perdre jusqu'à son nom dans les Confessions, mais que les savants identifient à Manlius Theodorus. Or, chacun de ces personnages jouent, à leur insu, un rôle dans l'acheminement d'Augustin vers son Dieu. La rencontre avec Faustus, contre toute attente, provoque la désaffection d'Augustin à l'égard du manichéisme : la rencontre avec Ambroise ne conduit pas au Christ mais suggère Sa doctrine; enfin le platonicien est insupportable de vanité, mais ses livres contiennent la plus vraie philosophie.

On conçoit ainsi, que, préfigurant en quelque manière la Recherche, ces livres des Confessions sont construits sur un balancement entre l'espoir et les déceptions. Dans le cas de Faustus le manichéen, l'homme sur qui Augustin comptait le plus, se révèle décevant et sa doctrine, absurde. Dans le cas d'Ambroise, l"homme est attachant, mais la doctrine ne satisfait point : " J'ignorais encore s'il disait vrai". Enfin, pour le platonicien, c'est la doctrine, les livres seuls qu'Augustin retient, tandis que l'homme est condamné sans appel. Il y a donc ici une manière de triangulation, Augustin n'arrivant à trouver sa place nulle part, puisque rien ne lui offre d'assise ni de certitude absolue.

La conclusion est claire : ce que l'auteur des Confessions veut souligner, c'est que ce n'est pas Ambroise, ni aucun homme, qui le convertit, mais Dieu; Ambroise, en suscitant à la fois un respect admiratif et une certaine défiance, a été, tout comme Faustus et Theodorus, un instrument entre les mains du Christ, qui, en personne, a réellement opéré la conversion d'Augustin.

Mais il n'est pas de chrétien sans guide : de même que Paul après le chemin de Damas dut aller trouver Ananie, Augustin reçut par lettre, puis de bouche, des conseils d'Ambroise. Dès lors, selon Courcelle, "Augustin n'a plus aucun motif de se croire cruellement négligé par Ambroise" (10). Et de supposer qu'Augustin a écouté des homélies d'Ambroise sur Luc et sur Isaïe, qui lui auraient "enseigné "les desseins profonds que Dieu forme pour le salut du genre humain", c'est-à-dire toute l'économie du péché originel et de son rachat".

Qu'en est-il exactement? Qu'a donc entendu Augustin de l'enseignement d'Ambroise? Qu'en a-t-il retenu? On donne ordinairement, d'après les Confessions et le reste de l'oeuvre de l'évêque d'Hippone, trois réponses à cette question :

a) Augustin a appris le rapport qui unit l'Ancien au Nouveau Testament et que niaient les manichéens.

b) Il a appris que l'âme était, comme Dieu, d'essence toute spirituelle, alors qu'il les concevait matériels.

c) Il a enfin reçu d'Ambroise une méthode théologique dite "latine", qu'il a ensuite appliquée avec fruit.

Examinons ces trois points successivement.



2. L'ANCIEN ET LE NOUVEAU.

Il est presque devenu banal de le dire : Ambroise a enseigné à son "fils" le lien de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance, dissipant ainsi les objections rationalistes que l'ancien manichéen élevait contre les récits et les préceptes, jugés absurdes, de la Loi. Augustin lui-même a décrit l'effet des exégèses d'Ambroise et reconnu à plusieurs reprises avoir une dette envers lui à cet égard. Dans le De utilitate credendi, il dit : " Et déjà plusieurs explications de l'évêque de Milan m'avaient ému, si bien que je nourrissais quelque espérance, dans mon désir de voir élucider maintes choses de l'Ancien Testament, qui, comme tu le sais, étaient pour nous des objets d'exécration parce qu'on nous les avait mal transmises" (11); et dans les Confessions : "... J'en venais à penser que la foi catholique, incapable, selon mes idées d'autrefois, de rien dire contre les assauts des manichéens, était en somme autre chose qu'affirmations gratuites, effrontées; Cela surtout pour l'avoir une fois, deux fois, et plus souvent, entendu résoudre, à propos de l'Ancien Testament, des énigmes, pour moi mortelles, quand je prenais tout au pied de la lettre. L'interprétation spirituelle de la plupart de ces textes m'amenait dès lors à me reprocher d'avoir, sur cet article au moins, désespéré en croyant impossible toute réplique aux anathèmes et aux railleries contre la loi et les prophètes " (12).

Certes, Augustin ajoute que cela ne suffisait point alors pour le persuader de la vérité de la foi d'Ambroise; mais le rôle de l'évêque de Milan ne saurait être sous-estimé, puisque, dans l'épître à Paulina, de 413, scrutant la question des théophanies de l'Ancien Testament et cherchant à concilier ces apparitions de Dieu avec la parole de saint Jean : " Nul n'a jamais vu Dieu", Augustin se réfère explicitement au Commentaire sur saint Luc et décalre qu'il adopte le point de vue d'Ambroise, non, dit-il, parce qu'il a reçu le baptême de ses mains, mais parce que telle est la vérité (13). Bref, Augustin prétend avoir acquis de son père saint Ambroise, dès l'époque de Milan, une clé : l'exégèse allégorique, qu'il allait employer ensuite dans ses propres commentaires et dans ses luttes anti-hérétiques.

En est-il ainsi? Augustin a certes entendu et lu des commentaires d'Ambroise; mais qu'y a-t-il puisé? Est-il certain qu'il n'y ait pas, sur ce sujet de l'Ancien Testament, divergence de doctrine entre les deux hommes? Pour le savoir, nous allons étudier quelques exégèses d'Ambroise, à la lumière de la distinction indiquée par J. Lebreton (14). Cet auteur a montré, avec d'autres, ce qui oppose la conception augustinienne à celle des Pères de l'Eglise antérieurs : alors que ceux-ci proclament que c'est le Fils de Dieu "sans la chair" qui est apparu à Abraham, à Moïse et aux autres Prophètes, Augustin, pour sa part, estime que ce n'est jamais le Fils de Dieu qui est apparu, mais une créature angélique intermédiaire représentant le Père, le Fils ou le Saint Esprit "séparément", ou la Trinité entière. Saint Ambroise est-il de cet avis?

Voici trois exégèses de saint Ambroise, portant sur deux théophanies de l'Ancien, et une du Nouveau Testament; le saint docteur entreprend de démontrer aux Ariens l'éternité du Fils de Dieu et sa différence absolue d'avec toute créature : " Quelqu'un dira : Comment le Fils a-t-il été engendré? (...) Comme l'éclat de la lumière éternelle, parce que l'éclat est en acte sitôt qu'il naît : c'est l'Apôtre, et non moi, qui prend cet exemple. Ne va donc pas croire qu'il y ait eu un moment où Dieu ait été sans sagesse ou la lumière sans éclat (Hébr. 1,3). Cesse, Arien, de juger des choses divines par les nôtres : mais crois aux divines, où tu ne trouves rien d'humain. Le roi païen vit dans le feu, avec les trois enfants des Hébreux, un quatrième, comme une figure d'ange; et comme il le jugeait supérieur même aux anges, il estima qu'il s'agissait du Fils de Dieu : il ne lut point, il croit ( Dan. 3, 92). Abraham de même vit trois et adora un (Gen.18, 2). Pierre sur la montagne vit Moïse et Elie avec le Fils de Dieu : il ne fit erreur ni sur la nature, ni sur la gloire; bref, ce n'est point à ces deux, mais au Christ qu'il demanda ce qu'il devait faire, car, encore qu'il offrît de servir les trois, il n'attendait l'ordre que d'un seul." (15).

Ce texte rend claire la doctrine de saint Ambroise sur l'unité des deux Testaments : cette unité est la personne du Christ, qui est toujours au centre de la vision. C'est elle qui commande le rapprochement de la fournaise perse, de l'hospitalité de Mambré et de la Transfiguration; dans les trois cas, des anges ou de saints apparaissent : l'adoration n'est due qu'à un seul. Toute la démonstration croule si le Christ est simplement représenté par un ange créé.

Ici Ambroise suit l'interprétation la plus ancienne, celle des Pères Apostoliques; ainsi, saint Justin, parlant de la rencontre d'Abraham avec les trois anges, écrit : " Et maintenant, n'avez-vous pas compris, amis, que l'un des trois, le Dieu et Seigneur qui sert celui qui est dans le ciel, est le Seigneur des deux anges? " (16). Il y a donc une différence de nature entre "l'ange" et ses acolytes.

Saint Ambroise commente encore ainsi l'hospitalité d'Abraham : " Abraham prêt à recevoir des hôtes ( Gen. 18,2), fidèle à Dieu, zélé à son service, diligent à la tâche, vit la Trinité en figure et couronna son hospitalité par s apiété : il vit les trois et adora l'Un; gardant la distinction des personnes, il n'en nommait qu'un seul "Seigneur"; aux trois il fit l'hommage de son offrande, et manifesta l'unique puissance. Car ce ne fut point la science, mais la grâce qui parla en lui; et cet ancien croyait mieux ce qu'il n'avait pas appris que nous ne faisons ce qui nous a été enseigné. Car personne n'avait alorsfalsifié le visage de la vérité : c'est pourquoi il voit les trois mais vénère l'unité. Il verse trois mesures de fleur de farine, mais immole un seul veau : estimant suffisant un seul sacrifice, mais un présent pour trois; une seule victime, mais une triple grâce." (17).

Ici se développe ce que l'on pourrait appeler "l'allégorisme" des Pères. On en voit la racine : l'exégèse primitive qui discerne dans les trois anges le Christ accompagné de deux serviteurs, reste centrale; mais les détails de la scène sont rapportés un à un à la foi en la Trinité. Il importe de remarquer que cette "méthode" diffère radicalement de celle que préconisera Augustin : et ce n'est que par un malentendu, d'ailleurs explicable, que la première a pu donner lieu à la seconde.

Reste une question : pourquoi saint Ambroise admet-il dans le Commentaire sur Luc, à côté de la vision du Fils, la possibilité d'une vision du Père ou de l'Esprit? Songe-t-il à une théophanie par créature interposée, comme le pense Augustin? un autre texte d'Ambroise nous permet d'élucider ce point : " La plupart disent que c'est Dieu le Père qui a été vu par Isaïe dans cette occasion (Isaïe, 6, 1); Paul a dit que c'était l'Esprit et Luc l'a confirmé (Act. 28, 25); l'Evangéliste Jean rapporte cette vision au Fils. Il écrit en effet ceci du Fils (Jean 8, 36) : "Jésus parla ainsi... Isaïe dit cela quand il vit Sa majesté"... La diversité se trouve ici dans les expressions et non dnas la pensée. Car, quoiqu'ils aient parlé en des sens différents, aucun ne s'est trompé : en effet, il est véritable, et que le Père est vu dans le Fils, qui a dit : " Qui me voit, voit aussi le Père" ( Jean 14, 9); et que le Fils est vu dans l'Esprit, puisque, de même que "personne ne dit " Seigneur Jésus", sinon dans l'Esprit Saint" ( 1 Cor. 12, 3), de même ce n'est point par les yeux du corps, mais par la grâce de l'Esprit ( spiritali gratia), que le Christ est vu... Et Paul ayant perdu les yeux, comment voyait-il le Christ, sinon dans l'Esprit ( Act. 9, 8) ? ... Car les Prophètes aussi recevaient l'Esprit et voyaient le Christ" (18). Ici, Ambroise concilie diverses exégèses autour des sens du verbe "voir" : la vision du Père est entièrement rapportée à celle du Fils, comme chez les Pères Apostoliques qui refusent l'idée judaïque d'une manifestation directe du Père; et il y a vision du Fils "dans le Saint Esprit", c'est-à-dire dans la grâce "spirituelle", ce qui est évidemment tout autre chose qu'une vision de la personne même de l'Esprit, qui ne s'incarne pas. La vision personnelle, par contre, s'applique au Fils. Dogme que résume admirablement cette phrase, qui conclut une autre évocation des trois adolescents dans la fournaise, et montre en quel sens le sthéophanies du Verbe peuvent être dites théophanies de la Trinité - un sens étranger au docteur d'Hippone : " Dieu était béni; dans l'ange se faisait voir le Fils de Dieu; la grâce sainte et spirituelle parlait dans les adolescents" (19).

Quelle conclusion tirer de ces citations?

Pour Ambroise, le Christ est présent en personne dans l'Ancien Testament. C'est lui qui descend dans la fournaise sauver les trois adolescents, lui qu'Abraham adore au milieu des anges, lui que voient Ezéchiel et Isaïe dans la vision du char; cette omniprésence du Verbe de Dieu rend possible une interprétation christologique de tel précepte de la Loi, de tel détail de la vie des patriarches.

Tout autre la méthode interprétative que développe Augustin dans son De Trinitate et dans plusieurs ouvrages. Pour l'évêque d'hippone, l'Ange de l'Ancien Testament n'est pas le Christ, mais symbolise le Christ. La question du rapport entre de l'Ancien au Nouveau testament se ramène donc en dernière analyse à la science et, dirait sans doute l'ancien manichéen, à la probité de l'exégète. Qui est ce dernier? Le visionnaire d'abord, qui élève son esprit, de ce qu'il voit jusqu'à ce qui ne saurait se voir - des trois anges créés à la notion de Trinité incréée - et le lecteur ensuite, qui établit la relation entre la lettre du texte et la signification allégorique. Tout devient une question d'interprétation.

Une telle doctrine ne se trouve pas chez les Pères antérieurs à Augustin : elle n'aurait d'ailleurs, remarquons-le, été d'aucune efficace dans la polémique anti-judaïque. Dire que le Christ n'est pas dans l'Ancien Testament de façon absolue, mais que c'est nous qui l'y voyons, agissant par des anges, cela eût été directement contraire à un saint Justin, qui entend prouver à ses interlocuteurs juifs que Celui qu'a vu Abraham est autre que le Dieu qu'ils adorent mais qu'il est aussi Dieu au parfait sens du terme : " Je reviens aux Ecritures pour essayer de vous convaincre que celui qui y est dit s'être fait voir à Abraham, à Jacob, à Moïse et qui est désigné comme Dieu, est autre que le Dieu qui a fait toutes choses, j'entends pour le nombre et non pas pour la pensée" (20). Dans ce contexte l'interprétation d'Augustin est sans force, qui suppose ce qu'il faut démontrer : la divinité du Christ.

Ici se laisse saisir, peut-être, l'origine de la thèse augustinienne : le préjugé manichéen. Les manichéens croyaient au Christ et au Nouveau Testament : au point de rejeter entièrement l'Ancien Testament et son Dieu, auteur du monde mauvais et de la Loi mauvaise. Dès lors, entendant les prédications d'Ambroise, Augustin n'a pas compris - disons : n'a pu comprendre - la source de ses paroles, et il a pris l'écorce pour la doctrine. Il a pensé que la présence même du Christ dans l'Ancien Testament était déduite par allégorie et le dialecticien hors pair qu'il était a tout de suite saisi les procédés et su "tirer les ficelles" du symbolisme dont il avait l'idée. Mais une telle pan-interprétation ne va pas sans faiblesse, ni snas danger : ne risque-t-elle pas de dissoudre la foi dans l'arbitraire et le subjectif? Le lecteur, fût-il un maître, fût-il Augustin, n'occupe-t-il pas une place usurpée? Nous laissons la question ouverte.

Saint Ambroise a donc, par ses sermons, réconcilié Augustin avec l'Ancien Testament. Mais l'élève n'a pas suivi, sur ce point, le docteur de Milan, quoiqu'il ait cru le faire : tandis qu'Ambroise admettait la présence du Christ "sans la chair" dans l'Ancien Testament, Augustin l'a proscrite. Nous ne dirons pas que ce qui était chez le maître, intuition vivante, devient chez son auditeur, technique exégétique : mais nous prendrons acte de cette différence, dont on conçoit qu'elle ne pourra être, pour la théologie, accessoire ou indifférente.



3. LA SPIRITUALITE DE L'AME.

La seconde chose que saint Ambroise aurait enseignée à son catéchumène, c'est la spiritualité, c'est-à-dire l'incorporéité parfaite, de Dieu et de l'âme : " Je notai à plusieurs reprises dans les sermons de notre évêque, écrit Augustin dans le De beata vita (I, 4)... que la notion de Dieu exclut absolument toute idée de corps, comme aussi la nature de l'âme qui est de tous les êtres celui qui se rapproche de Dieu". Peter Brown, biographe d'Augustin, a souligné combien cette notion de spiritualité pouvait apparaître nouvelle à l'ex-auditeur manichéen, imbu de l'idée d'un Dieu corporel, vie substantielle répandue dans le cosmos comme un liquide dans une éponge (21).

Si l'on en reste à la notion très générale et vague de non corporalité, on admettra sans peine la notice de l'auteur du De beata vita. Mais elle a paru enfermer davantage, nous l'avons vu, à Pierre Courcelle et l'a incité à supposer que saint Ambroise, nonobstant les jugements peu favorables qu'il en fait, aurait professé la doctrine des néo-platoniciens sur l'^me et sur Dieu, et l'aurait ainsi transmise comme une chose chréteinne à son disciple Augustin. De fait, à la veille de son baptême, comme après celui-ci, Augustin dispute beaucoup de l'âme humaine. laissant présentement de côté la question de la Divinité, posons donc la suivante : la théorie que le catéchumène de Cassiciacum forme sur l'âme humaine, doit-elle quelque chose à Ambroise de Milan? Ou ne provient-elle que des "libri platonici"? Question qui en contient deux autres : quelle est l'opinion d'Augustin sur l'âme? Quelle, celle d'Ambroise?

Que dans sa retraite à Cassiciacum, l'ancien professeur de rhétorique suive Plotin et ses émules comme leur ombre, nul n'en a douté. Alors, comme après son baptême, Augustin se plaît à dialoguer avec ses amis sur les sujets les plus prfonds de la métaphysique. Et les questions qu'il aborde, comme les réponses qu'il leur donne, il semble les butiner dans les bosquets de l'Académie. Dans les Soliloques, il dit que l'intelligence est la vérité; que rien ne peut mourir qui a en soi quelques choses d'immortel; or comme l'intelligence est dans l'âme et que la vérité est immortelle, il s'ensuit que l'âme ne peut mourir. Dans sa lettre à Nébride (lettre 72), Augustin déclare que l'âme a vu jadis la vérité et s'en est séparée en entrant dans un corps : la réminiscence de Platon est l'acquêt très sublime ( nobilissimum) de la philosophie. On trouve des idées analogues dans tous les traités qui roulent sur l'âme : Augustin accepte l'existence des Idées platoniciennes immuables. Tout en notant que notre auteur est revenu sur l'affirmation de la réminiscence dans ses Rétractations, Lenain de Tillemont écrit : " Mais il ne faut point s'étonner que saint Augustin n'ait pas quitté tout d'un coup les sentiments qu'il avait pris dans les livres des philosophes..."(22).

Ce platonisme est-il dans Ambroise?

Pierre Courcelle répond oui. "... Plotin, écrit-il, fournit à Ambroise la thèse fondamentale et le canevas du De bono mortis; Ambroise a peu de mal à christianiser, sur ce point, la pensée néo-platonicienne; tous deux s'accordent sur le fond comme dans l'expression" (23). Courcelle tire cette opinion d'une comparaison de morceaux de textes d'Ambroise et de Plotin où se retrouvent, dans le même ordre, les mêmes images. Une autre comparaison, d'Ambroise avec Augustin, l'amène à conclure : " Augustin connaissait et adoptait pour son compte l'exégèse ambrosienne de Plotin".

Peter Brown pense le contraire. D'une part, ni dans les Confessions, ni dans le De utilitate credendi, Augustin ne réfère à Ambroise ses idées sur le néo-platonisme, ce qui constitue "une objection embarrassante" à la thèse de Courcelle (24). D'autre part, et surtout, le questionnement n'est pas le même chez les deux hommes : " Ce n'est pas qu'Ambroise ait été d'un grand secours pour Augustin. Dans ses sermons il s'était servi des oeuvres des philosophes païens comme il aurait puisé dans une anthologie spirituelle, adaptant leurs conclusions aux besoins de sa cause... Mais les manichéens avaient fait d'Augustin un métaphysicien authentique bien qu'insuffisamment formé... Ambroise pouvait bien lui dire qu'un homme est entièrement responsable de ses mauvaises actions, mais sa formation manichéenne l'avait habitué à se demander pourquoi il était possible de commettre de telles actions : question très différente et beaucoup plus fondamentale" (25). Goulven Madec est du même sentiment : " Dans les Soliloquia, Augustin manifeste des exigences théoriques, d'ordre métaphysique, auxquelles le génie moral d'Ambroise ne s'est guère intéressé, à en juger par l'ensemble de son oeuvre écrite" (26).

Pour trancher ce débat, et savoir si Ambroise ets aussi peu métaphysicien qu'on se plaît à le penser, nous remarquerons d'abord les difficultés que posent les théories des Dialogues augustiniens. En effet, définir l'âme comme chose immortelle, se justifie pleinement dans le système platonicien, qui cherche l'intermédiaire - metaxu - entre l'Absolu (Immuable) et le relatif ( Mû par autre chose que soi); et qui le trouve dans l'Ame, l'automoteur, qui combine les attributs contradictoires et qui, tout en partageant certaines prérogatives de la Divinité, peut aussi se mêler au monde et le mouvoir. Il est évident qu'Augustin ne peut faire siennes de telles notions, qui reviendraient à doter l'âme d'éternité naturelle, bref, à la diviniser (27). Néanmoins la façon dont il démontre l'immortalité dans les Soliloques, est étrangère à la pensée d'Ambroise, parce qu'elle encourt, du point de vue de cette pensée, un double reproche : elle en dit à la fois trop et trop peu.

Elle en dit trop. En effet, si Ambroise affirme, comme une vérité de foi, que l'âme est vivante, sans spéculer sur le pourquoi, il entend non pas se cantonner dans la morale, mais garder saufs les principes de la cosmologie chrétienne. Il écrit en effet : " Mais autre est l'immortalité de Sa nature ( celle de Dieu), autre celle de la nôtre. Les choses frêles ne s epeuvent comparer aux divines : la substance divine est seule à ignorer la mort. C'est pourquoi l'Apôtre même, encore qu'il sût que l'âme aussi bien que les anges sont immortels, a prêché Dieu seul détenteur de l'immortalité ( 1 Tim. 6, 16). De fait, lâme meurt elle aussi : " L'âme qui a péché, en effet, c'est elle qui mourra" ( Ezech. 18, 20); et l'ange même n'est pas immortel par nature ( nec Angelus immortalis est naturaliter) : son immortalité dépend de la volonté du Créateur" (28). Ce texte révèle dans Ambroise un théoricien très attentif, très conscient de la dogmatique du christianisme et des dangers que des raisonnements platonisants pourraient faire courir à la notion de la Divinité. La simple idée d'une âme immortelle par la présence en elle de l'Intelligence, et non de la grâce de Dieu, ébranle la frontière tracée entre le Créateur et la créature. Explicitons ce point.

Selon l'orthodoxie chrétienne d'Ambroise, Dieu est, d'après le texte que nous venons de citer, seul immortel : il est aussi seul éternel, seul incorporel, seul immatériel. En vertu d ece même principe, saint Jean Damascène dira que les Anges ne sont incorporels que par rapport à l'épaisseur de la matière créée, et matériels devant Dieu (29); et les Pères du désert, que le feu qui ne s'éteint point de l'Evangile, ne saurait être un feu créé - ce qu'il sera chez les scolastiques - qui pourrait disparaître, mais qu'il est l'amour incréé de Dieu, senti comme brûlure par ceux qui Le haïssent. Etant venue du néant, la créature peut cesser d'être.

Par là le christianisme s'oppose directement au paganisme qui admettait que les attributs divins puissent se communiquer de façon essentielle, et par conséquent posait, on s'en souvient, l'existence de dieux, de demi-dieux et de quarts de dieux, jusqu'à l'âme humaine ici bas chue d'un désastre obscur, "dernier dieu" selon les Néo-platoniciens (30).

Or, pour les chrétiens, l'âme ayant été créée, a pris commencement et peut donc finir. Son immortalité repose sur la grâce et la volonté de Son auteur. Dans le cadre de cette pensée, même indépendamment de tout rôle cosmologique dévolu à l'âme, aucun raisonnement ne saurait en démontrer l'immortalité de façon apodictique.

La réponse est donc claire, que saint Ambroise aurait donnée aux chercheurs de Cassiciacum, s'ils l'eussent interrogé. Il les eût dissuadés de s eperdre dans l'écheveau incertain du platonisme. La lettre 34 d'Ambroise ne semble-t-elle pas écrite pour satisfaire aux doutes de l'auteur des Soliloques ? "Tu m'as demandé, écrit Ambroise à Horontien, si l'âme doit être considérée comme d'essence céleste; car tu ne crois point qu'elle consiste dans le sang ou le feu, ou soit une harmonie des nerfs, comme la tourbe des philosophes l'imagine; mais, selon toi, l'âme se définit peut-être, comme le veulent ces grands seigneurs philosohes (31) du lignage de Platon, "ce qui se meut de soi et n'est point mû par autre chose"; à moins encore que tu n'aies approuvé la quinte essence mise en honneur par le subtil Aristote, je veux dire l'entéléchie, dont tu voudrais composer et pour ainsi dire modeler, la substance de l'âme. Eh bien! sur cette question je te conseille de lire le livre d'Esdras qui a d'un coup fait fi de ces balivernes des philosophes et établi succintement, en vertu d'une sagesse plus secrète, qu'il avait puisée à la Révélation, que l'âme est d'une substance supérieure.

" L'Apôtre également, encore qu'il ne l'ait pas dit expressément, nous a néanmoins laissé entendre, agissant en cela de la façon d'un bon maître et d'un cultivateur soigneux du champ spirituel, qui éveille l'intelligence de ses disciples en y semant avec mystère ses enseignements, que nos âmes viennent d'une création plus éminente et sont d'une nature plus excellente. En effet, disant : " La créature est soumise à la vanité, non point de son gré, mais à cause de celui qui l'a soumise dans l'espérance; parce que la création même sera délivrée de la servitude de la corruption pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu" ( Rom. 8, 20), il montre que la grâce des âmes est immense : c'est par leur force et leur vertu que le genre humain s'élève jusqu'à l'adoption des enfants de Dieu, ayant reçu lui-même une chose qui est à l'image et à la ressemblance de Dieu. Car les âmes ne se laissent ni saisir aucunement par le toucher ni voir des yeux corporels; et pour cette raison elles présentent une ressemblance avec la nature Incorporelle et Invisible et l'emportent par essence sur la substance sensible et corporelle. Car tout ce qui se voit fait partie des choses temporelles, signifie les choses temporelles, se colle aux choses temporelles; mais celles qui ne se voient point adhèrent à ce bien éternel et suprême, et ont en lui "la vie, l'être et le mouvement" (Act. 17, 18); et elles n'acceptent point séparation et division d'avec lui, pour tant qu'elles consultent le bien.

"Toute âme donc, qui se voit enfermée dans cette masure corporelle et qui, cependant, ne tombe pas dans l'abjection du fait de cette société qu'elle entretient avec son habitation terrestre, gémit (2 Cor. 5, 4) sous le poids de ce lien corporel; car "un corps corruptible appesantit l'âme et une hutte de terre tire au sol l'intelligence aux multiples pensées" (Sag. 9, 15) : et connaissant en même temps qu'elle marche par la foi, et non par la vue, elle veut quitter le corps et s erendre à Dieu (2 Cor. 5, 7).

" Remarquons donc que la créature est soumise à la vanité (Rom. 8, 20), non de sa volonté, mais par le décret de Dieu, qui a décidé que les âmes devaient être jointes aux corps en raison de l'espérance qu'elles nourrissent : afin que, dans l'espérance de ces biens, elles se montrent dignes de la récompense du Ciel. (32) (...).

" L'Apôtre a donc enseigné que la créature qu'est le genre humain est soulise à la vanité. En effet, qu'est-ce que l'homme, que son âme?... "Vanité universelle, tout homme vivant" (PS. 38, 6). C'est pourquoi la vie de l'homme en ce siècle-ci est vanité. A cette vanité l'âme est soumise ( huic vanitati subjecta est anima)".

Ambroise passe ensuite de l'exemple de l'âme à celui des corps célestes puis des Anges, tous également soumis à la volonté du créateur et sujets dans l'état actuel du monde, à gémir pour les hommes; et il conclut : " Si donc les créatures célestes même et les Puissances souffrent la servitude de la corruption, mais dans l'espoir de se réjouir plus tard pour nous et avec nous; consolons-nous aussi des passions du temps présent par l'espérance et l'attente de la gloire à venir." (33).

Cette lettre montre que l'évêque de Milan, lors même qu'il écrit à un philosophe et emprunte son jargon, reste fidèle, en prononçant l'éloge de l'âme, aux cadres de la pensée chrétienne. Il rejette les "philosophorum nugas" et souligne la "vanité" à laquelle est soumise l'âme et qui constitue la démarcation tracée entre Dieu et la création. On lit en effet dans le De Fide : " Le Christ n'est pas une créature, car " la créature est soumise à la vanité", dit l'Apôtre ( Rom. 8, 20). Le Christ serait-il soumis à la vanité? " (34). Ainsi, quelle que soit la supériorité de l'âme, son immortalité est toute suspendue à la volonté de Dieu et non susceptible de démonstration philosophique.

Mais si les Soliloques en disent d'une certaine manière trop sur l'immortalité en voulant la prouver, ils en disent aussi trop peu; parce que l'âme n'estqu'une partie du composé humain qui doit ressusciter. Quand même on pourrait s'assurer - et se rassurer - sur l'immortalité de l'âme, que l'on n'aurait rien gagné : à quoi bon me rendre certain du sort d'une seule part de moi-même? Mon salut n'est-il pas alors bancal et incomplet? Telle est l'idée qu'Ambroise affirme avec force dans le Discours sur la mort de son frère Satyrus : " Et ceux-là mêmes qui affirment que les âmes sont immortelles, ne sauraient me plaire solidement, puisqu'ils ne me rachètent qu'en partie. En effet, quelle grâce peut-il y avoir, où je ne suis pas tout entier sauvé? Quelle vie, si en moi l'oeuvre de Dieu périt? Quelle justice, si la mort est la fin naturelle de l'être, et commune au juste comme au pécheur? Quelle justice, si la mort est la fin naturelle de l'être, et commune au juste comme au pécheur? Quelle vérité, à croire l'âme immortelle parce qu'elle se meut de soi et est toujours en mouvement, du moment que nous ne savons pas du tout, quand nous sommes dans ce corps qui nous est commun avec les bêtes, ce que l'âme faisait avant d'y être, et que la vérité ne naît pas de la jonction des contraires, mais s'en trouve anéantie?" (35).

Ainsi, hormis l'idée très générale d'une non-corporéité de l'âme, Augustin n'a pu trouver chez Ambroise aucune convergence avec la doctrine néoplatonicienne de l'âme, ni aucun encouragement à en démontrer l'immortalité.

Mais, dira-t-on, et les parallèles plotiniens découverts chez Ambroise? Comment s'accordent-ils avec une doctrine si différente? Portons nos regards sur le texte le plus plotinien d'Ambroise, le De Isaac, qui réinterprète le Traité du Beau (Ennéades I, 6, 5) et suivons le commentaire de P. Courcelle qui indique avec précision les infléchissements et les modifications que le saint apporte au texte du philosophe : il supprime un développement qui, dans son modèle, exalte l'homme parce qu'il "ne pense pas comme Plotin... que l'homme n'ait plus besoin de guide" (36); il remplace le Bien impersonnel de Plotin par le Seigneur Jésus (37); enfin l'expérience du Beau n'est plus celle d'une essence en soi, mais celle de la gloire de la Divinité, expérimentée dans la Transfiguration (38). Bref, le travail d'Ambroise sur le texte modifie en profondeur la pensée. A s'en tenir aux formules et aux métaphores qui émaillent le discours, on tomberait dans l'illusion : l'arbre cacherait la forêt.

La divergence doctrinale qui oppose sur la nature de l'âme et les voies du salut, néoplatonisme et christianisme, ne se manifeste nulle part plus nettement que dans les sermons "plotiniens" d'Ambroise. Fait qui n'a échappé ni aux familiers du néo-platonisme, ni aux connaisseurs de l'oeuvre ambrosienne. P. Hadot écrit : "... on ne trouve plus chez Ambroise aucune trace importante de ce qui fait l'essentiel de la pensée plotinienne : le dépassement de l'intelligible pour atteindre l'Un dans l'extase" (39); et Goulven Madec : "Si l'usage fréquent des métaphores plotiniennes platoniciennes doit pourtant accréditer la formule de "platonisme ambrosien", je qualifierai celui-ci de rhétorique plutôt que de philosophique (40). D'Ambroise philosophe que reste-t-il?

Nous risquerons l'hypothèse suivante : les traces de textes néoplatoniciens prouvent bien, comme le pensait Pierre Courcelle, l'existence à Milan d'un cercle platonisant; mais le rapport d'Ambroise à ce cercle n'est pas de sympathie ni d'identité. Qu'il exalte, en morale, les saintes chrétiennes au-dessus des païens vertueux (41); qu'il rejette, en physique, la doctrine des idées, en évoquant les railleries d'un Aristote (42); qu'il se montre, en logique, parfait dialecticien, capable de démarquer un traité en en reversant le sens : partout saint Ambroise applique aux philosophes le mot d'ordre littéraire qui a résonné dans toute l'Antiquité : alter ab illo; refaire en renonçant. Il use avec art de tous les procédés de la retractatio condamnation, réfutation partielle ou totale, annexion, emprunt, paraphrase, amplification; bref, il se trouve toujours, avec la philosophie, dans une relation d'opposition ouverte ou couverte, qu'on expliquera mieux, croyons-nous, par la lutte qu'il mène contre des thèses en vigueur dans l'Italie de son temps (43), que par une insuffisance de culture, une incohérence de la pensée ou une étroitesse d'esprit moralisante.

Ici encore, nous laissons à de plus savants le soin de vérifier ou d'infirmer notre hypothèse. Nous tirerons seulement la conclusion qui importe à notre sujet : ce n'est pas auprès d'Ambroise que le platonisme d'Augustin a pu s'alimenter. La pensée d'Augustin, avant et après le baptême, est en porte-à-faux, qui admet que l'âme est soumise à son auteur, mais cherche néanmoins à s'assurer de son immortalité par des moyens tirés d'un autre horizon. Quant à l'évêque de Milan, il apparaît soucieux de maintenir, contre le néoplatonisme païen, la transcendance de Dieu et la subordination de l'âme à la volonté divine. Ce n'est donc ni indigence métaphysique, ni manque de curiosité intellectuelle s'il ne traite pas des questions que soulève Augustin dans ses Dialogues : des arguments dogmatiques motivent, chez lui, le rejet d'une métaphysique dans l'océan de laquelle va se lancer le catéchumène de Cassiciacum.



4. LA THEOLOGIE DU FILIOQUE.

La dernière influence notable d'Ambroise sur Augustin serait la doctrine de la double procession : procession ou provenance du Saint Esprit hors du Père et du Fils. Du moins les controversistes qui ont soutenu ce dogme ont-ils toujours invoqué, pour le justifier chez Augustin, le patronage d'Ambroise. Nous envisagerons ici le filioque moins comme un point de doctrine parmi d'autres que comme le fruit d'une méthode théologique spécifique.

Développant en effet une méthode cohérente d'investigation théorique, Augustin en vient à dire dans son De Trinitate que le Saint Esprit est le lien d'Amour existant entre le Père et le Fils. C'est pourquoi l'on dira qu'il procède de l'un et de l'autre, du Père qui est l'Etre et du Fils qui est l'Intelligence : l'Amour dont s'entraiment l'Etre et l'Intelligence vient de ces deux.

Une telle conception sourd du désir d'expliquer, autant qu'il est en nous, les mystérieuses relations qui, à l'intérieur de la Trinité unissent le Père au Fils et au Saint Esprit. La génération du Fils s'explique comme l'acte par lequel Dieu "d'intellige" ou se comprend lui-même; quant à la procession de l'Esprit, elle est l'acte par lequel Dieu s'aime lui-même.

Cette façon d'aborder la théologie - la doctrine qui traite du mystère de la Trinité - aurait-elle eu les faveurs d'Ambroise? Il semble que non : car dans ses traités anti-ariens, Ambroise paraît condamner d'avance, sans appel, les recherches du docteur d'Hippone. Voici en quels termes il fustige les prétentions rationalistes d'Arius : " Moïse se dérobe au sacerdoce en s'excusant, Pierre décline l'offre et le service qu'Il lui commande d'accepter : Arius scrute jusqu'aux profondeurs de Dieu. Mais Arius n'est pas l'Esprit Saint! Pour Arius, comme pour tout homme, vaut ce précepte : " Ce qui est trop élevé, ne le cherche pas". (Eccles. 3, 21)... Moïse reçoit l'interdiction de voir la face du Seigneur (Ex. 33, 23) : Arius a obtenu la faveur de voir son secret... Moïse qui apparaît en gloire avec le Seigneur, Moïse dis-je, n'a vu, en figure, que le dos de Dieu : Arius embrasse du regard Dieu tout entier face à face. Or il est écrit : " Personne ne peut voir ma face et vivre" (Ex. 33, 20)... Paul parle des êtres d'en-bas : " Partielle est notre science, et partielle notre prophétie". Arius, lui : " Je connais Dieu totalement et non en partie"... Paul dit de lui-même : " Dieu sait"; Arius dit de Dieu : " je sais" (44).

Ambroise explique plus précisément ainsi ce qu'il reproche à l'arianisme : "Mets, toi aussi, la main sur ta bouche : il n'est pas permis de scruter les mystères d'en-haut. Tu as le droit de savoir qu'il est né : tu n'as pas celui de discuter sur le comment de sa naissance. Nier la naissance m'est interdit; je dois craindre d'en chercher le mode. Car si Paul déclare que les choses qu'il a entendues dans son ravissemnt au troisième cile sont ineffables, comment pourrions-nous exprimer le mystère de la génération du Père, dont nous n'avons pu rien percevoir ni rien entendre? (45).

Or, à quoi tend la recherche d'Augustin, dans le De Trinitate, sinon à dire le comment de la génération et d ela procession? Et à découvrir que le Fils est engendré comme Acte d'Intelligence et que l'Esprit procède comme Amour? Le passage de saint Ambroise rend un son tellement anti-augustinien que les Mauristes, dans la Patrologie de Migne, l'annotent ainsi : " Ambroise n'est pas le seul à avoir condamné l'excès de curiosité dans la recherche des choses divines, et notamment celle de la génération du Fils; presque tous les autres Pères l'ont proscrite de la même façon. Ainsi Athanase, Orat. 3 in Arian; Basile Hom. 29; Grégoire de Nazianze Orat. 1; Cyrille de Jérusalem Catech. 11; Cyrille d'Alexandrie Dial. 2 De Trinitate; Hilaire 1 lib. II, et d'autres. Toutefois, nos théologiens (theologi nostri) qui, dans les écoles, disputent de ce même sujet de la génération, n'en sont pas pour autant condamnables; car ces disputations ne naissent pas du vice d'une âme remuante et prétentieuse, comme c'est le cas chez les hérétiques, mais du pieux et humble désir de s'instruire" (46).

Quoi qu'en dise cette note, l'interdiction faite aux scrutateurs n'est assortie, chez les Pères, comme chez Ambroise, d'aucune réserve : la bonne ou mauvaise volonté n'est pas en cause. Les catégories psychologiques n'expliquent pas, pour les Pères, l'hérésie : bon ou méchant, Arius a le tort de poser une question qui, dans son essence même, indépendamment de qui la formule, est incompatible avec les exigences de la Révélation : Ambroise fait saisir pourquoi. Devant de tels passages, le lecteur ne peut que penser qu'ils excluent la méthode propre au génie d'Augustin.

La question du filioque devint dès lors déterminante : si cette doctrine se trouve effectivement dans l'oeuvre d'Ambroise, comme on l'affirme; et si Augustin n'a fait, sur ce point, que développer les idées de son maître, ne faut-il pas admettre que la méthode théologique les unit et que les adjurations anti-ariennes ne sont que rhétoriques? Saint Ambroise a-t-il donc enseigné la procession éternelle du Saint Esprit hors du Fils? Examinons quelques textes.

Saint Ambroise écrit, dans son Traité du Saint Esprit : " Apprends maintenant que, comme le Père est source de vie, le Fils se trouve aussi désigné comme source de vie, ainsi que l'ont remarqué la plupart des auteurs. Car il est écrit : " Auprès de Toi - Père tout-puissant - est la source de la vie - Ton Fils -", c'est-à-dire la source du Saint Esprit; car l'Esprit est vie, ainsi que le dit le Seigneur : " Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie" (Jean 6, 64), car où se trouve l'Esprit, se trouve aussi la vie : et où se trouve la vie, est aussi l'Esprit" (47). Les Mauristes s'exclament ici : " Le saint docteur ne pouvait pas exprimer plus ouvertement la procession de l'Esprit hors du Fils. Et ici nous devons également remarquer, en nous gardant de le négliger, qu'il n'a pas revendiqué cette opinion comme une originalité lui appartenant, mais proclamé qu'elle était communément reçue de la plupart. " Cette interprétation est-elle exacte? Citons d'abord d'autres passages.

Dans le traité Sur le symbole, saint Ambroise dit ceci : " Sa procession ( celle du Saint Esprit) est sans intermédiaire (continua), et elle vient de celui qui n'a pas commencé - car le Père n'a pas eu de commencement - et parce qu'il n'a pas eu de commencement, l'Esprit non plus n'en a pas eu, pour la raison qu'Il est en Lui et qu'Il est à Lui" (48). Il ne mentionne pas le Fils. Plus loin : " Le Fils dit : " L'Esprit de vérité, qui procède du Père" à cause de l'origine; et il dit "que j'enverrai" à cause de l'accointance et de l'unité de nature" (49). Fidèle aux grands Cappadociens, Ambroise distingue ici l'origine éternelle de l'Esprit hors du Père et la "mission" ou l'envoi de l'Esprit par le Fils, qui indique non l'origine de l'Esprit mais l'unité de nature du Fils et de l'Esprit.

Au début du même traité se trouve ce résumé de la foi trinitaire : " Il est seul éternel, parce qu'il n'a ni commencement ni fin : c'est-à-dire Dieu le Père, qui a engendré le Verbe coéternel et tout-puissant, et en même temps (cum) que ce dernier, produit le Saint Esprit" (50). Et : " Nous croyons aussi dans le Saint Esprit, dont nous avons montré, avec l'aide qu'il nous a lui-même accordée, la majesté, la puissance et l'égalité qu'il possède avec le Père et le Fils; il procède du Père et possède en commun avec le Père et le Fils même déité, même opération et même substance". Le rapport de l'Esprit au Père est ainsi distingué de son rapport au Fils.

Même enseignement sur la procession unique dans le Traité du Saint Esprit. " Le Seigneur dit dans l'Evangile : " Quand viendra le Consolateur, que je vous enverrai de la part de mon Père, l'Esprit de vérité, qui procède du Père, il rendra témoignage de moi" : donc l'Esprit à la fois procède du Père et témoigne au sujet du Fils" (51). " Ce qui vient de quelqu'autre chose, vient soit de la substance, soit de l'énergie (potestas). De la substance, comme le Fils qui dit : " De la bouche du Très-Haut je suis sorti"; ou comme l'Esprit, qui procède du Père et dont le Fils dit : " Il me glorifiera, parce qu'il recevra du mien" (52). "Si tu dis "le Père", tu as par là même évoqué et son Fils et l'Esprit de sa bouche, pourvu que tu aies bien embrassé ce sens dans ton coeur. Et si tu dis "l'Esprit", tu as tout ensemble nommé et Dieu le Père, de qui procède l'Esprit; et le Fils parce que l'Esprit est aussi au Fils" (53). Si Ambroise avait cru le filioque, il eût enseigné ici que la nomination de l'Esprit implique celle du Fils parce qu'il procède du Fils; or il n'en fait rien, mais fidèle au texte évangélique, note que l'Esprit est l'Esprit du Fils.

Enfin, dans le Commentaire sur Luc : " L'esprit Saint est soufflé par le Christ, pour que l'on croie qu'il est l'Esprit du Christ, et que l'Esprit vient de Dieu ( ut credas Spiritum Christi, et credas de Deo Spiritum). Car Dieu seul remet les péchés." (54).

Ces citations suffisent à démontrer que la notion d'une procession de l'Esprit hors du Père et du Fils n'a aucune place chez Ambroise : il affirme l'unité d'essence de l'Esprit et du Fils, jamais la provenance existentielle de l'un hors de l'autre.

Comment dès lors entendre le passage cité au début ci-dessus, dans lequel Ambroise affirme positivement que le Fils est la source (fons) du Saint Esprit? La suite du texte d'Ambroise donne la solution : " La plupart interprètent ici la source comme signifiant le Père seulement, quoiqu'ils voient que l'Ecriture dit : " Auprès de toi est la source de la vie" ( Ps. 35, 10), c'est-à-dire auprès du Père le Fils; puisque le Verbe est auprès de Dieu : " Il était au commencement et il était auprès de Dieu". Mais que l'on voie dans cette source le Père ou le Fils, nous comprenons de toute façon qu'elle est la source, non d el'eau ici-bas, qui est une créature; mais de la grâce divine, c'est-à-dire du Saint Esprit; car Il est l'eau vive" (55). Quand donc Ambroise dit que le Fils est source de l'Esprit, il entend par Esprit la "grâce divine" ( divinae illius gratiae, hoc est, Spiritus Sancti), non la personne même du Saint Esprit. Sa terminologie qui nomme "Saint Esprit" la grâce, est conforme à toute la tradition chrétienne: lorsqu'elle dit que l'homme reçoit l'Esprit, elle ne veut pas dire qu'il reçoive l'hypostase unique de l'Esprit Saint - panthéisme absurde - mais bien la grâce, l'énergie et l'effusion du Saint Esprit. L'expression en question n'est donc pas un argument en faveur de la procession hors du Fils : Ambroise n'affirme ici que Son envoi aux hommes.

En douterait-on encore, qu'il suffirait de poursuivre la lecture : Ambroise, après avoir comparé le Père et le Fils à une source (fons) et le Saint Esprit à un fleuve (flumen), ajoute : " Mais que tes pensées, ici encore, ne s'égarent pas vers les choses d'en-bas, sous prétexte qu'il semble y avoir une différence certaine entre source et fleuve... Représente-toi un fleuve, quel qu'il soit : il vient de sa source; il a pourtant une seule et même nature avec elle, une seule splendeur et grâce. Parle de même du Saint Esprit : il est d'une seule substance avec Dieu le Père et le Fils de Dieu, d'une seule gloire et clarté... Ainsi donc, le Saint Esprit aussi est source de vie (Fons igitur vitae etiam Spiritus Sanctus est)" (56). Nul doute que si l'auteur de la note avait lu jusqu'à cet endroit, il se fût épargné de la rédiger, se voyant conduit par ce dernier passage à dire que le Saint Esprit procède du Saint Esprit! En fait, Ambroise ditingue nettement ici la nature ou essence ( natura dans le cas du fleuve, substantia dans celui de Dieu ) de la force propre qui en émane ( splendor et gratia pour le fleuve, claritas et gloria pour Dieu). La confusion entre mission et procession n'est donc pas possible.

Nous pouvons conclure d'une part que, toutes les fois qu'il expose la foi trinitaire et mentionne l'attribut hypostatique des personnes de la Trinité, saint Ambroise s'en tient à la lettre de l'Evangile et, pour le Saint Esprit, à la procession hors du Père; d'autre part, quand il démontre la divinité de l'Esprit Saint à partir de son action, il enseigne, d'accord avec toute la tradition patristique, que le Fils est "source" du Saint Esprit, c'est-à-dire de sa grâce, parce que c'est le Fils qui l'envoie dans le monde. C'est donc dans le temps et dans l'économie du salut que le Fils est source de l'Esprit : affirmayion différente de la théorie augustinienne d'une procession éternelle, hypostatique, de l'Esprit hors du Père et du Fils. La doctrine du Saint Esprit comme lien d'amour entre le Père et son Verbe est étrangère à l'oeuvre d'Ambroise et rien ne l'y laisse même pressentir.

***

Les rapports personnels d'Ambroise et d'Augustin ont été brefs et, quoique la personnalité d'Ambroise et ses règles de vie aient laissé dans son baptisé des traits ineffaçables, les deux hommes n'ont jamais été intimes : comment expliquer, autrement, que, sitôt quitté l'Italie, Augustin ne soit plus en relation avec son "père"? Il ne lui écrit probablement plus; il ne le cite dans ses ouvrages qu'à partir de 418 (57); enfin, voulant en 396 lire le De Philosophia d'Ambroise, il ne s'adresse pas à l'auteur, toujours en vie à Milan, mais à Paulin de Nole (58). On ne peut donc parler d'amitié profonde ni de liens étroits entre les deux hommes, ce qui n'exclut pas la vénération d'Augustin pour celui qui l'a délivré de l'erreur; mais Ambroise ne fut pas le maître d'Augustin, ni celui-ci son disciple. Leur rencontre offre moins l'image d'un mystagogue conduisant son initié que celle de deux astres que leur course un instant rapproche avant d eles emporter sur des orbites éloignées.

Ayant reçu une impulsion à Milan, la grand eintelligence d'Augustin, forte de toute une culture littéraire et plus forte encore d'un appétit philosophique toujours aiguisé, s'est mise en mouvement, mais elle a, dès lors, emprunté des voies qui non seulement n'avaient pas été frayées par saint Ambroise, mais qu'il avait même explicitement proscrites.

Il convient d'insister sur ce dernier point : la différence qui sépare les pensées d'Ambroise et d'Augustin ne tient pas seulement à leur tempérament - génie "moral" pour l'un, esprit "spéculatif" pour l'autre - et ne réside pas davantage dans la plus ou moins grande pénétration de leur intelligence, ni dans l'ampleur plus ou moins vaste des palais de leur mémoire. Beaucoup l'ont cru; et prenant pour critère la pensée philosophique et la culture, en ont déduit que : " Le premier (Ambroise) fut un très bon étudiant et le second un excellent professeur" (59). cela peut être vrai; mais est-il légitime de juger ces hiérarques sur un critère qu'ils eussent l'un et l'autre répudié - celui d ela sagesse du monde? Ne faut-il pas plutôt évaluer leur rôle non de penseurs mais de gardiens de la foi, c'est-à-dire au regard de la tradition qu'ils se chargent de défendre?

Qui analyse ainsi les présupposés et les linéaments de leurs pensées se voit conduit à la conclusion suivante : l'appartenance d'Ambroise et d'Augustin à deux traditions différentes. L'une, celle des Pères, que suit Ambroise; l'autre, édifiée, sinon créée, par Augustin (60), et qui consiste à apporter des solutions qu'il veut chrétiennes à des questions qui ne le sont peut-être point. Ainsi la démonstration de l'immortalité de l'âme par l'existence des Idées, représenterait l'essai, encore incertain, de cette nouvelle méthose; tandis que chez l'Augustin de la maturité, l'application d'une philosophie première rigoureuse conduit à révéler les relations intra-trinitaires. Deux projets qui sont, nous l'avons vu, sans consistance chez Ambroise, qui aurait sans doute jugé le premier "inutile et incertain" et le second, fort dangereux.

La théologie occidentale ayant emboîté le pas à Augustin, n'a plus vu dans Ambroise de Milan qu'un personnage certes saint, mais inférieur à l'évêque d'Hippone pour la rigueur et la solidité de la théologie. L'examen des textes révèle une réalité plus profonde; comme l'écrit le théologien Jean Romanidis : " Les différences apparues dans la suite entre la théologie franque carolingienne et la théologie romaine orthodoxe se font déjà clairement voir dans celles qui distinguent Augustin de saint Ambroise, lequel est ordinairement présenté comme le maître d'Augustin. Toutefois, outre qu'il n'y a pas de preuve évidente qu'ils aient été très intimes, leurs théologies pointent vers des horizons différents... Ces différences de doctrine qu'on remarque entre saint Ambroise et saint Augustin résument celles qui existent entre les méthodes et les doctrines de la théologie romaine et de la théologie franque. Découverte surprenante, puisque la rumeur veut qu'Augustin ait été l'élève et l'ami d'Ambroise, et que ce dernier l'ait formé et baptisé. Mais après avoir comparé ces deux auteurs, j'en suis venu à la conclusion qu'Augustin n'a pas dû prêter grande attention aux sermons d'Ambroise et qu'il n'a jamais lu, à l'évidence, que peu d'ouvrage d'Ambroise" (61).

Les grands événements arrivent sur des pattes de colombe. Ni Augustin, ni la petite compagnie qui, à Cassiacum, se pressait autour du maître improvisé pour l'entendre disputer sur l'âme des mille-pattes, dans le temps même où, à Milan, un saint Ambroise décidait des destinées de l'Empire, ne se doutait que leurs balbutiements d'apprentis philosophes traçaient la voie d'un ethéologie qui, devenue plus tard le fief et l'apanage des conquérants francs, finirait par submerger en Occident, et pour des siècles, la foi simple des pêcheurs de la Galilée que le grand prédicateur de Milan avait tant de fois rendue victorieuse des balivernes des philosophes.



Paris, janvier 1986.



NOTES



(1) : Cf. Euthyme Zigabène, Comment. in Quatuor Evangelia, ed. Christianus Frider. Matthaei, Lipsiae 1792, t. II, p. 321 sur Luc, 5, 2.

(2) : Palanque, Saint Ambroise et l'empire romain, Paris, 1933, titre d'un chapitre.

(3) : P. Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, 1950, rééd. 1968, Pl. 1. La rencontre fut également immortalisée par la statuaire : à Saint Pierre du Vatican, au fond de l'abside, le siège de saint Pierre est soutenu par quatre colosses : le couple des saints Athanase et Chrysostome symbolise l'Eglise dite grecque et celui d'Ambroise et Augustin, l'Eglise "latine".

(4) : P. Courcelle, ibid., p. 252; et pour la citation suivante : p. 257.

(5) : Id., ibid., p. 251-252.

(6) : J. Trabucco, in Saint Augustin, Les Confessions, coll. Garnier Flammarion, Paris, 1964, Préface p. 5.

(7) : J. Turmel., cité par G. Madec, Saint Ambroise et la Philosophie, Etudes Augustiniennes, Paris, 1974, p. 296.

(8) : Augustin, Les Confessions, traduction de Louis de Montadon, Préface d'A. Mandouze, coll. Points, Paris.

(9). P. Courcelle, ibid. p. 94.

(10) : Id. ibid. p. 207 et p. 216 et 256 pour la citation suivante.

(11) : VIII, 20.

(12) : V, 14, 24. Rappelons que les deux derniers nombres, dans les références aux Confessions, se rapportent aux deux découpages possibles des paragraphes.

(13) : Ep. 147; voir aussi ep. 148. Le passage visé de saint Ambroise est In Lucam, I, 25; voir dans la coll. "Sources Chrétiennes", la traduction de Dom G. Tissot, Traité sur l'Evangile de S. Luc, Paris, 1971, p. 59-60.

(14) : J. Lebreton, St Augustin théologien de la Trinité; son exégèse des théophanies, Miscellanea Agostiniana, t. I, p. 821-836. Voir, dans le présent Cahier, l'article de P. Ranson.

(15) : De Fide I, 13, 79-81, Migne PL 16 col. 547.

(16) : Saint Justin, Dialogue avec Tryphon, § 56, trad. G. Archambault, coll. Ichtus, 1982, p. 219.

(17): De Excessu Fratris, 2, 96; Migne PL 16, 1342.

(18) : De Spiritu Sancto, III, 21, 160 et 22, 166-167, Migne op. cit. 813-815.

(19) : De Fide, I, 4, 33; Migne, PL 16, 535- 536.

(20) : Saint Justin, Dialogue avec Tryphon, § 56, ed. laud. p. 215.

(21) : Peter Brown, La vie de saint Augustin, p. 93-94.

(22) : Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique des six premiers siècles, 2nde éd., Paris, 1710, T. 13, art. 52, p. 129.

(23) : P. Courcelle, op. cit. p. 120, et pour la citation qui suit, p. 130. Cf. p.221.

(24) : P. Brown, op. cit. p. 96, n.53.

(25) : Id., ibid. p. 99.

(26) : G. Madec, op. cit. p.255. "Les problèmes (des Dialogues ) sont d'ordre intellectuel, plutôt que d'ordre moral ou spirituel " écrit encore cet auteur.

(27) : Cf. Augustin, In Iohannis Ev. Tract., 39, 7-8 : " anima... quamvis magna creatura, tamen creatura; quamvis corpore melior, tamen facta".

(28) : De Fide, III, 3, 19, ed. cit. col. 593.

(29) : Saint Jean Damascène, Exposé de la Foi Orthodoxe.

(30) : Plotin, Ennéades, 4, 8, 5. Critiqué par Proclus In Tim, ad 41 D 4, voir la traduction d'A. J. Festugière, Commentaire sur le Timée, Paris, 1968, p. 112 sqq : il avait fallu tenir compte des objections.

(31) : Raillerie à l'adresse de la manière ampoulée des Platonici.

(32) : Saint Ambroise réfute ici la thèse néoplatonicienne d'une chute volontaire de l'âme - ayant pour cause ou pour conséquence l'incorporation -; ainsi que la thèse d'un corps terrestre mauvais par nature.

(33) : Lettre 34, Migne PL 16, 1074-1077.

(34) : De Fide, I, 14, 87, ed. cit. col. 549.

(35) : De Excessu, II, 126, éd. cit. col. 1352. Dans la dernière phrase, nous remplaçons commune par communi : " Quae veritas, ut quia ipsa se moveat, et semper moveatur anima, immortalis esse credatur? Quod nobis in corpore communi cum bestiis, ante corpus quid geratur incertum; nec ex contrariis colligatur veritas, sed destruatur". Ambroise souligne l'insuffisance de la thèse de la réminiscence : l'oubli de l'état anté-corporel pose une contrariété dans les vies successives et donc une discontinuité dans l'être qui dissout la personne et s'oppose directement à la vérité, stabilité de l'étant. Cf. Esdras I (Septante), 4, 34-41.

(36) : Courcelle, op. cit. p. 115.

(37) : Id. ibid. p. 116.

(38) : Id. ibid.

(39) : G. Madec, op. cit. p. 68.

(40) : Id. ibid. p. 132.

(41) : Ambroise, Lettre 37, à Simplicianus, § 28 et 35-38, Migne PL 16, col. 1090-1094 avec une note intéressante sur la différence d'Ambroise et de Philon.

(42) : De Fide, IV, 4, 46, ed. cit. col. 626.

(43) : G. Madec, op. cit.; p. 169, 325 et 41 ( sur l'emploi du mot philosophia et le désir d'éviter les confusions).

(44) : De Fide, V, 19, 235-237, ed. cit. col. 697-698.

(45) : De Fide, I, 10, 65, ed. cit. col. 543.

(46) : Loc. cit. col. 543, note c.

(47) : ( De Spiritu Sancto, I, 15, ed. cit. col. 739, et pour la citation suivante, ibid., note b.

(48) : Lib. de Symbolo, IV.

(49) : Ibid., X.

(50) : Ibid., I, et pour la citation ci-après, XI.

(51) : De Spiritu Sancto, I, 1, 25 ed. cit. col. 710.

(52) : Ibid., II, 5, 42, ed. cit. col. 751-752.

(53) : Ibid., I, 3, 44, ed. cit. col. 715.

(54) : In Lucam, livre X, sur le chap. 24.

(55) : De Spiritu Sancto, I, 15, 153-154, ed. cit. col. 739.

(56) : Ibid., I, 16, 160, ed. cit. col. 740-741.

(57) : Peter Brown, op. cit. p. 324, n. 13.

(58) : P. Courcelle, op. cit., p. 30, n.2.

(59) : Maurice Testard, et Saint Ambroise, Les Devoirs, t. I, coll. Budé, 1984, p. 10-11.

(60) : Il avait des prédécesseurs, tel Victorinus.

(61) : J. Romanidis, voir son article du présent Cahier.









SAINT AUGUSTIN,

SAINT CYPRIEN :

LA POSTERITE

DE DEUX ECCLESIOLOGIES



par Anne PANNIER

(E.N.S.J.F.)





Saint Augustin est généralement condidéré comme le plus grand des Pères de l'Eglise. Critiquer les fondements historiques et théologiques d'une telle opinion, ce n'est pas seulement s'attaquer à un lieu commun; c'est s'en prendre à une "erreur fondatrice", puisque la pensée de l'évêque d'Hippone a eu un rôle axiomatique pour toute la dogmatique occidentale tant catholique que protestante.

Pourtant l'idée même selon laquelle saint Augustin serait un "père de l'Eglise" rencontre trois objections majeures du fait du rapport complexe et ambigu que l'évêque d'Hippone entretient avec la tradition antérieure.

Une certaine indépendance - on dirait aujourd'hui marginalité - d'Augustin par rapport à la tradition patristique est le premier point (1). A partir du XVI° siècle en effet, la critique a souvent noté une ignorance indéniable chez saint Augustin des Pères tant occidentaux qu'orientaux, tant latins que grecs. De saint Justin, de saint Irénée (2), Augustin ignore presque tout; il a lu surtout les "africains" (3) (Tertullien, saint Cyprien); mais c'est seulement à la fin de sa vie qu'il fait référence à Hilaire de Poitiers (4). Avec saint Jérôme les rapports sont longtemps conflictuels (5) et bien davantage encore avec saint Jean Cassien et ses disciples (6). Quant à saint Ambroise de Milan que les Confessions et la tradition médiévale tendent à présenter quasiment comme son "père spirituel", il semble qu'Augustin en ait ignoré les oeuvres principales (7). Certes, le mythe d'une tradition théologique double ou à deux faces, l'une latine, l'autre grecque, favorise encore l'idée qu'Augustin a été le sommet de la patristique "latine" (8); et ce qui a pu donner un certain crédit à une telle thèse c'est sans doute le fait qu'Augustin est le premier grand écrivain ecclésiastique à ignorer - voire à détester (9) - la langue grecque. Longtemps de cette ignorance on a fait une vertu; aujourd'hui on admet généralement que la connaissance des pères grecs est tardive et superficielle dans la vie d el'évêque d'Hippone (10). Ajoutons à ce dossier de la culture patristique d'Augustin, son manque d'intérêt pour la tradition canonique et conciliaire de l'Eglis euniverselle - en particulier pour le Concile Oecuménique de 381 à Constantinople dont Augustin en 393 ignore encore les décisions relatives à la procession du Saint Esprit (11).

Les lacunes - quelle que soit leur cause, ignorance ou indépendance - ont été remarquées et utilisées - parfois à des fins peu orthodoxes - par les contemporains d'Augustin : Julien d'Eclane ou le savant Théodore de Mopsueste ont utilisé ces ignorances d'Augustin, notamment celle du grec, et ont montré l'opposition de l'évêque d'Hippone à l'enseignement des Pères hellénophones, dans le but de servir Pélage. Toujours est-il que cette ignorance du grec est d'autant plus paradoxale que saint Augustin affirme nécessaire la connaissance directe de la Bible des Septante et de la Bible hébraïque : " Nous proposant d'éclairer ici ceux qui parlent la langue latine - écrit-il dans le De Doctrina Christiana - nous leur dirons que, pour l'intelligence des Ecritures, ils doivent posséder deux autres langues, qui sont le grec et l'hébreu, afin de pouvoir recourir aux textes originaux, toutes les fois que la diversité infinie des interprètes latins n'engendrera que le doute et l'incertitude." (12).

Or ce recours à l'étymologie et à la langue originelle pour décider entre les diverses interprétations est caractéristique augustinienne; et ici, nous avançons notre seconde objection : Augustin diffère principalement des Pères antérieurs par sa méthode théologique et herméneutique. Peut-être s'agit-il d'un trait propre à la personne d'Augustin, une "aspiration à l'indépendance et à l'originalité". Mais cette liberté d'esprit d'Augustin à l'égard des "autorités" a pris une double forme rationnelle si précise qu'elle est devenue une méthode.

Dans ses premiers écrits, Augustin tente une traduction philosophique du dogme de la Sainte Trinité, identifiant d'abord le Saint Esprit à la raison ordonnatrice, puis, sous l'influence de Porphyre, à la charité (13).

Dans ses oeuvres plus proprement exégétiques, Augustin développe une herméneutique nouvelle fondée sur l'approfondissement rationnel de l'Ecriture à partir de principes philosophiques essentiellement platoniciens. Cette herméneutique qui identifie l'Ecriture et la Tradition relativise le rôle des Pères qui ont commenté l'Ecriture. Aussi, après des essais peu réussis (14), Augustin peut-il donner une interprétation personnelle de l'Apôtre Paul dont il revendique lui-même l'originalité et la nouveauté (15).

Enfin - et c'est généralement l'objection la plus contestée - Augustin entre parfois en opposition directe et volontaire avec la tradition patristique antérieure. C'est le cas sur les théophanies de l'Ancien Testament, c'est le cas sur la grâce et la prédestination, c'est le cas encore à propos du baptême des hérétiques, d el'ecclésiologie, voire de la persécution des hérétiques (16).

Cette critique augustinienne est complexe et ambiguë puisque l'évêque d'Hippone admet l'autorité de la tradition mais n'en reçoit pas le contenu, puisqu'il peut récuser une opinion traditionnelle sans rejeter l'Eglise qui reconnaît comme saint l'auteur d ecette opinion. Sa méthode philosophique opère donc à l'intérieur de principes qu'il reconnaît communs, dans l'Ecriture et dans l'Eglise.

Cette polémique augustinienne contre la tradition a pris un caractère exemplaire à propos de saint Cyprien. L'exemple de l'évêque de Carthage a l'avantage de la clarté; personne ne conteste qu'Augustin connaît très bien son oeuvre : " Il est facile de s'assurer - écrit H.I. Marrou (17) - qu'Augustin appartient en effet à ce qu'A. Mandouze appelle la lignée africaine (18) et à ce titre la présence du grand martyr est toute proche de lui. Les sermons 309 à 313 en témoignent, où l'évêque d'Hippone fait avec piété l'éloge de l'évêque de Carthage : " Parmi les phalanges du Christ contemplez le bienheureux Cyprien; il a enseigné à combattre glorieusement et glorieusement il a combattu lui-même. Or il a tellement enseigné ce qu'il devait faire un jour, et tellement accompli ce qu'il avait enseigné qu'on sentait l'âme du martyr dans les paroles du docteur, et les paroles du docteur dans l'âme du martyr" (19).

D'autantplus étonnante est la critique faite par le De Doctrina Christiana de la "surabondance variée et frivole" du style de saint Cyprien qu'Augustin trouve "rhétorique", trop "orné" pour édifier véritablement (20). Ainsi, selon Augustin, l'art de plaire et le souci de la vérité ne coïncident pas toujours chez saint Cyprien. Certes, ce ne pourrait être là qu'une querelle d'école portant sur un point secondaire et l'on songerait alors au reproche que l'augustinien Pascal lancera à son maître et écrira au revers de sa Bible : " Toutes les fausses beautés que nous trouvons dans saint Augustin ont des admirateurs et en grand nombre" (21).

Ce serait d'autant plus inessentiel qu'on a pu rapprocher la conversion des deux "rhéteurs" au point de faire dépendre le genre même des Confessions de la célèbre lettre à Donat où saint Cyprien fait le récit de sa conversion. C'est en particulier l'opinion de P. Monceaux : " Ces pages sur la conversion qui marquent l'avènement d'un genre littéraire nouveau, annoncent directement les Confessions de saint Augustin" (22). On sait que P. Courcelle en a douté du fait du caractère conventionnel de la lettre à Donat "où se reconnaît sans peine la mise en scène usuelle dans les dialogues philosophiques" (23). En réalité la différence principale entre les deux textes ne porte pas sur la forme, mais sur la doctrine de la conversion elle-même.

Pour saint Cyprien le baptême a été une régénération, une véritable nouvelle naissance, la "sainte illumination", la perception tangible du mystère de la grâce et de la déification : " Lorsque, les souillures de ma vie passée étant nettoyées par l'eau salutaire d ela régénération, la lumière se répandit d'en-haut dans mon coeur; lorsqu'ayant reçu le Saint Esprit une seconde naissance m'eut fait devenir un nouvel homme; aussitôt mes doutes s'éclaircirent; mon esprit s'ouvrit, mes ténèbres furent dissipées : ce que je trouvais difficile me sembla facile et je crus qu'on pouvait faire ce que j'avais estimé jusqu'alors impossible; en sorte qu'il était aisé de reconnaître que ce qu'il y avait auparavant en moi de charnel et de déréglé venait d ela terre, et que ce que le Saint Esprit animait déjà venait de Dieu... Le Saint Esprit agit avec liberté et autorité à cause de la grâce que nous avons déjà reçue par le baptême" (24).

Pour saint Augustin l'expérience d ela conversion ets d'abord intellectuelle, et elle est marquée par le néoplatonisme. Après son "adhésion" à l'Eglise, Augustin reconnaît être bien loin de confesser le dogme chrétien puisqu'il suit l'hérésie de Plotin (25). C'est par une sorte d eprogrès "dialectique" ou "rationnel" que la conversion s'accomplit peu à peu et que l'intelligence des mystères se construit (26). Cette gnose évolutionniste, Augustin la transpose ensuite de l'individu à l'Eglise (27). Certes, ce progrès de la conscience suppose que la vie suive la conscience et l'antinomie pensée/vie ne joue pas ici, puisque Augustin est engagé dans une véritable "expérience métaphysique", celle qui mène du moins-être (minus esse) au plus être (magis esse) (28). AInsi donc, si l'on veut radicaliser l'opposition des deux convertis, on peut dire que la conversion de saint Cyprien est une conversion au Christ et que celle d'Augustin est d'abord une conversion à l'être.





II



L'opposition d'Augustin et de saint Cyprien sur le baptême des hérétiques est un poncif de l'histoire de l'Eglise, que l'on sépare généralement de la théologie des deux évêques. Et pourtant le De Baptismo est un prudent "Contra Cyprianum" : " Quand il s'adresse aux donatistes, il emploie sans scrupue la préposition contra - reconnaît G; Bavaud (29) - ; mais il est impossible d'écrire un Contra Cyprianum. Et d'autre part, s'il revendique pour lui l'autorité de saint Cyprien, il doit cependant faire de grandes réserves doctrinales". De même la référence augustinienne à l'autorité de saint Cyprien contre les donatistes est apparue à P. Monceaux puis à A. Mandouze légèrement "embarrassée" (30). Nous voulons étudier brièvement ici cet "embarras" augustinien en théologie et par rapport au saint évêque de Carthage, le martyr Cyprien.

La question du baptême des hérétiques n'est pas posée d'une façon identique par saint Cyprien et par Augustin. Pour saint Cyprien et pour la tradition antérieure - il s'agit de déterminer le mode de réception des hérétiques et des schismatiques dans l'Eglise. Pour Augustin, un siècle et demi après, la question se pose en terme de validité du baptême des schismatiques et des hérétiques. Pour l'évêque d'Hippone, on peut, en effet, donner et recevoir le baptême dans l'hérésie : " Il est possible, hors de la communion orthodoxe, de donner le baptême, tout comme hors de son sein il est possible de l'avoir" (31).

Le baptême est donné "au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit" et il est évident, pour Augustin, que les hérétiques possèdent la Sainte Trinité : " Le Père, le Fils et le Saint Esprit sont possédés, au moins s'il s'agit du sacrement, par tous ceux qui reçoivent le baptême consacré par les paroles de l'Evangile" (32). Le baptême est donc commun aux orthodoxes et aux hérétiques de la même façon que l'Evangile leur est commun : " Le baptême peut nous être commun avec les hérétiques comme nous pouvons avoir en commun avec eux l'Evangile, malgré la distance entre notre foi et leur erreur" (33). Par le baptême les hérétiques et les schismatiques sont des chrétiens par différence avec les païens.

Mais, pour Augustin, si les hérétiques ou les schismatiques ont le baptême, ils n'ont en rien l'Eglise; ils sont hors de l'Eglise : leur baptême est inutile au salut, inefficace pour la rémission des péchés : " Si le baptême reçu chez les hérétiques ou les schismatiques, tout en étant le même baptême du Christ, n'y produit pas la rémission des péchés; tant la discorde est hideuse et la division inique; ce baptême commence à opérer la rémission des péchés au moment où l'on vient à la paix de l'Eglise, de sorte que, vraiment remis, les péchés ne sont plus retenus" (34). Ceux qui se sont séparés de l'Eglise reçoivent bien le baptême, mais un baptême sans effet : " Autre est le sacrement, autre l'effet du sacrement" (35); et encore : " Autre chose est l'absence, autre chose la stérilité pour le salut. Vient-on à la paix orthodoxe, on commence à tirer profit de ce qui existait au dehors mais ne profitait pas." (36).

Cette thèse a deux conséquences : la première, c'est une théorie juridique des sacrements puisque l'on peut distinguer d'un côté, formellement, le baptême, et d el'autre, dans la vie de l'Eglise, son actualisation. cette distinction a favorisé la théologie scolastique des sacrements.

Ensuite, le baptême du Christ - et cette thèse est scandaleuse aux yeux de la théologie antérieure - peut n'avoir aucun effet pour la rémission des péchés et pour le salut : c'est pour sa perte que le catéchumène donatiste est baptisé.

Dans le schisme donatiste, ne cesse de répéter Augustin, on reçoit le baptême du Christ, mais si l'on meurt sans être retourné à l'unité, on est damné parce qu'on est hors de l'Eglise : " Chez ceux qu'ils baptisent, les donatistes guérissent la blessure de l'idolâtrie ou de l'infidélité, mais ils leur infligent une blessure plus grave, celle du schisme. Les idolâtres, en effet, dans le peuple de Dieu, c'est le glaive qui les fit périr; quant aux schismatiques, la terre s'ouvrit pour les engloutir" (37). On voit le caractère scandaleux d'une telle thèse : le baptême du Christ donné validement par les donatistes, loin de remettre les péchés, engendre une peine pire que la mort, pire aussi que celle qui revient à l'idolâtrie. Cette position serait absurde si l'évêque d'Hippone ne cessait d erépéter que le baptême des hérétiques n'est pas rien : il n'est pas un néant : " La rémission des péchés pardonnés sans retour ne suit le baptême que si on a, non seulement le baptême légitime, mais encore, que si on l'a légitimement; pourtant si on ne l'a pas légitimement et si les péchés ne sont pas remis ou bien refluent dès leur rémission, ce ne sera pas un mal ou un néant que le baptême du Christ" (38).

Comment donc le baptême des hérétiques peut-il ne pas être un néant puisqu'il ne remet en rien les péchés?

Pour résoudre cet embarras, il faut relier les deux grandes polémiques de l'épiscopat d'Augustin, celle qui l'opposa aux donatistes et celle des pélagiens. L'originalité de la conception augustinienne de la chute est, en effet, l'affirmation d'une transmission de la culpabilité d'Adam à toute sa descendance. La fonction principale du baptême est de supprimer cette culpabilité. Il est probable que le baptême reçu chez les donatistes n'est pas un néant parce qu'il supprime le péché originel et lui seul. Le but du baptême est seulement la suppression de la faute originelle; mais cette suppression ne nous sauve pas si nous ne sommes pas unis par la charité à l'Eglise universelle.

Cette vision restrictive du baptême et des sacrements a été adoptée pleinement par la scolastique - en particulier par Thomas d'Aquin -, puis par la Contre Réforme et le Concile de Trente. Elle diffère de la théologie des Pères latinophones et hellénophones pour lesquels le baptême est la destruction ontologique, en l'homme, du principe de la mort, par l'action réelle et vivifiante de la grâce incréée de Dieu. Cette régénération, cette nouvelle naissance, les pères l'ont fondée sur la doctrine orthodoxe de la rédemption et d ela déification par l'union, dans le Saint Esprit, au Christ et à l'Eglise. La grâce, étant incréée, peut nous revêtir du "vêtement d'incorruptibilité". Or la théologie patristique de la déification est absente chez Augustin et la doctrine augustinienne de sthéophanies a fourni la base de la conception scolastique d'une grâce créée (39).

Deux théologies fondent deux ecclésiologies. Et cette différence de théologie permet de mieux comprendre la double opposition d'Augustin à saint Cyprien et des donatistes à l'ecclésiologie de saint Cyprien. Comme l'avait bien vu J.P. Brisson, les donatistes sont dogmatiquement fidèles à la pensée de saint Cyprien sur la question du baptême des hérétiques. Pour les donatistes, à la suite de saint Cyprien et de l'Apôtre Paul, il y a un seul baptême, une seule Eglise, une seule foi. L'Eglise est par nature indivise. C'est ce qu'admettait J.P. Brisson dans son analyse de l'ecclésiologie de saint Cyprien : " Quand saint Cyprien parle de divisions de l'Eglise, il n'a pas en vue des divergences intérieures... mais le schisme dont le propre est de faire plusieurs Eglises alors qu'il ne peut y en avoir qu'une" (40).

Pourtant les donatistes ne sont pas fidèles à la pensée de saint Cyprien parce que, semblables en cela aux novatiens, ils nient l'économie de l'Eglise, et la rémission des péchés. Mais ni les donatistes, ni saint Cyprien, ni même le pape Etienne n'ont admis l'idée d'une validité du baptême des hérétiques ou des schismatiques. Ils n'ont pas d'ailleurs donné à la question un tour abstrait : la question qui est posée à Cyprien concerne en premier lieu les novatiens.

Augustin, au contraire, utilise une méthode et des concepts philosophiques pour analyser la situation; il fonde une ecclésiologie rationnelle et il donne un sens absolu à sa lutte contre les donatistes. Dans le De Baptismo, il bâtit toute une argumentation qui lui permet de critiquer la théologie de saint Cyprien sans condamner sa personne : l'évêque de Carthage n'a pas agi comme les donatistes, il ne s'est pas séparé de l'unité. Mais cette double explication fait problème : la fausseté d'une théologie est autrement plus grave que l'attitude hypothétique qu'aurait eue Cyprien envers les donatistes. De là, sans doute, l'incroyable condescendance d'Augustin à l'égard du grand martyr : " Nous sommes des hommes en effet. C'est pourquoi, mal apprécier la réalité, l'homme en a la tentation... Il est donc humain de faire une erreur d'appréciation" (41). En platonicien, Augustin explique par la pesanteur du corps l'erreur de saint Cyprien, qui, désormais libéré de la nature corruptible, n'a pu qu'adopter l'opinion d'Augustin : " Quant à saint Cyprien, maintenant que le corps sujet à la corruption n'alourdit plus l'esprit aux multiples pensées, il a une vue plus claire de la vérité que lui a mérité d'atteindre sa charité... S'il jugea mal telle ou telle vérité et attira dans son erreur certains frères ou collègues, il voit cette vérité désormais dans la lumière de celui qu'il aima" (42).

Cette étonnante assurance augustinienne n'a pas supprimé les contradictions de la thèse qu'elle exalte; ce que Bréhier (43) a nommé les "indécisions" de la pensée d'Augustin a engendré une prospérité à double tête.





III



Nous n'allons pas aborder ici la question de savoir si la pensée de l'évêque d'Hippone est réellement l source de l'"augustinisme politique". Certains, comme A. Mandouze, en ont douté (44); d'autres, comme Dubief, ont pu y voir un trait original de la pensée augustinienne (45).

Ce qu'il nous faut noter tout d'abord, c'est l'opposition, sur ce sujet aussi, de saint Cyprien et d'Augustin. En effet, saint Cyprien, dans sa lettre à Pomponius, prend clairement position contre la persécution des hérétiques; le glaive spirituel a succédé à l'épée comme la circoncision spirituelle à la circoncision charnelle (46). Saint Cyprien est ici en accord avec la plus grande partie des Pères (47). AUgustin, au contraire, en particulier dans les lettres 93 et 185, tout en excluant la peine d emort, justifie la violence temporelle contre les hérétiques au nom de l'Eglise.

En réalité, trois éléments au moins ont dû concourir pour la constitution de l'"augustinisme politique". Le premier, c'est la doctrine du baptême possédé par les hérétiques, mais efficace seulement par réunion à l'Eglise; le second, c'est la justification d ela persécution temporelle des hérétiques; le troisième, c'est l'identification de l'unité de l'Eglise avec la papauté; or il est évident qu'à l'époque d'Augustin, l'évêque de Rome n'est en rien "centre visible de l'unité"; Guettée (48), Brisson (49), et d'une façon plus modérée Mandouze, l'ont reconnu.

Aussi n'est-ce qu'au X° et XI° siècles que l'augustinisme politique se constitue pleinement (50) et devient une idéologie cosmo-politique : les franks, les féodaux, les puissants, et le pape en tête (51), sont les prédestinés, par opposition à la massa damnata des hérétiques, schismatiques, païens que l'on a le droit de convertir de force ou de persécuter (52).

Les thèses augustiniennes sur le baptême ont ainsi servi, pendnat huit ou neuf siècles, à cette persécution : en particulier la Réforme a été victime de cet augustinisme dont Calvin pourtant faisait l'éloge (53). Le baptême des protestants était, en effet, reconnu - ce qui dogmatiquement est étrange, puisque pour la plupart d'entre eux le baptême est seulement un symbole - mais ce baptême leur a valu une guerre plus terrible que s'ils n'eussent jamais été baptisés. La Saint- Barthélémy fut l'occasion d'une nouvelle publication de la lettre 93 à Vincent; la Révocation de l'Edit de Nantes fut justifiée et approuvée par tous les grands augustiniens : Arnauld, Bossuet, Thomassin, Brueys et l'avocat Ferrand (54) firent une comparaison - qui pour eux était une preuve - entre la situation ecclésiale du V° siècle et celle du XVII° siècle.

Contre ces thèses, Bayle (55) écrivit à la fin du siècle un livre entier sur l'interprétation augustinienne du "Compelle intrare", "Forcez-les d'entrer". ainsi, les défenses des protestants ont souvent pris un tour anti-augustinien; c'est le cas du ministre Claude et surtout de J. Leclerc, un des plus talentueux polémistes de son temps (56). Au XVIII° siècle la polémique s epoursuit entre catholiques et protestants; le P. Merlin publie une réfutation de Bayle; Ceillier écrit contre Barbeyrac et Buddens (57). La Révolution Française, en établissant la liberté de culte rend le débat plus inactuel.

Quelle que soit la responsabilité historique d'Augustin dans un tel débat, c'est là, à n'en pas douter, l'une des postérités d'augustin. Sa rigueur, sa violence, met certes entre parenthèses l'autre aspect de la thèse augustinienne, à savoir la présence du baptême chez les hérétiques : ce sont des chrétiens qui persécutent des chrétiens. De cette dernière constatation est née une seconde postérité, plus récente, plus irénique, mais qui inverse totalement la thèse augustinienne : depuis le début du siècle la reconnaissance du baptême des hérétiques - donc de leur caractère de chrétiens à part entière - se fonde sur la théologie augustinienne. Selon une telle conception - qui se nomme depuis quelques années l'oecuménisme - l'Eglise est divisée, mais le germe de l'unité, le principe de l'unité, c'est le baptême commun à tous.

La préface du P. Y. Congar aux traités antidonatistes dans la Bibliothèque Augustinienne est sur ce point la charte fondamentale de ce nouvel augustinisme; dans une conception c'est le baptême qui fait l'Eglise et non plus l'Eglise qui fait le baptême; la réalité ecclésiale dépasse le cadre de ce qui se nomme Eglise : " La catholicité ou l'universalité est celle de la communion fraternelle totale, ce en quoi et par quoi se réalise l'essence intégrale et profonde de l'Eglise comme peuple de Dieu et corps du Christ, animé par son Esprit" (58). Congar insiste souvent sur le fait que l'ecclésiologie d'Augustin ets essentiellement une ecclésiologie d ela charité; et par un étrange renversement, cette interprétation fonde l'idée d'une séparation du moral et du social chez Augustin par différence avec les donatistes. P. Hadot et M. Meslin ont résumé cette thèse sans songer que pendant des siècles l'augustinisme politique avait prétendu le contraire : " Les donatistes ont volontairement transporté à l'ordre des fonctions sociales les exigences et les conditions de l'ordre moral" (59).

Ce nouvel augustinisme, à vrai dire, n'aurait pas été possible sans les excès de l'ancien. Si certains ultramontains n'avaient pas identifié en toutes choses Rome et l'Eglise, la nécessité pour les catholiques modernes de voir l'Eglise hors de l'Eglise ne se serait sans doute pas imposée avec autant de force.

Cette polémique interne à la double postérité d'Augustin, - les deux têtes se dévorant l'une l'autre - est évoquée par Congar : les donatistes sont clairement les intégristes ou les conservateurs et les augustiniens sont les modernistes ou les oecuménistes. Quoi qu'il en soit de la légitimité de ces transpositions historiques, ces deux postérités sont en réalité le développement systématique de l'une des antinomies de la thèse augustinienne aux dépens de l'autre. Elles n'ont en commun que de s'entendre sur l'autorité unique de l'évêque d'Hippone contre saint Cyprien; le problème ecclésiologique passe donc essentiellement par l'interprétation des écrits d'Augustin.

Or c'est là faire l'hypothèse qu'il n'y a pas eu de postérité théologique de saint Cyprien. Seule la clôture théologique de l'Occident sur lui-même explique un tel contre-sens historique et tout lecteur de saint Cyprien - et des Pères dont il suit la théologie - peut se poser la question : pourquoi avoir en Occident identifié christianisme et augustinisme?





IV



Parler de postérité de saint Cyprien ne veut pas dire que le saint évêque de Carthage ait été à l'origine d'une ecclésiologie nouvelle; au contraire, Cyprien se réfère à une tradition plus ancienne, très certainement apostolique, puisqu'on en trouve l'expression la plus claire dans les 46° et 47° canons des Apôtres (60). Mais seul le cadre du schisme novatien permet d ecomprendre la subtile position de saint Cyprien.

Novatien était un prêtre de Rome qui avait été ordonné contre les canons et les règles de l'Eglise. Il avait, en effet, été baptisé de façon clinique (61) et l'usage était de ne pas porter au sacerdoce ceux qui n'avaient pas été baptisés par triple immersion au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Or non seulement Novatien appliquait une rigueur absolue dans la question des lapsi ( 62) mais il rebaptisait ceux qui étaient tombés pendant les persécutions.

Novatien était suivi par un certain nombre de prêtres et de fidèles à Rome parce que les persécutions avaient alors développé des pratiques douteuses. Ceux qui faiblissaient pendant les persécutions avaient, en effet, pris l'habitude de demander aux martyrs des lettres de pardon et d erecommandation que ces saints accordaient bien volontiers. Mais ils allaient ensuite, munis des lettres des martyrs, dans les églises pour exiger la communion et la réintégration parmi les fidèles (63). Ces pratiques qui se développaient avec excès scandalisaient les évêques - et en premier lieu saint Cyprien - et tous les chrétiens, qui exigeaient une plus grande rigueur dans le respect des règles ecclésiastiques. Or Novatien profitait de la situation pour élever autel contre autel. Sa position n'était pas en réalité fondée sur une volonté de rigueur, mais sur la négation pure et simple de la miséricorde et de la rémission des péchés (64).

Aussi saint Cyprien les considérait comme des hérétiques puisqu'ils s'attaquaient à la rémission des péchés qui est un dogme (65). Au contraire, le pape Etienne les considérait comme des schismatiques baptisant à la façon des orthodoxes et, dans ce cas, par économie (66), on pouvait les recevoir par la chrismation. Ce qui autorisait une telle interprétation, c'est qu'à la différence des hérésies antérieures, les novatiens ne professaient aucune hérésie antitrinitaire. L'économie portait sur la forme du baptême - par triple immersion - et sur l'identité de foi trinitaire.

Saint Cyprien, lui considérait principalement la tradition apostolique et la théologie du baptême : ne peut invoquer le Saint Esprit que celui qui appartient à l'Eglise, hors d elaquelle il n'y a pas d erémission de spéchés (67). Trois conciles de l'Eglise d'Afrique furent présidés par saint Cyprien. Lors du premier en 255 on décréta que personne ne pouvait être baptisé hors de l'Eglise puisque l'Eglise ne reconnaît qu'un seul baptême. Ceux qui avaient été baptisés par les hérétiques, n'étaient pas rebaptisés, mais baptisés pour la première fois en venant à l'Eglise. Mais ceux qui avaient été baptisés dans l'Eglise, puis l'avaient quittée pour revenir enfin, il fallait les recevoir par l'imposition des mains et la prière et non les rebaptiser comme l'affirmait à tort Novatien.

Un second concile se tint en 258 en présence de 71 évêques de la Numidie et de l'Afrique. Cyprien fit assembler ce concile pour que les décisions du précédent fussent solennellement confirmées. On précisa que les clercs apostats revenant à l'Eglise seraient reçus comme laïcs et l'on confirma que le baptême reçu chez les hérétiques n'était pas même un baptême. Enfin un troisième concile fut réuni en présence de 84 évêques où l'on décréta une lettre canonique qui fut envoyée aux principaux sièges épiscopaux (68). Cette lettre qui affirme la nécessité de baptiser les hérétiques qui viennent à l'Eglise fut confirmée par le 2° Canon du VI° Concile Oecuménique.

Tout en affirmant une rigueur domestique certaine, Cyprien ne niait pas l'économie de l'Eglise; il acceptait par exemple le baptême clinique que d'autres critiquaient sévèrement. Cette double attitude fut suivie par le Concile de Constantinople de 381, qui, par une grande économie, ne considéra pas comme obligatoire, dans son 71° canon, le baptême des novatiens. Saint Basile le Grand admit aussi la même attitude complémentaire : dans son canon 1er et dans son canon 47, il rejette le baptême des hérétiques, tandis qu'ailleurs il fixe les limites de l'économie. Toute l'ecclésiologie orthodoxe ultérieure suivit tantôt la rigueur, tantôt l'économie, sans que cette dernière attitude n'impliquât une quelconque reconnaissance du baptême des hérétiques.

La situation changea au XVIII° siècle, lorsque le Métropolite de Kiev, Pierre Moghila, influencé par la théologie augustinienne, vit dnas l'usage de l'économie, une affirmation de la validité du baptême des hérétiques. Il y eut une vive réaction à Constantinople et un retour à la tradition rigoriste de saint Cyprien - qui n'avait jamais été totalement abandonnée. En 1756, un concile réunissant les patriarches de Constantinople, Alexandrie et Jérusalem confirma cette situation (70).

Le plus grand commentateur des Canons, à l'intérieur de l'Eglise Orthodoxe, saint Nicodème de l'Athos, accorde dans son Pidalion, une très grande place à saint Cyprien. Jusqu'à nos jours l'Eglise de Grèce fait du Pidalion son livre canonique fondamental, et par l'oeuvre de saint Nicodème, la postérité de saint Cyprien demeure vivante.

Notons que cette postérité ne fut jamais politique, mais purement ecclésiastique. Elle est fondée sur la théologie patristique de la grâce et de l'incorporation, par la grâce, dans l'Esprit Saint, des fidèles au Christ et à l'Eglise. L'union au Christ, la vie en Christ, commence par le baptême et s'accomplit dans l'Eglise corps du Christ.

Chez Augustin et dans sa postérité, une théologie différnte du baptême introduit à une autre conception de l'Eglise comme société des "prédestinés". mais, de cet individualisme eschatologique ou céleste, ne pourra-t-on conclure qu'il est la négation même de toute idée d'Eglise?







NOTES



(1). Cf. A. Mandouze, Saint Augustin. L'aventure de la raison et de la grâce. p. 466 : " Continuer à sacrifier la création à la critique lui apparut tout d'un coup d'autant moins supportable que son aspiration à l'indépendance et à l'originalité était plus ancienne".

(2). De saint Justin, "philosophe et martyr", Augustin semble tout ignorer; pourtant le catéchumène de Cassiciacum eût trouvé dans l'oeuvre de cet "apôtre des nations" un usage de la philosophie tout différent du sien.

Quant à saint Irénée, Augustin s'y réfère au moins une fois, à la fin de sa vie, dans sa polémique contre Julien d'Eclane. Julien soutenait, en effet, que le "péché originel", c'est-à-dire la transmission de la culpabilité d'Adam à ses descendants, était une marque de manichéisme. Augustin appelle pour sa défense les Pères et en particulier Irénée ( Livre I - chap. 5). Or Irénée ne parle aucunement de "péché originel", mais de péché du "protoplaste", du premier père. L'expression de "péché originel", comme l'idée de la transmission de la culpabilité d'Adam est une invention augustinienne.

(3). Sur Augustin et l'Afrique, voir : P. Monceaux - Histoire littéraire de l'Afrique Chrétienne; et A. Mandouze, op. cit. chap. VII, p. 331 et suiv.

(4). H. I. Marrou affirme qu'il l'a lu : cf. Saint Augustin et la fin d ela culture antique, p. 421; mais il est surtout cité dans les dernières oeuvres d'Augustin, où celui-ci, pressé par les pélagiens, se réfère à la Tradition. Cf. en particulier la Réfutation de deux lettres des pélagiens (liv. IV) et Contre Julien.

(5). Un des reproches de Jérôme à Augustin, c'est de ne pas se référer à la tradition des commentateurs. Cf. lettre 75. La lutte contre Pélage les unit pourtant.

(6). Cf. l'article de M. Zananiri dans ce Cahier. Jean Cassien, disciple de saint Jean Chrysostome, fut considéré comme un hérétique par les augustiniens; mais le terme de semipélagiens est tardif (XVI° siècle). Cf. aussi La Lumière du Thabor, n°9, p. 89 sqq.

(7). Cf. l'article de L. Motte dans ce Cahier.

(8). Bossuet nomme Augustin le "Père des Pères". Cf l'article d'A. Rouméliote dans ce Cahier. Cf aussi l'article de J. Romanidès : il n'y a jamais eu un christianisme latin et un christianisme grec, mais un seul empire romain où "latin" et "grec" ne qualifiaient pas des "nations" mais des langues.

(9). Le dossier du grec d'Augustin est immense. Cf. en particulier H.I. Marrou, op. cit. p. 31-46.

(10). Cf. Marrou, op. cit. : " ... des pères de l'Eglise orientale, il n'a pratiqué que les seuls écrits dont existait une traduction latine. La culture intellectuelle d'Augustin est toute entière de langue latine".

(11).Cf le De fide et symbolo. Augustin pense que les Pères n'ont pas répondu à la question du caractère hypostatique propre du Saint Esprit; alors que le Concile Oecuménique de Constantinople le définit comme étant la procession.

(12). Livre VI, chap. XI.

(13). O. Du Roy. - L'intelligence de la foi en la Trinité. p. 261 sqq.

(14). En particulier son commentaire inachevé sur l'épître aux Romains.

(15). Cf. De Praedestinatione Sanctorum, cap. 7. Cf. aussi J. Turmel, Histoire des dogmes; tome I. Le Péché Originel. Chap. IX. Augustin présente sa doctrine comme une révélation divine; il affirme qu'auparavant il "était dans l'erreur".

(16). Cf. L. Dubief - Essai sur les idées politiques de saint Augustin. Chap. 1.

(17). H.I. Marrou, op. cit. p. 421.

(18). A. Mandouze, op. cit. p. 56 en particulier.

(19). Sermon 312. Cf aussi Sermon 313 : "Aucune langue, pas même la sienne, ne saurait louer dignement ce grand évêque, ce martyr vénérable".

(20). Cf. De Doctrina Christiana - IV, 14, 31.

(21). Manuscrit 4333 - Bibliothèque Nationale.

(22). P. Monceaux, op. cit. tome II, p. 266.

(23). P. Courcelle - Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, p. 122.

(24). Saint Cyprien - Les oeuvres, traduites en français par M. LOmbert, 1716. Lettre à Donat page 28 et suiv.

(25). Cf Confessions, VII, 19.

(26). Cf. O. Du Roy, op. cit. p. 25 à 109 en particulier; et Kierkegaard - Journal (1854-1855), Gallimard p. 98-99.

(27). Cf. J. Romanidis - Romyosine, Romanité, Roumélie. Thessalonique 1974.

(28). Cf. E. Zum Brunn - Le Dilemme de l'être et du néant chez saint Augustin. Voir le compte-rendu de cet ouvrage dans La Lumière du Thabor, 1984, n°4, p.103-105.

(29). Cf. G. Bavaud - Introduction du tome II des Ecrits Antidonatistes dans la Biblothèque Augustinienne.

(30). Cf. A. Mandouze, op. cit. p. 356 note 2.

(31). Traités Antidonatistes. B.A. II, op. cit. p. 57.

(32). Ibid. De Baptismo p. 443.

(33). Ibid. p. 297.

(34). Ibid. p. 201.

(35). Tractatus in Johannem, 26, 11.

(36). Cf. E. Lamirande - La situation ecclésiologique des donatistes d'après saint Cyprien. Cf. p. 35, où il se réfère au De Baptismo VII, 33.

(37). Traités Antidonatistes, op. cit. p. 83 et Lamirande, op. cit. p. 37 et 99.

(38). Cf. Lamirande, op. cit. p. 34, la différence entre le caractère léitime et le licite.

(39). Cf. De Trinitate, livre II. Les théophanies sont des phénomènes créés, "apparus pour disparaître".

(40). J.P. Brisson - Autonomisme et christianisme dans l'Afrique romaine. p. 50.

(41). Traités Antidonatistes op. cit. p. 449-501.

(42). Toute cette argumentation peut bien sûr être retournée aux dépens d'Augustin...

(43). E. Bréhier - Histoire de la philosophie - Moyen-Age et Renaissance. p. 527.

(44). A. Mandouze - Encore le donatisme, dans L'Antiquité classique, t. 29, fasc; 1, p. 107 : " Je ne me battrai certes pas pour défendre le type de société que certains ont cru bon de fonder sur un augustinisme politique qui est avant tout d eleur cru et qui compromet modérément saint Augustin".

(45). Cf. Dubief, op. cit. p. 130.

(46). Cf. Lettre IV, p. 12 de la Correspondance de saint Cyprien. Les Belles Lettres, Paris.

(47). Surtout saint Athanase et saint Hilaire de Poitiers. Cf. Dubief, op. cit. p. 13-14.

(48). Dans La papauté hérétique p. 7 sqq et dans son Histoire de l'Eglise, tome III p. 259 sqq.

(49). J.P. Brisson op.cit. p. 28 sqq. A. Mandouze, op. cit.p. 160-161 et aussi note sur l'organisation de la vie chrétienne à l'époque de saint Augustin. L'année théologique augustinienne, 1953.

(50). Sur le rôle de Grégoire VII, cf. H.X. Arguillère, L'Augustinisme politique.

(51). Les rites d'intronisation des papes sont resté féodaux jusqu'à notre époque : agenouillement etc... Cf. P. Justin Popovic, L'infaillibilité de l'homme européen et l'infaillibilité du pape.

(52). La forme la plus radicale d'augustinisme politique se trouve dans Bernard de Clairvaux avec la Louange de la nouvelle milice des chevaliers du Temple : celui qui tue l'infidèle "exécute à la lettre les vengeances du Christ".

(53). Cf. la Defensio orthodoxae fidei où Calvin se justifie par saint Augustin d'avoir fait brûler Michel Servet. Théodore de Bèze écrit aussi un ouvrage dans ce sens : Traité de l'autorité du magistrat en la punition des hérétiques et du moyen d'y procéder.

(54). Ces lignes de Brueys sont écairantes : " En un mot, pour montrer avec combien de justice l'on employe les moyens de sévérité pour ramener à l'Eglise ceux qui s'en sont séparés, je ne saurais ici mieux faire que de renvoyer les lecteurs à ce que saint Augustin a écrit expressément sur le sujet". Réponse aux plaintes des protestants contre les moyens que l'on emploie en France pour les recevoir à l'Eglise.

(55). Commentaire philosophique sur ces paroles de J.C. Contrains-les d'entrer. 1713.

(56). J. Leclerc est un antiaugustinien bien oublié aujourd'hui; il écrivit aussi contre Malebranche. Dans ses animadversions, il attaque l'augustinisme politique.

(57). Barbeyrac est connu pour ses traductions de Puffendorf et de Grotius. Mais c'est dans le Traité de la morale des Pères de l'Eglise qu'il développe sa propre philosophie. Buddens était professeur à Iéna et c'est dans son Introduction historique et théologique... qu'il critique Augustin.

(58). Cf. tome I des Traités antidonatistes, op. cit. Introduction. Cf aussi du même : L'Eglise, de saint Augustin à l'époque moderne.

(59). P. Hadot - M. Meslin - A propos du Donatisme. Archives de sociologie des religions. 1957.

(60). Cf. Nicodème Hagiorite - Le Pidalion. 1ère partie - Les 85 canons des Apôtres.

(61). Le baptême "clinique" est une simple aspersion que l'on fait aux catéchumènes proches de la mort.

(62). Cf. Guettée - Histoire de l'Eglise - Tome III, p. 157. Les billets des martyrs commençaient à devenir un vrai commerce. Cf. Saint Cyprien Lettres 13-14-15.

(63). Saint Cyprien condamnait ces pratiques: " Je pourrais dissimuler le mépris de notre épiscopat, mais cela est impossible puisque plusieurs d'entre vous trompent notre communauté fraternelle et nuisent aux lapsi sous prétexte de veiller à leur salut". Cité par Guettée p. 156.

(64). C'était aussi le caractère des donatistes. La rigueur ne peut pas être une condamnation du principe de l'économie.

(65). Etienne se plaçait sur le plan de la forme du baptême et donc croyait pouvoir user d'économie. Cyprien, au contraire, posait la question en termes dogmatiques, et, en matière de dogme, comme l'a souligné au XV° siècle saint Marc d'Ephèse, il n'y a pas d'économie.

(66). Le tort d'Etienne était de vouloir faire un schisme pour imposer son opinion; Cf. Guettée op. cit. p. 195.

(67). Augustin cite au livre VI du De Baptismo les actes du Concile de Carthage.

(68). Nicodème Hagiorite place le Concile de Carthage immédiatement après les Conciles Oecuméniques.

(69). Pierre Moghila, Métropolite de Kiev (1633-1647) était influencé par la théologie scolastique venant de Pologne.

(70). Texte de ce synode dans A. Kalomiros - Against false union. Seattle.





LA CONTROVERSE

SUR LA PREDESTINATION

AU V° SIECLE : AUGUSTIN,

CASSIEN ET LA TRADITION



par Marianne Zananiri





S'il est vrai qu'un des enseignements les plus nouveaux à l'intérieur du monde hellénisé du bassin méditerranéen, marqué par la Moïra antique et le Fatum stoïcien, est l'affirmation, par la Foi chrétienne, de la liberté souveraine de l'homme, dans l'oeuvre du salut, aucune opinion ne paraît marquer davantage un retour aux vieilles croyances païennes, aucune doctrine ne paraît davantage étrangère à la Bonne-Nouvelle de la rédemption en Christ, que la croyance d'Augustin selon laquelle Dieu ne veut pas que tous les hommes soient sauvés, mais ceux-là seuls qu'il a élus, les tirant d ela "massa damnata" qu'est devenue, selon lui, l'humanité, tout entière coupable du péché d'Adam. Cet enseignement, on le verra, ne fut pas sans déclencher les réactions les plus vives, aussi bien en Afrique qu'en Gaule. Mais la renommée d'Augustin, en Occident, est si grande et sa théologie si fondamentale pour toute la dogmatique catholique (-protestante) sur la grâce que fut éclipsée l'opposition des grands Maîtres spirituels de la Provence qui se dressèrent contre cette innovation et la firent anathématiser au Concile d'Arles (475) quelque quarante cinq ans après la mort du Docteur africain. C'est, en effet, au nom de la Tradition la plus ancienne que les Pères du Midi de la Gaule rejetèrent, comme contraire à la Foi Orthodoxe, l'enseignement d'Augustin selon lequel le pouvoir de la liberté humaine a été totalement aliéné en conséquence de la Chute et que personne ne peut, de soi-même, s'il n'est prédestiné au salut, échapper à la "masse de perdition" ( massa perditionis) à laquelle l'héritage de la culpabilité adamique le fait appartenir dès sa naissance; mais, confessant la doctrine commune des Pères des quatre premiers siècles, ils soutenaient que s'il est vrai que nous ne pouvons rien vouloir ni faire sans le secours de la grâce, Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés, ne fait violence à personne, laissant chacun maître de son destin spirituel, le principe de notre élection n'étant autre que notre volonté. Ignorant tout d'une culpabilité héréditaire et d ela restriction du Sacrifice de la Croix à quelques élus, ils confessaient la vocation de tous les hommes à la naissance nouvelle en Christ et la nécessité de la collaboration des volontés humaines et divines. Telle est la doctrine de la "synergie" qu'opposèrent en accord avec tous les Pères anciens, saint Jean Cassien, saint Vincent de Lérins, saint Hilaire d'Arles et Fauste, le bienheureux évêque de Riez, à la doctrine augustinienne de la prédestination. La réputation de ces défenseurs de la Tradition fut cependant loin, en Occident, d'être à la mesure de leur stature spirituelle et c'est sous le sobriquet de "semi-pélagiens" que les disciples d'Augustin les brocardèrent au XVII° lors des querelles entre Jésuites et Jansénistes.

L'une de ces figures très respectées de la Gaule du V°s. fut saint Jean Cassien, qui avait vécu parmi les Pères du désert d'Egypte et qui, après avoir été le disciple et le diacre de saint Jean Chrysostome, à Constantinople, était revenu fonder, à Marseille, le monastère de Saint Victor. L'austérité de sa vie ascétique et sa grande expérience spirituelle avaient rendu son autorité immense chez les moines du Midi. Au livre XIII de ses Conférences, il exprime, par la bouche de l'ermite Abba Chérémon, la doctrine Orthodoxe de la collaboration de la grâce et du libre arbitre, telle que la Tradition l'avait enseignée. La critique catholique verra pourtant dans ces pages la présentation d'une doctrine aussi floue qu'hétérodoxe : "D'une page à l'autre, écrit le traducteur, on voit l'auteur tenir des positions contradictoires, impuissant à les concilier dans une synthèse plus vaste" (1), sous-entendant que, parmi tous les Pères, seul Augustin a su élaborer cette "synthèse plus vaste". Or, ce que nous voudrions montrer, tout d'abord, c'est que saint Jean Cassien oppose à Augustin une doctrine théologique aussi cohérente avec la Tradition qu'élaborée dans sa méthode. Mais au-delà des personnes il s'agit d emettre en évidence ce que l'idéologie augustinienne n'a cessé d'occulter depuis des siècles ( et dont s'avisèrent bien imprudemment quelques théologiens catholiques, tels Jean Delaunoy ou Richard Simon au XVII°s. ou, aujourd'hui, le P. Brune), à savoir que le corps doctrinal augustinien, formé par ses trois interprétations du péché originel, de la grâce et de la prédestination, constitue un enseignement, non seulement nouveau, mais, d eplus, incompatible avec la conception unanime des Pères de l'Eglise des premiers siècles, c'est-à-dire avec l'ensemble de la Tradition Orthodoxe, qui constitue, dans l'Eglise, l'unique critère de ce qui doit être tenu pour vrai ( saint Vincent de Lérins, Commonitorium, 2). Aussi l'opposition qui s'est manifestée au V° s., dans ce que les théologiens catholiques ont coutume d'appeler "la controverse semi-pélagienne", n'est-elle pas entre Augustin et telle ou telle personne particulière, qu'il s'agisse de saint Jean Cassien ou d eFauste de Riez, mais entre Augustin et toute la Tradition des Pères. A tout le moins est-ce ainsi que la doctrine de la prédestination apparut aux moines d'Adrumète en Afrique et à ceux de Provence. Nier cet enjeu constitue une occultation aussi bien du sens des évènements historiques eux-mêmes que de simplications théologiques du conflit ouvert, par Augustin, avec la Tradition patristique sur la question de la liberté et de la grâce.



***

Rappelons brièvement les circonstances du débat. Des critiques contre l'évêque d'Hippone s'étaient élevées dans le monastère africain d'Adrumète, vers les années 425-427, après qu'un de smoines, en voyage à Carthage, eut fait parvenir à quelques frères la copie d'une lettre d'Augustin à Sixte, prêtre à Rome. Il y réfutait les erreurs de Pélage et développait l'idée que tout bon mouvement vient, en nous, de la grâce de Dieu, car Dieu détermine, non seulement nos actions, mais encore nos volontés, en sorte qu'au jour du jugement, couronnant nos mérites, il ne fera que "couronner ses dons" (2). Certains parmi les moines s'étaient émus de voir, dans cet argument, une négation du libre arbitre et du mérite propre, rendant inutiles tout effort personnel et toute ascèse. Comme l'agitation se développait, l'abbé envoya deux moines à Augustin pour qu'il répondît à ces critiques et calmât les esprits. Augustin composa, à cet effet, le "De gratia et libero arbitrio". Mais l'ouvrage souleva une objection nouvelle, obligeant l'évêque d'Hippone à s'expliquer davantage dans le "De correptione et gratia". La polémique, toutefois, ne s'arrêta pas là. Une résistance très ferme à la théologie augustinienne de la grâce s'était, en effet, répandue dans les milieux monastiques du Midi de la Gaule. L'histoire de cette querelle, et les arguments qui furent opposés à Augustin, nous sont rapportés, en détail, par les lettres à leur maître de deux disciples de l'évêque d'Hippone, Prosper d'Aquitaine et Hilaire. Selon ces auteurs, les critiques le splus sévères avaient pris naissance dans le monastère de Saint Victor. De Marseille, le mouvement s'était propagé dans toute la Provence, notamment dans les monastères des îles d'Hyères et de Lérins qui entretenaient d'étroites relations d'amitié avec saint Jean Cassien. Saint Hilaire, saint Vincent et Fauste, moines de Lérins, y menaient l'opposition dogmatique à Augustin. C'est pour leur répondre que ce dernier composa ses deux traités, le "De praedestinatione sanctorum" et le " De dono perseverantiae".

La clef de voûte de la doctrine d'Augustin sur le salut est la condition de l'homme déchu, telle qu'il fut amené à l'exprimer pour réfuter l'hérésie de Pélage, qui niait la réalité d ela transmission du péché d'Adam et la nécessité de la grâce dans la pratique du bien. Pour Augustin, le "péché originel" - dont il invente autant l'expression que le contenu - est une offense à l'ordre divin d'une gravité si odieuse qu'à sa suite, non seulement Adam, mais toute l'humanité, se trouve privée de la grâce et incapable de se tourner, par elle-même, vers le Crétauer. Elle devient selon la volonté de Dieu, une "massa damnata", une "massa perditionis", dont chaque membre naît porteur d'une culpabilité héréditaire qui le condamne à la mort éternelle et aux peines de l'enfer : " Ce n'est pas injustement, écrit Augustin, mais par une juste sentence que le péché d'un seul a entraîné la condamnation de tous" (3). Telle est l'interprétation juridique que l'évêque d'Hippone donne du passage de l'Epître aux Romains : " C'est pourquoi de même que par un seul homme le péché est entré dan sle monde et, par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a passé sur tous les hommes, parce que tous ont péché" (4) et que la Tradition avait entendu en un tout autre sens. Ce péché héréditaire a, pour Augustin, le double caractère d'être à la fois collectif - consubstantiel à la nature humaine - et personnel, c'est-à-dire imputable à chaque individu : " Faut-il s'abstenir de reprendre ce défaut dans l'homme, s'interroge Augustin, sous prétexte qu'il n'est pas personnel à celui que l'on reprend mais commun à tous? Que l'on reprenne au contraire en chacun ce qui est le fait d etous, car ce n'est pas parce que l'homme n'est exempt de ce défaut qu'il n'est pas le défaut de quelqu'un. Il est vrai que ces péchés originels sont dits étrangers, parce que chacun le reçoit de ses parents, mais ce n'est pas sans raison qu'ils sont aussi appelés nôtres puisque comme le dit l'Apôtre : en cet homme unique tous ont péché" (5). L'idée, étrange pour nous, non moins, semble-t-il, que pour les contemporains d'Augustin, est celle d'une culpabilité héréditaire qui se transmet, par l'acte de génération, en raison d'une co-responsabilité avec Adam : " Adam abandonna Dieu par son libre arbitre et, ainsi éprouva le juste jugement de Dieu, au point d'être condamné avec toute s arace qui a péché avec lui comme étant encore entièrement en lui" (6). C'est l'unité ontologique de la nature humaine qui fonde, pour Augustin, la culpabilité de tous dans la faute d'un seul : " La personne d'Adam, explique A. Gaudel, a fait la nature pécheresse, puis c'est la nature en nous qui nous fait pécheurs; nous ne sommes coupables que par la culpabilité de la nature en nous qui, à son tour, n'est coupable que par la volonté du premier homme dans laquelle cette nature se trouvait tout entière" (7). La chute, non seulement fait de toute l'humanité une "masse de perdition", mais elle a, en outre, pour effet d'aliéner complètement la liberté humaine.

En effet, Augustin souligne avec force qu'il est impossible pour l'homme, après la Chute, d'agir selon le bien et même de le vouloir, s'il est laissé en cet état de déchéance. Ici est instituée une distinction entre la liberté d el'homme avant et après le péché qui joue un rôle théorique central dans son anthropologie et sa doctrine du salut : " Dieu avait donc donné à l'homme une volonté bonne, l'ayant mise en lui en le créant, puisqu'il l'avait fait juste; il lui avait donné un secours sans lequel il ne pouvait, le voulût-il, persévérer dans cette bonne volonté, mais il avait laissé à son libre arbitre de le vouloir" (8). La persévérance dans la vie spirituelle est donc, en Adam, un don de Dieu, mais qui dépend, en quelque façon, de la bonne volonté qui le suscite : le libre arbitre est ici distinct de Dieu. Mais le péché entraîne une telle néantisation de l'être qu'est détruite cette autonomie du libre arbitre, cette capacité de la volonté de choisir, elle-même, le bien, en sorte que Dieu doit, désormais, pallier cette indigence par sa propre puissance. Une des conséquences le splus fondamentales de la conception augustinienne de la Chute est l'impossibilité qui en découle d epenser la relation entre l'homme et Dieu sur le mode de la coopération des volontés, de la "synergie". Dieu ne peut plus rencontrer le libre arbitre, pour que l'homme accepte ou refuse le don d ela grâce, parce qu'en face de lui Dieu ne rencontre, à proprement parler, rien. En cela Augustin fait oeuvre nouvelle, car tous les Pères avaient maintenu, après la faute première, la réalité d'une liberté capable, de son propre chef, de vouloir ou de refuser Dieu, insistant sur la seule responsabilité de l'homme dans son destin spirituel. Ainsi saint Jean Chrysostome résume-t-il la doctrine patristique lorsqu'il dit : " Dieu fait dépendre de nous notre propre fin et nous rend maîtres de l'arrêt qu'il doit un jour prononcer. Car, afin que, quelque déraisonnable que vous soyez, vous ne puissiez vous plaindre en quoi que ce soit du jugement que Dieu doit prononcer, il veut que vous qui êtes coupable, soyez néanmoins le maître de votre sentence" (9). Nous comprenons mieux ainsi la raison des critiques que les moines de Provence formulèrent à l'encontre d'Augustin selon lesquelles, comme nous le rapporte Prosper d'Aquitaine, la vie éternelle " du point de vue du libre arbitre n'est atteinte que par ceux qui ont cru à Dieu de leur propre mouvement, et mérité par cette fois d erecevoir le secours de la grâce" (10). Mais, pour le Docteur d'Hippone, la relation entre l'homme déchu et Dieu n'est plus duelle, elle est à sens unique : à la correspondance horizontale des deux volontés qui s'unissent pour conduire l'homme au salut, fait place une relation verticale-féodale dont Dieu est l'unique arbitre : " Depuis la chute d el'homme, au contraire, Dieu veut que ce soit à Sa grâce seule que l'homme doive de s'approcher de lui, et que ce soit à sa grâce seule qu'il doive de ne pas le quitter" (11). Le lieu même de la rencontre des volontés est détruit, puisque ce lieu était la nature intègre d'Adam. Dieu construit maintenant, tout seul, cet espace du salut en ceux qu'il a prédestinés. Il ne reste plus donc que l'unique volonté divine qui surdétermine la volonté humaine : " Dieu agit dans le coeur des hommes pour incliner leur volonté comme il veut, soit au bien en raison de sa miséricorde, soit au mal en raison de ce qui leur est dû par un jugement quelquefois manifeste, quelquefois caché, mais toujours juste." (12).

Augustin peut dès lors avancer ce paradoxe que la liberté humaine est "beaucoup plus grande" après la Chute qu'avant : elle est, en effet, mue par l'action toute-puissante et invincible de Dieu. Ainsi y a-t-il, de soi, identité entre les volontés humaine et divine; mais l'espace, où la liberté humaine semble, par définition, se tenir a disparu. Alors qu'en Adam le don de la grâce était assujetti à la bonne disposition du vouloir humain, maintenant c'est la volonté elle-même qui est disposée par Dieu : " Qu'il s'agisse de recevoir le bien ou d ele garder avec persévérancen cette grâce ne nous donne pas seulement de pouvoir ce que nous voulons, mais encore de vouloir ce que nous pouvons. Il n'en a pas été ainsi du premier homme : il avait bien l'une de ces deux choses, mais pas l'autre (...); il avait reçu de pouvoir s'il le pouvait; mais il n'a pas eu le vouloir de ce qu'il pouvait : car s'il l'avait eu, il aurait persévéré" (13). Le don divin d ela grâce commande, non seulement l'"initium fidei", mais encore il mène infailliblement au salut celui qui en est gratifié, comme nous le verrons. Ainsi est rendue inexistante la possibilité de la défaillance volontaire, la marge de l'échec. Peut-on alors parler encore d eliberté? En effet, ce qui est anéanti, c'est l'être propre de la volonté : la suspension de notre salut à notre propre choix définit, pour Augustin, la liberté première d'Adam, non la nôtre; pour nous, maintenant, c'est Dieu qui est le maître de notre régénérescence spirituelle, qui nous l'accorde ou nous la refuse, sans que nous puissions en décider de quelque façon que ce soit. Augustin affirme pourtant que sa doctrine ne nie pas la liberté : " Bien qu'il en soit ainsi, nous reprenons, et nous reprenons avec justice ceux qui, après avoir mené une vie bonne, n'y ont pas persévéré. Car c'est de leur propre volonté qu'ils sont passés d'une bonne à une mauvaise vie" (15). Pourtant il explique, plus loin, que c'est parce qu'ils n'ont pas été prédestinés qu'" ils ne persévèreront pas et abandonneront la foi et la manière de vivre des chrétiens" (16). Nous sommes au rouet, comme dit Montaigne : ou bien l'homme est libre et son salut ne dépend que de lui; ou bien il ne l'est pas et Dieu seul est responsable de la perte de la plus petite âme. Cette contradiction, toutefois, n'est pertinente que dans la mesure où on place la volonté divine et la volonté humaine à un niveau d'égalité; or, il nous semble que, pour Augustin, c'est justement ce que nous ne pouvons pas faire dans le cadre ontologique de la Chute. Pour lever l'aporie, il faut distinguer deux perspectives : d'un point d evue psychologique, l'homme ne se sent pas dirigé par Dieu comme une mécanique; il garde toujours le sentiment que c'est bien lui, et lui seul, qui agit, persévère ou abandonne. D'où la défense d'Augustin que sa doctrine n'ôte pas la responsabilité individuelle de nos actes. L'aliénation ne se situe pas au niveau psychologique du sentiment du Moi et de l'identité à soi du Cogito qui demeurent, et même apparaissent comme tels, après la Chute. L'aliénation du libre arbitre se situe au niveau ontologique de l'autonomie de la volonté ( si fondamentale dans toute la problématique de la philosophie morale, notamment kantienne) qui ne peut plus par elle-même se tourner vers Dieu, ni vouloir le bien. Pour Augustin, le mouvement de l'Ego vers la Transcendance n'a pas sa cause dans l'Ego même : c'est l'activité immanente de cette Transcendance qui agit intérieurement et surdétermine la psyché. Cela seul paraît pouvoir expliquer qu'Augustin puisse affirmer en même temps, et sans avoir le sentiment de se contredire, que celui qui abandonne Dieu est responsable de sa perdition, alors que c'est Dieu qui l'abandonne en lui refusant la grâce de persévérer jusqu'à la fin : " Il laisse sans secours ceux qu'il ne veut pas secourir" (17).

S'il y a au-delà de la psychologie humaine une causalité divine qui la conditionne, celle-ci n'est, cependant, déterminée par rien : elle agit comme elle veut, sans considération de nos mérites ou d ela réponse future de notre libre arbitre. La certitude, pour l'ensemble des Pères de l'Eglise et de la Tradition, que notre liberté subsiste, bien qu'amoindrie, après le péché d'Adam, leur faisait expliquer le don ou non d ela grâce du baptême par la prescience en Dieu de nos oeuvres. Mais le refus par Augustin de cette doctrine le conduit devant un problème difficile: pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas baptisés ou s'ils l'ont été ne persévèrent-ils pas dans la foi? Pour comprendre la réponse qu'il donne à cette question cruciale, il faut se rappeler le noir tableau qu'il brosse, dans sa doctrine du péché originel de la nature déchue. En soi, tout membre de la "massa damnata" est indigne du secours divin et mérite justement, fût-il un enfant à peine né, les souffrances éternelles pour avoir péché en Adam. Il en serait immuablement ainsi, si le Dieu de justice n'était également un Dieu de miséricorde. Ce que les Pères avaient uni en Dieu, à savoir la justice et l'amour, Augustin le scinde pour y découvrir une logique, sinon contradictoire, du moins opposée. C'est selon la justice que "tous ceux qui gisent sous le péché qu'ils ont contracté par naissance meurent avec cette dette héréditaire" (18), mais c'est selon sa miséricorde que ce qui n'est pas dû est donné, à savoir la grâce. La conception augustinienne de la grâce est marquée par deux traits fondamentaux dont la réunion constitue la doctrine de la prédestination :

1. Pour Augustin, la grandeur du don de la grâce se mesure d'abord à ce fait qu'il n'est pas octroyé à tous. Tous en étant indignes, par nature, personne ne peut trouver injuste de ne pas l'avoir reçu. Le don divin est parfaitement gratuit. Voilà le premier trait. Cela signifie pour Augustin qu'il n'est nuellement assujetti en Dieu à la prescience de notre réponse : accepter ou refuser la grâce, c'est encore Dieu qui en décide, et non nous-mêmes : " Chez les uns la volonté a été préparée par le Seigneur, chez les autres elle ne l'a pas été" (19). Quelle est la raison de cette élection? La réponse massive d'Augustin, c'est que ce choix divin des élus est justement sans raison, c'est-à-dire gratuit. Cette identité de l'aribitraire et de la gratuité du don repose sur la définition que l'évêque d'Hippone donne de la grâce et comme ce qui, par nature, ne peut être dispensée que "gratuitement" (= arbitrairement) : " En la donnant à quelques-uns, et en dehors de tout mérite, il témoigne avoir voulu qu'elle fût gratuite et justifiât ainsi son nom de grâce" (20). A l'argument des moines que Dieu donne ou retient sa grâce, selon qu'il prévoit que nous l'accepterons ou que nous la refuserons, Augustin rétorque que c'est nier là l'essence même de la grâce et contraindre la volonté divine par des bornes humaines, au mépris de sa souveraineté. Cette croyance à une volonté salvifique restreinte en Dieu ne contredit pas cependant, pour Augustin, l'affirmation que "Dieu est amour"; elle en est même la preuve la plus irréfragable. Cette preuve, étrange pour nous au point qu'elle paraît procéder "ab absurdo", ne peut se comprendre, répétons-le, que si on la rapporte à la tragédie du péché originel qui déclenche, à l'infini, la colère de Dieu. Mais cette juste colère rencontre en Dieu une autre loi, celle de l'amour gratuit : " Il en résulte que même si un seul n'était délivré, personne ne pourrait critiquer le juste jugement de Dieu. Si les délivrés sont peu nombreux en comparaison de ceux qui s eperdent, leur nombre en soi est grand, et c'est là un effet de la grâce, cela se fait gratuitement, et il faut rendre grâce que cela se fasse gratuitement" (21). La justice de Dieu exige, en sa logique, que la transgression de l'ordre entraîne la condamnation de toute la nature humaine, coupable en Adam; mais la miséricorde divine limite l'infinité de la répercussion et en sauve quelques-uns par pure libéralité : " Celui-là donc qui est délivré doit aimer la grâce, et celui qui n'est pas délivré reconnaître sa dete" (22). On le voit, la doctrine de la prédestination se situe à l'intersection de cette double logique de la justice et de la miséricorde divines qui ne s'opposent pas tant qu'elles se croisent en ce lieu même de la question de la grâce.

Le don de la grâce n'est donc pas le premier pas divin, anticipatif de notre libre adhésion, car celle-ci n'est encore qu'un effet de la grâce. Et si tous ne reçoivent pas le baptême ou ne persévèrent pas dans la foi, ce n'est pas que Dieu prévoit leur obstination ou qu'ils l'abandonnent de leur propre mouvement, c'est qu'ils n'ont pas été prédestinés : " La prescience et la prédestination ne les a pas discernés de la masse de perdition; et, à cause de cela, ils ne sont pas appelés non plus selon le décret de Dieu, et par suite ne sont pas élus" (23). Augustin affirme ainsi, sans ambages, qu'entre deux enfants "également enchaînés au péché originel", dont l'un a reçu le baptême et l'autre pas, " ce que les fidèles doivent tenir pour certain, c'est que le premier était du nombre des prédestinés et l'autre pas" (24).

2. Le deuxième trait distinctif de la grâce est son invincibilité : étant le maître de nos volontés, Dieu sauve infailliblement ses élus : " Et voilà la prédestination des saints, car elle n'est rien d'autre : elle est la préscience et la préparation des bienfaits de Dieu par lesquels sont infailliblement délivrés ceux qui ont été délivrés. Et les autres, où sont-ils sinon dans la masse de perdition où les laisse le juste jugement divin? " (25). cette infaillibilité de la prédestination est la conséquence de l'aliénation radicale du libre arbitre après la Chute : " On est donc venu au secours de la faiblesse de la volonté humaine de telle sorte qu'elle soit mise en mouvement par la grâce divine de façon indéclinable et invincible" (26). La bonne/mauvaise volonté ne peut contrecarrer le plan divin. Ainsi Augustin explique que ceux qui ont été appelés, mais ne sont pas inscrits au nombre des élus, ne reçoivent pas le don de persévérance et ne meurent pas avant d'avoir chuté loin de l'Eglise; inversement, les prédestinés peuvent bien s'éloigner d'eux-mêmes de la vie chrétienne, Dieu les ramène à la foi et les fait persévérer jusqu'à la fin : " Nous devons croire que parmi les fils de perdition qui n'ont pas reçu le don de persévérance finale, il en est qui commencent à vivre dans la foi, dans la foi qui agit par l'amour : pendant quelque temps ils vivent dans la fidélité et le justice, et tombent ensuite, et ne sont pas ôtés de cette vie avant que cette chute ne leur soit arrivée" (27) - à l'opposé, "tous ceux qui par une décision très prévoyante de Dieu ont été connus d'avance, prédestinés, appelés, justifiés, glorifiés sont déjà, je ne dis pas avant même d'être régénérés, mais avant même d'être nés, des fils de Dieu, et ils ne peuvent jamais périr" (28). La doctrine d ela prédestination est ainsi, on le voit, la conclusion logique de la double présupposition que 1er - l'homme est, à sa naissance, un fils d ela perdition, condamné par le justice divine pour le péché d'Adam dont il hérite la culpabilité; et que 2e - la recherche et la persévérance dans la foi sont l'oeuvre, non de notre liberté aidée par la grâce, mais de la grâce seule que Dieu donne gratuitementà ceux qu'il a élus et qu'il dénie aux autres. cette doctrine, nous dit l'évêque d'Hippone, est à la fois incompréhensible - c'est-à-dire qu'on ne peut en rendre raison - et certaine. Elle seule peut être opposée à l'hérésiepélagienne comme l'autre face, orthodoxe, de l'alternative : "Car enfin, ou il faut prêcher la prédestination telle que l'enseigne clairement la Sainte Ecriture, de façon qu'à l'égard des prédestinés les dons et l'appel de Dieu soient sans repentance; ou il faut confesser avec les Pélagiens que le don de la grâce dépend de nos mérites" (29). Au reproche qu'on lui fit que c'était enseigner là le fatalisme et rendre vain tout effort personnel, Augustin répondit que, tant que nous sommes en cette vie, nous ne pouvons avoir l'assurance d'être comptés parmi les élus. A la prédication des Pères spirituels que notre salut ne dépend que de nous, et non de Dieu qui "veut que tous les hommes soient sauvés", fait place l'hypothétique espérance d'être du nombre des "happy few" choisis par l'arbitraire de Dieu.

Toute cette axiomatique repose, en son fondement, sur sa doctrine du péché originel, et ses conséquences dont la plus remarquable est la destruction totale du libre arbitre. Ce que les moines de Lérins et de Saint-Victor ont refusé, comme contraires à l'enseignement unanime de la Tradition Apostolique et Patristique, c'est autant cette affirmation de la transmission héréditaire de la culpabilité d'Adam qui constitue l'humanité en "massa damnata", que la doctrine de la prédestination qui nie la réalité de la liberté de l'homme et surdétéermine sa volonté (30).



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Augustin allégua contre l'argument de la Tradition qu'on lui opposa que les Pères de l'Eglise avaient eu à lutter contre d'autres problèmes et que la défense des dogmes christologiques fondamentaux avait laissé dans l'ombre la question de la grâce qui n'était pas de saison. Lui-même justifie ses allégations passées - semblables à l'époque du "De libero arbitrio" à celles des Maîtres de Provence - en expliquant qu'il n'avait pu alors traiter, avec la profondeur et le labeur nécessaires, les questions qui s eprésentaient (31), mais qu'il avait évolué, dans son intelligence des mystères de l'économie du salut, vers la découverte de la gratuité de la grâce et de la prédestination des saints. Plus généralement, la doctrine Orthodoxe de la Tradition se caractériserait par un manque d'approfondissement de ces mystères, et en serait la forme, en quelque sorte, "primaire". La pensée d'Augustin doit alors être présentée, et c'est ainsi qu'on a coutume de le faire dans les manuels de théologie catholique, comme l'élaboration la plus achevée et authentiquement chrétienne, des questions de la liberté et de la grâce. Il y aurait ainsi, entre Augustin et les Pères de l'Eglise des siècles précédents, une relation de progrès : Augustin expliciterait ce que la doctrine patristique affirmait implicitement, méritant ainsi le titre dont on l'honore de "Docteur de la Grâce". Or cette présentation de l'opinion de la prédestination, pour séduisante qu'elle paraisse, est, en vérité, une erreur scientifique patente : la relation entre Augustin et la Tradition n'est pas une relation de continuité, mais une rupture brutale! C'est ce qui ressort, avec évidence, du conflit entre l'évêque d'Hippone et les représentants de la position Orthodoxe, tel st. Jean Cassien. Mais avant d'aborder, avec quelque précision, la doctrine de l'abbé de Saint-Victor, il importe de rappeler tout d'abord quel était l'enseignement commun des Pères, avant Augustin, en cette matière.

Jean de Launoy a montré, dans son ouvrage publié en 1702, " La véritable Tradition de l'Eglise sur la prédestination et la grâce", et Richard Simon opposait le même argument à Bossuet, que l'opinion d ela prédestination et de la grâce efficace n'était pas crue dès les premiers siècles et qu'elle n'est apparue qu'au V. s. avec Augustin. Cela explique le rapport que fit Prosper d'Aquitaine à son maître suivant lequel les disciples de Jean Cassien "essaient de justifier leur obstination en invoquant la Tradition et soutiennent que les textes de l'Apôtre Paul aux Romains par lesquels on veut démontrer l'existence d'une grâce divine prévenant les mérites des élus, n'ont jamais été interprétés dans l'Eglise comme on le fait maintenant" (32). Et Jean Delaunoy cite le témoignage, outre du pape Clément et de saint Denys, de saint Justin, saint Irénée, saint Clément d'Alexandrie, Tertullien, Origène, saint Cyprien, ainsi que de saint Ambroise, saint Jean Chrysostome et saint Jérôme. Il achève ces énumérations en alléguant que "Si tous ces témoignages n'étaient pas plus que suffisants pour justifier ma prétention, j'y pourrais joindre celui de saint Macaire, de saint Epiphane, d'Eusèbe de Césarée et quantité d'autres grecs et latins; mais ce serait là inutile" (33). Dans l'impossibilité où nous sommes d'aborder exhaustivement ces auteurs, nous limiterons notre démonstration à l'étude de trois d'entre eux, saint Justin, saint Irénée et saint Jean Chrysostome.

Répondant aux arguments de Tryphon qui rapportait la chute d'Israël à un plan divin, saint Justin écrit : " Et ce n'est point par la faute de Dieu que ceux qu'il prévoit devoir être et qui seront injustes, Anges ou hommes, deviennent mauvais; mais chacun selon sa responsabilité se trouve tel qu'il paraîtra (...). Pour ne point vous laisser le prétexte de dire qu'il fallait que le Christ fût crucifié, qu'il devait y avoir dans votre race des pévaricateurs et qu'il ne pouvait en arriver autrement, je vous préviens et vous dis brièvement que voulant que les Anges et les hommes suivent sa volonté. Dieu a décidé de les faire autonomes dans la pratique de la justice, avec la raison pour savoir par qui ils ont été faits, par qui ils existent maintenant alors qu'ils n'existaient pas auparavant, avec l'obligation d'être jugés par lui, s'ils agissent contrairement à la droite raison. C'est nous-mêmes hommes et Anges, qui nous convaincrons de mal si nous ne nous repentons pas auparavant" (33). Ce n'est pas, on le voit, que saint Justin dise que l'homme puisse de lui-même être sauvé et uni au Christ; mais l'initiative du salut réside dans la volonté de chacun. Au sujet du baptême, il écrit : " Et toi, avant tout, prie pour que les portes de la lumière te soient ouvertes, car personne ne peut voir ni comprendre, si Dieu ni son Christ ne lui donnent de comprendre" (35). Ce don, toutefois, nulle part saint Justin ne dit qu'il est limité aux seuls élus; pas plus qu'il n'enseigne que l'"autonomie dans la pratique de la justice" a été aliénée après le péché du premier homme.

Que l'opinion de la prédestination ne fut point enseignée par les Pères des quatre premiers siècles, et qu'elle est même en contradiction avec leur conception de la prescience divine, c'est ce qui ressort avec évidence des écrits de saint Irénée sur la liberté. Toute la pensée de l'évêque de Lyon repose sur l'affirmation que l'homme est seul maître de son destin, selon l'"antique loi de la liberté", instaurée par Dieu, et qu'il se détermine en dehors de toute contrainte divine : " Cette parole : " Que de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et vous n'avaez pas voulu" (Matth. 23, 27) illustrait bien l'antique loi de la liberté de l'homme. Car Dieu l'a fait libre, possédant, dès le commencement, sa propre faculté de décision, tout comme sa propre âme pour user du conseil de Dieu volontairement et sans être contraint par celui-ci" (36). En effet, explique saint Irénée, Dieu agit par conseil, non par violence et laisse à l'homme "le pouvoir des choix", selon sa propre expression. L'élection n'est donc pas un choix divin, mais une libre décision de l'être qui se tourne vers Dieu et lutte dans la pratique des vertus. Le bien ou le mal agir ne dépendent que de notre volonté et ce n'est pas par nature que les uns sont bons et les autres mauvais, comme on reprochera à Augustin de le penser implicitement, en divisant l'humanité en deux classes, l'une appelée au salut, l'autre laissée dans la "masse de perdition", "mais, dit saint Irénée, tous sont de même nature, capables de garder et de faire le bien, capables aussi de le rejeter et de ne pas le faire" (37). Irénée ne fait aucune place à la distinction qu'on verra chez Augustin, entre la liberté de l'homme avant et après la Chute. Saint Irénée réfute même, par avance, toute idée d'aliénation de la volonté en rappelant les exhortations des Prophètes et, concluant qu'"une telle conduite était à notre portée" : " Dieu, poursuit-il, donne toujours à l'homme de quoi faire le bien (...) aussi bien celui-ci est-il jugé justement s'il ne le fait pas, puisqu'il pouvait le faire; s'il le fait, il est justement récompensé, puisqu'il pouvait ne pas le faire" (38). Voilà qui, sans mauvaise foi, ne peut être jugé compatible avec la doctrine de la grâce invincible. On dira peut-être que le Docteur ne parle ici que de nos oeuvres; mais Irénée affirme que la foi même est le fruit de notre liberté : " Et ce n'est pas seulement dans les actes, mais jusque dans la foi, que le Seigneur a sauvegardé la liberté de l'homme et la maîtrise qu'il a de soi-même : "Qu'il te soit fait selon ta foi" (Matth. 9, 29) dit-il, déclarant ainsi que la foi appartient en propre à l'homme par là même que celui-ci possède sa décision en propre" (39). A l'homme il appartient de vouloir, à Dieu de parfaire et de déifier : " Présente-lui un coeur souple et docile et garde la forme que t'a donnée cet Artiste, ayant en toi l'Eau qui vient de lui et faute de laquelle en t'endurcissant, tu rejetterais l'empreinte de Ses doigts. En gardant cette conformation, tu monteras à la perfection, car par l'art de Dieu va être cachée l'argile qui est en toi (...) Ce n'est donc pas l'art de Dieu qui est en défaut (...) mais celui qui ne se plie pas à cet art, celui-là est la cause de son propre inachèvement"(40).

Pour Augustin, au contraire, ceux qui ne croient pas ou n'ont pas persévéré font partie de ceux que Dieu n'a pas prédestinés au salut, puisqu'il leur a refusé la grâce qui, s'ils l'avaient reçue, les eût immanquablement sauvés. Mais pour saint Irénée, qui confesse une toute autre doctrine, "Ceux qui se sont séparés de la Lumière du Père et ont transgressé la loi de la liberté se sont séparés par leur faute, puisqu'ils avaient été faits libres et maîtres de leur décision" (41). Tous deux affirment la culpabilité de l'homme qui s'éloigne de Dieu, mais l'un au nom de la faute adamique qu'il porte en sa nature et qui justifie que Dieu l'abandonne et lui refuse le secours de la grâce; l'autre, au nom de sa pleine et souveraine liberté. Ce n'est pas Dieu qui a créé les uns vases d'élection, les autres vases d'ignominie, selon le principe incompréhensible de sa prédestination, mais " Dieu, qui sait toutes choses par avance, a préparé aux uns et aux autres des demeures appropriées : à ceux qui recherchent la lumière de l'incorruptibilité et courent vers elle il donne avec bonté cette lumière qu'ils désirent; mais à ceux qui la méprisent, se détournent d'elle, la fuient et, en quelque sorte, s'aveuglent eux-mêmes, il a préparé des ténèbres bien faites pour ceux qui se détournent de la lumière et à ceux qui fuient la soumission à Dieu"(42).

Saint Jean Chrysostome présente la même doctrine, conforme à la Tradition et comprend également la prédestination comme la prescience divine de nos oeuvres, non comme leur prédétermination. D'un côté, il ne cesse de répéter, dans ses homélies, que l'homme ne peut rien sans l'aide de Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire (43); mais, de l'autre, le patriarche de Constantinople montre que l'action divine requiert notre coopération : Dieu nous veut absolument libres dans la poursuite du salut (44). Quoique nous soyons appelés, non par notre mérite, mais par faveur (45), nous ne devons pas pour autant nous dispenser des bonnes oeuvres : nous ne sommes pas enfants de Dieu par la seule faveur divine, mais par nos actes (46). Dans cette exhortation, saint Jean à la Bouche d'Or insiste sur le rôle de la volonté et la nécessaire collaboration de l'homme (47), notamment par la pénitence : " Il n'est pas de péché, non il n'en est pas, dit-il, qui ne cède à la force de la pénitence ou plutôt à la grâce du Christ. A peine nous tournons-nous vers lui que nous l'avons pour auxiliaire. Voulez-vous embrasser le bien, personne ne peut vous en empêcher. Je me trompe néanmoins, le diable s'efforce de vous en empêcher; mais il ne saurait y parvenir, quand vous attirez sur vous la protection divine par la direction de votre volonté" (48). Voilà des propos qui doivent, certes, paraître chargés de "semi-pélagianisme" aux disciples d'Augustin. En effet, c'est constamment que saint Jean Chrysostome répète que notre liberté seule décide de notre élection ou de notre perte : " Nous sommes seuls la cause de notre perte" (49). Le don de la grâce est lui-même soumis à notre bonne disposition : " Dieu ne regarde pas le mérite, il voit le fond du coeur". Ecoutons cette admirable exhortation où le pasteur nous engage à la conversion, à fléchir Dieu qui attend notre retour et ne rejette personne : " N'eussiez-vous aucun droit à son amitié, demanderiez-vous ce qui ne vous est pas dû, auriez-vous dévoré et dissipé l'héritage paternel, en demeurant longtemps sur une terre étrangère, seriez-vous tombé dans le dernier état de dégradation, devriez-vous affronter la colère et la vengeance, prenez seulement la résolution de prier et d erevenir à Dieu; et tout vous sera pardonné, vous apaiserez la colère et vous échapperez à la condamnation" (50). Dieu ne veut, dans son infinie tendresse pour l'homme, qu'une chose : " Ce n'est pas de nous châtier, c'est de vous voir vous convertir et l'implorer" (51). Aussi Dieu nous laisse-t-il l'arbitre de notre destin : " Tout part de nous, par conséquent, et nous avons dans nos mains le jugement que nous aurons à subir" (52). Qui ne voit combien cette parole, saturée par l'amour divin, est étrangère à la dure leçon de la prédestination qui sauve les uns et laisse mourir les autres? Commentant l'Epître de Paul à Timothée, il paraît répondre à Augustin : " S'il veut que tous les hommes se sauvent, vous devez prier pour tous; s'il veut que tous les hommes se sauvent, vous devez le vouloir comme lui (...) C'est là le salut véritable, tout autre salut en dehors de celui-là ets peu de chose et n'en a simplement que le nom" (53). Mais ce salut Dieu ne l'imose pas aux hommes, il cherche leur adhésion pour que, de cette volonté commune coule la grâce qui déifie et sanctifie : " La ferveur de l'homme ne suffit pas sans le secours de la grâce divine, et la grâce à son tour ne nous est d'aucun avantage sans la bonne volonté (...) C'est de ces deux éléments que se compose le travail de la vertu" (54). Voilà toute la doctrine de la synergie qui affirme la stérilité de la grâce si nous ne lui ménageons pas une terre féconde et la pauvreté de nos efforts si Dieu ne vient à notre aide. Voilà le semi-pélagianisme des Pères!



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Il apparaît clairement combien l'anthropologie et la doctrine de la grâce d'Augustin sont étrangères à la pensée des Pères. C'est ce même enseignement spirituel que les Pères du désert d'Egypte transmirent à saint Jean Cassien et qu'il opposa aux innovations de l'évêque d'Hippone. Le trait essentiel des idées qu'il soutient, par la bouche de l'ascète, Abba Chérémon, est le refus de disjoindre l'union de la grâce et du libre arbitre et de poser le problème de leur relation en termes de prééminence et de primauté. Il semble que cette distinction ne soit pour lui que "de raison" et n'ait aucune pertinence dans la pratique de la vie spirituelle où la grâce s'allie indissolublement à notre liberté : " Voilà que ces deux choses, la grâce et le libre arbitre, semblent s'opposer" - on le voit, l'opposition se situe au simple plan de l'apparence - "elle s'accordent pourtant, et la piété nous fait un devoir de les admettre toutes deux" (55). Entre Pélage et Augustin la question s'était posée de savoir qu'est-ce qui ets premier de la liberté et de la grâce? On sait que le premier passe pour avoir nié la nécessité du secours divin pour la pratique du bien qui toujours est en notre pouvoir; alors que le second niait la réalité d'un libre arbitre autonome. Or ces réponses, pour contradictoires qu'elles soient, s'accordent à formuler la question en des termes rationalistes, qui engendrent des réponses également fausses : " La grâce et la liberté se mêlent, pour ainsi dire, et se confondent d'une si étrange sorte que c'est entre beaucoup un grand débat de savoir laquelle de ces deux choses est vraie : si c'est parce que nous mettons un commencement de bonne volonté que Dieu a pitié de nous; ou si c'est parce qu'il a pitié de nous que nous arrivons à un commencement de bonne volonté. Bon nombre s'attachent à l'une ou l'autre alternative, et dépassant dans leurs affirmations la juste mesure, se prennent en des erreurs différentes et contraires l'une à l'autre" (56). Les théologiens catholiques ont vu dans cette "juste mesure" une (semi-) hérésie, appelée tardivement au XVII° s. "semi-pélagianisme". Or, indépendamment du fait que saint Jean Cassien rapporte ici l'enseignement orthodoxe le plus strict, il semble que les commentateurs catholiques, quelque peu aveuglés par leur attachement au seul Père ancien dont ils peuvent se réclamer, aient sous-estimé la valeur dogmatiquecentrale de la répugnance de Cassien à poser le problème selon la fausse perspective qui était aussi bien celle d'Augustin que celle de Pélage. Ce qu'il refuse, comme une question dénuée de tout sens, c'est cette problématique de la priorité, où un terme domine l'autre, au point de l'exclure. Pour les Pères de l'Eglise la question de la conciliation de la liberté et de la grâce ne s'était jamais posée. C'est l'hérésie pélagienne qui, par l'affirmation de la suffisance du libre arbitre obligea la pensée à se mouvoir sur ce terrain. Une des raisons de l'égarement d'Augustin sur la prédestination résulte de son adhésion à cette fausse problématique, en conséquence de quoi il peut présenter sa doctrine comme l'unique réponse possible à l'hérésie pélagienne : " Car enfin, ou il faut prêcher la prédestination (...) ou il faut confesser avec les Pélagiens..." (57). Or, la doctrine de Cassien est remarquable par son refus de problématiser et d emettre en question, selon une perspective manichééenne, ce que la piété, c'est-à-dire la Foi, enseigne : l'union inséparable dans le salut du libre arbitre et d ela grâce qui sont unis comme les deux natures dans la personne unique du Christ, Dieu-Homme. En ce sens, il n'est pas exact de dire que l'abbé de Saiant-Victor s'oppose à Augustin parce que ce dernier affirme que nous ne pouvons rien sans le secours de la grâce, lui-même confesse "que le principe des actes bons, mais aussi des bonnes pensées est en Dieu qui nous inspire le commencement de la bonne volonté, et nous donne encore la force et le moment favorable pour accomplir nos saints désirs" (58). Ce qu'il rejette, bien plutôt, c'est l'effort théorique qui sous-tend la systématisation augustinienne, c'est-à-dire la scission rationaliste de l'union de la liberté et de la grâce et sa mise en question en termes de primauté absolue. La théorisation de cette union occulte sa nature énigmatique, telle que l'Ecriture nous la révèle dans des textes qui paraissent contradictoires. En effet, la Bible professe que c'est tantôt la grâce qui commande, tantôt le libre arbitre qui est premier; il n'y a pas de cas unique, de "toujours" : " Si nous affirmons, au contraire, que le principe de la bonne volonté est toujours dû à l'inspuration de la grâce, que dirons-nous d ela foi de Zachée?" (59). Pour Cassien, l'essentiel était de rester fidèle à cet enseignement scripturaire "contradictoire" qui était aussi celui des Pères. De là s'explique l'apparente confusion, d'un point de vue augustinien (rationaliste), de ses affirmations : ainsi, dit-il, dès que Dieu "voit éclater en nous la plus petite étincelle de bonne volonté, ou qu'il la fait jaillir lui-même de la pierre de notre coeur, sa bonté en prend un soin attentif" (60). C'est ce petit "ou" qui est insupportable pour les augustiniens. Mais ce sont les Ecritures elles-mêmes qui tantôt "font honneur au libre arbitre de toute l'oeuvre du salut, tantôt donnent tout pouvoir à la grâce (61). S'il y a incertitude et contradiction, c'est dans la Bible elle-même qu'il faut trouver d'abord ces défauts : les textes sacrés de la Révélation hébraïque ne s'expriment pas dans le langage théorique et rationnel des concepts de la philosophie occidentale. Il faudrait dire, ici, un mot sur la méthode épistémologique des Pères Orthodoxes : leur technique n'est nullement spéculative; elle consiste à rechercher tous les textes de l'Ecriture où la notion apparaît, selon une multiplicité presque infinie de concepts, symboles, paraboles, etc. et de voir quel enseignement s'en dégage; c'est à partir de cette polysémie que l'on peut juger si une doctrine est vraie ou non. Or, si Augustin ne cesse de faire référence aux Ecritures, ce qui est très surprenant c'est qu'il ne cite que les passages qui vont bien, il leur fait subir une distorsion qui justifie son enseignement. Pour conclure ce premier point, il est clair, pour nous, que critiquer la doctrine de saint Jean Cassien, c'est non seulement contredire la leçon explicite des Ecritures, mais encore la situer sur le terrain de la rationalité dont elle s'efforce précisément de s'écarter.

Le maître de Marseille refuse également l'opinion de la grâce invincible : " Il nous appartient à nous de suivre humblement l'attrait quotidien de la grâce ou de lui résister" (62), non moins que celle de la prédestination et de la volonté salvifique restreinte de Dieu : " Dieu, dit-il, n'a pas créé l'homme pour qu'il se perde mais pour qu'il vive éternellement". Dirigeant sa critique contre Augustin, il demande : " C'est sa volonté qu'il ne se perde pas un seul de ces petits : peut-on bien penser dès lors, sans un sacrilège énorme, qu'il ne veuille pas le salut de tous généralement, mais seulement de quelques-uns? " (63). Saint Jean Cassien savait, en effet, que l'Eglise n'a jamais enseigné la culpabilité de toute l'humanité en Adam, ni que Dieu a élu, dans sa miséricorde, un petit nombre de prédestinés qu'il mène invinciblement au salut, mais, au contraire, que le plus grand et le plus redoutable mystère d el'homme est sa liberté.

"Ainsi, dit saint Grégoire de Nysse, Dieu ne peut être tenu pour responsable du mal, lui l'auteur de ce qui est et non de ce qui n'est pas; lui qui a fait la vue, et non la cécité; lui qui a prosuit la vertu, et non la privation de la vertu, et qui a proposé comme récompense à ceux qui vivent vertueusement le privilège de jouir des biens divins; et cela, sans avoir soumis la nature humaine à son bon plaisir par la contrainte de la violence en le tirant vers le bien contre son gré, comme un objet inanimé; Si, quand la lumière brille d'un pur éclat dans un ciel serein, quelqu'un voile volontairement sa vue en baissant les paupières, le soleil n'est pas responsable du fait qu'il ne voit pas" (64). Et toi, Augustin, quel aveuglement te fit t'égarer au point de croire le soleil cause de l'obscurité, et Dieu, source des ténèbres? Voilà que de toi est né l'imprécateur qui annonce que Dieu est mort, parce que nous l'avons assassiné!







NOTES



(1). Saint Jean Cassien, Conférences, III, Traduction et notes de Dom E. Pichery, note 1, p. 149, Sources chrétiennes, 1958.

(2). De gratia et libero arbitrio, VI, 15; trad. " Oeuvres de saint Augustin", Desclée de Brouwer. t. 24, p. 125. Toutes références et traductions sont données dans cette édition.

(3). De dono perseverantiae, VIII, 6, p. 633.

(4). Romains, V, 12.

(5). De correptione et gratia, VI, 9, p. 285.

(6). Ibid. X, 28, p. 333.

(7). Article "Péché Originel", in Dictionnaire de théologie catholique, t. XII, col. 396.

(8). De correptione et gratia, XI, 32, p. 341.

(9). Commentaire sur saint Matthieu, Homélie, XIX.

(10). Epistula Prosperi ad Augustinum, in " Oeuvres de saiint Augustin", t. 24, p. 405.

(11). De dono perseverantiae, VII, 13, p. 627.

(12). De gratia et libero arbitrio, XXI, 43, p. 197.

(13). De correptione et gratia, XI, 32, p. 343.

(14). Ibid. XII, 34, p. 347.

(15). Ibid. VII, 11, p. 293.

(16). Ibid. VII, 16, p. 303.

(17). De dono perseverantiae, XI, 25, p. 655.

(18). De correptione et gratia, XIII, 41, p. 366.

(19). De praedestinatione sanctorum, VI, 11, p. 499.

(20). De dono perseverantiae, XII, 28, p. 665.

(21). De correptione et gratia, X, 28, p. 333.

(22). De dono perseverantiae, VIII, 16, p. 633.

(23). De correptione et gratia, VII, 16, p. 303.

(24). De dono perseverantiae, IX, 21, p. 641.

(25). Ibid. XIV, 35, p. 681.

(26). De correptione et gratia, XII, 38, p. 357.

(27). Ibid, XIII, 40, p. 361.

(28). Ibid. XV, 47, p. 377.

(29). Ibid. VII, 13, p. 297.

(30). Voir, à ce sujet, l'article fort éclairant de F. Floeri, " Le péché originel d'après Zosime et Augustin" in Augustinus Magister, t. 2, Etudes Augustiniennes, 1954, p. 757, où l'auteur montre l'opposition du pape Zosime à la doctrine d'Augustin du péché originel et du baptême ( suppression d ela culpabilité adamique) : " Selon le pape, le baptême affranchit le nouveau-né de la mort qui comportait la mort spirituelle, mais sans qu'il soit nécessaire de parler d'un "peccatum" et il ajoute " Cette doctrine (du pape) était traditionnelle", citant, en conclusion un texte de saint Cyprien.

(31). De dono perseverantiae, XI, 26, p. 657.

(32). Lettre de Prosper à Augustin, déjà cité, n.3, p. 399.

(33). Op. cité, Liège, 1702, p. 18.

(34). " Dialogue avec Tryphon", in La philosophie passe au Christ, Desclée de Brouwer, 1982, 140-141, p. 348.

(35). Ibid., 7, p. 132.

(36). Contre les hérésies, IV, 37, 1, Edit. du Cerf, 1984, p. 545.

(37). Ibid.

(38). Ibid.

(39). Ibid., 37, 5, p. 548.

(40). Ibid., 39,2 / 39, 3, p. 556-557.

(41). Ibid., 39, 3 p. 557.

(42). Ibid., IV, 39, 4, p. 557.

(43). Commentaire sur Philippiens II, Homélie VII; Commentaire sur la Genèse, Homélie LVIII.

(44). Commentaire sur Matthieu, Homélie XXII, 5.

(45). Ibid. Homélie LXIX.

(46). Ibid. Homélie XIX.

(47). Ibid. Homélie LXXXII, 4; Hébreux, Homélie XII, 3.

(48). Commentaire sur saint Matthieu, Homélie, XII, 5.

(49). Ibid.

(50). Ibid.

(51). Ibid.

(52). Ibid. Homélie XIX, 6.

(53). Commentaire I Timothée, Homélie VII, 12.

(54). Commentaire sur saint Matthieu, Homélie LXXXII, 11, 4.

(55). Conférences, XIII, 11.

(56). Ibid.

(57). De correptione et gratia, VII, 13, p. 297.

(58). Conférences, XIII, III.

(59). Ibid. XIII, VII.

(60). Ibid., souligné par nous.

(61). Ibid. XIII, IX.

(62). Ibid. XIII, III.

(63). Ibid. XIII, VII.

(64). Catéchèse de la foi, 2, 7 Desclée de Brouwer, 1978, p. 40.







Quelques postérités d'Augustin



BOSSUET GENDARME

DE L'AUGUSTINISME

FACE A R. SIMON

ET J. DE LAUNOY



par A. Rouméliote



La lecture de St Augustin peut-elle être gratuite, décisive, "aventureuse" pour reprendre le mot d'André Mandouze? (1). L'autorité, le prestige, la "tradition" ne sont-ils pas des obstacles, des agents extérieurs, des tiers maladroits pour l'étude d'une pensée qui fonde le rapport à autrui sur le lien commun au Maître intérieur commun?

A des titres divers la tâche des grands augustiniens de notre siècle (2) fut de sacrifier l'augustinisme à l'authenticité d'une personne cheminant entre la mémoire et l'oubli - l'éparpillement des actes d'une vie - vers une autre mémoire et un autre Oubli ( la Chute). Les "orgues peu ordinaires", les "pointes subtiles" qu'un rien, selon Pascal, peut émousser ont rendu cette recherche d'une transparence augustinienne peu compatible avec un héritage scolaire ou scolastique issu de l'augustinisme médiéval.

Irréductible à sa postérité, l'oeuvre de l'évêque d'Hippone trouve en elle-même de quoi rejeter une systématisation ou une excroissance étrangère : l'augustinisme et saint Augustin s'opposeraient comme l'extérieur à l'intérieur, comme la manifestation sensible - même divine - à l'illumination par le Verbe. Une norme augustinienne est toujours paradoxale puisqu'elle s'introduit elle-même comme secondaire, médiatisée par le jeu de l'interprétation intérieure.

Aussi n'est-il pas étonnant que le XVI° siècle ait découvert la vertu critique "révolutionnaire" de l'augustinisme face à la scolastique et aux déviations médiévales du Christianisme : le prédestiné est la première figure de l'individualiste; l'un engendre l'autre : l'individu, voire le sujet, émerge du tissu enfin déchiré de la féodalité comme le prédestiné de la massa damnata; l'un échappe à la destinée commune, l'autre à la loi de la communauté.

La Renaissance semble pourtant échouer par les deux bouts de la chaîne : sa protestation ou revendication d'un nouvel augustinisme ne va guère au-delà du Concile de Trente. Quant au retour aux pères hellénophones que la Réforme et surtout l'arrivée des transfuges de Constantinople laissaient espérer, il ne s'attaque jamais à la racine dogmatique du mal. Les efforts du XVI° siècle pour constituer un "méta-augustinisme" ou du moins pour lire St Augustin dans la symphonie des Pères furent bien incapables de réveiller l'Occident de son lourd sommeil dogmatique : la Réforme et la Contre Réforme sont, sur l'essentiel, fidèles à un augustinisme étroit.

Le retour à l'ordre augustinien à la fin du XVI° siècle fait dès lors obstacle à la connaissance de saint Augustin, à une lecture sans préjugé; et le siècle suivant fait écran à la transparence de l'oeuvre de l'évêque d'Hippone : c'est lui qui en a figé la problématique du moins dans l'université française. Certes la formule de J. Dagens, "le siècle de St Augustin" (3) est insuffisante : l'augustinisme, en Occident, est semblable à une source, parfois jaillissante, parfois souterraine, mais toujours si proche qu'il suffit de creuser légèrement le sol pour la voir affleurer; de ce point de vue, le IX°, le XII°, le XV° siècles sont autant des "siècles de St Augustin".

La nouveauté du XVII° siècle tiendrait plutôt à deux faits apparemment contradictoires : l'éclatement de l'augustinisme traditionnel et l'intransigeance portée jusqu'à une sorte de "credo qui absurdum" de l'augustinisme officiel.

D'un côté, en effet, ce qui donne un caractère original à l'augustinisme du XVII° siècle, c'est que, peut-être pour la première fois, il se laïcise, il se répand au-delà des limites de la théologie, voire de la philosophie; il semble une anthropologie "négative" dont l'homme, comme nature stable, s'efface, sans que la prédestination ne fonde désormais du haut du ciel pour le relever de la concupiscence et de l'amour-propre.

Ainsi l'augustinisme, parallèlement à son triomphe officiel, devient un ésotérisme semblable, peut-être, au platonisme que le catéchumène de Cassiciacum décrivait : il ne peut se manifester à tous sans être incompris - comme le montre le triste épisode janséniste; mais sa vision pessimiste de l'homme peut aider à fuir le divertissement du monde. De là les plus étranges rencontres - qui nous semblent aujourd'hui contradictoires - avec La Rochefoucauld, La Fontaine, les sceptiques et même l'épicurisme de Gassendi (4). Aussi est-ce l'unité de l'augustinisme, sa spécificité qui disparaît peu à peu : il devient une autorité sans force; devenu fou, il tourne sur lui-même.

Le même phénomène se produit autrement du côté de l'augustinisme triomphant : l'identification de l'augustinisme avec la tradition et de la tradition avec l'augustinisme conduit à un cercle qui ébranle paradoxalement le christianisme occidental d el'intérieur. Et c'est ce point seulement que nous voudrions montrer ici avec l'exemple de Bossuet qui a poussé à ses conséquences ultimes l'éloge de St Augustin contre les critiques de Richard Simon et de Jean de Launoy.



LA REDUCTION A L'ABSURDE DE L'AUGUSTINISME PAR BOSSUET.



L'évêque de Meaux qui se veut un gendarme de la tradition dans sa Défense de la tradition des Sts Pères (5) est en réalité un gendarme de l'augustinisme. Ce n'est pas par un souci proprement théologique et exégétique que Bossuet songe à réfuter R. Simon et Jean de launoy, mais parce qu'il voit en eux des "donatistes" spirituels, des "circoncellions" intellectuels qui menacent l'ordre augustinien. Aussi n'hésite-t-il pas à faire intervenir contre Simon et Launoy la force civile et à justifier ce recours par les idées de St Augustin autorisant la persécution civile des hérétiques.

Bossuet ne s'est pas caché d'avoir pourchassé par des moyens peu "théoriques", l'oeuvre de R. Simon. Dans une lettre du 19 mai 1702 à M. de Malezieu, l'évêque de Meaux raconte comment il fit brûler la première édition de l'Histoire Critique de Vieux Testament : " Ce livre allait paraître dans 4 jours avec toutes les marques de l'approbation et de l'autorité publique. J'en fus averti très à propos par un homme bien instruit. Il m'envoya un Index et ensuite une préface qui me firent connaître que ce livre était un amas d'impiétés et un rempart de libertinage; Je portai le tout à M. le Chancelier Le Tellier le propre jour du Jeudi Saint. Ce ministre en même temps envoya ordre à M. de la Reynie de saisir tous les exemplaires. Après un très exact examen que je fis avec les censeurs, M. de la Reynie eut ordre de brûler tous les exemplaires, au nombre de 12 ou 1500". Ce ne furent pas les seules persécutions de Bossuet contre R. Simon : la Traduction du Nouveau Testament et L'Histoire Critique du Nouveau Testament donneront l'occasion de ce même zèle amer.

A l'égard de J. de Launoy les moyens furent légèrement différents, sans doute parce que Bossuet devait beaucoup à son ancien maître du collège de Navarre. L'Abbé Ledieu, le secrétaire de l'évêque de meaux, nous donne en effet le récit suivant : " M. de Launoy, Docteur de Navarre qui vit bien les services que l'Eglise avait à espérer des grands talents de ce jeune bachelier (Bossuet) l'exhorta souvent à se donner tout à l'étude... Je sais même que depuis son attachement à la cour, ayant été averti en secret des conférences tenues par ce docteur au milieu de Paris, où l'on affaiblissait sans ménagements tous les mystères et où même l'on enseignait, disait-on, le pur socinianisme, il fit rompre ces conférences par l'aurorité de M. le Chancelier Le Tellier, sans qu'il parût du tout s'en mêler et en éparganant à ce docteur toute sorte de mauvais traitements : il lui suffisait d'empêcher le mal et de corriger les gens d'en faire valoir davantage"... En réalité l'attitude de Bossuet, si l'on en croit l'abbé Le Dieu est dictée par l'antiaugustinisme de Launoy. Bossuet obtient un double succès : il fait interdire les "causeries du lundi " de son ancien maître et il contribue, en 1704, à faire condamner par Rome son livre posthume : La véritable tradition de l'Eglise sur la prédestination et la grâce (7). Cette attitude de Bossuet n'est pas à séparer de sa méthode de réfutation de R. Simon dans sa Défense de la Tradition des Saints Pères : l'argumentation repose uniquement sur les effets ou les conséquences de St Augustin. S'il y a la moindre variation entre St Augustin et les Pères de l'Eglise qui l'ont précédé, quatre conséquences peuvent s'ensuivre, ruineuses pour l'ordre augustinien qui est le consensus séculaire de l'Occident :

1. Les Protestants triomphent doublement : St Augustin, le Père de l'occident leur appartient si les "catholiques" prennent parti contre lui : " ... quelques louanges qu'il (Simon) fasse semblant de vouloir donner à St Augustin, il abandonne ce Père à ces hérésiarques (Luther et Calvin) comme un docteur de néant". D'autre part le principe d'une variation admis, une faille est creusée qui les favorise : " Ce n'est pas le langage d'un homme qui veut défendre la tradition de l'Eglise : c'est au contraire le langage d'un homme qui a entrepris de la détruire, et qui veut faire conclure aux protestants que si l'Eglise s'est trompée dans la créance qu'elle avait de la nécessité de l'Eucharistie ( pour les petits enfants) et est, aujourd'hui, obligée de se dédire, elle peut aussi bien s'être trompée, non seulement sur la nécessité du baptême, mais encore sur toutes les autres parties de sa doctrine, n'y ayant aucune raison de la rendre plus infaillible dans une partie de la doctrine révélée de Dieu que dans l'autre".

2. Le second "effet" d'une critique de St Augustin conduit à nier que l'Occident ait la perfection de la Tradition, alors que l'oeuvre de l'évêque d'Hippone apparaît à Bossuet comme l'achèvement dogmatique de la patristique. N'est-ce pas trop accorder à l'Eglise Orthodoxe, à l'"Eglise d'Orient"? : " J'en appelle son accusation insensée devant l'Eglise d'Occident, à qui elle fait suivre la doctrine d'un novateur, sans songer qu'avec l'Eglise de Rome, il accuse d'innovation toute l'Eglise d'Occident qu'elle a maintenant comme renfermée dans son sein". Toute autorité venant de l'Eglise "d'Orient" est récusée par Bossuet comme celle du Patriarche Photios : " Quoiqu'il en dise ce sera toujours une note à un auteur d'avoir procuré par tant de chicanes la rupture de l'Orient et de l'Occident". Et, ici, Bossuet n'hésite pas à radicaliser les conséquences d'une éventuelle innovation d'Augustin sur la doctrine du péché originel : " Si l'on souffre de tels excès, on voit où la religion est réduite. L'idée que nous en donne M. Simon est non seulement que l'orient et l'Occident ne sont pas d'accord dans la foi, mais encore qu'un novateur a entraîné tout l'Occident après lui; que l'ancienne foi a été changée; qu'il n'y a plus par conséquent de tradition constante puisque celle qui l'était jusqu'à St Augustin a cessé de l'être depuis lui et que les seuls Grecs ayant persisté dans la doctrine de leurs pères, il ne faut plus chercher la foi et l'orthodoxie que dans l'Orient".

3. Le troisième effet de la critique de St Augustin est d'introduire des doutes sur l'autorité dogmatique de la papauté fidèle soutien en Occident de la doctrine de St Augustin - en particulier sur la culpabilité des petits enfants : " Contre une si grande autorité de l'Occident, M. Simon nous appelle à l'Eglise Orientale comme plus éclairée et plus savante. C'est de quoi je ne conviens pas. Mais sans commettre ici les deux églises, et snas vouloir contredire nos critiques qui s'imaginent qu'ils paraissent plus savants en louant les Grecs, je répondrai à M. Simon ce que St Augustin répondit à Julien qui, comme lui, rabaissait l'autorité de l'Eglise Occidentale : " Je crois que cette partie du monde vous doit suffire où Dieu a voulu couronner d'un très glorieux martyr le premier de ses Apôtres, par où il établit dans l'Occident la principauté de la chaîne apostolique... Que répondra M. Simon à une si grande autorité que celle de l'Eglise Occidentale, qui a l'Eglise Romaine à sa tête, la mère et la maîtresse de toutes les Eglises".

4. Enfin, le dernier effet d'une innovation augustinienne est de relativiser toute la tradition au risque de laisser s'introduire ce que Bossuet appelle la "tolérance" : " On voit bien qu'il ne s'agit pas seulement de St Augustin ou de sa doctrine mais encore de l'autorité et d ela doctrine de l'Eglise puisque, s'il a été permis à St Augustin de la changer dans une matière capitale, et que, pendant qu'il la changeait, les papes et tout l'Occident lui aient applaudi, il n'y a plus d'autorité, il n'y a plus de doctrine fixe : il faut tolérer tous les errants et ouvrir la porte de l'Eglise à tous les novateurs".

Bossuet redoute une mise en cause des principes augustiniens de la philosophie mé diévale et de la papauté : " Il s'agit de savoir si, après que St Augustin est devenu l'oracle de l'Occident, on peut le traiter de novateur sans accuser les papes et toute l'Eglise d'avoir du moins appuyé et favorisé des nouveautés, d'avoir changé la doctrine qu'une tradition constante avait apportée, et si cela même n'est pas renverser les fondements de l'Eglise". Et Bossuet développe aussi sa théorie des variations : " Accordez une fois qu'on varie dans la foi, et il en faudra venir à la tolérance". On le voit, le colosse a les pieds bien fragiles!

Ce que craint Bossuet à la lecture de R. Simon est tout autre chose que ce qu'il redoute du cartésianisme ou du protestantisme : la critique de l'augustinisme introduit la guerre civile à l'intérieur même de ce qui, selon lui, est la tradition chrétienne. St Augustin, en Théologie, c'est la légitimité et là aussi, comme en politique, le pire des maux est la guerre civile. Bossuet voit naître une guerre dans la Tradition "catholique", une dissolution de l'intérieur, pire que la critique protestante qui la menace de l'extérieur. La paradoxale lucidité d'une telle démarche - et son radicalisme qui rend impossible toute étude historique sérieuse de la tradition - peut être rapprochée de l'attitude politique de Pascal : ce qui fonde la légitimité, c'est principalement la force, et lorsque cette dernière a triomphé, la peur de la guerre civile. Mais, en même temps, la démarche théologique de Bossuet a la même fragilité que celle de Pascal sur le plan politique : qu'est-ce qu'une légitimité qui ne tient que par l'état présent de la force? N'est-elle pas déjà sur son déclin? Qu'est-ce qu'une théologie qui ne tient que par le postulat formel de son unité, ce postulat fût-il hypostasié dans la personne des papes?

En fait le respect de la tradition aboutit ici à un cercle logique : Bossuet établit l'autorité de St Augustin par la tradition ( décisions des Conciles, témoignages des Pères, en réalité des scolastiques, documents de l'Eglise Romaine, en particulier aux Conciles de Bâle et de Florence); mais d'autre part la tradition a pour norme la pensée de St Augustin ( en particulier sur le prétendu "semi pélagianisme" et sur la lecture des Pères). Pour Bossuet, St Augustin est "incomparable", il est "le docteur des docteurs" (8), c'est par lui que la tradition nous est intelligible.

Plus qu'une erreur ou une hérésie, l'idée d'une variation entre Augustin et les Pères est ce qui ne doit pas être dit, pas même pensé : c'est l'interdit absolu, la menace qui pèse sur l'origine même de la pensée occidentale. D'où la violence de Bossuet qui s evantait prétentieusement de "confondre R. Simon jusqu'à l'empêcher de lever les yeux" - et aussi celle de ses nombreux imitateurs qui, jusqu'à nos jours, se sentant, sur ce même sujet, attaqués dans leur fierté d'homme occidental "augustinien et infaillible" se font à leur tour les "gendarmes de l'augustinisme". C'est, en effet, vers le IX° siècle que le sentiment d'une supériorité de l'homme occidental s'est constitué lorsque les théologiens franks ont cru dépasser les dogmes patristiques par une analyse conceptuelle et "gnostique" de la Sainte Trinité. Or tout le "matériau" idéologique de cette théologie aristotélicienne de la relation pour penser la Trinité; modalisme; et sur le plan politique, justification de la féodalité par la prédestination...

Au XVII° siècle, en France, la question de l'origine est posée par les historiens qui se demandent quels sont les principes de la légitimité monarchique. L'oeuvre de Simon, celle de launoy, risquent de poser dangereusement la question de l'origine du pouvoir théologique issu des Franks. Et c'est ce que ne veut pas Bossuet, obstinément, au point de se contredire lui-même et d'ignorer l'argumentation de ses adversaires.

Bossuet, on l'a vu, maintient sans cesse l'idée d'une tradition théologique occidentale invariable : " Varier dans l'exposition de la foi est une marque de fausseté et d'inconséquence dans la doctrine exposée". J. Turmel s'est plu à mettre l'évêque de Meaux en contradiction avec son temps et avec lui-même; il a montré que même les très sévères R. P. Pétau et Garnier ont admis une variation de la tradition et que Bossuet lui-même n'a pu éviter un certain relativisme à l'égard des Pères "grecs" : " Bossuet lui-même ne peut échapper aux aveux... écoutons-le; parlant du péché originel, il dit que l'Eglise grecque a été "peu attentive à cette matière en comparaison de la latine", il reconnaît que St Grégoire de Nysse ne "parle point du péché originel dans des occasions qui semblaient le demander davantage", il reconnaît aussi que St Jean Chrysostome "explique "p"ch" en Adal" de la peine plutôt que du péché. C'est là qu'il ne paraît pas que sa doctrine soit aussi suivie ou du moins aussi expliquée" (9).

L'irénisme de Bossuet est donc une illusion, il présuppose en la taisant la longue guerre des rhéologiens médiévaux contre les pères orthodoxes hellénophones et latinophones.



LA JUSTE CRITIQUE DE R. SIMON

R. Simon reste peu connu (10) et l'autorité de Bossuet a longtemps contribué à en faire un simple précurseur de la critique libérale moderne. Il a aussi été présenté comme un champion de la relativité du dogme sous prétexte qu'il a affirmé une certaine variation entre St Augustin et les autres Pères. En réalité la critique que Simon fait d'Augustin est complexe et Bossuet n'en a vu que le premier point, le moins original, la question de la grâce et du péché originel.

1. La Réforme a posé, en effet, d'une façon radicale, la question de l'augustinisme et par son radicalisme sur la prédestination a provoqué une réaction à la fois chez les catholiques et chez les protestants. Chez les premiers, on trouve le cardinal Sadolet qui rejette Augustin au nom des Pères Grecs, le jésuite Maldonnat ou encore le Père Sirmond; chez les seconds essentiellement Arminius - que Calvin avait chargé d'une défense de l'oeuvre de l'évêque d'Hippone et qu'uns simple lecture des textes fit passer à un antiaugustinisme virulent - et Grotius et J. Leclerc ses successeurs.

R. Simon connaît très bien ces deux courants et il possède sur eux une documentation très précise. Pour lui comme pour ses quelques prédécesseurs, Augustin a sans doute aucun varié par rapport à la tradition antérieure, celle des Pères grecs : " On préférera le commun consentement des anciens docteurs aux opinions particulières de St. Augustin. Les quatre premiers siècles n'ont parlé qu'un même langage sur le libre arbitre, sur la prédestination et sur la grâce. Il n'y a pas d'apparence que les Pères se soient tous trompés sur des faits de cette importance. L'on ne peut pas dire raisonnablement qu'ils ont plutôt consulté les principes de leur philosophie que les écrits des évangélistes et des Apôtres".

Pour Simon, Augustin est un novateur si on le place à l'intérieur de la tradition patristique, mais en réalité, il renouvelle involontairement d'anciennes doctrines gnostiques contre lesquelles les Pères des premiers siècles ont lutté : " Quand Clément et les autres anciens écrivains ecclésiastiques établissent avec tant de force le libre arbitre de l'homme et qu'ils font dépendre son salut de s aliberté, ils n'ont eu dessein que de combattre ces vieilles hérésies ( des Gnostiques). Il ne s'agissait alors ni de pélagiens ni de semipélagiens". St Augustin ignorant tout de la lutte des Pères contre les hérésies gnostiques et philosophiques négatrices de la liberté, réintroduit contre Pélage une problématique gnostique et philosophique. Ici R. Simon dépasse la critique de ses prédécesseurs: pour lui Augustin est un semi-gnostique.

2. La seconde critique de Simon - très mal dégagée par Bossuet - touche à la méthode exégétique : l'herméneutique d'Augustin diffère de celle de ses prédécesseurs par un souci moindre de la tradition : " On a pu remarquer que la plupart des anciens commentateurs soit grecs soit latins ont recueilli avec soin les interprétations de ceux qui les avaient précédés afin de les opposer aux hérétiques. Il semble que St Augustin n'ait pas approuvé tout à fait cette méthode"; St Augustin explique l'Ecriture par l'Ecriture et aucunement par la tradition des commentateurs. Cette herméneutique origénisante explique qu'Augustin ait pu, lisant St Paul hors de la Tradition de l'Eglise, concevoir une doctrine nouvelle, celle du péché originel.

3. Bossuet ignore complètement la troisième critique de R. Simon, - notée déjà par l'évêque anglican Bull - qui porte sur le caractère novateur de l'interprétation augustinienne des Théophanies de l'Ancien Testament : Augustin tente de réfuter l'arianisme mais toute la tradition patristique qui voit dans l'Ange de l'Ancien Testament le Verbe sans la chair - asarkos -s'en trouve soupçonnée d'arianisme : " Si nous nous rapportons à cet auteur, tous les anciens écrivains ecclésiastiques, même après le Concile de Nicée, St Athanase, St Hilaire, St Jean Chrysostome, St Ambroise, St Epiphane ont été dans un sentiment qui favorisait l'arianisme lorsqu'ils ont soutenu conformément aux traditions de toutes les églises que les apparitions qui se sont faites dans le Vieux Testament nee doivent s'entendre que du Fils et non du Père". Certes, pour R; Simon, cette différence d'interprétation n'est pas dogmatiquement décisive, et il n'en voit pas les conséquences sur la doctrine occidentale de la grâce, du rapport de Dieu au monde, de l'histoire, de la sainteté des patriarches... Il faut attendre notre siècle et la Dogmatique du P. J. Romanidis pour que cette question soit resituée historiquement et théologiquement avec précision.

Bossuet a donc mal lu R. Simon et il a faussé le sens premier de la critique de l'oratorien. Pour Simon, seul St Augustin a innové, et ceux qui l'ont suivi. D'où le titre absurde du livre de Bossuet, Défense de la tradition des Saints Pères, alors qu'il ne s'agissait que de la postérité d'Augustin confondue avec la tradition. Or l'idée même d'une différence essentielle entre St Augustin et les Pères était impossible au XVII° siècle et la tentative de R. Simon le condamnait à être considéré comme un ahée déguisé alors que Bossuet - en réalité ennemi de la tradition des Pères - passe pour respectueux de l'autorié et de la Tradition : il suit la tradition qui s'affirme tradition et qui n'est en réalité que "la loi de la chair et du sang" que l'Apôtre Paul invite à fuir. Bossuet vide la tradition de son contenu, elle devient purement formelle, ensemble de textes dont on présuppose l'unité, une unité sans vie. Face à un tel "conservatisme" les Lumières cueilleront facilement sur les branches desséchées du grand arbre médiéval de l'augustinisme, la "tolérance", l'indifférence et l'agnosticisme favorisés par tant d'aridité. Renan le disait justement, la postérité de Bossuet, c'est Voltaire.

R. Simon n'a pas eu de postérité immédiate : il fllait une sorte d'héroïsme pour rompre, ne fût-ce qu'en partie, avec la tradition augustinienne et scolastique; mais il n'est pas non plus "héritier", car il ignore l'herméneutique des Pères fondée sur une expérience vivante, celle de la déification : et cette expérience, l'influence de St Augustin l'a occultée en Occident.

Cherchant davantage à comprendre qu'à vivre, R. Simon a été lucide sur sa maladie, celle de la théologie occidentale minée par l'augustinisme, mais il ne s'est jamais élancé hors de la maison contaminée pour chercher la guérison.



JEAN DE LAUNOY

Si R. Simon a quelques amis, Jean de Launoy est, lui, totalement ignoré (11). Il semble avoir eu toutes les malchances aux yeux de la postérité : il était gallican mais point janséniste; il défendait Arnauld contre ses adversaires, mais il était antiaugustinien. Il revient, se fondant sur les règles de Vincent de Lérins, aux traditions des Pères : l'autorité des Conciles Oecuméniques est supérieure à la papauté, il minismise le rôle historique et dogmatique des papes, il conteste avec raison la documentation patristique de Thoamas d'Aquin dans le Contra errores Graecorum, suggérant que les textes cités sont des faux - ce que prouvera la critique moderne; il rejette la doctrine scolastique de l'"Immaculée Conception" et il justifie le terme de Dormition de la Mère de Dieu, de préférence à ssomption. Sur St Augustin, il admet comme R. Simon le caractère novateur de l'enseignement de l'évêque d'Hippone et il cite un certain nombre de textes des Pères. L'originalité de J. de Launoy par rapport à R. Simon tient à son analyse du "semi-pélagianisme" : il fait une description très précise de cette pensée, hérésie imaginaire inventée par le préjugé augustinien. Il montre quel pouvait être le sens des luttes des orthodoxes de Lérins et de Marseille contre les augustiniens et ceux que l'on devait appeler les "semi-augustiniens". Le texte relatif à St Augustin n'ayant jamais été réédité, nous en donnons ici quelques extraits (12).

Les grandes difficultés de J. de Launoy à retrouver la tradition des Pères et la vérité la plus ancienne - sur des sujets comme la vie des saints, la propriété monastique, le mariage manifestent la confusion introduite par l'augustinisme et la scolastique à l'intérieur de la Théologie. De façon assez curieuse, Vigneul-Marville a décrit le semi échec de la démarche de J. de Launoy : " Je ne veux pas dire que M. de launoy ait été de ces aventuriers qui cherchent la vérité comme les chevaliers errants cherchaient juste à faire des promesses; mais on ne saurait nier aussi qu'une infinité de gens très capables ne l'aient quelquefois regardé comme un critique outré et qui n'a pas toujours trouvé la vérité qu'il chérissait".

Au XVII° siècle, rechercher la doctrine des Pères et la tradition authentique - libérée de l'augustinisme- passait pour une folie, une errance inutile. Pourtant, si Launoy avait été lu, si R. Simon avait été compris, le prix de la libération de l'augustinisme n'aurait pas été, comme il le fut pour beaucoup, l'athéisme.





NOTES



1. Cf. André Mandouze : St Augustin. L'aventure de la Raison et de la Grâce. Etudes Augustiniennes. Paris 1968.

2. Disons : P. Alfaric; H.I. Marrou; A. Mandouze. C'est H.I. Marrou qui écrivait dans son petit St Augustin : " La tâche qui nous est fixée devient dès lors facile à définir ( E. Gilson en 1930, Maurice Nedoncelle ou A. Mandouze en 1954 l'ont bien vue) : en appeler sans cesse de l'augustinisme, de tous les augustinismes, à St Augustin".

3. Cf. en particulier le numéro de la revue Dix-Septième Siècle consacré à St Augustin. J. Dagens aurait risqué cette formule en 1951 lors du Congrès International des Etudes Françaises.

4. Cf. J. Lafond. La Rochefoucauld. Augustinisme et Littérature. Klincksieck 1980. Cf. aussi son article Augustinisme et Epicurisme au XVII° siècle dans le numéro déjà cité de XVII° siècle.

5. Tome VIII des oeuvres complètes, Besançon 1836. Pour ne pas ennuyer le lecteur, nous renvoyons pour toutes nos citations à ce livre de Bossuet.

6. L'abbé Le Dieu. Mémoires et Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet publiés par l'abbé Guettée Paris 1857.

7. Publié en 1702 à Liège.

8. Sur Bossuet et les Pères on trouve une excellente documentation dans Théodore Delmont Bossuet et les Sts Pères. Paris 1896.

9. Cf. Joseph Turmel - Histoire des dogmes - Tome 1, Paris 1931, et un article intéressant du même auteur : " Comment St Augustin et Bossuet établissent l'autorité de l'Eglise". Paris 1906.

10. Il existe cependant au moins trois livres sur R. Simon, celui plus ancien de H. Margival, ceux de J. Steinmann et Paul Auvray. Auxquels il faut ajouter les articles de Jacques le Brun : Sens et portée du retour aux origines dans l'oeuvre de R; Simon, XVII° siècle, 1981, vol. 33 et de Pierre Magnard : La Tradition chez Bossuet et R. Simon dans le Colloque du C.N.R.S. sur la prédication au XVII° siècle. Nos citations de R. Simon sont extraites principalement de son Histoire critique des commentateurs du Nouveau Testament.

11. Il est très peu cité ( signalons quelques pages dans H. Busson La Religion des Classiques) et encore moins lu. Pourtant, Perrault fit son éloge, et Bayle admirait sa science.

12. C'est la première fois depuis le XVII° siècle que ce texte est réédité. Cf. dans le Dossier ci-dessous page suivante.







VERITABLE TRADITION

DE L'EGLISE

SUR LA PREDESTINATION

ET LA GRACE

par Jean De LAUNOY



On sera sans soute surpris de ce que je n'embrasse pas ici le parti de Saint Augustin, qui a tant de réputation dans l'Eglise; mais cet étonnement cessera si l'on veut bien considérer que les Docteurs, quels qu'ils soientt, étant capables de se tromper, ne méritent d'autre créance que celle qu'ils s'acquièrent par la force et la solidité de leurs raisons. Il est permis de ne pas les suivre quand ils s'écartent de la vérité, comme il est arrivé à l'égard de celui dont je parle, ainsi qu'iil en fut accusé pendant sa vie, et que j'espère le faire voir dans ce traité.

Mais, quelque liberté que je me donne de ne pas suivre Saint Augustin, je serais pourtant bien fâché que cela diminuât rien de l'estime et du respect que l'on doit à la mémoire d'un si grand homme; et, quoique je tienne pour certain qu'il s'est, comme j'i dit, écarté de la vérité sur les deux points dont il s'agit, je ne prétends pas pour cela qu'il soit en aucune façon coupable. Car, comme il dit fort bien lui-même, " ce n'est pas l'erreur, mais l'obstination dans l'erreur, qui nous rend dignes de blâme".

Or, bien loin d'avoir été obstiné dans son sentiment sur les matières dont il est question, il s'est soumis au jugement des autres, et a déclaré en termes exprès : " que si l'on découvrait qu'il s'était trompé, il ne voulait pas qu'on le suivît". Ce qui a fait dire à ses propres adversaires que ce Saint a été pur dnas la Foi, aussi bien que dans les moeurs, et qu'encore qu'il ait erré, son erreur n'a pas dégénéré en hérésie.

On me dira que, si ce Saint a été accusé d'erreur touchant la Prédestination, il en a été pleinement justifié par le Pape Célestin, comme il se voit par la Lettre que ce Pontife écrivit aux Evêques de France contre ses accusateurs, et qu'ainsi je ne suis plus reçu à l'examiner, ni à faire passer son opinion pour erreur.

A cela, je réponds qu'il est si faux que le Pape Célestin ait justifié Saint Augustin sur l'accusation dont il s'agit, qu'il n'a voulu rien prononcer là-dessus, selon que Baronius a été obligé de le reconnaître, tout prévenu qu'il était pour Saint ugustin. J'avoue bien que ce Pontife donna dans sa Lettre de grandes louanges à ce saint Docteur, et que n'ayant pas voulu condamner l'opinion sur laquelle il avait été entrepris, il a laissé aux Doctes la liberté de la soutenir et d'en disputer entre eux sans être aucunement blâmables. mais cela ne doit pas passer pour une justification qui soit capable d'empêcher que cette opinion soit examinée, et qu'on ne lui donne même rang parmi les erreurs, s'il se trouve qu'elle soit en effet de cette qualité, comme je prétends le démontrer.

On pourra encore m'alléguer qu'il n'est pas imaginable que l'opinion de Saint Augustin eût subsisté si longtemps, et que tant de grands hommes s'y fussent laissé surprendre, si elle avait été une erreur comme je le soutiens.

Mais je réponds :

1. qu'on ne doit pas trouver étrange qu'une erreur ait longtemps subsisté sans être reconnue pour telle, vu que, soit l'opinion de Saint Augustin, soit l'opinion contraire, est assurément une erreur, qui néanmoins subsiste depuis plus de douze cents ans, sans avoir été jusqu'ici découverte. Outre que l'opinion de Saint Papie touchant le nouveau règne de Jésus-Christ sur la terre après la Résurrection a duré près de trois siècles avant que d'être reconnue pour erronée, comme l'Histoire Ecclésiastique en fait foi.

2. qu'on ne doit pas non plus trouver étrange que quantité de grands personnages se soient laissé surprendre à une erreur, puisque nous voyons que l'opinion du même Saint Papie fut suivie et approuvée, tout hérétique qu'elle était, par les plus saints et les plus savants hommes de la Chrétienté pendant tout le temps qu'elle subsista, et que celle d'origène fut embrassée par une infinité d egens doctes, et de Saints et de Martyrs, sans parler d ecelle d'Arius qui surprit toute la terre, si nous en croyons Saint Jérôme et Vincent de Lérins. Cela étant, pourquoi la même chose ne serait-elle pas aussi bien arrivée à l'égard de l'opinion de Saint Augustin?

Voilà de quoi j'ai voulu prévenir le lecteur, afin qu'il ne soit pas choqué de mon entreprise, laquelle je soulets au jugement de l'Eglise.



I

Touchant le mystère de la Prédestination et d ela Grâce. L'opinion qu'il faut tenir pour erronée sur ces deux mystères, est celle qui n'a pas été crue dès le commencement.



Comme nous ne devons reconnaître pour véritablement matière de foi, que ce qui nous a été révélé par Jésus-Christ, et que nous avons appris des Apôtres et des Pères de l'Eglise, par une tradition non-interrompue, selon la maxime de Vincent de Lérins et l'aveu général de toute l'Eglise; aussi doit-on convenir que l'opinion qui n'a point été crue dès le commencement sur chacun de ces deux mystères est celle qu'il faut absolument tenir pour erronée; parce que, si elle n'a pas été crue dès le commencement, il est impossible d eprétendre qu'elle ait été révélée par Jésus-Christ, et qu'elle soit descendue jusqu'à nous de cette divine source par le canal d'une tradition non-interrompue. Ce principe est tellement certain que l'Eglise s'en est toujours servie comme d'une règle infaillible pour distinguer l'erreur d'avec la vérité sur de semblables sujets.

En effet, c'est par là qu'elle reconnut la fausseté de l'opinion de Saint Papie touchant le règne de Jésus-Christ sur la terre après la Résurrection... D'Arius, touchant la Divinité de Jésus-Christ. Et c'est en cela qu'il paraît qu'elle a été divinement inspirée; car si elle n'avait pas eu recours à cette règle, elle aurait eu bien d ela peine à faire ce discernement, parce que la plupart des opinions dont je viens de parler paraissent si bien fondées en l'Ecriture, qu'elles ressemblenet autant à la vérité, que la vérité elle-même.

Je ne saurais donc mieux faire que d eme tenir à cette règle, pour distinguer l'erreur de la vérité sur les matières que j'entreprends d'examiner.

Ainsi, pour découvrir quelle opinion sera erronée, il n'est question que de découvrir laquelle de ces opinions n'a pas été crue dès le commencement, et qui a été nouvellement introduite dans le Christianisme.

C'est ce que je tâcherai de faire dnas le Chapitre suivant.



II

L'opinion qui met la Prédestination gratuite, et la Grâce efficace par elle-même, n'était pas crue au premier siècle.



Il est si vrai que l'opinion, qui met la Prédestination gratuite et la Grâce efficace par elle-même ma^tresse de notre libre arbitre, n'était pas crue dès le premier siècle, que les Apôtres et ceux qui ont eu communication avec eux ont cru tout le contraire : à savoir, que nous devons mériter notre Prédestination, et que la Grâce qui nous est donnée à cette fin est soumise à notre libre arbitre pour en faire tel usage qu'il lui plaît.

Et, de fait, que pourrait dire le Prince des Apôtres de plus puissant pour nous apprendre ces deux vérités, sinon de nous protester que Dieu ne veut pas qu'aucun périsse, mais qu'il désire que tous fassent pénitence, et de nous convier d'assurer notre vocation et notre élection par nos bonnes oeuvres?

Que pourrait dire le Disciple Bien-Aimé de plus convenable pour nous conforter en cette croyance, sinon d'assurer à quelques Chrétiens que Jésus-Christ avait été une Hostie d'expiation, non seulement pour eux, mais encore pour tout le monde; que le Verbe Eternel était venu au monde pour éclairer tous les hommes, et leur a donné la puissance de devenir enfants de Dieu; et de professer que Dieu a toujours des récompenses pour rendre à chacun selon ses oeuvres; de recommander à chacun en particulier de bien garder la Couronne, de crainte que quelqu'autre ne la prenne; de ne pas perdre le fruit de son travail, mais plutôt de faire en sorte qu'il en reçoive une pleine récompense?

Que pourrait dire encore l'Apôtre Paul d eplus fort pour nous confirmer dans ce même sentiment, sinon de déclarer que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés; qu'il désire notre sanctification; que Jésus-Christ est le Sauveur de tous les hommes; qu'il est mort pour nous; qu'il s'est donné pour la Rédemption de tous; que la Grâce a paru en faveur de tous; que quiconque se purifiera des taches dont il est souillé, deviendra un vase d'honneur; que celui qui travaille est digne de mérite; que Dieu ne permettra pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces; que la moindre peine soufferte comme il faut, opère un poids de gloire Eternelle; que chacun sera récompensé selon ses oeuvres; qu'il faut opérer son salut; que tous courent la bague, et qu'il faut tâcher de la remporter. Qu'il espère en son particulier que Dieu lui rendra une Couronne de justice, c'est-à-dire la récompense qui est due à ses travaux. qu'il achevait en lui-même les effets qui lui manquaient de la Passion de Jésus-Christ. Qu'il châtiait son corps et le réduisait en servitude, de peur qu'après avoir préché aux autres, il ne devînt lui-même un réprouvé. Que l'homme est maître de sa volonté. Que ce n'est point par nécessité qu'il fait le bien, et autres choses semblables.

Le grand Saint Denis rend témoignage que Dieu exerce sa bonté sur les hommes avec la même indifférence que le Soleil répand sa lumière sur les corps, sans faire de choix ni d epréférence. Le Pape Saint Clément, pour nous faire connaître qu'il était ce que je dis, nous témoigne que Dieu a établi deux Royaumes, et qu'il a donné à chacun de nous le pouvoir de se procuere l'un ou l'autre. Qu'il est dans la puissance des hommes de se tourner de quel côté il leur plaît, et de choisir la voie qu'ils désirent; qu'il a appris de la propre bouche de Jésus-Christ que la volonté de Dieu est qu'aucun ne périsse, mais que tous vivent éternellement.



Cette opinion n'était pas crue

dans le second ni le troisième siècle.

Si l'opinion, qui veut la Prédestination gratuite et la Grâce efficace par elle-même ou maîtresse de notre libre-arbitre, n'était pas crue dans le premier siècle, elle ne le fut pas non plus dans les deux suivants; du moins, je vois que les Pères, qui ont été les gardiens de la Tradition et les dépositaires de la Foi durant ces temps-là, ont aussi cru et enseigné le contraire.

En effet, si nous consultons Saint Justin, qui vivait dans le second siècle, pour savoir ce qu'il croyait sur ces deux points, il nous répondra que sa pensée était que Dieu veut que tous soient sauvés; qu'il n'est point la cause que nous sommes bons ou mauvais, mais que c'est notre libre-arbitre; que c'est pour cela que nous sommes couronnés ou punis; qu'à la vérité, Dieu nous fournit des forces pour agir, mais qu'il les soumet à notre libre-arbitre, afin qu'il s eporte aux choses justes selon qu'il lui plaît.

Saint Irénée, qui vivait dans le même siècle, nous apprend que sa croyance a été que les hommes, ayant un libre-arbitre et étant maîtres d'eux-mêmes, sont très dignes de blâme quand ils rejettent les lumières Divines en abusant de leur liberté, et que Dieu, qui prévoit toute chose, leur prépare des demeures qui sont bien différentes de celles qu'il destine à ceux qui profitent des grâces du Ciel. Car ceux-ci, dit-il, jouiront de la gloire à laquelle ils aspirent, et ceux-là seront précipités dans d'éternelles ténèbres, comme par punition de n'avoir pas bien usé de leurs lumières. Il nous dira aussi qu'il a cru qu'il fallait attribuer l'élection de Jacob et la réprobation d'Esaü à la prescience de Dieu, qui sait ce que chacun doit faire et devenir avant que naître, et que ceux-là sont hérétiques, qui disent que l'on est sauvé par la Grâce et non par les oeuvres.

Saint Clément d'Alexandrie a toujours cru que Dieu nous appelle tous ensemble; que la lumière n'est cachée à aucun; qu'il nous laisse le pouvoir d'obéir ou d ene pas le faire; que les commandements sont tels que nous les pouvons pratiquer, et que c'est pour cela que nous sommes dignes de louanges ou de blâme.

Minutius Félix, du même siècle, dit qu'il a été persuadé que Dieu, prévoyant les mérites et les actions des hommes, détermine là-dessus nos destinées.

Tertullien dit que sa pensée est que la Grâce est véritablement plus puisssante que la Nature, et qu'elle réduit si bien notre libre arbitre, quelque malignité qu'il ait, qu'elle le porte à bien faire, mais qu'il ne faut pas pour cela tout rapporter à la volonté de Dieu, ni attribuer à cette divine Puissance ce qui est exposé à notre libre arbitre, à moins que de vouloir tomber dans l'erreur.

Origène, qui était du même temps, nous proteste que son sentiment a toujours été que Dieu nous rend des vases d'honneur ou d'ignominie, selon nos mérites; qu'il prédestine, pour participer à la gloire de Jésus-Christ son Fils, ceux qu'il a prévu devoir l'imiter dans ses souffrances; que chacun a en soi le pouvoir de se sauver ou de se perdre, et que l'on ne saurait croire le contraire sans erreur.

Saint Cyprien, de ce même siècle, nous atteste qu'il tient pour assuré que Jésus-Christ, qui est le Soleil d ela Grâce, répand la lumière de la vie éternelle sur toute l'Eglise avec une mesure égale; qu'il a prié pour tous; qu'il a laissé l'homme dans la liberté de faire choix de la vie ou d ela mort, de la condamnation ou du salut, selon qu'il lui plaît; et que le passage de Saint Jean "si fuissent ex nobis mansissent utique", qui semble nous marquer quelque chose de contraire, c'est-à-dire que tout notre bonheur vient de Dieu seul, avait occasionné et occasionnait tous les jours des hérésies pour être mal entendu.



Cette opinion n'était point crue

au quatrième siècle.



Je ne saurais mieux justifier, ce me semble, que l'opinion dont je parle n'était point crue dans le quatrième siècle, que par le témoignage de quatre Docteurs, qu'on regardait alors comme les quatre colonnes de l'Eglise, à savoir : Saint Hilaire, Saint Ambroise, Saint Chrysostome, et Saint Jérôme, qui nous déclarent qu'ils ont eu, comme ceux qui les ont précédés, des sentiments tout contraires à cette opinion.

Saint Hilaire assure que notre Election, ou Prédestination, ne se fait pas par un jugement sans discernement, mais par un juste discernement de nos mérites, et que Dieu accorde à un chacun la liberté de vivre comme il lui plaît, parce qu'il veut que nous méritions l' Eternité de notre propre fond.

Saint Ambroise enseigne que Dieu ne fait point acception de personne, qu'il ne prédestine à la récompense que ceux dont il a prévu les mérites; que, quand il donne entrée dans le Royaume du Ciel, il ne fait pas grâce, mais qu'il rend justice; qu'il ne rejette personne, mais qu'il veut que tous soient sauvés; qu'il est venu pour tous, qu'il a souffert pour tous, qu'il offre à tous la rémission de leurs péchés.

Saint Chrysostome s'explique sur ce sujet en ces termes. Dieu, dit-il, qui sait toutes choses avant qu'elles n'arrivent, choisit, ou prédestine pour la gloire, ceux qu'il prévoit devenir un jour bons; il veut que nous soyons tous sauvés; pour cet effet, il nous appelle tous également, il nous communique à tous la même bonté, et s'il arrive que les uns deviennent des vaisseaux d'honneur et les autres des vaisseaux d'ignominie, cela vient de leur propre volonté, et non pas de la sienne. c'est pourquoi, dit-il, lorsque Jacob a été élu et Esau réprouvé, cela vient de ce que Dieu avait prévu ce qu'ils feraient.

Saint Jérôme s'en explique de la même manière, en nous disant que l'amour et la haine de Dieu ( il veut dire, la prédestination et la réprobation) naissent en lui de la prescience qu'il a des choses futures, et que c'est de cette façon qu'il a élu Jacob et réprouvé Esau, en ce qu'il a prévu que l'un serait juste et que l'autre ne le serait pas. Il vous dira de plus que Dieu a abandonné sa puissance à notre libre-arbitre, afin que notre volonté mérite justement, et que s'il choisissait l'un et condamnait l'autre sans avoir égard à nos actions, il n'aurait pas raison de se plaindre de nous quand nous faisons mal, ni de nous louer quand nous faisons bien.

Si tous ces témoignages n'étaient pas suffisants pour justifier ma prétention, j'y pourraiss joindre celui de Saint Maciare, de Saint Epiphane, d'Eusèbe de Césarée, et quantité d'autres Grecs et Latins; mais cela serait inutile.



L'opinion dont il s'agit a commencé

d'être proposée dans le cinquième

siècle, et est par conséquent erronée.



Puisque les Pères et les Docteurs qui ont éclairé l'Eglise pendant les quatre premiers siècles, ont unanimement cru et enseigné que la Prédestination était fondée sur nos mérites et que la Grâce était soumise au libre-arbitre pour en faire tel usage qu'il lui plaît, comme je l'ai fait voir; et comme Prosper Jésuite, Bèze, Vossius, Jansénius, et autres partisans de l'opinion contraire, l'ont reconnu de bonne foi, il s'ensuit d elà nécessairement que l'opinion qui met la Prédestination gratuite et la Grâce efficace par elle-même ou maîtresse de notre libre-arbitre, n'a pu commencer d'être crue que dan sle cinquième siècle; aussi la chose est-elle ainsi arrivée.

Car ce fut effectivement Saint Augustin qui entreprit, dans le temps dont je parle, d'enseigner cette opinion, après avoir lui-même enseigné le contraire, selon l'aveu du maïtre des Sentences. Cela se voit en ce que Saint Augustin n'êut pas sitôt proposé l'opinion dont je parle, que l'on en fut alarmé, qu'on le traita de novateur, qu'on lui reprocha que son opinion était contraire aux sentiments des anciens et à la foi de l'Eglise.

Cela se voit en ce que, ayant été défié de justifier ce qu'il disait par des textes formels des anciens uteurs, il n'en put trouver aucun qui le favorisât, et il se contenta de répondre que les anciens auteurs n'avaient pas traité à fond cette matière, parce qu'ils n'en avaient pas eu l'occasion. Cela paraît, en ce que ce Saint dit franchement que cette opinion lui a été révélée en examinant un passage de Saint Paul. Cela enfin est manifeste, en ce que, voulant se défendre de ce reproche qu'on lui faisait, qu'il avait été autrefois d'un autre sentiment touchant la Prédestination et la Gr^ca, il dit que cela était arrivé de ce qu'il n'avait pas encore découvert alors que notre élection était gratuite :

"nondum inveneram, nec adhuc quaesiveram qualis sit electio gratiae".

Or, parler ainsi, c'est avouer ingénuement qu'il est l'inventeur de l'opinion de la Prédestinantion purement gratuite, mais qu'il l'a trouvée par son industrie; ce qui veut dire la même chose.

Vous me direz peut-être que, de quelque part que cette opinion soit venue à Saint Augustin, et quelque chose que j'en puisse dire, elle fut trouvée si raisonnable et si conforme à l'Ecriture et à la Vérité, qu'elle fut reçue et embrassée généralement de tous les Fidèles, selon le témoignage de Saint Prosper, auteur de ce temps-là, et qu'elle a toujours été estimée depuis ce temps-là dans l'Eglise pour la véritable, et qu'ainsi il est indifférent qu'elle soit nouvelle ou ancienne, et qu'elle ait été enseignée ou non avant Saint Augustin.

A cela, je réponds que, s'il est vrai que l'opinion de Saint Augustin soit nouvelle et qu'il en soit l'auteur, elle ne laissera pas d'être erronée, quand, par impossible, elle aurait été reçue de tous les Fidèles; mais qu'il n'est point vrai, quoiqu'en dise Saint Prosper, qu'elle ait jamais eu cet avantage; que, bien loin de cela, on l'a toujours eue en telle horreur dans l'Eglise, et on l'y a toujours tenue pour si suspecte, que l'on n'a jamais voulu permettre qu'elle fût prêchée au peuple, quelqu'estime qu'on fît de son auteur.



III



Récit de ce qui s'est passé dans l'Eglise, touchant l'opinion qui met la Prédestination gratuite et la Grâce efficace par elle-même, depuis que Saint Augustin la proposa, jusqu'à ce jour.



Où il se voit que Saint Augustin

entreprend d'enseigner l'opinion

de la Prédestination gratuite et de la

Grâce efficace par elle-même; les

maximes principales qui en dépendent,

les troubles que causa cette doctrine

parmi les Fidèles; les affaires et les

querelles qu'elle attira à Saint Augustin.



Comme on avait toujours cru ou supposé comme un principe incontestable, jusqu'à Saint Augustin, que nous étions les ouvriers de notre Prédestination, et que la Grâce qui nous est donnée pour la mériter était soumise à notre libre-arbitre, on fut extrêmement surpris lorsque Saint Augustin, qui avait été comme les autres dans ce sentiment, enseigna le contraire; mais on le fut encore davantage lorsqu'il entreprit, comme il y fut obligé, de publier les maximes qui dépendaient de la nouvelle opinion, comme quand on lui entendit dire que Dieu ne veut pas que tous les hommes soient également sauvés; que tous n'ont pas été rachetés par Jésus-Christ; que Dieu ne fait élection d'aucun homme, parce qu'il en est digne ou en vue de ses bonnes actions; que les Elus sont appelés par un arrêt de la volonté de Dieu , et qu'il les prédestine sans aucun mérite; que Dieu n'a point élu Jacob ou réprouvé esau par la prescience qu'il avait de ce qu'ils feraient; que, quand Dieu donne la vie éternelle, il ne couronne que ses propres dons, et qu'il rend seulement grâce pour grâce; que la Grâce seule discerne les Elus d'avec les réprouvés; que ceux qui ne sont pas des Elus sont faits des vases de colère, et qu'ils naissent seulement pour l'utilité des autres; qu'ils ne sont créés que pour souffrir les effets de la justice de Dieu, et pour être damnés avec les démons; que l'homme a pu faire le mal, pécher, et ne pas pécher, dans un état d'innocence, pour être récompensé ou puni selon le parti qu'il prendrait, mais qu'ayant abusé de son libre-arbitre il a perdu la liberté et a été réduit à la nécessité d'agir; que depuis le péché du premier homme, le franc arbitre n'est plus, ni de faire, ni de choisir le bien; et qu'il n'est plus capable que d epécher; que c'est présentement Dieu qui nous fait vouloir et agir, et qui nous donne le pouvoir de faire et l'action même, sans que notre libre-arbitre l'en puisse empêcher, et autres choses semblables.

Quand, dis-je, on lui eut entendu avancer de tels dogmes, tout le monde en fut alarmé selon l'aveu de Saint Prosper son disciple, et chacun tenta de s'y opposer, aussi bien les hérétiques que les Catholiques. On vit d'un côté les Pélagiens entreprendre ce Saint comme un novateur pour avoir ainsi parlé, et l'accuser hardiment de vouloir enseigner, sous le spécieux nom de la Grâce, une doctrine qui détruisait le libre-arbitre et qui assujettissait à une fatalité inévitable; ils allèrent même jusqu'à envoyer contre lui des membres à Rome dans le dessein de le faire condamner. Cela alla si loin que le Pape Boniface l'obligea de rendre compte de sa doctrine et de répondre aux accusations de ses adversaires.

D'autre part, les moines d'Adrumet, qui ne peuvent être suspects puisqu'ils avaient le coeur droit devant Dieu, comme Saint Augustin le confesse lui-même, furent tellement offensés de sa nouvelle doctrine et des suites étranges qu'ils y remarquaient, qu'ils députèrent vers lui deux personnes de leur Compagnie, pour lui aller témoigner le trouble où il les avait mis, et lui représenter qu'il s'ensuivrait à ses maximes que Dieu ne rendrait pas à chacun selon ses oeuvres; et que, si ce n'est pas nous qui agissons, et que ce soit Dieu qui produise en nous la volonté et l'action, on n'aurait que faire de nous prêcher, ni de nous recommander de fuir le mal et de faire le bien, parce que nous n'aurions pas la liberté de bien faire.

D'un autre côté, Vital, prêtre de Carthage, familier ami de Saint Augustin, fut aussi tellement surpris de la doctrine qu'il lui écrivit une lettre pour lui en marquer son étonnement, et lui dire qu'il n'avait pas raison d'attribuer à la Grâce tous les effets qu'il lui attribuait; vu, lui dit-il, qu'il est en notre pouvoir de croire ou de ne pas croire, de consentir ou d ene pas consentir à l'inspiration de Dieu, et que c'est pour cela que nous méritons des récompenses ou des châtiments.

Il en parut encore quelques autres qui furent également choqués de cette Doctrine, dont les uns alléguèrent à Saint Augustin que, si nous n'étions pas discernés par nos mérites, mais par choix ou par préférence comme il pensait, Dieu serait injuste dans son procédé; les autres lui objectaient que, si Dieu en usait comme il le disait, ceux qui auraient fait quelque mal pourraient s'excuser, disant qu'ils ne pouvaient mieux faire, parce qu'ils n'avaient pas reçu la Grâce qui leur était nécessaire pour cela.



Où il se voit que la doctrine de

Saint Augustin excite de nouveaux

troubles en Afrique. Ce Saint

n'étant plus alors au monde, ses

disciples sont contraints, pour les

apaiser, de donner un sens

favorable à ses paroles.



Saint Augustin étant mort avant que d'avoir pu bien établir sa doctrine en Afrique, ses disciples voulurent tâcher d'achever ce qu'il n'avait fait que commencer.

Ils s'efforcèrent donc d'introduire en ce pays-là leur doctrine, s'assurant, comme il est à croire, que c'était la véritable. Mais les Pélagiens, qui tenaient pour certain qu'elle n'était pas meilleure ni plus Orthodoxe que la leur, y formèrent opposition et publièrent de tous côtés que ces gens-là s'écartaient de la vraie doctrine de l'Eglise, en ce qu'ils enseignaient que ceux que Dieu prédestine à la vie éternelle ne se doivent mettre en peine de rien, et que quand ils ne prieraient point et qu'ils ne feraient jamais aucune bonne oeuvre, ils ne pourraient périr; et qu'au contraire, ceux qui sont destinés aux flammes éternelles, quoiqu'ils prient, quoiqu'ils jeûnent, et se soumettent autant qu'il est en eux à la volonté de Dieu, ils ne sauraient arriver au salut éternel. ce qui est tellement faux, disaient les Pélagiens, que l'Apôtre nous assure que Dieu veut que tous soient sauvés; ils ajoutent à cela qu'il n'y avait pas de doute que leurs adversaires anéantissaient le libre-arbitre par l'empire qu'ils attribuaient à la Grâce, et ils soutenaient que, si leur doctrine était avérée, on ne mériterait nullement. Ces reproches étant capables de décrier la doctrine de Saint Augustin déjà mort, ses disciples se virent obligés de s'en expliquer par un nouveau livre, qu'ils publièrent sous le titre d'Hypognosticon, qui veut dire "mémorial", selon la remarque de Vossius, et lequel ils ne se contentèrent pas de justifier autant qu'ils le purent la doctrine de leur Maître, mais voulurent à la pareille attaquer celle de leurs adversaires.

Je ne dirai rien de ce qu'ils écrivirent contre les Pélagiens, parce que je n'entreprends pas de défendre leurs erreurs; je veux simplement m'arrêter à ce que les disciples de Saint Augustin alléguaient pour justifier leur doctrine. Ils déclaraient que, s'ils erraient en quelque chose, ce n'était pas volontairement, et qu'ils se soumettaient à la correction; Ils protestaient en second lieu qu'ils ne prétendaient pas passer les bornes des Anciens, mais qu'ils voulaient suivre leurs traces; et ensuite ils se défendaient sur les articles qu'on leur reprochait, de la manière qui suit.

Ils dirent, au regard du premier, que leurs adversaires étaient des imposteurs, et que pour mieux faire recevoir leur fausse doctrine, ils leur attribuaient des choses qu'ils ne disaient pas touchant la Prédestination. Qu'ils disaient véritablement que les Elus sont prédestinés au Royaume des Cieux par une Grâce purement gratuite, et qu'ils sont tirés de la masse de damnation par miséricorde, et non par leur mérite; que ceux qui n'ont pas cet avantage, c'est-à-dire qui ne sont pas prédestinés au Royaume des Cieux, ne sont pas pour cela prédestinés aux peines éternelles, comme on prétendait qu'ils disaient, parce que Dieu ne prédestine pas au mal, ni ne crée les hommes pour les perdre ou pour les précipiter dans l'enfer. Tout ce que fait don Dieu à l'égard de ces malheureux, disent-ils, c'est que prévoyant qu'ils vivront mal, il les prédestine aux peines qu'ils doivent mériter par leur mauvaise vie. Et quant à ce qu'on leur alléguait que, si ce qu'ils disaient de la Prédestination était avéré, il serait faux de dire, comme dit Saint Paul, que Dieu veut que tous soient sauvés, ils se contentèrent de répondre que les paroles de Saint Paul n'étaient pas absolument fausses,parce qu'elles étaient vraies à l'égard de ceux que Dieu veut sauver, ceux-là étant sauvés sans que la volonté humaine le puisse empêcher; et, pour faire voir que les paroles de Saint Paul ne se doivent pas entendre autrement, c'est-à-dire de tous les hommes généralement, ils alléguèrent que Dieu aveugle quelquefois certaines personnes, et qu'il en endurcit d'autres, ce qu'il ne ferait pas s'il voulait que tous fussent sauvés.

Et, pour ce qui regarde l'article du libre-arbitre, ils répondirent, comme autrefois, que l'homme dans le commencement avait la liberté de bien ou de mal faire, mais qu'ayant abusé de ce privilège, il avait été privé de la liberté, en sorte qu'il n'est plus conduit par son libre-arbitre dans la voie de Dieu, mais par la grâce, à peu près d ela manière dont un cheval est dirigé par celui qui le monte; ce qui n'empêche pas, disent-ils, que l'homme ne mérite dans les choses que la Grâce lui fait faire.

Voilà de quelle façon les disciples de Saint Augustin se défendirent des reproches qu'on leur faisait; mais on doit avouer que leurs raisons n'étaient pas capables de justifier leur doctrine; Car, quand ils n'auraient pas cru que Dieu prédestine absolument les réprouvés aux peines de l'enfer, comme ilprédestine selon eux à la Gloire (ce qui est pourtant inséparable en bonne théologie), n'avait-on pas sujet de leur dire que, selon leur doctrine, on ne se doit point mettre en peine de son salut, parce que, quelque soin que l'on prenne, on ne saurait jamais changer son sort? Car, si on est Elu, on ne saurait jamais périr, et si on est réprouvé, on ne saurait jamais se sauver quand même on passerait toute sa vie dans l'austérité; ainsi, tout le soin que l'on pourrait avoir de son salut serait inutile.

Qui avait révélé aux disciples de Saint Augustin que les paroles qu'on alléguait contre eux ne s'entendaient pas de tous les hommes généralement, puisqu'on ne les avait jamais entendues autrement, comme Jansénius a été obligé de le reconnaître? Que, si Dieu aveugle certaines personnes et endurcit d'autres, cela n'empêche pas qu'il ne les veuille sauver.

N'avait-on pas aussi fondement de leur reprocher que, leur principe supposé, l'homme ne méritait en aucune façon; car, si la Grâce conduisait l'homme comme un cavalier conduit son cheval, ne s'ensuivrait-il pas que ce serait la Grâce qui mériterait des louanges quand il fait quelqu'action louable ou méritoire? mais, laissant cette raison à part, d'où les disciples de Saint Augustin savaient-ils que le libre-arbitre a changé d'état, et qu'il n'est plus le maître de ses actions, ou qu'il n'use plus de la Grâce selon qu'il lui plaît, comme autrefois? Ce n'est pas de l'Ecriture Sainte, car elle n'en dit rien expressément; ce n'est pas aussi des anciens Pères, dont ils disaient qu'ils voulaient suivre les traces, puisqu'ils enseignaient unanimement tout le contraire, comme nous l'avons fait voir.

Cela étant, les disciples de Saint Augustin avaient-ils sujet de se plaindre des reproches qu'on leur faisait? N'étaient-ils pas, à le bien prendre, plus blâmables que leurs adversaires?

Néanmoins, on les laissa en paix, parce qu'ils avaient un peu adouci leur doctrine.



Des autres troubles qui arrivent

en Italie pour le même sujet.



Dans le même temps qu'on se soulevait en Afrique contre la doctrine de Saint Augustin, il arriva peu après un même trouble en Italie pour raison d ecette même doctrine. le dernier ouvrage que Saint Augustin mit au jour, touchant la Prédestination des Saints, ayant été envoyé à Gênes et étant tombé entre les mains de quelques savants Prêtres de ce pays-là, ils en furent tellement choqués à cause que la doctrine de ce livre leur paraissait nouvelle, qu'ils écrivirent à Prosper, qui passait pour en être le principal défenseur, afin qu'il satisfît aux difficultés qu'ils y trouvaient. Ce qui obligea ce fervent disciple de Saint Augustin de répondre à ces ecclésiastiques pour tâcher de calmer leurs esprits, après en avoir conféré, comme il témoigne, avec les plus savants de son parti, et entr'autres Hilaire.

Et d'autant que la principale difficulté que ces ecclésiastiques trouvaient dans ce livre, semblait consister en ce que Saint Augustin ayant autrefois cru la Prédestination des Elus comme une rétribution, et que ceux-là étaient prédestinés à la vie étrenelle que Dieu prévoyait devoir être fidèles par le bon usage de leur libre-arbitre, ce Saint n'avait pas eu raison de changer de sentiment.

Prosper, pour résoudre cette difficulté, répondit que Saint Augustin avait véritablement cru autrefois que la Prédestination était fondée sur la prescience; mais comme il errait alors en cela par ignorance, et qu'il n'avait pas encore connu la vérité sur ce point, il avait dû changer de sentiment là-dessus, et se tenir à ce qui lui en avait depuis été révélé, et qu'il avait reconnu pour indubitable que notre élection n'est précédée d'aucun mérite, et qu'elle est la source de tous les biens que nous faisons, même de la persévérance de nos mérites.

Je ne sais si cette réponse satisfit les personnes auxquelles elle s'adressait; mais, puisque Prosper qui en est l'auteur reconnaît lui-même que cette doctrine était nouvelle, en ce qu'il avoue qu'elle a été révélée à Saint Augustin, et que ce Saint croyait auparavant le contraire, tout ce qu'il en dit n'était capable que d'augmenter leur trouble et de les alarmer encore davantage, puisqu'il n'est pas permis, en matière de Foi, de changer de sentiment, quelque révélation que l'on en pense avoir, parce que ces sortes de révélations sont toujours suspectes, et que Saint Paul défend de les écouter.



Autres nouveaux troubles arrivés en

France au sujet de cette même

doctrine; ce qui oblige Prosper et

Hilaire d'aller à Rome pour chercher de

l'appui, à quoi ils réussirent en quelque

façon par leur adresse.



Les disciples de Saint Augustin continuant toujours de vouloir introduire leur doctrine en France, ceux de Marseille continuent de s'y opposer, et même de les accuser d'enseigner des dogmes contraires à la Foi et à la Vérité, qui n'étaient autres que les maximes ci-dessus rapportées.

Prosper et Hilaire ne pouvant avec justice se défendre de cette accusation, s'avisent de repousser les attaques de leurs adversaires par d'autres attaques, c'est-à-dire de les accuser aussi d'erreur; et, de crainte que ces Ecclésiastiques n'allassent à Rome pour faire condamner leur doctrine, ils vont eux-mêmes trouver le pape pour le prévenir.

A ce dessein, ils représentèrent à Sa Sainteté qu'il y avait certaines gens en France qui publiaient des erreurs, leur attribuaient d'enseigner des choses fausses, et qui accusaient même Saint Augustin d'avoir passé les bornes de la Vérité et de la Foi. Ils lui remontrèrent qu'il n'y avait en cela, ni fondement ni apparence, d'autant qu'il n'avait jamais passé pour hérétique, ni n'avait été soupçonné d'erreur pendant sa vie; Au contraire, il avait toujours été marqué entre les Docteurs les plus orthodoxes; Ils lui firent encore entendre que, si ce Saint s'était un peu étendu sur les questions profondes et difficiles qu'il avait agitées, qui sont celles sur lesquelles on l'accusait d'avoir erré, ce n'avait été que pour mieux résister aux attaques des hérétiques. Ils lui firent aussi considérer les louanges que ce Saint avait reçues des papes ses prédécesseurs, et après avoir ainsi défendu et excusé Saint Augustin, ils supplièrent Sa Sainteté de vouloir réprimer ceux qui osaient accuser ce Saint d'erreur. En un mot, ils plaidèrent si adroitement leur cause, que le Pape leur accorda tout ce qu'ils demandaient, jusque là qu'il écrivit à leur prière un Bref aux Evêques de france, par lequel il ordonne à ces prélats d'imposer silence à ceux de Marseille, et que sans vouloir rien prononcer sur les questions nouvelles que Saint Augustin avait agitées touchant la Prédestination et la Grâce, il les laisse indécises et déclare qu'il ne veut les approuver ni condamner; ce qui les a rendues problématiques.

Prosper, pour se défendre des attaques de ces Ecclésiastiques, tâche de les réfuter par un livre qu'il mit en lumière contre le chef de leur parti, je veux dire contre Cassien, lequel commençait par ces paroles :

"Il y en a qui ont bien osé dire que la Grâce qui nous fait Chrétiens, a été mal défendue par l'évêque Augustin, de sainte mémoire, et qui ne cessent de parler mal des livres qu'il afaits contre les Pélagiens. Et ces personnes-là tâchent de réduire la cause de l'Eglise en tel état, qu'assurant que les nôtres ( il veut dire, ceux de son parti) n'ont pas pris le sentiment de la Grâce, ils puissent persuader que les ennemis de la Grâce ont été condamnés à tort".

Prosper attaque ensuite ce qu'il trouve de blâmable dans la consuite de Cassien, et tâche de défendre en même temps celle de Saint Augustin, en lui donnant un sens qui semblait contraire à celui que lui donnaient les Prêtres de Marseille. Puis il conclut en disant qu'on avait grand tort d'accuser Saint Augustin après toutes les approbations qu'il avait reçues de tant de Pontifes, et que le Pape Célestin avait fermé la bouche à ceux qui avaient fait de telles accusations. outre, dit-il, que ce Pontife fait assez connaître de quelle autorité devaient être les ouvrages que l'on reproche à ce Saint Docteur, par les louanges qu'il leur a données dans son Bref, en les louant sans distinction; et qu'au reste les premiers ouvrages de ce Saint, qu'on prétendait avoir été unanimement loués par le Pape Célestin, contenaient une même doctrine que ceux qu'on attaquait.

C'est ainsi que Prosper tâche adroitement de défendre la doctrine de son maître. Mais il me sera permis de lui dire qu'il n'a pas usé en cela de bonne foi; car il est si constant que les premiers ouvrages de Saint Augustin contenaient une doctrine contraire à celle qu'il enseignait dans les derniers, qu'il en était lui-même demeuré d'accord en écrivant à Saint Augustin, et qu'il le reconnaît en écrivant à ceux de Gênes.



Les Prêtres de Marseille, voyant que

les disciples de Saint Augustin persistaient

toujours dans le dessein d'établir leur doctrine,

publièrent partout des Mémoires qui en

faisaient voir les étranges conséquences; à quoi

Prosper tâcha de répondre, mais il s'en acquitta mal.



Les Prêtres de Marseille, qui savaient être bien fondés dans les reproches qu'ils faisaient contre la doctrine de Saint Augustin, et qui voyaient que Prosper étendait plus qu'il ne devait ce que le pape avait dit en faveur de Saint Augustin, crurent qu'ils ne pouvaient mieux empêcher le monde de s'y laisser surprendre, qu'en publiant par des Mémoires, qu'il n'y avait rien d eplus certain que Saint Augustin avait enseigné, et que ses disciples enseignaient encore dans le même sens, qu'ils leur avaient reproché les maximes qui suivent : savoir, que Dieu ne veut pas que tous soient sauvés, mais seulement un certain nombre; qu'il n'appelle pas tous les hommes à la Grâce; que Jésus-Christ n'est pas mort pour la Rédemption d etous les hommes; que Dieu crée la plupart des hommes, non pas pour jouir d ela vie éternelle, mais pour servir à orner le monde; que notre libre arbitre n'est plus capable que de mal faire, ou qu'il n'est plus rien, mais que c'est la Prédestination de Dieu qui fait tout en l'homme, et autres maximes également abominables. En quoi ils furent aidés par le fameux Vincent de Lérins, lequel, trouvant également à redire en la doctrine de Saint Augustin, fit contre elle de semblables reproches. prosper, appréhendant que la doctrine de Saint Augustin ne fput condamnée si on venait à la discuter, se crut obligé de répondre au mémoire de ses adversaires. Mais, comme il ne contenait que des vérités orthodoxes, il n'osa pas les contredire, en soutenant comme véritable la doctrine de Saint Augustin telle qu'il l'avait enseignée; mais, feignat de la condamner, il reconnut que les maximes que l'on reprochait à ce Saint étaient des mensonges et des blasphèmes dont il n'y avait pas la moindre trace dans ses écrits; que c'étaient des pensées impies et profanes, lesquelles n'avaient été nullement enseignées par Saint Augustin, ou que s'il en avait touché quelque chose dans ses livres, ce n'était pas dans le sens qu'on lui voulait imputer. Après quoi il déclara en quel sens il fallait entendre les propositions dont il s'agissait.

Il dit donc, au regard de la première, que c'était à la vérité parler trop durement de la bonté de Dieu, de dire qu'il ne veut pas que tous les hommes soient sauvés; qu'il est certain que Dieu a en tous les siècles une volonté indifférente pour sauver la généralité du genre humain; qu'il veut que tous soient sauvés et qu'ils arrivent à la connaissance de la Vérité; et que c'est pour cette raison que l'on prie dans l'Eglise pour tous les hommes, selon l'ordonnance de saint Paul.

Au regard de la deuxième, il répondit que tous ceux qui n'en ont point eu connaissance n'y ont point été appelés, puisqu'on ne peut être appelé à la Grâce que par la prédication de l'Evangile.

Il avoue, quant à la troisième, que Jésus-Christ a été crucifié pour la Rédemption de tout le monde, et qu'il n'y a point d'homme dont il n'ait pris la cause.

Quant à la quatrième, il déclare que ceux qui disent que Dieu crée la plupart des hommes, non pour la vie éternelle, mais pour l'ornement du monde, diraient mieux s'ils disaient que ce n'est pas en vain que Dieu crée ceux qu'il prévoit ne devoir pas jouir de la vie éternelle à cause de leur iniquité. Au regard de la cinquième, il témoigne que c'est parler mal à propos, de dire que nous n'avons plus le libre-arbitre, et que c'est être bien fol de penser que la Prédestination fait tout le bien ou le mal dans les hommes; parce que, dit-il, la Grâce nous rend notre libre-arbitre, bien loin d enous l'ôter, et que la Prédestination de Dieu est toujours pour notre bein; en sorte qu'il n'abandonne jamais que ceux qui l'abandonnent.

Voilà tout ce que put dire et faire Prosper pour défendre la doctrine de Saint Augustin son Maître, en quoi on peut dire qu'il l'abandonna, bien loin de le soutenir, et qu'il la condamna au lieu de la justifier; puisque Saint Augustin avait si bien avancé les maximes dont je viens de parler dans le même sens qu'on les lui reprochait, que Prosper en était lui-même convenu dans la lettre qu'il écrivit à ce Saint et ailleurs, comme j'ai déjà dit, outre qu'il les avait jusque là soutenues dans le même sens contre les Prêtres de Marseille, ainsi qu'il a été décrit dans ce que nous avons rapporté.



Les disciples de Saint Augustin

se voient frustrés de leurs espérances,

et donnent un nouveau tour à leur

doctrine, pour tâcher de la faire plus aisément recevoir.



Les partisans de Saint Augustin n'ayant pu réussir à faire recevoir leur doctrine en la proposant toute pure, s'avisèrent de mettre un nouveau livre au jour, qu'ils intitulèrent " de la vocation des Gentils", dans lequel l'auteur, qu'on croit être Hilaire, feignant être quelque personne neutre qui veut proposer sa pensée sur le différend qui était entre les défenseurs de la Grâce efficace par elle-même, et les protecteurs du libre-arbitre, tâche adroitement d'insinuer la doctrine de ce Saint, en lui donnant un nouveau tour, comme nous allons voir.

Voici comment il le commence.

Il se présente une question assez difficile contre les défenseurs du libre-arbitre et les prédicateurs de la Grâce, et cette question aboutit à savoir si Dieu veut que tous les hommes soient sauvés; et, comme cela ne se peut pas nier, l'on demande comment et d'où vient que la volonté de Dieu n'est pas accomplie? Que, si l'on dit que c'est à cause de la volonté de l'homme, on semble exclure la Grâce; car si la Grâce était donnée à nos mérites, ce ne serait plus un don, mais une chose dûe.

On demande aussi pourquoi le don sans lequel on ne peut être sauvé, n'est pas donné à tous par Celui qui veut que tous soient sauvés? Et, dans ces questions, on ne trouve point de fin, parce que l'on ne discerne pas ce qu'il y a de manifeste et de caché.

Je tâcherai donc, dit l'auteur, avec l'aide du Seigneur, de dire ma pensée sur les controverses et de marquer ce qu'il en faut croire, et quelle mesure ou tempérament l'on doit garder là-dessus; et je n'avancerai rien qui soit mauvais, ni même qui ne soit utile, non seulement pour nous, - c'est-à-dire pour ceux de son parti -, mais pour les autres pareillement.

Il nous faut donc disputer des mouvements et des démarches de la volonté humaine; pourquoi ceux-là se trompent qui estiment qu'en prêchant la Grâce on nie le libre-arbitre, ne prenant pas garde que par la même règle on peut leur objecter qu'ils nient aussi la Grâce, puisqu'ils veulent que la volonté humaine ne soit pas la maîtresse ou la directrice de la Grâce, mais la compagne; car c'est détruire la volonté, que de dire qu'elle n'est pas le principe des véritables vertus, comme c'est détruire la Grâce que de dire qu'elle n'est pas la cause de nos vertus.

Car cet auteur traite ensuite de toutes les questions dont il vient d'être parlé, et même de quelques autres qui en dépendent.

Il dit :

1) que l'on présume pieusement de la volonté de Dieu qui veut que tous soient sauvés, et que pour cet effet, comme il a pour tous une bonté universelle, il donne à tous des grâces générales, desquelles ceux-là même qui meurent sans Baptême ne sont pas exclus;

il ajoute que Dieu donne à tous le pouvoir de tendre au mérite, et leur accorde à tous le même moyen d erecevoir la récompense de leur travail; et qu'ainsi, ceux qui abusent des grâces sont justement punis de leurs iniquités; mais il témoigne après cela que, quand on dit que Dieu veut que tous soient sauvés, cela marque seulement qu'il veut qu'il y en ait de sauvés de toutes conditions; qu'il sait bien néanmoins que ceux qui aiment les contestations ne manqueront pas de dire, quand ils liront ou entendront cette xplication des paroles de Saint Paul, que ceux de son parti contredisent cet Apôtre, puisqu'elle a défini que Dieu veut que tous soient sauvés et qu'ils arrivent à la connaissance de la Vérité. mais nous avons, dit-il, à leur répondre, que nous n'ôtons rien aux paroles de Saint Paul des suites qu'elles peuvent avoir.

2) qu'il est en la liberté d'un pécheur de s'éloigner de Dieu, et que celui qui ne s'en éloigne pas en est récompensé; à quoi il ajoute, que ceux qui ont cru pendant quelque temps, peuvent ne pas persévérer;

mais, après cela, il tâche de faire entendre que la volonté de Dieu ne peut manquer d'avoir son effet, que personne ne peut empêcher l'accomplissement de ses desseins, que ce qu'il veut ne manque point de se faire; que si quelqu'un reçoit plutôt qu'un autre la Grâce de Dieu et en fait bon usage, cela ne vient pas de son libre-arbitre mais de la Grâce même, qui fait consentir notre volonté et qui la donne.

3) que les Elus doivent travailler pour leur salut, et qu'ils l'opèrent même par leurs bonnes oeuvres; à quoi il ajoute que les réprouvés ne sont damnés que pour n'avoir pas augmenté leurs mérites.

Il semoque ensuite de ceux qui mettent la cause du choix de Dieu, au regard du salut des hommes, dans le mérite des élus, et déclare que Dieu discerne et choisit qui bon lui semble, sans avoir égard à leurs mérites; et que ceux qui, après avoir passé leur vie dans les crimes, meurent saintement, sont transférés dans le Royaume Céleste, sans le suffrage d'aucune bonne action; ajoutant à cela que ceux qui ne veulent pas rapporter au secret jugement de Dieu le discernement des enfants, seront réduits à cette absurdité, ou de croire en une Destinée comme les païens, ou d enier le péché originel comme les Pélagiens.

4) qu'il est indubitable que Jésus-Christ est mort pour tous, mais il insinue que cela s'entend seulement de tous les enfants de Dieu répandus par tout le monde, lesquels il sauve par la Grâce.

5) que la Grâce ne détruit point le libre-arbitre, qu'au contraire elle le fortifie; qu'elle répare si bien l'ouvarge de Dieu, qu'elle ne lui ôte point son libre-arbitre, et qu'il est en la liberté de l'homme de s'éloigner de Dieu s'il le veut.

A quoi il ajoute que, comme ceux qui croient sont aidés pour persévérer en la Foi, et ont dans leur pouvoir de ne pas croire, de même ceux qui ne croient pas sont aidés pour croire, et sont dans le pouvoir d ene pas le faire.

Il déclare après cela que c'est la Grâce qui fait vouloir et consentir, et qu'encore qu'il ait été accordé à l'homme de vouloir et de ne vouloir pas faire bien, il ne peut néanmoins le vouloir si cette volonté ne lui est donnée d'en haut.

En un mot, cet auteur s'explique de telle sorte, qu'il semble être de tous les deux côtés.



Vincent de Lérins, reconnaissant

que les disciples de Saint Augustin

ne se rendaient qu'en apparence, et

qu'ils persistaient toujours dans leur

dessein, fait un livre pour combattre

leur doctrine.



Quoique Vincent de Lérins ne nomme, ni Saint Augustin ni ses disciples, dans cet admirable traité qu'il a fait contre les hérétiques, il est pourtant certain qu'il l'a particulièrement entrepris pour combattre la doctrine de ce Saint, à cause des dangereuses conséquences qu'il en prévoyait; car, outre qu'il lui avait déclaré la guerre par les Mémoires qu'il avait déjà publiés contre elle, comme nous avons fait voir, c'est qu'il n'y avait point alors d'autre doctrine dans l'Eglise qui pût passer pour erreur, et qui pût obliger de prendre la plume pour la combattre, que celle de Saint Augustin, toutes les autres qui troublaient l'Eglise auparavant ayant été abolies.

De plus, l'auteur s'en explique dans le dernier chapitre de son livre lorsque, aux disciples de Saint Agustin qui s eprévalaient toujours de la lettre qu'ils avaient obtenue du pape Célestin, il dit que ce pape n'a nullement justifié la personne dont il s'agissait, qui était à l'évidence Saint Augustin; mais qu'il l'a plutôt condamné, en ce qu'il déclare par cette lettre qu'il ne veut parler que des auteurs de la nouveauté, et non pas de ceux qui enseignaient la doctrine ancienne; desquelles paroles ce bon Religieux veut inférer que saint Augustin, qu'il suppose être un novateur, a té condamné par la lettre même qu'on alléguait pour lui. et, pour disposer le lecteur à reconnaître Saint Augustin pour un hérétique, tout grand homme et incomparable qu'on le croyait, il dit que la Divine Providence permet quelquefois, pour nous éprouver, que les Maîtres et les Docteurs de l'Eglise, que ceux qui passent pour Prophètes, et qu'on regarde comme les principaux défenseurs de la Vérité, mêlent quelquefois des erreurs très dangereuses dans leurs livres, et qu'on ne les découvre qu'à peine, à cause de l'amour et de l'estime dont on est prévenu en leur faveur.

Puis, ce même auteur, voulant obliger les partisans de Saint Augustin à ne pas abuser de son nom et de son autorité, comme ils avaient commencé, dit qu'il arrive aussi quelquefois que les disciples d'un Docteur se servent mal à propos de son crédit pour établir ses erreurs, et qu'ils les renouvellent au lieu qu'ils devraient le supprimer pour le propre honneur de leur Maître. Mais, dit-il, que ces gens-là prennent bien garde à eux, car il arrive souvent que l'auteur d'une doctrine est Catholique, et que ses disciples sont hérétiques; que l'un est innocent et que les autres sont coupables; que l'un est appelé au Royaume des Cieux, et que les autres sont précipités dans les Enfers.

Enfin, Vincent de Lérins désirant empêcher qu'on ne se laissât surprendre à la doctrine de Saint Augustin, et d'autres semblables propose quelques règles pour faire distinguer l'erreur d'avec la vérité; mais surtout, il enseigne qu'il ne faut jamais recevoir aucune doctrine nouvelle, quand elle serait proposée par un Saint, par un Martyr, par un Ange du Ciel; mais qu'il faut seulement croire ce qui a toujours été cru, et ce qu'on a reçu des Anciens par tradition, parce qu'il n'est pas permis de rien ajouter aux vérités de la Foi.











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