VIE DE SAINT SÉRAPHIM DE SAROV.
SAINT PERE JUSTIN POPOVIC
VIE DE SAINT SÉRAPHIM DE SAROV
Libre traduction du grec moderne, par Presbytéra Anna,
d’après l'original du Saint Père Justin Popovic,
sur le texte de la traduction du serbe, établie par Vassiliki Nikolokaki,
aux Editions du Jardin de la Mère de Dieu Toute Sainte,
Thessalonique, 1983.
Tous droits réservés.
A paraître aux Editions de l’Age d’Homme.
TROPAIRE de l’OFFICE CHANTÉ de SAINT SÉRAPHIM :
Dès ta jeunesse, ô Bienheureux Séraphim,
Tu as aimé le Christ.
Pour Lui, tu es parti au Désert,
A fin de Lui plaire par la prière,
L’ascèse, et la contrition du Coeur.
Toi, le comblé de la Grâce Incréée du Saint Esprit,
Élu de la Mère de Dieu Toute Sainte,
Prie pour le Salut de nos âmes!
LIMINAIRE
L'AUTEUR
Le Saint Père Justin Popovic fut un théologien orthodoxe de renommée mondiale. Il a marqué son époque, notamment comme professeur à l'Académie de Belgrade, dans la formation de plusieurs générations de prêtres et de théologiens.
Ses oeuvres principales, un Traité de Théologie Dogmatique et une Vie de Saints en douze volumes, - Vies non encore traduites du serbe, pour la plupart - constituent une véritable somme théologique.
cf (Saint) Père Popovic, Justin : Théologie Orthodoxe de la Vérité. (V volumes ) (Ed. de l'Age d'Homme),
cf ( Saint) Père Popovic, Justin : Vie de Saint Séraphim de Sarov.
Son attachement à la Doctrine des Saints Pères lui coûta très certainement de hauts postes de responsabilité qu'il avait la stature d'assumer.
Sa Défense de l'Orthodoxie comme exclusivité de la Révélation Divine le classe parmi les Moines Zélotes. A l'âge de quatre-vingts ans, sa seule "promotion" fut d'être assigné à résidence dans le Monastère de Tchélié, près de Valiévo en Yougoslavie. Jusqu'à sa naissance au Ciel, il desservit avec zèle un petit Monastère de Moniales dont il fut l'Aumônier.
Au milieu de la tourmente des idées qui gagne le monde moderne et secoue dangereusement tout secteur d'activité spirituelle, le Père Justin Popovic s'est affirmé à maintes reprises comme le gardien de l'Orthodoxie, faisant parfois face à ceux qui ont pour mission de la défendre. La gravité des problèmes posés au monde orthodoxe, tant dans l'Eglise serbe qu'ailleurs, l'ont conduit en diverses reprises à faire appel à la conscience orthodoxe universelle.
L'oeuvre du Père Justin reste toujours d'actualité. Sa sûre réfutation de l'esprit scolastique qui avait vu le jour en Russie au XIX° siècle nous rend pur et brillant le joyau de la Sainte Orthodoxie qu'avait quelque peu terni le voile de spéculations théologiques étrangères à l'Eglise et auxquelles le temps aurait pu donner une fallacieuse authenticité.
Témoin et Zélote d ela Foi Transmise, il écrivit de brillantes réfutations de l'oecuménisme. Cette pan-hérésie des temps modernes l'aura vu comme l'un des vaillants Défenseurs de la Sainte Orthodoxie. Il quitta ce monde le jour de la Sainte Annonciation, le 25 mars 1979. Que sa mémoire soit éternelle !
+ Père Patric Ranson
AVANT-PROPOS
La Vie des Saints est, avec l'Ecriture, la première lecture du Chrétien Orthodoxe, le prolongement naturel de l'Evangile. Les Saints sont, en effet, l'Evangile vécu, accompli, la Vie divino-humaine du Christ, perpétuée de génération en génération.
Aussi la Vie des Saints est-elle pour les orthodoxes la véritable encyclopédie, celle des vertus divines, celle de la prière, celle des dogmes pour lesquels ils ont lutté, celle de la confession de la foi véritable.
Les Saints ne vivent pas hors de l'Histoire, comme on le croit parfois. Ils sont les pédagogues appropriés de chaque génération, et c'est autour d'eux que la vie authentique de l'Eglise se déroule : ils illuminent le peuple des Chrétiens, car ils ont fait l'expérience de la Gloire divine et révélée, de la Lumière Incréée.
Les Saints ne manquent jamais dans l'Eglise de Dieu, mais parfois ils demeurent obscurs durant leur vie terrestre, parce que le peuple chrétien, ne cherchant plus la perfection, n'a plus comme critère, comme mesure de la vie personnelle et publique, la Révélation divine.
A certaines époques, la vie sociale, la vie publique était centrée sur la prière et sur l'ascèse. Au sénat de Constantinople, l'empereur n'interrompait pas le père de Saint Grégoire Palamas qui pratiquait la prière perpétuelle; Dans la "Sainte Russie", le peuple entier participait, durant le Grand Carême, à des journées et à des nuits entières d'offices, et aucune activité sociale et économique ne venait troubler le rythme liturgique de l'Eglise.
Parfois aussi, la vie extérieure de l'Eglise semble se scléroser, se figer dans le formalisme, le rationalisme, ou aujourd'hui le modernisme. Ce fut le cas en Grèce vers le milieu du XIX° siècle, quand les idées hérétiques d'un Koraïs, d'un Pharmakidès, faisaient passer l'organisation nationale et l'occidentalisation avant la vie de l'Eglise : un Saint Nectaire vécut méprisé, méconnu, et ce n'est qu'après sa mort que le Seigneur manifesta son Saint par une multitude de miracles.
Dans les époques où les hommes de Dieu se font rares, il semble que la vie spirituelle authentique devient comme souterraine, telle une rivière qui coule en secret et laisse le rocher stérile et pesant à s aplace, pour reparaître plus loin. Une telle résurgence a eu lieu en Russie à partir du XVII° siècle.
Pierre le Grand puis, au XVIII° siècle, Catherine II ont persécuté l'Eglise Orthodoxe, le premier en voulant calquer l'organisation de l'Eglise sur celle de l'Anglicanisme, pour faire du christianisme un rouage d'Etat au service du pouvoir; la seconde, en s'appliquant à détruire le monachisme, et en protégeant les jésuites, dont même l'Europe catholique-romaine ne voulait plus;
Mais le rôle le plus néfaste des deux souverains a sans aucun doute été de changer l'esprit d el'épiscopat. Jusque là, en effet, l'Eglise choisissait ses évêques parmi les hommes de Dieu, parmi les "déifiés", pour que le peuple puisse être illuminé et conduit par ses hiérarques à travers les tempêtes de ce monde jusqu'au port paisible du Royaume. A partir du XVIII° siècle en Russie, les évêques ont été trop souvent de purs et simples fonctionnaires de l'Etat, qui n'étaient moines que de nom, n'ayant pas l'expérience orthodoxe de l'ascèse, de la sainte obéissance, et encore moins de la Gloire divine incréée.
C'est pourtant à cette même époque que s'est opéré, discrètement, le retour à la tradition patristique et véritable de l'orthodoxie : un moine, un grand saint, Païssius Vélichkovsky, va à la Sainte Montagne de l'Athos et en rapporte l'enseignement de la Philocalie, d ela Prière du coeur et de l'hésychasme. Les Saints sont théodidactes : ils sont enseignés directement par l'Esprit Saint. Ainsi, les disciples de Païssius Vélichkovsky vont faire fleurir, au XIX° siècle, le renouveau spirituel et dogmatique de l'Eglise russe. C'est le Starets Dosithée de Kiev, un ami de Païssius, qui orienta le jeune Prochore vers le Monastère de Sarov, où il devait devenir le plus grand luminaire de son Eglise, Saint Séraphim de Sarov. En 1804, en outre, vivait à côté de Sarov un des principaux disciples de Païssius Vélichkovsky, l'Ancien Nazaire. Et c'est encore de la même source que devait surgir, un peu plus tard, la lignée admirable des Starets d'Optino.
Saint Séraphim de Sarov n'est donc pas un phénomène "à part", une sorte de mystique "sauvage", de "spirituel" qui aurait dépassé les cadres d'une "Eglise", d'une "tradition", d'une "histoire". Encore moins l'origine d'une spiritualité "russe", nouvelle, différente du monachisme ancien "grec". Non, il n'y a pas un Saint Esprit "grec" et un Saint Esprit "russe"; et il est facile de voir que c'est à toute la tradition dogmatique et monastique de l'Eglise Orthodoxe qu'il se rattache pleinement.
Quelle fut son oeuvre propre? Il a renouvelé, fait revivre en plein siècle des "Lumières", en pleine époque "napoléonienne", l'ascèse des Pères du Désert : semblable aux stylites d'autrefois, il est resté mille jours et mille nuits sur un rocher; comme Saint Athanase de l'Athos, comme Saint Maxime le "brûleur de cabane", il a été jugé digne de voir la Très Sainte Mère de Dieu; comme Hosios Lukas au X° siècle, il s'élevait au-dessus du sol pendant sa prière; comme Saint Syméon le Nouveau Théologien, comme Saint Grégoire Palamas, il a fait l'expérience la plus haute de la Lumière Incréée et l'a transmise au monde moderne : son disciple Motovilov a vu le Saint dans cette Gloire divine.
Saint Séraphim de Sarov s'enracine de même pleinement dans la tradition dogmatique de l'Eglise Orthodoxe : il affirme à propos du Raskol ( schisme des Vieux-Croyants) qu'il n'y a pas de Salut hors de l'Eglise; il recommande l'enseignement des trois hiérarques, Saint Basile le Grand, Saint Grégoire le Théologien, Saint Jean Chrysostome; il conseille, à la suite de Saint Macaire de Corinthe et de Saint Nicodème Haghiorite, la communion fréquente. Aussi Saint Séraphim est-il un chaînon parfait de la longue lignée des Pères Saints.
Si Saint Séraphim n'avait pas été pleinement uni à la tradition spirituelle et dogmatique de l'Eglise Orthodoxe, il n'aurait pas été pleinement reconnu par elle. Or l'autorité de Saint Séraphim est pan-orthodoxe. On sait que la sainteté d'un "déifié" ne s erépand pas par les "médias". Pour que l'Eglise entière reconnaisse un Saint et se mire en lui, il faut une intuition plus secrète des Eglises locales, qui, les unes après les autres, allument le flambeau de sa vénération. Comment expliquer autrement la vénération d'un Saint Nicolas devenue universelle?
Il en est de même pour notre Saint Séraphim : toutes les Eglises locales le vénèrent extraordinairement. Dans la Russie des Nouveaux Martyrs, il est le guide, le gardien et le consolateur des Saints et du peuple chrétien affligé. En Grèce, Photios Kondoglou, le grand iconographe, a écrit sa vie. Le théologien Alexandre Kalomiros le cite comme une autorité dogmatique. L'entretien avec Motovilov a été publié dans une multitude de langues, et plusieurs fois en anglais et en français. Certains Orthodoxes de notre pays ont reçu son nom. Puissent de nombreuses églises lui être consacrées sur notre sol dans les années à venir!
Seuls les Saints ou les Hommes de Dieu sont capables d'écrire la Vie des êtres sanctifiés, parce qu'ils partagent avec eux l'expérience des choses divines. Tous les Saints n'ont pas non plus un biographe digne d'eux. Saint Séraphim a trouvé le sien, le Bienheureux Père Justin Popovic, qui a été la conscience de l'Eglise serbe en notre siècle, et l'une des colonnes contemporaines de la vraie théologie.
La théologie du Père Justin est, en effet, apparue comme un miracle de l'Orthodoxie actuelle : nourri de l'enseignement des Pères et de la Vie des Saints de l'ancien temps, il a pourtant enseigné et dogmatisé d'une façon unique et personnelle. En cela il ressemble aux grands Docteurs de l'Eglise. En lui ont convergé la Tradition patristique hellénophone et l'héritage ascétique et spirituel de la Sainte Russie, purifiés de toute influence du rationalisme occidental, qui est anti-orthodoxe.
Toute son oeuvre montre que la Vie en Christ, que l'union au Christ, la déification, ce qu'il appelle se "christifier" ( devenir Christ) est possible seulement dans la Sainte Eglise Orthodoxe : celui qui devient Christ dans le Saint Esprit, devient Eglise, "s'ecclésifie", a sa pensée et sa perception totalement renouvelées dans et par l'Eglise.
L'Eglise est une dimension nouvelle de l'existence, non simplement humaine, mais divino-humaine. Celui qui ne connaîtrait que deux dimensions imaginerait à peine la troisième dimension. Il en nierait sans doute l'existence et ne pourrait jamais y pénétrer. Seul le Christ, Dieu et Homme, pouvait nous introduire dans cette dimension nouvelle, divine et humaine, que l'Eglise perpétue et que les Saints, comme Saint Séraphim de Sarov, expérimentent. Au Christ Notre Dieu, à son Père éternel et au Saint Esprit soit la Gloire dans les siècles des siècles.
Le lecteur trouvera dans le livre du Saint Père Ambroise Fontrier, Saint Nectaire d'Egine, publié par les Editions l'Age d'Homme (Paris &985), l'admirable préface du Saint Père Justin Popovic à ses "Vies des Saints", dont nous nous sommes inspirés, et qui résume à merveille le sens de la sainteté orthodoxe.
Nous tenons aussi à remercier la Fraternité Orthodoxe Saint Grégoire Palamas, et tout particulièrement son Président Laurent Ambroise Motte, pour nous avoir aidés dans la préparation et la correction du texte.
Que la Grâce de notre Seigneur Jésus-Christ soit sur Presbytéra Anna, qui a traduit ce texte. Elle a donné à son premier fils le nom de Séraphim, en l’honneur et mémoire du grand saint de Sarov, l’immense starets Séraphim, qui ne cesse de prier pour nous tous, fidèles Orthodoxes, qui le vénérons, et d’opérer pour nous miracles et prodiges. C’est à ce petit Séraphim, que, pour son Entrée dans l’Eglise, au quarantième jour de sa naissance, Saint Ambroise de Paris, le portant à bout de bras, éleva bien haut de ses mains vers les hauteurs, en pleurant d’émotion, avant que lui faire faire le tour du Saint Autel, en figuration de la danse des Martyrs, que ce livre est dédié. Puisse le nom de ses Pères Saints (Séraphim Ambroise Maxime) être le programme de sa Vie en Christ.
+ Père Patric Ranson,
Proto-prêtre, & Père théologien.
SAINT (PERE ARCHIMANDRITE) JUSTIN POPOVIC
VIE DE SAINT SÉRAPHIM DE SAROV
(1759 -1833)
Saint Séraphim, le Starets de Sarov, naquit dans la ville russe de Koursk, de parents pieux et aisés, Isidore et Agathe Mosnine. Le 19 juillet de l’année 1759, il reçut, avec le saint baptême, le nom de Prochore. Son père était marchand, et, bien qu’il brûlât pour la maison de Dieu d’un zèle ardent que rien ne pouvait éteindre ni lasser, la mère de l’enfant dépassait encore son époux en piété et en oeuvres bonnes. A l’âge de trois ans, Prohore perdit son père. Sa pieuse mère, demeurée son seul pédagogue, lui montra la voie de la foi chrétienne Orthodoxe, et l’édifia spirituellement dans l’Amour de la Vie en Christ.
Dès sa plus tendre enfance, il fut manifeste que s’exerçait sur le Bienheureux une protection divine toute particulière, se manifestant par les effets tout merveilleux de la Providence à son égard, en manière qu’en toute chose elle le secourût, surnaturellement, ce qui montrait assez, par avance, que cet enfant béni serait un jour l' élu de la Grâce de Dieu. Il arriva donc que, devant veiller à la construction d’une église, dont son époux avait posé les fondements, et qui achevait de se construire, sa mère fit monter avec elle, au sommet du clocher, le petit Prochore, alors âgé de sept ans. Mais l’enfant, soudain, par mégarde, glissa dans le vide, et fut précipité du haut de la tour jusques en bas. Agathe, épouvantée, descendit en courant l’escalier du campanile, s’effrayant que son fils n’eût fait une chute mortelle. Mais - ô stupeur et joie !-, voici que le petit se tenait debout, sain et sauf. C’est ainsi que, sur l’enfant plein de Grâce, s’accomplissaient les Paroles de l’Ecriture : “ Les maux ne t’atteindront pas, et les fléaux n’approcheront point de ta tente ; car Il ordonnera à Ses Anges de te garder dans toutes tes voies. Ils te porteront sur leurs mains, de peur que tes pieds ne heurtent contre une pierre.” ( Psaume 90, versets 10-12).
Son instruction commença vers l’âge de dix ans. Bientôt, le petit garçon posséda à fond la langue slavonne - le slavon étant le vieux-russe liturgique - des gens d’Eglise, laissant transparaître au grand jour le brillant de son esprit, et l’agilité de son immense mémoire, tandis que, dans le même temps, il se parait aussi de douceur et d’humilité. Il advint cependant, incidemment, qu’il tomba si gravement malade, que les siens désespérèrent de le pouvoir sauver. Il était en danger de sa vie, lorsque la Toute Sainte Mère de Dieu lui apparut en songe, qui lui promit de le guérir lors d’une prochaine Visitation. Et, de fait, il fut fait selon sa parole. Il se fit, en effet, à Koursk, une procession à la Vierge dite de Znamenska, dont l’icône était miraculeuse. Et, véritablement, elle l’était. Comme la pluie avait détrempé le sol qui n’était plus que boue, le cortège, coupant au plus court, vint à passer aux abords de la maison de Prochore. La pieuse Agathe se hâta de descendre dans sa cour avec l’enfant, afin que le petit malade pût vénérer l’icône sainte. Après quoi, le pieux enfant recouvra une santé. parfaite.
On le vit par la suite s’adonner à l’étude avec beaucoup d'ardeur. Outre l’Ecriture Sainte, il lisait, pour le salut de son âme, une foule de livres spirituels. C’est ainsi que, brûlant pour Dieu d’un amour de feu, en cet âge tendre, il s’abîmait en esprit, déjà, dans la méditation de Ses Mystères.
Toutefois, son frère aîné, qui était marchand, voulut entreprendre, peu à peu, de l’initier au négoce. Or, bien loin que cette besogne n’attiédît le cœur brûlant de Prochore - car il ne lui était plus guère loisible, désormais, d’assister en semaine à la Liturgie -- il ne se passait presque pas de jour - tant son âme était désireuse de gagner un trésor spirituel, qui ne pût s’altérer ni tarir -qu’il ne se rendît à la Maison de Dieu pour l’office des Matines, si tôt fût-il. Et, lorsque c’était dimanche ou fête, il se plaisait éminemment à l’étude des livres divins et spirituels. Aussi n’était-il pas rare qu’il fît à haute voix la lecture pour ses compagnons . Le plus souvent, néanmoins, c’était en solitaire, et dans le plus profond silence, tout plein de Dieu, qu'il prenait à sa tâche le plus vif plaisir.
Sa pieuse mère avait bien deviné ce que désirait l’âme de Prochore. Elle n’y était, du reste, point du tout hostile. Et, lorsque le pieux jeune homme fut dans sa dix-septième année, il résolut fermement de renoncer au monde, et d’embrasser la vie angélique que constitue la profession monastique. Mais il n’omit pas de demander au préalable à sa mère de bien vouloir bénir ce voeu; ce que faisant, elle lui fit don d’une croix de bronze, qui le pût protéger à vie, et dont il ne se sépara jamais plus.
Après qu’il eût donc résolu d’ainsi quitter le monde, le Bienheureux se rendit en premier lieu en pèlerinage à la Laure des Grottes de Kiev. Il y rencontra un reclus, qui répondait au nom de Dosithée. Discernant d’emblée en Prochore le vaillant ascète du Christ qu’il allait devenir, l’ermite clairvoyant et visionnaire l’exhorta à gagner le Désert. “ Va, enfant de Dieu”, lui dit-il, “ et, si tu veux être Sauvé, demeure désormais au Saint Monastère de Sarov. C’est en ce lieu qu’avec l’aide de Dieu, tu feras ton Salut. C’est là aussi que tu achèveras ton exil sur la terre. Le Saint Esprit, le trésor des bons & donateur de Vie, te mènera dans tes voies jusqu' à la Sainteté.”
Prochore, ne manquant point de se rendre au conseil du Starets, auquel son charisme de clairvoyance donnait, sur toutes choses, de si grandes lumières, fit le voyage jusqu’au couvent de Sarov. Là, il fut reçu avec amour par le Père Pachôme, qui en était l’Higoumène; - ce qui est dire le Supérieur-. C’était un homme doux et humble de cœur qui, jeûnant et priant, pliait son être à si rude ascèse, qu’il était pour ses frères un exemple vivant, toujours proposé à leur imitation. Il ne tarda pas à remarquer Prochore pour son heureux naturel, et, de bonne grâce, il accepta de le compter au nombre des jeunes moines à l’obéissance, dits “hypotaktikoï”. Il le plaça sous la gouverne d'un Ancien, , le Hiéromoine Joseph, qui joignait à ses fonctions celle d’économe du monastère. Mis à l’obéissance de ce père, Prochore, dès lors, s’acquittait avec zèle de tous ses canons de Prière, de ses “typika”, & de ses diverses diaconies, - tâches monastiques - , qui allaient de la confection du pain ou des prosphores à la corvée du bois. A ces tâches s’ajoutait encore le soin de veiller à l’entretien de l’église. Bien loin de demeurer jamais sans ouvrage, il prenait soin de se tenir toujours occupé, jusqu'à briser son corps. C'était afin, disait-il, de se garder de l'acédie, tentation redoutée des saints moines, qui les plonge dans un dépressif abattement, se traduisant par une morose et totale inaction, et dont il enseignait plus tard, se fondant sur son expérience propre, qu'il n'est pour la guérir d'autres remèdes que la prière, la continence de parole, l'ouvrage, l'étude de la Sainte Ecriture et la patience ; - "car c'était là, selon lui, un mal né de la pusillanimité, de la négligence et du bavardage" -.
A l’église, dès lors qu’avait retenti la simandre, Prochore précédait tous les autres et, tout le temps de l’office, il demeurait immobile . Le service achevé, il aimait à se retirer en sa cellule, pour s’y livrer à quelque diaconie ou à quelque ouvrage manuel que ce fût qui, s’il lui tenait les doigts occupés, lui laissait l’esprit libre de s’appliquer tout à son aise à la Prière du Coeur, cette Prière de Jésus qu’est l’incessante Invocation du nom sacré du Seigneur Jésus Christ, consistant à répéter la sainte formule sanctifiante apprise du Saint Apôtre Paul, & des Saints Pères de l’Eglise : “ Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi”, ou, par manière d’abrègement : “ Mon petit Christ - Christouli mou, (en grec)-, aie pitié”, alternativement répétée avec la prière à la Mère de Dieu : “ Très Sainte Mère de Dieu, Sauve-moi”, ou “ petite Maman, sauve-moi” - “ Manoula mou, soson mé” - (en grec). Car c’était bien cette sainte Prière du Coeur, - que dit le débutant en paroles, &, intérieurement en esprit, & qui, chez les Saints descend mystériquement dans le coeur, où, de jour, comme de nuit, elle palpite,- c’était, comme chez tous les Saints, cette sainte Prière du coeur que Saint Séraphim, toujours, gardait à l'esprit, et enfouie au plus profonds de son coeur.
Et, il émanait de sa sainte prière une force telle que sa puissance suffisait à repousser les assauts de l’Ennemi des âmes. - C’est- à- savoir le Diable-. Cependant, comme il ne trouvait pas à Sarov le calme paisible de l’hésychia qu'il eût souhaité d'y voir, et, à l’imitation de certains ascètes de la communauté cénobitique - monastique-, qui, avec la bénédiction de l’higoumène, fuyaient les hauteurs du monastère pour s’enfoncer dans les bois, en quête d’absolue solitude, il demanda à Joseph, son Ancien, de bénir le dessein qu’il avait formé d’à la première occasion se retirer dans la profondeur de la forêt, afin de s’y adonner à l'Hésychasme, qu’est la pratique dans la paix de la Prière du Coeur, sainte prière des Hésychastes. Enfin, à la prière, il alliait encore l’abstinence & le jeûne : Le mercredi & le vendredi, il ne prenait absolument aucune nourriture. Le restant de la semaine, il se contentait, pour son ordinaire, d’un seul & unique repas dans la journée.
Tous nourrissaient amour & vénération pour cet ascète extraordinaire, qui ne pouvait plus désormais, quelque profonde que fût son humilité, tenir cachés les exploits d'une ascèse si haute qu'elle ne connaissait nul répit et plongeait autrui dans une stupeur plus grande qu'il ne se peut dire. Les Anciens Pachôme & Joseph lui vouaient cet amour & cette confiance tout particuliers, qui sont ceux d'un père pour son enfant selon la chair. Or, un événement survint, au cours de l’année 1870, qui rendit plus éclatants ce respect & cette admiration dont, à l'unisson, les moines de Sarov honoraient le jeune athlète du Christ. Car Prochore se vit affecté d’un mal qui lui enfla tout le corps, de sorte que, souffrant d’atroces douleurs, il demeurait sans mouvement sur l’inconfortable planche qui lui servait de lit. Point de médecin à la ronde; nul remède prompt à le soulager. C’étaient là les signes funestes d’une hydropisie, dont, trois longues années, il fut affligé. Il fut donc près de deux ans sans du tout pouvoir se lever. Tout ce temps durant, pourtant, pas une plainte ne s’exhala de sa bouche. Il s’était, corps & âme, tout entier remis au Seigneur, & à l’Esprit de Grâce de sa Providence. Simplement, il priait sans cesse, comme le Psalmiste baignant sa couche de ses larmes.
Aussi longtemps que dura la maladie de Prochore, son Père spirituel, qui lui était aussi le plus précieux des guides, le servait, comme s’il eût été un simple Moine à l’obéissance, imité en cela des Anciens, dont était le Père Isaïe. A son tour secondé par d’autres frères, ce dernier l’assistait du même zèle attentif et patient. L’Higoumène, le Père Pachôme, pas davantage, ne quittait son chevet. A la fin, pourtant, celui-ci, craignant pour la vie même du malade, lui soumit avec insistance son dessein de faire quérir un médecin. Mais, le Bienheureux refusa avec la même fermeté ce recours aux lumières de la science : “ Père Saint”, repartit-il, “ pour moi, je me suis voué à notre Seigneur Jésus Christ & à sa Très Pure Mère. Si votre amour y consent, donnez-moi pour viatique de la Vie Eternelle & de celle ici-bas, le céleste remède de la divine Communion.” Sur cette requête que lui adressait le jeune moine - requête dont l’objet béni n’était pas sans lui inspirer un aussi vif plaisir qu’à ce dernier-, le père Joseph se mit en prière. Ce fut à l’origine d’une veille qui se prolongea la nuit entière, pour ne s’achever qu’au petit matin, en une divine Liturgie où les frères assemblés ne cessaient de prier pour cette âme de douleur. C’est ainsi qu’il fut donné à Prochore, toujours alité, de se confesser & de communier aux Purs et Saints Mystères du Christ. Et voici qu’après qu’il eût reçu la divine Communion, la Toute Sainte Mère de Dieu, soudain, en une Sainte Visitation, lui apparut, dans une indicible Lumière. Les Saints Apôtres Pierre & Jean le Théologien lui faisaient cortège. Alors, tournant vers ce dernier son visage tout divin, Elle lui désigna Prochore : “ Celui-ci”, lui dit-Elle, “ est de notre race choisie & de notre nation sainte.” Et, sur sa tête, Elle appuya sa main droite. Au même instant, l’eau, telle un fleuve, qui lui emplissait le corps, commença de jaillir, d’une incision spontanément ouverte sur sa jambe droite. Bientôt, il guérit tout-à-fait, & il ne lui resta plus, à jamais marquée sur le corps, que l’entaille que lui avait laissée la plaie d’où l’humeur putride s’était écoulée.
A quelque temps de ce prodige, Prochore fit élever, sur le lieu même de l’ Apparition de la Vierge, une église haute de deux étages, &, non loin de là, sur l’emplacement de sa cellule, il fonda un hôpital monastique. Chargé par l’higoumène de rassembler les fonds nécessaires à l’édification, il confectionna en outre, de ses propres mains, un autel en bois de cyprès, destiné à orner la partie basse de la chapelle. En mémoire de ce miracle, qui avait sanctifié cet endroit, ce fut cette église qu’élut Saint Séraphim, pour y communier jusqu’au dernier jour de sa vie sur la terre; car il désirait, chaque fois, se remettre en mémoire l’immense gage de miséricorde divine, qui s’y était manifesté à ses yeux, signe que Dieu le prenait en pitié, & exerçait sur lui les bienfaits d’une Providence toute particulière.
Après qu’il eût vécu huit années à l’obéissance au profonds du Désert de Sarov, Prochore fut jugé digne, le 18 août 1786, dans la vingt-huitième année de son âge, de recevoir, avec la tonsure monastique, le nom nouveau de Séraphim, - dont la signification de Séraphin réfère à ces Anges aux six ailes, dont deux servent à leur couvrir la face, deux les pieds, & deux le reste du corps, en signe de respect & de vénération pour le grand Dieu à la Face duquel ils se tiennent, devant Son trône chérubique & séraphique, avec les Chérubins, mais d’une prière au feu plus ardent encore, incessamment célèbrant la Gloire divine -. Ainsi le signifié de son nom, “Séraphim” aux lettres de feu, lui imposait de garder toujours à la mémoire - à supposer que l'habit monastique n'y eût point suffi - la diaconie de feu, ce service angélique, cet oeuvre saint, que ces Anges saints, purs ineffablement, accomplissent sans jamais de cesse devant l’Eternel & Seigneur. De la sorte son saint zèle & son désir enflammé de servir Dieu se trouvaient sans cesse affermis. Redoublant donc ses luttes, & ses peines, il désira de vivre une Hésychia plus parfaite encore. Car, déjà, il commençait de s’abymer dans l’intérieure Contemplation de cet Abyme qu'est le Christ.
Une année se passa. Au mois de décembre de l’année 1787, le Saint fut ordonné diacre. De ce moment, & près de six années durant, il ne cessa plus de célébrer la divine Liturgie. Intensifiant ses labeurs & ses combats ascétiques, il vivait en l’Esprit ( Romains 12, 11), consumé tout de l’Amour divin. Les veilles de Dimanches & de Fêtes, sans accorder nul repos à ses paupières, il passait la nuit, jusqu’à l’heure de la Liturgie, dans la ferveur d’une brûlante prière. Après l’office divin même, il était longtemps encore à rester & demeurer là, sans vouloir plus quitter l’église. Il s’y affairait, attentif à ce que les objets sacrés fussent remis en ordre, & que le sanctuaire demeurât immaculé. Mais, malgré tous ces soins, le Bienheureux Séraphim ne se ressentait presque pas de ses peines, & ne voyait pas même la nécessité de se reposer, tant qu’il n’était point rare qu’il en oubliât le manger & le boire. Puis, lorsque la nature, enfin, le contraignait de céder à quelque repos nécessaire, il s’affligeait de ce qu’il n’est point donné aux hommes de pouvoir servir leur Dieu sans répit, tels des Anges terrestres.
Et c’était à grandes envolées maintenant que l'âme de Séraphim s'élevait sur l’Echelle Sainte des Vertus, en Haut s’infléchissant vers la Contemplation divine. Lors, le Seigneur, comme répondant à son zèle ardent & saint, Se découvrit à lui quelque peu, par endroits soulevant le Voile des Célestes Mystères, en de Mystiques, Mystériques, et Célestes Révélations. Venues à lui, telle une douce rosée le rafraîchir en ses luttes ardues, elles lui ménageaient, suaves, un réconfort ineffable. S’y abymant, le Saint, dont l'âme était si pure, acquérait une tempérance parfaite, ainsi qu'une élévation vers Dieu, montant de grâce en Grâce, et de gloire en Gloire, élévation constante en laquelle il obtenait de tenir son âme. Tant, qu’il lui advenait, - certaines fois, en plein office même-, de voir l’église peuplée d’Anges Saints, qui, fort semblables à de splendides jeunes gens, tout de blanc vêtus, parés d’ornements somptueux, où couraient des fils d’or, resplendissaient parmi les frères, concélébrant avec eux, entremêlant à leur psalmodie litanique des chants ineffables, pareils à nulle autre mélodie terrestre. Lorsque le Saint, plus tard, se ressouvenait de l’Indicible Joie, incomparablement plus suave, & d’une intensité de bonheur nonpareille, que lui mettaient au coeur ces Apparitions célestes, c’étaient les paroles du Psalmiste qui lui venaient aux lèvres : “ Mon coeur a fondu comme la cire” (Ps. 21, 15). Et l’excès même de cette Joie, dont se trouvait gonflé tout & dilaté son coeur, était cause qu’il ne se pouvait plus se souvenir de rien, sinon qu’il était entré dans l’église avant que d’en sortir.
Un jour de la Grande & Sainte Semaine - c’était le Grand Jeudi -, une sublime vision fut octroyée au Saint, au cours de la Sainte Liturgie que célébraient avec lui les pieux Anciens, les Pères Pachôme & Joseph. - Tous deux, en effet, se plaisaient en l’attrayante compagnie du jeune Moine, - plus douce que le miel au palais - , auquel les unissaient les liens d’un amour en Christ profond, mêlé d’une admiration sincère pour cet Ascète qui avait du Spirituel une expérience consommée. Cette Visitation d’En Haut lui advint soudain lors de la Petite Entrée liturgique, après que Saint Séraphim se fût rituellement écrié : “ Seigneur, sauve les pieux!”. Lors, au sortir des Portes Royales, il devait vers l’assemblée des fidèles élever sa main soutenant le pan de l’étole, croisée sur son ornement. Dans l’instant qu’il s’écriait, chantant, ces mots : “ Et aux siècles des siècles !”, une clarté sans pareille l’enveloppa tout, comme irradiée des rayons du soleil. Levant les yeux, Saint Séraphim vit le Seigneur Jésus Christ qui, sous la forme du Fils de l’Homme, resplendissait d’une indicible Lumière. Telles des abeilles ça et là essaimées, les Puissances Célestes lui faisaient glorieusement cortège. Et le saint voyait se presser alentour les Anges, les Archanges, les Chérubins, & les Séraphins. Le Christ-Dieu s’était avancé par la porte s’ouvrant au fond du sanctuaire. S’arrêtant devant l’estrade qui, devant les Portes Royales, constitue l’ambon, Il éleva les mains, afin de bénir l’ensemble des célébrants, & le peuple des fidèles qui priait avec eux. Puis, tout aussi subitement qu’Il était apparu, Il sembla comme rentrer, pour y sitôt disparaître, dans l’icône qui, sur l’iconostase, touchait aux Portes Royales. L’âme du Bienheureux fut alors inondée toute d’une Joie divine, telle qu’il n'en avait point connue jusqu’alors. Baigné d’une infinie douceur, son coeur se reprit pour le Seigneur de plus d’amour que jamais, ce pendant qu’il ne pouvait, pour sa part, ni bouger ni proférer un mot. Bien des fidèles comprirent qu’il avait été l’objet d’une stupéfiante Vision, mais nul ne pouvait pour autant assigner à l’événement surnaturel sa nature précise. Deux Hiérodiacres s’approchèrent alors de lui, qui menèrent Saint Séraphim dans le sanctuaire, où il fut deux heures immobile à la même place, sous l’emprise si forte de ce qu’il lui avait été donné de contempler. Seul son visage changeait, subissant de continuelles métamorphoses. D’une blancheur de neige, d’abord, l’on voyait, l’instant d’après, s’y épandre comme une vivante couleur de rose. Les Anciens, Père Pachôme & Père Joseph, crurent d’abord à quelque trouble d’ordre physique , à quelque malaise , qui n’eût rien eu que de fort naturel un jour de Grand Jeudi Saint, après un si long jeûne de quarante jours de Grand Carême -, surtout si l’on songeait aux rigueurs extrêmes, aux privations et aux austérités qu'y déployait tout au long l’Ascète. Mais ils durent bien vite se rendre à l’évidence : Sans nul doute s’agissait-il d’une Vision, d’une Visitation. Aussi, lorsque Saint Séraphim, comme redescendu d’En Haut, & de la Contemplation de ces Mystériques & Mystiques Hauteurs, eut repris tous ses sens, les Anciens s’empressèrent-ils de s’enquérir de ce qui lui était advenu. Lui, lors, plein d’une douceur & d’une confiance enfantine presque, leur conta le prodige qui s’était offert à sa vue. Eux, toutefois, qui avaient l’expérience de la vie spirituelle, l’avertirent de se garder de tout orgueil, & ne point laisser s' insinuer en son âme la délétère pensée, fatale à l’humilité, qu’il avait désormais trouvé grâce devant Dieu. Et, bien qu’ils gardassent son récit gravé dans leur coeur, ils ne découvrirent à personne l’extase sublime que Dieu avait octroyée au Bienheureux Séraphim. Or, ce dernier, après qu’il eût été par ainsi visité du haut des Cieux, loin de tirer vanité des charismes tout spirituels dont sa personne était douée, ne fit que s’abymer toujours davantage dans sa modestie. Fort de cette sainte et puissante humilité, et sachant bien que celle-ci était le secret de la Gloire, il montait “de gloire en Gloire” - ( Ps. 83,8)-, & il s'élevait en ces Spirituelles Montées dont Saint Grégoire de Nysse livre la divine exégèse. Et, tandis que, sans cesse, il s’exerçait au blâme de soi, “portant sa Croix " (Luc 14, 27), comme l’enjoint le Christ, à son Imitation Sainte, il progressait dans la voie droite, en toute fidélité à la vraie Foi, & en toute fermeté d’âme . Dès lors, il commença de rechercher une Hésychia toujours plus parfaite. Aussi était-ce plus souvent maintenant qu’on le voyait s’enfoncer au coeur de la forêt de Sarov, où se cachait son ermitage. Ses journées, pourtant, de la blanche aube du petit matin, jusqu’à la tombée de la nuit, il continuait de les passer au Monastère. Là, il était de tous les Offices, entre lesquels il s’acquittait encore de son canon de prières, & de ces diaconies monastiques, qui sont le lot de la vie commune. Toutefois, sitôt le soir venu, c’est dans la solitude de sa cellule qu’il se retirait, afin d'y veiller dans la prière.
L’année 1793, Saint Séraphim, qui avait atteint la trente cinquième année de son âge, fut ordonné Hiéromoine. De ce temps, chaque jour, comme auparavant, mais avec un amour toujours plus ardent, il communiait, dans la Foi & dans la crainte de Dieu, aux Saints Mystères.
Quelque temps plus tard, Saint Séraphim, s’essayant à une ascèse plus grande, s’éloigna volontairement au Désert. Cela, il le fit après la dormition de son Higoumène bien-aimé, le Bienheureux Pachôme, qui, peu avant sa fin, avait béni le désir qu'avait le Saint de se mortifier de la sorte. Après que, versant sur son cercueil versé d’amères larmes, il eût accompagné son Ancien jusqu’à sa demeure dernière, le jeune Séraphim s’était rendu auprès de l’Ancien Isaïe, - que son rang d’Higoumène désignait pour devenir, en lieu & place du défunt, son nouveau Père spirituel-, & il avait sollicité sa bénédiction, pour cet exercice nouveau. Lors, laissant derrière le Monastère, Séraphim gagna le Désert profond , en quête d'une Hésychia plus parfaite. Pour sa cellule, perdue au coeur de l’impénétrable forêt, il avait élu le site d’une colline sauvage, qui s’élevait non loin des rives du fleuve Sarovka, à quelque six ou sept kilomètres de là. Il s’y ménagea donc une simple cabane boisée d'une seule pièce, avec, pour tout mobilier, un unique poêle à bois. Auprès de son ermitage, le Père Séraphim entreprit de cultiver un jardinet. Par la suite, il y installa même une ruche. D’autres ermites, aux entours, se trouvaient mener également la vie solitaire. Toute la campagne environnante, entrecoupée de collinettes, que venaient piqueter çà & là des bois épais, des fourrés, & des grottes peuplées d ' Ascètes, n’était pas sans rappeler étrangement le Mont Athos, Jardin de la Toute Sainte Mère de Dieu. Aussi le Saint baptisa-t-il sa nouvelle demeure du nom de “Sainte Montagne”. L’on trouvait encore au hasard de ces bois maints autres endroits propices à la vie érémitique. Séraphim les dota d’appellations prises aux Saints Lieux, aussi diverses que Jérusalem, Bethléem, Jourdain, Torrent du Cédron, Golgotha, Mont des Oliviers, & Thabor : C’était afin de rappeler partout de façon sensible, & de la manière la plus aiguë possible, les vénérables instants qu’avait ici-bas vécus le Sauveur. Sa vie qu’il avait, avec la force de sa volonté pleine et entière, vouée toute à son Seigneur, Saint Séraphim la passait, du reste, à lire & à relire sans répit, en une lecture divine éclairée par l’Esprit de Sainteté, le Saint Evangile. Et, pour y goûter plus de plaisir encore, toujours il venait au lieu éponyme - du même nom - qu'en celui des Ecritures, se donner lecture de chacun des moments évangéliques : C’est ainsi qu’au Jardin de Bethléem, il psalmodiait l’angélique doxologie qu’incessamment chantent au Dieu des Hauteurs les Puissances angéliques : “Gloire à Dieu dans les Hauteurs, Paix sur la terre aux hommes qui L’aiment, bienveillance parmi les hommes.” (Luc 2, 14); sur les rives du fleuve - elles étaient pour lui les rives mêmes du Jourdain-, il entendait En Esprit la voix criant au Désert de Saint Jean le Baptiste, proclamant que l’on se hâtât de préparer les voies du Seigneur, & confessant son indignité & sa crainte de baptiser son Sauveur. Quant au Sermon sur la Montagne - c’est dire l’Homélie des Béatitudes-, c’était sur une collinette sise aux abords du fleuve qu’il avait accoutumé de les dire. Sur une autre éminence, qu’il nommait le Mont Thabor de la Transfiguration, il participait - en la présence des Saints Apôtres- à la Gloire thaborique du Seigneur transfiguré sur le Thabor. S’enfonçant au coeur du bois le plus touffu, il se remémorait la Prière de pleurs de sang au Jardin de Gethsémani, &, bouleversé jusqu’au tréfonds de son âme par la tant douloureuse agonie de son Seigneur, il priait dans les larmes pour son propre Salut. Enfin, au lieu dit par lui Mont des Oliviers, il contemplait En Esprit la Gloire de l’Ascension du Christ, & de Son siège à la droite du Père céleste.
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Le Saint portait continuellement le même habillement grossier - si vilain qu’il pût paraître -, sa vêture n’étant jamais composée que d’une vieille tunique usée, à la blanchâtre couleur passée, toute rapiécée, flottant sur son corps, cependant qu’un vieux kalymafque coiffait sa tête. Pour réchauffer ses doigts bleuis, il ne possédait qu’une vieille paire de gants de cuir. Ses jambes s’enveloppaient de peaux, ayant, plus que de bas, semblance de bandagisteries. Il ne chaussait ses pieds que de rudimentaires tsaroutes, ne leur offrant point même de bottes par temps de gel & de raspoutitsa boueuse. Sur sa soutane trop courte pour lui, se détachait la Croix, qu’avait à son cou, pour don béni, passée une mère laissant, comme à regret, son fils très aimé partir pour le Monastère . A son épaule pendait une besace grossière, dont il usait à resserrer son pauvre nécessaire, se résumant, réduit, au seul Saint Evangile : Il gardait toujours ce singulier paquetage, dans le dessein qu'il lui fît n'oublier jamais qu’il se devait de porter le joug salutaire, & si doux, du Christ (Matth. 11, 30) . Outre qu’il priait sans cesse, le fervent Ascète du Seigneur partageait encore son temps entre la psalmodie, la lecture des Livres Saints, & les labeurs destinés à briser le corps.
Les jours de froidure intense & de gel, Séraphim, empoignant sa hache, tronçonnait troncs & branchages, puis, amassant feuillage, bois sec, & menu petit bois de fagot, il en faisait un feu dont il chauffait un peu son humble petite cellule. A la belle saison, il travaillait au jardinet, qu’il cultivait de ses mains, y faisant croître légumineux & végétaux, dont, pour l’essentiel, se composait son ordinaire. L’été, quand au dehors régnait la canicule, il gagnait les marécages. Il y cueillait une herbe, dont il fumait sa terre. Et c’était nu quasi, - ayant atteint la vertu de nudité sainte -, qu’il entrait en ces marais malsains, ceint seulement autour des reins d’un linge grossier. Aussi les moustiques & les autres insectes, qui y pullulaient, l’y dévoraient-ils au point que son corps, souvent, enflait, n’étant bientôt plus qu’une plaie, auxquelles collait le sang. Mais c'était de son plein gré, & tout délibérément, pour l’Amour de son Christ, que l' Ascète de Dieu supportait cette épreuve, s’en réjouissant même, selon ce qu’il avait, plus tard accoutumé de dire: “ Il faut que les passions se passent, extirpées à la racine, dans les peines & les tribulations, fussent-elles volontaires, ou suscitées par la divine Providence ”. Ainsi, l’on eût dit que sa personne se plaisait à ces maux, pour l’entière & sûre purification de son âme. Lors, sur ces eaux putrides se baissant, & courbant l’échine, il cueillait cette herbe des marais que nous avons dite, et il en usait pour fumure, puis, après qu’il avait semé et arrosé son potager, il en arrachait l’ivraie et toute mauvaise herbe, comme l’on fait de son âme, en extirpant toute passion mauvaise. Et, tout à la récolte de ses légumes, il ne se lassait pas cependant de rendre Grâce à Dieu, exhalant sa sainte joie en des hymnes sacrées qu’il avait toujours sur les lèvres.
De ces hymnes pures, il raffraîchissait son âme & cultivait son esprit, qu’il’élevait ainsi au- dessus ce monotone labeur, qui lui brisait le corps. Saint Séraphim, au reste, était doté d’une brillante mémoire , qu’il avait, dès son âge le plus tendre, exercée aux saints Offices que sa piété aimait. Il savait donc par coeur une foule d’hymnes liturgiques, qu’il aimait à psalmodier, tandis qu’il travaillait à la terre, dans la solitude de son jardin, de sa prière habitée, en son entretien avec Dieu. Ses familiers, d’entre les rares qui avaient eu cette chance de le pouvoir en son Désert approcher, remarquèrent uniment que ces divers hymnes étaient en concordance parfaite, chaque fois, avec les lieux et les divers modes variés de son ascèse . Surtout, sans cesse il reprenait certains chants dont il était tout particulièrement épris, tel le Théotokion, qu’aux Vêpres du Samedi, l’Eglise entonne en l’honneur de la Mère de Dieu, Elle qu’il regardait comme la protectrice toute particulière de sa solitude sacrée. Il prisait aussi tout spécialement le premier Antiphone des Anavathmi du Ton I ( - lesquelles signifient “montées” chromatiques, métaphorique analogon des Montées Spirituelles que gravissent les Saints devers la Perfection -) : “ Pour les Solitaires du Désert, qui vivent hors de la vanité du monde, le désir de Dieu est ininterrompu ”; et qui dépeignant l’intérieure vie En Esprit de l’Ermite, enflamme l’esprit du désir des Choses Mystériques & Divines. Il s’enthousiasmait encore, (- et au sens propre, ayant Dieu en lui, & Le portant en son âme -), pour ces hymnes qui élèvent l' âme jusqu’à cette grande oeuvre d’amour qu’est la création entière de l’univers du monde & de l’homme. Et, pour lors, il psalmodiait l’hirmos de la IIIème Ode du Canon de la Résurrection du ton trois : “ Tu as tiré du non-être toutes les créatures. Tu les as structurées par Ton Verbe, & parachevées par Ton Esprit.” Ou bien cet autre hirmos, celui de la IIIème ode du canon de la Résurrection du Ton 5 : “ Toi qui as posé, par Ton seul Ordre, la terre pesante dans le vide”.
C'est ainsi qu' au prix de mille peines & d’incessantes prières, travaillant à son jardin, à ses ruches, à son petit bois, qu’il entreprenait de progresser en la Vie Spirituelle, & de s’avancer si avant dans la Contemplation des spirituels Mystères que, sans qu’il y prît garde, souvent, les outils venaient à lui échapper des mains ; dans le même instant, sur son lumineux visage s’attardait un air, étrange, de profonds recueillement, qui, flottant en son regard, y laissait comme un lointain reflet des merveilles que lui soufflait l’Esprit. Et, tandis que de la sorte le Saint descendait dans les profondeurs de son âme, dans le même temps, s'élevant en esprit jusqu'au Ciel, il se tenait suspendu dans la Contemplation de Dieu. Et, s’il advenait qu’en ces instants sublimes, quelqu'un vînt à passer auprès de lui, lors, confus qu’il eût comme osé violer son Hésychia bienheureuse et sa solitude bénie, aussitôt, bien vite, sans mot dire, il passait son chemin.
Tout objet qu’il voyait, tout ouvrage auquel il s’appliquait, donnait au Saint l’occasion de diriger vers le Haut les yeux de son Intelligence. Car il savait, en toute chose, discerner le lien qui l’unissait au Spirituel. Qu’il sciât du bois, coupât une ou trois branches, et voici qu’il s'abîmait dans la Contemplation de ce grand Mystère du Dieu de Gloire, Dieu Trine, Un en Trois Personnes. Et aux travaux & labeurs destinés à épuiser le corps, Saint Séraphim, brûlant du désir de s’acheminer toujours plus avant vers la perfection spirituelle, alliait, par surcroît les nobles travaux de l'esprit, lisant beaucoup de Livres & ouvrages Spirituels, se plongeant avec dilection dans les Ecrits des Saints Pères, priant à l'aide des livres liturgiques, puis, par prédilection, revenant ensuite à la Bible. Et, surtout, il affectionnait la Lecture du Saint Evangile, dont, jamais, il ne se fût séparé. Et cette vie ascétique, qu’il menait afin de purifier son coeur, ces Entretiens spirituels continuels qu’il avait avec Dieu, et qui étaient toute sa prière, ce recueillement profond, dans la concentration d’esprit, qui lui dilatait le coeur, jusqu'à le rendre accessible au commerce sans pareil qu'il entretenait avec la Sainte Ecriture comme avec les livres spirituels, tout cela venait baigner son esprit d'une telle lumière que son âme entière pénétrait dans la conscience claire et dans l'Intelligence de la Parole de Dieu.
Au Désert, il s'était donné cette règle d’étudier & de commenter chaque jour quelques péricopes de l’Evangile & du Saint Apôtre Paul : “ Il nous faut nourrir l’âme, disait-il, de la Parole de Dieu, ce pain évangélique dont se nourrissent les âmes qui ont faim du Seigneur. Avant toute chose, il convient de s’adonner à l’étude du Nouveau Testament, & des Psaumes. Lors, peu à peu, chez celui qui fréquente la Sainte Ecriture, l’entendement, divinement changé, s'illumine et pénètre le sens profond de ces Ecritures inspirées. Il nous faut nous faire un devoir, chacun pour sa part, d’éduquer notre esprit et notre personne et d'acquérir l'intelligence du Coeur : c'est par là qu'il nous sera donné de savoir nager librement au sein de cette immense mer - car tel est bien le mot - qu'est la loi du Seigneur, pour nous abandonner à elle et lui remettre le gouvernail de notre vie dont elle rythmera jusqu'au moindre battement. Non, rien, au vrai, n’est plus profitable que la Parole de Dieu, que l’immersion en la Bible entière. Un tel effort spirituel, s’il est mené conjointement aux Oeuvres Bonnes, se voit bientôt couronné par le Seigneur, qui, dans Sa grande pitié, & Ses inépuisables miséricordes, loin d' abandonner l’homme, lui octroie le charisme de l'Intelligence des Ecritures.”
Et le Saint, qui, jour après jour, s’affermissait dans cette sainte étude, avait bien aussi mérité de se voir décerner ce charisme. Aussi Dieu l’en orna-t-Il, tout comme Il lui fit don de ces autres charismes sublimes que sont la paix de l’âme, si divine, & la contrition du coeur. Car dans la Sainte Ecriture, ce n’était point de la seule Vérité qu’il se mettait en quête, mais le désir aussi le dévorait de goûter à cette contrition qui laisse à l’esprit comme une brûlure vive. Que de fois, à la seule lecture des Livres saints, & des Ouvrages sacrés, les larmes avaient-elles roulé de ses paupières brouillées - ces mêmes larmes dont il aimait à dire que l’homme en est comme réchauffé, & qu’elles font accéder à ces grâces spirituelles d’En Haut, qui impriment à l’esprit & au coeur la marque de leur infinie douceur.
Saint Séraphim, chaque jour, lisait aussi le Psautier, & s’acquittait encore de son canon monastique, - de sa règle de prières -, à l’imitation des Saints Anciens, Anachorètes, & Ermites de la Chrétienté Orthodoxe. Aussi, au temps & à l’heure marquée par la règle, psalmodiait-il les Offices des Heures de Prime - la première Heure-, de Tierce - la Troisième Heure-, de Sexte - la Sixième Heure-, de None - la Neuvième Heure-, de Vêpres, de Complies, des Vigiles, jusques à l’Office de Minuit. Parfois, cependant, en place du canon de Vêpres, il faisait mille métanies, se penchant devant l’icône, inclinant sa main à terre. Ou bien il faisait jusqu’à trois cents prosternations, se jetant face contre terre, comme font les moines Grands Schèmes, - du Grand Habit Angélique-, dont la règle de prière est la plus exigeante, & la plus difficile. Enfin, après qu’il se fût exercé à toutes les formes et à tous les modes d’oraison, le Saint, parvint à la Prière mentale, ce qui est dire la Prière du Coeur, ou la Prière de Jésus, descendue en son coeur, et, plus haut encore, à ce degré de perfection qu'est la Contemplation - au dessus de quelle cime, il n’en est sur la terre point de plus haute. C'est alors, lorsque la Prière unit l’esprit au coeur, faisant cesser l'errance des pensées et embrassant l’âme d’une ferveur toute spirituelle, oui, c’est alors que soudain, en une paix, en une joie ineffables, qui surpassent toute intelligence, telle une Lumière, sur l’âme se lève le Christ, venu illuminer l’homme intérieur, qui tout entier resplendit.
Les veilles de Dimanche ou de Fête, le Saint Hésychaste qui, l’entière semaine avait lutté seul au Désert, s’en revenait au Monastère de Sarov. Il y suivait Vêpres, Vigiles, & Laudes. Et, au petit matin, dès l’aube naissante, il participait aux immaculés Mystères de la Communion au Christ. De là, jusqu’à la tombée du soir, à l’heure des Vêpres, il admettait à son entretien spirituel les frères qui venaient à lui, accablés de mille maux, et pressés de tous les soucis du monde, qu'ils n'avaient point encore déposés aux pieds du Christ. Puis, prenant avec lui assez de pain pour une semaine de Désert, il s’en retournait à sa cellule d’Ermite. Mais, la première semaine du Grand Carême, cependant, il demeurait au Monastère, & l’y passait tout entière à suivre tous les Saints Offices. Alors seulement, après cette âpre préparation, il se confessait au Saint Ancien, qu'était l'Higoumène du monastère, & il s’avançait vers les Saints Mystères. A la prière, le Bienheureux Ascète joignit bientôt une grande abstinence & un jeûne sévère. Lorsqu’il n’était encore que dans les commencements de sa vie d’Ermite, l’Anachorète était déjà parvenu à un degré d’ascétisme extrême, se contentant, pour se nourrir l’entière semaine, d’une seule & unique miche de pain sec, qu’il s’en venait, tous les Dimanches, prendre au monastère, pour le restant des jours de la semaine. Et, s’étant ainsi mis de lui-même à la portion congrue, sur cette maigre ration, il prélevait encore la part des animaux de la forêt, & des oiseaux du Désert, car il n’était pas rare que ceux-ci, affectionnant sa douce et paisible compagnie, vinssent le visiter au lieu même où il menait l’Ascèse. Fait plus étrange encore, le Saint inspirait du respect aux bêtes sauvages même. C'est ainsi que Saint Séraphim avait laissé l’approcher un quasi mastodonte, un ours énorme qu'il aimait à nourrir. Un jour même, cédant aux instances de ses visiteurs, il le leur laissa voir. C’est alors que des témoins oculaires virent cette scène extraordinaire : Sur une parole de lui l'ours apparaissait, puis, sur une autre parole, regagnait la forêt.
Par la suite, s’astreignant à un jeûne plus âpre encore, le Saint résolut de renoncer au pain même, comme trop bon à son goût, & il s’accoutuma à une abstinence telle, qu’il ne prenait plus pour seule nourriture que les légumes de son jardin, auquel, pour illustrer fidèlement la Parole de l’Apôtre I Cor. 4, 12), il “travaillait de ses propres mains”. La première semaine du Grand Carême, il ne goûtait d’absolument rien, se vouant à un long jeûne absolu de sept jours pleins et accomplis. Puis, le Samedi venu, il communiait aux Saints Mystères. Après qu’il se fût tout-à-fait privé de pain, il demeura plus de deux ans encore sans prendre aucun repas à la table commune des frères du monastère voisin. Et, tout ce temps durant, l'été comme l'hiver, l'on voyait les frères bien inquiétés de la subsistance du Saint Anachorète. Ce n’est que lorsqu’il fut sur le point de mourir que le Saint, à quelqu’unes des personnes chères à son coeur venues à ses côtés assister à ses derniers moments sur la terre, s’ouvrit enfin de ce mystère : Près de trois années durant, il ne s’était plus nourri que du suc d’une herbe appelée “ snits”, qu’il cueillait l’été, & qu’il faisait sécher en prévision de l’hiver à venir. Or, si de cette herbe, en effet, les paysans Russes font usage comme d’un remède en certaines maladies, & en tirent un potage excellent aussi, l’on s’étonne, toutefois, & l'on s’émerveille tout ensemble, que le Saint eût poussé ses austérités extrêmes jusqu’à ne plus manger rien autre que ce genre de soupe aux orties.
Cette fleur de la renommée qu’est la réputation de Sainteté ayant précédé le Saint dans le monde, nombreux étaient ceux, qui, sur ces entrefaites, commençaient de vouloir forcer la solitude du Bienheureux Anachorète, ne pouvant se défendre du pieux désir de venir voir un Saint Ermite, assoiffées et désireux qu’ils étaient de goûter son Enseignement Spirituel, & le réconfort spirituel de l’âme éprouvée & malade qu'un saint peut seul guérir, éclairer, et consoler. Aussi, avant qu'il fût longtemps, vit-on, de la communauté des Chrétiens des abords & des lointains de Sarov, un immense concours de peuple venir en foule à lui, les uns, en quête de conseils spirituels, d’injonctions salutaires, & d’exhortations spirituelles, & les autres, pélerinant à travers bois, depuis toute la Russie profonde, pour le seul bonheur de jouir un instant de sa vue. Ayant reçu de Dieu la connaissance profonde, jusqu’à l’intime, des êtres, le Saint faisait parfois acception de personne. Il semblait lors opérer un choix, & établir des priorités d’importance, ne pouvant trouver assez de temps de reste pour s’entretenir à loisir avec le tout-venant de ces curieux admirateurs de tous bords. De vrai, on le voyait en éviter ostensiblement certains, en présence desquels il observait le plus complet mutisme, & demeurait parfaitement coi. A rebours, s’il s’en trouvait, dans le lot confus de cette bigarrure d' âmes distinctes, qui lui parussent éprouver, à l’encontre des premières, un réel besoin d’aide & de secours spirituels, c’était avec la plus profonde bienveillance qu’il les admettait à son entretien. Lors, les prenant sous sa sauvegarde, guidance, et conduite spirituelle, comme sous sa houlette & son bâton de pâtre saint, il leur prodiguait d’abondance, avec force conseils spirituels, des avis inspirés de tous ordres, que lui soufflait incessamment la Grâce, qui de ses flots divins baignait son esprit de sainteté. Mais, bien que certains de ses visiteurs comptassent parmi ses familiers, tels le Moine Marc qui avait revêtu le Grand Habit Angélique, ou bien encore le Hiérodiacre Alexandre, ceux-ci, non plus que les autres, n’avaient garde de troubler l’Ancien s’il advenait qu’ils le trouvassent abymé dans sa contemplation & ravi par Dieu sn sa divine prière. Aussi patientaient-ils alors, jusqu’à ce qu’il eût achevé de s’arracher à ce ravissement en Dieu, ou bien, furtivement, sans bruit, ils s’éloignaient.
Le Saint était donc visité par des inconnus de toute provenance, qui cherchaient à se trouver sur son chemin, pour parvenir à le seulement voir. Aussi, chaque fois qu’il lui advenait de faire, dans l’épaisse forêt, quelque rencontre inopinée, il observait cette règle de rester sans mot dire, & de s’incliner jusqu'à terre devant eux en une humble métanie, pour s’éloigner ensuite. Au vrai, de l’aveu même dont ses enseignements spirituels portèrent plus tard la marque, son silence ne lui valut jamais qu’il le regrettât ni ne s’en repentît. Mais le nombre croissant de ses visiteurs le soumettaient à rude épreuve, d’autant qu’ils n’avaient d’ordinaire guère de scrupule à troubler sa Sainte Hésychia, ce qu’il percevait souvent comme un viol presque de cette paix sans pareille dont il désirait de jouir continûment, ininterrompue.
Mais ce qui était pour lui une violence encore plus insupportable, c'était qu’il fût visité par des femmes, craignant que leur seul aspect ne lui rendît plus âpre encore la lutte qu’il menait contre les passions de l’âme, s’exerçant à devenir insensible à tout désir qu’eût pu susciter en lui la vue de quelque objet charmant que ce fût. Néanmoins, il leur prodiguait d’égale sorte ses conseils spirituels, convaincu qu’il n’eût point été agréable à Dieu qu’il agît autrement. Par la suite, désireux, dans l’intérêt de son âme, de se régler sur la coutume qui avait toujours cours au Mont Athos, où les Femmes n’avaient point accès, et où l’entrée du site sacré est marqué par le panonceau portant la mention : “ Avaton” (en grec), ce qui est dire : “Infranchissable” (aux femmes), le Saint résolut d’en étendre l’usage à sa montagnette propre, qu’il avait baptisée du même nom de Sainte Montagne. Un jour donc, qu’il était venu au Monastère pour y assister à la Liturgie, il demanda sur cette matière son avis inspiré au Père Isaïe, alors Higoumène du monastère de Sarov, &, s’il y acquiesçait, & le lui concédait, sa bénédiction pour ce faire. Celui-ci commença d’hésiter quelque peu sur ce point litigieux, dénotant les rigueurs d’une ascèse extrême, puis, devant la détermination du Saint à progresser dans l’escarpement accru de la voie difficultueuse qu’il s’était choisie, l’Ancien la lui donna enfin. Devant la difficulté de l’entreprise, & pour qu'il y fût assisté de l’aide divine, il le signa avec l’Icône de la Mère de Dieu. Dans le même temps, le Saint, pour sa part, adressait à Dieu & à Sa Très Sainte Mère une brûlante supplique, demandant, s’Ils agréaient sa requête, que la solitude reculée de son lointain Ermitage fût fermée aux femmes, de crainte que leur venue n’y fût pour les moines une cause de chute, & qu’il n’en fût de même, ou pis encore, pour les laïcs, venus dans le seul dessein d’un pèlerinage purement spirituel. Et il ajoutait cette prière encore, que si Dieu l’entendait, Il lui fît un signe, faisant sur le sentier qu’il lui faudrait emprunter le lendemain de Noël, pour se rendre de sa cellule jusqu’à Sarov, se courber les branches d’arbres. Or, de fait, lorsque, fort avant dans la nuit du 25 décembre, le saint, s’étant mis en route pour se rendre à l’église du Monastère & y assister à la divine Liturgie, arriva au lieu exact où le sol s’inclinait en pente rapide, il s’avisa que, de part & d’autre du sentier forestier, le passage était obstrué de ces immenses branches de pins toujours verts, & que, jonchant toute l’allée, elles en interdisaient désormais l’entrée de sa cellule, lors même que, la veille encore, rien n’avait seulement paru dans la nature alentour, qui pût laisser escompter ce prodige nouveau.
Aussi le Saint Ancien, le coeur gonflé de gratitude envers le Père Céleste, qui l’avait ainsi écouté, & exaucé, fit-il monter vers Dieu ses actions de Grâces. Il avait, avec ce miracle, reçu l’entière assurance qu' un voeu si cher avait été entendu du Seigneur Dieu. Alors, en grande hâte, il entreprit de continuer l’oeuvre commencée, & de ses mains charrier d’énormes fûts de futaie, à cette fin d’achever de barrer tout-à-fait l’entrée de son secret Ermitage. De ce temps lors, ce n’étaient plus seulement les femmes, - desquelles il avait pris prétexte pour justifier monastiquement sa conduite de si misogyne apparence -, mais bien la foule innombrable aussi des pèlerins et des curieux, qui par ainsi se voyaient interdire l'entrée de sa cellule monastique, où néanmoins davantage il priait pour l'entièreté du monde.
Mais à la vue des ascétiques luttes du Saint, le Diable, autrement appelé Satan, le Malin, l’Ennemi enfin du genre humain, sentait sourdre en lui une irritation qui allait toujours croissant. Aussi se mit-il en devoir de le traquer. Il ne cessait plus d'ourdir contre lui pièges et machinations. Recourant donc à divers épouvantails, il tenta de lui inspirer de la peur et un esprit de crainte.
C’est ainsi, tandis qu’il se tenait en sa cellule, qu’il semblait au saint entendre tantôt au-dehors comme un rugissement affreux de quelque bête sauvage. Par instants, d’autres fois, il lui paraissait qu’il y eût un bruit houleux, comme d’une foule entière d’individus se jetant sur sa porte pour la rompre, et lui décocher au passage force traits acérés. Et mille autres chimères de même nature. De temps à autre, la journée bien souvent, mais la nuit plus fréquemment encore, durant les veilles de nuit que Saint Séraphim passait en prière, le toit, soudain, lui semblait comme s’effondrer, cependant que, de toutes parts, de redoutables fauves lui paraissaient s’élancer sur lui avec d’affreux rugissements. D’autres fois mêmes, s’offraient à sa vue, soudain, des sépulchres entrouverts, d’où surgissaient, dressés, des morts putrides.
A quelque laïc, plus tard, qui, naïvement, lui posait cette question : “ Patérouli ! - petit Père! -, & les esprits malins, les as-tu vus? ”, le Saint Père Séraphim répondit dans un sourire : “ Ils sont hideux. De même qu’un pécheur ne saurait tenir ses yeux rivés à l’excès d’irradiante Lumière qui émane des Anges, ainsi dans un registre inverse & tout opposé, la vue des démons hérisse d’horreur, tant elle est repoussante.” Néanmoins, pour si effrayantes que fussent ces visions, & si effroyables ces épreuves, tribulations, & tentations spirituelles, qui, souvent même, n’allaient pas sans sévices corporels, le Saint Ascète, riche des grâces de l'Esprit, parvenait à les vaincre, grâce à la Prière du coeur, et par l'effet bienfaisant de la vénérable et vivifiante Croix du Seigneur, dont la force suffisait à les disperser. Curieusement, & paradoxalement, il n’était pas jusqu’à l’esprit de vaine gloire qui ne vînt aussi le tourmenter. De fait, c’est à plusieurs reprises qu’en divers Monastères l’on avait cherché à le faire Higoumène, ou Archimandrite, - titres fort honorifiques dans le monde monastique -. Mais c’était avec la même opiniâtreté sans réplique qu’il déclinait invariablement l’offre de telles dignités. Et, pénétré d’une extrême humilité, infinie, à l’imitation de l’“Akra Tapeïnosis” - “ l’Extrême Humilité” du Christ en Croix-, il ne songeait plus à prendre nul repos, jusqu'à ce qu’il eût atteint à la Mesure Christique de l’Ascèse parfaite. Car, de la vie monastique, - autrement appelée Vie Angélique -, il n’espérait rien autre, hormis le Salut de son âme, & celui de ses proches, qui vivaient à ses entours, fût-ce pâlement, à son Imitation Sainte.
Voyant donc l’humilité si profonde du Saint, le Diable s’acharna à le faire chuter, commençant, pour ce faire, de lui susciter de mauvaises pensées, auxquelles l’Ascète devait, pour s’en délivrer, livrer un combat sans merci. Or, à semblable lutte contre les mauvaises pensées avaient notoirement succombé bien des plus grands lutteurs mêmes, tout revêtus qu'ils fussent de l’Habit Angélique. Lors, en cette épreuve insupportable de l'âme, Saint Séraphim, par la Prière du Coeur, se tourna vers le Seigneur Jésus Christ, l' artisan de notre Salut, & vers Sa Toute Sainte Mère, la Toute Pure & toujours Vierge. Et, dans le même temps, pour mieux écarter les pièges des Démons, & les réduire à néant, il résolut de recourir, en un combat nouveau, à une Prière plus haute, qui n’était point sans faire songer aux Saints Stylites des temps anciens du Christianisme. Et, désireux d’échapper davantage aux regards, il attendait la nuit, pourvoyeuse de ces instants très rares où, tout à son aise enfin, il laissait, dans la silencieuse solitude, s' exhaler sa prière de feu, qui, telle une colonne, s’élevait droite vers le Ciel. Alors, comme enfoui dans l’impénétrable forêt, il escaladait une haute roche de granit, &, soit qu’il fût debout, soit qu’il y demeurât agenouillé, il y priait longtemps, laissant sourdre des profondeurs de son âme l’humble prière du Publicain ( Luc, 18, 13), enseignée par Saint Paul Apôtre, en ses Epîtres aux Eglises-nations, devenue, par l’esprit descendu dans le coeur, Prière du Coeur : “ O Dieu! Aie Pitié de moi, pécheur!”
Ce Stylite d’un nouveau genre alla même jusqu’à placer en sa cellule une pierre plate fort large, où, depuis le petit matin jusqu’à l’aube suivante, il faisait, debout ou bien agenouillé, sa Sainte Prière. Il n’en descendait plus, bientôt, que pour se reposer de son excès de fatigue, ou pour se sustenter quelque peu d’une maigre pitance. A cette immense ascèse, il passa mille jours & mille nuits. Le Diable fut vaincu sans retour, et la guerre des pensées cessa tout-à-fait. Mais, de ces longues heures qu’il dut, pour ce faire, passer à prier debout et à genoux, dans de stoïques souffrances, il conserva aux jambes des plaies effroyables, qui ne guérirent point, & qui furent le prix de pareille lutte.
Aussi longtemps que vécut le Saint, nul ne sut jamais son étrange et terrible combat contre les puissances obscures & démoniaques, qui sont Légions, & qui, contre les Saints, plus encore qu' à l'encontre de ceux qui leur sont assujettis, se déchaînent, avec rage, & fureur terribles. De ce que les Théologiens Mystiques, après Saint Nicodème Haghiorite, nomment “le Combat Invisible”, il avait réussi à tout dérober aux regards des curieux. Mais, après sa dormition dans le Seigneur, Sa Béatitude l’Evêque de Tambov, fit remettre au Père Niphon, alors Higoumène du Monastère de Sarov, une requête confidentielle, écrite de sa main, pour le prier de l’éclairer sur certaines circonstances de la Vie de Saint Séraphim de Sarov. Le Supérieur de Sarov y répondit en ces termes : “ Nous avons eu connaissance de bien des luttes & de la sainte conduite du Père Séraphim. Mais nul n’a su ses exploits secrets comme sa station en prière de mille jours & de mille nuits sur un rocher.” Car, ce n’avait été que peu de temps avant sa bienheureuse fin, que le Saint, formé au long usage des Ascètes , s’était laissé allé à conter enfin, devant quelques heureux frères assemblés, les hauts faits merveilleux qui avaient été les siens au cours de sa difficultueuse existence ascétique. Et, comme il se trouvait parmi l’assistance quelqu’un pour faire observer combien ce combat passe les forces humaines, le Bienheureux lui répartit, avec cette humilité qui découle de l'authentique Foi : “ Quarante années durant, Saint Syméon le Stylite se tint en Prière sur sa colonne. Que sont donc nos pauvres peines, au regard de son immense Ascèse?” Et, lorsque son interlocuteur eut fait remarquer que l’Ancien avait bien dû, selon toute vraisemblance, se sentir raffermi par le Secours Provident de la Grâce Divine, Séraphim répondit : “ Oui, certes. Sans quoi, les forces humaines n’y eussent point suffi. Au-dedans de moi, je ressentais affermissement et consolation, quelque chose enfin de ce don divin " qui descend d'En-Haut, du Père des Lumières" (Jacques 1, 17). Puis, après s’être tu un moment, il ajouta, avec la simplicité la plus modeste du grand Saint : “ Quand le coeur est empli de contrition, c'est alors que Dieu est en nous.”
Fort savant en la matière, le diable entreprit d'ourdir de nouvelles machinations pour jeter le Saint hors du Désert. Il fit se lever contre lui une troupe de misérables malfrats, bandits de grands chemins, qui, du plus profond de la forêt, vinrent le surprendre dans le dessein de lui extorquer l'argent imaginaire, que selon leur esprit déréglé, l'Ermite eût dû à profusion recevoir des rares laïcs venus le visiter. Le pauvre Ascète eut beau protester qu’il n’acceptait, par manière générale, rien de personne, les forbans n’en voulurent rien croire. Et l’un des larrons, déjà, s’élançait contre lui, lorsqu’il se trouva tout soudain rivé au sol.
Toutefois, & bien que la seule force physique de Saint Séraphim, qui pouvait encore s’aider de la cognée qu’il tenait à la main, eût pu suffire à défendre l’intégrité de sa personne contre les trois brigands, l’Ancien se remémora les Paroles révélées du Seigneur (Matthieu 26, 52) : “ Celui qui usera de l’épée pour tuer, périra par l’épée.” Aussi laissa-t-il l’un des malfaiteurs lui arracher sa hache pour, du tranchant, violemment l’en frapper à la tête, tant, et jusqu'à ce que le sang lui coulant à flots par la bouche & les oreilles, il chût à terre, sans connaissance.
Comme pris de folie, ces misérables continuèrent de le taillader avec la lame de la cognée et de lui asséner force coups de bâtons, de pied et de poing. A la fin, pourtant, voyant que, selon toute apparence, il ne respirait plus, les détrousseurs le crurent mort. Après lui avoir entravé et garrotté de cordes les bras et les jambes - car ils avaient formé le vain projet de le jeter au fleuve pour dissimuler leur forfait - ils se ruèrent dans la cabane afin d'y faire main basse sur le butin escompté. Mais ils eurent beau fouiller avec rage, mettre tout sens desssus dessous, et saccager l'intérieur de la chambrette, ils ne purent rien trouver hormis les Saintes Icônes et quelques pommes de terre. Alors, saisis de crainte, et la conscience inquiétée qu’ils eussent, sans nul gain qui valût, tué ce malheureux Ermite, un Pauvre de Dieu, de sainte vie, ils prirent leurs jambes à leurs cous, & s'enfuirent. Cependant saint Séraphim, qui, sur ces entrefaites, avait, par miracle, peu à peu rouvert les yeux, retrouvé ses sens, et était parvenu, péniblement, à défaire les liens qui le menottaient, se reprit à prier, & supplia Dieu qu’Il voulût bien pardonner à ceux qui avaient en leur coeur, plus dur que l’airain, médité de le tuer. Rampant sur le sol, il parvint à se traîner jusqu'à sa cellule, où il passa la nuit dans d' atroces souffrances. L’on était alors en l’année 1804. Le jour suivant, le saint, se traînant sur ses genoux & faisant sur lui-même un effort d'une violence extrême, parvint enfin au monastère. C’était l’heure de la divine Liturgie. Il offrait un spectacle effrayant à voir, la tête toute ensanglantée, les cheveux en désordre que collaient la poussière et la boue, le visage et les mains écorchés, la bouche et les oreilles emplies de sang séché et les dents arrachées. Cloués de stupeur, les frèress demeurèrent interdits. Ils tâchèrent de savoir ce qui s'était passé. Mais lui demeurait coi, les priant seulement d'appeler l'Higoumène, le Père Isaïe, et le Père Spirituel du monastère, afin qu'il pût s'ouvrir à eux, et à eux seuls, de son infortune. C’est ainsi que, pour la joie maligne du Diable, Saint Séraphim se voyait contraint de demeurer au Monastère. D'insupportables souffrances le tenaient rivé à son lit de douleurs. Il respirait à peine, sans pouvoir rien manger. Après qu’il eût passé huit jouren ce déplorable état, l’on commença, au Monastère, de craindre pour sa vie, & l’on alla quérir des médecins. Un examen attentif du malade révéla que la tête était brsiée, les côtes cassées et la poitrine enfoncée. A dire le vrai, tout son corps souffrant n’était plus que traumatismes graves & lésions mortelles, tellement qu'à la fin les médecins s'étonnaient même de le voir survivre à tant de maux. Alors les frères rassemblés autour du saint se consultèrent sur ce qu'il y avait lieu de faire pour l'assister. Ils appelèrent aussi l' Higoumène. Mais au moment précis où celui-ci s'acheminait vers sa cellule, Saint Séraphim eut un mouvement et s'endormit d'un sommeil doux et léger, prompt à le délasser.Dans une sublime vision, fort pareille à celle des temps anciens où, simple moine à l'obéissance, il était en danger de sa vie, voici que venait maintenant à lui la Toute Sainte Mère de Dieu, revêtue de la pourpre royale, toute resplendissante de la Gloire céleste. A sa suite marchaient les Apôtres Pierre et Jean le Théologien. Ils se tinrent au chevet du lit. De sa droite la Vierge Toute Sainte fit un geste vers le malade et, tournant son visage tout de pureté, elle dit à l'adresse des médecins : " Pourquoi vous tourmenter?" Puis elle attacha ses regards sur le Père Séraphim : " Celui-ci, dit-elle, est de ma race".
Sur ces mots, elle disparut, & la Vision s'évanouit, sans que l'assistance n'eût rien pu soupçonner de cette Visitation Sainte. C'est alors que l'Higoumène pénétra dans la cellule. Le malade, déjà, revenait à lui. Le père Isaïe entreprit de lui parler. Plein d'un amour tout empreint de compassion, il voulait le persuader d'écouter les conseils de la science et les avis des médecins, desquels il se pouvait faire qu'il y eût quelque profit à en tirer. Mais bien que son état fût désespéré, le mourant ne se montrait pas moins obstiné dans le refus qu'il opposait à toute espèce de secours venu des hommes dont, au demeurant, il ne se disait pas désireux. Il suppliait son Supérieur de lui permettre seulement de remettre sa vie entre les mains de Dieu et de Sa Toute Sainte Mère. Celui-ci dut donc se résoudre à faire la volonté du Saint. La divine, l'admirable Visitation avait du reste, pour quelques heures, plongé Saint Séraphim dans les transports d'une Joie indicible et céleste. Bientôt le malade se sentit baigné d'une paix infinie, les douleurs cessèrent, disparues comme elles étaient venues, et, tout doucement, les forces lui revinrent. Peu après, il put même se lever , hasarder quelques pas, et, le soir venu, se sustenter de quelque nourriture. De ce moment, il recommença de s'adonner à ses hautes luttes spirituelles.
Du jour où l'on lui avait porté ces coups & blessures, le Saint dut demeurer près de cinq mois au Monastère. La maladie accentua sa voussure, lui faisant comme cette bosse dont l'on dit qu'elle cache au dos des ailes d'ange, & qu'on lui voyait depuis quelque temps déjà, depuis le jour où il avait été écrasé par un arbre, qui lui était tombé dessus tandis qu'il était en train de l'abattre. Pour autant, dès que le Père Séraphim se sentit de nouveau quelque peu de force pour reprendre la vie érémitique, il se rendit chez l'Higoumène, qu'il pria de le laisser repartir au Désert, pour y mener l'Hésychia Sainte. Le Père Isaïe et les frères du Monastère le conjurèrent de demeurer pour toujours en leur compagnie, pour affermir leur communauté de sa sainte présence. A quoi le Saint répondit avec opiniâtreté qu'il ne craignait plus désormais semblable attaque, et qu'il était prêt, au prix de sa vie même, à supporter toutes les afflictions qu'il lui serait donné d'endurer. Le Père Isaïe dut donc lui donner sa bénédiction pour ce faire, & le Solitaire put enfin reprendre le difficultueux chemin de son Ermitage forestier. Or, le temps révélant toutes les choses celées, il advint, peu après cette terrible et douloureuse épreuve, que les truands qui avaient prémédité de tuer le Saint fussent découverts pour les auteurs de ce noir forfait et confondus pour leur crime. Il s'avérait que c'étaient des hommes de peine, en état de servage, qui travaillaient sur les terres d'un grand propriétaire foncier dénommé Tastistev. Mais, le Saint, qui avait atteint à la si haute vertu d'amour, au point de se montrer plein d'amour pour ses ennemis mêmes, leur pardonna de tout coeur leur crime, & alla même jusqu'à supplier l'Higoumène & le hobereau, maître sur ses terres, capable de s'arroger sur ses moujiks le droit de vie &de mort, de ne pas les châtier. Il ajoutait que s'ils refusaient de se rendre à sa prière, il aurait tôt fait de déserter la Communauté monastique de Sarov, & de gagner en secret d'autres contrées, fussent-elles lointaines, mais bénies. Force fut bien, pour accéder à sa requête, & exaucer son désir, de pardonner aux larrons. La Providence, néanmoins, en l'absence d'une justice humaine, ne manqua pas de les châtier, dépêchant promptement les mystérieux effets de Sa Justice Divine (- dont il est deux sortes, l'immanente, immédiate, & l'autre, Justice tout aussi Divine, mais éternelle & à venir, après que le Seigneur, revenu en Gloire, au Jugement Dernier jugera les hommes à Son Divin Tribunal, et rendra à chacun selon ses oeuvres -). C'est ainsi que les maisons de ces larrons, furent bientôt livrées aux flammes et consumées de fond en comble. Lors, les brigands, atterrés, décillèrent, et entendirent les remords de leur conscience qui porte la Loi de Dieu. Ils se reprirent soudain, & opérant sur eux-mêmes la subite conversion du grand retour à Dieu, ils firent pénitence. Et, dans les larmes, ils suppliaient Saint Séraphim qu'il voulût bien leur pardonner, & leur promettre ses saintes prières, et ses bénédictions pour toutes choses du cours de leur vie. Aussi purent-ils, par ses prières, toutes merveilleuses, se mettre tout-à-coup sur la voie droite d'une vie vertueuse. Ses hautes luttes, & sa vie en tout point agréable à Dieu – ce Dieu de leur Amour auquel les saints ont tout fait, & font tout pour Lui plaire, jeûnant, veillant, priant incessamment de la Prière du Coeur qui sanctifie, dans leur Amour de Dieu en venant à aimer tous les hommes -, ce combat valeureux, donc, dans l'arène du bon combat, valurent au Saint d'être trouvé digne devant Dieu du charisme de la diorasis, ce qui est dire de la clairvoyance. Mais, pour autant, il n'en fuyait que davantage la vaine gloire des hommes, lui qui, dès longtemps, n'avait plus de regards & de considération que pour la sainte ascèse, & la vie hésychaste. L'année 1806, comme le grand âge du Père Isaïe, & sa faiblesse corporelle l'avaient contraint de résigner sa charge d'Higoumène, ce fut d'une même voix, & d'un commun sentiment que les moines de la communauté de Sarov s'accordèrent à lui choisir saint Séraphim pour successeur. Lui cependant refusa, tant par humilité profonde que pour son brûlant amour du Désert et de l'Hésychia. L'on prit lors pour Higoumène le Père Niphon, que le Saint Père Séraphim connaissait depuis sa prime enfance.
Quant au Père Isaïe, l'un des Anciens chers à son coeur, son extrême épuisement lui interdisait désormais d'effectuer la longue course de six kilomètres qui séparait le Monastère de Sarov du Désert de saint Séraphim, lui dont le saint entretien & les conseils spirituels faisaient sa consolation. Il s'en affligeait à l'excès. Aussi, maintenant que leurs corps à tous deux, grands Ascètes devant le Seigneur, étaient souffrants, était-ce avec amour que les frères du Monastère menaient ce grand vieillard qu' il était devenu le Père Isaïe auprès du Saint Ermite Séraphim. Bientôt, cependant, le Père Isaïe, lui aussi, à son tour, le dernier des trois compagnons d'ascèse bien-aimés avec lesquels il avait mené la lutte spirituelle, devait être délié des liens étroits de ce monde pour s'envoler vers son Seigneur, enfin. Son départ causa à Saint Séraphim une douleur inexprimable. Dès là, il s'attacha toujours davantage, et toujours plus profondément, à la méditation de cette vie périssable et éphémère, de la vraie Vie à venir et du redoutable Jugement Dernier du Christ, auquel devrons compte rendre de tout, et de chacun de nos actes et pensers. Dans le même temps, il commença de prier d'un zèle brûlant pour le repos des âmes des Bienheureux si chers à son coeur, les Pères Pachôme, Joseph, & Isaïe, tous trois endormis dans le Seigneur, dans l'attente de la Résurrection universelle. Jamais non plus il ne passait auprès du cimetière du monastère sans faire monter vers le Très Haut de ferventes suppliques d'intercession, à leur intention, comme à celles des autres Anciens & Ascètes de Sarov, dont les ardentes Prières, en agréable odeur à Dieu leur valaient d'être comparées par Séraphim à « des colonnes de feu s'élevant de la terre au Ciel. » A d'autres aussi qu'à lui, il confiait ce soin de les confier à Dieu comme à Ses Saints, de maintes & maintes fois les mentionner dans leurs prières, & devant Dieu d'en faire mémoire, Le suppliant qu'Il leur accordât la Mémoire Eternelle. C'est ainsi qu'il exhorta de même sorte une Moniale de sa connaissance : « Lorsque tu viens jusques à moi, en chemin tourne-toi vers les tombes, fais trois métanies jusques à terre, te penchant à toucher le sol de ta main, & supplie Dieu de faire reposer les âmes de Ses serviteurs, les Pères, Isaïe, Pachôme, Joseph, Marc, & les autres d'entre Ses saints. Puis, par ensuite, dis pour toi-même : « Pardonnez-moi, Pères Saints, & intercédez pour moi devant Dieu, priant en ma faveur. »
A la mort du Père Isaïe – l'on était alors en 1807 -, bien loin qu'il renonçât à son combat d'Anachorète, Saint Séraphim entreprit d'enrichir son ascèse d'un nouveau genre tout particulier de pratique : Il commença lors de se mesurer au combat du silence. Aux yeux de qui venait le visiter au Désert, il ne se montrait plus. Lui advenait-il de faire une rencontre inopinée en forêt, aussitôt, il tombait la face contre terre, & il demeurait là, sans plus lever les yeux, jusqu'à ce que le visiteur eût éloigné ses pas.En pareil silence, il passa trois ans. Peu de temps auparavant, il avait cessé les visites qu'il faisait naguère à la Communauté des Moines de Sarov, lorsque c'était Dimanche, ou Fête. Dès là, une fois la semaine, le Dimanche, un Moine venait jusques à l'ermitage lui porter sa subsistance ; - l'hiver surtout, lorsque, par grande froidure, le Saint se voyait a fortiori privé de ses légumes. Lorsque le frère avait passé le vestibule, l'Ancien, Séraphim, après qu'il eût en lui-même prononcé l' « Amin! » rituel, ouvrait sa porte, la face penchée vers le sol. Le frère allait-il se retirer qu'aussitôt, le Saint, plaçant dans le plateau posé sur la table une lichette de pain, ou un trognon de chou, lui signifiait par ainsi ce qu'il mandait qu'on lui portât la semaine suivante.
Ce n'étaient encore là, cependant, que les marques extérieures de son silence. L'essence même de cette très douloureuse ascèse, ce n'était pas, pour le saint, de se garder seulement de toute apparence d'entretien, mais c'était encore de savoir mourir à toute pensée, pour, en son esprit purifié de tout bruit du monde, faire naître la pure Hésychia, ce silence merveilleux des pensées vaines, - l'art de savoir à toute pensée mourir - et, par là même, offrir à Dieu le don le plus pur, le plus parfait qui fût au monde, pour ce que sis hors du monde et de la vanité du monde. Nombre de fidèles s'affligeaient néanmoins à l'excès de ce que, s'adonnant au monde du silence priant, l'Ermite dût s'abstenir de tout lien avec eux. D'aucuns allaient même jusques à le condamner de s'être ainsi retiré du monde, & barricadé en Solitaire en la forêt profonde, alors que, croyaient-ils, s'il se fût mêlé à la Communauté des frères, il les eût spirituellement édifiés en paroles & en actes, sans pour autant nuire au cheminement propre de son âme bénie de Dieu. Mais, à tous ces blâmes, l'Ancien ne faisait qu'opposer ces paroles inspirées du grand Saint Isaac le Syrien : « Chéris l'Hésychia, pour ce qu'elle te sera de plus de prix bientôt que si tu t'étais dispersé loin de la prière à t'en aller porter leur subsistance aux affamés du monde. » - Car le Saint, par ses Saintes Prières, obtient plus infiniment, irradiant à très grande échelle, en tous points de l'univers, que qui tout le jour s'épuise en Oeuvres Bonnes même, oubliant de supplier son Dieu, qui, par sa prière, eût surpuissamment agi, pour l'entièreté du monde -. Mais ceux qui ne s'étaient point élevés aux théologales hauteurs où sa Prière avait haussé le Saint, ignoraient, ne les ayant point expérimentées encore, les merveilleux effets, tout miraculeux, de la prière des Saints de Dieu. A quoi Séraphim ajoutait encore, pour leur instruction spirituelle, ces paroles de Saint Grégoire le Théologien : « Que tu théologues pour Dieu, cela est beau, mais que tu te purifies toi-même d'abord par amour de Lui, cela est bien plus bénéfique & plus merveilleux encore . » Car, disent les Pères, seuls les Saints théologisent bien, & seuls ils peuvent parler de Dieu avec justesse, en propos inspirés de l'Esprit.
C'était donc ainsi, par la très douloureuse ascèse du silence, que Saint Séraphim purifiait toujours davantage, par la voie la plus parfaite, son âme de Juste, & qu' il l'illuminait des lumières divines de l'Esprit de Sainteté, la menant sans cesse plus avant vers les mystères de la Contemplation divine, l'Ennemi une fois terrassé pour jamais. Pour connaître les fruits spirituels que conférait cette ascèse au bienheureux, il suffit d'entendre quels propos inspirés il tenait, et ce qu'il enseignait de l'Hésychia, se fondant, à n'en point douter, sur son expérience spirituelle propre. « Lorsque nous demeurons en silence, », révélait-il plus tard, « le Diable ne peut rien contre celui que les Apôtres nomment « l'homme lové en son coeur » ( I Pierre 3, 4). Le silence de l'esprit enfante das l'âme de l'Hésychaste, qui prie sans cesse, suaves, les divers fruits de l'Esprit. De la solitude & du silence naissent l'esprit de douceur & de contrition. Par le silence vigilant, s'il est uni à d'autres oeuvres saintes et spirituelles, l'homme est élevé jusqu'à la crainte de Dieu, il est mené jusqu'auprès de Dieu, il est fait Ange sur la terre. Pour toi, qu'il te suffise de t'asseoir, plein de contrition, dans le silence de ta cellule close. Prends-y de la peine en suite, prends-y toute la peine possible, afin d'approcher du Seigneur. Et tu verras que Lui, de toi qui es homme, Il s'apprête à faire un Ange. Et " qui regarderai-Je », dit Dieu, par la bouche de son Prophète Isaïe, « sinon celui qui est doux & humble de coeur, & qui tremble à Mes paroles » ( Is, 66, 2). D'entre les perles spirituelles que tu en recueilleras, figure aussi la paix de l'âme, cet autre fruit du silence béni. Oui, le silence est le maître de l' Hésychia, le guide, & le compagnon de la prière incessante, cependant que la tempérance purifie l'intellect des rêveries chimériques. Celui qui parachève le silence, c'est au Royaume de la Paix ineffable qu'il aborde.
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Ainsi, tandis que Saint Séraphim, progressant dans la sainte ascèse, commençait d'acquérir les charismes spirituels les plus hauts, il puisait dans la Grâce divine toute sa consolation, & son coeur, désormais, tressaillait d'une indicible « Joie en l' Esprit de Sainteté » ( cf Rom. 14, 17). Inlassablement s'élevant sur l'Echelle Sainte des Vertus, ainsi que la nomme Saint Jean le Climaque, dont le nom aussi signifie « l 'Echelle », - ( Note : cf Saint Jean Climaque: L'Echelle Sainte.(Ed.de l'abbaye de Bellefontaine) -, le Saint entreprit de se mesurer à plus haute lutte encore : Il désira de vivre en Reclus. Voici donc ce qu'il fit : A l'époque dont il est ici parlé, l' Higoumène du Monastère de Sarov était le Père Niphon. C'était un Saint Homme, qu'inspiraient tout ensemble la crainte de Dieu, les vertus, & l'amour désintéressé de ses frères. Pour le reste, au demeurant, un observant zélé de tout ce qui touchait au rituel et aux offices de la Sainte Eglise Orthodoxe. Après la mort du Père Isaïe, son Ancien, & demeuré comme orphelin de son Saint Père spirituel, le Père Séraphim, voulant demeurer fidèle à son voeu de silence, avait vécu isolé dans son Désert, comme l'on fait, encagé dans une prison. Auparavant, lorsque c'était Dimanche ou Fête , il avait accoutumé de se rendre au Monastère, afin d'y recevoir la Sainte Communion. Mais à présent, & depuis qu'il avait prié si longtemps sur son rocher - cette grande pierre plate de la forêt de Sarov, où il avait prié, debout ou agenouillé, près de mille jours & mille nuits, incessamment quasi, & presque sans discontinuer -, ses jambes le faisaient cruellement souffrir, à telle enseigne qu'elles refusaient de le porter. Nombre de Moines s'en affligeaient pour lui, & dans le désarroi qu'ils en concevaient, ils s'enquirent s'il ne se trouverait pas, parmi eux, quelqu'un pour porter à Saint Séraphim les Purs & Saints Mystères du Christ. Aussi l'Higoumène convoqua-t-il une assemblée, ou Synaxe des Anciens, afin de leur soumettre cette question. Après qu'ils en eurent débattu, les frères tombèrent d'accord ensemble, sur uee proposition que l'on soumettrait au Père Séraphim, qu'il s'efforçât encore, malgré tout, de venir, comme naguère, au couvent, pour y prendre part aux Saints Mystères, Purs & Célestes, de la Sainte Communion, à supposer, toutefois, que ses jambes pussent le soutenir ; si pourtant elles s'y refusaient, l'Ermite viendrait alors, mais en Solitaire, demeurer au Monastère. Enfin, les Pères résolurent que l'on ferait part au grand Renonçant de cette décision nouvelle par le truchement du frère qui, chaque Dimanche, venait lui porter sa maigre subsistance. Celui-ci lui laisserait le choix.
Il en fut fait ainsi. Le Saint pourtant, à cette offre, tout d'abord ne répondit mot. Aussi, le Dimanche suivant, les Pères du Monastère confièrent-ils ce soin, au Moine qui le servait, de renouveler au Père Séraphim la requête de la Synaxe. Le Saint Ascète, lors, pour toute réponse, se contenta de bénir le Frère; puis, lorsqu'il lui eut donné sa sainte bénédiction, ils se mirent tous deux en route pour le Monastère de Sarov. Là, le Saint Hésychaste se vit contraint de céder aux prières de ses frères, auxquels il n'avait point caché que sa faiblesse physique, - celle d'un corps usé par les exigeantes rigueurs de l'ascèse -, lui défendait désormais de venir à l'église, pour s'y écclésifier, et s'y joindre à eux, tant le Dimanche que les Jours de Fêtes, comme il en avait accoutumé naguère. L'on était alors en 1810, au huitième jour du mois de mai. Saint Séraphim était âgé de cinquante ans.
De retour au Monastère, après une haute lutte au Désert, en sa forêt profonde, de quinze longues années, ce même jour, peu avant que ne débutassent les Vigiles, le Saint, de préférence à sa cellule, gagna plutôt l'hospice, par souci d'une discrétion accrue. Lorsque les cloches sonnèrent pour marquer le début de l'Office, il se présenta, soudain, en l'église de la Dormition de la Mère de Dieu. Quelle ne fut pas, lors, la stupeur de tous les frères, lorsque, tel l'éclair, se répandit la nouvelle du retour au Monastère de Saint Séraphim! Le lendemain, 9 Mai, qui était le jour de la Fête de la translation à Bari, en Italie du Sud, des Saintes Reliques de Saint Nicolas le Thaumaturge, l'Ancien s'en retourna à l'église de l'hospice, où il prit part aux Saints Mystères du Christ. De là, il gagna la cellule de l'Higoumène, le Père Niphon, à cette fin de lui y demander la bénédiction de s'en revenir à son ancienne cellule. Il fut donc s'y reclure. Là, il ne recevait personne, n'allait nulle part, & ne s'entretenait avec quiconque. Il s'était attelé à un nouveau combat, plus âpre encore que ses précédentes luttes : la Vie Recluse.
Saint Séraphim était dorénavant un Reclus.De ses hauts faits d'alors, il n'est su que fort peu de choses. Car, ainsi qu'il a été dit déjà, le Saint, dans sa retraite, ne recevait personne..Mais il est connu, nonobstant, que sa cellule ne renfermait rien, presque, pas le moindre objet superflu, mais qu'elle était totalement dépourvue & dénuée de tout, du plus nécessaire même : l'on pouvait y voir un pupître à prières, sur lequel était posé l'Icône de la Mère de Dieu, devant laquelle brûlait touours une veilleuse à huile. L'on voyait aussi, à ce grand Saint Non-Possesseur, qui s'était dépossédé & appauvri de tout, pour s'enrichir profusément de Dieu, on lui voyait, donc, attachée à son cou, une roix, d'un métal non précieux, signifiant à tous ceux qui la lui voyaient porter qu'il fallût, ainsi que le dit Saint Paul, « que la chair fût mortifiée, & que l'esprit fût sauvé de sainteté. » ( I, Cor. 5, 5). Mais, point de chaînes ni de cilice. Il n'en portait jamais, & ne persuadait à quiconque d'en devoir porter, à l'imitation des Flagellants & des bourreaux d'eux-mêmes. » Mais, « s'il se trouve quelqu'un », disait le Saint, « pour nous blesser, en paroles ou en actes, & qu'à l'Imitation de l'Evangile, nous eu supportions les douloureuses offenses, voici nos chaînes, voilà notre cilice; voici notre herse, & voilà notre discipline. Ces chaines-là, toutes spirituelles, sont plus hautes & plus rudes que les chaînes de fer, & ce cilice spirituel, plus haut que cet autre, fait seulement de matière. »
Pour tout vêtement, il se contentait de celui qu'il avait reçu pour s'en aller au Désert, où vont presque sans rien, quasi, dès toujours, les Saints Anachorètes, grands Renonçants au monde. Pour toute boisson, il ne s'étanchait que d'un peu d'eau, &, pour toute nourriture, il n'avait à disposition qu'un peu d'orge pilé, & de chou râpé. C'était le Moine Paul, son syncelle, qui le servait, et qui, habitant la cellule voisine, venait, les lui porter. Lors, avec les moaastiques paroles d'usage, - ( consacrées par la longue Tradition ininterrompue des Saints qui les ont proférées : « Par les Prières de nos Pères Saints, père, bénis! » ) -, il les disposait silencieusement devant la porte du Saint, puis, il, s'en repartait. Lors, dans la crainte d'être aperçu, le Reclus se couvrait d'une large pièce d'étoffe, &, s'agenouillant, prenait le plat tout comme s'il l'eût reçu de la Main même de Dieu. Il se sustentait quelque peu, puis, réglant sa conduite sur les anciens Ermites du Désert, il se voilait la face avec son vêtement, avant que de reporter le plat à sa première place.
(Note : Les Pères du Désertqui observaient cet usage antique d'enfouir leur visage dans leur cuculle à capuchon, lorsqu'ils n'en pouvaient plus, en manière, s'y étant encapuchonnés, d'y dormir enfin, selon ce que dit l'admirable grand saint, Isaac le Syrien, en ses Ecrits Ascétiques,
cf Saint Isaac le Syrien : Ecrits Ascétiques. (Ed. Théophanie),
après les Pères Saints cités par Pallade, en son Histoire Lausiaque,
cf Pallade : Histoire Lausiaque.
(Dits & Sentences des Saints Pères du Désert). ( Ed. Desclée de Brouwer),
à son tour consolant : « Lorsque tu n'en pourras plus, enroule-toi dans ton capuchon, & dors »),
Ce fut une bien haute lutte, en vérité, & diverse en ses formes, que mena le Saint pour la Prière s tout le temps qu'il eut à vivre en Reclus. Ici encore, comme au Désert antan, hors la Divine Liturgie, il s'acquittait, jour après jour, de son canon de prières psalmodiées, & de ses Offices. Mais tout ce temps durant, & sans discontinuer, incessamment, il s'adonnait à la sainte ascèse de l'oraison mentale, laquelle, étant mystériquement & miraculeusement descendue dans son coeur, y méritait plus au vrai son nom plus juste de Prière du Coeur, y alternant sur le souffle, & dans ses battements lovée, la Prière de Jésus & celle à la Mère de Dieu : « Mon Christ, aie Pitié de moi! ", puis "Très Sainte Mère de Dieu, Sauve moi! ». Enfin, de temps à autre, cette sainte invocation le faisait s'abymer dans l'infinie Contemplation de Dieu. Lors, ascétiquement debout devant l' Icône vénérable, ravi en esprit soudain d'un divin ravissement, oublieux de sa règle de Prières, de ses métanies, & de ses prosternations, il contemplait le Seigneur dans son Coeur.
Durant le temps de la semaine, Saint Séraphim s'adonnait à la méditative lecture, en son entièreté, du Nouveau Testament. De cette tâche, l'ordre était immuable : le lundi, jour des Anges et, dès là, jour de jeûne, l'Evangile selon Saint Matthieu ; le Mardi, l'Evangile selon Saint Marc ; le Mercredi, jour de jeûne, l'Evangile selon Saint Luc ; le Jeudi, l'Evangile selon Saint Jean ; cependant que le vendredi, jour de jeûne, & le restant, de la semaine, était onsacré aux Actes des Apôtres ainsi qu'aux Epîtres des mêmes Saints Apôtres. Parfois sa porte laissait filtrer le son de sa voix, car il se faisait tout haut la lecture, ou bien se commentait le texte à lui-même. Il passait assez de temps à cette occupation. La chose s'étant ébruitée, beaucoup venaient écouter ses propos et y prenaient plaisir. C'était afin de s'en nourrir et d'y puiser quelque profit spirituel et consolation douce. D'autres fois, ils le voyaient qui s'était arrêté de tourner les pages du livre. Alors, tandis que ses yeux fixaient un objet quelconque, plus un membre de son corps ne bougeait, et il paraissait tout doucement s'en aller à la dérive. Il s'enfonçait dans une Contemplation sans fond des purs et sublimes mystères de l'intelligence en Esprit. Ce parfait recueillement de Saint Séraphim méditant les vérités évangéliques s'accompagnait du don de grandes grâces. Selon son propre témoignage, il lui avait été donné, et à plusieurs reprises, d'être incompréhensiblement ravi jusqu'aux demeures célestes, à l'imitation d'un Paul ou d'un Barsanuphe, eux aussi "enlevés au troisième Ciel".
D'une semblable vision que la raison de l'homme ne saurait concevoir, le novice Jean, qui devint par la suite, dans le Schème Monastique, le HiéroMoine Joseph, s'explique en ces termes : « Un jour , - c'était au temps où Séraphim avait regagné le Monastère -, je reçus la visite d'un frère fort épris et amoureux de Dieu. J'avais depuis longtemps accoutumé de partager avec lui chacune des joies prodiguées par le Saint, chacune des paroles consolantes, telles les perles précieuses d'un trésor sans prix, tombées de sa bouche. Comme nous nous entretenions ainsi une fois de plus, il me demanda à brûle-pourpoint si le Saint Père Séraphim ne m'avait point dévoilé quelque sublime mystère. Il songeait à son ravissements dans les Tentes et les Séjours Célestes. Je lui répartis que, pour ma part, je n'avais nullement entendu dire que Dieu lui eût octroyé semblable miséricorde. Et je le suppliai de m'en conter à ce sujet le plus qu'il lui serait possible. Mais lui ne sut rien me dire qui pût satisfaire à mon si vif désir. Dès après, donc, que j'eusse reconduit ce frère à sa cellule, j'attendis, tout brûlant d'impatience, un moment qui, avec la tombée de la nuit, fût plus propice à une visite chez le Bienheureux. Je me voyais déjà le supplier de baigner mon âme de douceur par le récit qu'il me ferait de e gage immense reçu de la divine miséricorde. De fait, le soir venu, je réalisai mon dessein. Lui-même me réserva l'accueil d'un père plein d'amour pour l'enfant de ses entrailles.. Sans plus tarder, il referma sur nous la porte à clef, &, lorsque nous fûmes assis, à peine allais-je le prier de m'expliquer ce grand mystère, qu'il mit sa main sur ma bouche : “ Emmure-toi dans le silence ”, fit-il.
Alors, avec cette simplicité qui était la sienne, il me narra l'Histoire Sainte des Prophètes, des Apôtres, des Saints Pères, et des Martyrs. “ Tous les Saints”, rappelait-il, “ que fête l'Eglise Orthodoxe du Christ, nous ont laissé, avec leur Vie, des modèles d'édification spirituelle, proposés à l'imitation. Tous ont été des hommes avec des passions semblables aux nôtres, mais, pour avoir gardé l'observance exacte des commandements du Christ, ils ont atteint la perfection et obtenu le salut de leur âme. Ils ont encore été jugés dignes de recevoir la Grâce et les Dons divers du Saint Esprit. Enfin, ils ont gagné pour héritage le Royaume des Cieux, ce Royaume d'une splendeur de Gloire telle que, devant lui toute la vaine gloire du monde n'est rien. Oui, toutes les jouissances de ce monde qui passe ne sont pas même l'ombre de celles qui, dans les demeures célestes, ont été préparées pour les amoureux de Dieu. Car là seulement sont les vraies Joies & les fêtes éternelles du jour sans crépuscule, en la Lumière de la divine Gloire. Mais avant que de libérer ainsi notre âme et de l'élever jusqu'à ces hauteurs sublimes où elle jouit de la familiarité du Seigneur et de son doux entretien, il nous faut nous humilier dans la veille et dans la prière, l'esprit sans cesse occupé du Seigneur.Voilà aussi pourquoi ce pauvre Séraphim que tu vois devant toi, chaque jour étudie l'Evangile : le lundi, je lis l'Evangile selon Saint Matthieu ; le mardi, l'Evangile selon Saint Marc ; le mercredi, l'Evangile selon Saint Luc ; le jeudi, l'Evangile selon Saint Jean ; & le restant de la semaine, je le consacre aux Actes des Apôtres, & aux Epîtres. Et il n'est pas un seul jour où j'omette de lire tout ensemble & l'Evangile avec l'Apôtre, - qui est dire Saint Paul - & le Saint du Jour. De tout cela, l'âme, mais aussi le corps, sont comme charmés & vivifiés. C'est ainsi que je m'entretiens avec mon Seigneur, & que je me remémore Sa Vie Sainte, et Ses Saintes Souffrances. De nuit comme de jour, je fais monter vers mon Sauveur mes actions de grâce, & mes louanges ; Le glorifiant de la miséricorde infinie qu'Il ne cesse de répandre sur la race humaine, & sur moi aussi, l'indigne ”. Et, après un court silence : “ Ma joie! “reprit le Saint Père Séraphim. “ Je t'en prie ! acquiers l'esprit de Paix divine, qui surpasse toute intelligence, & alors, tout antour de toi, des milliers d'âmes trouveront à leur tour le Salut ». Puis, comme saisi d'une Joie qui ne se peut décrire, à haute voix, il ajouta : « Voici que je vais te parler du pauvre Séraphim. » Aussitôt lors, baissant le ton, il continua : « Il est une parole christique qui emplit mon âme de contrition et de douleur : « Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures » pour ceux qui Le suivent & glorifient Son Saint Nom. A ces mots de mon Sauveur, je me suis attardé, pauvre de moi, être pitoyable, & j'ai désiré voir & contempler ces demeures célestes. Et la miséricorde du Seigneur ne m'a point fait défaut, à moi, l'indigent. Il a exaucé mon désir, & entendu ma supplication. Et, comme le dit Saint Paul, « j'ai été ravi au Paradis; - était-ce hors de mon corps, je ne sais; Dieu le sait. » C'est quelque chose qui ne peut s' oublier. Je ne puis te dire – Il n'est point de mots pour cela- quelle céleste Joie, quelle douceur suave j'y ai goûté -» Sur ces paroles, le Père Séraphim se tut. Dans le même moment, il se pencha légèrement en avant, tourna la tête de côté, &, fermant les yeux, lentement, en un geste harmonieux, il porta jusqu'en l'endroit du coeur la paume de sa main droite, qu'il tenait ouverte. Son visage, profondément changé, rayonna soudain d'une Lumière surnaturelle. Bientôt après, il devint si lumineux que son regard ne se pouvait plus soutenir. Sur ses lèvres flottait l'expression d'une Béatitude, mêlée d'un enthousiasme si divin, qu' en cet instant, l'on eût cru, véritablement, voir un nge terrestre, ou bien un homme céleste. Aussi longtemps que dura ce mystérieux silence, il paraissait contempler, avec recueillement, &, comme avec stupeur, ouïr d'ineffables choses. Mais, l'objet de ces divins transports, & ce qui réjouissait son âme de Juste, Dieu seul le sait. Au Juste de Dieu, les mots manquaient – si grande est l'infirmité du langage humain – pour dire son sublime ravissement dans les demeures d'En-Haut, l'exacte nature de cette extase. Néanmoins, l'étrange Lumière qui lui colorait la face, & son silence mystérieux me la montraient assez. Et pour moi, bien que j'eusse de mes yeux vu ce prodige, je ne cessais point ensuite de redire ces mêmes mots : « Le Seigneur sait, quant à Lui, comment advint tout cela. » Ce même jour, cependant, le Saint Père Séraphim, après une longue demi-heure d' absence au monde, se reprit enfin à parler. Lors, plein de Joie & de la contrition d'un coeur que la Prière Hésychaste brisait tout, dans un de ces soupirs que l'Esprit de Sainteté, ineffablement, exhalait en lui, il s'exclama soudain : « Ah! Bien-aimé père Jean! Si tu savais la douceur, & toute la Béatitude d'extatique Bonheur qui sont au Ciel, lesquels, de toute éternité attendant l'âme du Juste, alors, il n'est point de persécution, point de calomnies, point d'humiliations que, de plein gré, tu ne souffrirais, dans l'attente de la bienheureuse Résurrection. Et quand même ta cellule grouillerait de vers, & quand bien même ces vers dévoreraient nos chairs, & tous les jours de notre vie sur terre les rongeraient, à cela même, & de tout notre coeur, il nous faudrait nous résoudre, à cette seule fin de ne pas se voir privés de ce Céleste Bonheur que Dieu a préparé pour ceux qui L' aiment. Là, les Justes brilleront comme le Soleil, le Soleil de Justice qu'est le Christ. Mais, quant au Saint Apôtre même, le pouvoir n'étant point donné de redire cette Gloire & cette Joie qui sont au Ciel, quel humain langage, quelle langue ? pourraient-ils dépeindre toute l'ineffable Beauté de ces demeures d'En-Haut qu'habiteront, pour l'Eternité, les Âmes Saintes des Justes?"
Aussi longtemps que dura sa vie de Reclus, & lorsque c'était Dimanche ou Fête, Saint Séraphim communiait aux Saints Mystères qu'au petit matin l'on venait lui porter dans sa cellule, aussitôt après qu'avait été célébrée la Liturgie dans l'église de l'hospice de soins. Craignant cependant encore, s'il se pouvait, d'oublier l'heure de sa mort, & désireux de se recueillir tout à son aise et plus à loisir, Saint Séraphim pria les pères de lui creuser par avance son cercueil, que l'on placerait dans sa chambrette. Pour accéder à son désir, ceux-ci lui sculptèrent donc une bière en bois naturel, munie d'un couvercle, qu'ils placèrent à demeure dans son vestibule. C'est donc là que venait prier le Saint pour se mieux préparer à sa sortie de ce monde. Et souvent, lorsqu'il s'entretenait avec les Moines de Sarov, le Saint faisait mention de ce tombeau, suppliant qu'on l'y déposât lorsqu'il serait mort.
A ces hautes luttes spirituelles, le Père Séraphim alliait le dur labeur au grand air. De fort bon matin, donc, avant que ne blanchît l'aube, et quand tout dormait encore, la Prière de Jésus sur les lèvres, il se dirigeait vers les tombes, auprès desquelles il amassait du bois de chauffe, qu'il charriait ensuite jusque chez lui. Un jour, un jeune novice du Monastère le surprit en son travail, bûcheronnant durement. - C'était le moinillon qui avait pour diaconie & tâche monastique de sonner la simandre. ( Note : Simandre : Longue pièce de bois portée sur l'épaule, sur laquelle se frappe au maillet comme d'un heurtoir, afin, par ce bruit rythmique, de réveiller pour l'Office divin tous les Moines du Monastère endormi). Tout joyeux de rencontrer le Saint à son ouvrage, le jeune rasophore le salua d'une métanie, en s'inclinant devant lui jusqu'à terre, sa main touchant le sol, avant que de se jeter à ses pieds, qu'il tint humblement un long temps embrassés, lui demandant sa bénédiction. Et, comme Saint Séraphim le bénissait de sa droite, faisant sur lui le signe vénérable de la croix : « Prends garde », lui enjoignit-il, « de te murer dans le silence de la Prière".
Après qu'il eût passé dans la Réclusion près de cinq années entières, le Saint résolut de changer en plusieurs points l'ordinaire de sa règle de prière accoutumée : Lui qui s'était si longtemps totalement coupé du monde, tenait à présent ouverte la porte de sa cellule, & chacun pouvait désormais venir le visiter. Toutefois, il demeurait muré dans le silence de sa prière profonde, laissant sans réponse les multiples questions diverses qu'on lui posait : fidèle à son voeu de silence, il ne le rompait point, continuant de vaquer à ses occupations spirituelles. Mais tous savaient, cependant, que la Sainte Prière du Starets exaucerait leurs demandes & transformerait leur vie, Dieu, par son Saint, leur devant donner tout ce qu'il y avait pour eux de mieux sur la terre, & qui fût dans le même temps le plus adéquat à réaliser le Salut de leur âme. L'Evêque d'alors de la région de Tambov, Mgr Jonas, qui faisait de fréquentes visites au Monastère de Sarov , exprima un jour le désir de voir le Saint Père Séraphim en personne. Et ce fut dans ce dessein qu'il vint le trouver. Mais cette fois encore, non plus que toutes les autres, l'Ermite qui, devant Dieu, s'acquittait fidèlement de son voeu comme de ses promesses, & désireux de se garder toujours de toute vanité humaine, ne voulut point porter atteinte à son Hésychia non plus qu'à sa Réclusion. Il était lors manifeste que le temps n'était point encore venu, pour lui, de renoncer à la vie érémitique des Solitaires & Saints Anachorètes. Ainsi le comprit le très pieux Evêque qui déclina la proposition que lui faisait l'Higoumène Niphon de forcer l'entrée de la cellule du Saint Starets : « Non, non », protesta son Eminence Jonas, « n'en faisons rien, à crainte que nous n'en venions, pour la peine, à chuter par la suite. » Et il laissa le Saint à sa Paix bienheureuse.
Peu de temps après cette aventure, l'heure arriva véritablement où Saint Séraphim se devait d'abandonner tout-à-fait sa retraite, & l'exercice du silence. Dans l'absolu renoncement à soi, avec patience, avec humilité, & jamais ne départant de son inébranlable Foi, il avait tour à tour parcouru les voies toujours plus étroites du Moine, de l'Ermite, du Stylite, de l'Hésychaste, & du Reclus. Il y avait reçu de Dieu, en retour, outre la pureté de l' âme, les plus hauts Charismes des grands Saints de Dieu. Et maintenant, puisque telle était à présent la volonté du Seigneur Dieu, ainsi qu'il le sentait, & qu'elle lui était manifestée en son âme, il se voyait contraint de se déprendre de sa chère Hésychia Sainte. Tandis que son être entier continuait de vivre en Dieu & par Dieu seulement, - tout le reste lui étant donné par surcroît, de par la protection extrême, sur lui, en chaque instant & en toute chose, de la Sainte Providence -, de cette vie en Dieu qui était plutôt une mort au monde, lors, de par l'Esprit de Sainteté tout empli désormais de l'Amour de Dieu & de ses frères, et fort des charismes que Dieu lui avait donnés - ceux de l'Apôtre, du Clairvoyant, du Médecin des Ames et du Thaumaturge -- il entreprit de se vouer à ce même monde auquel il ferait dorénavant servir la paternité spirituelle, la prière, la consolation et les exhortations. C'est ainsi que Séraphim s'attelait à la haute et lourde tâche de Saint Père Spirituel, de Saint Starets, & de Saint Ancien tout ensemble, spirituellement enseignant les âmes.
Cette Oeuvre Sainte de Starets, l'Hésychaste, toujours priant, le commença en admettant à son entretien spirituel tous ceux qui le venaient visiter, &, en premier lieu, les Moines. Il leur conseillait, en leurs débuts spirituels, une observance stricte & zélée des canons de prières monastiques, & il les exhortait à s'acquitter de leur règle selon l'ordonnance du Typikon. Il leur enjoignait de se rendre sans faillir à l'Eglise, pour en suivre les divins offices, & puis, par la veille de les prolonger fort avant dans la nuit. Il leur montrait à s'exercer sans répit à la Prière mentale, laquelle, descendant par après dans le coeur, y devient Prière du Coeur. Il les encourageait à remplir avec empressement, application, & sainte humilité leurs diverses diaconies, & autres tâches monastiques. Il les avertissait encore de ne point prendre place au réfectoire qu'ils ne sentissent au coeur la révérente crainte de Dieu, & de n'avoir point à s'absenter du monastère, sinon pour une cause bénie, & présentant quelque caractère de nécessité. Ils devaient se garder d'agir inconsidérément et à leur seul gré. Il convenait qu'ils usassent de patience & de longanimité, persévérant avec constance au travers de toutes les épreuves qui leur pussent advenir. Qu'ils veillassent à ce qu'incessamment régnât entre eux la Paix de Dieu, profonde, sans bornes, & sans limites, qui surpasse toute intelligence. Et mille autres choses de semblable nature. En sus de quoi, le Saint Ancien entreprit de recevoir le tout-venant des gens du monde. Depuis la Liturgie matinale jusque vers les huit heures du soir, sa porte, désormais, s'ouvrait à tous. Et tous, avec un même joyeux empressement, il les accueillait, réchauffant leurs âmes froidies de la chaleur débordante de son coeur sanctifié. A tous, dès lors, il donnait sa bénédiction sainte, assortie de brèves injonctions nécessaires au Salut. Ses visiteurs pèlerins, il les recevait, comme à son accoutumée, vêtu d'une tunique blanche - sorte de blouse paysanne de moujik à la russe -, blousant sur une soutane trop courte pour lui. Mais, le Dimanche, & lorsque c'était Fête, il portait ses manchettes de prêtre, & mettait au cou sa longue étole de Père confesseur, car, ces jours-là, il communiait. C'est avec un amour tout particulier qu'il laissait venir à lui ceux surtout en qui il décelait une humilité vraie, & un repentir sincère, ou qui témoignaient, à l'endroit de la vie spirituelle, d'un zèle enflammé. Et lorsque l'entretien spirituel était près de toucher à sa fin, & que ces personnes inclinaient la tête afin de recevoir sa bénédiction, il leur couvrait la tête du bord de son étole, & les invitait à réciter avec lui cette prière de contrition : « J'ai péché, Seigneur, j'ai péché, en mon corps & en mon âme, en parole, & en acte, en pensée & avec tous mes sens, par la vue, l'ouïe, le tact, le goût & l'odorat, volontairement & involontairement, en conscience, & par ignorance. » Le Saint lisait alors sur leurs têtes la prière d'absolution des fautes, péchés, & manquements, & les visiteurs ressentaient lors, avec un subit allègement de conscience, une étrange douceur spirituelle. Puis, sur leur front, il traçait une croix, avec l'huile de la veilleuse continûment brûlant devant l'îcône de sa cellule, où étaient peints les doux traits de la Mère de Dieu Miséricordieuse, Celle qu'il ne nommait jamais d'autre sorte que « Joie de toute joie » . Et, s'il faisait encore matin, il leur donnait un peu de l'eau bénite bénie le jour de la grande Bénédiction des Eaux de la Théophanie, ainsi qu'un morceau de prosphore, ou d'un quelconque autre pain, que sanctifiait le seul toucher du Saint, demeuré l'entière nuit en vigile. Enfin, dans un ultime baiser, il leur soufflait la salutation pascale : « Christ est Ressuscité! ». Puis, il leur donnait à embrasser la sainte icône de la Mère de Dieu, ou bien la croix qu'il serrait sur son coeur. A ceux qui s'ouvraient à lui de quelque tourment secret, ou de quelque tribulation de leur âme malade, en proie à la détresse, Saint Séraphim apportait la consolation, non moins que s'il eût été leur père selon la nature, puis il leur administrait les baumes spirituels requis. S'il prodiguait ailleurs des conseils spirituels recevables par tous les fidèles Chrétiens Orthodoxes, c'était surtout lorsqu'il enseignait l'incessant souvenir de Dieu, la prière du coeur et la modeste et sainte humilité qu'il se montrait un guide spirituel admirable entre tous. Cependant, sa préoccupation première était que tous eussent toujours aux lèvres & au coeur la prière dominicale du "Notre Père...", jointe à la salutation angélique de l'Archange Gabriel à la Vierge Sainte lors de l'Annonciation : le « Réjouis-toi Vierge très Sainte & Mère de Dieu très Pure », ainsi que le Symbole de la Foi du Credo de Nicée-Constantinople transmis par les Saints Pères de l'Orthodoxie, le tout couronné par la sainte Prière du Coeur incessante, litaniquement répétée : « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ! », ou bien, sous sa forme plus simple abrégée : « Mon petit Seigneur, aie pitié de moi ! », ou même, comme font les Saints Pères Orthodoxes, usant pour invoquer le Christ de son affectif surnom grec: « Christouli mou - ( Mon petit Christ ) -, aie pitié de moi ! » Auquel enseignement de la Prière du coeur, affectueusement aussi dénommée « la petite Prière » (- Efkhoula », en grec-), le Saint Starets ajoutait, insistant : « Concentre sur la Prière du coeur toute ton attention. Que tu sois assis, que tu travailles, que tu ailles, que tu viennes, que tu arrives en avance à l'Eglise, toujours, que ces mots soient sans cesse sur tes lèvres & dans ton coeur. De par cette invocation du nom de Dieu, tu trouveras le repos de ton âme, tu atteindras à la purification de l'intelligence & du coeur, d'où l'Esprit de Sainteté, source de tous les biens de la terre & du Ciel, - des spirituels plus encore que des matériels -, établira en toi sa demeure & son inhabitation, &, par degrés te mènera jusqu'à la sanctification, en toute piété et sainteté. »
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Le tout venant des hommes, jusqu' aux personnes les plus célèbres de la société civile, venaient le visiter, attirés par son renom de Saint. Tous donc, pour voir le Saint Homme de Dieu, pèlerinaient jusques en sa forêt lointaine de Sarov, n'hésitant point pour ce faire à traverser à pied toute l'immensité de la Sainte Russie. Venaient aussi, en plus grand équipage, de hauts dignitaires de l'état, & les membres mêmes de la prestigieuse famille impériale. Cependant, la majorité de ses visiteurs-pèlerins était, à l'ordinaire, composée des gens les plus simples, parmi ceux que leur basse condition servile ont rendu les plus humbles. Aussi, devant faire face, au jour le jour, à la dureté de leur pénible existence, ne sollicitaient-ils pas seulement des conseils pirituels, mais lui demandaient-ils encore de remédier à leurs difficultés du moment. Et c'était merveille, en vérité, que de voir la confiance aveugle qu'ils accordaient à sa Sainteté, les éclairant par son Charisme de Clairvoyance, eux qui n'hésitaient pas à implorer son secours dans leurs maux les plus secrets, si matériels fussent- ils. Lui, bien entendu, & fort volontiers aussi, s'empressait de répondre & de satisfaire à leurs besoins autant qu'à leurs nécessités, les corporelles, & les spirituelles.
C'est ainsi qu'un jour, parvint au Monastère, tout courant et fort échevelé, un simple paysan qui, roulant son chapeau entre ses doigts – son humeur chagrine accroissait sa confusion – fit à brûle-pourpoint cette demande au premier Moine qui vint à passer : « Patérouli », - « Petit Père » -, « tu es peut-être le Père Séraphim? ». Et à peine eût-il eu le temps de s'entendre répondre en quel lieu se trouvait l'Ascète, que déjà il courait vers lui. Il se jeta lors à ses pieds, &, de son ton le plus persuasif, commença de lui exposer sa requête. « Patérouli! » s'exclama-t-il. « On m'a volé mon cheval, - le seul bien que je possédais -, & me voilà maintenant dénué de tout. Comment vais-je bien désormais pouvoir nourrir ma famille? Je n'en sais trop rien. Mais l'on te dit Prophète... » Saint Séraphim le prit lors tendrement par l'épaule, posa contre sa joue la sienne : « Ne dis rien à personne », fit-il. Contente-toi de courir au lieu que je vais t'indiquer : A l'entrée du village, emprunte le chemin qui bifurque à gauche. Passe quatre maisons. Tu apercevras une porte basse. Entres-y. Détache le licol de ton cheval, & fais-le sortir, sans bruit aucun. » Fou de joie, le paysan, sans plus tarder, se mit en chemin, s'apprêtant à suivre à la lettre les instructions reçues du Saint, & qui, il le sentait bien, étaient hautement fiables. A Sarov, l'on apprit par la suite que le paysan avait trouvé son cheval à l'exact endroit que lui avait indiqué le Saint.
Souvent l'on entendit le Père Paul, Moine à Sarov, rapporter quelque chose d'approchant : « Un jour », contait-il, « j'amenais au Starets Séraphim un jeune villageois, qui, les rênes à la main, pleurait de ce qu'il eût perdu ses chevaux. Je les laissai s'entretenir tous deux seul à seul. A quelque temps de là, je revis le paysan, & m'enquis de ses chevaux : « Je les ai retrouvés pour sûr, Patérouli », m'assura le jeune homme. « Où? » fis-je, « & comment? ». « Le Père Séraphim m' a indiqué le marché, & m'a certifié que je les y verrais. J'y suis allé, &, de fait, j'y ai vu mes petits chevaux. Alors, je les ai pris avec moi, & je les ai ramenés à la maison. »
Souvent aussi, le Saint guérissait les malades. Il suffisait qu'il leur fît une onction avec l'huile de la veilleuse, qui, dans sa petite cellule, brûlait devant l'îcône de la Mère de Dieu, & qu'il priât pour eux avec ferveur, en ses toutes merveilleuses & miraculeuses prières. Cependant, il n'avait point tout-à-fait délaissé la Vie Recluse. Quand bien même il avait dû renoncer à la forme la plus haute de silence pour recevoir quotidiennement le flot de ses visiteurs, il n'en demeurait pas moins cloîtré dans sa cellule. Mais le temps vint pour lui, néanmoins, d'abandonner tout-à-fait sa solitude. Avant que de s'y résoudre, toutefois, il tourna de nouveau vers Dieu ses regards, Le priant de bien vouloir lui faire connaître à ce sujet Son exacte volonté. Et voici qu'en l'année 1825, à l'aube du 25 décembre, la Mère de Dieu lui apparut en songe, accompagnée des Saints du Jour, Saint Clément de Rome, & Saint Pierre d'Alexandrie. La Toute Sainte lui venait donner son agrément pour que le Saint mît fin à sa Réclusion, qu'il retournât en son Désert, & que de Reclus il se fît Pasteur d'âmes. Lors, après qu'il eût achevé la prière que, chaque jour, lui marquait son canon monastique, il s'en alla faire part de son désir nouveau à l'Higoumène Niphon, auquel il demanda sa bénédiction pour ce faire. Il se mit donc en devoir de retrouver le chemin de sa première cellule. Et c'est là, désormais, qu'il priait.
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L'Ermite allait souvent à la source dite : « Fontaine Théologique ». Elle était éloignée du Monastère de quelque deux kilomètres. Quoi qu'elle remontât à une époque fort lointaine, elle était par la suite tombée dans l'oubli. L'eau était dès longtemps empêchée d'y sourdre, du fait de troncs d'arbres qui y formaient comme une levée de terre, au point d'en boucher l'arrivée, ne laissant plus l'eau filtrer que par un unique canal. Non loin de là, une colonnette supportait une Icône du Saint Apôtre Evangéliste Jean le Théologien, lequel avait donné à la fontaine donné son nom de « Théologique ». Ce lieu plaisait extrêmement à Saint Séraphim. Selon le désir qu'il en avait exprimé, l'on se mit en devoir d'assainir la source & de la remettre en état. L'on en ôta les troncs, &, en leur place, l'on érigea un nouveau portique avec des canaux. C'est là que le Saint, vaquant à des tâches manuelles, & l'esprit toujours occupé de Dieu, venait désormais passer le plus clair de son temps, sa faiblesse lui interdisant de retourner à sa cellule d'antan. Il rassembla des pierres prises au fleuve, dont il pava la fontaine. Non loin de là, il aménagea un jardinet, où il fit pousser des légumes. Tout près, sur la collinette, il s'était bâti, avec des troncs d'arbres, une petite cabane, dépourvue de fenêtres, & presque de porte, où l'on accédait de plein-pied, par une minuscule ouverture. Entré dans ce pauvre refuge, Saint Séraphim se délassait de l'âpre ouvrage de ses mains, surtout à l'heure de midi, brûlante l'été. Plus tard, l'on lui édifia une nouvelle cellule, munie d'une porte & d'un poêle, mais sans fenêtre aucune. C'est en cet ermitage qu'il passait ses journées laborieuses, avant que de s'en retourner le soir au Monastère. Aussi prit-on l'habitude de nommer cet endroit « le Désert prochain du Père Séraphim ». Et la source était, elle aussi, devenue « la Fontaine du Père Séraphim. »
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C'était fort émouvant que de voir cet humble vieillard, courbé sur son bâton ou sur sa cognée, travaillant à la corvée de bois, ou à son jardinet. Coiffé d'un vieux chapeau usé, vêtu d'une tunique ravaudée , il portait à l'épaule une besace où il serrait, outre l'Evangile, une charge de pierres & de sable, afin que ce poids trop lourd accrût la mortification de son corps épuisé déjà par des années de jeûnes & de veilles. A qui s'inquiétait de cet excessif fardeau dont il se chargeait l'échine, le Saint Ancien citait, pour toute réponse, ce mot de Saint Ephrem le Syrien : « Je tourmente celui qui me tourmente », - par ce tourmenteur universel désignant le Diable.
Le nombre augmentait toujours de ceux qui venaient rendre visite à l'Ancien que sa Sainteté avait gratifié de tant de Charismes. Tandis que les uns venaient au Monastère, d'autres allaient le surprendre jusques en son nouveau Désert, tant était vif leur désir de voir un Saint de Dieu, et de solliciter sa bénédiction & son enseignement spirituel. Quel spectacle bouleversant était-ce que celui de ce Saint s'en retournant au Désert après qu'il eût reçu la Sainte Communion, avec, pour tout vêtement, sa vieille pèlerine , son étole & ses manchettes. Une nuée de fidèles se pressaient autour de lui, entravant sa marche. Mais lui, en ces moments-là ne parlait à personne, ne donnait aucune bénédiction. Il paraissait ne rien voir, tant son être s'abîmait dans la pensée des saints Mystères, de leur Puissance, de leur Grâce. L' Higoumène, le Père Niphon, qui portait au Bienheureux Ancien un amour ardent, disait de la foule des visiteurs qui l'assaillaient : « Lorsque le Saint Père Séraphim vivait au Désert, il barrait de troncs d'arbres les sentiers qui eussent pu mener à sa retraite. Désormais, tout à rebours, depuis qu'il s'est mis en devoir de tous les recevoir, je ne puis parvenir, avant minuit, à fermer la porte du Monastère. »
De cette époque, Dieu fit aux fidèles, en la charismatique personne de Saint Séraphim, don d'un grand trésor spirituel, en vérité sans prix : L' entretien spirituel avec ce Saint Ancien, plein des Charismes de l'Esprit, était toute douceur, toute consolation, &, pour les âmes en peine, source de Salut. Sa parole était empreinte d'une tendresse toute particulière, & d'une tranquille sérénité, tant était grande son assurance devant Dieu.
Son abord frappait d'emblée par l'Humilité profonde, assortie d'un sincère amour miséricordieux – l'amour vrai d'un Chrétien parfait, amour pour son Dieu rejaillissant sur ses frères – qui marquait son entière attitude, telle qu'il l'observait envers ses hôtes & visiteurs pèlerins. Sa parole inspirée réchauffait même les coeurs les plus froids & les plus durs, dont il brisait la glace d'indifférence aux autres & de cécité spirituelle ; elle infusait & faisait briller dans les âmes l'intelligence spirituelle ; elle les adoucissait & les attendrissait jusqu'à leur tirer des larmes de repentir & de contrition ; elle faisait naître, avec l'allégresse, l'espoir du redressement, du relèvement des chutes, & du Salut de l'âme, un instant, lors, entrevus par les pécheurs, fussent-ils les plus endurcis . C'était donc ainsi qu'il comblait les âmes errantes de Paix & de Grâce divine. Sans faire acception de personne, ni excepter aucun des tourments, des péchés, ni des nécessités du moment, que pouvaient renfermer l'âme souillée de ses visiteurs, tous, il les étreignait avec amour, depuis les mendiants en guenilles jusques aux riches vêtus d'habits somptueux. Et, s'inclinant jusqu'à terre devant eux, c'était lui-même, tandis qu'il les bénissait, qui leur embrassait la main, au lieu qu'ils lui baisassent la sienne. Il n'était personne qu'il blâmât sévèrement, nul à qui il imposât un lourd fardeau, non plus que d'excessifs canons de pénitence, tandis que lui-même, portant la Croix du Christ, souffrait de toutes les afflictions. Et si, de temps à autre, sans doute, il grondait, c'était avec douceur, & mêlant à ses reproches le miel de son amour & de son humilité profonde. Veillant, dans ses exhortations spirituelles, à éveiller la voix de la conscience néantie, il indiquait la voie du Salut. Et si son interlocuteur, souvent, ne saisissait point, de prime abord, que l'enjeu était son âme propre, la puissance de sa parole , inspirée qu'elle était par la Grâce, continuait par la suite d'exercer son influence sur l'égaré spirituel.
Qu'il fût riche ou pauvre, savant ou illettré, issu de l'aristocratie ou sorti des couches populaires les plus humbles de la société, nul ne le quittait sans avoir reçu de lui un enseignement spirituel véritable. Elle suffisait à étancher toutes les soifs l'eau de Vie qui jaillissait de la bouche de cet Ascète, par ailleurs hautement silencieux, humble à l'extrême, & pauvre jusqu'à s'être volontairement départi & dénué de tout. Aussi, les gens, par milliers, accouraient-ils à lui, dont le nombre ne devait cesser de s'accroître encore tout au long des dernières années qu'il eût à vivre. Chaque jour, au Monastère de Sarov, plus de deux mille pèlerins se pressaient devant sa cellule. Sans que cela lui pesât, il trouvait le temps, néanmoins, de s'entretenir avec chacun, pour le Salut de son âme malade ou affligée. A chacun de ces Chrétiens, il exposait en peu de mots, ce qui lui était le plus spirituellement nécessaire, à l'étonnement de son interlocuteur lui découvrant souvent jusques à ses pensées les plus intimes.
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A la source des paroles comme des actes & de la vie tout entière du Saint Père Séraphim, l'on trouvait toujours la Sainte Ecriture et les Ecrits des Saints Pères, ainsi que les Vies des Saints de Dieu, qu'il ne regardait pas autrement que comme des modèles d'édification spirituelle. De fait, il ne pouvait se défendre d' éprouver une admiration sans bornes à l'égard de ces Saints, qu'il vénérait à l'égal des plus grands, pour s'être élevés en valeureux Défenseurs et en éclairés Zélotes de la Foi Orthodoxe, tels Saint Basile le Grand, Saint Grégoire le Théologien, Saint Athanase le Grand, Saint Cyrille de Jérusalem, Saint Ambroise de Milan, pour n'en point citer d'autres. Et c'était animé du même feu d'Esprit de Sainteté qu'en Théologien inspiré il veillait à ce que rien ne vînt altérer la Foi si pure du Peuple des Vrais Chrétiens Orthodoxes.
C'est ainsi qu'un jour où il recevait la visite d'un Vieux-Croyant , de la secte schismatique de même nom, venu lui demander laquelle des deux Fois avait sa préférence, celle de l'Eglise Orthodoxe, ou celle des Vieux Croyants, - (Note : Les Vieux-Croyants étaient des schismatiques qui, au XVIIème Siècle, se récriant devant certaines réformes & amendements que le Patriarche Nikhon avait fait subir aux textes liturgiques, avaient préféré l'exil dans les forêts profondes de la Russie, plutôt que de se soumettre au Saint Patriarche. Il en existe encore au jour d'aujourd'hui ) -, le Saint lui fit cette réponse sévère : « Laisse-là tes égarements spirituels. Notre vie est une vaste mer agitée où nous ballottent les tempêtes des passions de l'âme égarée, cependant que notre Sainte Eglise Orthodoxe est l'embarcation salutaire qui nous mène au port du Salut, le Christ Soi-même en tenant le gouvernail. Mais, les hommes ont beau posséder semblable gouvernail, c'est la faiblesse de leurs fautes, manquements, & péchés, qui fait qu'ils nagent au milieu d'une infinité de tourments sur les vagues de la vie, & que tous, devant ces murs d'eau, ne réchappent point de la noyade. Où t'en vas-tu donc, toi, avec ta misérable barque, & sur quoi pourrais-tu bien fonder l'espoir d'un Salut sans gouvernail ? »
En divine rétribution de son âme si pure, Saint Séraphim avait encore reçu de Dieu le grand Don de Clairvoyance. Aussi, les conseils spirituels qu'il donnait à ses visiteurs répondaient-ils aux mouvements les plus cachés de leur âme, comme à leurs pensées les plus secrètes, sans même que ses interlocuteurs s'en fussent jamais au préalable ouverts à lui. C'est ainsi que, dévoré de curiosité, un certain général L. saisit pour se rendre à Sarov la première occasion venue. Toutefois, après qu'il eût dans leurs moindres recoins inspecté les bâtisses du Monastère, il s'en allait repartir sans avoir rien vu qui fût susceptible d'édifier son âme. Un riche propriétaire, dénommé Prokoutsine, cependant le retint, lui conseillant de se rendre auprès de l'Ancien Séraphim, qui vivait, lui dit-il, en Solitaire. L'orgueilleux général s'y refusa tout d'abord, mais devant l'insistance de Prokoutsine, il finit par y consentir. Entrant lors chez le Saint Père Séraphim, il vit ce dernier venir à lui, & s'incliner devant lui jusqu'à terre. Tant d'humilité abasourdit celui que son orgueil égarait. Prokoutsine, quant à lui, était sorti dans le couloir, la délicatesse de son tact lui interdisant de demeurer plus longtemps dans la cellule du Starets en présence de son hôte de marque. Rutilant dans son uniforme chamarré de décorations, le militaire, en cet équipage, s'entretint avec le Saint. Mais il ne s'était guère écoulé longtemps que des sanglots se firent entendre. C'était le général qui pleurait comme un petit enfant. Le Saint avait su, de son spirituel doigté, par la Claivoyance éclairé, percer les enveloppes durcies qui recouvraient son coeur, & atteindre à son âme premièrc d'enfant. Près d'une demi-heure plus tard, la porte se rouvrit sur le Père Séraphim. Il tenait par la main son hôte toujours pleurant, et qui, dans son désarroi, avait même oublié, à l'intérieur insignes & képi. Ce même homme, par la suite, reconnut avoir parcouru l'Europe entière, & rencontré une multitude de gens, mais il avouait que c'était la première fois de son existence qu'il voyait semblable Humilité à celle que lui avait témoignée le Reclus de Sarov lorsqu'il était venu à sa rencontre en s'inclinant jusqu'à terre. Jusqu'alors, il n'avait point non plus connu de Clairvoyant qui, tel Séraphim, fût capable de lui découvrit sa vie dans ses moindres et plus secrets détails. Et il ajoutait encore que, lorsqu'au cours de cet entretien spirituel ses décorations lui étaient soudain tombées de la poitrine, l'Ancien lui avait glissé cette parole qu'Inspirait la Déité : « C'est pour les avoir acquises sans mérite. »
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L'amour que l'Ancien, si riche en Charismes de l'Esprit de Sainteté, portait à tous les êtres, ne connaissait ni bornes ni limites. Il semblait les aimer tous & chacun en particulier, & ce, plus qu'une mère ne chérit l'unique enfant de ses entrailles. Nul chagrin, nul malheur de son prochain qui ne suscitât sa compassion, que ne recueillît son âme, et qui ne reçût le baume requis pour sa guérison. Aussi le vit-on devenir le refuge du peuple des fidèles Orthodoxes de Russie, comme aussi le soutien spirituel & la consolation de tous ceux qui sont « chargés & fatigués » (Matth. 11, 28), & de tous ceux enfin qui requièrent la miséricorde de Dieu, & qui ont besoin du prompt Bon Secours de la Grâce divine. Hommes & femmes, de tous âges, de toutes professions, & de tous rangs, avec sincérité & simplicité de coeur lui découvraient leurs âmes & leurs pensées, leurs doutes & leurs incertitudes, leurs tourments & leurs nécessités spirituelles, leurs pensées coupables, leurs manquements, leurs péchés, & leurs fautes. Toutefois, en manière d'épargner à ses visiteurs pèlerins, après semblable confession, tout sentiment de fausse honte et toute dissimulation, le Saint se hâtait à leur secours, de lui-même, d'abord, lisant dans leurs âmes de pénitents, &, pour eux, révélant à haute voix leurs fautes & leurs pensées cachées. Puis, tous, il les pacifiait, & de son amour reposait leurs âmes éprouvées. Pas un être ne le quittait qu'il ne se sentît l'esprit apaisé & l'âme allégée, consolée, & spirituellement édifiée. Oui, de fait, pas un, qu'il fût riche ou pauvre, obscur ou illustre, savant ou ignare, qui ne s'en allât ainsi l'âme en paix. Tous faisaient ainsi mêmement l'épreuve de son amour infini de Dieu & d'autrui, & du surpuissant pouvoir de ses Charismes saints. Tant, qu'il n'était pas rare non plus de voir des hommes au coeur durci comme la pierre, laisser couler de leurs yeux de véritables flots de larmes.
Souvent le Saint suscitait l'envieuse jalousie, le blâme, & la suspicion. Car, de par le fait, il recevait égalitairement tout le monde, sans nulle acception de personne. On le voyait lors les combler tous des mêmes bienfaits, les écouter avec la même attentive sollicitude, leur prodiguer maintes consolations, les instruire intellectuellement & les édifier spirituellement, sans différencier les sexes, les professions, les ressources matérielles, ni les qualités morales de ceux qui venaient à lui. « Si je ferme ma cellule aux uns ou aux autres », avait-il accoutumé de dire à ce propos, « les visiteurs, dans l'attente d'un mot de consolation, me supplieront de leur ouvrir la porte, au nom de Dieu, & pour l'amour de Lui. Ne recevant point de réponse de ma part, c'est le coeur tout empli d'amertume qu'ils s'en retourneront chez eux. D'autant que d'aucuns auront parcouru une fort longue route de milliers de verstes pour venir jusqu'en ces lieux de prière. Dès là, quelle défense aurai-je à présenter à Dieu devant son redoutable Tribunal au Dernier Jugement ? » Un moine, une autre fois, lui posait cette question : « Pourquoi donc leur dispenses-tu à tous un enseignement spirituel? » Il répondit : « J'observe & je garde le commandement & le précepte de la Sainte Eglise Orthodoxe, qui, aux Laudes du Grand & Saint Mardi de la Sainte Semaine chante ce stichère : « Ne me cèle pas la Parole de Dieu, mais proclame Ses merveilles. »
C'est ainsi que Saint Séraphim se faisait une affaire de conscience de ce qu'il regardait comme une nécessité première : Le chaleureux accueil de tous ceux qui venaient à lui. Il savait qu'il avait charge d'âmes, & que, de chacune de ces âmes, il aurait à rendre compte au jour redoutable du terrible Jugement de Dieu. Et, lorsqu'il voyait ses visiteurs tenir compte de ses conseils spirituels, garder l'observance des divins préceptes, & se détourner du péché & de la perdition pour revenir sur les voies de la Vertu qui mène au Salut, loin d'en tirer vanité & de considérer ce bienfait comme le fruit de ses agissements de Juste, il bénissait en toutes choses le Dieu de Bonté, redisant le verset du Psaume 113: « Donne-nous la Gloire, Seigneur! - Non pas à nous, non pas à nous, mais à Ton Nom. » ( Ps. 113,9). " Pour nous, ajoutait-il, il convient que nous chassions de notre esprit toute joie terrestre, selon le précepte du Seigneur Jésus : « Ne vous réjouissez point de ce que les esprits vous sont soumis. Mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les Cieux. » (Luc, 10-20).
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Un jour que le Hiéromoine Antoine, alors Higoumène du Monastère de Visokongorsk, était venu présenter au Saint un marchand de la province de Wladimir, il s'était vu presser de rester par le Père Séraphim, qui, sans plus tarder, avait du reste commencé de s'entretenir avec son hôte. Pris de compassion pour son âme malade, il lui fit sur ses défauts des reproches empreints d'une tendresse & d'une infinie bonté. « Tous tes maux, tes malheurs, & tes afflictions ,» lui révéla-t-il, sont le résultat d'une vie funestement livrée aux passions. Laisse-donc là cette vie qui te nuit, reprends-toi, & redresse tes voies. » Et il mêlait à ses propos tant de chaleureuse ferveur que, bouleversé, le marchand, dont c'était pourtant là le procès, fut ému jusqu'aux larmes. La même émotion avait gagné jusqu'au Père Antoine. Aussi, lorsque son hôte eut quitté la cellule du Saint Starets, l'Higoumène, qui, depuis de longues années connaissait bien le Père Séraphim, & le vénérait à l'égal d'un Saint, risqua-t-il ces mots : « Patérouli – Petit Père -, l'âme de l'homme est devant vous ouverte comme un livre. C'est ainsi que, sous mes yeux, avant même que vous eussiez été mis au courant de l'extrême nécessité en laquelle se trouvait être l'âme de ce pèlerin, ainsi que des tribulations au milieu desquelles il se débat, & auxquelles le malheureux est en proie, vous les aviez déjà toutes énoncées à l'avance. Je vois donc bien maintenant que votre esprit est si pur que rien du coeur de votre prochain ne vous est caché ni celé. » Mais, comme s'il eût souhaité de lui couper la parole, Saint Séraphim plaqua sa main sur les lèvres du Père Antoine. « Ma Joie! » l'interrompit-il, « Ce n'est point ainsi que tu devrais parler. Le coeur de l'homme n'est lisible et transparent que pour le seul Seigneur, & Dieu seul connaît les coeurs, car, dit le Psaume, ( Ps. 63, 7) : « Le coeur de l'homme est un abîme », insondable à nos sondes. L'Higoumène, cependant, insistait : « Comment se peut-il que vous, Patérouli, avant même que vous n'ayez posé la moindre question au marchand, vous ayez pu néanmoins lui dire tout ce qui était salutaire à son âme? ». Et le Saint de répondre humblement : « C'est parce que celui-ci, comme tous les autres, & comme toi avant lui, voyait en moi un serviteur de Dieu, qu'il est venu à moi. Hé bien ! C'est de semblable sorte que l'humble Séraphim se regarde comme un serviteur de Dieu à l'âme pécheresse. Et si d'une chose le Seigneur me signifie qu'elle est source de Salut, je ne néglige pas de le faire savoir & de la faire connaître à qui se trouve dans le besoin spirituel. A peine une pensée vient-elle éclore en moi, qu'avant même que j'eusse pu entretenir celui qui vient à moi, ou bien avant même que j'eusse pu lire dans son coeur, comme à livre ouvert, cette pensée, tout aussitôt qu'elle surgit en mon esprit, me paraît un signe divin et une illumination, de l'Esprit Saint inspirée. Lors, je ne vois rien d'autre en elle que la volonté de Dieu. Tout ainsi que le fer ardent au forgeron, c'est de même que j'ai remis au Seigneur mon esprit, & livré mon être tout entier. Aussi, ce qui lui est agréable, voilà donc ce que je fais. En sorte qu'il n'est plus en moi de volonté propre; mais tout ce qui plaît à Dieu, voilà ce que je porte à la connaissance du prochain".
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Et cependant, ce Charisme de clairvoyance dont le Seigneur avait doté Saint Séraphim était en vérité fort inhabituel. C'est ainsi, lorsqu'il recevait le flot de lettres que lui adressaient les fidèles Orthodoxes de toute la Russie, que, le plus souvent, sans seulement les ouvrir, il en savait par avance le contenu précis. Lors, sur-le-champ, il y répondait, à son humble manière accoutumée : « Voici ce que t'en dit le pitoyable Séraphim... ». Comment s'étonner, dès lors, de ce qu' après sa bienheureuse dormition, l'on eût trouvé dans sa cellule une multitude de lettres encore fermées, auxquelles il avait nonobstant répondu cependant qu'il se trouvait encore en cette vie terrestre ? Il était de même un grand nombre de Saints Ascètes auxquels il s'unissait en Esprit de Sainteté, quand même il ne les avait jamais vus, & quoiqu'ils demeurassent à des milliers de kilomètres de lui. C'est ainsi qu'au lointain Monastère de la Mère de Dieu de Zadonsk, un Reclus qui avait eu la pensée de se retirer au profonds d'une plus grande solitude encore, sans cependant qu'il se fût ouvert à personne encore de son nouveau dessein, vit soudain se présenter à lui, « de la part de Séraphim », disait-il, un pèlerin venu tout exprès du Désert de Sarov, à seule fin de le blâmer en ces termes : « Le Père Séraphim m'envoie te dire qu'il serait indécent & indigne de toi de te laisser aller à des pensées inspirées du Mauvais, lequel te souffle & te suggère d'abandonner ce lieu où, depuis tant d'années, tu luttes en Solitaire. Mais, garde-toi bien de te vouloir rendre ailleurs, en quelque lieu, du reste, que ce fût. La Très Sainte Mère de Dieu, quant à Elle, intercède aussi pour que tu demeures où tu es». Mais, ô divine surprise ! lorsque l'on s'avisa de vouloir retrouver le messager, & que l'on se mit, partout, à sa recherche, l'on s'étonna fort de ce que l'on ne le pût retrouver ni au Monastère, ni nulle part aux entours.
Alors que l'on ne connaissait encore rien du serviteur de Dieu Mitrophane, - celui même qui fut le premier Evêque de Voronège, & qui devait par la suite être proclamé parfait -, & dans le temps où sa Sainteté ne s'était encore publiquement manifestée d'aucune manière, fût-ce la plus discrète et la plus infime -, l'on vit Saint Séraphim prendre de lui-même la plume à l'adresse de Sa Béatitude Antoine, alors Archevêque de Voronège, qu'en peu de mots il louait d'avoir fait procéder à l'invention – ce qui est dire au désensevelissement - & au retour des Saintes Reliques du Saint serviteur de Dieu Mitrophane.
A un laïc, qui répondait au nom de A.C. Vorotilov, le Saint fit, à plusieurs reprises réitérée, cette prophétie que l'on verrait contre la Russie s'insurger trois puissances qui la saigneraient à blanc. Il ajoutait toutefois que son Orthodoxie serait cause que Dieu Sauvegarderait la Sainte Russie. Et quoiqu'en cette époque lointaine, ces prédictions fissent l'effet d'un oracle sibyllin, le cours de l'histoire ne tarda pas à révéler que c'était à la guerre de Crimée que songeait par avance le Bienheureux, doué du Don de Prophétie.
Dès l'année 1831, du reste, & en présence d'un auditoire souvent fort nombreux, il évoquait déjà la grande famine à venir. Aussi, sur son salutaire conseil, veilla-t-on à s'en prémunir, en se pourvoyant de réserves de vivres pour six années d'avance. De là que, grâce à la prévoyance du Saint, la famine fut presque insensible au Monastère de Sarov.
Et lorsque semblablement ce fut au tour du choléra de faire son apparition en Russie, & ce, pour la première fois de l'histoire de ce vaste pays, Saint Séraphim, fort d'une ferme certitude intérieure, déclara sans ambages que Sarov, tout comme Diviyévo, où il fondait son Monastère de Femmes – seraient épargnés. Et il en fut exactement comme il l'avait prédit : Car, ni à Sarov, non plus qu'à Diviyévo, il ne se trouva une seule âme pour succomber à cette première épidémie historique.
De par son Charisme de Clairvoyance & grâce aussi à celui de Prophétie, le Saint voyait & les coeurs, & l'ailleurs, & le passé, & l'avenir. En peu de mots, il vous dépeignait votre vie à venir. Et s'il n'était pas rare, tout d'abord, que ses paroles parussent confuses, et obscures ses exhortations spirituelles, la suite des évènements, pourtant, ne manquait jamais de les éclairer, laissant voir ainsi qu'à l'évidence c'était ce Don de Préscience qui les lui avaient dictées. Ce talent et ce don, lors, le Saint Père Séraphim, s'employait, de mille manières, à le faire utilement servir aux êtres qui recouraient à ses Prières.
C'est ainsi qu'il vint un jour à Sarov une pieuse femme, originaire de Penza. Il s'agissait de la veuve d'un diacre, laquelle répondait au nom d'Eudocie. Elle désirait de recevoir la sainte bénédiction du Starets. Elle suivit donc la foule, qui, au sortir de l'hospice, se pressait autour de lui. Elle était toutefois demeurée en arrière de tous, fort loin encore, hélas! de la cellule du Saint, se contentant d'attendre son tour. Mais le Starets, soudain, écartant tous les autres pèlerins venus à lui, se prit à crier : « Eudocie! Viens vite par ici! » Eudocie fut toute étonnée, jusqu'à la stupeur, de ce qu'il l'appellât par son nom sans l'avoir jamais vue auparavant. Craintive et toute tremblante, elle s'approcha du Saint. Outre sa bénédiction, Saint Séraphim lui donna du pain béni : « Hâte-toi de rentrer! » la pressa-t-il, « si tu veux arriver à temps pour voir ton fils avant qu'il ne parte. » Sur l'instant, la pieuse femme s'en retourna promptement chez elle. Et de vrai, à peine y arrivait-elle, que son fils en partait. De fait, durant son absence, le directeur du séminaire de Penza l'avait sélectionné & choisi pour aller étudier à l'académie de Théologie de Kiev, ville fort lointaine, où il convenait au demeurant qu'elle le conduisît. Par la suite, lorsqu'il eut achevé ses études à l'académie, le jeune théologien fut fait Moine sous le nom d'Irinarque. Il se vit ensuite proposer des postes de professeur, puis de directeur, en diverses écoles ecclésiastiques. De là, pour finir, l'on le consacra Evêque.
Aussi loin qu'elle pouvait remonter dans son enfance, cette autre pieuse femme qu'était Pélagie Ivanovna Skarina, qui résidait à Arzana, se souvenait d'avoir toujours désiré prendre le voile. Pourtant, cinq années avant sa dormition, le Saint , curieusement, lui fit cette prédiction : elle deviendrait orpheline, puis se marierait et aurait sept enfants – Ici, dans sa Préscience, le Saint les nomma chacun par son nom -. Il ajouta même qu'outreplus ces configurations très difficiles de vie, elle mourrait veuve. Or, la suite des temps fit voir comment tout advint selon ses dires inspirés, éclairés par l'Esprit.
S'agissant de Balachna Zayayéva, au rebours, le Saint Hésychaste l'exhorta à se faire moniale. Devant l'opiniâtre refus qu'elle opposait à cette incitation, il ne lui cacha pas la raison qui le poussait à lui donner semblable conseil : « Ton union, » s'en expliqua-t-il, « sera malheureuse. Certes, tu auras beaucoup d'enfants, mais le veuvage ne te sera pas épargné, & tu connaîtras lors une gêne plus grande que celle dont tu auras souffert du vivant même de ton mari. » Or Balachna Zayayéva ne voulut rien entendre, ni se rendre à ces sages avis. Mais, plus tard, pour tant, elle le regretta amèrement. Car, l'une après l'autre, toutes les prédictions du Saint se réalisèrent.
Pour Adelaïda Théodorovna Ostrovskaïa, voici quels furent ses propos : « Mon frère, Wladimir Ostrovski, alors lieutenant-colonel, désireux d'obéir aux injonctions d'une tante qui témoignait envers le Starets d'une confiance aveugle, gagna le Désert de Sarov, &, de là, se rendit chez cet Ancien que tous disaient doués du Don de Clairvoyance. Séraphim lui réserva un accueil empreint d'une infinie tendresse. Et, comme il émaillait son discours de remarques diverses : « Ah! » s'exclama-t-il soudain, « frère Wladimir! Quel grand ivrogne tu vas faire! » Mon frère s'attrista fort de ces paroles. Car Dieu l'avait, tout laïc qu'il était, doté de charismes spirituels en nombre, que, tous, il faisait servir à la gloire de Son Nom. Ajoutez à ceci qu'il nourrissait pour le Père Séraphim un attachement profond, & que, pour ses subordonnés, il se montrait l'égal d'un père. Tout cela lui indiquait assez de se garder de toute ivresse comme de toute débauche, dont se seraient fort mal accommodés son métier & son genre de vie. Cependant, toujours éclairé par son Esprit de Clairvoyance, l'Ancien eut tôt fait de prévenir son trouble : « Loin de toi, « poursuivit-il, « l'inquiétude & l'affliction ! Ne sais-tu pas que le Seigneur peut permettre que tombent en d'affreuses passions des êtres parmi ceux mêmes dont le zèle pour Lui est le plus ardent? » Et cela pour qu'humiliés & plongés dans la tristesse, ils fussent parainsi gardés des péchés plus graves encore que sont la suffisance et l'orgueil. Sache également que la Miséricorde Divine finira par mettre un terme à cette épreuve, & que, pour toi, tu couleras humblement le reste de tes jours. Garde-toi seulement d'oublier tes péchés. » Et, de fait, il en fut exactement ainsi de cette étrange Prophétie. Une suite fortuite d'évènements funestes fit plonger mon frère dans cette passion horrible qu'est l'alccolisme. Et, au grand étonnement de ses proches, il demeura plusieurs années à s'enliser en ce déplorable état. A la fin pourtant, les saintes prières du Père Séraphim & sa propre simplicité de coeur durent attirer sur lui la compassion du Seigneur. Dès là, non seulement il renonça totalement à ce vice, mais il changea aussi radicalement sa manière de vivre. Il veillait, comme il sied à tout sincère Chrétien Orthodoxe, à suivre une conduite qui fût en harmonie avec les préceptes évangéliques.
L'année 1832, le grand propriétaire Bogdanov eut le bonheur de voir Saint Séraphim au Désert de Sarov. Entre mille sujets dont il s'entretint avec le Bienheureux Ascète, il lui demanda quelle pouvait bien être, selon lui, la lecture qui pût lui être la plus salutaire. « Mais l'Evangile! » fut sa réponse. "Lis-en quatre chapitres par jour; - un de chaque Evangéliste -. & lis aussi la Vie de Job le Juste. Bien que ce dernier s'entendît dire par sa femme que la Mort eût encore été préférable à ce sort calamiteux d'infortuné, en toute chose, nonobstant, il se montra longanime. Aussi mérita-t-il son Salut & fut-il sauvé de par Dieu. Et toi, ne néglige pas de faire des dons à ceux même qui t'ont offensé ». Et comme Bogdanov s'inquiétait de ses maux – pouvait-on seulement en demander la guérison? -, et plus généralement d'une manière de passer sa vie qui fût agréable à Dieu, l'Ascète lui fit cette réponse inspirée : " Certes, au péché la maladie est purification. Mais, qu'il t'advienne selon ta volonté. Marche dans la voie moyenne, plus longtemps tenable que les excès. Ne te charge pas au-delà de tes forces : car, comme un âne bâté trop lourdement chargé, tu tomberais, & le Diable se jouerait de toi ; - tout comme il se joua du Juste auquel il fit cette offre, un jour, de sauter dans un gouffre très profond; lequel Juste, déjà, s'apprêtait à accepter ce marché de dupes, lorsque Saint Grégoire, de justesse, l'y retint au bord. Ce qu' il te faut faire? Voici : Lorsque tu subis l'outrage, ne rends point l'outrage. Lorsqu'on te persécute, sois magnanime. Lorsqu'on porte atteinte à ton honneur, prodigue des louanges; ne juge que toi; et alors Dieu même ne te jugera point; abandonne ta volonté à la volonté de Dieu; ne flatte jamais quiconque ; sache discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais; il est bienheureux l'homme qui sait cela, & qui peut différencier le Bien du Mal. Aime ton Prochain comme toi-même. (Marc 12,31). Si tu vis selon ta chair, tu perdras & l'âme & la chair. Mais, si tu vis selon Dieu, tu sauveras et l'âme et le corps. Ce sont là des exploits plus grands que ne seraient des pèlerinages lointains que tu pourrais mener jusqu'à la Lavra des Grottes de Kiev, où reposent tant de Saints, intacts, en leurs cercueils de verre, ou plus loin encore. » Par ces derniers mots, Saint Séraphim fustigeait le désir que ressentait alors Bogdanov de se rendre jusqu'à Kiev, ou de pèleriner vers d'autres destinées qu'il brûlait de gagner, avec la bénédiction du Starets. Et pourtant, il n'avait encore confié à personne cette secrète volonté sienne, dont, par sa Clairvoyance, le Saint avait été instruit.
Mais le Seigneur n'avait pas doté Saint Séraphim du seul Charisme de divination. Il lui avait encore octroyé le don de Guérison des maux corporels. C'est ainsi que que, si l'on remonte plus loin encore dans le temps, & ce jusqu'à l'année 1823, lorsqu'il n'avait pas renoncé tout-à-fait à vivre en Solitaire, l'on assiste à un bouleversant miracle. Car le Saint guérit le mal incurable dont était atteint Mandorov, le grand propriétaire terrien. De fait la maladie de ce dernier avait lors atteint un stade effrayant & critique ; - au point que des pointes osseuses lui tombaient des pieds, & que l'on n'avait plus rien à espérer des médecins ni de leur art. De là que ses parents & ses proches lui conseillèrent, en ultime recours, d'aller rendre visite au Saint Père Séraphim, dont il n'était plus désormais une âme qui vive sur un seul arpent de terre russe pour ignorer la Vie Sainte. Ils menèrent donc au Starets le grand malade, dont le domaine était distant de Sarov de quelque quarante verstes. Ce fut donc au prix des plus grandes difficultés qu'ils parvinrent chez le Reclus Thaumaturge que l'Esprit inspirait. Ils le portèrent non sans mal, jusque dans le couloir du Saint. Là, Mandorov, en larmes, l'implora de le guérir de ce mal affreux. Lors, avec l'amour d'un père aimant, et le coeur brûlant de compassion, Saint Séraphim lui demanda s'il croyait en Dieu. Et, lorsque, par trois fois, le malade l'eut assuré de sa foi en Dieu : « Ma joie », lui répartit alors Séraphim avec contrition, « si telle est bien ta foi, crois aussi que le Seigneur peut tout faire pour celui qui croit. Crois donc que le Seigneur te guérira, & que moi, pauvre Séraphim, je prierai pour toi. » Sur ces mots, il se retira dans sa cellule, de laquelle piécette il ne fut pas long à ressortir, portant un flacon d'huile sainte, prise à la veilleuse qui, toujours, incessamment, brûlait devant l'Icône de la Mère de Dieu Miséricordieuse. Mandorov s'étant découvert les jambes, le thérapeute Thaumaturge en oignit les parties lésées. Dès là, ce ne fut plus l'affaire que d'un clin d'oeil : Ces membres, qui n'étaient plus que plaies, redevinrent sains. Et ce fut un patient guéri, déjà, qui, sans aide aucune, ni de quiconque, sortit de la cellule du Thaumaturge de Sarov aux toutes miraculeuses prières. Débordant de joie, le riche propriétaire terrien, comprenant qu'il était désormais hors de danger, se jeta aux pieds du Saint, & se prosterna devant lui. Et, si grande était sa gratitude, qu'il se mit à les couvrir de baisers. Mais, le relevant, le Saint lui dit avec sévérité : « Serait-ce le pauvre Séraphim, qui, d'aventure, « Meurt & Donne la Vie, conduit à l'Infernal Hadès & en ramène sauf ? » - citant le Biblique Livre des Rois ( 1 Rois 2,6). Que t'arrive-t-il, bien-aimé ? Sache-le : Ce miracle est l' oeuvre du Seul Seigneur, qui, écoutant leurs ardentes prières, fait la volonté de ceux qui Le craignent, le révèrent, & le servent. Dès là, rends donc Grâce au Seigneur des Puissances Angéliques, comme à Sa Toute Pure Mère. » Et sur ces mots, l'humble servant de Dieu laissa s'en repartir Mandorov guéri.
Non moins miraculeuse fut la Guérison d'Alexandra Lebendéva, survenue en l'an 1827. Il y avait plus d'un an, déjà, qu'elle souffrait de crises, terribles, dont les médecins ne trouvaient point la cause, - crises qui s'accompagnaient de nausées, de claquements de dents, & de spasmes dont s'agitait tout le corps. Après quoi, chaque fois, elle demeurait évanouie. Elle était quotidiennement la proie de semblables accès. Les remèdes ne servaient absolument de rien. Pour finir, un médecin de confiance, que son expérience rendait respectable, & qui, avec beaucoup de sollicitude avait, pour traiter ce cas, mis à contribution toutes ses connaissances médicales, & y avait bientôt épuisé toutes les ressources de son art, lui conseilla d'en définitive s'en remettre à la Volonté du Très Haut, & de requérir de Lui secours & protection, n'étant plus du ressort d'aucun humain au monde de la pouvoir guérir. Ces mots plongèrent ses parents dans une affliction profonde. Quant à elle, sans plus de résistance psychique aucune devant l'excès de souffrance qui la submergeait, se laissant sombrer, elle s'abîma dans le désespoir. Mais voici qu'une nuit, curieusement, se présenta à elle une femme d'un très grand âge. Et comme la malade, tremblante, se mettait à invoquer la Vénérable Croix, elle entendit l'inconnue lui parler : « Ne crains rien », lui murmurait-elle, « je suis, tout comme toi, une créature humaine. Toutefois, je ne suis plus désormais de ce monde. J'ai traversé le royaume des morts. Pour toi, maintenant, lève-toi. Gagne promptement le Monastère de Sarov. Là, va trouver le Père Séraphim. Il est chez lui. Il t' attend. Et dès de main, lui te guérira. » Stupéfaite, la jeune fille trouva néanmoins l'audace de questionner la soudaine Apparition. « Et toi ,» interrogea-t-elle, " qui es-tu? D'où es-tu ? ». « - Moi », répondit la forme voilée, « je suis la Moniale Agathe, l'Ancienne, celle qui fut la première Higoumène du Monastère de Diviyévo. » De là que, le lendemain, ses parents conduisirent Alexandra jusqu'à Sarov. En chemin, de nouveau, elle fut reprise de spasmophilie, dont s'accompagnaient ces crises effrayantes qui la terrassaient. Tous trois arrivèrent néanmoins au Couvent pour la seconde Liturgie, à l'heure précise où les frères se trouvaient, pour leur repas commun, assemblés au réfectoire, tandis que Saint Séraphim, lui, demeurait Reclus, enfermé dans sa cellule, où il ne recevait personne. Mais, lorsque la malade se fut approchée de la cellule du Starets, & avant même qu'elle n'eût pu devant sa porte achever la prière d'usage, le Saint sortit, la prit affectueusement par la main, & la fit entrer. Là, il lui couvrit la tête de son étole & lui lut à voix basse les prières au Seigneur & à la Très Sainte Mère de Dieu. Puis, après qu'il lui eût fait boire de l'eau bénite bénie lors de la fête des Théophanies - du Seigneur Baptisé dans le Jourdain - , il lui remit un morceau de pain béni, celui que l'on nomme prosphore, ainsi que trois morceaux de biscottes de pain dur : « Prends chaque jour, » lui enjoignit-il, « un petit morceau de pain avec de l' eau bénite, &, en partant, rends-toi à Diviyévo sur la tombe de la servante de Dieu Agathe. Là, prends un peu de terre, & fais autant de métanies que tu le pourras. La servante de Dieu Agathe, Higoumène, se montre compatissante à ton égard, & souhaite ta guérison. Par la suite, lorsque tu te sentiras mal, prie Dieu, & dis : « Père Séraphim, souviens-toi de moi, & intercède pour moi, pécheresse, à crainte que mes adversaires, les ennemis de Dieu, ne me plongent à nouveau en cette maladie affreuse. » Il se fit lors un grand bruit, &, sensiblement, il lui sembla que le mal, violemment sortait d'elle. Ce fléau qui avait martyrisé sa chair s'en allait pour ne plus revenir. Par la suite, lui advint ce bonheur que trois fils & cinq filles lui naquirent. L'ancienne grande malade était désormais, par les miraculeuses Prières du Saint, vaillante mère de huit enfants.
L'on était au mois de septembre de l'année 1831, lorsque l'on vit arriver à Nizegovrondsk, ville de la province de Sibvisk, un propriétaire foncier répondant au nom de Nicolas Motovilov, lequel était alors en proie à diverses maladies, qui lui causaient de terribles souffrances, jusqu'à ce que la toute merveilleuse Prière du Saint, miraculeusement, le guérît. Voici à peu près en quels termes son journal relate sa spectaculaire guérison. « C'est par le grand Starets Séraphim », y écrivait-il, « que je fus guéri de douleurs plus atroces qu'on ne saurait jamais l'imaginer, occasionnées par des rhumatismes auxquels s'adjoignaient d'autres maladies diverses. Mon corps tout entier en était perclus. J'avais les jambes roidies, & les genoux enflés. Mes hanches & mes épaules n'étaient plus que plaies. Trois années durant, je souffris tous ces maux, endurant d'insupportables douleurs, sans espoir aucun de guérison. Mais voici comment, tout inopinément, survint nonobstant ma délivrance : Le 5 septembre 1831, l'on me conduisit à Sarov . Le 7 & le 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge, je pus, par deux fois, m'entretenir avec le Saint Père Séraphim dans sa cellule, sans toutefois que mon état en fût modifié. Le 9 septembre, ce fut à son petit Désert sis non loin de là, que je lui fus amené, auprès de sa fontaine, qui, bénie par ses prières, était, rapportait-t-on, devenue miraculeuse. Juché sur quatre hommes, & tandis qu'un cinquième me soutenait la tête, je fus donc déposé près de lui, à ses pieds. Ce fut donc dans cette clairière, sur les rives du fleuve, que l'on m'adossa à un énorme pin. Une foule de visiteurs pèlerins se pressait tout autour du Starets, cherchant à s'entretenir avec lui. Comme je l'implorai de me secourir &, par ses saintes Prières, de m'octroyer la guérison, le Saint Père Séraphim me fit cette réponse : « Mais tu sais bien que, pour ma part, je ne suis point médecin! A qui veut obtenir guérison de ses maux, il sied de recourir aux lumières de la science. » Je lui fis, pour lors, le récit détaillé de mes souffrances. J'ajoutai qu'il n'était rien que je n'eusse mis en oeuvre pour tâcher de recouvrer la santé, mais que, néanmoins, rien n'y avait fait, que je n'étais nullement guéri, & qu'il n'était plus pour moi de guérison possible, ni même seulement d'espoir de guérison, sinon de par l'Opération de la Grâce Divine ; mais que je n'étais malgré tout qu'un pécheur devant Dieu, que je n'avais point, de ce fait, libre accès, dans mes prières, auprès de mon Seigneur & de mon Dieu, & que c'était pour toutes ces raisons que je venais quérir ses Saintes Prières, par quoi le Seigneur, j'en étais au fond de moi persuadé, ne manquerait pas de me sauver ». « - Crois-tu, » me demanda-t-il, « que notre Seigneur Jésus Christ est Vrai Dieu & Vrai Homme, & que la Très Sainte Mère de Dieu est la toujours Vierge Marie? ». « - Je le crois », répondis-je. « Crois-tu », poursuivit-il, « que le Seigneur qui, antan, d'une seule Parole, ou d'un simple attouchement guérissait à l'instant toutes les maladies des hommes, peut encore, en ce jour, de même sorte, & tout aussi aisément qu'alors, guérir d'un seul mot de Son Verbe Tout Puissant tous ceux d'entre les êtres qui requièrent Sa Grâce, dont ils ont tant besoin? Crois-tu également que soit auprès de Lui Toute Puissante aussi l'Intercession en notre faveur de Sa Mère Toute Sainte ? Et encore, que le Seigneur Jésus-Christ, par les suppliques ardentes de Sa Mère Très Chère, puisse, de la même manière, aujourd'hui, sur-le-champ, d'une seule Parole de Lui, te donner l'entière guérison? » Je l'assurai que, pour ma part, c'était sincèrement que, de tout mon coeur & de toute mon âme, j'y croyais fermement, & que, du reste, si je n'eusse point cru, je n'eusse point demandé d'être amené jusqu'en ces lieux-ci, pour m'y trouver à ses côtés, à dessein d'y implorer de plus près ses Prières Saintes. Sur quoi il conclut en ces termes : « Si donc tu crois de la sorte, alors, te voici guéri! ». « Comment se pourrait-il, », m'étonnai-je, « que je fusse guéri , puisque vous me soutenez encore, mes gens & vous, sur vos bras étendus? ». « - Non, »m'assura-t-il. "Te voici maintenant parfaitement sain de corps". Intimant aux hommes qui me soutenaient l'ordre de me lâcher, il me prit aux épaules, me fit mettre debout, & me campa bien droit sur mes jambes, me disant : « Sois désormais plus assuré. Prends sur le sol un appui ferme. Fort bien ! C'est cela! N'aie crainte! Te voici désormais en parfaite santé. » A cet instant, il me contempla, radieux, avant que d'ajouter : « Eh bien! Tu vois que tu tiens debout, à présent! ». « Que je le veuille ou non, il est bien vrai que je tiens debout," constatai-je. " Cependant, c'est vous qui me soutenez fortement aux épaules ». Alors, il ôta ses mains de derrière mon dos, insistant : « Voici, en cet instant, je ne te tiens plus du tout; ce n'est plus moi qui t'aide. Tu te tiens seul, fermement sur tes jambes. Allons! Marche hardiment, petit père : Le Seigneur t'a guéri. Allez! avance-toi." D'une main, il me saisit la main, tandis que de l'autre il me poussait légèrement dans le dos, de façon à guider mes pas sur le sol inégal que formait en son milieu la pelouse, tout autour du grand pin. « Vois, » admira-t-il, « ami de Dieu, comme tu marches bien! ». « C'est sans doute », repartis-je, « que vous avez eu la bonté de bien vouloir me guérir, & ce sera la Mère de Dieu Elle-même qui aura prié pour que le miracle eût bien lieu. »Mais, lui, plus humblement, l'air de rien : « Tu aurais aussi bien marché sans mon aide ! Et tu marcheras toujours bien, désormais ! Allez! Avance encore! » Et il se mit à me pousser pour me faire avancer. « Mais », m'inquiétais-je. « Je crains de tomber, ainsi, & de me faire mal! ». « - Non! » répartit-il avec assurance. « Tu ne te feras aucun mal. Au contraire, marche sans crainte! » Je ressentis lors soudain m'animer, du dedans de moi, une force divine, et j''avançai d'un pas assuré. Le Père Séraphim m'arrêta net : « Il suffit! Tu as donc bien acquis la ferme conviction que le Seigneur t'a complètement guéri? Oui, le Christ a pris sur Lui tes péchés, & t'a purifié de tes iniquités. Vois-tu quel grand miracle vient d'opérer en toi le Seigneur ? A cause de quoi, crois en Lui, crois en notre Christ Sauveur, sans douter jamais, & nourris une solide espérance en la miséricordieuse compassion qu'Il te porte. De tout ton coeur, aime-le, attache-toi à Lui de toute ton âme, espère toujours en Lui, d'une espérance que rien ne saurait ébranler , & rends grâce à la Reine des Cieux pour la grande pitié qu'Elle t'a manifestée. Mais pour ce que ton état infortuné, trois ans durant, a épuisé tes forces vives, prends garde de ne point te remettre à trop marcher, ni trop vite. Accoutume-toi tout doucement à la marche. Et veille sur ta santé, désormais, comme étant un Don précieux que Dieu t'octroyé. » Nous eûmes encore un long entretien spirituel. Puis il me renvoya à l'hôtellerie des visiteurs parfaitement guéri, corps & âme. Nombre de pèlerins qui s'étaient trouvés là pour assister à ma guérison m'avaient précédé au Monastère, où ils proclamaient à la face de tous ce grand miracle accompli par Saint Séraphim.
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L' ENTRETIEN AVEC MOTOVILOV
Après sa guérison miraculeuse, Motovilov faisait de fréquentes visites au Monastère. Au cours d'un entretien qu'il eut avec Saint Séraphim, à la fin du mois de novembre 1831, il connut le double bonheur de le voir briller dans la Lumière Incréée de la Grâce qui le transfigurait tout, & de s'entendre dire que la Vie Chrétienne se doit de devenir Vie en l'Esprit-Saint. Voici ce que relate le journal de Motovilov, retrouvé parmi les archives du Monastère de Diviyévo, où Hélène Motovilova, devenue veuve, s'était retirée pour prendre le voile : " Le ciel était blanc de nuages, et la neige qui tombait continuellement faisait à la terre un épais manteau, quand le Starets Séraphim m'invita à m'asseoir à ses côtés, sur un tronc d'arbre qui gisait à terre. " Le Seigneur m'a révélé que, tout enfant, tu désirais connaître le but de la Vie Chrétienne. On t'exhorta alors à te rendre à l'église, à prier, à accmplir des Oeuvres Bonnes - c'est en cela, te disait-on, que réside le but de la Vie Chrétienne. Mais cette réponse ne pouvait que te décevoir. Et c'est la vérité que la prière, que le jeûne, que la veille, comme aussi toute l'ascèse, sont choses bonnes en elles-mêmes. Le but de la Vie Chrétienne n'est pas seulement de les accomplir toutes, car elles ne sont que moyens et médiations. L'essence même de notre vie de Chrétien, c'est l'acquisition du Saint Esprit. Il faut que tu saches que seule l'Oeuvre Bonne, née d'amour pour le Christ, porte les fruits du Saint Esprit. De là découle harmonieusement cette certitude : la possession de l'Esprit Saint, tel est le but de notre vie". " En quel sens pouvez-vous parler à notre intention de gain, pour ainsi dire, de l'Esprit Saint? Je ne comprends pas bien cela". " Je gagne signifie j'acquiers," répondit le Saint. "Pour toi, tu sais certainement ce que signifie : Je gagne de l'argent? La même chose vaut aussi pour l'Esprit Saint. Pour l'homme du commun, le but de notre vie sur terre, c'est de gagner de l'argent, ou d'acquérir honneur, primautés et préséances. Le Saint Esprit est également un capital. Il est même le capital éternel; il est l'unique trésor à jamais inépuisable. Chaque oeuvre née d'amour pour le Christ porte en elle la Grâce de l'Esprit Saint. C'est par la Prière, cependant, qu'on atteint le plus facilement à cette Grâce : car elle est l'instrument dont nous disposons. Il peut se faire que tu éprouves par hasard le désir de te rendre à l'église, mais que l'église se trouve au loin, ou que l'office ait pris fin. Il se peut encore que tu désires justement faire l'aumône à quelque pauvre, mais que tu ne rencontres point de pauvre. Peut-être voudrais-tu devenir impassible, mais tu n'en as pas la force. Pour ce qui est de la Prière en revanche, elle est toujours offerte. Elle est toujours donnée au riche comme au pauvre, à l'humaniste comme à l'ingénu, au fort comme au faible, au bien portant comme à l'invalide, au juste comme au pécheur. Le pouvoir de la Prière est prodigieux, et il n'est rien comme elle pour attirer le Saint Esprit." " Petit Père, dis-je, vous parlez toujours de cette Grâce du Saint Esprit qu'il nous faut acquérir; mais comment, où puis-je la voir? Si les Bonnes Oeuvres sont visibles, le Saint Esprit, Lui, peut-il devenir visible? Comment puis-je savoir s'il est ou non avec moi?" " La Grâce du Saint Esprit, qui nous a été donnée à notre baptême, brille dans nos coeurs en dépit de nos péchés et des ténèbres qui nous environnent. Elle se manifeste au sein d'une indicible Lumière aux êtres auxquels le Seigneur fait part de Sa présence. C'est de manière tangible que les Saints Apôtres ont éprouvé la présence du Saint Esprit ". " Comment, lui répondis-je alors, pourrais-je, moi aussi, Le voir de mes propres yeux? " Le Père Séraphim se serra contre moi : " Mon bien-aimé, nous sommes tous deux maintenant dans l'Esprit. Pourquoi ne me regardez-vous pas?" . " Batiushska, je ne puis vous regarder, parce que votre visage s'est fait plus lumineux que le soleil et que mes yeux en sont éblouis". " N'aie crainte, car toi aussi tu es à présent, tout comme moi, porteur de lumière. Toi aussi à cette heure tu as été inondé du Saint-Esprit. Tu ne pourrais sans cela me regarder comme tu le fais". Et, se penchant vers moi, il me chuchota : " De tout mon coeur, j'ai supplié le Seigneur qu'Il voulût bien te juger digne de voir de tes yeux corporels cette descente de Son Esprit Saint. Et voici qu'en Sa grande miséricorde, Il a consolé ton coeur, comme une mère réchauffe ses enfants. Alors, mon bien-aimé, pourquoi ne me regardes-tu pas? N'aie crainte : le Seigneur est avec toi ! ". Je le regardai et fus pris d'un frisson.
Imaginez le soleil, au plus fort de ses rayons, dans son éclat de midi; imaginez qu'au centre du soleil vous voyiez une face humaine deviser avec vous. Vous percevez les mouvements de ses lèvres, l'expression de ses yeux, vous entendez sa voix, vous sentez un de ses bras vous entourer l'épaule, mais vous ne voyez ni cette main, ni ce visage, rien que l'aveuglante lumière qui irradie partout autour de vous, et dont l'éclat illumine l'étendue neigeuse et les flocons voltigeant alentour. "Que sens-tu?" me demanda-t-il. " Un calme et une paix indicibles". " Mais encore, que sens-tu ? " . " " Mon coeur est inondé d'une indicible joie", dis-je. " Cette joie que tu ressens n'est rien devant la Joie dont il est écrit : " Ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est jamais monté au coeur de l'homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qui L'aiment " ( I Cor. 2, 9). A nous, il n'a été donné qu'une ombre de cette Joie. Que dire alors de la véritable Joie?...Que sens-tu encore, ami de Dieu? " . " Une chaleur inexprimable", lui dis-je. " Quelle sorte de chaleur? Nous sommes en pleine forêt et partout autour de nous, tout n'est que neige... De quelle sorte est cette chaleur que tu ressens ? ". " C'est comme lorsque je me baigne dans l'eau chaude, fis-je. Je sens encore un parfum comme je n'en ai point senti jusqu'à présent de semblable". "Je sais, je sais, dit-il. C'est exprès que je te le demande. Ce parfum que tu sens est le parfum de l'Esprit Saint. Et cette chaleur dont tu parles n'est pas dans l'atmosphère, mais au-dedans de nous. C'est réchauffés par elle que les Ermites n'avaient nulle crainte de l'hiver, car ils portaient la tunique de la Grâce qui leur tenait lieu de vêtement..." Le Royaume de Dieu est au-dedans de nous" ( Luc 17, 21). L'éclat dans lequel nous nous tenons maintenant le montre assez. Voici ce que signifie être rempli de l'Esprit Saint". " Aurai-je le souvenir du gage de la miséricorde qui nous a visités aujourd'hui, demandai-je". " Je crois que le Seigneur t' aidera à le garder dans ton coeur, parce que ce n'est pas à nous seulement qu'il a été donné, mais, par notre médiation et par notre truchement, au reste du monde. Va en paix! Le Seigneur et la Mère de Dieu soient avec toi!" Lorsque je le laissai, la vision n'avait pas cessé. L'Ancien se trouvait à la même place qu'il avait au commencement de notre entretien et la lumière indicible que j'avais vue continuait de l'environner".
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Par la puissance de la vénérable Croix, & par la force de la Prière des Saints, le Starets Séraphim guérissait jusqu'aux possédés même. "J'étais là", raconte Likatsevski, un paysan de Sarov, " lorsqu'une démoniaque que plusieurs hommes maintenaient à grand peine fut amenée dans le vestibule de la cabane qui, au désert, abritait le Solitaire. Tout au long du chemin, elle s'était débattue. Une fois parvenue là, elle fut pour ainsi dire précipitée à terre et, secouant frénétiquement la tête, elle ne cessait de crier : " Il va me brûler! Il va me consumer!" Saint Séraphim sortit de sa cellule et tenta de lui faire boire quelques gouttes d'eau bénite. Mais, comme la femme se refusait à ouvrir la bouche, ce fut non sans mal qu'il y parvint. Nous tous qui étions présents vîmes en cet instant lui sortir de la bouche quelque chose qui ressemblait à une fumée. Lorsque le Starets eut fait sur elle le signe de la Croix vénérable et qu'il lui eut lu une prière, la possédée reprit ses sens et, d'elle-même, commença de se mettre en prière. Je la revis plus tard, à l'église du Monastère de Sarov, totalement guérie, & je lui demandai comment elle se sentait : " Grâce à Dieu, répondit-il, et par les prières de Son Saint, je ne me ressens plus maintenant de ma maladie d'antan".
Saint Séraphim accomplissait de la sorte une foule de miracles, & dans les cas mêmes de maladies fort graves. Nombre d'entre ces miracles ont été relatés, mais il en est aussi beaucoup d'autres dont le souvenir n'est gravé que dans le seul coeur des miraculés. Il n'en a été rapporté ici que bien peu d'exemples. Mais jamais le Staretes, riche des Charismes de l'Esprit, ne changeait sa conduite : il avait coutume d'oindre les malades avec l'huile de la veilleuse qui, dans sa cellule, brûlait devant l'icône de la Mère de Dieu Miséricordieuse. A qui l'interrogeait sur la cause d'une semblable attitude, il répondait : " Nous lisons bien dans la Sainte Ecriture que les Apôtres "chrismaient nombre de malades et les guérissaient" ( Marc 6, 13). Et nous, qui imiterions-nous, sinon les Apôtres?".
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Le Temps que lui laissaient ses obligés, le Saint le consacrait à la Prière. Dans le même temps que, pour le Salut de son âme, avec l'application & la régularité qui lui étaient coutumières, le Saint Père Séraphim s'acquittait de son canon de prières, il ne se lassait pas de prier Dieu et de Le supplier avec feu pour tous les Chrétiens Orthodoxes, qu'ils fussent vivants ou endormis dans le Seigneur. Aussi, lorsqu'il lisait le Psautier, n'omettait-il jamais, à chaque verset, de faire monter de tout son coeur vers Dieu ses suppliques. Il en était pour les vivants : " Sauve, Segneur", implorait-il, " tous les Chrétiens Orthodoxes et prends-les en pitié, avec tous ceux qui vivent en chacun des lieux où s'exerce Ta domination. Accorde-leur, Seigneur, la santé du corps et de l'âme. Pardonne-leur tout péché volontaire et involontaire et, par leurs saintes prières, prends aussi pitié de moi, pécheur". Ses autres demandes étaient pour ceux qui dorment : "Accorde le repos, Seigneur, aux âmes de tes serviteurs qui reposent, à nos ancêtres, à nos Pères Saints, aux Orthodoxes d'ici et de partout ailleurs. Accorde-leur, Seigneur, Ton Royaume, et la jouissance de Ton infinie et bienheureuse Vie, et pardonne-leur tout péché volontaire et involontaire".
Durant la prière, le saint accordait une importance extrême aux cierges de pure cire qui, dans sa cellule, brûlaient devant les icônes. De cet usage, il s'expliqua à Nicolas Motovilov, durant l'entretien qu'au mois de novembre 1831 il eut avec lui : " Voyant chez le Starets, raconte Motovilov, une multitude de veilleuses et un nombre encore plus grand peut-être de cierges, grands et petits qui, à force de couler sur les divers plateaux où ils brûlaient en cercle, y laissaient des monticules entiers de cire, je pensai en moi-même : " Qu'a donc le Patérouli à allumer une telle infinité de veilleuses et de chandelles, dont la pièce se trouve chauffée jusqu'à l'étouffement?" Et lui, comme s'il lisait dans mes pensées, me dit pour leur imposer silence : " Toi, ami de Dieu, tu aimerais savoir la raison qui me fait allumer devant les icônes tant de veilleuses et tant de cierges. La voici : comme tu n'es pas sans le savoir, j'ai pour m'aimer des gens qui se montrent aussi généreux avec mes petites orphelines du moulin. ( Note : C'est ainsi que Saint Séraphim appelait les soeurs du Monastère séraphiméen de Diviyévo). Ils viennent me porter de l'huile et des cierges et me supplient de prier pour eux. Lorsque je lis mon office, je les mentionne une fois au commencement. Mais comme leurs noms sont une multitude et que je ne puis les redire en chaque endroit de l'office où il me faudrait les mentionner, parce que le temps n'y saurait suffire, j'allume à leur intention tous les cierges comme autant de sacrifices agréables à Dieu, un pour chacun d'entre eux. Pour certains, un grand cierge, pour d'autres, une veilleuse. Et lorsque, durant l'office, il me faut en faire mention, je dis : " Seigneur, souviens-Toi de tous Tes serviteurs, pour les âmes desquels moi, le pauvre Séraphim, ai allumé devant Toi ces cierges et ces veilleuses". Que ceci n'est pas le fruit d'une fantaisie due à moi seul, ni la suite de quelque zèle particulier, et qui ne puiserait pas sa source dans un quelconque commandement divin, je t'en donnerai pour preuve les Paroles de la Divines Ecriture. Là il est dit que Moïse entendit la voix du Seigneur lui enjoignant de "faire brûler une lampe perpétuelle dans la tente du témoignage (et)... que (devrait l'y faire) brûler Aaron et ses fils, du soir jusqu'au matin devant le Seigneur" ( Ex 27, 20-21). Voici, ami de Dieu, d'où la sainte Eglise a tiré cette coutume qui, dans les temples saints et dans les maisons des Chrétiens, fait s'allumer des veilleuses devant les saintes icônes du Seigneur, de la Mère de Dieu, des Anges et des Saints hommes qui ont su plaire au Seigneur".
Il est un témoignage aussi, selon lequel, tandis qu'il était en prière, le Saint s'éleva, un jour, dans les airs. D'après le récit de la princesse E.S., son neveu, qui était très mal, était venu de Saint Pétersbourg pour la voir. Celle-ci le conduisit à Sarov, chez Saint Séraphim. Le jeune homme était si malade et si faible qu'on l'avait porté sur une civière jusque dans la cour du Monastère. En cet instant, le Saint était sur le pas de sa porte, comme s'apprêtant à venir à la rencontre de son visiteur épuisé. Sans plus tarder, il enjoignit qu'on le portât à sa cellule. Et, se tournant vers le malade : " Toi aussi, ma joie", lui dit-il, "prie pour moi tandis que je prierai pour toi. Seulement, prends bien garde derester allongé comme tu es là, et de ne point te retourner de l'autre côté". Docile, le jeune homme fut longtemps ainsi, sans oser bouger. Mais à la fin, mû par la curiosité et n'y tenant plus, il désira de voir ce que faisait le Starets. Se retournant alors, il le vit qui priait sans prendre appui sur le sol. A cette vue, pour le moins inattendue, il laissa échapper un cri. Saint Séraphim, qui avait achevé sa prière, s'approcha de lui : " Et maintenant, lui dit-il, tu vas sans nul doute clamer partout que Séraphim est Saint et qu'il prie dans les airs! Le Seigneur aura pitué de toi... Seulement, prends garde de te ceindre de silence et de ne rien dire à personne, jusqu'au jour de ma délivrance. Sans quoi ta maladie reviendrait". Le malade se leva lors de son lit, et, s'aidant dans sa marche des bras secourables du Starets qui s'étaient offerts à lui, il sortit de la chambrette. A l'hôtellerie du Monastère, de tous côtés, les questions importunes fusèrent : Qu'avait fait, qu'avait dit le Père Séraphim? Mais, à l'étonnement de tous, pas un mot ne sortit de la bouche du jeune homme. C'est ainsi que, tout-à-fait remis, il partit pour Saint-Pétersbourg. Après qu'un certain se fut écoulé, il retourna chez sa tante, la princesse E.S. Là, il apprit que le bienheureux Ancien Séraphim avait trouvé le repos de ses peines. Alors le témoin oculaire raconta la Prière miraculeuse du Saint.
De la « Fontaine théologale » qui avait reçu nom : "Source de Séraphim", le Bienheureux avait accoutumé de dire : " J'ai prié afin que l'eau de la fontaine devînt médicinale." Depuis lors, cette eau avait reçu de singulières vertus de guérison. Elle ne se corrompait point, quand bien même elle demeurait de longues années dans des flacons que l'on n'avait pas pris garde de boucher. A toute époque de l'année, l'onvoyait y affluer malades et bien-portants, qui jamais ne s'y plongeaient qu'ils n'en retirassent quelque bien ou profit particulier. Il en était beaucoup que faisaient souffrir des plaies effrayantes, et que le Saint incitait à venir se baigner à l'eau de cette fontaine : Et c'était miracle de voir comme tous guérissaient. Des aveugles s'y lavaient le visage et recouvraient la vue. Et il se trouvait même, pour y boire, des personnes qui, à l'instant, devenaint purs des plus graves maladies.
L'année 1830, où sévit une terrible épidémie de choléra, une multitude de fidèles, venus parfois des contrées les plus reculées de la Sainte Russie, se pressa au "puits de Séraphim". Là, par la seule vertu de cette source, chacun selon sa foi trouvait, qui le soulagement de ses peines, qui la guérison de ses maux. Il n'en faut pour preuve que l'histoire de Teplov qui, officier de cavalerie dans la province de Catherinoslavlié, où le choléra faisait rage, se souvint d'une parole fortuite que Saint Séraphim lui avait dite un jour, comme en passant : " Si tu es en proie au malheur, songe à passer par la cellule du pauvre Séraphim; lui priera pour toi". Ce souvenir incita Téplov et sa femme à adresser, bien que de très loin, une supplique au Père Séraphim, afin qu'il les délivrât de cette funeste maladie. Et voici que, dès la nuit suivante, le Saint apparut en songe à l'épouse de Téplov, lui enjoignant d'aller à la fontaine théologale, afin de puiser de l'eau dont elle boirait, ainsi que son mari, avec sa famille toute entière et tous ses serviteurs, après qu'ils s'y seraient tous baignés. Pleins d'une foi aveugle en la force de sa prière, les époux Téplov se rendirent à la fontaine de Saint Séraphim. Après y avoir bu et s'y être lavés, ils remplirent de cette eau tout un tonnelet, qu'ils rapportèrent au domaine. Et, en effet, nombre de malades de la maison des Téplov, déjà moribonds pour la plupart, obtinrent ainsi une miraculeuse guérison. Dès lors, il ne se trouva plus chez les Téplov une seule personne pour être victime du choléra. (Note : La "source de Saint Séraphim" fut détruite en 1927, lorsque le Monastère de Sarov fut transformé en camp de travaux forcés).
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Le rayonnement de l'Ascète, que l'Esprit avait inondé de Sa Grâce, s'exerçait fort loin, bien par-delà les limites reculées du Désert de Sarov. Cela venait aussi de ce que le Saint s'était attaché, avec un zèle tout particulier, à multiplier les Monastères de femmes dans la contrée environnante. Bouleversante était la vue des liens indéfectibles d' infrangible Amour qui le retenaient uni par la Prière à la Communauté des Moniales de Divyévo. Ce Couvent avait été fondé aux entours de l'année 1780 par la veuve d'un colonel, Agathe Méligounova, que son défunt mari avait, dans un âge tendre encore, laissée, richement dotée, seule à la tête de grands biens & de domaines immenses. Et quoique très jeune femme encore, elle avait néanmoins songé à se consacrer à Dieu pour le restant de ses jours. Elle avait donc, dans cette intention, parcouru à la ronde quantité de Monastères & autres lieux de Pèlerinages, cherchant celui qui retiendrait son coeur pour s'y fixer sa vie durant. Et voici que, lors d'une halte qu'elle faisait, à quelque vingt kilomètres de distance du Monastère de Sarov, au village dit de Diviyévo, où, prenant quelque repos en son fatigant voyage, elle se trouvait en cet état incertain qui marque le passage de la veille au sommeil, la Mère de Dieu, tout soudain, lui apparut, qui l'invitait à demeurer en ces lieux mêmes, pour y fonder une église à la gloire de Son Icône Miraculeuse, dite de la Vierge de Kazan. Plus tard, d'autres femmes venues livrer le bon combat de la divine ascèse se joignirent ainsi à la pieuse Agathe qui ayant, sur ces entrefaites, revêtu le grand habit de pénitence - ce qui est dire le Schème Angélique des Saintes Moniales -, avait pris le nom nouveau d'Alexandra. C'est ainsi que furent jetés les fondements du Monastère de Diviyévo, auquel le nom de Saint Séraphim de Sarov demeure attaché d'un lien indissoluble. En effet,avant que de mourir, la fondatrice de cette maison s'en était remise elle-même au Père Séraphim du soin de veiller sur ses Moniales, et ce, bien qu'à cette époque, le Saint n'eût encore été que Hiérodiacre. La même recommandation de veiller sur ses Moines ne laissa pas d'être réitérée à Saint Séraphim, par l'Higoumène du Monastère d'hommes de Sarov, le bienheureux Père Pachôme, sur son lit de mort. Tant se pouvait pressentir en ce jeune Moine le Saint à venir. Aussi était-ce avec une sollicitude & une tendresse toutes paternelles que le Saint veillait sur les petites Soeurs de Diviyévo qui, de leur côté, venaient à tout bout de champ le trouver, lui demandant, qui, de recevoir sa bénédiction, qui, d'être affermie dans sa première foi, que le doute & les difficultés du moment ne laissaient pas d'éprouver. Et lui, ses salutaires conseils, que son ineffable bonté rendait plus doux encore à entendre, c'est en père affectueux que de toute son âme il les prodiguait et, comme s'il s'identifiait à elles, il en était venu à tout partager avec elles de leur règle de prières monastiques & de leur Vie Angélique.
Par les Prières du Saint, et grâce aux dons de la multitude de ceux qu'il avait guéris, la petite Communauté des Moniales de Diviyévo ne tarda pas à s'accroître. Bientôt, Saint Séraphim la scinda en deux parties, qu'il plaça cependant sous une même gouverne spirituelle. Car, le serviteur de Dieu regardait comme une chose inopportune, voire nuisible, que les jeunes vierges demeurassent en la compagnie des veuves. Observant fidèlement les instructions de la Toute Sainte Mère de Dieu qui l'éclairait, il choisit à Diviéyévo, non loin de l'église de Kazan, dans un domaine qui leur avait été abandonné, un endroit où iil fit installer un moulin à l'usage des Religieuses. Dans une cour réservée, l'on édifia encore de nouvelles cellules et, par la suite, une seconde église, de façon que cela pût paraître un nouveau Monastère. Le Saint constituait donc de la sorte un Couvent, bien distinct de celui qu'avait établi Agathe Méligounova, et qui mérita le nom de "séraphiméen". "C'est par la volonté de Dieu et de la Toute Sainte Mère de Dieu, aimait-il à dire, que tout cela se fit."
Veillant sur ses Filles de Diviyévo et sur celles, plus encore, de la nouvelle Communauté, qui resteraient à jamais pour lui les "petites Soeurs du Moulin", le Bienheureux ne se lassait pas de leur adresser des consolations bien propres à les fortifier, au sein des épreuves et des afflictions que la très laborieuse existence monastique ne pouvait manquer de comporter. Ainsi, grâce au rayonnement intense du Saint Hésychaste, le Monastère commença d'attirer un nombre toujours croissant de Moniales, venues, sous sa conduite paternelle, embrasser le Monachisme en si agréable odeur à Dieu. Pour certaines, c'était mues par un sentiment de gratitude que, leur santé une fois recouvrée par l'intercession du Starets, elles se consacraient au Seigneur. Pour d'autres, c'était l'oeil prophétique du Clairvoyant qui, dès longtemps, avait discerné en elles la vocation pour cette vie à laquelle il les avait donc formées de bonne heure. Et lorsque les Nonnes, inquiètes de l'avenir, commencèrent à s'affliger de ce que l'avenir matériel de la maison n'était pas assuré, il sut, comme toujours, les consoler : c'était la Reine des Cieux Elle-même, disait-il, qui avait élu pour elles ce lieu; aussi ne manquerait-Elle pas de les secourir en toutes choses, jusqu'à ce qu'Elle leur obtînt les biens matériels, avec les spirituels, comme elle l'avait toujours fait pour le Monastère de Sarov. Il ajoutait encore qu'en ce qui le regardait lui, " le pauvre Séraphim", il ne cesserait jamais de fléchir les genoux devant la Mère de Dieu, l'implorant sans répit pour ses Filles de Diviyévo. Les Soeurs vouaient, du reste, au Saint une obéissance parfaite. Elles ne faisaient rien sans sa bénédiction. Et lorsque l'une d'elle venait à quitter le Monastère pour quelque temps, elle ne manquait pas de venir demander à leur Père sa bénédiction, avant son départ comme après son retour.
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Voici quel étrange prodige rapporta Matrona Pleptséyiéva, Moniale au Monastère de Diviyévo : « Lorsque j'arrivai au Monastère, le Saint Père Séraphim me bénit pour que je pusse m'acquitter de ma diaconie, qui me plaçait à la cuisine, où il me fallait apprêter le repas de toutes mes Soeurs. Mais un soudain manque de maîtrise de moi-même, assorti d'une subite tentation que me suscitait le démon, me firent l'âme si abattue et l'humeur si chagrine, qu'ayant pris cette diaconie en irrépressible horreur, je suivis la brusque impulsion qui me poussa, à l'insu de tous et sans nulle bénédiction, à déserter sur-le-champ le Monastère. Sans nul doute le Starets avait-il déjà eu connaissance, en son for intime, de cette épreuve qui m'était échue, car il m'intima l'ordre soudain de venir le trouver. Nous étions au troisième jour après la Fête des Saints Apôtres Pierre et Paul lorsque je me mis en route. Tout au long du chemin, je ne cessai de pleurer. Parvenue à sa cellule, je prononçai la prière d'introduction coutumière. Lui, fit entendre l'"amen" canonique et, tel un tendre père, sortit à ma rencontre. Me saisissant par les deux mains, il m'introduisit dans sa cellule : " Ma joie, me dit-il, tout le jour je t'ai attendue". Je lui répondis au travers de mes larmes : " Mais, Patérouli, tu sais bien, toi, ce qu'est ma diaconie, et qu'il ne m'était pas possible d'arriver plus tôt. Dès que j'eus achevé de cuisiner le repas de mes Soeurs, je me suis mise en route pour venir ici, et, tout le long du chemin, je n'ai cessé de pleurer". De son mouchoir, l'Ascète essuya mes larmes. " Ce n'est pas en vain, Mitéroula - petite Mère -, dit-il, que tes larmes mouillent la terre". Puis il m'emmena devant l'icône de la Toute Sainte Mère de Dieu Miséricordieuse : " Fais une métanie, Mitéroula, me dit-il, et embrasse la Reine des Cieux. C'est Elle qui te consolera". Je fis une métanie, j'embrassai l'icône, et je me sentis l'âme baignée d'une telle joie que j'en fus toute entière revivifiée. Après quoi, le Père Séraphim me dit : " Mitéroula, rentre, maintenant, à l'hôtellerie et, demain, rejoins-moi là-bas au Désert". "J'ai peur, Patérouli, d'aller seule au Désert, si loin", lui dis-je. Mais lui, de répondre : " Pour toi, Mitéroula, lorsque tu seras en route pour le Désert, ne cesse pas de dire à haute voix : " Seigneur, aie pitié". Et, sans plus tarder, il commença lui-même de psalmodier quelques "Kyrie eléison" - "Seigneur aie pitié" - . Je fis ce qu'il m'avait dit. Le jour suivant, tout le long du trajet, je ne cessai d'égrener mes "Seigneur, aie pitié". Et loin de ressentir la moindre crainte, je me sentis au contraire au comble de la joie. Là-bas, dans le lointain, le petit Emitage se dessinait. Tout-à-coup, j'aperçus, assis non loin de sa cellule, sur une grosse souche, le Père Séraphim, et, tout près de lui, un ours énorme. La peur me figea comme une statue de sel et, du plus fort que je pus, je me pris à crier : " Patérouli, je meurs!" Et, terrifiée, je tombai à terre. Au bruit de ma voix, il donna à l'animal une légère tape et lui fit signe de la main. Immédiatement, l'ours, tel une créature douée de raison, s'enfonça dans les profondeurs du sous-bois. Ce spectacle me fit trembler d'épouvante. Déjà l'Ermite était à mes côtés, m'adjurant de me défaire de toute crainte. Je n'avais pas cessé de crier : "Au secours! Je meurs!". " Non, Mitéroula, me dit le Starets, tu n'es pas sur le point de mourir. La mort est loin de toi. Ici, tout n'est que joie !". Il me mena alors jusqu'à cet arbre où je l'avais vu quelques instants plus tôt assis. Il fit une prière et, m' y ayant fait asseoir à mon tour, il s'y assit lui-même. Mais à peine étions-nous installés que, subitement, de l'épaisse forêt, le monstre émergeait; et, s'étant approché, il se coucha aux pieds du Bienheureux. Maintenant que la bête effrayante était là, si proche de moi, à me toucher, une terreur panique me prenait. Cependant, je constatai que l'attitude du Père Séraphim était exempte de toute crainte et que, sans hésitation aucune, il l'engageait à venir manger du pain dans sa main. Alors, recouvrant mes esprits, je revins à moi. Le visage de mon Saint Patérouli me fit une impression de singulière étrangeté, tant il était irradié de Lumière et de Joie, semblable au visage d'un Ange. Lorsque je fus tout-à-fait calmée, mon Starets m'offrit le reste du pain et m'invita à nourrir moi-même son protégé. " Mais je crains, Patérouli, lui répondis-je, qu'il ne m'emporte la main, d'un coup de dents". Il me regarda : " Non, Mitéroula, fit-il, dans un sourire, sois assurée qu'il ne te mordra pas". Je pris alors le morceau qu'il me tendait et, de bonne grâce, je le partageai alors à l'ours, disposée même à lui en donner encore. Envers moi aussi, pécheresse, par les prières du Starets, l'animal se montrait pacifique, et comme apprivoisé. Le Père Séraphim me dit : " Te souvient-il, Mitéroula, de ce lion qui, sur les bords du Jourdain, servait Saint Gérasime? Le pauvre Séraphim, lui, est servi par un ours. Vois-tu? Quand les bêtes mêmes nous obéissent, toi, Mitéroula, tu t'es montrée pusillanime. Pourquoi faut-il donc que nous soyons incrédules? " Mais moi, dans ma naïveté, je ne pus que lui dire : " Patérouli, si mes Soeurs voyaient cet ours, elles mourraient de crainte". Il me fit cette réponse : " Non, Mitéroula, n'aie crainte que tes Soeurs ne le voient". "Mais si on venait à le tuer, je serais bien affligée". Et lui de répondre : " On ne saurait le tuer. Après toi, personne ne le verra". En moi-même, cependant, je ne cessai pas de me demander quel conte je ferais à mes compagnes de cette effrayante aventure. Mais l'Ancien coupa court à mes pensées : " Mitéroula, avant qu'il ne se soit écoulé onze années à compter de ma mort, tu ne parleras à quiconque de ce que tu as vu. Et Dieu te manifestera la personne auquel il faudra en faire le récit". Bien des années plus tard, la soeur Matrona vint s'acquitter de quelque tâche à l'ancienne cellule du Père Séraphim. Avec la bénédiction que celui-ci lui avait donnée de son vivant, l'iconographe Euthyme Vassiliev, dont le respectueux amour qu'il portait au bienheureux Ancien était connu de tous, y peignait. Comme elle le voyait ébaucher une icône du Saint, elle se prit soudain à lui dire : " Quelle belle chose ce serait de peindre un ours aux côtés du Père Séraphim!" Euthyme vassiliev s'enquit alors de la façon dont cette idée lui était venue. C'est ainsi qu'il fut le premier auquel la moniale conta l'extraordinaire prodige. La onzième année à compter de la dormition du Bienheureux venait alors précisément de s'écouler.
Ce fut le Starets Séraphim lui-même qui donna sa règle de prières au Couvent de Moniales de Diviyévo. Il y établit, à l'usage des petites Soeurs, les directions spirituelles nécessaires, entre lesquelles il leur indiquait comment elles devaient gérer les biens et les revenus de la Communauté. Les Religieuses du nouveau Monastère n'avaient pas, tout d'abord , d'église propre, ce qui était source de bien des difficultés. Mais, après qu'il eût été miraculeusement guéri par le Saint de Dieu, le même Mandorov dont il a déjà été parlé plus haut, mû par un sentiment de gratitude envers le Starets, vendit son bien et apporta cet argent à l'édification d'une grand église en pierre, au profit des "Soeurs du Moulin" qui, lorsqu'elle eut été solidement construite, fut dédiée tout ensemble à la Nativité du Christ et à celle de la Très Sainte Mère de Dieu. Sa consécration eut lieu durant l'année 1829.
Saint Séraphim détournait les Religieuses de vaquer à des tâches trop élevées pour elles. Le moulin à eau fut la seule exception qu'il fit. Mais il ne leur permettait point davantage de s'occuper à peindre, à exécuter sur soie des broderies au fil d'or ni d'autres travaux de même nature, qui exigent de l'esprie une attention soutenue, qui ressortissent plutôt au domaine de l'art, et qui les eussent empêchées de se concentrer sur la Prière du coeur. Resté depuis l'origine tel qu'en lui-même, il invoquait pour fondement de cette attitude, les canons de Saint Basile le Grand et de Saint Grégoire le Théologien, qui commandent aux Moines de ne pas s'astreindre à des travaux outrepassant les besoins du Monastère. Sur la question du travail manuel, le Saint exhortait à garder fidèlement ce précepte à la mémoire : " Entre les mains l'ouvrage, sur les lèvres la Prière".
De tous ces usages établis par le Saint Hésychaste, le Couvent de Diviyévo gardait la plus exacte observance. Le moindre manquement à ces préceptes ne manquait pas, du reste, d'engendrer des suites funestes pour la Communauté. Il n'était rien en vérité que Saint Séraphim ne tentât pour épargner à ses enfants les épreuves et les tribulations difficiles. L'on n'en veut pour exemple que ce cierge et cette veilleuse qui, sur son injonction, devaient brûler toujours, l'une devant l'Icône du Sauveur, & l'autre devant l'Icône de la Mère de Dieu, dans l'église de la Nativité du Christ, où, sans relâche, les Moniales s'y relayant incessamment, l'on donnait lecture du Psautier. Il ajoutait qu'à respecter scrupuleusement l'observance de cette coutume, la Communauté de Diviyévo préviendrait le malheur & l'affliction. Et que, ce faisant, l'huile ne ferait jamais défaut au Monastère. Un jour, pourtant, comme les fidèles avaient quitté l'église, la Diaconesse s'avisa que la veilleuse s'était éteinte, & qu'elle était vide. Or c'était là toute l'huile qui restait au Monastère. Elle se remémora, lors, les paroles de Saint Séraphim, &, constatant qu'elles ne s'étaient point accomplies, elle fut un moment en proie en doute, & songea qu'il n'y avait peut-être pas lieu non plus d'ajouter foi à tout le restant des prédictions qu'il avait faites. Sa foi en le Charisme prophétique du Saint s'en trouva comme ébranlée. Mais voici que, tout-à-coup, se fit entendre un crépitement. Levant la tête, elle s'aperçut que la veilleuse, à présent emplie d'huile à ras bord, était allumée, & qu'il y flottait deux billets de banque. Toute tremblante, elle courut chez l'Ancienne, Hélène ( Mandarova), à laquelle elle devait obéissance, et lui fit le récit de cet évènement. De surcroît, en chemin, un villageois l'aborda, qui lui fit don de trois cents roubles en coupures : il désirait, disait-il, alimenter la veilleuse perpétuelle pour le repos de l'âme de ses parents, et que leur nom fut mentionné par les Moniales.
Ne se contentant point de ce qu'il eût donné une règle de Prière aux Moniales de Diviyévo, Saint Séraphim fit plus encore en désignant, de son vivant, le lieu où l'on édifierait l'église du Monastère, à l'usage surtout des Religieuses, qui se voyaient, jusqu'alors, contraintes de recourir à la paroisse du village, pour la faire servir à leurs Offices monastiques. « Nous aussi , Mitéroula, », disait, en guise de consolation, le Saint à l'une de sesf Filles Spirituelles, « nous aussi, nous aurons notre église à nous. Nos troupeaux aussi, tant boeufs que brebis, paisseront notre terre. Nous les aurons tout à nous. Pourquoi donc nous affliger, Mitéroula? » C'est ainsi que le Père Séraphim créa ce couvent qui, comme il a été dit plus haut, mérita le nom de "séraphiméen", cette communauté bien distincte de celle qui, fort longtemps auparavant, avait été fondée par Agathe Maligounova. Mais pour le spirituel, il ne s'établit pas de clôture entre la fraternité du Moulin et celle de Diviyévo, et c'est Agathe, dont la mémoire lui était chère, qu'il regardait comme la Fondatrice des deux Monastères. Pour la Communauté qui venait de voir le jour, cependant, c'est en la Toute Sainte Mère de Dieu qu'il voyait sa Protectrice. "Sachez-le donc, Mitéroula, » confia-t-il ainsi à l'une de ses Nonnes, « ce lieu béni, c'est la Reine des Cieux Elle-même qui l'a élu, & choisi à la Gloire de Son nom, pour que les Saintes Moniales l'y vénérassent. Aussi vous sera-t-Elle toujours, au pis même des épreuves, Rempart & Protection ».
C'est avec la même sollicitude encore, & un amour égal que le Père Saint veillait sur la Communauté d'Ardatovski, comme sur celle aussi de Zelengorska, en fidèle intendant de la Mère de Dieu qui, dans une vision sublime qu'il avait eue, s'était remise à lui du soin d'assumer la direction spirituelle de ces Couvents de femmes.
Lorsqu'approcha la fin de sa vie terrestre, Séraphim fut jugé digne devant Dieu des Dons sublimes et admirables de la Grâce. Toute sa personne respirait la douceur et l'humilité. Ses paroles comme son enseignement spirituel, ses conseils comme son entretien exerçaient, en leur simplicité merveilleuse, un irrésistible ascendant sur les âmes. Gens de lettres et ignorants, riches et pauvres, laïcs et moines, tous retiraient de ses propos consolation et profit spirituel. Il n'était pas jusqu'aux tièdes, jusqu'aux incroyants même qu'il ne ramenât sur la voie du repentir. Le double Charisme de Clairvoyance et de Guérison dont le Saint s'était vu doué se faisait de jour en jour plus éclatant. Lisant à même les coeurs de ses visiteurs de quelle sorte était leur état spirituel, et avant que de leur propre mouvement ils n'eussent pu l'en entretenir, il leur faisait les justes réponses. Car l'âme humaine ne lui était pas plus cachée que le visage ne l'est au miroir.
L' Ascète opérait de continuelles guérisons. Quand on lui en faisait la remarque, sa modestie l'empêchait de rien dire, sinon que ce n'en était point lui la cause, mais bien l'intercession de la Très Sainte Mère de Dieu et des Saints Apôtres du Christ. Nombreux étaient ceux qui buvaient de l'eau à la "source de Séraphim" et venaient s'y laver. Et tous y trouvaient la guérison. A un moine dont les deux mains étaient sèches, le Père Séraphim fit boire de l'eau bénite : celui-ci la but et fut guéri.
L'épouse d'un certain Vorotilov était moribonde. Le mari qui nourrissait pour le Bienheureux une foi ardente le supplia avec larmes de venir au secours de la malade. Mais celui-ci lui révéla qu'elle devait mourir. Alors Vorotilov tomba à ses pieds, le conjurant de se mettre en prière pour que soient rendues à sa femme la vie et la santé. Quelque dix minutes le Saint s'abîma en esprit dans la prière. Puis, radieux, il rouvrit les yeux et, le relevant, il lui fit part de cette nouvelle : " Alors, ma joie, le Seigneur accorde la vie à ton épouse. Retourne-t' en en paix jusque chez toi. ". Vorotilov courut avec transport chez lui où il apprit que l'état de la malade avait connu un mieux à l'instant précis où le Solitaire s'était mis en prière. Bientôt, celle-ci se remit tout-à-fait.
S'il prédisait leur mort à certaines personnes, c'était afin qu'elles ne pussent passer à l' Eternité sans s'y être chrétiennement préparées. A d'autres encore, il faisait semblable prophétie pour les incliner au repentir car, s'ils négligeaient de faire pénitence et de changer de vie, c'était le châtiment de Dieu qui les attendait dans l'autre monde.
Parvenu lui-même au déclin de sa vie de douleur, ce glorieux athlète du Christ, loin de retrancher à ses peines, ajouta encore à ses premières luttes de nouveaux labeurs et de nouvelles ascèses. Les dernières années, c'était assis par terre qu'il dormait, le dos au mur et les jambes dépliées. Il reposait parfois sa tête sur une bûche ou sur une pierre. D'autres fois encore, il s'étendait sur un sac, sur une brique ou sur un tas de fagot qui se trouvait là dans sa cellule. Et quand approcha plus près encore le temps où il devait sortir de ce monde, ce fut à genoux qu'il s'acoutuma de dormir, le visage en terre, les coudes au sol, la tête entre les mains. Il ne se nourrissait plus qu'une fois par jour, et seulement le soir venu. Il était misérablement mis. A un riche qui s'inquiétait de le voir porter semblables guenilles, le bienheureux Ancien fit cette réponse : " Le manteau qu'avait reçu Saint Jean, l'Enfant-roi de l'Ermite Valaam, lui était un habit plus précieux et d'une plus grande pompe que la pourpre royale et le byssus".
Si tout son être était mort au monde , Saint Séraphim n'en avait pas moins le désir constant, avec un amour infini, de prier Dieu pour les gens de ce monde. Il était pourtant déjà un familier du Ciel. Lorsque des visiteurs venus de Koursk lui demandèrent s'il était quelque message dont ils pussent se faire les porteurs auprès de ses parents, il se tournait vers les icônes du Sauveur et de la Mère de Dieu et disait dans un sourire : " Mes parents, les voici; mais pour ce qui regarde mes parents selon la chair, voilà bien longtemps que je ne suis plus pour eux qu'un mort vivant".
Un an et neuf mois avant sa dormition, il fut donné au Saint d'être visité par la Très Sainte Mère de Dieu. Cela arriva tôt le matin de la fête de l'Annonciation, le 25 mars 1831. "Deux jours plus tôt, conta la moniale Eupraxie de Diviyévo, le Patérouli m'enjoignit de venir le rejoindre. Lorsque je fus auprès de lui, il dit simplement : " Nous allons voir la Mère de Dieu". Je ne pus que tomber à terre. Lors, le Père Séraphim me couvrit de son manteau et me lut des prières. Puis il me releva : " Allons, me dit-il, tiens-toi à moi maintenant et ne crains rien". A cet instant se fit entendre un murmure, tel celui d'une forêt toute bruissante de vent. Enfin, le bruit s'apaisa et les accents nous parvinrent d'une mélodie jamais ouïe. La porte s'ouvrit toute seule; la cellule qu'inondait une Lumière plus brillante que le plein jour, s'emplit alors d'un Parfum plus suave que la myrrhe. Le Patérouli était agenouillé, les mains levées vers le Ciel. Me voyant saisie d'une grande frayeur, il se leva : " N'aie crainte, mon enfant, me dit-il; il n'est point ici de danger; Dieu fait descendre sur nous Sa miséricorde. Voici que vient à nous notre Souveraine Très glorieuse et Toute Pure, la Très Sainte Mère de Dieu!". Et cela était vrai. En tête marchaient deux Anges, tenant chacun dans une main un rameau de fleurs fraîchement écloses; leurs cheveux d'une blondeur d'or leur tombaient sur les épaules. Saint Jean le Précurseur et Saint Jean le Théologien les suivaient, dont les vêtements immaculés resplendissaient. Enfin venait la Mère de Dieu, et douze vierges lui faisaient cortège. La Reine des Cieux portait un manteau pareil à celui dont on la voit s'envelopper sur son icône, celle-là même que l'on appelle : " La Vierge d'affliction". Il resplendissait, mais, pour sa couleur, je n'aurais su la dire. Je ne savais rien sinon son ineffable beauté; boutonné sous le cou d'une grande agrafe ronde, il était encore retenu par un cordonnet que décorait une multitude de petites croix; et ces croix, comment étaient-elles? Je l'ignore tout autant. Je me souviens seulement qu'elles brillaient de mille feux étranges. Sous son manteau la Reine portait un habit de couleur verte que retenait à la taille une ceinture, et, au-dessus, quelque chose qui me paraissait être une étole; aux poignets, Elle avait des manchettes; et partout, ce même semis de petites croix. Par la taille, Elle surpassait les autres jeunes filles. Sa tête s'ornait d'un diadème serti d'une infinité de croix admirables, qui jetaient un tel éclat que l'on n'aurait su longtemps y arrêter son regard, tout comme il était impossible de s'attacher à fixer l'agrafe et le cordonnet. Quant au visage de la Reine des Cieux, c'eût même été pure folie que de songer à le voir. Ses cheveux lui flottaient sur les épaules, plus beaux et plus longs que ceux des Anges. Deux par deux, les vierges la suivaient. Et il ne s'en trouvait pas une seule pour porter même couronne, ni même vêtement que sa compagne. Il n'était pas jusqu'à la taille, jusqu'à l'expression, jusqu'à la teinte de la chevelure qui ne fussent autres - quand bien même ces cheveux leur flottaient pareillement sur les épaules. - Toutes étaient extrêmement belles. Elles faisaient maintenant autour de nous un cercle dont la Reine des Cieux était le centre. La cellule se fit spacieuse, et le plafond se couvrit de flammes, comme d'autant de cierges que l'on eût allumés. La Lumière en était plus brillante que celle du soleil; elle était d'une nature particulière qui n'avait point la semblance du jour. J'eus si peur que je tombai à terre. Alors la Reine céleste s'approcha de moi. De Sa main droite, Elle me toucha et je L'entendis me dire avec bonté : " Lève-toi, jeune fille, et sois sans crainte. Car ce sont des vierges comme toi qui sont venues ici avec moi". Je me dressai sans comprendre comment. Elle voulut bien répéter : " N'aie crainte : Nous sommes venus te visiter". Ce n'était plus à genoux, mais debout désormais que le Père Séraphim se tenait devant la Très Sainte Mère de Dieu. Celle-ci s'entretenait tendrement avec lui, de cette tendresse que l'on a pour un être très cher. Sur l'océan de bonheur où je flottais, il me sembla que je demandais au Père Séraphim où nous étions. Je croyais n'être plus de ce monde. Puis comme je désirais apprendre les noms de ces jeunes filles que nous voyions, la Toute Sainte m'enjoignit de m'approcher d'elles afin de l'entendre de leur bouche. De part et d'autre de la porte, elles se tenaient dans le même ordre où elles étaient entrées : en tête venaient les Mégalomartyres Barbara et Catherine, en second lieu la première Martyre Thècle et la Mégalomartyre Marina, en troisième lieu la princesse Irène, Mégalomartyre, avec Sainte Eupraxie, en quatrième lieu les Mégalomartyres Pélagie et Dorothée, en cinquième lieu Sainte Macrine et la Martyre Justine, en sixième lieu la Mégalomartyre Julienne et la Martyre Anyssia. Chacune d'elles m'évoqua, avec son nom, les hauts faits de son Martyre, et les luttes menées pour le Christ durant le temps de sa vie, tels qu'en tous points l'on peut les lire dans les vies des Saints. Toutes me disaient : " Ce n'est point un hasard si Dieu nous a octroyé cette Gloire, mais c'est le fait du Martyre et de l'humilité. Toi aussi, tu seras Martyre." La Très Sainte Mère de Dieu disait au Bienheureux maintes choses qu'il ne me fut point donné d'entendre, hormis ces mots : " N'abandonne pas mes Filles de Diviyévo". " Ah, ma Reine, soupira-t-il. Je puis seul les assembler, mais pour leur gouverne, je ne suffis point à la tâche". La Mère de Dieu fit alors cette réponse : " C'est moi, mon bien-aimé, qui te secourrai en toute chose. Songe seulement à les établir dans une diaconie; qu'elles sachent que si elles s'en acquittent, elles seront avec toi et auprès de moi; et que, s'il n'en est pas ainsi, elles ne seront pas comptées au nombre de celles qui se trouvent à mes côtés; qu'elles n'auront ni semblable place, ni semblable couronne. Car il sera défait à mon combat, celui qui suivra les voies de l'injustice. Mais celui qui, pour l'Amour du Seigneur, se fera serviteur, je le confesserai devant Dieu". Puis, s'étant tournée vers moi, Elle me dit : " Vois-tu ces jeunes filles avec leurs couronnes? Fortune, jouissances terrestres, elles ont tout délaissé et n'ont rien préféré à l'éternel, au céleste Royaume. C'est de plein gré qu'elles ont aimé la pauvreté, et chéri l'unique Seigneur. C'est pourquoi, vois-tu, elles ont été dignes d'une telle Gloire et de tant d'honneur. Et ce qui advint autrefois advient encore maintenant; mais si c'est à la face de tous que les Martyrs d'alors ont été martyrisés, c'est dans le secret que ceux d'aujourd'hui le sont, par le martyre de la conscience. Les uns comme les autres néanmoins auront la même rétribution". La Visitation s'achevait. Au Père Séraphim, la Mère de Dieu dit encore ces mots : " Bientôt tu seras avec nous, mon bien-aimé". Puis Elle le bénit. Alors, tous ensemble, les Saints lui firent également leurs adieux. Saint Jean le Précurseur et Saint Jean le Théologien le bénirent, tandis que les vierges lui embrassaient la main; et il leur rendait ce baiser. Je m'entendis dire que cette Vision m'avait été donnée par les Prières du Père Séraphim, et des Pères Marc, Nazarios et Pachôme. Enfin , tout devint invisible. Cette féérie avait duré une grande heure. Le Patérouli m'adressa ainsi la parole : " Vois, Mitéroula, me dit-il, quelle grâce le Seigneur nous a faite, à nous qui sommes pitoyables. J'ai reçu de Dieu, sais-tu, douze Visions pareilles à celle-ci. Le Seigneur t'en a jugée digne toi aussi. As-tu vu quelle joie nous avons vécue! A nous qui avons maintenant de bonnes raisons de croire, il nous faut espérer en noter Sauveur. Défais ton ennemi, le Diable, et dans la guerre que tu lui portes, montre-toi toujours avisée. Le Christ te secourra en toute chose. Invoque le secours du Seigneur, de Sa Mère Toute Sainte et de Ses Saints. Fais aussi mention de moi, le pauvre Séraphim. Et dans ta prière, ne cesse point de dire : " Comment mourrai-je, Seigneur? Comment me présenterai-je devant ton Redoutable Tribunal? Quelle défense présenterai-je de mes actes? Reine des Cieux, secours-moi!". La Visitation s'achevait...
Et tandis que sur l'Echelle des Vertus et des luttes monastiques, Saint Séraphim continuait inlassablement de s'élever, l'heure approcha de sa sortie de ce monde. Un an avant sa mort, il ressentit un épuisement extrême. Il venait alors d'achever sa soixante-douzième année. Ses jambes, surtout, le faisaient terriblement souffrir. Cette douleur était le prix de ses veilles incessantes, de sa station sur le rocher où, de mille jours et de mille nuits entières il n'avait point pris de repos, et de la bastonnade sauvage que lui avaient antan infligée les brigands. Des plaies de ses jambes une humeur putride, sans discontinuer, s'écoulait. Mais, sur son visage tout baigné de Lumière, déjà se lisait la joie de ceux qui tressaillent à l'avance de la glorieuse allégresse que "Dieu a préparée pour ceux qui l'aiment" ( Cor. I, 2, 9).
Comme par le passé, il guérissait des fidèles en grand nombre. Et il en était de plus nombreux encore auxquels il faisait servir son charisme de Clairvoyance. Mais il lui advenait plus souvent maintenant de prédire l'imminence de sa fin; parfois même, c'était avec quelque insistance, tandis qu'il faisait à ses proches les dernières mises en garde : " Nous ne nous reverrons plus", soufflait-il. Il avertissait certains Moines, certains laïcs aussi, d'avoir à se soucier seuls, maintenant, de leur Salut, ajoutant qu'ils ne se reverraient jamais plus. Et lors des adieux, il les suppliait de prier pour lui. Souvent on le voyait se tenir près de son cercueil, méditant sur la vie après la mort et, de temps à autre, pleurant amèrement. A plusieurs Moniales de Diviyévo, il tint ce clair langage : " Mes forces m'abandonnent. Vous vivrez seules désormais. Je vous remets au Seigneur et à Sa Très Sainte Mère". Or, il était un désir que certaines d'entre elles lui demandèrent de bénir, qui brûlaient de s'en revenir à Sarov au temps du Grand Carême, afin de l'y visiter. Mais il eut cette parole : " A ce moment-là, ma porte sera fermée. Vous ne me verrez pas".
Il n'était pas jusqu'à l'apparence du Aaint Ascète qui ne laissât voir que sa vie, comme une flamme, bientôt s'éteindrait. Son esprit, cependant, restait plus que jamais délié. Sa mort toute proche, il l'annonçait encore à ses amis de coeur, à ses compagnons d'ascèse, aux âmes chères enfin, au nombre desquelles figurait aussi le bienheureux Hiéromoine André, son disciple fidèle, qui menait l'ascèse au désert de Nordiéyévo. Le Saint l'exhortait donc : " Sème, vénérable Père, sème la semence qui t'a été donnée. Sème-la au creux de la bonne terre, mais ne néglige pas de la jeter encore dans le sable et sur la pierre, aux côtés du chemin, et au coeur des épines; sème-la, et vois s'il ne serait pas quelque lieu où elle pût germer, monter et donner du fruit, fût-ce avec lenteur. Et le talent qui t'a été confié, ne l'enfouis pas sous la terre, pour n'être pas châtié par ton Seigneur, mais remets-le aux négociants, afin qu'ils en usent pour le négoce".
Au Moine, - son syncelle -, qui le servait dans sa cellule, le Saint révéla en plusieurs occasions que la fin ne tarderait plus. Et après que sur maint sujet, il eût repris un autre moine qui demeurait aussi à Sarov, il le pria encore d'éteindre un cierge : " Oui, c'est ainsi, vois-tu, qu'à mon tour, je méteindrai". Et à quelques-uns d'entre les frères, il tint ces propos : " Ma vie est à son déclin. En esprit, il me semble que je nais à l'instant; en mon corps, que je suis déjà mort".
Ayant de ses yeux vu quelle était la Vie véritablement ascétique de saint Séraphim de Sarov, l'un des Moines du Monastère lui fit, peu de temps avant sa bienheureuse dormition, cette question : " D'où vient, Patérouli, que nous ne nous soumettions pas aujourd'hui à la discipline sévère de ceux qui jadis luttaient dans la piété?" . "De ce que", répartit-il, "nous ne sommes point déterminés. Si nous l'étions, alors nous vivrions comme nos Saints Pères, qui ont brillé des feux de la pieuse Ascèse. Le Seigneur dispense aux fidèles et à ceux qui l'en implorent la même Grâce et le même secours qu'Il dispensait autrefois aux Anciens. Jésus-Christ n'est-Il pas, selon la Parole de Dieu, "le même hier et aujourd'hui" ( Héb. 13, 8). Et cette vérité profonde et sainte, dont Séraphim avait la pleine Intelligence et qu'il avait placée au fondement de sa propre Vie, était comme le chant du cygne, - le dernier et le plus beau -, comme le seceau apposé à ses luttes ascétiques.
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A la fin de 1832, le saint mesura un emplacement attenant au sanctuaire de l'église de la Dormition de la Mère de Dieu, qu'il avait destiné à sa tombe. Le jour de Noël, une semaine avant sa délivrance, Séraphim vint à la divine Liturgie où il prit part aux Saints Mystères du Christ. Après quoi, il s'entretint avec l'Higoumène, le père Niphon, le priant de témoigner aux Moines une grande attention, et aux plus jeunes d'entre eux, une sollicitude plus grande encore. Il demandait aussi qu'on voulût bien l'enterrer dans la tombe qu'il s'était lui-même apprêtée. Le 1er janvier 1833 - c'était un Dimanche -, il vint pour la dernière fois à l'église des Saints Zosime et Savvas, où il embrassa toutes les icônes et alluma une multitude de cierges. Puis il prit part, comme il avait accoutumé de le faire, aux Saints Mystères. Enfin, il fit ses adieux à tous les frères qui se trouvaient assemblés là. Après qu'il les eût bénis et embrassés, il leur adressa cette consolation : " Faites votre Salut. Gardez-vous de toute lâcheté. Veillez. Des couronnes vous sont préparées". Alors il embrassa la croix, puis l'icône de la Mère de Dieu et, ayant dirigé ses pas vers le saint autel, il fit la métanie d'usage et sortit par la porte nord du sanctuaire.
Ce jour-là, le frère Paul, qui demeurait auprès du Bienheureux, lui apportant ses repas et le servant, s'aperçut que, par trois fois déjà, Saint Séraphim s'était rendu sur sa tombe que l'on tenait prête, et qu'il s'y était longuement arrêté, le regard attaché à la terre. Ce même Moine se trouvait le soir dans sa cellule, lorsqu'il entendit le Saint psalmodier des hymnes de la Résurrection. Le lendemain, deux janvier, sur le coup de six heures, le père Paul sortit pour la Liturgie matinale. Passant auprès de la cellule voisine, il sentit une odeur de fumée. Dans la chambre du Starets brûlait toujours une myriade de cierges. Et s'il arrivait que, dans la crainte d'y voir mettre le feu, on lui en fit la remarque, il avait coutume d'opposer ces simples mots : " Aussi longtemps que je demeurerai en cette vie, il ne se déclenchera point d'incendie; mais lorsque je mourrai, c'est par un incendie que s'annoncera ma mort". Or il en fut bien ainsi. Le Père Paul dit alors la prière d'usage; puis il frappa. Il n'obtint pas de réponse. La porte était fermée à clef et verrouillée de l'intérieur. Imaginant donc que le Starets avait regagné son Désert et qu'au-dedans quelque chose brûlait, il appela les frères. Ces derniers forcèrent l'entrée. Ils n'aperçurent point d'abord de feu; seulement un banc dans le vestibule, et, sur ce banc, quelques livres avec des vêtements - sans doute quelque don d'un visiteur délicat - . C'étaient les cierges d'où volaient des étincelles qui avaient enflammé ces habits. Alentour, plus de feu cependant. En cet instant, s'éteignait la dernière braise. Au-dehors régnait encore l'obscurité. L'aurore ne tarderait pas à poindre. Dans la pénombre qui emplissait la pièce, les Anciens allumèrent un cierge. C'est alors qu'ils virent le Père Séraphim : tête nue, vêtu de sa vieille tunique blanche, il était agenouillé devant l'icône de la Vierge Miséricordieuse, au lieu ordinaire où, jour après jour, il s'était acquitté de son canon de prières. Au cou, il portait une croix de métal; sur sa poitrine, il avait croisé les mains; sous l'icône de notre Souveraine, la Mère de Dieu, le lutrin portait le livre dont il s'aidait pour sa règle.
Alors, pensant qu'il dormait, ses frères tentèrent de le réveiller. Mais ils en furent pour leur peine. Car, sur la terre, le Saint avait achevé le cours de sa très laborieuse Vie. Certes, il avait les yeux clos, mais, sur son visage, se peignaient les vivants transports où l'avait, avec l'oraison, jeté le souvenir de Dieu. Son corps était chaud encore, comme si le souffle venait à l'instant de quitter son enveloppe terrestre.
Avec la béndiction de l'Higoumène Niphon, les Moines prirent entre leurs bras le corps du Bienheureux Starets qu'ils déposèrent dans la cellule voisine, celle du Hiéromoine Eustrate. Là, ils lui lavèrent le front et les genoux. Puis, l'ayant revêtu de l'habit monastique, ils le placèrent dans son cercueil qu'ils portèrent ensuite jusqu'à l'église.
Alors, partout, telle une traînée de poudre, se répandit la nouvelle de la dormition du Saint. Et, sans plus tarder, accourut la masse du peuple des campagnes avoisinantes. La foule des fidèles déferla sur le Monastère. Tous se lamentaient et pleuraient amèrement la mort du Juste, et les Soeurs de Diviyévo plus que tous les autres qui, elles avaient perdu leur Père Spirituel et leur Protecteur. C'étaient les plus inconsolables, effrayées qu'elles étaient à l'idée qu'il ne se trouverait plus au monde un être de semblable valeur pour réparer la perte qu'elles avaient faite avec lui d'un Guide Spirituel. Cette même nuit qui vit la fin bienheureuse de Saint Séraphim, le Hiéromoine Philarète qui vivait l'ascèse au désert de Glinsk - c'était au sortir de l'église, comme on avait chanté Laudes - montra à ses frères une étrange lumière dont le ciel était tout éclairé : " Voici, leur dit-il, comment s'élèvent jusqu'aux cieux les Ames des Justes! En cet instant, l'âme du Père Séraphim monte au Ciel".
Huit jours durant, la dépouille du Saint demeura en l'église de la Dormition. Sa tombe avait été préparée pour être au lieu précis qu'il avait lui-même marqué, si fort à l'avance. Avant même le jour des funérailles, l'on vit accourir au Couvent de Sarov les âmes venues par milliers des contrées avoisinantes. De toutes parts, ce n'était qu'un seul et même gémissement de douleur; partout aussi, le même désir de l'ultime baiser, que l'on donnerait au dernier séjour du grand Saint de Dieu, causait mille bousculades parmi la foule. Au jour maqué pour son ensevelissement, la Liturgie que l'on célébrait pour le repos du défunt assembla dans l'église une telle multitude de peuple que, sur les chandeliers dont s'entourait le cercueil, l'air trop rare faisait s'éteindre les cierges. Assisté d'une foule d'autres prêtres, le Père Niphon, alors Higoumène de Sarov, célébrait l'office de la mise au tombeau. Le corps du Saint fut enseveli sous le côté est de l'abside, auprès de la tombe de Marc le Reclus. Par la suite, sur la pierre tombale, s'éleva un monument en bronze, où l'on pouvait lire ces mots : " Soixante douze années, six mois et douze jours, Séraphim vécut à la Gloire de son Seigneur".
Une fois endormi en Bienheureux dans le Seigneur Saint Séraphim continua d'opérer des miracles, guérissant tous ceux qui, dans la foi, recouraient à lui. Il ne cessait de témoigner aux hommes ce même amour, admirable de compassion, qui, tout au long de sa Vie sur terre s'était manifesté sous la salutation, toute empreinte d'une bonté ineffable, dont il honorait chacun : " Ma joie!". Souvent il apparaissait aux frères de Sarov comme aux Soeurs de Diviyévo, médecin de leurs corps et paraclet - esprit consolateur- de leurs âmes.
Au sixième mois qui suivit sa délivrance, cependant, le démon entra dans une soeur de Diviyévo. Et voici qu'une nuit, elle eut un songe, qui la transportait à l'église. Là, tout proche, se tenait aussi Saint Séraphim. Pour lors, elle le vit, assisté d'une autre Soeur présente pareillement, lui saisir la main et la mener en procession autour de la Sainte Table, ce dont s'ensuivit un allègement et un mieux soudain. - Alors, s'éveillant de son rêve, elle fit avant de se lever le signe de la croix. Et voici : elle resplendissait de santé. De ce jour, plus jamais elle n'eut à subir d'assauts de la part des puissances maléfiques.
Il se trouva à Diviyévo une autre Moniale qui fut gravement touchée par la maladie : ses yeux n'y voyaient plus. C'était à la veille du jour de l'an 1835 : Elle fit un rêve qui la mena à l'église de Tichvine, celle-là même qui est dédiée à la Toute Sainte. Soudain, surgi des Portes Royales, Saint Séraphim lui tendit le voile, celui que l'on nomme "aer" et il l'invita à le porter à ses yeux : " C'est toi, Patérouli ?" interrogea-t-elle. Et lui de répondre : " Ma joie, qu'es-tu incrédule? C'est toi-même qui me pries et tu restes sans foi? C'est bien moi cependant qui ai coutume de dire parmi vous la Liturgie". A ces mots, il devint invisible, et la Moniale recouvra l'entière guérison. (Note : L'aer : Le voile que l'on fait servir, durant la Sainte Liturgie, pour l'imitation des Souffles d'Air Divin du Saint Esprit).
Un Ascète de l'Athos, que sa piété avait rendu célèbre, le Hiéromoine Séraphim, qui, lorsqu'il revêtit le grand habit de pénitence, se défit de son nom pour prendre celui, nouveau, de Serge, mais que l'on ne connut jamais que comme "l'Aghiorite" - cet Ascète, donc, écrivit cette relation qui figurait parmi ses notes personnelles : " L'année 1849, je fus atteint d'une funeste maladie. Il ne paraissait pas que je dusse vivre encore. Nul remède pour me rendre la santé et ma vigueur première. J'avais sombré dans le désespoir. L'on était à la veille du jour de l'an 1850, lorsque fort avant dans la nuit, une douce voix vint soudain frapper mes oreilles : " C'est demain le jour de la dormition du Père Séraphim, l'Ancien de Sarov. Célèbre à sa mémoire une Liturgie, afin que son âme repose; lui saura te guérir". Ces paroles me furent d'une grande consolation. J'avais beau n'avoir point connu de son vivant la personne de Séraphim, cependant, dès l'année 1838, date à laquelle je m'étais rendu à Sarov en visite, j'avais commencé de nourrir à son endroit un extrême amour et une confiance aveugle. Un rêve encore me conforta dans ces sentiments, que j'avais eus dès l'année 1839 : à pleine voix, j'y chantais au Thaumaturge un canon de supplication où, du tréfonds de mon âme, je criais : " Séraphim, Père Saint, intercède en notre faveur!". Et quand, la sixième ode venue, il me fallut donner lecture de l'Evangile, quoique je ne susse point quelle péricope il convenait de lire - celle que la coutume réserve à la Mémoire des Saints, ou bien quelque autre encore - , j'entendis soudain une voix me dire : " Annonce la vingt-cinquième péricope de l'Evangile selon Saint Matthieu" ( Note : Matthieu 11, 27-30. Cette péricope de l'Evangile est la lecture que l'on réserve aux jours où l'on fête la Mémoire d'un Saint). Sur ces mots, je m'éveillai. Depuis lors et jusqu'à aujourd'hui je crois sincèrement que le Père Séraphim est un grand Saint de Dieu. Mais il me faut revenir au sujet qui nous occupe : celui de la maladie dont je fus atteint l'année 1849. Obéissant à l'étrange voix qui m'enjoignit de célébrer une Liturgie à la Mémoire du Bienheureux, mais ne pouvant suffire seul à la tâche, je me rendis en hâte auprès d'un prêtre, et je lui présentai ma requête. La Liturgie s'achevait à peine que j'obtenais la guérison. Dans le même moment, je me sentis pénétré d'une paix nouvelle et insolite, et je fus délivré de la violente contrainte que n'avait cessé d'exercer sur moi le Malin. Et jusqu'à aujourd'hui Dieu m'a fait la grâce de la pleine santé."
Lors du Grand Carême de l'année 1858, le mardi de la cinquième semaine, la Moniale de Diviyévo, Eudoxie, assistée d'autres Soeurs, emplissait de glace une fosse énorme, profonde de trois mètres. Mais ayant fortuitement glissé, elle fut précipitée dans le gouffre, dont le fond était comme tapissé de gigantesques blocs de glace, qui saillaient en arêtes vives. Cette chute fut si soudaine qu'elle ne lui laissa même pas le temps de jeter un cri de douleur. A grand peine, on l'en retira évanouie. Comme l'on voyait qu'elle respirait encore, l'on courut au village pour y quérir le médecin. Lorsque, quelques heures plus tard, elle revint à elle, son Père Spirituel la confessa avant de lui donner la Communion. La malheureuse Moniale souffrait à la hanche et à la tête d'insupportables douleurs. Elle était, au demeurant, couverte de contusions. Mais cette peine, si légère qu'elle fût, qu'elle avait prise de confesser ses fautes, suffit à la faire tomber en une profonde aphasie. Quand le médecin arriva, il ne put que se rendre à l'évidence : son état semblait désespéré. Une dizaine de jours se passa, durant laquelle ses douleurs ne lui permettaient point, sauf en de rares instants, de trouver le sommeil. Mais voici que le Grand Vendredi, vers minuit, elle tomba dan sun sommeil léger; en rêve, elle vit Saint Séraphim qui, entré dans sa cellule, lui dit : " Je suis venu visiter mes petites orphelines. Voici que j'en ai eu quelque peu le loisir". Celle-ci se prit à verser d'amères larmes : " Oh, Patérouli, fit-elle, comme ma hanche me fait souffrir!" Le Saint joignit alors les trois doigts de sa main droite, avant que de faire, par trois fois, sur l'endroit malade, le signe de la Croix, disant : " Laisse-moi te panser de cette gaze". Puis, il disparut. Eudoxie, s'éveillant, ouvrit les yeux. Il régnait, dans la cellule, un calme souverain. Elle se rendormit. Lorsqu'au petit matin - c'était aux alentours de cinq heures - elle se réveilla pour la seconde fois, elle vit qu'elle reposait sur sa hanche malade, sans que celle-ci ne lui causât la moindre douleur. Alors elle se rappela la Visitation de Saint Séraphim. Selon qu'elle eut coutume de le dire par la suite, longtemps elle avait senti comme un bandage que l'on aurait appliqué sur l'endroit blessé. Ce même jour, sans le secours de quiconque, elle put se lever de son lit. Dès lors, elle faisait à tous le récit de sa miraculeuse guérison.
A nombre de personnes venues à sa fontaine afin d'en boire l'eau ou de s'y baigner, le Saint accordait aussi la guérison. On n'en veut pour exemple que cette histoire, survenue après sa dormition, d'une petite Seour du Monastère de Diviyévo qui, fortement frappée de ce mal féroce qu'est le typhus, se trouvait près de mourir; et déjà, elle avait le bras raidi. Or voici que dans son sommeil lui apparut Saint Séraphim, venu s'enquérir de la raison qui la retenait si loin de sa source. Alors, la saisissant par son bras malade, il la fit lever, lui enjoignant de ne rien négliger de ce qui pût l'y conduire au plus tôt. Lorsque la Moniale s'éveilla, il lui apparut que sa main était saine. Ses Soeurs alors la menèrent à Sarov. Et là, elle ne se fut pas plus tôt baignée à la fontaine de Séraphim qu'elle guérissait tout entière.
L'année 1834, un officier de cavalerie nommé Téplov, qui nourrissait pour Saint Séraphim une vénération sans pareille, se rendit à Sarov, en compagnie de sa fille, une enfant alors âgée de trois ans, que ses jambes faisaient beaucoup souffrir. Teplov mena l'enfant à la "fontaine de Séraphim", fort de l'intime conviction que l'intercession du Saint inclinerait Dieu à prendre sa servante en pitié. Il fit donc boire la fillette à la fontaine, avant de lui y laver les pieds. Il n'omit pas non plus d'emplir de cette eau tout un tonnelet, dont il chargea ses épaules jusqu'au Monastère, songeant à y faire dire un canon de supplication dont s'ensuivrait une aspersion. Mais ils y parvenaient à peine qu'échappant soudain aux bras de sa nourrice, la petite se mit à courir de l'avant, tout comme l'aurait fait une enfant parfaitement saine. Et, en effet, elle avait recouvré sa santé première.
En 1852, un certain A. Borski, gouverneur de la province de Costroma, avait un fils unique. Le petit garçon, alors âgé de huit ans, commença par souffrir de spasmes à l'estomac. Ce mal effrayant céda bientôt la place à un autre mal plus terrible encore, marqué par des crises dont l'enfant sortait toujours si affecté que ses parents se mirent à trembler pour la vie de leur fils unique. Vers la même époque, la Moniale S.D. Davidova, alors rassophore - novice - au Monastère de femmes situé dans ce même Costroma, fit don à la mère du petit malade d'un livre qui portait ce titre : " Vie et Lettres de Séraphim de Sarov". Cette lecture, qui laissait assez voir quelles énergies de la Grâce divine le Saint avait laissées paraître en sa personne, remplit d'admiration les parents du garçonnet. Or, une nuit, le petit garçon vit en songe notre Sauveur Jésus Christ qui, pressé de toutes parts par les milices angéliques, lui fit cette promesse qu'un entier abandon de sa volonté à celle du Satrets, dont il recevrait bientôt la visite, lui obtiendrait la guérison parfaite. En effet, le Saint ne tarda pas à paraître, qui lui dit se nommer Séraphim : " Si tu veux recouvrer la santé, s'empressa-t-il d'ajouter, rends-toi sans plus tarder à la fontaine du bois de Sarov, celle-là même que l'on dit "fontaine de Séraphim". N'omets pas d'y puiser assez d'eau pour qu'il te soit loisible de t'en asperger, avec la tête et le buste, ainsi que les mains et les pieds. A cette pratique, astreins-toi trois jours durant, sans discontinuer. Ne néglige pas non plus d'en boire". Au matin, le garçonnet conta son rêve à ses parents. Cependant ceux-ci s'embarrassaient de la façon dont ils viendraient à se procurer de cette eau. De quoi se faisant une grande affaire, ils s'affligeaient à l'excès. Mais, le matin du jour suivant, ce fut un nouveau rêve que l'enfant vint rapporter à ses parents. Désormais, c'était la Mère de Dieu, entourée d'une nuée d'Anges, qu'il avait vue le presser, en un murmure d'infini amour, de régler sa conduite sur les injonctions du Saint. Or, il se trouva qu'en ce jour précis, la Moniale Davidova revenait de son voyage à Sarov. Aussi les parents du petit garçon la prièrent-ils de lui donner un peu d'eau de la "Source de Séraphim". Celle-ci se hâta de leur faire parvenir une fiole de cette eau. Et à peine le garçonnet eut-il commencé d'appliquer la médecine du Thaumaturge qu'il se sentit mieux. Bientôt il guérit tout-à-fait.
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Saint Séraphim sauvait également la vie à nombre de personnes tombées aux mains des brigands, par de miraculeuses Apparitions qu'il faisait afin de menacer les malfaiteurs. Il n'est que d'entendre le témoignage de cette femme que son pèlerinage avait fait passer au travers de ce bois de Mourom où, en un lieu écarté, soudain, elle entendit des cris de détresse. Sans plus tarder, elle sortit une petite icône de Saint Séraphim qu'elle portait toujours avec elle, dont elle se signa avant que de signer l'endroit dont provenaient les cris. A quelque temps de là, surgirent deux hommes, tout blessés et meurtris, qui dirent être tombés aux mains de brigands. Ces derniers s'apprêtaient à les tuer quand ils s'étaient soudain enfuis. On retrouva par la suite ces mêmes larrons qui, repentis, contèrent comment ils s'apprêtaient à asséner à leurs victimes le coup de grâce lorsque, tout-à-coup surgi du bois, un vieux moine voûté à la tunique blanche, dont la blanche chevelure était coiffée d'un vieux chapeau, les avait menacés du doigt : " Et maintenant je vais vous apprendre, moi!" . A sa suite accourait une foule de gens, armés de bâtons. Lorsqu'on montra aux malfaiteurs la petite icône de Saint Séraphim, que l'on tenait de cette femme en pélerinage, ils n'eurent aucun mal à le reconnaître pour ce Moine.
Une jeune paysanne, originaire de la province de Riazan, Olga L. souffrait d'un mal effrayant qui se marquait d'accès de bâillements et de langueurs, de troubles de la vue et de crises de démence où elle se débattait et faisait montre d'une force qui passait la nature, mettant en pièces ses vêtements. En de semblables tourments, elle passa de longs mois, jusqu'en l'année 1858 où, accompagnée de trois autres pèlerins, elle désira gagner Diviyévo. En chemin, elle eut des accès isolés, en dépit desquels elle pouvait encore marcher. Plus elle approchait de Sarov, cependant, plus les crises se faisaient fréquentes. Mais à peine le Couvent fut-il en vue, s'étendant en travers du chemin, qu'elle refusa de faire un pas de plus. Alors, faisant sur eux-mêmes un immense effort, ses compagnons se mirent en devoir de la porter au Monastère. Là, ils chantèrent à la Toute Sainte un canon de supplication, avant de célébrer une pannykhide à la Mémoire du Père Séraphim. Puis ils la menèrent à la "source de Séraphim". Là, un accès plus effrayant encore que les précédents se déclara. Tout en sang, elle hurlait : " Qu'as-tu à m'étouffer? Ignores-tu donc ma force? Que me lies-tu? Je vais sortir; je sors!" Et, par instants, semi-morte, elle se frappait la tête contre terre. Elle fut deux heures sans voir, ni entendre. A la fin, l'esprit malin se prit à crier : " Trois sont sortis, mais un demeure". Un jour et une nuit se passèrent avant que la malade ne prît part aux Saints Mystères. Après quoi, elle se mit en route pour Diviyévo. Mais voici qu'à moins d'un kilomètre du Monastère, elle s'écroula au sol. Par instants, l'esprit impur la retournait comme une crêpe. Sur le soir, à grand peine, on la porta jusqu'à l'hôtellerie, où elle passa une nuit fort agitée. Elle se serait enfuie même, si elle ne s'en était trouvée empêchée. Au matin, sans rien lui dire, on la mena à l'église de la Transfiguration du Seigneur, qui abritait le costume qu'avait naguère porté Saint Séraphim au Désert. L'on y avait élevé un saint Autel. Mais lorsqu'on s'avisa de l'y faire pénéter, ce fut une force au-dessus de l'humaine qu'avec une farouche résistance elle opposa aux hommes qui étaient venus en nombre unir leurs efforts, pour la maintenir. L'esprit malin se mit à hurler : " Je vais sortir! Je vais faire silence!" Et ils traînèrent la possédée jusqu'au rocher de Saint Séraphim, les bras raidis et les jambes arquées, le cou révulsé et le ventre bombé. Après qu'ils l'eurent hissée sur la pierre, ils lui jetèrent sur l'épaule la chape et l'étole de Séraphim. La femme ne cessait plus de crier. Mais quand le temps fut venu de lui enfiler les gants du Saint, elle resta d'abord comme morte. Peu à peu cependant, le cou, puis le ventre, et enfin les autres membres de son corps, revinrent à leur état premier. Elle resta encore près d'une heure et demie sans connaissance. Après quoi, ayant recouvré l'entier usage de ses sens, elle commença à prier. Et, au travers de ses larmes, elle rendait grâces au Seigneur, Le remerciant Lui et Son serviteur, de ce qu'elle avait obtenu la guérison. Epuisée qu'elle était, elle ne pouvait guère parler. Elle laissa donc ce soin à ses compagnons de route, se contentant pour sa part de renchérir à leurs paroles. Elle soutenait que jamais elle ne s'était sentie si légère, ni si longtemps à son aise. En guise de bénédiction, l'Higoumène lui remit pour le voyage le portrait de Saint Séraphim, ainsi qu'une parcelle de son rocher. Le jour suivant, elle vint assister, tout ensemble, à la Liturgie, au canon de supplication, et à la pannykhide, avant que de s'en retourner à jamais guérie.
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Voici en quels termes, dans le numéro qu'il fit paraître en octobre 1884, le journal Gradzanine - dont le nom signifie " Le citoyen" - relate tout ensemble les trois guérisons miraculeuses d'un certain Yvan Zasouchine, de son fils et de sa fille, qui demeuraient avec leur père, un marchand, dans la ville de Mourom. Au mois de mars de l'année 1882, cet homme originaire de la ville d'Ouriopine, fut atteint de typhus, qui lui endommagea l'estomac. Le médecin d'Ouriopine, bien qu'il eût été de quelque secours, lui conseilla néanmoins de retourner dans son pays natal. Zasouchine se rendit à son arrêt. Mais le voyage lui ayant causé un excès de fatigue, ce fut dans un état d'extrême épuisement qu'il arriva à Mourom. Le docteur Stavroski qu'on avait fait appeler lui prescrivit divers remèdes. Un instant, le mal parut céder. La fièvre tomba de 40°1 à 37°5. Bientôt le malade commença à reprendre ses forces. Mais durant sa maladie, il s'était formé derrière son oreille une tumeur, bientôt suivie d'une autre, au haut de la hanche droite. Le médecin jugea opportun de procéder sur l'endroit atteint à une incision afin d'en vider l'humeur qui s'y était accumulée. L'opération, cependant, échoua. Le liquide ne put s'écouler au dehors et l'excroissance prenait chaque jour plus d'importance. Aucun des médecins consultés, non plus que Stavroski, ne put venir à bout de cette complication mystérieuse. Ils lui proposèrent un voyage à Saint Pétersbourg où les illustres chirurgiens Bogdanovski et Mouldanovski devaient se prononcer sur son cas : mais ils furent unanimes à déclarer qu'ils ne sauraient risquer la moindre intervention et lui conseillèrent de s'en retourner chez lui. Or, après son retour à Mourom, Zasouchine se vit affecté de nouveaux maux : il souffrait d'un phlegmon au poumon et d'un ulcère à l'estomac. Le malade était maintenant à bout de forces. D'autres médecins, auxquels on eut aussi recours ne purent que confirmer le caractère désespéré de son état : ils allèrent même jusqu'à fixer à l'avance le jour de sa mort. Dès lors, on ne manqua pas de mander également le prêtre, ce médecin des âmes. Bien qu'il fût d'une faiblesse extrême, Zasouchine ne laissait pas d'être en possession de toutes ses facultés. Il fit, en véritable Chrétien, une confession sincère, par quoi il fut digne de goûter à la divine Communion. Bien peu de jours s'étaient passés que, déjà, l'on rappelait le prêtre. Lorsqu'arriva ce dernier, ce fut pour trouver son fidèle à toute extrémité. Il se contenta donc de lire la prière des agonisants. Trois jours après, cependant, le mourant commençait à retrouver ses forces. Voici quel étrange prodige était advenu sur ces entrefaites : la voisine de Zasouchine, Mme M.T. Bitskova, que la mort prochaine de son voisin affligeaità l'excès, était venue porter à sa femme un peu d'eau de la "source de Séraphim", la pressant vivement d'en faire boire au moribond. Sa femme courut donner l'eau à Ivan. Mais lui ne pouvait même plus ouvrir la bouche. A l'aide d'une petite cuillère, elle parvint, avec une peine infinie, à lui en verser quelques gouttes sur la langue; quant au reste, elle le lui répandit sur la tête. De cet instant, le malade connut une telle paix que sa femme, se demandant si ce n'était pas là le prélude à ses derniers instants, lui prêta une attention accrue. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle le vit s'endormir d'un sommeil paisible! Et, lorsque quelques heures plus tard, il s'éveilla, ce fut pour demander à boire. Cette requête inopinée jeta son épouse dans un désarroi tel qu'elle ne savait plus que lui donner pour ne pas risquer de lui faire mal. A la fin, elle s'avisa de lui faire boire du lait, et, de ce pas, s'exécuta. Mais par la suite, elle se souvint que cette boisson était interdite au malade, et elle se prit à trembler, dans la crainte que son geste n'eût de funestes suites. Cependant, Yvan fut tout réconforté par ce breuvage. Son estomac se remit à fonctionner sans plus de trouble. De ce jour, 11 novembre, Zasouchine commença de se refaire. Le lendemain, le médecin ausculta sa poitrine et constata un mieux. Mais à la hanche, nulle amélioration n'était sensible, et les plaies restaient ouvertes. Alors, le malade, sans plus se soucier de son extrême épuisement, manifesta le désir de faire le voyage jusqu'à Sarov, afin d'y vénérer les Reliques du Saint de Dieu. Rassemblant les quelques effets indispensables au voyage, son épouse prit à toutes fins avec elle ce qui était nécessaire à l'ensevelissement. Elle emmena même les enfants, afin que dans l'éventualité d'une tragique issue, le malade pût les voir aux derniers instants de sa vie. Celui-ci était au plus mal. Sa jambe malade, qui était raide, ne lui permettait point de garder en voiture la position assise. Les secousses, qu'imprimaient à la voiture les cahots de la route, lui causaient d'insupportables douleurs. Aussi, à chaque halte que l'on faisait, plusieurs personnes l'enlevaient-elles dans leurs bras pour l'en faire sortir. Ce fut ainsi que Zasouchine arriva au Monastère séraphiméen de Diviyévo. Il escomptait prendre le repos que ce difficile voyage avait rendu nécessaire; après quoi, il resterait quelque vingt-quatre heures en ce lieu. On était au cinquième jour du mois de Juin, au lendemain de la Pentecôte. Vint l'heure des Vigiles. Le malade s'avisa de vouloir suivre l'office, au mépris des douleurs atroces qui le faisaient souffrir. Depuis l'hôtellerie, son épouse et les serviteurs qui l'assistaient le transportèrent jusqu'à l'église, juché sur un grabat. Et là, ils continuaient de le tenir entre leurs bras. Mais lorsqu'au moment d'avant les Laudes où l'on a coutume de chanter le mégalinaire, l'assemblée des fidèles se pressa d'aller embrasser l'icône de la Sainte Trinité, il désira, lui aussi, de se mêler à la foule. Alors, faisant sur lui-même un immense effort, il se soutint sur ses béquilles et, ayant obtenu l'appui de bras secourables, dont ceux de son épouse, il put parvenir à l'icône de la Fête, qu'il vénéra. Ensuite de quoi, il reçut du prêtre l'onction d'huile sainte. Son regard alors tomba fortuitement sur une icône figurant l'entrée de la Mère de Dieu au Temple. Or il se trouvait qu'elle avait jadis orné la cellule de saint Séraphim. On laisse à penser avec quel feu le Saint avait dû prier devant elle, de longues heures durant. Au même instant cependant, il sentit que, sans plus lui causer la moindre souffrance, sa jambe prenait sur le sol un ferme appui . Alors, au grand étonnement de tous les assistants, plantant là ses béquilles, il s'en revint à sa place initiale. Lorsque l'office eut pris fin, Zasouchine se dressa d'un seul coup et sortit vaillamment de l'église. Dehors l'attendaient ses serviteurs avec la civière. Mais, loin de juger leur secours encore nécessaire, il leur remit jusqu'à ses béquilles et, sans l'aide de quiconque, il parcourut les quelque deux cent cinquante mètres qui le séparaient de l'hôtellerie. Le lendemain, ce fut à pied, de nouveau, qu'il se rendit à l'église où il prit part aux Saints Mystères. De là, il gagna Sarov où il fit chanter, sur la tombe du Saint, un service funèbre. Le matin du jour suivant, au sortir de l'office, il partit sans plus tarder pour la source médicinale, dont l'eau l'avait si miraculeusement sauvé de la mort. Bien qu'elle fût éloignée du Monastère de quelque deux kilomètres, ce fut avec aisance qu'Yvan couvrit cette distance. En chemin, il se demandait s'il pourrait enlever le bandage de sa jambe malade. Comme plusieurs lui conseillaient de ne point l'ôter, il se rangea à cet avis. Parvenu à la fontaine, il retira ses vêtements et se laissa glisser dans l'eau. A peine eut-il senti sa fraîcheur lui couler sur les épaules qu'une douce chaleur, bientôt suivie d'une force neuve, lui traversèrent tout le corps. Au sortir de l'eau, il ne vit quasi plus trace de son bandage; tout seul, alors, il acheva d'ôter le peu qui en restait encore. A la Liturgie du lendemain, il prit part aux Saints Mystères du Christ. Zasouchine était complètement guéri.
La tête du fils de Zasouchine, alors âgé de huit ans, n'était plus qu'une masse pustuleuse, qui lui causait d'insupportables douleurs. Polotebnov, le professeur qui s'essayait à traiter la peau de l'enfant, vit là un mal dont la guérison ne demanderait pas moins de deux années. Ce fut alors que Zasouchine conduisit le garçonnet à Sarov. Sur le chemin qui les menait au désert, désireux de prendre quelque repos, ils firent une halte au Monastère séraphiméen de Diviyévo. C'était le cinq juin, jour de la fête de la Sainte Trinité. Là, ils apprirent des Moniales que le bienheureux Starets avait souhaité de voir tous les visiteurs emprunter, la prière de Jésus sur les lèvres, un étrange fossé qui tenait lieu de chemin : c'était une manière de tranchée que, sous la conduite du Saint, les Nonnes avaient creusée. Séraphim rendait en effet ce témoignage que, par cette voie, la personne même de la Toute Sainte avait passé. Zasouchine et sa famille tout entière empruntèrent donc ce passage, afin de satisfaire au désir de l'Ancien. Sur le conseil de la Soeur qui le guidait, le petit garçon malade descendit à même le fonds de la tranchée, où il coupa des herbes et des fleurs que, tout au long du chemin, il tint pressées sur sa tête. Parvenu à Sarov, il courut se baigner à la "fontaine de Séraphim". Et lorsque, le 15 juin, ils s'en revinrent chez eux, dans la ville de Mourom, bien loin que la tête de l'enfant se fût seulement tout entière purifiée, il lui était encore poussé une magnifique chevelure, aux boucles bien épaisses.
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On ne peut plus compter les miracles ni les guérisons qu'opéra Saint Séraphim après sa bienheureuse dormition même, et qu'il ne cesse encore d'opérer en faveur de ceux qui le prient avec foi de se faire leur intercesseur auprès du Seigneur. Aussi, en l'année 1891, une église fut-elle érigée sur sa tombe.
Le temps, bien loin d'effacer la mémoire d'une Vie et d'une Ascèse si haute, bien loin d'éteindre la foi dans une intercession si puissante, les accroît jour après jour : chaque nouveau fils né à la Romanité orthodoxe est plus enraciné en elle que n'était son père! C'est fort de cette pleine et entière assurance de la Sainteté du Père Séraphim que le Saint Synode de Russie ne cessait de réitérer sa requête que fût donné le premier branle à l'instruction du procès de canonisation qui placerait le serviteur de Dieu parmi les Saints. L'année 1895, Sa Béatitude l'Archevêque de Tambov fit établir, à l'attention du Saint Synode, un recueil où se trouvaient consignés vingt quatre faits de miracles et de guérisons, redevables à l'intercession du Thaumaturge, dont il soumit la lecture à divers juges extraordinaires qu'il avait lui-même commis. Ce même Evêque de Tambov proposa ensuite au Saint Synode, par deux fois en l'année 1897, tant en son commencement que lorsqu'elle tirait à sa fin, deux recueils, reproduisant les relations que diverses personnes avaient établies, de signes miraculeux et de guérisons, dont l'Ancien avait été l'auteur. Enfin, le 19 juillet 1902, jour anniversaire de la naissance du Père Séraphim, le Tsar Nicolas Alexandrovitch, qui n'était pas sans ignorer les hautes luttes ascétiques du bienheureux serviteur de Dieu, ni la piété dont le peuple honorait universellement sa Mémoire, exprima le désir de voir se poursuivre le procès de canonisation, dont le Saint Synode avait ouvert l'instruction. Comme l'on n'était encore qu'au commencement de l'année 1903, le Saint Synode, assuré désormais que les miracles opérés par la Prière de saint Séraphim pouvaient être tenus pour exacts et véridiques, décréta tout ensemble qu'on l'adjoignît au choeur des Saints que Dieu a glorifiés et que l'on reconnût sa sainte dépouille pour une Relique sacrée. Et quand vint l'heure de l'exil du Tsar et de la Tsarine, l'on prépara, pour y faire reposer les restes vénérables, une châsse toute d'or et d'argent. Ce fut le 19 juillet 1903 qu'eut lieu la fête de la canonisation du Saint que Dieu avait nouvellement manifesté, en présence du Tsar, de la Tsarine, de nombreux membres de la famille impériale et d'une foule innombrable. Ce même jour, il se fit une multitude de guérisons.
Puisse le Seigneur, par les Saintes Prières de notre Père parmi les Saints, Séraphim le Thaumaturge, nous garder semblablement des afflictions et de toute nécessité. A Lui conviennent tout honneur, gloire, et adoration, maintenant et toujours et aux siècles des siècles. Amen.
FIN
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