SAINT ISAAC LE SYRIEN
OEUVRES SPIRITUELLES
Editions DESCLEE DE BROUWER
Collection Théophanie
Saint Isaac le Syrien
OEUVRES
SPIRITUELLES
Les 86 Discours Ascétiques
Les Lettres
Avant-propos, traduction et notes
de Jacques Touraille
De notre Père entre les Saints
Isaac le Syrien
Les discours ascétiques
1er discours
SUR LE RENONCEMENT
ET LA VIE MONASTIQUE
La crainte de Dieu est le commencement de la vertu. On l'a dit : cette crainte naît de la foi, elle est semée dans le coeur quand l'intelligence se retire de la diversion du monde pour recueillir ses pensées égarées par la distraction, en les rassemblant dans la méditation du rétablissement futur. Pour fonder la vertu, il n'est rien de meilleur que de se détacher des choses de cette vie et demeurer dans la loi de la lumière : les chemins droits et saints, qu'a signifiés et annoncés en esprit le psalmiste. C'est à peine s'il se trouve un homme pour pouvoir supporter sans dommage les honneurs du monde. Il est même probable qu'un tel homme n'existe pas, quand bien même il serait par sa conduite semblable aux anges ( car les honneurs se transforment vite en déshonneur).
Tel est le commencement du chemin de la vie : toujours méditer les paroles de Dieu, et demeurer dans la pauvreté. Qu'en effet l'intelligence soit irriguée par les unes permet l'accomplissement de l'autre. C'est-à-dire : Que l'intelligence soit irriguée par l'étude des paroles de Dieu t'aide à parvenir à la pauvreté. Réciproquement accéder à la dépossession te donne le loisir de t'adonner à l'étude des paroles de Dieu. Et l'aide que t'accordent ces deux choses t'élève rapidement jusqu'à la totale édification des vertus. Nul ne peut approcher Dieu s'il ne s'éloigne pas du monde. Je dis éloignement : non pas quitter le corps, mais quitter les choses du monde. Telle est la vertu : que l' intelligence cesse de s'occuper des choses du monde. Le coeur ne peut découvrir la sérénité ni se dégager de tout ce qu'il imagine, tant qu'agissent les sensations. Sans le désert, ni les passions du corps ne disparaissent, ni les mauvaises pensées ne s'effacent. Tant que l'âme n'a pas découvert l'ivresse de la foi, tant qu'elle n'en a pas perçu la puissance, elle ne peut ni guérir la maladie des sensations, ni dominer la matière visible qui lui bouche les choses du dedans. Elle ne sent pas ce qui en esprit naît de la liberté. Car le fruit des deux - l'éloignement et l'ivresse - est la délivrance. Sans éloignement, il n'y a pas d'ivresse. Et là où l'ivresse manque, la délivrance est retenue par un mors.
Quand la grâce a augmenté dans l'homme, il est aisé à celui-ci, dans son désir de la justice, de surmonter la crainte de la mort. Car dès lors qu'il craint Dieu, il trouve dans son âme de nombreuses raisons de supporter le malheur. Ce qui semble nuire au corps, ce qui fait irruption dans la nature, ce qui donc le fait souffrir, est tenu pour rien à ses yeux en comparaison de ce qu'il espère dès maintenant. Dieu permet que nous soyons éprouvés : il n'est pas possible autrement que nous connaissions la vérité. Mais chacun peut découvrir dans sa réflexion cette certitude précise : Dieu veille sur l'homme. Il n'est pas un homme qui ne soit sous son regard, et surtout ceux qui sont partis à sa recherche et souffrent pour Lui : Dieu les voit dans la lumière, comme sous son doigt. Mais quand l'homme s'est par trop privé de la grâce, alors toutes les choses contraires dont nous avons parlé se trouvent devant lui. La connaissance, par laquelle il examine le monde, lui est plus grande que la foi. Il considère qu'il n'y a pas lieu de se confier à Dieu en tout. Un tel homme est désormais continuellement piégé par ceux qui le guettent pour le cribler de flèches dans les ténèbres de la nuit.
Le commencement de la vraie vie de l'homme est la crainte de Dieu. Mais cette crainte ne saurait demeurer dans l'âme en même temps que la distraction. Le coeur est détourné du plaisir de Dieu par le service des sens. Il est dit en effet que dans ce qu'elles sentent, les pensées du coeur sont liées aux sens qui les servent.
L'hésitation du coeur porte la lâcheté dans l'âme. Mais la foi peut conforter la résolution, quand bien même on couperait les membres du corps. Dans la mesure où le désir de la chair l'emporte en toi, les nombreux obstacles qui entourent ce que tu désires t'empêcheront toujours d'être courageux et intrépide.
Celui qui recherche les honneurs du monde ne peut échapper aux causes de la tristesse. Il n'est pas d'homme, quand changent les choses, dont l'intelligence ne soit pas altérée à la pensée de ce qu'il a devant lui. Si, comme il est dit, le désir naît des sens, que se taisent ceux qui prétendent garder la paix de l'intelligence dans la diversion. L'homme chaste est non pas celui qui dit qu'à force de peiner, au temps de la lutte et du combat, le quittent les pensées basses, mais celui qui dans la vérité de son coeur assagit la vision de son intelligence, afin que celle-ci ne tende jamais impudemment vers l'intempérance. Quand la noblesse de sa conscience est attestée par le regard de ses yeux, sa pudeur est suspendue comme un voile dans le lieu secret de ses pensées. Et comme une vierge sage est sa pureté que dans la foi il garde pour le Christ.
Rien n'est plus capable de rejeter de l'âme les présomptions de l'intempérance et de chasser les souvenirs qui viennent se lever dans la chair et l'embraser d'une flamme trouble, que de se plonger dans le désir de l'instruction et de rechercher la profondeur des sens de l'Ecriture Sainte. Quand par le plaisir de découvrir la sagesse recueillie dans les paroles, les pensées sont immergées au sein de la puissance qui permet de connaître, l'homme laisse derrière lui le monde, il oublie tout, il efface de l'âme tous les souvenirs qui suscitent les images de la corporéité présente, souvent même il rompt avec la nécessité des pensées ordinaires qui regardent la nature. L'âme demeure en extase dans ce qu'elle rencontre de nouveau sur l'océan des mystères de l'Ecriture.
Et si l'intelligence qui nage sur la surface des eaux - l'océan des Ecritures - ne peut pas plonger dans toute la profondeur des sens que celles-ci délivrent, pour y comprendre les trésors qui sont dans ses abîmes, l'étude, pourvu qu'elle le désire, lui suffit pour attacher fortement ses pensées à l'unique pensée du miracle, et pour les empêcher de courir vers la nature du corps, comme l'a dit l'un des Pères qui portaient Dieu. Car le coeur est faible, et ne peut supporter ni les malheurs qui lui arrivent du dehors, ni les combats du dedans. Vous savez aussi combien est lourde la pensée mauvaise. Si le coeur ne s'est pas appliqué à la connaissance, il ne peut endurer le trouble qui vient de l'impulsion du corps.
De même que la lourdeur des poids empêche la balance de vaciller quand souffle le vent, de même la pudeur et la crainte empêchent de vaciller l'intelligence. Car le manque de crainte et de pudeur la font continuellement tournoyer. L'esprit d'indépendance éloigne de l'âme la crainte. Alors la balance de l'intelligence penche ici et là. Donc de même que les plateaux de la balance, quand ils sont alourdis par les poids, ne bougent pas facilement sous le souffle du vent, de même l'intelligence lestée par la crainte de Dieu et la pudeur ne se laisse pas retourner par ceux qui l'assaillent. L'intelligence est d'autant plus dominée par le changement et l'aliénation que l'a quittée la crainte. Aie donc la sagesse de fonder sur la crainte de Dieu le voyage de ta vie, et dans peu de jours, sans être revenu en arrière, tu seras parvenu à la porte du Royaume.
Quand tu abordes l'Ecriture, examine où veut en venir toute parole, afin de mesurer et de comprendre avec beaucoup de discernement la profondeur et la sainteté des sens qu'elle délivre. Ceux que la grâce divine a menés par toute leur vie à l'illumination sentent continuellement comme un rayon spirituel traverser les versets écrits et distinguer en esprit les paroles nues et les choses dites, lesquelles ont un sens profond pour l'intelligence de l'âme.
Quand un homme lit les versets avec esprit de finesse, son coeur s'affine lui aussi et s'apaise. La puissance divine, dans une merveilleuse compréhension de l'âme, lui donne un goût très doux.
Toute chose va d'ordinaire s'unir à celle qui lui est proche. Ainsi l'âme qui a part à l'Esprit, quand elle entend une parole cachant en elle une puissance spirituelle, attire ardemment ce que veut dire cette parole. Mais tous les hommes ne sont pas éveillés au point d'admirer une chose qui est dite en esprit et cache une grande puissance. On ne peut parler de la vertu que si le coeur se détache de la terre et de son commerce. L'intelligence humaine n'a pas à se mettre en peine des choses qui passent. L'oeuvre de la vertu ne porte pas la pensée à désirer et à rechercher la possession de ces choses. La délivrance de la matière précède par sa genèse l'union avec Dieu, encore qu'il arrive souvent dans l'économie de la grâce que celle-ci prévienne celle-là, de même qu'un désir couvre un autre désir. L'ordre de cette économie est en effet tout autre que l'ordre commun des hommes. Toi, garde l'ordre commun. Si la grâce se porte en toi, cela vient d'elle. Sinon, suis le chemin de tous les hommes, ce chemin sur lequel tous, les uns après les autres, ont marché. Et gravis les degrés de la tour spirituelle.
Toute chose qui se fait dans la contemplation et s'accomplit par le commandement qui la concerne, est entièrement invisible aux yeux du corps. Mais toute chose qui se fait dans l'action est composée. Car le commandement unique exige les deux, la contemplation et l'action, à cause du corporel et du spirituel. La synthèse des deux est une même chose. Les oeuvres par lesquelles on recherche la pureté n'empêchent pas le souvenir des fautes passées, mais l'intelligence leur donne de porter en elles la tristesse qui vient de la mémoire. Le passage de la mémoire dans l'intelligence a désormais son utilité. Car l'éminence de l'âme est autrement plus apte à acquérir la vertu que le désir visible du corps, même si l'âme et le corps portent le même joug. Toute chose a sa beauté dans la mesure. Sans la mesure, même ce que l'on croit être beau est altéré.
Veux-tu communier à Dieu dans ton intelligence et sentir ce plaisir qui n'est pas soumis aux sens ? Laisse-toi conduire par la compassion qui, lorsqu'elle se trouve dans ton coeur, est en toi l'icône de la sainte beauté à la ressemblance de laquelle tu as été créé. Le caractère universel de la compassion, sans même qu'il soit besoin de la médiation du temps, donne à l'âme de communier à la divinité, dans l'unité de la splendeur de la gloire.
L'union spirituelle est la mémoire à l'état pur, laquelle brûle continuellement dans le coeur d'un désir de feu et reçoit de la persévérance à suivre les commandements la force de s'attacher, sans rien d'abusif ni de physique. C'est là en effet qu'elle trouve, pour la contemplation de l'âme, la matière sur laquelle il lui est donné de se fonder. Le coeur parvient ainsi à l'émerveillement en fermant tous les sens, tant ceux de la chair que ceux de l'âme. Il n'est pas d'autre chemin qui mène à l'amour spirituel, lequel signifie l'icône invisible. Il nous faut commencer par compatir, comme l'a dit notre Seigneur. Car là est la perfection du Père. C'est ce qu'il a ordonné à ceux qui L'écoutent : poser ce fondement.
Une chose est l'enseignement de l'action, et autre chose l'enseignement de la sagesse du monde. Cette sagesse sait embellir ses discours sans avoir la moindre expérience. Elle peut dire la vérité sans la connaître, et parler de la vertu sans jamais l'avoir éprouvée dans ses oeuvres. L'enseignement qui vient de l'action est un trésor d'espérance. Mais la sagesse inerte est un dépôt de confusion.
L'enseignement de la sagesse du monde, lequel dit mais ne fait pas, est comme un peintre qui dessine de l'eau sur les murs mais ne peut y étancher sa soif, ou comme un homme qui fait de beaux rêves. Au contraire celui qui parle de la vertu pour l'avoir éprouvée en acte, la communique à celui qui l'écoute, comme un homme qui transmet son héritage. En effet celui qui prenant de ce qu'il possède sème son enseignement dans les oreilles de celui qui l'écoute, ouvre la bouche pour se confier à ses enfants spirituels, comme le fit Jacob dans sa vieillesse, quand il dit au chaste Joseph : " Voici, je t'ai donné une part de plus qu'à tes frères : ce que j'ai pris aux Amorrhéens par mon glaive et par mon arc." (1).
(1) : (Gen 48, 22).
Tout homme, dès lors qu'est souillée sa conduite, désire la vie temporelle. Il en va de même de celui qui est privé de connaissance. On l'a dit, la crainte de la mort afflige l'homme condamné par sa conscience. Mais celui qui porte en lui-même un bon témoignage recherche la mort autant que la vie. Ne considère pas que soit un vrai sage celui qui pour l'amour de cette vie asservit sa pensée à la lâcheté et à la peur. Mais considère que sont des rêves tous les biens et les maux qui arrivent à la chair. Car ce n'est pas seulement dans la mort que tu devras t'en séparer. Souvent ils t'abandonnent et se retirent avant même la mort. Mais si certains d'entre eux s'unissent à ton âme, considère que tu les possèdes dans le siècle présent, et qu'ils te suivront dans le siècle à venir. Si ce sont des biens, réjouis-toi, et rends grâce à Dieu dans ton intelligence. Mais si ce sont des maux, afflige-toi, gémis, cherche à t'en délivrer tant que tu es dans ce corps. Garde rigoureusement dans le secret tout bien qui agit en toi en esprit. Car c'est pour cela que tu as reçu la médiation du baptême et de la foi, dans lesquels tu as été appelé par notre Seigneur Jésus-Christ pour faire ses oeuvres bonnes, avec le Père et le Saint-Esprit. A Lui la gloire, l'honneur, l'action de grâce et l'adoration dans les siècles des siècles. Amen.
2° discours
SUR LA RENONCIATION AU MONDE
ET LA DISCRETION
DEVANT LES HOMMES
Quand nous désirons nous éloigner du monde et nous rendre étrangers aux choses du siècle, rien ne nous sépare de ces choses, ne détruit les passions, ne nous éveille au spirituel et ne nous y fait vivre, comme le deuil et la peine du coeur assumée avec discernement. Un visage réservé imite en effet l'humilité du Bien Aimé. Et réciproquement rien ne nous fait vivre avec le monde et les choses du siècle et ceux qui s'y enivrent et s'y débauchent, rien ne nous sépare des trésors de la sagesse et de la connaissance des mystères de Dieu, comme la plaisanterie et l'ostentation : ce que fait le démon de la prostitution. Je sais que tu aimes la sagesse, ô bien aimé. Je t'en prie de tout mon amour : garde-toi de l'insolence de l'ennemi, afin que la grossièreté des paroles ne refroidisse pas ton âme loin de la chaleur de l'amour du Christ qui pour toi sur l'arbre de la croix a goûté le fiel, et qu'au lieu de la douceur de la consécration et de l'ouverture à Dieu tu ne l'emplisses d'imaginations. Que tu veilles ou que tu dormes, puisses-tu ne pas laisser ton âme captive des rêves qui n'ont pas lieu d'être, ces rêves dont les anges de Dieu ne peuvent supporter la mauvaise odeur, ni devenir pour les autres une occasion de chute et pour toi-même une écharde. Fais-toi donc violence, efforce-toi d'imiter l'humilité du Christ, afin que s'allume toujours davantage le feu qu'Il a jeté en toi, ce feu par lequel sont extirpés tous les mouvements du monde qui détruisent l'homme nouveau et souillent les demeures du Seigneur saint et puissant. Car j'affirme avec saint Paul que "nous sommes le temple de Dieu". Purifions donc son temple, comme Lui-même est pur, afin qu'Il ait le désir d'y demeurer. Sanctifions-Le, comme Lui-même est saint. Parons-le de toutes les oeuvres bonnes et dignes. Emplissons-le du repos de sa volonté comme d'un parfum, par la prière pure, la prière du coeur, qu'il est impossible d'acquérir en se livrant aux continuels mouvements du monde. Ainsi la nuée de sa gloire couvrira ton âme, et la lumière de sa grandeur brillera dans ton coeur. Tous ceux qui demeurent dans la maison de Dieu seront emplis de joie et se réjouiront. Mais les impudents et les infâmes disparaîtront sous la flamme du Saint-Esprit.
Blâme-toi donc toujours toi-même, frère, et dis : Malheur à moi, pauvre âme. Il va te falloir quitter le corps. Pourquoi te réjouir de ce qu'aujourd'hui tu vas laisser et que jamais plus tu ne verras? Sois attentif à ce que tu as devant toi. Considère les choses que tu as faites et ce qu'elles sont, et avec qui tu as passé les jours de ta vie, ou qui a reçu la peine de ton travail, et qui tu as réjoui par ta lutte, pour qu'Il vienne à ta rencontre quand tu partiras. Vois de qui tu as fait les délices sur ton chemin, pour que tu puisses trouver le repos dans son port. Vois pour qui tu t'es donné tant de peine, afin d'aller vers Lui dans la joie. Vois de qui tu as fait ton ami dans le siècle à venir, pour qu'Il te reçoive maintenant à l'heure de ton départ. Vois dans quel champ tu as travaillé. Vois qui doit t'accorder ton salaire, quand tu quitteras cette vie au couchant du soleil.
Examine-toi, ô mon âme. Vois sur quelle terre est ta part. Et si tu as connu le champ qui donne les fruits de l'amertume à ceux qui le cultivent, appelle et dis dans les gémissements et les tourments ces choses qui reposent ton Dieu plus que les sacrifices et les holocaustes. Que ta bouche laisse couler la douleur qui est la consolation des saints anges. Lave tes joues sous les pleurs de tes yeux, afin que se repose en toi le Saint-Esprit et qu'Il te purifie de la souillure de ta malice. Apaise ton Seigneur par les larmes, afin qu'Il vienne à toi. Demande à Marie et à Marthe de t'apprendre à gémir sous le deuil. Appelle le Seigneur.
Seigneur Jésus-Christ notre Dieu qui as pleuré Lazare et versé sur lui les larmes de la tristesse et de la compassion, reçois les larmes de mon amertume. Par tes souffrances apaise mes souffrances. Par tes plaies guéris mes plaies. Par ton sang purifie mon sang. Et porte dans mon corps le parfum de ton corps vivifiant. Que le fiel dont les ennemis T'ont abreuvé change en douceur dans mon âme l'amertume que m'a versée l'adversaire. Que ton corps tendu sur l'arbre de la croix déploie vers Toi mon intelligence écrasée par les démons. Que ta tête inclinée sur la croix relève ma tête que les ennemis ont outragée. Que tes mains saintes clouées par les infidèles me relèvent du gouffre de la perdition et me ramènent à Toi, comme l'a promis ta bouche. Que ton visage qui reçut des maudits les gifles et les crachats, éclaire mon visage qu'ont souillé les injustices. Que ton âme que sur la croix Tu as soumise à ton Père, me conduise à Toi dans ta grâce. Je n'ai ni coeur souffrant pour partir à ta recherche, ni repentir, ni tendresse, rien de ce qui ramène à leur héritage les enfants. Maître, je n'ai pas de larmes pour Te prier. Mon intelligence est enténébrée par les choses de cette vie, et n'a pas la force de tendre vers Toi dans la douleur. Mon coeur est froid sous le nombre des tentations, et les larmes de l'amour pour Toi ne peuvent le réchauffer. Mais Toi Seigneur Jésus-Christ mon Dieu, trésor des biens, donne-moi le repentir total et un coeur en peine, pour que de toute mon âme je sorte à ta recherche. Car sans Toi je serai privé de tout bien. O Dieu bon, donne-moi ta grâce. Que le Père qui dans l'éternité hors du temps T'a engendré dans son sein, renouvelle en moi les formes de ton image. Je T'ai abandonné. Ne m'abandonne pas. Je suis sorti de Toi. Sors à ma recherche. Conduis-moi dans ton pâturage, compte-moi avec les brebis de ton troupeau élu. Avec elles nourris-moi de l'herbe verte de tes mystères divins dont le coeur pur est la demeure, ce coeur qui porte en lui la splendeur de tes révélations, la consolation et la douceur de ceux qui se sont donné de la peine pour Toi dans les tourments et les outrages. Puissions-nous être dignes d'une telle splendeur, par ta grâce et ton amour de l'homme, notre Sauveur Jésus-Christ, dans les siècles des siècles. Amen.
3° discours
SUR L'ANACHORESE
Qu'il ne faut ni s'effrayer ni craindre, mais conforter le coeur dans la confiance en Dieu et avoir courage dans la résolution de la foi, dès lors que Dieu veille sur nous et nous garde.
Si un jour tu te découvres digne de l' anachorèse dont la charge est légère dans le Royaume de la liberté, que la crainte selon son habitude ne te presse pas de changer et de renverser les pensées de mille manières, mais plutôt crois que Celui qui te garde est avec Toi, et sois pleinement et précisément assuré dans ta sagesse, que toi et toute la création servez un Maître unique, lequel par son seul pouvoir met en mouvement l'univers et le mène, lui donne son ordre et sa paix. Et nul serviteur ne peut nuire à l'un de ses compagnons de service, sans que le concède Celui qui veille sur toutes choses et les dirige. Donc relève-toi tout de suite, et aie courage. Si la liberté de nuire a été donnée à certains, elle ne leur a pas été donnée entièrement. Car ni les démons, ni les bêtes nuisibles, ni les hommes méchants ne peuvent satisfaire leur désir de détruire et de perdre, si Celui qui gouverne le monde ne le permet pas. Et quand bien même il le permettrait, il y met des limites. Il ne leur donne pas la liberté de faire tout ce qu'ils veulent. S'il en était ainsi, aucune chair ne pourrait vivre. Le Seigneur ne laisse pas le pouvoir des démons et des hommes investir sa créature, et lui faire le mal qu'ils veulent. C'est pourquoi dis toujours à ton âme : Celui qui me garde veille sur moi, et nulle créature ne peut venir devant moi que si elle en a reçu l'ordre d'en haut. Crois qu'ils n'oseront ni apparaître à tes yeux, ni faire entendre à tes oreilles leurs menaces. Car s'ils en avaient reçu la permission du ciel, ils n'auraient besoin ni de discours ni de paroles. Ils te feraient immédiatement ce qu'ils veulent.
Dis-toi encore : Si c'est la volonté de mon Maître que les démons aient pouvoir sur sa créature, je ne puis que l'accepter, comme quelqu'un qui ne veut pas abolir la volonté de son Seigneur. Tu seras ainsi empli de joie jusque dans tes épruves, car tu sais et sens précisément que l'ordre du Maître te gouverne et te dirige. Porte donc ton coeur à te confier dans le Seigneur, et ne crains ni la terreur nocturne ni la flèche qui vole le jour. Car il est dit que la foi du juste, la foi en Dieu, apprivoise les bêtes sauvages, et les rend comme des brebis.
Il est dit : " Je ne suis pas juste au point de me confier dans le Seigneur." Mais toi en vérité c'est pour faire oeuvre de justice que tu es allé au désert, ce désert empli de tourments. Tu as obéi à la volonté de Dieu. Tu travailles donc en vain, quand tu supportes ces peines. Car Dieu ne veut pas la souffrance des hommes. Il veut que tu Lui offres en sacrifice d'amour ton propre tourment. C'est là une chose que discernent tous ceux qui aiment Dieu. Ils s'affligent eux-mêmes pour l'amour de Lui. En effet ceux qui ont décidé de vivre dans la crainte de Dieu supportent l'affliction et endurent la persécution. Et Lui leur dispense ses trésors cachés.
Du progrès que font faire les épreuves à ceux
qui les supportent avec action de grâce et courage.
Un père parmi les Saints a dit : Un jour que j'étais triste d'être sous la coupe des épreuves, j'allai vers un anachorète, vieillard vénérable. Il était malade et couché par terre. Quand je l'eus embrassé, je m'assis près de lui et lui dis : " Prie pour moi, Père, car je suis très triste d'être éprouvé par les démons." Mais lui, ouvrant les yeux, se tourna vers moi et dit : " Mon enfant, tu es jeune encore, Dieu ne te laisse pas dans les épreuves." Je lui répondis : " Je suis jeune, mais je suis éprouvé au-delà de mon âge." Il me dit : " Dieu veut donc te rendre sage." Je lui dis : " Comment me rendre sage? Chaque jour je goûte la mort." Mais il me dit : " Dieu t'aime. Tais-toi. Dieu te donnera sa grâce." Il dit encore : " Sache, mon enfant, que j'ai lutté avec les démons pendant trente ans. Au bout de vingt ans, je n'ai plus eu aucun repos. Ce n'est que cinq ans plus tard que j'ai commencé à souffler un peu. Puis avec le temps, le repos a augmenté. Après vingt-sept ans, quand j'entrai dans la vingt-huitième année, il s'est fait de plus en plus grand. Mais lorsque je dépassai la trentième année et approchai de la fin désormais, le repos fut si fort en moi qu'il ne m'était même pas possible d'en connaître la mesure." Il ajouta : " Quand je me lève pour mon office, je ne peux dire qu'une seule et même prière. Il m'arrive alors de rester trois jours debout en extase avec Dieu, et je ne sens pas la moindre fatigue. Tel est l'inépuisable repos que l'oeuvre a engendré avec le temps."
Que la garde de la langue,
non seulement éveille l'intelligence à Dieu,
mais contribue à la tempérance.
Un moine parmi les Pères ne mangeait que deux fois par semaine. Il nous dit : " Le jour où je parle à quelqu'un, il ne m'est pas possible d'observer la règle du jeûne selon mon habitude, mais je suis obligé de rompre le jeûne." Il nous fut ainsi donné de comprendre que la garde de la langue, non seulement éveille l'intelligence à Dieu, mais donne secrètement la force d'accomplir les oeuvres manifestes qui se font par le corps, et elle porte la lumière en tout travail caché. Comme ont dit les Pères : " La garde de la bouche éveille la conscience à Dieu, si l'on se tait en connaissance de cause." Ce saint avait coutume de longtemps veiller la nuit. Il disait : " Les nuits où je veille jusqu'à l'aube, je me repose après la psalmodie. Mais quand je m'éveille du sommeil le lendemain, je suis comme un homme qui n'est pas dans ce monde, les pensées terrestres ne montent pas dans mon coeur, je n'ai nul besoin des règles, mais ce jour-là je suis continuellement en extase."
" Un jour donc que je devais manger, après quatre jours où je n'avais goûté à rien, et comme je m'étais levé pour dire l'office des vêpres et ensuite manger, j'étais dans la cour de ma cellule et le soleil brillait encore dans le ciel. A peine avais-je commencé à dire l'unique prière, que je sentis venir le ravissement, et je restai ainsi sans savoir où j'étais, jusqu'à ce que le soleil se lève le lendemain et réchauffe mon visage. C'est alors seulement, quand le soleil se mit à m'écraser et à me brûler le visage, que je revins à moi et vis que nous étions le jour suivant. Je remerciai Dieu de tellement répandre sa grâce sur l'homme, et de couvrir d'une telle grandeur ceux qui le recherchent. A Lui seul la gloire et la splendeur dans les siècles des siècles. Amen.
4° discours
SUR LE DESIR DU MONDE
La parole du Seigneur est vraie, qui dit que nul ne peut posséder ensemble l'amour de Dieu et le désir du monde, ni se donner à Dieu en même temps qu'au monde, ni avoir à la fois le souci de Dieu et le souci du monde. Quand nous abandonnons les choses de Dieu pour rechercher la vaine gloire ou même souvent pour supprimer les besoins du corps, beaucoup d'entre nous tombent en d'autres fautes. Car ils ont promis de travailler aux choses du Royaume des cieux. Mais ils oublient l'ordre du Seigneur, qui dit : " Si vous vous souciez avant tout du Royaume des cieux, je ne vous priverai pas de ce dont a besoin la nature visible, mais tout vous sera donné par surcroît. Je ne vous laisserai pas en souci de ces choses." (1).
(1) : ( Cf. Mt 6, 33).
Le Seigneur prend soin des oiseaux qui n'ont pas d'âme et furent créés pour nous, et Il nous négligerait? Nullement. A celui qui se soucie des choses de l'Esprit ou de l'une d'entre elles, sont données en leur temps les choses du corps, sans qu'il ait à s'en préoccuper ni à connaître la moindre angoisse. Au contraire celui qui se soucie des choses du corps plus qu'il ne faut, déchoit de Dieu malgré lui. Mais si nous-mêmes nous efforçons de nous vouer aux choses qui se font au nom du Seigneur, Celui-ci prend en charge les deux - le spirituel et le corporel - à la mesure de notre combat.
Cependant ne cherchons pas à faire l'expérience de Dieu dans les choses du corps au lieu de la faire dans les oeuvres de nos âmes. Mais tournons toutes nos oeuvres vers l'espérance du siècle à venir. Celui en effet qui s'est une bonne fois voué à la vertu par amour de son âme, celui qui a désiré mener à bien cette vertu, ne se soucie plus des choses du corps, qu'elles existent ou non. Souvent Dieu permet que les hommes vertueux soient éprouvés dans ces choses. Il laisse les tentations se soulever contre eux de toute manière. Il les meurtrit dans leur corps comme Job. Il les mène dans la pauvreté, dans l'apostasie de l'humanité. Il les frappe dans ce qu'ils possèdent. Mais il ne touche pas à leurs âmes. Il n'est pas possible en effet, si nous marchons sur le chemin de la justice, de ne pas rencontrer la tristesse. Et il n'est pas possible que le corps ne souffre pas dans les maladies et les peines, et qu'il se conforte lui-même si nous aimons la vertu. L'homme qui mène sa vie en faisant sa propre volonté, ou dominé par la jalousie, ou en perdant son âme, ou en s'adonnant à toutes les autres choses qui peuvent lui nuire, est condamné. Mais quand l'homme qui marche sur le chemin de la justice, qui avance vers Dieu et demeure avec beaucoup de frères, rencontre une de ces choses nuisibles, il ne lui faut pas quitter son chemin, mais accepter avec joie, et remercier Dieu de lui avoir envoyé ces choses et de lui avoir donné cette grâce. Car il a été digne pour Lui d'être tenté, et de communier aux souffrances des Prophètes, des Apôtres et des autres Saints qui ont supporté sur cette voie les afflictions, qu'elles soient venues des hommes, des démons, ou du corps lui-même ( car il est impossible que ces choses viennent sans l'ordre de Dieu et si Dieu ne le concède pas), afin que la tentation serve à la justice. En effet Dieu ne peut pas agir autrement, pour faire du bien à celui qui désire être près de Lui, que de lui donner à porter des épreuves pour la vérité. Et l'homme ne peut par lui-même entrer dans l'épreuve pour gagner les bienfaits divins, ni se réjouir sans la grâce qui vient du Christ, Saint Paul en témoigne. Cette chose est si grande en effet, qu'il appelle grâce le fait de se préparer à souffrir pour l'espérance en Dieu. Car il dit : " Il nous a été donné de Dieu, non seulement de croire au Christ, mais de souffrir pour Lui." (1).
(1) : ( Phil I, 19).
Et comme Saint Pierre l'écrit dans sa lettre : " Bienheureux êtes-vous quand vous souffrez pour la justice. Car vous avez part aux souffrances du Christ." (2).
(2) : ( Cf. 1 Pi 3, 14).
Ce n'est donc pas lorsque tu prospères qu'il faut te réjouir, et lorsque tu es affligé qu'il faut te faire un visage triste en considérant que les tourments sont étrangers à la voie de Dieu. Car depuis le commencement du monde et d'âge en âge, c'est en passant par la croix et la mort qu'on avance sur ce chemin. D'où cela t'est-il venu? Sache que tu es en dehors de la voie de Dieu, et que tu l'as quittée. Tu ne veux pas suivre la trace des saints. Ou bien tu veux peut-être tracer ta propre voie, et aller ton chemin sans rien souffrir.
La voie de Dieu est une croix quotidienne. Nul n'est jamais monté au ciel confortablement. Nous savons où mène cette voie du confort. Dieu ne laisse jamais sans souci celui qui se consacre à Lui de tout son coeur. Il lui donne d'avoir le souci de la vérité. C'est d'ailleurs à cela qu'on connaît que Dieu veille sur un tel homme : Il lui envoie toujours des afflictions.
La Providence ne laisse jamais tomber dans les mains des démons ceux qui passent leur vie dans les épreuves. Et surtout s'ils embrassent les pieds de leurs frères, s'ils couvrent leurs fautes et les cachent comme si elles étaient leurs propres fautes. Celui qui veut être sans souci dans le monde, celui qui a ce désir et qui en même temps cherche à marcher sur le chemin de la vertu, a quitté le chemin. Car les justes non seulement combattent de toute leur volonté pour accomplir les oeuvres bonnes, mais ils luttent malgré eux dans les épreuves, pour que soit éprouvée leur patience. Car l'âme qui porte la crainte de Dieu n'a pas peur de ce qui nuit au corps : elle espère en Dieu dès maintenant et dans les siècles des siècles. Amen.
5° discours
SUR L'ELOIGNEMENT DU MONDE
ET DE TOUT CE QUI TROUBLE L'INTELLIGENCE
Dieu a fait un grand honneur aux hommes en leur donnant comme une grâce le double enseignement. Il leur a ouvert de partout la porte fermée, afin qu'ils entrent dans la connaissance salutaire. Tu veux un témoin fidèle de ce que je viens de dire? Demeure en toi-même, et tu ne te perdras pas. Mais si tu veux savoir en dehors de toi, tu as un autre maître, un autre témoin pour te conduire sans faute sur le chemin de la vérité.
L'intelligence confuse ne peut éviter l'oubli. Et la sagesse ne lui ouvre pas sa porte. Celui qui peut comprendre en connaissance de cause dans quelle égalité se trouve la fin de tout, n'a pas besoin d'autre maître pour renoncer aux choses de cette vie. La loi naturelle que Dieu a donnée à l'homme au commencement est la contemplation de ses créatures. La loi écrite a été ajoutée après la trangression.
Celui qui de lui-même ne s'éloigne pas des causes des passions, est attiré malgré lui par le péché. Telles sont les causes du péché : le vin, les femmes, la richesse, la vigueur du corps. Non que ces choses soient naturellement des péchés, mais à partir d'elles la nature tend aisément vers les passions du péché. C'est pourquoi l'homme doit sérieusement s'en protéger. Si tu as continuellement à la mémoire ta faiblesse, tu ne dépasseras pas les bornes de ta vigilance. Les hommes méprisent la pauvreté. Mais Dieu méprise bien plus l'orgueil de l'âme et la vanité de l'intelligence. Les hommes vénèrent la richesse. Mais Dieu vénère l'âme qui se fait humble.
Quand tu veux poser les fondements de l'oeuvre de beauté, prépare-toi aux épreuves qui vont t'assaillir, et ne doute pas. Car l'ennemi, quand il voit quelqu'un prendre dans le feu de sa foi le bon chemin, a coutume de s'opposer à lui par toutes sortes d'épreuves terribles, afin qu'il commence par avoir peur, que sa bonne intention se refroidisse, et qu'il n'ait plus la moindre ardeur à faire l'oeuvre qui plaît à Dieu. Non que l'adversaire ait une telle puissance ( car alors personne ne pourrait jamais faire le bien), mais Dieu la lui concède, comme nous le voyons à propos du juste Job. Prépare-toi donc à affronter courageusement les épreuves qui s'opposent aux vertus. Seulement alors mets-toi à l'oeuvre. Car si tu n'es pas préparé à affronter les épreuves, laisse-là l'oeuvre des vertus.
L'homme qui doute que Dieu puisse lui porter secours dans l'oeuvre de beauté, a peur de son ombre. Il est affamé au temps de l'abondance et de la satiété, et dans la maison calme il est empli de troubles. Mais celui qui se confie en Dieu conforte son coeur. Tous les hommes l'auront en vénération. Et même ses ennemis le loueront.
Les commandements de Dieu sont plus que tous les trésors du monde. Celui qui les garde en lui trouve Dieu. Celui qui se couche toujours en pensant à Dieu, Lui a confié son bien. Celui qui désire faire la volonté de Dieu sera conduit par les anges du ciel. Celui qui craint les péchés ira sans tomber jusqu'au bout de la route effrayante. Au temps des ténèbres il trouve devant lui et en lui la lumière. Le Seigneur garde les pas de celui qui craint les péchés. Au temps de la chute, la pitié de Dieu le préviendra. Celui qui considère que ses fautes sont petites tombe dans des fautes pires que les premières. Il sera châtié sept fois plus.
Sème la compassion avec humilité, et tu récolteras la pitié dans le Jugement. Acquiers de nouveau le bien là même où tu l'as perdu. Tu dois à Dieu une obole. Il n'attend pas de toi qu'au lieu de l'obole tu Lui donnes une perle. De même si tu as perdu la chasteté. Dieu n'attend pas de toi que tu fasses l'aumône sans changer de chemin. C'est la sanctification du corps qu'Il veut de toi. Tu as transgressé le commandement, et sans voir que le monde n'est plus ton bien, tu vas mener d'autres combats? Tu as laissé l'arbre, et tu es allé chercher ailleurs?
Saint Ephrem a dit : " Au temps de la moisson, ce n'est pas en vêtements d'hiver qu'il te faut affronter la chaleur." Ainsi chacun récoltera ce qu'il sème. Et toute maladie est guérie par les remèdes qui lui sont propres. Si tu es dominé par la jalousie, pourquoi cherches-tu à combattre le sommeil? Si petite soit la faute dans son germe, arrache-la avant qu'elle ne croisse et qu'elle ne mûrisse. Ne néglige pas ce défaut alors même qu'il te paraît infime. Car il sera pour toi plus tard un maître inhumain, et tu courras devant lui comme un esclave captif. Mais celui qui combat dès le début la passion la dominera vite.
Celui qui peut supporter l'injustice avec joie, alors même qu'il a le pouvoir de la rejeter lui-même, a reçu de Dieu la consolation, pour sa foi en Lui. Celui qui supporte avec humilité les accusations dont on l'accable, est parvenu à la perfection et il fait l'admiration des saints anges. Il n'y a pas de vertu plus grande, ni plus difficile.
Ne crois pas que tu sois fort, tant que tu n'as pas été éprouvé, tant que tu ne t'es pas découvert inaliénable. Eprouve-toi donc toi-même en toutes choses. Acquiers en toi une foi droite, afin de vaincre tes ennemis. Ne laisse pas s'enfler ton intelligence. Ne te confie pas en ta propre puissance, afin de n'être pas abandonné à la faiblesse de la nature. C'est ta chute alors qui t'apprendrait ta faiblesse. N'aie pas foi en ta connaissance, afin que l'ennemi n'en profite pas pour te prendre au piège de sa malice. Fais douce ta langue, et jamais ne t'atteindra le moindre déshonneur. Fais douces tes lèvres, et tous seront tes amis. Ne te vante jamais de tes oeuvres, afin de n'être pas confondu. Car Dieu accorde que change toute chose dont se vante l'homme, pour que celui-ci soit humble et apprenne l'humilité. C'est pourquoi il te faut tout remettre à la prescience de Dieu et ne pas croire qu'il y ait quoi que ce soit d'immuable en cette vie.
Agis ainsi. Et lève toujours ton regard vers Dieu. Car la protection et la Providence de Dieu tracent un cercle sur tous les hommes. Mais nul ne le voit, sinon ceux qui se sont purifiés du péché et ont constamment leur attention tournée vers Dieu et vers Lui seul. Mais la Providence leur apparaît tout particulièrement quand pour l'amour de Dieu ils sont passés par une grande épreuve. Alors ils sentent cette Providence, au point de la voir avec les yeux de leurs corps, chacun à la mesure et selon la cause de l'épreuve qui lui a été donnée. Ainsi Dieu incite au courage ceux qui mènent un tel combat, comme il le fit pour Jacob, pour Josué, pour les trois Enfants, pour Pierre, et pour tant d'autres Saints, auxquels la Providence est apparue sous une forme humaine, les encourageant et les confortant dans la piété. Mais si tu dis que Dieu dans son économie a réservé ces choses aux saints, et qu'eux seuls ont été dignes de telles visions, que les saints Martyrs demeurent devant toi des exemples de courage. Ceux-ci, souvent plusieurs ensemble, parfois un seul, ont en de nombreux et différents lieux combattu pour le Christ. Par la puissance qui leur venait alors, ils ont courageusement supporté dans leurs corps de terre d'être déchirés par le fer et soumis à tous les tourments, ces choses qui dépassaient la nature. Car les saints Anges leur apparaissaient clairement.
Ainsi chacun peut apprendre que la Providence divine, pour signifier leur courage et la confusion de leurs ennemis, va largement au devant de ceux qui de toute manière supportent pour Dieu toute épreuve et toute affliction. En effet, plus les Saints étaient confortés par de telles visions, plus les adversaires devant leur patience étaient exaspérés et furieux.
Et que dire des ascètes et des anachorètes, ces étrangers dans le monde, qui du désert ont fait une cité et la demeure des Anges? Les Anges ne cessaient de les visiter, tant ils aimaient leur conduite, et ils venaient partager leur vie de temps en temps, comme des serviteurs de l'unique Maître et des compagnons de combat. Car tous les jours de leur vie ces Saints embrassaient le désert. Pour l'amour de Dieu ils avaient leur demeure dans les montagnes, dans les cavernes et dans les antres de la terre. Ils avaient abandonné les choses de ce monde, ils avaient aimé les choses du ciel, et ils imitaient les Anges. C'est justement pourquoi les saints Anges ne se cachaient pas d'eux et exauçaient toutes leurs volontés. Ils leur apparaissaient de temps en temps et leur enseignaient comment ils devaient mener leur vie. Tantôt ils leur expliquaient ce qu'ils ne savaient pas. Tantôt les Saints les interrogeaient sur leur propre devoir. Tantôt ils les conduisaient quand ils erraient sur le chemin. Tantôt ils les délivraient quand ils étaient tombés dans les tentations. Tantôt, quand survenait un malheur soudain ou un péril, ils les en arrachaient, ils les délivraient du serpent et des meurtrissures des pierres et du bois. Tantôt, quand l'ennemi combattait ouvertement les Saints, ils apparaissaient à leurs yeux, leur disaient qu'ils étaient envoyés pour les secourir, ils les comblaient de courage et d'audace et ils les consolaient. Parfois, ils faisaient à travers eux des guérisons. D'autres fois, ils guérissaient les Saints eux-mêmes, lorsque ceux-ci étaient tombés dans les souffrances. Tantôt, par un geste de la main ou par des paroles ils rendaient la puissance et la force à leurs corps épuisés par le jeûne. Tantôt, ils leur apportaient de la nourriture, du pain, des légumes, et d'autres aliments. Aux uns ils annonçaient leur départ vers le Royaume. Aux autres, comment ils allaient partir. Mais pourquoi énumérer tout ce qu'ont fait l'amour que nous portent les saints Anges et leur sollicitude envers les justes? De même en effet que certains frères, plus grands, veillent sur les plus petits, de même les Anges veillent sur nous. Et l'Ecriture dit cela pour que tout homme sache que le Seigneur est proche de tous ceux qui L'invoquent en vérité, et combien Il garde dans sa Providence ceux qui se sont voués à Lui plaire et Le suivent de tout leur coeur.
Si tu crois que Dieu te garde en sa Providence, pourquoi t'inquiéter et te soucier des choses qui passent et des besoins de la chair? Mais si tu ne crois pas que Dieu te garde en sa Providence, et si à cause de cela tu te préoccupes en dehors de Lui des choses dont tu as besoin, tu es le plus malheureux de tous les hommes. Car alors pourquoi vis-tu? Ou pourquoi vivras-tu? Porte sur le Seigneur ton souci, et Lui te nourrira. Nulle menace ne t'effraiera plus.
Celui qui une fois pour toutes s'est consacré à Dieu, mène sa vie dans le repos de l' intelligence. En dehors de la dépossession l'âme ne peut pas se délivrer du trouble des pensées. Et en dehors du calme des sens elle ne sentira pas la paix de l' intelligence. Sans l'entrée dans les épreuves on ne pourra pas acquérir la sagesse de l'Esprit. Sans lecture rigoureuse on ne connaîtra pas la finesse des pensées. Sans pensées sereines l'intelligence ne pénétrera pas les mystères cachés. Sans la confiance que donne la foi, l'âme ne peut pas affronter avec courage les épreuves. Sans la claire expérience de la protection de Dieu, le coeur ne peut pas espérer en Lui. Et sans goûter en connaissance de cause aux souffrances du Christ, l'âme ne sera jamais en communion avec Lui.
Considère que l'homme de Dieu est celui qui sous une grande miséricorde a détruit en lui le besoin nécessaire. Car celui qui a compassion du pauvre est pris en charge par Dieu. Et celui qui s'appauvrit pour Dieu a trouvé des trésors inépuisables.
Dieu n'a besoin de rien. Il se réjouit de voir quelqu'un donner du repos à son image et la vénérer à cause de Lui. Quand quelqu'un te demande ce que tu possèdes, ne dis pas dans ton coeur : " Je garderai cela pour mon âme, afin de m'y reposer, et Dieu pourvoira autrement à son besoin." Car de telles paroles sont celles-là mêmes que disent les iniques et ceux qui ne connaissent pas Dieu. L'homme juste et bon ne donne pas son honneur à un autre. Il ne laisse pas le temps de la grâce passer sans cueillir son fruit. Le pauvre, l'homme qui manque de tout, reçoit tout de Dieu. Car le Seigneur n'abandonne personne. Mais toi, tu as délaissé l'honneur que Dieu t'avait fait, tu as éloigné de toi sa grâce, tu t'es détourné du pauvre. Quand donc tu donnes, réjouis-toi et dis : Gloire à Toi, Dieu, qui m'as rendu digne de trouver quelqu'un pour lui offrir du repos. Mais si tu n'as rien à donner, réjouis-toi plutôt et dis à Dieu en rendant grâce : Je Te remercie, mon Dieu, de ce que Tu m'as donné cette grâce et cet honneur d'être pauvre pour l'amour de ton nom, et de m'avoir rendu digne de goûter l'affliction que j'ai trouvée sur la voie de tes commandements, dans la maladie et la pauvreté, comme l'ont goûtée tes saints qui ont marché sur cette voie.
Quand tu es malade, dis : Bienheureux celui que Dieu a rendu digne d'être éprouvé là même où nous héritons la vie. Car Dieu apporte les maladies pour la santé de l'âme. Un Saint a dit ( je l'ai noté), qu'un moine qui ne sert pas le Seigneur pour plaire à Dieu, qui ne s'efforce pas sérieusement de sauver son âme, mais qui prend à la légère l'ascèse des vertus, reçoit de Dieu de tomber de toute manière dans les épreuves, afin qu'il ne reste pas sans rien faire, et que sa grande inaction ne le mène au pire. C'est pourquoi Dieu envoie des épreuves à ceux qui vivent dans la négligence et la nonchalance, pour qu'ils s'en préoccupent, et délaissent par là même toute vanité. Dieu agit toujours ainsi envers ceux qu'Il aime, pour les instruire, les assagir, et leur enseigner sa volonté. Et quand ils Le prient, Il ne leur répond pas tout de suite. Il attend qu'ils soient épuisés, et qu'ils aient bien compris que ces choses leur sont venues de la négligence et de la nonchalance. Il est écrit en effet :" Quand vous tendez les mains vers moi, je détourne de vous mes yeux. Et quand vous multipliez les prières, je ne vous entends pas." (1).
(1) : ( Is. I, 15).
Car bien que ces choses aient été dites pour d'autres, elles demeurent écrites pour ceux qui abandonnent la voie du Seigneur.
Nous disons que Dieu est tout amour. Mais alors pourquoi ne sommes-nous pas entendus, quand dans les épreuves nous ne cessons de L'appeler et de Le prier? Le Prophète nous l'enseigne quand il dit : " La main du Seigneur peut nous sauver. Il n'est pas sourd et Il peut nous entendre. Mais nos péchés nous ont tant séparés de Lui et nos iniquités nous ont tant détournés de sa face, qu'Il ne nous écoute pas." (2).
(2) : ( Cf. Is 59, 1-2).
Souviens-toi de Dieu en tout temps, et Lui aussi se souviendra de toi quand tu tomberas dans le malheur.
Ta nature a pris sur elle les passions, les épreuves se sont multipliées dans le monde présent, et le malheur ne s'est pas éloigné de toi : sa source est en toi et sous tes pieds. Mais ne quitte pas le lieu où tu es. Quand Dieu te fera signe, Il te délivrera du malheur. De même que se rapprochent les paupières pour fermer l'oeil, de même les épreuves sont proches des hommes. C'est ce que Dieu a ordonné dans sa sagesse, pour ton bien, afin que tu ne cesses de frapper à sa porte, que dans la crainte des afflictions sa mémoire pénètre comme une graine dans ton intelligence, que tu t'approches de Lui par les prières, et que soit sanctifié ton coeur par son souvenir continuel. Si tu pries, Il t'entendra. Tu apprendras que Dieu est Celui qui te délivre. Et tu sentiras Celui qui t'a créé, qui veille sur toi, qui te garde, et qui a fait pour toi les deux mondes : l'un comme un passage qui t'enseigne et t'instruit, l'autre comme la maison du Père et ton héritage éternel. Dieu ne t'a pas fait invulnérable aux afflictions, afin que recherchant la Divinité tu n'hérites pas ce qu'a hérité l'ancien Lucifer, qui dans son orgueil finit par devenir Satan. De même il ne t'a fait ni immobile, ni immuable, pour que tu ne sois pas comme la nature des choses inanimées. Alors les biens ne te seraient d'aucun profit et ne te rapporteraient rien, comme il en va de la force naturelle et sauvage des bêtes. Tous peuvent aisément comprendre ici quelle utilité, quelle action de grâce, quelle humilité naissent de l'agression de ces échardes.
Il est donc clair qu'il dépend de nous de combattre pour le bien, ou de nous laisser aller au mal. C'est nous qui portons l'honneur que donne le bien et le déshonneur qu'engendre le mal. En effet, confondus par le déshonneur nous craignons. Mais dans l'honneur nous rendons grâce à Dieu et nous progressons vers la vertu. Dieu a multiplié pour toi ces pédagogues. Sinon, libre à leur égard, étranger aux afflictions, au-dessus de toute crainte, tu pourrais oublier le Seigneur ton Dieu, te détourner de Lui et tomber dans le polythéisme, comme tant d'autres qui bien que pareils à toi, frappés par de telles afflictions, en un instant, pour un pouvoir et un confort passagers et vils, non seulement sont tombés dans le polythéisme, mais ont follement osé se révolter contre Dieu. Dieu a donc permis que tu sois plongé dans les afflictions, pour que tu n'aies pas à l'irriter en te détournant de Lui, et qu'Il n'ait pas à t'anéantir loin de sa face en t'apportant le châtiment. Ce sont là des choses qu'on n'ose pas dire. Et je renonce à parler davantage de l'impiété et des autres blasphèmes qu'engendrent le confort de cette vie et l'absence de crainte. Par les souffrances et les afflictions Dieu a donc fait grandir sa mémoire dans ton coeur. Et par la crainte des adversités Il t'a donné de rester éveillé à la porte de sa miséricorde. Pour te délivrer d'elles, Il a semé en toi l'amour de Lui. Faisant descendre l'amour, Il s'est approché de toi, Il t'a fait l'honneur de l'adoption, Il t'a offert la richesse et la grandeur de sa grâce. Car d'où connaîtras-tu sa Providence et sa sollicitude, si tu n'avais pas rencontré les adversités? C'est en grande partie par elles qu'il t'est possible d'accroître l'amour de Dieu dans ton âme : c'est-à-dire par la compréhension de ses dons, et par le souvenir de l'ampleur de sa Providence. tous ces biens te viennent des afflictions, pour que tu apprennes à rendre grâce. Donc souviens-toi de Dieu, pour que Dieu aussi se souvienne toujours de toi. Se souvenant de toi, Il te sauve. Et tu recevras de Lui toute béatitude. Ne l'oublie pas en t'enflant toi-même dans les vanités, pour qu'Il ne t'oublie pas au temps de tes combats. Prie-Le continuellement dans ton coeur : sois Lui docile quand tu es florissant, pour qu'Il s'ouvre à toi quand tu seras affligé.
Ne cesse pas de te purifier devant le Seigneur, en ayant toujours son souvenir dans ton coeur, de peur qu'ayant tardé loin de sa mémoire, tu ne puisses entrer quand tu iras vers Lui. Car la confiance qui nous ouvre à Dieu vient de la relation continuelle avec Lui et de la prière fréquente. La relation et la vie avec les hommes servent le corps. Mais la relation avec Dieu sert la mémoire de l'âme, l'attention des prières et le sacrifice de soi. Si tu persévères dans sa mémoire, en son temps la relation avec Dieu te transportera dans l'extase et dans l'émerveillement. " Car se réjouira le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur." (1).
(1) : ( Ps. 105, 3).
Cherchez le Seigneur, ô vous qui êtes condamnés, et vous recevrez la force de l'espérance. Cherchez sa face par le repentir, et vous serez sanctifiés, vous serez purifiés de vos péchés. Vous qui êtes soumis au Jugement pour vos péchés, courez vers le Seigneur. Car Il peut pardonner, Il peut effacer les fautes. Il l'a juré par les prophètes, quand Il dit : " Je suis vivant, dit le Seigneur. Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se repente et qu'il vive." (1).
(1) : (Ez 33, 11).
Et encore : " Tout le jour j'ai tendu mes mains vers un peuple indocile et révolté." (2).
(2) : ( Is 65, 2).
Et encore : " Pourquoi mourriez-vous, maison d'Israël?" (3).
(3) : (Ez 33, 11).
Et : " Revenez vers moi, et je reviendrai vers vous." (4).
(4) : (Mal 3, 7).
Et encore : "Quel que soit le jour où le pécheur se retournera sur sa route et reviendra au Seigneur et fera ce qui est juste, je ne me souviendrai plus de ses iniquités. Je suis vivant et il vivra, dit le Seigneur. Mais si le juste abandonne sa justice et devient inique, je ne me souviendrai pas de lui. Je mettrai devant lui un obstacle, et il mourra dans les ténèbres de ses oeuvres, s'il persévère en elles" (5).
(5) : ( Ez 33, 14 sq).
Pourquoi? Parce que le pécheur ne sera pas dépassé par son péché le jour où il reviendra vers le Seigneur. Et la Justice du juste ne le délivrera pas le jour où il péchera, s'il persévère dans son péché. Ainsi Dieu dit à Jérémie : " Prends un parchemin, et ce que je vais te dire, écris-le. Ecris tous les malheurs dont je t'ai dit qu'ils arriveraient à ce peuple, depuis le temps de Josias roi de Juda jusqu'aujourd'hui, afin qu'entendant et te craignant l'homme abandonne sa voie mauvaise, et que revenus ils se repentent. Alors je pardonnerai leurs péchés." (6).
(6) : (Jér 36, 2-3).
La Sagesse dit : " Celui qui cache son péché n'en aura aucun bien. Mais celui qui confesse son péché et y renonce trouvera grâce auprès de Dieu." (7).
(7) : ( Pro 28, 13).
Isaïe dit : " Cherchez le Seigneur, et vous Le trouverez. Invoquez-Le, car Il est proche. Que le pécheur abandonne sa voie, et l'homme inique ses pensées. Revenez vers moi et j'aurai pitié de vous. Car mes pensées et mes voies ne sont pas vos voies." (1).
(1) : (Is 55, 6-8).
Et : " Si vous m'écoutez, vous mangerez les biens de la terre." (2)
(2) : ( Is I, 19).
Et : " Venez à moi, entendez-moi, et vos âmes vivront." Quand tu gardes les voies du Seigneur et quand tu fais ses volontés, alors espère dans le Seigneur, invoque-Le. Quand tu auras appelé, Il te dira : Voici, Je suis là.
Quand l'inique est touché par une épreuve, il n'a pas confiance en Dieu pour l'appeler, ni pour attendre de Lui le salut. Car dans le jour où il était au calme, il s'était éloigné de la volonté de Dieu. Avant que le combat commence, recherche l'alliance. Avant de tomber malade, cherche celui qui peut te guérir. Avant que ne t'arrivent les afflictions, prie. Au temps du malheur tu trouveras Dieu et Il t'entendra. Avant de tomber, appelle et supplie. Et avant de prier, prépare ce que tu as promis, je veux dire : ce dont tu as besoin ici. L'arche de Noé fut préparée par temps de paix. Et les arbres qui servirent à la construire furent plantés cent ans plus tôt. Quand vint le temps de la colère, les iniques périrent. Mais le juste fut protégé.
La bouche injuste est fermée par la prière. Car la condamnation de la conscience enlève à l'homme toute liberté devant Dieu. Le coeur bon au temps de la prière répand des larmes avec joie. Et avec joie supportent les épreuves ceux qui sont morts au monde. Mais ceux en qui vit le monde ne peuvent supporter l'injustice. Portés par la vanité, ils s'irritent, ils se troublent, ils en perdent la raison, ou ils se laissent aller à la tristesse. Oh, comme il est difficile d'atteindre une telle vertu! Et quelle gloire elle a auprès de Dieu. Celui qui veut parvenir à cette vertu - subir une injustice et faire patience - doit s'éloigner des siens et se rendre étranger. Car il n'est pas possible d'y parvenir dans sa propre patrie. Il n'est donné qu'aux plus grands et aux plus forts - ceux qui sont morts au monde et ont cessé d'espérer en toute consolation présente - de supporter au milieu des leurs la souffrance d'une telle vertu.
De même que la grâce approche l'humilité, de même les malheurs guettent l'orgueil. Les yeux du Seigneur regardent les humbles, pour qu'ils se réjouissent. Mais la face du Seigneur se détourne des orgueilleux, pour les humilier. L'humble reçoit toujours de Dieu la compassion. Mais la dureté du coeur et le peu de foi vont toujours au-devant d'événements terribles. Fais-toi petit en tout devant tous les hommes, et tu seras élevé plus haut que les princes de ce siècle. Préviens tous les êtres, embrasse-les, prosterne-toi devant eux, et tu seras honoré plus que ceux qui offrent de l'or. Descends plus bas que toi-même, et tu verras la gloire de Dieu en toi. Car là où germe l'humilité, là se répand la gloire de Dieu. Si tu t'efforces d'être clairement méprisé par tous les hommes, Dieu te donnera d'être glorifié. Si tu as l'humilité dans ton coeur, Dieu t'y révélera sa gloire. Méprise-toi dans ta grandeur, et ne te grandis pas dans ta petitesse. Fais qu'on te méprise, et tu seras empli de l'honneur de Dieu. Ne cherche pas à être honoré, car en toi tu es plein de plaies. Blâme l'honneur, et tu seras honoré. N'aime pas l'honneur, et tu ne seras pas déshonoré. L'honneur fuit devant celui qui court après lui. Mais l'honneur poursuit celui qui le fuit, et il prêche à tous les hommes son humilité. Si tu te méprises toi-même, afin de n'être pas honoré, c'est Dieu qui te manifestera. Si tu te blâmes toi-même pour l'amour de la vérité, Dieu permettra de te louer à toutes ses créatures. Elles ouvriront devant toi la porte de la gloire de ton Créateur, et elles te loueront. Car tu es en vérité à son image et à sa ressemblance.
Qui a jamais vu un homme briller par les vertus, mais tenu pour rien par les autres hommes, lumineux par sa vie, sage par sa connaissance, mais humble en esprit? Bienheureux celui qui s'humilie en tout, car il sera élevé. Car celui qui pour Dieu s'humilie et se fait petit en tout sera glorifié par Dieu. Celui qui pour Dieu a faim et soif, Dieu l'enivrera de ses biens. Celui qui pour Dieu se dépouille, Dieu le couvrira d'un vêtement d'incorruptibilité et de gloire. Celui qui pour Dieu s'appauvrit, Dieu le consolera en lui donnant la vraie richesse. Considère-toi comme rien pour l'amour de Dieu, et sans même que tu le saches, la gloire croîtra en toi tout au long de ta vie. Tiens-toi pour pécheur, afin d'être justifié tout au long de ta vie. Sois simple et ignorant dans ta sagesse, afin de ne pas paraître sage, car tu es ignorant. Mais si l'humilité élève le simple et l'ignorant, de quel honneur ne comblera-t-elle pas ceux qui sont grands et qui sont dignes?
Fuis la vaine gloire, et tu seras glorifié. Crains l'orgueil, et tu seras exalté. Car ce n'est pas la vaine gloire qui a été donnée en partage aux fils des hommes, ni l'orgueil aux femmes. Si tu as volontairement rejeté toutes les choses de cette vie, ne viens disputer sur rien avec personne. Si tu as dédaigné la vaine gloire, fuis ceux qui la recherchent. Fuis toute possession et ceux qui aiment posséder. Eloigne-toi de tout luxe, et de ceux qui vivent dans le luxe. Fuis toute débauche et ceux qui vivent dans la débauche. Si en effet la simple mémoire des choses que nous venons de dire trouble l'intelligence, combien plus est-elle troublée par la vision et le commerce de ces choses? Va vers les justes, et par eux tu approcheras Dieu. Vis avec ceux qui ont l'humilité, et tu apprendras comment ils se conduisent. Car si la contemplation de tels hommes est utile, combien plus les enseignements de leurr bouche?
Aime les pauvres, afin de trouver par eux toi aussi la pitié. N'approche pas ceux qui aiment la dispute, afin de n'être pas forcé de sortir de ton calme. Ne prends pas en aversion la mauvaise odeur des malades et des pauvres, car toi aussi tu as un corps. N'afflige pas les coeurs brisés, afin de n'être pas frappé toi-même, quand tu demanderas à être consolé, et ne trouveras pas. N'humilie pas les infirmes, car tous nous irons également en enfer. Aime les pécheurs, mais rejette leurs oeuvres. Ne les méprise pas pour leurs défauts, afin de ne pas tomber toi aussi dans les mêmes épreuves. Souviens-toi que tu as part à la nature terrestre, et fais du bien à tous. Ne frappe pas ceux qui ont besoin de ta prière, ne les prive pas des douceurs de la consolation, afin qu'ils ne se perdent pas et que ne te soient pas demandées leurs âmes. Mais imite les médecins qui soignent les fièvres chaudes par les remèdes les plus froids, et les humeurs froides par leurs contraires.
Force-toi, quand tu rencontres ton prochain, de l'honorer plus haut que sa propre mesure. Embrasse ses mains et ses pieds. Tiens-les longtemps avec vénération. Pose-les sur tes yeux. Loue-le, même dans ce qu'il n'a pas. Et quand il t'a quitté, ne dis rien de lui que des choses belles et dignes. En cela tu le portes lui-même vers le bien. Par la salutation dont tu l'as comblé tu le forces à connaître la honte. Et tu sèmes en lui des semences de vertu. En t'imposant à toi-même une telle habitude, se forme en toi une figure bonne, tu acquiers en toi une grande humilité, et tu parviens sans peine aux grandes choses. Mais ce n'est pas tout. Si ton prochain a des défauts, honoré par toi, il reçoit aisément de toi la guérison, confondu qu'il est par l'honneur que tu lui as fait. Agis toujours ainsi. Salue et honore tous les êtres. N'irrite personne, ne jalouse personne, ni pour sa foi, ni pour ses oeuvres mauvaises. Mais garde-toi de blâmer ou de reprendre personne en rien. Car nous avons dans les cieux un Juge qui ne fait pas acception des personnes. Si tu veux ramener ton frère à la vérité, sois triste pour lui, pleure, aime-le, dis-lui une parole ou deux. Mais ne t'enflamme pas de colère contre lui. Qu'il ne voie en toi aucun signe de haine. Car l'amour ne saurait porter la colère, irriter ou blâmer quelqu'un avec passion. La preuve de l'amour et de la connaissance est l'humilité, qui naît de la conscience bonne dans le Christ notre Seigneur. A Lui la gloire et la puissance avec le Père et le Saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.
6° discours
SUR CE QUE NOUS GAGNONS
A FUIR LE MONDE
Violent en vérité, dur et difficile est le combat que nous menons dans la vie active. Si invincible et si fort que soit l'homme, quand l'approchent les causes des agressions, des guerres et des luttes, la peur se colle à lui, et il tombe plus vite que si le diable le combattait ouvertement. Car dans la mesure où l'homme ne s'éloigne pas de ce qui effraie son coeur, il ne cesse de faire de lui-même un lieu où l'affronte son ennemi. Pour peu qu'il s'assoupisse, il est aisé à l'ennemi de le détruire. En effet quand l'âme est dominée par le mal qui lui arrrive dans le monde, ces événements sont en elle comme des échardes. Elle est pour ainsi dire naturellement vaincue dès qu'ils arrivent. Les Anciens, nos Pères, qui ont marché dans ces voies, qui savaient combien l'intelligence n'est pas forte à tout moment, ni ne peut tenir fermement dans un seul ordre, ni toujours se garder, et qu'il vient un temps où il ne lui est pas possible de voir ce qui lui nuit, nos Pères donc ont considéré tout cela dans leur sagesse, ils ont revêtu comme une arme la dépossession qui libère de bien des tourments, ainsi qu'il est écrit (afin que l'homme par sa pauvreté puisse échapper à nombre de fautes). Et ils sont partis dans le désert, où il n'y a pas d'activités, lesquelles sont les causes des passions. Ainsi quand il leur arrivait de succomber à la faiblesse, ils pouvaient trouver les causes de leurs fautes, je veux dire de la colère, de la convoitise, de la rancune et de l'imagination. Mais en raison du désert, ces fautes et les autres étaient légères. Car dans le désert ils se sont fortifiés, ils ont fait de leur vie un rempart, comme une tour inexpugnable. Alors chacun d'eux a pu mener à bien son combat dans l'hésychia, là où les sensations ne pouvaient trouver aucune aide en s'unissant à celui qui s'oppose à nous en tout ce qui nous arrive de mal. Car mieux vaut mourir en combattant, que vivre dans la chute.
7° discours
SUR L'ORDRE ET L'ETAT DES NOVICES
ET CE QUI LES CONCERNE
Tel est l'ordre sage et aimé de Dieu : ne pas regarder à droite et à gauche, mais avoir toujours les yeux tendus vers ce qui est devant; ne pas bavarder; ne dire que les seules choses nécessaires; se contenter de vêtements pauvres, pour le besoin du corps; user des nourritures qui sustentent le corps, mais sans nulle gourmandise; prendre de tout un peu; ne pas rejeter tels aliments et choisir tels autres pour s'en emplir le ventre. La plus grande des vertus est le discernement. Ne bois pas de vin si tu n'es pas avec d'autres, ou si tu n'es ni malade ni faible. Ne coupe pas la parole à celui qui parle, ne le contredis pas comme un ignorant, mais demeure ferme comme un sage. Où que tu sois, considère que tu es plus petit que tes frères, et leur serviteur. Ne te dénude devant personne, ne touche le corps de personne sans nécessité, et ne permets à personne de toucher ton corps sans raison, comme je l'ai dit. Détourne-toi de la familiarité comme de la mort. Sois chaste dans ton sommeil, afin que ne s'éloigne pas de toi la puissance qui te garde. Où que tu dormes, autant que possible, que nul ne te voie. Ne crache davant personne. Si tu tousses quand tu es à table, tourne la tête. Mange et bois chastement, comme il convient aux enfants de Dieu.
Ne tends pas la main pour prendre impudemment ce qui est devant les autres. Si un étranger est à table avec toi, invite-le à se servir des aliments, et invite-le une seconde fois. Range bien la nourriture sur la table, n'y mets aucun désordre. Assieds-toi avec décence et retenue, sans rien découvrir de ton corps. Quand tu bâilles, cache ta bouche pour qu'on ne te voie pas. Retiens ta respiration, et tu cesseras de bâiller. Si tu entres dans la cellule de ton maître, ou d'un ami, ou d'un disciple, garde tes yeux d'y regarder qui que ce soit. Si ta pensée t'y oblige, sois attentif à ne pas lui obéir et à n'en rien faire. Car celui qui a cette impudence est étranger à l'habit monastique et au Christ qui nous a donné un tel habit. Ne prête nulle attention aux endroits de la cellule où ton ami range ses affaires. Ouvre et ferme doucement la porte de ton compagnon. N'entre jamais brusquement chez quelqu'un. Mais frappe. Attends dehors. Et quand tu y es invité, entre avec piété.
Marche lentement, sauf si te presse une nécessité. Obéis à tous en toute oeuvre bonne. Mais ne suis ni ceux qui aiment posséder, ni ceux qui aiment l'argent, ni les mondains, pour ne pas tomber dans l'oeuvre du diable. Parle à tous avec douceur. Regarde tous les êtres avec chasteté. N'emplis tes yeux du visage de personne. Quand tu marches sur le chemin, ne devance pas ceux qui sont plus grands que toi. Mais si ton compagnon vient vers toi, va un peu au-devant de lui pour l'accueillir. Celui qui n'agit pas ainsi manque de sens et ressemble au porc qui n'a pas de loi. Si ton compagnon parle à ceux qu'il rencontre en chemin, attends-le, ne l'oblige pas à avancer. Que celui qui est en bonne santé prévienne celui qui est malade et lui propose la halte dont il a besoin.
Ne reproche à personne aucune faute. Mais considère que tu es responsable de tout, et que tu es à l'origine de la faute. Ne refuse pas de faire avec humilité toute oeuvre servile, et ne te décharge sur personne. Si tu es forcé de rire, ne t'y refuse pas, mais ne montre pas tes dents. Si tu es forcé de parler à des femmes, tourne ton visage, ne les regarde pas, et converse avec elles. Evite les moniales comme le feu et comme un piège du diable. Garde-toi de les rencontrer, de leur parler, de les regarder, pour que ton coeur ne se refroidisse pas loin de l'amour de Dieu et ne soit pas souillé par la boue des passions. Seraient-elles tes soeurs dans la chair, tu dois t'en garder comme d'étrangères. Garde-toi de te mêler à tes proches, pour que là aussi ton coeur ne se refroidisse pas loin de l'amour de Dieu. Fuis comme l'amour du diable les familiarités et les conversations avec les jeunes. N'aie qu'un compagnon d'échange et d'initiation, celui qui craint Dieu, qui veille toujours sur lui-même, qui est pauvre dans sa demeure, mais qui est riche dans les mystères de Dieu. Cache loin de tout autre homme tes secrets, tes actions, tes combats. S'il n'y a pas nécessité, ne t'assieds devant personne sans te couvrir. Pour tout ce dont tu as besoin, sors en toute charité, et vénérant l'ange qui te garde. Vis dans la crainte de Dieu et fais-toi violence jusqu'à la mort, même si ton coeur est en peine.
Mieux vaudrait pour toi prendre un poison mortel que de manger avec une femme, fût-elle ta mère ou ta soeur. Mieux vaudrait pour toi habiter avec un dragon que de dormir dans le même lit qu'un plus jeune, fût-il ton frère dans la chair. Si un plus grand que toi te demande en chemin de venir chanter l'office, écoute-le. S'il ne te le demande pas, tais-toi. Mais dans ton coeur glorifie Dieu. Ne t'oppose à personne en rien, ne dispute pas, ne mens pas, ne jure jamais par le nom du Seigneur ton Dieu. Méprise-toi, mais ne méprise personne. Fais-toi violence, mais ne fais violence à personne. Mieux vaudrait que périssent les choses du corps et le corps lui-même, plutôt que soit lésée quelqu'une des choses de l'âme. N'entre en jugement avec personne, mais laisse-toi condamner, même si tu n'es pas condamnable. N'aime en ton âme rien de mondain. Soumets-toi aux princes et à ceux qui dirigent, mais évite de te mêler à eux. Il y a là un piège qui mène à la perdition ceux qui n'y sont pas attentifs.
Ô gourmand qui cherches à satisfaire ton ventre, mieux vaudrait pour toi y jeter un charbon de feu que de manger les nourritures des princes et des puissants. Verse sur tous ta compassion, et laisse-toi prendre par tous. Garde-toi du bavardage. Car il éteint dans le coeur les mouvements spirituels qui viennent de Dieu. Fuis comme un lion sauvage la discussion des dogmes. Ne dispute ni avec les enfants de l'Eglise ni avec les étrangers. Ne va pas sur les places où s'assemblent ceux qui aiment la fureur et la lutte, afin que ton coeur ne s'emplisse pas de colère, et que les ténèbres de l'erreur ne dominent pas ton âme. N'habite pas avec l'orgueilleux, pour que l'énergie du Saint Esprit ne déserte pas ton âme, et que celle-ci ne devienne pas la demeure de toute passion mauvaise. Si tu gardes ces conseils, ô homme, et t'appliques continuellement à la méditation de Dieu, en vérité ton âme verra en elle-même la lumière du Christ et ne sera jamais dans les ténèbres. A Lui la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.
8° discours
SUR LA FINESSE DU DISCERNEMENT
Veille toujours sur toi-même, ô bien aimé, et considère la continuité de tes oeuvres, les afflictions que tu rencontres, le lieu du désert où tu demeures, la finesse de ton intelligence et la grossièreté de ta connaissance, l'ampleur de ton hésychia et la multitude des remèdes - les épreuves - que t'envoie le médecin véritable pour la santé de ton homme intérieur. Car tu es affligé tantôt par les démons, tantôt par les maladies et par les peines du corps, tantôt par la crainte des pensées de ton âme, lorsque celle-ci se souvient douloureusement de ce qui l'attend à la fin. Mais aussi parfois tu es aiguillonné, tu es pansé par la grâce de la chaleur et des larmes douces, par la joie de l'Esprit et par d'autres choses qu'il serait trop long de dire ici. Vois-tu bien en toutes ces choses se mettre à guérir et à se cicatriser ton ulcère? C'est-à-dire : vois-tu s'épuiser tes passions? Fais une marque, et ne cesse d'entrer en toi-même. Considère quelles passions tu vois s'épuiser devant toi, lesquelles ont péri et t'ont quitté, lesquelles enfin ont appris à se soumettre à ton intelligence, mais non parce que manquent les fauteurs de mal. Sois encore attentif à voir clairement dans la sanie de ton ulcère si commence à revenir la chair vivante qui est la paix de l'âme, et quelles passions continuent à te faire violence et à te presser, et à quel moment. Vois si ces passions sont corporelles, ou psychiques, ou sont les deux ensemble; si elles bougent dans la mémoire obscurément et faiblement, ou si elles se soulèvent avec force contre l'âme; si elles agissent avec autorité, ou furtivement; et si l'intelligence y prend garde, comme un roi qui a pouvoir sur les sens. Quand les passions arrivent tête baissée et engagent la lutte, l'intelligence les combat-elle et les oblige-t-elle de toute sa force à lâcher prise, ou refuse-t-elle de les regarder en face et de les affronter? Vois enfin quelles passions parmi les anciennes ont disparu et quelles nouvelles se sont formées, et si ces passions évoluent dans l'imaginaire ou dans la simple sensation et la mémoire calme et sans pensées, en dehors de toute excitation. Il est alors à nouveau possible de connaître la mesure et l'état de l'âme.
Mais il arrive que les premières passions ne soient pas dépassées. Car le combat continue dans l'âme, quand bien même celle-ci s'opposerait de toute sa force aux passions. Les passions sont toujours à l'oeuvre. " David, dit l'Ecriture, était dans sa maison, et Dieu lui donna du repos loin de tous ceux qui l'entouraient." Ne considère pas en effet qu'il s'agisse ici d'une seule passion. Mais songe qu'aux passions naturelles de la convoitise et de la colère s'ajoutent les passions de la vaine gloire qui invente et imagine les personnages, et porte à désirer et à se projeter. S'y ajoute aussi la passion de l'amour de l'argent, quand l'âme s'unit à celle-ci en secret, même si elle ne va pas jusqu'à la mettre en oeuvre, mais se représente en esprit dans toute la richesse du monde les images des choses que donne cet amour de l'argent. Elle se persuade d'y penser, et elle convoite de les posséder avec le reste.
Toutes les passions ne sont pas agressives. Certaines passions, comme la nonchalance, l'acédie, la tristesse, ne font qu'affliger l'âme. Elles ne l'attaquent pas. Elles ne la relâchent pas. Mais elles l'alourdissent. Or la force de l'âme s'éprouve dans la victoire sur les passions agressives. Il faut à l'homme une connaissance très fine de ces passions, et certains signes, pour sentir, à chaque pas, où il est parvenu et dans quel pays son âme avance, dans la terre de Canaan ou au-delà du Jourdain.
Sois également attentif à ceci : considère si ta connaissance est capable de discerner ces choses dans la lumière de l'âme, ou si elle les discerne dans les ténèbres, ou si elle est totalement privée de ce discernement. Trouves-tu que ta pensée a commencé à se purifier? La distraction demeure-t-elle dans ton intelligence à l'heure de la prière? Et quelle passion vient troubler l'intelligence quand tu abordes la prière? Sens-tu en toi-même que la puissance de l'hésychia a couvert de son ombre ton âme en la comblant de la douceur, de la sérénité, de la paix qu'elle a coutume d'engendrer dans l' intelligence ? L'intelligence est-elle toujours emportée dans le ravissement jusqu'aux pensées des anges, jusqu'à ce qu'il n'a pas été permis aux sens d'exprimer? Es-tu soudain enflammé par la joie qui fait se taire la langue? Un plaisir te comblant de délices tout autres jaillit-il toujours de ton coeur et absorbe-t-il entièrement l' intelligence?
Il arrive par moments que délices et réjouissances pénètrent tout le corps. Et la langue de chair ne peut rien dire, tant toutes les choses terrestres alors ne sont plus que cendres et scories. Les premières délices, celles du coeur, nous comblent dans le temps : l' intelligence brûle à l'heure de la prière, au moment de la lecture, au cours des méditations continuelles et des longues contemplations. Mais ces dernières délices nous viennent autrement, souvent quand nous faisons un travail secondaire, surtout la nuit, et de cette manière : quand nous sommes entre le sommeil et l'état de veille, quand nous dormons sans dormir, et sommes éveillés sans l'être vraiment. Palpitant dans tout son corps, ces délices pénètrent l'homme. Il apparaît alors à un tel homme que ce n'est là rien d'autre que le Royaume des Cieux.
Vois encore si l'âme, par la force de l'espérance qui tient à coeur et domine les sens intérieurs dans un inexplicable sentiment de certitude, a acquis la puissance de dépouiller les souvenirs sensibles. Et vois si le coeur veille, en dehors de toute captivité et de tout souci des choses de la terre, dans la psalmodie incessante et l'oeuvre de la prière continuelle qui nous unit à notre Sauveur.
Apprends à connaître ce qui distingue cette invocation et la psalmodie, quand tu perçois ces choses. L'hésychia sans relâche, dans son oeuvre continuelle et permanente, les fait vite goûter à l'âme. Mais si, après qu'on l'ait trouvé, on néglige ce que l'on a reçu, on le perd, et on ne le retrouve pas avant longtemps. Cependant celui qui se confie dans le témoignage de sa conscience ose affirmer ce qu'a dit le bienheureux Paul : " Je suis persuadé que ni la mort, ni la vie, ni le présent, ni l'avenir, ni rien d'autre ne pourra me séparer de l'amour du Christ." (1).
(1) : (Ro 8, 38).
En effet ni les afflictions du corps, ni celles de l'âme, ni la faim, ni la persécution, ni la nudité, ni l'isolement, ni la prison, ni le danger, ni le glaive, ni les anges de Satan, ni ses puissances maléfiques, ni les agressions de sa gloire abolie, ni les calomnies, ni les outrages, ni les coups donnés sans raison ne peuvent nous séparer de l'amour.
Mais s'il n'apparaît pas, ô frère, que ces choses ont commencé à croître ou à diminuer dans ton âme, tes peines, tes afflictions, toute ton hésychia, sont vaines. Quand bien même tes mains feraient des miracles, quand bien même tu ressusciterais les morts, tes miracles ne seraient jamais que des oeuvres de mort. Eveille donc dès maintenant ton âme, prie dans les larmes Celui qui sauve l'univers d'ouvrir la porte de ton coeur et de chasser de ton ciel intérieur l'obscurité de la tempête des passions, afin qu'il te soit donné de voir le rayon du jour et que tu ne sois pas comme un mort à jamais dans les ténèbres.
Les veilles continuelles passées dans la lecture, et les prosternations successives, ne tardent pas à combler de ces biens ceux qui mènent le bon combat. Celui qui a découvert les veilles et les prosternations a aussi trouvé les biens.
Ceux qui veulent trouver les biens doivent donc demeurer dans l' hésychia en même temps qu'ils travaillent à les acquérir, et pour cela ne lier leur intelligence à rien ni à aucun homme, en dehors de leur âme. Ils ne doivent se vouer qu'à l'oeuvre du dedans. Mais même dans les oeuvres extérieures, dans certaines d'entre elles, nous trouvons en partie une sensation précise, qui nous donne la certitude du reste.
Celui qui demeure dans l'hésychia et a reçu l'expérience de la bonté de Dieu n'a pas besoin d'être persuadé. Son âme n'est pas du tout malade de ne pas croire, comme ceux qui doutent de la vérité. Car le témoignage de son intelligence est bien plus capable de le persuader que toutes les raisons dénuées d'expérience. A notre Dieu la gloire et la grandeur dans les siècles. Amen.
9° discours
SUR L'ORDRE ET LA VIE MONASTIQUE
CE QU'ON PEUT DIRE BRIEVEMENT,
ET CE QU'ON NE PEUT PAS DIRE.
Comment les vertus naissent
les unes des autres.
Du travail douloureux naît la chaleur sans mesure brûlant dans le coeur sous les souvenirs ardents qui viennent tourner en lui. Ce travail et l'attention affinent dans leur chaleur l'intelligence et lui accordent la vision. Et cette vision engendre dans sa profondeur les pensées ardentes dont j'ai parlé. Elle s'appelle contemplation. C'est cette contemplation qui engendre la chaleur. Et de cette chaleur irradiée par la grâce de la contemplation naît le flux des larmes. Au début le gain est minime. Car l'homme ne pleure souvent un jour que pour s'arrêter le lendemain. Mais par la suite viennent les larmes incessantes. Et des larmes incessantes l'âme reçoit la paix des pensées. De la paix des pensées elle s'élève dans la pureté de l'intelligence. Et par la pureté de l' intelligence, l'homme parvient à voir les mystères de Dieu. Car la pureté est cachée dans la paix qui nous éloigne des guerres. C'est alors que l'intelligence peut voir les révélations et les signes, comme les vit le prophète Ezéchiel, ces signes qui représentent les trois ordres par lesquels l'homme approche Dieu. Le commencement de ces ordres est la bonne résolution devant Dieu et les formes inaliénables des oeuvres de l'hésychia. Celles-ci naissent de la rupture profonde et de l'éloignement des choses de cette vie. Il n'est pas tellement nécessaire d'énumérer ces formes. Car elles sont connues de tous. Cependant leur exposé ne peut pas faire de mal à ceux qui l'entendent. Il ne peut au contraire, je pense, leur faire que du bien. Ce serait négligence de ne pas les dire.
Ces formes sont la faim, la lecture, la veille attentive toute la nuit selon la force de chacun, les nombreuses prosternations qu'il nous faut faire pendant les heures du jour et souvent durant la nuit. Qu'on fasse au moins trente prosternations à chaque fois, et qu'on vénère la croix précieuse avant de partir. Il en est qui font davantage, s'ils en ont la force. D'autres en une seule prière passent trois heures, l'intelligence vigilante, et se prosternent la face contre terre, sans la moindre violence, sans la moindre distraction des pensées. Les deux premières formes manifestent l'abondance de la richesse de la bonté, c'est-à-dire de la grâce, qui est accordée à tout homme selon ce qui lui est dû. Mais comment se fait l'autre prière, comment il est possible de persévérer en elle sans la moindre violence, j'ai pensé qu'il n'était pas juste de l'exprimer par les paroles de la langue ou les caractères de l'écriture, afin que celui qui lit et ne comprend pas ce qu'il lit ne pense pas que ce qui est écrit soit inutile, ou que celui qui comprend l'écriture ne méprise pas celui qui ne sait pas l'ordre des choses. D'un côté je recevais le blâme. Et de l'autre la moquerie. Et je serais barbare en ces choses, selon le mot de l'Apôtre sur celui qui prophétise. Qu'ici celui qui désire apprendre s'engage donc sur la voie que je viens de dire, et qu'il oeuvre en suivant l'intelligence. Quand il sera ainsi engagé, un tel homme apprendra de lui-même, et il n'aura plus besoin de personne pour l'enseigner. Car il est dit : " Demeure dans ta cellule, et celle-ci t'apprendra tout." A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.
10 ° discours
COMMENT SE GARDE LA BEAUTE
DE LA VIE MONASTIQUE.
ET COMMENT GLORIFIER DIEU.
Il faut que le moine dans toutes ses attitudes et toutes ses actions soit un modèle capable d'aider ceux qui le regardent, afin que les ennemis de la vérité voyant ses nombreuses vertus briller comme des rayons, reconnaissent malgré eux qu'il est pour les chrétiens une espérance de salut certaine et ferme, et qu'ils viennent de partout vers lui comme vers un refuge. Il donne ainsi à l'Eglise la force de dominer ses ennemis. Il permet à beaucoup de découvrir le zèle de sa propre vertu et de partir du monde. Et il est vénéré par tous pour la beauté de sa vie. Car la vie monastique est la gloire de l'Eglise du Christ.
Il faut donc que le moine soit de toutes parts entouré de beauté. La beauté est ici le détachement des choses visibles, la dépossession précise, le dégagement parfait de la chair, le jeûne le plus haut, la demeure dans l'hésychia, la modération des sens, la garde de la vue, la rupture avec toute dispute sur les choses du siècle, la brièveté dans les paroles, la pureté hors de tout ressentiment, la simplicité dans le discernement, l'intégrité et l'ingénuité du coeur liées à la conscience, à la promptitude et à la vivacité.
Il faut que le moine connaisse que la vie présente est vaine et provisoire, et que la vraie vie, la vie spirituelle, est proche. Mais lui-même ne doit pas être connu ou remarqué par les hommes. Il ne doit se lier à aucun groupe, ne s'unir à personne; garder calme le lieu de sa demeure; fuir toujours les hommes, et continuellement persévérer dans les prières et les lectures; ne pas aimer les honneurs, ni se réjouir d'être accueilli; ne pas s'attacher à cette vie; supporter noblement les épreuves; se dégager du désir du monde, de la recherche et du souvenir de ces choses; être sans relâche en souci de son vrai pays; avoir le visage affligé, consumé; pleurer continuellement, nuit et jour; et plus que tout, garder la chasteté, être pur de toute gourmandise, les petites comme les grandes. Telles sont, brièvement dites, les vertus du moine, qui témoignent de sa totale mort au monde, et de son approche de Dieu.
Il nous faut donc nous préoccuper de ces vertus en tout temps, et les acquérir. Mais si on demande quel était le besoin de les désigner une par une plutôt que dans leur ensemble, et de les énumérer brièvement, je répondrai que cela était nécessaire pour cette raison : quand celui qui veille sur sa vie recherche en son âme une des vertus dont j'ai parlé et découvre qu'il en est privé, il connaîtra par là ce qui lui manque en toute vertu, et cet ordre lui servira en partie de mémoire. Mais quand il aura acquis en lui-même toutes les vertus en question, alors lui sera donnée la connaissance des autres que je n'ai pas mentionnées. Il aura permis aux hommes saints de glorifier Dieu. Et il aura fait de son âme un lieu de repos, avant de partir lui-même de cette vie. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.
11° discours
QUE LE SERVITEUR DE DIEU, QUAND IL S'EST FAIT PAUVRE
LOIN DES CHOSES DU MONDE
ET EST PARTI A LA RECHERCHE DE SON MAÎTRE,
NE DOIT PAS AVOIR PEUR
PARCE QU'IL N'A PAS ATTEINT LA COMPREHENSION DE LA VERITE,
NI NE DOIT CESSER SA RECHERCHE,
NI NE DOIT LAISSER SE REFROIDIR LA CHALEUR
NEE DU DESIR DIVIN ET DE L'APPROFONDISSEMENT
DE SES MYSTERES.
MAIS S'IL NE FAIT PAS AINSI,
COMMENT L'INTELLIGENCE PEUT ETRE TROUBLEE
EN SE SOUVENANT DES PASSIONS.
L'homme avance à l'intérieur de trois ordres : l'ordre des novices, l'ordre moyen, l'ordre des parfaits. Celui qui se trouve dans le premier ordre se tourne en son coeur vers le bien, mais le mouvement de son intelligence le porte aux passions. Le second ordre est un milieu entre l'état passionné et l'impassibilité. L'homme qui s'y trouve est traversé par les pensées de droite comme par celles de gauche. La lumière et les ténèbres ne cessent de sourdre en lui, comme on l'a dit. S'il se relâche un peu dans son effort de lire continuellement l'Ecriture Sainte et de méditer les pensées divines par lesquelles il s'attache autant qu'il lui est possible aux modes de la vérité tout en se gardant des choses du dehors et en accédant à la vigilance intérieure et à l'oeuvre nécessaire, il sera attiré vers les passions. Mais s'il entretient en lui la chaleur naturelle dont j'ai parlé, s'il ne délaisse pas la recherche, l'approfondissement et le désir de ces choses, quand bien même il ne les aurait pas vues, et si nourrissant ses pensées de la lecture de l'Ecriture Sainte et les empêchant de pencher vers la gauche et de recevoir une semence du diable sous la forme de la vérité, il garde son âme de tout désir et s'adresse à Dieu de toute sa peine dans la prière et la patience, Dieu lui donnera ce qu'il demande. Il lui ouvrira sa porte, surtout à cause de son humilité. Car les mystères sont révélés aux humbles. S'il meurt avec cette espérance, même s'il n'a jamais vu de près la nouvelle terre, je pense que son héritage sera avec les anciens justes qui ont espéré parvenir à la perfection, mais selon le mot de l'Apôtre, ne l'ont jamais vue, car ils ont travaillé tous les jours de leur vie dans l'espérance et ils se sont endormis. Mais que dirons-nous si l'homme ne parvient pas à entrer dans la terre promise, qui est la figure de la perfection, c'est-à-dire s'il ne parvient pas à comprendre clairement la vérité à la mesure de sa puissance naturelle? Est-il dès lors empêché d'entrer, et demeure-t-il dans le dernier ordre, qui tend à pencher vers la gauche? Ou bien parce qu'il ne comprend pas toute la vérité, va-t-il demeurer dans l'impuissance du dernier ordre, qui ne connaît ni ne désire ces choses? Ou faut-il qu'il s'élève vers cette voie moyenne dont j'ai parlé? Car bien qu'il ne l'ait jamais vue, sinon comme dans un miroir, il a espéré de loin et dans cette espérance il a été réuni à ses Pères. Mais si la grâce parfaite ici-bas ne lui a pas été donnée, cependant parce qu'il l'a toujours recherchée, parce qu'il s'est nourri d'elle de toute son intelligence, parce qu'il l'a désirée durant toute sa vie, il a pu rompre avec les pensées mauvaises. Et parce que dans cette espérance son coeur a été comblé par Dieu, il est sorti de ce monde.
Tout ce qui a l'humilité est beau. La ferveur incorporelle de l'intelligence éprise du désir de Dieu, cette ferveur qui mène à la compréhension de l'Ecriture Sainte, ferme l'âme aux pensées mauvaises qui entrent en elle, et garde dans la mémoire des biens à venir la réflexion d'une telle intelligence, afin qu'elle ne s'enfle pas dans sa négligence, et au lieu de s'appliquer au meilleur ne s'attache pas à la mémoire des choses de ce monde. C'est alors en effet que peu à peu se refroidit la ferveur de ses mouvements merveilleux, et qu'elle tombe dans les désirs vains et dénués de toute raison. A notre Dieu soit la gloire.
12° discours
COMMENT CELUI QUI DISCERNE
DOIT DEMEURER DANS L'HESYCHIA.
Ecoute, bien-aimé, si tu veux que tes oeuvres ne soient pas vaines, que tes jours ne soient pas stériles, privés du gain qu'espèrent dans l'hésychia ceux qui discernent. Que ton entrée dans l'hésychia se fasse avec discernement, et non sous le couvert d'un homme, afin qu'il ne t'arrive pas ce qui advient à beaucoup. Mais aie dans ton intelligence le but, afin de diriger vers lui les oeuvres de ta vie. Et interroge ceux qui connaissent d'expérience, et ne se limitent pas à la connaissance. N'aie de cesse que tu ne sois passé dans toutes les voies des oeuvres de l'hésychia. A tout pas que tu fais, examine si tu vas sur la voie, ou si tu t'en détournes en marchant sur un chemin en dehors d'elle. Et ne crois pas que les seules oeuvres manifestes puissent mener à bien la stricte conduite de l'hésychia.
Si tu désires trouver quelque chose sur la voie, et y parvenir par ta propre expérience, qu'il y ait secrètement, à chaque pas que tu fais, des signes et des témoins dans ton âme. C'est par eux que tu connaîtras la vérité des Pères ou l'erreur de l'ennemi. Ces signes et ces témoins sont peu de choses. Mais que ce peu demeure en toi jusqu'à ce que tu sois devenu sage en ta voie. Quand dans l'hésychia tu vois ton intelligence capable de susciter librement les pensées de droite, et quand tu vois qu'elle ne met dans son pouvoir aucune violence en portant l'une de ces pensées, sache que ton hésychia est droite.
Et encore : quand tu t'adonnes à la prière, si tu es autant que possible loin de toute distraction dans les diverses formes de ta liturgie, si le verset s'arrête soudain sur ta langue et répand dans ton âme les entraves du silence, si en dehors de ta volonté celles-ci demeurent en toi, saches que tu viens d'entrer dans ton hésychia. Car la seule hésychia sans la justice des versets est blâmable. La simple vie monastique en elle-même est comme un membre isolé privé du secours des autres. C'est ainsi que la considèrent ceux qui aiment la sagesse et ont le discernement.
Et encore : si tu vois en toute pensée qui se lève en ton âme, en tout souvenir et toute contemplation qui te viennent dans ton hésychia, les larmes emplir tes yeux et couler sans effort le long de tes joues, sache que s'est ouvert devant toi le mur et que s'en vont les adversaires.
Et si tu trouves en toi de temps en temps ton intelligence plongée dans ton coeur sans que tu l'aies prévu et en dehors de toute règle, et si elle y reste un moment ou le temps qui lui est donné, si après cela tu vois tes membres comme pris par une grande faiblesse, si la paix règne sur tes pensées, et si ton état persiste, sache que la nuée a commencé à couvrir de son ombre ta demeure.
Mais si, quand tu auras longtemps vécu dans l' hésychia, tu trouves dans ton âme des pensées qui la déchirent et la dominent, quand celle-ci est accaparée par elles à toute heure, quand sa réflexion est ramenée en tout temps aux fautes qu'elle a commises, ou quand elle recherche les choses vaines, sache que tu as peiné dans l'hésychia pour rien, et que ton âme va dans la distraction. Elle en arrive là par les causes extérieures, ou par la négligence interne de ses devoirs, en particulier de la veille et de la lecture. Mais rétablis tout de suite ce qui t'importe.
Cependant si quand tu es entré dans ces jours, tu ne trouves pas la paix sous le trouble des passions, ne t'étonne pas. Car si le sein du monde, quand l'ont touché les rayons du soleil, garde longtemps la chaleur, et si l'odeur des remèdes et le parfum de la myrrhe répandus dans l'air demeurent longtemps avant de se dissiper et de disparaître, à combien plus forte raison, comme les chiens qui ont coutume de lécher le sang chez le boucher quand ils ne trouvent pas la viande qu'ils mangent d'ordinaire, les passions se tiennent-elles aux portes et aboient jusuq'à ce que soit épuisée la force de leur première habitude.
Quand la négligence commence à entrer furtivement dans ton âme, quand elle la ramène en arrière dans l'obscurité, quand ta maison va s'emplir de ténèbres, voici les signes qui l'annoncent : tu sens en toi secrètement que tu es malade dans ta foi, tu te tournes davantage vers le monde visible, ta confiance diminue, tu te crois lésé par ton prochain, toute ton âme est pleine de reproches, ta bouche et ton coeur en tout ce qui vient à tes pensées et à tes lèvres blâment tout homme et toute chose et le Très Haut Lui-même. Tu crains ce qui nuit au corps, et la bassesse te tient à toute heure. De temps en temps ton âme est prise de panique, au point que tu as peur de ton ombre et que tu te presses. Car tu as couvert la foi sous l'incroyance. Et la foi dont nous parlons ici n'est pas le fondement de la confession de tous, mais cette puissance spirituelle qui soutient le coeur dans la lumière de l' intelligence et qui par le martyre de la conscience porte l'âme à se confier pleinement en Dieu afin que celle-ci cesse de se préoccuper d'elle-même, ne pense qu'à Dieu et ne se soucie plus de rien.
Quand tu iras en avant de toi, tu trouveras dans ton âme ces signes manifestes : Tu auras en toute chose la force de l'espérance, tu seras riche en ta prière, le gain ne manquera jamais dans ton intelligence en tout ce qui t'arrive, tu sentiras la faiblesse de la nature humaine, et d'une part tu seras gardé de l'orgueil, d'autre part tu éviteras de regarder les défauts du prochain. Enfin tu auras le désir de sortir du corps, tu seras porté par l'appel même de ton amour dans le siècle à venir où nous allons. Tu découvriras que toutes les afflictions qui nous adviennent et nous atteignent manifestement ou secrètement te sont données dans la justice. Tout sera près de toi en toute exactitude, cette exactitude qui est loin de la présomption. Tu remercieras, tu rendras grâce pour tout. Telles sont les marques des hommes vigilants qui se gardent et demeurent dans l' hésychia, et désirent parvenir à l'exactitude de la vie monastique.
Mais les hommes vaniteux n'ont pas besoin de la finesse de ces signes qui révèlent les pièges de la chute. Car ils sont loin des vertus secrètes. Quand l'une d'elles commence à baisser dans ton âme considère alors de quel côté elle se met à pencher. Tu sauras aussitôt avec qui elle va. Que Dieu nous donne la vraie connaissance. Amen.
13° discours.
QUE L'ABSENCE DE SOUCIS
EST UTILE AUX HESYCHASTES
ET QUE SONT NUISIBLES
LES ALLEES ET VENUES.
Un homme qui a beaucoup de soucis ne peut être doux et calme. Car les causes nécessaires des choses pour lesquelles il se donne de la peine, l'obligent à les rechercher et à s'occuper d'elles, qu'il le veuille ou non, et elles dissipent sa sérénité et son héschia. Il faut donc que le moine se tienne face à Dieu, qu'il tende toujours vers Lui son regard sans jamais se détourner, s'il veut vraiment garder son intelligence, purifier et transformer les petites impulsions qui rampent en lui, et apprendre à discerner dans le calme des pensées ce qui rentre et ce qui sort. Car les nombreuses occupations des moines sont un signe de leur relâchement qui les empêche de toujours cultiver les commandements du Christ. Elles montrent ce qui leur fait défaut sur la voie du divin.
Si tu n'as pas abandonné tout souci, ne cherche pas la lumière dans ton âme. Ne cherche pas non plus la sérénité et l'hésychia dans le relâchement de tes sens. Là où tout le monde s'occupe, ne multiplie pas tes occupations, et tu n'auras nul trouble dans ton intelligence ou dans ta prière. Car sans prière continuelle, tu ne peux pas approcher Dieu. Avoir un autre souci en tête après la peine de la prière dissipe l' intelligence.
Les larmes, la prière tête contre terre, la prosternation chaleureuse, éveillent dans le coeur leur douceur ardente. Le coeur s'envole vers Dieu dans une extase de louange. Il dit : " Mon âme a soif de Dieu, du Dieu fort, du Dieu vivant. Quand irai-je et verrai-je ta face, Seigneur?" (1).
(1) : ( Ps 42, 3).
Seul celui qui a bu de ce vin, puis en a été privé, sait dans quel malheur il est tombé, et ce que lui a fait perdre son relâchement.
Oh quelle mauvaise chose pour les hésychastes, que la soif de voir les hommes et de commercer avec eux! Elle leur est plus nuisible en vérité, ô frères, qu'à ceux qui ont abandonné l'hésychia. Car de même que la rigueur de la glace, quand elle tombe soudain sur les fruits des plantes, les dessèche et les fait périr, de même la fréquentation des hommes, si brève soit-elle, et quand bien même elle semblerait mener vers le bien, dessèche les fleurs des vertus, alors même qu'elles viennent de s'ouvrir dans le climat de l'hésychia, entourant de leur simplicité et de leur tendresse l'arbre de l'âme tel qu'il fut planté sur les bords des eaux du repentir. Et de même que la rigueur du givre se pose sur les jeunes plantes et les brûle, de même la fréquentation des hommes brûle la racine de l'intelligence, à peine a-t-elle commencé à porter la verdure des vertus.
Si le commerce de ceux qui vivent dans la tempérance mais ont de petits défauts, nuit ordinairement à l'âme, combien plus la conversation et la vue des sots et des fous, pour ne pas dire des mondains? Car de même qu'un homme noble et honorable, quand il s'est enivré, oublie sa propre noblesse, son état est déshonoré et son honneur est tourné en dérision par les pensées étrangères que la force du vin a fait entrer en lui, de même la chasteté de l'âme est troublée par la vue et le commerce des hommes, l'âme oublie la manière de se garder, le but de sa volonté s'efface de son intelligence, et lui est enlevé le fondement même de l'état digne de louange.
Si donc les conversations et l'ostentation auxquelles, dès qu'il se laisse aller à la distraction, s'adonne celui qui vit vraiment dans l'hésychia, ou même l'approche de ces choses ( car il lui suffit de voir ou d'entendre ce qui entre par les portes de la vue et de l'ouïe) provoquent en lui la froideur et le trouble de l' intelligence loin des choses divines, et si la distraction d'un moment peut provoquer un tel dommage dans le moine tempérant, que dirons-nous du commerce continuel et du long empêchement qu'il suscite?
En effet l'exhalaison qui monte du ventre ne permet pas à l' intelligence de recevoir la connaissance divine, mais elle l'enténèbre, comme la brume qui monte de l'humidité de la terre et qui obscurcit l'air. L'orgueil ne comprend pas qu'il marche dans les ténèbres, il ne sait pas le sens de la sagesse. Comment en effet pourrait-il connaître, alors qu'il est dans la nuit? C'est pourquoi dans sa pensée enténébrée il s'élève au-dessus de tous les êtres, lui qui est plus vil et plus méprisable que tous et ne peut pas connaître les voies du Seigneur. Le Seigneur lui cache sa volonté, dès l'instant qu'il n'a pas voulu aller sur le chemin des humbles. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
14° discours
DU CHANGEMENT ET DE LA CONVERSION
DE CEUX QUI SUIVENT LA VOIE DE L'HESYCHIA
TELLE QU'ELLE EST ORDONNEE PAR DIEU.
Celui qui a résolu de vivre dans l'hésychia, qu'il se règle lui-même et passe dans la culture et l'ordre de l' hésychia le reste de ses jours. Quand il t'arrive - ce qui est habituel à l'ordre de l'hésychia tel qu'il t'est donné par la grâce divine - d'avoir l'âme troublée par les ténèbres qui sont en toi, d'être privé pour un temps de la consolation spirituelle comme les rayons solaires sont cachés à la terre par la brume des nuées, d'avoir en toi la lumière de la grâce troublée par le nuage des passions qui la couvre de son ombre, lorsque s'éloigne un moment de toi la force joyeuse et qu'une brume inhabituelle entoure ton intelligence, ne te trouble pas, tends la main à l'ignorance de l'âme, patiente, lis les livres des maîtres, fais-toi violence dans la prière, et attends le secours. Il viendra aussitôt, sans même que tu le saches. De même en effet que les rayons du soleil dégagent la face de la terre des ténèbres qui emplissent l'air, de même la prière peut dissiper et chasser loin de l'âme les nuages des passions, et éclairer l'intelligence sous la lumière de la joie et de la consolation. C'est là ce qu'elle engendre habituellement dans nos souvenirs, surtout lorsqu'elle prend sa matière dans l'Ecriture Sainte et que son éveil illumine l' intelligence. Car l'étude continuelle des écrits des Saints emplit l'âme d'émerveillement incompréhensible et de joie divine. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles.
15° discours
SUR LES HESYCHASTES.
Quand leur est-il donné de savoir
où ils sont parvenus par leurs oeuvres
dans la mer sans fin de la vie hésychaste,
et quand peuvent-ils espérer un peu
que leurs peines ont commencé à porter des fruits.
Je vais te dire une chose. Ne la mets pas en doute parce qu'elle n'est pas ostensible. Et ne méprise pas mes autres paroles. Car ceux qui mes les ont transmises sont vrais. Dans ce discours comme dans tous les autres je te dis la vérité. Si tu ne te pends pas aux paupières de tes yeux jusqu'à ce que viennent les larmes, ne pense pas que tu sois parvenu à quoi que ce soit dans la conduite de ta vie. Car jusqu'à maintenant ce qui est caché en toi ne fait que servir le monde, ta conduite est celle des hommes du monde. C'est par l'homme extérieur que tu travailles à l'oeuvre de Dieu. Mais l'homme intérieur demeure stérile. Car son fruit naît des larmes. Quand donc tu parviens au pays des larmes, sache que ton intelligence est sortie de la prison de ce monde, qu'elle a posé son pied sur le chemin du siècle nouveau, et qu'elle a commencé à sentir cet air neuf et merveilleux. Alors l'homme se met à pleurer. Car approche la gestation de l'enfant spirituel. La grâce, la mère commune de tous, s'empresse d'enfanter dans l'âme mystérieusement un signe divin, pour que celle-ci puisse voir la lumière du siècle à venir. Quand est venu le temps de la naissance, l' intelligence commence à tendre vers l'une ou l'autre des choses de l'au-delà, comme la respiration que l'enfant tire de l'intérieur du corps dans lequel il est nourri. Parce qu'il ne peut pas supporter ce à quoi il n'est pas habitué, le corps fond soudain en sanglots, mais ces larmes sont mêlées à la douceur du miel. Et plus est nourri l'enfant de l'intérieur, plus augmentent les larmes. Mais l'ordre des larmes dont je parle est autre chose que ce qui arrive aux hésychastes par intervalles. Car cette consolation qui est donnée de temps en temps, est toujours liée à celui qui vit dans l'hésychia avec Dieu. Tantôt elle lui vient quand son intelligence est en contemplation. Tantôt quand il lit les paroles des Ecritures. Tantôt au moment de la prière. Mais je parle ici de l'ordre des larmes en celui qui pleure continuellement nuit et jour.
Celui qui dans la vérité et l'exactitude a trouvé le sens de ces modes, c'est par l'hésychia qu'il l'a trouvé. Car en deux ans ou davantage, ses yeux sont devenus comme une source d'eaux. Il entre ensuite dans la paix des pensées. Et de la paix des pensées, il entre dans ce repos dont a parlé saint Paul, pour autant que la nature puisse le porter partiellement. Enfin dans le repos paisible l'intelligence commence à contempler les mystères. Alors le Saint Esprit vient lui révéler le céleste. Dieu demeure en lui et mûrit le fruit de l'Esprit. Dès lors il sent la nature intérieure recevoir le changement à venir dans le renouvellement de toutes choses, encore obscurément et comme en énigme.
Ces choses, je les ai écrites pour m'en souvenir et pour tous ceux qui les liront, telles que je les ai recueillies de la contemplation des Ecritures, des bouches de vérité et un peu de ma propre expérience, afin qu'elles me soient un secours, par les prières de ceux qui en auront reçu un avantage. Car elles m'ont donné beaucoup de peine.
Ecoute encore ce que j'ai à te dire maintenant. Je l'ai appris d'une bouche qui ne ment pas. Quand tu es entré dans le pays de la paix des pensées, alors les larmes abondantes s'effacent de toi. Tu ne pleures plus qu'avec mesure, et quand c'est le temps. Telle est brièvement en vérité l'exactitude de ces choses : ce qui est cru par toute l'Eglise.
16° discours
SUR LES MODES DES VERTUS
L'ascèse est la mère de la sanctification. Elle est l'avant-goût de la sensation des mystères du Christ. Elle s'appelle le premier ordre de la connaissance de l'Esprit. Que nul ici ne se trompe lui-même ni ne s'imagine connaître par la divination. Car l'âme souillée n'accède pas à la pureté du Royaume, ni ne s'unit aux esprits des Saints. Polis sous les larmes, dans les jeûnes et l'hésychia, la beauté de ta vie chaste. Une petite affliction endurée pour Dieu vaut mieux qu'une grande oeuvre faite sans la moindre peine. Car l'affliction volontaire dégage par l'amour l'épreuve de la foi. L'oeuvre du repos vient de la surabondance de la conscience. C'est dans les afflictions, et non dans le confort, que les saints ont été éprouvés dans leur amour du Christ. Car l'oeuvre accomplie sans peine est la justice des mondains, qui font l'aumône de manière extérieure et ne gagnent rien en eux-mêmes. Mais ô toi qui combats et imites la Passion du Christ, combats en toi-même afin d'être digne de goûter à sa gloire. Car si nous souffrons avec Lui, nous sommes aussi glorifiés avec Lui. L'intelligence n'est pas glorifiée avec Jésus si le corps ne souffre pas pour le Christ. Donc celui qui méprise la gloire humaine est digne de la gloire de Dieu. Son corps est glorifié avec son âme. Car la gloire du corps est la soumission de la chasteté devant Dieu. La vraie soumission est double : elle est dans les oeuvres du corps, et elle est dans le blâme de soi-même. Donc lorsque le corps souffre, le coeur aussi souffre avec lui. Si tu ne connais pas Dieu, il n'est pas possible que vive en toi son amour. Et tu ne peux pas aimer Dieu si tu ne le vois pas. Or tu vois Dieu parce que tu Le connais. Car la contemplation ne précède pas la connaissance de Dieu.
Rends-moi digne, Seigneur, de Te connaître et de T'aimer, mais non par cette connaissance qu'on acquiert en étudiant et en dispersant l'intelligence. Rends-moi digne de cette connaissance par laquelle l'intelligence Te regardant glorifie ta nature dans la contemplation qui enlève des pensées la sensation du monde. Rends-moi digne de m'élever sans plus considérer la volonté qui engendre les imaginations, et de Te voir par la force du lien de la croix, dans le second temps de la crucifixion de l' intelligence qui se repose en toute liberté loin de l'activité des pensées, en Te contemplant continuellement plus haut que la nature. Augmente en moi ta charité, pour qu'hors de ce monde je suive ton amour. Donne-moi de comprendre ton humilité, cette humilité avec laquelle Tu as vécu dans le monde en demeurant dans la chair que Tu as portée, que par la sainte Vierge Tu as reçue de nos propres membres. Que me souvenant de Toi sans relâche et sans jamais oublier, je puisse assumer avec plaisir l'humilité de ma nature.
Il y a deux manières de monter sur la croix. L'une est la crucifixion du corps. L'autre nous élève par la contemplation. La première vient de la délivrance des passions. La seconde nous est donnée par l'énergie des oeuvres de l'Esprit. Car l'intelligence ne se soumet pas elle-même si le corps ne lui est pas soumis. Le royaume de l'intelligence est la crucifixion du corps. L'intelligence ne se soumet pas à Dieu si la liberté ne se soumet pas à la raison. Il est difficile de livrer des choses élevées à celui qui est encore novice et à l'âge du nourrisson. " Malheur à toi, cité dont le roi est un enfant." (1).
(1) : (Eccl 10, 16).
Celui qui se soumet à Dieu n'est pas loin de se soumettre l'univers. A celui qui se connaît lui-même est donnée la connaissance de tout. Car se connaître soi-même est l'accomplissement de la connaissance de l'univers. Par la soumission de ton âme, tout se soumet à toi. Dès lors que l'humilité règne dans ta conduite, ton âme t'est soumise, et avec elle tout te sera soumis. Car Dieu fait naître dans ton coeur la paix. Au contraire si tu vis en dehors de l'humilité, tu seras toujours poursuivi non seulement par les passions, mais par les événements. En vérité, Seigneur, si nous ne nous humilions pas nous-mêmes, c'est Toi qui ne cesseras pas de nous mener à l'humilité. La vraie humilité engendre la connaissance. Et la vraie connaissance engendre les épreuves.
17° discours
SUR L'EXPLICATION
DES MODES DE LA VERTU.
Quelles sont la force
et la spécificité de chacun.
Dans l'hésychia la vertu corporelle purifie le corps de la matière qui est en lui. Et la vertu de l'intelligence rend humble l'âme. Elle la dégage des pensées grossières, des pensées vaines, afin qu'elle cesse de s'y attacher passionnément, mais s'adonne bien plutôt à sa propre contemplation. Cette contemplation lui vient dès lors qur l' intelligence se dépouille. On l'appelle contemplation immatérielle. Et c'est la vertu spirituelle. Car elle enlève l'intelligence aux choses de la terre, elle s'approche d'elle par la première contemplation de l'Esprit, elle la recueille auprès de Dieu dans cette contemplation de la gloire ineffable, qui lui donne de concevoir la grandeur de sa nature, et elle la sépare de ce monde et de sa sensation. Par là nous sommes confirmés dans l'espérance qui nous a été réservée, et nous avons la certitude de son ordre. Telle est la confiance dont a parlé l'Apôtre : cette certitude dans laquelle l'intelligence se réjouit en esprit par l'espérance qui nous a été annoncée. Mais écoute quelles sont ces choses, et ce qu'est chacune d'elles.
D'abord l'ascèse corporelle conforme à Dieu. On appelle oeuvres corporelles les oeuvres qu'on fait pour purifier la chair sous l'action de la vertu. Ces oeuvres sont extérieures, visibles, et par elles on se dégage de l'impureté de la chair. Mais l'ascèse de l' intelligence est l'oeuvre du coeur, cette oeuvre sans cesse préoccupée du Jugement, c'est-à-dire de la justice de Dieu et de ses sentences. Elle est la prière continuelle du coeur, la pensée de la Providence et de la sollicitude de Dieu, qui s'exerce en ce monde sur chacun et sur tous. Et elle nous garde des passions secrètes, pour que nous ne rencontrions aucune d'elles dans le pays caché, dans le pays spirituel. Telle est l'oeuvre du coeur, qu'on appelle ascèse de l'intelligence. En cette oeuvre de l'ascèse - l'action de l'âme - le coeur s'affine et cesse d'avoir part à la vie périssable, qui est contre nature. Il commence alors enfin à comprendre et à voir, dans la contemplation des choses sensibles créées pour le besoin et la croissance du corps, comment grâce à elles est donnée la force aux quatre éléments qui sont dans le corps.
L'ascèse spirituelle est l'action hors de toute sensation, dont les Pères ont parlé. Quand les intelligences des Saints s'y consacrent, elles assument en même temps la contemplation fondamentale et l'épaisseur du corps, et dès lors la contemplation se fait en esprit. J'appelle contemplation fondamentale - hypostatique - la création de la première nature. De cette contemplation fondamentale on s'élève aisément à la connaissance de la vie unitive qui est à clairement parler, l'admiration de Dieu. C'est là l'état suprême - la jouissance des biens futurs - tel qu'il nous est donné dans la liberté de la vie immortelle qui suit la résurrection. Car la nature humaine au-delà ne cesse pas d'admirer toujours Dieu, et ne pense pas du tout aux créatures. S'il existait en effet une chose pareille à Dieu, l'intelligence pourrait aller vers elle et serait tantôt en Dieu, tantôt dans cette chose. Mais dès lors que toute la beauté du monde appelée à la nouveauté future est inférieure à la beauté de Dieu, comment l'intelligence peut-elle par sa contemplation sortir de cette beauté de Dieu? Qu'est-ce donc qui afflige l'homme? La mort? La pesanteur de la chair? La mémoire de ce qui lui est propre? Le besoin de la nature? Les malheurs? Les adversités? L'enflure qui le porte vers ce qu'il ignore? L'imperfection de la nature? Les éléments qui l'encerclent? Le commerce des autres? L'acédie? Le surmenage du corps? Toutes ces choses arrivent dans le monde. Cependant l'intelligence s'élève dans l'extase dès qu'en ce temps a été enlevé de devant ses yeux le voile des passions et qu'elle a contemplé la gloire. Si Dieu n'avait pas ordonné combien l'intelligence devait demeurer en elles durant toute la vie de l'homme, jamais l'intelligence n'aurait cessé de les contempler, et combien plus au-delà, où les choses présentes ne sont pas ( car cette vertu n'a pas de limites). Dans les choses de l'au-delà, nous serons en effet fondamentalement à l'intérieur des demeures royales, si nous en sommes dignes de par notre conduite.
Comment alors l'intelligence peut-elle de nouveau sortir, s'éloigner de cette merveilleuse contemplation divine, et tomber dans autre chose? Malheur à nous, car nous ne connaissons pas nos âmes, nous ignorons à quelle autre vie nous avons été appelés, mais nous considérons que cette vie de misère, que l'état de vivant, que les afflictions du monde, que le monde lui-même, ses malices et ses conforts, sont quelque chose.
Mais, ô Christ seul Puissant, bienheureux celui qui a près de Toi son secours, et dans son coeur ses élévations. Seigneur, dans ton désir détourne de ce monde nos visages, jusqu'à ce qu'il nous soit donné de le voir tel qu'il est et de cesser de croire à l'ombre comme à la vérité. Renouvelle, Seigneur, rénove en notre intelligence avant la mort la ferveur, afin que tout d'abord nous sachions à l'heure de notre exode, quand nous aurons achevé l'oeuvre à laquelle nous avons été appelés en cette vie par ta volonté, ce que fut notre entrée dans le monde et ce que sera notre sortie, et afin qu'ensuite dans une intelligence pleine de confiance nous espérions recevoir les grandes choses que selon la promesse des Ecritures ton amour a préparé pour le second Renouvellement, ces choses dont nous gardons la mémoire aux mystères.
De la purification du corps, de l'âme et de l'intelligence.
La purification du corps est la sainteté dégagée des souillures de la chair. La purification de l'âme est la délivrance des passions secrètes qui se déclarent dans les pensées. La purification de l'intelligence est dans la révélation des mystères. Car elle se purifie de tout ce qui de par son épaisseur est soumis à la sensation. Les petits enfants ont le corps chaste, l'âme impassible, mais on ne dit pas qu'ils ont l'intelligence pure. Car la pureté de l'intelligence est la perfection, dès lors que nous revenons à la contemplation des cieux hors des sensations, par la puissance spirituelle des innombrables miracles de ce monde céleste, parés de la beauté d'en haut. La vie miraculeuse est ici donnée aux êtres diaphanes qui dans leur service invisible ont le sens des révélations divines liées à leur continuelle transfiguration. Que notre Dieu nous rende dignes de toujours Le contempler dans la nudité de l'intelligence, puis directement dans les siècles des siècles. A Lui la gloire. Amen.
18° discours
QUELLE EST LA MESURE DE LA CONNAISSANCE ET QUELLES SONT LES MESURES TOUCHANT LA FOI.
Il y a une connaissance qui précède la foi, et il y a une connaissance qui naît de la foi. La connaissance qui précède la foi est la connaissance naturelle. La connaissance qui naît de la foi est la connaissance spirituelle. La connaissance naturelle discerne le bien et le mal : on l'appelle discernement naturel. Par elle nous connaissons le bien et le mal naturellement, sans qu'il soit besoin d'apprendre. Dieu a mis cette connaissance dans la nature douée de raison. En apprenant, celle-ci croît et se développe. Il n'existe pas d'homme qui n'ait une telle connaissance. La puissance de la connaissance naturelle de l'âme raisonnable est justement le discernement du bien et du mal qui se fait en elle sans relâche. Ceux qui sont privés de ce discernement sont en dessous de la nature douée de raison. Mais ceux qui l'ont se tiennent droitement dans l'âme, et il ne leur manque rien de ce que Dieu a donné à la nature pour honorer ses créatures raisonnables. Mais le Prophète blâme ceux qui ont perdu cette connaissance qui discerne le bien et le mal, quand il dit : " L'homme fut honoré mais il n'a pas compris." (1). L'honneur de la nature douée de raison est le discernement qui permet de distinguer le bien et le mal. Le Prophète a justement comparé ceux qui ont perdu cette connaissance aux bêtes sans intelligence qui n'ont ni raison ni discernement. Car une telle connaissance nous permet de trouver le chemin de Dieu. Telle est la connaissance naturelle : elle précède la foi, et elle est un chemin vers Dieu. Par elle nous savons discerner le bien et le mal et recevoir la foi. La puissance même de la nature témoigne que l'homme doit croire en Celui qui a tout donné à la création. Il doit croire également aux paroles de ses commandements et les accomplir. De la foi naît la crainte de Dieu. Or quand celle-ci accompagne les oeuvres et s'élève si peu soit-il vers l'accomplissement, elle engendre la connaissance spirituelle, dont nous avons dit qu'elle naît de la foi.
La connaissance naturelle, qui est le discernement du bien et du mal - ce discernement que Dieu a donné à notre nature - nous persuade qu'il faut croire en Dieu qui nous a tout donné. La foi suscite en nous la crainte, et la crainte nous force à nous repentir et à nous mettre à l'oeuvre. Ainsi est donnée à l'homme la connaissance spirituelle, qui est la sensation des mystères, laquelle engendre la foi de la vraie contemplation. Cependant la connaissance spirituelle ne naît pas ainsi simplement de la seule foi pure, mais la foi engendre la crainte de Dieu, et dans la crainte de Dieu, quand nous commençons à agir par elle, de l'énergie de cette crainte naît la connaissance spirituelle, comme a dit Jean Chrysostome :" Quand quelqu'un acquiert la volonté de suivre la crainte de Dieu et la droite sagesse, il reçoit rapidement la révélation des mystères." Il appelle révélation des mystères la connaissance spirituelle.
Cependant ce n'est pas la crainte de Dieu qui engendre cette connaissance spirituelle ( car ce qui n'est pas dans la nature ne peut pas naître). Mais cette connaissance est offerte comme un don, dès lors que se met à l'oeuvre la crainte de Dieu. Si tu cherches à savoir ce qu'est au fond l'oeuvre de la crainte de Dieu, tu trouveras le repentir, et là est la connaissance spirituelle. C'est d'elle dont nous avons dit que nous l'avons reçue en gage par le baptême. Mais par le repentir nous la recevons comme une grâce. Et la grâce dont nous disons que nous la recevons par le repentir est cette connaissance spirituelle qui nous est donnée par l'énergie de la crainte. Cependant la connaissance spirituelle est la sensation des mystères. Quand on a senti ces choses invisibles qui nous dépassent de beaucoup, on en reçoit le nom de la connaissance spirituelle, et il naît de cette sensation une autre foi, qui n'est pas contraire à la foi première, mais qui la confirme. On l'appelle foi de la contemplation. Jusqu'ici le fondement de la foi était l'écoute. Maintenant c'est la contemplation. Et la contemplation est plus sûre que l'écoute.
Toutes ces choses naissent de cette connaissance qui discerne le bien et le mal et qui est dans la nature, telle la bonne semence de la vertu, on l'a déjà dit. Mais quand nous recouvrons la connaissance naturelle par notre volonté de rechercher le plaisir, nous sommes déchus de tous ces biens. Car la connaissance naturelle va de pair avec le continuel aiguillonnement de la conscience, l'incessante mémoire de la mort, et un souci qui tourmente l'âme jusqu'à son exode. Puis viennent la peine, la honte, la crainte de Dieu, la pudeur naturelle, l'affliction d'avoir péché, l'effort nécessaire, le souvenir de la voie commune, le souci du viatique, la prière adressée à Dieu dans le deuil afin de bien entrer par cette porte où passe toute la nature, le mépris du monde, et le grand combat pour la vertu. Tout cela se trouve dans la connaissance naturelle. Que chacun compare donc ses oeuvres à de telles choses. S'il se trouve qu'il les porte, il marche sur la voie naturelle. Mais quand il les a dépassées et qu'il est parvenu à l'amour, il s'élève au-dessus de la nature, et il n'a plus en rien ni combat, ni crainte, ni peine, ni fatigue. Telles sont les conséquences de la connaissance naturelle. Nous les retrouvons en nous-mêmes, quand nous ne recouvrons pas cette connaissance par notre volonté de rechercher le plaisir. Et nous les portons en nous, jusqu'à ce que nous parvenions à l'amour, lequel nous affranchit de toutes ces choses. Que chacun donc se compare à ce que nous venons de dire, et qu'il examine sur quelle voie il marche, sur la voie des choses qui sont contre nature, sur la voie des choses qui s'accordent à la nature, ou sur la voie des choses qui sont plus hautes que la nature. A partir de ces modes, chacun pourra manifestement et rapidement découvrir comment il conduit toute sa vie. S'il ne se trouve ni dans les choses qui s'accordent à la nature telles que nous les avons définies, ni dans les choses qui sont plus hautes que la nature, il est clair qu'il se laisse aller dans les choses qui sont contre nature. A notre Dieu la gloire dans les siècles. Amen.
19° discours
SUR LA FOI ET L'HUMILITE
Ô le plus petit des hommes, veux-tu trouver la vie? Garde en toi la foi et l'humilité, et tu trouveras en elles la compassion, le secours, les paroles que Dieu dira dans ton coeur, et Celui qui te garde et demeure secrètement et visiblement près de toi. Veux-tu découvrir ce que donne la vie? Marche sur la voie de la simplicité. Ne prétends rien connaître devant Dieu. La foi suit la simplicité. Mais la présomption suit la subtilité de la connaissance et les détours de la pensée. Elle éloigne de Dieu.
Quand tu viens devant Dieu par la prière, sois dans ta pensée comme la fourmi, comme ce qui rampe sur la terre, comme un ver, comme un enfant qui balbutie. Et ne dis rien devant Lui que tu prétendes savoir. Mais approche Dieu avec un coeur d'enfant. Va devant Lui pour recevoir cette sollicitude avec laquelle les pères veillent sur leurs tout petits enfants. On l'a dit : " Le Seigneur garde les petits enfants." Celui qui est comme le petit enfant approche le serpent, le prend par le cou, et le serpent ne lui fait pas de mal. Celui qui est comme le petit enfant va nu tout l'hiver, quand les autres sont revêtus et couverts. Le froid entre dans tous ses membres. Il est assis, nu, dans la froidure, quand tout est pris par la glace et le givre, et il ne souffre pas. Car son corps est tel dans son innocence qu'il est couvert d'un autre vêtement invisible par cette Providence cachée qui garde ses membres fragiles, pour que rien ne puisse leur faire du mal.
Maintenant tu crois qu'il est une Providence cachée par laquelle le corps fragile vite exposé à tous les dommages à cause de sa tendresse et de sa faiblesse est gardé au milieu des adversités et n'en souffre pas. Car il est dit : " Le Seigneur garde les petits enfants." Et non seulement ceux qui sont petits enfants dans leur corps, mais ceux qui grandissent en sagesse dans le monde abandonnent leur connaissance, se fondent sur la seule sagesse qui suffise, deviennent dans leur propre volonté comme des petits enfants, et dès lors apprennent cette sagesse que ne découvre nulle étude. Le sage Paul a bien exprimé ici l'ordre divin : " Celui qui pense être sage dans ce monde, qu'il devienne fou, afin de devenir sage." (1).
(1) : ( Co 3, 18).
Cependant demande à Dieu qu'Il te donne de parvenir à la mesure de la foi. Si tu as senti dans ton âme ces délices, il ne m'est pas difficile de dire que rien ne t'empêche plus de t'unir au Christ. Mais à toi il n'est pas difficile de te laisser prendre à toute heure par les choses de la terre ni facile d'oublier le monde malade et le souvenir des choses de ce monde. Prie donc sans attendre, supplie de tout ton coeur, demande ardemment, jusqu'à ce que tu reçoives. Mais ne te relâche pas. Ces choses te seront données si tout d'abord de toute ta foi tu te fais violence pour confier à Dieu ton souci et pour remplacer ta propre prévoyance par la Providence de Dieu. Quand Il verra ta volonté, quand Il verra qu'en toute pureté de coeur tu t'es confié à Lui plus qu'à toi-même et que tu t'es fait violence pour espérer en Lui plus qu'en ton âme, alors cette puissance inconnue de toi viendra faire en toi sa demeure. Et tu sentiras dans tous tes sens la puissance de Celui qui est avec toi indubitablement : cette même puissance grâce à laquelle beaucoup, lorsqu'ils la sentent, entrent dans le feu et ne craignent pas, marchent sur l'eau et n'hésitent pas, ne pensant même pas qu'ils pourraient être engloutis. Car la foi donne sa force aux sens de l'âme. Celle-ci sent comme un être invisible la persuader de ne pas prêter attention à la vision des choses terribles, et de ne pas regarder ce qui dépasse les sens.
Crois-tu vraiment que celui qui a la connaissance du monde puisse recevoir une telle connaissance spirituelle? Non seulement il lui est impossible de recevoir dans de telles conditions la connaissance spirituelle, mais il ne peut même pas la sentir. il n'est pas possible qu'elle soit donnée à ceux qui s'efforcent de l'acquérir par la seule étude. Si certains d'entre eux veulent approcher cette connaissance de l'Esprit, ils ne peuvent le faire si peu que ce soit, tant qu'ils n'ont pas renoncé à l'étude, aux détours subtils de sa recherche, aux complexités de sa méthode, et ne s'en tiennent pas au coeur d'enfant. L'habitude et les pensées qu'engendre l'étude sont un grand empêchement, tant qu'on ne les a pas effacées peu à peu. Car la connaissance spirituelle est simple. Ce n'est pas dans les pensées attachées au monde qu'elle donne sa lumière. Tant que l'intelligence n'a pas été délivrée des nombreuses pensées, tant qu'elle n'a pas atteint la simplicité de la pureté, elle ne peut pas sentir la connaissance spirituelle.
Tel est l'ordre de cette connaissance : sentir les délices de la vie du siècle à venir. C'est alors qu'elle rejette les nombreuses pensées. Il n'est pas possible à la connaissance du monde de discerner en dehors de la multitude des pensées ce qui est autre et que recèle la simplicité de l'intelligence, selon celui qui dit : " Si vous ne vous convertissez pas, si vous ne devenez pas comme des enfants, vous ne pouvez pas entrer dans le Royaume de Dieu." (1).
(1) : (Mt 18, 3).
Cependant la plupart des hommes ne parviennent pas à cette simplicité. Nous espérons toutefois que dans leurs oeuvres bonnes une place leur est gardée dans le Royaume des cieux. C'est là ce que l'intelligence des béatitudes évangéliques nous donne à connaître : ces béatitudes accueillent les vies les plus variées et les plus différentes. Tout homme, dès lors qu'il accomplit toute mesure sur la voie où il marche vers Dieu, ouvre devant lui la porte du Royaume des cieux.
Mais nul ne peut recevoir cette connaissance spirituelle s'il ne se retourne pas, s'il ne devient pas comme un enfant. C'est alors qu'il peut sentir les délices du Royaume des cieux. Il est dit que le Royaume des cieux est la contemplation spirituelle. Et celle-ci ne se trouve pas dans les oeuvres des pensées. Mais elle peut être goûtée par la grâce. Or tant que l'homme ne s'est pas purifié, il est incapable de rien entendre à une telle grâce. Car nul ne peut l'acquérir parce qu'il aura reçu un enseignement. Si tu parviens à la pureté du coeur par la foi, ô mon enfant, cette pureté que donne l'hésychia loin des hommes, et si tu oublies la connaissance de ce monde au point de ne plus la sentir, la connaissance spirituelle se trouvera soudain devant toi, sans que tu aies rien fait pour la rechercher. " Dresse une stèle, comme il est dit, verse de l'huile sur elle", et tu auras un trésor dans ton sein. Mais si tu t'es laissé prendre à la connaissance du monde, il n'est pas du tout déplacé de dire qu'il te serait plus facile de te délivrer de liens de fer que de te délivrer d'elle. Jamais tu n'échapperas aux pièges de l'erreur. Jamais tu ne seras libre et confiant devant Dieu. A toute heure tu marcheras sur le fil de l'épée. Jamais tu ne pourras sortir de la tristesse. Prie en toute simplicité, du fond de ta faiblesse, afin de bien vivre devant Dieu, et tu seras sans soucis. De même en effet que l'ombre suit le corps, de même la compassion suit l'humilité. Donc si tu veux vivre dans ces choses de Dieu, ne tends pas la main aux pensées malades. Si t'entourent et veulent t'effrayer les malheurs, les afflictions et les périls, ne t'occupe pas d'eux, ne les prends pas sur toi.
Si une fois pour toutes tu t'es confié au Seigneur qui suffit Lui-même pour te garder, et si tu vas derrière Lui, ne t'occupe de rien d'autre, mais dis à ton âme : Me suffit en tout Celui auquel une fois pour toutes j'ai confié mon âme. Je ne suis pas ici. C'est Lui qui sait. Alors tu verras à l'oeuvre les merveilles de Dieu. Comment Il est proche en tout temps et délivre ceux qui Le révèrent. Et comment sa Providence les entoure, alors même que nul ne peut le voir. Mais parce que Celui qui te garde ne se laisse pas voir aux yeux du corps, tu ne dois pas penser qu'Il n'existe pas. Car souvent pour te conforter Il se révèle aussi aux yeux du corps.
Quand l'homme a rejeté de lui tout secours visible et tout espoir terrestre, quand il suit Dieu dans la foi et d'un coeur pur, la grâce le suit lui-même aussitôt et lui révèle sa puissance en l'assistant de bien des manières. Tout d'abord dans les choses visibles et celles du corps, elle lui découvre l'aide qu'elle lui porte en l'entourant de sollicitude. Il peut ainsi sentir encore davantage la puissance de la Providence de Dieu en lui. Dans l'intelligence des choses visibles il reçoit la confirmation des choses cachées, comme il convient à l'enfance de son coeur et à sa conduite. Car ce qui lui est nécessaire lui est donné sans qu'il agisse : il n'a pas à s'en soucier. La grâce le délivre des nombreuses agressions qui l'assaillent, souvent pleines de péril, et qu'il ne percevait pas. Elle les repousse insensiblement et miraculeusement. Elle le garde comme l'oiseau nourricier qui étend ses ailes sur ses enfants pour que ne leur arrive aucun mal, et elle révèle à ses yeux qu'était venue sa perte, mais qu'il est demeuré sauf. Elle l'exerce ainsi à percevoir les choses cachées, et elle découvre devant lui le piège des pensées subtiles qui échappent à toute compréhension. Il peut alors aisément discerner comment elles se suivent, comment elles égarent, à laquelle il est attaché, comment elles s'engendrent l'une l'autre et perdent l'âme. Elle dénonce à ses yeux toutes les ruses des démons et le lieu où demeurent leurs pensées. Elle lui donne la force de comprendre ce qui va lui advenir et fait lever au coeur de sa simplicité une lumière secrète pour qu'il sente en tout la puissance des pensées subtiles. Elle lui fait toucher du doigt ce qu'il aurait enduré s'il n'avait pas su. Dès lors il conçoit que chaque chose, qu'elle soit petite ou grande, doit être demandée dans la prière à son Créateur.
Quand la grâce divine a confirmé son coeur en toutes ces choses parce qu'il s'est confié à Dieu, alors il commence à entrer peu à peu dans les épreuves. Elle permet que lui soient envoyées certaines épreuves à sa mesure pour qu'il puisse en supporter la force. Mais en même temps que ces épreuves il reçoit manifestement le secours qui le conforte, jusqu'à ce que progressivement exercé il acquière la sagesse, et que, confiant en Dieu, il méprise ses ennemis. Car en dehors de ces épreuves il ne lui est pas possible de parvenir à la sagesse dans les combats spirituels, de connaître Celui qui pourvoit à sa vie, de sentir son Dieu et d'être secrètement confirmé dans sa foi. Il lui faut recevoir la force de l'expérience.
Quand enfin la grâce voit que la présomption s'est tant soit peu infiltrée dans sa pensée, et qu'il commence à avoir une haute idée de lui-même, elle permet aussitôt que se renforcent et se précisent les tentations qui l'assaillent, jusqu'à ce qu'il apprenne sa faiblesse, se réfugie en Dieu et s'attache à Lui dans l'humilité. Il parvient ainsi à la mesure de l'homme parfait dans la foi et l'espérance du Fils de Dieu, et il est élevé dans l'amour. C'est en effet quand l'amour de Dieu lui est donné au milieu des malheurs qui brisent l'espérance, que l'homme connaît quelle merveille est cet amour pour lui. Dieu montre alors sa puissance en lui donnant le salut. Car jamais l'homme n'apprend à connaître la puissance divine lorsqu'il est dans le confort et la prospérité. Et jamais Dieu n'a vraiment révélé son énergie aux sens que dans le pays de l'hésychia, dans le désert, dans les lieux dénués du commerce et du trouble qu'entraîne la vie avec les hommes.
Ne t'étonne pas, quand tu commences à porter la vertu, si de toutes parts t'assaillent la dureté et la violence des afflictions. Car une vertu qui ne serait pas mise en oeuvre dans la difficulté ne saurait être une vertu. C'est justement cette difficulté qui fait qu'on l'appelle vertu, comme l'a dit saint Jean : " La vertu découle habituellement des difficultés. Quand elle est liée au confort, elle est blâmable." Le bienheureux Marc le moine a dit aussi : " Toute vertu est appelée telle si elle est une croix, quand elle accomplit l'ordre de l'Esprit." C'est pourquoi tous ceux qui veulent vivre dans la crainte du Seigneur seront persécutés en Jésus-Christ. (1).
(1) : (2 Ti 3, 12).
Car il est dit : " Celui qui veut venir derrière moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive." (2)
(2) : ( Mc 8, 34).
Celui qui ne veut pas vivre dans le confort et "perdra son âme à cause de moi la trouvera". Il a donc avancé la croix et l'a mise devant toi, pour que tu prennes sur toi la mort, et qu'alors seulement tu envoies ton âme marcher derrière Lui.
Il n'y a rien de plus fort que le renoncement. Rien, ni à droite ni à gauche, ne saurait le vaincre. Quand l'homme coupe dans son intelligence l'espoir qu'il tire de savie, il n'y a pas de plus grande résolution. Aucun ennemi ne peut l'affronter. Et aucune affliction ne lui arrive, qui soit capable d'épuiser son coeur. Toute affliction lui est au-dessous de la mort. Car il s'est abaissé lui-même pour recevoir en lui la mort. Si en tout lieu, en toute chose, en tout temps, en tout ce que tu veux faire, tu assignes pour but à ton coeur de mener à bien ton oeuvre et de supporter la tristesse, non seulement tu auras toujours le courage et la patience de résister à toute difficulté apparente, mais ta réflexion sera assez forte pour mettre en fuite les idées qui te terrifient, ces idées que font naître habituellement en l'homme les pensées qui lui viennent quand il vit dans le confort. Tout ce qui t'arrive de difficile et de dur t'apparaîtra facile. Souvent même les choses dont tu penses qu'elles vont te nuire te sont au contraire bénéfiques. Et peut-être aucune de ces choses ne t'arrivera jamais plus.
Tu sais que l'espoir du confort prive en tout temps les hommes de la mémoire des grandes choses, des biens futurs et des vertus. Mais même ceux qui ne pensent dans ce monde qu'à entretenir leur corps ne peuvent mener à bien ce qu'ils recherchent, que s'ils sont résolus en esprit à supporter les difficultés. L'expérience en témoigne, et il n'est pas besoin de le prouver par des paroles : dans toutes les générations qui nous ont précédés et jusqu'à maintenant, rien autant que le confort n'a épuisé les hommes, ne les a empêchés de vaincre et ne les a privés du meilleur. C'est pourquoi nous disons d'un mot : on ne méprise le Royaume des cieux que par l'espoir du petit confort qu'on cherche ici-bas. Non seulement on en arrive là, mais tout homme qui s'attache à sa propre volonté et mène ses pensées dans cette voie, se prépare souvent de grands malheurs et de terribles tentations. Car c'est la convoitise qui le dirige.
Qui ne sait que les oiseaux eux-mêmes, quand ils considèrent le confort, se laissent prendre au piège? Notre connaissance serait-elle inférieure à celle des oiseaux pour ce qui est des pièges cachés que recouvrent certaines choses ou certains lieux? Le diable ne cherche-t-il pas à nous capturer dans ces pièges depuis le commencement par la promesse et la pensée du confort? Mais le coeur doit se faire au désir de marcher guidé par la raison. Sinon je manquerais le but que j'avais posé au début de mon discours. Il nous faut toujours avoir à l'esprit que notre but est de peiner en toute chose que nous commençons à faire sur la voie qui mène au Seigneur, et qu'il nous faut résolument ramener au commencement la fin d'un tel cheminement. Combien de fois ne demande-t-on pas, quand on veut entreprendre une chose pour le Seigneur, si la chose est aisée? Ou encore, comment serait-il possible de marcher sur cette voie sans travail et sans peine? Ou bien y aurait-il en elle quelque chose de dur qui pourrait fatiguer le corps? Est-ce que nous ne cherchons pas du haut en bas le nom du confort? Que dis-tu, ô homme, tu veux t'élever au ciel, tu veux recevoir le Royaume au-delà et l'union avec Dieu, le repos de la béatitude, la communion avec les anges et la vie immortelle, et tu demandes si cette voie est pénible? Ô merveille. Ceux qui désirent les choses de ce siècle qui passe, voguent sur les vagues terribles de la mer, s'en vont non sans audace par les chemins abrupts et ne se demandent pas s'il leur faudra être à la peine et travailler. Et nous, en tout lieu nous nous interrogeons sur le confort. Si nous avions toujours à l'esprit la voie de la crucifixion, nous comprendrions que toute autre peine est moindre que celle-ci.
Ou peut-être se trouve-t-il quelqu'un pour n'être pas persuadé de ces choses. Mais a-t-on jamais vaincu à la guerre, a-t-on jamais reçu la couronne périssable, a-t-on jamais fait ce qu'on a voulu, fût-on parmi les hommes dignes de louange, s'est-on jamais mis au service des choses de Dieu, est-on jamais parvenu à l'une des vertus célébrées, si l'on ne s'est pas d'abord donné de la peine, si l'on n'a pas chassé de soi la recherche du confort qui engendre la négligence, la paresse, la peur, d'où naît en tout la vanité?
Quand l' intelligence recherche la vertu, même les sens corporels - la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher - ne sauraient être vaincus par l'hostilité des oeuvres étrangères qui les affligent hors de l'habitude et des limites de la puissance naturelle. Dès lors que l'ardeur naturelle déploie en son temps sa propre énergie, la vie du corps est plus méprisée qu'une ordure. Quand le coeur en effet recherche en esprit, le corps ne s'afflige pas d'être à la peine, il ne craint pas, il ne se décourage pas, mais l'intelligence dans sa patience le garde de toutes les tentations comme un diamant. Imitons nous aussi la ferveur de l'Esprit comme le veut Jésus, et sera chassée de nous toute négligence qui porte dans nos coeurs la paresse. Car la ferveur engendre le courage, la force de l'âme et l'effort du corps. Quelle puissance ont les démons, quand l'âme élève contre eux la force de sa ferveur naturelle? Il est dit que la résolution est la fille de la ferveur. Quand celle-ci met en oeuvre sa propre puissance, elle délivre de la peur toutes les forces de l'âme. Les couronnes de la confession que reçoivent dans leur patience les martyrs qui mènent le combat, leur sont données par ces deux oeuvres de la ferveur et de la résolution, telles qu'elles sont nées de la puissance de l'ardeur naturelle. Ils demeurent impassibles dans la grande peine des tourments. Puisse Dieu nous donner à nous aussi une telle résolution qui lui plaise. Amen.
20° discours
QUEL GRAND PRIX A L'HUMILITE.
ET COMBIEN EST ELEVé SON DEGRE.
Je veux ouvrir la bouche, frères, pour vous parler du très haut thème de l'humilité. Et je suis empli de crainte, comme quelqu'un qui sait qu'il doit parler de Dieu dans le langage de ses propres pensées. Car l'humilité est la parure de la Divinité. En se faisant homme le Verbe l'a revêtue. Par elle Il a vécu avec nous dans notre corps. Et quiconque s'en est entouré s'est fait pareil en vérité à Celui qui est descendu de sa hauteur et a recouvert par l'humilité sa grandeur et sa gloire, pour qu'à sa vue la création ne soit pas consumée. Car la création n'aurait pu Le contempler s'Il ne l'avait pas prise en charge et n'avait pas ainsi vécu avec elle. Il n'y aurait pas eu de face à face. La création n'aurait pas entendu les paroles de sa bouche. Les enfants d'Israël n'avaient pas pu entendre sa voix quand Il leur a parlé dans la nuée. Ils disaient à Moïse : " Que Dieu te parle, et rapporte-nous ses paroles. Mais qu'Il ne nous parle pas, pour que nous ne mourrions pas." (1).
(1) : ( Ex 20, 19).
Comment la création pouvait-elle contempler Dieu? La vision de Dieu est si terrible que le médiateur dit lui-même qu'il craint et tremble. C'est en effet la gloire qui est apparue sur le mont Sinaï. La montagne fumait et tremblait de peur sous le coup de la révélation. Et les bêtes qui approchaient ses pentes mouraient. Les fils d'Israël se préparèrent. Ils se purifièrent pendant trois jours suivant l'ordre de Moïse, afin d'être dignes d'entendre la voix de Dieu et de voir sa révélation. Or quand vint le temps, ils ne purent ni assumer la vision de sa lumière, ni recevoir la force de sa voix de tonnerre. Mais maintenant qu'Il a versé sa grâce sur le monde par son avènement, ce n'est pas dans un séisme, ni dans le feu, ni en s'annonçant d'une voix terrible et forte qu'Il est descendu, mais comme la pluie sur la toison, comme une goutte qui tombe doucement sur la terre. C'est sous une autre forme qu'Il est venu parmi nous. Il a en effet recouvert sa grandeur du voile de la chair. Il a fait de celle-ci un trésor. Il a vécu parmi nous dans cette chair que sa volonté s'était formée dans le sein de la Vierge Marie la Mère de Dieu, pour que Le voyant de notre race et vivant parmi nous, nous ne soyons pas troublés par la peur en Le contemplant. C'est pourquoi quiconque s'est entouré du vêtement dans lequel le Créateur est apparu en ce corps dont Il s'est couvert, a revêtu le Christ Lui-même. Car il a désiré porter dans son homme intérieur la même humilité avec laquelle le Christ s'est révélé à sa création et a vécu en elle, comme Il se révèle maintenant à ses serviteurs. Et au lieu du vêtement de l'honneur et de la gloire extérieurs, il s'est paré de cette humilité. C'est pourquoi la création dans la raison et le silence du Maître, quand elle voit un homme revêtu de la ressemblance, le révère et l'honore comme son Maître qu'elle a vu vivre en elle revêtu d'humilité. Quelle créature en effet ne se laisse pas attendrir à la vue de l'humble? Cependant tant que la gloire de l'humilité ne s'était pas révélée à tous, on dédaignait cette vision si pleine de sainteté. Mais maintenant sa grandeur s'est levée aux yeux du monde. Et tout homme honore la ressemblance qu'il peut voir en tout lieu. Il a été donné à la création de recevoir dans la médiation d'un tel homme la vision de son Créateur. C'est pourquoi, bien qu'il soit dénué de toute la création, l'humble n'est méprisé par personne, pas même par les ennemis de la vérité. Celui qui a appris l'humilité est vénéré en elle, comme s'il portait la couronne et la pourpre.
Aucun homme ne peut jamais vraiment haïr l'humble, ni le blesser par ses paroles, ni le mépriser. Parce que son Maître l'aime, il est aimé de tous. Il aime tous les êtres, et tous l'aiment. Tous le désirent. En tout lieu où il passe, tous le regardent comme un ange de lumière et l'honorent. S'il parle, le sage et le docteur se tairont. Car ils laissent parler l'humble. Tous sont attentifs aux paroles qui sortent de sa bouche. Leurs yeux sont tournés vers lui. Chacun attend ses paroles comme des paroles de Dieu. Sa concision vaut toutes les paroles des sophistes qui fouillent leurs pensées. Ses paroles sont douces à l'oreille des sages, plus que la cire et le miel dans la bouche. Tous le considèrent comme Dieu, bien que ses paroles soient d'un simple et d'un ignorant, et qu'il ait l'aspect d'un homme quelconque et méprisé.
Celui qui parle de l'humble avec mépris et ne le considère pas comme un vivant ouvre sa bouche contre Dieu. Plus l'humble est méprisé à ses yeux, plus l'honore toute la création. Il va vers les fauves meurtriers. Dès qu'ils le voient, leur sauvagerie s'apaise, ils s'approchent de lui comme de leur maître, ils remuent la tête, ils lèchent ses mains et ses pieds. Car ils ont senti, émanant de lui, cette odeur qu'exhalait Adam avant la transgression ( lorsqu'ils allèrent vers lui et qu'il leur donna des noms dans le Paradis). Jésus a ainsi renouvelé ce qu'il a reçu de nous et nous l'a rendu par son avènement, en répandant la bonne odeur de la race des hommes.
Il va aussi vers les serpents les plus dangereux, et dès que sa main touche leurs corps, s'effacent la force et la violence de leur cruauté meurtrière. Il les prend dans ses mains comme des sauterelles. Il va vers les hommes, et ceux-ci se tournent vers lui de toute leur attention, comme vers le Seigneur. Mais que dis-je les hommes? Les démons eux-mêmes, avec leur violence, leur cruauté, tout l'orgueil de leur coeur, ne sont plus qu'un peu de terre lorsqu'ils l'abordent. Leur malice se flétrit, leurs ruses se dissolvent, et cesse leur méchanceté.
Mais maintenant que nous avons montré le grand honneur que Dieu lui a fait et la puissance qui est cachée en elle, voyons ce qu'est l'humilité elle-même, et quand il est donné à l'homme de la recevoir parfaitement telle qu'elle est. Distinguons entre celui qui se veut humble et celui auquel a été donnée la véritable humilité.
L'humilité est une puissance secrète que les saints parfaits reçoivent quand ils ont mené à bien toute l'ascèse de leur vie. Cette puissance en effet n'est donnée qu'à ceux qui parviennent à la perfection de la vertu par la force de la grâce, pour autant que la nature en soit capable. Car la vertu englobe tout en elle. C'est pourquoi il n'est pas possible de tenir pour humble le premier homme venu, mais ceux-là seuls auxquels a été donné cet ordre que nous avons dit.
Il ne suffit pas qu'un homme soit bon et calme, ou prudent, ou doux, pour qu'il atteint le degré de l'humilité. L'humble en vérité est celui qui a secrètement de quoi s'enorgueillir et ne s'enorgueillit pas, mais ne voit là rien de plus en lui-même qu'un peu de terre. Nous n'appelons pas non plus humble, bien que la chose soit digne de louange, celui qui s'humilie dans la mémoire de ses fautes et de ses erreurs et s'en souvient jusqu'à ce que soit brisé son coeur et que son intelligence ait effacé en elle les pensées d'orgueil. Car il a encore en lui la tentation de l'orgueil, il n'a pas acquis l'humilité, mais il s'en approche par les moyens qu'il met en oeuvre. Même si la chose est louable, comme j'ai dit, il n'a pas encore l'humilité. Il la veut, mais il ne l'a pas. L'humble parfait est celui qui n'a besoin de rien faire dans son coeur pour être humble. Mais parfaitement et naturellement il possède en tout l'humilité sans qu'il y travaille. Il l'a reçue en lui-même comme une grande grâce qui dépasse toute la création et toute la nature. Il se voit à ses propres yeux comme un pécheur, comme un homme de rien et méprisable. Il est entré dans le mystère de toutes les natures spirituelles, il porte en lui la sagesse de toute la création en toute exactitude, et cependant il considère qu'il ne sait rien. Ainsi il est humble dans son coeur sans rien faire pour cela et sans rien forcer.
Mais est-il ou non possible qu'un homme devienne tel et change pareillement dans sa nature?
N'en doute pas. La puissance qu'il a reçue des mystères accomplit tout en lui, en menant à bien toute vertu. C'est la puissance même que reçurent les bienheureux apôtres sous la forme du feu. Le Sauveur leur avait ordonné en effet de ne pas quitter Jérusalem jusqu'à ce qu'ils aient reçu la puissance d'en haut (1).
(1) : ( Actes 1, 4).
Jérusalem est ici la vertu. La puissance est l'humilité. Et la puissance d'en haut est le Paraclet, c'est-à-dire l'Esprit Consolateur. Or c'est là ce qu'avait dit l'Ecriture Sainte : les mystères sont révélés aux humbles. Aux humbles est donné de recevoir en eux-mêmes cet Esprit des révélations qui découvre les mystères. C'est pourquoi des saints ont dit que l'humilité accomplit l'âme dans les contemplations divines. Que nul donc n'aille s'imaginer qu'il est parvenu à la mesure de l'humilité parce qu'une pensée de componction lui sera venue à un certain moment, ou parce qu'il aura versé quelques larmes, ou parce qu'il portera un bien qu'il a naturellement ou qu'il aura obtenu en se faisant violence ( car l'humilité accomplit tous les mystères et garde toutes les vertus), ou parce qu'il aura en faisant des petites choses acquis tout ce qui tient lieu de cette grâce.
Mais si un homme a vaincu tous les esprits contraires, s'il n'est a pas d'oeuvre qu'il n'ait faite ni de vertu qu'il n'ait acquise, s'il a renversé et soumis toutes les forteresses des ennemis, et si alors il a senti en esprit qu'il a reçu cette grâce ( quand l'Esprit rend témoignage à son esprit, (2) selon la parole de l'Apôtre), là est la perfection de l'humilité.
(2) : (Ro 8, 16).
Bienheureux celui qui la possède. Car à toute heure il embrasse le sein de Jésus.
Mais quelqu'un dira : que faire? Comment puis-je acquérir l'humilité? Par quelle voie puis-je être digne de la recevoir? Voici, je me fais violence à moi-même, et quand je pense l'avoir acquise, je m'aperçois que des pensées qui lui sont contraires tournent dans mon intelligence. Et je tombe désormais dans le désespoir.
Il sera répondu à celui qui interroge ainsi : " Il suffit au disciple d'être comme son Maître et au serviteur d'être comme son Seigneur. (3)"
(3) : ( Mt 10, 25).
Vois ce qu'a fait pour l'acquérir Celui qui a ordonné l'humilité et a donné cette grâce. Sois comme Lui et tu la trouveras. Car Il a dit : " Le prince de ce monde vient, et il ne trouvera rien en moi. (1).
(1) : ( Jn 14, 30).
Vois-tu comment il est possible d'acquérir l'humilité dans la perfection de toutes les vertus? Imite Celui qui nous a donné son ordre. " Les renards, a-t-Il dit, ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête" (2),
(2) : ( Mt 8, 20)
Lui auquel ceux qui ont achevé, sanctifié et accompli leur vie dans toutes les générations rendent gloire ainsi qu'au Père qui L'a envoyé et au Saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.
21° discours
SUR CE QUI AIDE L'HOMME
A APPROCHER DIEU DANS SON COEUR.
Quelle est la vraie cause
d'où lui vient secrètement le secours.
Et quelle est la cause qui mène l'homme à
l'humilité.
Bienheureux l'homme qui connaît sa propre faiblesse. Car cette connaissance est en lui le fondement, la racine, le principe de toute bonté. Quand un homme a appris et senti sa propre faiblesse, il concentre son âme hors de la vanité qui enténèbre la connaissance et il garde en lui comme un trésor la vigilance. Mais nul ne peut sentir sa propre faiblesse, s'il ne lui a pas été donné si peu soit-il d'être éprouvé par les peines du corps ou par celles de l'âme. Comparant alors sa faiblesse à l'aide de Dieu, il connaîtra la grandeur de cette aide. Quand il considère en effet la multitude de ses efforts - la vigilance, la continence, la garde et la clôture de son âme - par lesquels il espère rendre à celle-ci la confiance mais n'y parvient pas, ou quand son coeur craint et tremble hors de toute sérénité, qu'il comprenne alors et qu'il sache que cette crainte de son coeur signifie et révèle qu'il a tout à fait besoin qu'un autre l'aide. Car le coeur témoigne que la peur est entrée au-dedans de lui, qu'elle lutte avec lui et montre que quelque chose lui manque. C'est la preuve qu'il ne peut pas demeurer dans la confiance. Il est dit que seule sauve l'aide de Dieu. Quand un homme sait qu'il est dénué de secours divin, il prie d'abondance. Et plus il prie, plus son coeur se fait humble. Car on ne peut pas prier et demander sans être humble. Un coeur brisé et humilié, Dieu ne le méprisera pas. Tant que le coeur ne s'est pas fait humble, il lui est impossible en effet d'échapper à la distraction. Car l'humilité recueille le coeur. Quand l'homme s'est fait humble, aussitôt la compassion l'entoure, et le coeur alors sent le secours divin. Il découvre que monte en lui une force, la force de la confiance. Quand l'homme sent ainsi le secours de Dieu, quand il sent qu'Il est là et qu'Il lui vient en aide, son coeur aussitôt est comblé de foi, et il comprend alors que la prière est le refuge du secours, la source du salut, le trésor de la confiance, le port dégagé de la tempête, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, le soutien des faibles, l'abri au temps des épreuves, l'aide au plus fort de la maladie, le bouclier qui délivre dans les combats, la flèche lancée à l'ennemi. En un mot la multitude des biens entre en lui par la prière. Il a donc ses délices désormais dans la prière de la foi. Son coeur rayonne de confiance. Il ne se contente plus de la chaleur d'autrefois ni du simple langage de la bouche. Quand il a compris tout cela, il possède la prière dans son âme comme un trésor. Et tant sa joie est grande, il fait de sa prière une action de grâce. C'est bien là ce qu'a dit Celui qui a donné à chaque chose sa forme : la prière est joie, elle exprime l'action de grâce, la gratitude. Une telle prière est ainsi celle qui s'accomplit dans la connaissance de Dieu, c'est-à-dire celle qui vient de Dieu. Car l'homme prie désormais sans la moindre peine. Il ne force rien comme il advenait autrefois, avant qu'il eût senti cette grâce. Mais dans la joie et l'émerveillement du coeur, par les prosternations ineffables, il fait continuellement jaillir les actions de grâce. Ainsi porté par la connaissance et admirant la grâce de Dieu, il élève la voix, il loue et glorifie Dieu, il Lui dit sa gratitude et parle au comble de l'émerveillement.
Celui qui est parvenu en vérité, et non en imagination, à porter de tels signes et à connaître une telle expérience, celui-là sait ce que je dis, et que rien ne peut aller contre. Mais qu'il cesse désormais de désirer les choses vaines. Qu'il persévère en Dieu par la prière continuelle, dans la crainte d'être privé de l'abondance du secours divin.
Tous ces biens sont donnés à l'homme dès lors qu'il connaît sa faiblesse. Par son grand désir du secours de Dieu, il approche Dieu en demeurant dans la prière. Et autant il approche Dieu par sa résolution, autant Dieu l'approche par ses dons, et il ne lui enlève pas sa grâce, à cause de sa grande humilité. Car un tel homme est comme la veuve qui ne cesse d'en appeler au juge pour qu'il lui rende justice contre son adversaire. Dieu compatissant retient les grâces, pour que cette réserve incite l'homme à L'approcher et à demeurer auprès de Celui d'où coule son bien, tant il a besoin de Lui. Dieu accède sur-le-champ à certaines demandes, celles-là mêmes dont je dis que si Dieu n'y répond pas, l'homme ne peut pas être sauvé. Mais Dieu se retient de répondre à d'autres. En certains cas Il chasse du coeur de l'homme et Il efface la brûlure de l'ennemi. En d'autres Il concède que l'homme soit tenté, pour que cette épreuve l'incite à l'approcher, comme j'ai dit, l'expérience des tentations instruisant l'homme. C'est ce qu'affirme l'Ecriture : Le Seigneur a permis que de nombreuses nations ne soient pas détruites et ne soient pas livrées aux mains de Josué, afin que par elles soient instruits les fils d'Israël et que les tribus des Hébreux apprennent à combattre. (1).
(1) : ( Juges 3, 1-2).
Car le juste, qui n'a pas conscience de sa propre faiblesse vit sur le fil d'un rasoir. Il n'est pas loin de sa chute ni loin du lion destructeur, je veux dire du démon de l'orgueil. Celui qui ne connaît pas sa propre faiblesse manque en effet d'humilité. Or celui qui manque d'humilité est dénué de perfection. Et celui qui est dénué de perfection a toujours peur. Car sa ville n'est pas fondée sur des colonnes de fer ni sur des socles d'airain, je veux dire sur les colonnes et les socles de l'humilité. Nul ne peut acquérir l'humilité qu'en suivant ses voies qui brisent le coeur et anéantissent la présomption. Il n'est pas rare en effet que l'ennemi trouve en nous des traces qui lui permettent de nous détourner. Sans humilité il est impossible à l'homme d'accomplir son oeuvre. Le sceau de l'Esprit ne saurait être apposé sur sa lettre d'affranchissement tant qu'il est encore esclave et que son oeuvre n'a pas dépassé la peur. Car nul ne mène droit son oeuvre sans humilité. Et nul n'est instruit que par les épreuves. Sans les épreuves il est impossible d'acquérir l'humilité.
C'est pourquoi le Seigneur ouvre aux saints les voies de l'humilité qui brisent le coeur sous les peines de la prière, afin que ceux qui L'aiment puissent L'approcher par cette humilité. Il met souvent devant eux, comme un spectre, les passions de la nature, les chutes dans la souillure des mauvais souvenirs, les outrages, les injures et les coups des hommes, parfois aussi les maladdies du corps, et parfois la pauvreté, le manque du nécessaire, enfin tantôt l'angoisse de la peur, l'abandon, la guerre ouverte du diable, tantôt bien d'autres terreurs. Tout cela pour qu'ils puissent se faire humbles et qu'ils ne succombent pas à l'assoupissement de la négligence, soit grâce aux choses qui ont blessé l'ascète, soit par la crainte de ce qui vient. De toute nécessité les épreuves sont donc utiles aux hommes. Toutefois je ne dis pas que l'homme doive se glorifier volontairement de ses mauvaises pensées pour qu'il y trouve, en se souvenant d'elles, une occasion de s'humilier. Je ne dis pas qu'il lui faut faire le bien, être en tout temps sobre et vigilant, garder son âme, et considérer qu'il est une créature, donc un être qui peut tomber. Toute créature a en effet besoin du secours de la puissance de Dieu. Quiconque a besoin du secours d'un autre porte en lui une faiblesse naturelle. Et quiconque sait sa propre faiblesse doit de toute nécessité être humble, afin d'obtenir ce dont il a besoin de Celui qui peut donner. Si l'homme dès le départ savait et voyait sa propre faiblesse, il ne négligerait rien. Et s'il ne négligeait rien, il ne dormirait pas, il ne se livrerait pas aux mains de ceux qui le tourmentent. Il se réveillerait.
Il faut donc que celui qui marche sur la voie de Dieu Lui rende grâce en tout ce qui lui arrive, qu'il blâme et reprenne son âme et qu'il sache que Celui qui veille sur lui n'aurait rien fait pour réveiller son intelligence s'il n'avait pas été négligent et ne s'était pas enorgueilli. Mais qu'il ne se trouble pas, qu'il ne quitte pas le combat, qu'il ne laisse pas de se blâmer, afin de ne pas avoir en lui un double mal. Car il est impossible que Dieu de qui vient toute justice soit injuste. A Lui la gloire dans les siècles. Amen.
22° discours
SUR LES MODES DE L'ESPERANCE
EN DIEU.
Qui doit espérer en Dieu.
Et qui espère follement et sans intelligence.
L'espérance en Dieu vient de la foi du coeur. Elle est bonne quand elle est liée au discernement et à la connaissance. Mais il y a une autre espérance, une espérance dévoyée tributaire de l'injustice. Celle-ci est fausse. L'homme qui ne s'enferme pas dans l'inquiétude des choses qui passent, mais s'est tout entier voué au Seigneur nuit et jour, sans plus s'occuper de rien au monde que de rechercher les vertus, toute son attention tournée vers le divin, n'ayant donc nul souci de prévoir la nourriture et le vêtement ou d'aménager un lieu pour qu'y demeure son corps, et ne se préoccupant de rien d'autre, un tel homme espère dans le Seigneur comme il convient et en connaissance de cause. Car c'est Dieu qui pourvoira pour lui à ce dont il a besoin. Telle est en réalité l'espérance véritable, et la plus sage. Il est donc juste qu'un tel homme espère en Dieu, car il s'est fait son serviteur, il se met à l'oeuvre diligemment et sans la moindre négligence, d'où qu'elle vienne. Et il est digne que Dieu veille particulièrement sur lui. Car il a gardé le commandement qui dit : " Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît." (1).
(1) : ( Mt 6, 33).
Et : " Ne vous souciez pas de la chair." (2).
(2) : ( Ro 13, 14).
Si nous vivons ainsi, le monde comme un serviteur nous préparera toute chose, il se soumettra résolument à nos paroles comme à ses maîtres, et il ne s'opposera pas à notre volonté. En effet afin de ne pas négliger d'être toujours devant Dieu, un tel homme ne se permet pas d'être préoccupé par le besoin nécessaire du corps. Il ne s'inquiète de rien d'autre que d'être dénué, par la crainte de Dieu, de tout souci petit ou grand qui tende au plaisir ou à la distraction. Il obtiendra pourtant de manière merveilleuse ce qui lui est nécessaire, sans s'attacher à ces choses et sans peine.
Mais l'homme dont le coeur est enfoui dans les choses terrestres, qui ne cesse de manger de la terre comme le serpent, qui ne prend aucun soin de ce qui plaît à Dieu, qui se donne toutes les peines du monde pour satisfaire le corps, qui est dénué de vertus et ne fait rien pour les acquérir, car il est pris par le continuel commerce des autres et la distraction de la vie facile, un tel homme, quels que soient les prétextes qu'il invoque, sous le poids d'une pareille négligence et d'une pareille inertie est en réalité déchu du bien. Parfois, pressé par quelque manque, ou affligé par les fruits de ses injustices, il se dit : Il me faut espérer en Dieu, pour que Celui-ci m'enlève tout souci et me rende le confort. Insensé, jusqu'à cette heure tu ne t'es pas souvenu de Dieu, mais tu L'as outragé par tes actions dissolues, tu as blasphémé son nom parmi les nations, comme Il est écrit, et maintenant tu oses dire de ta bouche : Il me faut espérer en Lui, et Lui m'aidera et prendra soin de moi? Mais Dieu a dénoncé de tels hommes, quand Il a dit par le Prophète : " Chaque jour ils me cherchent et veulent apprendre mes voies, comme ceux qui sont justes et n'ont pas abandonné les préceptes de leur Dieu. Ils me demandent le jugement et la justice." (1).
(1) : ( Is 58, 2).
L'insensé leur ressemble, qui jamais n'approche Dieu dans son intelligence, mais quand l'entourent les afflictions il tend les mains vers Lui et espère son secours. Un tel homme a besoin d'être plus d'une fois brûlé au fer des tentations, afin d'être instruit de partout. Car il n'a rien fait qui mérite qu'il se confie en Dieu. Au contraire pour avoir mal agi et négligé ses devoirs, il est digne du châtiment. Mais dans sa compassion et sa patience Dieu le supporte. Donc qu'un tel homme ne s'abuse pas lui-même, qu'il n'oublie pas ce que fut sa conduite, et qu'il ne dise pas qu'il espère en Dieu. Car il sera châtié. Il ne fait en rien l'oeuvre de la foi. Qu'il n'allonge pas ses jambes dans l'oisiveté et ne dise pas : Je crois que Dieu me donnera ce dont j'ai besoin, moi qui par ma vie ai fait ses oeuvres. Qu'il ne se jette pas follement dans un puits, alors qu'il n'a jamais eu Dieu en mémoire, pour dire maintenant après sa chute : J'espère en Dieu et Il me délivrera. Ô insensé, ne t'abuse pas. La peine qu'on se donne pour Dieu et la sueur qu'on verse pour cultiver son champ précèdent l'espérance en Lui. Si tu crois en Dieu, tu fais bien. Mais la foi a aussi besoin des oeuvres. L'espérance en Dieu vient des souffrances qu'on endure en assumant les vertus. Tu crois que Dieu pourvoit à ses créatures et a pouvoir sur toute chose? Que le travail nécessaire suive ta foi, et alors Dieu t'entendra. Ne prétends pas tenir le vent dans ta main, je veux dire la foi sans les oeuvres.
Souvent sans le savoir quelqu'un va sur un chemin où se trouve une bête méchante, ou des meurtriers, ou quelque chose de pareil. C'est la commune Providence de Dieu de le délivrer d'une telle menace, ou de l'arrêter dans sa marche pour une raison ou pour une autre jusqu'à ce que soit passée la bête méchante, ou de le faire revenir sur ses pas pour que soit évitée la mauvaise rencontre. Il peut aussi arriver qu'un serpent venimeux soit sur le chemin et qu'on ne le voie pas. Dieu qui ne veut pas livrer l'homme à une telle épreuve, fait soudain partir le serpent, ou le fait ramper devant l'homme, et celui-ci à sa vue se garde et s'en délivre, bien qu'à cause des fautes cachées qu'il est seul à connaître il ne soit pas digne d'être ainsi délivré. Mais dans sa compassion Dieu l'enlève au mal. Il arrive encore qu'une maison, ou un mur, ou une pierre, tombe avec fracas. Des hommes sont assis à l'endroit même. Dans son amour pour eux Dieu envoie un ange garder l'endroit jusqu'à ce que les hommes soient levés et soient partis, ou bien Il les écarte pour une raison ou pour une autre, afin que nul ne s'y trouve plus. A peine sont-ils partis, Il permet à la maison ou au mur ou à la pierre de tomber. Et s'il arrive que quelqu'un soit touché, Dieu fait qu'il n'ait pas de mal. Il révèle ainsi l'immensité de sa puissance.
Ces choses, et celles qui leur ressemblent, signifient donc la commune et universelle Providence de Dieu. Et le juste fait corps avec la Providence. Dieu en effet a distinctement ordonné aux hommes de diriger les choses de leur vie et de mêler leur connaissance à sa Providence. Mais le juste n'a pas besoin de diriger sa vie par cette connaissance, car au lieu d'elle il a désormais la foi, par laquelle il a renversé "toute hauteur qui s'élève contre la connaissance de Dieu." (1). Et rien de ce que nous avons énuméré ne lui fera peur, comme il est écrit : " Le juste a l'assurance du lion." (2).
(2) : ( Pro 28, 1).
Il ose tout par la foi, non qu'il tente le Seigneur, mais il Le voit, car il est armé et revêtu de la puissance du Saint Esprit. Autant il aura lui-même le souci constant d'être avec Dieu, autant Dieu dira de lui : " Je suis avec lui dans l'affliction. Je le délivrerai et Je le glorifierai. Je le comblerai de la durée des jours et Je lui montrerai mon salut." (3).
(3) : ( Ps 21, 15-16).
Mais celui qui vit dans la vanité et néglige de se mettre à l'oeuvre ne peut avoir une telle espérance. Seul a l'espérance celui qui en tout demeure toujours avec Dieu, qui L'approche par la beauté de ses oeuvres, qui tend continuellement vers sa grâce le regard de son coeur, comme a dit le divin David : " Mes yeux n'ont pas cessé d'espérer en mon Dieu." A Lui reviennent la gloire, l'honneur et l'adoration dans les siècles. Amen.
31° discours
SUR L'EMINENCE DU DISCERNEMENT
QUE DONNE L'HESYCHIA
ET SUR LE POUVOIR DE L'INTELLIGENCE.
Jusqu'où celle-ci a-t-elle le pouvoir d'agir elle-même dans les différentes formes de la prière.
Quelles sont les limites naturelles de la prière.
Jusqu'où tu as pouvoir de prier.
Mais si l'on dépasse les limites,
ce qu'on appelle encore prière n'est plus la prière.
Gloire à Celui qui d'abondance a répandu ses dons sur les hommes. Les hommes sont chair. Mais Il leur a donné de Le servir dans l'ordre des puissances incorporelles, et Il a permis que parlent de ces mystères la nature terrestre et singulièrement des pécheurs comme nous, qui ne sommes même pas dignes d'écouter de telles paroles. Mais par sa grâce Il a ouvert nos coeurs endurcis. Par la contemplation des Ecritures et l'enseignement des Pères, Il nous a fait comprendre. Car je n'ai pas été digne d'avoir de par mon propre combat l'expérience d'une seule des milliers de choses que j'ai écrites de ma main, et singulièrement de cet ouvrage que je dois publier pour stimuler et illuminer nos âmes et celles de ceux qui le liront. Peut-être s'éveilleront-ils, à force d'approcher et de désirer ce qu'il veut dire.
Autre chose est le plaisir de la prière, et autre chose la contemplation de la prière. La seconde est plus précieuse que la première, comme l'homme adulte est plus avancé que l'enfant. Il arrive que les versets d'un psaume soient très doux dans la bouche, et que la psalmodie continuelle d'un seul verset durant la prière nous empêche de poursuivre et de passer à un autre verset, tant elle est inépuisable. Il arrive aussi que de la prière naisse la contemplation, laquelle coupe ce que disent les lèvres. L'homme est alors en extase. La contemplation fait de lui comme un corps sans souffle. C'est là ce que nous appelons la contemplation de la prière, qui n'est pas une pure apparence, ni une figure ou une forme imaginaire, comme disent les insensés. Mais il y a encore dans cette contemplation une mesure, un discernement des charismes : c'est toujours la prière. La réflexion n'est pas encore parvenue au point où il n'y a plus de prière, et qui est plus haut. En effet les mouvements de la langue et du coeur dans la prière sont des clefs. Mais ce qui vient ensuite est l'entrée dans le lieu du trésor. Que se taisent ici toute bouche et toute langue, et le coeur qui recueille les pensées, et l'intelligence qui gouverne les sens, et le travail de la réflexion, cet oiseau rapide et impudent. Que cesse toute leur industrie. Que seuls restent ceux qui cherchent. Car est venu le Maître de la maison.
32° discours
SUR LA PRIERE PURE
De même que toute la puissance des lois et des commandements que Dieu a donnés aux hommes s'accomplit dans la pureté du coeur comme l'ont dit les Pères, de même tous les modes et toutes les formes par lesquels les hommes prient Dieu s'accomplissent dans la prière pure. Les gémissements, les prosternations, les supplications, les lamentations, toutes les formes que peut prendre la prière comme je l'ai dit, ont en effet leur fin dans la prière pure : c'est elle qui les suscite. Au-delà de la prière pure, quand elle va plus profondément dans le coeur, la réflexion n'a plus rien qui la tienne : ni prière, ni mouvement, ni lamentation, ni pouvoir, ni liberté, ni supplication, ni désir, ni plaisir de ce qu'elle espère en cette vie ou dans le siècle à venir. Après la prière pure, il n'est pas d'autre prière. Tout le mouvement et toutes les formes de la prière jusqu'ici menaient l'intelligence par le pouvoir de la liberté. L' intelligence s'accomplit dans la prière pure. Mais au-delà de cette limite, c'est l'émerveillement, ce n'est plus la prière. La prière cesse. Et commence la contemplation. L'intelligence ne prie plus. La prière sous toutes ses formes est liée au mouvement. Mais quand l'intelligence pénètre les mouvements spirituels, il n'y a plus de prière. Autre chose est la prière, et autre chose la contemplation qui est en elle, même si l'une a sa source dans l'autre. La prière est la semence. Et la contemplation la récolte des gerbes. Le moissonneur s'émerveille de voir ici l'ineffable : comment à partir des petits grains nus qu'il a semés, ont pu soudain pousser devant lui de tels épis florissants. La vue de sa récolte lui enlève tout mouvement. La prière est supplication, demande, action de grâce, louange. Examine, quand l'intelligence a franchi la limite, si l'une de ces formes est entrée dans le pays de la contemplation. J'interroge celui qui sait la vérité. Car tous n'ont pas ce discernement. Celui-ci n'est donné qu'à ceux qui ont vu et ont servi la chose ou ont été instruits par les contemplatifs eux-mêmes, ont appris la vérité de leurs bouches, et ont passé leur vie dans cette recherche.
Sur la vérité. Questions et réponses.
De même qu'il se trouve à peine un homme sur des myriades pour accomplir un peu moins mal les commandements et les choses de la loi, et parvenir à la pureté de l'âme, de même il se trouve un homme sur mille pour être digne d'atteindre avec beaucoup de vigilance la prière pure, de franchir la limite et de découvrir ce mystère. Car il n'est pas donné à beaucoup, mais à peu, de connaître la prière pure. A peine se trouve-t-il un homme qui par la grâce de Dieu dans le cours d'une génération parvienne à ce mystère, pour autant qu'il soit possible d'y parvenir.
La prière est une demande, une attention, le désir de quelque chose, le désir d'être délivré des épreuves présentes ou des tourments à venir, le désir de l'héritage des Pères. Par elle l'homme sollicite le secours de Dieu. Les mouvements de l'âme font corps avec ce mouvement. La prière est pure, ou elle n'est pas pure. Voici comment on peut le discerner. Quant au temps où l'intelligence ébauche un de ses mouvements dont nous venons de parler, se mêle à elle une pensée étrangère ou une distraction, on dit que la prière n'est pas pure. Car on a offert des animaux impurs à l'autel du Seigneur, le coeur étant ici l'autel spirituel de Dieu. Et si se souvenant de ce que les Pères appelaient la prière spirituelle, mais ne comprenant pas la portée de leurs paroles, on dit qu'une telle prière impure est dans l'ordre de cette prière spirituelle, je pense quant à moi qu'une créature qui cherchant à comprendre affirme que la prière spirituelle est altérable, profère un blasphème. Car la prière altérable est en dessous de la prière spirituelle. Toute prière spirituelle est délivrée du mouvement. Or s'il est à peine possible de prier en toute pureté, que dirons-nous de la prière spirituelle? Les saints Pères ont en effet coutume d'appeler du nom de prière tous les mouvements bons, toutes les oeuvres spirituelles. Et non seulement eux, mais tous ceux qui ont reçu la lumière de la connaissance ont coutume de considérer que les oeuvres bonnes ressemblent à la prière. D'où il est clair qu'autre chose est la prière, et autre chose les oeuvres que nous faisons. Certains parmi les Pères appellent voie cette prière spirituelle. D'autres l'appellent connaissance. D'autres, vision de l' intelligence. Vois-tu combien dans les choses de l'Esprit les Pères passent ainsi d'un nom à l'autre? Seules les choses du siècle présent peuvent avoir des noms précis. Il est impossible de donner un nom juste, ou un vrai nom, aux choses du siècle à venir. Il n'y a plus rien qu'une connaissance unique et simple au-dessus de tout ce qu'on peut dire, au-dessus de tout élément, de toute figure, de toute couleur, de toute forme, de tout nom composé. C'est pourquoi quand la connaissance de l'âme s'est élevée au-delà du monde visible, les Pères la désignent comme ils veulent. Nul ne saurait lui donner un nom précis. Mais pour fonder sur elle les pensées psychiques, ils se servent de noms et de comparaisons, comme le dit notre Père entre les Saints Denys l'Aréopagite : " A cause des sens, nous nous servons de comparaisons, de syllabes, de noms et de mots, dans la mesure du possible." Mais quand l'âme est menée par l'énergie de l'Esprit vers les choses divines, les sens et leurs énergies propres nous sont inutiles, de même que nous sont inutiles les puissances de l'âme spirituelle, quand par l'union incompréhensible celle-ci se fait pareille à la Divinité et se trouve illuminée dans ses mouvements par le rayon de la plus haute lumière.
Crois donc, frère, que l'intelligence a le pouvoir de discerner ses propres mouvements jusqu'au lieu où la prière est pure. Mais lorsqu'elle arrive là et qu'elle ne se retourne pas en arrière ou qu'elle n'abandonne pas la prière, celle-ci devient comme une médiation entre le psychique et le spirituel. Tant qu'elle s'active, l'intelligence est dans le domaine psychique. Mais quand elle entre dans le domaine spirituel, elle cesse de prier. Dans le siècle à venir les Saints ne prient pas. Leur intelligence a été absorbée par l'Esprit. Ils demeurent dans la gloire qui les réjouit et les émerveille. Ainsi de nous. Quand il a été donné à l'intelligence de sentir la béatitude à venir, elle s'oublie elle-même, elle oublie toutes les choses présentes, et elle ne s'active plus en rien. On peut donc affirmer que la libre volonté conduit et anime toute vertu et toute forme de prière, que celle-ci soit corporelle ou pensée. Par les sens, elle conduit également l'intelligence qui règne sur les passions. Mais quand l'Esprit dirige, règle et domine l'intelligence qui gouverne les sens et les pensées, la nature n'est plus libre de sa volonté : elle est conduite par un autre, elle ne conduit plus. Mais où est la prière alors, quand la nature n'a plus aucun pouvoir sur elle-même, mais est menée par une autre puissance là où elle ne sait pas, et ne peut plus diriger comme elle veut les mouvements de la réflexion, mais est gardée captive en cette heure et se trouve conduite là où elle ne sent rien? Il n'y a plus ici de volonté. Et nul ne sait s'il est dans un corps, ou hors du corps, selon le témoignage de l'Ecriture. (1).
(1) : (Cf. 2 Co 12, 2).
Où est donc la prière, quand l'intelligence est ainsi captive et n'a plus conscience d'elle-même? Que nul ici ne blasphème et n'ait l'audace de dire qu'il est possible de prier la prière spirituelle. Seuls ont cette audace ceux qui prient avec ostentation, qui sont privés de connaissance et se mentent à eux-mêmes en affirmant qu'ils prient quand ils veulent la prière spirituelle. Mais les humbles et les sages se soumettent à l'enseignement des Pères. Ils apprennent à connaître les limites de la nature et ils ne permettent pas à leurs pensées une telle audace.
Question : Mais pourquoi, si elle n'est pas une prière, donne-t-on le nom de prière à cette grâce ineffable?
Réponse : Voici pourquoi. En effet une telle grâce est donnée à ceux qui en sont dignes au temps de la prière. Elle a sa source dans la prière. Elle n'a pas d'autre lieu que ce temps pour nous habiter de toute sa gloire, suivant le témoignage des Pères. C'est pourquoi elle est appelée du nom de prière, dès lors que l'intelligence est menée à cette béatitude par la prière, que la prière est la source, et qu'une telle grâce n'a pas de lieu en d'autres temps, comme le montrent les écrits des Pères. Nous voyons en effet dans les récits de leur vie de nombreux saints se tenir en prière et connaître le ravissement de l'intelligence.
Mais si l'on demande : Pourquoi est-ce uniquement en ce temps de la prière que sont donnés ces grands et ineffables charismes? Nous répondons : Parce qu'en ce temps, plus qu'en tout autre temps, l'homme est préparé et conduit à tourner vers Dieu toute son attention, en désirant et en recevant sa pitié. Pour tout dire, c'est le temps où il se tient devant la porte du Roi, afin de L'implorer. Et il faut que monte en ce temps la demande de celui qui implore et appelle. Quel autre temps en effet donne à l'homme de se préparer et de se garder, comme le temps où il doit prier? Ou convient-il qu'il reçoive un de ces charismes au temps où il dort, où il travaille, où son intelligence est confuse? Car les Saints eux-mêmes, encore qu'ils n'aient pas de temps d'arrêt, dès lors qu'ils sont à tout moment absorbés par les choses de l'Esprit, ne sont pas toujours cependant en état de prier. Ils sont souvent occupés par les choses de cette vie, ou par la contemplation des créatures, et par tout ce qui leur est utile. Mais au temps de la prière l'intelligence contemplative n'a d'attention que pour Dieu, elle tend vers Lui tous ses mouvements, et ne cesse de Lui porter avec ferveur et chaleur les supplications du coeur. C'est donc en ce temps où l'âme s'applique à l'unique chose nécessaire, que devrait sourdre la bienveillance divine. Et nous le voyons. C'est quand le prêtre s'est préparé et se trouve en état de prière, appelant le divin, suppliant et recueillant son intelligence, que l'Esprit Saint entre dans le pain et le vin posés sur l'autel. C'est au temps de la prière que l'Ange apparut à Zacharie et lui annonça la bonne nouvelle de la naissance de Jean. De même c'est quand il priait sur le toit à la sixième heure que Pierre eut cette vision du drap qui descendait du ciel avec les animaux, et que lui fut révélé l'appel des nations. C'est quand il priait que Corneille eut la vision de l'Ange, lequel lui dit ce qui est écrit à son sujet. C'est également alors que Josué était en prière et prosterné, que Dieu lui parla. Et les tribus des fils d'Israël elles-mêmes rassemblées en prière dans la tente extérieure, c'est quand le Grand-Prêtre entrait une fois l'an dans le Saint des Saints, se prosternant face contre terre, priant devant le propitiatoire qui était au-dessus de l'arche et recevant de Dieu la vision de tout ce qui était dû, qu'il entendait les paroles de Dieu, dans cette ineffable et terrible vision. Ô de quel redoutable mystère il célébrait alors la liturgie! Ainsi toutes leurs visions ont été données aux Saints au temps de la prière. Quel autre temps est saint et capable de recevoir les charismes, comme le temps de la prière où chacun parle à Dieu? C'est en effet en ce temps où il prie et supplie Dieu et Lui parle, que l'homme se fait violence pour recueillir de partout tous les mouvements et toutes les pensées, qu'il s'ouvre à Dieu seul et a son coeur empli de Lui. Il comprend alors l'incompréhensible. Car l'Esprit Saint souffle ici à la mesure de chacun. Il se nourrit de la prière de l'homme, et Il souffle en lui jusqu'à ce que dans la plus haute attention cesse le mouvement même de la prière, que dans son émerveillement, l'intelligence soit frappée d'admiration et comblée d'amour, et qu'elle oublie le désir de sa propre demande. Ses mouvements sont plongés dans une ivresse profonde. Elle n'est plus au monde. Elle ne distingue plus entre l'âme et le corps et la mémoire des choses. Le grand et divin Grégoire l'a dit : " La prière est la pureté de l'intelligence. Elle s'arrête elle-même quand la lumière de la Sainte Trinité la ravit dans l'émerveillement." Vois-tu comment s'arrête la prière, dès qu'elle est émerveillée de comprendre ce qui naît d'elle dans l'intelligence, comme je l'ai dit au début de ce texte et dans beaucoup d'autres endroits? Le même Grégoire dit encore : " La pureté de l' intelligence est le haut vol des choses de l'Esprit. Elle est pareille à l'irisation céleste au coeur de laquelle brille durant le temps de la prière la lumière de la Sainte Trinité."
Question : Et quand est-on digne de toute cette grâce?
Réponse : Il est dit qu'au temps de la prière, quand l'intelligence se dépouille du viel homme et revêt l'homme nouveau, l'homme de la grâce, elle voit alors sa propre pureté pareille à l'irisation céleste, qui fut appelée lieu de Dieu quand elle apparut à l'assemblée des fils d'Israël sur la montagne. Il ne faut donc pas, comme j'ai dit, nommer cette grâce prière spirituelle, mais enfantement de la prière pure, telle qu'elle est envoyée par le Saint Esprit. Alors l'intelligence se retrouve au-delà, et plus haut que la prière. Elle a découvert le meilleur, mais est en extase dans les choses incompréhensibles qui dépassent le monde des mortels, et elle se tait, ignorant désormais tout ce qui est ici. Cette ignorance est plus haute que la connaissance dont j'ai parlé. C'est d'elle dont il est dit : Bienheureux l'homme qui parvient à l'ignorance inséparable de la prière qui nous a été donnée par la grâce du Fils unique de Dieu, à qui reviennent toute gloire, honneur et adoration, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.
33° discours
SUR LE MODE DE LA PRIERE
ET SUR LES AUTRES CHOSES QU'IL NOUS FAUT
CHERCHER
TOUCHANT LE SOUVENIR CONTINUEL
ET QUI SONT UTILES DE BIEN DES MANIERES,
SI ON LES GARDE EN LISANT
AVEC DISCERNEMENT.
Persévérer par la prière dans l'espérance de Dieu est la meilleure part de la grâce de la foi. La certitude de la foi en Dieu ne vient pas de la confession saine, bien que celle-ci soit la mère de la foi, mais de ce que l'âme contemple la vérité de Dieu par toute la force de la vie qu'elle mène. Quand tu trouves dans l'Ecriture Sainte la foi ainsi mêlée à la vie, ne confonds pas la confession droite et la contemplation qui accomplit la foi. Car il n'est pas possible que la foi qui donne la certitude de l'espérance puisse jamais être atteinte par ceux qui ne sont pas baptisés ou par ceux qui ont dégradé l'intelligence loin de la vérité. La certitude de la foi n'est révélée en effet qu'aux âmes les plus hautes, à la mesure de leur attention à vivre selon les commandements du Seigneur.
L'étude continuelle de l'Ecriture est la lumière de l'âme. Car elle pénètre celle-ci de souvenirs utiles, elle l'aide à se garder des passions, à persévérer dans le désir de Dieu, dans la pureté de la prière. Mais elle ouvre aussi devant nous le chemin de la paix sur les traces des Saints. Cependant n'hésite pas à dire les prières des stichères, quand ne les suivent pas à toute heure le grand éveil et la continuelle tendresse du recueillement, soit au coeur des prières, soit pendant la lecture.
Reçois de toute nécessité les paroles qui témoignent d'une expérience, quand bien même celui qui les dit serait un homme inculte. Car les immenses trésors des rois qui sont sur la terre ne dédaignent pas de s'accroître de l'obole d'un mendiant, et les fleuves grossissent et débordent à force de recevoir les eaux des petits ruisseaux.
Sur la garde des souvenirs.
Si la mémoire des biens renouvelle en nous la vertu quand nous pensons à eux, il va de soi que le souvenir de la débauche renouvelle dans notre réflexion la convoitise infâme quand nous nous la rappelons. Le souvenir de ces choses signifie leur différence. Il dessine dans nos pensées et nous montre clairement, ou bien l'infamie de notre réflexion, ou bien la hauteur de notre vie. Il conforte en nous les pensées et les mouvements de droite ou de gauche, auxquels nous nous appliquons dans le secret de notre conscience. Le travail de l'intelligence reflète la division de notre vie, afin que nous ne cessions pas de nous voir nous-mêmes. Donc ce n'est pas seulement un tel travail qui nuit ici à celui qui s'y livre, mais aussi l'imagination et la mémoire qui rappelle ces choses. Et ce n'est pas seulement l'oeuvre de la vertu qui aide celui qui la mène à bien, mais aussi la vision de l'intelligence telle que la suscite la mémoire des images qu'elle contemple.
On sait aussi que la plupart de ceux qui ont atteint l'ordre de la pureté sont dignes de voir certains saints dans la continuelle contemplation de la nuit, et qu'à toute heure du jour la vision de ces saints scellés dans leurs âmes les comble de joie par la méditation spirituelle de l'intelligence. Dès lors pénétrés de chaleur ils s'appliquent à l'oeuvre des vertus. Une grande flamme embrasse leur désir. Il est dit que les saints anges prenant la forme de certains saints vénérables et bons révèlent durant le sommeil ces formes à l'âme quand flottent ses pensées, et la comble de joie, de sollicitude et de réjouissance. Pendant le jour ils ne cessent de révéler ces mêmes formes à la contemplation. La joie des saints soulage ainsi l'oeuvre de l'âme. Il en va de même dans les combats continuels. Celui qui a l'habitude de s'attacher au mal est assailli par les images que projettent en lui les démons. Car eux aussi prennent des formes ressemblantes. Ils découvrent à l'âme des visions qui l'effraient, en s'insinuant surtout dans la mémoire du jour. Tantôt ils cherchent à épuiser l'âme dans cette vision terrible qui lui fait peur. Tantôt ils lui montrent la difficulté de la vie dans l'hésychia et la solitude, et d'autres choses.
Donc frères, afin d'être attentifs aux souvenirs et de reconnaître l'état de l'âme, discernons toujours parmi les souvenirs que nous cultivons, sachons voir lesquels nous pouvons garder, et lesquels nous devons chasser de nous au plus vite, dès qu'ils approchent notre coeur. Discernons si les souvenirs viennent des démons qui par la convoitise et l'ardeur entretiennent les passions, ou s'ils viennent des saints anges qui nous appellent à la joie et à la connaissance, et s'approchant de nous découvrent au coeur des pensées les souvenirs qui nous éveillent, ou s'ils viennent de la présomption dont nous couvrent les sens, cette présomption d'où naissent dans l'âme les pensées qui nous aliènent. Nous acquerrons ainsi dans la connaissance du discernement l'expérience de ces deux choses : la contemplation et la pratique des oeuvres. Et nous ferons suivre chacune d'elles de la prière qui lui est propre.
Sur les deux formes de l'amour.
L'amour qui a sa source dans les choses est comme une petite lampe nourrie de l'huile d'où vient la lumière. Ou bien il est comme un torrent qui coule quand il pleut, mais qui cesse de couler dès qu'il n'est plus alimenté par la pluie. Mais l'amour qui a sa source en Dieu est comme une source jaillissante. Cet amour ne manque jamais d'eau ( car Dieu est l'unique source de l'amour). Sa matière est inépuisable.
Comment prier sans distraction.
Veux-tu psalmodiant ta liturgie être comblé de délices et prendre conscience des paroles de l'Esprit que tu prononces? Ne tiens aucun compte de la quantité, ne t'attache pas à connaître les mètres de la prosodie, dis les versets comme tu dis la prière, perds l'habitude d'apprendre par coeur. Comprends ce que je te dis et ce que disent les Pères. Prie comme tu lis les écrits de ceux qui furent conduits par Dieu. Que ton intelligence soit en contemplation devant les versets, jusqu'à ce que ton âme s'éveille à force de les comprendre, émerveillée par l'économie divine, et dès lors se laisse porter soit dans la glorification, soit dans la tristesse. Ce dont tu peux faire ta prière, prends-le. Quand la certitude a conforté l'intelligence, la confusion cède et s'en va. Car la paix de la réflexion n'est pas dans le travail servile, et il n'y a ni confusion ni trouble dans la liberté des enfants de Dieu. La confusion a coutume d'enlever le goût du sens et de la compréhension, de vider les paroles de tout ce qu'elles signifient, comme la sangsue absorbe la vie des corps en buvant le sang de leurs membres. Il nous faut appeler la confusion le char du diable, si une telle chose est possible. Car Satan à l'image du cavalier a coutume de toujours monter sur l'intelligence, de prendre avec lui toutes les passions, d'entrer dans la pauvre âme, et de l'engloutir sous la confusion. C'est cela qu'il te faut discerner. Ne sois pas devant les stichères de ta psalmodie comme quelqu'un qui reçoit d'un autre les paroles, afin de ne pas avoir la présomption de penser que l'oeuvre à laquelle tu t'appliques ne cesse d'augmenter, et de ne pas totalement passer à côté du recueillement douloureux et de la joie que donne la lecture. Mais lis comme si les paroles venaient de toi-même, afin de les dire au coeur de ta prière dans la tendresse du recueillement, et de bien les discerner, comme quelqu'un qui comprend vraiment ce qu'il fait.
D'où vient l'acédie, et d'où vient la distraction.
L'acédie vient de la distraction de l'intelligence. Et la distraction vient de ce qu'on a cessé toute oeuvre et toute lecture, et de ce qu'on s'adonne aux vaines conversations, ou de ce qu'on a le ventre plein.
Qu'il ne faut pas s'opposer aux pensées, mais se prosterner devant Dieu.
Si l'on ne s'oppose pas aux pensées semées en nous par l'ennemi, mais si en priant Dieu on cesse tout commerce avec elles, c'est là le signe que l'intelligence a trouvé la sagesse qui vient de la grâce, et que la vraie connaissance nous a délivrés de faire trop de choses. On a ainsi gagné le chemin le plus court, et l'on s'est évité d'errer sur la voie longue. Car nous n'avons pas toujours le pouvoir de nous opposer, pour les arrêter, aux pensées qui nous combattent, mais nous en recevons souvent des plaies qui ne guérissent pas avant longtemps. Tu te mets à disputer avec ceux qui nous combattent depuis six mille ans. (1).
(1) : ( Les démons, depuis la chute).
Et ce que tu fais là leur permet de s'armer contre toi : ils pourront te blesser bien au-delà de ce que leur opposeront ta sagesse et ton sentiment. Mais quand bien même tu les vaincrais, la souillure des pensées pollue ta réflexion, et longtemps encore tu devras sentir leur mauvaise odeur. Libère-toi donc de toutes ces choses par la crainte, en suivant la première voie que j'ai dite. Car il n'est pas d'autre secours que Dieu.
Sur les larmes.
Les larmes versées à l'heure de la prière sont un signe que la pitié de Dieu a été donnée à l'âme pour son repentir : un signe que la prière a été exaucée et que l'âme par les larmes est entrée dans la plaine de la pureté. Mais si l'on n'efface pas les pensées des choses qui passent, si on ne leur enlève pas l'espoir du monde pour qu'elles s'en dégagent, si l'on ne prépare pas dès maintenant le viatique de l'exode, si l'on ne nourrit pas l'âme avec les pensées des choses de l'au-delà, les yeux ne peuvent pas pleurer. Les larmes viennent de l'attention sans mélange et sans distraction, et des nombreuses pensées qui se suivent sans jamais dévier, et du moindre souvenir qui monte dans la réflexion et afflige le coeur. Elles abondent alors et ne cessent d'augmenter.
Sur le travail des mains et l'amour de l'argent.
Quand demeurant dans ton hésychia tu te tournes vers le travail des mains, ne couvre pas de l'ordre des Pères ton amour de l'argent. Ne travaille un peu que pour t'éviter l'acédie et ne pas troubler l'intelligence. Mais si tu désires travailler toujours plus pour pouvoir faire l'aumône, sache que la prière dans son ordre est plus haute que l'aumône. Et si tu travailles pour les besoins de ton corps - si toutefois tu n'es pas insatiable - ce que Dieu te donne doit te suffire pour assouvir tes besoins. Car jamais Dieu n'a laissé manquer des choses qui passent ses serviteurs. Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, a dit le Seigneur (1), et toutes ces choses vous seront données avant même que vous les demandiez.
(1) : (Mat 6, 33).
Un Saint a dit : Ce n'est pas l'ordre de ta vie monastique de rassasier ceux qui ont faim, et de faire de ta cellule la demeure des étrangers. C'est là l'oeuvre de ceux qui vivent dans le monde, c'est leur manière de faire le bien et c'est là leur devoir, mais ce n'est pas celui des anachorètes, lesquels sont libres de tout souci des choses visibles et gardent leur intelligence dans la prière.
34° discours
SUR LES PROSTERNATIONS
ET AUTRES THEMES.
Ne considère pas que l'extase de la prière prolongée dans le recueillement hors de toute distraction te voue à l'inertie parce que tu as délaissé les psaumes. Aime te prosterner durant la prière, plus que de t'appliquer à la psalmodie. Quand t'est donnée une telle prière, elle emplit le lieu de la liturgie. Et quand dans cette liturgie t'est donnée la grâce des larmes, ne va pas penser que les délices dont elles te comblent te coupent de la prière. Car le don des larmes accomplit la prière.
Au temps où ta réflexion est dispersée, tiens-toi à la lecture plus qu'à la prière. Mais on l'a dit, tout écrit n'est pas utile. Plus que les oeuvres, aime l'hésychia. Honore la lecture, si tu peux, au lieu de rester debout. Car elle est la source de la prière pure. Donc évite la négligence, mais sois sobre et vigilant, loin de toute distraction. La psalmodie est la racine de la vie monastique. Cependant sache que les oeuvres du corps sont plus utiles que la lecture inattentive des psaumes, mais que l'affliction de l'intelligence est plus haute que la peine du corps. Au temps de la négligence sois sobre et attentif, ranime un peu en toi la ferveur. Car elle peut beaucoup pour éveiller le coeur et réchauffer les pensées de l'âme. L'ardeur aide la nature, au temps de la négligence, à s'opposer à toute convoitise. Car elle enlève la froideur de l'âme. La négligence entre habituellement en nous par l'une de ces causes : ou par la lourdeur du ventre, ou par l'abus des oeuvres.
La juste mesure du travail est la lumière du coeur. Rien n'est comme la connaissance. Que toute prière que tu dis la nuit soit plus précieuse à tes yeux que toutes les actions que tu fais le jour. N'alourdis pas ton ventre, pour ne pas plonger dans la confusion ton intelligence, n'être pas tourmenté par la distraction quand tu te lèves la nuit, ne pas relâcher tes membres, ne pas tomber en langueur, et plus encore, ne pas enténébrer ton âme, ne pas troubler tes pensées sans pouvoir les recueillir dans la lecture des psaumes tellement tu es dans le noir, tellement tu as perdu le goût des choses et la douceur de la psalmodie dont l'intelligence dans sa légèreté et sa luminosité avait coutume de goûter avec plaisir l'éminence. Quand a été troublé le bon ordre de la nuit, l'intelligence fait en pleine confusion le travail du jour, elle va dans les ténèbres et ne trouve plus ses délices dans la lecture. Qu'elle s'adonne à la prière ou qu'elle s'adonne à l'étude, elle est emportée par la confusion qui s'abat comme la tempête sur les pensées. Car le plaisir que durant le jour donne aux ascètes le travail qu'ils ont fait la nuit coule comme d'une source dans l'intelligence pure. Si l'on n'a pas l'expérience d'une longue hésychia, qu'on n'espère pas apprendre davantage touchant les biens de l'ascèse, fût-on grand et sage, fût-on un maître qui a déjà beaucoup fait.
Garde-toi de trop épuiser ton corps, pour que ne prenne pas le dessus la négligence et qu'elle ne fasse pas goûter son amertume à ton âme. Chacun doit ici peser sa propre vie comme sur une balance. Au temps où tu es rassasié, évite d'être trop libre avec toi-même. Sois en état de chasteté quand tu assouvis tes besoins. Surtout sois tempérant et pur quand tu manges. Veille sur toi non seulement dans ta pensée, mais dans tes membres. Garde-toi de la présomption à l'heure où te transforme la beauté de Dieu. Devant la subtilité de cette présomption efforce-toi de montrer au Seigneur par la prière ta faiblesse et ton ignorance, afin que ne s'empare pas de toi la tentation des infamies. Car la prostitution suit l'orgueil. Et l'égarement suit la présomption.
Travaille de tes mains pour subvenir à tes besoins. Mais surtout que ton travail soit lié à ton hésychia. Ne laisse pas se perdre ta confiance en Celui qui veille sur toi. Car sa Providence est merveilleuse en ses serviteurs. C'est dans le désert inhabité, et non dans les mains des hommes, qu'Il garde ceux qui demeurent en sa confiance. Si le Seigneur, sans que tu aies à travailler, pourvoit aux choses de ton corps quand tu combats pour garder ton âme, la ruse du diable meurtrier peut faire naître en toi la pensée que tu es toi-même la cause de toute cette Providence. Mais avec cette pensée sort de toi la Providence de Dieu. Au même moment t'assaillent les tentations, soit que t'abandonne Celui qui veille sur toi, soit que reviennent les peines et les maladies qui rongent ton corps. Or Dieu ne t'abandonne pas pour le seul mouvement de ta pensée, mais parce que ta réflexion persévère dans ce mouvement. Car Dieu ne châtie pas et ne juge pas l'homme pour le mouvement involontaire, quand bien même nous l'aurions suivi un moment. Si à l'instant même où nous excitons la passion nous découvrons la contrition, le Seigneur ne nous incrimine pas pour une telle négligence. Mais il le fait pour cette autre que l'intelligence a vraiment assumée, que dans son insensibilité elle a regardée en face, qu'elle a reçue comme une chose qui lui convenait et lui était utile, et qu'elle n'a pas considérée comme un grand mal. Nous, prions toujours le Seigneur.
Christ qui es la plénitude de la vérité, que ta vérité se lève dans nos coeurs. Que nous sachions selon ta volonté marcher dans ta voie.
Quand une pensée mauvaise est semée en toi, qu'elle vienne d'êtres lointains ou qu'elle vienne de ta présomption et ne cesse de se montrer à ton intelligence, sache en vérité qu'elle te cache un piège. Alors éveille-toi, sois vigilant. Si cette pensée est une pensée de droite, et si elle est bonne, sache que Dieu veut t'ouvrir une voie de vie. C'est pourquoi cette pensée te vient toujours en-dehors de toute habitude. Mais si la pensée est ténébreuse, si tu hésites, car tu ne peux voir clairement si elle t'est propre ou si elle vient comme un voleur, si elle va t'aider ou te tendre un piège, dès lors qu'elle s'est cachée sous une forme bonne, veille nuit et jour dans la ferveur et la tension de la prière, pour te préparer à la combattre. Ne la chasse pas, ne l'accepte pas non plus, mais prie sur elle, ardemment. Ne cesse pas d'invoquer le Seigneur. Et lui te montrera d'où elle vient.
Sur le silence.
Aime le silence plus que tout. Car il te donne de porter le fruit. La langue est incapable de l'expliquer. Efforçons-nous d'abord de nous taire. C'est par le silence que va naître en nous ce qui conduira au silence. Que Dieu te donne alors de sentir ce qui naît du silence. Si tu agis ainsi, je ne saurais te dire quelle lumière se lèvera sur toi. Quand il est dit que les pères et les frères vinrent voir le merveilleux Arsène, que celui-ci les reçut en silence et les congédia en silence, ne va pas croire, ô frère, qu'il a fait cela par sa seule volonté. Il se taisait parce qu'il s'y forçait depuis le commencement. De l'ascèse du silence avec le temps naît dans le coeur un plaisir qui force le corps à demeurer patiemment dans l'hésychia. Et nous viennent les larmes abondantes. D'abord dans la peine, puis dans le ravissement, le coeur sent alors ce qu'il discerne au fond de la contemplation merveilleuse. Il s'affine et devient comme un enfant. Et quand il se met à prier, les larmes coulent. Grand est l'homme qui dans la patience de ses membres s'est merveilleusement habitué à n'être plus qu'à l'intérieur de son âme. Si tu mets sur le plateau d'une balance toutes les oeuvres de la vie monastique, et sur l'autre le silence, tu verras que celui-ci pèse plus lourd. Nombreuses sont les exhortations des hommes. Mais quand quelqu'un approche le silence, il lui est superflu de les écouter. Les oeuvres lui sont inutiles. Il se trouve plus haut qu'elles, car il s'est approché de la perfection. Le silence aide ici l'hésychia. Mais comment? Il est impossible de ne pas être abordé, dès lors que nous demeurons avec tant d'autres êtres. Pas même Arsène pareil aux anges, qui plus que tous aimait l'hésychia, n'a pu éviter ces choses. Car il n'est pas possible d'éviter d'être abordé par les pères et les frères qui demeurent avec nous, de les rencontrer inopinément, et d'aller à l'église ou ailleurs. Cet homme bienheureux savait combien tout cela est impossible, tant les autres sont proches. Comme il était lui-même souvent près d'eux, sans pouvoir s'en aller de sa demeure loin de la présence des hommes et des moines qui habitaient en ces lieux, la grâce lui apprit une voie : le silence continuel. Et s'il lui arrivait par nécessité d'ouvrir sa porte à quelques-uns, ceux-ci ne se réjouissaient que de le contempler. Il ne leur était pas nécessaire de parler. Entre eux la parole était superflue.
De nombreux pères parvinrent ainsi à se garder eux-mêmes. L'enseignement qu'ils reçurent à contempler le bienheureux les combla de richesses spirituelles. Certains s'attachaient aux pierres, ou se liaient de cordes, et s'épuisaient par la faim, dans les moments où ils désiraient aller vers les hommes. Car la faim est très utile pour contracter les sens.
Frères, j'ai trouvé nombre de pères, grands et merveilleux, qui plus qu'à toute oeuvre s'appliquaient au bon ordre des sens et à l'éthique du corps. Car c'est du bon ordre des sens que naît le bon ordre des pensées. Nombreuses sont les causes qui déterminent l'homme sans qu'il le veuille et qui le font sortir des limites de sa liberté. S'il ne se garde pas dans ses sens par l'habitude continuelle qui le guide, de telles causes vont pour longtemps l'empêcher d'entrer en lui-même et de retrouver la paix de son premier état.
Le progrès du coeur est la méditation continuelle en son espérance. Le progrès de la vie monastique est la délivrance de toute chose. La mémoire de la mort est une bonne entrave des membres extérieurs. L'âme est appelée par la joie, laquelle vient de l'espérance qui fleurit dans le coeur. La connaissance augmente par les épreuves continuelles que le double changement apporte chaque jour à l'intelligence au-dedans d'elle-même. Car si nous tombons parfois dans l'acédie à cause de la solitude ( ce que la Providence peut permettre), cependant nous avons la consolation de l'espérance, laquelle déborde la parole de la foi qui est dans nos coeurs. Un des Pères théophores l'a bien dit : Pour le fidèle il suffit que le désir de Dieu devienne consolation jusque dans la perdition de son âme. En quoi, dit-il, peuvent nuire les afflictions à celui qui pour les biens à venir s'est dégagé des délices et du confort de cette vie?
Frère, je te recommande ceci : qu'en toi le poids de la compassion fasse pencher la balance jusqu'à ce que tu sentes dans ton coeur quelle pitié tu as pour le monde. Que tel soit ton miroir : voir en toi-même la ressemblance et la vraie figure de la nature et de l'être de Dieu. C'est par ces choses et par d'autres semblables que nous recevons la lumière et qu'une claire résolution nous porte à imiter Dieu. Un coeur brusque et impitoyable n'est jamais pur. Mais l'homme compatissant est le médecin de son âme. Comme sous un vent violent il chasse du dedans de lui les ténèbres des passions. C'est là tout bonnement ce que nous devons à Dieu, selon la parole évangélique de la vie.
Quand tu t'approches de ta couche, dis-lui : Ô ma couche, peut-être cette nuit seras-tu mon tombeau. J'ignore si au lieu du sommeil temporel ne va pas venir en moi cette nuit le sommeil éternel. Tant que tu as des pieds, cours mener à bien ton oeuvre, avant d'être entravé dans ces liens dont il est impossible de se défaire. Tant que tu as des doigts, fais sur toi en priant le signe de la croix, avant que vienne la mort. Tant que tu as des yeux, emplis-les de larmes, avant que les recouvre la poussière. De même en effet que la rose expire sous le vent et se flétrit, que s'en aille de toi un seul des éléments qui sont en toi et tu meurs. Mets dans ton coeur, ô homme, la pensée que tu dois partir. ne cesse pas de dire : Voici, l'Ange qui vient après moi est à la porte. Que fais-je à rester ici? Le départ est éternel, et il n'y aura pas de retour.
Celui qui aime s'entretenir avec le Christ aime être seul. Mais celui qui aime se laisser aller avec beaucoup d'autres est l'ami de ce monde. Si tu aimes le repentir, aime aussi l'hésychia. Car il est impossible de mener à bien le repentir en dehors de l'hésychia. Mais si quelqu'un pense le contraire, ne dispute pas avec lui. Si tu aimes l'hésychia, la mère du repentir, aime les condamnations et les injustices dont on l'assaille, reçois avec plaisir la peine que si peu soit-il connaît le corps. En dehors d'une telle résolution, tu ne pourrass pas vivre dans l' hésychia librement et sans trouble. Mais si tu te dégages, tu feras corps avec l'hésychia selon la volonté de Dieu, tu demeureras en elle comme Dieu le veut. Le désir de l'hésychia est l'attente continuelle de la mort. Celui qui entre dans l'hésychia sans se préparer ainsi à mourir, ne peut pas supporter ce que nous devons endurer de toute manière.
Sache, ô toi qui es sur la voie du discernement, que ce n'est pas en accomplissant toutes ces oeuvres que nous imposent les règles, que nous donnons à nos âmes de demeurer dans la solitude, l'hésychia et la clôture. Il est connu en effet que la cohabitation avec beaucoup d'autres contribue à entretenir les désirs du corps. Si cette cohabitation était nécessaire, certains pères n'auraient pas délaissé la compagnie et la société des hommes, les uns en allant demeurer dans des tombeaux, les autres en s'enfermant dans une cellule solitaire où ils épuisaient leur corps et le laissaient rongé par la faiblesse et la peine, incapables désormais de suivre la règle. Mais ils supportaient avec plaisir toute leur vie durant jusqu'aux plus graves maladies dont ils souffraient. Ils ne pouvaient même plus se tenir sur leurs pieds, ni chanter la prière liturgique, ni glorifier, ni psalmodier, ni plus rien dire de leur propre bouche. La faiblesse du corps et l'hésychia leur suffisaient et leur tenaient lieu de toute règle. Et cela tous les jours de leur vie. Au coeur de cette inertie apparente, et parce qu'il ne pouvait plus suivre la règle, nul ne désira jamais quitter sa cellule, ni se faire promener dehors, ni aller dans les églises se réjouir des voix et des liturgies des autres.
Celui qui connaît ses péchés, quand il demeure au milieu de beaucoup d'autres, est plus grand que celui qui ressuscite les morts par sa prière. Celui qui gémit une heure sur son âme est plus grand que celui qui sert le monde entier par sa contemplation. Celui auquel a été donné de se voir lui-même, est plus grand que celui auquel a été donné de voir les anges. Celui-ci communie par les yeux du corps, mais celui-là par les yeux de l'âme. Celui qui suit le Christ dans le deuil solitaire est plus grand que celui qui Le loue dans les assemblées. Que nul n'objecte ici la parole de l'Apôtre : " Je voudrais moi-même être anathème et séparé du Christ..." (1).
(1) : (Ro 9, 3).
Seul celui qui a reçu la puissance de Paul est tenu de faire ce qu'il a fait. Paul avait reçu cette puissance de l'Esprit qui était en lui, et il l'avait reçu pour secourir le monde, comme il en a témoigné. Il ne faisait pas cela de lui-même. " La nécessité m'en est imposée, dit-il, et malheur à moi si je n'annonce pas l'Evangile." (1).
(1) : ( 1 Co 9, 16).
L'élection de Paul n'avait pas pour but son propre repentir, mais la prédication de l'Evangile à l'humanité. C'est là l'immense puissance qu'il reçut.
Mais nous, frères, aimons l'hésychia, jusqu'à ce que le monde soit mort dans nos coeurs. Souvenons-nous toujours de la mort, et nous pourrons approcher Dieu dans nos coeurs. Méprisons la vanité du monde et rejetons de nos yeux son plaisir. Assumons avec joie dans un corps malade cet arrêt du monde que provoque l'hésychia. Et nous serons dignes des délices avec ceux qui au creux des cavernes et des antres de la terre attendent du ciel dans les louanges la révélation du Seigneur. A Lui, à son Père et à son Saint Esprit la gloire, l'honneur, la puissance et la grandeur dans les siècles des siècles. Amen.
35° discours
POURQUOI LES HOMMES VOUéS AU MONDE ASPIRENT-ILS A CONNAITRE CERTAINS BIENS
SPIRITUELS
DANS L'OPACITé MEME DE LEUR CORPS.
COMMENT LA REFLEXION PEUT-ELLE S'ELEVER
PLUS HAUT QUE CETTE OPACITé.
QU'EST-CE QUI FAIT Qu'ELLE NE PEUT PAS
S'EN DéLIVRER.
QUAND ET COMMENT EST-IL POSSIBLE
QUE LA REFLEXION SOIT DEGAGéE DE TOUTE
IMAGINATION
A L'HEURE DE LA PRIERE.
Béni soit l'honneur du Seigneur qui ouvre une porte devant nous pour que nous n'ayons plus rien à demander en dehors du désir qui nous porte vers Lui. C'est ainsi que nous abandonnons tout et que l'âme sort pour Le suivre, sans qu'aucun souci ne vienne empêcher désormais la contemplation du Seigneur. En effet, bien aimés, plus la réflexion abandonne l'inquiétude des choses visibles et s'attache à l'espérance des choses à venir dans la mesure même où elle s'élève hors des soucis du corps et où elle se consacre à cette élévation, plus elle s'affine et s'illumine dans la prière. Plus le corps se libère du lien des choses, plus se libère aussi la réflexion. Or plus la réflexion se libère du lien des soucis, plus elle est diaphane. Et plus elle est diaphane, plus elle est fine et monte au-dessus des pensées de ce siècle qui maintient les formes de l'opacité. La réflexion sait alors contempler Dieu selon la vision même de Dieu, et non selon la nôtre. Car si l'homme ne commence pas par se rendre digne de la révélation, il lui est impossible de la connaître. S'il ne parvient pas à la pureté, ses pensées ne sont pas diaphanes et il ne peut pas voir ce qui est caché. Tant qu'il ne s'est pas libéré de toutes les choses visibles qui sont dans la création, il n'est pas dégagé du souci de les imaginer, il ne s'est pas dépouillé des pensées ténébreuses. Or là où sont les ténèbres et l'emmêlement des pensées, là sont les passions. Car si l'homme ne s'est pas libéré de ces passions dont nous parlons et de leurs causes, l'intelligence ne verra rien de ce qui est caché. C'est pourquoi le Seigneur nous a surtout ordonné de garder la pauvreté, de nous éloigner du trouble du monde et de nous dégager du souci des hommes, quand Il dit : " Celui qui ne se sépare pas de toute l'humanité et de tout ce qu'il a, et ne renonce pas à lui-même, ne peut pas être mon disciple." (1).
(1) : ( Cf. Luc 14, 33).
En effet pour que l'intelligence, dans ce qu'elle voit, dans ce qu'elle entend, dans le souci qu'elle a des choses, ne soit pas lésée en elles par leur disparition, par leur croissance, par les hommes eux-mêmes, et pour qu'elle s'attache à l'unique espérance qui la porte vers Dieu, Celui-ci a changé en deuil des choses l'inquiétude du coeur. Dès lors nous ne désirons qu'être reliés à Lui. Mais la prière demande qu'on la pratique, pour qu'à la longue, à force de s'y adonner, l'intelligence puisse acquérir la sagesse. Après la pauvreté, qui délie nos pensées de leurs attaches, la prière veut la persévérance. Car à force de persévérer dans le temps l'intelligence est exercée. Elle sait chasser d'elle les pensées. Elle apprend par sa longue expérience ce qu'elle ne peut recevoir d'un autre. Toute vie doit sa croissance à la vie qui était avant elle, et elle cherche à trouver dans ce qui la précédait ce qui la suivra. L'anachorèse précède la prière. Mais c'est la prière qui permet l'anachorèse. Et nous prions pour acquérir l'amour de Dieu. Car nous trouvons dans la prière les causes qui nous font aimer Dieu.
Il nous faut savoir, bien aimés, que tout entretien dans le secret du coeur, tout souci de bien garder la pensée de Dieu, toute attention aux choses de l'Esprit, ont leur fin dans la prière, sont appelés du nom de prière et sont recueillis dans ce nom, quoi que tu fasses : que tu t'adonnes aux lectures, que tu glorifies Dieu par les paroles de ta bouche, que tu désires douloureusement le Seigneur, que tu te prosternes de tout ton corps, que tu chantes les versets des psaumes, ou que tu mènes à bien les autres choses que finit par suivre la prière pure, de laquelle naît l'amour de Dieu. Car l'amour vient de la prière. Et la prière vient de l'anachorèse. Cette anachorèse nous est nécessaire pour avoir un lieu où il nous soit possible de nous entretenir seuls avec Dieu. Mais le renoncement au monde précède l'anachorèse. Car si l'homme ne renonce pas d'abord au monde, s'il ne cesse pas de se satisfaire de tout ce qu'il a, il ne peut entrer dans la solitude. Ainsi la patience précède le renoncement au monde. Le mépris du monde précède la patience. Et la crainte et le désir précèdent le mépris du monde. Car si la crainte de l'enfer n'effraie pas ton coeur, et si le désir ne le mène pas à l'amour des béatitudes, l'homme ne peut pas porter en lui le mépris de ce monde. Or s'il ne méprise pas le monde, il ne peut pas supporter d'être privé de son confort. Si la patience n'est pas première dans sa réflexion, il lui est impossible de choisir d'habiter un lieu sauvage et désert. Mais s'il ne choisit pas de vivre dans l'anachorèse, il ne peut pas persévérer dans la prière. Et s'il ne persévère pas, s'entretenant avec Dieu et passant par toutes les formes successives de la prière dont nous avons parlé, il ne sentira pas l'amour.
L'amour de Dieu vient donc de la relation qu'on a avec Lui. L'entretien et l'attention de la prière sont donnés par l'hésychia. Et l' hésychia se découvre dans la pauvreté. La pauvreté est dans la patience et dans le mépris des convoitises. Et le mépris des convoitises naît de la crainte de l'enfer et de l'attente des béatitudes. Méprise les convoitises celui qui connaît leur fruit et ses effets, et de quelle béatitude elles l'écartent. Ainsi chaque degré de la vie monastique est lié à celui qui le précède et en reçoit la croissance qui lui permettra d'accéder à un autre degré plus élevé. Mais si l'un d'eux manque, le degré qui le suit ne peut pas tenir, ni même apparaître. Tout alors se détruit et se perd. Il n'est pas possible d'en dire plus. A notre Dieu la gloire et la grandeur dans les siècles. Amen.
37° discours
SUR CEUX QUI VIVENT PRES DE DIEU
ET PASSENT LEURS JOURS DANS LA
CONNAISSANCE.
Un vieux moine écrivait sur les murs de sa cellule des paroles et des pensées diverses. On lui demanda : " Qu'est-ce que cela signifie?" Il répondit : " Ce sont les pensées de la justice qui me viennent de l'Ange qui me garde, et les justes réflexions de la nature qui passent en moi. Je les écris au moment où elles m'arrivent. Quand je suis dans les ténèbres, je les relis et elles me délivrent de l'erreur."
Un autre vieux moine entendant ses propres pensées lui dire : " Au lieu du monde qui passe t'a été donnée l'espérance qui ne périt pas", il répondit : " Vous me louez en vain tant que je suis sur la route. Je ne suis pas encore allé au bout du chemin."
Si tu as mené à bien une vertu, et si tu ne sens pas le goût de l'aide qu'elle t'apporte, ne t'étonne pas. Car tant que l'homme ne s'est pas fait humble, il ne reçoit pas le salaire de son propre travail. La récompense n'est pas donnée à l'oeuvre, mais à l'humilité. Celui qui néglige la seconde, perd la première. Celui qui est allé au bout et qui a reçu la récompense des biens, est plus haut que celui qui fait oeuvre de vertu. La vertu est la mère de la tristesse. De la tristesse naît l'humilité. Et par l'humilité est donnée la grâce. Donc la récompense ne vient pas de la vertu, ni de la peine qu'on se donne pour elle, mais de l'humilité qui naît de l'une et de l'autre. Si on n'a pas l'humilité, l'oeuvre de la vertu est vaine.
L'oeuvre de la vertu est l'observance des commandements du Seigneur. Mais il y a plus que l'oeuvre, et c'est le bon ordre de la réflexion, lequel est assuré par l'humilité et la vigilance. Quand s'est retirée la puissance des commandements, c'est l'humilité qui a été reçue à leur place. Le Christ exige moins l'oeuvre des commandements que le redressement de l'âme. Car c'est pour redresser l'âme qu'Il a donné la loi des commandements. Le corps agit aussi bien dans les choses de droite que dans les choses de gauche, et l'intelligence fait ce qu'elle veut, soit dans la justice, soit dans l'erreur. Il en est qui font oeuvre de vie dans les choses de gauche en pleine sagesse de Dieu. Et il en est qui se livrent au péché en contrefaisant les choses divines.
Les défauts, en ceux qui s'en protègent, gardent la justice. Mais un charisme qui n'est pas soumis à l'épreuve est la perdition de ceux qui le reçoivent. Si tu as fait le bien devant Dieu et s'Il t'a donné un charisme, prie-Le de te donner aussi la connaissance qui te permette d'être humble. Demande-Lui de te confier un garde, ou de te reprendre le charisme, pour que celui-ci ne soit pas pour toi une cause de perdition. Il n'est pas donné à tous de garder sans dommage la richesse.
L'âme qui a reçu le souci de la vertu et qui vit dans la rigueur et la crainte de Dieu, ne peut demeurer une journée sans tristesse. Car les vertus sont liées aux afflictions. Celui qui se dégage des afflictions se sépare inévitablement de la vertu. Si tu désires la vertu, accepte d'être meurtri. Car les meurtrissures engendrent l'humilité. Dieu ne veut pas que l'âme soit sans souci. Celui qui veut ne se soucier de rien se trouve en son coeur hors de la volonté de Dieu. Il va de soi qu'ici nous ne parlons pas du souci des choses du corps, mais du souci de ceux qui se donnent la peine de rechercher les oeuvres bonnes. Jusqu'à ce que nous ayons atteint la vraie connaissance, c'est-à-dire la révélation des mystères, c'est dans les épreuves que nous approchons l'humilité. Celui qui se trouve sans affliction dans sa propre vertu ouvre devant lui la porte de l'orgueil.
Qui donc désire ôter toute peine de son propre coeur? L'intelligence ne peut pas rester humble si elle n'est pas meurtrie, ni ne peut purement prier Dieu en dehors de l'humilité. Un tel homme s'éloigne en son coeur de ce qui doit être son souci. Puis l'approche l'esprit de l'orgueil. Si l'homme s'y attache, alors s'éloigne de lui l'Ange de la Providence qui est près de lui et suscite en lui le souci de la justice. Quand l'Ange s'est ainsi éloigné de lui, vient l'étranger. Désormais il n'y a plus en lui aucun souci de la justice.
L'orgueil précède la ruine, dit le sage. (1).
(1) : ( Pro 16, 19).
Et l'humilité précède le charisme. Le châtiment que Dieu met dans l'âme pour la briser est à la mesure de l'orgueil qui s'est exprimé en elle. L'orgueil est là, non lorsque sa pensée traverse la réflexion, ni lorsqu'on est vaincu par lui pour un temps, mais lorsqu'il demeure dans l'homme. La contrition suit le premier orgueil, qui ne fait que passer. Mais celui qui se complaît dans l'orgueil ne connaît pas la contrition. A notre Dieu soit la gloire et la grandeur dans les siècles. Amen.
38° discours
COMMENT, DE PAR LES PENSEES QUE L'ON A,
SAVOIR OU L'ON SE TROUVE.
L'homme craint l'heure de la mort dans la mesure où il vit dans la négligence. Il craint l'approche du Jugement quand il s'avance vers Dieu. Mais les deux craintes sont englouties quand il est parvenu tout entier devant Dieu dans l'amour. Comment cela? Quand un homme demeure dans la connaissance et la vie du corps, il craint la mort. Quand il demeure dans la connaissance de l'âme et mène sa vie dans la bonté, sa réflexion à toute heure se souvient du Jugement futur. Car il se tient droit dans la nature elle-même, il va dans l'ordre de l'âme, il mène à bien sa propre connaissance, sa propre vie, et son approche de Dieu. Mais quand il parvient à la connaissance de la vérité parce qu'il s'est mis à sentir les mystères de Dieu et qu'a été confirmée en lui l'espérance des biens à venir, celui qui craignait pour son corps d'être immolé comme une bête, est absorbé par l'amour. L'homme raisonnable craint le Jugement de Dieu. Mais celui qui est devenu fils reçoit la beauté de l'amour. Il n'est plus mené par la verge de la peur. " Moi et la maison de mon père nous servirons le Seigneur." (1).
(1) : ( Jos 24, 15).
Celui qui est parvenu à l'amour de Dieu ne désire plus demeurer ici bas. Car l'amour abolit la peur. Bien aimés, je suis fou : je ne supporte pas de garder le mystère dans le silence. Mais je perds la raison pour le bien des frères. Car tel est l'amour vrai : il ne peut pas porter un mystère en dehors de ceux qu'il aime. Souvent quand j'écrivis ces choses, mes doigts restaient suspendus sur le papier, et je ne résistais pas au plaisir qui entrait dans mon coeur et réduisait au silence mes sens. Cependant bienheureux celui qui s'entretient toujours avec Dieu, qui se garde lui-même de toutes les choses du monde, et qui s'est donné à Dieu seul en portant sa connaissance. S'il persévère, il ne tardera pas à voir l'abondance des fruits.
La joie qui est en Dieu est plus forte que la vie présente. Celui qui l'a trouvée, non seulement ne convoite plus les passions, mais cesse de se tourner vers cette vie et se dégage de toute autre sensation, si la joie est vraie. L'amour est plus doux que la vie. Plus douce encore, plus douce que le miel et la cire, est la conscience de Dieu, d'où naît l'amour. L'amour n'est pas du tout triste de recevoir la mort la plus dure pour ceux qu'il aime. L'amour est l'enfant de la connaissance. Et la connaissance naît de la santé de l'âme. La santé de l'âme est une puissance qui vient de la longue patience.
Question : Qu'est-ce que la connaissance?
Réponse : C'est la sensation de la vie immortelle.
Question : Et qu'est-ce que la vie immortelle?
Réponse : C'est sentir les choses en Dieu. Car l'amour vient de la conscience. Et la connaissance divine règne sur tous les désirs. Le coeur qui reçoit une telle connaissance porte en lui plus que toute la douceur qui est sur la terre. Car rien ne ressemble à la douceur de la connaissance de Dieu.
Seigneur, comble mon coeur de vie éternelle.
La vie éternelle est la consolation de Dieu. Celui qui a trouvé en Dieu la consolation considère qu'est superflue la consolation du monde.
Question : D'où l'homme sent-il qu'il a reçu de l'Esprit la sagesse?
Réponse : De la sagesse elle-même, qui lui enseigne dans le secret de son coeur et dans ses sens les voies de l'humilité. Il lui est révélé dans son intelligence comment il peut recevoir l'humilité.
Question : D'où sent-on qu'on est parvenu à l'humilité?
Réponse : A ce que dans ses fréquentations et ses paroles on se refuse à plaire au monde, et à ce qu'on tient pour méprisable la gloire de ce monde.
Question : Et qu'est-ce que les passions?
Réponse : Ce sont les agressions par lesquelles les choses du monde poussent le corps à assouvir ce dont il a besoin. Elles ne cessent de nous provoquer tant que ce monde existe. Mais un homme qui a reçu et goûté la grâce divine, et qui a senti en lui ce qui est plus fort que toutes les agressions, ne les laisse pas entrer dans son coeur. Car un autre désir, plus haut qu'elles, l'a emporté dans le lieu même qu'elles attaquaient. Ni elles, ni ce qui naît d'elles, n'approchent plus son coeur. Mais elles sont dehors, inertes. Non que les agressions des passions aient disparu. Mais le coeur ne les reçoit plus. Il est mort pour elles. Il vit pour autre chose. Il n'a pas cessé de se garder par le discernement et les oeuvres. Mais il n'y a plus dans son intelligence le moindre trouble. Les délices d'un autre état ont rassasié sa conscience.
Le coeur qui a senti les choses de l'Esprit et précisément contemplé le siècle à venir, est dans sa conscience devant le souvenir des passions comme serait un homme rassasié de très bonne nourriture devant d'autres aliments qu'on lui a offerts mais qui n'ont pas cette qualité : il n'y prête pas la moindre attention, il ne les désire pas, bien plutôt il les dédaigne et les rejette, non seulement parce qu'ils sont mauvais et impurs, mais parce qu'il est rassasié de la première et bien meilleure nourriture qu'il avait mangée. Il est ainsi à l'opoosé de celui qui dissipa sa part de la richesse paternelle et désira les caroubes. Ou encore : on ne peut pas confier son trésor à celui qui dort.
Si nous gardons la loi de la sobriété vigilante et l'oeuvre du discernement dans la connaissance d'où nous est donné le fruit de la vie, le combat que mènent contre nous les passions agressives n'approche pas l' intelligence. Mais ce n'est pas en luttant avec les passions qu'on les empêche d'entrer dans le coeur. On y parvient par le rassasiement de la conscience, par la connaissance dont l'âme est comblée, et par le désir des contemplations merveilleuses qui se trouvent en elle. C'est là ce qui empêche les agressions de l'approcher. Non qu'elle ait délaissé la vigilance et les oeuvres du discernement qui gardent sa propre lumière et la connaissance de la vérité. Mais l'intelligence n'a plus à combattre, pour les raisons que j'ai dites. Car les riches dédaignent la nourriture des pauvres. De même les gens sains ne supportent pas la nourriture des malades. Or la richesse et la santé de l'âme sont faites de sobriété vigilante et d'attention. Tant que vit un homme, il a besoin de la sobriété vigilante, de l'attention, de l'éveil, pour garder son trésor. Mais s'il néglige ces conditions, il tombe malade et son trésor lui est dérobé. Il nous faut donc travailler, mais non pas jusqu'au moment où nous verrons le fruit. Il est nécessaire de combattre jusqu'à l'heure de l'exode. (1).
(1) : ( La mort).
Car il arrive souvent que la grêle fasse brusquement tomber le fruit mûr. Il est impensable que celui qui se mêle aux choses du monde et se disperse dans les relations, puisse garder en lui la santé.
Quand tu pries, dis cette prière : Seigneur, donne-moi d'être mort en vérité au commerce de ce siècle.
Sache que tu as recueilli là toute prière. Et lutte pour accomplir cette oeuvre en toi. Car si l'oeuvre suit la prière, tu es vraiment entré dans la liberté du Christ. Mourir au monde n'est pas seulement cesser toute communication avec les choses qui sont en lui, mais ne désirer en pensée aucun de ses biens.
Si nous travaillons sur la bonne voie, nous avons honte des passions quand nous les rencontrons. Ceux qui ont fait cette expérience le savent. Mais nous devrions aussi être confondus quand nous rencontrons les causes des passions. Quand tu désires faire quelque chose pour l'amour de Dieu, soumets ton désir à la condition de la mort. Ainsi te sera donné de vaincre toute passion, d'atteindre le degré du martyre et de n'avoir pas à souffrir de ceux qui te rencontrent dans cet état, si tu persévères jusqu'à la fin et ne te glorifies pas. Quand la pensée est malade, la méditation épuise la force de la patience. Mais l'intelligence ferme donne à celui qui suit sa méditation la puisssance que n'a pas la nature.
Seigneur, rends-moi digne de mépriser ma vie pour la vie qui est en Toi.
La vie dans ce monde est semblable à ceux qui se servent des lettres pour former des mots. Lorsqu'on le veut et qu'on le désire, on ajoute, on retranche, on change les lettres. Mais la vie du siècle à venir est semblable à ce qui est écrit sans la moindre faute dans des livres scellés du sceau royal, où il n'y a rien à ajouter, et où rien ne manque. Donc tant que nous sommes au milieu du changement, soyons attentifs à nous-mêmes. Tant que nous avons pouvoir sur le manuscrit de notre vie, sur ce que nous avons écrit de nos mains, efforçons-nous d'y ajouter ce que nous faisons dans le sens du bien, et effaçons les défauts de notre première conduite. Tant que nous sommes en ce monde, Dieu n'appose le sceau ni sur le bien ni sur le mal. Il ne le fait qu'à l'heure de l'exode, quand s'achève l'oeuvre attachée à notre patrie, au moment même où nous allons partir. Comme l'a dit saint Ephrem, il nous faut considérer que notre âme est semblable à un navire prêt au voyage mais qui ne sait pas quand va venir le vent, ou encore qu'elle est semblable à une armée qui ne sait pas quand va sonner la trompette qui annonce le combat. S'il dit cela du navire et de l'armée, lesquels attendent une chose qui peut-être n'arrivera pas, combien faut-il que nous nous préparions et que nous nous prémunissions, avant que vienne ce jour abrupt, que soit jeté le pont et que soit ouverte la porte du siècle nouveau? Puisse le Christ, le médiateur de notre vie, nous donner d'être prêts à nous fonder sur la résolution de l'attente. A Lui reviennent la gloire, l'adoration et l'action de grâce dans les siècles des siècles. Amen.
39° discours
SUR LE MOUVEMENT ANGELIQUE
QUI PAR LA PROVIDENCE DE DIEU S'EVEILLE EN NOUS POUR MENER NOTRE AME
DANS LES OEUVRES DE L'ESPRIT.
La pensée de l'exode de la nature est la première pensée par laquelle l'amour de Dieu conduit l'âme à la vie et comble le coeur de l'homme. Cette pensée est naturellement suivie du mépris du monde. C'est alors que l'homme reçoit tous les mouvements bons qui le portent dans la vie, et que la puissance divine qui l'accompagne, quand elle veut manifester en lui la vie, pose dans son coeur cette pensée comme un fondement. S'il n'éteint pas une telle pensée sous les confusions de cette vie et la vanité, mais s'il la laisse croître dans l'hésychia, s'il la garde et la cultive en lui, elle le mène dans la contemplation profonde dont il n'est pas possible de parler. Satan a horreur de cette pensée et combat de toute sa force pour l'arracher du coeur de l'homme. Si la chose était possible, il lui donnerait le royaume du monde, rien que pour emporter dans la distraction et effacer de son intelligence une telle pensée. S'il le pouvait, comme j'ai dit, il le ferait tout de suite. Car le malin sait que si une telle pensée demeure dans l'homme, l'intelligence de celui-ci quitte cette terre de mensonge. Et les ruses du diable n'approchent plus l'homme. Cependant nous ne parlons pas ici de la première pensée qui suscite en nous la mémoire de la mort, mais de la chose elle-même dans sa totalité, telle qu'elle donne à l'homme cette mémoire sans nulle rupture, dans une méditation et un émerveillement continuels. Car la première pensée est corporelle. Mais la seconde est une contemplation spirituelle et une grâce merveilleuse. Cette contemplation est revêtue de réflexions rayonnantes. Celui qui en est là ne demande plus rien à ce monde, ni ne s'accroche à son corps.
En vérité, ô bien aimés, si Dieu permettait que les hommes gardent un peu de temps une telle contemplation, ce monde ne pourrait pas se succéder à lui-même. Cette contemplation est un lien auquel ne peut pas résister la nature. Celui qui reçoit ainsi cette méditation de la mort en son âme, découvre là une grâce de Dieu plus forte que toutes les oeuvres qui lui sont propres. Une telle grâce est donnée à ceux qui sont dans l'ordre moyen, à ceux qui d'un coeur droit désirent le repentir. Elle est encore donnée à ceux dont Dieu sait précisément qu'il leur faut partir en vérité de ce monde vers la vie plus haute, dans sa volonté bonne qu'il a trouvée en eux. Elle croît et demeure au milieu d'eux, dans la solitude et la retraite. Demandons-là dans nos prières. Pour elle veillons longuement la nuit. Pleurons, demandons-la au Seigneur comme une grâce qui n'a pas de pareille, afin qu'Il nous la donne. Et nous ne nous épuiserons plus dans les peines de ce monde. Car elle est le commencement des pensées de la vie, qui mène à son terme dans l'homme la plénitude de la justice.
40° discours
SUR LA SECONDE OEUVRE DE L'HOMME
Une autre oeuvre suit la première, lorsque l'homme marche sur le bon chemin de la vie, qu'il parvient au degré du repentir, qu'il est près de goûter la contemplation et ses fruits, et que d'en haut lui est donnée la grâce d'éprouver la douceur de la connaissance de l'Esprit. Au commencement il reçoit avant tout la certitude que la Providence de Dieu veille sur lui, il est illuminé dans son amour pour le Créateur, et il est en admiration à la fois devant la nature des êtres spirituels et devant la grande attention que Dieu leur porte. C'est alors qu'entre en lui la douceur de Dieu et le feu de son amour qui brûle dans le coeur et consume les passions de l'âme et du corps. On sent cette puissance quand on pénètre avec intelligence tous les êtres de la création et toutes les choses qu'on rencontre, et quand on les discerne en esprit. Par l'effet de cette grande attention divine et de la conscience bonne, l'homme atteint désormais l'amour de Dieu et s'enivre comme de vin. Ses membres fondent. Son intelligence est hors d'elle-même. Et son coeur est emporté à la suite de Dieu. Je l'ai dit, on est alors comme ivre de vin. Et plus se fortifient les sens intérieurs, plus se fortifie cette contemplation. Plus l'homme s'efforce de bien mener sa vie, de se garder, de se vouer à la lecture et aux prières, plus se conforte et s'affirme en lui leur puissance. En vérité, ô frères, ceci est donné à l'homme au moment où il se souvient qu'il porte ce corps. Mais il ne sait pas qu'il est dans ce monde.
Tel est le commencement de la contemplation spirituelle dans l'homme. Et tel est le commencement de toutes les révélations de l'intelligence. C'est par là qu'elle débouche sur les autres contemplations qui dépassent la nature humaine. Pour tout dire, c'est par là que sont portées dans l'homme toutes les contemplations divines et les révélations de l'Esprit que reçoivent les saints en ce monde, et les charismes et les autres révélations que la nature peut connaître en cette vie. Telle est la racine de ce que notre Créateur nous a donné de sentir. Bienheureux l'homme qui a gardé cette bonne semence lorsqu'elle est tombée dans son âme et qu'elle a germé, et qu'il ne l'a pas perdue dans la vanité et la dispersion des choses qui passent. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.
41° discours
SUR LES PECHES VOLONTAIRES
ET INVOLONTAIRES,
ET CEUX QUI VIENNENT DES CIRCONSTANCES.
Il y a un péché qui vient de la faiblesse, dans lequel l'homme est mené sans le vouloir. Et il y a un péché volontaire, qui vient de l'ignorance. Il arrive également qu'on tombe dans le péché à la suite d'une circonstance, mais aussi parce qu'on s'est fait au mal et qu'on demeure en lui. Toutes ces voies et ces formes du péché, bien qu'elles soient toutes blâmables, ne sont pas châtiées de la même manière. L'une est plus grande que l'autre. La forme la plus blâmable est celle qui s'ouvre difficilement au repentir. Mais dans son autre forme, le péché est plus proche du pardon. Adam, Eve et le serpent ont tous reçu de Dieu le salaire du péché, mais ils ont hérité la malédiction de manière très différente. Il en va de même de leurs enfants. Chacun est condamné à la mesure de l'intention et du désir qu'il a eu de pécher. Si quelqu'un qui ne veut pas aller dans le péché est attiré vers lui parce qu'il néglige la vertu et ne la met pas en oeuvre, bien qu'il lui pèse d'être en état de péché, il sera durement châtié. Mais s'il arrive qu'un homme voué à la vertu soit éprouvé par quelque faute, la pitié demeure indubitablement proche de lui, afin de le purifier.
Autre est le péché quand il se trouve que l'homme s'adonne à l'oeuvre de la vertu, que durant la nuit il ne dort pas, veillant à n'être pas distrait de son attention, et que durant le jour il assume et porte sa charge. Tout son souci est dans la vetu. Mais tandis qu'il s'applique à ces choses et à celles qui leur ressemblent, soit par ignorance, soit à cause des obstacles qui se dressent sur son chemin, c'est-à-dire sur le chemin de la vertu, ou à cause des vagues qui se soulèvent en tout temps dans ses membres, soit encore à cause des déviations qu'il peut connaître pour que soit éprouvée sa liberté, le plateau de la balance penche un peu vers la gauche, attiré qu'il est par la faiblesse du corps vers une sorte de péché. Un tel homme s'en afflige et se tourmente. Il gémit dans son âme en peine à la vue de cette épreuve douloureuse que lui imposent les adversaires.
Autre est le péché quand l'homme se relâche et néglige l'oeuvre de la vertu, quand il a totalment abandonné la voie et court s'asservir au plaisir des fautes; quand il met tout son zèle à trouver les moyens d'assouvir son plaisir; quand il est prêt comme un esclave à suivre assidûment la volonté de son ennemi et à faire de ses membres les armes du diable en toute obéissance; quand enfin il ne veut en rien s'appliquer au repentir, ni approcher la vertu, ni mettre un terme à cette vie où il se détruit.
Autre encore est le péché qui vient de ce qu'on peut glisser et tomber sur le chemin de la vertu et la voie de la justice. Les Pères le disent : Sur le chemin de la vertu et la voie de la justice la chute est toujours possible devant les obstacles, les contraintes et ce qui leur ressemble.
Autre enfin est la chute de l'âme, l'entière perdition et le total abandon. Il est clair ici qu'il ne faut pas oublier l'amour de son père, quand on est tombé. Mais s'il arrive qu'on ait succombé sous les fautes, qu'on ne néglige pas le bien, et qu'on ne renonce pas à marcher sur son chemin, même si l'on est vaincu, qu'on se relève pour combattre les adversaires, et qu'on travaille chaque jour à refaire les fondations de la maison détruite, en ayant à la bouche jusqu'à l'exode hors de ce monde la parole du Prophète : " Que mon ennemi ne se réjouisse pas parce que je suis tombé. Car je me relèverai. Quand bien même je demeure dans les ténèbres, le Seigneur brillera sur moi." (1).
(1) : ( Mich 7, 8).
Qu'on ne cesse pas de combattre jusqu'à la mort. Qu'on ne se laisse pas aller à la défaite de l'âme, tant qu'on a en soi le souffle. Quand bien même chaque jour se briserait le navire et serait englouti ce qu'il transporte, qu'un tel homme ne cesse pas de s'approvisionner et de trouver des ressources, fût-ce en empruntant et en prenant d'autres navires, voguant ainsi avec espérance, jusqu'à ce que le Seigneur voyant son combat et compatissant à son malheur le couvre de sa pitié et lui donne la force de résister aux flèches brûlantes de l'ennemi. Telle est la sagesse que Dieu nous a donnée. Le malade est sage, qui n'a pas rompu son espérance. Mieux vaut être condamné pour avoir manqué à certaines choses, plutôt que pour avoir tout abandonné. C'est pourquoi l'abba Martinien nous exhorte à ne pas nous décourager devant le nombre des combats et la diversité des guerres, à persévérer sur le chemin de la justice, à ne pas nous retourner en arrière, et à ne pas livrer à l'ennemi notre victoire en succombant aux infamies. Comme un père qui aime ses enfants et leur donne dans le bon ordre ses conseils, il dit ceci :
" Enfants, si vous combattez vraiment en vous appliquant à la vertu et si demeure en vous l'attention de l'âme, veuillez porter au Christ une intelligence pure et mener à bien l'oeuvre qui lui plaît. Car il vous faut subir pour Lui toutes les guerres que nous font les passions de la nature. Il vous faut subir les distractions de ce monde et l'insidieuse et continuelle malice avec laquelle vous assaillent les démons, et tous leurs pièges. Ne craignez pas la constante et insistante violence de la guerre. Ne vous laissez pas aller au doute si dure le combat. Ne pliez pas, ne vous effrayez pas devant l'armée des ennemis. Ne tombez pas dans le gouffre du désespoir, s'il vous arrive parfois de succomber au péché. Quoi que vous ayez à souffrir en cet immense combat, et combien même vous seriez frappés et meurtris au visage, que cela ne vous empêche pas de mener à bien votre vie, persévérez dans l'oeuvre que vous avez choisie, essayez d'acquérir cette vertu désirable et digne de louange, je veux dire la fermeté et la constance dans la lutte. Même couverts du sang de vos blessures, ne cessez jamais de combattre vos adversaires."
Telles sont les exhortations du grand vieillard : il ne faut ni vous glorifier des voies dont nous avons parlé, ni les négliger. Malheur au moine qui trahit sa promesse et foulant sa conscience tend la main au diable pour que celui-ci dans son orgueil l'engage sur une des voies du péché, sur une grande ou sur une petite, mais alors lui-même, son âme déchirée, ne peut plus tenir devant ses ennemis. Avec quel visage va-t-il aller à la rencontre du Juge, quand ses compagnons purifiés s'avancent les uns vers les autres? Car il s'est séparé d'eux, il est allé sur la voie de la perdition, il est déchu de la liberté qu'ont les saints auprès de Dieu et de la prière qui monte du coeur pur et s'élève à travers les puissances angéliques sans que rien ne l'arrête, jusqu'à ce que soit exaucée sa demande et qu'elle revienne avec joie dans la bouche qui l'a proférée. Mais voici le plus terrible : de même qu'il s'est séparé de ses frères, de même le Christ le séparera d'eux en ce jour où la nuée lumineuse portera leurs corps rayonnant de pureté et leur fera passer les portes du ciel. Car les impies ne se lèveront pas dans le Jugement. (1).
(1) : ( Ps 1, 6).
Dès ici-bas seront jugés leurs actes. Les pécheurs ne connaîtront pas la résurrection dans l'assemblée des justes.
42° discours
SUR LA PUISSANCE
ET L'ENERGIE DES VICES.
A quoi ils tiennent, et par quoi ils cessent.
Tant qu'on ne méprise pas vraiment de tout son coeur la cause du péché, on n'est pas délivré du plaisir de son énergie. C'est là le combat le plus dur, celui qui prend l'homme jusqu'au sang, et où s'éprouve sa liberté dans l'unité de son amour des vertus. La cause du péché est cette puissance qu'on appelle excitation et lutte. L'âme malheureuse s'épuise à respirer une telle odeur, tant est inexorable la bataille qui se déroule en elle, et tant est grand le péché par lequel l'ennemi a coutume de bouleverser les âmes des sages et oblige les mouvements les plus purs à éprouver ce qu'ils n'avaient jamais ressenti. C'est ici, ô frères bien-aimés, que nous montrons quelles sont notre patience, notre résistance et notre ferveur. Car c'est le temps du combat invisible, par lequel il est dit que l'ordre des moines découvre la victoire. L'intelligence vouée à la piété est vite bouleversée par cette guerre qui lui est faite, si elle ne résiste pas de toutes ses forces.
Seigneur, source de toute aide, en ces moments qui sont les temps du témoignage, seul Tu as la puissance de secourir les âmes qui dans la joie se sont unies à l'Epoux céleste et sont vouées à la sainteté en toute conscience et pureté, et non avec ruse. Donne-leur la force de renverser en se confiant en Toi les remparts et toute hauteur élevée contre la vérité, pour que ne leur fasse pas manquer le but la violence inupportable et impatiente au temps où elles sont combattues jusqu'au sang.
Cependant ce n'est pas toujours la chasteté qui est en cause en ce dur combat. Il arrive que Dieu nous abandonne pour nous éprouver. Mais malheur à celui qui est éprouvé en pleine guerre. Car cette guerre est d'autant plus violente qu'elle est attisée par ceux qui ont accepté la défaite, en se laissant aller à leurs propres pensées.
Ô bien aimés, gardez-vous de l'oisiveté. Car en elle se cache la mort que nous savons. Et sans elle il est impossible de tomber aux mains de ceux qui cherchent à capturer le moine. Ce n'est pas pour avoir délaissé les psaumes et la prière que Dieu nous condamnera en ce jour, mais parce que cet abandon aura permis l'entrée des démons. Lorsqu'ils ont trouvé leur lieu, qu'ils ont pénétré en nous et ont fermé les portes de nos yeux, alors dans leur tyrannie et leur impureté ils nous emplissent de toutes les choses qui soumettent au Jugement de Dieu et au plu dur châtiment ceux qui s'y livrent. Parce que nous avons abandonné ces petites choses qui réclamaient notre attention pour l'amour du Christ, comme l'ont écrit les sages, nous sommes au pouvoir de l'ennemi. Celui qui ne soumet pas à Dieu sa propre volonté se soumet à son adversaire. Ainsi considère que ces choses qui te paraissent infimes sont des remparts qui nous protègent de ceux qui veulent nous capturer. Mettre en oeuvre ces petites choses à l'intérieur de la cellule garde notre vie, comme dans l'esprit de la révélation l'ont voulu les sages qui maintiennent l'ordre de l'Eglise. Mais les fous ne considèrent pas le mal que leur fait l'abandon de ces choses. Le commencement et le milieu de leur voie sont une liberté qui ne se laisse pas instruire et qui est la mère des passions. Mieux vaut nous efforcer de ne pas abandonner les petites choses, que de permettre au péché de s'étendre en nous. Car la fin de cette liberté intempestive est un dur esclavage.
Dans la mesure où tes sens ne cessent de se porter vers ce qui t'arrive, considère que tu es mort. Car le feu du péché brûlera toujours dans tes membres et tu ne pourras pas découvrir en toi le salut. Si un moine dit en son coeur qu'il est gardé de telles choses, il ne veut pas apprendre quand il sera frappé. Celui qui trompe son compagnon est passible de la malédiction de la loi. Mais celui qui se trompe lui-même, comment sera-t-il châtié? Car il sait qu'il fait le mal, mais il feint l'ignorance. Dès lors qu'il examine sa conscience, il sait. Mais il lui est difficile de savoir ce qu'il feint d'ignorer. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.
43° discours
QU'IL FAUT SE GARDER DU RELACHEMENT
ET DE LA NEGLIGENCE.
QUE SI L'HOMME LES LAISSE APPROCHER,
ILS REGNENT EN LUI ET L'EMPLISSENT
DE PASSIONS IMPURES.
DE LA GARDE DE SOI-MEME
DEVANT LES JEUNES,
AFIN QUE L'INTELLIGENCE
NE SOIT PAS SOUILLéE PAR LES DESORDRES.
Celui qui interdit à sa bouche la médisance garde son coeur des passions. A tout moment il contemple le Seigneur, et sa méditation est toujours en Dieu. Il chasse de lui les démons et rejette les semences de leur malice. Celui qui à toute heure veille sur son âme, son coeur se réjouit dans les révélations. Celui qui recueille au-dedans de lui la contemplation de son intelligence voit la lumière de l'Esprit. Celui qui a rejeté de lui toute distraction contemple son Maître dans son coeur. Si tu aimes la pureté dans laquelle se révèle le Maître de l'univers, ne médis de personne, et n'écoute pas celui qui médit de son frère. Si certains se disputent devant toi, ferme tes oreilles et fuis, pour ne pas entendre des paroles de colère, et que ne meure pas ton âme loin de la vie. Un coeur irrité est vide des mystères de Dieu. Mais l'homme doux et humble est une source des mystères du siècle nouveau.
Voici le ciel est en toi, si tu es pur. Tu verras au-dedans de toi les anges et leur lumière, et tu verras leur Maître avec eux et en eux. Celui qui loue justement échappe à tout mal. Mais si celui qui loue se complaît en lui-même, il est comme un ouvrier qui ne reçoit pas de salaire. Le trésor de l'humble est au-dedans de lui : c'est le Seigneur. Celui qui garde sa langue ne sera jamais dépouillé d'elle. Une bouche silencieuse révèle les mystères de Dieu. Mais celui qui parle vite s'éloigne de son Créateur. L'âme de l'homme bon brille plus que le soleil, et il se réjouit à toute heure en contemplant les révélations. Celui qui suit l'homme qui aime Dieu s'enrichira des mystères de Dieu. Mais celui qui suit l'homme injuste et orgueilleux s'éloignera de Dieu et sera méprisé de ses amis. Celui qui se tait acquerra dans tout ce qu'il fait l'ordre de l'humilité. Sans peine il dominera les passions, que déracine et chasse la continuelle méditation de Dieu. Tel est le glaive qui les tue. De même que dans le repos et le calme de la mer visible glisse et nage le dauphin, de même dans le calme et le repos de la mer du coeur, loin de toute fureur et de toute colère, se déploient en tout temps pour sa réjouissance les mystères et les révélations de Dieu.
Celui qui veut voir le Seigneur en lui-même s'efforce de purifier son coeur dans le continuel souvenir de Dieu. Ainsi les yeux de son intelligence emplis de lumière, à toute heure il verra le Seigneur. Ce qui arrive au poisson qui est sorti de l'eau arrive à l'intelligence quand elle est sortie de la mémoire de Dieu et se disperse dans la mémoire du monde. Plus l'homme s'éloigne du commerce des hommes, plus lui est donné de se confier à Dieu dans son intelligence. Et plus il se coupe de la consolation de ce monde, plus lui est donnée la joie de Dieu dans son Esprit Saint. De même que périssent les poissons quand leur manque l'eau, de même les mouvements de l'intelligence désertent le coeur du moine qui fréquente les hommes du monde et vit avec eux.
Mieux vaut un homme du monde que tourmentent et malmènent les choses de cette vie, qu'un moine malheureux parce qu'il vit avec les hommes du monde. Les démons redoutent, mais Dieu et ses anges désirent l'homme qui avec ferveur cherche Dieu dans son coeur jour et nuit, et repousse loin de lui les agressions de l'ennemi. Le pays spirituel de l'homme pur en son âme est au-dedans de lui. Le soleil qui brille en lui est la lumière de la Sainte Trinité. Et l'air que respirent les pensées qui l'habitent est le Saint Esprit Consolateur. Avec lui demeurent les saintes natures incorporelles. Leur vie, leur joie, leur réjouissance sont le Christ, lumière de la lumière du Père. Un tel homme se réjouit à toute heure de la contemplation de son âme, et il s'émerveille de la beauté qu'il y voit, cent fois plus lumineuse que la splendeur du soleil. C'est Jérusalem. Et c'est le Royaume de Dieu caché au-dedans de nous, selon la parole du Seigneur. Ce pays est la nuée de la gloire de Dieu, où seuls entreront les coeurs purs pour contempler la face de leur Maître, et leurs intelligences seront illuminées par le rayon de sa lumière.
Mais celui qui se laisse aller à l'irritation, à la colère, à la vanité, à la cupidité, à la gourmandise, celui qui vit avec les hommes du monde, celui qui veut faire sa propre volonté, celui qui s'emporte et est plein de passions, tous ceux-là combattent dans la nuit et tâtonnent dans les ténèbres, ils sont en dehors du pays de la vie et de la lumière. Car ce pays est la part des hommes bons et humbles, qui ont purifié leur coeur. Nul ne peut contempler la beauté qui est au-dedans de lui, avant d'avoir dédaigné et rejeté toute beauté qui lui est extérieure. Et nul ne peut vraiment contempler Dieu avant d'avoir parfaitement renoncé au monde. Celui qui se méprise et se fait petit recevra du Seigneur la sagesse. Mais celui qui pense être sage par lui-même sera déchu de la sagesse de Dieu. Plus la langue s'éloigne du bavardage, plus nous est donnée la lumière qui nous fait discerner les pensées. Même l'intelligence la plus raisonnable est jetée dans la confusion par le bavardage.
Celui qui est pauvre des choses du monde sera riche en Dieu. Mais l'ami des riches sera pauvre de Dieu. Quand se lève pour prier le sage et l'humble qui refuse toute liberté de langage et rejette de son coeur toute colère, je crois qu'il voit dans son âme la lumière du Saint Esprit, qu'il s'élance dans la splendeur du flamboiement de la lumière, et qu'il se réjouit de contempler la gloire et de voir son âme transfigurée dans la ressemblance divine. Il n'est pas d'oeuvre qui puisse ainsi détruire les retranchements des démons impurs, comme la contemplation de Dieu.
Voici ce que m'a raconté un Père : " Un jour que j'étais assis en prière, mon intelligence fut ravie dans la contemplation. Quand je revins à moi, je soupirai très fort. Le démon qui se tenait en face de moi s'effraya de m'entendre. Il fut englouti comme par un éclair. Forcé de crier, il s'enfuit, comme chassé par quelqu'un."
Bienheureux l'homme qui se souvient qu'il lui faudra quitter cette vie, et qui se détache des délices de ce monde. Car il recevra d'abondance la béatitude à l'heure de son exode. Cette béatitude ne lui manquera pas. Un tel homme est né de Dieu. Le Saint Esprit le nourrit. Il reçoit de son sein ce qui le fait vivre. Et pour sa joie il respire son parfum. Mais celui qui se lie aux hommes du monde, au monde lui-même et à son confort et qui aime son commerce, celui-là est privé de la vie, et je ne peux rien dire sur lui, sinon pleurer sur lui d'un deuil inconsolable, dont l'écho brise le coeur de ceux qui l'entendent.
Vous qui demeurez dans les ténèbres, levez vos têtes. Et vos visages baigneront dans la lumière. Sortez des passions du monde, pour que sorte à votre rencontre la lumière du Père, et qu'elle ordonne à ceux qui célèbrent la liturgie de ses mystères de vous délivrer de vos liens, de marcher sur ses traces et d'aller vers le Père. Hélas, à quoi sommes-nous liés, et par quoi sommes-nous emprisonnés, qui nous empêche de voir sa gloire. Puissent nos liens se rompre, pour que nous recherchions et trouvions notre Dieu. Si tu veux connaître les mystères des hommes, si tu n'es pas encore parvenu à les apprendre de l'Esprit, mais si tu es sage, les paroles et la conduite de chacun te les apprendront. Celui dont l'âme est pure et la conduite innocente, dit toujours les paroles de l'Esprit avec chasteté. Il parle à sa mesure des choses de Dieu et des choses qui sont en lui. Mais celui dont les passions tourmentent le coeur, a également sa langue soumise aux passions. Quand bien même il parlerait des choses de l'Esprit, il dit ces choses avec passion, afin de vaincre injustement. Le sage remarque un tel homme à sa seule approche, et le coeur pur sent sa mauvaise odeur.
Celui qui demeure dans la vanité et la distraction de l'âme et du corps se prostitue. Celui qui s'accorde et s'occupe avec un tel homme est adultère. Et celui qui vit avec lui est idolâtre. L'amitié qui nous attache aux plus jeunes peut être une prostitution méprisable aux yeux de Dieu. Il y a là une cassure irrémédiable. Mais celui qui aime tous les êtres de manière égale, avec compassion et discernement, est parvenu à la perfection. Quand un jeune suit un autre jeune, celui qui a le discernement s'afflige et pleure sur eux. Mais quand un vieillard suit les jeunes, il porte en lui une passion plus infecte que la leur, quand bien même il leur parlerait des vertus, car son coeur est blessé. Si le jeune est humble et calme, si son coeur est pur de toute envie et de toute ardeur, s'il est détaché des hommes et veille sur lui-même, il comprendra vite la passion du vieillard négligent. Mais si un vieillard ne se comporte pas de manière égale avec les plus âgés et les plus jeunes, de toutes tes forces refuse de vivre avec un tel homme, mais bien plutôt éloigne-toi de lui.
Malheur aux négligents qui sous le couvert de la pureté nourrissent leurs propres passions. Celui qui parvenu à la vieillesse a gardé pures ses pensées et sa vie et a maîtrisé sa langue, fait ici-bas ses délices de la douceur du fruit de la connaissance, et quand vient l'heure de partir du corps il reçoit la gloire de Dieu. Rien n'étouffe le feu du Saint Esprit qui brûle dans le coeur du moine pour la sanctification de son âme, comme le commerce des autres, le bavardage, les conversations, sauf lorsque celles-ci se tiennent avec les enfants des mystères de Dieu, en vue de l'accroissement et de la plénitude de sa connaissance. Ces dernières conversations éveillent l'âme à la vie, déracinent les passions et endorment les mauvaises pensées plus que toutes les vertus. En dehors de tels hommes ne cherche ni amis ni compagnons, afin de ne pas faire obstacle à ton âme et de ne pas t'écarter de la voie du Seigneur. Que soit exaltée dans ton coeur la charité qui t'unit et te relie à Dieu, pour que ne te capture pas l'amour du monde, dont la cause et la fin sont la corruption. La vie qu'on partage avec ceux qui combattent, donne aux uns et aux autres d'acquérir la richesse des mystères de Dieu. Mais l'amour qu'on porte aux négligents et aux paresseux ne fait qu'emplir et assouvir le ventre et mener dans la distraction où l'on s'entraîne l'un l'autre. Pour de tels hommes, la nourriture mangée sans leurs compagnons n'a pas de goût. Malheur, disent-ils, à celui qui mange son pain dans la solitude, car il n'en a aucun plaisir. Ils s'invitent les uns les autres à festoyer et se rétribuent entre eux comme des mercenaires. Ô frère, fuis ceux qui ont coutume de vivre ainsi, ne mange jamais avec de tels hommes, même si t'y porte la nécessité. Car leur table est maudite. Ce sont les démons qui la servent. Ceux qui aiment l'Epoux, ceux qui aiment le Christ, n'y mangent pas.
Celui qui ne cesse de festoyer travaille pour le démon de la prostitution et il souille l'âme de l'humble. Mais la nourriture frugale à la table de l'homme chaste purifie de toute passion l'âme de celui qui mange. L'odeur des aliments qu'il a fait cuire monte de la table du gourmand. Le fou et le sot sont attirés par elle comme le chien par la boucherie. Mais la table de celui qui persévère dans la prière est plus douce que toute odeur musquée et que tout parfum. Celui qui aime Dieu la désire comme un trésor sans prix.
De la table de ceux qui jeûnent, veillent et se donnent de la peine dans le Seigneur, reçois pour toi-même le remède de la vie, et relève ton âme morte. Car le Bien Aimé est au milieu d'eux. Il les sanctifie et transforme en douceur ineffable l'amertume de leur vie dure. Les serviteurs spirituels, les serviteurs célestes de sa liturgie les couvrent de leur ombre, eux et leurs saintes nourritures. Je connais un frère qui a vu cela de ses yeux.
Bienheureux celui qui se dégage de toute mollesse qui le sépare de son Créateur. Bienheureux celui dont la nourriture est le pain qui descendit du ciel et donna la vie au monde. Bienheureux celui qui a vu dans la plaine de son coeur l'irrigation de la vie telle qu'elle vient par amour du sein du Père, et qui vers elle a tendu son regard. Car lorsqu'il lui sera donné de boire de cette eau, il se réjouira, de nouveau fleurira son coeur, il sera dans la joie, il exultera. Celui qui a vu le Seigneur dans sa propre nourriture se cache et mange seul. Il ne va pas au milieu des indignes, afin de ne rien prendre avec eux et de n'être pas dépouillé du rayon divin. Mais celui qui a mêlé à sa nourritre le venin de la mort n'éprouve aucun plaisir à manger sans ses compagnons. Celui dont l'amitié est liée à son propre ventre est un loup qui mange des aliments de mort. Que tu es insatiable, ô insensé. Car tu veux emplir ton ventre à la table des négligents, qui eux-mêmes emplissent ton âme de toute passion. Mais ces conseils devraient suffire à ceux qui peuvent maîtriser leur ventre.
Le parfum de celui qui jeûne est très doux. Sa rencontre réjouit le coeur de ceux qui savent discerner. Seul le gourmand craint sa compagnie et fait tout ce qu'il peut pour ne pas manger avec lui.
Dieu aime la conduite de l'homme tempérant, dont le voisinage pèse à qui désire posséder. Le Christ loue profondément l'homme qui sait se taire, mais ceux que les démons ont enfermé dans la distraction et la frivolité ne se plaisent pas à l'approcher. Qui ne porte pas d'amour à l'homme humble et doux, sinon les orgueilleux et les médisants qui sont étrangers à ce qu'il fait?
Un Père m'a dit, entre autres choses qu'il avait éprouvées : " Chaque fois que je suis en relation avec d'autres, je mange trois ou quatre biscuits dans la journée, et quand je me force à prier, mon intelligence manque de liberté devant Dieu, et je ne peux pas tendre vers Lui. Mais que je me sépare des autres pour vivre dans l'hésychia, le premier jour je mange un biscuit et demi, le deuxième jour un seul. Lorsqu'enfin mon intelligence s'est enfoncée dans l'hésychia, je m'efforce de manger un biscuit entier, et je ne peux pas. Mon intelligence dans sa liberté est continuellement reliée à Dieu, sans que je la force. Il y a en elle alors une splendeur qui m'éclaire, me porte à contempler la beauté de la lumière de Dieu et me comble de joie. Mais si quelqu'un vient me parler, ne serait-ce qu'une heure, dans ces moments où je suis en état d'hésychia, il m'est impossible de ne pas ajouter quelque chose à ma nourriture et de ne pas manquer à la règle : mon intelligence se relâche dans la contemplation de cette lumière." Vous voyez, mes frères, combien sont bonnes et utiles la patience et la solitude, quelle force et quelle aisance elles donnent à ceux qui combattent. Bienheureux l'homme qui pour Dieu persévère dans l'hésychia et mange seul son pain. Car il ne cesse de s'entretenir avec Dieu. A Lui la gloire et la puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles. Amen.
44° discours
SUR LES SENS
ET SUR LES TENTATIONS.
Les sens, lorsqu'ils sont chastes et recueillis, engendrent la paix dans l'âme et ne lui permettent pas d'être éprouvée par les choses. Quand l'âme ne sent pas les choses, la victoire lui est donnée sans combat. Mais si l'homme manque d'attention et laisse entrer en lui les agressions des choses, alors il est forcé de combattre. Et la pureté première, la pureté toute simple et toujours égale, est troublée. C'est ainsi, à cause de cette négligence, que la plupart des hommes, pour ne pas dire tout le monde, sort de l'état naturel et pur. C'est pourquoi les hommes du monde, et les moines qui se mêlent à eux ne peuvent pas purifier leur intelligence : ils connaissent trop le mal. Peu sont capables de revenir à la pureté première de l'intelligence. Devant les agressions, tout homme doit donc toujours fermement garder ses sens et sa réflexion. Il lui faut une grande sobriété, beaucoup d'attention et de vigilance.
La grande simplicité est bonne. La nature humaine doit craindre, afin de garder les conditions de l'obéissance à Dieu. L'amour de Dieu suscite le désir de travailler à l'oeuvre des vertus. Il voue l'homme à faire le bien. La connaissance spirituelle suit par nature l'oeuvre des vertus. Mais la crainte et l'amour précèdent l'une et l'autre. Et la crainte elle-même précède l'amour. Quiconque affirme impudemment qu'il est possible d'acquérir les dernières avant d'avoir travaillé aux premières, fonde là sans nul doute la perdition de son âme. Car telle est la voie du Seigneur : l'oeuvre des vertus et la connaissance spirituelle naissent de la crainte et de l'amour.
N'échange pas l'amour de ton frère contre l'amour de quoi que ce soit. Car il a secrètement en lui-même ce qui est plus précieux que l'univers. Abandonne ce qui est négligeable, pour trouver ce qui vaut la peine. Meurs à même ta vie, et tu vivras après la mort. Mieux vaut mourir en combattant que de vivre dans la négligence. Car les martyrs ne sont pas seulement ceux qui ont reçu la mort pour la foi en Christ, mais ceux qui meurent pour garder ses commandements. Ne demande rien qui vienne de ta folie, afin de ne pas outrager Dieu par la médiocrité de ta connaissance. Sois sage en tes prières, pour être digne des biens de la gloire. Recherche les choses qui nous honorent auprès de Celui qui ne refuse pas, afin de recevoir de Lui l'honneur pour ta sage volonté. Salomon demanda la sagesse, et il reçut avec elle le royaume de la terre. Car il fut sage de faire cette prière au grand Roi. Elisée demanda de recevoir le double de la grâce de l'Esprit qu'avait son maître, et il fut exaucé. Car celui qui recherche auprès du Roi les choses bassement terrestres méprise son honneur. Israël recherche les choses terrestres, et il reçut la colère de Dieu. Car il cessa d'admirer dans les oeuvres de Dieu ses terribles merveilles, et il voulut assouvir les désirs de son ventre. Or la nourriture était encore dans leur bouche, que la colère de Dieu se leva sur eux. (1).
(1) : (Ps 78, 34).
Demande à Dieu ce qui s'accorde à sa gloire, afin que ta dignité soit exaltée devant Lui et qu'Il se réjouisse pour toi. Celui qui demanderait à un roi du fumier, non seulement se déshonorerait pour la grossièreté de sa demande, car il se montrerait bien ingrat, mais il outragerait le roi. Il en va de même de celui qui demande les choses terrestres dans ses prières à Dieu. Voici, les Anges et les Archanges, qui sont les princes du Roi, se tournent vers toi au temps de ta prière, pour savoir ce que tu demandes à leur Maître. Ils s'émerveillent et ils se réjouissent, quand ils voient l'homme terrestre abandonner sa propre chair et demander les choses du ciel. Au contraire ils sont affligés devant celui qui délaisse les choses du ciel et réclame son propre fumier.
Ne demande à Dieu rien de ce que, sans que nous ayons à le solliciter, Il veille à nous donner, et non seulement à nous ses fidèles qu'Il aime, mais à ceux qui sont étrangers à sa connaissance. " Ne soyez pas, dit-Il, comme les païens qui bavardent quand ils prient. Ce sont les païens qui recherchent les choses du corps. Vous-mêmes, ne vous inquiétez ni de ce que vous mangerez, ni de ce que vous boirez, ni de quoi vous serez vêtus. Votre Père céleste sait que vous avez besoin de ces choses." (1).
(1) : ( Mat 6, 7 et 31).
Ce n'est plus du pain que le fils demande à son père; Mais il attend de lui ce qu'il y a de plus grand et de plus élevé dans sa maison. C'est à cause de la faiblesse de l'intelligence humaine que le Seigneur nous a prescrit de demander le pain quotidien. Mais considère ce qu'Il a ordonné à ceux dont la connaissance est parfaite et l'âme saine. "Ne vous inquiétez pas, dit-Il, de la nourriture et du vêtement." (2).
(2) : ( Mat 6, 28).
Car s'Il veille sur les animaux qui n'ont pas la raison, et sur les oiseaux, et sur tous les êtres qui n'ont pas d'âme, combien plus ne veillera-t-Il pas sur nous? " Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît." (3).
(3) : (Mat 6, 33).
Si tu as demandé à Dieu quelque chose, et s'Il a tardé à t'exaucer, ne t'afflige pas. Tu n'es pas plus sage que Dieu. Ceci t'arrive, ou bien parce que tu es indigne d'obtenir ce que tu demandes, ou bien parce que les chemins de ton coeur ne vont pas dans le sens de ta prière mais dans un sens opposé, ou bien parce que tu n'es pas encore parvenu au point où tu peux recevoir la grâce que tu demandes. Il ne nous faut donc pas désirer avant le temps ce qui nous dépasse, afin de ne pas rendre inutile la grâce de Dieu en la recevant trop vite. Car tout ce qui est reçu dans la facilité peut se perdre aussi rapidement. Mais toute chose se garde avec attention, dès lors qu'elle se trouve quand le coeur se met en peine.
Aie soif du Christ, afin qu'Il t'enivre de son amour. Ferme tes yeux devant les délices de cette vie, afin que Dieu donne à sa paix de régner dans ton coeur. Abstiens-toi des choses que voient tes yeux, afin d'être digne de la joie spirituelle. Si tes oeuvres ne plaisent pas à Dieu, ne lui demande pas de voir les choses de sa gloire, afin de n'être pas comme un homme qui tente Dieu. Ta prière doit être à la mesure de ta conduite. Si l'on est attaché aux choses de la terre, il est impossible de rechercher les choses du ciel. Si l'on est occupé aux choses de ce monde, on ne peut pas demander les choses de Dieu. Le désir de tout homme est manifesté par ses oeuvres. Chacun dans sa prière s'applique à ce qui retient son attention. Celui qui veut les plus grandes choses ne va pas s'occuper des plus basses.
Sois libre, alors même que tu es lié à ton corps. Montre la liberté de ton obéissance au nom du Christ. Sois sage en ta douceur, afin de n'être pas capturé. Aime l'humilité dans toutes tes oeuvres, afin d'être délivré des pièges cachés qu'on trouve toujours dès qu'on sort du chemin des humbles. Ne refuse pas les afflictions, car c'est par elles que tu entres dans la connaissance de la vérité. Ne crains pas les épreuves, car c'est en elles que tu trouves ce qui t'honore. Prie pour ne pas entrer dans les tentations de l'âme. Quant aux épreuves du corps, prépare-toi de toute ta force. Car en dehors d'elles, tu ne peux pas approcher Dieu. Elles portent en elles le réconfort divin. Celui qui fuit les épreuves fuit la vertu. Je parle ici non de la tentation des convoitises, mais de l'épreuve des afflictions.
Question : Comment t'accordes-tu à ces paroles : " Priez pour ne pas entrer dans la tentation" (1) et "Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite" (2) et "Ne craignez pas ceux qui tuent le corps" (3) et " Celui qui perdra son âme à cause de moi la trouvera"? (4).
(1) : ( Mat 26, 41).
(2) : ( Mat 7, 13).
(3) : ( Luc 13, 24).
(4) : ( Mat 10, 28).
Comment le Seigneur qui partout nous exhorte à affronter les tentations, nous a-t-il ordonné ici de prier pour ne pas entrer en elles? Quelle vertu en effet peut être assumée sans affliction et sans épreuve? Ou quelle épreuve est plus grande que la perte de soi-même, dans laquelle le Seigneur nous a ordonné d'entrer à cause de Lui? "Celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre, dit-Il, n'est pas digne de moi." (1)
(1) : ( Mat 10, 38).
Comment donc, alors que dans tout son enseignement Il nous a demandé d'entrer dans les épreuves, nous a-t-il ordonné ici de prier pour ne pas entrer. " C'est en passant par de nombreuses afflictions, dit-Il, qu'il vous faut entrer dans le Royaume des cieux." (2).
(2) : ( Cf. Jn 16, 33).
Et : " En supportant patiemment ces afflictions, vous sauverez vos âmes." (3).
(3) : ( Luc 21, 19).
Ô la finesse de tes enseignements, Seigneur! Celui qui ne sait pas les lire a toujours marché hors de cette voie. Quand les fils de Zébédée et leur mère désirèrent siéger avec Toi dans le Royaume, Tu leur as dit : " Pouvez-vous boire la coupe des épreuves que je dois boire, et connaître le baptême dont je dois être baptisé?" (4).
(4) : ( Mat 20, 22).
Alors comment ici, ô Maître, nous ordonnes-Tu de prier pour ne pas entrer dans la tentation? Quelles sont ces tentations dans lesquelles Tu nous ordonnes de ne pas entrer?
Réponse : Prie, dit-Il, pour ne pas entrer dans les tentations touchant la foi. Prie pour ne pas entrer avec le démon du blasphème et de l'orgueil dans les tentations de l'intelligence présomptueuse. Prie pour ne pas entrer, si Dieu le concède, dans la tentation visible du diable, à cause des mauvais souvenirs que tu as fait revenir dans ton intelligence et pour lesquels tu as été abandonné. Prie pour que ne s'éloigne pas de toi l'Ange de ta chasteté, afin de n'être pas combattu par le feu du péché et de n'être pas séparé de Dieu. Prie pour ne pas entrer dans la tentation de la dispute, ou dans la tentation de l'irrésolution et du doute qui bouleversent l'âme. Quant aux épreuves du corps, prépare-toi de toute ton âme à les recevoir, livre leur tous tes membres et emplis de larmes tes yeux, afin que Celui qui te garde ne s'en aille pas de toi. En effet en dehors des épreuves la Providence de Dieu ne se révèle pas, il est impossible d'être libre devant Lui, il est impossible d'apprendre la sagesse de l'Esprit, il est impossible que se confirme dans l'âme le désir divin. Avant les épreuves l'homme prie Dieu comme un étranger. Mais lorsqu'il est entré dans les épreuves pour l'amour de Lui et qu'il n'a pas changé, Dieu lui est reconnaissant et le considère comme un ami fidèle. Parce qu'a été faite sa volonté, Dieu a combattu son ennemi et l'a vaincu. Voilà ce que veut dire : Priez, pour ne pas entrer par ta présomption dans la terrible tentation du diable. Prie, parce que tu aimes Dieu et pour que sa puissance te secoue et vainque en toi ses ennemis. Prie, pour ne pas entrer dans ces tentations, à cause de la malice de tes pensées et de tes actes. Prie, pour que soit éprouvé ton amour de Dieu et que soit glorifiée sa puissance dans ta patience. A Lui la gloire et le pouvoir dans les siècles des siècles. Amen.
45° discours
SUR LA MISERICORDE DU MAITRE
PAR LAQUELLE DU HAUT DE SA GRANDEUR
IL DESCEND VERS NOTRE FAIBLESSE.
ET SUR LES TENTATIONS.
Notre Seigneur qui, si tu es attentif, veille sur toi dans sa compassion et dans sa grâce, nous a également ordonné de prier pour les épreuves du corps. Car voyant combien est faible notre nature, dès lors qu'elle est liée à la caducité terrestre du corps, qu'elle est incapable de résister aux épreuves quand elle se trouve au milieu d'elles, qu'elle se détache de la vérité, qu'elle lui tourne le dos et qu'elle se laisse vaincre par les afflictions, Il a ordonné de prier, pour ne pas tomber soudain dans les tentations, s'il est possible de plaire à Dieu sans passer par elles. Cependant si, recherchant la plus grande vertu, l'homme tombe tout à coup dans de terribles tentations et s'il ne supporte pas, il lui est impossible à ce moment-là de mener à bien cette vertu.
Nous ne devons nous fier ni à nous-mêmes, ni aux autres. Mais nous ne devons pas non plus à cause de la crainte abandonner le combat noble et digne où se garde la vie de l'âme, et justifier notre relâchement parce qu'il a été dit : Priez, pour ne pas entrer dans la tentation. Car il est dit aussi qu'on peut secrètement pécher en utilisant les commandements. Si donc il arrive que la tentation entre dans un homme et que celui-ci soit contraint de transgresser l'un des commandements, soit en abandonnant la chasteté ou la vie monastique, soit en reniant la foi, soit en cessant de combattre pour le Christ, soit en négligeant tout autre ordre, un tel homme, s'il a peur, s'il ne résiste pas noblement aux tentations, est déchu de la vérité.
De toute notre force dégageons-nous donc du corps, consacrons l'âme à Dieu, et entrons au nom du Seigneur dans le combat des tentations. Lui qui a sauvé Joseph sur la terre d'Egypte, et a fait de lui une image et une figure de la chasteté, Lui qui a gardé saufs Daniel dans la fosse des lions, et les trois enfants dans la fournaise du feu, et Jérémie dans la fosse de boue, Lui qui l'a délivré et couvert de sa compassion au milieu du camp des Chaldéens, Lui qui a fait sortir Pierre de la prison, les portes fermées, Lui qui a sauvé Paul de l'assemblée des Juifs, Lui qui en un mot est toujours en tout lieu et en tout pays avec ses serviteurs, Lui qui manifeste en eux sa puissance et la victoire, Lui qui les garde par nombre de prodiges, Lui qui leur révèle son salut dans toutes leurs afflictions, que Lui-même nous comble aussi de sa force et nous sauve au milieu des vagues qui nous entourent. Amen.
Donc que nos âmes soient ardentes à combattre le diable et ses serviteurs, comme furent ardents les Maccabées, les saints Prophètes, les Apôtres, les Martyrs, les Bienheureux et les Justes. Car ils ont porté les lois divines et les commandements de l'Esprit dans des pays redoutables, au milieu des tentations les plus dures. Ils ont rejeté le monde et le corps derrière eux. Ils ont tout supporté grâce à leur justice. Ils n'ont pas été vaincus par les dangers qui entouraient leurs âmes et leurs corps. Mais eux-mêmes ont vaincu courageusement. Et leurs noms sont écrits dans le livre de la vie jusqu'à ce que revienne le Christ. Leur enseignement nous a été gardé par ordre de Dieu pour notre instruction et notre réconfort, comme en témoigne le bienheureux Apôtre, (1),
(1) : ( Ro 15, 4),
pour que nous devenions sages, pour que nous apprenions les voies de Dieu, pour que nous considérions comme de vivantes images leurs récits et leurs vies, pour que nous les prenions pour modèles, pour que nous allions sur leur chemin, et pour que nous soyons pareils à eux. Que sont douces à l'âme intelligente les choses divines, comme la nourriture qui réchauffe le corps. Les récits des justes sont aussi désirables aux oreilles des hommes doux que la continuelle irrigation à l'arbre qui vient d'être planté.
Aie donc à l'esprit, bien aimé, la Providence de Dieu, qui depuis le commencement jusqu'à maintenant veille sur toi comme un bon remède pour les yeux malades. Souviens-toi d'elle à toute heure. Médite, veille, instruis-toi, afin d'apprendre à te rappeler en ton âme combien est grand l'honneur de Dieu, et de trouver la vie éternelle dans le Christ Jésus notre Seigneur, Lui qui fut le médiateur entre Dieu et les hommes, qui des deux n'a fait qu'un, Lui dont les ordres des anges ne peuvent approcher la gloire qui entoure le Trône de son honneur, Lui qui pour nous est venu dans le monde sous une forme simple et humble, comme dit Isaïe : " Nous l'avons vu. Il n'avait ni apparence ni beauté." (1).
(1) : ( Is 53, 2).
Invisible à toute la création, Il a revêtu un corps, Il a accompli l'économie du salut, pour la vie de toutes les nations qu'Il a purifiées. A Lui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.
46° discours
SUR LES DIFFERENTES FORMES
DE TENTATION
Combien sont douces les épreuves
supportées pour la vérité.
Des degrés et des états
par lesquels doit passer l'homme intelligent.
Les vertus se succèdent l'une à l'autre, pour que suivre leur voie ne nous soit pas une charge trop lourde, et pour que nous puissions les atteindre dans l'ordre. Ainsi nous sera donné d'aimer comme le bien lui-même les choses difficiles qui dépassent le bien. Nul ne peut vraiment parvenir à la pauvreté, s'il ne s'attache pas lui-même et s'il ne se prépare pas lui-même à supporter les épreuves avec joie. Et nul ne peut supporter les tentations, s'il ne croit pas que les afflictions qu'il s'est voué à assumer lui-même sont quelque chose de bien plus haut que le confort du corps. Quiconque s'est préparé à la pauvreté doit donc d'abord porter en lui l'amour des afflictions. C'est alors que lui vient la pensée de se dépouiller des choses de ce monde. Et quiconque approche l'affliction doit d'abord s'affermir par la foi. C'est alors qu'il peut supporter les épreuves. Celui qui se prive des choses matérielles, mais ne se dégage pas de l'énergie des sens, je veux dire de la vue et de l'ouïe, appelle sur lui un double malheur : il sera doublement éprouvé et affligé. Ou encore, quel avantage y-a-t-il à se dépouiller des choses visibles, si par les sens on continue à se complaire en elles? Car les affections des sens nous font éprouver cela même qu'on éprouvait devant les choses. Le souvenir de ce qu'elles furent pour nous n'a pas quitté notre intelligence. Si en effet les imaginations dégagées des choses éprouvent l'homme, que dire de la conjonction des unes et des autres? Donc l' anachorèse est bonne et nous aide. Elle donne la force de mener l'oeuvre à bien. Et elle enseigne à l'homme la grande patience dans les inévitables afflictions qui lui arrivent.
Ne recherche pas le conseil de celui qui ne mène pas la même vie que toi, fût-il très sage. Mieux vaut te confier à un homme simple et inculte qui a éprouvé lui-même les choses, plutôt qu'à un savant philosophe qui parle de ce qu'il a examiné, mais qui n'a pas l'expérience. Mais qu'est-ce que l'expérience? L'expérience n'est pas d'observer les choses dont on n'a pas encore en soi-même la connaissance, mais de sentir quel avantage ou quel dommage elles nous apportent en fait quand nous demeurons longtemps en elles. Souvent une chose nous apparaît nuisible, qui en réalité porte en elle un grand avantage. Mais cela est vrai aussi du contraire. Car souvent une chose nous apparaît utile, qui en réalité au-dedans d'elle-même nous mène à la ruine. C'est pourquoi nombre d'hommes sont lésés par des choses apparemment bénéfiques. Ainsi le témoignage de la connaissance n'est pas toujours vrai. Prends pour conseiller celui qui sait éprouver et discerner les choses dans la patience. Tous ne sont pas dignes de foi et capables de donner des conseils. Seul est digne de foi celui qui avant tout a bien conduit sa liberté et ne craint ni les accusations ni les calomnies.
Quand tu trouves sur ton chemin une paix immuable, alors crains. Car tu es loin de la voie droite sur laquelle ont marché les pieds douloureux des saints. Tant que tu avances sur la voie qui mène à la cité du Royaume, tant que tu approches de la cité de Dieu, que soit devant toi ce signe : la force des tentations s'oppose à toi. Plus tu t'approches et avances, et plus se dressent contre toi et se multiplient les tentations. Quand donc sur ton chemin tu as senti des tentations toujours plus fortes en ton âme, sache que lui a été donné à ce moment-là d'accéder secrètement à un plus haut degré et qu'une grâce lui a été ajoutée, qui a transformé l'état où elle se trouvait. Car Dieu porte dans l'âme l'affliction des épreuves à la mesure même de la grâce qu'il nous accorde. Non pas les épreuves de ce monde, qui arrivent à certains pour freiner la malice et les choses visibles. Non pas les troubles du corps. Mais les tentations propres aux moines au coeur même de leur hésychia, ces tentations que nous devons ensuite écarter. Si l'âme est malade, si elle n'est pas capable de résister aux grandes épreuves, si elle demande de ne pas y entrer et si Dieu l'exauce, sache clairement que dans la mesure où elle n'est pas capable de résister à ces grandes épreuves, elle n'est pas non plus capable de recevoir les grands charismes. Car Dieu ne donne aucun grand charisme sans donner en même temps une grande épreuve. Les charismes sont accordés par Dieu à la mesure des épreuves. C'est là sa sagesse, que ne comprennent pas les créatures. Les dures afflictions qui t'arrivent et que t'envoie la Providence de Dieu te font donc savoir quel degré de dignité ton âme a reçu de sa grandeur. La consolation est à la mesure de la tristesse.
Question : Qu'en est-il donc? Est-ce l'épreuve qui vient d'abord, puis est donné le charisme? Ou bien le charisme précède-t-il l'épreuve?
Réponse : L'épreuve ne vient pas si l'âme n'a pas d'abord reçu dans le secret une grandeur qui dépasse sa mesure, si l'Esprit ne lui a pas d'abord donné sa grâce. La tentation du Seigneur et les épreuves des Apôtres en témoignent. Les Apôtres ne furent éprouvés qu'après avoir reçu le Consolateur. Il va de soi en effet que ceux-là mêmes qui communient au bien en supportent les épreuves. Le bien précède l'affliction qui s'y attache. C'est ainsi qu'il a plu à Dieu de faire en sa sagesse. Mais s'il en est ainsi, donc si la grâce est avant l'épreuve, cependant la sensation de l'épreuve précède la sensation de la grâce, pour que soit éprouvée la liberté. Jamais personne n'a senti la grâce avant d'avoir goûté les épreuves. Donc la grâce est première, elle pénètre l'intelligence, mais elle n'est pas ressentie tout de suite. Il nous faut avoir en nous, au moment où nous viennent les épreuves, ces deux choses contraires et qui ne se ressemblent en rien : la joie et la crainte. La joie, parce qu'il se trouve que tu marches sur la voie par où sont passés les Saints et bien plutôt Celui-là même qui donne la vie à l'univers. C'est l'évidence, si nous savons discerner les tentations. Et la crainte que nous devons avoir d'être tentés par l'orgueil. Cependant les humbles reçoivent de la grâce la sagesse de pouvoir discerner toutes ces choses et de savoir quelle est l'épreuve qui vient du fruit de l'orgueil et quelle est l'épreuve qui vient des corps dont nous frappe l'amour. Car les épreuves qu'engendrent le dégagement et la croissance de la vie vouée au bien se distinguent de celles que Dieu concède pour nous instruire, à cause de l'orgueil du coeur.
Telles sont, infligées par la verge spirituelle pour le progrès et la croissance de l'âme, les tentations dans lesquelles celle-ci s'exerce, s'éprouve le combat : la paresse, la lourdeur du corps, le relâchement des membres, l'acédie, la confusion de l'intelligence, le prétexte de la maladie, la rupture temporaire de l'espérance, l'enténèbrement des pensées, le manque de secours humain, la privation de ce dont a besoin le corps, et tout ce qui ressemble à ces choses. A travers ces tentations l'homme se découvre une âme vulnérable et isolée, un coeur mort, et il acquiert l'humilité. Une telle épreuve ramène au désir du Créateur. Dans sa Providence Dieu éprouve selon leur force et leur besoin ceux qui reçoivent ces choses. En elles se mêlent la consolation et les malheurs, la lumière et les ténèbres, les luttes et les secours, et pour tout dire la contraction et la dilatation. C'est là le signe du progrès que peut faire l'homme avec l'aide de Dieu.
Et telles sont les tentations dans lesquelles Dieu permet que tombent, à cause de leur orgueil, ceux qui ont l'impudence de s'élever dans leur intelligence contre sa bonté, et de l'insulter: les tentations visibles des démons, qui sont au-delà des forces de l'âme; la perte des puissances de la sagesse qu'avaient de tels hommes; l'âcreté des pensées de prostitution qui leur viennent, quand Dieu le permet, pour humilier leur suffisance; la prompte irritation; le désir de faire leur propre volonté; la dispute; les reproches; le mépris du coeur; la totale erreur de l' intelligence; les blasphèmes contre le nom de Dieu; les pensées folles dont on rit alors qu'il faudrait en pleurer; l'opprobre des hommes et le déshonneur; la honte et l'infamie dont les couvrent les démons de tant de manières, secrètement et visiblement; le désir de se mêler à ce monde et à son commerce; toujours parler et délirer; toujours innover, se livrer à la fausse prophétie; promettre ce qu'on ne peut pas tenir. Ceci pour les tentations de l'âme.
Quant aux épreuves du corps, elles sont liées à des circonstances douloureuses toujours complexes et difficiles à expliquer : la fréquentation d'hommes méchants et athées; la soumission aux hommes de violence; la soudaine émotion du coeur en dehors de la crainte de Dieu; les chutes graves du haut des rochers, des lieux élevés et d'endroits semblables; enfin la privation du secours que la puissance divine apporte au coeur et l'absence de l'espérance de la foi. En un mot ces hommes reçoivent avec leurs passions ce qu'ils ne peuvent assumer. Car toutes les choses que nous venons de définir et d'énumérer dérivent des tentations de l'orgueil.
De telles choses commencent à apparaître dans l'homme quand il se croit sage à ses propres yeux. Celui-ci tombe dans tout ce mal à la mesure même des pensées d'orgueil qu'il cultive en lui. Comprends donc à la forme des tentations qui t'arrivent les voies subtiles de ton intelligence. Si tu vois certaines de ces tentations mêlées à celles qui les précédaient et dont nous avons parlé, sache que dans la mesure même où tu les portes, l'orgueil a fondu sur toi.
Ecoute encore ceci. Toutes les circonstances malheureuses et toutes les afflictions qui ne sont pas assumées avec patience portent en elles un double tourment. Car la patience d'un homme le délivre de ses malheurs. Le découragement est la mère de la damnation. Mais la patience est la mère de la consolation. Elle est une puissance qui naît de la dilatation du coeur. Il est difficile à l'homme dans ses afflictions de trouver cette puissance en dehors de la grâce divine, laquelle ne se découvre que s'il recherche la prière et s'il pleure.
Quand Dieu veut mener un homme au bout de l'affliction, Il permet qu'il succombe au découragement. Et celui-ci engendre en lui toute la puissance de l'acédie qui étouffe l'âme et lui fait goûter l'enfer. Alors vient l'esprit d'égarement, qui est la source de mille tentations : la confusion, l'irritation, le blasphème, le mécontentement, les pensées mauvaises, l'errance de lieu en lieu, et les choses qui leur ressemblent. Si tu me demandes quelle est la cause de ces choses, je te répondrai que c'est la négligence. Car tu ne t'es pas appliqué à rechercher leur guérison. La guérison de toutes ces choses est toujours la même. C'est en elle qu'on trouve sur-le-champ la consolation dans son âme. Et quelle est-elle? L'humilité du coeur. En dehors d'elle nul ne peut renverser le mur de ses vices. Bien plutôt il va les voir se fortifier contre Lui.
Ne t'irrite pas contre moi. Je te dis la vérité. Jamais tu n'as cherché l'humilité en toute ton âme. Mais si tu veux, entre dans son pays, et tu verras qu'elle te délivrera de ton mal. C'est en effet à la mesure de ton humilité que t'est donnée la patience dans tes malheurs. A la mesure de ta patience s'allège le poids de tes peines et tu trouveras la consolation. A la mesure de ta consolation grandit ton amour de Dieu. Et à la mesure de ton amour croît ta joie dans l'Esprit Saint. Le Père compatissant, quand Il veut délivrer de leurs tentations ceux qui sont en vérité ses enfants, ne leur enlève pas les épreuves, mais leur donne la patience de les supporter. C'est dans la patience qu'ils reçoivent tous les biens, pour la perfection de leurs âmes. Puisse le Christ notre Dieu par sa grâce et son amour nous rendre dignes de supporter les malheurs dans l'action de grâce du coeur. Amen.
47° discours
LE CORPS QUI CRAINT LES EPREUVES
DEVIENT AMI DU PECHE.
Un saint a dit que le corps qui craint les épreuves devient ami du péché, pour n'être pas gêné par l'ascèse et ne pas mourir à sa propre vie. C'est pourquoi l'Esprit Saint le force à mourir. Car Il sait que si le corps ne meurt pas, il ne vainc pas le péché. Si quelqu'un veut que le Seigneur demeure en lui, qu'il contraigne son corps, qu'il serve le Seigneur, qu'il travaille aux commandements de l'Esprit tels que les a écrits l'Apôtre, et qu'il garde son âme des oeuvres de la chair comme l'a prescrit le même Apôtre. Un corps mêlé au péché se conforte dans les oeuvres de la chair, et l'Esprit de Dieu ne repose pas dans ses fruits. Mais quand le corps s'épuise dans le jeûne et l'humilité, l'âme se fortifie dans la prière. Quand le corps s'est contraint de bien des manières dans les afflictions de l'hésychia, quand il s'est privé de tout besoin au point d'être près de mourir à cette vie, il lui arrive d'appeler et de dire : " Laisse-moi un peu vivre comme il me convient. Je marche droit désormais, car j'ai l'expérience du malheur." Mais quand tu auras dégagé le corps de ses afflictions, quand tu lui auras rendu tant soit peu son confort, car tu auras eu compassion de lui, peu à peu il va se laisser aller, il va te parler à voix basse et te flatter, jusqu'à ce qu'il te fasse sortir du désert ( tant sont fortes ses flatteries). Il te dit : " Nous pouvons très bien vivre près du monde. Nous avons maintenant une grande expérience. Nous pouvons vivre dans le monde comme nous sommes. Eprouve-moi seulement, et si je ne fais pas comme tu veux, nous pourrons toujours revenir. Voici, le désert ne nous quitte pas." Ne le crois pas, quand bien même il te prierait très fort et te ferait de grandes promesses. Car il ne fait pas ce qu'il dit. Quand tu lui auras donné ce qu'il demande, il te jettera dans de grands malheurs dont tu ne pourras pas te relever ni te délivrer.
Quand tu es épuisé par les épreuves, quand tu en es rassasié, dis à ton corps : " Tu désires vivre à nouveau dans l'impureté et l'infamie." S'il te répond : " C'est un grand péché de se tuer soi-même", dis-lui : " Je me tue moi-même, car je ne peux pas vivre dans l'impureté. Je meurs ici-bas, pour ne pas revoir la vraie mort de mon âme, la mort loin de Dieu. Il m'est bien meilleur de mourir ici pour l'innocence, que de mener dans le monde une vie mauvaise. J'ai choisi cette mort pour mes péchés. Je me tue moi-même, car j'ai péché contre le Seigneur et je ne veux plus l'irriter. Qu'ai-je à faire d'une vie séparée de Dieu? Je supporte toutes ces peines, pour n'être pas étranger à l'espérance du ciel. Quel avantage tire Dieu de la vie que je mène ici-bas, si je vis mal et si je l'irrite?"
48 ° discours
POURQUOI DIEU PERMET-IL
QUE SOIENT EPROUVéS CEUX QUI L'AIMENT?
Par l'amour que les Saints ont porté à Dieu à travers tout ce qu'ils ont souffert pour son nom ( quand Il mène dans l'affliction ceux qu'Il aime, mais sans jamais s'éloigner d'eux), leur coeur parvient à la liberté de Le regarder sans voile et de Le solliciter en toute confiance. Grande est la puissance de la prière quand l'homme est libre devant Dieu. C'est pourquoi Dieu permet que les saints soient éprouvés par les afflictions. Ils reçoivent alors l'expérience de son secours et de l'attention qu'Il leur porte. Car à travers leurs épreuves ils acquièrent la sagesse. Ils échappent ainsi à l'ignorance et ne sont pas sans pratiquer l'ascèse du bien et du mal. Ils atteignent par cette expérience la connaissance de toute chose et ne sont pas joués par les démons. Car s'ils n'avaient que la pratique du bien, il leur manquerait d'être exercés dans la connaissance du mal, et ils combattraient nus.
Mais si nous disons que Dieu les enseigne sans leur faire connaître le mal, nous affirmons qu'Il veut qu'ils soient comme les boeufs et les ânes, lesquels n'ont aucune liberté. L'homme ne peut goûter le bien s'il n'a pas été d'abord éprouvé par l'expérience du mal. Car alors quand il rencontre le bien il s'y adonne en toute connaissance et en toute liberté, comme à une chose qu'il lui a fallu acquérir. Combien douce est la connaissance qui vient de l'expérience et de la pratique des oeuvres, et quelle force elle donne à celui qui l'a découverte en lui après une longue épreuve, le savent ceux qui en toute certitude ont reçu l'énergie de cette connaissance : la faiblesse de la nature et le secours de la puissance divine. Car ils parviennent à connaître, quand Dieu leur a d'abord enlevé sa propre puissance, quand Il leur a donné de sentir les faiblesses de la nature, la difficulté des épreuves et la malice de l'ennemi, et quel est leur adversaire, et de quelle nature ils sont revêtus, et comment ils sont gardés par la puissance divine, et combien ils ont avancé, et combien ils se sont élevés en elle, et comment ils sont faibles devant toute passion dès que cette puissance s'éloigne d'eux. C'est ainsi qu'ils acquièrent l'humilité, qu'ils approchent Dieu, qu'ils attendent son secours, et qu'ils persévèrent dans la prière. Mais d'où ont-ils reçu toutes ces choses, sinon de l'expérience de tant de maux dans lesquels Dieu a permis qu'ils tombent? L'Apôtre le dit : " Pour que je ne sois pas enflé d'orgueil à cause de l'excellence de ces révélations, il m'a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan." (1).
(1) : (2 Co 12, 7).
Mais on acquiert aussi au milieu des épreuves une foi sûre, grâce à la longue expérience qu'on a du secours divin. On cesse alors de craindre et on a confiance. Car on est exercé.
L'épreuve est bénéfique à tout homme. Car si l'épreuve a servi Paul, toute bouche sera fermée, et le monde sera jugé par Dieu. Ceux qui combattent sont éprouvés, pour ajouter à leur richesse; et ceux qui se relâchent sont éprouvés, pour se garder de ce qui leur nuit; de même ceux qui dorment, pour se préparer au réveil; ceux qui sont loin, pour approcher Dieu; et ceux qui sont dans la maison, pour y demeurer en toute confiance. S'il ne s'est pas exercé lui-même, aucun fils ne peut recevoir comme une aide la richesse de la maison de son père. C'est pourquoi Dieu commence par éprouver et par affliger, puis Il révèle sa grâce. Gloire au Maître qui par d'âcres remèdes nous adonné les délices de la santé.
Il n'est pas d'homme qui ne soit accablé au temps où il s'exerce. Et il n'est pas d'homme auquel ne paraît pas amer le temps où il boit le venin des épreuves. Mais sans les épreuves il n'est pas possible d'être vigoureux. Toutefois il ne nous appartient pas de les supporter nous-mêmes. Comment le vase de terre peut-il garder l'eau qu'on lui confie, si ne l'a pas durci le feu divin? Si nous nous soumettons, si nous demandons humblement, patiemment, sans jamais cesser de désirer, nous recevons tout dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.
49° discours
SUR LA VRAIE CONNAISSANCE
ET SUR LES EPREUVES
Comment savoir exactement combien,
pour que tombe l'orgueil,
Dieu dans sa pitié abandonne non seulement ceux
qui sont faibles et ne sont pas exercés,
mais ceux qui pour un temps ont été
dignes de l'impassibilité,
qui sont parvenus à la perfection du coeur
et se sont partiellement approchés de la pureté
liée à la mortification.
Combien de fois certains transgressent, guérissent leurs âmes par le repentir, et la grâce les reçoit. En toute nature douée de raison l'altération arrive sans qu'on puisse la définir. Tout homme, à toute heure, passe par des changements qu'il est donné de comprendre à celui qui sait discerner. Mais s'il est vigilant, les épreuves qu'il traverse chaque jour peuvent le rendre encore plus sage. Il peut se garder lui-même en son intelligence et apprendre quel changement de douceur et de bonté celle-ci ne cesse de connaître, mais aussi comment elle passe tout à coup de la paix à l'obscurcissement alors que rien en elle ne l'annonçait, et comment elle se trouve en grand et ineffable danger.
C'est là ce que saint Macaire a clairement écrit avec beaucoup de prévoyance et d'attention, pour que les frères gardent en mémoire cet enseignement : ne pas désespérer au temps du changement que provoque l'adversité. Comme il arrive que l'air devienne froid, il arrive en effet que tombent ceux qui ne cessent de se tenir dans l'ordre de la pureté, sans qu'eux-mêmes aient rien négligé ni rien relâché. Mais à l'encontre du but que poursuivait leur volonté, ils sont tombés alors qu'ils marchaient dans leur ordre. Le bienheureux Marc l'atteste également. Il savait cela d'expérience. Et il le dit dans ses lettres avec beaucoup d'assurance, afin qu'on n'aille pas croire que saint Macaire dans son épître a écrit cette chose arbitrairement et non à partir d'une véritable expérience, et afin que sur la foi de ces deux témoins l'intelligence puisse être résolument consolée au temps où elle en a besoin. " Qu'en est-il donc? dit-il. Il en va du changement en chacun de nous comme des variations de l'air." Comprends ce que signifie : " En chacun de nous." Car la nature est une. Ne crois pas qu'il parle uniquement des hommes qui sont au bas de l'échelle et que les parfaits sont dégagés du changement et se tiennent inflexiblement dans un ordre unique sans jamais connaître de pensées passionnées, comme le disent les Euchites. C'est pourquoi il a écrit : " En chacun de nous."
Mais comment cela se fait-il, ô Macaire? Tu dis que l'air est froid et que peu après vient la chaleur, puis la grêle, l'orage, et enfin le beau temps. Et qu'il en va de même dans l'exercice de notre vie, où se succèdent le combat et le secours de la grâce. L'âme est un temps dans la tempête, elle est assaillie par la violence des vagues. Puis viennent les changements. La grâce la visite. Son coeur s'emplit de la joie, de la paix de Dieu, de pensées chastes et calmes. Il évoque ici la chasteté en rappelant quelles pensées bestiales et impures l'avaient précédée, et il nous demande de ne pas nous affliger et de ne pas désespérer, si une agression fait suite à de telles pensées chastes et douces, et réciproquement de ne pas nous glorifier à l'heure où nous soulage la grâce, mais de nous attendre à l'affliction au temps de la joie. Cependant il nous exhorte à ne pas nous affliger quand viennent les malheurs. Il ne veut pas dire qu'il nous faut cesser d'assumer en nous l'adversité, mais que l'intelligence doit recevoir les malheurs avec joie, comme des choses naturelles et qui nous sont propres. Et il nous exhorte à ne pas désespérer, comme quelqu'un qui attendrait au-delà des combats un confort parfait et immuable et ne serait plus capable d'assumer à nouveau les luttes et les afflictions, ni aucun mouvement de ces choses contraires qui s'opposent au Seigneur notre Dieu ici en ce monde.
Macaire nous exhorte ainsi pour que nous ne cessions pas d'être à l'oeuvre, que de toute notre intelligence nous ne nous glorifiions pas nous-mêmes dans le désespoir, et que nous ne restions pas immobiles sur le bord du chemin. Il ajoute : " Sache que tous les saints ont passé par cette oeuvre. Tant que nous sommes en ce monde, c'est avec les afflictions que nous est secrètement donnée la plus garnde consolation. Car chaque jour et à toute heure nous est demandée la preuve de notre amour de Dieu dans la lutte et le combat contre les tentations. Et telle est cette preuve : ne pas nous affliger, ne pas nous laisser abattre quand nous combattons. C'est ainsi que nous allons notre chemin. Mais celui qui veut s'écarter ou se détourner de la voie a sa part avec les loups." Quel émerveillement, ces paroles du Saint. Comment en peu de mots il a confirmé ce qu'il fallait faire, comme il a révélé ici la voie de la connaissance et levé entièrement le doute dans l'intelligence du lecteur, car il dit que celui qui se détourne et ne veut pas marcher sur la voie a sa part avec les loups, dès lors qu'il s'est mis en tête de vouloir marcher sur une voie qui lui soit propre, et où les Pères ne sont pas allés. Il enseigne également à porter l'affliction à l'heure même de la joie, quand l'énergie de la grâce nous comble tout à coup des grandes pensées et des émerveillements de l'intelligence dans les plus hautes contemplations de la nature. Comme a dit saint Marc, quand les saints Anges nous approcheront, ils nous empliront de contemplation spirituelle. Toutes les adversités nous quittent. Il se fait en nous une paix et une sérénité ineffables, au temps où nous arrivent de telles choses. Donc lorsque la grâce t'aura couvert de son ombre, que t'auront approché et entouré les saints Anges, et que seront partis d'auprès de toi tous ceux qui te tourmentent, ne t'enorgueillis pas, ne va pas croire en ton âme que tu as atteint le port invulnérable et l'air immobile, et que tu es parvenu si haut que tu es désormais délivré de la mer et des vents contraires, qu'il n'y a plus d'ennemis et que tu ne feras plus de mauvaise rencontre. Car beaucoup l'ont pensé et ont couru de grands dangers, comme a dit le bienheureux Nil. Ne va pas croire également que tu es plus grand que la plupart, qu'il t'appartient d'être comblé de grâces et que les autres en sont privés à cause de l'indigence de leur vie, ou encore que leur connaissance ne suffit pas, dit-il, et c'est pourquoi les grâces leur manquent, mais à moi elles me sont données, car je suis parvenu à la perfection de la sainteté, au degré spirituel et à la joie immuable. Bien plutôt remémore-toi les pensées impures et les imaginations mauvaises qui se sont enfoncées dans ton intelligence au temps de la tourmente, à l'heure du trouble et du désordre de ces pensées qui se soulevaient contre toi il y a peu dans l'opacité des ténèbres. Souviens-toi combien vite tu t'es laissé aller aux passions, combien tu as vécu avec elles dans l'obscurité de l' intelligence, et tu n'as pas eu honte, tu n'as respecté ni la vision divine ni les grâces et les dons que tu avais reçus. Sache que la Providence de Dieu qui veille à donner à chacun de nous ce qui lui est bon, a mené à nous toutes ces choses pour nous porter à l'humilité. Car si tu t'enorgueillis des grâces de la Providence, celle-ci t'abandonne, et tu retombes entièrement dans des choses qui te tourmentent par les seules pensées.
Sache donc qu'il ne t'appartient pas, ni à toi ni à ta vertu, de résister aux passions, mais que seule la grâce te tient dans sa main, pour que tu ne craignes pas. Aie cela en tête au temps de la joie, quand s'exalte la pensée, dit notre Père saint, et gémis, pleure, souviens-toi de tes fautes au temps de ton épreuve, afin d'être délivré de l'orgueil, et d'acquérir l'humilité. Cependant ne désespère pas. Prie Dieu humblement de pardonner tes péchés.
L'humilité, même sans les oeuvres, efface beaucoup de fautes. Mais au contraire les oeuvres sans elle ne servent à rien; elles nous préparent même bien des maux. Obtiens donc par l'humilité, comme j'ai dit, le pardon de tes injustices. Ce que le sel est à toute nourriture, l'humilité l'est à toute vertu. Elle peut briser la force de nombreux péchés. Il te faut pour l'acquérir t'affliger continuellement en ton intelligence, dans la discrétion et la tristesse du discernement. Mais si nous la possédons, elle fait de nous des fils de Dieu, et elle nous mène à Dieu sans même le secours des oeuvres bonnes. C'est pourquoi en dehors d'elle toutes nos oeuvres sont vaines, sont vaines toutes les vertus, et sont vaines toutes les peines.
Dieu veut donc le changement de l'intelligence. C'est par l'intelligence que nous devenons meilleurs, et c'est par l'intelligence que nous devenons pires. Seul un tel changement peut de lui-même sans autre secours aller devant Dieu et intercéder pour nous. Rends grâce à Dieu et confesse-Le sans jamais te taire. En dépit de la faiblesse de ta nature et de la facilité avec laquelle elle se détourne, reconnais où tu t'élèves de temps en temps quand te secourt l'énergie de la grâce, et quels charismes te sont donnés, et jusqu'où tu vas plus haut que la nature. Mais reconnais aussi jusqu'où tu descends quand Dieu le permet, et à quelle intelligence bestiale tu parviens. Souviens-toi de la misère de ta nature, et de la rapidité du changement qui te poursuit. Un des saints Vieillards l'a dit : " Quand te vient la pensée de l'orgueil qui te murmure : " Souviens-toi de tes vertus", dis : " Vieillard, regarde ta prostitution." Ce qu'il appelle ici prostitution est l'épreuve que tu connais quand Dieu permet que tu sois tenté dans tes pensées. C'est là ce que la grâce ordonne en chacun de nous, soit pour nous mener au combat, soit pour nous secourir, selon ce qui nous est bon.
Vois-tu comment ce merveilleux vieillard a exprimé la chose? Il affirme : " Quand te vient la pensée de l'orgueil touchant la hauteur de ta vie monastique, dis : vieillard, regarde ta prostitution." Il est clair ici que le vieillard a dit cela d'un grand moine. Car il n'est pas possible d'être troublé par une telle pensée si l'on n'a pas atteint l'ordre le plus haut et la vie digne de louange. Cette passion se lève dans l'âme quand on a mené à bien la vertu, pour la dépouiller de son oeuvre. Si tu veux, tu peux apprendre dans une lettre du même saint Macaire à quel degré étaient parvenus ces saints, et ce que Dieu avait permis qu'il leur arrivât, afin qu'ils fussent éprouvés. Voici ce que dit cette lettre.
L'abbé Macaire écrit à tous ses enfants bien aimés pour leur enseigner clairement comment ils sont menés par Dieu dans les combats et comment ils reçoivent le secours de la grâce. Car il a plu à la sagesse de Dieu d'exercer ainsi les saints à lutter dans le siècle contre le péché et pour la vertu, tant qu'ils sont en cette vie, afin que leur contemplation s'élève en tout temps vers Lui, et que dans cette continuelle contemplation croisse en eux sa sainte charité. Les passions et la crainte d'être détournés les pressent. Mais ils courent à Dieu, et ils sont confirmés dans la foi, l'espérance et l'amour.
Cette lettre ne s'adresse pas à ceux qui demeurent avec les hommes et vont de lieu en lieu, toujours soumis aux choses et aux pensées infamantes et impures, ni à ceux qui recherchent la justice en dehors de l'hésychia, qui se laissent capturer à tout moment par leur sens et s'exposent continuellement au danger de la chute, car la nécessité les y pousse en dehors même de leur volonté : ils tombent ainsi dans des malheurs dont ils ne peuvent entièrement garder non seulement leurs pensées, mais aussi leurs sens. Elle s'adresse en vérité à ceux qui sont capables de garder leurs corps et leurs pensées, à ceux qui s'éloignent totalement du tumulte et du commerce des hommes, à ceux qui renonçant à toute chose et à leurs propres âmes se consacrent à maintenir l'intelligence dans la prière, à ceux qui reçoivent les changements que par la grâce apporte la Providence au coeur même de la vie menée dans l'hésychia, à ceux qui se laissent porter par la connaissance du Seigneur, à ceux qui dans l'hésychia reçoivent secrètement de l'Esprit la sagesse en s'abstenant des choses et en se retirant de la vue des hommes, à ceux qui sont parvenus à faire mourir au monde leur intelligence. Car les passions ne meurent pas. Mais l'intelligence meurt en eux par l'abstention des choses et l'énergie de la grâce qui les secourt. Qu'une telle grâce nous garde nous aussi dans cet état. Amen.
50° discours
SUR LE MEME THEME
ET SUR LA PRIERE.
Le présent chapitre voudrait nous signifier ceci : il nous faut continuellement savoir que durant les vingt-quatre heures de la nuit et du jour nous avons besoin du repentir. Mais voici quel est le sens du mot repentir, tel que nous l'a donné à connaître la vraie forme des choses : le repentirt une supplication continuelle, une supplication de toute heure au coeur d'une prière pleine de la douloureuse tendresse du recueillement, et approchant Dieu pour lui demander l'absolution du passé. Il est aussi l'affliction dans laquelle nous gardons les choses de l'avenir. C'est pourquoi notre Seigneur Lui-même a fait resposer sur la prière notre faiblesse, quand Il dit : " Réveillez-vous, veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation." (1).
(1) : (Mat 26, 41).
Et : "Priez, ne tardez pas, soyez vigilants, soyez en prière en tout temps. Demandez et vous recevrez. Cherchez et vous trouverez. Frappez et il vous sera ouvert. Car celui qui demande reçoit. Celui qui cherche trouve. Et il sera ouvert à celui qui frappe." (2).
(2) : (Mat 7, 7).
Il nous a tout particulièrement confirmé ces paroles, en nous engageant à toujours plus d'ardeur, dans la parabole de l'ami qui va au milieu de la nuit demander du pain à son ami, quand Il ajoute : " En vérité je vous le dis : s'il ne lui donne pas à cause de l'amitié, du moins à cause de son importunité il se lèvera et lui donnera tout ce qu'il lui demande." (3).
(3) : (Luc 11, 8).
Vous, priez, ne soyez pas négligents. Ô la confiance ineffable. Celui qui donne nous exhorte à Lui demander de nous accorcer ses charismes divins. Si le Seigneur ordonne Lui-même pour nous comme Il le sait tout le bien dont il nous comble, des paroles comme celles-ci portent en elles une grande certitude, elles nous donnent courage et confiance. Le Seigneur sait que le repentir nous est toujours aussi nécessaire avant la mort, qu'il nous est facile de passer de la vertu au vice, et que l'homme et sa nature portent les contraires. C'est pourquoi il nous a exhortés à combattre et à nous appliquer à la prière continuelle. Car si le pays dans lequel nous espérons était en ce monde et si l'homme l'atteignait, sa nature serait désormais plus haute que le besoin, son oeuvre serait plus haute que la crainte, et le Seigneur ne nous aurait pas exhortés à combattre et à prier pour avoir à nous exaucer dans sa Providence. Dans le siècle à venir les Saints ne prient pas Dieu. Ils n'ont plus rien à Lui demander. Car dans cette patrie de la liberté, notre nature ne connaît plus ni changement ni altération. Elle n'a plus rien à craindre de l'adversité. Elle est parfaite en tout. C'est pourquoi non seulement nous devons nous efforcer de prier et de nous garder, mais il nous faut combattre devant l'insaisissable subtilité des choses qui ne cessent de nous arriver et que notre intelligence n'a pas la faculté de comprendre. C'est au milieu de ces choses que nous nous trouvons souvent, sans le vouloir, quel que soit le temps, et quand bien même notre coeur serait très ferme et se plairait dans le bien. Combien de fois sa Providence nous a-t-elle abandonné et jeté dans les épreuves, comme l'a dit le bienheureux Paul : " Pour que je ne sois pas enflé d'orgueil, à cause de l'excellence de ces révélations, il m'a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter. Trois fois j'ai prié le Seigneur de l'éloigner de moi, et il m'a dit : " Ma grâce te suffit. Car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse." (1).
(1) : ( 2 Co 12, 7).
Seigneur, si telle est ta volonté, notre état infantile a besoin de toutes ces choses pour être éduqué, pour être éveillé par Toi, mais non pas quand l'homme est enivré de ton désir comme je le suis, et est attiré par le bien au point de ne plus voir le monde, tant il est ivre d'être en Toi. Plus loin encore. Tu m'as donné de parvenir à des révélations et à des visions qu'aucune langue de chair ne peut expliquer, Tu m'as donné de voir et d'entendre les voix de la liturgie des êtres spirituels, enfin Tu m'as rendu digne de ta contemplation emplie de sainteté. Et malgré tout, moi qui suis un homme parfait dans le Christ, je ne suis toujours pas capable de me garder moi-même. J'ai acquis l' intelligence du Christ, mais il est encore quelque chose que je ne puis saisir par mes propres forces, à cause de sa finesse même. C'est pourquoi, Seigneur, je me réjouis dans les maladies, dans les afflictions, dans les prisons, dans les liens, dans les nécessités. Que ces choses me viennent de la nature, ou des fils de la nature, ou de ses ennemis, je supporte avec joie mes faiblesses et mes épreuves pour que se porte sur moi et demeure en moi la puissance de Dieu. Si en outre j'appelle cette verge des épreuves pour que se fasse plus grande en moi ta présence et que je sois gardé par ton approche, je sais qu'il n'est personne qui sera davantage aimé que je ne le suis. Et tu m'auras fait croître plus que beaucoup. Comme Tu m'as donné de connaître tes puissances merveilleuses, tes glorieuses puissances que Tu n'as données à aucun des apôtres mes compagnons, Tu m'as appelé ton vase d'élection, Tu m'as confié de garder l'ordre de ton amour. Pour toutes ces choses, et singulièrement parce que je progresse plus avant dans l'oeuvre de la prédication que lorsque je n'étais pas entravé par les liens des épreuves, tu m'as accordé la liberté, pour autant qu'elle m'était bonne, mais tu n'as pas voulu que je sois sans affliction ni inquiétude en ce monde, non que Tu aies dû accroître par là l'oeuvre de la prédication de ton Evangile, mais Tu as voulu que je tire mon bien de mes épreuves et que mon âme soit gardée saine auprès de Toi.
Si tout est là, ô toi qui sais discerner, les épreuves sont donc un grand don. Car plus l'homme s'élève et pénètre dans la vie spirituelle à l'image de Paul, plus il a besoin de craindre et de se garder, et plus il tire avantage des épreuves qui lui arrivent. Quel est l'homme parvenu au pays de la certitude - lequel est plein de pillards - qui a reçu la grâce de ne plus jamais déchoir ( ce qui n'a même pas été donné aux anges, pour qu'ils n'atteignent pas sans nous la perfection)? Quel est cet homme qui transgressant toutes les lois qui régissent les êtres spirituels et corporels, se veut lui-même inaliénable et refuse que l'épreuve approche ses pensées? L'ordre de ce monde est cette pensée partout exprimée dans les Ecritures : quand bien même chaque jour nous souffririons mille coups, nous n'avons pas à nous décourager et à quitter le chemin au milieu du stade. Car nous avons toujours la possibilité, si peu soit-il, de saisir la victoire et de recevoir la couronne.
Ce monde est le chemin du combat et le stade où sont les chemins. Et ce temps est le temps de la lutte. Mais sur le champ de bataille, au moment où se déroule le combat, il n'y a plus de loi. C'est-à-dire que le roi a laissé libres ses soldats, jusqu'à ce que soit fini le combat et que chaque homme soit venu se ranger à la porte du Roi des rois pour qu'y soient éprouvés celui qui a persévéré dans la lutte et n'a pas accepté d'être vaincu, et celui qui a tourné le dos. Car il est arrivé plus d'une fois qu'un homme qui ne servait à rien, qui manquait d'exercice, qui se laissait frapper continuellement et jeter à terre et qui se trouvait à tout mement en état de faiblesse, saisisse l'étendard de l'armée des fils des géants et voie son nom glorifié : il est alors loué bien plus que ceux qui ont combattu et sont connus pour leurs victoires, et il reçoit la couronne et davantage de dons précieux que ses compagnons. Donc que personne ne désespère. Seulement ne délaissons pas la prière, ne négligeons pas de demander le secours du Seigneur.
Ayons toujours à l'esprit ceci : tant que nous sommes en ce monde et que nous demeurons dans la chair, quand bien même nous nous élèverions jusqu'à la voûte des cieux, nous ne pouvons pas rester dans l'insouciance en dehors de toute oeuvre et de toute peine. Tout est là. Pardonne-moi. Ce serait manquer d'intelligence que de chercher à aller plus loin. A notre Dieu soient la gloire, la puissance et la grandeur dans les siècles. Amen.
51 ° discours
SUR LES DIFFERENTES FORMES DU COMBAT
QUE LE DIABLE MENE
CONTRE CEUX QUI VONT SUR LA VOIE ETROITE
QUI S'ELEVE AU-DESSUS DU MONDE.
Le diable notre adversaire a une vieille habitude : user de toute sa ruse pour changer la forme des armes qu'il emploie contre ceux qui mènent le combat spirituel. Il transforme ainsi son propre combat selon les personnes qu'il attaque. Il combat de front, immédiatement, et violemment, ceux qu'il voit négligents dans leur résolution, et faibles dans leurs pensées. Il soulève contre eux des tentations dures et fortes, afin de leur faire goûter les formes de sa malice dès le commencement du chemin, de les traumatiser et de les porter à la lâcheté dès la première bataille en leur montrant combien la voie est rude et difficilement accessible. Il les pousse ainsi à dire : si le commencement est aussi difficile et aussi dur, qui peut affronter jusqu'à la fin les nombreux combats qui l'attendent en cours de route? Dès lors ils ne peuvent plus ni rester en place, ni avancer, ni penser à rien d'autre, tant cette idée les presse. Et le diable ne tarde pas à resserrer sur eux son emprise pour les obliger à fuir. Mais bien plutôt c'est Dieu Lui-même qui, en n'apportant nul secours à de tels hommes, permet au diable de les vaincre. Car ils sont venus combattre pour le Seigneur en hésitant, et sans aucune ferveur. Or il est dit : " Maudit est celui qui fait négligemment les oeuvres du Seigneur et qui refuse de verser son sang." (1).
(1) : ( Jér 48, 10).
Et encore : " Le Seigneur est proche de ceux qui Le révèrent." (1)
(1) : ( Ps 85. 10).
Car Dieu ordonne de combattre le diable sans peur, et ardemment. Il dit : " Mène-le à sa perte, pars te battre, aie le courage de lutter avec lui. Et je te ferai craindre de tous tes ennemis qui sont sous le ciel, dit le Seigneur." (2).
(2) : ( Deut 11, 20).
Car si tu n'as pas la volonté de mourir de mort sensible pour l'amour de Dieu, c'est Dieu Lui-même qui te fera mourir en esprit sans que tu le veuilles.
C'est donc là ta part : accepte sans difficulté, et volontairement, de souffrir un temps pour Dieu, afin d'entrer dans sa gloire. Car si tu meurs dans ton corps en combattant pour le Seigneur, Lui-même te couronnera. Dieu donnera à tes reliques l'honneur des martyrs. C'est pourquoi, comme j'ai dit, ceux qui au départ sont négligents, se relâchent et ne se pressent pas de se donner à la mort, sont peu de chose et manquent de courage quand viennent toutes les guerres. Et Dieu permet qu'ils soient chassés et combattus. Car ce n'est pas en vérité qu'ils ont cherché Dieu, mais comme pour Le tenter, et ils ont essayé d'accomplir son oeuvre en se moquant de Lui. Le diable lui-même les a donc connus dès le commencement et il a éprouvé leurs pensées; il a vu quels hommes ils étaient, des lâches et des égoïstes, qui ne cherchaient qu'à ménager leurs corps. C'est pourquoi il les poursuit et les emporte comme dans un ouragan. Car Il ne discerne pas en eux la puissance spirituelle qu'Il a coutume de voir dans les saints. C'est en effet dans la mesure où l'homme s'attache à Lui et est résolu à se porter vers Lui que Dieu l'assiste, le secourt et lui montre sa Providence. Le diable ne peut ni approcher ni tenter l'homme, si celui-ci n'est pas négligent, ou si Dieu ne l'abandonne pas, ou si par présomption et suffisance, ou par imagination, hésitation et indécision, il ne se relâche pas jusqu'à penser des infamies. Le diable demande seulement s'il peut tenter de tels hommes.
Quant aux novices, qui sont simples et sans expérience, il ne demande pas à Dieu de les tenter comme il le fait pour les saints et les grands moines. Car il sait que Dieu ne permet pas qu'ils tombent dans ses mains. Dieu Lui-même sait qu'ils ne vont pas au-devant des tentations du diable, s'ils n'ont pas en eux l'une des causes de chute que j'ai dites. Alors la puissance de la Providence divine s'éloigne d'eux. Telle est la première forme du combat que mène le diable.
52° discours
SUR LA SECONDE FORME DES COMBATS
QUE MENE LE DIABLE.
Ceux que le diable voit courageux et forts, tenant pour rien la mort, allant au combat avec beaucoup de ferveur, prêts à toute épreuve et à toute mort, méprisant la vie du monde et du corps et toutes les tentations, ceux-là il ne les affronte pas de but en blenc. Le plus souvent il ne se montre pas à eux, mais il se replie sur lui-même, il leur laisse la place, il ne répond pas à leur premier assaut et ne se met pas en ligne pour les combattre. Car il sait que les débuts de la guerre sont toujours plus ardents, et il connaît la grande ferveur de celui qui le combat. De tels hommes ne se laissent pas vaincre n'importe comment. Le diable agit ainsi non parce qu'il a peur d'eux, mais parce qu'il craint la puissance divine qui les entoure : c'est cette puissance qui l'effraie. Donc tant qu'il les voit ainsi entourés, il n'ose pas les approcher. Il ne le fait qu'à partir du moment où il considère que leur ferveur se refroidit et qu'ils ont déposé les armes qu'ils s'étaient préparées dans leurs intelligences transformées par les paroles divines et les souvenirs qui les assistaient et les aidaient. Il attend que vienne en eux la négligence. Car dès qu'ils se détournent un peu de leurs premières pensées, sous l'effet des flatteries que secrète en eux leur sentiment, ils se mettent à imaginer eux-mêmes leur défaite et à creuser eux-mêmes le gouffre où vont se perdre leurs âmes sous la distraction des pensées, cette distraction qui vient de la négligence, dès lors que la froideur les a investis et règne dans leurs intelligences et dans leurs coeurs. Le diable ici n'agit pas lui-même, dans la mesure où il était empêché de combattre ces hommes et où il les épargnait. Mais maintenant il n'a plus honte, car il les tient pour rien. Au contraire, je pense qu'une puissance entoure ceux qui dans une ferveur ardente se tournent vers Dieu, vont à la bataille comme des enfants, renoncent au monde sans réfléchir, espèrent et croient en Dieu, et ignorent celui qu'ils ont à combattre. C'est pourquoi Dieu chasse d'eux la cruauté de la malice du diable, pour qu'elle ne les approche pas. L'ennemi s'arrête, quand il voit Celui qui ne cesse de les garder. S'ils ne rejettent pas d'eux les sources du secours, qui sont les prières, les peines et l'humilité, jamais ne les quitte Celui qui les assiste et qui les aide.
Vois et écris dans ton coeur ceci : l'amour du plaisir et l'amour du confort sont la cause de l'abandon. Si quelqu'un par sa tempérance se garde de ces choses, il ne manque jamais du secours de Dieu. Il n'est pas permis à l'ennemi de l'affronter. Et si pour son instruction il lui arrive une fois d'être mis à l'épreuve, la sainte puissance le suit et il ne craint pas les tentations des démons. Sa pensée est pleine de confiance et il les méprise. La puissance divine enseigne en effet les hommes comme quelqu'un enseigne à nager à un petit enfant : quand celui-ci commence à s'enfoncer, il le remonte. L'enfant nage sur les mains de celui qui lui apprend. Quand il se met à craindre d'être englouti, celui qui le tient dans ses mains l'encourage de la voix et lui dit : " Ne crains pas, je te tiens." Et de même qu'une mère qui enseigne à marcher à son petit enfant s'éloigne de lui et l'appelle, et quand venant vers elle il se met à trembler et tombe à cause de la faiblesse et de la délicatesse de ses pieds et de ses jambes, sa mère court et le prend dans ses bras, de même la grâce de Dieu tient et enseigne les hommes qui en toute pureté et simplicité se sont confiés aux mains de leur Créateur, qui de tout leur coeur ont renoncé au monde et ont suivi Dieu sur le chemin.
Mais, ô homme, toi qui suis Dieu, souviens-toi toujours, en tout temps, des prémices de ton combat, de ta première ferveur au départ du chemin, et des pensées ardentes avec lesquelles au commencement tu es sorti de ta maison et tu t'es porté sur la ligne de bataille. Chaque jour éprouve-toi toi-même. Vois si ne s'est pas refroidie la chaleur de ton âme, si tu n'as pas perdu l'une des armes dont tu étais revêtu et l'ardeur dont tu étais enflammé au commencement, c'est-à-dire au commencement de ton combat. Veille à ce que ne s'émousse aucune des armes dont tu étais revêtu quand tu t'es mis à combattre. Elève toujours ta voix quand tu attends la lutte, donne courage et confiance aux enfants de ta droite, à tes propres pensées, et montre aux autres, aux adversaires, que tu es vigilant. Et quand tu dois venir au début du combat l'assaut terrifiant de celui qui te tente, ne te relâche pas. Il est peut-être bon pour toi que tu sois attaqué. Car celui qui te sauve ne permet pas sans raison que t'approche le malin. Dans sa Providence Il le laisse venir pour ton bien.
Mais dès le début n'aie en toi aucune nonchalance, afin de ne pas tomber en avançant, car alors tu ne pourrais plus résister aux afflictions qui t'arrivent : à la faim, à la maladie, aux imaginations, et à tout le reste. Ne te détourne pas du but que t'assigne Celui qui te mène au combat et t'aide contre l'adversaire, afin que l'ennemi ne te trouve pas là où il t'attend. Mais prie Dieu continuellement, pleure devant sa grâce, afflige-toi, donne-toi de la peine, jusqu'à ce qu'Il t'envoie son secours. Une fois que tu auras vu de près de Celui qui te sauve, tu ne seras plus vaincu par l'ennemi qui s'oppose à toi. Telles sont les deux premières formes du combat que mène le diable.
53° discours
SUR LA TROISIEME FORME DU COMBAT
DE L'ENNEMI
CONTRE CEUX QUI SONT FORTS ET COURAGEUX.
Lorsque le diable a ainsi combattu quelqu'un et qu'il ne peut rien faire contre lui, ou plutôt contre Celui qui le conforte et le secourt, et grâce auquel l'homme lui résiste et reçoit puissance et patience, donc lorsqu'il ne peut rien faire pour que le corps pesant et matériel soit plus fort que l'incorporel et le spirituel, et qu'il voit toute cette puissance que l'homme a reçue de Dieu, et qu'il considère que ses sens extérieurs ne sont pas vaincus par les choses visibles et les paroles entendues, et que ses pensées ne se relâchent pas sous ses propres flatteries, alors le malin se met en quête d'un moyen pour éloigner de l'homme l'ange qui le secourt. Ce qu'il désire surtout, c'est aveugler l'intelligence de l'homme qui reçoit un tel secours, c'est le priver de toute aide et susciter en lui des pensées d'orgueil, afin qu'il croie que toute cette force lui vient de sa propre puissance, qu'il a lui-même acquis sa richesse et qu'il s'est gardé de l'adversaire et du meurtrier par la puissance qui est la sienne. Tantôt il le pousse à penser qu'il a vaincu l'ennemi à la faveur d'une circonstance, tantôt il lui suggère qu'il l'a vaincu parce que celui-ci est impuissant ( et je ne dis rien des autres moyens ni des pensées du blasphème dont la seule évocation plonge l'âme dans l'effroi), tantôt il porte en lui l'erreur sous la forme de révélations de Dieu. Pendant son sommeil il le plonge dans l'illusion. Et quand l'homme est éveillé, lui-même se transforme en ange de lumière et fait tout pour le persuader de s'accorder peu à peu avec lui et de se livrer entre ses mains. Mais si l'homme est sage et garde en toute certitude ses pensées, ou plutôt s'il garde la mémoire de Celui qui le secourt, s'il tend vers le ciel le regard de son coeur, afin de ne pas voir ceux qui murmurent en lui de telles choses, l'ennemi va s'attacher de nouveau à découvrir d'autres moyens.
54° discours
SUR LA QUATRIEME FORME DU COMBAT
PAR LEQUEL NOUS DéBOUTE L'ENNEMI.
Il ne lui reste plus alors qu'un moyen, celui qui touche à notre nature même, pour obtenir enfin la dispartition de l'homme. Quel est ce moyen? Le voici : attaquer l'homme dans ses besoins naturels. L'intelligence de celui qui combat est souvent aveuglée par la vue et la proximité des choses sensibles, elles le vainquent facilement dans la lutte quand il est proche d'elles, et à plus forte raison quand elles se trouvent sous ses yeux. C'est en connaissance de cause et par expérience que le diable utilise ce moyen. Il l'a éprouvé avec de nombreux moines qui étaient forts et puissants, et qui pourtant ont succombé devant lui. Et telle est la ruse : bien qu'il lui soit impossible de pousser le moine à faire réellement le mal, dès lors que celui-ci est gardé par son hésychia et demeure loin des occasions et des causes, cependant il fait tout pour que l'intelligence de tesl hommes se mette à imaginer. Il les excite. Il suscite en eux des mouvements qui les mènent aux pensées outrageantes, il les porte à y consentir et les rend ainsi responsables de ce que s'éloigne d'eux Celui qui les assiste. Car il sait que la victoire et la défaite de l'homme, son trésor et son secours, toutes les choses qui font la vie de l'ascète sont dans sa pensée et tiennent à un fil. Que seulement sa pensée sorte de son lieu, qu'il ait en lui le moindre penchant à consentir, et de sa hauteur il retombe sur la terre, comme il est arrivé à de nombreux saints, qui ont imaginé la beauté des femmes. Ou bien ils demeuraient à proximité du monde, à un mille ou deux, ou à une journée de marche, et le diable trouvait souvent le moyen de faire venir vers eux des femmes réelles. Ou bien ils étaient loin du monde, et dès lors qu'il ne pouvait pas les prendre au piège, il leur montrait en imagination la beauté des femmes, tantôt dans la parure des vêtements et leur impudence, tantôt dans la nudité. C'est ainsi qu'il les a vaincus, les uns par la chose elle-même, les autres en les poussant à négliger leurs pensées et à se plonger dans les imaginations, jusqu'à ce qu'ils tombent dans le gouffre du désespoir, qu'ils retournent vers le monde, et que leurs âmes soient déchues de l'espérance du Ciel.
Mais d'autres, plus forts, et illuminés par la grâce, l'ont vaincu, lui et ses imaginations. Ils dépassèrent les plaisirs du corps et furent éprouvés dans l'amour de Dieu. Mais il leur donna souvent à imaginer - et parfois il leur montra en réalité - de l'or, des choses précieuses, des trésors, afin de pouvoir par de telles imaginations en écarter quelques-uns de leur chemin et les faire tomber dans l'un de ses pièges et de ses filets.
Mais ô Seigneur, Seigneur qui connais notre faiblesse, ne nous laisse pas entrer dans de telles tentations, dont c'est à peine si les plus forts et les plus éprouvés d'entre nous parviennent à sortir vainqueurs.
Mais il est permis au diable d'agir ainsi contre les saints, pour que soit éprouvé leur amour de Dieu devant les tentations, pour que soit vérifié qu'ils aiment vraiment Dieu et demeurent dans cet amour au coeur même du renoncement, de l' anachorèse, de la privation, de la pauvreté, enfin qu'ils luttent par amour de Dieu pour se dégager des choses du diable et les détruire alors même qu'ils les approchent. Elles viennent les flatter. Mais ils ne se laissent pas vaincre par elles. Ainsi éprouvés, ils sont connus non seulement de Dieu, mais aussi du diable. Car celui-ci désire les tenter et les éprouver tous, si cela était possible, et les demander à Dieu pour les mettre à l'épreuve, comme il a demandé le juste Job. Et quand Dieu le lui permet, si peu soit-il, le diable approche pour les tenter le plus possible, à la mesure de la force de ceux qu'il tente. Mais le malin ne les attaque pas selon le désir qu'il en a. C'est alors que sont éprouvés ceux qui sont vrais et fermes dans l'amour de Dieu et qu'est vérifié s'ils méprisent bien toutes ces choses et si elles sont comme rien à leurs yeux en comparaison de l'amour. Se faisant eux-mêmes toujours plus humbles, ils rendent gloire à Celui qui les assiste en tout et leur délivre la victoire, ils se remettent entre ses mains dans les combats et disent à Dieu : " Tu es puissant, Seigneur. Cette lutte est la tienne. Combats, Seigneur, et vaincs ici pour nous." De tels hommes sont alors éprouvés comme l'or dans le creuset.
Si certains sont faux, ces tentations les éprouvent et les dénoncent, ils déchoient de Dieu comme l'ordure, ils laissent la place à leur ennemi, coupables qu'ils sont d'avoir été négligents dans leurs pensées ou d'avoir été orgueilleux. Ils n'ont pas été dignes de recevoir la puissance qu'eurent les saints et qui agissait en eux. Car la puissance qui nous assiste n'est jamais vaincue. Le Seigneur est tout puissant et plus fort que tout. Quand Il descend avec nous pour combattre, c'est Lui qui nous donne en tout temps la victoire dans nos corps mortels. Si nous sommes vaincus, il est clair que nous le sommes en-dehors de Lui. De tels hommes ont choisi de se dépouiller eux-mêmes de Dieu dans leur ingratitude. Et non seulement ils n'ont pas été dignes de la puissance qui secourt les vainqueurs, mais ils se sont sentis dénudés de cette puissance propre qu'ils avaient coutume d'avoir au temps des plus violents combats. Mais comment le sentent-ils? Ils considèrent que leur chute est agréable et douce, et qu'ils ne peuvent plus supporter la difficulté du combat contre l'ennemi, cette difficulté qu'ils surmontaient naguère avec ferveur dans le mouvement même de la nature, qui les projetait alors avec tant d'ardeur et d'acuité. Mais cela maintenant n'est plus dans leurs âmes.
Les uns, négligents et relâchés dès le départ, sont effrayés et troublés non seulement par ces combats et les choses qui leur ressemblent, mais par le bruit même des feuilles des arbres. La moindre nécessité où les porte la faim, la moindre maladie ont raison d'eux, et ils retournent en arrière. Mais les autres, ceux qui sont vrais et éprouvés, ne se nourrissent même pas d'herbes et de légumes. Ne prenant que des racines de plantes sèches, ils n'acceptent jamais d'y goûter avant l'heure où ils doivent manger. Ils demeurent couchés sur la terre et leurs yeux se voilent, tant leur corps est faible et vide. Et bien qu'ils soient près de quitter ce corps, ils ne se laissent pas vaincre, ils persévèrent dans leur ferme résolution. Car ils ne désirent et ne recherchent qu'une chose : se faire violence à eux-mêmes pour l'amour de Dieu. Ils ont choisi de se donner de la peine pour la vertu, plutôt que d'être confortés dans cette vie qui passe. Et quand leur viennent les épreuves, ils se réjouissent : c'est par elles qu'ils deviennent parfaits. Mais jamais pour l'amour du Christ ils ne refusent de souffrir les peines les plus dures. Jusqu'à ce qu'ils sortent de cette vie, ils s'efforcent d'affronter noblement les outrages, ils ne reculent pas. Car c'est alors qu'ils deviennent parfaits. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
55° discours
SUR LES PASSIONS.
Combien sont douces les causes des passions. Car il peut arriver qu'on se coupe des passions et qu'on découvre dans leur éloignement et leur absence le calme et la joie, mais on ne peut pas se défaire de leurs causes. C'est pourquoi nous sommes tentés malgré nous. Les passions nous affligent. Mais nous aimons garder en nous leurs sources. Nous ne recherchons pas les péchés. Mais nous affectionnons les causes qui les portent en nous. C'est ainsi que les uns ouvrent en fait la porte aux autres. Celui qui aime les causes des passions se soumet en dehors même de sa volonté et il est asservi aux passions. Mais celui qui méprise ses propres péchés en sera délivré. Celui qui les confesse obtiendra le pardon. Il est impossible de sortir de l'état de péché tant qu'on ne l'a pas en aversion. Et il est impossible d'être absous avant la confession des fautes. Car l'aversion est la cause de la vraie humilité. Et la confession est la cause de la componction qui par la honte saisit le coeur.
Si nous ne méprisons pas les choses qui méritent le blâme, nous ne pouvons pas sentir la mauvaise odeur de ce qu'elles font en nous, et leur infection quand nous les portons dans nos âmes. Tant que tu n'auras pas rejeté de toi l'infamie, tu ne sauras pas de quelle honte tu es entouré, ni combien tu devrais en rougir. Mais quand tu verras porté par d'autres le même fardeau que le tien, tu apprendras la honte qui te recouvre. Eloigne-toi du monde. Alors tu connaîtras sa mauvaise odeur. Car si tu ne t'éloignes pas, tu n'apprendras rien. Bien plutôt tu revêtiras comme un parfum son infection, et tu tiendras pour un voile de gloire la nudité de ta honte.
Bienheureux celui qui s'est éloigné du monde et de ses ténèbres et n'est attentif qu'à lui seul. Car il est impossible que la vision et le discernement puissent s'exercer en celui qui est au milieu des vanités, ni lui rendre le moindre service. Comment, troublé comme il est, son jugement pourrait-il discerner ce qui est bon? Bienheureux celui qui s'est dégagé de la lourdeur de son ivresse et de son insatiable intempérance, en voyant dans les autres ce qu'elle est. Il connaîtra alors sa propre honte. Tant qu'un homme porte en lui-même la lourdeur de l'ivresse de ses péchés, tout ce qu'il fait lui paraît bien. Que la nature soit ivre de vin ou qu'elle soit ivre de désirs, c'est en effet une seule et même chose : elle est en dehors de son ordre propre. Dans les deux cas l'ivresse fait sortir l'homme de son devoir, elle est une même brûlure dans le corps rassasié de vin ou de désirs. Les moyens sont différents. Mais la confusion est la même. Et le changement est le même. Seules diffèrent les causes, lesquelles se discernent dans ce qu'a reçu chacun.
Tout relâchement est suivi de souffrance. Mais toute peine pour Dieu est suivie d'apaisement. Si tout ce qui est en ce monde est soumis au changement, le changement lui-même naît des contraires, soit ici-bas, soit dans le siècle à venir, soit au temps de l'exode, et singulièrement à travers le plaisir qui vient de la débauche ou à travers la peine que l'on se donne pour s'opposer à ce plaisir et atteindre la sanctification. Dans son amour de l'homme, Dieu fait que nous goûtons le tourment sur le chemin de cette vie ou à son terme. Dans la richesse de sa compassion, Il nous la donne à porter comme une rétribution ou comme un gage. Car jusqu'à la dernière heure Il n'empêche pas l'avantage que nous procure le bien. Mais Il empêche le mal de passer, afin que soit tourmenté celui qui est digne de la damnation, ainsi qu'il est écrit : celui qui est châtié ici-bas pour ce qui fait sa honte se nourrit de son enfer.
Garde-toi de ta propre indépendance, qui précède le mauvais asservissement. Garde-toi de la consolation qui précède la guerre. Garde-toi de la connaissance qui précède l'arrivée des tentations. Et surtout garde-toi du désir qui précède l'accomplissement du repentir. Car si nous sommes tous pécheurs, et si nul n'est plus haut que les tentations, aucune vertu n'est plus haute que le repentir, dont il nous est impossible de jamais mener l'oeuvre à son terme. Car le repentir est demandé à tous ceux qui veulent découvrir le salut, aux pécheurs comme aux justes. Il n'y a pas de limite à son achèvement.La perfection des parfaits eux-mêmes est imparfaite. Ni le temps ni les oeuvres, jusqu'à la mort, ne peuvent délimiter le repentir. Souviens-toi que le dégoût et l'amertume suivent tout plaisir.
Garde-toi de la joie qui ne porte pas en elle, unie à elle, la cause du changement. Car tout ce qui porte en soi l'économie cachée d'en haut ne peut ni comprendre ni connaître la condition et la cause de son changement. Crains ceux dont tu vois qu'ils se croient justes. Car il est dit qu'ils marchent en dehors de la voie. Celui qui sait diriger avec sagesse le navire du monde, a compris que le changement est lié à tout ce qu'il fait. En dehors de cela, tout est ombre.
L'égarement et la confusion des pensées suivent le confort des membres du corps. L'acédie suit le surmenage. Et à nouveau l'égarement suit l'acédie. Car il y a deux formes d'égarement. Le premier égarement, celui qui vient du confort, est suivi de la guerre que nous fait la prostitution. Le second, qui vient de l'acédie, est suivi de l'abandon de l'ermitage lui-même, et de l'errance de lieu en lieu. Le travail mesuré, fait dans la peine et avec persévérance, n'a pas de prix. Réduire le travail ouvre la porte au plaisir. Mais le faire sans mesure donne libre cours à l'égarement. Supporte, frère, la folie de ta nature, qui est plus forte que toi. Car elle te prépare à entrer dans cette sagesse qui porte la couronne éternelle du commencement. Ne crains pas le trouble du corps d'Adam, lorsqu'il s'apprête à recevoir les délices dont la connaissance ici-bas est en dehors de l'intelligence des hommes charnels. Quand se révèlerait à toi l'icône céleste - le Roi de la paix -, ne te trouble pas devant le changement qui bouleverse la nature. La peine de son corps n'a qu'un temps, pour celui qui l'assume avec plaisir. Car les passions ressemblent à des chiens qui ont l'habitude de fréquenter les boucheries, et il suffit d'élever la voix pour qu'ils s'enfuient. Mais si tu les négliges, elles t'assaillent comme des lions énormes. Dégage-toi du moindre désir, afin de n'avoir pas à éprouver la violence du feu qu'il porte en toi. La vigilance dans les petites choses te sauve du péril. Car il est impossible de dominer les grandes choses, si l'on n'a pas d'abord vaincu les plus simples.
Souviens-toi, ô frère, de l'ordre auquel tu dois atteindre, dont la vie n'est pas comme celle qui rampe et avance ici par les humeurs du corps, car elle brise ce qui nous rendait mortels. Il n'est rien en elle qui enflamme l'état du corps, lequel état enflammé par la flatterie du plaisir porte peine à notre nature d'enfant. Supporte la souffrance du combat dans lequel tu es entré et qui est ton épreuve, afin de recevoir de Dieu la couronne et le repos, quand tu quitteras ce monde. Souviens-toi de ce repos qui n'a pas de fin, et de la vie que rien ne flatte, et de l'ordre parfait, et de l'économie immuable, et de la captivité qui te force à aimer Dieu, lequel domine la nature. Puissions-nous en être dignes, par la grâce du Christ. A Lui la gloire, ainsi qu'au Père, qui n'a pas de commencement, et au tout Saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles. Amen.
56° discours
DIEU A PERMIS QUE L'AME POUR SON BIEN
PUISSE RECEVOIR LES PASSIONS.
ET SUR LES OEUVRES DE L'ASCESE.
Glisser et tomber dans le péché est un signe de la faiblesse naturelle. Dieu a permis que l'âme pour son bien puisse recevoir les passions. Car Il n'a pas jugé bon de la mettre au-dessus de celles-ci avant la seconde régénération. Que l'âme puisse recevoir les passions sert à aiguillonner la conscience. Cependant qu'elle demeure en elles est une honte et une impudence. Il y a trois voies par lesquelles toute âme douée de raison peut approcher Dieu : par la chaleur de la foi, par la crainte, par le châtiment du Seigneur. Nul ne peut approcher l'amour de Dieu, s'il n'a pas pris auparavant l'une de ces trois voies.
De même que le trouble des pensées naît de la gourmandise, de même l'ignorance et l'égarement de l'intelligence viennent du bavardage et des conversations désordonnées. Le souci des choses de cette vie trouble l'âme. Le désordre de ces choses en elle brouille l' intelligence et chasse la sérénité.
Il faut que le moine qui s'est consacré à la culture du Ciel soit toujours et à jamais en dehors de tout souci de cette vie, afin que rentré en lui-même, il ne trouve rien en lui du siècle présent. C'est en effet lorsqu'il s'est dégagé de ces choses, qu'il peut sans distraction étudier jour et nuit la loi du Seigneur. Les peines du corps sans la pureté de l'intelligence sont une matrice stérile et des seins desséchés. Elles ne peuvent approcher la connaissance de Dieu. Elles épuisent le corps, mais elles ne s'attachent pas à déraciner les passions de l'intelligence. C'est pourquoi elles ne donnent pas de fruits. De même que celui qui sème dans les épines ne peut rien récolter, de même celui qui est aveuglé par le ressentiment et la cupidité ne peut rien mener à bien, et il gémit sur sa couche à cause des longues veilles et des entraves que lui imposent les choses. L'Ecriture en témoigne, quand elle dit : " Comme un peuple qui accomplit la justice et ne néglige aucun des commandements du Seigneur, ils me réclament la justice et la vérité et veulent m'approcher en disant : Pourquoi avons-nous jeûné et ne le vois-Tu pas? Pourquoi nous sommes-nous humiliés et ne le sais-Tu pas? Parce que, quand vous jeûnez, vous faites vos volontés, vous exprimez vos pensées mauvaises." (1).
(1) : ( Is 58, 2-3).
C'est à elles que vous portez vos sacrifices comme à des idoles. C'est à vos calculs malsains dont vous pensez qu'ils sont comme Dieu, que vous sacrifiez votre corps plus précieux que tous les parfums : ce qu'il fallait me consacrer par vos oeuvres bonnes et une conscience pure.
La bonne terre est celle qui réjouit celui qui la cultive en donnant du fruit au centuple. Quand l'âme est illuminée par la mémoire de Dieu et par la veille qui nuit et jour jamais ne dort, le Seigneur suscite pour l'assurer une nuée qui la couvre le jour et une lumière de feu qui éclaire la nuit. Au coeur de sa ténèbre brillera la lumière.
De même que le nuage voile la lumière de la lune, de même les vapeurs du ventre chassent de l'âme la sagesse de Dieu. De même que le feu enflamme le bois sec, de même le ventre rassasié enflamme le corps. Et de même que le bois ajouté au bois accroît la flamme du feu, de même la variété des nourritures accroît le mouvement du corps. La connaissance de Dieu ne demeure pas dans un corps qui aime le plaisir. Celui qui aime son propre corps ne découvrira pas la grâce de Dieu. De même que dans les douleurs naît le fruit qui réjouit celle qui a enfanté, de même par la dure ascèse qui serre la gorge naît dans l'âme le fruit : la connaissance des mystères de Dieu. Mais aux paresseux et à ceux qui aiment le plaisir, le fruit de la honte. De même qu'un père veille sur son enfant, de même le Christ veille sur le corps qui se donne de la peine pour Lui : Il est toujours proche de sa bouche. Ce qu'on acquiert en oeuvrant dans la sagesse n'a pas de prix.
Etranger est celui qui se met en esprit hors de toutes les choses de cette vie. Porte le deuil celui qui passe dans la faim et la soif tous les jours de sa vie pour l'espérance des biens à venir. Moine est celui qui demeure hors du monde et prie toujours Dieu de lui donner à découvrir ces biens à venir. La richesse du moine est la consolation qui vient du deuil et la joie qui vient de la foi et brille là où l'intelligence a ses trésors. Compatissant est celui qui ne fait pas en esprit de distinction entre les uns et les autres, mais a pitié de tous. Vierge est celui qui non seulement a gardé son corps de toute relation, mais qui se respecte quand il est seul. Si tu aimes la chasteté, occupe-toi à lire, et prie continuellement pour chasser de toi les pensées qui déshonorent. Alors tu seras armé pour affronter ce qui trouble la nature. Sans cela il est impossible de jamais voir la pureté dans l'âme. Si tu veux acquérir la compassion, habitue-toi d'abord à te dégager de toutes choses, afin que l'intelligence ne soit pas attirée par leur pesanteur et demeure en dehors de leurs propres limites. La justesse de la compassion se voit dans la patience de celui qui a choisi de subir l'injustice. Supporter avec joie les accusations fausses est la perfection de l'humilité. Si tu es vraiment compatissant, ne t'afflige pas en toi-même, quand on t'a pris injustement ce qui est à toi, et ne dis rien à ceux du dehors du tort qu'on t'a fait. Que bien plutôt ce tort que t'ont fait ceux qui ont été injustes envers toi soit absorbé par la compassion, comme l'âcreté du vin est absorbée par beaucoup d'eau. Montre la grandeur de ta compassion en rendant le bien à ceux qui ont été injustes envers toi, comme a fait le bienheureux Elisée à ses ennemis qui voulaient le capturer. En effet, quand il pria et les aveugla dans la brume, il montra la puissance qui était en lui. Mais quand il leur donna à manger et à boire et les laissa partir, il montra sa compassion.
Celui qui est vraiment humble ne se trouble pas quand il subit une injustice. Il ne se justifie pas au sujet de la chose pour laquelle on lui a fait du tort. Mais il reçoit les calomnies comme la vérité et il ne cherche pas à persuader les hommes qu'il a été calomnié : il demande pardon. Certains ont pris sur eux d'être appelés débauchés, alors qu'ils ne l'étaient pas. D'autres ont supporté d'être traités d'adultères, alors qu'ils étaient loin de l'être, ils ont assumé dans les larmes le fruit d'un péché qu'ils n'avaient pas commis, ils ont demandé à ceux qui les calomniaient pardon pour une iniquité qui n'était pas la leur, car leurs âmes étaient couronnées de toute pureté et de toute innocence. D'autres enfin, pour n'être pas glorifiés à cause de l'état de vertu qu'ils tenaient caché en eux-mêmes, contrefaisaient la folie, alors qu'ils étaient pleins du sel de Dieu, qu'ils étaient fermes et sereins : leur perfection était si extrême que les saints anges proclamèrent le courage et la bonté de leurs actions.
Tu penses avoir l'humilité. Mais alors que d'autres s'accusent eux-mêmes, tu ne peux même pas supporter que d'autres t'accusent. Et tu te crois humble. Eprouve en cela si tu es humble : n'être pas troublé quand tu es accusé injustement.
Le Sauveur appelle nombreuses demeures du Père les mesures de l'intelligence de ceux qui vivent dans un tel pays, c'est-à-dire le discernement et la distinction des charismes spirituels dont ils jouissent dans leur pensée. Car Il n'a pas dit nombreuses demeures pour signifier une distinction de lieux, mais un ordre de charismes. De même que chacun jouit du soleil selon la pureté de sa vision et de sa perception; et de même que la clarté d'une seule lampe allumée dans une maison est perçue différemment alors que la lumière a toujours la même intensité, de même dans le siècle à venir tous les justes demeurent indivisblement en un seul pays. Chacun est éclairé à sa propre mesure par l'unique soleil spirituel. Et chacun reçoit sa joie d'un même air, d'un même lieu, d'une même demeure, d'une même vision, d'une même forme. Nul ne regarde la mesure de son compagnon, qu'il soit plus haut ou plus bas que lui. Voyant la grâce éminente de celui-ci et sa propre indigence, il pourrait alors s'affliger et trouver là une cause de tourment. Ce qu'à Dieu ne plaise, là où il n'y a plus ni tristesse ni gémissement, mais où chacun selon la grâce qui lui a été donnée à sa mesure se réjouit au-dedans de lui. Tous ont en eux une seule et même vision, une seule et même joie. En dehors de ces deux ordres - l'un, d'en haut; et l'autre, d'en bas - il n'est pas d'ordre intermédiaire. Entre eux, c'est la diversité des différentes rétributions.
Si cela est vrai - et cela est vrai -, quoi de plus insensé et de plus fou que de dire : il me suffit d'échapper à l'enfer, entrer dans le Royaume de Dieu ne m'importe pas? Car échapper à l'enfer, c'est justement entrer dans le Royaume. De même que déchoir du Royaume, c'est entrer dans l'enfer. L'Ecriture ne nous a pas appris qu'il y a trois pays. Que nous dit-elle? "Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, Il mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. " (1).
(1) : (Mat 25, 31).
Elle ne nous parle pas de trois ordres, mais de deux, l'un à droite et l'autre à gauche. Et elle a délimité leurs demeures respectives, quand elle dit : " Ceux-ci - c'est-à-dire les pécheurs - s'en iront dans la damnation éternelle. Mais les justes brilleront comme le soleil dans la vie éternelle." (2).
(2) : ( Mat 25, 46).
Et encore : " Ils viendront de l'Orient et de l'Occident et seront conviés dans le sein d'Abraham, dans le Royaume des Cieux. Mais les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures, où il y a des pleurs et des gricements de dents." (3).
(3) : ( Mat 8, 11).
Ce qui est bien plus terrible que le feu.
N'as-tu pas compris que l'état qui s'oppose à l'ordre d'en haut est l'enfer qui nous tourmente? Il est donc bon d'enseigner aux hommes le bien de Dieu, de les amener à demeurer dans sa Providence, et de les porter de l'erreur dans la connaissance de la vérité. C'est là ce qu'ont fait le Christ et les apôtres. Et cette voie est très haute. Si devant une telle conduite et une telle communion continuelle un homme sent que sa conscience est trop faible pour parvenir à la contemplation, que son calme est troublé et sa conscience enténébrée ( car son intelligence a encore besoin de se garder et d'atteindre la soumission des sens), qu'il perd sa propre santé à vouloir guérir les autres, enfin qu'il sort de la liberté de son propre vouloir et trouble son intelligence, qu'un tel homme se souvienne de la parole de l'Apôtre qui exhorte et dit : " La nourriture solide est celle des parfaits." (1).
(1) : ( Heb 5, 14).
Qu'il revienne en arrière, afin de ne pas entendre le Christ lui dire comme en exemple : " Médecin, guéris-toi toi-même." (2).
(2) : ( Luc 4, 23).
Qu'il se condamne. Qu'il garde sa propre force. Qu'il serve moins par l'expression de sa parole que par la bonté de sa vie. Et qu'il enseigne moins par ce qu'il dit que par ce qu'il fait. Enfin quand il connaîtra que son âme est saine, qu'il serve alors aussi les autres, et qu'il les guérisse par sa propre santé. C'est en effet lorsqu'il se trouve loin des hommes, qu'il peut leur faire du bien par la ferveur des actions bonnes beaucoup plus que par les paroles, car il est malade lui aussi, et plus qu'eux il a besoin d'être guéri. " Si un aveugle conduit un aveugle, les deux tomberont dans la fosse." (3).
La nourriture solide est pour ceux qui sont sains, qui ont les sens exercés, et qui peuvent manger de tout. Je veux dire qu'ils peuvent supporter les agressions que subissent tous les sens, et que leur coeur n'est pas dégradé par tout ce qu'ils rencontrent dans l'exercice de la perfection.
Quand le diable veut souiller l'intelligence de tels hommes par le souvenir de la prostitution, il commence par éprouver leur patience en les portant à aimer la vanité. Cette pensée n'apparaît pas d'abord comme une passion. C'est ainsi qu'il a coutume de faire avec ceux qui gardent leur intelligence et dans lesquels il ne lui est pas possible de jeter tout de suite un souvenir qui n'a pas lieu d'être. Mais lorsqu'il a fait sortir l'intelligence de sa forteresse, qu'il a commencé à l'entretenir de la première pensée et à l'éloigner de son lieu, il l'aborde alors avec la matière même de la prostitution, et il la détourne dans les choses de la débauche. L'intelligence directrice se trouble tout d'abord sous l'attaque soudaine, à cause de la chasteté où se trouvaient ses pensées avant qu'elle affronte de telles choses qu'elle était bien loin d'avoir jamais vues. Même si elle n'a pas été entièrement souillée, le diable l'a cependant fait déchoir de sa première dignité. Mais si elle retourne en arrière, si elle prévient la première agression des pensées qui est la cause de la seconde attaque, alors elle peut aisément avec l'aide de Dieu dominer la passion.
Mieux vaut occulter les passions par la mémoire des vertus, que de s'opposer à elles. En effet quand elles sortent de leur pays et partent en guerre, les passions gravent dans l'intelligence des formes et des images. Un tel combat a une grande emprise sur l'intelligence. Il bouleverse et trouble les pensées. Mais dans le premier cas - la mémoire des vertus - que nous avons dit, il ne reste aucune trace des passions dans l'intelligence après leur éloignement.
La peine du corps et l'étude de l'Ecriture Sainte gardent la pureté. L'espérance et la crainte confortent la peine. Et la vie loin des hommes et la prière continuelle suscitent dans l'intelligence l'espérance et la crainte. Tant qu'un homme n'a pas reçu le Consolateur, il a besoin de l'Ecriture Sainte, pour que la mémoire des biens se grave dans son intelligence, que la lecture constante renouvelle en lui la tension vers le bien, et que lui-même garde son âme de la subtilité des voies du péché. Car il n'a pas encore acquis la puissance de l'Esprit, laquelle éloigne l'erreur qui capture les pensées bénéfiques et mène à la froideur en dispersant l'intelligence. En effet quand la puissance de l'Esprit s'est élevée dans l'âme qui agit en Lui, alors au lieu de la loi des Ecritures les commandements de l'Esprit s'enracinent dans le coeur. Un tel homme est secrètement enseigné par l'Esprit. Il n'a plus besoin du secours de la matière sensible. Car tant que le coeur est enseigné par la matière, suivent l'erreur et l'oubli. Mais quand l'enseignement vient de l'Esprit, la mémoire est gardée sans faille.
Il y a des pensées bonnes, et il y a des volontés bonnes. Et il y a des pensées mauvaises et un coeur mauvais. Le premier ordre est un mouvement qui traverse l'intelligence comme le vent souffle sur la mer et soulève les vagues. Le deuxième ordre est le socle et le fondement. C'est en fonction du fondement que se fait la rétribution du bon et du faux, et non d'après le mouvement des pensées. L'âme n'acquiert pas la sérénité par le mouvement des pensées changeantes. Si tu penses qu'est récompensée toute pensée qui n'est pas fondée dans le coeur, tu n'es pas loin de changer en toi mille fois par jour ce qui est bon et ce qui est contraire.
L'homme qui par le repentir vient à peine de sortir de la confusion des passions est comme un oiseau sans ailes. Au temps de la prière il s'efforce de s'élever au-dessus des choses terrestres. Mais il ne le peut pas. Il rampe encore sur la face de la terre. Il n'a pas la force de voler. Cependant il recueille ses pensées dans la lecture, dans le travail, dans la crainte, dans le souci des différentes vertus. Car en dehors de là, il ne peut rien connaître. Pour un peu de temps ces choses gardent l'intelligence de toute souillure. Puis viennent les souvenirs qui troublent et souillent le coeur. Car il n'a pas encore senti le calme de la liberté, dans lequel il va bientôt recueillir l'intelligence en oubliant les choses. Il porte encore les ailes corporelles, je veux dire les vertus qui s'exercent de manière visible. Il ne connaît pas encore les vertus de la contemplation. Il ne lui a pas encore été donné de les sentir. Celles-ci sont les ailes de l'intelligence, par lesquelles on approche des choses célestes, et on s'éloigne des terrestres.
Tant qu'un homme sert le Seigneur à travers les choses sensibles, les figures de ces choses se gravent dans ses pensées et il discerne le divin dans les formes du corps. Mais quand il a senti ce qui est au-dedans des choses, alors peu à peu son intelligence, à la mesure de ce qu'elle sent, s'élève plus haut que les formes de ces choses.
Les yeux du Seigneur voient les coeurs humbles (1), et ses oreilles entendent leurs prières. La prière de l'humble ne sort de sa bouche que pour monter à l'oreille. Au temps de ton hésychia, au coeur des oeuvres bonnes de l'humilité, appelle. Seigneur mon Dieu, éclaire mes ténèbres.
Quand ton âme est près de sortir des ténèbres, que ceci te soit un signe : ton coeur brûle, il est enflammé comme le feu nuit et jour. Le monde n'est plus pour toi que scorie et cendres. Et tu ne désires même plus manger, tant sont douces les pensées nouvelles et ardentes qui ne cessent de venir en ton âme. Et soudain t'est donnée la source des larmes. Elle coule sans contrainte, comme un torrent, se mêlant à toutes tes oeuvres, à ta lecture, à ta prière, à ta méditation, à ta nourriture, à ta boisson. Tu pleures en tout ce que tu fais. Quand tu vois ces choses dans ton âme, prends courage. Car tu as traversé la mer. Alors ajoute à tes oeuvres et garde-toi, veille à ce que la grâce augmente en toi jour après jour. Mais tant que tu n'en es pas arrivé là, tu n'es pas encore allé au bout de ton chemin, tu n'as pas encore atteint la montagne de Dieu. Et si les larmes cessent après que tu en aies trouvé et reçu la grâce, et si ta chaleur se refroidit sans que nulle autre chose ait changé, c'est-à-dire sans que tu sois tombé malade, malheur à toi. Qu'as-tu perdu! Car tu es entré dans la présomption, ou dans la négligence, ou dans le relâchement. Mais ce qui suit les larmes après qu'on les ait reçues, et ce qui arrive alors, nous l'écrirons ailleurs, dans les chapitres sur la Providence, comme il nous a été donné de le voir clairement dans les Ecritures et chez les Pères auxquels de tels mystères ont été confiés.
Si tu n'as pas les oeuvres, ne parle pas des vertus. Les afflictions qu'on souffre pour Lui et à travers Lui sont plus précieuses aux yeux du Seigneur que toute prière et que tout sacrifice. Et l'odeur de la sueur des tourments Lui est plus précieuse que tous les parfums. Considère qu'une vertu que ne porte pas la peine du corps n'est qu'un avorton sans âme. L'offrande des justes, ce sont les larmes de leurs yeux. Et leur sacrifice que Dieu reçoit, ce sont leurs gémissements quand ils veillent la nuit. Les justes appelleront le Seigneur, accablés sous le poids du corps, ils supplieront Dieu dans leur souffrance, et à l'appel de leur voix les saints ordres leur viendront en aide, pour leur donner le courage et la consolation de l'espérance. Car les saints anges communient aux souffrances et aux afflictions des saints en se faisant proches d'eux.
L'oeuvre bonne et l'humilité font l'homme Dieu sur la terre. La foi et la compassion lui donnent d'atteindre rapidement la pureté. Il est impossible que la chaleur et la contrition du coeur s'unissent dans une même âme, de même que ceux qui sont ivres ne maîtrisent pas leurs pensées. Quand la chaleur est donnée à l'âme, disparaît la contrition du deuil. Le vin engendre la joie. Mais la chaleur nous a été donnée pour que se réjouisse l'âme. Le vin réchauffe le corps. Mais le Verbe de Dieu réchauffe l'intelligence. Ceux qui sont enflammés par la chaleur sont emportés par leur attachement à l'espérance, et ils ajoutent leur intelligence au siècle à venir. De même que ceux qui sont ivres de vin se créent des images renversées, de même ceux qui sont pris par l'ivresse et la chaleur de l'espérance ne connaissent ni l'affliction ni rien des choses de ce monde. C'est là entre autres ce qui arrive aux coeurs simples, à ceux que brûle la chaleur de l'espérance, après le travail persévérant, quand leur a été donnée la pureté qu'ils acquièrent dès qu'ils marchent sur le chemin des vertus. C'est là ce qu'ils reçoivent au départ du chemin, pour la foi de leur âme. Car le Seigneur fait tout ce qu'Il veut.
Bienheureux ceux qui ont ceint leurs reins, qui pour l'amour de Dieu, dans la simplicité, et sans chercher davantage, ont décidé de traverser la mer des afflictions et n'ont pas tourné le dos. De tels hommes sont rapidement sauvés dans le port du Royaume, ils se reposent dans les demeures de ceux qui ont bien travaillé, ils sont consolés de leur tourment, et ils se réjouissent dans la joie de leur espérance. Ceux qui sont menés par l'espérance sur le chemin ne se retournent pas et ne posent pas de questions. C'est seulement quand ils sont arrivés qu'ils voient l'état du chemin. Alors ils rendent grâce à Dieu. Car Il les a délivrés des passages étroits, des gouffres, de tous ces lieux abrupts, alors qu'ils ne le savaient pas. Mais ceux qui ne cessent de réfléchir, ceux qui veulent à toute force être sages, ceux qui se livrent aux temporisations et à la frayeur des pensées, ceux qui se préparent toujours, ceux qui veulent prévoir les causes de ce qui va leur nuire, la plupart de ceux-là sont continuellement assis aux portes de leurs propres demeures.
Le paresseux envoyé sur le chemin va dire : " Il y a un lion sur la route et des meurtriers sur la place", (1), comme ceux qui disaient : " Nous avons vu des fils de géants, et nous étions devant eux comme des sauterelles." (2).
(1) : ( Pro 22, 13).
(2) : ( Nb 13, 33).
Tels sont ceux qui veulent toujours être sages et refusent de jamais rien commencer : quand arrive leur mort ils sont encore en chemin. Mais l'homme simple nage. Dès qu'il sent en lui la première chaleur il traverse la mer sans se soucier du tout de son corps ni se demander si au bout de ses peines il parviendra ou non à quelque chose. Veille à ce que l'excès de sagesse ne fasse pas tomber ton âme et ne soit pas un piège devant toi. Mais confie-toi en Dieu et pars courageusement sur le chemin où il faut verser son sang, afin de n'être pas continuellement privé et dépouillé de la connaissance de Dieu. " Car celui qui a peur ou qui observe les vents ne sème pas." (3).
(3) : ( Eccl 11, 4).
Mieux vaut la mort pour Dieu, que la vie dans la confusion et la paresse. Si tu veux te donner à l'oeuvre de Dieu, commence par faire ton testament, comme quelqu'un qui n'est plus attaché à cette vie, qui s'est préparé à la mort et ne met aucun espoir dans la vie présente. Car tu es parvenu au temps de ton échéance. Mets-toi bien cela dans la tête en vérité, afin que l'espoir de la vie présente ne t'empêche pas de combattre et de vaincre. Car l'espoir de cette vie relâche l'intelligence. C'est pourquoi ne sois pas trop sage, et laisse en celle-ci toute la place à la foi. Souviens-toi des longs jours de l'au-delà et des siècles ineffables qui suivent la mort et le jugement, et ne laisse jamais entrer en toi le relâchement. Comme l'a dit le sage : " Mille ans du siècle présent ne peuvent se comparer à un seul jour du siècle des justes." (4).
(4) : (Ps 90, 4).
Aborde avec courage toute oeuvre bonne. Ne va pas l'assumer en hésitant. Porte résolument dans ton coeur l'espérance de Dieu, afin que ne soient pas vaine ta peine ni pesant le travail de la terre. Mais crois dans ton coeur que le Seigneur est compatissant, qu'Il donne la grâce à ceux qui Le cherchent, en nous rétribuant non d'après notre travail, mais d'après la résolution et la foi de nos âmes. Car Il dit : " Qu'il te soit fait" selon ce que tu as cru.
Telles sont les oeuvres de ceux qui mènent leur vie en Dieu. L'un, au lieu de dire l'office des Heures, passe ses jours à se prosterner tête contre terre. Un autre dit toutes ses prières en demeurant toujours agenouillé. Un autre passe à pleurer le temps de ses offices, et se limite à ses larmes. Un autre s'applique à l'étude du sens, et s'attache à dire tout ce que la règle lui demande. Un autre afflige tellement son âme en se privant de nourriture, qu'il n'a pas la force de mener à bien ses offices. Un autre persévère dans l'étude fervente des psaumes et ne cesse de les dire. Un autre s'applique à la lecture, et son coeur s'y réchauffe. Un autre est pris par la recherche des sens divins de l'Ecriture Sainte. Un autre, dans l'admiration des merveilles que contiennent les versets, se consacre à leur étude et garde le silence. Un autre, qui a goûté toutes ces choses et s'en est rassasié, revient en arrière et ne fait plus rien. Un autre, qui n'a fait que goûter un peu à ces mêmes choses, s'en est aveuglé et s'est égaré. Un autre, empêché par une grave maladie et une grande faiblesse, n'a pu garder la règle. Un autre n'a pu la garder non plus, prisonnier qu'il était d'une habitude, ou d'une convoitise, ou de l'amour du commandement, ou de la vaine gloire, ou de la cupidité, ou du désir d'amasser. Un autre est tombé, il s'est relevé, et il ne s'est pas retourné tant qu'il n'a pas reçu la perle précieuse. Donc adonne-toi toujours avec joie et résolution à l'oeuvre de Dieu. Si tu es pur de toute passion et de toute hésitation du coeur, Dieu Lui-même t'élèvera sur la cime. Il te secourt, il te donne la sagesse comme Il le veut, et tu reçois merveilleusement la perfection. A Lui la gloire et la puissance maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.
57° discours
SUR LE CHANGEMENT QUE LA LUMIERE
ET LES TENEBRES SUSCITENT DANS L'AME
EN TOUT TEMPS
ET SUR LES EGAREMENTS DANS LES OEUVRES
DE DROITE ET DE GAUCHE.
Ô bien aimés, voyons dans nos âmes, à l'heure de la prière, si nous sommes en état de contemplation quand nous lisons les versets et quand nous prions. Car la contemplation vient de la véritable hésychia. Et lorsqu'il nous arrive d'être couverts de ténèbres, surtout si nous n'en sommes pas nous-mêmes la cause, ne nous troublons pas. Considère que ces ténèbres qui te couvrent t'ont été données par la Providence de Dieu, pour des raisons que Dieu seul connaît. Car notre âme parfois se noie, elle est comme engloutie par les vagues. Qu'on s'adonne à la lecture de l'Ecriture ou à la liturgie de la prière, quoi qu'on fasse, on s'enfonce toujours plus dans les ténèbres. Un tel homme sort du chemin. Souvent il ne peut même plus approcher la prière. Il ne croit plus du tout que lui arrivera un autre changement et qu'il trouvera la paix. Cette heure est pleine de désespoir et de crainte. L'espérance de Dieu, la consolation de la foi, ont totalement quitté l'âme. Celle-ci est tout entière emplie d'hésitation et de peur.
Mais ceux qu'a éprouvés le trouble d'une telle heure savent d'expérience qu'à la fin elle est suivie d'un changement. Dieu ne laisse jamais l'âme un jour entier dans un tel état, car alors Il détruirait l'espérance des chrétiens. Mais Il lui permet très vite d'en sortir. Si durait davantage le trouble où te plongent de telles ténèbres, attends-toi à ce que te vienne rapidement du milieu d'elles un changement de vie.
Quant à moi, ô homme, voici ce que je te propose et te conseille : Si tu n'as pas la force de te maîtriser et de tomber sur ta face pour prier, entoure la tête de ton manteau et dors, jusqu'à ce que soit éloignée de toi cette heure où t'ont couvert les ténèbres, mais ne sors pas de ta demeure. Une telle tentation éprouve surtout ceux qui désirent vivre selon le témoignage de leur conscience et qui recherchent tout au long de leur vie la consolation de la foi. C'est pourquoi cette heure où la conscience est irrésolue les fait souffrir et les met en peine plus que tous les autres. Puis vient en force le blasphème. Tantôt il arrive au moine de douter de la résurrection. Tantôt lui adviennent d'autres choses que nous n'avons pas à dire. Nous avons souvent éprouvé d'expérience toutes ces tentations, et c'est pour consoler nombre de nos frères que nous écrivons ici ce qui touche à un tel combat.
Ceux qui mènent leur vie dans les oeuvres du corps sont tout à fait en dehors de ces épreuves. Mais il leur vient une autre acédie, qui est visible aux yeux de tous, et qui se présente tout autrement que les tentations qui enténèbrent l'âme, et que celles qui leur ressemblent. La santé et la guérison de l'homme dont l'âme s'enténèbre, lui viennent de l'hésychia. C'est là sa consolation. Nul ne reçoit jamais dans le commerce des hommes la lumière de la consolation, ni n'est jamais guéri par les relations qu'il entretient avec eux. L'acédie ne le quitte un moment que pour l'assaillir ensuite avec plus de violence. Il lui est tout à fait nécessaire de rencontrer un homme éclairé qui a l'expérience de ces choses, pour recevoir de lui la lumière et la force chaque fois qu'il en a besoin, mais non pas tout le temps. Bienheureux celui qui supporte de telles tentations en restant dans sa cellule. Car comme disent les Pères, grandes seront la demeure et la puissance auxquelles après cela il parviendra. Cependant ce n'est pas en une heure ni tout de suite que s'achève un tel combat. Ce n'est pas non plus en une seule fois et totalement que la grâce vient et demeure dans l'âme, mais peu à peu. Après la grâce revient l'épreuve. Il y a un temps pour l'épreuve. Et il y a un temps pour la consolation. Un tel homme persévère ainsi jusqu'à la mort. Ne nous attendons pas ici-bas à être totalement délivrés de l'épreuve, ni à être totalement consolés. Car il a plu à Dieu que nous menions ainsi notre vie sur cette terre, et que connaissent de telles épreuves ceux qui marchent sur la voie. A Lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
58° discours
SUR LE DOMMAGE QUE CAUSE LE ZELE IMPUR
QUI SE CONSIDERE COMME UN ZELE DIVIN.
ET SUR LE SECOURS QUI VIENT DE LA DOUCEUR
ET D'AUTRES VERTUS.
Un zélateur n'atteint jamais la paix de la conscience. Or celui qui est étranger à la paix, est étranger à la joie. Si la paix, comme on le dit, est la parfaite santé de la conscience, et si le zèle est contraire à la paix, il s'ensuit que souffre d'une grande maladie celui qui a un zèle mauvais. Ô homme, toi qui crois que ton zèle affronte les maladies d'autrui, tu as chassé la santé de ton âme. Mets-toidonc en peine de ta propre santé. Si tu désires guérir les malades, sache que les hommes touchés par la maladie ont davantage besoin d'être soignés que d'être châtiés. Ou encore, dès lors que tu ne secours pas les autres, tu t'exposes toi-même douloureusement à une grave maladie. Ce ne sont pas les marques de la sagesse que les hommes voient dans le zèle, mais les maladies de l'âme : l'étroitesse du sentiment et une grande ignorance. Le commencement de la sagesse de Dieu est l'indulgence et la douceur, qui est le propre d'une grande âme et porte les maladies des autres. Il est dit en effet : " Vous qui êtes forts, portez les maladies des faibles." (1) et "Redressez dans un esprit de douceur celui qui a failli." (2).
(1) : ( Ro 15, 1).
(2) : (Gal 6, 1).
L'Apôtre compte la paix et la patience parmi les fruits de l'Esprit Saint. Quand le coeur s'afflige de la maladie et de la faiblesse qui empêchent le corps d'agir de manière visible, l' affliction tient lieu de toutes les oeuvres corporelles. Ces oeuvres, en dehors de l'affliction de la conscience, sont comme un corps sans âme. Celui qui est affligé dans son coeur et laisse aller ses sens, ressemble à un malade qui souffre en son corps, mais permet à sa bouche de manger toute nourriture qui lui nuit. Celui qui est affligé dans son coeur et laisse aller ses sens ressemble à un homme qui a un fils unique et qui l'immole peu à peu de ses propres mains. L'affliction de la conscience est un don précieux auprès de Dieu. Celui qui la porte comme il faut ressemble à un homme qui maintient la sainteté dans ses membres. Mais l'homme qui laisse aller sa langue à dire sur les autres des choses bonnes ou mauvaises n'est pas digne d'une telle grâce. Le repentir, dès lors qu'on parle trop, est un tonneau percé. L'amour de l'honneur, dès lors qu'on gifle les autres, est un glaive trempé dans du miel.
La chasteté et le commerce de la femme sont comme une lionne et une brebis dans une même maison. Les oeuvres faites sans compassion sont aux yeux de Dieu comme un homme sacrifiant son fils devant son père. Celui qui est malade en son âme et qui corrige autrui, ressemble à un homme aveugle qui montre aux autres le chemin.
La compassion et le jugement équitable, s'ils demeurent dans une même âme, sont comme un homme adorant Dieu et les idoles dans une même maison. La compassion est le contraire du jugement équitable. Le jugement équitable implique l'égale répartition d'une mesure semblable. Il donne à chacun ce qu'il mérite, ne penche ni d'un côté ni de l'autre, ni n'est partial dans la rétribution. Mais la compassion est une affliction suscitée par la grâce, elle se penche sur tous les êtres avec une même affection, elle se garde de rétribuer celui qui est digne du châtiment, et elle comble au-delà de toute mesure celui qui est digne du bien. Si la compassion est du côté de la justice, le jugement équitable est donc du côté du mal. Comme l'herbe et le feu ne peuvent demeurer dans une même maison, le jugement équitable et la compassion ne peuvent pas demeurer dans une même âme. Comme un grain de sable ne pèse pas autant que beaucoup d'or, le besoin du jugement équitable de Dieu ne pèse pas autant que sa compassion.
Comme une poignée de sable tombant dans le grand océan sont les fautes de toute chair en comparaison de la Providence et de la pitié de Dieu. De même qu'une source qui coule d'abondance ne saurait être bouchée par une poignée de poussière, de même la compassion du Créateur ne saurait être vaincue par la malice des créatures. Comme un homme qui sème dans la mer et espère moissonner, est celui qui a du ressentiment et qui prie. De même qu'il n'est pas possible d'interdire de s'élever à la claire flamme du feu, de même rien ne saurait empêcher la prière des compatissants de monter au ciel. De même que l'eau coule vers le bas, de même coule vers le bas la force du désir passionné, quand celui-ci a trouvé place dans nos pensées. Celui qui a acquis l'humilité dans son coeur est désormais mort au monde. Et celui qui est mort au monde est mort aux passions. Celui qui a fait mourir en son coeur ce qui lui est propre s'est délivré du diable. Mais celui qui porte la jalousie porte aussi le diable.
Il y a une humilité qui vient de la crainte de Dieu, et il y a une humilité qui vient de Dieu même. Il y a celui qui est humble parce qu'il craint Dieu, et il y a celui qui est humble parce qu'il connaît la joie. L'un, celui qui est humble parce qu'il craint Dieu, reçoit la douceur des membres, le bon ordre des sens et un coeur brisé en tout temps. L'autre, celui qui est humble parce qu'il connaît la joie, reçoit une grande simplicité, un coeur dilaté que rien ne retient plus.
L'amour ne connaît pas la honte. C'est pourquoi il ne sait pas régler les membres du corps. L'amour est naturellement sans honte et oublieux de sa propre mesure. Bienheureux celui qui a trouvé en Toi le port de toute joie. Aimée de Dieu autant que l'assemblée des Séraphins est l'assemblée des humbles. Et plus précieux qu'un pur sacrifice est auprès de Dieu le corps chaste. Car les deux - l'humilité et la chasteté - préparent dans l'âme le gage que lui donne la Trinité.
Va vers tes amis en toute piété. Si tu agis ainsi, tu feras du bien et à toi-même et à eux. Car sous le couvert de l'amour, l'âme rejette souvent le frein de la vigilance. Garde-toi des conversations. Elles ne sont pas toujours utiles. Dans les assemblées, honore le silence. Car il protège d'un grand dommage. Veille à ton ventre plus qu'à ta vue. Car sans nul doute alors le combat au-dedans de toi te sera plus aisé que le combat au- dehors. Ne crois pas, ô frère, qu'il soit possible de s'opposer aux pensées intérieures, si le corps lui-même n'est pas en bon état et en bon ordre. Crains les habitudes plus que les ennemis. Celui qui nourrit en lui-même une habitude est comme un homme qui nourrit le feu. Car l'une et l'autre ont la mesure de leur force dans la matière qui les alimente. Si l'habitude te réclame quelque chose une fois, et si tu t'opposes à ce qu'elle demande, elle s'épuise. Mais si tu fais une fois sa volonté, la fois suivante elle te combattra avec plus de force.
En toute chose souviens-toi de ceci : meilleur est le secours qui vient de la vigilance, que le secours qui vient des oeuvres. Ne sois pas l'ami de celui qui aime le rire et qui aime s'exposer devant les hommes. Car il te porte à t'habituer au relâchement. Ne te réjouis pas avec celui qui mène une vie dissolue. Mais veille à ne pas le mépriser. S'il veut se relever, donne-lui la main, et jusqu'à la mort aie le souci de le trouver. Mais si toi-même est encore malade, ne cherche pas à le guérir. Car il est dit : Donne-lui le bout de ton bâton, etc... Devant l'orgueilleux et celui qui est malade de jalousie, parle avec prudence. Car lorsque tu parles, il interprète comme il lui plaît tes paroles en son coeur, il s'empare du bien qui est en toi et s'en sert pour mener les autres dans l'erreur. Ses pensées transforment tes paroles dans la matière même de sa maladie. Quand tu entends celui qui vient médire de son frère devant toi, assombris ton visage. Si tu fais cela, tu trouveras Dieu, et Il te gardera.
Si tu donnes quelque chose à celui qui a besoin, que la joie de ton visage prévienne ce que tu lui donnes, et par de bonnes paroles console son affliction. Si tu agis ainsi, la joie qui est dans sa conscience, plus que la satisfaction du besoin du corps, l'emporte sur ton présent. Le jour où tu ouvres ta bouche pour accuser quelqu'un, considère que tu es toi-même mort à Dieu et vain dans toutes tes oeuvres, quand bien même il te semble que ta pensée t'a porté à parler en toute droiture et pour l'édification. Car où est la nécessité pour quelqu'un de détruire sa propre maison afin de réparer celle de son compagnon?
Le jour où tu t'affliges pour quelqu'un qui est malade dans son corps ou dans son intelligence, considère que ce jour-là tu es un martyr, car tu as souffert pour le Christ, et tu as été digne de Le confesser. Souviens-toi en effet que le Christ est mort pour les pécheurs, et non pour les justes. Vois combien grande est cette chose. C'est une grande chose de s'affliger pour ceux que touche le mal, de faire du bien aux pécheurs plus qu'aux justes. L'Apôtre le rappelle, comme un geste digne d'admiration. Si tu peux en ton âme être juste au-dedans de toi, ne te soucie pas de rechercher une autre justice. Que dans toutes tes oeuvres l'emportent en toi la chasteté du corps et la pureté de la conscience. Car en dehors de ces deux vertus, tout ce que tu fais est vain devant Dieu. Sache qu'est vaine toute oeuvre, si convenable soit-elle, dès lors que tu la fais sans y réfléchir et sans l'examiner. Car Dieu impute la justice au discernement, et non à l'activité confuse.
Une lampe dans le soleil est le juste qui n'est pas sage. Une semence sur la pierre est la prière de celui qui a du ressentiment. Un arbre sans fruits est l'ascète sans compassion. Une flèche empoisonnée est le reproche qui vient de la jalousie. Un piège caché est la louange de l'homme rusé. Un conseiller fou est un gardien aveugle. Demeurer avec les sots brise le coeur. Le commerce des hommes intelligents est une source douce. Un conseiller sage est un rempart d'espérance. Un ami fou et sans intelligence dispense le mal. Mieux vaut voir celui qui demeure avec des pleureuses, qu'un sage suivant un fou. Mieux vaut demeurer avec les fauves, qu'habiter avec des hommes qui vivent dans le mal. Assieds-toi avec les vautours, plutôt qu'avec l'homme cupide et insatiable. Sois le compagnon du meurtrier plutôt que de l'homme qui aime la dispute. Mieux vaut l'auge du porc que la bouche de l'homme qui mange trop. Demeure au milieu des outrages plutôt qu'au milieu des orgueilleux. Laisse-toi persécuter, mais ne persécute pas. Laisse-toi crucifier, mais ne crucifie pas. Laisse-toi outrager, mais n'outrage pas. Laisse-toi calomnier, mais ne calomnie pas. Sois doux, et n'aie aucune ardeur au mal.
La justification est étrangère à la vie des chrétiens. Elle n'est pas signifiée par l'enseignement du Christ. Réjouis-toi avec ceux qui se réjouissent. Et pleure avec ceux qui pleurent. Tel est le signe de la pureté. Sois malade avec les malades. Afflige-toi avec les pécheurs. Exulte avec ceux qui se repentent. Sois l'ami de tous les hommes. Mais sois seul dans tes pensées. Communie aux souffrances de tous, mais sois loin de tous en ton corps. Ne reprends personne, ne blâme personne, pas même ceux qui font beaucoup de mal en leur vie. Etends ton manteau sur celui qui tombe dans la faute, et couvre-le. Et si tu ne peux pas prendre sur toi les fautes, et recevoir le châtiment et la honte à sa place, du moins ne l'accable pas et ne le déshonore pas. Sache, ô homme, qu'il nous faut vivre à l'intérieur de la cellule pour cette raison : nous n'avons pas à connaître ce que les hommes font de mal. Alors notre conscience est pure, et nous considérons que tous sont saints et que tous sont nobles. Mais si nous blâmons, si nous châtions, si nous nous plaignons, en quoi notre vie érémitique diffère-t-elle de la vie dans les cités? Qu'y a-t-il de pire que vivre au désert, si nous n'abandonnons pas ces choses? Si tu ne peux pas tenir ton coeur dans l'hésychia, tiens-y au moins ta langue. Si tu ne peux pas discipliner tes pensées, discipline au moins tes sens. Si tu n'es pas seul dans ton intelligence, au moins sois seul dans ton corps. Si tu ne peux pas travailler avec ton corps, au moins afflige-toi en esprit. Si la nuit tu ne peux pas veiller debout, veille assis sur ton lit, ou même couché. Si tu ne peux pas jeûner deux jours de suite, jeûne au moins jusqu'au soir. Et si tu ne peux pas jeûner jusqu'au soir, veille au moins à ne pas trop manger. Si tu n'es pas saint en ton coeur, au moins sois pur en ton corps. Si tu ne t'affliges pas dans ton coeur, au moins revêts de deuil ton visage. Si tu ne peux pas compatir, parle au moins comme un pécheur. Si tu ne fais pas oeuvre de paix, au moins n'aime pas le trouble. Si tu ne peux pas faire d'efforts pénibles, sois au moins diligent dans ton coeur. Si tu ne portes pas la victoire, n'aie pas l'orgueil de t'opposer aux coupables. Si tu ne peux pas fermer la bouche de celui qui médit de son compagnon, au moins tais-toi et ne t'accorde pas avec lui.
Sache que si un feu sort de toi et qu'il brûle les autres, Dieu demandera à tes mains les âmes que ton feu aura brûlées. Et si toi-même ne jettes pas le feu, mais si tu t'accordes avec celui qui le répand et si tu t'en réjouis, tu es solidaire de son geste dans le Jugement. Si tu aimes la douceur, sois en paix. Et si t'est donnée la paix, tu te réjouiras en tout temps. Recherche l'intelligence, et non l'or. Revêts l'humilité, et non le lin. Acquiers la paix, et non le royaume du monde.
Nul n'a l'intelligence, s'il n'a pas l'humilité. Celui qui n'a pas l'humilité ne comprend rien. Et nul n'est humble s'il n'est pas en paix. Celui qui n'a pas la paix ne peut pas être humble. Et nul ne se réjouit s'il n'a pas la paix. Quelles que soient les voies où marchent les hommes dans le monde, ils n'y trouvent pas la paix tant qu'ils n'approchent pas l'espérance de Dieu. Le coeur n'est pas en paix, loin des peines et des obstacles, tant qu'il n'a pas atteint l'espérance. Mais quand il l'a trouvée, celle-ci l'apaise et le comble de joie. C'est là ce qu' a dit la bouche adorable, la bouche pleine de sainteté : " Venez à moi, vous tous qui êtes épuisés et accablés, et je vous donnerai le repos." (1).
(1) : ( Mat 11, 28).
Approche, dit-Il, espère en moi, et tu te reposeras de toute oeuvre et de toute crainte.
L'espérance en Dieu élève le coeur. Mais la crainte de l'enfer le brise. La lumière de la conscience engendre la foi. La foi engendre la consolation de l'espérance. Et l'espérance fortifie le coeur. La foi est la révélation de la conscience. Mais lorsque s'enténèbre la réflexion, la foi se cache, la peur nous domine et rompt notre espérance. La foi qui le délivre est celle qu'il voit et qui se lève quand il comprend. Elle s'appelle connaissance et manifestation de la vérité. Tant que l'intelligence, dans la révélation de la connaissance, n'a pas compris que Dieu est Dieu, la crainte n'approche pas le coeur. Mais lorsque nous sommes abandonnés, que nous entrons dans les ténèbres et que nous perdons cette intelligence jusqu'à ce que nous soyons humbles, la crainte nous vient, qui nous mène à l'humilité et au repentir.
Le Fils de Dieu a souffert la croix. Nous les pécheurs, ayons confiance dans le repentir. Car si la seule apparence du repentir a évité au roi Achab la colère de Dieu, à plus forte raison notre repentir, s'il est vrai, ne sera pas vain. Et si alors qu'il ne disait pas la vérité, l'apparence de l'humilité détourna de lui la colère, combien plus celle-ci s'éloignera-t-elle de nous, qui nous affligeons vraiment sur nos fautes? L'affliction de la conscience est suffisante. Elle remplace à elle seule toutes les oeuvres du corps.
Saint Grégoire dit : Celui qui s'est uni à Dieu et garde en lui le souci de son Jugement est un temple de la grâce. Or qu'est-ce que s'unir à Dieu, qu'est-ce que garder le souci de son Jugement, sinon rechercher toujours son repos, s'affliger continuellement et veiller, car nous ne pouvons pas atteindre la perfection à cause de la faiblesse de notre nature? Et telle est l'affliction continuelle pour Dieu : porter dans l'âme sa mémoire continuelle, comme a dit le bienheureux Basile. La prière sobre est celle qui fait naître dans l'âme la claire pensée de Dieu. Voici comment Dieu nous habite : nous Le portons en nous par le souvenir. C'est ainsi que nous devenons le temple de Dieu. Tel est le souci, et tel est le coeur brisé, qui préparent le repos divin. A Dieu la gloire dans les siècles. Amen.
59° discours
SUR LES NOMBREUX CHANGEMENTS
QUI ACCOMPAGNENT LA REFLEXION
ET QU'EPROUVENT LA PRIERE.
Choisir la volonté bonne est le propre de celui qui désire. Mais mener à bien ce choix de la volonté bonne est le fait de Dieu. Tout homme a besoin de son secours. C'est pourquoi au coeur même du désir qui est en nous, il nous faut prier continuellement, non seulement parce que nous avons besoin du secours, mais pour qu'il nous soit donné de discerner dans notre désir s'il plaît ou non à la volonté de Dieu. Car tout bon désir ne tombe pas de Dieu dans le coeur, mais celui-là seul qui est utile. Il arrive que l'homme désire le bien, et que Dieu ne le secourt pas. Un tel désir peut aussi venir du diable, et même si l'on croit qu'il est tendu vers le secours, bien souvent ce n'est pas là sa mesure. Mais le diable trame la ruine de l'homme. Il l'oblige à porter ce désir, alors que l'homme n'a pas encore atteint dans sa vie le degré qui lui permettrait de l'assumer. Ou bien le désir est étranger à l'état même où se trouve l'homme. Ou bien ce n'est pas encore le temps où il soit possible à celui-ci de l'accomplir ou de le porter. Ou bien il n'en est pas capable dans son action, dans sa connaissance ou dans son corps. Ou bien le temps ne nous est pas favorable. De toute manière, comme sous le masque du bien, ou le diable trouble l'homme, ou il lui nuit dans son corps, ou il lui tend un piège dans sa conscience. Cependant, comme j'ai dit, faisons des prières continuelles avec ferveur, portés par le bon désir qui est en nous, et que chacun de nous dise : que ta volonté soit faite, jusqu'à ce que s'accomplisse ton oeuvre bonne que j'ai désiré faire, si toutefois elle plaît à ta volonté. Vouloir agir selon ta volonté m'est facile. Mais faire l'oeuvre en dehors de la grâce qui vient de Toi, je ne le peux pas, même si les deux - le vouloir et l'agir - viennent de Toi. Car ce n'est pas sans ta grâce que je me suis laissé persuader d'accueillir ce désir qui s'est levé en moi, ni sans elle que je n'en ai pas été effrayé. Ainsi fait celui qui désire le bien : dans le discernement de l'intelligence il oeuvre par la prière pour obtenir l'aide que celle-ci lui donne, et la sagesse qui distingue la vérité du mensonge. C'est en effet par les longues prières, le travail, la vigilance, le désir incessant, les larmes continuelles, l'humilité, le secours céleste, qu'il peut discerner le bien, surtout quand il porte en lui les pensées contraires, les pensées d'orgueil. Car celles-ci détournent de nous le secours de Dieu. Mais nous les effaçons par la prière.
60° discours
SUR LES MAUVAISES PENSEES
QUI NOUS VIENNENT
SANS QUE NOUS LE VOULIONS
PAR LE RELACHEMENT
QUE PROVOQUE LA NEGLIGENCE
QUI LES PRECEDE.
Il en est dont le corps est épuisé, qui désirent se donner un peu de repos dans leur vie consacrée à l'oeuvre de Dieu, jusqu'à ce qu'ils aient repris des forces, puis ils retournent à leur oeuvre. Mais durant ces quelques jours où nous nous reposons, ne relâchons pas tout à fait notre vigilance, ne livrons pas toute notre âme au relâchement, comme des hommes qui n'ont pas la volonté de revenir à leur oeuvre, et qui sont frappés en temps de paix par les flèches de l'ennemi. Ils conservent dans leurs âmes tout ce qui vient des velléités de leur volonté propre, et se voient dans le lieu saint, c'est-à-dire dans la prière, couverts d'un vêtement souillé. Ce vêtement, ce sont les pensées qui les traversent au moment de se souvenir de Dieu, à l'heure de la prière. Telles sont les choses dont nous héritons lorsque nous nous laissons aller dans la négligence, et qui nous confondent lorsque vient le temps de prier.
La sobriété vigilante aide l'homme plus que l'oeuvre. Et le relâchement de l'attention lui nuit plus que le repos du corps. L'homme qui se repose est combattu et troublé, mais il a le pouvoir d'arrêter cette guerre. Car lorsqu'il laisse le repos et retourne à son travail, la guerre le quitte et s'enfuit. Il n'en va pas de même du combat qu'engendre le relâchement de l'attention. Tant que l'homme demeure dans le pays de sa liberté lorsqu'il se repose, il peut encore revenir et se diriger lui-même en reprenant sa règle. Car il est encore dans le pays de sa liberté. Mais quand son attention se relâche, il sort de ce pays. S'il ne rejetait pas totalement de lui la vigilance, il ne serait pas contraint par la force de céder malgré lui à ce qui ne lui donne aucun repos. S'il ne renonçait pas totalement aux conditions de sa liberté, il ne ferait pas de ces mauvaises rencontres qui le capturent par la force sans qu'il puisse s'y opposer.
Ne laisse en liberté aucun de tes sens, ô homme, de peur que tu ne puisses revenir à toi. Le repos du corps ne nuit qu'aux jeunes. Mais le relâchement de l'attention nuit aussi aux parfaits et aux vieillards. Les uns, que le repos du corps a menés aux pensées mauvaises, peuvent revenir à la vigilance et retrouver la vie la plus haute. Les autres, qui attendent tout de leur oeuvre, ont négligé la vigilance et ont été capturés. De la vie la plus haute ils sont tombés dans le relâchement.
Tel qui a été frappé dans le pays des ennemis meurt quand vient le temps de la paix. Tel autre qui est sorti du désert en alléguant le commerce de la vie, reçoit une écharde en son âme. Ce n'est pas lorsque nous tombons en quelque faute, que nous devons nous affliger, mais lorsque nous demeurons dans cette faute. Car tomber en faute arrive souvent, même aux parfaits. Mais demeurer dans la faute est la mort accomplie. La grâce nous fait tenir pour une oeuvre pure la tristesse qui nous afflige lorsque nous sommes tombés. Mais celui qui se laisse aller uen seconde fois à la faute en comptant sur le repentir, celui-là marche avec fourberie devant Dieu. La mort lui arrive sans qu'il le sache, et il ne parvient pas au temps où il espérait accomplir les oeuvres de la vertu. Tout homme dont se relâchent les sens, brise aussi son coeur.
Sur ceux qui pour Dieu font semblant d'être fous.
Quels sont leurs signes.
L'oeuvre du coeur relie entre eux les membres du corps. Si un homme fait cette oeuvre avec discernement, comme l'ont faite les Pères qui nous ont précédés, il se révèle par les choses étrangères qui apparaissent en lui : il n'est pas lié par le profit du corps, il n'aime pas la gourmandise, et il n'y a plus en lui nulle colère. Car où se trouvent ces trois choses, le profit du corps ( qu'il soit petit ou grand), l'irascibilité et la défaite qu'inflige la gourmandise, combien même quelqu'un serait en apparence semblable aux anciens saints, sache que le relâchement de l'ascèse extérieure vient de l'abandon de l'oeuvre du coeur, et non de l'éminence où l'aurait porté le mépris de son âme. Sinon, comment aurait-il pu mépriser les choses du corps, et ne pas acquérir la douceur? Si un tel mépris s'exerce avec discernement, le suivent le détachement de tout, le refus du confort du corps et du désir des hommes. Si quelqu'un accueille avec diligence et avec joie, pour l'amour de Dieu, le mal qui lui est fait, il est pur en son coeur. Et s'il ne méprise personne pour ses membres meurtris, il est libre en vérité. S'il ne va pas vers celui qui l'honore, il est mort au monde en cette vie. La garde du discernement est plus haute que toute forme de vie que mènent les hommes en toutes leurs voies et toutes leurs mesures.
Ne pas mépriser le pécheur,
mais pleurer sur lui et prier pour lui.
Ne méprise pas le pécheur. Car nous sommes tous coupables. Si pour l'amour de Dieu tu t'élèves contre lui, pleure plutôt sur lui. Pourquoi le méprises-tu? Méprise ses péchés. Et prie pour lui, afin d'être pareil au Christ, qui ne s'est pas irrité contre les pécheurs, mais a prié pour eux. Ne vois-tu pas comment Il a pleuré sur Jérusalem? Car nous aussi plus d'une fois sommes joués par le diable. Pourquoi mépriser celui qui comme nous a été joué par le diable qui se moque de nous tous? Pourquoi, ô homme, mépriser le pécheur? Est-ce parce qu'il n'est pas juste comme toi? Mais où est ta justice, dès lors que tu n'as pas l'amour? Pourquoi n'as-tu pas pleuré sur lui? Au contraire tu le persécutes. C'est par ignorance que certains s'irritent, qui croient avoir le discernement des oeuvres des pécheurs.
Annonce la bonté de Dieu. Car alors que tu es indigne Il te dirige, et, alors que tu Lui dois tout, Il ne te réclame rien. Et pour les petites oeuvres que tu fais, Il te donne en retour de grandes choses. N'appelle pas Dieu juste. Car ce n'est pas dans ce que tu fais qu'est connue sa justice. Si David Le nomme juste et droit, son Fils nous a révélé qu'Il est bien plutôt bon et doux. Il est bon pour les méchants et les impies (Lc 6, 35). Comment peux-tu nommer Dieu juste, quand tu lis le chapitre sur le salaire des ouvriers? "Ami, je ne te fais pas tort, je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. Vois-tu d'un mauvais oeil que je sois bon?" (2).
(2) : ( Mat 20, 13).
Comment peut-on également appeler Dieu juste, quand on lit le chapitre du fils prodigue qui dissipa la richesse de son père dans la débauche : comment à la seule componction qu'il montra, son père courut vers lui, se jeta à son cou et lui donna plein pouvoir sur toute sa richesse? Ce n'est pas un autre qui nous a dit cela sur Dieu, pour que nous en doutions. C'est son Fils Lui-même. Lui-même a donné de Dieu ce témoignage. Où est la justice de Dieu? En ce que nous étions pécheurs, et que le Christ est mort pour nous? Si Dieu est compatissant ici bas, croyons qu'Il ne change pas.
Loin de nous d'avoir jamais cette pensée inique, et de dire que Dieu ne compatit pas. L'être propre de Dieu ne change pas comme changent les êtres qui meurent. Il n' a rien à acquérir qu'Il n'ait pas. Rien ne manque ni ne s'ajoute à ce qu'Il a, comme il advient aux créatures. Mais ce que Dieu a depuis le commencement, Il l'aura toujours jusqu'à la fin éternelle. Et Il l'a comme l'a dit le bienheureux Cyrille dans son commentaire de la Genèse. Crains Dieu, dit-il, par amour, et non à cause de ce dur nom de justice qu'on a mis sur Lui. Aime-Le comme tu dois L'aimer, non pour les biens à venir qu'Il te donnera, mais pour ce que nous avons reçu, et pour ce seul monde qu'Il a créé afin de nous l'offrir. Qui peut Lui rendre en retour ce qu'Il nous a fait? Où est dans nos oeuvres ce que nous Lui rendons? Qui au commencement L'a persuadé de nous créer? Et qui Le prie pour nous, quand nous manquons de reconnaissance? Quand nous n'étions pas, qui a éveillé à la vie notre corps? Et d'où vient que tombe dans la poussière le sens de la connaissance? Ô l'admirable compassion de Dieu. Ô la merveille de la grâce de Dieu notre Créateur. Ô la puissance qui suffit à tout. Ô l'incommensurable bonté dont Il investit pour la recréer notre nature de pécheurs. Qui peut dire sa gloire? Il relève celui qui L'a offensé et a blasphémé, Il renouvelle la poussière sans âme, Il lui donne la conscience et la raison, et de l'intelligence dispersée et insensible et des sens égarés Il fait une nature douée de raison et capable de penser. Le pécheur n'est pas en mesure de comprendre la grâce de sa résurrection. Où est l'enfer, qui peut nous affliger? Et où est la damnation, qui nous effraie de bien des manières et vainc la joie de l'amour de Dieu? Et qu'est-ce que la géhenne devant la grâce de la résurrection, lorsqu'Il nous remontera hors de la damnation, qu'Il donnera à ce corps corruptible de revêtir l'incorruptibilité, et qu'Il relèvera dans la gloire l'homme tombé en enfer?
Ô vous qui avez le discernement, venez et admirez. Qui, doué d'une sage et merveilleuse intelligence, admirera comme elle le mérite la grâce de notre Créateur? Cette grâce est la rétribution des pécheurs. Car au lieu de ce qu'ils méritent en toute justice, Il leur donne en retour la résurrection. Au lieu des corps qui ont profané sa loi, Il les revêt de la gloire de l'incorruptibilité. Cette grâce - la résurrection qui nous est donnée après que nous ayons péché - est plus grande que la première, lorsqu'Il nous a créés, alors que nous n'étions pas. Gloire, Seigneur, à ta grâce incommensurable. Voici, Seigneur, je ne puis plus que me taire devant les vagues de ta grâce. Nulle pensée ne m'est restée, qui pourrait Te dire la gratitude que je Te dois. De quelles bouches pourrions-nous Te confesser, Roi bon qui aimes notre vie? Gloire à Toi dans les deux mondes que Tu as créés pour notre croissance et nos délices, en nous menant par le chemin de toutes tes oeuvres à la connaissance de ta gloire, dès maintenant et jusqu'en l'éternité. Amen.
61 ° discours
COMMENT GARDER LA SOBRE VIGILANCE
CACHéE QUI EST AU-DEDANS DE L'AME.
D'OU VIENNENT LE SOMMEIL ET LA FROIDEUR
DANS L'INTELLIGENCE,
QUI ENLEVENT DE L'AME LA SAINTE FERVEUR
ET FONT MOURIR LE DESIR DE DIEU,
LOIN DE LA CHALEUR
DES BIENS DE L'ESPRIT ET DES CIEUX.
Il est impossible que ceux qui ont le désir du bien soient empêchés de l'accomplir par l'opposition du malin, si celui-ci ne trouve pas en eux une bonne raison d'intervenir. Voici pourquoi. Toute pensée liée au désir du bien, dès qu'elle se forme, est suivie d'une ferveur pareille aux braises du feu quand il brûle. Cette ferveur a coutume d'entourer comme d'un rempart une telle pensée, et de chasser d'auprès d'elle toute opposition, tout obstacle, tout empêchement qui lui arrivent. Car sa force est grande, et sa puissance indicible. Elle peut à tout moment protéger l'âme du relâchement et l'empêcher de craindre l'attaque des malheurs. Cette première pensée est la puissance du saint désir, qui est innée dans la nature même de l'âme. Mais la ferveur est cette pensée emportée par la puissance ardente qui est en elle et qui nous a été donnée pour notre bien, afin qu'elle garde la condition de la nature et qu'elle exprime sa liberté en vue de l'accomplissement du désir naturel au coeur de l'âme. Un tel désir est la vertu sans laquelle il est impossible de faire le bien et qui se nomme ferveur. Car c'est la ferveur qui de temps en temps donne à l'homme le zèle, la flamme, la force qui le portent à mépriser la chair dans les afflictions et les terribles épreuves qui lui arrivent, à livrer toujours à la mort sa propre âme, et à résister à la puissance rebelle, afin d'atteindre à la perfection de cette chose dont l'âme avait un si grand désir.
Un homme qui avait revêtu le Christ a dans ses écrits nommé cette ferveur le chien qui garde la loi de Dieu. Et telle est la vertu. Car la vertu est appelée loi de Dieu. Cette puissance de la ferveur est forte, elle est éveillée, elle s'attache à la garde de la maison de deux manières. De même elle s'épuise, elle s'endort, elle tombe dans la négligence de deux manières.
Donc l'éveil et l'attention se manifestent tout d'abord en l'homme quand sous l'effet des choses qui lui arrivent et qui le suivent il se met à craindre que lui soit dérobé ou que disparaisse le bien qu'il a acquis ou qu'il doit acquérir. Ceci vient de la divine Providence, je veux dire la crainte en tous ceux qui font l'oeuvre de la vertu par amour de la vérité. Car la crainte éveille et maintient la ferveur qui demeure dans l'âme, pour l'empêcher de s'endormir.
Quand une telle crainte se lève en nous, la ferveur dont nous avons dit qu'elle était un chien de garde, brûle nuit et jour comme un four, échauffe et éveille la nature. A l'image des Chérubins elle demeure en éveil, à tout moment attentive à ce qui l'entoure. Comme dit l'homme que nous citions : qu'un oiseau vienne à passer et tourne autour d'elle, elle pousse des cris perçants et ineffables. Mais cette crainte se perd quand dans notre foi nous doutons de la Providence de Dieu, quand nous oublions que Dieu veille sur nous, qu'Il prend soin de ceux qui mènent le combat de la vertu et qu'il les visite à tout moment, comme l'Esprit Saint le dit par la bouche du Prophète : " Les yeux du Seigneur sont sur les justes, etc..." (1).
(1) : ( Ps 34, 15).
Et encore : " Le Seigneur est la force de ceux qui Le révèrent." (2).
(2) : (Ps 25, 15).
Lui-même a dit à ceux qui Le craignent : " Le malheur ne t'atteindra pas, le fléau ne s'approchera pas de ta tente." (3).
(3) : ( 91, 10).
Mais quand on craint pour l'âme à cause de ce qui assaille et suit la vertu, quand on veille à ce qu'elle ne soit ni volée ni malmenée, cette pensée est divine et le souci est bon. Une telle tristesse, un tel tourment, viennent de la Providence de Dieu. La seconde manière, qui est la force et l'ardeur du chien, se manifeste ainsi quand le désir de la vertu a encore augmenté dans l'âme. En effet, plus le désir augmente dans l'âme, plus un tel chien, qui est la ferveur naturelle, s'attache ardemment à la vertu. Par contre la ferveur se refroidit - et c'est la première raison - quand cesse et diminue dans l'âme le désir. Elle se refroidit encore - c'est la seconde raison - quand une pensée de suffisance et d'audace pénètre dans l'âme et y demeure, et quand l'homme espère en lui-même, pense et croit qu'il n'a plus à craindre d'être mis à mal par quelque puissance. Il dépose alors les armes de la ferveur et devient comme une maison qui n'est pas gardée. Le chien s'endort, et cesse de veiller pour longtemps.
C'est par une telle pensée que sont pillées la plupart des maisons spirituelles. Et c'est là ce qui arrive quand s'est couverte de ténèbres la pureté de ce rayonnement de la sainte connaissance qui est dans l'âme. Mais d'où vient que la pureté se couvre de ténèbres? De ce qu'une très subtile pensée d'orgueil est entrée dans l'âme et y a fait son gîte. Ou de ce que l'homme s'adonne toujours davantage au souci des choses qui passent, à la continuelle rencontre du monde, qui le trompe, et à la satisfaction du ventre, qui est le plus grand de tous les maux. Car toujours, dès que celui qui mène le combat spirituel va à la rencontre du monde, son âme se relâche. Elle se relâche également quand il va au-devant du grand nombre de ceux qui brisent nécessairement son âme sous la vaine gloire. Pour tout dire, l'intelligence de celui qui s'enfuit ( quand il va au-devant du monde) est semblable au navigateur qui traversant la mer par temps calme tombe au milieu des récifs et fait naufrage. A notre Dieu soient la gloire, la puissance, l'honneur et la grandeur dans les siècles. Amen.
60° discours
SUR LES TROIS MODES DE LA CONNAISSANCE
Sur la différence de leur pratique et de leurs sens.
Sur la foi de l'âme et la secrète richesse
qui est cachée en elle.
Et combien la connaissance du monde
diffère en ses modes de la simplicité de la foi.
L'âme qui va sur les sentiers de la vie monastique et sur le chemin de la foi, et qui a souvent mené à bien cette vocation, si elle se tourne de nouveau vers les modes de la connaissance, se met aussitôt à boîter dans sa foi et perd la puissance spirituelle de celle-ci, cette puissance que la récompense des secours manifeste dans l'âme pure, et qui simplement, sans nulle recherche, s'accomplit dans cette âme en tout ce qui lui est propre. En effet l'âme qui s'est un jour offerte à Dieu dans la foi, et qui à la suite d'une longue expérience a goûté en elle l'oeuvre de Dieu, ne se soucie plus d'elle-même. Elle est réduite à l'émerveillement et au silence, et n'est pas capable de se tourner de nouveau vers les modes de sa propre connaissance et de s'y complaire, de peur que l'opposition de ces modes ne la prive de la Providence de Dieu qui ne cesse de la visiter secrètement, de veiller sur elle et de toujours la suivre en toutes ses voies. Mais l'âme s'est rendue folle, qui a supposé qu'elle est par elle-même capable de prendre soin d'elle par la seule force de sa connaissance. Car ceux en qui s'est levée la lumière de la foi n'ont plus l'impudence de prier pour eux-mêmes. Ils ne demandent pas à Dieu : donne-nous ceci, ou enlève de nous cela. Ils ne se soucient d'eux-mêmes en rien. Par les yeux spirituels de la foi ils contemplent à tout moment la Providence qui les couvre de son ombre, venant de ce Père véritable qui dans son grand et incommensurable amour surpasse toute autre affection paternelle, qui plus que tous a la puissance et la force de nous aider surabondamment, au-delà même de ce que nous demandons, désirons et pensons.
Car la connaissance est contraire à la foi. La foi, en tout ce qui lui est propre, efface les lois de la connaissance. Mais nous ne parlons pas ici de la connaissance spirituelle. Telle est la définition de la connaissance : en dehors de l'examen et de la recherche, elle n'a le pouvoir de rien faire. Mais elle examine s'il est possible qu'advienne ce qu'elle désire et ce qu'elle veut. Quant à la foi, elle est ce en quoi nul ne peut s'attendre à demeurer, s'il ne l'approche pas dans le droit sens.
La connaissance est inconcevable sans l'examen et les modes de la discussion. C'est là le signe qu'elle doute de la vérité. Mais la foi est un sentiment pur et simple. Elle appelle ce qui est loin de toute habileté et de toute recherche des modes. Vois comme l'une et l'autre sont contraires. La maison de la foi est une pensée d'enfant et un coeur simple. Il est dit en effet : " Ils glorifiaient Dieu dans la simplicité de leur coeur." (1).
(1) : (Col 3, 22).
Et : " Si vous ne vous convertissez pas, si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux." (2).
(2) : ( Mat 18, 3).
Mais la connaissance tend un piège à ces deux choses et s'y oppose.
La connaissance définit la nature et la garde dans toutes ses voies. Mais dans ses oeuvres la foi chemine plus haut que la nature. La connaissance n'essaie pas de guérir elle-même les choses qui détruisent la nature, mais elle s'éloigne d'elles. La foi au contraire les affronte aisément et dit : " Tu marcheras sur le serpent et le scorpion, tu fouleras aux pieds le lion et le dragon." (3).
(3) : ( Ps 91, 13).
La connaissance est suivie de la peur. Mais la foi est suivie de l'espérance. En effet plus un homme marche dans les voies de la connaissance, plus il est lié par la peur, et moins il peut accéder à sa dignité d'être libre. Mais celui qui suit la foi est libre et maître de lui sur-le-champ. Tel un fils de Dieu il a le pouvoir d'user librement de toute chose. L'homme qui est épris d'amour pour cette foi use comme Dieu lui-même de tous les éléments de la création. Car la foi a le pouvoir de faire la créature nouvelle à la ressemblance de Dieu. Il est dit : " Tu l'as voulu, et tout est venu devant Toi." (1).
(1) : (Job 13, 23).
Souvent la foi peut ainsi tout faire de rien. Mais la connaissance ne peut rien faire sans une matière. La connaissance n'a pas l'audace d'accomplir ce qui n'a pas été donné à la nature. Mais comment? Le corps ne peut pas marcher sur la surface fluide des eaux. Et celui qui s'approche du feu se brûle. Qui a une telle audace s'expose au danger. Dès lors la connaissance se tient sur ses gardes. Elle ne se laisse jamais aller au-delà des limites naturelles. Mais la foi a le pouvoir d'aller plus loin et dit : " Si tu passes à travers le feu, il ne te brûlera pas. Et les fleuves ne t'engloutiront pas." (2).
(2) : (Is 43, 2).
C'est là souvent ce qu'a fait la foi aux yeux de toute la création. S'il avait été donné à la connaissance d'essayer de faire les mêmes choses, elle ne se serait jamais laissé aller. Par la foi beaucoup sont entrés dans les flammes, ils ont enrayé le pouvoir qu'avait le feu de les brûler, ils ont traversé les flammes sains et saufs, et ils ont marché sur la mer comme sur la terre ferme. Toutes ces choses étaient plus hautes que la nature et contraires aux modes de la connaissance. Elles ont montré combien celle-ci était vaine en toutes ses voies et toutes ses lois. Vois-tu comme la connaissance observe les conditions de la nature? Et vois-tu comme la foi va son chemin en marchant plus haut que la nature? Durant cinq mille ans, un peu moins, ou davantage, les modes de la connaissance ont gouverné le monde. L'homme ne pouvait pas lever de la terre sa tête, ni sentir la force de son Créateur. Puis est venue notre foi, et elle nous a délivrés des ténèbres du travail terrestre, de la soumission et de l'égarement. Mais maintenant encore, alors que nous avons découvert la mer que rien ne trouble et le trésor qui jamais ne manque, nous désirons nous pencher vers les sources les plus basses. Il n'est pas de connaissance, si grande et si riche soit-elle, qui n'ait quelque manque. Mais le ciel et la terre ne sauraient contenir les trésors de la foi. Celui dont le coeur est fondé sur l'espérance de la foi ne manque jamais de quoi que ce soit. Il n'a rien, mais par la foi il possède tout, comme il est écrit : " Ce que vous demanderez dans la prière et la foi, vous le recevrez." (1).
(1) : (Mat 21, 22).
Et : " Le Seigneur est proche, ne vous souciez de rien." (2).
(2) : ( Phil 4, 5).
La connaissance est toujours à la recherche de moyens qui lui permettent de garder ce qu'elle a acquis. Mais la foi dit que si le Seigneur ne bâtit pas la maison ni ne la garde, celui qui garde a veillé en vain et celui qui bâtit a travaillé pour rien. (3).
(3) : ( Phil 4, 5).
Jamais celui qui prie dans la foi n'use ni ne vit des modes de la connaissance. En tout lieu la connaissance fait l'éloge de la crainte. Le sage l'a dit : " Celui qui craint dans son coeur est bienheureux." Mais que dit la Foi? Ceci : " Il eut peur, et il se mit à enfoncer." (4).
(4) : ( Mat 14, 30).
Et encore : " Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude, pour être encore dans la crainte, mais vous avez reçu un esprit d'adoption, qui vous donne la liberté de la foi et de l'espérance de Dieu." (5)
(5) : (Cf. Ro 8, 15).
Et : " Ne les évite pas, ne t'enfuis pas loin d'eux." Toujours le doute suit la peur, comme il suit l'examen. L'examen suit les modes de la sagesse. Et ces modes suivent la connaissance. Toujours la peur et le doute se manifestent dans la recherche et l'examen. Car la connaissance n'atteint son but ni en tout temps ni en toute chose, comme nous l'avons montré au début. L'âme s'expose souvent aux accidents, aux difficultés, aux nombreux pièges qui la mettent en péril. Mais ni la connaissance ni les modes de la sagesse ne peuvent l'aider en rien. Par contre la foi n'est jamais vaincue par aucune de ces difficultés que toute la puissance de la connaissance humaine n'est pas capable de conjurer. Car la connaissance humaine suffit-elle à nous secourir dans les combats, quand nous luttons contre les natures invisibles, contre les puissances corporelles et contre tant d'autres ennemis? Vois-tu la faiblesse de la connaissance, et la puissance de la foi? La connaissance interdit à ses adeptes d'approcher tout ce qui est étranger à la nature. Mais vois ici la puissance de la foi, et ce qu'elle transmet à ceux qu'elle enseigne. Il est dit : " En mon nom vous chasserez les démons, vous saisirez les serpents, vous boirez le poison, et vous n'aurez aucun mal." (1).
La connaissance ordonne à tous ceux qui vont sur son chemin et suivent ses lois, d'examiner en toute chose la fin avant le commencement, et alors seulement de se mettre à l'oeuvre, de peur d'avoir à se donner de la peine pour rien, si le but de la chose qu'ils veulent trouver par la seule puissance humaine s'avérait inaccessible. Il serait alors impossible et difficile de parvenir à ce qu'on cherche. Mais la foi dit : " Tout est possible à celui qui croit. Car rien n'est impossible à Dieu." (2).
(2) : (Cf. Mat 9, 23).
Ô richesse ineffable! Ô mer qui porte une telle richesse dans ses vagues, dans ses trésors merveilleux, dont elle déborde par la puissance de la foi! De quelle confiance, de quel plaisir et de quelle espérance sommes-nous emplis quand nous voyageons avec elle! Que sont légers les fardeaux dont elle nous charge! Et quelle douceur a son oeuvre!
Question : Celui auquel a été donné de goûter la douceur de la foi, et qui retourne à la connaissance de l'âme, en quoi se distingue-t-il?
Réponse : Il ressemble à celui qui a trouvé une perle précieuse et qui l'échange pour une pièce de cuivre, ou à celui qui a délaissé sa liberté et sa maîtrise et s'est tourné vers les voies de l'indigence, pleines de peur et de servitude.
La connaissance n'est pas blâmable. Mais la foi est plus haute qu'elle. Si nous blâmons, ce n'est pas la connaissance que nous blâmons. Loin de nous une telle pensée. Mais il nous faut discerner les voies détournées sur lesquelles va la connaissance dès qu'elle est menée par la nature contraire, et comment elle côtoie les ordres des démons. Il nous faut voir ensuite clairement ceci : par combien de degrés passe la connaissance; en quoi ces degrés diffèrent; par quelles pensées elle s'éveille à chaque mode; par lequel de ces modes (quand elle s'y engage) elle s'oppose à la foi et sort de la nature; qu'est-ce qui la distingue elle-même, et dans quel ordre ( quand elle se tourne vers son premier but) elle revient à sa nature et atteint en menant bien la vie le degré qui précède la foi; quand elle parvient à ce qui distingue cet ordre; comment elle passe des premiers modes aux modes plus élevés; quels sont les modes de cet autre ordre qu'est l'ordre premier; quand la connaissance rejoint-elle la foi, s'unit à elle, se revêt par elle de pensées de feu, s'enflamme dans l'Esprit, acquiert les ailes de l'impassibilité, et du service des choses terrestres s'élève dans le pays de son Créateur et connaît tant d'autres choses. Cependant il ne nous est pas encore donné de savoir que la foi et l'oeuvre de ses degrés sont plus hautes que la connaissance.
Une telle connaissance s'accomplit dans la foi. Elle acquiert la puissance de s'élever, de sentir ce qui est plus haut que toute sensation, et de voir cette lumière flamboyante que ne peuvent saisir l'intelligence et la connaissance des créatures. La connaissance est un degré par lequel on s'élève à la hauteur de la foi. Mais quand on est parvenu près de la foi, on n'a plus besoin de la connaissance. Il est dit : " Maintenant vous comprenez en partie. Mais quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra." (1).
(1) : (1 Co 13, 9).
La foi nous met donc dès maintenant sous les yeux la vérité de la perfection. Par notre foi, et non par l'examen et la puissance de la connaissance, nous apprenons ces choses incompréhensibles.
Telles sont les oeuvres de la justice : le jeûne, la compassion, la veille, la sanctification, et tout ce que nous faisons d'autre qui passe par le corps; l'amour du prochain, l'humilité du coeur, le pardon des fautes, le souvenir du bien, la recherche des mystères cachés dans les Saintes Ecritures, l'attachement de l'intelligence aux oeuvres les meilleures afin de contenir les passions, et les autres vertus qui s'accomplissent dans l'âme. Toutes ces choses ont besoin de la connaissance. Car celle-ci les garde et enseigne leur ordre. Toutes ces choses, qu'on appelle les vertus, sont les degrés par lesquels l'âme s'élève à la plus haute cime de la foi. Mais la vie de la foi est elle-même plus haute que la vertu. Elle n'agit pas dans les oeuvres, mais dans le repos parfait, dans la consolation, et s'accomplit dans le coeur et les choses de l'âme. Et ce sont tous les modes merveilleux de la vie spirituelle : la sensation de l'Esprit, les délices, le repos de l'âme, le désir, la joie en Dieu, ces autres choses qui si l'on mène cette vie sont données à l'âme digne de la grâce de la béatitude de l'au-delà, et ce qui à l'ordre divin, par les saintes Ecritures et par la foi, s'accomplit dès lors que Dieu nous comble de ses grâces.
Question : Mais on dira : si la connaissance accomplit tous ces biens, les oeuvres de la vertu dont il a été question, l'abstention du mal, le discernement des moindres pensées qui s' élèvent dans l'âme, la lutte avec ces pensées, le combat contre les passions qui nous excitent, et ces autres choses sans lesquelles la foi elle-même ne peut manifester sa puissance dans l'oeuvre de l'âme, comment est-il possible de penser que la connaissance est contraire à la foi?
Réponse : Nous disons qu'il y a trois modes intelligibles par lesquels monte et descend la connaissance, et que celle-ci change quand les modes changent. Tantôt elle nuit, et tantôt elle secourt. Les trois modes sont : le corps, l'âme et l'esprit. La connaissance est une dans sa nature. Mais quand elle aborde les choses intelligibles et sensibles, elle s'affine et change ses modes et l'élaboration de ses pensées. Apprends donc quel est l'ordre de son oeuvre et quelles sont les causes par lesquelles elle nuit et celles par lesquelles elle secourt. La connaissance est un don de Dieu à la nature des êtres de raison. Elle leur a été donnée dès le commencement de leur création. Elle est simple. Elle n'est pas divisée dans sa nature, pas plus que la lumière du soleil. Mais son oeuvre ne va pas sans changements ni divisions.
63° discours
SUR LE PREMIER ORDRE
DE LA CONNAISSANCE.
Quand la connaissance suit le désir de la chair, elle prend sur elle la richesse, la vaine gloire, la parure, le confort du corps, elle s'attache à la sagesse rationnelle qui s'adapte au gouvernement du monde et ne cesse d'inventer, de renouveler les arts et les sciences, elle porte tout ce qui couronne le corps en ce monde visible. Elle est alors opposée à la foi dont nous avons parlé. Elle est appelée connaissance nue. Car elle est dépouillée de tout souci de Dieu et elle épuise l'intelligence en la privant de la raison, dès lors qu'elle est dominée par le corps. Elle ne s'occupe que de ce monde. Une telle mesure fait que la connaissance ne considère pas du tout qu'elle est une puisssance spirituelle, un guide secret de l'homme, une sollicitude divine qui le visite et prend soin de lui. Elle ne voit pas que la Providence de Dieu nous gouverne. Mais il lui semble que l'homme, de par son effort et sa conduite, a naturellement en lui tout bien, et le salut qui le délivre de ce qui lui nuit, et l'attention qui lui permet d'éviter les difficultés et les nombreuses adversités qui lui adviennent secrètement et ouvertement. Telle est la mesure de la connaissance qui s'ingénie à penser qu'elle est elle-même la Providence de toute chose, comme ceux qui disent qu'il n'est pas de Dieu qui gouverne le monde visible. Cependant elle ne peut pas rester sans se soucier continuellement du corps ni sans craindre pour lui. Ainsi va l'homme qui a cette connaissance. Le tiennent la petitesse d'âme, la tristesse, le désespoir, la peur des démons, la lâcheté devant les hommes, ce qu'on lui raconte des brigands, ce qu'il entend dire des différentes formes de mort, l'inquiétude devant les maladies, le souci de l'indigence et de la privation du nécessaire, la crainte de la mort, des souffrances et des bêtes féroces, et tout ce qui ressemble à ces choses sur la mer qui l'assaille, soulevée par les vagues à toute heure de la nuit et du jour. C'est pourquoi cette connaissance ne sait pas remettre à Dieu son souci, dans la confiance que donne la foi en Lui. Elle est fourbe et rusée en tout ce qu'elle fait. Et quand ses ruses demeurent sans effet pour une raison quelconque, elle combat les hommes qui lui font obstacle et s'opposent à elle.
C'est en elle qu'est planté l'arbre de la connaissance du bien et du mal, qui déracine l'amour. C'est elle qui examine les moindres fautes des autres hommes, leur culpabilité et leurs faiblesses. C'est elle qui fait qu'on tranche et contredit en paroles, qu'on se livre aux ruses et aux fourberies, et aux autres vices qui outragent l'homme. Elle s'engendre elle-même. Elle est pleine d'enflure et d'orgueil. Car elle s'attribue à elle-même tout bien. Et elle ne rapporte pas le bien à Dieu.
Mais la foi rattache ses oeuvres à la grâce. C'est pourquoi elle ne peut pas s'enorgueillir, ainsi qu'il est écrit : "Je peux tout dans le Christ qui me donne sa force." (1).
(1) : ( Ph 4, 13).
Et encore : " Non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi." (2).
(2) : ( 1 Co 15, 10).
Le bienheureux Apôtre l'a dit : " La connaisssance enfle." (3).
(3) : ( 1 Co 8, 1).
Il parlait de cette connaissance qui n'est pas reliée à la foi et à l'espérance en Dieu, mais non de la connaissance de la vérité, ce qu'à Dieu ne plaise.
Car l'humble connaissance de la vérité porte à la perfection l'âme de ceux qui l'acquièrent, tels Moïse, Isaïe, David, Pierre, Paul, et tous les Saints qui furent dignes de cette connaissance parfaite, à la mesure de la nature humaine. Leur connaissance est toujours absorbée par les visions étrangères, par les révélations divines, par la plus haute contemplation des choses de l'Esprit, par les mystères ineffables et par tout ce qui leur ressemble. Leur âme n'était que cendre et poussière à leurs propres yeux. Mais l'autre connaissance s'enfle de suffisance. Car elle marche dans les ténèbres. Elle éprouve et voit ce qu'elle porte à l'image de ce qui est sur la terre. Elle ne sait pas qu'il est un Dieu plus grand qu'elle. Tous ceux qui ont cette connaissance sont pris par la suffisance. Car ils sont attachés à la terre, ils mènent leur vie à la mesure de leur chair, ils se fondent sur leurs oeuvres, mais jamais ne pensent dans leur intelligence aux choses incompréhensibles de Dieu. C'est là ce qu'ils éprouvent, tant qu'ils voguent sur de telles vagues. Mais les saints accomplissent la glorieuse vertu de la Divinité. Leur oeuvre est en haut. Et leur coeur n'incline pas à s'occuper d'inventions et de vanités. Car ils marchent dans la lumière. Ils ne peuvent pas s'égarer. C'est pourquoi tous ceux qui se sont égarés loin de la lumière de la connaissance du Fils de Dieu et qui se sont détournés de la vérité, sont allés sur ces voies. Tel est l'ordre de la première connaissance, où l'on suit le désir de la chair. Nous la blâmons, et nous montrons qu'elle est contraire, non seulement à la foi, mais à toute oeuvre de vertu.
64° discours
SUR LE SECOND ORDRE
DE LA CONNAISSANCE.
Quand un homme a quitté le premier ordre de la connaissance et s'est tourné vers les pensées et le désir de l'âme, il met en oeuvre dans sa lumière naturelle, par les méditations de l'âme et les sensations du corps, ces biens dont nous avons parlé, qui sont le jeûne, la prière, la compassion, la lecture des Ecritures Saintes, les modes de la vertu, la lutte contre les passions, etc... Car toutes les actions bonnes, toutes les beautés visibles de l'âme, toutes les vertus merveilleuses qui font leur service dans la demeure du Christ, l'Esprit Saint, quand Il met en oeuvre sa puissance, les accomplit dans ce deuxième ordre de la connaissance. Et celle-ci donne au coeur de suivre les chemins droits qui nous mènent à la foi, laquelle nous dispose le viatique en vue du siècle véritable. Mais ici encore la connaissance est corporelle et composée. Elle n'est jamais qu'un chemin qui nous conduit et nous renvoie à la foi. Mais il est un ordre plus haut qu'elle. Si l'on progresse, on peut s'élever en elle avec l'aide du Christ, quand on aura posé le fondement de l'oeuvre de cette ultime connaissance dans l'hésychia loin des hommes, dans la lecture des Ecritures, dans la prière et dans les autres biens qui achèvent la seconde connaisssance, en laquelle s'exerce toute beauté, et qu'on appelle connaissance des actions. Car par les actions sensibles, à travers les sensations du corps, elle parfait son oeuvre dans l'ordre extérieur. Amen.
65° discours
SUR LE TROISIEME ORDRE DE LA CONNAISSANCE,
QUI EST L'ORDRE DE LA PERFECTION.
Ecoute comment on s'affine, comment on acquiert l'état spirituel, comment on s'identifie à la vie des puissances invisibles qui servent Dieu, non par l'énergie sensible des oeuvres, mais par l'énergie qui s'accomplit dans la méditation de l'intelligence. Quand la connaissance s'est élevée loin des choses terrestres et du souci de leur oeuvre, quand elle a commencé à éprouver ses propres pensées dans ce qui est caché à l'intérieur des yeux, quand elle a méprisé les choses d'où vient le vice des passions, quand elle s'est déployée vers le haut, quand elle a suivi la foi dans le souci du siècle à venir, dans le désir de ce qui nous a été promis et dans la recherche des mystères cachés, alors la foi elle-même absorbe cette connaissance, elle se retourne et l'engendre à l'origine, pour qu'elle devienne tout entière esprit.
Alors elle a des ailes et peut s'envoler vers le pays des incorporels, elle peut toucher le fond de la mer intangible, car elle conçoit comment sont divinement et merveilleusement dirigées les natures des choses intelligibles et sensibles, et elle considère les mystères qu'elle comprend dans la simplicité et la finesse de la réflexion. Alors les sens intérieurs s'éveillent pour faire l'oeuvre de l'Esprit, dans l'ordre même de la vie immortelle et incorruptible. Car elle a reçu loin des choses d'ici, comme au coeur du mystère, la résurrection spirituelle, en témoignage véritable du renouvellement de tous les êtres.
Tels sont les trois modes de la connaissance, où dans le corps, dans l'âme et dans l'esprit s'engage le chemin de l'homme. C'est par là que celui-ci commence à discerner le mal et le bien. Jusqu'à ce qu'il soit sorti de ce monde, la connaissance de son âme passe par ces trois mesures. Une seule et même connaissance dans les trois mesures accomplit toute injustice et toute impiété, mais accomplit également la justice, et touche le fond de tous les mystères de l'Esprit. C'est en elle que se déploie tout le mouvement de l'intelligence, quand celle-ci monte ou descend dans le bien ou dans le mal ou dans l'intervalle des deux. Ces mesures, les Pères les nomment nature, contre nature, et plus haut que la nature. Ce sont là les trois voies par lesquelles monte et descend, comme il a été dit, la mémoire de l'âme douée de raison. Car ou bien l'homme est ravi dans sa mémoire plus haut que la nature, ou bien il contemple Dieu à l'intérieur de la nature quand il fait naturellement oeuvre de justice, ou bien il sort paître les pourceaux comme celui qui avait perdu la richesse de son discernement et travaillait avec la multitude des démons.
Récapitulation des trois connaissances.
Le premier ordre de la connaissance refroidit l'âme loin des oeuvres du chemin qui mène à Dieu. Le second ordre la réchauffe sur le chemin où elle progresse dans les oeuvres qui la conduisent au degré de la foi. Le troisième ordre est le repos de l'oeuvre : le signe du futur. Par le seul entretien de l'intelligence, l'âme jouit des mystères du siècle à venir. Mais parce que la nature ne s'est pas encore totalement élevée hors de l'ordre de la mort et de la pesanteur de la chair, ni ne s'est encore accomplie dans cet ordre spirituel tellement plus haut que l'ordre de l'abandon, elle ne peut pas atteindre la perfection qui jamais ne cesse de célébrer la liturgie, elle ne peut ni demeurer dans le monde de la mort, ni totalement délaisser la nature de la chair. Tant qu'il vit dans la chair, l'homme est soumis au changement, il va tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Tantôt son âme, pauvre et indigente, agit à travers la nature du corps dans le second ordre, l'ordre du milieu, l'ordre de la vertu. Tantôt, suivant ceux qui reçoivent dans le mystère de la liberté l'esprit d'adoption, elle jouit de la grâce de l'Esprit, une grâce à la mesure de Celui qui la donne, puis elle retourne à l'humilité de ses oeuvres : ce qu'elle fait à travers le corps, et ce qu'elle garde, de peur que l'ennemi ne la capture par les séductions qui se trouvent dans ce siècle mauvais et par les pensées troublées et détournées. En effet, tant que l'homme est enfermé, couvert par le voile de la porte de la chair, la confiance lui manque. Il n'est pas de liberté parfaite dans le siècle imparfait. Toute oeuvre de la connaissance implique la peine et passe par le temps. Mais l'ascèse de la foi ne s'exprime pas dans les oeuvres. Elle s'accomplit dans les pensées spirituelles, par un pur travail de l'âme, et elle est plus haute que les sensations. Car la foi est plus fine que la connaissance, de même que la connaissance est plus fine que les choses sensibles. Tous les saints qui ont été dignes de découvrir ainsi la vie spirituelle ( qui est l'émerveillement en Dieu) en sont arrivés là par la puissance de la foi, dans les délices de cette vie plus haute que la nature.
Nous ne parlons pas ici de la foi par laquelle nous croyons dans les trois Personnes divines que nous adorons, ou dans la nature propre, la nature tout autre de la Divinité, ou dans la merveilleuse économie par laquelle Dieu assume notre nature humaine. Nous ne parlons pas de cette foi, bien qu'elle soit très haute, mais de la foi qui par la lumière de la grâce se lève dans l'âme et qui par le témoignage de la conscience affermit le coeur dans la certitude de l'espérance, loin de toute présomption. Car une telle foi ne se révèle pas aux oreilles qui entendent parler d'elle, mais aux yeux spirituels qui voient les mystères cachés dans l'âme et la secrète richesse de Dieu qui se dérobe aux yeux des fils de la chair et se découvre par l'Esprit à ceux qui mangent à la table du Christ et s'entretiennent de ses lois ainsi qu'Il l'a dit : " Si vous gardez mes commandements, je vous enverrai le Consolateur, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut pas recevoir, et Lui vous enseignera toute la vérité." (1).
(1) : ( Jn 14, 15-16).
L'Esprit Saint en effet montre à l'homme la sainte puissance qui demeure en lui en tout temps. Il lui révèle la protection, la force spirituelle qui le couvre toujours, chasse de lui tout mal et empêche celui-ci d'approcher son âme et son corps. L'intelligence lumineuse, l'intelligence spirituelle, sent invisiblement par les yeux de la foi cette puisssance que connaissent bien d'expérience les saints.
Une telle puissance est le Consolateur Lui-même, qui par la force de la foi enflamme comme dans le feu toutes les parties de l'âme. Elle s'élance et dans son espérance de Dieu méprise tout danger. Elle s'élève sur les ailes de la foi loin de la création visible. Elle est comme ivre d'être toujours émerveillée par la recherche qu'elle voue à Dieu, et de Le contempler simplement. Par la secrète compréhension de la nature divine elle habitue l'intelligence à s'entretenir attentivement de ce qui lui est caché. Car jusqu'à ce que soit venu ce qui sera l'accomplissement des mystères, et que nous soit clairement donnée leur révélation, c'est la foi qui célèbre entre Dieu et les saints la liturgie des mystères ineffables. Puissions-nous en être dignes par la grâce du Christ Lui-même. Ici-bas, comme en gage. Et au-delà, dans l'hypostase de la vérité, le Royaume des cieux avec ceux qui L'aiment. Amen.
66° discours
SUR D'AUTRES MANIERES DE CONCEVOIR
LES TROIS CONNAISSANCES.
La connaissance qui se tourne vers les choses visibles et les perçoit par les sens est appelée naturelle. Mais celle qui s'attache à la puissance des choses intelligibles qu'elle perçoit à l'intérieur d'elle-même dans la nature des êtres incorporels, est appelée spirituelle, car elle perçoit par l'esprit, et non par les sens. Dans ces deux cas l'âme comprend des choses qui sont en dehors d'elle. Enfin la connaissance qui se consacre à Dieu même est appelée surnaturelle, mais elle est bien plutôt inconnaissable et plus haute que la connaissance. L'âme n'en reçoit pas la contemplation, par l'effet d'une matière qui se trouverait en dehors d'elle, comme dans les deux premières connaissances. Mais la contemplation arrive en elle comme un don inespéré, en dehors de toute matière, et immédiatement. Elle se révèle du dedans. Car "le Royaume des cieux est en vous". Ce n'est pas dans une forme qu'on doit espérer le voir, et il ne vient pas ostensiblement, comme a dit le Christ. Mais il se révèle en dehors de toute cause, dans le secret de l'intelligence, sans que celle-ci ait à s'en préoccuper. Car elle ne trouve en lui aucune matière.
Explications
La première connaissance s'acquiert par l'étude continuelle, et par la peine qu'on se donne pour apprendre. La seconde s'acquiert par la vie vouée au bien et par la foi de l'intelligence. Enfin la troisième est donnée par la foi seule, car en celle-ci la connaissance est abolie, les oeuvres ont leur fin, et les sens ne sont plus nécessaires. Quand donc la connaissance descend du premier degré, elle est honorée. Et plus elle descend, plus elle est honorée. Quand elle atteint la terre et les choses de la terre, la connaissance domine l'univers, et toute chose en dehors d'elle est boîteuse et inachevée. Mais quand l'âme s'élève vers la hauteur, quand elle étend ses pensées vers les cieux, quand elle désire ce que n'ont jamais vu les yeux du corps et qui n'est pas au pouvoir de la chair, alors tout converge dans la foi. Puisse le Seigneur Jésus Christ nous la donner, Lui qui est béni dans les siècles. Amen.
67° discours
SUR L'AME QUI
RECHERCHE
LA CONTEMPLATION PROFONDE
AFIN DE S'ENFONCER EN ELLE,
LOIN DES PENSEES DE LA CHAIR
QUI VIENNENT DE LA MEMOIRE DES CHOSES.
Toute chose, dès lors qu'elle est plus haute qu'une autre, est cachée à celle-ci, et sans qu'elle ait besoin du voile d'un autre corps pour montrer qu'elle est cachée. Tout être spirituel n'a pas hors de lui-même ce qui le distingue, mais il le porte à l'intérieur de ses propres mouvements. Ceci afin de pouvoir immédiatement revêtir et recueillir la première lumière avec plus de clarté que ne le ferait un autre ordre qui n'aurait pas en lui cette distinction. Car lui-même garde en lui la pureté de son attente et de sa hauteur, ou la mesure des Intelligences, afin de pouvoir accueillir les accomplissements et les puissances d'en haut. Tout être spirituel est caché à ceux qui sont au-dessous de lui. Toutefois ce n'est pas sa nature qui le cache aux autres, mais le mouvement des vertus. Je dis cela de tout ce qui concerne les saintes Puissances, les ordres des âmes et les démons. Les premières sont cachées aux seconds, et ceux-ci aux troisièmes, tant par la nature et le lieu que par les mouvements. A l'intérieur de son ordre propre chacun, qu'il soit visible ou non, est caché aux autres par la connaissance. Mais il est caché par la nature aux ordres qui sont au-dessous de lui. Car la vision des incorporels ne les porte pas hors d'eux-mêmes, comme la vision de ceux qui ont un corps. Mais il est dit qu'ils se voient entre eux à l'intérieur de leurs mouvements, de par leurs vertus et dans la mesure de ces mouvements. C'est pourquoi s'ils reçoivent le même honneur même s'ils sont éloignés les uns des autres, ils se voient entre eux, non par l'imagination, mais par une vision réelle, et dans leur vraie nature. Mais ils ne voient pas la Cause de tout, cette Cause qui seule est adorée, et qui est plus haute que leur propre distinction. Quant aux démons, bien qu'ils soient maudits, ils ne sont pas cachés les uns aux autres dans leurs ordres propres. Mais ils ne voient pas les deux ordres qui sont au-dessus d'eux. Car la vision spirituelle est la lumière du mouvement. Cette lumière est aux ordres d'en haut en même temps miroir et regard. Mais quand les mouvements se couvrent de ténèbres, les ordres d'en bas ne peuvent pas voir ceux qui les précèdent. Ils se coient entre eux. Car ils ont une épaisseur que n'ont pas les ordres spirituels. Ils voient à l'intérieur de leur ordre propre. Ainsi en va-t-il des démons.
Les âmes, dans la mesure où elles sont souillées et ténébreuses, ne peuvent ni se voir entre elles, ni se voir elles-mêmes. Mais si elles se purifient, si elles reviennent à la création originelle, elles voient clairement les trois ordres, je veux dire celui qui est sous elles, celui qui est au-dessus d'elles, et leur ordre propre, où elles se voient entre elles. Non qu'elles changent de forme corporelle et voient alors les anges ou les démons, ou se voient entre elles. Mais elles voient en même temps par leur nature propre et dans l'ordre spirituel. Cependant si tu dis qu'il est impossible aux âmes de voir un démon ou un ange si elles ne changent pas et ne prennent pas une autre forme, alors ce n'est pas l'âme qui voit, mais le corps. Et s'il en est ainsi, qu'est-il besoin de la purification? Car il arrive aux hommes qui ne sont pas purs de voir les démons et même les anges. Mais c'est avec leurs yeux corporels qu'ils voient. Et là il n'est pas besoin de purification. Cependant il n'en va pas ainsi de l'âme purifiée. Mais celle-ci voit spirituellement avec l'oeil de l'intelligence, l'oeil prophétique que lui a donné la nature. Ne t'étonne pas que les âmes puissent se voir entre elles, alors même qu'elles sont dans un corps. Je veux t'en donner une preuve en faisant appel à un témoin véridique, le bienheureux Athanase, qui dit dans son ouvrage sur le grand Antoine : Alors qu'il était en prière, le grand Antoine vit l'âme d'un homme s'élever entourée de beaucoup d'honneur, et il dit bienheureux celui qui avait été digne de recevoir une telle gloire. Cet homme était le bienheureux Ammoun, du désert de Nitrie. Or la montagne où vivait saint Antoine était à treize jours de marche de ce désert. Il est bien clair ici, à propos des trois ordres dont nous avons parlé, que les natures spirituelles se voient entre elles, quand bien même elles seraient éloignées les unes des autres, et que ni les distances, ni les sens du corps, ne leur sont un empêchement. Ainsi les âmes, quand elles sont purifiées, ne voient pas corporellement, mais spirituellement. Il va de soi que le corps ne voit jamais que ce qu'il a devant lui. Les choses lointaines appellent une autre vision.
Les Puissances d'en haut sont nombreuses. Il est impossible de les compter. Elles sont nommées d'après ce qui les distingue et d'après leur ordre. Pourquoi furent-elles appelées Principautés, Pouvoirs et Puissances? Peut-être furent-elles appelées Dominations parce qu'elles sont vénérées. Elles sont certes en plus petit nombre que les ordres qui leur sont soumis, comme l'a dit saint Denys l'évêque d'Athènes. Mais par le pouvoir et la connaissance elles sont immenses. Et elles sont tout à fait à part quant à la grandeur de leurs ordres propres. Car elles s'étendent d'ordre en ordre jusqu'à ce qu'elles parviennent à l'unité de Celui qui est grand et puissant auprès de tous les êtres, et qui est la tête et le fondement de toute la création. J'appelle tête, non pas le Créateur, mais Celui qui précède les merveilles des oeuvres de Dieu. Car ces nombreuses Puissances sont bien en dessous de la Providence de la sagesse de Dieu, leur Créateur et le nôtre. Et elles sont d'autant plus en dessous qu'elles sont elles-mêmes inférieures à celles qui sont devant elles. Je dis que dans l'ordre de la hauteur et de l'abaissement elles sont inférieures à celles qui sont devant elles. Je dis que dans l'ordre de la hauteur et de l'abaissement elles sont inférieures, non dans l'espace, mais par la puissance et la connaissance, suivant la mesure qui est la leur, dès lors que la connaissance correspond au degré plus ou moins grand de l'ordre où elle se trouve. L'Ecriture Sainte a donné neuf noms à ces êtres spirituels et les a séparés en trois ordres. Le premier ordre comprend les Trônes, grands, élevés et très saints, les Chérubins aux yeux nombreux, et les Séraphins aux six ailes. Le deuxième ordre comprend les Dominations, les Puissances et les Pouvoirs. Le troisième ordre comprend les Principautés, les Archanges et les Anges. Si l'on traduit de l'hébreu les noms de ces ordres, les Séraphins signifient ardents et brûlants, les Chérubins, grands en connaissance et en sagesse, et les Trônes, demeures de Dieu et repos. Ainsi les noms de ces ordres leur ont été donnés à cause de ce qu'ils font. Les Trônes, parce qu'ils sont dignes de l'honneur; les Dominations, parce qu'elles ont pouvoir sur tout royaume; les Principautés, parce qu'elles dirigent le Ciel; les Pouvoirs, parce qu'ils gouvernent les nations et tout homme; les Puissances, parce qu'elles sont fortes et qu'il est terrible de les contempler; les Séraphins, parce qu'ils sanctifient; les Chérubins, parce qu'ils portent; les Archanges, parce qu'ils veillent; les Anges, parce qu'ils sont envoyés.
Le premier jour ces neuf natures spirituelles furent créées dans le silence, et par une voix; ce fut la lumière. Le deuxième jour fut créé le firmament. Le troisième jour Dieu rassembla les eaux et fit sortir les plantes. Le quatrième jour Il répartit la lumière. Le cinquième jour Il créa les oiseaux, les serpents, les poissons. Et le sixième jour Il fit les animaux de la terre et l'homme. Ainsi le monde entier a sa longueur et sa largeur. Son commencement est l'Orient. Sa fin est l'Occident. Sa droite est le nord. Sa gauche est le midi. Dieu a étendu toute la terre comme une couche, et le ciel en haut comme une tente, comme une chambre, comme un cube. Il a fait du second Ciel une roue reliée au premier et Il a uni ensemble les choses du ciel et dela terre. Il a mis en Lui les hautes montagnes qui s'élèvent jusqu'au Ciel. Derrière les montagnes Il a donné au soleil de passer toute la nuit. Et à l'intérieur des montagnes Il a mis la grande mer qui couvre les trois quarts de la terre ferme. A notre Dieu soit la gloire.
68° discours
SUR LA GARDE DU COEUR
ET LA CONTEMPLATION PLUS FINE.
Si tu es seul dans ta cellule et si tu n'as pas encore atteint la puissance de la vraie contemplation, ne cesse pas de t'adonner à la lecture des tropaires et des cathismes, de te vouer au souvenir de la mort et à l'espérance des biens à venir. Ces choses concentrent l'intelligence et l'empêchent de divaguer, jusqu'à ce que vienne la vraie contemplation. Car la puissance de l'Esprit est plus forte que les passions. Applique-toi donc à l'espérance des biens à venir et à la mémoire de Dieu, attache-toi à bien comprendre le sens des tropaires, et garde-toi des choses du dehors qui te portent aux convoitises. Tiens-toi aux petites choses que tu fais dans ta cellule. Mais en même temps sonde toujours tes pensées, et prie pour qu'il te soit donné de voir clair en tout ce que tu vis. C'est par là que commence à sourdre en toi la joie. Et c'est alors que tu trouves les afflictions plus douces que le miel.
Nul ne peut vaincre les passions, sinon par les vertus pratiques. Et nul ne peut vaincre la distraction de l'intelligence, sinon en s'appliquant à la connaissance spirituelle. Notre intelligence est légère. Si elle ne s'attache pas à quelque pensée, elle ne cessera pas de flotter. Sans l'accomplissement des vertus que j'ai dites, il ne lui est pas possible de se garder. Si l'on ne vainc pas les ennemis, on ne peut pas être en paix. Et si ne règne pas la paix, comment peut-on trouver ce qui est au-dedans de la paix? Car les passions sont un mur devant les vertus cachées de l'âme. Si elles ne commencent pas par tomber sous l'action des vertus pratiques, les vertus cachées au-dedans de celles-ci ne se laissent pas voir. Nul, lorsqu'il est de l'autre côté du mur, ne peut vivre avec ce qui est de ce côté-ci. Nul ne voit le soleil dans les ténèbres, ni la vertu de l'âme tant que demeure en lui le trouble des passions.
Prie Dieu de te donner de sentir la tension vers l'Esprit et le désir de Lui. Quand en effet te vient cette sensation et ce désir de l'Esprit, tu dois t'éloigner du monde. Et le monde te quitte. Mais il est impossible de rien sentir des choses de l'Esprit sans hésychia, sans ascèse, sans lecture qui leur soit consacrée. Sans les unes, ne cherche pas les autres. Mais si tu les cherches, elles se tourneront vers toi et entreront dans ton corps. Que comprenne celui qui peut comprendre. Dans sa sagesse le Seigneur nous a donné de manger ce pain avec notre sueur. Il n'a pas fait cela pour nous tourmenter, mais pour que nous ne mourions pas à force de manger. Car toute vertu est la mère de celle qui la suit. Donc si tu délaisses la mère qui a enfanté les vertus, et si tu pars à la recherche des filles avant d'avoir découvert leur mère, ces vertus seront dans ton âme comme des vipères. Si tu ne les rejettes pas de toi, tu mourras vite.
69° discours
SUR DIFFERENTES PROPOSITIONS.
QUEL EST LE SENS DE CHACUNE.
La sensation spirituelle est une sensation qui, lorsqu'on s'y est exercé, permet de recevoir en soi la puissance de contempler. Elle est comme la prunelle des yeux du corps lorsqu'ils ont en eux la lumière sensible. La contemplation de l'intelligence est la connaissance qui s'est unie à l'état de nature qu'on appelle lumière naturelle. La sainte puissance est le charisme de celui qui a le discernement et qui se trouve placé entre la lumière naturelle et la contemplation. Les natures sont les êtres qui secondent ceux qui ont le discernement quand ils passent de la lumière à la contemplation. Les passions sont comme une substance très dure qui vient se mettre au milieu, entre la lumière naturelle et la contemplation, et empêche celle-ci de discerner les choses. La pureté est le flamboiement de l'air spirituel dans le sein duquel se trouve ailée la nature qui est en nous. De même que le sens corporel, lorsqu'il est mis à mal pour une raison ou pour une autre, est privé de la vision, de même si l'intelligence qui est dans la nature n'est pas saine, la connaissance n'agit pas en elle. Mais s'il n'y a pas de connaissance, quand bien même l'intelligence serait saine, celle-ci n'est pas capable de distinguer les choses spirituelles. De même souvent l'oeil sain ne voit pas très clairement. Et si la grâce n'approche pas l'intelligence et la connaissance, quand bien même celles-ci seraient préservées dans ce qui leur est propre, elles seraient incapables d'exercer les discernements. Elles seraient comme l'oeil durant les heures de la nuit : le soleil manque et elles ne sont pas visitées. Mais quand toutes ces choses - nous voulons dire l'oeil et la vision - ont reçu leur force et leur perfection dans ce qui leur est propre, alors est discerné ce qu'on ne pouvait pas voir. C'est ce qui est dit : " Dans ta lumière nous verrons la lumière." (1).
(1) : (Ps 36, 1).
Mais quand bien même la grâce du soleil spirituel l'approcherait, tendrait son désir, l'exalterait et lui donnerait d'être vigilants, si la pureté n'est pas en elle, l'âme est comme un air vide. Or cet air manque de clarté sous l'épaisseur des nuages et des matières ténébreuses qui n'ont aucune peine à s'étendre pour cacher la lumière du soleil dans lequel nous nous réjouissons et connaissons le plaisir de cette contemplation.
Si la contemplation est boîteuse par manque de discernement, la nature n'est pas capable d'agir. Quand lui sont imposées les passions du corps, lesquelles recouvrent les rayonnements de la vérité pour qu'ils ne nous atteignent pas, l'âme est empêchée de sentir le plaisir du second Soleil qui se lève sur le monde entier. C'est pourquoi toutes les choses que nous avons dites sont nécessaires, encore qu'il soit difficile de les trouver toutes réunies dans un seul homme, sans qu'il en manque une et sans qu'un tel homme n'ait rien à se reprocher. Car la plupart ne sont pas capables d'atteindre la perfection de la connaissance spirituelle. Le manque vient ici de l'incapacité de l'intelligence, de la confusion de la volonté, du désaccord entre l'intention et le but, du manque de pureté, de l'impossibilité de trouver un maître et un guide, de la suspension de la grâce ( il est dit qu'il n'est pas bon pour un petit esprit d'être riche ni d'avoir pouvoir sur de grandes choses) (2).
(2). Cf. Eccl 14, 3).
Le manque vient enfin des obstacles que peuvent nous opposer les temps, les lieux et les modes.
Choix de courts chapitres.
La vérité est une sensation divine, laquelle est perçue par l'intelligence spirituelle, qui la goûte en elle-même. L'amour est le fruit de la prière, laquelle par sa contemplation mène inépuisablement l'intelligence au désir que celle-ci a de l'amour, quand elle demeure dans la prière sans nulle acédie. Alors avec ferveur et chaleur la prière demeure dans l' intelligence, au coeur des pensées silencieuses. La prière est la mort des pensées qui viennent de la volonté de la chair. Celui qui prie avec rigueur est pareil au mort qui est hors du monde. Persévérer dans la prière, c'est renoncer à soi-même. Donc l'amour de Dieu est dans le renoncement de l'âme.
De même que l'épi de la chasteté est le fruit de la semence que fut la sueur du jeûne, de même le dérèglement vient de la satiété, et l'impureté vient de la satisfaction. Sur un ventre affamé et humilié jamais ne se pencheront les pensées infâmes. Mais toute nourriture mangée avec avidité ajoute aux humeurs qui sont en nous et nous donne un surcroît de force naturelle. Quand la tension du corps tout entier passe dans les membres et les gonfle, s'il arrive que nous voyons quoi que ce soit de corporel, ou si quelque pensée involontaire se lève dans le coeur, une telle chose suscite soudain la matière même du plaisir, laquelle se répand dans tout le corps. Si forte soit l'intelligence de l'homme chaste et pur en ses pensées, son discernement est aussitôt troublé par cette sensation qui passe dans ses membres, et il descend du lieu où il se trouvait, comme on descend d'une hauteur. La sainteté de ses pensées roule dans la boue. La chasteté lumineuse est souillée par le trouble des passions qui sont entrées dans son coeur avec l'inflammation des membres. Il a perdu alors la moitié de sa puissance. Si bien qu'on peut dire qu'il a oublié le but premier de son espérance, et qu'avant même d'aller au combat il se trouve soumis sans avoir lutté. Il est vaincu par la volonté relâchée de la chair, sans que ses ennemis aient eu à se donner la moindre peine. Voilà où le grand désir de l'assouvissement continuel mène de force la volonté de l'homme bon. Quand bien même il aurait mené à bien sa vie dans le port de la chasteté, il se laisse aller à se livrer à ce qu'il n'aurait jamais voulu qui monte dans son coeur. Quand il dort seul, se rassemblent et l'entourent les pensées pleines d'imaginations vaines et infâmes, lesquelles font de sa couche, cette couche pure, une auberge de prostitution et un théâtre de visions. Lorsque dans l'ivresse des pensées il s'adonne à de telles choses et souille ses membres saints sans même approcher la femme, quelle mer se soulève et bouillonne sous la tempête autant que l' intelligence bouleversée par la violence des vagues de la chair qui se déchaînent contre elle quand le ventre est trop plein?
Ô chasteté, que brille ta beauté quand tu couches sur la terre, quand la peine de la faim t'enlève le sommeil, quand la violence que tu fais à la chair en t'abstenant des nourritures creuse en elle comme une fosse profonde entre les flancs et l'intérieur du ventre. Toute nourriture et tout repos que nous prenons engendrent et forment en nous-mêmes des images infâmes et des figures malsaines, lesquelles sortent et se manifestent dans le lieu secret de notre réflexion et nous incitent à nous laisser aller aux choses cachées de la honte. Mais le ventre vide fait de notre coeur un désert, où les pensées s'apaisent et se reposent de tout ce qui nous trouble. Quant au ventre trop plein, il est un lieu d'imagination, il fait du coeur une quadruple porte de fantasmes délirants, quand bien même nous serions seuls dans un désert. Car il est dit que l'assouvissement convoite toujours davantage.
Quand tu as été digne de recevoir la grâce divine et l'impassibilité de l'âme, comprends que cela ne vient pas du fait que tu n'es plus traversé par les pensées mauvaises ou par le mouvement des pensées qui naissent dans le corps ( car il est impossible d'être en dehors d'elles), comprends que cela n'est pas dû non plus au fait que tu as vaincu de telles pensées ou parce que ta réflexion, si élevée soit-elle, n'est ni souillée ni troublée, mais considère que c'est l'énergie divine elle-même qui évite à l' intelligence d'avoir à combattre de telles pensées et d'avoir à les détruire. Quand arrive une pensée, l'intelligence est enlevée loin de tout ce qui lui est proche par une force en dehors de la volonté, et cette force par l'habitude et par la grâce constitue le levain dans le coeur, lequel est la demeure de la réflexion.
Autre est l'intelligence vouée au combat, et autre l'ordre du sacerdoce. L'intelligence qui dans la compassion céleste est morte au monde, n'a plus que des pensées nues, en dehors de toute lutte et de tout combat. La perfection qui s'est unie à la chair et au sang règne sur les pensées qui jaillissent de la chair et du sang, et elle ne les détruit pas dans leur nature, tant que l'homme participe encore à la vie qui lui vient des éléments. Le fondement de son intelligence reçoit de ces quatre humeurs le changement qui affecte les mouvements et les impulsions. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
70° discours
SUR LES PAROLES DE L'ECRITURE SAINTE
QUI INCITENT AU REPENTIR.
Qu'elles ont été dites pour venir en aide
à la faiblesse des hommes,
afin qu'ils ne périssent pas devant le Dieu vivant.
Et qu'elles ne doivent pas servir
de prétexte au péché.
Le courage dont les Pères ont parlé dans leurs ouvrages divins et la force du repentir telle qu'on la trouve dans les Ecrits des Apôtres et des Prophètes, nous ne devons pas les comprendre comme une invitation à pécher et à transgresser les frontières infranchissables du Seigneur, ces frontières que la puissance de Dieu a fixées par la bouche de tous les Saints dans les Ecritures et dans les Lois afin d'abolir le péché. Pour qu'en effet nous ayons l'espérance du repentir, ils ont entrepris d'enlever de la sensation la peur du désespoir. Ils ont ainsi fait que tout homme puisse parvenir au repentir et ne pèche pas impunément. Dans toutes les Ecritures Dieu a donc proclamé de toute manière la crainte et montré qu'Il haïssait le péché. Pourquoi toute une génération a-t-elle été engloutie dans le déluge aux jours de Noé? N'est-ce pas parce qu'ils s'étaient unis aux filles de Caïn, fous qu'ils étaient de leur beauté? Car il n'y avait en ce temps ni amour de l'argent ni guerre. Pourquoi les villes de Sodome ont-elles été brûlées par le feu? N'est-ce pas parce que les Sodomites avaient livré leurs membres à la convoitise et à l'impureté, en faisant prévaloir leur propre volonté dans toutes leurs actions maudites et infâmes? N'est-ce pas à cause de la prostitution d'un seul homme que furent jetés dans la mort en un instant vingt-cinq mille des fils d'Israël le premier-né de Dieu? Pourquoi fut abandonné de Dieu Samson le géant, qui dès le sein de sa mère Lui avait été consacré, qui avait été sanctifié, qui avait reçu de l'Ange la bonne nouvelle de cette élection dès avant sa naissance comme Jean le fils de Zacharie, et auquel avait été donné d'être très fort et de faire de grands prodiges? N'est-ce pas parce qu'il souilla ses membres saints en s'unissant à la prostituée? N'est-ce pas pour cela que Dieu s'éloigna de lui et le livra à ses ennemis? Et David, que Dieu portait dans son coeur, auquel avait été donné à cause de ses vertus d'accomplir par sa semence la promesse faite à ses Pères, lui de qui devait se lever dans la lumière le Christ pour le salut du monde entier, ne fut-il pas châtié pour avoir commis un adultère avec une femme, quand il vit de ses yeux sa beauté et reçut la flèche dans son âme? Car à cause de cela Dieu lui donna d'être combattu par sa propre maison, et son fils le chassa. Mais il se repentit, pleura beaucoup, jusqu'à mouiller sa couche de ses larmes. Et Dieu lui dit par le prophète : le Seigneur a pardonné ton péché. (1).
(1) : ( 2 Rois 12, 13).
Mais je voudrais encore parler de quelques-uns qui furent avant lui. Pourquoi la colère et la mort sont-elles entrées dans la maison du prêtre Eli le juste vieillard, qui durant quarante ans s'était distingué dans le sacerdoce? N'est-ce pas à cause de l'iniquité de ses enfants Ophni et Phinées? Car lui-même n'avait pas commis de faute, ni eux non plus selon lui. Il n'avait pas cherché à appeler sur eux le châtiment de Dieu. Mais il les aimait plus que les ordres du Seigneur. Qu'on n'aille donc pas croire qu'à cause de leurs péchés Dieu ne manifeste sa colère qu'à ceux-là seuls qui durant toute leur vie ont vécu dans les injustices. Car voici, Il s'enflamme tout autant contre ses fidèles, contre les princes, contre les hommes qui se sont sanctifiés pour Lui et auxquels Il a confié d'accomplir ses merveilles. Il est ainsi démontré qu'Il ne passe pas sur les fautes de tels hommes, lorsqu'ils ont transgressé ses lois, comme il est écrit dans Ezéchiel : " Dis à l'homme auquel j'ai ordonné de passer Jérusalem au fil de l'épée invisible : commence par mon autel, et n'épargne ni le vieillard ni l'enfant." (2).
(2) : ( Ez 9, 6).
Il est clair que ses fidèles et ses bien-aimés sont ceux qui dans la crainte et la piété marchent devant Lui et font sa volonté. Les saints de Dieu sont portés par l'action vertueuse et la conscience pure. Mais ceux qui méprisent les voies du Seigneur, le Seigneur aussi les méprise. Il les rejette loin de sa face et leur enlève sa grâce. Pourquoi la condamnation de Balthasar est-elle arrivée soudainement et l'a-t-elle frappé comme sous la forme d'une main? N'est-ce pas parce qu'il avait osé mépriser les vases que nul ne pouvait toucher, qu'il avait enlevés de Jérusalem et dans lesquels ils buvaient, lui et ses concubines? De même ceux qui ont consacré leurs membres à Dieu et osent ensuite se servir d'eux pour se livrer aux oeuvres de ce monde, sont frappés d'une plaie invisible et se perdent.
Donc dans l'espérance du repentir, et dans l'assurance que nous donnent les saintes Ecritures, ne méprisons pas les paroles et les menaces de Dieu, ne L'irritons pas par la folie de nos actions, ne souillons pas nos membres qu'une fois pour toutes nous avons consacrés à son service. Car voici, nous aussi nous avons été sanctifiés pour Lui, comme Elie et Elisée, comme les fils des Prophètes, comme tous les autres saints et les vierges, qui firent de grands miracles et parlèrent à Dieu face à face, comme ceux enfin qui vinrent après eux, Jean l'Apôtre vierge, saint Pierre et la longue suite des Evangélistes et des Prédicateurs du nouveau Testament, qui se consacrèrent au Seigneur et reçurent de Lui les mystères, les uns par sa propre bouche, les autres par des révélations : ils furent ainsi des médiateurs entre Dieu et les hommes, et ils prêchèrent au monde entier le Royaume.
71 ° discours
SUR LES CHOSES
PAR LESQUELLES IL EST POSSIBLE
DE PARVENIR AU CHANGEMENT
DES PENSEES SECRETES EN MEME TEMPS
QU'AU CHANGEMENT DE LA VIE EXTERIEURE.
Tant qu'un homme est dans la pauvreté, il ne cesse d'avoir à l'esprit son départ de cette vie, il fait de sa vie après la résurrection sa méditation continuelle, il se prépare en tout temps à passer au-delà, il patiente lorsqu'est semée dans sa pensée la tentation d'honorer et de conforter le corps. A tout moment bat en lui le mépris du monde. Son intelligence est résolue, et son coeur est toujours ferme devant le péril et la crainte de la mort. Il n'a pas peur de la mort. Car à toute heure il est attentif à l'approche de celle-ci et il l'attend. Il ne pense qu'à Dieu et se confie en Lui résolument et totalement. Si lui arrivent des afflictions, il est persuadé - il le sait fort bien - qu'elles lui apportent une couronne. Il les supporte avec joie et les accueille en exultant et en se réjouissant. Car il sait que Dieu Lui-même les lui a données pour qu'il y découvre comme un gain les causes qu'il ignore, au coeur d'une invisible Providence. Mais s'il lui arrive pour quelque raison, par l'action et la ruse du diable qui a la science du mal, de s'attacher à l'une des choses qui passent, à l'instant même le désir du corps commence à se lever dans son âme. Il espère une longue vie, il songe au repos de la chair. A toute heure fleurissent en lui de telles pensées. Les choses du corps le dominent. Il recherche en lui-même s'il est possible par tous les moyens d'acquérir ce qui va constituer son repos. Et il sort de cette liberté qui ne se soumettait à aucune des pensées de la peur. Dès lors en toutes ces choses il se met à concevoir et à considérer ce qui l'effraie et provoque en lui la peur. Car l'a quitté cette confiance du coeur qu'il avait acquise lorsqu'il était plus haut que le monde par sa pauvreté, dont il portait la richesse en son âme. Car il était l'héritier du monde, dans la mesure même de ce qu'il avait acquis. Il portait en lui la crainte selon la loi, et acceptait l'économie ordonnée par Dieu. Car là où nos membres se sont préparés à recevoir l'énergie divine, nous sommes serviteurs, nous avons appris à servir en toute crainte, comme l'a dit l'Apôtre. (1).
(1) : (Cf. Héb 2, 15).
L'égoïsme précède toutes les passions. Et le mépris du repos du corps précède toutes les vertus. Celui qui livre au repos son corps tourmente celui-ci dans le pays même de la paix. Celui qui a vécu dans les délices en sa jeunesse, est asservi en sa vieillesse et gémit à l'heure de sa mort. De même que celui qui a la tête dans l'eau ne peut pas respirer l'air léger qui se répand dans le corps vide, de même celui qui plonge son intelligence dans les soucis ne peut pas respirer la sensation du monde nouveau. De même que l'odeur de la mort trouble la constitution du corps, de même la mauvaise contemplation trouble la paix de l'intelligence. De même qu'il est impossible que la santé et la maladie soient dans un même corps sans que l'une ne soit altérée par l'autre, de même il est impossible que soient dans une même maison la richesse d'argent et la charité, sans que l'une ne soit altérée par l'autre. De même qu'il est impossible que le verre ne se brise pas quand il heurte la pierre, de même le saint qui demeure, s'attarde et s'entretient avec une femme ne peut pas garder sa pureté et ne pas être souillé. De même que les arbres sont déracinés par les eaux qui ne cessent de couler avec violence, de même l'amour du monde est enlevé du coeur, sous l'écoulement des tentations qui surviennent dans le corps.
De même que les remèdes purifient et chassent du corps les humeurs mauvaises, de même la violence des tourments purifie et chasse du coeur les vices. De même qu'il n'est pas possible que le mort sente les choses des vivants, de même l'âme du moine enseveli dans l'hésychia comme dans un tombeau, est gardée de la tempête qui telle une fumée vient habituellement de la sensation des choses qu'éprouvent ceux qui vivent au milieu des hommes. De même qu'il est impossible que demeure sain et sauf celui qui ménage son ennemi quand s'engage la bataille, de même il est impossible que celui qui mène le combat spirituel sauve son âme de la perdition, quand il ménage son propre corps. De même que l'enfant bouleversé de voir des choses effrayantes, court s'accrocher aux vêtements de ses parents et les appelle au secours, de même l'âme quand elle se lamente et s'afflige par crainte des tentations, court s'attacher à Dieu et implore son aide en Le priant continuellement. Et plus les tentations se succèdent, plus l'âme amplifie la prière. Mais quand elle se retrouve à l'aise, elle s'expose à la distraction.
Ceux qui sont livrés aux mains des juges afin d'être punis pour le mal qu'ils ont fait, voient diminuer leur châtiment et sont vite libérés après avoir souffert de petites afflictions, si lorsqu'ils vont aux tourments ils s'humilient et confessent à l'instant même leur iniquité. Mais ils sont soumis à davantage de souffrances et finissent par avouer malgré eux après avoir été beaucoup tourmentés ( mais cela ne leur sert plus à rien, car leur corps n'est désormais qu'une plaie), s'ils s'endurcissent et refusent de confesser leur faute. Il en va de même pour nous, quand à cause des fautes que nous avons commises dans notre inconscience, nous sommes livrés par la pitié aux mains du juste Juge de l'univers et sommes amenés devant la verge des épreuves pendant qu'il nous est encore aisé de supporter le châtiment de l'au-delà. Si lorsque la verge du Juge s'approche de nous, nous nous humilions, nous nous souvenons de nos iniquités et confessons nos fautes devant Celui qui va nous châtier, nous sommes vite libérés au bout de brèves épreuves. Mais si nous nous endurcissons dans nos afflictions, si nous n'avouons pas que nous sommes coupables et méritons de souffrir davantage encore, si nous rejetons nos fautes sur les hommes, ou sur les démons, ou même parfois sur la justice de Dieu, si nous nous faisons nous-mêmes innocents de nos propres fautes, sans considérer que Dieu nous connaît mieux que nous, que ses jugements sont sur toute la terre et que l'homme n'est jamais châtié en dehors de l'ordre divin, alors tout ce qui nous arrive provoque en nous une tristesse continuelle, nos afflictions sont profondes, nous allons de l'une à l'autre, liés à elles comme par une corde, jusqu'à ce que nous nous connaissions nous-mêmes, que nous nous humilions et sentions nos iniquités. Car si nous ne les sentons pas, il est impossible que nous parvenions à nous corriger. Jusqu'au bout accablés par tant de tourments, nous faisons une confession inutile. Il n'y a plus de consolation. Mais sentir ainsi ses péchés est un don de Dieu qui pénètre le coeur, quand Dieu nous voit accablés sous tant d'épreuves, afin que nous ne quittions pas ce monde sans nul avantage, au milieu de nos malheurs et de nos afflictions. Car si nous ne comprenons pas, cela vient non de la difficulté des épreuves, mais de notre ignorance. Souvent certains qui vivent dans de tels tourments, sortent de ce monde en état de culpabilité, sans reconnaître leur faute. Au contraire ils la refusent et se justifient. Mais Dieu dans sa compassion attend qu'ils s'humilient, afin de pouvoir leur pardonner et de leur ouvrir le passage. Car non seulement il met un terme à leurs épreuves, mais Il pardonne leurs fautes, dès lors que sa bienveillance est sollicitée par la moindre confession du coeur.
De même qu'un homme qui fait au roi une grande offrande a le visage rayonnant de joie, de même lorsqu'un homme pleure en sa prière, Dieu le grand Roi des siècles pardonne toutes ses fautes et comble de grâces son visage. De même qu'une brebis qui sort de l'enclos et s'en va paître ça et là finit par tomber dans l'antre des loups, de même le moine qui au nom de l'hésychasme se sépare de l'assemblée de ses compagnons, finit en s'éloignant par aller dans les villes au milieu des spectacles de théâtre.
De même qu'un homme qui porte sur lui une perle précieuse et s'en va sur un chemin de mauvaise réputation exposé aux brigands, craint à tout moment d'être attaqué, de même celui qui porte la perle de la chasteté et qui s'en va dans le monde sur le chemin des ennemis, jusqu'à ce qu'il parvienne à la demeure du tombeau ( qui est le lieu de la confiance) n'a aucun espoir d'être délivré des brigands et des pillards. Comment celui qui porte la perle précieuse pourrait-il ne pas craindre? Lui-même ne sait ni en quel lieu, ni à quel moment, ni par qui il va soudain être dépouillé de son espérance. Il sera dévasté à la porte de sa maison, qui est le temps de sa vieillesse.
De même qu'un homme boit du vin le jour de son deuil et dans son ivresse oublie toute sa tristesse et toutes ses peines, de même celui qui s'enivre de l'amour de Dieu en ce monde ( qui est une maison de larmes) oublie toutes ses peines et toutes ses afflictions, et dans son ivresse cesse de sentir les souffrances du péché. Celui dont le coeur met en Dieu son espérance, son âme est un oiseau léger. A toute heure son intelligence s'élève de la terre, vole au-dessus des choses humaines dans la méditation de ses propres pensées et fait ses délices des choses immortelles du Très Haut. A Lui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.
72° discours
CONTENANT DES PROPOSITIONS UTILES,
PLEINES DE LA SAGESSE DE L'ESPRIT.
La foi est la porte des mystères. Ce que les yeux du corps sont pour les choses sensibles, la foi l'est pour les yeux cachés de l'âme. Comme nous avons deux yeux du corps, nous avons deux yeux spirituels de l'âme, disent les Pères, et chacun a sa propre vision. Par un oeil nous voyons les secrets de la gloire de Dieu cachée dans les êtres, à savoir sa puissance, la sagesse, et la Providence éternelle qui nous entoure et que nous comprenons quand nous considérons la grandeur du haut de laquelle Il nous dirige. Par le même oeil nous contemplons également les ordres célestes, nos compagnons de service. Mais par l'autre oeil nous contemplons la gloire de la sainte nature de Dieu, lorsqu'Il veut bien nous faire entrer dans les mystères spirituels et qu'Il ouvre à notre intelligence l'océan de la foi.
Comme une grâce après une grâce, le repentir a été donné aux hommes après le baptême. Le repentir est en effet une seconde naissance, qui vient de Dieu. Ce que nous avons reçu en gage par le baptême, nous le recevons comme un don par le repentir. Le repentir est la porte de la compassion, laquelle s'ouvre à ceux qui le recherchent. C'est par cette porte que nous entrons dans la compassion divine. En dehors d'elle nous ne trouvons pas la compassion. Car tous ont péché, dit l'Ecriture Sainte, et tous sont justifiés gratuitement par sa grâce. (1).
(1) : ( Ro 3, 24).
Le repentir est la grâce seconde. Elle naît de la foi et de la crainte dans le coeur. La crainte est la verge paternelle qui nous dirige, jusqu'à ce que nous soyons parvenus au Paradis spirituel des biens. Quand nous y sommes parvenus, elle nous laisse et s'en retourne.
Le Paradis est l'amour de Dieu, lequel porte en lui les délices de toutes les béatitudes. C'est là que le bienheureux Paul s'était nourri contre nature. Mais dès qu'il eut goûté du fruit de l'Arbre de la vie, il s'écria : " Ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme, c'est ce que Dieu a préparé pour ceux qui L'aiment." (1).
(1) : ( 1 Co 2, 9).
Adam fut empêché d'accéder à cet Arbre par le conseil du diable. L'Arbre de la vie est l'amour de Dieu. Adam l'a perdu dans sa chute et n'a plus jamais retrouvé la joie. Mais il travaillait et peinait sur la terre pleine d'épines. Ceux qui se sont privés de l'amour de Dieu mangent dans leurs oeuvres le pain de leur sueur, quand bien même ils marcheraient sur une voie droite. C'est là le pain qu'il a été donné à la première créature de manger après la chute. Jusqu'à ce que nous trouvions l'amour, notre travail est là, sur la terre des épines, quand bien même notre semence serait une semence de justice. A toute heure les épines nous meurtrissent. Quelle que soit notre justification, c'est à la sueur de notre visage que nous vivons. Mais quand nous avons trouvé l'amour, nous nous nourrissons du pain céleste et nous sommes réconfortés en dehors de toute oeuvre et de toute peine. Le pain céleste est le Christ, qui est descendu du Ciel et a donné la vie au monde. Et telle est la nourriture des anges.
Celui qui a trouvé l'amour, se nourrit du Christ chaque jour et à toute heure, et il en devient immortel. Car Il a dit : " Celui qui mange du pain que je lui donnerai ne verra jamais la mort." (2).
(2) : ( Jn 6, 58).
Bienheureux est celui qui mange du pain de l'amour, qui est Jésus. Car celui qui se nourrit de l'amour se nourrit du Christ, le Dieu qui domine l'univers, ce dont Jean témoigne quand il dit : " Dieu est amour." (1).
(1) : ( 1 Jn 4, 8).
Donc celui qui vit dans l'amour reçoit de Dieu le fruit de la vie. Il respire dans ce monde l'air même de la résurrection, cet air dont font leurs délices les justes ressuscités. L'amour est le Royaume. C'est de lui que le Seigneur a mystérieusement ordonné à ses apôtres de se nourrir. Mangez et buvez à la table de mon Royaume, (2), qu'est-ce d'autre que l'amour?
(2) : ( Cf. Lc 22, 30).
Car l'amour est capable de nourrir l'homme au lieu de tout aliment et de toute boisson. Tel est le vin qui réjouit le coeur de l'homme. (3).
(3) : ( Ps 104, 16).
Bienheureux celui qui boit de ce vin. Les débauchés en ont bu, et ils ont eu honte. Les pécheurs en ont bu, et ils ont oublié la voie des fautes. Les ivrognes en ont bu, et ils ont jeûné. Les riches en ont bu, et ils ont désiré la pauvreté. Les pauvres en ont bu, et ils se sont enrichis d'espérance. Les malades en ont bu, et ils sont devenus forts. Les ignorants en ont bu, et ils sont devenus sages.
De même qu'il n'est pas possible de traverser sans navire la grande mer, de même nul ne peut sans la crainte parvenir à l'amour. La mer nauséeuse qui nous sépare du Paradis spirituel, nous ne pouvons la traverser que sur le navire du repentir dirigé par les rameurs de la crainte. Mais si ces rameurs de la crainte ne gouvernent pas le navire du repentir, par lequel nous traversons la mer de ce monde pour aller à Dieu, nous sommes engloutis dans les eaux nauséeuses. Le repentir est le navire. La crainte est son pilote. Et l'amour est le port divin. La crainte nous embarque donc sur le navire du repentir, elle nous fait traverser la mer nauséeuse de cette vie et nous mène au port divin, qui est l'amour, où vont tous ceux qui par le repentir se sont donnés de la peine et ont pris sur eux leur charge. Or quand nous parvenons à l'amour, nous sommes parvenus à Dieu. Nous sommes allés au bout de notre chemin, nous avons traversé la mer pour atteindre l'île qui est au-delà du monde, où se trouve Dieu, le Père, le Fils et le Saint Esprit. A Lui la gloire et la puissance. Puisse-t-il nous rendre dignes de sa gloire et de l'amour que donne sa crainte. Amen.
73° discours
CONTENANT DES CONSEILS FORT UTILES
DONNéS DANS L'AMOUR
A CEUX QUI ECOUTENT AVEC HUMILITE.
Nulle pensée bonne ne tombe dans le coeur, qui ne vienne de la grâce de Dieu. Et nulle pensée mauvaise n'approche l'âme, que pour la tenter et l'éprouver. Un homme qui est parvenu à connaître la mesure de sa faiblesse, a touché la perfection de l'humilité. Le coeur porté à rendre grâce continuellement mène à l'homme les charismes de Dieu. Mais la pensée qui ne cesse de murmurer dans le coeur amène dans l'âme la tentation. Dieu porte toutes les faiblesses des hommes. Mais Il ne peut supporter sans le châtier l'homme qui ne cesse de murmurer. L'âme à laquelle manque toute illumination de la connaissance est pleine de telles pensées mauvaises. Mais la bouche qui rend grâce continuellement reçoit de Dieu la bénédiction. Et la grâce investit le coeur qui persévère dans cette eucharistie. Devant la grâce court l'humilité. Et devant le châtiment court la présomption. Dieu laisse tomber dans le blasphème celui qui s'enorgueillit. Il laisse tomber dans la prostitution celui qui se vante de la vertu de ses actions. Et il laisse tomber dans les pièges ténébreux de l'ignorance celui qui se vante de sa sagesse.
L'homme qui s'éloigne de tout souvenir de Dieu garde en son coeur dans sa mémoire un ressentiment contre son prochain. Mais celui qui honore tout homme dans la mémoire de Dieu trouve secours auprès de tout homme de par l'ordre divin, dans le secret. L'homme qui prend la défense de celui qui subit une injustice trouve en Dieu son propre défenseur. Celui qui tend son bras pour aider son prochain reçoit lui-même le secours du bras de Dieu. Mais celui qui accuse son frère en sa malice trouve en Dieu son propre accusateur. Celui qui redresse son frère dans son coeur guérit sa propre malice. Mais celui qui accuse son frère devant les autres avive ses propres plaies. Celui qui soigne son frère en secret révèle la force de son amour. Mais celui qui cherche à le confondre aux yeux de ses compagnons montre la force de la jalousie qui est en lui. L'ami qui fait un reproche en secret est un sage médecin. Mais celui qui veut guérir son frère aux yeux de beaucoup l'outrage en vérité. Le signe de la compassion est le pardon de toute offense. Mais le signe du mauvais coeur est le reproche par lequel on s'oppose à celui qui a commis une faute. Celui qui châtie pour rétablir la santé, châtie dans l'amour. Mais celui qui recherche la vengeance est vide de tout amour. Dieu châtie dans l'amour, non pour se venger, loin de là, mais Il recherche la guérison de son image, et Il ne prolonge pas sa colère. Un tel amour est droit. Il n'incline pas à se venger avec passion. Le juste sage est pareil à Dieu. Il ne châtie jamais un homme pour tirer vengeance de sa malice, mais ou bien pour le redresser, ou bien pour porter les autres à craindre. Le châtiment qui n'est pas tel n'est pas un châtiment. Celui qui fait le bien pour être rétribué est vite renversé. Mais celui qui par la force de sa propre connaissance, admire en sa contemplation la connaissance qui est en Dieu, celui-là, quand bien même il serait brisé dans sa chair, ne s'enorgueillit pas en son intelligence, ni ne se détourne jamais de la vertu. Celui dont la réflexion est illuminée parce que Dieu la récompense comme elle le mérite, celui-là est parvenu corps et âme dans les profondeurs de l'humilité. En effet avant d'approcher la connaissance, un homme monte et descend à même sa propre vie. Mais quand il a abordé la connaissance, il ne fait plus que s'élever. Dès lors qu'il monte, l'élévation de sa connaissance n'a plus de cesse, jusqu'à ce que vienne le siècle de gloire et qu'il en reçoive toute la richesse. Plus un homme s'accomplit en Dieu, plus il Le suit. Et dans le siècle véritable Dieu lui montre son visage, mais non ce qu'Il est. Car lorsque les justes entrent dans la contemplation de Dieu, ils voient son visage comme en un miroir. Mais au-delà, ils contemplent la manifestation de la vérité.
Le feu qui prend dans du bois sec s'éteindra difficilement. De même quand la chaleur de Dieu tombe dans le coeur de celui qui renonce au monde, l'incendie qu'elle répand ne s'éteindra pas, car elle est plus violente que le feu. Quand la force du vin entre dans les membres, l'intelligence oublie l'exactitude de toute chose. De même quand la mémoire de Dieu a fait de l'âme son pâturage, elle efface du coeur tout autre souvenir. L'intelligence qui a trouvé la sagesse de l'Esprit est comme un homme qui découvre un bateau sur la mer : s'il prend le bateau, celui-ci lui permet de traverser la mer de ce monde et d'atteindre l'île du siècle à venir. C'est ainsi qu'est perçu en ce monde le siècle à venir. Il est comme une petite île dans la mer. Celui qui l'approche n'a plu à peiner sur les vagues de l'imagination du siècle présent.
Quand le marchand a écoulé tout ce qu'il avait à vendre, il ne pense qu'à retourner dans sa maison. De même tant que le moine n'a pas épuisé le temps de son action, il a du mal à se séparer de ce corps. Mais quand il a senti en son âme qu'il a racheté le temps et qu'il a reçu ses arrhes, il désire le siècle à venir. Tant que le marchand est sur la mer, la crainte est dans ses membres, car il a peur que les vagues ne se soulèvent contre lui et que ne soit englouti l'espoir de son travail. De même tant que le moine est dans le monde, la crainte domine la vie qu'il mène, car il a peur que la tempête ne se lève contre lui et que ne soit perdue l'oeuvre à laquelle il s'est voué depuis sa jeunesse jusqu'à ses derniers jours. Le marchand guette la terre ferme, et le moine l'heure de la mort.
Le marin considère les étoiles quand il navigue au milieu de la mer. Car c'est aux étoiles qu'il se fie pour diriger son navire, jusqu'à ce qu'il ait atteint le port. De même le moine considère la prière, car c'est elle qui le met sur la voie droite et dirige sa marche vers le port où le mène la vie qu'il passe à prier à toute heure. Le marin cherche à voir l'île où il pourra s'amarrer et s'approvisionner, puis il se dirigera vers une autre île. Ainsi va le moine tant qu'il est en cette vie. Il passe d'île en île, c'est-à-dire de connaissance en connaissance. Au fur et à mesure que changent les îles, et donc les connaissances, il avance jusqu'à ce qu'il ait quitté la mer et soit parvenu au bout de son voyage à cette vraie ville où les habitants n'ont plus rien à marchander, mais où chacun repose dans sa richesse; Bienheureux celui dont les marchandises n'ont pas été englouties dans ce monde vain, dans les profondeurs de la grande mer. Bienheureux celui dont le navire ne s'est pas brisé et qui en joie est parvenu au port.
Le nageur plonge nu dans la mer, jusqu'à ce qu'il ait trouvé la perle. De même le moine sage traverse nu cette vie, jusqu'à ce qu'il ait trouvé en lui-même la perle, Jésus-Christ. Et quand il l'a trouvée, il ne cherche plus à posséder quoi que ce soit d'autre qu'elle. La perle se garde dans les trésors. Et les délices du moine se maintiennent au-dedans de l'hésychia. Il n'est pas bon pour la vierge d'être dans les assemblées et au milieu de la foule. De même il n'est pas bon pour son intelligence que le moine ait de nombreuses conversations. Où qu'il soit, l'oiseau regagne son nid pour y faire ses petits. De même le moine qui a le discernement se hâte vers sa demeure pour y porter le fruit de la vie. Quand tout son corps est meurtri, le serpent garde sa tête. De même le moine sage préserve en tout temps sa foi, qui est le fondement de sa vie. Le nuage cache le soleil. De même beaucoup de paroles recouvrent l'âme qui commence à être éclairée par la contemplation de la prière.
Le héron, disent les sages, est empli de joie et se réjouit quand il s'éloigne du monde des hommes et s'en va demeurer dans un lieu désert. Il en va de même de l'âme du moine. Quand celui-ci s'éloigne des hommes, s'en va demeurer dans le pays de l'hésychia et attendre le temps de son exode, il reçoit la joie céleste. On a dit de la sirène que le voyageur qui entend le chant de sa voix en est si captivé qu'il oublie dans la douceur de ce chant la vie elle-même : il tombe et il meurt. La même chose arrive à l'âme. Quand la douceur céleste entre en elle par le chant et le charme des paroles de Dieu que perçoit l'intelligence, l'âme tout entière en est si ravie qu'elle oublie la vie corporelle, qu'elle prive le corps de ses désirs et s'élève vers Dieu hors de cette vie.
S'il ne perd pas d'abord ses vieilles feuilles, l'arbre ne fait pas de nouvelles branches. De même s'il ne rejette pas de son coeur le souvenir de sa vie antérieure, le moine ne porte pas de nouveaux fruits et de nouveaux rameaux en Jésus-Christ.
Le vent féconde les fruits des arbres, et la sollicitude de Dieu les fruits de l'âme. On dit que l'huître qui va faire sa perle, tant qu'elle n'a pas été fécondée par l'étincelle de l'éclair et n'a pas reçu de l'air la nouvelle matière, n'est qu'une simple chair. De même tant que le coeur du moine n'a pas reçu en sa conscience la matière céleste, son oeuvre est nue, il n'a pas en lui le fruit de la consolation.
Le chien qui lèche la lime boit son propre sang, et son sang est si doux qu'il ne sait pas le mal qu'il se fait. De même le moine qui se laisse aller à la vaine gloire boit le sang de sa propre vie, et cela est si doux sur le moment qu'il ne sent pas le mal qu'il se fait. La gloire mondaine est comme un rocher dans la mer, que recouvrent les eaux : le marin ne le voit pas, jusqu'à ce que le navire le heurte et sombre. Il en va de même de la vaine gloire dans l'homme, jusqu'à ce qu'elle l'engloutisse et le perde. Les Pères ont dit que dans l'âme qui se laisse aller à la vaine gloire reviennent les passions qu'elle avait une fois vaincues et fait sortir d'elle. Un petut nuage recouvre le cercle du soleil. Mais quand le nuage est passé, le soleil est plus chaud. De même une petite acédie recouvre l'âme. Mais après l'acédie, la joie est grande.
N'approche jamais les paroles des mystères qui sont dans l'Ecriture Sainte sans prier ni demander le secours de Dieu. Mais dis : Seigneur, donne-moi de sentir la puissance qui est en elles. Considère que la prière est la clef qui ouvre le vrai sens des Ecritures. Quand tu veux approcher Dieu dans ton coeur, montre-Lui d'abord ton désir en te donnant de la peine dans ton corps. C'est là le commencement de la vie monastique. Le coeur se fait très proche de Dieu quand manque le nécessaire, quand on s'exerce à ne manger qu'une sorte de nourriture. Et il suit les oeuvres. Car le Seigneur a fait de ces choses le fondement de la perfection. Considère que l'oisiveté couvre l'âme de ténèbres. Les conversations en paroles ne font qu'ajouter les ténèbres aux ténèbres. Les unes sont la cause des autres. Car si les paroles utiles, mais dites sans mesure, nous couvrent de ténèbres, combien plus les paroles vaines. L'âme se dégrade dans les nombreuses et longues conversations, quand bien même elle serait prête à craindre Dieu. Le désordre de la vie monastique couvre donc l'âme de ténèbres.
La mesure et la règle au coeur de la vie monastique éclairent l'intelligence et chassent la confusion. La confusion de l'intelligence, qui vient du désordre, couvre l'âme de ténèbres. Et les ténèbres provoquent le trouble. Mais la paix vient du bon ordre. De la paix naît dans l'âme la lumière. Et de la paix se répand et brille dans l'intelligence l'air pur. Plus le coeur s'éloigne du monde et s'approche de la sagesse de l'Esprit, plus il reçoit la joie qui vient de Dieu et sent dans l'âme ce qui distingue la sagesse de l'Esprit de la sagesse du monde. Il sait que par la sagesse de l'Esprit prévaut dans l'âme le silence, mais que dans la sagesse du monde est la source de la distraction. Quand tu as découvert la première sagesse, tu es empli d'une grande humilité, de douceur, et d'une paix qui règne sur toutes tes pensées. C'est alors que tes membres se calmeront et se reposeront du trouble et de l'ostentation. Mais quand tu as trouvé la seconde sagesse, tu portes en ton coeur l'orgueil, les indicibles égarements des pensées, le trouble de l'intelligence, l'impudence des sensations et l'arrogance. Ne crois pas qu'un homme attaché aux choses du corps, puisse dans sa prière parler librement devant Dieu. L'âme impitoyable est privée de sagesse. Mais l'âme compatissante recevra la sagesse que dispense l'Esprit.
De même que l'huile donne à la lampe sa lumière, de même la compassion nourrit dans l'âme la connaissance. La clef qui permet aux charismes d'entrer dans le coeur nous est donnée par l'amour du prochain. La porte de la connaissance s'ouvre devant nous dans la mesure où le coeur se délivre des liens du corps. Le passage d'un monde dans un autre monde est toute l'attente de la conscience. Qu'est beau et digne de louange l'amour du prochain, si le souci que nous en avons ne nous distrait pas de l'amour de Dieu. Et combien est douce la relation que nous avons avec nos frères spirituels, si en même temps qu'elle nous pouvons garder la relation qui nous unit à Dieu. Donc il est bon de s'appliquer à ces choses, dès lors que le temps convient et le permet. Mais il ne faut pas à cause d'elles déchoir de l'oeuvre et de la vie cachées : la prière continuelle à Dieu. Car la confusion où mène ce deuxième état - la déchéance - vient du trop long attachement au premier : l'intelligence n'est pas capable de tenir ensemble les deux relations.
Le regard qu'il porte sur les hommes de ce monde provoque la confusion dans l'âme de celui qui s'est éloigné d'eux pour faire l'oeuvre de Dieu. Le trop long entretien avec les frères spirituels est nuisible. Mais le seul fait, tout extérieur, de regarder les hommes du monde l'est tout autant. L'activité des sens n'empêche pas dans le corps l'oeuvre des vertus pratiques. Mais celui qui veut par la paix de l'intelligence récolter la joie dans l'oeuvre même des vertus cachées, est troublé dans le repos de son coeur par la seule voix des hommes du monde, alors même qu'il ne les regarde pas. L'état de mort intérieure ne peut se maintenir que si les sens cessent toute activité. La vie du corps veut l'éveil des sens. Mais la vie de l'âme veut l'éveil du coeur.
De même que dans la nature l'âme est plus haute que le corps, de même l'oeuvre de l'âme est plus haute que l'oeuvre du corps. Et de même qu'au commencement la création du corps a précédé le souffle par lequel Dieu lui a donné l'âme vivante, de même les oeuvres du corps précèdent l'oeuvre de l'âme. La moindre vie spirituelle, si elle se perpétue, est une grande puissance. La goutte la plus délicate, si elle ne cesse de tomber, creuse la pierre la plus dure.
Quand l'homme spirituel est près de se lever en toi, tu meurs à toute chose et tu t'éveilles, la joie brûle en ton âme si différente de la création, et tes pensées se recueillent dans la douceur de ton coeur. Mais quand le monde va se lever en toi, tu es débordé par la distraction de l'intelligence, par la petitesse et l'instabilité. J'appelle monde les passions qu'engendre la distraction. Lorsque celles-ci sont nées et qu'elles ont grandi, elles deviennent péché et elles tuent l'homme. De même que les enfants ne naissent pas sans mère, de même les passions ne naissent pas sans la distraction de l' intelligence. Et nul péché ne s'accomplit sans le commerce des passions.
Quand la patience croît dans nos âmes, c'est là le signe que nous avons secrètement reçu la grâce de la consolation. La puissance de la patience est plus forte que les formes de joie qui tombent dans le coeur. La vie en Dieu efface les sens. Quand vit le coeur, s'effacent les sens. Mais la résurrection des sens est la mort du coeur. Quand se relèvent les sens, c'est là le signe que le coeur meurt loin de Dieu. Ce n'est pas des vertus pratiquées parmi les hommes que la conscience reçoit la droiture.
La vertu qu'on pratique pour les autres ne peut pas purifier l'âme. Elle ne sert devant Dieu qu'à la rétribution des oeuvres. Mais la vertu que pratique un homme en lui-même est considérée comme la vertu parfaite. Elle accomplit les deux. Elle permet la rétripution, et elle engendre la pureté. C'est pourquoi détache-toi de la première, et suis la seconde. Si tu ne t'attaches pas à l'une et n'abandonnes pas l'autre, il est clair que tu déchois de l'amour de Dieu. Mais la seconde vertu occupe le lieu de la première, sans avoir besoin d'elle.
Le repos du corps et l'oisiveté sont la perdition de l'âme. Ils peuvent nuire plus que les démons. Quand tu obliges le corps faible à travailler plus qu'il ne peut, tu impose à ton âme ténèbres sur ténèbres, et tu portes en elle la confusion. Mais si tu livres le corps vigoureux au repos et à l'oisiveté, tu permets à tous les vices de se développer dans l'âme qui demeure en lui. Quand bien même on désirerait profondément le bien, l'oisiveté efface jusqu'à l'idée du bien qu'on porte en soi. Mais quand l'âme est enivrée par la joie de son espérance et se réjouit en Dieu, le corps, si faible soit-il, ne sent pas les afflictions. Il porte une double charge et n'est pas épuisé. Au contraire, si faible soit-il, il prend part à la jouissance et aux délices de l'âme. C'est là ce qui arrive, quand l'âme entre dans cette joie de l'Esprit.
Si tu gardes ta langue, ô frère, t'est donnée de Dieu la grâce de la componction du coeur. En elle tu vois ton âme. Et par elle tu entres dans la joie de l'Esprit. Mais si ta langue est plus forte que toi, jamais tu ne pourras échapper aux ténèbres qui te couvrent. Si tu n'as pas le coeur pur, aie au moins la bouche pure, comme dit le bienheureux Jean.
Quand tu veux exhorter quelqu'un au bien, soulage-le d'abord dans son corps, puis honore-le d'une parole d'amour. Rien ne porte l'homme à avoir honte, à effacer sa malice et à se convertir au meilleur, autant que de recevoir de toi les biens du corps et l'hommage. Plus quelqu'un se voue au combat pour l'amour de Dieu, plus son coeur est confiant dans sa prière. Mais quand l'homme est attiré par beaucoup de choses, il perd le secours de Dieu. Ne t'afflige pas de ce qui accable le corps. Car Dieu t'en délivre totalement. Ne crains pas la mort. Car Dieu a tout fait pour que tu sois plus haut qu'elle. A Lui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.
74° discours
SUR LE MODELE ET LA FIGURE
QUE NOUS REVELE LA CONSIDERATION
DU DIMANCHE ET DU SABBAT.
Le dimanche - le jour du Seigneur - est le mystère de la connaissance de la vérité, que la chair et le sang ne peuvent pas recevoir et qui dépasse nos pensées. Dans le siècle présent il n'y a vraiment ni huitième jour ni sabbat. Celui qui a dit: " Dieu se reposa le septième jour" (1), a montré quel était le terme du chemin de cette vie.
(1) : ( Gen 2,2).
Car le tombeau est le corps, et il est de ce monde. Les six jours se passent à cultiver cette vie en gardant les commandements. Le septième s'accomplit dans le tombeau. Et le huitième dans l'exode, la sortie du tombeau.
De même que ceux qui en sont dignes reçoivent ici-bas les mystères du jour du Seigneur en figure, et non pas ce jour lui-même corporellement, de même ceux qui mènent le combat spirituel reçoivent les mystères du sabbat en figure, et non vraiment le sabbat lui-même. Le sabbat est d'abord pour eux la fin de toute souffrance et l'arrêt total des tourments. Dieu nous a donné là un mystère, et non une véritable énergie pour mener ici-bas notre vie. Le vrai et incomparable sabbat est le tombeau, qui manifeste et signifie l'arrêt total des passions qui nous affligent et de l'oeuvre qui s'oppose à un tel repos. C'est ici que toute l'humanité a son sabbat dans son âme et dans son corps. En six jours Dieu a créé ce monde, Il en a formé les éléments, et dotant ceux-ci d'un mouvement continuel Il a mis leur constitution au service de son oeuvre : ils n'arrêteront pas leur course avant la fin du monde. Et c'est par leur puissance - je veux dire par la puissance des éléments primitifs - qu'Il a formé nos corps. Mais pas plus qu'Il n'a donné aux éléments d'arrêter leur mouvement, Il n'a donné à nos corps que ceux-ci ont engendrés, de cesser leur oeuvre. Il a posé en nous-mêmes les limites où s'achève l'oeuvre, et il nous faut assumer jusqu'au bout ce qui depuis l'origine nous unit aux ancêtres et qui est la fin de cette vie. C'est ainsi qu'Il a dit à Adam : " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage." (1).
(1) : ( Gen 3, 19).
Mais jusques à quand? " Jusqu'à ce que tu retournes à la terre d'où tu as été pris, laquelle te donnera des épines et des ronces." Mais tels sont les mystères de l'oeuvre de cette vie : depuis la nuit où le Seigneur a sué le sang, Il a transformé la sueur qui ne faisait lever qu'épines et ronces. Il nous est donné de suer désormais dans la prière et dans l'oeuvre de la justice.
Durant cinq mille cinq cents ans et plus, Dieu a laissé Adam peiner à cultiver ainsi la terre. Car la voie des saints n'avait pas encore été révélée, comme l'a dit l'Apôtre divin. Mais dans les derniers jours Il est venu demeurer parmi nous, Il a prescrit à notre liberté de passer d'une sueur à une autre sueur, et Il nous a donné, non la fin de notre peine, mais sa transformation. Car Il nous a comblés de son amour de l'homme, tant était dure la vie que nous ne cessions de mener sur la terre. Si donc nous refusons de suer avec le Seigneur, nous récolterons nécessairement des épines. En vérité les épines sont les passions. Elles poussent en nous à partir de la semence qui est dans notre corps. Tant que nous portons l'image d'Adam, il est nécessaire que nous portions aussi ses passions. Car il est impossible que la terre cesse de faire lever des plantes qui correspondent à sa propre nature. L'enfant de cette nature est la terre de nos corps. Dieu en témoigne quand Il dit : " La terre d'où tu as été pris." (1).
(1) : ( Gen 3, 9).
La première terre laisse pousser les épines. L'autre, la terre douée de raison, engendre les passions.
Si le Seigneur, dans le mystère, a été pour nous le modèle à tous les moments de sa vie sur la terre, si jusqu'à la neuvième heure du vendredi saint - le jour de la Préparation - Il n'a pas cessé d'être à l'oeuvre et à la peine ( tel est le mystère de notre action tout au long de notre vie) et si le samedi saint - le jour du sabbat - Il s'est reposé dans le tombeau, où sont ceux qui disent qu'il y a dans la vie présente un sabbat, autrement dit qu'il est possible en cette vie de mettre un terme aux passions? Quant au dimanche - le jour du Seigneur -, c'est une grande chose que d'en parler. Notre sabbat est le jour de notre ensevelissement. C'est alors en vérité que notre nature célèbre le sabbat. Chaque jour, tant que nous sommes sur la terre, la nécessité nous presse donc d'arracher de notre nature les épines. C'est par notre travail persévérant que celles-ci finissent par diminuer. Car notre nature n'en est jamais totalement débarrassée. Et si, quand nous nous laissons aller pour un temps à la nonchalance ou quand nous nous livrons à la moindre négligence, la chose est telle que les épines croissent, qu'elle recouvre la face de la terre, qu'elle étouffe ta semence et qu'elle réduit à rien ta peine, il faut donc chaque jour purifier cette nature. Cesser une telle ascèse ne peut que multiplier les épines. Puissions-nous les ôter de nous-mêmes et nous purifier par la grâce du Fils unique de Dieu, du Fils consubstantiel, à qui revient la gloire avec le Père qui n'a pas de commencement et avec l'Esprit vivifiant dans les siècles.
75° discours
SUR LES RECITS DES SAINTS HOMMES
ET LEURS PAROLES TRES PURES.
SUR LEUR MERVEILLEUSE CONDUITE.
Je me retirai un jour dans la cellule d'un saint frère, afin qu'il m'édifie dans l'amour de Dieu, et je m'assis dans un coin, à cause de ma faiblesse. Car je ne connaissais personne en ce lieu. Je voyais ce frère, qui avait coutume de devancer les autres dans la lecture de l'office, se lever la nuit avant le temps. Il psalmodiait un moment. Mais au beau milieu de sa lecture il laissait soudain l'office et tombait sur sa face. Cent fois et plus il frappait sa tête sur la terre avec toute la ferveur que la grâce allumait dans son coeur. Puis il se relevait et embrassait la croix du Maître. Et de nouveau il se prosternait, et il ne se relevait pour embrasser la croix que pour se jeter aussitôt la face contre terre. C'était là son habitude, et il se conduisait de telle manière qu'il m'était impossible de mettre un chiffre sur la multitude de ses prosternations. Qui d'ailleurs aurait pu compter les métanies que ce frère faisait chaque nuit? Cent fois, mêlant l'amour et la piété, il embrassait la croix avec crainte et ferveur. Puis il revenait à la psalmodie. Et tant le brûlaient les pensées qui l'enflammaient de leur chaleur, qu'il lui arrivait de crier, vaincu par la joie, quand il ne pouvait plus supporter l'incandescence de cette flamme. Car il était incapable de se dominer. J'admirais beaucoup la grâce de ce frère, son combat, la sobre et vigilante attention avec laquelle il accomplissait l'oeuvre de Dieu. A l'aube, après la première heure, quand il s'asseyait pour la lecture, il était ailleurs, comme un homme emmené en captivité. A chaque chapitre qu'il lisait, il tombait souvent face contre terre. Et à la plupart des versets, il élevait ses mains au ciel et glorifiait Dieu. Il avait une quarantaine d'années, mangeait peu, et seulement des aliments secs. Il avait tant dépassé la mesure et ses forces en faisant violence à son corps, qu'on ne voyait plus de lui qu'une ombre. La maigreur de son visage me faisait pitié. Celui-ci était comme effacé par le grand jeûne et n'avait plus guère que deux doigts de chair. Je lui disais souvent : " Aie pitié de toi-même, ô frère, en vivant comme tu fais et en suivant cette bonne règle qui est la tienne. Ne meurtris pas, ne brise pas la vie que tu mènes et qui est pareille à une chaîne spirituelle. Parce que tu désires te donner un peu plus de peine, ne va pas t'éloigner de ton chemin et le perdre. Mange modérément, afin de ne pas finir par manger continuellement. Et ne fais pas aller ton pied plus que tu ne peux, afin de ne pas tomber ensuite dans une totale oisiveté." Il était compatissant et discret. Sa compassion était joyeuse. Naturellement pur, sachant consoler, portant la sagesse de Dieu, il était pour sa pureté et son enjouement aimé de tous. Il travaillait avec les frères quand ceux-ci avaient besoin de lui, souvent trois ou quatre jours de suite, et il revenait le soir passer la nuit dans sa cellule. Il savait rendre tous les services qu'on lui demandait. Quand il possédait quelque chose, et alors même qu'il s'en servait, il était incapable de dire qu'il ne l'avait pas, tant il respectait les autres, les petits comme les grands. Quand il travaillait avec les frères, il le faisait en effet en grande partie par respect pour eux, et il se faisait violence à lui-même, car il n'aimait pas sortir de sa cellule. Telle était la vie que menait ce frère vraiment merveilleux. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.
76° discours
SUR LE VIEILLARD.
Une autre fois, j'allai voir un Ancien, un beau vieillard plein de vertus. Celui-ci m'aimait beaucoup. Sa parole était simple, sa connaissance lumineuse, son coeur profond. Il disait ce que la grâce lui donnait de dire. Il ne sortait pas souvent de sa cellule. Il ne la quittait que pour les offices. Mais il était attentif à lui-même, et vivait dans l'hésychia. Je lui dis : " Père, la pensée m'est venue d'aller le dimanche au lever du jour m'asseoir et manger sous le porche de l'église, afin que tous ceux qui entrent et sortent me voient et me méprisent." A cela le vieillard me répondit : " Il est écrit que quiconque scandalise les hommes qui sont dans le monde, ne verra pas la lumière. Nul ne te connaît en ce lieu, et les gens ne savent pas quelle vie tu mènes. Ils diront que les moines mangent dès le matin. Mais surtout il y a ici des frères novices, dont les pensées sont faibles. Beaucoup d'entre eux ont confiance en toi et ont reçu ton aide. Ils seront troublés quand ils te verront agir ainsi. Les anciens Pères faisaient de tels gestes à cause des miracles qu'ils opéraient, et pour l'honneur et la grande renommée qu'ils en recevaient. Ils faisaient de tels gestes pour être déshonorés, pour cacher la gloire de leur vie, et pour éloigner d'eux les causes de l'orgueil. Mais toi, qu'est-ce qui t'oblige à agir ainsi? Ne sais-tu pas qu'il y a un ordre et un temps pour chaque forme de vie? Tu n'as encore atteint ni la vie ni la renommée des Pères. La vie que tu mènes est celle de tous les frères. Tu ne te feras pas de bien à toi-même, et tu feras du mal aux autres. Encore une fois se livrer à de tels gestes n'est pas bon pour tous, mais pour ceux-là seuls qui sont parfaits et grands. Car ces gestes achèvent d'effacer les sens. Mais ils nuisent aux moyens et aux novices, lesquels ont besoin de se garder beaucoup et de soumettre les sens. Les vieillards, eux, ont dépassé le temps où ils avaient à se garder. Tout ce qu'ils veulent peut leur être un gain. Car c'est dans les plus grandes entreprises que les marchands inexpérimentés subissent de grosses pertes. Dans les affaires moindres, ils se développent et avancent vite. Je le répète : toute oeuvre a son ordre, et toute conduite a un temps connu de Dieu. Quiconque entreprend avant le temps ce qui dépasse sa mesure, double le mal qu'il se fait et ne gagne rien. Si tu désires te livrer à un tel geste, supporte bien plutôt avec joie le déshonneur qui t'arrive providentiellement et sans que tu le veuilles, ne te trouble pas et ne méprise pas celui qui te déshonore."
J'étais une autre fois en conversation avec cet heureux vieillard qui de l'aube de son enfance au soir de sa vieillesse avait à la sueur de son âme mangé du fruit de l'arbre de la vie. Après m'avoir enseigné en me parlant longuement de la vertu, il me dit : " Toute prière qui ne passe pas par la peine du corps et l'affliction du coeur est comme un fruit avorté. Car cette prière est sans âme." Il me dit encore : " Ne donne rien à un homme qui aime la dispute, qui veut établir sa propre raison, qui est malin dans son intelligence et insolent dans ses sens. Et ne reçois rien de lui, afin que ne s'éloigne pas de toi la pureté que tu as acquise avec tant de peine, et afin que ton coeur ne s'emplisse pas de ténèbres et de trouble."
77° discours
SUR UN AUTRE VIEILLARD
J'allai un jour vers la cellule d'un Père, lequel n'ouvrait pas souvent à qui venait le voir. Mais quand il vit par la fenêtre que c'était moi, il me dit : " Tu veux entrer?" Je lui répondis : " Oui, vénérable Père." J'entrai, nous fîmes une prière, nous nous assîmes et eûmes un long entretien. A la fin je lui demandai : " Que faire, Père, lorsque certains viennent me voir et que je ne tire aucun gain, aucun avantage de leur conversation? J'ai honte de leur dire de ne pas venir. Mais ils m'empêchent souvent de célébrer les offices. Et j'en suis triste." Alors ce bienheureux vieillard me répondit :
" Lorsque certains qui aiment l'oisiveté viennent te voir et qu'ils sont assis depuis un moment, fais comme si tu te levais pour la prière, et dis en te prosternant à celui qui se trouve là : " Frère, allons prier. C'est le temps de mon office, et je ne peux le laisser passer. Quand il me faut le dire à une autre heure, c'est pour moi un poids et une occasion de trouble. Je ne peux pas le délaisser sans nécessité. Or il n'y a maintenant aucune nécessité à ce que je ne dise pas ma prière." Et ne lui permets pas de ne pas prier avec toi. S'il dit : " Prie. Je me retire", prosterne-toi devant lui et dis : " Pour l'amour de Dieu, fais au moins cette prière avec moi, afin que je profite de ta prière." Et quand vous vous relevez, prolonge ta prière au-delà de ce que tu as coutume de faire. Si tu agis ainsi envers ceux qui te voient, ils apprendront que tu ne penses pas comme eux, que tu n'aimes pas l'oisiveté, et ils ne viendront pas te voir là où ils entendront dire que tu es.
" Cependant veille, quand tu reçois un homme, à ne pas détruire l'oeuvre de Dieu. Si l'homme est un des Pères ou un étranger harassé, il est bon que tu demeures avec lui au lieu de faire ta longue prière. Et si l'étranger est de ceux qui aiment les vaines paroles, donne-lui de se reposer autant que tu le peux, et congédie-le en paix.
" Un Père a dit : " J'admire d'entendre dire que certains travaillent de leurs mains dans leurs cellules et sont capables de célébrer continuellement leur office sans le moindre trouble." Le même a dit une autre parole admirable : " Je le dis en vérité. Si je vais chercher de l'eau, l'ordre dans lequel j'ai coutume de vivre est troublé, et je suis empêché d'atteindre à la perfection de mon discernement.""
78° discours
SUR LA QUESTION D'UN FRERE
Le même vieillard fut un jour interrogé par un frère, qui lui dit : " Que dois-je faire? Il m'arrive souvent d'avoir une chose dont j'ai besoin à cuse de ma faiblesse, ou pour mon travail, ou pour une autre raison. Mais alors que sans elle il ne m'est pas possible de vivre dans l'hésychia, dès que je vois quelqu'un à qui elle serait nécessaire, vaincu par la compassion je la lui donne. J'agis souvent de même si l'on me demande cette chose. Je suis contraint par la charité et par les commandements, et je donne ce dont j'ai besoin à celui qui me le demande. Mais alors le manque de la chose qui m'est nécessaire me fait tomber dans le souci et le trouble des pensées, et disperse ainsi mon intelligence loin de toute attention à l' hésychia. Je suis à peu près obligé de quitter mon hésychia et de partir à la recherche de la chose dont j'ai besoin. Et si je persiste à ne pas sortir, je me retrouve dans une grande affliction et dans le trouble des pensées. Je ne sais lequel des deux choisir : ce qui rompt et disperse l'hésychia mais soulage mon frère, ou bien refuser ce qu'il demande et demeurer dans l'hésychia." A quoi le vieillard me répondit :
Toute aumône, la charité, la miséricorde, ou quoi que ce soit d'autre que tu crois faire pour Dieu, mais qui t'empêche de vivre dans l'hésychia, qui porte ton regard sur le monde, qui te met en souci, qui te trouble loin du souvenir de Dieu, qui arrête tes prières, qui fait entrer en toi le tumulte et le désordre des pensées, qui t'oblige à ne plus t'appliquer à la lecture divine ( laquelle est une arme qui te protège des distractions), qui relâche ta vigilance, qui t'incite à marcher de par le monde après que tu te sois attaché à l'hésychia, et à rechercher la compagnie après que tu te sois voué à la solitude, qui réveille en toi les passions ensevelies, qui dissipe la tempérance de tes sens, qui te ramène de ta mort au monde, qui te fait déchoir de la vie des anges dont l'oeuvre est l'unique souci de Dieu, et qui te donne ta part avec les hommes du monde : que s'évanouisse une telle justice. Accomplir le devoir d'amour en confortant les choses du corps est l'oeuvre des hommes du monde, ou même des moines, mais des moines les plus défectueux, non de ceux qui mènent leur vie dans l'hésychia, ou encore l'oeuvre des moines dont l' hésychia est mêlée à la concorde qui règne entre eux et qui ne cessent d'entrer et de sortir. Pour ces hommes, une telle oeuvre est bonne et admirable.
Mais ceux qui ont choisi en vérité l'anachorèse de corps et d'intelligence loin du monde, pour fixer leur réflexion dans la prière du coeur, dans la mort au monde qui passe, dans la mort à la vision et au souvenir des choses, ceux-là ne doivent pas s'occuper des choses du corps, ni se vouer à la justice des choses visibles ( afin d'être justifiés par elles devant le Christ), mais par la mort de leurs membres, sur la terre (1), selon la parole de l'Apôtre, ils doivent lui offrir le pur et irréprochable sacrifice des pensées, les prémices de leur ascèse et l'affliction de leur corps supportant patiemment les périls pour l'espérance du siècle à venir.
(1) : (Col 3, 5).
Car la vie monastique est l'émule de celle des anges. Il ne nous faut pas délaisser l'oeuvre céleste, ni nous attacher aux choses du monde. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.
79° discours
SUR LE BLAME D'UN FRERE.
Un frère fut un jour blâmé pour n'avoir pas fait l'aumône. Il répondit avec franchise et assurance à celui qui le blâmait : " Les moines ne sont pas tenus de faire l'aumône." Mais ce dernier lui répondit : " Il est aisé de voir quel est le moine qui n'est pas tenu de faire l'aumône. C'est celui qui à visage découvert peut dire au Christ, comme il est écrit : " Voici, nous avons tout laissé et T'avons suivi" (1),
(1) : ( Mat 19, 27),
c'est-à-dire celui qui n'a rien sur la terre, qui ne s'occupe pas des choses du corps, qui n'a en tête aucune des choses visibles, qui n'a nul souci de rien posséder. Si on lui donne quelque chose, il ne prend que cela seul dont il a besoin, et il tient pour rien tout le reste. Il est dans son art de vivre comme l'oiseau. Un tel moine n'est pas tenu de faire l'aumône. Car dégagé qu'il est des choses du monde, comment peut-il donner aux autres? Mais bien plutôt doit faire l'aumône celui qui est occupé aux choses de cette vie, qui travaille de ses mains et qui reçoit des autres. Négliger l'aumône est alors une dureté de coeur contraire aux commandements du Seigneur. Celui qui n'approche pas Dieu dans le secret ne sait pas non plus le servir en esprit. Et s'il n'assume pas les choses visibles, qui lui sont possibles, quelle autre espérance aura-t-il d'acquérir la vie? Un tel homme manque d'intelligence."
Un autre vieillard a dit : " Je m'étonne de voir que des moines peuvent se troubler eux-mêmes dans l'oeuvre de l' hésychia, pour soulager les autres dans les choses du corps." Il disait encore : " Il ne nous faut pas mêler l'oeuvre de l' hésychia au souci des autres. Que toute oeuvre soit honorée dans son ordre propre, afin que ne soit pas dans la confusion notre vie. Celui qui a le souci de beaucoup de choses en est l'esclave. Mais celui qui a tout abandonné et ne se soucie plus que de l'état de son âme, celui-là est l'ami de Dieu. Considère que ceux qui font l'aumône et oeuvre de charité envers leur prochain pour le soulager dans les choses du corps, sont nombreux de par le monde. Mais c'est à peine si l'on peut trouver, tant ils sont rares, les ouvriers de la belle hésychia universelle, lesquels ne s'occupent que de Dieu. Mais qui, parmi ceux qui font l'aumône dans le monde, ou qui font oeuvre de justice en assumant les choses du corps, a jamais pu atteindre un seul des charismes que reçoivent de Dieu ceux qui vivent dans l' hésychia?" Il dit encore : " Si tu es homme du monde, mène ta vie en la réglant sur les biens du monde. Mais si tu es moine, distingue-toi dans les oeuvres où excellent les moines. Si tu veux mener ta vie dans les deux voies, tu perdras l'une et l'autre. Telles sont les oeuvres des moines : liberté dégagée des choses du corps, peine physique dans les prières, et souvenir continuel de Dieu dans le coeur. Peux-tu sans ces trois choses te suffire des vertus qu'exige la vie dans le siècle présent? Juge toi-même.
Question : Le moine qui vit durement dans l'hésychia ne peut donc pas aller en même temps sur les deux voies : je veux dire s'occuper de Dieu, et porter un autre souci dans son coeur?
Réponse : Quant à moi, voici ce que je pense. Quand celui qui veut mener sa vie dans l'hésychia abandonne tout pour ne se soucier que de sa seule âme, il lui est impossible de demeurer sans relâche en état d'hésychia, alors même qu'il a cessé de se soucier de cette vie. A plus forte raison ne le pourra-t-il pas, s'il se soucie encore d'autre chose. Le Seigneur a laissé dans le monde ceux qui Le servent et prennent soin de ses enfants, et Il a choisi pour lui-même ceux qui devant Lui célèbrent sa liturgie. Car ce n'est pas dans le seul entourage des rois de la terre qu'on peut voir des ordres différents, les plus glorieux se tenant toujours devant la face du roi et connaissant ses secrets, les autres demeurant dans les affaires extérieures. On peut voir la même chose autour du Roi du ciel : quelle liberté ont acquise ceux qui s'entretenant toujours avec Lui par la prière vivent au coeur de son mystère, quelle richesse céleste et terrestre leur est donnée, et quel pouvoir ils ont sur toute la création, plus haut que ceux qui par leurs possessions et par les choses de cette vie servent Dieu et lui plaisent dans leur bienfaisance, malgré toute la grandeur et la beauté de ce qu'ils font. Ce n'est donc pas sur ceux qui n'assument pas pleinement l'oeuvre de Dieu qu'il nous faut prendre exemple, mais sur les saints qui se sont exercés à la lutte, qui ont mené le bon combat, qui ont abandonné les choses de cette vie, qui ont cultivé sur la terre le Royaume céleste, qui ont renoncé une fois pour toutes au terrestre, et ont tendu leurs mains vers les portes du ciel.
En quoi ont plu à Dieu les anciens saints qui nous ont précédés sur le chemin de la vie monastique? Notre Père entre les Saints Jean le Thébaïte, ce trésor des vertus, cette source de la prophétie, est-ce en soulageant dans les choses du corps les frères à l'intérieur de sa clôture, ou est-ce par la prière et l'hésychia qu'il a plu à Dieu? Que beaucoup aient aussi plu à Dieu en soulageant les autres, je ne dis pas le contraire. Mais il y a là moins qu'en ceux qui ont plu à Dieu par la prière et par le renoncement à tout. Car l'aide que nous apportent ceux qui mènent leur vie dans l' hésychia et qui honorent leurs frères, est claire : ils nous aident par leurs paroles quand nous sommes dans la détresse, ou en offrant pour nous leurs prières. En dehors de ces consolations, il n'y a aucune sagesse spirtuelle dans le souvenir et le souci des autres à cause des choses de cette vie, quand un tel souvenir et un tel souci descendent dans le coeur de ceux qui demeurent dans l'hésychia. Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" (1),
(1) : ( Matt 22, 21),
donc au prochain et à Dieu ce qui leur est propre, n'a pas été dit pour les hésychasstes, mais pour ceux qui mènent la vie extérieure. Car à ceux qui vivent dans l'ordre angélique, je veux dire à ceux qui ont le souci de leur âme, il n'a pas été ordonné de se plaire aux choses de cette vie, de travailler de leurs mains, de recevoir des autres et de donner aux autres. Ainsi le moine ne doit avoir le souci de rien qui agite son intelligence et la fasse descendre de l'état où elle se trouve devant la face de Dieu.
Mais si quelqu'un, pour nous contredire, rappelle que le divin Apôtre Paul travaillait de ses mains et faisait l'aumône, nous lui dirons que Paul, et lui seul, pouvait tout faire. Nous ne savons pas qu'il y ait jamais eu un autre Paul capable comme lui de tout faire. Montre-moi cet autre Paul, et je te crois. Ce qui se fait par économie, ne le mets donc pas au milieu de ce qui est universel. Autre est l'oeuvre de l'Evangile, et autre l'action de l' hésychia. Si tu veux garder l'hésychia, sois comme les Chérubins qui n'ont aucun souci des choses de cette vie. Et considère qu'il n'est rien d'autre sur la terre que toi et Dieu auqel tu penses, comme te l'ont enseigné les Pères qui furent avant toi. Car si le moine ne serre pas son coeur, s'il ne retient pas fermement sa pitié afin d'être loin de tout souci des choses d'en bas ( celles qui se font pour l'amour de Dieu comme celles qui se font pour cette vie elle-même), s'il ne persévère pas dans la seule prière aux temps qui lui ont été fixés, il ne peut se délivrer du trouble et de l'inquiétude, ni demeurer dans l'hésychia.
Quand donc te vient la pensée de prendre soin de quelqu'un par vertu, mais au point de chasser de toi la sérénité qui est dans ton coeur, dis à cette pensée : bonne est la voie de la charité, et bonne la pitié pour l'amour de Dieu, mais pour le même amour de Dieu je n'en veux pas. " Attends-moi, Père, dit un moine, car pour l'amour de Dieu je cours derrière toi." Mais l'autre répondit : " Et moi pour l'amour de Dieu je fuis loin de toi." L'Abbé Arsène, qui ne cherchait ni son avantage ni quoi que ce soit d'autre, pour l'amour de Dieu n'allait au-devant de personne. Un autre pour l'amour de Dieu recevait toute la journée tous les étrangers qui venaient le voir et leur parlait. Mais Arsène, au lieu de cela, avait choisi le silence et l' hésychia. C'est pourquoi au milieu de la mer de la vie qui passe, il parlait avec l'Esprit divin et voguait avec la plus grande sérénité sur le navire de l' hésychia, comme la chose fut révélée aux ascètes qui s'enquérirent de lui auprès de Dieu. Car telle est la condition de l'hésychia : le silence loin de tout. Si tu t'es trouvé plein de trouble au milieu de l' hésychia, si tu as mis la confusion dans ton corps en travaillant de tes mains, et dans ton âme en te souciant du monde, quelle vie peux-tu mener dans l' hésychia pour plaire à Dieu, alors que tu te soucies de tant de choses? Juge toi-même. Car si nous n'abandonnons pas tout, si nous ne nous éloignons pas de tout souci, c'est une honte de dire que nous sommes parvenus à mener notre vie dans l'hésychia. A notre Dieu soit la gloire.
80° discours
CONTENANT UN ECRIT INDISPENSABLE
A LIRE CHAQUE JOUR, ET FORT UTILE,
POUR CELUI QUI DEMEURE DANS SA CELLULE
ET A CHOISI D'ETRE ATTENTIF A LUI SEUL.
Un frère avait écrit ces lignes et les mettait continuellement devant lui pour se les rappeler à lui-même : " Tu as dissipé ta vie dans la folie, ô homme sans honneur et digne de tout mal. Mais veille sur toi au moins en ce jour que t'ont laissé tes jours passés dans la vanité sans rien faire de bien, ces jours qu'ont enrichis les vices. Ne pose de questions ni sur le monde ni sur son cours, ni sur les moines ou sur ce qu'ils font. Ne cherche à savoir ni comment ils sont, ni où en est leur travail. Ne t'occupe d'aucune de ces choses. Tu es mystérieusement sorti du monde, tu es mort en Christ aux yeux de tous. Ne vis plus pour le monde, ni pour les choses qui sont dans le monde, afin que te prévienne le repos, et que tu deviennes en Christ un vivant. Sois prêt, mets-toi en état de supporter de tous tout opprobre, toute injure, toute moquerie et tout blâme. Et reçois tout cela avec joie, à la pensée que tu en es digne en vérité. Endure toute peine et toute affliction. Accepte le danger que te font courir les démons dont tu as fait gracieusement la volonté. Assume noblement toute nécessité, et les événements qui t'arrivent naturellement, et les amertumes. Persévère dans la confiance en Dieu et dans la privation des choses dont a besoin le corps et qui bientôt se transformeront en fumier. Veuille accepter tout cela en espérant en Dieu, en n'attendant de nulle part ailleurs la délivrance, ou de nul autre la consolation. Mais ne t'enquiers que du Seigneur, et en toutes les tentations condamne-toi toi-même, comme étant la cause de ce qu'elles t'arrivent. Ne sois scandalisé en rien, et ne blâme aucun de ceux qui t'affligent. Car tu as mangé du fruit de l'arbre interdit, et tu as fait venir en toi diverses passions. Reçois avec joie les amertumes. Elle te troubleront un peu. Puis tu seras comblé de douceurs. Malheur à toi et à ta gloire nauséabonde. Car tu as délaissé ton âme, comme si elle n'était pas condamnée, alors qu'elle est pleine de tout péché. Et tu en as condamné d'autres, en parole et en pensée. Voilà de quoi tu te contentes. Tu te contentes de cette nourriture de porcs, avec laquelle tu as vécu jusqu'à maintenant. Qu'y a-t-il entre toi et les hommes, ô impur, n'as-tu pas honte de les fréquenter, alors que tu as mené ta vie hors de toute raison? Mais si tu es attentif à tout cela, si tu t'en gardes, peut-être avec l'aide de Dieu seras-tu sauvé. Sinon, tu t'en iras dans le pays des ténèbres, dans les demeures des démons dont tu as fait si impudemment la volonté. Voici, j'en ai témoigné devant toi. Si Dieu se lève justement contre toi pour rétribuer les outrages et les injures que tu as pensés et dits à son encontre durant de longues années, le monde entier va s'opposer à toi. Arrête donc dès maintenant. Et accepte les rétributions qui t'arrivent."
Tous les jours le frère se remémorait toutes ces choses afin, quand lui venait la tentation ou l'affliction, de pouvoir la supporter en rendant grâce et d'en tirer son bien. Puissions-nous aussi supporter avec gratitude ce qui nous arrive et en tirer notre bien, par la grâce de Dieu qui aime l'homme. A lui la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.
81° discours
SUR LA DISTINCTION DES VERTUS
ET LA PERFECTION DE TOUT CHEMIN.
La perfection de tout chemin est dans ces trois choses : dans le repentir, dans la pureté, et dans la perfection. Qu'est-ce que le repentir? C'est abandonner les premières choses, et s'en affliger. Qu'est-ce brièvement que la pureté? C'est un coeur compatissant pour toute la nature créée. Et qu'est-ce que la perfection? C'est la profondeur de l'humilité : abandonner toutes les choses visibles et invisibles - le monde sensible et le monde intelligible - et ne pas se soucier d'elles.
Il lui fut encore demandé une autre fois : qu'est-ce que le repentir? Il dit : c'est un coeur brisé et humilié, c'est la double mort volontaire à toute chose. Et qu'est-ce qu'un coeur compatissant? Il dit : c'est un coeur qui brûle pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les bêtes, pour les démons, pour toute créature. Lorsqu'il pense à eux, et lorsqu'il les voit, ses yeux versent des larmes. Si forte et si violente est sa compassion, et si grande est sa constance, que son coeur se serre et qu'il ne peut supporter d'entendre ou de voir le moindre mal ou la moindre tristesse au sein de la création. C'est pourquoi il prie en larmes à toute heure pour les animaux sans raison, pour les ennemis de la vérité et tous ceux qui lui nuisent, afin qu'ils soient gardés, et qu'ils soient pardonnés. Dans l'immense compassion qui se lève en son coeur, sans mesure, à l'image de Dieu, il prie même pour les serpents.
Il lui fut encore demandé : Qu'est-ce que la prière? Il dit : c'est l'intelligence qui prend son temps et se repose de toutes les choses d'ici-bas. C'est le coeur qui a totalement retourné son regard et ne désire plus que l'espérance du siècle à venir. Mais celui qui ne fait pas cela sème dans son champ un mélange de graines, il met sous le même joug le boeuf et l'âne.
Il lui fut encore demandé : Comment un homme peut-il acquérir l'humilité? Il dit : en se souvenant continuellement de ses fautes, en espérant la mort qui approche, en portant des vêtements simples, en préférant toujours la dernière place, en faisant les tâches les plus basses et les plus dédaignées, en n'étant pas indocile, en demeurant dans le silence, en n'aimant pas se rendre dans les assemblées, en se voulant méconnu et effacé, en ne possédant rien en propre, en refusant le commerce de la multitude, en méprisant le gain, en élevant par ailleurs ses pensées au-dessus de tout blâme, de toute récrimination, de toute jalousie envers quiconque, en ne portant sa main sur personne, en évitant que soit sur lui la main de tous, en demeurant seul en son coeur, et pour tout dire, en vivant comme un étranger, dans la pauvreté et la solitude. C'est là ce qui engendre l'humilité et purifie le coeur.
Tel est le signe auquel on reconnaît ceux qui sont parvenus à la perfection : se livreraient-ils au feu dix fois par jour pour l'amour des hommes, ils ne seraient pas rassasiés. C'est ce que dit Moïse à Dieu : " Si tu as pardonné leur péché, pardonne-leur. Sinon efface-moi aussi du livre que Tu as écrit." (1).
(1) : ( Ex 32, 31).
Et encore : " Maintenant je me réjouis dans les souffrances que j'endure pour vous les païens." (3).
(3) : ( Col 1, 24).
Et les autres apôtres, dans leur désir de voir vivre les hommes, reçurent la mort de bien des manières.
Enfin Dieu Lui-même, le Seigneur, dans son amour de la création, a livré son propre Fils à la mort sur la croix. " Dieu a tant aimé le monde qu'Il a livré pour lui son Fils unique à la mort." (1).
(1) : ( Jn 3, 16).
Non qu'Il n'avait pas le pouvoir de nous délivrer par une autre voie. Mais en cela Il nous enseignait la surabondance de son amour. Par la mort de son Fils unique, Il nous donnait de L'approcher. Et s'Il avait eu quelque chose de plus cher encore, Il nous l'aurait donné, pour que notre race le reçoive de Lui. Dans son grand amour, Il n'a pas voulu forcer notre liberté, bien qu'Il eût le pouvoir de le faire, mais Il nous a laissés L'approcher par le seul amour de notre coeur. Le Christ Lui-même a obéi à son Père. Dans son amour pour nous, Il a reçu avec joie l'outrage et l'affliction, comme dit l'Ecriture : " Au lieu de la joie qui était la sienne, Il a souffert la croix, Il a méprisé la honte." (2).
(2) : ( Héb. 12, 2).
C'est pourquoi le Seigneur a dit, dans la nuit où Il fut livré : " Ceci est mon corps donné pour la vie du monde. Et ceci est mon sang versé pour beaucoup en rémission des péchés." (3).
(3) : (Mat 26, 26).
Et pour nous, Il dit encore : " Je me sanctifie moi-même." (4).
(4) : (Jn 17, 19).
Ainsi tous les Saints sont parvenus à une telle perfection, lorsque parfaits eux-mêmes et pareils à Dieu ils ont répandu sur tous la surabondance de leur amour de l'homme. Tel est le signe que cherchent en eux les Saints : ressembler à Dieu, en devenant parfaits par l'amour du prochain. C'est là ce que faisaient nos Pères les moines, quand pour parvenir à la perfection et à la ressemblance ils ne cessaient d'accueillir en eux-mêmes, tout entière, la vie du Seigneur Jésus-Christ.
On dit que le bienheureux Antoine ne considérait jamais qu'il pût faire quelque chose qui lui procurât plus d'avantages qu'à son prochain. Car il avait cette espérance, que le gain de son prochain était pour lui-même la meilleure des oeuvres. On a dit aussi de l'Abbé Agathon, qu'il affirmait : " Je voudrais trouver un lépreux, prendre son corps et lui donner le mien." Vois-tu l'amour parfait? Et encore : avait-il quelque chose en dehors de lui-même, il ne supportait pas de ne pas s'en servir pour soulager son prochain. Et encore : il avait un petit couteau. Un frère, qui était venu le voir, désira ce couteau. Il ne le laissa pas quitter sa cellule, qu'il ne le lui ait donné. Il faudrait citer ici tout ce qu'on a écrit sur de tels hommes. Mais que dire? Nombre d'entre eux pour leur prochain livrèrent leur corps aux bêtes, au glaive et au feu. Nul ne peut entrer dans l'ordre de cet amour, s'il n'a pas éprouvé secrètement sa propre espérance. Ceux qui aiment ce monde ne peuvent pas acquérir l'amour des hommes. Quand on acquiert l'amour, c'est Dieu Lui-même qu'on revêt avec lui. Il est nécessaire que celui qui acquiert Dieu ne se laisse pas aller à acquérir avec Lui quoi que ce soit : il doit même se dépouiller de son propre corps. Mais si l'on revêt ce monde, et si l'on aime cette vie, on ne pourra pas, tant qu'on ne les aura pas abandonnés, revêtir Dieu. Lui-même en a rendu témoignage, quand Il dit : " Si l'on n'abandonne pas tout, si l'on ne méprise pas sa propre âme, on ne peut pas être mon disciple." (1).
(1) : ( Lc 14, 26).
Il ne faut donc pas seulement abandonner ces choses, mais les mépriser. Et si l'on ne peut pas être son disciple, comment demeurer en Lui?
Question : Pourquoi l'espérance est-elle si douce? Pourquoi est-il si léger de vivre en elle et de faire ses oeuvres? Pourquoi l'âme mène-t-elle celles-ci à bien si rapidement?
Réponse : Parce que le désir naturel s'éveille dans l'âme, que cette coupe abreuve les moines et qu'ils sont ivres désormais. Ils ne sentent plus la peine, et ils sont insensibles aux douleurs. Sur tous les chemins où ils vont, ils avancent comme s'ils allaient dans l'air, et non pas comme marchent les hommes, car ils ne voient pas la dureté de la route, et il n'est devant eux ni montagnes ni torrents. Pour eux les chemins escarpés seront aplanis (2),
(2) : ( Cf. Is 40, 4),
tant ils sont à toute heure attentifs au sein de leur Père. Cette espérance leur montre comme du doigt à tout moment ce qui est au loin, ce qui est invisible, car ils voient merveilleusement en eux-mêmes par l'oeil secret de la foi. Les membres de leur âme sont brûlés comme par le feu, tant ils désirent les choses lointaines. Ce qui est absence est pour eux présence. C'est donc là-bas, au loin, que s'étendent et s'en vont leurs pensées. Et ils se hâtent toujours d'y parvenir. Quand ils abordent les vertus pour les mener à bien, ils ne les mettent pas en oeuvre partiellement, mais ils les embrassent tout entières une fois pour toutes. Ce n'est pas sur la voie royale qu'ils avancent comme tous. Mais ces géants prennent des raccourcis, par lesquels en peu de temps ils parviennent lumineusement dans les demeures. Car l'espérance les brûle comme du feu, et dans leur joie ils ne peuvent modérer l'impétuosité de leur course continuelle. Il leur arrive ce qu'a dit le bienheureux Jérémie : " J'ai dit : Je ne rappellerai pas son souvenir, je ne parlerai pas en son nom. Et il y eut dans mon coeur comme un feu brûlant qui pénétra mes os." (1).
(1) : ( Jér 20, 9).
Ainsi la mémoire de Dieu pénètre les coeurs de ceux qui sont ivres de l'espérance de ses promesses.
Les vertus qui font les chemins courts sont les vertus les plus englobantes. Car sur les nombreux chemins de la vie monastique, la distance n'est pas longue de l'une à l'autre. Ces vertus n'attendent ni lieu, ni temps, ni dispersion, mais à peine se lèvent-elles qu'elles atteignent leur but.
Question : Qu'est-ce que l' impassibilité humaine?
Réponse : L'impassibilité n'est pas de ne pas sentir les passions, mais de ne pas les accueillir. Les passions s'épuisent sous le nombre et la variété des vertus manifestes et cachées qu'ont acquises les ascètes. Elles ne peuvent pas facilement se soulever contre l'âme. Et la réflexion n'a pas besoin d'y être toujours attentive. Car en tout temps elle est emplie de ses propres pensées par l'étude et l'entretien des modes les meilleurs consciemment suscités dans l' intelligence. Quand arrivent les passions, la réflexion est tout de suite arrachée à leur contact par une conscience attentive qui est au coeur de l'intelligence. Alors les passions la laissent et ne peuvent rien lui faire, comme a dit le bienheureux Marc.
L'intelligence qui par la grâce de Dieu accomplit les actions des vertus et s'est approchée de la connaissance ne sent guère ce qui lui vient du mal et de la déraison de l'âme. Car sa connaissance est ravie dans la hauteur et la délivre de tout ce qui est au monde. Par la chasteté qui est en eux, par la délicatesse, la légèreté, l'acuité de leur intelligence, par leur ascèse aussi, cette intelligence des moines est purifiée et se fait diaphane, tant s'est desséchée leur propre chair. Par la consécration à l'hésychia, par la longue persévérance en elle, la contemplation qui les comble leur est facilement et vite accordée à chacun et les mène à l'émerveillement qu'elle suscite. Dès lors ils sont emplis de visions. Jamais leurs pensées ne manquent de connaissance, et jamais ils ne vont sans ces visions que leur donne le fruit de l'Esprit. La longue habitude finit par effacer de leur coeur la force du pouvoir du diable, les souvenirs qui engendrent dans l'âme les passions. Quand l'âme en effet ne s'est pas liée aux passions en s'occupant d'elles ( car elle est possédée sans relâche par un autre souci), la force de leurs griffes n'a pas prise sur ses sens spirituels.
Question : Quelles sont les marques de l'humilité?
Réponse : De même que la présomption disperse l'âme dans l'imagination qui la gonfle mais l'empêche de s'envoler sur les nuées de ses pensées, si bien qu'elle tourne en rond dans le monde des créatures, de même l'humilité la rassemble dans l'hésychia, et l'âme se recueille en elle-même. Et de même que l'âme ne peut être ni connue ni vue par les yeux du corps, de même il n'est pas possible de connaître l'humble parmi les hommes. De même également que l'âme est cachée dans le corps loin de la vue et du commerce des hommes, de même le vrai humble non seulement ne veut être ni vu ni connu des hommes ( c'est pourquoi il se sépare et se prive de tout), mais telle est sa volonté : s'immerger autant qu'il le peut au-dedans de lui-même, entrer et demeurer dans l'hésychia, totalement abandonner ses sensations et ses premières pensées, et devenir dans la création comme ce qui n'est pas, comme ce qui n'est pas venu à l'être, entièrement inconnu, même de sa propre âme. Mais plus un tel homme se cache, se garde et se sépare du monde, plus il approche tout entier son propre Maître.
L'humble ne cesse jamais de percevoir les rassemblements, la confusion des foules, le tumulte, le bruit, l'ostentation, les soucis, les délices d'où naît l'intempérance. Il n'est pas non plus étranger aux discours, aux conversations, au langage, à la dispersion des sens. Mais plus que tout il préfère s'effacer lui-même en vivant seul dans l'hésychia, séparé de toute la création, et s'occupant de lui-même dans un lieu calme. En tout la dernière place, le dénuement, le besoin, la pauvreté, lui sont plus désirables qu'avoir et faire beaucoup de choses. Il préfère être toujours libre de son temps et de tout souci, en dehors de la confusion des choses d'ici, pour que ses pensées ne sortent pas de lui-même. Car il est persuadé que s'il s'adonne à beaucoup de choses, il lui est impossible d'échapper à la confusion des pensées. Car beaucoup de choses engendrent beaucoup de soucis et suscitent un amas de pensées diverses et complexes. Il cesse alors d'être dans la paix de ses propres pensées, plus haut que les soucis terrestres. Il ne se contente plus des petites choses qui lui sont nécessaires. Et son intelligence ne pense plus seulement au meilleur. Or si ses besoins l'empêchent d'accéder aux meilleures pensées, il finit par se nuire et par nuire. Désormais la porte est ouverte aux passions. La sérénité du discernement le quitte. L'humilité le fuit. Et se ferme la porte de la paix. C'est donc à cause de tout cela qu'il ne cesse de se garder de faire beaucoup de choses, et qu'il se trouve lui-même en tout temps dans la sérénité, dans le repos, dans la paix, dans la douceur, dans la piété.
Il n'y a jamais dans l'humble nulle précipitation, nulle hâte, nulle confusion, aucune pensée brûlante et creuse. Mais il demeure en tout temps dans le repos. Si le feu du ciel est sur la terre, l'humble ne craint pas. Tout homme calme n'est pas humble, mais tout homme humble est calme. Celui qui n'est pas humble ne sait pas se restreindre, mais tu trouveras beaucoup d'hommes qui se restreignent et ne sont pas humbles. C'est là ce qu'a dit le Seigneur doux et humble : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes." (1).
(1) : (Mt 11, 21).
L'humble est toujours en repos, car il n'est rien qui agite ou trouble sa réflexion. De même qu'il n'est pas possible d'effrayer une montagne, de même son intelligence ne craint pas. S'il est possible de le dire, et il n'est peut-être pas insensé de l'affirmer : l'humble n'est pas de ce monde. Car il ne se trouble ni ne change quand viennent les peines, et il ne s'étonne ni ne s'étend quand viennent les joies. Toute sa joie et sa vraie réjouissance sont celles qu'il trouve auprès de son Maître. L'humilité est suivie de la douceur et du recueillement, qui est la chasteté des sens, la voix mesurée, la langue sobre, le mépris de soi-même, le vêtement simple, la démarche lente, l'attention aux choses d'en-bas, l'excellence dans l'aumône, les larmes promptes, l'âme solitaire, le coeur brisé, l'immobilité du désir, les sens qui ne se laissent pas disperser, le choix des petites choses, la modération en tout besoin, l'endurance, la patience, l'absence de peur, la force du coeur, cette force que donne le mépris de la vie temporelle, la persévérance devant les tentations, la gravité et non la légèreté, l'effacement des pensées, la garde des mystères de la chasteté, la pudeur, la piété, et par-dessus tout : vivre continuellement dans l'hésychia, appeler toujours sur soi l'inconnaissance.
Il n'arrive jamais à l'humble qu'une nécessité le plonge dans le trouble ou la confusion. Quand il est seul, l'humble a la pudeur de lui-même. J'admire qu'un homme, s'il est vraiment humble, puisse ne pas oser prier Dieu, quand il L'approche, ou se croire digne de prier, ou puisse ne pas prétendre demander quelque chose, ou savoir ce qu'il demande. Il ne fait que garder le silence. Il ne fait qu'attendre la pitié et la volonté qu'exprimera pour lui le visage de la grandeur qu'il adore, lorsque lui-même incline sa face sur la terre et que la contemplation qui est dans son coeur s'élève vers la sainte et haute porte des Saints, là où se trouve Celui dont la ténèbre est la demeure qui embue les yeux des Séraphins, et dont la vertu, pressant les légions qui forment leur choeur répand le silence sur tous leurs ordres. Et c'est là l'unique chose qu'il ose dire quand il prie : Qu'il me soit fait selon ta volonté, Seigneur. Puissions-nous dire pour nous la même chose. Amen.
82 ° discours
COMMENT L'AME PEUT PARVENIR SANS PEINE
A COMPRENDRE LA SAGESSE DE DIEU
ET DE SES CREATURES
SI ELLE VIT DANS L'HESYCHIA LOIN DU MONDE
ET DES SOUCIS DE CETTE VIE.
CAR ELLE PEUT ALORS CONNAITRE
SA PROPRE NATURE
ET LES TRESORS QUI SONT CACHES EN ELLE.
Lorsque les soucis de cette vie cessent d'entrer du dehors dans l'âme et que celle-ci demeure dans son état naturel, elle ne peine pas longtemps pour pénétrer et comprendre la sagesse divine. Car séparée qu'elle est de ce monde, et vivant dans son hésychia, elle est naturellement portée à la compréhension des créatures de Dieu. Puis émerveillée, dans son admiration, elle s'élève vers Dieu et demeure près de lui. Quand en effet ne vient plus l'eau du dehors dans la source de l'âme, l'eau naturelle, qui sourd en elle, y fait croître continuellement les pensées des merveilles de Dieu. Si l'âme est privée de telles pensées, c'est ou bien que l'habite un souvenir étranger, ou bien qu'au contact des choses les sens l'ont troublée. Mais lorsque les sens se laissent enfermer dans l'hésychia, qu'il ne leur est pas permis d'en sortir, et que grâce à cette hésychia s'effacent les souvenirs, il est alors possible de voir quelles sont les pensées naturelles de l'âme, quelle est la nature de celle-ci, et quels trésors cachés elle porte en elle. Et tels sont ces trésors : elle comprend les Incorporels, dont elle suscite en elle-même la connaissance, sans qu'elle ait à s'en soucier ni à se donner de la peine. Mais l'homme ne sait pas que de pareilles pensées irriguent sa nature. Qui fut son Maître en effet? Ou bien comment a-t-il compris ce qu'il lui est impossible d'expliquer à d'autres, même lorsqu'il l'a conçu? Ou bien qui l'a guidé vers ce qu'il n'a jamais appris d'un autre?
Telle est la nature de l'âme. Les passions viennent donc s'ajouter, et la cause de cette adjonction est dans l'âme même. Car l'âme est naturellement impassible. Quand dans l'Ecriture tu entends parler des passions de l'âme et du corps, sache qu'il y est question des causes, dès lors que l'âme est naturellement impassible, ce que n'admettent pas les adeptes de la philosophie profane et ceux qui les suivent. Mais nous-mêmes croyons que Dieu a fait l'homme à son image : impassible. A son image : je veux dire, non selon le corps, mais selon l'âme, qui est impassible. Car toute image est tirée d'une image qui était avant elle. Il est impossible de représenter une image, si l'on n'a pas vu auparavant à quoi elle ressemble. Il te faut donc croire que les passions, comme nous l'avons dit, n'appartiennent pas à l'âme. Mais si quelqu'un s'oppose à nos paroles, nous l'interrogeons. Et qu'il réponde.
Question : Quelle est la nature de l'âme? Est-elle impassible et pleine de lumière? Ou passionnée et ténébreuse?
Réponse : Si la nature de l'âme fut jadis transparente et pure, dès lors qu'elle recevait la lumière bienheureuse, elle se trouve dans le même état quand elle revient à l'ordre originel. Donc lorsqu'elle se laisse aller aux mouvements passionnés, elle est de l'aveu de tous en dehors de sa nature. C'est ce qu'ont affirmé les nourriciers de l'Eglise. Les passions sont entrées dans l'âme par la suite, et il n'est pas juste de dire qu'elles sont le propre de l'âme, quand bien même celle-ci serait menée par les passions. Donc il est clair que l'âme est portée par ce qui lui est extérieur, et non par ce qui lui est propre. Si, quand l'âme est emportée sans le corps par de telles passions, celles-ci sont appelées naturelles, la faim, la soif, le sommeil seraient donc des passions de l'âme. Car ces passions la font souffrir et gémir avec le corps, quand elles coupent les membres et donnent les fièvres, les maladies, et d'autres affections semblables. Car l'âme unie au corps souffre avec lui, comme le corps souffre avec elle. Elle est menée par la joie du corps, et elle reçoit ses afflictions. A notre Dieu la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.
83° discours
SUR L'AME, LES PASSIONS,
LA PURETE DE L'INTELLIGENCE.
QUESTIONS ET REPONSES.
Question : Quel est l'état naturel de l'âme? Quel est l'état contre nature? Et quel est l'état surnaturel?
Réponse : L'état naturel de l'âme est la connaissance des créatures sensibles et intelligibles de Dieu. L'état surnaturel est le mouvement de la contemplation de la Divinité qui est plus que son essence. L'état contre nature est le mouvement passionné. C'est ce que dit le divin et grand Basile. Quand l'âme est dans son état naturel, elle mène sa vie vers le haut. Quand elle est hors de sa nature, elle se trouve en bas sur la terre. Quand elle est en haut, elle se découvre impassible. Mais quand la nature déchoit de son ordre propre, alors les passions sont en elle. Donc il est clair que les passions de l'âme ne sont pas naturellement le propre de l'âme. Il en va de même pour les passions du corps comme la faim et la soif, mais dès lors qu'aucune loi n'a été imposée à l'âme touchant ces passions, elles ne sont pas si blâmables que celles qui furent soumises à la condamnation. Il arrive même parfois que Dieu permette à certains de faire un geste apparemment insensé, mais au lieu de blâme et d'opprobre, ils en reçoivent un bien. Ainsi du prophète Osée, qui épousa une prostituée. Ainsi du prophète Elie, qui fut meurtrier dans son zèle pour Dieu. Ainsi de ceux qui à l'ordre de Moïse tuèrent par l'épée leurs propres parents. Il est dit cependant que le désir et l'ardeur sont naturels à l'âme, en dehors de la nature du corps. Telles sont les passions de l'âme.
Question : Lequel des deux est contre nature : Que le désir de l'âme s'enflamme pour les choses de Dieu, ou qu'il s'enflamme pour les choses de la terre et du corps? Pourquoi la nature de l'âme recherche-t-elle l'ardeur? Et dans quel sens peut-on dire que l'ardeur est naturelle? Est-ce lorsqu'on s'enflamme par désir de la chair, ou par jalousie, ou par amour de la vaine gloire? Est-ce dans des cas semblables? Réponds, et nous suivrons.
Réponse : L'Ecriture Sainte dit là-dessus beaucoup de choses, et emploie souvent des noms sans leur donner de sens particulier. Elle attribue à l'âme les termes qui désignent l'âme. Mais elle attribue aussi au corps les termes qui désignent l'âme. Elle ne les distingue pas. Ceux qui ont le sens de ces choses le savent. Ainsi les choses de la divinité du Seigneur sont appliquées à son corps très saint. Or ces choses ne peuvent se comparer à la nature humaine. Réciproquement les choses les plus humbles, qui s'appliquent à l'humanité, servent à désigner sa divinité. Ici, beaucoup, ne comprenant pas le but des paroles divines, ont glissé et sont tombés irrémédiablement. Il en va des choses de l'âme comme des choses du corps. Si donc la vertu est naturellement la santé de l'âme, les passions en sont la maladie : elles assaillent l'âme, la pénètrent, et en chassent la santé. Il est clair que la santé existe dans la nature avant l'irruption de la maladie. S'il en est bien ainsi - et c'est la vérité même - la vertu est donc naturellement dans l'âme. Et ce qui vient ensuite est en dehors de sa nature.
Question : Peut-on dire que les passions corporelles sont dans le corps naturellement, ou accidentellement? Et les passions de l'âme, qui lui viennent de sa relation avec le corps, peut-on dire qu'elles sont en elle naturellement, ou abusivement?
Réponse : Nul ne prétend qu'il est impropre de dire qu'il y a des passions du corps. Quant aux passions de l'âme, dès lors qu'il est reconnu par tous que c'est la pureté qui est naturelle à l'âme, il faut affirmer qu'elles n'existent pas naturellement. Car la maladie est seconde, elle vient après la santé. Il est impossible que l'unique nature soit en même temps bonne et mauvaise. Nécessairement, de la santé et de la maladie, l'une précède l'autre. L'une est naturelle, et existe avant l'autre. On ne peut pas dire de toute chose qui arrive par accident qu'elle appartienne à la nature : elle y pénètre de l'extérieur. Et tout ce qui arrive et pénètre par accident est suivi d'un changement. Or la nature ne change pas, ni ne se déplace.
Toute passion qui tourne à notre avantage est donnée de Dieu. Les passions corporelles ont été mises dans le corps pour son avantage et sa croissance. Il en va de même des passions de l'âme. Mais lorsque le corps, privé de ce qui lui est propre, est obligé de sortir de ce qui fait sa force et de suivre l'âme, il s'épuise et se nuit à lui-même. Et lorsque l'âme, délaissant ce qui est à elle, suit le corps, elle se fait du mal. C'est ce que dit l'Apôtre divin : " L'esprit désire contre la chair, et la chair contre l'esprit." (1).
(1) : ( Gal 5, 17).
Ces choses s'opposent les unes aux autres. Que nul donc ne blasphème Dieu, en disant que c'est Lui qui a mis dans notre nature les passions et le péché. Car Il a mis dans les deux natures ce qui est bon pour la croissance de chacune. Mais quand l'une s'accorde avec l'autre, elle perd ce qui lui est propre et se retrouve avec ce qui lui est contraire. Si les passions étaient naturellement dans l'âme, pourquoi lui nuiraient-elles? Ce qui est propre à la nature ne lui fait aucun mal.
Question : Pourquoi les passions corporelles, qui donnent au corps croissance et force, nuisent-elles à l'âme, si elles ne lui sont pas propres? Et pourquoi la vertu émonde-t-elle le corps et fait-elle croître l'âme?
Réponse : Ne vois-tu pas que ce qui est en dehors de la nature lui nuit? Car toute nature est emplie de joie, dès lors qu'elle approche de ce qui est à elle. Veux-tu savoir ce qu'est le propre de chacune de ces natures? Considère que ce qui vient en aide à chacune d'elles, est justement ce qui lui est propre. Mais ce qui lui nuit, c'est ce qui lui est étranger et la pénètre du dehors. On sait en effet que les passions s'opposent les unes aux autres. Au contraire tout ce qui vient en aide au corps le réconforte. Mais quand l'âme se met à vivre de la vie même du corps, nous disons que ce n'est pas là son état naturel. Car ce qui est naturellement propre à l'âme est la mort du corps. Cependant ce qui lui est propre lui est abusivement attribué tant qu'elle porte le corps. A cause de la faiblesse de celui-ci, il lui est en effet impossible de se délivrer. Elle a donc naturellement part aux afflictions du corps, puisque son propre mouvement a été lié au mouvement corporel par la sagesse incompréhensible. Cependant même s'ils ont été ainsi unis l'un à l'autre, le mouvement de l'un se distingue du mouvement de l'autre, et la volonté de l'un se distingue de la volonté de l'autre, comme le corps se distingue finalement de l'esprit. Mais la nature elle-même ne change pas. Chaque nature, même si elle tend à l'extrême, soit vers le péché, soit vers la vertu, est mue cependant par la même volonté. Quand l'âme s'est dégagée du souci du corps, alors sous l'action de l'Esprit elle épanouit tout entière ses propres mouvements, et elle nage au milieu du ciel dans les choses incompréhensibles. Elle ne permet pas au corps de se souvenir de ce qui lui est propre, quand bien même il le voudrait. Et si le corps retombe à nouveau dans les péchés, les pensées de l'âme ne cessent pas de s'élancer dans la réflexion de l'intelligence.
Question : Qu'est-ce que la pureté de l'intelligence?
Réponse : L'homme qui a l'intelligence pure n'est pas celui qui ne connaît pas le mal, car il serait stupide. Ce n'est pas non plus celui qui est naturellement infantile, ou celui qui se donne une apparence. Mais telle est la pureté de l'intelligence : après l'oeuvre des vertus, la méditation du divin. Nous n'avons pas l'audace de dire qu'un homme est capable de parvenir à cette pureté sans l'expérience des pensées. Ou bien il faudrait qu'il ne soit pas revêtu d'un corps. Nous n'osons pas dire non plus que jusqu'à la mort la nature n'est pas combattue et n'est pas soumise au mal. Quant à l'expérience des pensées dont je parle, ce n'est pas de se soumettre à elles, mais de les combattre. Quatre causes engendrent dans l'homme le mouvement des pensées. La première est la volonté naturelle de la chair. La seconde est l'imagination des choses du monde qu'il entend et qu'il voit. La troisième est la présomption, le détournement de l'âme par les choses que l'homme a en tête. Enfin la quatrième est l'agression des démons qui nous combattent par toutes les passions. C'est pourquoi jusqu'à la mort l'homme ne peut pas ne pas avoir de pensées. Il ne peut pas échapper au combat tant qu'il est en vie dans cette chair. Juge toi-même si avant d'être délivré du monde et avant la mort, il est possible que s'efface l'une de ces quatre causes, ou s'il est possible que le corps ne recherche pas ce qui lui est nécessaire et ne soit pas contraint de désirer l'une ou l'autre des choses du monde. Si cela est inconcevable, dès lors que la nature a besoin de telles choses, les passions sont donc à l'oeuvre en tout être qui porte un corps, qu'il le veuille ou non. C'est pourquoi il est nécessaire que tout homme, dès lors qu'il porte un corps, se garde non pas d'une ou deux passions qui seraient en lui manifestement et continuellement, mais de beaucoup plus. Ceux qui ont soumis les passions par les vertus, quand bien même les gêneraient les pensées et les agressions des quatre causes, ne sont pas vaincus. Car ils ont la puissance, et leur intelligence est ravie dans la bonté des souvenirs divins.
Question : En quoi la pureté de l'intelligence diffère-t-elle de la pureté du coeur?
Réponse : Autre est la pureté de l'intelligence, et autre celle du coeur. L'intelligence est l'un des sens de l'âme. Mais le coeur contient et maîtrise les sens du dedans. Il est la racine. Si la racine est sainte, les branches sont saintes. Autrement dit, sil le coeur est pur, il est clair que tous les sens sont purs. Quant à l'intelligence, si elle s'applique à la lecture de l'Ecriture Sainte, ou si elle se donne un peu de peine dans les jeûnes, les veilles et l'hésychia, elle oubliera sa première conduite et sera purifiée en s'éloignant de la turpitude. Mais sa pureté ne sera pas constante. Autant elle est vite purifiée, autant elle se souille vite. Le coeur, lui, se purifie dans les nombreuses afflictions, dans les privations, dans l'éloignement de toutes les choses du monde et dans la mort à ces choses. Le coeur une fois purifié, sa pureté n'est pas souillée par les petites choses. Il ne craint pas non plus les grands et terribles combats visibles. Car il a désormais un estomac solide, capable de digérer rapidement toutes les nourritures que les malades ne peuvent assimiler. C'est ce que disent les médecins : la viande est difficile à digérer, mais quand un estomac solide peut la supporter, elle donne beaucoup de force aux corps sains. Ainsi toute pureté qui s'acquiert vite, en peu de temps et avec peu de peine, se perd et se souille aussi vite. Mais la pureté qui a traversé beaucoup d'afflictions, qui a mis longtemps à s'édifier, n'a rien à craindre d'une agression ordinaire en quelque partie de l'âme que ce soit. Car Dieu la tient. A Lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
84°discours
SUR LA VISION DE LA NATURE DES INCORPORELS.
QUESTIONS ET REPONSES.
Question : Par combien de modes différents la nature humaine est-elle capable de voir la nature des Incorporels?
Réponse : La nature humaine peut percevoir la nature simple et fine des corps spirituels selon trois modes différents. Ou sous l'apparence de la matière. Ou dans une apparition en dehors de toute matière. Ou dans une vraie vision, qui est la vision réelle. Dans le premier mode, ce sont les sens qui agissent. Dans le second, c'est l'âme qui voit partiellement. Et dans le troisième, la vision est la puissance même de la nature de la réflexion. La volonté et la réflexion ont pouvoir l'une sur l'autre. Quand l'âme se glorifie elle-même, et quand la volonté se met à l'oeuvre, la cause est d'abord la volonté. Mais tout vient de la liberté, même si quand c'est nécessaire la liberté et la volonté se reposent pendant qu'agissent les sens et qu'ils restent là, ne montrant les choses qu'une par une, en dehors de toute volonté assumée et de toute connaissance vraie. Car les sens perçoivent en dehors de la volonté tout ce qui arrive. C'est dans ces trois modes que les saintes Puissances célèbrent la liturgie qui les unit à nous, pour notre instruction et pour la sauvegarde de notre vie.
Les démons impurs ne peuvent susciter en nous que les deux premiers modes, quand ils s'approchent de nous pour nous perdre, et non pour nous faire du bien. Mais quand vient le troisième mode, ils ne peuvent pas nous approcher pour nous tromper. Car les démons n'ont nullement la puissance de susciter les pensées naturelles dans notre intelligence. Il est impossible aux fils des ténèbres d'approcher la lumière. Mais les saints anges peuvent susciter et éclairer. Quant aux démons, ils ne soumettent à eux et ne créent que les pensées fausses qui naissent des ténèbres. De ceux qui propagent la lumière, on reçoit la lumière. Mais de ceux qui sont dans les ténèbres, on reçoit les ténèbres.
Question : Pourquoi est-il donné aux uns, et pas du tout aux autres?
Réponse : Tout maître voit d'abord en lui-même la connaissance qu'il enseigne. Il l'apprend, la reçoit, la goûte. Et c'est alors qu'il peut l'enseigner à ses disciples. Les premiers maîtres - les anges - transmettent l'exactitude des choses à partir de la saine connaissance qui est la leur. Car dès le commencement ils sont capables de la concevoir, tant est pénétrante et pure leur intelligence. Quant aux démons, ils ont la vitesse, mais pas la lumière. Une chose est la pénétration, et autre chose la lumière. La première sans la seconde mène à la perdition celui qui la possède. La seconde signifie la vérité. Mais la première seulement une image de la vérité. La lumière révèle ainsi la vérité des choses. Elle croit et diminue à la mesure même de la conduite.
Les saints anges, à partir de leur propre connaissance, dirigent vers nous les mouvements des choses de cette connaissance qu'ils ont d'abord goûtée et comprise, et c'est alors qu'ils nous la transmettent. C'est aussi ce que font les seconds maîtres - les démons - quand à la mesure de leur connaissance ils nous communiquent le mouvement des choses. Car il ne leur est pas nécessaire de nous transmettre les pensées droites dont eux-mêmes n'ont pas fait leur demeure. Cependant crois bien, comme je l'ai dit, que même si nous étions capables de la recevoir, ils ne pourraient pas nous enseigner la vraie contemplation qui au commencement était en eux. Ainsi chacun d'eux, soit parmi les anges, soit parmi les adversaires, selon l' économie qui le dirige, sollicite ceux qu'il enseigne. Quant à moi, je tiens pour vrai que notre intelligence peut d'elle-même, sans la médiation des saints anges et sans nul enseignement, tendre vers le bien. Cependant les sens ne reçoivent pas la connaissance du mal ni ne s'y engagent sans la médiation des démons. Notre intelligence ne peut pas d'elle-même faire le mal. Car le bien est naturellement inné, mais non le mal. Tout ce qui est étranger, tout ce qui vient du dehors, a besoin d'un médiateur pour communiquer sa connaissance. Mais ce qui est inné, ce qui vient du dedans, passe d'une manière ou d'une autre dans la nature sans nul enseignement. Si la nature est ainsi faite qu'elle se dirige d'elle-même vers le bien, il lui est possible de croître et de porter la lumière sans la contemplation des anges. Cependant ils sont nos maîtres. Et eux-mêmes s'enseignent les uns les autres. Les plus bas reçoivent de ceux qui se penchent sur eux et qui ont la lumière. Ils se transmettent ainsi la lumière, jusqu'à ce qu'ils parviennent à cette unité qu'enseigne la Trinité Sainte. Le premier ordre lui-même affirme qu'il n'a rien à enseigner, mais il a pour maître le médiateur Jésus, duquel il reçoit la lumière et par lequel il la transmet à ceux qui sont au-dessous.
Je pense quant à moi que notre intelligence a en elle la puisssance naturelle de tendre vers la contemplation divine. A peu de chose près nous sommes pareils à toutes les natures célestes. Car en nous et en elles passe la même grâce, ni l'intelligence humaine, ni l'intelligence angélique ne sont capables par leur seule nature de parvenir à la contemplation de la Divinité, laquelle ne saurait être comptée avec les autres contemplations. En tous les êtres de raison, les premiers comme les seconds, les célestes comme les terrestres, la contemplation n'est pas donnée avec la nature, mais par la grâce. Car la nature ne peut pas accéder à la contemplation comme elle accède aux autres choses.
Avant l'incarnation du Christ, il n'y avait ni cette contemplation de l'intelligence ni cette vision dans laquelle se déploie l'ordre des êtres célestes. Et il n'était pas au pouvoir de ceux-ci de pénétrer dans de tels mystères. Mais quand le Verbe s'est incarné, une porte leur fut ouverte en Jésus, comme dit l'Apôtre. Mais quand bien même nous serions purifiés, je pense - et c'est la vérité - que, sans la médiation des anges, nous les hommes et nos pensées ne pouvons pas atteindre les dévoilements et les discernements qui mènent à cette contemplation divine, laquelle est vraiment la révélation des mystères. Notre intelligence en effet n'a pas la puissance des êtres d'en haut, qui reçoivent directement de l'éternel les révélations et les contemplations. Encore elles-mêmes les reçoivent-elles en image, et non dans leur nudité. Il en va de même de notre intelligence. La transmission se fait selon l'économie et le discernement, d'un ordre à l'autre, du premier au second, et se poursuit ainsi jusqu'à ce que le mystère ait traversé tous les ordres. Mais nombre de mystères demeurent dans le premier ordre, et ne passent pas dans les autres. Car ceux-ci ne peuvent pas pénétrer sans lui la grandeur du mystère. Il est également des mystères qui sortent du premier ordre et ne se révèlent qu'au second, où ils sont gardés dans le silence. Les autres ordres ne les comprendraient pas. Mais il en est d'autres qui vont jusqu'au troisième et au quatrième ordre. Car les révélations que verront les yeux des saints anges croissent et diminuent. Or s'il en va ainsi pour les ordres angéliques, comment nous-mêmes pouvons-nous sans eux et sans leur médiation recevoir de tels mystères?
Mais c'est par eux - par les anges - que l'intelligence des saints sent la révélation de tous les mystères, lorsque Dieu permet qu'une telle révélation soit transmise d'un ordre à un autre ordre, du plus haut au plus bas, qu'elle arrive ainsi par son consentement, qu'elle parvienne jusqu'à la nature humaine et qu'elle soit donnée à ceux qui en sont dignes. C'est par les anges en effet que les saints reçoivent la lumière de la contemplation, jusqu'à la glorieuse éternité, le mystère qui ne s'enseigne pas : ce que les anges reçoivent eux-mêmes les uns des autres. Car ce sont des esprits liturgiques, envoyés vers ceux qui sont appelés à devenir les héritiers de la vie. (1).
(1) : (Héb 1, 14).
Mais dans le siècle à venir cet ordre cessera d'être. Car alors nul ne recevra d'un autre la révélation de la gloire de Dieu pour la louange et la joie de sa propre âme. Mais à chacun sera donné par le Maître Lui-même ce dont il est digne, à la mesure de ses oeuvres, et il ne recevra plus d'un autre le don, comme ici-bas. Car il n'y a plus là-haut ni enseignant ni enseigné ni personne qui prie qu'un autre le comble de ce qui lui manque. Car il n'en est qu'un là-haut qui donne directement à ceux qui sont dignes de recevoir. C'est par lui que sont comblés ceux qui obtiennent la joie céleste. Là-haut seront abolis les ordres des enseignants et des enseignés. L'accomplissement du désir de chacun dépendra d'un seul.
Quant à moi, je dis que ceux qui sont tourmentés en enfer le sont par les coups de l'amour. Qu'y a-t-il de plus amer et de plus violent que les tourments de l'amour? Ceux qui sentent qu'ils ont péché contre l'amour, portent en eux une damnation bien plus grande que les châtiments les plus redoutés. La souffrance que met dans le coeur le péché contre l'amour est plus déchirante que tout autre tourment. Il est absurde de penser que les pécheurs en enfer sont privés de l'amour de Dieu. L'amour est l'enfant de la connaissance de la vérité, laquelle de l'aveu de tous est donnée sans partage. Par sa puissance même, l'amour agit de deux manières. Il tourmente les pécheurs, comme il arrive ici-bas qu'un ami tourmente un ami. Et il réjouit en lui ceux qui ont gardé ce qu'il fallait faire. Tel est à mon sens le tourment de l'enfer : le regret. Mais les âmes des fils d'en-haut sont dans l'ivresse des délices.
Question : Quelqu'un demanda : Quand peut-on savoir qu'on a reçu le pardon de son péché?
Réponse : Il lui répondit : Quand il sent dans son âme qu'il les méprise totalement du fond du coeur. Et quand par ses oeuvres visibles, il se dirige lui-même dans le sens contraire. Un tel homme peut être alors certain qu'il a reçu de Dieu le pardon des fautes qui viennent du péché, car il méprise désormais le péché de par le témoignage même de la conscience qu'il porte en lui-même, selon la parole de l'Apôtre qui dit : la conscience qui n'est pas condamnée témoigne d'elle-même. (1).
(Cf. Ro 2, 18).
Puissions-nous recevoir le pardon de nos péchés par la grâce et l'amour du Père qui avec son Fils unique et le Saint Esprit n'a pas de commencement. A Lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
85° discours
SUR DIVERS THEMES.
QUESTIONS ET REPONSES.
Question : Quelle entrave empêche le coeur de l'homme de courir au mal?
Réponse : Il lui faut suivre continuellement la sagesse et se consacrer avant tout à l'enseignement de la vie. Il n'est pas d'autre entrave qui soit plus forte, pour empêcher le désordre des pensées.
Question : Jusques à quand celui qui suit la sagesse doit-il la chercher? Et où s'achève l'enseignement de celle-ci?
Réponse : En fait il est impossible d'atteindre un tel terme tant qu'on est en chemin. Les saints eux-mêmes n'accèdent pas à la perfection de la sagesse. On n'a jamais fini de marcher vers elle. Le chemin de la sagesse monte, jusqu'à unir à Dieu celui qui la suit. Et tel est son signe : sa compréhension est infinie. Car la sagesse est Dieu Lui-même.
Question : Quel est au commencement le premier chemin qui nous fait approcher la sagesse?
Réponse : Rechercher de toute notre force la sagesse de Dieu. Nous y efforcer de toute notre âme jusqu'à la fin. Ne pas manquer, quand il le faut, de nous dépouiller de notre vie elle-même et de la rejeter de nous pour l'amour de Dieu.
Question : Quel est l'homme dont on peut justement dire qu'il est intelligent?
Réponse : Celui qui a compris en vérité qu'il est un terme à cette vie, celui-là est capable de mettre un terme à ses fautes. Quelle connaissance, ou quelle intelligence des choses, est en effet plus grande que celle-ci : avoir eu la sagesse de sortir de cette vie en état d'incorruptibilité, sans s'être laissé souiller par son agrément? Si un homme affine ses pensées jusqu'à pénétrer le mystère de toutes les natures, s'il est riche de ce qu'il découvre et comprend en toute connaissance, mais si son âme est souillée par le péché, s'il n'a pas témoigné de l'espérance de son âme, et s'il pense qu'il parviendra au port de la confiance, il n'y a pas au monde plus insensé que lui. Car ses oeuvres ne l'auront mené qu'à l'espoir de ce monde qu'il aura recherché tout au long du chemin.
Question : Quel est l'homme le plus fort dans l'ordre de la vérité?
Réponse : Celui qui se plaît dans les afflictions temporaires où se cachent la vie et la gloire de sa victoire, et qui n'a pas désiré le confort, lequel recèle l'odeur de la confusion et abreuve en tout temps d'une coupe de lamentation celui qui s'y adonne.
Question : Quel dommage éprouve-t-on, quand on chemine vers Dieu, si l'on délaisse les oeuvres bonnes pour aller vers les tentations?
Réponse : Sans affliction il n'est pas possible d'approcher Dieu. Et sans affliction il n'est pas possible de garder sa justice inaliénable. Si un homme ne fait pas les oeuvres qui accroissent la justice, il refuse également ce qui la garde, et il se retrouve comme un trésor que rien ne protège plus, comme un combattant dépouillé de ses armes, comme un navire qui n'a plus son gréement, comme un paradis privé de la source des eaux.
Question : Quel est l'homme illuminé dans ses pensées?
Réponse : Celui qui est parvenu à découvrir l'amertume cachée dans la douceur du monde, qui a interdit à sa bouche de boire de ce calice, qui recherche continuellement le salut de son âme, qui ne cesse d'aller son chemin jusqu'à ce qu'il disparaisse de ce monde, et qui ferme les portes de ses sens, afin que jamais le désir de cette vie n'entre en lui et ne lui dérobe ses trésors cachés.
Question : Qu'est-ce que le monde? Comment le connaissons-nous? En quoi nuit-il à ceux qui l'aiment?
Réponse : Le monde est une prostituée qui attire à elle ceux qui la regardent et désirent sa beauté. Celui qui s'est laissé prendre et enlacer par le désir du monde, ne peut plus se délivrer de ses mains, tant qu'il ne s'est pas dépouillé de cette vie. C'est alors, quand le monde lui enlève tout, le laisse nu et le met à la porte de sa maison, que l'homme sait que celui-ci est un menteur et un imposteur. Mais quand il s'efforce de sortir des ténèbres de ce monde, alors même qu'il est enfoui en lui, il ne peut pas voir ses pièges. Ainsi le monde tient en son pouvoir, non seulement ses adeptes, ses enfants, ceux qui lui sont attachés, mais aussi les ascètes, ceux qui rejettent toute possession, ceux qui ont brisé ses liens, ceux qui une fois l'ont dominé. Voici, il les pourchasse de toute manière par ses oeuvres, il les écrase, il les met sous ses pieds.
Question : Que faire, quand le corps est investi par la souffrance et la pesanteur, dès lors que se relâche avec lui la volonté qui vient du désir du bien, et de sa première force?
Réponse : C'est là ce qui arrive à certains. Une moitié d'eux-mêmes est sortie du monde pour suivre le Seigneur. Et l'autre moitié d'eux-mêmes est restée dans le monde. Leur coeur ne s'est pas séparé des choses d'ici-bas. Et ils se sont divisés eux-mêmes. Tantôt ils regardent derrière eux. Le sage exhorte ceux qui sont ainsi divisés et s'approchent de la voie de Dieu. Il leur dit - et c'est aussi ce que je pense - : " Ne va pas sur cette voie avec deux coeurs, mais va en même temps comme celui qui sème et comme celui qui moissonne." (1).
(1) : ( Eccl 1, 27).
De même le Seigneur, qui connaissait ceux qui ne renoncent pas totalement au monde, mais sont divisés, qui par crainte des afflictions se retournent en arrière en parole, ou plutôt en pensée, et qui n'ont pas encore rejeté d'eux-mêmes la convoitise de la chair, leur dit précisément, quand il voulut effacer d'eux la présomption de l'intelligence : "Celui qui veut me suivre, qu'il renonce d'abord à lui-même." (2).
(2) : ( Mt 16, 24).
Question : Qu'est-ce que renoncer à soi-même?
Réponse : Qui veut accomplir cette parole du Seigneur doit être comme celui qui s'étant préparé à monter sur la croix n'a plus à l'esprit que la pensée de la mort et qui sort de ce monde comme un homme qui ne se souvient pas d'avoir jamais vécu dans le siècle présent. Car la croix est une volonté prête à affronter toute affliction. De même quand le Seigneur voulut enseigner pourquoi les choses étaient ainsi, Il dit : " Celui qui vivra en ce monde se perdra loin de la vraie vie. Mais celui qui se perdra ici-bas à cause de moi, se trouvera au-delà." (1).
(1) : (Mt 10, 39).
C'est-à-dire : si celui qui va et marche sur le chemin de la croix, se soucie encore de cette vie, il s'est perdu lui-même loin de l'espérance pour laquelle il est parti affronter l'affliction. Car un tel souci ne lui permet pas d'approcher l'affliction pour Dieu. Au contraire le souci attire peu à peu l'homme qui se porte vers lui, il l'enlève au combat de la vie bienheureuse, et il fait croître en lui la pensée de cette vie dans le monde, jusqu'à ce qu'il l'ait vaincu. Mais celui qui, parce qu'il m'aime en son intelligence, perd son âme à cause de moi, celui-là est irréprochable, et il est gardé sauf dans la vie éternelle. Et c'est ce qui est dit : " Celui qui perd son âme à cause de moi la trouvera." Donc de toi-même prépare désormais ton âme à disparaître totalement de cette vie. Si tu te perds ainsi, loin de la vie présente, Il te dira dans le même sens : " Je te donnerai la vie éternelle comme je te l'ai promis. (2).
(2) : ( Cf. Jn 10, 28).
Et si tu fais de l'éternité ta demeure, je mettrai ici-bas ma promesse en oeuvre et je te montrerai la certitude des biens à venir. Tu trouveras la vie éternelle, quand tu auras méprisé cette vie." Lorsque tu t'es préparé à mener le combat, tout ce que l'on tient pour pénible et affligeant n'est plus rien à tes yeux. L'intelligence ainsi préparée, il n'est plus en effet ni combat ni affliction quand vient le péril de la mort. C'est pourquoi il faut savoir précisément que si un homme ne méprise pas sa vie dans le monde pour désirer la vie bienheureuse du siècle à venir, il n'est pas du tout capable de supporter toutes les afflictions et toutes les peines qui lui arrivent à chaque heure.
Question : De quelle manière l'homme peut-il se défaire de sa première habitude et s'accoutumer à la vie de pauvreté et à l'ascèse?
Réponse : Dès lors qu'il évolue dans les causes des délices et du relâchement, le corps n'accepte pas de vivre sans assouvir ses besoins. L'intelligence elle-même n'est pas capable de garder de telles causes le corps, tant que celui-ci n'a pas rejeté loin d'elles tout relâchement. Lorsqu'en effet il lui est donné de regarder les délices et les choses, et qu'il voit presqu'à tout moment les causes du relâchement, le désir brûlant de ces choses s'éveille en lui et l'excite tout naturellement. C'est pourquoi à celui qui doit le suivre, le Seigneur, le Rédempteur, a fort bien ordonné de se dépouiller et de sortir du monde. En effet l'homme doit d'abord rejeter de lui les causes du relâchement, et alors seulement se mettre à l'oeuvre. Le Seigneur lui-même, quand il a commencé à lutter avec le diable, l'a combattu dans la sécheresse du désert. Et Paul exhorte à sortir de la cité ceux qui portent la croix du Christ. " Sortons de la cité avec Lui, dit-il, et prenons sur nous son opprobre. Car il a souffert hors de la ville." (1).
(1) : ( Héb 13, 12).
Dès lors en effet qu'un homme se détourne du monde et des choses du monde, il oublie vite sa première habitude et la vie qu'il menait autrefois, et il n'a pas à peiner longtemps. Mais celui qui s'approche du monde et des choses du monde relâche vite la force de sa réflexion. Il faut savoir ainsi que le renoncement aide grandement et porte le moine à progresser dans l'ascèse du combat salutaire. Il convient donc - et c'est une aide dans un tel combat - que la cellule du moine soit pauvre et dépouillée, qu'elle soit vide et privée de tout ce qui pourrait susciter en lui le désir du confort. En effet quand les causes du relâchement s'éloignent de l'homme, celui-ci ne court plus aucun danger dans le double combat, celui du dedans et celui du dehors. Ainsi l'homme qui s'est éloigné des choses qui suscitent le plaisir vainc sans peine. Mais non celui qui garde près de lui ce qui le porte à la convoitise. Caar ici le combat est double.
Quand l'homme ne demande rien pour sustenter son corps, alors il lui est aisé de se dégager de ce dont il a besoin. Même au temps où il lui faut un peu manger, il considère ce repas sans la moindre convoitise. Il porte le corps à se contenter de peu de chose. Il ne s'attache pas à ce qu'il mange. Il n'approche pas la nourriture pour son agrément, mais pour secourir et conforter la nature. Cette attitude mène vite un tel homme à l'ascèse, en dehors de toute affliction et de toute tristesse. Il convient donc que le moine diligent fuie sans retour, d'un pied rapide, tout ce qui le combat, et que non seulement il ne se mêle pas à ces choses qui le tourmentent, mais qu'il s'abstienne de les regarder et qu'il s'éloigne d'elles autant qu'il le peut, quand elles approchent. Et je ne parle pas seulement du ventre, mais de tout ce qui dans la lutte et le combat tente et éprouve la liberté du moine. Quand en effet l'homme est allé vers Dieu, il fait alliance avec Lui en Lui promettant de s'éloigner de toutes ces choses. C'est-à-dire : ne pas s'arrêter à regarder les visages des femmes et des gens de belle apparence, ne rien convoiter, ne jouir de rien, ne pas voir la parure des vêtements, ne pas considérer l'ordre des hommes du monde, ne pas écouter leurs paroles, ne pas chercher à savoir ce qu'ils font. Car les passions tirent une grande force de l'approche de toutes ces choses qui relâchent le moine dans son combat et altèrent sa raison et son projet. Si en effet la vision du bien suscite la résolution de celui qui de tout son coeur met le bien en oeuvre, il est clair que les choses contraires à un tel bien ont le pouvoir d'aliéner l' intelligence. Même si rien de plus n'arrive à cette intelligence consacrée à l'hésychia, un tel homme est tout de même assailli par les luttes. Et qu'il puisse passer volontairement de la paix au trouble est un grand mal.
Si l'un des Pères, ces ascètes qui ont mené le combat, voyant un jour un jeune moine imberbe pareil aux femmes, a considéré que la chose était mauvaise pour sa pensée et nuisible à sa lutte, quel est celui qui en tant d'autres circonstances peut se permettre d'être négligent, alors qu'un tel saint n'a pas accepté d'entrer et d'embrasser un frère? Car le sage vieillard se disait : ne ferais-je que penser cette nuit qu'il y a ici une telle chose, ce sera pour moi un grand mal. C'est pourquoi il n'entra pas, et il dit à ceux qui étaient là : " Je ne crains pas les enfants, mais pourquoi porterais-je pour rien la guerre en moi? Car leur souvenir trouble inutilement la réflexion." A chacun des membres de ce corps est attachée une séduction, et l'homme doit beaucoup combattre devant eux, il doit se garder lui-même et atténuer, en s'enfuyant, la guerre qui lui est faite. Lorsque ces choses l'approchent, quand même il s'efforcerait de faire le bien, il est en danger s'il les regarde et les convoite.
Bien des plantes vénéneuses, nous le voyons, séchées par la grande chaleur, l'été, sont étendues sur la terre, et nul ne les reconnaît. Mais lorsque souffle du sud le vent humide et qu'elles en sentent la frâicheur, alors réapparaissent toutes ces plantes qui s'enfouissaient dans la terre. Ainsi en va-t-il de l'homme. Lorsqu'il est sous la grâce de l'hésychia et sous la grande chaleur de la tempérance, il se repose réellement loin de tant de passions. Mais s'il revient aux choses du monde, alors il voit comme toute passion se réveille en lui et relève la tête, dès lors qu'elle sent l'odeur du relâchement. Je dis cela, pour que nul ne soit trop assuré tant qu'il est dans son corps, jusqu'à ce qu'il meure, et pour montrer que fuir les causes du mal et s'éloigner d'elles aide beaucoup le combat ascétique. Il nous faut continuellement craindre les choses qui portent la confusion dans notre mémoire. Nous ne devons pas fouler aux pieds la conscience et la mépriser. Efforçons-nous donc de retirer le corps dans le désert, et d'y acquérir la patience. Mais plus que tout, que chacun, où qu'il soit, s'attache à éviter la cause de la guerre ( car quand bien même il serait affligé, il est alors sans crainte), pour que, quand vient la nécessité, il ne tombe pas à son approche.
Question : Celui qui a rejeté de lui-même tout divertissement et est entré en lutte, quel est le commencement de son combat contre le péché? Par où commence-t-il à combattre?
Réponse : Il est connu de tous qu'en toute lutte contre le péché et la convoitise, et singulièrement lorsque nous combattons le péché qui est au-dedans de nous, le commencement est la peine que nous nous donnons de veiller et de jeûner. Et tel est le signe du mépris du péché et de sa convoitise en ceux qui mènent le combat dans cette guerre invisible : ils commencent par le jeûne, puis la veille nocturne vient aider leur ascèse.
Sur le jeûne et la veille.
Celui qui dans toute sa vie aime assumer ces deux vertus est ami de la chasteté. De même que la satisfaction du ventre est avec le relâchement du sommeil qui enflamme le désir de la prostitution, le commencement de tous les maux, de même la sainte voie de Dieu, l'origine de toute vertu, est le jeûne et la veille, l'attention vigilante à la liturgie, le corps crucifié jour et nuit à l'opposé de l'agrément du sommeil. Le jeûne est la protection de toute vertu, le commencement du combat, la couronne des ascètes, la beauté de la virginité et de la sanctification, la splendeur de la chasteté, le commencement de la voie chrétienne, la mère de la prière, la source de la tempérance et de la sagesse, le maître de l'hésychia, le précurseur de toutes les oeuvres bonnes. De même que le désir de la lumière suit les yeux sains, de même le désir de la prière suit le jeûne mené avec discernement.
Quand un homme commence à jeûner, il désire communier à Dieu dans les pensées de son intelligence. En effet le corps qui jeûne ne supporte pas de dormir toute la nuit sur sa couche. Quand le jeûne a scellé la bouche de l'homme, celui-ci médite en état de componction, son coeur prie, son visage est grave, les mauvaises pensées le quittent, nulle gaîté n'est dans ses yeux, il est l'ennemi des convoitises et des vaines conversations. Jamais on n'a vu un homme jeûner avec discernement et être asservi au désir mauvais. Une grande demeure abritant tout bien est le jeûne mené avec discernement. Mais celui qui néglige un tel jeûne renverse les oeuvres bonnes. Car le jeûne est l'ordre qui a été donné dès le commencement à notre nature, pour la garder de manger le fruit de l'Arbre, et c'est de là que vient ce qui nous trompe. Mais c'est justement de cette première perdition que partent les ascètes pour découvrir la crainte de Dieu, dès lors qu'ils gardent ses lois.
C'est par là aussi que commença le Sauveur, quand Il se révéla au monde dans le Jourdain. Après le baptême en effet, l'Esprit le mena dans le désert, où il jeûna quarante jours et quarante nuits. Tous ceux qui partent pour Le suivre font désormais de même : c'est sur ce fondement qu'ils posent le commencement de leur combat. Car l'arme a été forgée par Dieu. Comment ne serait-il pas blâmé celui qui la néglige? Et si jeûne Celui qui a fondé la loi, qui parmi ceux qui observent la loi ne devraient pas jeûner? Jusqu'à ce que vienne le Christ, ni la race des hommes n'avait connu la victoire, ni le diable n'avait été défait par notre nature. Mais dès le départ l'arme du jeûne lui fit perdre toute force. Notre Seigneur fut l'origine et le premier né de la victoire. Il en posa sur la tête de notre nature la première couronne. Et quand maintenant le diable voit cette arme dans la main d'un homme, l'adversaire et le tyran se met à craindre, il pense aussitôt à la défaite que lui a infligée le Sauveur dans le désert, il s'en souvient, et sa puissance se brise. Il se consume dès qu'il voit l'arme que nous a donnée Celui qui nous mène au combat. Quelle arme est plus puissante et ranime autant le coeur dans sa lutte contre les esprits du mal, que la faim endurée pour le Christ? Car plus le corps peine et se donne de mal au temps où la phalange des démons entoure l'homme, plus le coeur de celui-ci est secouru par la confiance. Celui qui se revêt de l'arme du jeûne est enflammé de ferveur en tout temps. Quand Elie brûla de tout son zèle pour la loi de Dieu, c'est à cette oeuvre du jeûne qu'il se consacra. Les ordres de l'Esprit le rappellent à celui qui reçoit le jeûne : celui-ci est la méditation de l'ancienne loi et de la grâce qui nous a été donnée par le Christ. Celui qui le néglige ne peut que déserter dans son indolence et sa faiblesse les autres combats. Il montre là le commencement et le mauvais signe du relâchement de son âme, et il laisse place à la victoire de celui qui le combat. Car il va à la bataille nu et sans armes. Et il est évident qu'il en sortira sans victoire. Ses membres n'ont pas porté la ferveur de la faim du jeûne. Tel est le jeûne : l'homme qui demeure en lui gardera inébranlables les pensées de son intelligence, il est prêt à affronter et à renverser toutes les passions les plus pénibles.
On dit que beaucoup de martyrs, le jour où ils s'attendaient à recevoir la couronne, soit qu'ils l'aient appris par une révélation, soit qu'ils l'aient su par leurs amis, ne mangeaient rien durant la nuit, mais du soir au matin ils restaient à veiller en prière, glorifiant Dieu dans les psaumes, dans les hymnes, dans les odes spirituelles, et ils accueillaient cette heure dans la joie et la réjouissance, comme ceux qui se préparent aux noces, car ils apprenaient par leur jeûne à aller au-devant du glaive. Donc nous-mêmes, qui avons été appelés au martyre invisible, soyons vigilants et sobres afin de recevoir les couronnes de la sanctification, et que jamais dans un membre ou une partie de notre corps ne soit donné à nos ennemis le moindre signe de reniement.
Question : Comment se fait-il que souvent certains, qui se consacrent à de telles oeuvres, ne sentent en eux ni la sérénité, ni le retrait des passions, ni la paix des pensées?
Réponse : Les peines du corps, ô frère, non seulement ne corrigent pas les passions cachées dans l'âme, mais elles n'empêchent pas non plus les pensées en ceux qui sont continuellement sollicités par les sens. Car ces peines gardent l'homme de la tromperie des démons et des convoitises, pour qu'il ne soit pas vaincu par celles-ci. Mais les peines elles-mêmes ne donnent pas à l'âme la paix et la sérénité. C'est seulement quand nous communions à l'hésychia, que les oeuvres et les peines apportent à l'âme l'impassibilité, mortifient les membres qui sont sur la terre et donnent le repos aux pensées. Alors les sens extérieurs cessent d'être troublés et persévèrent un certain temps dans l'oeuvre de la sagesse. Jusqu'à ce que l'homme se soit dégagé des hommes, que ses membres se soient délivrés de l'écoulement des pensées, et qu'il se soit recueilli en lui-même, il ne peut pas connaître sa passion. Car l'hésychia comme l'a dit saint Basile, est le commencement de la purification de l'âme. Quand les membres du corps cessent de se situer au-dehors et de s'agiter dans l'espace extérieur, l'intelligence se détourne des divertissements et de la distraction, elle se repose au calme en elle-même, et le coeur éveillé discerne les pensées de l'âme. S'il persévère sur cette voie, l'homme parvient peu à peu à la pureté.
Question : L'âme ne peut-elle pas se purifier, si l'on vit au-dehors?
Réponse : Si un arbre est arrosé tous les jours, quand sa racine sèche-t-ele? Si un vase est empli tous les jours, quand sera-t-il vide? Et si la pureté n'est rien d'autre qu'oublier les conduites arbitraires et s'en désaccoutumer, comment et quand purifiera son âme celui qui par les sens ne cesse pratiquement pas de renouveler en lui-même ou dans les autres la mémoire de l'ancienne habitude, c'est-à-dire la connaissance du mal? Quand peut-il purifier son âme de cette connaissance? Ou quand cessera-t-il de lutter au-dehors, afin de se voir lui-même? Si le coeur se souille tous les jours, quand se purifiera-t-il de la souillure? Si un tel homme n'est pas capable de résister aux influences extérieures, comment pourra-t-il purifier son coeur, alors qu'il est au milieu du camp et s'attend tous les jours à entendre les nouvelles continuelles de la bataille? Comment ose-t-il dire que la paix est dans son âme? Seulement s'il s'éloigne de ces choses, il lui est possible d'en finir peu à peu avec ce qui était d'abord en lui. Car tant que le fleuve n'a pas été barré à la source, il est impossible en aval d'assécher ses eaux. Mais quand un homme est parvenu à l'hésychia, alors son âme peut discerner ses passions et sonder en toute conscience sa propre sagesse. Alors l'homme intérieur s'éveille à l'oeuvre de l'Esprit, et jour après jour il sent la sagesse cachée fleurir en son âme.
Question : Quels sont les marques précises et les signes à partir desquels et à travers lesquels on sent qu'on a commencé à voir un fruit caché dans l'âme?
Réponse : Quand un homme a reçu la grâce des larmes abondantes coulant d'elles-mêmes. Car les larmes ont été mises comme une borne frontière entre les choses du corps et celles de l'Esprit, entre l'état passionné et la pureté. Mais jusqu'à ce qu'on reçoive un tel charisme, l'oeuvre de chacun se déploie encore dans l'homme extérieur, on n'a pas encore senti tout à fait l'énergie des secrets de l'homme spirituel. C'est lorsqu'on commence à délaisser les choses corporelles du siècle présent, alors même qu'on paraît encore marcher à l'intérieur de la nature, qu'on parvient sur-le-champ à cette grâce des larmes. Ainsi les larmes arrivent au moment où l'homme se met à demeurer dans la vie cachée, et elles le mènent dans la perfection de l'amour de Dieu. Et plus il marche vers cette perfection, plus il reçoit en elle l'abondance des larmes, jusqu'à ce qu'il les boive dans sa nourriture et dans sa boisson, tant elles le comblent.
Tel est le signe précis que l'intelligence est sortie de ce monde et a senti le monde spirituel. Mais plus l'homme s'approche de ce monde-ci en son intelligence, plus lui manquent les larmes. Quand enfin l'intelligence est totalement dépourvue de larmes, c'est là le signe que l'homme est enseveli dans les passions.
Il y a des larmes qui brûlent. Et il y a des larmes qui nourrissent. Toutes les larmes qui pour les péchés viennent de la componction et du coeur humble, assèchent et brûlent le corps. Souvent, quand elles se répandent, elles altèrent la raison elle-même. C'est d'abord de pareilles larmes que connaît l'homme. Puis par elles s'ouvre en lui la porte du second ordre, meilleur que le premier, et qui est un lieu de joie, dans lequel l'homme reçoit la pitié, quand viennent les larmes que verse la conscience, lesquelles couvrent de beauté et nourrissent le corps, et coulent naturellement. Et non seulement, comme il est dit, elles nourrissent le corps de l'homme, mais la vision de celui-ci en est transformée. " Quand le coeur est joyeux, le visage est serein. Mais quand le coeur est triste, le visage est sombre." (1)
(1) : ( Pro 15, 13).
Question : Qu'est-ce que la résurrection de l'âme, dont parle l'Apôtre, quand il dit : " Si vous ressuscitez avec le Christ... " (2).
(2) : ( Col 3, 1).
Réponse : Quand l'Apôtre affirme : "Dieu qui a dit : la lumière brillera du sein des ténèbres, a Lui-même brillé dans nos coeurs", (3)
(3) : ( 2 Co 4, 6),
il a montré quelle était la résurrection de l'âme : l'exode loin des choses anciennes. C'est ainsi qu'il faut l'appeler. Car alors l'homme se fait nouveau, n'ayant plus rien en lui du vieil homme, comme il est écrit : " Je leur donnerai un coeur nouveau, et un esprit nouveau." (1).
(1) : ( Ez 36, 26).
Alors le Christ imprime en nous son image, dans un esprit de sagesse et de révélation de sa connaissance.
Question : Quelle est, brièvement, la puissance de l'oeuvre de l'hésychia?
Réponse : L'hésychia détruit les sensations extérieures, et elle réveille les mouvements du dedans. Mais si l'on vit tourné vers le dehors, c'est le contraire qui arrive. Une telle vie réveille les sensations extérieures, et elle détruit les mouvements du dedans.
Question : Quelle est la cause des visions et des révélations? Car certains voient, alors que d'autres, qui peinent plus qu'eux, ne parviennent pas à la vision?
Réponse : Les causes en sont nombreuses. Les unes tiennent à l'économie divine et touchent le commun des hommes. Les autres ont en vue la consolation, la confiance et l'enseignement des faibles. La compassion de Dieu ordonne d'abord toutes ces choses pour les hommes. Mais elle le fait en tenant compte des trois ordres où se trouvent ceux-ci : l'ordre des simples et de ceux qui n'ont aucune malice, l'ordre des parfaits et des saints, enfin l'ordre de ceux qui ont un zèle ardent de Dieu, ont renoncé au monde, se sont totalement détachés, ont cessé d'habiter avec les hommes et sont partis, suivant Dieu dans la nudité et n'attendant des choses visibles aucune aide. Ils affrontent ainsi la peur de la solitude, ou le danger de mort où les plongent la faim, la maladie, le malheur et l'affliction. Et ils côtoient le désespoir. Les consolations qui sont données à de tels hommes, et que ne reçoivent pas d'autres qui plus qu'eux ont peiné, viennent de ce qu'ils sont purs de toute passion corporelle et n'ont pas seulement la pureté de la conscience. La deuxième cause est justement celle-ci : dans la mesure où quelqu'un reçoit une consolation humaine, ou une consolation qui vient des choses visibles, il ne peut connaître les consolations que nous venons de dire. Il ne reçoit que ce qui est donné par économie au commun des hommes. Car nous parlons ici des anachorètes. Et il est le témoin de ce qui a été dit aux Pères, celui qui ayant prié pour obtenir une telle consolation, a reçu cette réponse : "La consolation et le commerce des hommes te suffisent."
Un autre Père, alors qu'il était en solitude et vivait dans l'anachorèse, jouissait à toute heure des consolations de la grâce. Mais quand il alla dans le monde, il demanda cette consolation et ne la trouva pas. Il pria Dieu de Lui révéler pourquoi il en était ainsi, en disant : " N'est-ce pas, Seigneur, parce que j'ai reçu la charge épiscopale, que la grâce s'est éloignée de moi?" Il lui fut répondu : " Non. Mais parce que Dieu prend soin de ceux qui mènent leur vie dans le désert, et leur donne de recevoir de telles consolations." Il n'est pas possible en effet que celui qui reçoit la consolation de la grâce, sinon par quelqu'économie cachée, de celles dont nous avons parlé, et connue de Celui- là seul qui ordonne de telles choses.
Question : La vision et la révélation sont-elles une même chose, ou non?
Réponse : Non. Il y a une différence. La vision signifie souvent les deux choses. Dès lors qu'elle manifeste ce qui est caché, on peut dire que toute vision est une révélation. Mais on ne peut pas dire que la révélation soit une vision. La plupart du temps la révélation est reçue au-delà de ce qui est connu, goûté et conçu par l'intelligence. Mais la vision implique de toute manière une image ou des figures. C'est ainsi que la connaissaient les Anciens, soit au cours d'un profond sommeil, soit à l'état de veille. Ils voyaient tantôt avec précision, tantôt indistinctement, comme dans une apparition. Ainsi celui-là même qui voit, souvent ne sait pas s'il contemple à l'état de veille ou dans son sommeil. Tantôt il entend une voix qui le secourt, tantôt il contemple quelque figure, tantôt il voit plus clairement, et face à face. La vision, le dialogue, la question et la réponse, sont des saintes puissances visibles à ceux qui en sont dignes, et ce sont elles qui accomplissent les révélations. De telles choses arrivent dans les lieux déserts, éloignés des hommes, là où l'homme a de toute nécessité besoin d'elles. Car il n'a sur place nul autre secours et nulle autre consolation. Mais les révélations sont senties et reçues dans l'intelligence à travers la pureté. Elles ne sont données qu'aux parfaits et à ceux qui ont la connaissance.
Question : Quel est le signe qu'un homme a atteint la pureté du coeur? Et quand l'homme sait-il que son coeur est parvenu à la pureté?
Réponse : Lorsqu'il considère que tous les hommes sont bons, et lorsque nul homme ne lui paraît impur et souillé, alors il est vraiment pur en son coeur. Comment s'accomplirait autrement la parole de l'Apôtre, qui dit qu'il nous faut d'un coeur sincère également considérer tous les êtres plus haut que nous-mêmes. Sans parler du Prophète qui dit : " L'oeil bon ne voit pas le mal." (1).
(1) : ( Cf. Ab 1, 13).
Question : Qu'est-ce que la pureté? A quelle condition peut-on l'acquérir?
Réponse : La pureté est l'oubli des modes de la connaissance des choses qui sont contre nature et que la nature découvre dans le monde. Telle est la condition pour s'en délivrer et se retrouver en dehors d'eux : que l'homme revienne à la première simplicité de sa nature, à son innocence originelle, qu'il devienne comme un enfant, sans toutefois les défauts de l'enfant.
Question : Est-il possible de parvenir à cet ordre?
Réponse : Oui. Certains y sont parvenus, comme l'Abbé Sisoès, lequel interrogeait son disciple pour savoir si lui-même avait ou n'avait pas mangé. Un autre Père avait également atteint cet état de simplicité et d'intégrité, il était presque devenu comme un petit enfant, et il oubliait tellement les choses d'ici-bas, qu'un jour il aurait mangé avant la communion s'il n'en avait été empêché par ses disciples, lesquels le firent communier comme un petit enfant. Mais devant Dieu, il était parfait dans son âme.
Question : De quoi doit s'occuper et s'entretenir l'ascète qui vit dans son ermitage en état d'hésychia? Et que doit-il faire continuellement pour que son intelligence ne se relâche pas dans les pensées vaines?
Réponse : Tu me demandes là, au sujet de l'occupation et de l'entretien du moine, comment l'homme parvient à mourir dans sa cellule. Un homme vertueux, sobre et vigilant en son âme, vivant par lui-même, a-t-il besoin d'interroger pour savoir comment il doit mener sa vie? Le moine a-t-il une autre occupation dans sa cellule, que se lamenter? Est-il bon qu'il délaisse la lamentation pour se porter vers une autre pensée? Quelle occupation est meilleure que celle-ci? Car l'enracinement du moine au désert et sa solitude lui enseignent à vivre comme les morts dans le tombeau, loin de la joie des hommes. Son oeuvre est l'affliction du deuil. Ce nom qu'il porte lui-même le convie et l'exhorte. Car il s'appelle homme affligé par le deuil, c'est-à-dire coeur douloureux. C'est dans l'affliction du deuil que tous les saints ont quitté cette vie. Or si les saints étaient affligés par le deuil et si leurs yeux ne cessaient de s'emplir de larmes jusqu'à ce qu'ils aient quitté cette vie, qui ne pleurerait? La consolation du moine naît de sa propre lamentation. Et si les parfaits, ceux qui ont porté la victoire, ont pleuré ici-bas, comment ne se lamenterait pas celui qui est couvert de plaies? Celui qui a son mort gisant devant lui a-t-il besoin d'un enseignement? Et celui qui dans les larmes se voit lui-même mort sous le péché, quelle autre pensée doit-il avoir? Ton âme est morte sous les péchés et gît devant toi, elle qui est en toi plus que le monde entier, et tu n'aurais pas besoin de te lamenter? Mais si nous sommes entrés dans l'hésychia, si nous persévérons en elle avec patience, nous pouvons rester en larmes. C'est pourquoi prions toujours le Seigneur en pensée, pour qu'Il nous accorde une telle lamentation. Car si nous recevons cette grâce plus haute que tous les autres charismes, nous entrons par elle dans la pureté. Or quand nous sommes entrés en elle, la pureté ne nous quitte plus, jusqu'à ce que nous partions de cette vie.
Bienheureux donc les coeurs purs, car il n'est pas de temps où ils ne jouissent pas de ces délices des larmes, et dans de telles délices ils voient toujours le Seigneur. Leurs larmes sont encore dans leurs yeux, qu'il leur est donné de voir les révélations de Dieu dans la hauteur de leur prière. Jamais ils ne prient sans pleurer. C'est là ce qu'a dit le Seigneur : " Binheureux les affligés, car ils seront consolés." (1).
(1) : ( Mt 5, 4).
C'est par le deuil en effet qu'on parvient à la pureté de l'âme. C'est pourquoi, quand le Seigneur a dit : " Ils seront consolés", Il n'a pas signifié quelle était cette consolation. C'est en effet quand il a été donné au moine de traverser par les larmes le pays des passions et d'atteindre la plaine de la pureté de l'âme, que lui arrive une telle consolation. Donc si quelqu'un, parmi ceux qui l'ont découverte ici-bas, parvient à cette connaissance, et si lui est donnée en elle la consolation qui ne se trouve pas ici, alors il comprend quelle consolation reçoit la fin du deuil, cette consolation dont pour leur pureté Dieu comble les affligés. C'est pourquoi il n'est pas possible qu'un homme continuellement affligé dans le deuil, soit troublé par les passions. Vivre dans le deuil et pleurer sont le charisme même des impassibles. Si les larmes non seulement peuvent mener à l'impassibilité celui qui momentanément vit dans le deuil et pleure, mais encore peuvent purifier son intelligence et la délivrer du souvenir des passions, que dire de ceux qui nuit et jour s'adonnent consciemment à cette oeuvre? Nul ne connaît le secours qu'apporte la lamentation, sinon ceux-là seuls qui ont consacré leurs âmes à une telle oeuvre. Tous les saints cherchent à entrer par là. Car par les larmes s'ouvrent devant eux la porte qui donne accès au lieu de la consolation, ce lieu où les révélations sont l'image même des très secourables traces salutaires de Dieu.
Question : Si certains dont le corps est malade, ne sont pas capables de porter continuellement le deuil, que doivent-ils faire pour garder leur intelligence, afin que les passions ne se soulèvent pas contre elle, lorsqu'elle n'est plus à l'oeuvre?
Réponse : Quand le coeur dans son anachorèse loin de toute agitation s'est dégagé des choses de cette vie, les passions ne peuvent pas se révolter contre l'âme et troubler l'ascète, si celui-ci ne se laisse pas aller et ne néglige pas ce qu'il doit faire. Singulièrement s'il se consacre à l'Ecriture Sainte, en examinant les sens qu'elle recèle, il n'est pas importuné par les passions. Quand en effet demeure en lui la surabondante compréhension de l'Ecriture, les pensées vaines le quittent, son intelligence ne peut pas s'empêcher de désirer l'Ecriture ou de s'en souvenir, et elle ne peut pas s'attacher à cette vie, tant est immense le plaisir de sa méditation, élevé qu'il est au-dessus des pensées par sa grande hésychia dans le désert. Dès lors l'ascète s'oublie lui-même. Il oublie sa nature. Il devient comme hors de lui. Il ne se souvient plus du tout de ce siècle. Mais il ne cesse de méditer et de concevoir tout ce qui révèle la grandeur de Dieu, et il dit : " Gloire à sa Divinité. Toutes ses oeuvres sont merveilleuses et n'ont pas de mesure. A quelle hauteur elles ont élevé ma bassesse. Que de choses j'ai reçu de toujours méditer. Et de quelles pensées a été donné à mon âme de s'approcher et de faire ses délices." Vivant dans ces merveilles, et continuellement emporté par le ravissement, il est toujours ivre, il devient ce que sera l'homme après la résurrection. L'hésychia contribue beaucoup à ce que vienne une telle grâce. L'intelligence en effet y trouve son lieu. Elle demeure en elle-même dans la paix que l'hésychia lui fait découvrir. Mais désormais l'ascète a une autre mémoire liée à la vie qu'il mène. Car ayant à l'esprit la gloire du siècle à venir et l'espérance réservée aux justes consacrés à cette vie spirituelle et emportés en Dieu, considérant aussi la nouvelle apocatastase, il ne pense plus aux choses de ce monde, il ne s'en souvient plus. Lorsqu'il a connu l'ivresse de telles pensées et qu'il revoit ce siècle où il se trouve encore, il dit dans son émerveillement : " Ô profondeur de la richesse, de la sagesse, de la connaissance, de l'intelligence, de la raison et de l'économie de Dieu dont on ne peut saisir la trace. Que sont insondables tes jugements et incompréhensibles tes voies." (1).
(1) : ( Ro 11, 33).
Quand en effet Il a préparé un tel autre siècle merveilleux, pour y faire entrer tous les êtres de raison et les garder dans la vie infinie, pourquoi a-t-Il d'abord fait ce monde, pourquoi l'a-t-Il étendu, pourquoi l'a-t-Il ainsi enrichi de la densité et de la multitude des espèces et des natures, et pourquoi a-t-Il mis en lui les causes, les matières et les combats de tant de passions? Comment nous a-t-Il tout d'abord mis dans ce monde, comment a-t-Il implanté en nous l'amour de toutes les vies créées, comment nous en arrache-t-Il soudain par la mort, comment nous garde-t-Il si longtemps en état d'insensibilité et d'immobilité, comment fait-Il disparaître nos formes, comment dissout-Il les éléments de notre corps, comment les mêle-t-Il à la terre, comment permet-Il que notre corporéité humaine soit détruite, fonde et s'écoule? Enfin comment, au temps qu'Il a fixé dans sa sagesse adorée, quand Il le veut, nous relève-t-Il dans une autre forme que Lui-même connaît, et nous fait-Il entrer dans un autre état? Or ces choses, ce ne sont pas seulement nous les hommes qui les espérons, mais aussi dans leur nature paradoxale proche de la perfection, les saints anges eux-mêmes qui n'ont pas besoin de ce monde. Car ils attendent que nous soyons ressuscités de la corruption, ils attendent l'heure où notre race se lèvera de la poussière et sera renouvelée après sa mort. C'est à cause de nous en effet qu'ils sont empêchés d'entrer. Ils attendent que s'ouvre une fois pour toutes la porte du siècle nouveau. Cette création angélique se reposera avec nous de la pesanteur du corps, qui est en nous. C'est ce que dit l'Apôtre : " La création elle-même attend la révélation des fils de Dieu, pour être libérée de la servitude de la corruption, et avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu", (1),
(1) : ( Ro 8, 21),
après la totale destruction de ce siècle enlevé à son état présent, et le rétablissement de notre nature dans son état premier.
Dès lors le moine s'élève en son intelligence dans ce qui était avant la fondation du monde, lorsqu'il n'y avait encore nulle création, ni ciel, ni terre, ni ange, rien de ce qui a été fait. Il admire comment Dieu a soudain tout mené du néant à l'être par sa seule volonté : et toute chose parfaite est venue devant Lui. Puis il se penche en son intelligence sur toutes les oeuvres de Dieu, il considère les choses admirables que font ses créatures, et leur sagesse, et il se dit en lui-même, émerveillé : Ô le miracle. Comment son économie et sa Providence dépassent-elles toute pensée? Comment sa puissance merveilleuse est-elle plus forte que toutes ses créatures? Comment a-t-Il mené du néant à l'être la création, la multitude innombrable et la diversité des choses, comment doit-Il ensuite la détruire et l'enlever à ce bon ordre admirable, à la beauté des natures, au chemin bien tracé des créatures? Comment doit-Il détruire les saisons et les temps, l'union de la nuit et du jour, les changements qui font l'année, toutes les fleurs qui sortent de la terre, la beauté des maisons et des palais dans les villes, la rapidité du cheminement des hommes, leur nature vouée à la peine depuis son entrée jusqu'à sa sortie? Comment disparaît soudain cet ordre admirable, et comment viendra un autre siècle où la mémoire de cette première création ne montera plus du tout au coeur de personne, où le changement sera tout autre, les pensées tout autres, le souci tout autre? Et enfin comment la nature des hommes ne se souviendra-t-elle plus de ce monde, ni de toute la vie qu'elle y menait auparavant? Car leur intelligence sera liée à la contemplation de ce nouvel état, et ne reviendra jamais plus au combat du sang et de la chair. Dès que se détruit le siècle présent, commence en effet le siècle à venir. Alors tout homme dira ceci : " Ô mère oubliée de ses enfants qu'elle avait engendrés, qu'elle avait rendus sages et qui en un clin d'oeil ont été recueillis dans un autre sein, devenus les véritables enfants de la stérile qui n'avait jamais enfanté. Stérile qui n'avais jamais enfanté, réjouis-toi dans les enfants que t'a engendrés la terre." (1).
(1) : ( Cf Is 54, 1).
Le moine ne cesse de dire alors, comme hors de lui : " Combien de temps va encore durer ce siècle? Quand va commencer le siècle à venir? Combien de temps ces demeures dans leurs formes présentes vont-elles encore descendre, et ces corps seront-ils mêlés à la terre? Comment vivrons-nous au-delà? Sous quelle forme se relèvera et se recréera notre nature? Par quelle voie parviendra-t-elle à la seconde création?" Pendant qu'il médite ces choses et d'autres pareilles, l'extase, l'émerveillement, un calme silence tombent sur lui, puis il se lève à ce moment-là, il se met à genoux, et pleurant de tout son coeur il rend grâce et gloire au seul Dieu sage toujours glorifié dans ses oeuvres toutes sages.
Bienheureux donc celui auquel ont été données de telles choses. Bienheureux celui qui les médite jour et nuit. Bienheureux celui qui ne cesse de penser à ces choses et à d'autres pareilles tous les jours de sa vie. Mais si au commencement de son hésychia, à cause de la distraction de son intelligence, l'homme ne sent pas en lui la puissance de telles contemplations, s'il ne peut pas encore s'élever jusqu'à la vision des merveilles de Dieu dont nous avons parlé, qu'il ne se décourage pas et ne se départe pas de la sérénité de sa vie paisible. Quand en effet le paysan ensemence la terre, ce n'est pas non plus au moment où il sème le grain, qu'il voit l'épi. Aux semailles succèdent l'acédie, la peine, la douleur des membres, la rupture intérieure, la séparation d'avec les proches. Enfin quand l'ouvrier a supporté ces choses, vient un autre temps où il se plaît et danse, se réjouit et exulte. Quel est ce temps? Quand lui-même mange le pain de sa sueur, et quand est gardée dans l'hésychia sa continuelle méditation. Car l'hésychia, et en elle la méditation continuelle et patiente dont nous avons parlé, portent rapidement l'intelligence dans un émerveillement ineffable. Bienheureux celui qui persévère dans l'hésychia. En effet s'est ouverte devant lui la source qui sort de Dieu, il y a bu, il s'en est réjoui, et il ne cessera jamais plus d'y boire à toute heure de la nuit et du jour jusqu'à la consommation et la fin de toute sa vie passagère.
Question : Qu'est-ce qui recueille toutes les peines d'une telle oeuvre - l'hésychia - pour qu'on sache, quand on y est parvenu, qu'on a bien atteint la perfection de la vie monastique?
Réponse : Quand il a été donné à un homme d'être toujours en prière. Arrivé là en effet, il est parvenu au bout de toutes les vertus, il est désormais une demeure du Saint Esprit. Car s'il n'a pas reçu précisément la grâce du consolateur, il ne peut pas mener à bien la prière continuelle. Il est dit en effet que l'Esprit, quand Il demeure dans un homme, ne le quitte pas dès lors que cet homme est devenu prière. Car l'Esprit Lui-même ne cesse de prier en lui. Que cet homme dorme ou qu'il veille, la prière désormais ne s'en va pas de son âme. Qu'il mange, qu'il boive, qu'il dorme, quoi qu'il fasse, et jusque dans le sommeil profond, les parfums et l'encens de la prière s'élèvent sans peine dans son coeur. La prière ne le quitte plus. Mais à tous les moments de sa vie, quand bien même elle paraîtrait cesser, elle est elle-même toujours secrètement à l'oeuvre en lui. Un des Pères christophores dit que la prière est le silence des purs. Car leurs pensées sont des mouvements divins. Les mouvements du coeur pur et de la réflexion pure sont les voix douces par lesquelles de tels hommes chantent secrètement au Dieu caché.
Question : Qu'est-ce que la prière spirituelle? Et comment est-elle donnée à celui qui mène le combat?
Réponse : La prière spirituelle est faite des mouvements de l'âme qui communient à l'énergie du Saint Esprit à travers une chasteté et une pureté rigoureuses. Un homme sur des milliers en est digne. Car elle est le mystère de l'état et de la vie à venir. Par elle l'homme s'élève, et sa nature n'a plus rien à faire avec tout le mouvement et toute la mémoire des choses d'ici-bas. Il cesse même de prier. Mais son âme sent les choses spirituelles du siècle à venir, qui dépassent la pensée des hommes. De telles choses ne peuvent être comprises que par la puissance du Saint Esprit.Tels sont la contemplation et le mouvement de l'intelligence. Et c'est là ce que cherche la prière. Mais tout vient d'elle. C'est pourquoi certains de ces hommes sont déjà parvenus à la perfection de la pureté. Il n'est pas en ces hommes un instant où leur mouvement intérieur ne soit pas en prière, comme nous avons dit. Quand l'Esprit Saint se penche sur eux, Il les trouve toujours en état de prière. Et Il les porte de cet état dans la contemplation qu'on appelle vision spirituelle. Ils n'ont plus besoin en effet des formes que prennent les longues prières, ni du lieu et de l'ordre de toute la liturgie. La mémoire de Dieu leur suffit. Ils sont immédiatement comme capturés par son amour. Mais ils ne négligent pas pour autant le lieu de la prière liturgique, quand ils honorent cette prière et se tiennent sur leurs pieds aux heures fixées, en dehors de la prière continuelle.
Nous avons vu en effet que saint Antoine, lorsqu'il disait la prière de la neuvième heure, sentait s'élever son intelligence. De même un autre Père, qui étendait les mains et priait debout, fut ravi en extase durant quatre jours. Bien d'autres encore, qui priaient ainsi, étaient ravis à eux-mêmes, tant ils se souvenaient de Dieu et L'aimaient, et ils entraient en extase. L'homme est digne d'une telle prière lorsqu'il se dépouille du mal au-dedans et au-dehors par la garde des commandements du Seigneur contraires au péché. Si quelqu'un aime ces commandements et les met en oeuvre dans l'ordre, il lui arrive nécessairement de sortir de toutes les choses humaines : il se dépouille du corps et se trouve pour ainsi dire en dehors de celui-ci, non pas en dehors de sa nature, mais en dehors de ses besoins. Il est impossible qu'un homme vive comme a vécu le Législateur et mette en oeuvre ses commandements, et que le péché demeure en lui. C'est pourquoi le Seigneur a promis dans l'Evangile qu'Il fera demeurer auprès de Lui celui qui aura gardé ses commandements. (1).
(1) : ( Cf Jn 14, 23).
Question : Quelle est la perfection des nombreux fruits de l'Esprit?
Réponse : Quand il a été donné à un homme de porter le parfait amour de Dieu.
Question : Et d'où sait-on qu'on est parvenu à cet amour?
Réponse : Quand la mémoire de Dieu s'est levée dans l'intelligence d'un homme, aussitôt le coeur de celui-ci bat dans son amour, et ses yeux versent beaucoup de larmes. L'amour en effet, au souvenir des bien-aimés, a coutume de susciter des larmes. Jamais les larmes ne font défaut à un homme qui aime ainsi. Car jamais ne lui manque la matière qui le porte à se souvenir de Dieu. Même dans son sommeil il s'entretient avec Dieu. L'amour a coutume de faire de telles choses. Telle est la perfection de l'homme en cette vie.
Question : Si après tant de peines et tant de combats que l'homme a menés, la pensée de l'orgueil a l'impudence de le provoquer, parce qu'elle a reçu son aliment dans la beauté de ses vertus, et qu'elle prend en compte la grande peine qu'il a endurée, comment pourra-t-il maîtriser sa pensée et assurer son âme, pour qu'elle ne se laisse pas circonvenir par l'orgueil?
Réponse : Lorsqu'un homme sait que l'orgueil le fait déchoir de Dieu comme tombe de l'arbre la feuille sèche, il connaît la puissance de son âme. Mais s'il pense qu'il a acquis les vertus par sa propre puisssance et qu'il a mené tous les combats pour elles alors même que le Seigneur lui retirait son aide, et qu'il lui a été accordé de venir seul lutter avec le diable sans que le Seigneur le secoure comme il a coutume de le faire en assistant ceux qui mènent le combat, alors se manifeste sa puissance, ou plutôt sa défaite et son indigence. Car la Providence de Dieu est en tout temps avec les saints. C'est en elle que tout homme trouve la victoire, s'il s'offre au combat et aux souffrances du martyre, et aux autres difficultés qu'il affronte et supporte pour Dieu. Ces choses sont évidentes et claires et ne font aucun doute. Comment en effet la nature peut-elle vaincre la puissance des sensations qui ne cessent d'exciter et d'affliger les hommes dans leurs membres, et de les soumettre de force? Comment, alors que d'autres qui désirent et aiment la victoire, sont incapables de mener à bien les combats les plus durs, mais chaque jour sont vaincus par les sensations, peinent, pleurent et souffrent pour leurs âmes, peux-tu aisément supporter les difficultés du corps, qui sont si pénibles, et ne pas être tourmenté? Comment est-il possible par ailleurs que ce corps de douleur résiste, quand le fer le coupe, quand ses membres sont brisés, quand il subit toutes les tortures? Comment est-il possible qu'il ne soit pas vaincu par les douleurs? Comment est-il possible que celui qui ne peut même pas supporter qu'une épine le pique sous l'ongle, ne sente pas comme le fait habituellement la nature, la douleur que lui infligent de telles tortures, si une autre puissance, en dehors de la puissance naturelle, ne venait d'ailleurs se joindre à celle-ci, pour empêcher que le meurtrisse la force des tourments? Et puisqu'il a été question de la Providence de Dieu, il nous faut rappeler ici une histoire utile à l'âme, une histoire qui exalte l'homme dans ses combats.
Un jeune homme du nom de Théodore avait été torturé sur tout son corps. Quelqu'un lui demanda comment il avait ressenti les tourments. Il répondit : " Au début je les sentais, puis j'ai vu un jeune homme qui tout au long de mon combat a épongé ma sueur, m'a conforté, m'a rafraîchi." Ô la compassion de Dieu! Combien sa grâce approche ceux qui combattent pour l'amour de son nom, afin qu'ils supportent avec joie les souffrances qu'ils endurent pour Lui!
Ne sois donc pas ingrat envers la Providence de Dieu à ton égard, ô homme. S'il est clair que tu ne peux pas vaincre seul, si tu n'es jamais qu'un instrument, si le Seigneur seul peut vaincre en toi, et si tu reçois gratuitement le nom de la victoire, qui peut t'empêcher de demander en tout temps une telle puissance, afin de vaincre, d'être loué, et de rendre grâce à Dieu. N'as-tu pas appris, ô homme, combien d'ascètes depuis l'origine du monde sont tombés du haut des jours et du haut de leurs combats, pour n'avoir pas reconnu cette grâce? Autant sont nombreux et divers les dons de Dieu à la race humaine, autant le sont les divisions entre ceux qui reçoivent de tels dons, chacun à sa mesure. Les dons de Dieu sont petits ou grands, encore que tous soient élevés et merveilleux. Mais l'un dépasse l'autre en gloire et en honneur. Et un degré l'emporte sur un degré. Se consacrer à Dieu et vivre dans la vertu est l'un des grands charismes du Christ. Beaucoup en effet ont oublié cette grâce. Il leur avait été donné de se séparer des hommes, de se consacrer à Dieu, d'avoir part à ses charismes, de secourir les autres, d'être élus, de servir Dieu et de célébrer sa liturgie, mais au lieu de rendre continuellement grâce à Dieu de leur bouche pour toutes ces choses, ils se sont laissés aller à l'ostentation et à l'orgueil. Au lieu de considérer que Dieu les a pris d'entre les hommes et les a unis à Lui pour qu'ils connaissent ses mystères, ils pensent, non qu'ils ont reçu la grâce de Le servir en célébrant sa liturgie par une vie pure et par l'oeuvre spirituelle, mais qu'ils ont fait eux-mêmes une grâce à Dieu. Ils ne tremblent pas de toute leur âme lorsqu'ils pensent de telles choses, alors qu'ils ont vu ce qui est arrivé à ceux qui les ont pensées avant eux, comment soudain leur a été enlevée leur dignité, et comment en un clin d'oeil le Seigneur a rejeté d'eux la grande gloire et le grand honneur qu'ils avaient. Ils se sont laissés aller bestialement à l'impureté, à l'impudence, aux oeuvres de la honte. Car dès lors qu'ils n'ont pas su quelle était leur puissance, qu'ils ne se sont pas continuellement souvenu de Celui qui leur a donné la grâce de Le servir en célébrant sa liturgie, qu'ils n'ont pas reconnu qu'ils se trouvaient au-dedans de son Royaume, qu'ils menaient la vie des sages, qu'ils L'approchaient par cette vie angélique, Il les a rejetés loin de leur oeuvre, et détournant leur vie de l'hésychia, Il leur a montré que ne leur appartenait pas la puissance de persévérer dans une vie ordonnée et de n'être pas troublés par la violence de la nature, par les démons et par les autres adversités. Car cette puissance est celle de la grâce, qui agit dans les choses que le monde ne peut ni contenir ni entendre, tant elles sont difficiles. De tels hommes ont longtemps fait patience dans ces choses et n'ont pas été vaincus. Ils avaient en eux la puissance de la grâce qui les suivait, capable de les secourir en tout, et de les garder en tout. Mais dès lors qu'ils ont oublié cette puissance, s'accomplit en eux ce qu'a dit l'Apôtre : " Comme ils n'ont pas jugé bon de garder la connaissance de Dieu leur Maître qui avait relié la terre à la liturgie spirituelle, Il les a livrés à la perversion de l'intelligence, et ils ont reçu en eux, comme il se devait, le déshonneur de leur égarement." (1).
(1) : ( Cf. Ro 1, 28).
Question : Si quelqu'un ose quitter sur-le-champ et totalement la compagnie des hommes et s'il se retire soudain, bien résolu, dans un redoutable désert inhabité, va-t-il pour cela mourir de faim, dès lors qu'il manque de toit et de tout le nécessaire?
Réponse : Celui qui avant même de les avoir formés, a préparé des demeures aux animaux sans raison et a pris soin de ce qui leur est nécessaire, comment pourrait-il abandonner sa créature, et singulièrement ceux qui Le révèrent et Le suivent avec simplicité et beaucoup d'attention. Celui qui a remis en tout sa volonté à Dieu, jamais ne se soucie du besoin de son corps, de sa misère et de sa peine, mais désire demeurer dans le secret et mener sa vie dans l'humilité. Non qu'il craigne les afflictions. Au contraire, la pureté de sa vie lui fait trouver douce et bonne l'hostilité du monde entier, alors même qu'il peine au milieu des montagnes et des collines, qu'il erre dans le pays des animaux sans raison, et qu'il se refuse à donner du repos à son corps et à mener une vie pleine de souillures. Alors même qu'il se livre ainsi à la mort, à toute heure il pleure et prie pour n'être pas privé de la pure vie de Dieu. C'est alors qu'il reçoit de Lui le secours. A Lui la gloire et l'honneur. Puisse-t-il Lui-même nous garder dans sa pureté, et nous sanctifier par la grâce du Saint Esprit, pour l'honneur de son nom, afin que nous glorifiions son saint nom en toute pureté dans les siècles des siècles. Amen.
86° discours
SUR DIFFERENTS THEMES.
QUESTIONS ET REPONSES.
Question : Est-il bon de s'éloigner de tout ce qui excite les passions? Une telle fuite doit-elle être considérée comme une victoire ou une défaite de l'âme, dès lors que celle-ci évite les combats et préfère pour elle le repos?
Réponse : Nous répondrons brièvement. Le moine doit fuir entièrement tout ce qui excite en lui les passions mauvaises, et surtout couper de lui-même les causes de ces passions et la matière par laquelle elles agissent et croissent, quelle que soit leur profondeur. Si toutefois l'occasion se présente de leur résister et de les combattre, faisons-le, non à la légère, mais avec art. Quand un piège nous est tendu à même la contemplation de l'Esprit, il nous faut détourner des passions les pensées de l'intelligence et les porter vers le bien naturel que le Créateur a donné à l'homme, quand bien même le diable détruirait la vérité pour que nous éprouvions le mal. Il faut le dire : le moine doit fuir non seulement le trouble des passions, mais le trouble de ses propres sensations. Il lui faut s'enfoncer dans son homme intérieur, et là se tenir en solitude et continuellement travailler à la vigne de son coeur, jusqu'à ce que ses oeuvres soient en accord avec le nom de moine dont secrètement et visiblement il a été appelé. C'est en demeurant ainsi près de l'homme intérieur, que nous pouvons nous unir totalement à la connaissance de notre espérance, le Christ qui demeure en nous. Tant que notre intelligence en effet demeure là- bas, dans la solitude et l'anachorèse, ce n'est pas elle qui combat les passions, mais la grâce. Toutefois les passions elles-mêmes ne se mettent pas à l'oeuvre dans une telle intelligence.
Question : Si un homme fait quelque chose pour la pureté de son âme, mais si d'autres qui ne connaissent pas sa vie spirituelle, sont scandalisés, ce n'est pas lui qui est en faute, mais eux. Car s'il est continent, s'il jeûne, s'il s'enferme, s'il fait tout ce qui contribue à le mener à son but, ce n'est pas pour scandaliser les autres, mais pour purifier sa propre intelligence. Ceux qui sont scandalisés parce qu'ils ignorent le but de sa vie le blâment, et sont coupables en vérité. Car dans l'état de négligence où ils se trouvent, ils n'ont pas été capables de sentir le but spirituel qu'un tel homme s'était assigné pour purifier son âme. C'est en pensant à eux que le bienheureux Paul a écrit : " La prédication de la croix est une folie pour ceux qui se perdent" (1).
(1) : ( 1 Co 1, 18).
Qu'est-ce à dire? Parce que ces hommes qui ne sentaient pas la puissance de la prédication considéraient comme une folie la prédication de la croix, fallait-il que Paul se taise et ne prêche pas? Et ceci encore : jusqu'à nos jours la question de la croix est un obstacle et un scandale, tant pour les Juifs que pour les Grecs. Tairons-nous donc la vérité pour qu'ils ne soient pas scandalisés? Car non seulement Paul ne s'est pas tu, mais il a proclamé : " Je ne me glorifierai de rien, sinon de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ." (2).
(2) : ( Gal 6, 14).
Or ce n'est pas pour scandaliser les autres que le Saint s'est glorifié sur la croix, mais pour prêcher la grande puissance de celle-ci. Toi donc, ô saint moine, mène à bien ta vie jusqu'au but que tu t'es assigné à toi-même devant Dieu, là où n'est pas condamnée ta conscience, et examine devant les commandements de Dieu et devant ce que tu as reçu des saints Pères la vie que tu mènes. Si tu n'es pas condamné par eux, ne crains rien des autres qui sont scandalisés. Car nul homme ne peut convaincre les autres ou leur plaire, et en même temps travailler à l'oeuvre de Dieu dans le secret de lui-même.
Bienheureux le moine qui court en vérité de toute sa force pour parvenir à la pureté de son âme, et suit la voie spirituelle sur laquelle ont marché nos Pères, et passe par les degrés qu'eux-mêmes ont gravi dans l'ordre, et progressivement. Il s'élèvera près de la pureté avec sagesse et patience dans l'affliction, mais non pas avec ruse en gravissant des degrés étrangers.
La pureté de l'âme est le premier charisme de notre nature. Si elle ne se purifie pas des passions, l'âme ne guérit pas des maladies du péché, et elle n'acquiert pas la gloire qu'elle a perdu dans la transgression. Mais s'il a été donné à un homme de se purifier - et c'est la santé de l'âme - son intelligence reçoit efficacement par ces choses la joie dans la sensation même de l'Esprit. Car il devient fils de Dieu et frère du Christ, et il n'a plus le temps de sentir le bien et le mal qui lui arrivent.
Si un homme s'est donné pour règle de vivre dans l'hésychia durant sept semaines, ou pendant une semaine, et son observance accomplie, part à la rencontre des hommes, se mêle à eux et se console avec eux, mais néglige ses frères qui sont dans le malheur sous prétexte qu'il est lié par sa règle hebdomadaire, un tel homme est dur et sans pitié. Il est clair ici que son manque de compassion, sa présomption et ses pensées fausses l'empêchent d'entrer en communion avec ses frères.
Celui qui méprise le faible ne verra pas la lumière. Si un homme détourne son visage de celui qui est dans le malheur, son jour sera couvert de ténèbres. Et s'il méprise la voix de celui qui est dans la peine, les fils de sa maison iront à tâtons sans rien voir. N'outrageons pas dans notre ignorance le grand nom d'hésychia. Tout art de vivre a son temps, son lieu, sa différence. Il est connu de Dieu, si l'oeuvre qu'il suscite est agréée. Mais en dehors de là, vaine est l'oeuvre de tous ceux qui se soucient d'atteindre la mesure de la perfection. Celui qui, lorsqu'il est malade, attend d'être consolé et visité par les autres, s'humiliera lui-même et partagera la peine de son prochain quand celui-ci sera dans l'épreuve, afin que son oeuvre se fasse en joie au coeur de son hésychia, loin de toute présomption et de toute erreur des démons.
Un saint qui avait la connaissance a dit que rien ne peut délivrer le moine du démon de l'orgueil et contribuer à maintenir en lui la chasteté quand l'enflamme le désir passionné de la prostitution, comme de visiter les malades allongés sur leurs couches, et les hommes que dessèche l'affliction de la chair.
Grande est l'oeuvre angélique de l'hésychia, quand elle s'unit au discernement en passant par l'humilité. Car là où nous ne connaissons pas, nous sommes dévastés et outragés. Mais je n'ai pas dit ces choses, frères, pour que nous négligions et méprisions l'oeuvre de l'hésychia. Car nous essayons partout de vous faire comprendre cette oeuvre, et ce n'est pas maintenant que nous allons affirmer le contraire de ce que nous avons dit. Que nul ne prenne et n'isole une parole de mes discours, ne délaisse le reste et ne garde follement en ses mains que cette parole.
Je me souviens avoir dit en beaucoup d'endroits que s'il arrive à un moine, tant nous contraint notre faiblesse, d'être totalement inerte dans sa cellule, ce n'est pas pour cela qu'il doit la quitter à jamais. Il ne doit pas non plus penser que ce qu'il fera dehors est meilleur que ce qu'il fait à l'intérieur de la clôture. J'ai dit : quitter à jamais. Mais dans le cas où une nécessité temporaire oblige le moine à sortir quelques semaines pour soulager et conforter la vie de son prochain, qu'il ne considère pas que cela ressort de l'inertie et du relâchement. Cependant si quelqu'un pense en lui-même qu'il est parfait et plus haut que tout ce qui est ici, dès lors qu'il demeure tendu vers Dieu et se retire de toutes les choses visibles, qu'il refuse de sortir.
Grande est l'oeuvre du discernement de ceux que secourt Dieu. Puisse-t-Il dans sa compassion nous donner d'accomplir sa parole, Lui qui a dit : " Ce que vous voulez que vous fassent les hommes, faites-le vous-mêmes pour eux." (1).
(1) : (Lc 6, 31).
Mais là où il n'est pas possible à l'homme de mener à bien l'amour du prochain dans les choses visibles et dans le corps, cet amour seulement gardé dans notre coeur suffit à Dieu, surtout si l'hésychia, maintenant le moine dans sa clôture et le portant à la cime des vertus, demeure dans son oeuvre propre.
Mais si nous ne parvenons pas à assumer toute cette hésychia, comblons son manque par le commandement qui la suit, et qui est l'action sensible que nous accomplissons en vue de notre corps, pour mener à bien le repos de notre vie, et pour que notre liberté ne se trouve pas être une raison de nous soumettre à la chair. Puisse Dieu nous donner de connaître sa volonté, afin que marchant toujours en Lui, nous parvenions dans son repos éternel par la grâce et l'amour que porte à l'homme notre Seigneur Jésus-Christ, à qui revient toute gloire, honneur et adoration, maintenant et dans les siècles des siècles infinis. Amen.
LES LETTRES
DE SAINT ISAAC LE SYRIEN
Première lettre
ECRITE A UN FRERE AIMANT L'HESYCHIA.
Sachant que tu aimes l'hésychia et que le diable t'entoure de nombreux pièges, en prenant prétexte du bien - car il connaît la volonté de ton intelligence - et cherche à te disperser et à ôter de toi la vertu qui porte en elle toutes les voies du bien, ô frère bon, afin par des paroles utiles de venir en aide à ton désir d'aller sur la voie droite, comme un membre parle à un autre membre du même corps, j'ai pris soin de t'exposer ce que les hommes sages et vertueux, les Ecritures, les Pères et l'expérience m'ont appris. Car si l'homme ne méprise pas les honneurs et les déshonneurs, s'il ne supporte pas pour l'amour de l'hésychia l'opprobre, les moqueries, les outrages et même les coups, s'il n'est pas tourné en dérision, s'il n'est pas considéré comme un fou et un sot par ceux qui le regardent, il ne peut pas demeurer sur la bonne voie où le mène l'hésychia. Si l'homme ouvre une fois la porte aux causes du péché, le diable n'a de cesse qu'il ne les ait fait entrer en lui sous une multitude de prétextes et par des continuelles et innombrables occasions. C'est pourquoi, ô frère, si tu aimes avec rigueur la vertu de l'hésychia, qui ne supporte aucune distraction, aucun abandon, aucune faille intérieure, cette vertu par laquelle ont vaincu les Anciens, tu iras au bout de ton désir digne d'éloges, quand tu auras ressemblé à tes Pères et médité dans ton intelligence le sens de leur vie. Car ils ont aimé la parfaite hésychia, ils ne se sont pas souciés de l'amour des leurs, ils n'ont pas recherché leur propre confort, ils n'ont pas eu honte de fuir le commerce des hommes qui s'imaginent chargés d'honneurs.
Tel était leur chemin. Et ceux qui avaient la sagesse et la connaissance ne considéraient pas qu'ils méprisaient leurs frères, ni qu'en cela ils étaient négligents ou manquaient de discernement, comme l'a dit l'apologie de l'un d'entre eux, qui honorait l'hésychia et la retraite plus que le commerce des hommes. Quand un homme, dit-il, apprend d'expérience la douceur de l'hésychia dans sa cellule, ce n'est pas parce qu'il méprise son prochain qu'il évite de le rencontrer, mais parce qu'il aime le fruit qu'il cueille de l'hésychia. Pourquoi l'Abbé Arsène fuyait-il et refusait-il de rencontrer quiconque? Quant à l'Abbé Théodore, il acceptait bien de répondre aux autres, mais ses réponses étaient comme une épée. Cependant il ne saluait personne quand il se trouvait en dehors de sa cellule. Saint Arsène, lui, ne saluait même pas celui qui venait vers lui pour l'embrasser. Un Père était venu voir un jour l'Abbé Arsène et le vieillard lui ouvrit, croyant que c'était le moine qui le servait. Mais quand il vit qui c'était, il se prosterna face contre terre. L'autre le suppliant de se relever et de le bénir avant de se retirer, le saint refusa. Il lui dit : " Je ne me relèverai pas jusqu'à ce que tu t'en ailles." Et il ne se releva pas, tant que l'autre ne se fut pas éloigné. Le bienheureux agissait ainsi pour ne pas donner à ses visiteurs une raison de revenir vers lui.
Or écoute la suite, pour ne pas dire qu'il avait méprisé ce Père, ou un autre, parce qu'il était un homme quelconque, mais qu'il recevait avec des égards ceux qui étaient chargés d'honneurs et parlait avec eux. En vérité il évitait de la même manière tous les autres, les petits comme les grands. Il n'avait devant les yeux qu'une chose : mépriser pour l'amour de l'hésychia le commerce des hommes, qu'ils soient grands ou qu'ils soient petits, et porter sur lui le blâme de tous, tant il avait en honneur l'hésychia et le silence. Nous savons en effet qu'il eut un jour la visite du bienheureux évêque Théophile, accompagné du juge de la contrée, lequel venait lui rendre hommage et désirait le voir. Il s'assit devant eux, et malgré le grand désir qu'ils avaient de l'entendre parler, il ne les conforta pas et ne dit pas le moindre mot en leur honneur. Quand l'Archevêque l'eut prié de parler, le moine garda le silence encore un moment, puis il dit : " Si je vous dis quelque chose, vous l'observerez?" Ils lui répondirent : " Oui." Et le vieillard leur dit : " Là où vous entendrez dire qu'est Arsène, n'y allez pas." As-tu vu ce trait admirable du vieillard? As-tu vu dans quel mépris il tenait le commerce des hommes? Un tel moine avait cueilli le fruit de l'hésychia. Le bienheureux ne considéra pas qu'il avait devant lui un évêque universel et la tête de l'Eglise. Mais il ne pensa qu'à une chose : " Je suis mort au monde une fois pour toutes. Quel service le mort peut-il rendre aux vivants?" L'Abbé Macaire lui fit un jour un reproche plein d'amour. Il lui dit : " Pourquoi me fuis-tu?" Le vieillard lui fit cette réponse admirable et digne d'éloge : " Dieu sait que je vous aime. Mais je ne peux pas être avec Dieu et avec les hommes." Or cette connaissance merveilleuse, il ne la tenait de nulle part ailleurs que de la voix divine. Car elle lui avait dit : " Arsène, fuis les hommes, et tu seras sauvé." Que nul parmi ceux qui ne se consacrent pas à l'oeuvre divine et qui aiment le commerce des hommes, n'ait l'impudence de détruire ces paroles du saint et de s'opposer à elles en disant qu'elles sont une invention humaine et que l'hésychia n'est ici qu'un prétexte. Car elles sont un enseignement céleste. Nous n'avons pas à penser qu'il lui a été dit de fuir loin du monde et d'en sortir, mais de ne pas fuir également les frères. Car après qu'il eut quitté le monde et qu'il fut venu demeurer dans la laure, il pria Dieu de nouveau, pour savoir comment il lui serait possible de vivre bien. Il dit : " Seigneur, donne-moi de savoir comment je peux être sauvé." Il s'attendait à entendre un autre ordre que la première fois. Mais il entendit de nouveau la même voix du Maître lui dire : " Arsène, fuis, tais-toi, vis dans l'hésychia. La vue et le commerce des frères sont utiles. Mais il t'est plus utile de les fuir que de les fréquenter."
Quand la révélation divine lui eut appris ces choses ( Car il lui avait été ordonné de fuir alors qu'il était dans le monde, et il lui fut dit à nouveau de fuir alors qu'il était avec les frères), le bienheureux Arsène sut en toute certitude que pour acquérir la vie divine il ne lui suffisait pas de fuir les hommes du monde, mais il lui fallait fuir également tous les hommes. Car qui peut s'opposer à la voix de Dieu et la contredire? Au divin Antoine lui-même, il fut dit dans une révélation : " Si tu veux vivre en état d'hésychia, retire-toi non seulement dans la Thébaïde, mais dans le désert intérieur." Si donc Dieu nous ordonne de fuir loin de tous et chérit ainsi l'hésychia, quand ceux qui L'aiment persévèrent en elle, quel est celui qui s'invente des prétextes pour demeurer dans le commerce et la proximité des hommes? S'il a été utile à Antoine et à Arsène de fuir et de se garder, combien plus le sera-t-il aux faibles? Et si à de tels hommes, de la parole, de la vue et du secours desquels le monde entier avait besoin, Dieu a donné d'être dans l'hésychia plutôt que d'assister tous leurs frères, ou même bien plutôt tous les hommes, à plus forte raison assigne-t-il l'hésychia à celui qui n'est pas capable de se bien garder lui-même.
Nous avons aussi connu un autre saint, dont le frère était malade et demeurait enfermé dans sa cellule. Tant que dura la maladie de celui-ci, il retint sa compassion et ne sortit pas pour le voir. Mais quand vint l'heure de sortir de cette vie, son frère lui fit dire : " Quand bien même tu n'es pas venu vers moi jusqu'à ce jour, viens maintenant, que je te voie avant de quitter ce monde, fût-ce la nuit, que je t'embrasse et me repose." Mais le bienheureux ne se laissa pas fléchir, même en cette heure où la nature ordinairement appelle la compassion mutuelle et transgresse les frontières de la volonté. Il dit : " Si je sors, je ne serai pas pur en mon coeur devant Dieu. Je montrerai que j'ai négligé les frères spirituels. Et j'aurais honoré la nature plus que le Christ." Ainsi le frère mourut, sans qu'il fût allé le voir.
Que nul donc pour s'éviter d'y penser n'allègue que ces choses sont impossibles. Qu'il ne les renverse pas et ne supprime pas son hésychia en annulant la Providence de Dieu à son égard. Si les saints ont vaincu la nature, qui est si forte, et si le Christ aime que ses enfants soient délaissés quand est honorée l'hésychia, quelle autre nécessité peut te prendre, dont tu ne sois pas capable de te dégager? " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée, plus que le monde entier, plus que la nature, plus que tout ce qui est à elle."(1).
(1) : ( Cf. Mt 22, 37).
Ce commandement est accompli, quand tu persévères dans ton hésychia. Et il contient en lui le commandement sur l'amour du prochain. Tu veux acquérir l'amour du prochain au-dedans de ton âme comme l'ordonne l'Evangile? Eloigne-toi de lui. Alors son coeur sera brûlant de l'amour ardent que tu lui portes. Tu te réjouiras de le voir. Car il sera pour toi comme un ange de lumière. Réciproquement tu veux que ceux qui t'aiment aient soif de toi? Viens les voir certains jours. L'expérience est le maître de tous en vérité. Porte-toi bien. A notre Dieu la grâce et la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
Deuxième lettre
A UN FRERE NATUREL ET SPIRITUEL
QUI DEMEURE DANS LE MONDE
ET QUI DESIRE LE VOIR.
IL L'EXHORTE ET L'INVITE A VENIR PRES DE LUI.
Nous ne sommes pas aussi forts que tu le penses, ô bienheureux. Sans doute ignores-tu ma faiblesse. Tu cherches donc à me perdre. C'est pourquoi, la nature te brûlant comme à son habitude, tu ne cesses d'attendre de moi ce dont je n'ai pas à me soucier, et ce que tu n'as pas à désirer. Ne me demande pas ce qui ne fait jamais que conforter la chair et son sentiment, ô frère, mais attache-toi au salut de ton âme. Dans peu de temps nous quitterons ce siècle. Que de visages aurai-je vu quand j'arriverai là-bas près de toi? Que de genres d'hommes et de lieux aurai-je rencontrés jusqu'à ce que je revienne dans mon ermitage? Que de pensées auront traversé mon âme au cours de ces rencontres? Et quelle confusion elle aura souffert, à voir se réveiller en elle les passions dont elle venait à peine de se soulager? Tu n'ignores pas ces choses. La vue des hommes du monde nuit aux moines. Tu le sais. Vois quel changement éprouve dans ses pensées celui qui s'est longtemps voué à l'hésychia, lorsqu'il retombe soudain dans les choses du monde et qu'il voit et entend ce qui va à l'encontre de ce qu'il a coutume de vivre. Si la simple rencontre des moines qui ne sont pas accordés à son état nuit à celui qui mène le combat et lutte encore avec son adversaire, considère dans quel puits nous tombons, et ce qu'il nous faut faire pour nous délivrer des échardes de l'ennemi, singulièrement nous qui par une longue expérience avons acquis la connaissance. N'exige donc pas de moi que je fasse une telle chose sans nécessité. Que ne nous abusent pas ceux qui disent qu'il ne peut pas nous arriver de mal quand nous entendons et quand nous voyons, que nous sommes toujours les mêmes en notre pensée, quel que soit le lieu où nous nous trouvons, dans le désert, dans le monde, au-dedans ou en dehors de notre cellule, que nous ne sommes pas sujets au mauvais changement, et que nous ne sentons pas le trouble des passions dès lors que nous affrontons les personnes et les choses. Ceux qui disent cela ne savent pas s'ils sont blessés. Quant à nous, nous ne sommes pas encore parvenus à la santé de l'âme. Nous avons des plaies nauséabondes. Si nous cessons, ne serait-ce qu'une journée, de les soigner et de les panser, si nous ne les couvrons pas d'emplâtres, si nous ne les serrons pas avec des bandes, elles se putréfient.
Troisième lettre
ENVOYEE A QUELQU'UN QU'IL AIMAIT.
IL Y ENSEIGNE CE QUI TOUCHE
AUX MYSTERES DE L'HESYCHIA,
ET COMMENT,
PARCE QU'ILS NE LES CONNAISSENT PAS,
BEAUCOUP NEGLIGENT
CETTE OEUVRE MERVEILLEUSE.
MAIS LA PLUPART, SUIVANT LA TRADITION
QUI A COURS PARMI LES MOINES,
DEMEURENT DANS LEURS CELLULES.
AVEC UN BREF RECUEIL DE TEMOIGNAGES
EXPOSANT CE QU'EST L'HESYCHIA.
Frère, dès lors que par devoir je suis obligé de t'écrire au sujet de ce que nous devons faire de toute nécessité, je fais savoir à ton amour dans mes lettres comme nous te l'avons promis, que je t'ai trouvé prêt à mener rigoureusement la vie monastique et à t'en aller vivre dans le lieu même de l'hésychia. Ce que j'ai moi-même appris sur cette oeuvre, quand après avoir écouté l'enseignement des Pères qui avaient le discernement, j'ai ajouté à la méditation du recueil de leurs paroles l'expérience immédiate que j'ai pu acquérir de ces choses, je le confie donc à ta mémoire par ces quelques paroles. Mais tu dois t'aider toi-même en lisant ma lettre avec toute l'attention dont tu es capable. Il te faudra en effet beaucoup d'intelligence et de sagesse pour aborder, en dehors de tes lectures habituelles, la lecture des paroles réunies dans notre lettre, et pour la recevoir comme une lumière qui puisse éclairer ce que tu liras par la suite, à cause de la grande puissance qui est cachée en elle. Tu apprendras ainsi ce qu'est le lieu de l'hésychia, ce qu'est son oeuvre, quels mystères sont au coeur secret de cette oeuvre, et pourquoi certains se détachent de la justice telle qu'elle est vécue au milieu des hommes et lui préfèrent les afflictions et les combats au lieu de la vie hésychaste et monastique. Si tu veux trouver la vie incorruptible au cours des jours de ta brève existence, ô frère, que ton entrée dans l'hésychia se fasse avec discernement. Examine tout ce qui touche à l'oeuvre elle-même. Ne te laisse pas emporter par un simple nom. Mais entre, creuse, combats, efforce-toi de comprendre avec tous les saints ce qu'est la profondeur et ce qu'est la hauteur de cette vie monastique. Toute oeuvre humaine, du commencement à la fin de son accomplissement, se développe vers un certain but, et une espérance, lesquels portent la réflexion au fondement même de cette oeuvre. Un tel but aide l'intelligence à supporter la dureté de l'oeuvre. Les pensées le contemplent et elles en reçoivent une consolation. De même qu'un homme fort maîtrise son intelligence jusqu'à ce que s'achève l'action, de même l'oeuvre vénérable de l'hésychia est un port des mystères devant le but distinct que surveillent attentivement les pensées, depuis le commencement de la construction jusqu'à l'achèvement de l'édifice, en toutes ses tâches longues et dures. De même que le pilote d'un navire a les yeux fixés sur les étoiles, de même le moine, dans sa contemplation intérieure, tout au long de son cheminement, est attentif au but qu'il s'est fixé en son intelligence le premier jour où il a résolu d'aller sur la mer si dure de l'hésychia, jusqu'à ce qu'il ait trouvé la perle pour laquelle il a plongé dans les profondeurs insondables de cette mer. Mais l'attention de l'espérance le soulage de la lourde charge d'une telle oeuvre et de sa dureté tout emplie des dangers qui le guettent au long de son chemin. Celui qui au commencement de son hésychia ne met pas devant lui ce but, travaille sans discernement à l'oeuvre qu'il doit faire. Il est comme un homme qui bat l'air de ses mains. Un tel homme durant toute sa vie ne se libère jamais de l'esprit d'acédie. Et il lui arrive une de ces deux choses : ou bien il refuse d'assumer davantage la lourde charge d'une ascèse qui lui est devenue insupportable, et il est vaincu, il sort totalement de l'hésychia; ou bien il persévère en elle, mais sa cellule lui est une prison, et il y brûle à petit feu, car il ne sait plus espérer dans la consolation qui naît de l'oeuvre de l'hésychia. C'est pourquoi il ne peut rien demander dans la peine de son coeur, ni pleurer quand il prie et cherche. De ces choses nos Pères, qui étaient emplis de compassion et aimaient leurs fils, nous ont laissé des signes dans leurs écrits pour servir à notre vie.
L'un d'eux a dit : " Pour moi, voici le gain que je tire de l'hésychia : quand je sors de la maison où je demeure, mes pensées sont calmes, loin de toute ce qui mène à la guerre, et elles sont tournées vers une oeuvre meilleure."
Un autre a dit de même : " Voici pourquoi je cours vers l'hésychia : pour que me couvrent de douceur les versets de la lecture et de la prière. Quand ma langue se tait, tant j'éprouve de plaisir à comprendre les versets, mes sens se resserrent et je tombe avec mes pensées comme dans un profond sommeil. Quand après un long temps passé dans cette hésychia, mon coeur est serein, loin du trouble des souvenirs, déferlent continuellement en moi les vagues de la joie, qui me viennent soudain de la mémoire intérieure, pour faire les délices de mon coeur. Et quand ces vagues approchent le navire de mon âme, elles l'engloutissent dans les miracles véritables, dans l'hésychia qui est en Dieu, loin des paroles du monde et de la vie de la chair."
Un autre a dit également : " L' hésychia coupe court aux raisons et aux causes qui renouvellent en nous les pensées, et au-dedans même de nos murs elle abroge et flétrit les souvenirs des présomptions. Quand vieillissent les anciennes matières qui nourrissaient la réflexion, l'intelligence se tourne vers son ordre propre et les redresse."
Un autre a dit encore : " Tu comprendras la mesure des secrets de ton coeur à l'éminence de tes pensées, je veux dire de tes pensées continuelles, non des pensées qui viennent des circonstances et passent en un moment. Il est impossible qu'un homme qui porte un corps ne rencontre pas les deux changements du bien et du mal, lorsqu'il sort de sa propre maison. S'il est diligent, le changement dans sa nature ne sera pas grand ( car les pères sont pères de ce qu'ils engendrent). Mais s'il est négligent, le changement sera grand pour le levain de cette grâce qui est dans notre nature."
Un autre a dit : " Choisis-toi une oeuvre de délices, la veille continuelle durant les nuits, par laquelle tous les Pères ont dépouillé le vieil homme et furent dignes du renouvellement de l'intelligence. En de telles heures l'âme sent la vie immortelle, et dans cette sensation se dépouille du vêtement des ténèbres et reçoit l'Esprit Saint."
Un autre a dit encore : " Quand un homme voit beaucoup de visages divers et entend des voix de toutes sortes qui s'écartent de sa propre recherche spirituelle, quand il s'entretient et se rencontre ainsi avec les autres, il ne peut pas donner tout son temps à la réflexion, se voir lui-même dans le secret, se souvenir de son péché, purifier ses pensées, être attentif à ce qui lui arrive, et s'adonner secrètement à la prière."
Et encore : " Il n'est pas possible de soumettre les tentations au pouvoir de l'âme en dehors de l'hésychia et sans se rendre étranger aux hommes. Car lorsqu'elle est unie aux sensations et s'est attachée à elles de tout son être, l'âme spirituelle est attirée malgré elle vers le bas avec ses pensées, dès lors que l'homme ne veille pas dans la prière cachée."
Et encore : " Ô de quelles délices nous comble la vigilance qui nous tient en éveil dans la prière et la lecture, comme elle réjouit, comme elle donne la joie, comme elle purifie l'âme! Ils connaissent bien ces choses, ceux qui passent en elles tout le temps de leur vie et pratiquent l'asscèse la plus rigoureuse."
Toi donc, ô homme qui aime l'hésychia, mets devant toi comme un but le sens qu'ont pour toi les paroles des Pères, et dirige vers elles, pour t'en approcher, le chemin de ton oeuvre. Surtout aie la sagesse de considérer quelle parole va s'accorder le mieux au but de cette oeuvre. Car en dehors d'elles tu ne peux rien savoir toi-même de la vraie connaissance. Efforce-toi de manifester en elles surabondamment ta patience.
Le silence est le mystère du siècle à venir. Mais les paroles sont l'organe de ce monde. Par le silence et par le jeûne continuels, l'homme qui jeûne s'efforce de rendre son âme semblable à la nature spirituelle. Quand l'homme en son oeuvre divine s'assigne de demeurer dans le secret de son coeur, il s'accomplit dans de tels mystères. Sa liturgie est emplie des mystères divins, des puissances invisibles, et de la sanctification du pouvoir qui domine les créatures. Si certains ont reçu un jour d'entrer dans le coeur des mystères divins, c'est de ce sceau du silence qu'ils ont été marqués. Quelques-uns d'entre eux se sont même vu confier les secrets cachés dans le silence du Seigneur, pour le renouvellement de ceux qui sont au milieu du chemin. Car il ne fallait pas que de tels mystères fussent célébrés par des hommes au ventre plein et à l'intelligence troublée par l'intempérance.
Les saints n'osaient s'entretenir avec Dieu et ne s'élevaient vers les secrets des mystères, que dans la faiblesse de leurs membres, la pâleur que donnait à leur teint leur amour du jeûne, l'intelligence calme, le renoncement à toutes les pensées terrestres. Quand te couvre la puissance de l'hésychia après un long temps passé dans ta cellule à t'adonner à l'ascèse, à garder ce qui est caché en toi, à resserrer tes sens loin de toute rencontre, tu ressens d'abord une joie qui de temps en temps, en dehors de toute cause, règne en ton âme, et alors s'ouvrent tes yeux, et tu vois la force de la création de Dieu et la beauté des créatures à la mesure de ta pureté. Quand l'intelligence est ainsi menée dans le miracle d'une telle contemplation, elle passe pareillement la nuit et le jour dans les glorieuses merveilles des créatures de Dieu. Dès lors l'âme, dans le plaisir de cette contemplation, cesse de sentir les passions. Par la contemplation elle aborde les deux degrés des révélations spirituelles, lesquels signifient l'ordre qui suit la contemplation. Ils viennent de la pureté et mènent plus haut qu'elle. Puisse Dieu nous rendre dignes de les atteindre. Amen.
Quatrième lettre
AU SAINT PERE SYMEON LE THAUMATURGE.
Ta lettre, Père saint, ce ne sont pas les paroles que tu as gravées. Mais tu as peint et révélé en elle comme en un miroir ton amour pour nous. Tu nous as écrit comme tu nous vois. Et par ce que tu as fait tu as montré que tu nous aimes profondément. Mais ton amour est si grand que tu as oublié notre mesure. Ce qu'en effet nous devions écrire à ta sainteté, les questions que nous devions te poser, la vérité que nous devions apprendre de toi si nous avons souci de notre salut, c'est toi qui nous l'a écrit, et qui nous as ainsi devancés, tant est grand ton amour. Mais il est bien possible que tu aies fait cela, avec un tel art philosophique, pour que par la finesse et la spiritualité de tes questions - ces questions que je te pose moi-même - mon âme s'éveille de la négligence dans laquelle elle était profondément plongée. Cependant, porté par cet amour qui t'a fait oublier notre mesure, j'oublie moi-même mes propres limites, au point d'être attentif moins à ce dont je suis capable, qu'à ce que peut faire ta prière. Lorsqu'en effet j'oublie ma mesure et que tu cherches à obtenir de Dieu par tes prières qu'Il t'accorde ce que tu demandes, Dieu t'exaucera sûrement comme son fidèle serviteur.
Question : La première question que pose ta lettre est donc celle-ci : faut-il garder tous les commandements du Seigneur, et existe-t-il une voie de salut pour qui ne les garde pas?
Réponse : C'est là une question, me semble-t-il, qui ne devrait même pas se poser. Car quel que soit leur nombre, nous devons garder les commandements. Sinon le Sauveur ne les aurait pas donnés. Notre Maître n'a rien dit, ni rien fait, me semble-t-il, qui soit superflu et n'ait pas une cause et une nécessité. Son avènement n'avait qu'un but : purifier l'âme, enlever d'elle le mal de la première transgression, la rendre à son état originel. Il nous a donc donné les commandements vivifiants comme des remèdes purificateurs, pour nous guérir de nos passions. Ce que les remèdes sont au corps malade, les commandements le sont en effet à l'âme passionnée. Il est évident que les commandements sont là pour combattre les passions et guérir l'âme qui a transgressé, comme le Seigneur le dit clairement à ses disciples : " Celui qui a mes commandements et les garde, celui-là m'aime. Et celui qui m'aime sera aimé de mon Père. Je l'aimerai et je me révélerai à lui. Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure." (1).
(1) : ( Jn 14, 21).
Et encore : " C'est en cela que le monde saura que vous êtes mes disciples : si vous vous aimez les uns les autres." (2).
(2) : (Jn 13, 35).
Il est clair que l'amour ne peut s'acquérir qu'après la santé de l'âme. Or l'âme qui n'a pas gardé les commandements n'est pas en bonne santé.
La garde des commandements est encore au-dessous de l'amour spirituel. En effet beaucoup gardent les commandements par peur, ou pour avoir la récompense des biens à venir, mais non par amour. C'est pourquoi le Seigneur nous exhorte tellement à garder les commandements par amour, ces commandements qui donnent à l'âme la lumière, " pour que les hommes voient vos oeuvres bonnes, dit-Il, et glorifient votre Père qui est dans les cieux" (2).
(2) : ( Jn 13, 35).
Or il n'est pas possible que se révèlent dans l'âme les oeuvres bonnes que le Seigneur a enseignées, si ne sont pas gardés les commandements, lesquels ne sont pas pesants pour ceux qui aiment la vérité. C'est ce qu'a dit le Seigneur : " Venez, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai le repos. Car mon joug est doux et mon fardeau léger." (4).
(4) : ( Mt 11, 28).
Il nous faut ainsi garder attentivement tous les commandements. Lui-même nous l'a ordonné, quand Il dit : " Celui qui transgressera l'un de ces moindres commandements et enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le Royaume des cieux." (1).
(1) : ( Mt 5, 19).
Après toutes ces lois qui nous ont été données pour notre salut, je ne peux donc pas dire qu'il ne faut pas garder tous les commandements. L'âme elle-même n'est pas capable de se purifier si elle ne les garde pas. Car le Seigneur les a donnés comme des remèdes pour purifier les passions et les fautes.
Tu sais que le mal est entré en nous par la transgression des commandements. Il est donc clair que c'est par la garde des mêmes commandements que revient la santé. Si nous ne nous mettons pas à l'oeuvre, si nous ne marchons pas dès le départ sur cette voie qui mène à la pureté, nous n'avons ni à désirer, ni à espérer la purification de l'âme. Ces jugements appartiennent au Seigneur. L'Eglise ne prescrit pas que nous posions nous-mêmes de telles questions. Les Hébreux, quand ils revinrent de Babylone à Jérusalem, suivirent le chemin tracé par la nature. C'est ainsi qu'ils entrèrent dans leur ville sainte et contemplèrent les merveilles du Seigneur. Mais Ezéchiel fut surnaturellement emporté par le ravissement quand la révélation fit son oeuvre en lui, et il entra ainsi à Jérusalem où il contempla dans cette révélation divine le renouvellement futur. C'est là ce qui arrive également quand l'âme se purifie. Certains entrent dans la pureté de l'âme en suivant le chemin tracé, le chemin de la loi qui passe par la garde des commandements : ils éprouvent toutes les peines de l'ascèse et versent leur sang. Il en est d'autres qui reçoivent cette pureté par un pur don de la grâce. Mais il est admirable ici qu'il ne nous ait pas été permis de demander dans la prière la pureté que nous donne la grâce et de délaisser l'ascèse. Au riche qui L'interrogeait pour savoir comment hériter la vie éternelle, le Seigneur dit clairement : "Garde les commandements." (1).
(1) : (Lc 10, 25).
Et quand il Lui demanda quels étaient les commandements, Il lui répondit de s'éloigner d'abord des oeuvres mauvaises. Il lui rappela ainsi les commandements naturels. Enfin quand il Lui demanda de lui enseigner quelque chose de plus, Il lui dit : " Si tu veux être parfait, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, prends ta croix et suis-moi." (2).
(2) : ( Mt 19, 21).
C'est-à-dire : fais mourir tout ce qui est à toi, et ainsi tu vivras en moi. Sors du vieux monde des passions, et ainsi tu entreras dans le monde nouveau de l'Esprit. Détache-toi, dépouille-toi de la connaissance des modes et de la malice, et ainsi tu revêtiras la simple connaissance de la vérité. En nous disant : " Prends ta croix", le Seigneur nous a enseigné à mourir à toutes les choses qui sont au monde. Et c'est quand nous avons fait mourir en nous-mêmes le vieil homme, c'est-à-dire les passions, qu'il nous dit : " Suis-Moi." Il est impossible au vieil homme de marcher sur le chemin du Christ, comme l'a dit le bienheureux Paul : " La chair et le sang ne peuvent hériter le Royaume de Dieu. Et la corruption n'hérite pas l'incorruptibilité." (3).
(3) : ( 1 Co 15, 50).
Et encore : "Dépouillez le vieil homme corrompu par les convoitises. Alors vous pourrez revêtir le nouveau", (4),
(4) : ( Eph 4, 22),
renouvelé par la connaissance qui lui donne de discerner en lui la ressemblance de son Créateur. Et encore :
" Le sentiment terrestre est ennemi de Dieu."(5).
Car il ne se soumet pas à la loi divine. Et il ne le peut pas. En effet ceux qui sont dans la chair pensent aux choses de la chair et sont incapables de plaire à Dieu dans le sentiment de l'Esprit. Mais toi, ô saint, si tu aimes la pureté du coeur et le sentiment spirituel, ainsi que tu l'as dit, attache-toi aux commandements du Maître, comme l'a dit notre Seigneur : " Si tu désires entrer dans la vie, garde les commandements pour l'amour de Celui qui les a donnés, et non par crainte ou pour avoir une récompense." Car ce n'est pas quand nous pratiquons la justice que nous goûtons le plaisir caché en elle, mais quand le désir de cette justice dévore notre coeur. De même ce n'est pas quand nous commettons le péché que nous devenons pécheurs, mais quand nous ne le méprisons pas, quand nous n'en portons pas le repentir. J'affirme qu'il n'est personne, soit parmi les Anciens, soit parmi nous aujourd'hui, qui n'ait atteint la pureté du coeur et n'ait reçu la contemplation de l'Esprit sans avoir gardé les commandements. Mais, me semble-t-il, celui qui n'a pas gardé les commandements et n'a pas suivi à la trace les bienheureux Apôtres, n'est pas digne d'être appelé Saint.
Le bienheureux Basile et les bienheureux Grégoire dont tu as dit qu'ils aimaient le désert, qu'ils étaient les colonnes et la lumière de l'Eglise et qu'ils louaient l'hésychia, n'ont pas atteint celle-ci sans accomplir l'oeuvre des commandements. Mais ils ont d'abord demeuré dans la paix et gardé les commandements que doivent garder ceux qui vivent au milieu de beaucoup d'autres. C'est ainsi qu'ils sont parvenus à la pureté de l'âme et ont été dignes de la contemplation de l'Esprit. Lorsqu'ils habitaient dans les villes, je crois vraiment qu'ils recevaient les étrangers, qu'ils visitaient les malades, qu'ils vêtaient ceux qui étaient nus, qu'ils lavaient les pieds de ceux qui tombaient de fatigue. Et si quelqu'un les obligeait à faire un mille, ils en faisaient deux. C'est seulement lorsqu'ils eurent gardé les commandements qu'ils devaient observer à même la vie qu'ils menaient au milieu des hommes, et que leur intelligence se mit à revenir à l'immobilité première et aux contemplations divines et mystiques, qu'alors ils se hâtèrent de partir vers l'hésychia du désert, et qu'alors ils vécurent patiemment avec leur homme intérieur jusqu'à devenir des contemplatifs. Et ils demeurèrent dans la contemplation de l'Esprit jusqu'à ce qu'ils fussent appelés par la grâce à devenir pasteurs de l'Eglise du Christ.
Quant au fait - dont tu m'as parlé - que le grand Basile loue tantôt la cohabitation avec beaucoup d'autres, tantôt l'anachorèse, voici ce que je dis : tout homme attentif, selon sa force, son éminence et le but qu'il s'est fixé à lui-même, peut trouver son gain en vérité dans l'un ou l'autre mode. Tantôt ceux qui sont forts, tantôt ceux qui sont faibles, ont avantage à vivre avec beaucoup d'autres. Il en va de même pour le désert. A celui dont l'âme est saine, dont l'intelligence est unie à l'Esprit et qui est mort aux conduites humaines, la cohabitation avec beaucoup d'autres, non pour être assisté, mais pour secourir, ne fait pas de mal, s'il est sobre et attentif à lui-même. Car il a été appelé par Dieu au nom des autres Pères. De même à celui qui est faible, qui a encore besoin de croître en buvant le lait des commandements, la cohabitation avec beaucoup d'autres est utile, jusqu'à ce qu'il se soit exercé, qu'il ait été éprouvé, qu'il ait été souffleté par les tentations, qu'il soit tombé et se soit relevé parmi tous les autres, et qu'il ait acquis la santé de l'âme. Il n'est pas de petit enfant qui n'ait été nourri du lait que lui donna sa mère, et il n'est pas de moine qui n'ait été nourri du lait des commandements, pour marcher droit, vaincre les passions, et acquérir la pureté. De la même manière, nous l'avons dit, le désert est utile, tantôt à ceux qui sont faibles et s'enfuient, tantôt à ceux qui sont forts. Aux premiers, pour que la matière leur manque, ne les brûle pas et n'accroisse pas les passions. Aux forts, pour qu'en vivant au milieu de la matière ils ne finissent pas dans les combats du malin.
Car en vérité, tu l'as dit, le désert endort les passions. Cependant il n'est pas seulement demandé au moine d'endormir celles-ci, mais de les déraciner. C'est quand elles se dressent contre nous qu'il nous faut vaincre les passions. Car les passions endormies se réveillent, quand leur est donnée l'occasion de se remettre à l'oeuvre.
Mais pour apprendre que ce n'est pas seulement le désert qui endort les passions, comme tu dis, considère que lorsque nous sommes malades ou très épuisés, elles ne nous combattent pas beaucoup. Et non seulement cela, mais bien souvent elles s'endorment elles-mêmes, quand l'une prend la place de l'autre. Ainsi la passion de la vaine gloire fait reculer celle de la prostitution. A son tour la prostitution calme le fol amour de la vaine gloire. Ne recherchons donc pas le désert avec l'idée que lui seul endort les passions. Mais considérons que dans le désert, par le jeûne des sens et par l'anachorèse loin de tout nous acquérons la sagesse, que notre homme intérieur, l'homme de l'Esprit, est renouvelé dans le Christ, qu'à toute heure nous nous voyons nous-mêmes, que notre intelligence est vigilante et ne cesse de se garder, pour que ne lui soit pas dérobée la mémoire de son espérance. Ces choses, me semble-t-il, devraient suffire en réponse à ta première question, pour autant que tu aies besoin d'elles. Parlons donc de la seconde question, que voici :
Question : Pourquoi notre Seigneur nous a-t-Il demandé d'être compatissants à l'image de la magnanimité de son Père qui est dans les cieux, et pourquoi les moines ont-ils préféré à la compassion l'hésychia ?
Réponse : Voici ma réponse. Tu as bien fait de donner l'Evangile en exemple et d'y voir le modèle qui nous permet de vérifier si nous vivons dans sa grandeur l'hésychia. Nous faisons face à ta question et ne cherchons pas à l'éliminer comme une chose superflue. Le Seigneur nous a demandé d'être compatissants à la ressemblance du Père céleste, car ceux qui font l'aumône approchent le Père. C'est vrai. Et jamais nous-mêmes les moines n'honorons l'hésychia sans la compassion. Mais autant qu'il nous est possible, nous nous efforçons de nous éloigner du souci et du trouble. Non que nous voulions nous opposer aux nécessités quand celles-ci nous arrivent, mais nous nous consacrons à l'hésychia, afin de nous entretenir continuellement avec Dieu. Car c'est en elle que nous pouvons nous purifier davantage loin du trouble et approcher Dieu. Mais s'il nous arrive une fois au long de tant de jours que des frères aient besoin de nous, il ne convient pas que nous négligions cette nécessité. Obligeons-nous donc continuellement à être en tout temps au-dedans de nous-mêmes compatissants envers la nature des êtres de raison. C'est là ce que nous demande l'enseignement du Seigneur. Telle est l'éminence de notre hésychia. Nous ne pouvons pas la vivre n'importe comment. Non seulement il nous faut garder cette hésychia intérieure, mais lorsque vient le temps des oeuvres et que nous appelle la nécessité des choses, nous ne devons pas négliger de manifester notre amour, et singulièrement ceux d'entre nous qui n'observent pas l'hésychia dans sa totalité, hors de toute rencontre, mais suivent pour eux-mêmes la règle de la semaine ou des sept semaines. De tels moines sont liés aux choses de la compassion envers le prochain. Ils ne sont pas enfermés dans les limites de leurs règles. Ils se doivent de compléter ces règles. Mais si quelqu'un est brutal, dur et inhumain, il ne garde l'hésychia que pour la forme et l'apparence. Car nous savons que sans l'amour du prochain, il est impossible que l'intelligence soit illuminée dans son approche et son amour de Dieu.
Maintenant quel moine parmi les sages, s'il a de la nourriture et des vêtements, et s'il voit son prochain nu et affamé, ne lui donne pas ce qu'il a, mais le garde pour lui? Ou encore, qui voyant un homme de la même chair que lui consumé par la maladie, durement éprouvé par la souffrance, et ayant besoin d'être visité, va dans son désir de l'hésychia préférer à l'amour du prochain la règle de la réclusion? Quand nous n'avons pas les moyens d'aider l'autre, gardons dans l'intelligence l'amour et la compassion envers les frères. Mais quand nous avons de quoi venir en aide, Dieu exige que nous mettions tout en oeuvre pour mener à bien la compassion. Il est donc clair que si nous ne possédons rien, nous n'avons pas à tomber dans les soucis et le trouble à cause des pauvres. Mais si nous avons, nous devons donner. Et encore : si de par la vie que nous menons, nous sommes loin de nous établir avec les hommes et de nous mêler à leurs spectacles, il n'est pas besoin que nous abandonnions notre cellule et notre ermitage, notre solitude et notre anachorèse, pour nous mettre à aller et venir dans le monde, à visiter les malades, et à nous occuper de telles choses. Il est clair en effet que ces choses nous mènent du plus grand au plus petit. Mais si un moine vit avec beaucoup d'autres, s'il est proche des hommes, s'il demeure dans le même lieu qu'eux, et s'il est soulagé par la peine que les autres se donnent pour lui, soit quand il est en bonne santé, soit quand il est malade, lui-même doit faire la même chose pour eux. Cependant il n'a nullement à exiger des autres qu'ils le soulagent. Mais quand il voit dans le malheur l'enfant de sa propre chair et de sa propre forme, ou bien plutôt le Christ, abandonné et souffrant, il n'a pas à le fuir et à se cacher de lui, en alléguant sa fausse hésychia. Un tel moine manquerait de compassion.
Et ne viens pas me rappeler Jean de la Thébaïde et Arsène, et me demander lequel d'entre eux s'est jamais livré à de telles choses, s'est occupé des malades et des pauvres, et a négligé son hésychia. Ne touche pas à ce qu'ont fait de tels saints. Si tu t'abstiens d'être soulagé par les hommes et de les rencontrer, comme eux ont fait, le Seigneur te permet de ne pas t'adonner aux choses de la compassion. Mais si tu es loin d'avoir atteint une telle perfection, si tu demeures continuellement dans les peines du corps et le commerce des hommes, pourquoi négliges-tu les commandements ( que tu dois garder à ta mesure), sous le prétexte que tu vis la grande ascèse des Saints, dont tu n'as aucune expérience?
Mais pour reprendre ceux qui méprisent leurs frères, je ne voudrais pas manquer de rappeler ce que fit Saint Macaire le Grand. Il s'en alla une fois visiter un frère malade et lui demanda s'il désirait quelque chose. Le malade lui répondit qu'il désirait un peu de pain frais. Or tous les moines faisaient le plus souvent leur pain pour toute l'année ( car c'était la coutume en ce lieu). Cet homme bienheureux se leva aussitôt, et bien qu'il eût atteint les quatre-vingt-dix ans, il alla de la skite à Alexandrie, il donna les pains secs qu'il avait pris dans son sac, et il les échangea contre des pains frais, qu'il apporta au frère.
Mais l'égal de ce grand moine, l'Abbé Agathon, l'homme le plus chargé d'expérience parmi tous les moines qui vivaient en ce temps-là, qui plus que tout honorait le silence et l'hésychia, fit quelque chose de plus grand encore. Cet homme merveilleux était donc allé un jour de fête vendre à la ville les ouvrages qu'il avait faits de ses mains. Il trouva sur l'agora un étranger couché par terre et malade. il loua une maison pour le loger et demeura près de lui, travaillant de ses propres mains et dépensant pour lui ce qu'il gagnait. Il le servit ainsi durant six mois jusqu'à ce que le malade recouvre la santé. C'est lui qui disait ( comme le rapporte le récit de sa vie) qu'il voulait trouver un lépreux, lui donner son corps et prendre le sien. Tel est l'amour parfait.
Ceux qui craignent Dieu, ô bien aimé, font aisément des efforts, et veillent à garder les commandements. Et s'il leur arrive de pouvoir les mettre en oeuvre, ils prennent des risques à la mesure de l'amour qu'ils leur portent. Le Seigneur vivifiant a réuni en une seule gerbe la perfection de ces commandements. Il les a fait dépendre des deux qui les contiennent tous, l'amour de Dieu et l'amour de la création elle-même, l'amour de son image. Le premier mène à bien la contemplation de l'Esprit. Le second mène à bien la contemplation et l'action. Car la nature divine est simple, elle n'est pas composée, elle est invisible et ne manque de rien par elle-même. Dans son entretien continuel avec Dieu, la conscience n'a donc naturellement besoin ni de l'action corporelle, ni d'une autre énergie, ni de la lourdeur des pensées. Car sa propre énergie est simple. Elle agit dans la partie de l'intelligence qui est une selon la simplicité de la cause adorée, au-dessus de ce qu'éprouve la sensation de la chair. Le second commandement, qui est l'amour de l'homme, est double comme notre nature. De même est double le souci que nous avons de le mener à bien. Je veux dire ceci : ce que nous accomplissons insensiblement dans la conscience, nous voulons également l'accomplir dans le corps, et pas seulement de manière manifeste, mais de manière cachée. Le commandement accompli dans les actes veut être également accompli dans la conscience.
De même que l'homme a été fait de deux parties, je veux dire d'âme et de corps, de même tout ce qui lui est propre obéit à un double souci, selon la double nature de son état. L'action précède partout la contemplation. Il est impossible de s'élever dans les hauteurs de la contemplation si l'on n'a pas d'abord assumé par l'oeuvre l'humilité de l'action. Maintenant nul homme qui cherche à porter en lui l'amour du prochain n'ose dire qu'il a mené à bien cet amour dans son âme si lui manque de l'avoir accompli dans son corps à même le temps et le lieu qui lui ont été donnés pour cela. C'est alors seulement qu'il est permis de croire et de connaître qu'on porte l'amour qui est dans la contemplation. Et quand en ces choses nous devenons fidèles et vrais autant qu'il est possible, est donnée à l'âme la puissance de s'étendre dans les pensées simples et différentes qui ouvrent à la grandeur de la plus haute contemplation divine. Mais là où il n'est pas possible à l'homme de mener à bien l'amour du prochain dans les choses visibles et dans le corps, cet amour seulement gardé dans notre coeur suffit à Dieu, surtout si l'hésychia, maintenant le moine dans sa clôture et le portant à la cime des vertus, demeure dans son oeuvre propre.
Cependant si nous ne parvenons pas à assumer toute cette hésychia, comblons son manque par le commandement qui la suit, et qui est l'action sensible que nous accomplissons en vue de notre corps, pour mener à bien le repos de notre vie, et pour que notre liberté ne se trouve pas être une raison de nous soumettre à la chair, quand nous peinons en vain au nom de l' anachorèse. Il est donc clair que celui qui se prive totalement du commerce des hommes et se conçoit tout entier en Dieu, quand il est mort à tous parce qu'il s'est séparé d'eux, n'est pas tenu d'assister et de servir les hommes. Si un homme s'est donné pour règle de vivre dans l'hésychia durant sept semaines, ou pendant une semaine, et son observance accomplie, part à la rencontre des hommes, se mêle à eux et se console avec eux, mais néglige ses frères qui sont dans le malheur sous prétexte qu'il est lié par sa règle hebdomadaire, un tel homme est dur et sans pitié. Il est clair ici que son manque de compassion, sa présomption et ses pensées fausses l'empêchent d'entrer en communion avec ses frères.
Celui qui méprise le faible ne verra pas la lumière. Si un homme détourne son visage de celui qui est dans le malheur, son jour sera couvert de ténèbres. Et s'il méprise la voix de celui qui est dans la peine, les fils de sa maison iront à tâtons sans rien voir.
N'outrageons pas dans notre ignorance le grand nom d'hésychia. Tout art de vivre a son temps, son lieu, sa différence. Il est connu de Dieu, si l'oeuvre qu'il suscite est agréée. Mais en dehors de là, vaine est l'oeuvre de tous ceux qui se soucient d'atteindre la mesure de la perfection. Celui qui, lorsqu'il est malade attend d'être consolé et visité par les autres, s'humiliera lui-même et partagera la peine de son prochain quand celui-ci sera dans l'épreuve, afin que son oeuvre se fasse en joie au coeur de son hésychia, loin de toute présomption et de toute erreur des démons. Un Saint qui avait la connaissance a dit que rien ne peut délivrer le moine du démon de l'orgueil et contribuer à maintenir en lui la chasteté quand l'enflamme le désir de la prostitution, comme de visiter les malades allongés sur leurs couches, et les hommes que dessèche l'affliction de la chair.
Grande est l'oeuvre angélique de l'hésychia, quand elle s'unit au discernement en passant par l'humilité. Car là où nous ne connaissons pas, nous sommes dévastés et outragés. Mais je n'ai pas dit ces choses, frères, pour que nous négligions et méprisions l'oeuvre de l'hésychia. Car nous essayons partout de vous faire comprendre cette oeuvre, et ce n'est pas maintenant que nous allons affirmer le contraire de ce que nous avons dit. Que nul ne prenne et n'isole une parole de mes discours, ne délaisse le reste et ne garde follement en ses mains que cette parole. Je me souviens avoir dit en beaucoup d'endroits que s'il arrive à un moine, tant nous contraint notre faiblesse, d'être totalement inerte dans sa cellule, ce n'est pas pour cela qu'il doit la quitter à jamais. Mais dans le cas où une nécessité temporaire oblige le moine à sortir quelques semaines pour soulager et conforter la vie de son prochain, qu'il ne considère pas que cela ressortit de l'inertie ou du relâchement. Cependant si quelqu'un pense en lui-même qu'il est parfait et plus haut que tout ce qui est ici, dès lors qu'il demeure tendu vers Dieu et se retire de toutes les choses visibles, qu'il refuse de sortir.
Grande est l'oeuvre du discernement de ceux que secourt Dieu. Puisse-t-Il dans sa compassion nous donner d'accomplir sa parole, Lui qui a dit : " Ce que vous voulez que vous fassent les hommes, faites-le vous-mêmes pour eux." (1).
(1) : ( Lc 6, 31).
A Lui la gloire et l'honneur dans les siècles. Amen.
Tu as encore écrit dans ta lettre que le moine qui veut aimer Dieu plus que tout, doit veiller à la pureté de son âme. Si tu es capable de cette vigilance, tu as bien dit. Mais comme tu as dit aussi que l'âme n'a aucune assurance dans la prière tant qu'elle n'a pas vaincu les passions, il me semble, bien que je sois ignorant, que ces deux choses sont contradictoires. Car si elle n'a pas vaincu les passions, comment peut-elle veiller à la pureté? Et si la pureté n'a pas été amenée par la règle de la justice spirituelle, comment peux-tu chercher ce qui est plus haut qu'elle, alors que l'âme n'a pas vaincu ses passions? On ne sait pas qu'un homme aime, parce qu'il désire. Mais on comprend qu'il désire, parce qu'il aime. L'amour selon la nature précède le désir. Si on n'aime pas, on ne désire pas non plus. Les passions sont des portes fermées devant la pureté. Si on n'ouvre pas la porte fermée, on n'entrera pas dans le lieu chaste et pur du coeur. Mais quand tu as dit que l'âme n'a pas d'assurance à l'heure de la prière, tu as dit vrai. Car l'assurance est non seulement plus haute que les passions, mais plus haute que la pureté. Tel est l'ordre que nous a transmis la tradition, et que je dis ici : l'ardente patience combat les passions. C'est ainsi qu'on parvient à la pureté. Donc si les passions sont vaincues, l'âme acquiert la pureté. Et la vraie pureté permet à l'intelligence d'acquérir l'assurance à l'heure de la prière.
Si nous demandons dans la prière ce que nous appelons la pureté de l'âme, sommes-nous donc blâmables? Ou cette demande est-elle un signe d'orgueil et de présomption, dès lors que nous réclamons de Dieu ce que l'Ecriture Sainte et nos Pères nous ordonnent et ce que le moine lui-même a suivi en partant dans l'anachorèse? Quant à moi je pense, Père saint, que comme le fils ne doute pas de son père et ne lui demande rien en disant "enseigne-moi tel art" ou "donne-moi telle chose", ainsi le moine ne doit rien distinguer, ni rien exiger de Dieu en disant : " Donne-moi ceci ou donne-moi cela". Car il sait que la Providence de Dieu nous couvre davantage encore que le père qui veille sur son fils. Il nous faut donc nous humilier nous-mêmes, pleurer les causes des fautes que nous avons commises en dehors de notre volonté, en pensée ou en acte, dire d'un coeur brisé la prière du Publicain : " Dieu aie pitié de moi, pécheur" (1),
(1) : ( Lc 18, 13),
et travailler secrètement et visiblement à ce que nous a enseigné le Seigneur quand Il a dit : " Quand vous avez fait ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire." (2).
(2) : ( Lc 17, 10).
Ainsi ta conscience témoigne que tu es inutile et que tu as besoin de pitié. Tu sais toi-même que ce ne sont pas les oeuvres qui ouvrent la porte fermée dans le coeur, mais c'est le coeur lui-même qui ouvre, lorsqu'il est brisé et qu'il est humble, et que tu vaincs les passions par l'humilité, non par le mépris. Celui qui est malade commence par se faire humble. Puis il veille sur sa santé et s'efforce de guérir de ce dont il souffre. C'est alors qu'il cherche à devenir roi. Car la pauvreté et la santé sont le royaume de l'âme.
Qu'est-ce que le royaume de l'âme? De même que le fils malade ne dit pas à son père : " Fais-moi roi", mais s'occupe d'abord de sa maladie, et quand il est totalement guéri et en bonne santé, le royaume de son père lui appartient, ainsi le pécheur qui se repent et qui a recouvré la santé de son âme, entre dans le pays de la nature pure, avec le Père, et règne dans sa gloire.
Rappelons-nous ici le Saint Apôtre Paul confessant ses fautes et mettant son âme au plus bas, à la dernière place, quand il dit : " Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs dont je suis le premier. Mais Il a eu pitié de moi, pour montrer d'abord en moi toute sa patience." (1).
(1) : (Lc 18, 13).
Car au départ j'étais persécuteur, injurieux, blasphémateur. Mais Il a eu pitié de moi. Dans mon incrédulité je ne savais pas ce que je faisais. Or quand, à quel moment disait-il ces choses? Après les grands combats, après les oeuvres puissantes, après la prédication de l'Evangile du Christ dans le monde entier, après les morts continuelles et les nombreuses afflictions qu'il avait souffertes de la part des juifs et des paîens. Mais il se souvenait encore de ce qu'il avait fait au commencement. Non seulement il pensait qu'il n'était pas encore parvenu à la pureté, mais il considérait qu'il ne devait pas être appelé disciple. Il disait : " Je ne suis pas digne d'être appelé Apôtre, car j'ai persécuté l'Eglise du Christ." (1).
(1) : ( 1 Co 15, 9).
Quand plus que tous les hommes il eut vaincu les passions, il disait encore : " Je soumets ma chair et la mène durement, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réfuté." (2).
(2) : ( 1 Co 9, 27).
Mais si tu dis que lui-même parle par ailleurs de ses grandes oeuvres, qu'il te persuade. Car il dit qu'il n'a rien fait volontairement et par lui-même, mais par la grâce de la prédication. Quand il relate ces choses pour le bien des fidèles, il refuse en lui-même toute pensée qui pourrait le porter à se glorifier. Il le proclame et dit : " C'est vous qui m'y obligez." Et encore : " Je ne parle pas selon le Seigneur, mais comme un insensé, en considérant que j'ai lieu de me glorifier." (3).
(3) : ( 2 Co 11, 17).
Telle est la règle que dans sa justice et sa droiture nous a assignée saint Paul. Gardons-la donc, efforçons-nous de l'accomplir, et cessons de rechercher les choses élevées qui vont à l'encontre de Dieu, quand Lui-même ne les donne pas et ne les confie pas. Car Dieu connaît les vases d'élection qui Le servent. Même après avoir reçu ces choses, le bienheureux Paul n'a pas demandé le Royaume de l'âme, mais il a dit : " Je voudrais être séparé du Christ..." (4).
(4) : (Ro 9, 3).
Comment nous-mêmes osons-nous donc, avant le temps connu de Lui, demander le Royaume de l'âme, alors que nous n'avons pas encore gardé les commandements, que nous n'avons pas encore vaincu les passions, et que nous n'avons pas encore payé la dette?
Je t'en prie donc, Père saint, qu'une telle chose ne te vienne pas à l'esprit, mais plus que tout acquiers la patience en ce qui t'arrive. Très humblement, et le coeur brisé, demandons dans notre vie et dans nos pensées le pardon de nos péchés et l'humilité de l'âme.
Un Saint l'a écrit : la prière de celui qui ne considère pas qu'il est pécheur, n'est pas reçue auprès du Seigneur. Si des Pères, comme tu l'as dit, ont écrit là-dessus pour montrer ce qu'est la pureté de l'âme, ce qu'est la santé, ce qu'est l'impassibilité, ce qu'est la contemplation, ils n'ont pas dit cela pour que nous le recherchions et l'attendions avant le temps. Car il est écrit que l'avènement du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer. (1).
(1) : ( Lc 17, 20).
Ceux qui ont ainsi visé le Royaume ont fini dans l'orgueil et la chute. Mais nous, nous devons fonder le lieu du coeur sur les oeuvres du repentir et les conduites qui plaisent à Dieu. Les grâces du Seigneur viennent d'elles-mêmes, si le lieu du coeur est pur et n'est pas souillé. Mais que nous recherchions ces choses, je veux dire les hauteurs divines, pour pouvoir les observer, c'est là ce que refuse l'Eglise de Dieu. Ceux qui ont agi ainsi n'ont jamais trouvé que l'orgueil et la chute. Ce n'est pas là un signe qu'on aime Dieu mais une maladie de l'âme. Comment chercherions-nous les hauteurs de Dieu, là où le divin Paul se glorifie dans les afflictions, et considère que les hauteurs de Dieu sont la communion aux souffrances du Christ?
Tu écris en outre dans ta lettre que ton âme a aimé aimer Dieu, mais que tu n'es pas encore parvenu à aimer, bien que soit grand ton désir d'aimer, et que tu as soif de partir au désert. Tu as montré en cela que la pureté du coeur s'est levée en toi et que le souvenir de Dieu, comme un feu que tu entretiens, brûle en ton coeur. Si ces choses sont vraies, elles sont grandes. Mais elles ne demandaient pas que tu les écrives. Car elles ne s'imposent pas. Tu as sans doute parlé de ces choses pour poser ta question. Mais c'était là l'ordre de l'interrogation, qui est un autre ordre. Car celui qui dit que son âme n'a pas encore d'assurance dans la prière, parce qu'il n'a pas vaincu les passions, comment ose-t-il dire que son âme a aimé aimer Dieu? Il est impossible que se lève dans l'âme l'amour divin derrière lequel tu cours mystérieusement en te vouant à l'anachorèse, si l'âme n'a pas vaincu les passions. Or tu dis que ton âme n'a pas vaincu les passions, et qu'elle a aimé aimer Dieu, ce qui ne va pas de soi. Car si quelqu'un dit qu'il n'a pas vaincu les passions et qu'il aime aimer Dieu, je ne sais pas ce qu'il dit.
Mais tu dis : je n'ai pas dit : "j'aime", mais : " j'aime aimer". Même cela n'a pas lieu d'être, si l'âme n'est pas en état de pureté. Si ce que tu dis n'est jamais qu'un mot, tu n'es pas le seul à le dire. Chacun dit qu'il veut aimer Dieu. Et pas seulement les chrétiens. Chacun a ce mot à la bouche. Mais de tels mots ne viennent que du mouvement de la langue. L'âme ne sent pas ce qu'elle dit. Beaucoup de malades ignorent qu'ils le sont. La malice est une maladie de l'âme. Et l'erreur est la perdition de la vérité. Ainsi la plupart des hommes qui sont malades proclament qu'ils sont en bonne santé, et beaucoup les louent. Car si l'âme ne s'est pas guérie de la malice et ne maintient pas en elle la santé naturelle dans laquelle elle a été créée, afin de naître de la santé de l'Esprit, il n'est pas possible à l'homme de désirer les choses de l'Esprit qui dépassent la nature. Car tant que l'âme est dans la maladie des passions, elle ne sent pas ce qui est spirituel, elle ne sait pas non plus le désirer, elle ne fait que désirer à partir de ce qu'entendent les oreilles ou de ce qu'elle entend des Ecritures. Ce n'est donc pas sans raison que j'ai dit plus haut combien ceux qui désirent la perfection doivent garder tous les commandements. Car l'oeuvre cachée des commandements guérit la puissance de l'âme. Cette oeuvre ne s'est pas faite simplement et n'importe comment. Il est écrit : sans effusion de sang, il n'y a pas de rédemption. C'est avant tout dans l'incarnation du Christ en l'homme que notre nature a reçu le renouvellement. Puis elle a communié à sa souffrance et à sa mort. C'est alors qu'elle a été renouvelée et sanctifiée par l'effusion de sang, et qu'elle est devenue capable de recevoir les commandements nouveaux et parfaits. Car s'ils avaient été donnés avant que soit versé le sang, avant que soit renouvelée et sanctifiée notre nature, ces commandements nouveaux, comme les anciens, auraient enlevé la malice de l'âme, mais ils n'auraient pas pu totalement la déraciner. Mais maintenant il n'en va pas ainsi. L'oeuvre cachée qui suit l'effusion de sang, et les commandements spirituels, les commandements nouveaux que l'âme garde dans la considération de la crainte de Dieu, la renouvellent, la sanctifient, et soignent secrètement tous ses membres. Il est clair que chacun des commandements guérit doucement dans l'âme toute passion. Celui qui guérit et celui qui est guéri sentent cette énergie comme la sentit la femme qui perdait son sang.
Tu sais, ô bien aimé, que si la partie passionnée de l'âme n'est pas guérie, si elle n'est pas renouvelée, si elle n'est pas secrètement sanctifiée, si elle n'est pas reliée à la vie de l'Esprit, l'âme ne pourra pas recouvrer la santé ni se délivrer de l'affliction des choses qu'elle rencontre dans la création. Telle est cette guérison : elle vient de la grâce, comme ce fut pour les bienheureux Apôtres qui par la foi sont devenus parfaits dans l'amour du Christ. Mais l'âme reçoit aussi parfois la santé par l'observance de la Loi. Car celui qui par l'accomplissement des commandements et par les oeuvres les plus dures de la vraie vie a vaincu les passions, qu'il sache qu'il a acquis la santé de l'âme par l'observance de la Loi. Car celui qui par l'accomplissement des commandements et par les oeuvres les plus dures de la vraie vie a vaincu les passions, qu'il sache qu'il a acquis la santé de l'âme par l'observance de la Loi, qu'il a été sevré de la corporéité de ce monde, qu'il s'est dégagé de l'habitude de ses propres présomptions, qu'il est né de nouveau comme au commencement dans l'ordre spirituel, qu'il s'est retrouvé par la grâce dans le lieu de l'Esprit, dans les pensées de l'homme intérieur, et qu'un monde nouveau, non composé, l'a reçu.
Mais lorsque l'intelligence a été renouvelée et que le coeur a été sanctifié, toutes les pensées qui passent dans le coeur y viennent selon la nature de ce monde nouveau dans lequel entre l'intelligence. Tout d'abord celle-ci reçoit en elle l'amour du divin, et elle désire la communion avec les anges et les révélations des mystères de la connaissance de l'Esprit. Elle sent enfin la connaissance spirituelle des créatures. En elle se lève la contemplation des mystères de la Sainte Trinité et des mystères de l'économie adorée par laquelle Dieu veille sur nous. C'est alors qu'elle s'unit totalement à la connaissance de l'espérance du siècle à venir.
Vois donc à la lumière de ce que je viens de t'écrire, où tu en es. Si l'âme, alors qu'elle était enfermée dans le lieu des passions, pouvait aimer Dieu en vérité, elle n'avait pas tellement besoin d'interroger et d'apprendre les mystères du monde de l'Esprit. Car il est clair que l'enseignement et la connaissance n'ont pas d'effet sur les passions, et ne sont pas capables d'ouvrir la porte fermée de la pureté. Par contre si les passions sont enlevées de l'âme, l'intelligence est illuminée, elle se fonde dans le lieu de la nature, et elle n'a pas besoin d'interroger. Elle contemple en pleine lumière les biens qui se trouvent en son lieu. En effet ce n'est pas à partir de l'enseignement et de l'interrogation que nos sens extérieurs éprouvent les natures, et ce qui leur arrive. Mais c'est naturellement, et sans avoir à interroger, que chacun des sens éprouve ce qu'il lui est donné de percevoir. ( Car il n'est pas d'enseignement intermédiaire entre ce qui a la faculté de sentir et le sensible. Quoi qu'on lui dise sur la lumière du soleil et de la lune, sur le cours des astres et l'éclat des pierres précieuses, c'est par leur seul nom que l'aveugle les connaît, les juge et conçoit leur beauté. Sa connaissance et son discernement sont privés du plaisir de la vision.) Je pense qu'il en va de même de la contemplation de l'Esprit, si toutefois elle a gardé en elle la santé de sa nature, contemple parfaitement la gloire du Christ, n'interroge pas et n'apprend pas, mais a ses délices dans le plaisir des mystères du monde nouveau plus haut que la volonté libre. Car elle reçoit la chaleur de la foi et de l'espérance qui est dans le Christ, comme l'a écrit le bienheureux Paul : "Ce que nous voyons, pouvons-nous l'espérer encore? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience." (1).
(1) : ( Ro 8, 25).
Nous devons donc attendre, et demeurer en toute solitude et toute simplicité dans notre homme intérieur, là où il n'y a nulle empreinte des pensées et nulle vision des corps composés. L'intelligence tire ses modèles de ce qu'elle voit. Quand elle regarde le monde, impressionnée qu'elle est par la succession des formes dans lesquelles elle se laisse aller, elle reçoit de ces formes autant d'empreintes et d'images. Et ces images, à la mesure de leur nombre et selon la variété de leur changement, suscitent en elle des pensées. Or quand les pensées se lèvent, elles scellent l'intelligence. Mais si l'intelligence tourne son regard vers l'homme intérieur, où il n'est pas possible de faire quoi que ce soit qui serve au changement des formes et de diviser les composés pour transformer leurs figures, mais où il n'y a en tout et pour tout que le Christ, il est clair que l'intelligence reçoit la simple contemplation sans laquelle rien ne peut embaumer le sens de l'âme et faire qu'elle acquière l'assurance à l'heure de la prière. C'est ainsi que se nourrit la nature de l'âme. Quand l'intelligence demeure ainsi dans le lieu de la connaissance de la vérité, elle n'a pas besoin d'interroger. Car de même que l'oeil du corps ne pose pas de questions avant de voir le soleil, de même l'oeil de l'âme n'a rien à examiner avant de contempler la connaissance de l'Esprit. Ainsi la contemplation mystique que tu désires, ô Père saint, se révèle à l'intelligence après que l'âme ait recouvré la santé. Mais l'âme qui veut en examinant et en interrogeant apprendre de tels mystères, est frappée de folie. Ce n'est pas parce qu'il avait appris, ou d'une manière matérielle, que le bienheureux Paul a dit qu'il avait vu et entendu des mystères et des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de dire. (1).
(1) : (2 Co 12, 4).
Mais il avait été ravi dans le lieu spirituel, et c'est là qu'il avait vu la révélation des mystères.
Donc toi aussi, Père saint, si tu aimes la pureté, retranche de tous l'amour que tu répands sur tous, entre travailler dans la vigne de ton coeur, déracine de ton âme les passions, fais tout pour ne pas connaître la malice de l'homme. La pureté voit Dieu. Elle ne se lève pas et ne fleurit pas dans l'âme parce qu'on la recherche, mais parce qu'on ignore la malice des autres hommes. Si tu veux que ton coeur devienne le lieu des mystères du monde nouveau, enrichis-toi d'abord des oeuvres du corps, le jeûne, la veille, la liturgie, l'ascèse, la patience, la suppression des pensées, et le reste. Applique ton intelligence à la lecture des Ecritures et à l'étude de ce qui est en elles, écris les commandements devant tes yeux, paie la dette des passions, quand tu es vaincu et quand tu es vainqueur. Par le continuel entretien de la prière et de la supplication, et en t'y consacrant, enlève de ton coeur toute image et toute figure que tu as reçues par présomption. Accoutume ton intelligence à toujours se vouer aux mystères de l'économie du Sauveur, cesse de rechercher la connaissance et la contemplation qui dépassent ce que peuvent en dire les paroles en leur lieu et en leur temps, observe les commandements, applique-toi aux oeuvres de la pureté, et demande pour toi dans la prière auprès du Seigneur le feu de l'affliction qui brûle pour tous, celle-là même qu'Il a mise dans le coeur des Apôtres, des Martyrs et des Pères, afin qu'elle soit aussi dans ton coeur et que tu sois digne de mener la vie spirituelle. Tel est le commencement, le milieu et la fin de cette vie spirituelle : se couper de tous pour s'unir au Christ. Si tu désires contempler les mystères, mets en oeuvre en toi-même les commandements, et ne sois pas en quête de les connaître. La contemplation spirituelle agit en nous dans le lieu de la pureté. Cherche d'abord à apprendre comment entrer dans le lieu des mystères de l'Esprit. C'est par là qu'il faut commencer.
La pureté qui vient de l'énergie des commandements est le premier des mystères. Mais la contemplation est l'énergie spirituelle de l'intelligence qui admire et comprend ce qui a été et ce qui sera. La contemplation est la vision de l'intelligence qui s'émerveille devant l'économie de Dieu de génération en génération, et comprend la gloire de ses créatures et leur difficulté à entrer dans le monde nouveau. Car c'est là que se brise le coeur, que l'homme se renouvelle, qu'à l'image des petits enfants en Christ il se nourrit du lait des commandements nouveaux et spirituels, devient sans malice, s'accoutume aux mystères de l'Esprit et aux révélations de la connaissance, et qu'emporté de connaissance en connaissance, de contemplation en contemplation, de compréhension en compréhension, il apprend, et il se conforte mystiquement, jusqu'à ce qu'il soit élevé dans l'amour, qu'il soit uni à l'espérance, que demeure en lui la joie, qu'il soit exalté en Dieu et qu'il soit couronné par la gloire naturelle de la création dans laquelle il est né.
Par ces pâturages de l'Esprit, l'intelligence s'élève dans les révélations de la connaissance, elle tombe, elle se relève, elle vainc, elle est vaincue, elle est sur le grill dans la fournaise de la cellule, mais ainsi elle se purifie, elle reçoit la pitié, il lui est réellement donné de contempler la Sainte Trinité dont tu as le désir. Il y a trois contemplations des natures, dans lesquelles l'intelligence s'élève, agit et se dépouille : deux sont celles des natures créées, douées ou privées de raison - les natures spirituelles et les natures corporelles -, et l'autre est celle de la Sainte Trinité. La contemplation a d'abord pour objet toute créature venue au monde. C'est par là que l'intelligence acquiert la révélation de la connaissance. Mais en ceux qui ne sont pas dominés par les sens, la contemplation est spirituelle. L'intelligence qui contemple peut aussi se contempler elle-même. C'est ainsi que les philosophes profanes ont laissé aller leurs pensées dans la représentation imaginaire des créatures.
La contemplation des fils du mystère de la foi est donc liée à la foi, et elle se nourrit dans la prairie des Ecritures. Elle recueille l'intelligence loin de toute distraction extérieure. Elle l'attache à s'unir au Christ, comme fut unie au Christ l'intelligence de Basile et de Grégoire. Elle goûte aux paroles mystiques exposées dans les Ecritures. Et s'il est des paroles que la connaissance ne peut pas comprendre, nous les recevons par la foi. C'est par la contemplation que nous recevons la connaissance de telles paroles. Mais cette connaissance nous vient après la purification. Dans les mystères de l'Esprit qui sont plus que la connaissance, ces mystères que ne peuvent éprouver ni les sens du corps ni la raison de l'intelligence, Deiu nous a donné la foi, par laquelle nous savons seulement qu'ils sont. Et de cette foi naît en nous l'espérace qui nous attache à eux. Dans la foi nous confessons que Dieu est le Seigneur, le Maître, le Créateur qui a formé l'univers. Et par la connaissance nous discernons qu'il nous faut observer ses commandements et comprendre que la crainte garde les commandements anciens, comme Il l'a dit Lui-même, et que l'amour garde les commandements vivifiants du Christ, comme Il l'a dit également : " J'ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour." (1).
(1) : ( Jn 15, 10).
Il est donc clair que le Fils ne garde pas les commandements de son Père par crainte, mais par amour. C'est pourquoi Il nous exhorte à garder nous aussi les commandements par amour. Il dit : " Si vous M'aimez, vous garderez mes commandements. Je demanderai à mon Père, et Il vous enverra un autre Consolateur." (2).
(2) : ( Jn 14, 15).
Il appelle avènement du Consolateur les charismes de la révélation des mystères de l'Esprit, cette perfection de la connaissance spirituelle que reçurent les Apôtres en recevant l'Esprit Lui-même. Le Seigneur a annoncé le Consolateur. Il a promis qu'Il Le leur donnerait - et Il l'a demandé à son Père - pour qu'Il demeure avec eux dans les siècles après l'accomplissement des commandements et la purification. Vois-tu que par la garde des commandements est donnée à l'intelligence la grâce de la contemplation mystique et de la révélation de la connaissance de l'Esprit? Et non comme l'a supposé ta sagesse, en affirmant que l'oeuvre de la garde des commandements empêche la contemplation des mystères divins qui s'accomplissent dans l'hésychia.
Donc je t'en prie, si tu as senti dans ton âme que tu as atteint le lieu de la charité, garde les commandements nouveaux, mais garde-les par amour de Celui qui les a donnés, et non par crainte, comme l'a dit le bienheureux Paul, quand il fut brûlé par l'amour divin : " Qui me séparera de l'amour du Christ? L'affliction, la prison, la persécution...?"(3).
(3) : ( Ro 8, 35).
Et il ajoute : " Je suis persuadé que ni la mort, ni la vie, ni le présent, ni l'avenir ne peuvent me séparer de l'amour de Dieu dans le Christ Jésus notre Seigneur." (4).
(4) : ( Ro 8, 38).
Et pour que tu n'ailles pas penser qu'il désire la grande récompense, ou l'honneur, ou le don débordant des charismes spirituels comme le désire ta sainteté, il dit : " Je voudrais être anathème, séparé du Christ, pour que ceux qui L'ont quitté reviennent à Lui." (5). Enfin pour que tu saches qu'il ne recherche pas la contemplation mystique et anachorétique comme le fait ta personne, mais qu'il désire simplement celle qui a été souvent donnée à certains par la grâce, écoute ce qu'il dit ailleurs : " Quand bien même je parlerais les langues des anges et des hommes, si je n'ai pas la charité je suis un airain ou une cymbale qui résonne. Quand bien même j'aurais la prophétie et verrais tous les mystères et toute la connaissance, quand bien même j'aurais la foi jusqu'à soulever des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien." (1).
(1) : (1 Co 13, 1-2).
Car telle est la loi : la porte qui mène à ces choses est la charité. Si nous acquérons la charité, elle nous mène à de tels biens. Mais si ces biens nous sont donnés par grâce sans que nous ayons la charité, jamais nous ne pourrons les acquérir. Car l'acquisition et la garde de la plus haute sainteté et de la vie divine, est l'amour. En effet dès que le moine acquiert l'amour, son coeur acquiert la paix ( qui est la demeure de Dieu), et lui est ouverte la porte de la grâce, par laquelle notre Seigneur entrera et sortira, comme Il l'a dit : " Je suis la porte de la vie. L'homme qui entrera par Moi vivra. Il trouvera son pâturage pour y nourrir sa vie spirituelle." (2).
(2) : ( Cf. Jn 10, 9).
Là ni la malice ni l'erreur ne lui seront un obstacle. Mais l'amour divin le fait entrer et sortir, comme les enfants libres du Christ - à savoir que la vie spirituelle de l'intelligence est vraiment une contemplation divine -, écoute le grand Paul. Il dit en effet ceci : " Je ne me complais pas dans la contemplation sans la charité. Si je n'entre pas dans cette contemplation en passant, comme le veut la loi, par l'affliction de la charité, je n'en ai aucun désir. Et quand bien même me serait-elle donnée par pure grâce, si je n'ai pas acquis la charité, je ne recherche pas la contemplation. Car je ne suis pas entré en elle par la porte naturelle, qui est la charité. Il faut donc d'abord acquérir la charité, qui est la contemplation antérieure de la sainte Trinité, et ensuite, sans que j'aie à recevoir d'autre don, je connaîtrai naturellement la contemplation du monde spirituel." Considère la sagesse du bienheureux Paul. Vois comment il a abandonné tous les charismes transmis par la grâce et a demandé le fondement même des choses, lequel reçoit les charismes et les garde, comme on l'a dit. Ce charisme de la contemplation des créatures a été aussi donné à Moïse, et beaucoup d'autres l'ont reçu. Cependant ils ne l'ont pas reçu comme leur propre certitude, mais par une révélation. Moi qui ai été baptisé dans l'Esprit Saint et qui ai été comblé de grâce, je veux recevoir dans mon coeur la sensation du Christ qui demeure en moi. Car le Christ a accompli le renouvellement de notre nature dans sa propre hypostase. Nous L'avons revêtu par l'eau et par l'Esprit. Il s'est uni à nous dans un mystère ineffable, et Il a fait de nous les membres de son Corps. Ici-bas en gage, et dans le monde nouveau naturellement. Il transmet la vie aux autres membres. Donc pourquoi veux-tu et cherches-tu la contemplation avant la charité, quand le divin Paul déclare que l'une est impossible en dehors de l'autre?
En effet ce que tu as dit - l'oeuvre des commandements m'empêche d'atteindre la contemplation - révèle clairement que tu as blâmé l'amour du prochain et lui a préféré la contemplation, et que tu désires voir celle-ci là où on ne peut pas l'éprouver. Car nous-mêmes ne pouvons pas voir la contemplation, ô très sage, mais c'est la contemplation qui se montre elle-même à nous dans son propre lieu. De même que tout au long de la croissance naturelle l'âme reçoit une connaissance différente, sent les choses du monde et s'y exerce jour après jour, de même dans les choses de l'Esprit on reçoit la contemplation spirituelle et la sensation divine et on s'y exerce, dans la mesure où l'intelligence croît en développant sa réflexion et va de l'avant. Si on atteint le pays de la charité, on contemple en leur lieu les choses spirituelles. Or ces choses, quand bien même un homme s'efforcerait de les porter dans sa propre vie, ne se laissent pas circonvenir. Si un tel homme a l'audace de les imaginer, de les contempler et de les concevoir quand ce n'est pas le temps, sa vue se brouille aussitôt et il voit des fantasmes et des figures imaginaires au lieu des vraies contemplations. Si tu as bien mis ces choses sous le regard du discernement de ton intelligence, ne recherche pas la contemplation quand ce n'est pas le temps. Mais s'il te semble maintenant que tu contemples, ce n'est là qu'une ombre de l'imagination : ta contemplation n'est pas encore la contemplation. Si la contemplation est vraie, la lumière est là, et l'on est bien près de la vérité en contemplant ce que l'on voit. Mais quand c'est le contraire, l'oeil voit une ombre au lieu de la vérité. Il voit de l'eau là où il n'y a pas d'eau. Il voit des maisons enlevées et suspendues dans l'air alors qu'elles sont sur la terre. Considère que ce qui se manifeste ainsi dans l'ordre corporel, se manifeste également dans l'ordre spirituel.
Si la vision de l'intelligence ne se purifie pas dans l'oeuvre des commandements et dans les actes par lesquels on assume l'hésychia, si elle n'acquiert pas dans sa perfection la lumière de la charité, si elle ne croît pas jusqu'à parvenir en Christ à la nouveauté, si par l'autre connaissance elle n'approche pas les natures spirituelles dans l'ordre où l'on recherche la vie angélique de l'Esprit, on ne peut pas devenir un vrai contemplatif, un homme voué à la contemplation divine. L'intelligence peut bien croire qu'elle suscite elle-même ce qu'elle voit, cela s'appelle imagination, et non vérité. Quand l'intelligence voit ainsi une chose au lieu d'une autre, cela lui arrive parce qu'elle ne s'est pas purifiée. Car la nature de la vérité demeure toujours immuable. Elle ne se transforme jamais en images. La cause de l'apparition des images est la maladie de l'intelligence, et non sa pureté.
C'est là ce qui est arrivé aussi aux philosophes profanes. Ils ont pensé que ces images étaient l'ordre spirituel, dont ils n'avaient pas reçu de Dieu le véritable enseignement. Parce qu'ils pouvaient recueillir et développer leur raison, et concevoir leurs pensées, ils ont cru dans leur présomption qu'ils étaient quelque chose, puis ils ont cherché à savoir comment ils étaient, afin de découvrir leur origine et de comprendre le changement de leur propre image. Ils ont discouru sur ces choses avec une suffisance inconvenante. Ils ont divisé en nombreux dieux le Dieu unique. Ils ont parlé et ils ont écrit en laissant divaguer leurs pensées. Et cette folle imagination de leurs pensées, ils l'ont appelée contemplation des natures.
La vraie contemplation des natures - celles qu'on peut sentir et celles qu'on ne peut pas sentir - et la vraie contemplation de la Sainte Trinité Elle-même, sont donc données au coeur de la révélation du Christ. C'est Lui qui les a enseignées et montrées aux hommes, d'abord lorsqu'Il a renouvelé dans sa propre hypostase la nature humaine, puis lorsqu'Il nous a tracé en Lui-même un chemin pour que par ses commandements vivifiants nous puissions parvenir à la vérité. Notre nature est ainsi capable de porter la vraie contemplation, et non la contemplation imaginaire, quand avant tout dans la patience, dans l'ascèse et dans l'affliction l'homme se dépouille du vieil homme des passions, comme l'enfant bien né se dépouille du vêtement de la matrice. C'est alors que l'intelligence peut naître spirituellement, se révéler dans le monde de l'Esprit, et recevoir la contemplation de sa patrie.
Ainsi la contemplation des créatures, si douce soit-elle, n'est jamais que l'ombre de la connaissance, et sa douceur ne diffère pas de l'imagination des rêves. Dans l'Esprit de la révélation, qui fait les délices spirituelles de l'intelligence, la contemplation du monde nouveau est l'énergie de la grâce, et non l'ombre de la connaissance. Cette douceur-là n'est pas différente de celle dont l'Apôtre a dit : " Ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qui L'aiment." (1).
(1) : ( 1 Co 2, 9).
C'est là ce que Dieu a révélé aux Saints par son Esprit. " Car l'Esprit Lui-même sonde tout, même les profondeurs de Dieu." (2).
(2) : (1 Co 2, 10).
Une telle contemplation nourrit l'intelligence, en attendant que celle-ci puisse recevoir une contemplation plus haute que la première. La contemplation succède ainsi à la contemplation, jusqu'à ce que l'intelligence parvienne dans le pays de l'amour parfait. Car l'amour est le lieu du monde spirituel, et il fait sa demeure dans la pureté de l'âme. Quand l'intelligence se tient dans le pays de l'amour, la grâce agit. Alors l'intelligence a besoin de la contemplation de l'Esprit, et elle se met à contempler ce qui est caché. Je l'ai dit, le charisme des révélations que contemple l'intelligence, est donné par deux choses :
Il est parfois donné par la grâce, et vient de la chaleur de la foi. Mais il vient parfois aussi de l'oeuvre des commandements et de la pureté. Il est donné par la grâce, comme ce fut pour les bienheureux Apôtres, lesquels n'eurent pas leur intelligence purifiée et ne reçurent pas la révélation de la contemplation par l'oeuvre des commandements, mais par la chaleur de la foi. Car ils crurent dans le Christ en toute simplicité et ils le suivirent sans hésiter d'un coeur ardent. Quand Il eut accompli son économie adorée, Il leur envoya l'Esprit Consolateur, Il purifia et mena dans la perfection leur intelligence. Par son énergie Il détruisit en eux le vieil homme des passions. Et par son énergie Il vivifia en eux le nouvel homme de l'Esprit. Il leur fut donné de sentir ces deux choses. C'est ainsi qu'il reçut de contempler la révélation des mystères. Cependant il ne se confia pas dans cette contemplation. Il reçut gratuitement l'énergie de la grâce, mais tout le temps de sa vie il fit route afin de rendre à Dieu autant qu'il lui était possible la grâce qu'il avait reçue quand le Seigneur lui parla sur le chemin comme à un proche et l'envoya à Damas. Cependant il n'est pas écrit qu'alors Jésus lui parla manifestement, mais comme il le rapporte lui-même, qu'Ananias lui dit : " Saul, mon frère, notre Seigneur Jésus-Christ que tu as vu sur le chemin m'a envoyé vers toi pour que tes yeux voient et que tu sois empli de l'Esprit Saint." (1).
(1) : ( Actes 9, 17).
Quand il eut baptisé Paul, celui-ci fut empli de l'Esprit Saint et il sentit les révélations des mystères cachés, comme il arriva aux saints Apôtres. C'est là ce que Jésus leur avait dit, lorsqu'Il vivait avec eux : " J'ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter encore. Mais quand sera venu l'Esprit Saint, Il vous conduira dans toute la vérité et vous annpncera ce qui doit être." (1).
(1) : ( Jn 16, 12).
Il est clair que le bienheureux Paul, quand il reçut l'Esprit Saint et fut renouvelé par Lui, fut digne de la révélation des mystères. Il contemplait par la grâce de l'Esprit des révélations, il avait sa joie dans la contemplation, il entendait des paroles ineffables, ce qu'il voyait était plus haut que la nature, il se réjouissait de contempler les puissances célestes et le monde spirituel dont il faisait ses délices. Non - ce qu'à Dieu ne plaise - qu'il se fût élevé par sa seule volonté, comme le prétendaient les hérétiques appelés Euchites ( car il est tout à fait impossible à l'intelligence de parvenir au-delà), mais il fut ravi par l'Esprit des révélations, comme il l'écrit lui-même dans l'épître aux Corinthiens pour s'opposer aux hommes vains qui se font semblables aux Saints Apôtres, révèlent les imaginations de leurs pensées et les appellent contemplations spirituelles. C'est là ce qu'ont fait de nombreux hérétiques, tels Origène, Valentin, le fils de Dissan, Marcion, Manès, et tant d'autres anciens fauteurs de mauvaises hérésies, depuis le temps des Apôtres jusqu'à nos jours en divers lieux.
Dès lors donc que certains hommes eux-mêmes corrompus par l'imagination des démons ont voulu corrompre l'enseignement des bienheureux Apôtres, l'Apôtre divin s'est vu obligé de détruire la présomption des hérétiques, lesquels se glorifiaient dans l'ombre de l'oeuvre des démons qui se manifestaient en eux, quand humblement, avec beaucoup de crainte, et en la rapportant à un autre, il fait le récit de sa propre contemplation divine. " Je connais, dit-il, un homme en Christ, qui il y a quatorze ans - était-ce dans son corps ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait - fut ravi dans le Paradis et entendit des paroles qu'il n'est pas permis à un homme de dire." (2).
(2) : ( 2 Co 12, 2).
Il dit qu'il fut emporté par le ravissement, et non qu'il s'éleva de lui-même en son intelligence jusqu'au troisième Ciel dans la contemplation. Qu'il ait vu des contemplations, il l'a écrit. Qu'il ait entendu des paroles, il l'a dit. Mais quelles sont les paroles, ou quelles sont les images qu'il a contemplées, il n'a pas pu l'écrire. Car lorsqu'elle a vu ces choses en leur lieu dans l'Esprit de la révélation, l'intelligence n'a pas reçu la faculté de les dire dans un autre lieu qui n'était pas le leur. Même si elle avait voulu les dire, elle n'aurait pas pu. Car elle ne les avait pas vues par les sens du corps. Ce que l'intelligence reçoit dans les sens du corps, elle peut l'interpréter à travers eux dans le lieu même des corps. Mais ce qu'elle voit réellement, ou entend, ou sent en elle-même dans le lieu de l'Esprit, elle n'est pas capable de le dire quand elle se tourne vers le corps, elle se souvient seulement qu'elle l'a vu, mais comment, elle ne saurait le dire clairement.
C'est par là que sont dénoncées les fausses écritures appelées révélations, où les fauteurs des hérésies corrompues par l'imagination des démons parlent des demeures du firmament dans lesquelles ils mènent l'intelligence pour qu'elle apprenne d'elle-même comment entrer dans le ciel. Ils y disent aussi quels sont les lieux réservés pour le Jugement, quelles sont les diverses figures des puissances, et quelle est leur action. Toutes ces choses sont l'ombre de l'intelligence ivre de présomption et frappée de démence par l'oeuvre des démons. C'est pourquoi le bienheureux Paul par une seule parole a fermé la porte sur toute contemplation, et il l'a fermée en gardant le silence. Même si l'intelligence avait pu montrer ces contemplations, cela ne lui aurait pas été donné. Il a dit en effet que toutes les contemplations que la langue est capable de montrer dans le lieu du corps sont des imaginations des pensées de l'âme, mais non l'énergie de la grâce.
Que ta sainteté, se souvenant de ces choses, se garde donc des imaginations des pensées profondes. Car une telle guerre est surtout le fait des moines à l'esprit vif, qui examinant les pensées vaines, qui désirent les innovations, qui aiment disputer.
Un nommé Malpas, originaire d'Edesse, rencontra un jour l'hérésie des Euchites. Lui-même vivait dans une grande ascèse et persévérait dans les oeuvres les plus dures et les afflictions. On dit qu'il était le disciple du bienheureux Julien appelé Sabbas, qu'il fit avec lui un bref séjour au Sinaï et en Egypte et qu'il y vit les Pères qui s'y trouvaient en ce temps-là. Il vit le bienheureux Antoine, il entendit de lui des paroles mystiques sur la pureté et le salut des âmes, ainsi que des questions très fines sur les passions. Le Saint expliquait que l'intelligence après sa propre purification contemple les mystères de l'Esprit, et que l'âme peut par la grâce se rendre digne de l'impassibilité quand suivant l'oeuvre des commandements elles se dépouille des vieilles passions et se rétablit dans la premièer santé de sa nature. Quand il eut entendu de telles paroles, Malpas, qui était dans la fleur de sa jeunesse, s'échauffa comme le feu et revint dans sa ville. La passion de l'amour de la vaine gloire brûlait en lui. Il se choisit une demeure pour s'y retirer, et il se consacra à des oeuvres et à des afflictions très dures et aux prières continuelles. Mais brûlait en lui cette passion de la vaine gloire, qui était l'espérance d'atteindre les hauteurs dont il avait entendu parler, alors qu'il n'avait pas appris l'art avec lequel nous attaquent les ennemis de la vérité, et qu'il n'avait aucune idée des pièges, des ruses et des intrigues par lesquels l'adversaire trompe et perd les forts et les puissants. Il ne se confiait que dans les oeuvres, les afflictions, la dépossession, l'ascèse, la continence, mais il n'avait pas acquis l'anéantissement de lui-même, l'humilité, le coeur brisé ( qui sont l'arme invincible contre les attaques du malin), il ne se souvenait pas non plus de l'Ecriture qui dit : " Quand vous avez accompli les oeuvres, quand vous avez gardé les commandements, quand vous avez supporté les afflcitions, considérez que vous êtes vous-mêmes des serviteurs inutiles." (1).
(1) : (Cf. Lc 17, 10).
Mais il était enflammé par la haute idée qu'il avait de lui-même à cause de l'oeuvre de sa vie monastique, et il brûlait du désir des grandes choses qu'il avait entendues. Longtemps après, quand le diable vit qu'il était vide de toute oeuvre d'humilité, et qu'il ne désirait que sentir en lui la contemplation des mystères dont il avait entendu parler, il se montra à lui dans une lumière infinie et lui dit : " Je suis le Consolateur. J'ai été envoyé par le Père vers toi, pour te rendre digne de voir la contemplation que tu désires grâce à tes oeuvres, pour te donner l'impassibilité et le repos loin de toute oeuvre désormais." En échange le malin demanda au malheureux de l'adorer. Et cet insensé, parce qu'il ne sentait pas en lui le combat du malin, le reçut aussitôt avec joie, l'adora, et sur-le-champ tomba en son pouvoir. Au lieu de la contemplation divine, le malin l'emplit de la contemplation des démons, il le fit cesser d'agir pour la vérité, il l'éleva, et il se moqua de la vaine espérance de l'impassibilité, en lui disant : " Maintenant tu n'as pas besoin des oeuvres, ni des durs traitements du corps, ni du combat contre les passions et les convoitises." Et il fit de lui un adepte de l'hérésie des Euchites. Lorsque tout fut accompli, et que furent manifestées la souillure et la fausseté de son enseignement, lui et ses disciples furent chassés par l'évêque qui avait la charge de la ville en ce temps-là.
Un autre encore, du nom d'Asinas, qui dans la même ville d'Edesse avait composé de nombreux tropaires chantés jusqu'à maintenant, menait une vie de grande ascèse et se vouait lui-même sans discernement à des oeuvres très dures. Et les hommes le glorifiaient. Mais le diable le trompa. Il le fit sortir de sa cellule et le transporta sur une montagne appelée Storios. Là il lui montra des formes de chars et de chevaux et lui dit : " Dieu m'a envoyé pour t'enlever dans le Paradis comme Elie." Insensé qu'il était, il se laissa tromper, il monta dans le char. Mais toute cette apparition se dissipa. Il tomba d'une grande hauteur et s'écrasa sur la terre, où il périt d'une mort dérisoire.
Je n'ai pas dit ces choses pour rien, mais pour que nous apprenions la ruse des démons qui ont soif de perdre les Saints, pour que nous ne désirions pas avant le temps les hauteurs de la vie spirituelle, et pour que nous ne soyons pas joués par le malin notre adversaire. Car je vois aujourd'hui encore que des jeunes pleins de passions bavardent et dogmatisent en parlant des mystères de l'impassibilité sans la moindre crainte.
C'est ainsi que des hommes pleins de passions avaient écrit à un Saint pour examiner les raisons des êtres corporels et des incorporels, alors qu'eux-mêmes ne différaient guère de ces malades qui parlent de la santé. Le bienheureux Paul, quand il eut appris que des disciples qui méprisaient les commandements et n'avaient pas vaincu les passions, désiraient cependant la béatitude des mystères de la contemplation, qui n'est donnée qu'après la purification, leur avait dit : " Dépouillez-vous d'abord du vieil homme des passions. Et alors désirez revêtir le nouveau, celui qui est renouvelé par la connaissance des mystères, à l'image du Créateur." (1).
(1) : ( Cf. Eph. 4, 22-24).
Mais ne désirez pas cette connaissance qui est la mienne et celle des Apôtres, et qui vient de l'action de la grâce elle-même. " Car Dieu a pitié de qui Il veut, et Il endurcit qui Il veut." (2).
Qui en effet osera s'opposer à Lui ou aller contre sa volonté? Parfois Dieu donne gratuitement. Parfois Il recherche les oeuvres et la purification, et c'est alors qu'il donne. Parfois Il ne donne rien ici, ni après les oeuvres, ni après la purification, mais Il garde la connaissance pour ne la donner qu'en son lieu. Et nous trouvons qu'Il agit ainsi jusqu'au fond, je veux dire dans le pardon des péchés. Car par le baptême Il pardonne gratuitement, et ne demande rien d'autre que la foi. Il pardonne aussi, après le baptême, par le repentir des péchés, mais non pas gratuitement, pour sa seule confession en paroles sur la croix, et Il lui promit le Royaume des cieux. A la pécheresse Il demande la foi et les larmes. Aux martyrs et aux confesseurs Il demandait, avec la foi de leur coeur, les afflcitions, les tourments, les tortures, toutes les morts par lesquelles ils sont passés.
Que ta sainteté, bien persuadée de ces choses et de ce qui leur ressemble, considère les premières et les dernières, et ne recherche pas la contemplation quand ce n'est pas le temps. Tant que tu es enfermé dans le lieu du corps, sois attentif aux oeuvres du repentir, combats les passions, persévère dans l'oeuvre des commandements, garde-toi de la ruse des démons, et de ceux qui proclament que la perfection est inaliénable en ce monde passionné et changeant. Une telle perfection n'est même pas donnée aux saints Anges qui célèbrent la liturgie du Père et de l'Esprit, et attendant le renouvellement du monde pour être, dans la liberté des enfants de Dieu, (1),
(1) : ( Cf. Ro 8, 21).
eux-mêmes libérés de la servitude de la corruption. La peerfection est-elle ici ? Le soleil se lève et se couche au milieu des nuages. Un jour le temps est beau, un jour il est mauvais. Tantôt c'est la joie, et tantôt la tristesse. Celui qui va à l'encontre de ces choses a sa part avec les loups, comme a dit un Saint. Que Dieu affermisse le fondement de notre vie monastique dans la vraie certitude et son enseignement saint. A Lui la gloire, la puissance et la grandeur dans les siècles des siècles infinis. Amen.
TABLE DES MATIERES
LES 86 DISCOURS ASCETIQUES D'ISAAC LE SYRIEN
1er discours : Sur le renoncement et la vie monastique.
2° discours : Sur la renonciation au monde et la discrétion devant les normes.
3°discours : Sur l'anachorèse.
4°discours : Sur le désir du monde.
5°discours : Sur l'éloignement du monde et de tout ce qui trouble l'intelligence.
6°discours : Sur ce que nous gagnons à fuir le monde.
7°discours : Sur l'ordre et l'état des novices, et ce qui les concerne.
8°discours : Sur la finesse du discernement.
9°discours : Sur l'ordre et la vie monastique. Ce qu'on peut dire brièvement et ce qui ne peut pas se dire.
10°discours : Comment on garde la beauté de la vie monastique. Et comment glorifier Dieu.
11°discours : Que le serviteur de Dieu, quand il s'est fait pauvre, loin des choses du monde et est parti à la recherche de son maître, ne doit pas avoir peur parce qu'il n'a pas atteint la compréhension de la vérité, ni ne doit cesser sa recherche, ni ne doit laisser se refroidir la chaleur née du désir du divin et de l'approfondissement de ses mystères. Mais s'il ne fait pas ainsi, comment l'intelligence peut être troublée en se souvenant des passions.
12°discours : Comment celui qui discerne doit demeurer dans l'hésychia.
13°discours : Que l'absence de soucis est utile aux hésychastes et que sont nuisibles les allées et venues.
14°discours : Du changement et de la conversion, en ceux qui suivent la voie de l'hésychia telle qu'elle est ordonnée par Dieu.
15°discours : Sur les héssychasstes.
16°discours : Sur les modes des vertus.
17°discours : Sur l'explication des modes de la vertu.
18°discours : Quelle est la mesure de la connaissance et quelles sont les smesures touchant la foi.
19°discours : Sur la foi et l'humilité.
20°discours : Quel grand prix a l'humilité. Et combien est élevé son degré.
21°discours : Sur ce qui aide l'homme à approcher Dieu dans son coeur.
22°discours : Sur les modes de l'espérance en Dieu.
23°discours : Sur l'amour de Dieu, le renoncement et le repos en lui.
24°discours : Sur les signes et les effets de l'amour de Dieu.
25°discours : Sur la patience pour l'amour de Dieu. Comment on y trouve le secours.
26°discours : Sur le jeûne continuel et le recueillement en un seul Dieu.
27°discours : Sur le mouvement du corps.
28°discours : Sur les veilles nocturnes et les différentes manières de veiller.
29°discours : Sur les voies qui mènent à Dieu.
30°discours : Sur la gratitude envers Dieu.
31°discours : Sur l'éminence du discernement que donne l'hésychia et sur le pouvoir de l'intelligence.
32°discours : Sur la prière pure.
33°discours : Sur le mode de la prière et sur les autres choses qu'il nous faut chercher touchant le souvenir continuel et qui sont utiles de bien des manières, si on les garde en lisant avec discernement.
34°discours : Sur les prosternations et autres thèmes.
35°discours : Pourquoi les hommes voués au monde aspirent-ils à connaître certains biens spirituels dans l'opacité même de leur corps.
36°discours : Qu'il ne faut pas sans nécessité désirer ou chercher à posséder des signes visibles.
37°discours : Sur ceux qui vivent près de Dieu et passent leurs jours dans la connaissance.
38°discours : Comment, de par les pensées qu'on a, savoir comment on se trouve.
39°discours : Sur le mouvement angélique qui par la Providence de Dieu s'éveille en nous pour mener notre âme dans les oeuvres de l'Esprit.
40°discours : Sur la seconde oeuvre de l'homme.
41°discours : Sur les péchés volontaires et les involontaires et ceux qui viennent des circonstances.
42°discours : Sur la puissance et l'énergie des vices. A quoi ils tiennent et par quoi ils cessent.
43°discours : Qu'il faut se garder du relâchement et de la négligence. Que si l'homme les laisse approcher, ils règnent en lui et l'emplissent de passions impures. De la garde de soi-même devant les jeunes afin que l'intelligence ne soit pass souillée par les désordres.
44°discours : Sur les sens et sur les tentations.
45°discours : Sur la miséricorde du Maître, par laquelle du haut de sa grandeur il descend vers notre faiblesse. Et sur les tentations.
46°discours : Sur les différentes formes de la tentation.
47°discours : Le corps qui craint les épreuves devient ami du péché.
48°discours : Pourquoi Dieu permet-Il que soient éprouvés ceux qui l'aiment?
49° discours : Sur la vraie connaisssance et sur les épreuves.
50°discours : Sur le même thème et sur la prière.
51°discours : Sur les différentes formes du combat que le diable mène contre ceux qui vont sur la voie étroite qui s'élève au-dessus du monde.
52°discours : Sur la seconde forme des combats que mène le diable.
53°discours : Sur la troisième forme de combat de l'ennemi contre ceux qui sont forts et courageux.
54°discours : Sur la quatrième forme de combat par lequel nous réfute l'ennemi.
55°discours : Sur les passions.
56°discours : Dieu a permis que l'âme pour son bien puisse recevoir les passions. Et sur les oeuvres de l'ascèse.
57°discours : Sur le changement que la lumière et les ténèbres suscitent dans l'âme en tout temps et sur les égarements dans les oeuvres de droite et de gauche.
58°discours : Sur le dommage que cause le zèle impur qui se considère comme un zèle divin. Et sur le secours qui vient de la douceur et d'autres vertus.
59°discours : Sur les nombreux changements qu'accompagne la réflexion et qu'éprouve la prière.
60°discours : Sur les mauvaises pensées qui nous viennent sans que nous le voulions par le relâchement que provoque la négligence qui les précède.
61°discours : Comment garder la sobre vigilance cachée qui est au-dedans de l'âme. D'où viennent le sommeil et la froideur dans l'intelligence, qui enlèvent de l'âme la sainte ferveur et font mourir le désir de Dieu, loin de la chaleur des biens de l'Esprit et des cieux.
62°discours : Sur les trois modes de la connaissance.
63° discours : Sur le premier ordre de la connaissance.
64°discours : Sur le second ordre de la connaissance.
65°discours : Sur le troisième ordre de la connaissance qui est l'ordre de la perfection.
66°discours : Sur d'autres manières de concevoir les trois connaissances.
67°discours : Sur l'âme qui recherche la contemplation profonde afin de s'enfoncer en elle, loin des pensées de la chair qui viennent de la mémoire des choses.
68°discours : Sur la garde du coeur et la contemplation fine.
69°discours : Sur différentes propositions. Quel est le sens de chacune.
70°discours : Sur les paroles de l'Ecriture Sainte qui incitent au repentir.
71°discours : Sur les choses par lesquelles il est possible de parvenir au changement des pensées secrètes en même temps qu'au changement de la vie extérieure.
72°discours : Contenant des propositions utiles pleines de la sagesse de l'Esprit.
73°discours : Contenant des conseils fort utiles donnés dans l'amour à ceux qui écoutent avec humilité.
74°discours : Sur le modèle et la figure que nous révèle la considération du dimanche et du sabbat.
75°discours : Sur les récits des saints hommes et leurs paroles très pures. Sur leur merveilleuse conduite.
76°discours : Sur le vieillard.
77°discours : Sur un autre vieillard.
78°discours : Sur la question d'un frère.
79°discours : Sur le blâme d'un frère.
80°discours : Contenant un écrit indispensable, à lire chaque jour, et fort utile, pour celui qui demeure dans sa cellule et a choisi d'être attentif à lui seul.
81°discours : Sur la distinction des vertus et la perfection de tout chemin.
82°discours : Comment l'âme peut parvenir sans peine à comprendre la sagesse de Dieu et de ses créatures si elle vit dans l'hésychia loin du monde et des soucis de cette vie. Car elle peut alors connaître sa propre nature et les trésors qui sont cachés en elle.
83°discours : Sur l'âme, les passions, la pureté de l'intelligence. Questions et réponses.
84°discours : Sur la vision de la nature des incorporels. Questions et réponses.
85°discours : Sur divers thèmes. Questions et réponses.
86°discours : Sur différents thèmes. Questions et réponses.
LES LETTRES D'ISAAC LE SYRIEN
1re lettre : écrite à un frère aimant l'hésychia.
2° lettre : à un frère naturel et spirituel qui demeure dans le monde et désire le voir. Il l'exhorte à venir près de lui.
3°lettre : envoyée à quelqu'un qu'il aimait. Il y enseigne ce qui touche au mystère de l'hésychia.
4°lettre : Au saint Père Siméon, le Thaumaturge.
FIN
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