jeudi 4 juillet 2019

Patric RANSON
RICHARD SIMON
ou
DU CARACTERE ILLEGITIME
DE L'AUGUSTINISME
EN THEOLOGIE
Editions L'AGE D'HOMME
Collection LA LUMIERE DU THABOR
Collection La Lumière du Thabor br> dirigée par Laurent MOTTE
et Patric RANSON
"La Lumière du Thabor" est le nom d'une revue orthodoxe publiée par la Fraternité Orthodoxe Saint Grégoire-Palamas
30, boulevard de Sébastopol 75004 PARIS
Déjà paru dans la collection
P. AMBROISE FONTRIER, Saint Nectaire d'Egine. 1985.
CYRIAQUE LAMPRYLLOS, La Mystification Fatale, Etude sur le Filioque. 1987.
EVEQUE NICOLAS VELIMIROVITCH, Cassienne, L'enseignement sur l'amour chrétien. 1988.
P. JUSTIN POPOVITCH, L'Homme et le Dieu-Homme. 1989.
Copyright by Editions l'Age d'Homme, Lausanne, 1990.
PATRIC RANSON
RICHARD SIMON
ou
DU CARACTERE ILLEGITIME
DE L'AUGUSTINISME
EN THEOLOGIE
L'AGE D'HOMME
PREFACE
de Laurent Motte
QUI A PEUR DE RICHARD SIMON ?

Nous avons attendu bien longtemps pour entendre parler de Ricahrad Simon; ni au lycée, ni même en faculté, son nom ou son oeuvre n'ont été évoqués, alors que Bossuet, Arnauld, Nicole, Pascal, nous ont été présentés comme les grands maîtres théologiques du Grand Siècle; Certains livres, en général des thèses, lui accordaient bien quelques lignes, mais l'on en sortait avec l'idée d'une sorte de "Spinoza catholique", ou de préharnackien, intéressant à ce titre seulement. Ainsi, dans le livre de Busson, La Religion des classiques (1), Simon, intégré au chapitre consacré à Bossuet, est presque présenté comme un socinien dont, selon "l'aigle de Meaux", "l'érudition dans ses livres est médiocre, et la malignité au suprême degré" (2). (1) : ( Henri Busson. - La Religion des classiques. Paris, 1948, Réédition 1982). (2) : ( Op. cit., note 1, réed. p. 410. Toute la première partie de ce livre porte sur la piété et la théologie janséniste.) Certes, après l'honnête étude de Steimann (3), et faute de pouvoir se procurer aisément le brillant livre de Margival (4), d'autres études plus récentes (5) ont mieux fait connaître l'énigmatique oratorien trop souvent présenté comme un "pré-moderniste", alors qu'il est bien plus et bien mieux que cela. Cependant ses oeuvres demeurent difficiles à trouver et L'histoire critique des commentateurs du Nouveau Testament (6), son chef d'oeuvre à nos yeux, n'est pas rééditée à ce jour. (3) : ( Jean Steimann: Richard Simon et les origines de l'exégèse biblique. Paris, 1960). (4) : ( Henri Margival. - Essai sur Ricahard Simon et la critique biblique au XVIIème siècle. Ce livre a été édité en Slatkine Reprints, Genève 1970. Il était d'abord paru en revue). (5) : (Voir P. Auvray. - Ricahard Simon (1638-1712). Etude bio-bibliographique avec des textes inédits. Paris 1974; et publié par Jacques le Brun et John D. Woodbridge : Ricahrd Simon. - Additions aux recherches anciennes sur la diversité des langues et religions d'Edward Berewood. Paris, 198). (6) : ( Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau testament, par Richard Simon, Rotterdam 1693. Notez cependant que L'Histoire critique du Vieux testament, parue à Rotterdam en 1685 a été rééditée par Slatkine en 1971). Nous espérons que l'étude de Patric Ranson que nous publions ci-dessous éclairera quelque peu l'analyse que fait Ricahrd Simon de la grande maladie qui, au coeur de la théologie occidentale, a produit, depuis l'époque des franks carolingiens, une doctrine de la Trinité, de la rédemption, et du but même de la vie chrétienne jusque là inconnues. Cette maladie, c'est, sans aucun doute, l'augustinisme, terrain sur lequel ont poussé tous les dogmes nouveaux inventés en Occident au cours des siècles. (7). (7) : ( La conception thomiste des relations dans la Sainte Trinité a son origine dans le De Trinitate a son origine dans le De Trinitate et dans la théorie des analogies trinitaires en l'âme humaine qu'on trouve explicitement développée chez Augustin. Cette théorie, sorte de néosabellianisme détruit le caractère hypostatique du Père, du Fils et du Saint Esprit, lesquels ne sont plus que des relations dans une essence abstraite. Cf sur ce point l'article de J. Romanidis dans le Dossier H Augustin, L'Age d'Homme, Lausanne 1988, et le livre de Cyriaque Lampryllos, La Mystification Fatale, L'Age d'Homme, 1987. C'est à l'époque carolingienne que la méthode théologique, peu élaborée, des théologiens franks, a appliqué à la Sainte Trinité la dialectique, la grammaire, la logique du monde antique. Sur ce point nous renvoyons au livre de J. Jolivet, Godescalc d'Orbais et la Trinité, la méthode théologique à l'époque carolingienne, Paris, 1958. Jolivet met à la fois en valeur l'augustinisme de Godescalc, représentant exemplaire de la théologie franke ( cf. p. 19) et le caractère pré-scolastique de sa méthode théologique (p. 184) : " Dans tout cela, on retrouve, nuancée par des caractéristiques d'époque, la préoccupation fondamentale de la théologie scolastique : faire servir les raisonnements et les ciences profanes à un approfondissemnt toujours plus poussé du donné révélé... On peut le (Godescalc) considérer comme un bon représentant, dans son originalité même, du premier âge de la méthode théologique médiévale". Le lecteur trouvera dans ce livre de Jolivet une bonne bibliographie sur la théologie carolingienne). Toute l'oeuvre de Simon décrit - et dénonce en réalité - la guerre civile introduite en théologie par l'augustinisme depuis le VIIIème siècle. Cette guerre, pour Simon, conduit à l'athéisme, car la doctrine de la prédestination gratuite est insupportable à tout être raisonnable et pieux. Il est regrettable, d ece point de vue, que Bossuet, Port-Royal, les bénédictins, etc...se soient acharnés sur Ricahrd Simon, car lui seul proposait ce "retour aux pères" dont nos contemporains, en Occident, semblent bien incapables aujourd'hui dans leur volonté oecuménique de tout concilier au risque d'évacuer tout dogme et toute croyance (8). (8) : ( Quand on voit un J.-L. Marion, dans Dieu sans l'être, justifier la pratique de la théologie par la ... graphomanie : " Il ne devait falloir aucune justification à s'essayer à la théologie que l'extrême plaisir d'écrire"...on se demnade ce qui reste en Occident de la théologie révélée. Cf. l'article de P. Ranson, " Le lourd sommeil dogmatique de l'Occeident", dans le Dossier H. Augustin, L'Age d'Homme 1988). II Autant Richard Simon nous est longtemps resté inconnu, autant Pascal nous a été présenté comme le grand et génial apologète du XVIIème siècle. Or Pascal ne cesse de répéter qu'en politique, la guerre civile est le plus grand des maux, et que, pour illégitime que soit le pouvoir royal, simple masque de la force, il ne faut pas se révolter contre lui. (9). (9) : ( Voir Pascal. - Oeuvres complètes. Présentation et notes de Lafuma. Paris, Le Seuil, 1963. Cf les sections 2-3-4-5 des Pensées. Pascal était proche de la Fronde et savait ce qu'était la guerre civile. Sur Pascal on lira, parmi les études récentes, la thèse de P. Magnard, Nature et Histoire dans l'Apologétique de Pascal, Paris, 1975). En théologie, de même, il semble avoir voulu prouver que Port-Royal et Jansénius n'apportaient pas la guerre civile et ne se séparaient pas de la tradition occidentale; et cela bien qu'il se révolte parfois lui-même contre l'autorité de la papauté : " Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j'y condamne est condamné dans le ciel" (10). (10) : ( Op. cit. à la note précédente, p. 619. Il ajoute : " Je ne crains pas même vos censures; paroles, si elles ne sont fondées sur celles de la Tradition"). Mais Pascal, autant que Port-Royal et Bossuet, est un augustinien, et malgré son désir de retrouver le christinaisme "des premiers temps" (11), il soutient dans ses écrits sur la Grâce (12) une doctrine contraire à celle des premiers Pères, quoiqu'il s'imagine les suivre. AInsi, lui-même entretient, à son incu, "la guerre civile", alors que Simon donne les éléments pour la finir. (11) : ( Cf Pascal, op. cit. ci-dessus, p. 360 : COmparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui. Ce texte commence par : " Dans les premiers temps, on ne voyait que des chrétiens parfaitement consommés dans tous les points nécessaires au salut, au lieu qu'aujourd'hui on voit une ignorance si grossière qu'elle fait gémir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Eglise"). (12) : ( Ibid. p. 310. Toutes les contradictions de l'augustinisme éclatent dans ce texte sauvage; Par exemple, p. 318 : " Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation"). Comme l'a bien vu le P. Jean Romanidis (13), l'augustinisme a été l'idéologie des Franks, et n'est pas plus légitime dans notre "partie occidentale" de l'ancien monde romain que ne l'étaient les couronnes monarchiques imposées par la conquête. Les Royaumes franks ont morcelé l'empire romain de Constantin, et l'augustinisme a été le germe de toutes les divisions de la théologie en occident, jusqu'à l'émiettement final que nous sommes en train de vivre. C'est pourquoi ce petit livre s'appelle : " Du caractère illégitime de l'augustinisme en théologie" - s'il est vrai que seule est légitime la doctrine biblique et apostolique. (10) : ( Cf l'article cité plus haut du grand théologien. Originaire de Cappadoce, terre des grands ascètes et théologiens chrétiens, Romanidis, formé en Amérique, est professeur à l'université de Thessalonique; Sur la présente question, il faut désormais voir, d'une façon générale, toutes ses oeuvres, dont sa monumentale Dogmatique, parue à Thessalonique). Cette doctrine, rappelée surtout à la fin de son ouvrage par Patric Ranson, déplace la problématique à laquelle l'Occident est accoutumé depuis des siècles. En lui s'opposent en effet les "athées" et les "croyants", sans voir que les uns et les autres ne pensent que dans les cadres cosmologiques et exégétiques posés par le docteur d'Hippone, qui, de ce point de vue, est bien leur père à tous. Le problème de l'existence de Dieu n'est pas celui de savoir si l'univers est gouverné par un être personnel, ce n'est pas une question d'opinion. C'est une question de science expérimentale, qui ne saurait être posée en dehors de la libération de la faculté noétique et de l'expérience faite par les Prophètes, les Apôtres, les déifiés et dont la méthode est exposée par les Pères, jusqu'à nos jours. III En conclusion de nos brèves remarques introductives, nous devons bien sûr préciser que nous ne tenons pas Richard Simon pour un orthodoxe, ni pour un crypto-orthodoxe; AU contraire, nous pensons que, sur de nombreux points, son analyse est insuffisante et parfois fausse. Il est regrettable, par exemple, qu'il n'ait rien dit de la sublime théologie d'un saint Grégoire Palamas qu'il aurait pu connaître, directement ou indirectement (14). (14) : ( Simon fait l'éloge des différents Pères orthodoxes, de Syméon de Thessalonique, de saint Marc d'Ephèse, de jérémie II; mais il ne dit que peu de choses sur saint Grégoire Palamas, qui est pourtant mentionné chez Du Pin, chez Peteau, etc...). De même, son herméneutique, bonne critique du fondamentalisme médiéval et scolastique, est insuffisante sur de nombreux points (15). (15) : ( Cf le chapitre 5 du livre ci-dessous). Enfin il n'a malheureusement pas critiqué l'augustinisme politique. Cependant, nous publions ce petit livre, parce que Simon, plus que n'importe quel auteur de son temps, a vu que le rejet de la scolastique sans l'abandon de son fondement augustinien était insuffisant, réduisant à rien les efforts de la soi-disant Renaissance. Vraiment, dans sa théologie, l'Occident franco-latin a été la maison divisée contre elle-même dont parle l'Ecriture. D'autre part, nous constatons avec tristesse que certains théologiens "orthodoxes" sont maintenant favorables à l'augustinisme qu'ils veulent lire en symphonie avec les Pères dans le cadre de l'oecuménisme. Ainsi, ils s'éloignent eux-mêmes de la tradition patristique qu'ils sont supposés confesser. C'est qu'on leur a présenté Augustin comme la quintessence du christinaisme occidental, alors que ce dernier, nous l'avons vu, abrite plusieurs courants; mais de même que la "mauvaise monnaie chasse la bonne", les bons auteurs et les vrais érudits ont souvent été occultés par les autres. Dans ce livre, qui ne se veut rien de plus qu'un petit choix de texte ordonné, ils verront que les plus lucides des hétérodoxes, comme l'oratorien Simon, ont mieux compris que ces pseudo-orthodoxes d'aujourd'hui les causes dogmatiques de la tragédie spirituelle qui touche l'Occident, et à travers lui, le monde entier d'aujourd'hui (16). (16) : ( La conception religieuse ultime de l'occident, c'est-à-dire la nécessité de la religion en général, mais aucune nécessité d'une religion particulière pour le salut, s'étend peu à peu au monde entier, comme on a pu le voir dans la réunion d'Assise de 1986. Sur cette question, voir A. Kalomiros. - Against False Union, 2nd printing, Seattle 1978). Pour faciliter la lecture de ce livre, nous y avons ajouté, en appendice, une biographie de Simon, une bibliographie commentée très succinte, et une série de quinze jugements contradictoires sur Richard Simon, qui donneront peut-être une idée de toutes les questions suscitées par l'oeuvre du prieur de Bolleville. INTRODUCTION LE "RETOUR AUX PERES" Le lieu commun qui consiste à parler d'une nostalgie de la théologie patristique en Occident, ou encore d'un "retour aux Pères", particulièrement aux "Pères grecs", en dit trop ou trop peu. D'une part, en effet, les Pères de l'Eglise n'ont jamais cessé d'être cités comme des autorités nécessaires par les scolastiques et leurs successeurs classiques : l'Occident s'est toujours réclamé d'eux. Ainsi, le livre de Bossuet La Défense de la Tradition et des Saints Pères (17), celui d'Arnauld et Nicole, La perpétuité de la foi catholique (18) veulent démontrer et confirmer l'unité profonde, la continuité absolue de la tradition patristique jusqu'à l'époque moderne. (17) : ( Bossuet, Oeuvres complètes, Edition de Besançon, 1886, tome 8. Défense de la Tradition et des Saints Pères. Nous avons utilisé cette édition). (18) : ( La perpétuité de la foi de l'Eglise catholique touchant l'eucharistie, défendue contre le livre du sieur Claude, ministre de Charenton; Seconde édition, Paris 1670). Ainsi, à Richard Simon qui avait comparé et opposé la doctrine de saint AUgustin et celle des Pères grecs sur le péché originel et la prédestination, Bossuet répond : " On voit que la dispute que M; Simon veut introduire entre les anciens et les modernes, entre les grecs et les latins, non seulement est imaginaire mais impossible" (19). Et Bossuet se réfère à saint Jean CHrysostome, à saint Grégoire de Nysse, à saint Basile et à d'autres Pères hellénophones. (19) : ( Défense de la Tradition et des Saints Pères, op. cit., p. 129. Le livre huitième de la Défense est intitulé : " Méthode pour établir l'uniformité dans tous les pères et preuve que saint Augustin n'a rien dit de singulier sur le péché originel" (p 214)). Le "retour aux Pères" est-il donc, simplement, un retour à Bossuet ou à ses maîtres scolastiques? (20) Autrement dit, un retour à ce que l'on n'avait jamais abandonné? (20) : ( La querelle sur les relations de Bossuet avec la pensée de Thoams d'Aquin a donné lieu à de nombreuses études. Voir, par exemple : A. Vieillard, Les idées thomistes dans la philosophie de Bossuet, Toulouse, 1920. Bossuet est un thomiste augustinien, selon Vieillard. C'est l'opinion aussi de l'abbé Le Dieu, le secrétaire de Bossuet. Voir L'Abbé Le Dieu, Mémoires et Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés... par M. l'Abbé Guettée, Paris, 4 tomes, 1856-1857. On lira également l'importante Introduction de Guettée, dans le premier des quatre volumes, p. XIX à CLXXXIV). Pourtant, d'autre part, dans la pensée médiévale, le lecteur patient découvre souvent une polémique virulente contre les "Pères grecs" accusés de dievreses hérésies. Cette lutte de la théologie franke médiévale contre la tradition patristique romaine hellénophone (21) a été assez peu étudiée et attend son historien. (21) : ( Nous acceptons, comme les seules scientifiques, les catégories historiques définies par le P. J. Romanidis : les Pères anciens sont des Pères romains hellénophones ou latinophones, mais il n'existe pas un christianisme latin et un christianisme grec. Cf. J. Romanidis, "Le Filioque", Dossier H Saint Augustin, L'Age d'Homme, 1988. Voir aussi le chapitre 5 ci-dessous). Nous n'en donnerons que quelques exemples, pris dans des livres assez récents: (1) Au XIème siècle, l'un des reproches essentiels que l'on fait à SCot Erigène est de suivre, plus qu'il ne faudrait, les Pères grecs : " Il a composé, écrit un défenseur d'Erigène, un livre bien utile pour la solution des questions épineuses; mais il faut l'excuser à propos de certains passages, parce que trop regardé du côté des grecs, il s'est écarté de la vérité suivie par les latins. C'est pour cela, du reste, qu'on l'a soupçonné d'hérésie"(22). (22) : ( Migne, PL 179, 1652 D. Voir le livre de Jean Déchanet : Guillaume de Saint Thierry, Aux sources d'une pensée, Editions Beauchesne, Paris 1978. Déchanet écrit, p. 26 : " En fait, ce que, dans certains milieux on reproche au De divisione naturae, ce que d'aucuns ne pardonneront pas à l'auteur, ce sont des préférences non déguisées pour les pères grecs. Dès le XIème siècle, un Florus de Lyon traite Scot d' "abominable hérétique"; tout simplement parce que, traitant de la prédestination, il s'écarte résolument de certaines formules et positions augustiniennes"). (2) Un normand, adversaire d'Abélard, écrit plus nettement : " Abélard a tiré cela d'un certain Maxime, un grec je suppose, et que Jean Scot a imité jusqu'à l'hérésie" (23). (23) : (Migne, PL 180, 288a). Entre le IXème et le XIIIème siècle, ce genre d'affirmation sur saint Maxime le Confesseur n'est pas rare : les Pères hellénophones sont considérés comme des "grecs", c'est-à-dire des païens, ou des hérétiques qui suivent la pensée des philosophes païens (24). (24) : (Sur la curieuse identité établie par les Franks entre "grec" et "hérétique", on peut lire le livre de J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du XIIIème siècle, Paris 1914, et plus particulièrement p. 245 : " L'entrée de Jean de Damas dans le monde littéraire occidental", et p. 268, " Les premières vicissitudes du De Fide Orthodoxa en Occident). (3) De même, saint Jean Damascène est critiqué par les théologiens franks : Gauthier de Saint-Victor, peu après le Concile de Latran de 1179, écrit contre le grand docteur dans son livre Contra quatuor labyrinthos Franciae (25), relevant ce qu'il appelle des "hérésies" et dénonçant, en particulier, " la fausse Trinité de saint Jean Damascène". (25) : ( Ce livre, d'après Ghellinck, vient d'un manuscrit de la Bibliothèque de l'Arsenal 379 fol 247 et qui porte le titre suivant : Augustinus, De Trinitate, contra falsam Trinitatem Johannis Damasceni. Il a été édité par P. Glorieux dans les archives d'histoire littéraire et doctrinale au Moyen-Age, t.XIX, 1952, p. 187 à 335. On sait que Thoams d'Aquin lui-même accuse saint Jean Damascène d'être dans l'erreur des nestoriens (!) à cause de sa théologie de la procession du Saint Esprit. Voir Somme Théologique, Ia, q. 36, a.2, ad 3. Voir Cyriaque Lampryllos. - La Mystification fatale Rééed. L'Age d'Homme, coll. Laa Lumière du Thabor, Lausanne, 1987, p. 105). Un autre "savant" frank, Robert de Melun, " blâme avec une mauvaise humeur mal contenue l'introduction de la terminologie grecque dans la théologie" (26). (26) : ( Dans un manuscrit de la Bibliothèque de Bruges, 191 Fol 2-7, passim. Cf Ghellinck, op. cit., p.269). (4) A contrario, il est probable que la théologie patristique résista assez longtemps à l'augustinisme scolastique. En témoignerait les thèses condamnées en 1241 par les maîtres d el'Université de Paris; En condamnant, en particulier, la thèse selon laquelle "l'essence divine en elle-même ne sera objet de vision ni pour l'ange ni pour l'homme" (Primus (error) quod divina essentia in se nec ab homine nec ab angelo videbitur; texte dans Chartularium Universitatis Parisiensis, t. I, Paris, 1889, n. 128), la scolastique parisienne dogmatisait son retour à Eunome et le rejet des écrits patristiques, de Denys l'Aréopagite aux Grands Cappadociens qui, tous, avaient exclu totalement l'idée d'une vision (27) de l'essence divine. Or, étant donné que les thèses condamnées se trouvaient, en 1241, selon Chaunu, fort répandues, cette affaire témoigne de la persistance de la théologie anté-augustinienne. (27) : ( Sur cette question, voir l'article de MD. Chenu, Le dernier avatar de la théologie orientale au XIIIème siècle. Et, sur le rôle de ces questions dans la pensée de Maître Eckhart, E. Zum Brunn, Zénon Kaluza, A. de Libéra, P. Vignaux, G. Wéber, Maïtre Eckart à Paris, une critique médiévale de l'onto-théologie, Paris 1984). (5) Pour donner un autre exemple plus tardif de critique des Pères, V. Lossky, dans son livre Vision de Dieu (Neuchâtel, 1962), remarque pour sa part l'opposition de certains scolastiques ou de leurs successeurs à la doctrine patristique de l'incompréhensibilité de l'essence divine : ainsi Vasquez n'héiste pas à justifier Eunome contre les grands Cappadociens (28). (28) : ( Voir Vasquez, Commentaria et disputationes in primam partem S. Thomae. Tome I, Antverpiae, 1621. Disputatio XXXVII. Vasquez écrivait : " Eunome n'a pas été tout de même assez fou pour soutenir que la notion qu'il pouvait avoir de Dieu fût égale à la notion et connaissance que Dieu a de lui-même". Lossky commente : " En transposant ainsi la gnoséologie rationaliste d'Eunome sur le plan mystique, celui de la vision intuitive des bienheureux, Vasquez l'assimile à la doctrine scolastique de la vision de l'essence divine dans l'état de gloire et accuse les Pères d'avoir nié la possibilité de connaître Dieu tel qu'il est" (Op. cit. p. 15). Vasquez avait bien compris les Pères sur ce point : selon toute la tradition patristique, en effet, même les anges ne connaissent pas Dieu tel qu'il est. Dieu, dans sa suressence, est inaccessible à toute nature créée : alors que, pour les scolastiques, c'est la vision de l'essence de Dieu qui constitue la béatitude, pour les Pères, l'idée même qu'on puisse "voir l'essence de Dieu " est un blasphème. Voir Saint Jean Chrysostome : Sur l'incompréhensibilité de Dieu, Sources chrétiennes n°28 bis). Sur le même thème, au XVIII siècle, Petau s'en prend à saint Grégoire Palamas, lui reprochant d'avoir nié la vision de l'essence divine : " Chez les grecs le défenseur le plus acharné de cette opinion, le coryphée de cette nouvelle faction, fut Grégoire Palamas dont nous avons retracé l'histoire et les doctrines ridicules (ridicula dogmata) " (29) (29) : ( Denis Petau (Petavius), De theologicis dogmatibus. De Deo Deique proprietatibus. Bar-le-Duc, 1864. Livre 7, chap.7, t.1, p. 571 sq.). Petau a été sans doute fort gêné de découvrir les mêmes "doctrines ridicules" dans tous les Pères du IVème et du Vème siècles, qu'il a tâché d'accorder avec la scolastique. (6) Enfin Bossuet, qui adopte pourtant le point de vue de l'unité de la tradition, n'hésite pas à dire cependant avec Vasquez qu'il faut préférer saint Augustin : " Il vaut mieux, dit Vasquez, suivre les sentiments de saint Augustin que des autres dans la matière de la grâce et de la prédestination : il éclate parmi les Pères comme le soleil sur les autres astres" (30). (30) : ( Cité par Bossuet, Défense...op.cit. page 205. Luther disait la même chose : " Augustin est le meilleur interprète de l'Ecriture au-dessus de tous les autres". Cf J. Delumeau, Le Cas Luther, Paris 1983, p. 54. On voit dans quel cercle vicieux se meut la pensée théologique de l'époque post-scolastique : elle part de ses préjugés augustiniens pour juger de tout, y compris d'Augustin). On le voit, le "retour" aux "Pères grecs" présuppose une mise en question radicale du fondement patristique de la pensée scolastique et classique. Revenir aux Pères, c'est alors abandonner définitivement Thomas d'Aquin le "docteur commun", comme son disciple Bossuet qui pose l'immuabilité de la tradition, mais qui préfère pourtant tel Père à tel autre, et donc admet la variation. "Revenir aux Pères", c'est alors abandonner le postulat scolastique selon lequel Augustin serait le sommet des Pères, le Père des Pères, le docteur de la grâce, le défenseur de la tradition admise de tous, chez lequel, toujours selon Bossuet, on trouverait "plus" que chez les autres : " On trouve dans ses écrits, plus peut-être que chez tous les autres, cette sublime théologie qui nous élève au-dessus des sens et nous introduit plus avant dnas le cellier de l'époux, c'est-à-dire dans la profonde et intime contemplation de la vérité" (31). (31) : ( Bossuet, Défense...op. cit. p.44. Si Bossuet veut dire qu'on trouve chez lui plus que chez les autres le platonisme, il n'a pas tort. Même Baltus qui, dans sa Défense de la tradition des Saints Pères accusés de platonisme, 1711, tente de justifier Augustin, est obligé de reconnaître : " Je trouve, en effet, quelque différence entre sa conduite et celle des autres Pères qui l'ont précédé par rapport à Platon et aux platoniciens" p. 446). Ce grand préjugé qui unit scolastique, pensée classique ou janséniste, néo-thomisme, voire néo-augustinisme et autre variante de la philosophia perennis, tient dans cette réduction a priori de la théologie patristique tant hellénophone que latinophone à l'augustinisme devenu peu à peu le substitut, le critère idéologique de la Tradition (32). (32) : (La Défense de Bossuet n'est pas une défense de la tradition ni des saints Pères, mais une défense du seul Augustin, considéré par lui comme l'achèvement de la tradition). Historiquement, cette réduction n'a pas été acquise d'emblée, et ne s'est pas faite sans violence, et les textes ont été autant forcés, faussement interprétés et violentés que l'Orient le fut par les croisades (33). (33) : ( La falsification ou la fabrication pure et simple de textes patristiques est courante au Moyen Age. Ainsi, le "Dossier Patristique" (Libellum) remis par le pape Urbain IV à Thomas d'Aquin pour écrire le Contra errores Graecorum est principalement composé de faux. Cf La Lumière du Thabor n°16, p. 95 et suiv. Thomas d'Aquin affirme d'ailleurs que l'on peut, quand il le faut, "faire violence" aux textes. Pudiquement, J. Leclercq reconnaît ce fait : " Il lui arrive (à Thomas) de changer le sens de certaines formules, sans le savoir lui-même, parce que les médiévaux avaient peu de formation historique et ils ne se rendaient pas compte que les propos tenus par les Grecs s'inséraient dans un contexte tout différent. Les thèses philosophiques se transformaient donc d'une façon partiellement inconsciente...d'une part, on modifie inconsciemment le sens de certains mots, la portée de certaines définitions et de certaines doctrines; on croit répéter ce que disent les anciens et on dit autre chose. A d'autres moments, l'auteur désire introduire une notion nouvelle mais la couvre de l'autorité d'un ancien, tout en sachant qu'il en modifie les circonstances" : J. Leclercq, La philosophie morale de Saint Thomas devant la pensée contemporaine, Louvain et Paris, 1955, p. 48-49. Albert le Grand disait qu'il convenait de "faire violence" (oportet vim facere), parfois, au texte de saint Hilaire (In III Sent., d. 15, a. 10); et Thomas d'Aquin, parle, dans le même sens, d' "exposition révérentielle" ( exponere reverenter) des textes des Pères, ce qu'a bien expliqué Mandonnet : " ... quand il rencontre sur son chemin les opinions des Pères, il les amène et les réduit à son propre sens, en les interprétant dans la direction de son système ou de ses idées. Au lieu de dire que les Pères se sont plus ou moins trompés, ou qu'il pense autrement qu'eux, il les expose reverenter, ainsi qu'il appelle cette manière de faire" (P. Mandonnet, Siger de Brabant, t.1, p. 44-45, note, cité par M.D. Chenu, Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, Paris - Montréal, 1954, p. 125, n. 2).) Un certain nombre d'arguments historiques discutables ont présidé à cet alignement des Pères sur Augustin. Nous relevons ci-après les quatre principaux. (1) Augustin est présenté comme le sommet de la théologie latine, comme le disciple de saint Ambroise qui s'est élevé au-dessus de son maître par la hauteur de sa métaphysique. Une telle thèse repose sur la séparation, fausse historiquement, des Pères en "Pères latins " et "Pères grecs", sur une "grécitéé et une latinité théologiques qui sont imaginaires. (2) Avec saint Maxime le Confesseur, ou avec saint Jean Damascène, s'achèverait la "période patristique", à laquelle succèderait une théologie plus subtile et l'approfondissement rationnel des dogmes. Cette thèse, développée dès l'époque carolingienne, est en général suivie par les "patrologies" occidentales et se heurte à l'évidence à la continuation de la théologie révélée en Orient après le VIIIème siècle : saint Photios, saint Syméon le théologien, saint Grégoire Palamas, saint Marc d'Ephèse, sont en harmonie théologique et spirituelle parfaite avec les autres Pères antérieurs. (34). (34) : ( Ici, on lira à nouveau les travaux de J. Romanides déjà cités ainsi que son petit livre Franks, Romans, Feudalism and Doctrine, Boston 1981. Sur les différents pères orthodoxes cités ici, nous renvoyons à la collection complète de la Lumière du Thabor, dans laquelle on trouvera de nombreuses indications sur les faits seulement évoqués ici. Sur l'arrêt de la tradition patristique à Saint Maxime voir par exemple J. Tixeront, Précis de Patrologie, 1923. Le théologien catholique Balthazar soutient, dans son livre sur Maxime le Confesseur, la même idée : " La richesse du monde spirituel de Maxime, donne une dernière fois le sentiment d'une fécondité organique. Déjà cependant la décadence et la stérilité de la scolastique byzantine s'annonce dans l'accumulation morte et mécanique du passé en florilèges, anthologies, encyclopédies". Cf notre petite note de lecture dans La Lumière du Thabor n°5, " Urs von Balthazar défenseur de l'iconoclasme". Il est net, en effet, que dans La Gloire et la Croix, Balthazar fait l'éloge des arguments iconoclastes pourtant condamnés par le VIIème Concile oecuménique). (3) A l'époque carolingienne, puis, plus méthodoquement, au XVIème siècle, une hérésie imaginaire a été inventée, celle des marseillais ou semi-pélagiens. Ces "hérétiques" issus principalement du monastère de Lérins auraient été, selon l'historiographie dont nous parlons, réfutés par saint AUgustin. En réalité, les évêques, prêtres, moines gallo-romains, réunis autour de saint Jean Cassien, saint Vincent de Lérins, saint Fauste de Riez, se montraient, dans leur doctrine de la grâce et de la prédestination, parfaitement fidèles aux Pères hellénophones, dont ils téiaent les disciples. Par ces derniers, ils se rattachaient indissolublement à la tradition apostolique inchangée depuis les premiers temps de l'Eglise. Le "semi-pélagianisme", inventé par les tenants d'un "augustinisme intégral" a été parfois utilisé pour critiquer l'autorité des Pères antérieurs à Augustin, accusés d'erreur ou d'infériorité doctrinale dans leur doctrine de la rédemption. (35). (35). Sur le semi-pélagianisme, nous renvoyons à l'article de Marianne Zananiri, La controverse sur la prédestination du Vème siècle : Augustin, Cassien et la Tradition. Dossier H Augustin, L'Age d'Homme, Lausanne 1988. (4) Enfin, en partie pour justifier le filioque, les carolingiens puis les scolastiques ont défendu l'idée d'une évolution dogmatique, d'un approfondissement spirituel du dogme. Cette idée, appliquée par saint Augustin à sa propre histoire spirituelle, se trouve ici transposée à l'histoire de l'Eglise et au contenu de la foi (36), l'Eglise étant censée acquérir une meilleure intelligence du Credo au fil des siècles. (36) : (Cette thèse, à laquelle Newman, au XIXème siècle, a donné sa forme définitive, a son origine dans les Révisions de saint Augustin. Cf l'introduction de G. Bardy aux Révisions, Bibliothèque augustinienne, 1950). Cette notion d'une maturation de l'Eglise contredit absolument l'ecclésiologie des Pères, pour lesquels l'Eglise, en tant que Corps divino-humain du Christ qui est à sa tête, est d'ores et déjà parfaite. Ce quadruple système d'interprétation a eu l'effet de masquer, d'occulter l'opposition théologique d'Augustin et des principaux Pères latinophones et hellénophones qui l'ont précédé - et cela sur des points dogmatiques essentiels, comme la théologie de la rédemption, la doctrine de la Sainte TRinité, l'herméneutique etc... R. Simon, présenté trop souvent, injustement, comme une sorte de Spinoza catholique, a mis en évidence cette opposition entre Augustin et les Pères antérieurs, et a montré, en ce dix-septième siècle que l'on présente parfois comme le siècle d'Augustin, que le "retour aux Pères" supposait un abandon de l'augustinisme. Dans la Préface de sa Critique des Commentateurs du Nouveau Testament, Simon ose écrire que, sur la question de la prédestination et de la grâce, "on préférera le commun consentement des anciens docteurs aux opinions particulières de saint Augustin", et il ajoute que les premiers Pères n'ont pu se tromper : " Les quatre premiers siècles n'ont parlé qu'un même langage sur le libre-arbitre, sur la prédestination et sur la grâce. Il n'y a pas d'apparence que les premiers Pères se soient tous trompés sur des faits de cette importance. l'on ne peut pas dire raisonnablement qu'ils ont plutôt consulté les principes de leur philosophie que les écrits des évangélistes et des apôtres" (37). (37) : ( R. Simon, Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament, Rotterdam 1693. Introduction). En écrivant ces lignes, c'est toute la guerre que l'augustinisme fait à la tradition patristique que Simon dévoile - guerre qui se continue dans la lutte des occidentaux contre la très fidèle aux Pères "Eglise orientale" ou Eglise grecque. ( 38). (38) : ( L'Eglise orthodoxe n'est pas grecque ni "orientale"; mais nous gardons ici le vocabulaire de Simon, qui est celui de son temps. Sur cette question, voir P. Michel Azkoul, L'ecclésiologie orthodoxe, La Lumière du Thabor, n°19, p. 56). C'est ce que très exactement lui reprochera Bossuet : " Si l'on souffre d etels excès, on voit où la religion est réduite. L'idée que nous en donne M. Simon est non seulement que l'Orient et l'occident ne sont pas d'accord sur la foi, mais encore qu'un novateur (saint Augustin) a entraîné tout l'Occident après lui; que l'ancienne foi a été changée; qu'il n'y a plus, par conséquent, de tradition constante, puisque celle qui l'était jusqu'à saint AUgustin a cessé de l'être depuis et que les seuls grecs ayant persisté dans la doctrine de leurs Pères, il ne faut plus chercher la foi et l'orthodoxie que dans l'Orient" (39). (39) : ( Bossuet, Défense...; op. cit. p. 6). Bossuet peut, en effet, accuser les protestants de "variation" et dire pompeusement : " Nos adversaires ne doivent pas s'étonner, si étant soigneux de recueillir tout ce que nos Pères nous ont laissé, nous conservons le dépôt de la tradition aussi bien que celui des Ecritures" (40); (40) : (Cité par G. Taraud, La Tradition au XVIIème siècle en France et en Angleterre, Paris 1969, page 161. Taraud est l'un des rares critiques à être si favorable à Simon. Il écrit p. 155 : " Il est aujourd'hui difficile d'apprécier Bossuet impartialement, surtout après avoir étudié R. Simon"; et il ajoute un peu plus loin : " Jean Steinmann, qui réhabilite à bon droit Richard Simon, présente Bossuet comme un cuistre pédant qui a entraîné "pour trois siècles la théologie dans sa décrépitude". Pour Chadwick, qui parle de Bossuet avec modération et même avec une certaine admiration, l'évêque de Meaux représente "le type même de l'esprit statique et de la théologie sclérosée""). en réalité, Simon démontre que, dans la mesure où la tradition est identifiée avec l'augustinisme, c'est Bossuet qui varie, qui est un "novateur", même s'il prend le masque du conservatisme le plus rigide. Mais le plus important est que, selon Richard Simon, cette guerre menée par l'augustinisme frank contre la théologie patristique, n'est pas seulement un conflit Orient : Occident, mais une guerre civile interne à l'Occident. Ce sont les carolingiens, les théologiens franks qui ont imposé l'augustinisme, c'est-à-dire une simplification de la doctrine augustinienne, appelée à gouverner les moeurs et la pensée de l'Occident pendant des siècles; mais il existe tout un courant non-augustinien qui, maladroitement parfois, a essayé de revenir aux Pères romains hellénophones. Dans toute son oeuvre, Richard Simon relève, en analyste lucide, ce mouvement non augustinien, si souvent étouffé et méconnu, qui a tenté d'empêcher l'occident de devenir une simple secte augustinienne sur les points essentiels de la foi. Malgré son échec, Simon a décrit la maladie de cette "maison divisée contre elle-même", qui a dogmatisé, grâce à la puissance des papes, les spéculations les plus absurdes de la scolastique; sans accomplir de retour vers l'Orthodoxie, il a donné tous les éléments théologiques, herméneutiques, historiques, pouvant favoriser un tel retour véritable aux Pères romains latinophones ou hellénophones. Il est temps aujourd'hui d'entendre sa voix, alors que le christinaisme en occident est devenu une tiède pratique moralisante et adogmatique (41). (41) : ( L'oecuménisme devrait favoriser le dialogue et les intéressantes discussions dogmatiques. Malheureusement, ne pouvant concilier l'inconciliable, il a préféré supprimer tout dialogue théologique et dogmatique sérieux. C'est surtout l'échec du dialogue entre catholiques et orthodoxes qui est évident). CHAPITRE 1 RICHARD SIMON ET LES PERES DE L'EGLISE Il faut noter tout d'abord que le XVIIème siècle a beaucoup parlé des Pères de l'Eglise, mais en des sens très différents, tantôt pour prolonger la scolastique, tantôt pour la subvertir. Nous commençons donc notre travail par une enquête sur la lecture des Pères propre à Richard Simon, si différente de celle des principaux courants de pensée de son siècle. L'histoire critique des Commentateurs du Nouveau Testament (42) de R. Simon - qui fait suite à son Histoire critique du Vieux Testament (43) - est le premier traité de lecture de la Sainte Ecriture qui prenne en compte l'échec herméneutique de la pensée médiévale scolastique (44). (42) : ( Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament depuis le commencement du christianisme jusqu'à notre temps : avec une dissertation critique sur les principaux Actes manuscrits qui ont été cités dans les trois parties de cet ouvrage, par R. Simon, prêtre. Rotterdam, 1693). (43) : ( Histoire critique du vieux tesatment par le R.P. Richard Simon, Rotterdam, 1685). (44) : ( Les efforts désespérés d'H. de Lubac (Exégèse médiévale, 4 volumes, Paris 1959-1964) pour sauver l'herméneutique médiévale ne suffisent pas à justifier l'incroyable travail de falsification des textes patristiques opéré en occident depuis la fin de l'époque mérovingienne jusqu'au XVIIIème siècle. Sur ce point, voir ci-dessous, chap. 2 et 4. En particulier, Simon dénonce longuement dans ses lettres les éditeurs bénédictins de Saint Maur qui, à ses yeux, sont plutôt des "gratteurs de parchemins" que de vrais érudits. On trouvera dans les quatre volumes des Histoires de la Monarchie de Blandine Barret-Kriegel, Paris, 1988, de nombreux détails et une bibliographie récente sur l'Ecole de Mabillon. Le livre ne tient guère compte des lettres critiques de Simon (Bâle, 1699) contre les Bénédictins). Sur les soixante chapitres de son livre, R. Simon n'en consacre qu'un très court, le trente-troisième, à Pierre Lombard, Albert le Grand, Saint Thomas etc... où il relève surtout l'absence d'originalité, quand ce n'est pas l'ignorance, de leurs commentaires (45). (45) : (Cf Histoire Critique des principaux commentateurs... chap. XXXIII : Des commentaires de Pierre Lombard, d'Albert le Grand, de saint Thomas et de Nicolas de Lira sur le Nouveau Testament. Des additions de Paul évêque de Burgos. Pourtant, on le voit dans la Critique de la bibliothèque des auteurs ecclésiastiques d'Elie du Pin, Simon avait une excellente connaissance de la scolastique). Pour R. Simon, ni les exégètes catoliques (46), ni les réformateurs (47) n'ont été capables de reconstruire une herméneutique satisfaisante sur les décombres de la scolastique; à ces derniers surtout il a manqué, d'une part, la critique et la science et, d'autre part, de se démarquer réellement de la théologie des derniers scolastiques dont Luther et Calvin ont été, volens nolens, les disciples (48). (46) : ( Pour Simon la critique de la renaissance n'a pas su se défaire de l'exégèse augustinienne; il indique toutefois quelques rares exceptions : Maldonat, Sadolet etc...). (47) : ( Simon reproche généralement aux protestants le caractère purement négatif de leur destruction d el'herméneutique scolastique : en rejetant une fausse conception, fondamentaliste, d ela tradition, ils ont exclu toute tradition. Cf la réponse à la lettre de Mr Spanhein dans l'Histoire critique du vieux Testament, op. cit. p. 625. D'autre part, Simon conteste très souvent, notamment dans ses Lettres Choisies, la probité du travail critique établi par les érudits protestants, notamment les traductions de saint Jean Damascène et de Théophylacte de Bulgarie). (48) : (Simon relève notamment le jugement du Cardinal Sadolet qui considérait Thomas d'Aquin, Calvin et Luther comme des héritiers de la même tradition augustinienne et qui pensait que la lutte contre le protestantisme devait se fonder sur un retour aux Pères grecs et non sur Thoams d'Aquin, cf F. Brune, La réduction de la personne à l'être dans la pensée de saint Augustin et dans la scolastique, in Saint Augustin, Les Dossiers H, Editions L'Age d'Homme, Lausanne, 1988. Cf aussi R. Simon, Lettres choisies, vol. 1, p. 148 et suiv., sur Sadolet). Quant à Spinoza, dont à la fois les émules de Bossuet et les spinozistes les plus rigoristes veulent faire à tort le maître de R. Simon (49), il évacue totalement la question que notre ex-oratorien veut résoudre : celle de la difficulté ou du caractère souvent antinomique de l'Ecriture (50). (49) : Même Paul Hazard, qui n'est pas directement un "émule de Bossuet", dans sa Crise de la conscience européenne (Collection Idées, Gallimard 1968 p.244), répète ce grossier lieu commun : " Critique, Spinoza l'avait été, et il serait difficile de ne pas voir en lui le prédécesseur direct de R. Simon qui, certes, le discute et le récuse dans ses conclusions, mais avec cette nuance de respect qu'on a pour un grand maître". De même, Charles Appuhn, dans sa Préface au Traité théologico-politique ( vol 2 des Oeuvres de Spinoza, collection GF. Paris, 1965) déclare péremptoirement : " Le savant Cornill (Einleitung in das Alte testament) le proclame : Spinoza a posé le problème, indiqué le but, et par une sorte d'intuition de génie, prévu les résultats des recherches qui, au XIXème siècle, devaient renouveler l'exégèse. Dans ses trois articles, parus en 1896 (Critique philosophique), M. Pillon avait déjà démontré de combien Spinoza à cet égard avait été en avance sur son siècle et quelle erreur avait commise Renan (Etude d'histoire religieuse) en lui préférant Richard Simon. Ce dernier a pu se donner l'air de combattre certaines conclusions de Spinoza; ce qu'il y a de plus solide dans les travaux de l'adversaire de Bossuet n'en vient pas moins du Traité Théologico Politique"). (50) : (C'est là tout l'objet de la polémique avec J. Leclerc. Cf. la Réponse au livre intitulé Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire critique du Vieux testament, par le Prieur de Bolleville, Rotterdam, 1686. Le prieur de Bolleville est l'un des pseudonymes de R. Simon. Leclerc avait parlé de "spinozisme caché" à propos de l'Histoire Critique du Vieux Testament. Cf. Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire Critique du Vieux Testament. Amsterdam, 1685, p. 93-94). Le Traité Théologico-politique (51) de Spinoza propose, en effet, une réduction de l'Ecriture à quelques vérités, quelques maximes rationnelles, morales et politiques qui conduisent au salut aussi bien que les doctrines de l'entendement. Autrement dit, la Révélation est la version exotérique de la doctrine ésotérique de la philosophie. Saint Augustin ne présentait pas autrement, dans sa jeunesse, les rapports du platonisme et de la prédication évangélique (52). (51) : ( Traité Théologico-politique contenant quelques dissertations où l'on fait voir que la liberté d ephilosopher non seulement peut être accordée sans danger pour la piété et la paix d el'Etat, mais même qu'on ne peut la détruire sans détruire en même temps la paix de l'Etat et la piété elle-même. (Compsé de 1665 à 1670) Op. Cit. note 8). (52) : ( Augustin, dans le Livre II du De Ordine, présente le christianisme comme une vulgarisation de la vérité - c'est-à-dire du platonisme. Voir sur cette question O. Du Roy L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin. Paris, 1966. Au fond, Nietzsche ne fait que reprendre, d'une façon critique, la thèse du jeune Augustin, lorsqu'il dénonce dans le christianisme un "platonisme populaire". On trouve un thème analogue chez le philosophe néo-platonicien Alexandre de Lycopolis, qui voyait dans le christinaisme une "philosophie simple" et moralisante : voir l'édition par A. Villey du Contre la doctrine de Mani, Paris 1985, p. 56-57 et comm. p. 93-100). Le propos de Richard Simon diffère donc essentiellemnt de celui de Spinoza. En outre, H. Margival (53) a très exactement montré tout ce qui sépare explicitement Simon de Spinoza : " Sous prétexte que le Traité théologico-politique est de quinze années antérieur à L'histoire critique du Vieux testament et que des deux parts il est question de l'authenticité et de l'interprétation des Ecritures, faire dépendre la critique simonienne de la philosophie spinoziste, ce n'est pas seulement commettre le plus lourd contre-sens historique, c'est montrer une ignorance bien singulière de l'oeuvre qu'on prétend juger, puisque de tous les auteurs modernes, Spinoza se trouve être le seul qui y soit nommément réfuté et condamné" (54). Que lui reproche-t-il? (53) : (Henri Margival, Essai sur Richard Simon et la critique biblique au XVIIIème siècle. Paris, 1900, reprint Slatkine, Genève 1970). (54) : (Op. cit. note 12, p. 125). Spinoza ignore la critique historique, il prétend trouver dans l'Ecriture une doctrine, un système de gouvernement libéral qu'il fonde sur une exégèse purement dogmatique : " Que peut-on imaginer de plus contraire à l'esprit historique d'un R. Simon que ce rationalisme hautain et superficiel qui, prenant en bloc tous les textes bibliques, sépare les faits naturels des récits miraculeux, conserve les premiers, rejette les seconds, retranche, en un mot, des livres saints tout ce qui en est l'âme et la vie, avec une préoccupation autrement aveuglante que la crédulité la plus naïve ou la théologie la moins éclaircie et la moins libre? Certes, R. Simon a su appliquer à l'étude des textes la méthode la plus rationnelle, mais ce serait se méprendre singulièrement sur le sens des mots que d'en faire pour cela un rationaliste, et si quelque chose pouvait prouver combien il était, en réalité, hostile au rationalisme spinoziste, c'est la diligence scrupuleuse de cette enquête toute rationnelle sur les vieux textes qu'un Spinoza tenait pour les plus informes bégaiements au prix du langage viril de la pure Raison. (55). (55) : (Op. cit. note 12, p. 127). En somme, et malgré la différence des doctrines, l'attitude de Spinoza face à l'Ecriture, reste celle d'un scolastique du Moyen Age, qui lit et organise le Livre en fonction d'une doctrine préconçue. Ici comme là se manifeste le même primat d'une philosophie considérée comme la vérité devant qui tout doit plier, la même ignorance ou la même indifférence à l'égard de l'aspect proprement historique des textes, et, nous dirions aujourd'hui, la même malhonnêteté dans l'interprétation. Spinoza n'apporte rien d'essentiel à l'exégèse parce qu'il est un doctrinaire et non un historien; il ne fait pas l'oeuvre du critique, qui approche, avec modestie, les difficiles textes de la Sainte Ecriture (56). (56) : ( Que Spinoza n'ait pas été dupe de cette situation, est une autre question. Le but du Traité théologico-politique n'est pas exégétique, mais politique, comme l'indique son titre. Spinoza est un métaphysicien, non un exégète. On peut rapprocher sa démarche de celle d'un Warburton, auteur, dans La Divine Légation de Moïse... d'une théorie purement spéculative sur les hiéroglyphes égyptiens, laquelle, pour intéressante qu'elle soit philosophiquement, se situe aux antipodes de la démarche historique du décryptement, la seule qui nous paraisse scientifique aujourd'hui. R. Simon est un "Champollion" de l'Ecriture Sainte, posant les principes d'une exégèse solide). A l'opposé de Spinoza, la préface de L'histoire critique des Commentateurs du Nouveau Testament apparaît comme un vrai discours de la méthode de l'herméneutique moderne (57). (57) : ( Op. cit. note 1. La préface n'est pas numérotée. Nous en numérotons les sections de I à XI). La Préface de L'Histoire critique des Commentateurs du Nouveau Testament. Le projet de R. Simon, parfaitement défini dans cette Préface, peut se résumer ainsi : A) Etudier les commentateurs, tant "orthodoxes" que "sectaires", c'est procéder comme les Pères et comme les premiers chrétiens qui ne spéculaient pas philosophiquement mais qui combattaient les fausses interprétations de l'Ecriture. Autrement dit, il s'agit pour R. Simon, non de projeter dans l'Ecriture des doctrines philosophiques préconçues - ce que faisaient les scolastiques et maintenant Spinoza -, mais de resituer les textes dans les débats historiques réels dont ils ont été le centre et de retrouver ainsi les enjeux effectifs de ces textes. B) Toute la lutte des premiers Pères a porté contre les gnostiques. Clément d'Alexandrie et Origène ont parfois suivi l'exégèse allégorique des gnostiques pour mieux les combattre (58), mais saint Irénée a plus justement condamné la méthode allégorique et philosophique des gnostiques (59). (58) : ( Op. cit. ci-dessus, p. I : " Les premiers chrétiens paraissent à la vérité plus attachés aux sens spirituels et allégoriques qu'aux explicaions littérales; mais ils ne laissent pas de nous apprendre l'ancienne théologie. Si Clément d'Alexandrie et Origène se sont quelquefois émancipés, il est aisé de les redresser; le temps auquel ils ont écrit les rend en quelque façon excusables. Ils avaient souvent affaire aux gnostiques qui tâchèrent de plaire au peuple par la subtilité de leurs allégories, traitant même les catholiques de gens simples et sans érudition. Les interprétations sublimes et allégoriques étaient alors de saison; outre qu'il semble que cette manière d'expliquer l'Ecriture soit née avec l'Eglise et qu'elle soit venue de l'usage des synagogues. Ces deux grands hommes ont aussi mêle beaucoup de philosophie dans leurs écrits, s'accommodant à la faiblesse des grecs qu'ils voulaient attirer plus facilement par cette voie à la religion chrétienne. Ils font assez connaître qu'ils n'ont agi en cela que par condescendance, et qu'ils n'ont été grecs avec les grecs que pour les gagner".) (59) : ( Ibid., p.I : " Saint Irénée au contraire a condamné dans les gnostiques les sens allégoriques et philosophiques qui détruisaient le fond de la religion. Il témoigne, ayant en vue ces hérétiques, qu'on ne doit recevoir que le sens littéral et naturel de l'Ecriture Sainte".) C) Les gnostiques falsifiaient le sens de l'Ecriture et, se prétendant seuls "élus" et "sauvés", niaient le libre-arbitre et la possibilité qu'a tout homme d'être sauvé. Les Pères de l'Eglise, contre les gnostiques, ont insisté sur la liberté du salut qui dépend de chaque homme qui veut suivre le Christ. (60). (60) : ( Ibid. p. I-II : " Les gnostiques...Divisaient les hommes en trois classes, mettant dans la première ceux qu'ils nommaient "spirituels" et qui étaient tous selon eux naturellement sauvés ou élus. Ceux, au contraire, de la troisième classe, qu'isl appelaient charnels, étaient tous naturellement damnés ou réprouvés. Les Premiers Pères qui ont été obligés de convaincre ces visions, n'ont rien oublié pour établir le libre arbitre, montrant que notre salut dépendait absolument de nous".) D) Saint Augustin, emporté par sa polémique contre Pélage, a créé un système différent de celui des premiers Pères et, comme les gnostiques, il a nié le libre-arbitre. La nouveauté du système augustinien fait qu'on ne doit pas juger en augustinien la théologie des Pères antérieurs. (61). (61) : ( Ibid. p. II : " C'est par rapport aux fausses idées des gnostiques qu'ils (les Pères) ont parlé tout autrement que saint Augustin des matières de la grâce, du libre arbitre, de la prédestination et de la réprobation. Cet évêque s'était opposé aux nouveautés de Pélage, qui au contraire donnait tout au libre arbitre de l'homme, et rien à la grâce, a été l'auteur d'un nouveau système"). E) L'opposition de l'herméneutique d'Augustin à celle des Pères pose donc la question du critère d'interprétation des textes sacrés. Saint Vincent de Lérins répond à cela qu'il faut juger sur la tradition ancienne de l'Eglise, c'est-à-dire sur le consentement des Pères : " Vincent de Lérins a remarqué judicieusement que lorsqu'il s'agit d'établir la vérité d'un dogme, l'Ecriture seule ne suffit pas, qu'il faut y joindre la Tradition de l'Eglise Catholique, c'est-à-dire, comme il l'explique lui-même, l'autorité des écrivains ecclésiastiques, Ecclesiasticae intellgentiae auctoritas. Considérant les anciennes hérésies, il rejette ceux qui forgent des nouveaux sens et qui ne suivent point pour leur règle les interprétations reçues dans l'Eglise depuis les Apôtres. Il ajoute ensuite qu'il ne faut pas s'en rapporter au témoignage d'un ou de deux Pères, mais à ce que tous ont avancé d'un commun consentement en plusieurs endroits et sans ambiguïté" (62). (62) : ( Ibid. p. II-III. Pour une étude récente de saint Vincent de Lérins, cf G. Florovsky, Collected Works, tome 1, Belmont 1987, Bible, Church, Tradition : an Eastern orthodox view, p. 37 et suiv., l'article "The catholicity of the church"). F) La critique historique, qui doit suivre sur ce point saint Vincent de Lérins, doit donc reconnaître ici que saint Augustin diffère des Pères des quatre premiers siècles (63). Les explications d'Augustin ne sont pas celles de l'Eglise, mais ce sont des opinions privées (64). (63) : ( Ibid. p. III : " Sur ce pied-là, on préférera le commun consentement des anciens docteurs aux opinions particulières de saint Augustin. Les quatre premiers siècles n'ont parlé qu'un même langage sur le libre arbitre, sur la prédestination et sur la grâce. Il n'y a pas d'apparence que les premiers Pères se soient tous trompés sur des faits de cette importance. L'on ne peut pas dire raisonnablement qu'ils ont plutôt consulté les principes de leur philosophie, que les écrits des Evangélistes et des Apôtres"). (64) : (Ibid. p. III, à propos des augustiniens, Simon note : " Je souhaite seulement que ceux qui se font gloire d'être ses disciples ne fassent pas passer tous les sentiments de leur maître pour des articles de foi"). G) Il est donc légitime de s'arrêter d'abord sur les écrits des Pères hellénophones qui ont eu à lutter contre les principales hérésies des anciens temps, dont les hérésies modernes sont les imitations (65). Chez les latins, saint Jérôme suit les Pères "grecs", alors que saint Augustin " a tiré beaucoup de choses de son propre fonds" (66). (65) : ( Ibid. p. IV : " Je me suis plus arrêté sur les commentaires des anciens grecs que sur ceux des latins, parce que les grecs qui ont lu le Nouveau Testament dans la langue où il a été écrit, ont mieux su la signification propre des mots; la plupart des hérésies ayant pris naissance chez eux, ils ont plus d'occasions de les combattre. On trouvera dans leurs livres toutes les subtilités des ariens réfutées doctement. Les nouveaux antitrinitaires n'ont presque rien produit dans ces derniers temps, qui ne soit dans ces anciens docteurs..." (66) : (Ibid. p. IV : " Il n'en est pas de même de saint Jérôme qui n'a presque fait que copier dans ses commentaires ce qu'il avait lu chez les auteurs qui avaient écrit avant lui sur les mêmes matières. Il fait paraître surtout beaucoup d'érudition. La critique, dans laquelle il était fort expert, est ce qu'il a de particulier"). H) Les auteurs grecs après saint Jean Chrysostome ont gardé une unité avec leurs prédécesseurs, alors que les écrivains latins, partagés entre ce qui leur venait de saint Jérôme et ce qu'ils tenaient de saint AUgustin, ont bien moins d'unité - et aussi moins de science (67). (67) : ( Ibid. p. V : " Les théologiens latins... n'ont donné après saint Jérôme que des compilations qui ne peuvent pas être d'une grande utilité. La plupart se sont principalement attachés à la doctrine ( de saint AUgustin) qui a été le docteur des Eglises d'occident. Ils n'ont pas néanmoins suivi si exactement les opinions de saint Augustin que les grecs et les autres orientaux ont suivi celle de saint Chrysostome"). I) De grands progrès ont été faits, certes, au XVIème siècle dans la critique biblique, grâce aux réformés, mais leurs travaux se sont voulus indépendants du consentement de la tradition patristique (68). Aussi, "le défaut de tous ces sectaires est de n'avoir pas associé au texte de l'Ecriture les véritables traditions de l'Eglise (69). Et Simon revient encore sur les critères de saint Vincent de Lérins (70). (68) : (Ibid. p. VI : " Il faut avouer qu'on a été bien plus exact depuis le commencement du dernier siècle. On a fait de grandes découvertes, principalement pour le sens littéral de l'Ecriture, par le moyen des langues grecque et hébraïque auxquelles on s'est appliqué; De plus, comme les ariens ont donné autrefois occasion aux orthodoxes d'étudier avec plus de soin la lettre des textes sacrés, les protestants ont aussi servi de motif aux catholiques pour examiner avec plus d'application le texte de la Bible"). (69) : ( Ibid. p. VIII). (70) : ( Ibid. p. VIII; cf ci-dessous, le paragraphe intitulé " Les règles de saint Vincent"). J) Noter cependant que la référence à la tradition n'exclut pas l'étude critique des textes, souvent pratiquée par les anciens Pères (71), ainsi que l'analyse détaillée des interprétations des hérétiques, nécessaire à la compréhension historique (72). La comparaison des manuscrits n'a pas non plus été négligée par R. Simon. (71) : ( Ibid. p. VIII-IX : " Ces réflexions et plusieurs autres semblables que je pourrais ajouter ne doivent point détourner les catholiques de s'appliquer au sens littéral et grammatical de l'Ecriture. Les Grégoire, les Basile, les Chrysostome, qui ont été dans les sentiments que nous venons de marquer, n'ont pas laissé de satisfaire aux obsjections les plus raffinées des ariens et des autres hérétiques indépendamment de la tradition. Ils ont expliqué la force des mots, sans négliger les subtilités de la grammaire et de la critique. Et en effet, le texte sacré étant le premier fondement de notre religion, il ne doit rien contenir d'où on la puisse détruire"). (72) : ( Ibid. p.IX : "On ne doit pas trouver mauvais que j'ai expliqué la méthode et les sentiments de tous ces novateurs; car, outre que cela est de mon sujet, saint Cyrille d'Alexandrie a recommandé aux orthodoxes de ne point négliger les livres des hérétiques, parce qu'on peut s'en servir utilement et même contre eux"). Trois thèses principales émergent de cette préface : 1) La méthode critique et historique est celle que recommande Vincent de Lérins pour découvrir la tradition authentique de l'Eglise. 2) La difficulté de l'Ecriture a été la cause d'interprétations erronées faites par des hérétiques que les Pères ont réfutés. L'exégèse doit tenir compte de ces polémiques historiques. 3) L'historien honnête doit constater la discordance qui existe entre les interprétations des Pères et celles d'Augustin, et la continuation de la même discordance dans la théologie latine (73). (73) : (Simon constate, à l'intérieur de la théologie occidentale, la guerre civile qui la mine, la plupart des commentateurs suivant Augustin, mais ne pouvant pas nier totalement l'autorité des Pères antérieurs). Le lecteur aura compris que cette triple polarité de l'exégèse de l'Ecriture, dès les origines - interprétations conflictuelles des chrétiens orthodoxes, des gnostiques et d'Augustin - ne désigne pas une polémique secondaire ou touchant à un seul point des Saintes Ecritures. Dans cette question du "libre arbitre" et de la "grâce", en effet, c'est l'essence même du christianisme et d ela nouveauté historique qu'il a apportée dans le monde, qui est en jeu. Faute de comprendre cette problématique, on ne saisit nullement la vie de l'Eglise primitive et tout le développement historique du christianisme demeure inintelligible. Les règles de saint Vincent. Posant comme critère la "Tradition", Simon fait grand éloge de Vincent de Lérins : " On ne saurait donner trop de louanges au petit ouvrage que Vincent de Lérins a publié sous le nom de Peregrinus, contre les nouveautés de toutes les hérésies. C'est un livre d'or et estimé généralement de tout le monde..." (74). (74) : (Voir Critique de la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques et des prolégomènes de la Bible publiés par M. Elie Du Pin. Paris, 1730. Tome 1, p. 191). Grâce aux règles de saint Vincent, les vérités dogmatiques fondamentales peuvent être déterminées : " On aurait tort de nous objecter que c'est faire injure à la parole de Dieu que de la faire dépendre en quelque manière de l'autorité des hommes, puisque ces hommes ne sont pas les auteurs de notre créance, mais seulement les témoins de ce qui a été cru dans l'Eglise depuis les Apôtres. Et cela même doit être restreint aux articles fondamentaux de notre religion. Citons là-dessus un des plus sages écrivains de l'Antiquité qui, ayant établi la foi sur ces deux règles prévient en même temps les difficultés qu'on peut proposer : " La véritable foi, dit Vincent de Lérins, doit être premièrement fondée sur l'autorité des livres sacrés et ensuite sur la Tradition de l'Eglise. Ce n'est pas que les seuls livres sacrés ne soient suffisants d'eux-mêmes : mais plusieurs erreurs étant survenues de la liberté qu'on a prise d'expliquer chacun selon sa fantaisie les paroles de l'Ecriture, il est nécessaire de ne point s'éloigner des sens qui sont appuyés sur la tradition des docteurs. Ce qu'on doit restreindre aux questions fondamentales de notre créance" " (75). (75) : ( Introduction à L'Histoire critique des Commentateurs, p; VIII). De même, avant saint Vincent, saint Basile témoigne d ela nécessité de se référer à la tradition : " Eunome, qui avait prévu qu'on lui opposerait la tradition de l'Eglise, selon la méthode des anciens écrivains ecclésiastiques, avait été au devant de cette objection. Il ne veut point qu'on s'en rapporte à la pluralité des suffrages, ni à la qualité ni à l'antiquité des personnes : ce qui donne occasion à saint Basile de faire voir que, lorsqu'il s'agit de religion, on doit consulter la Tradition, n'étant pas juste de pérférer les nouveautés de quelques sophistes à l'ancienne créance fondée sur les témoignages de tant de savants hommes" (76). (76) : ( Id. Histoire critique des Commentateurs, op. cit. p.103, chap. VII). Cette conception de la tradition distingue Simon à la fois de Bossuet et du brillant protestant J. Leclerc (77). (77) : ( Sur Bossuet et Simon, voir P. Magnard, La Tradition chez Bossuet et chez Ricard Simon, in La Prédication au XVIIème siècle, Dijon 1977. Sur J. Leclerc, cf le livre de A. Barnes, J. Leclerc et la République des lettres, Paris 1938). Pour Bossuet, la tradition est donnée, une fois pour toutes elle est un bloc garanti par l'institution de la papauté, et par l'ancienne autorité d'Augustin, le "Père des Pères" (78). Bossuet ne supporte pas l'idée que Simon recherche quelle est la tradition, qu'il interroge les anciens commentateurs pour discerner la "véritable tradition " de l'Eglise (79). Pour les mêmes raisons aussi, "l'aigle de meaux" poursuivra J. de Launoy (80). (78) : ( H. Busson, dans La Religion des classiques, Paris 1948, affirme p. 383 que Bossuet proclame "le scandale de l'augustinisme inétgral"). (79) : ( Cf ci-dessus chap. 4. Pour Bossuet, la tradition étant donnée, elle ne peut donc être cherchée. Dès lors aucune variation n'est possible pour lui entre Augustin et les Pères antérieurs, latinophones et hellénophones). (80) : ( Cf article de A. Rouméliote cité ci-dessus, p. 400 et 405. Le livre de J. de Launoy : La véritable tradition de l'Eglise sur la prédestination et la grâce, Liège 1702 ( condamné à Rome en 1704), était lu en manuscrit et recopié par tous depuis longtemps. Il fut édité par R. Simon en 1702. Voir la réédition du chapitre sur Augustin, Lausanne 1988, p. 406-420). Pour J. Leclerc, au contraire, la tradition n'est ni donnée ni à chercher; elle est inutile à la fois parce que l'Ecriture est claire par elle-même et parce que la religion se limite à quelques règles simples : " La religion, dit-il, ne consiste qu'en ces deux choses que la religion nous apprend : la nature du souverain bonheur et les moyens d'y parvenir" (81). Expurgée des miracles, des prophètes, du "merveilleux", l'Ecriture nous manifeste l'idée rationnelle de Dieu Mais le Dieu de J. Leclerc, Simon n'en veut pas, il le trouve abstrait et séparé de l'Ecriture, comme le note fort bien Margival : " Comme le remarque R. Simon, le Dieu des Théologiens de Hollande est un Dieu abstrait et métaphysique; leur Jéus, un pur concept de l'entendement, l'universel a parte rei des réalistes du Moyen Age, une entité logique sans rapport avec l'Ecriture"(82). (81) : (J. Leclerc, Défense des sentiments contre la réponse du Prieur de Bolleville, Amsterdam 1686, 3ème lettre). (82) : (H. Margival, op. cit., p. 235-236. Sur le Dieu de Leclerc, on lira avec intérêt la polémique suscitée par Bayle dans son dernier ouvrage Les entretiens de Maxime et de Thémiste. Tome 4 des Oeuvres Complètes de Bayle. Rotterdam, 1731). Prendre l'Ecriture au sérieux, c'est donc, pour R. Simon, éviter ces deux erreurs : de juger de l'Ecriture avec une pure idée de la Tradition, et de chercher dnas l'Ecriture l'idée rationnelle d'un Dieu abstrait. Pour fuir ces deux écueils, il faut donc commencer par une modeste enquête sur la tradition des commentateurs (83). (83) : (Simon n'est pas un métaphysicien, ni un critique au sens kantien, ni un simple exégète, c'est un historien qui prend l'Histoire dans sa totalité, par les textes, et par l'unité concrète des commentateurs qu'il appelle Tradition, en suivant sur ce point saint Vincent de Lérins). Les Pères hellénophones et latinophones des premiers siècles. Selon R. Simon, l'herméneutique des Pères est dirigée par un double effort apologétique, un double désir, positif et négatif : positif, par l'affirmation de la liberté de l'homme en Christ, vainqueur du diable, du péché et de la mort; et négatif, à cause de la polémique qu'ils doivent mener contre la fausse et illusoire libération qu'offrent les philosophies, généralement issues du platonisme et, comme lui, dualistes (84). (84) : ( La théologie des Pères n'est ni dualiste, ni spiritualiste; elle serait plutôt matérialiste ou du type d'une science expérimentale; voir A. Kalomiros, La gloire de la matière, La Lumière du Thabor n°5, 1985. Pour les Pères, la chair et la matière sont la porte du salut et saint Athanase le Grand dit : " La nature humaine assumée par le Verbe fait Homme a été la première et avant les autres, à être sauvée et délivrée, parce que devenue le Corps du Verbe même", et "coordonnés et liés ensemble à Lui par l'identité de la chair, nous avons acquis l'incorruptibilité, l'immortalité et la déification" ( Contr. Ariens). Fondée sur la déification pratique, sur l'expérience de l'union sans confusion avec Dieu, réalisée ici-bas, la théologie des Pères ne spécule pas sur la nature de la divinité, ni sur l'Ecriture Sainte, mais détermine les dogmes qui protègent cette expérience, qui en sauvegardent la possibilité). L'épicentre de l'apologie des Pères est donc la rédemption : contrairement à la philosophie païenne où l'homme est gouverné par le destin, par la nécessité (85) et où la matière, cet indéfini, résiste à toute spiritualisation (86), si bien que le corps est une prison ou un tombeau pour l'âme... les Pères ont montré que tout l'homme est sauvé, corps et âme, qu'il est libéré, en Christ, par le baptême, des liens de la mort et du diable, qui le tenaient enchaîné à la suite du péché des ancêtres (87). En dehors de ceux qui sont baptisés et incorporés à l'Eglise, devenant ainsi membres du Corps du Christ, le diable et la mort gardent leur pouvoir sur tout le reste d el'humanité qui forme le "corps de la mort" (Rom. 7, 24). Mais pour ceux qui sont sauvés dans la nouvelle "arche de Noé" qui est l'Eglise, la vie règne et la mort est sans force. (85) : (Le destin (Eimarménê, Fatum) est la supra-divinité des païens. Contre cette nécessité contraignante, ils ont revendiqué pour l'homme une forme de liberté, consistant dans l'ignorance de ce qui doit nous arriver, dans le refus des oracles et des prédictions. C'est la grandeur amère du "Ne quaesieris" d'Horace. Seuls les "cultes orientaux" ont apporté l'idée d'une libération du destin, qui est devenue réalité dans le Christ incarné). (86) : ( Le problème du mal sera abordé de front dans le gnosticisme). (87) : ( Pour les premiers Pères, le péché des ancêtres, Adam et Eve, n'a pas transmis à l'homme une culpabilité héréditaire (doctrine augustinienne du péché originel), mais une maladie de la nature humaine, qui se guérit dans l'eau du baptême depuis que le Christ est descendu dans le Jourdain, communiquant l'énergie divine à la nature de l'eau. Cf. J. Romanidès, To Propatorikon Hamartêma, ( Le Péché Ancestral), Athènes 1957 (en grec), 2ème éd. Athènes, 1989).) C'est dans le cadre de la réalité de la rédemption qui nous a effectivement libérés qu'il faut comprendre la théologie patristique jusqu'au Vème siècle. A) La polémique contre la philosophie. Les philosophesobscurcissent l'Ecriture par l'abus des sesn allégoriques. C'est là ce que dénonçait saint Irénée dans sa lutte contre les gnostiques, qui étaient essentiellement à ses yeux des philosophes : " Quoisue nous n'ayons rien de saint Irénée sur les livres du Nouveau Testament en particulier, ce qu'il a écrit contre les anciens hérétiques peut être d'un grand secours pour l'explication de ces livres. Il semble d'abord que ce savant évêque ait voulu condamner les sens spirituels et allégoriques, marquant souvent qu'il faut s'arrêter aux interprétations simples et littérales. Mais il n'a en vue que les gnostiques qui étaient plus philosophes que chrétiens. Son dessein a été de leur faire voir que la simplicité et la netteté du style des Evangélistes et des Apôtres n'avait point besoin d'être éclaircie par la philosophie de Platon et de Pythagore. Il assure, selon cette idée, que l'Ecriture Sainte n'est point obscure et qu'il faut plutôt la lire en elle-même par-rapport aux sentiments de ces philosophes. Il oppose à leurs fausses allégories des textes clairs et évidents et par là il les convainc que la plupart de ce qu'ils avançaient n'avait point d'autre fondement que leur imagination, embarrassant par des questions vaines et subtiles ce qui était intelligible de soi-même. S'il arrive qu'on ne puisse pas résoudre toutes les difficultés qui se présentent, on doit, selon lui, demeurer dans le silence et dans le respect sans aller plus loin. Il reprend judicieusement la témérité de ces hérétiques, qui parlaient en maîtres sur des faits de religion, qu'ils ne pouvaient pas savoir, et dont la connaissance était réservée à Dieu" (88). (88) : ( Histoire critique des Commentateurs...op.cit. p.8-9. Ce que Simon ne souligne pas suffisamment ici, c'est le caractère révélé de ce dont parle l'Ecriture; et c'est cette révélation dont parle l'Ecriture qui reste inaccessible aux philosophes, puisqu'ils n'en font pas l'expérience). Comme saint Irénée, Tertullien rattache à la philosophie les premières hérésies : " Comme Tertullien combat aussi bien que saint Irénée des hérétiques qui faisaient un mélange de la religion et de la philosophie, il condamne leur méthode d'expliquer l'Ecriture, par rapport aux principes de leur philosophie; parce que les philosophes sont, selon lui, les auteurs de toutes les premières hérésies; Il croit qu'on doit s'en rapporter entièrement à l'Evangile, et que sans s'embarrasser des questions curieuses, qu'on traite dans les Ecoles, il est à propos de s'attacher uniquement à la doctrine de Jésus-Christ qui est simple" (89). (89) : (Histoire critique des Commentateurs...Op.cit.p.11. Pour saint Irénée, comme pour Tertullien, la tradition confirme, contre les hérésies, la simplicité des Ecritures. Notez que cette simplicité des Ecritures contre les philosophes n'a rien à voir avec la simplicité philosophique que J. Leclerc voyait dans les Ecritures. Sa doctrine est une sorte de réductionnisme rationaliste. Cf ci-dessus, note 9). Même Clément d'Alexandrie, qui a abusé de la philosophie platonicienne, a distingué le vrai savant ou gnostique du faux : " Quoique ce Père ait aimé la philosophie des Platoniciens et qu'il ait eu une connaissance exacte de la théologie des gnostiques, se servant quelquefois de leurs expressions, il n'embrasse pas pour cela leurs impiétés et leurs blasphèmes. Il décrit en la personne de son gnostique les qualités d'un parfait chrétien, dans le livre 7 de ses Stromates, où il prétend qu'il n'y a que le gnostique ou l'homme savant qui ait une véritable religion. Il l'oppose aux anciens hérétiques de ce nom, assurant que le vrai gnostique a vieilli dnas l'étude de l'Ecriture Sainte et qu'il garde la doctrine orthodoxe des Apôtres et de l'Eglise. Bien loin d'être dans les sentiments hérétiques de ceux qui affectaient le nom de gnostiques ou de savants et qui croyaient être plus habiles que les Apôtres mêmes, il défend les traditions apostoliques, et ce qu'il nomme la règle ou le canon de l'Eglise, que ces sectaires avaient altérée par leurs nouveautés. D'où enfin il conclut qu'il n'y a qu'une véritable Eglise, qui est l'ancienne et la première de toutes" (90). (90) : ( Ibid. p.20-21). Bien qu'il ait lui aussi abusé de la philosophie et favorisé l'arianisme, Origène a combattu les gnostiques. (91). (91) : ( Ibid. p.74-76). L'arianisme étant nourri de philosophie et de dialectique, la lutte de saint Athanase contre ces hérétiques l'a contraint à ajouter de nouvelles interprétations de l'Ecriture à celles des anciens. " Il imite à la vérité autant qu'il lui est possible les naciens docteurs de l'Eglise : mais ses adversaires étant entrés dans un certain détail inconnu aux anciens, il a été obligé de donner des interprétations plus particulières" (92). (92) : ( Ibid. p. 91). Ainsi procède également saint Basile contre Eunome qui tantôt tentait d'exclure toute référence à la tradition, tantôt essayait par ruse de paraître recevoir la doctrine ancienne. (93). (93) : ( Ibid. p. 102-103-104 : "Il évite de passer pour un novateur, faisant profession de recevoir la foi des Pères comme orthodoxe"). Les autres Pères ont eu la même attitude tant à l'égard des philosophes que des hérésies. (94). (94) : ( Simon se réfère encore à saint Grégoire de Naziance, à saint Grégoire de Nysse, à saint Hilaire de Poitiers). B) La liberté des enfants de Dieu. Dès l'époque de saint Irénée (95), la lutte contre les gnostiques porte sur l'affirmation de la liberté; (95) : ( Cf ci-dessus, notes 18 et 19. Les gnostiques enseignaient une sorte de prédestination des élus ou des saints, qui étaient devenus impeccables. Une bonne mise au point de tous les problèmes relatifs au manichéisme se trouve dans Michel Tardieu, Le manichéisme, Que Sais-je? n° 1940, Paris 1981). mais c'est aussi une lutte contre le platonsime, l'aristotélisme et surtout le stoïcisme qui a combattu si violemment les chrétiens. Tertullien, comme saint Irénée, affirme la liberté du choix de l'homme, et rejette vivement l'idée gnostique selon laquelle Dieu pourrait être l'auteur du mal : "On était dans les premiers siècles de l'Eglise si éloigné de faire Dieu auteur du mal, qu'aussitôt qu'il se présentait quelqu'endroit de l'Ecriture qui pouvait favoriser cette pensée, l'on en ôtait toute ambiguïté. C'est pourquoi Tertullien, après avoir rapporté ces mots : " ne nous induisez pas pas à la tentation", ajoute en même temps : "C'est-à-dire, ne souffrez pas que nous soyons induits par celui qui tente". Il ne veut pas que Dieu qui nous connaît très parfaitement, soit capable de nous tenter, et de consentir à la perte de notre foi : cela qui est une faiblesse et une malice ne pouvant venir que du diable" (96). (96) : ( Histoire critique des Commentateurs... op. cit. p.14). Contre les gnostiques encore, Clément d'Alexandrie affirme que c'est par la foi et le baptême que nous sommes conduits à la liberté : " Il s'étend... au long sur le don de lumière et de connaissance que les chrétiens acquièrent dnas leur baptême, assurant que c'est cette grâce seule d'illumination qui les rend tout autres pour ce qui est des moeurs après avoir été baptisés. Il explique par ce principe plusieurs passages de saint Paul, om il est marqué que c'est la foi, qui sauve également tous les hommes sans aucune distinction; parce que nous ne sommes plus sous l'ancienne Loi, mais sous le Verbe qui est le pédagogue ou conducteur du libre arbitre" (97). (97) : ( Ibid. p.22-23). C'est donc par la grâce sanctifiante que le chrétien est libéré, mais jamais par nature ou par état, comme le croyaient les gnostiques : " Pour entendre les explications que Clément donne aux paroles de saint Paul, et à un grand nombre d'autres passages du NOuveau Testament, il faut avoir devant les yeux la théologie des gnostiques qu'il combat dans la plupart de ses livres. C'est dans cette vue qu'il cite au même endroit ces mots de l'Apôtre aux Galates : " Il n'y a ni juif, ni grec, il n'y a ni esclave ni libre, il n'y a ni mâle ni femelle : car vous êtes tous une même chose en Jésus-Christ", d'où il conclut que cette distinction que les anciens gnostiques faisaient de gnostiques ou savants et de psychiques ou animaux, n'avaient aucun fondement dans l'Ecriture Sainte. Ces hérétiques voulaient que le salut ou la damnation des hommes vînt de leur nature, que les spirituels du nombre desquels ils prétendaient être, étaient naturellement sauvés". (98). (98) : ( Ibid. p. 23). En Occident, dans le cadre de la pensée augustinienne, cette doctrine orthodoxe de la liberté en Christ ne sera plus comprise : " Quand ce Père et les autres anciens écrivains ecclésiastiques établissent avec tant de force le libre arbitre de l'homme et qu'ils font dépendre son salut de sa liberté, ils n'ont eu dessein que de combattre ces vieilles hérésies (gnostiques). Il ne s'agissait alors ni d epélagiens ni de smipélagiens. Les novateurs de ces derniers temps, qui n'ont pas entendu cette ancienne théologie, ont condamné dans les premiers Pères une doctrine orthodoxe, qui est appelée sur les actes d'une tradition constante et reçue généralement dans toutes les premières Eglises. Il était nécessaire que Clément expliquât dans cet ouvrage ( le Pédagogue) ce que saint Paul a entendu par les mots de pneumatikoi et sarkikoi, spirituels et charnels, pour réfuter les fausses idées que les gnostiques avaient attachées à ces mots. Il n'y avait, selon eux, que les spirituels qui fussent du nombre des élus. Les charnels au contraire étaient naturellement damnés. C'est pourquoi toute l'ancienne Eglise a eu raison d'appuyer contre ces hérétiques la grâce universelle donnée à tout le monde et en même temps les forces du libre arbitre". (99). (99) : (Ibid. p.23-24). Origène, sur ce point précis, suit la tradition des Pères antérieurs, particulièrement dans sa Philocalie et dans son Commentaire de l'Epître aux Romains : " Il y a peu de livres où Origène n'ait établi fortement le libre arbitre de l'homme et où il ne montre que son salut ou sa perte dépendent absolument de lui. Sa Philocalie contient un extrait de son troisième livre où il ne se contente pas d'appuyer la créance de l'Eglise contre les hérétiques, mais il répond aussi aux passages tant du Vieux Testament que du Nouveau qui semblent la détruire". (100). (100) : (Ibid. p. 74). Simon cite différents passages de l'Ancien Testament, notamment l'endurcissement du coeur de Pharaon, puis il en vient à l'Epître aux Romains : " Il serait trop long de rapporter ses réponses, qu'on peut consulter dans sa Philocalie où il n'oublie aussi rien pour concilier la prescience de Dieu avec notre libre arbitre. Il attaque avec force ce que les Anciens ont appelé Destin, montrant que la connaissance que Dieu a des choses avant qu'elles arrivent n'imose aucune nécessité. Il réfute de plus la fausse interprétation que les gnostiques valentiniens donnaient à ces paroles de saint Paul, qui sont à la tête de son épître aux Romains : " Destinés pour l'Evangile de Dieu" et ces autres de l'Epître aux Galates : " Lorsqu'il a plu à Celui qui m'a destiné dès le ventre de ma mère, pour révéler son Fils par moi". Ils prétendaient que ces mots de prescience et d eprédestination étaient incompatibles avec le libre-arbitre, parce qu'ils marquaient, selon eux, une véritable cause de tout ce qui arrive. C'est pourquoi ils assuraient qu'il y avait des hommes qui de leur nature étaient sauvés". (101). (101) : ( Ibid. p. 77). Aux valentiniens, Origène "explique en cet endroit avec beaucoup de netteté tout ce qui regarde la prescience et la prédestination, dont l'Apôtre parle au chap.8 de cette Epître. Faisons, dit-il, réflexion sur l'ordre des paroles de cet Apôtre. Dieu ne justifie qu'après avoir appelé et il n'appelle qu'après avoir prédestiné. Mais la prédestination n'est pas le principe et la source de la vocation et de la justification; la prescience était avant la prédestination, comme saint Paul le dit en termes formels : " Ceux qu'Il a connus dans sa prescience, il les a aussi destinés à être conformes à l'image de son Fils". Il infère de là que Dieu qui a prévu la suite de tout ce qui devait arriver, et les bonnes inclinations de chacun en particulier pour la vertu, nous a prédestinés dans la vue de nos bonnes actions. Il suppose dans tout son raisonnement qu'il appuie sur le texte de saint Paul que ceux qui ont d'autres sentiments de la prédestination, la regardant comme la cause de notre justification et de notre vocation favorisent l'hérésie des gnostiques et détruisent avec eux le libre arbitre" (102). (102). Ibid. p. 77. En suivant le canon de saint Vincent, on peut dire qu'il y a unité et consentement dogmatique des Pères : " Cette doctrine était non seulement d'Origène, de saint Grégoire de Naziance et de saint Basile qui ont publié la Philocalie, mais généralement de toute l'église grecque, ou plutôt de toutes les Eglises du monde avant saint Augustin qui aurait peut-être préféré à ses sentiments une tradition si constante s'il avait lu avec soin les ouvrages des écrivains ecclésiastiques qui l'ont précédé" (103). (103) : (Ibid. p.77). L'analyse de l'oeuvre de saint Jean Chrysostome confirme encore cette opinion de R. Simon. Saint Jean Chrysostome. Pour R. Simon, saint Jean Chrysostome est le modèle le plus achevé des commentateurs patristiques et il en fait vivement l'éloge : " Ce n'est point snas raison que l'Eglise grecque a choisi saint Jean Chrysostome pour son maître et pour son interprète des livres du Nouveau Testament; car ce Père fait voir dans tous ses commentaires qu'il n'était pas moins habile dans la science de l'Ecriture Sainte que dans l'art de parler" (104). (104) : (Ibid. p. 146). Plus loin, il écrit encore: " Ce Père est toujours admirable, soit lorsqu'il explique la lettre, soit lorsqu'il prend de là occasion d'établir la créance de l'Eglise contre les hérétiques, soit dans les exhortations. Oecolampade, qui a traduit de grec en latin quelques unes de ses homélies, ayant reconnu en lui ces rares talents, a eu raison de le préférer à la plupart des anciens écrivains ecclésiastiques" (105). (105) : ( Ibid. p. 155). Avant tous les autres Pères, saint Jean Chrysostome peut être considéré comme le grand commentateur des Epîtres de saint Paul : " Il avait fait une étude particulière des livres de cet Apôtre. Toute l'Eglise grecque ou plutôt toute l'Eglise orientale le suit très exactement. Si sa doctrine ne paraît pas toujours orthodoxe à quelques théologiens (106), qui croient qu'il approche quelquefois des sentiments de Pélage, on doit considérer que lorsqu'il a écrit ses commentaires, le pélagianisme n'était point encore dans le monde. Il a combattu avec force les hérétiques de son temps et il ne s'est jamais éloigné de la doctrine des anciens écrivains ecclésiastiques" (107). (106) : (On se souvient que saint Jean Chrysostome a été accusé de semi-pélagianisme et de pélagianisme par un grand nombre de scolastiques. Le terme de semi-pélagianisme est très tardif. A lépoque carolingienne, on parlait des "Marseillais", faisant ainsi allusion au monastère de Saint-Victor, qui lutta contre les doctrines augustiniennes du "péché originel" et de la prédestination). (107) : ( Histoire critique des Commentateurs... op. cit. p. 168). Simon donne quelques exemples des interprétations de saint Jean Chrysostome; ainsi, sur le verset 24 du chapitre 1 de l'Epître aux Romains : " Saint Augustin et un grand nombre de théologiens après lui ont formé plusieurs questions subtiles à l'occasion de ces mots de Paul : " Dieu les a livrés aux désirs de leurs coeurs". Mais saint Chrysostome les a évitées en remarquant que le verbe grec pardoken, a livré, ne signifie autre chose en ce lieu-là que a permis qu'ils fussent livrés. Ce qu'il explique par la comparaison d'un général d'armée qui se retirant dans le plus fort du combat livre ses soldats aux ennemis, sans faire autre chose que ne les pas secourir. Il en est de même de Dieu qui se retire de ceux qui l'ont abandonné". (108). (108) : (Ibid. p. 170). Sur le passage encore plus controversé de Romains 5, 12, Simon relève l'exégèse suivante : " Il paraît entendre plutôt de la peine due au péché, c'est-à-dire de la mort, que du péché même, ces paroles de saint Paul : " Comme le péché est entré dans le monde par un seul homme et la mort par le péché : ainsi, la mort est aussi passée dans tous les hommes, tous ayant péché dans ce seul homme". Que signifie, dit-il, en qui tous ont péché? C'est-à-dire que depuis qu'Adam est tombé, ceux aussi qui n'ont point mangé du fruit défendu sont devenus tous sujets à la mort depuis ce temps-là. Il est à propos de remarquer contre Erasme, qui a été suivi en cela par Cajetan, et par plusieurs autres interprètes, que saint Chrysostome n'a pas cru que la préposition Epi fut causale en ce lieu-là. Il y a d'autres endroits du Nouveau Testament où elle est mise pour En; et ainsi, l'auteur de la Vulgate l'a fort bien traduite par in quo. On ne doit pas néanmoins traiter de Pélagiens ceux qui traduisent en ce lieu-ci quatenus ou quia" (109). (109) : (Ibid. p. 171). Simon, ensuite, démontre longuement que saint Jean Chrysostome confesse la synergie, la coopération de la volonté humaine et d ela volonté divine : " Il était tellement persuadé de la vérité de ses principes qu'il les applique encore à la prophétie d'Isaïe, qui est cité en ce lieu-là par saint Paul. Vous voyez, dit-il, que le prophète ne dit pas que tous seront sauvés, mais ceux qui en sont dignes. Il n'y a presque point de page où il n'insinue cette maxime, sans néanmoins rien diminuer de la grâce de Dieu, laquelle il concilie avec le libre arbitre, donnant la principale partie à la grâce qui est la cause de notre salut. Il n'a pas plutôt avancé après saint Paul que c'est elle qui nous sauve, comme dit cet Apôtre, pourquoi ne sommes-nous pas tous sauvés? A quoi il répond, c'est que vous ne le voulez pas : car la grâce, toute grâce qu'elle est, sauve ceux qui le veulent bien, et non pas ceux qui la refusent, qui lui résistent continuellement, qui s'en éloignent et qui y sont contraires" (110). (110) : (Ibid. p. 178. Voir, sur les interprétations de saint Jean Chrysostome et d'Augustin, et les raisons de leur divergence, l'article du P. Joseph Terestchenko, Vases de colère, vases de miséricorde, La Lumière du Thabor n°9, 1986, p. 89-96. Curieusement, la doctrine de la synergie, coopération de la grâce de Dieu et de la liberté humaine, est devenue, à l'intérieur du luthéranisme, une hérésie. Très significatif sur ce point est l'article du Dictionnaire de Bayle intitulé : " Synergistes". Bayle y décrit cette "hérésie", en réalité très orthodoxe, comme suit : " C'est ainsi que l'on nomma au XVIème siècle quelques théologiens d'Allemagne qui, trouvant trop dure l'hypothèse de Luther sur le franc-arbitre, enseignèrent que la grâce de Dieu ne convertit point les hommes sans la coopération de la volonté humaine. Ce fut le cinquième schisme qui s'éleva dans la communion des luthériens. Melanchton en jeta les fondements; car Victor Strigelius et quelques autres ministres qui avaient de la déférence pour son autorité firent attention à certaines phrases qu'ils trouvèrent dnas ses livres et qui donnaient beaucoup de force à la volonté de l'homme. C'est pourquoi ils soutinrent que les forces naturelles du franc-arbitre concouraient avec la grâce dans la conversion des pécheurs"). A l'unité de la théologie de la rédemption chez les premiers Pères jusqu'à saint Jean Chrysostome, il est facile de comparer la nouveauté de l'interprétation qu'Augustin réclame pour lui-même lorsqu'il reconnaît avoir abandonné volontairement l'interprétation qui était jusque là celle de l'Eglise (111). (111) : ( Dans le De Praedestinatione Sanctorum, Augustin raconte qu'il a eu tard ( vers 397) la "révélation" de sa nouvelle doctrine qui n'apparaît pas dans ses premières oeuvres, où il suit la doctrine traditionnelle. Cf B.A. n°24, chap. 3 et 4 du livre de la Prédestination des Saints, p. 479 et suiv. Voir l'introduction du même volume p. 21-22-23 par J. Chené). Les Pères Latinophones Simon ne pense pas, comme certains de nos modernes le font, qu'il y ait une théologie latine et une théologie grecque. Sur la question de la grâce et de la prédestination, il oppose souvent Augustin et les autres Pères latins. D'une façon générale, il tient en haute estime saint Hilaire de Poitiers, saint Ambroise de Milan, et saint Jérôme. Saint Hilaire a aimé avant tout la paix de l'Eglise et défendu l'ancienne confession de foi : " ce docte Père ne pouvait souffrir qu'on troublât la paix de l'Eglise en changeant et retouchant continuellement l'ancienne formule de foi, comme faisaient les ariens et ceux qu'on nommait semi-ariens. Il voulait qu'on suivît exactement l'ancienne pour ce qui était des paroles, parce qu'elle était la plus simple et qu'à l'égard du sens on s'en rapportât entièrement aux orthodoxes" (112). C'est là encore la règle de l'unanimité de la tradition ancienne qui s'impose. (112) : (Histoire critique des Commentateurs...op. cit. p.132). Sur les commentaires de saint Ambroise, R. Simon note qu'il est loué par Pélage : " L'éloge que Pélage a fait de saint Ambroise est une preuve évidente du mérite de ce grand homme. Il l'a mis au nombre des premiers écrivains de l'Eglise romaine, de qui l'on pouvait apprendre plus que d'aucun autre la pureté de la doctrine de cette Eglise. Il le fait entièrement juge des différends qu'il avait avec saint Augustin sur l'interprétation de certains passages de l'Ecriture, étant persuadé qu'Ambroise en avait donné le véritable sens" (113). (113) : ( Ibid. p.206). Simon relève ce jugement, qui montre que Pélage pouvait utiliser la différence du commentaire paulinien de saint Ambroise d'avec celui d'Augustin. Pélage est hérétique sur un certain nombre de points précis "qui sont connus de tout le monde" (114), (114) : ( Ibid. p. 238) mais non partout où Augustin le dit : " L'on prendra même garde que pour ne pas s'accorder avec la doctrine qui a été la plus commune en Occident après saint Augustin parmi les Latins, il n'en est pas pour cela hérétique dans tous les endroits où il ne convient point avec ce Père : autrement, il faudrait accuser d'hérésie la plupart des anciens docteurs de l'Eglise. Je crois même que Pélage avait composé son commentaire sur les Epîtres de saint Paul avant qu'il eût été déclaré novateur. Comme l'on est obligé de rendre justice à tout le monde, l'on distinguera ce qu'il a de commun avec les anciens écrivains ecclésiastiques, d'avec ce qu'il a avancé de lui-même, sans être fondé sur la Tradition. Car c'est en cela seulement qu'on peut l'accuser d'avoir été novateur" (115). (115) : ( Ibid. p. 238-239). La même chose pourrait bien sûr être dite sur saint Augustin, auquel R Simon consacre un long chapitre critique (116), sur lequel nous reviendrons ci-dessous (chap. 3 et 4). (116) : ( Ibid. p. 246 et suiv Simon est moins sévère pour Augustin dans l'Histoire Critique du Vieux testament, op. cit. p. 386 et suiv.). Sur saint Ambroise, Simon relève encore le jugement sévère de saint Jérôme qui diffère de celui de Pélage, et justifie ainsi le grand saint de Milan d'avoir abusé du sens spirituel et de l'imitation d'Origène au détriment du sens "littéral" de l'Ecriture : " Comme il travaillait principalement pour l'instruction du simple peuple, qui n'est pas souvent en état de goûter cette grande exactitude, il jugea qu'il était plus à propos de le rendre attentif à ce qu'il disait par la subtilité de ses pensées et par quelques figures de rhétorique" (117). (117. Ibid. p. 209). Le grand commentateur latinophone est cependant, pour Simon, saint Jérôme lui-même : " Le plus savant des Pères après Origène est sans doute saint Jérôme qu'on peut appeler en quelque façon l'Origène des Latins, parce qu'il affecta de donner à l4glise latine les mêmes travaux sur la Bible, qu'Origène avait donnés à l'Eglise grecque. Il surpassait même Origène, en ce qu'il savait beaucoup mieux que lui la langue hébraïque, et qu'il avait eu plus de commerce avec les juifs de son temps...On peut dire qu'il a eu plus que tous les autres Pères les qualités nécessaires pour bien interpréter l'Ecriture Sainte, parce qu'il savait l'hébreu, le chaldéen, le grec et le latin" (118). (118) : ( Histoire Critique du Vieux testament op. cit. p. 383). Sa théologie ne diffère pas de celle des Pères antérieurs : " Pour ce qui regarde sa théologie, elle est ordinairement la même que celle des commentateurs grecs qu'il avait lus. C'est d'eux qu'il a pris ce qu'il dit de la prescience de Dieu sur ces mots : " Placuit ei qui me segregavit de utero matris meae" (Il a plu à celui qui m'avait mis à part dès le sein de ma mère...) (Gal. 1, 15). Les gnostiques se servaient de ce passage, et de quelques autres qu'il rapporte, pour établir ces deux genres d'hommes, dont les uns qui étaient nommés spirituels étaient nés pour être sauvés, et les autres qu'ils appelaient matériels étaient nés pour être damnés. l'on peut, dit saint Jérôme, répondre simplement à ces objections, que cela arrive par la prescience de Dieu, qui aime avant leur naissance ceux qu'il prévoit devoir être justes, qu'il hait au contraire ceux dont il a prévu le péché. Il croit que cette réponse doit suffire, sans qu'il soit besoin d'approfondir davantage cette matière" (119) (119) : (Histoire critique des Comentateurs op. cit. p. 226-227). Enfin, notons qu'après saint Jérôme, R. Simon fait grand éloge de saint Jean Cassien, le disciple de saint Jean Chrysostome, accusé à tort d'être semi-pélagien : " Le Bibliothécaire (Elie Du Pin) parle bien plus exactement sur la doctrine de Cassien; il réfute très bien ceux qui jugent qu'il n'y a eu aucune apparence que le Pape saint Léon l'ait invité d'écrire contre Nestorius, s'il n'avait rétracté auparavant ses erreurs. Ce saint Pape, disent-ils, n'eût pas prié un homme quui venait de publier une hérésie d'écrire pour la défense de l'Eglise. M. Du Pin, pour répondre à cette objection, fait voir que Cassien et ceux qui suivaient ses sentiments sur la grâce, opposés à ceux de saint Augustin, n'étaient pas regardés comme des hérétiques, étant et vivant dans l'Eglise, de laquelle ils ne s'étaient point séparés, quoiqu'ils combatissent justement les opinions de saint Augustin, qui n'étaient pas celles de toute l'Eglise. Cassien, dit encore M. Du Pin, " était un homme de mérite et d'érudition" : ceux qui suivaient ses sentiments " étaient généralement estimés et reconnus pour des personnes de vertu" : le Bibliothécaire aurait pu ajouter que Cassien n'avait point de sentiment particulier sur la grâce, et qui ne fussent communs à toute l'Eglise grecque, où il avait été élevé, et même à toutes les Eglises d'Orient qui reconnaissaient saint Chrysostome pour leur maître, et plus particulièrement Cassien qui avait été son diacre" (120). (120) : ( Critique de la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques et des prolégomènes de la Bible publiés par M. Elie Du Pin, 1730, tome 1, p. 156). Nous ne dirons rien des autres auteurs latins, postérieurs à Cassien, qui ont été plus ou moins dépendants d'Augustin, particulièrement les carolingiens qui ont trouvé dans l'oeuvre de l'évêque d'Hippone les axiomes de la théologie francque en constitution. (121). (121) : ( Alcuin, Raban Maur, Claude de Turin, Haymo, Duthmar, Paschase Radbert sont quelques uns des auteurs que Simon étudie plus précisément. Cf Histoire critique des Commentateurs, op. cit., chapitre 24, 25, 26, 27. C'est peu sur les soixante chapitres que compte le livre). La continuité de la théologie patristique. Autant Simon n'accorde pas un intérêt exégétique profond à la peu originale postérité d'Augustin en Occident, victime des "temps barbares" (122), autant il interroge attentivement les Pères hellénophones, car il n'interrompt pas la période patristique à saint Jean Chrysostome ou à saint Jean Damascène. (122) : (Cf. Histoire critique des Commentateurs, les chapitres cités ci-dessus à la note précédente, sur la théologie carolingienne, et le chapitre XXXIII sur la scolastique). Le premier des auteurs cité par Simon est Théophylacte, archevêque de Bulgarie : " Ce qui rend principalement recommandables les commentaires de Théophylacte, c'est qu'outre qu'on y trouve en abrégé les interprétations littérales de saint Chrysostome, et même de quelques autres écrivains grecs, ils renferment presque toute la théologie de ces anciens docteurs. Il y parle de la même manière qu'eux du libre arbitre de l'homme, de la prescience de Dieu, et de la grâce générale que Dieu accorde à tout le monde...Théophylacte a cru avec toute l'Antiquité que deux choses sont nécessaires pour faire le bien, savoir la grâce de Dieu et notre volonté. C'est ce qu'il observe sur le chapitre 22 de Luc, où à l'occasion de saint Pierre qui renonce Jésus-Christ, après avoir fait paraître tant de fermeté dans ses paroles, il dit : " Nous apprenons de là que la volonté de l'homme ne suffit pas sans le secours de Dieu; de plus, le secours de Dieu ne suffit pas sans la volonté de l'homme" (123). (123) : ( Histoire critique des Commentateurs op. cit. p. 394 et 396). Notons aussi que Simon relève l'opposition de Théophylacte à la théologie franco-latine : " On ne peut pas dire que cet évêque, qui vivait dans un temps que les sentiments des latins étaient fort connus aux grecs, ait plutôt parlé le langage des premiers que ceux de son Eglise. Il s'est au contraire déclaré entièrement contre les latins, même dans ses commentaires, où il les traite d'insensés et de gens qui n'entendent point l'Ecriture, à l'occasion de leur opinion sur la procession du Saint Esprit" (124). (124. Ibid. p. 397). Dans la Critique de la Bibliothèque d'Elie Du Pin, Simon insiste aussi sur la différence entre les auteurs latins et grecs du Xème siècle : " Dans l'avertissement que M. Du Pin a mis à la tête de son volume qui contient les controverses et les auteurs du Xème siècle, il dit que ce siècle qui a été un siècle d'ignorance et de dérèglement n'a produit qu'un petit nombre d'auteurs, et que même le peu de livres qu'ils nous ont laissés sont écrits d'une manière dure et barbare : mais il devait restreindre cela aux écrivains latins, car il y en avait encore en ce temps-là qui écrivaient poliment" (125). (125) : ( Critique de la Bibliothèque, op. cit. t. 1, p. 308). Simon cite alors Métaphraste, Théophylacte, Oecumenius, Euthymius (Zigabène) qui est le plus tardif (XIIème siècle). Métaphraste est le correcteur des Synaxaires ou vies des saints, Oecumenius est l'auteur d'un abrégé de saint Jean Chrysostome, Euthymius Zigabène a commenté les quatre Evangiles et les Psaumes linéairement : " Il y a peu de commentateurs grecs qui aient interprété le texte des Evangiles avec autant d'exactitude et de jugement que l'auteur qu'on nomme ordinairement Euthymius. Graecus autor, dit Maldonat, Euthymius et in verborum proprietatibus observandis diligentissimus ( Euthyme, auteur grec et très appliqué à marquer les différences spécifiques et la propriété des termes). Il recherche avec beaucoup de soin le sens littéral et la signification propre des mots" (126). (126) : ( Histoire critique des Commentateurs op. cit. p. 409). Euthymius, comme les autres Pères de l'Eglise, a pu être accusé de pélagianisme, du fait du monopole d el'augustinisme en Occident : " L'on ne peut cependant l'accuser de pélagianisme, puisqu'il a supposé avec les autres Pères grecs une grâce générale qui est donnée à tout le monde et qu'il a reconnu après eux que la volonté de l'homme, quelque bonne et portée au bien qu'elle soit, ne saurait rien faire sans la grâce" (127). (127) : ( Ibid. p. 418). A propos d'Euthymius Zigabène, R. Simon note encore que la traduction latine de sa Panoplie - ouvrage réfutant les hérésies - faite par Zinus retranche tout ce que ce Père a écrit contre le dogme latin de la procession du Saint Esprit; un long extrait de Photius a notamment été supprimé (128). (128) : ( Critique de la Bibliothèque p. 321). Simon n'hésite pas, quant à lui, à citer et même à louer ce grand patriarche de Constantinople haï de l'Occident "le savant Photius mérite sans doute les louanges que M. Du Pin lui donne, car il avait beaucoup d'érudition et était très habile critique" (129). (129) : ( Ibid. p. 290. Sur Photius, voir maintenant la nouvelle édition de ses oeuvres en français : Saint Photios, Oeuvres trinitaires, Ed. Lumière du Thabor, Paris, t. I, 1989. L'introduction de ce volume : " La réhabilitation de saint Photios en Occident" fait le point sur les controverses historiques dont saint Photios a été l'enjeu). Un autre auteur que Simon loue très vivement et auquel il consacre un long chapitre de sa Critique de la Bibliothèque est Siméon de Thessalonique. Ce dernier, outre ses commentaires liturgiques, a écrit contre les hérétiques un long recueil, où il s'attache particulièrement aux déviations des latins (130) : (130) : ( Ibid. p. 400 et suiv.) "Ce qui mérite encore d'être observé plus particulièrement, c'est que cet archevêque dans son traité contre les hérésies met les latins au nombre des hérétiques, et les réfute comme tels...(131). (131) : ( Ibid. p. 402). R. Simon, méthodiquement, mais sans les dogmatiser, révèle toutes les différences entre les orthodoxes et les latins, tant théologiques que liturgiques. Après avoir loué Scholarios, " grand défenseur de la religion chrétienne" (132), R. Simon traite de Marc d'Ephèse et de Sylvestre Syropoulos, le chroniqueur du Concile de Florence (133) : (132) : (Cf ci-dessous, chapitre 2 et La Lumière du Thabor n°10, p. 90 et suiv.) (133) : (Sur Syropoulos, voir Critique de la Bibliothèque, tome 1, p. 487). "Je viens maintenant à Marc archevêque d'Ephèse, qui n'est guère moins fameux dans le parti des grecs que Scholarios et qui fit tant de bruit dans le Concile de Florence, ayant refusé absolument de souscrire à la définition de ce Concile pour l'union des Eglises. M. Du Pin a raison de louer la grande capacité de cet archevêque qui défendit avec tant de force et de subtilité dans le Concile de Florence la cause de ceux de sa nation" (134). (134) : ( Notons que Simon dans la Critique de la Bibliothèque relativise les différences de coutume et de rite entre les "latins" et les "grecs", ne retenant qu'une différence dogmatique, celle d ela procession du Saint Esprit. Pour ces questions, cf notre chapitre 2 ci-dessous). Après Marc d'Ephèse, Simon cite encore le patriarche Jérémie et sa polémique contre les protestants de la confession d'Augsbourg : " Ce que M. Du Pin dit en général des auteurs grecs qui ont vécu dnas le quinzième siècle est assez conforme à la vérité, savoir que "l'empire grec a fourni jusqu'à se décadence quantité de gens qui se sont appliqués à l'étude de l'éloquence, de la philosophie et d ela théologie"; mais ce qu'il ajoute ensuite, que "ceux qui ont vécu depuis, ont toujours dégénéré, et sont enfin tombés dans l'ignorance, pour ne pas dire dans la stupidité", n'est pas toujours vrai. Le patriarche Jérémie, pour ne rien dire de plusieurs autres, dont les livres ont été imprimés, n'est ni ignorant ni stupide, comme il le fait paraître dans ses réponses aux théologiens de Wittenberg, où il donne des preuves évidentes de sa grande capacité en matière de théologie" (135). (135) : (Critique de la Bibliothèque op. cit. p. 399. On trouvera le texte grec des Réponses du Patriarche Jérémie dans les Acta et Scripta theologorum Wirtembergensium et patriarchae Constantinopolitani D. Hieremiae...; Witebergae, 1584, et dans le livre de J. Karmiris, Ta Dogmatika kai Symbolika Mnêmeia Tês Orthodoxou Katholikês Ekklêsias ( Monuments Dogmatiques et Symboliques de l'Eglise catholique orthodoxe), t.1, Athènes 1960, 2ème éd., p. 437-503, et une traduction récente en anglais par G. Mastrautonis, Augsburg and Constantinople, Holy Cross Orthodox Press, Boston, 1982.) L'enquête patristique de R. Simon De cette enquête patristique de R. Simon, brièvement résumée ici, il est possible de tirer des conclusions provisoires: A) Le commentateur par excellence de l'Apôtre Paul est saint Jean Chrysostome qui est en harmonie parfaite avec les auteurs antérieurs, tant latinophones qu'hellénophones, et avec les Pères hellénophones qui ont écrit après lui - et cela jusqu'au XVIème - XVIIème siècle (Jérémie de Constantinople et Dosithée de Jérusalem). B) Il est totalement absurde de lire les Pères latinophones et hellénophones antérieurs à Augustin du point de vue de la conception originale et nouvelle de l'évêque d'Hippone sur la rédemption. Il serait encore plus absurde de prétendre qu'Augustin a précisé la théologie de la rédemption, alors que la lutte des Pères contre les gnostiques et les hérétiques s'est fondée sur la liberté en Christ, sur la coopération de la volonté humaine et d ela volonté divine dans le salut. Toute la théologie de la rédemption a donc été exposée dans le plus grand détail à cause des controverses anti-gnostiques. C) Critiquer l'exégèse augustinienne de saint Paul n'est pas remettre en cause la Tradition, mais rechercher la vraie tradition comme le recommande Vincent de Lérins dans ses Règles fameuses du Commonitorium. Identifier Augustin avec la tradition, c'est en retour, ignorer toute science et toute critique exégétique. D) Il est impossible d'exclure comme "schismatiques" ou "hérétiques" les écrits des "grecs", - c'est-à-dire des Pères romains hellénophones - postérieurs au XIème siècle. Au contraire leur témoignage est essentiel pour découvrir l'unité de la tradition. Il faut, dit Simon, "rendre justice aux Grecs". E) De même l'Eglise "orientale" ou "grecque" - en réalité romaine hellénophone - ne saurait être rejetée, mais ses usages doivent être étudiés et comparés à ceux des latins - en réalité des franks latinophones. CHAPITRE 2 RICHARD SIMON ET L'EGLISE ORTHODOXE Comme tous les grands historiens, Richard Simon se gardait d'accepter les catégories historiques toutes faites : il n'interrompait pas les Pères au IXème siècle, il ne voyait pas dans la méthode théologique médiévale un progrès rationnel, mais une régression. De même, dans l'espace, il se refusait à identifier Occident et vérité théologique, et sa lecture des Pères l'avait conduit à rendre justice à "l'Orient chrétien", que les Croisades et la scolastique avaient tant combattu, et que ses contemporains ignoraient encore. De tous les historiens de son temps, Richard Simon est celui qui rompt le plus nettement avec la méthode et la doctrine scolastique, à tel point qu'à ses yeux Bossuet, Arnauld, Nicole, Mabillon et leurs écoles demeurent, quoi qu'ils en disent, influencés par la théologie spéculative des médiévaux (136). (136) : ( La théologie spéculative s'oppose à la théologie révélée. Le De Trinitate d'Augustin est un excellent exemple de théologie spéculative, où la révélation sert en quelque sorte d'axiome de départ à une réflexion philosophique dont le présupposé fondamental est l'analogie entre le créé et l'incréé). Pour Simon, ces auteurs entretiennent la confusion scolastique qu'éviterait aisément la recherche des sources les plus sûres : " Si je n'ai pas suivi la méthode des théologiens scolastiques, c'est que je l'ai trouvée peu sûre. J'ai tâché, autant qu'il m'a été possible, de ne rien avancer que sur de bons actes, au lieu que la théologie de l'école nous fait quelquefois douter des choses les plus certaines. La Religion consistant principalement en des choses de fait, les subtilités de nos théologiens, qui n'ont pas une connaissance exacte de l'Antiquité, ne peuvent pas nous découvrir la certitude de ces faits. Elles ne servent souvent, au contraire, qu'à embarrasser les esprits" (137). (137) : Cité par J. Denis dans son petit livre Critique et controverse, ou Richard Simon et Bossuet. Caen, 1870, p. 63. C'est donc pour des raisons méthodologiques qu'il faut ici revenir aux Pères de l'Eglise parce que, plus proches de la source, ils nous permettent de mieux comprendre ces "faits" de la religion et la Sainte Ecriture qui les rapporte. Comme nous l'avons vu, suivant les règles données par saint Vincent de Lérins, R. Simon est guidé toute sa vie par ce "retour aux Pères", particulièrement hellénophones : " Vous avez raison de préférer la lecture des livres grecs à ceux de toutes les autres nations, sans en excepter même les meilleurs auteurs latins. Ces derniers n'ont presque rien de bon que ce qu'ils ont emprunté des premiers, et même en matière de théologie, les Pères grecs m'ont toujours paru être fort supérieurs aux Pères latins, surtout pour ce qui regarde l'interprétation des livres sacrés" (138). (138): ( R. Simon, Lettres choisies, Amsterdam, 1730. 4 volumes. Tome 1, Lettre 24). Ayant ainsi établi, par ce ressourcement patristique, les "faits" de la tradition, R. Simon en vient naturellement à s'intéresser à l'Eglise orthodoxe, à sa théologie et à sa discipline, qui perpétuent de façon vivante la doctrine des Pères de l'Eglise : " Il faut rendre justice aux Grecs : car ils suivent pour la plupart l'usage de leur Eglise qui est très ancien. Si le droit nouveau a introduit une nouvelle discipline dans l'Eglise romaine, nous ne devons pas pour cela condamner toutes les Eglises qui ne se conforment pas à cette nouvelle discipline" (139). (139) : ( R. Simon, Voyage du Mont Liban, traduit de l'italien du R. P. Jérôme Dandini, Paris, 1675, p. 239. Steinman qui cite ce passage p. 83 de son livre déjà cité, dit que c'est là " le grand principe" de Simon en cette matière). A l'étude des "grecs" que les érudits nomment alors "schismatiques", Simon a consacré une partie de sa vie, faisant le projet de leur consacrer un livre entier : "Le temps me pourra faire naître quelque occasion de m'étendre au long sur cette matière et de traiter à fond tout ce qui regarde la théologie et les coutumes des Eglises d'Orient" (140). (140) : ( Dans la préface de La Créance de l'Eglise Orientale sur la Transubstantiation. - Paris, 1687). Bossuet, qui redoutait tant R. Simon, lui aurait suggéré, selon Renaudot, de traduire des traités des "grecs schismatiques" contre les latins; il espérait ainsi "occuper cet esprit" (141). ( 141) : ( Cf Dictionnaire de Théologie Catholique, article R. Simon, vol. 14, 2ème partie, col. 2105. Article de A. Molien. Molien dit de Simon : " Jamais peut-être élève n'est resté plus indépendant de ses maîtres et ne s'est trouvé en opposition plus marquée avec l'enseignement officiel", col. 2095). Ce livre, cette somme sur la théologie de l'Eglise orthodoxe, R. Simon ne l'a pas écrit; mais il existe épars dans son oeuvre, en particulier dans les ouvrages où il traite directement de "l'Orient chrétien" (142), c'est-à-dire dans son édition annotée des écrits du Métropolite Gabriel de Philadelphie, dans son commentaire du Voyage au Mont Liban de Dandini (144), dans son Histoire Critique des Croyances du Levant (145), dans son étude de la foi de l'Eglise orthodoxe sur l'Eucharistie (146), et enfin, dans les Additions aux recherches curieuses de Brerewood (147). (142) : ( Comme nous l'avons dit dans l'introduction, ce terme d'Orient chrétien convient mal. Le Père Michel Azkoul, dans son ouvrage déjà cité, écrit : " On ne saurait en aucun cas définir l'Eglise orthodoxe en lui appliquant le qualificatif "d'orientale". Du seul point de vue historique, l'Eglise de Dieu a toujours été universelle, c'est-à-dire susceptible de s'adapter à toutes les cultures. Comme la grande ville du passé antique et médiéval, Constantinople, l'orthodoxie a été et demeure la porte qui mène de l'Orient à l'Occident, de l'Occident à l'Orient, du Septentrion au Midi et du Midi au Septentrion"). (143) : ( Fides Ecclesiae Orientalis seu Gabrielis Metropolitae Philadelphiensis Opuscula; Paris 1675). (144) : (Op. cit. à la note 28 ci-dessus). (145) : ( Histoire Critique de la créance et des coutumes des Nations du Levant, publiée par le sieur de Mons; Francfort, 1684). (146) : ( Op. cit. à la note 29 ci-dessus). (147) : ( Op. cit dans la Préface). Cette "réhabilitation" des "Eglises Orientales", Simon l'a menée dans des conditions difficiles, à une époque où la monarchie française s'appuyait sur les Turcs contre les "Grecs" et favorisait le fanatisme des missions (148). (148) : ( On lira avec intérêt sur cette question les articles d'Eugène Michaud, dans la Revue internationale de Théologie, 1895-1896 : " Etudes sur la latinisation de l'Orient sous Louis XIV". Ces articles montrent la violence de la politique française sous ce roi philoturc, et le fanatisme des missions. Le très douteux Nointel, ambassadeur de France à Constantinople entre 1670 et 1677, était parent d'Arnauld, auquel il communiqua certains manuscrits achetés ou parfois volés. Michaud dit de Nointel : " Comme théologien, il fut d'une nullité absolue. dénué de science, il borna son christianisme à servir la cour de Rome et les jésuites, dont il était la créature dévouée. C'était là toute sa théologie". Nointel appelait les orthodoxes "canailles"). Il suffit de lire le livre du jésuite Maimbourg sur le "schisme des grecs" pour mesurer les préjugés que Simon pouvait rencontrer; ainsi Maimbourg ose écrire dans sa préface : " Je me suis proposé d'abord comme la fin de mon travail qu'on y verra quelle doit être la fortune de tous les autres schismes en observant quelle a été la destinée de celui-ci. Il a eu pour principe l'incestueuse passion d'un prince et l'extrême ambition d'un courtisan. Il s'est accru par la violence des empereurs et la lâche complaisance, par la perfidie et les fourberies des patriarches et des évêques schismatiques; et ses funetses suites ont été... la perte de l'Empire de Constantinople par les chrétiens et le honteux et cruel esclavage de l'Eglise grecque sous la tyrannie ottomane" (149). (149) : L. Maimbourg, Histoire du Schisme des Grecs, Paris 1677, p. 1-2. L'idée que la domination turque est une punition du ciel contre les orthodoxes fut reprise en 1821, lors de la Révolution grecque, par les jounaux légitimistes français qui souhaitaient la victoire des Turcs. R. Simon, dans sa Bibliothèque critique ou recueil de diverses pièces critiques dont la plupart ne sont point imprimées...Tome 1, p. 144, se moque du caractère violent de Maimbourg dans les termes suivants : " Tout Paris a su jusqu'à quel excès le P. Maimbourg, dans le temps qu'il était encore dans la société, a porté son ressentiment contre le P. Bouhours. On a été obligé de supprimer un petit écrit qui ne pouvait servir qu'à faire connaître à tout le monde que la passion dominait plutôt que la raison dans tous ses ouvrages. A propos du P. Maimbourg si fameux dans la République des lettres, je vous dirai que j'ai vu entre les mains d'un de mes amis une de ses lettres en original écrite à M. Morel le gros fermier, qu'il appelait son cousin. Il le priait de lui envoyer de son meilleur vin de la Moselle parce qu'il avait à faire parler un grand prince dans une harangue"). Face à une telle attitude, courante au XVIème comme au XVIIème siècles, et que l'ultramontanisme reprendra à son compte pendant tout le XIXème siècle, R. Simon ne s'est pas contenté de faire l'éloge de l'Eglise Orthodoxe, mais il a voulu fixer "les règles de la méthode" d'une étude honnête et désintéressée des "Eglises Orientales". De ce point de vue, il n'est pas faux de dire avec Steinmann qu'il " voulait que ressuscite la grande théologie des Grecs et que les catholiques apprennent à respecter et à aimer la foi et les liturgies de l'Orient" (150). (150) : (Steinmann, Op. cit. p. 420). Mais dans cet "oecuménisme" (151) de Simon, il ne faut pas voir un irénisme adogmatique, ou une tentative de "tirer à lui" l'Orient chrétien comme l'avaient fait les Messieurs de Port Royal : étudiant les différences entre l'Orient et l'Occident, entre le catholicisme et l'orthodoxie, il les mesure l'un à l'autre - au grand détriment de la papauté "franque", comme le vit fort bien Bossuet. (151) : ( Quand on voit les polémiques de Simon avec les protestants, on doute quelque peu de cette affirmation de Steinmann, qui a trop souvent voulu accommoder Simon aux goûts de notre époque). De la bonne méthode... a) Le regard sur l'objet étudié. La première règle d'étude des coutumes "grecques" est la sympathie, la charité si peu pratiquée par les missionnaires du Levant, aussi ignorants qu'hostiles : " Depuis que l'Eglise grecque est tombée dans le pitoyable état où nous la voyons maintenant, les Latins lui ont fait bien des insultes sans sujet et les missionnaires ignorants les ont souvent traités d'hérétiques sans aucun fondement" (152). (152) : ( Cf. Additions Op. cit. p. 114). Ils ont été une cause de désordre : "...les réformations qui ont été introduites par les missionnaires de Rome dans la créance et dans les cérémonies de ces peuples, ont été faites la plupart mal à propos et peu judicieusement, parce qu'on n'a pas su examiner à fond leur véritable créance" (153). (153) : ( Histoire Critique du Vieux Testament. Op. cit. p. 281. Simon parle des "missionnaires de Rome qui ont abusé souvent de leur pouvoir en ces pays-là"). Dans la Préface de L'histoire critique des dogmes, des controverses, des coutumes et des cérémonies des chrétiens orientaux, Simon remarque qu'avant lui Luc de Holstein avait également décrit cette absence de charité des missionnaires francs : " Avant moi un savant bibliothécaire du Vatican s'était plaint hautement du peu de charité que quelques théologiens latins qui mettaient tout en dispute avaient pour les peuples du Levant auxquels ils insultaient sans avoir pitié de leurs misères. Il reproche à ces théologiens de n'avoir aucun égard à la vérité dans leurs disputes contre les Orientaux mais d erapporter toute chose à leurs usages et à leurs coutumes, en condamnant tout ce qui n'y était point conforme. Cette plainte que Luc de Holstein n'a faite qu'en termes généraux se trouve ici expliquée en particulier et l'on fustige par de puissantes raisons qu'il y eut bien de l'emportement de la part des Latins dans toutes ces disputes. Ce n'est pas d'aujourd'hui que cet esprit règne parmi la plupart des théologiens" (154). (154). (Histoire Critique des dogmes, des controverses, des coutumes et des cérémonies des chrétiens orientaux, par R. Simon, 1717. Ce texte est extrait de la Préface). Luc de Holstein écrivait, en effet : " Le schisme déplorable qui a séparé depuis si longtemps les Eglises d'Orient et d'Occident doit être particulièrement attribué à ceux qui, par une démangeaison étrange qu'ils ont de disputer ont mis toutes choses en question, sans avoir aucune charité pour leurs frères. Ils ne se soucient pas de la vérité, ils pensent seulement à vaincre et à donner des lois aux sentiments des autres par rapport à leurs coutumes et à leurs opinions" (155). (155) : ( R. Simon.- Voyage au Mont Liban. Op. cit. p. 228). Pour Simon, il est évident que ce mépris de la vérité est le fait des occidentaux et que la méthode nouvelle de Holstein n'a guère été suivie jusque là : " Si nos théologiens avaient toujours suivi cette méthode, nous n'aurions point tant éloigné de nous l'Eglise d'Orient" (156). (156) : ( Ibid. p. 229). Un des traits de ce manque d'amour des missionnaires francs du Levant ets leur méconnaissance de la langue grecque : " Le peu d'usage que les moines et les autres missionnaires du Levant font d ela langue grecque les rend peu propres pour leur emploi" (157). (157) : (Additions, op. cit. p. 56-57). b) La connaissance des langues. La seconde règle indiquée ici par R. Simon est donc l'étude du grec et il est l'un des premiers en Occident à insister sur la nécessité de connaître le grec moderne et de le pronconcer à la façon des exilés de Constantinople : " Il est bien plus à propos de consulter sur la prononciation de la langue grecque, les Grecs qui nous ont apporté leur langue de Constantinople, qu'une troupe de grammairiens peu judicieux qui ont voulu faire paraître leur érudition" (158). (158) : ( Histoire Critique du Vieux Testament. Op. cit. p. 310). Il en donne plusieurs fois les raisons, tant historiques que diplomatiques : " Dans le temps où la langue grecque était en s apureté, on la prononçait tout autrement que ne font les Grecs modernes, sans s'éloigner pour cela de la pronocnciation qui est en usage parmi eux. Car quand il s'agit de langues, il faut toujours suivre l'usage; et cela nous serait utile quand nous avons à traiter avec les Grecs modernes, au lieu que notre manière de prononcer le grec empêche que nous les entendions; et pour avoir voulu trop raffiner sur leur langue, nous nous sommes rendus ridicules à leur égard. Il fallait, ce me semble, retenir la prononciation que les Grecs mêmes avaient apportée en Europe, lorsqu'ils y ont enseigné leur langue et s'arrêter plutôt à ce qui était utile qu'à une vaine érudition, dont il était néanmoins bon d'être averti" (159). (159) : ( Additions, op. cit. p.65. Après Simon, Fauriel a été l'un des rares critiques français à défendre le grec moderne.) L'ignorance du grec et la domination du latin barbare ont d'ailleurs été, selon R. Simon, l'une des causes des déviations dogmatiques de l'époque médiévale. Les moines de ces temps-là "réduisirent la langue latine à une telle barbarie qu'on ne la pouvait plus connaître tant elle était emplie de mots goths, lombards, saxons, normands et autres de cette sorte dont les écrivains du Moyen Age sont remplis; et le style qui subsiste encore aujourd'hui dans la cour de Rome pour les dépêches des bulles et des autres écritures est aussi rempli de ces mots barbares; ce qui est une preuve de la nouveauté du droit qui est en usage dans cette cour et par lequel elle prétend régler tout le monde" (160). (160) : (Additions, op. cit. p. 57). c) Rupture avec la scolastique. Cette remarque nous introduit à la dernière règle de Simon dans son étude des "Eglises orientales", qui est de rompre totalement avec la scolastique pour être libre de chercher la vérité et ne pas tomber dans les questions oiseuses et inutiles : " Combien traite-t-on de questions inutiles et ridicules dans la théologie scolastique pour n'avoir pas la connaissance des langues. Pierre Lombard et Thomas d'Aquin examinent avec beaucoup de subtilité si l'homme naît avec plusieurs péchés originels à caus ed eces paroles du Psaume 50 selon la Vulgate : " Ecce in iniquitatibus conceptus sum et in peccatis concepit me mater mea" au lieu que le texte hébreu où on lit in iniquitate et in peccato ne donne pas lieu à une question si inutile" (161). (161) : (Additions, op. cit. p. 54-55). Appliquée aux populations de l'Orient chrétien qui a toujours été étranger à ce type de spéculation philosophique sur les dogmes, la scolastique fait tomber dans le ridicule ceux qui l'emploient : ainsi R. Simon se moque des missionnaires qui posaient à des prêtres géorgiens leurs subtiles questions, dans le genre de celle-ci : " Quand vous conférez un sacrement, avez-vous bien l'intention de l'administrer?"(162) (162) : ( Margival. - Richard Simon...op. cit. p. 73.) En réalité, si l'on se libère des préjugés de l'Ecole, on découvre aisément que les prétendues hérésies de l'Eglise orientale sont imaginaires : " Les chrétiens du Levant, tout ignorants qu'ils sont, ont bien moins dégénéré de l'ancienne créance que ceux qui suivent la communion de Rome. Depuis que les Grecs se sont séparés des Romains, ces derniers ont été seuls les maîtres des conciles qui se sont tenus chez eux; et si l'on compare les opinions qui sont aujourd'hui dans l'Eglise romaine avec ce qu'on croyait avant le schisme de Photius, l'on trouvera qu'il s'est fait de grands changements dans cette Eglise, auxquels l'on ne peut remédier qu'en remontant jusqu'à ce temps-là" (163). (163) : (Additions, op. cit. p.45). Dans l'Histoire critique de la créance et des coutumes des nations du Levant, Simon précise : " Les grecs se sont moins éloignés de l'Antiquité que n'ont fait les latins" (164), ainsi que dans les Additions : " Tout ceci a été observé par l'auteur qui a fait imprimer un Voyage du Mont Liban avec des remarques assez étendues où il éclairait la théologie des orientaux (165). Cet auteur prétend que les Latins accusent souvent les grecs d'innovation au lieu qu'eux-mêmes ont innové, et que si l'on veut prendre la théologie dans sa source, l'on trouvera que les grecs se sont moins éloignés de l'Antiquité que n'ont fait les latins" (166). La méthode de Simon permet donc de poser la question que la théologie occidentale masque ou refoule généralement : qui a innové? (164) : ( Op. cit. p.3). (165) : ( Simon a coutume de parler de lui à la troisième personne dans certains écrits publiés sous des pseudonymes. Ainsi il nous avertit quelque peu de sa pensée). (166) : (Additions, op. cit. p.114). De la mauvaise méthode... Pour Richard Simon, il existe aussi une mauvaise méthode d'étude de l'Orient chrétien, celle des Messieurs de Port Royal qui n'ont utilisé les textes patristiques que dans un but intéressé et polémique, sans amour de la vérité. Margival, puis Steinman ont largement montré les enjeux et l'ampleur du conflit opposant Simon et Port Royal. Il a commencé à propos du livre de la Perpétuité de la foi catholique (167), s'est poursuivi tant à propos de l'Histoire Critique du Vieux Testament, que des polémiques sur les oeuvres d'E. du Pin, l'ami de Port Royal. L'aspect essentiel en est, bien sûr, la querelle de l'augustinisme : " Je ne suis point surpris de voir que ces messieurs de Port Royal qui font profession d'être augustiniens aient trouvé mauvais que je me sois déclaré en faveur des Pères grecs et que je les aie mis au dessus des Pères latins" (168). (168). (Lettres choisies. Op. cit. volume 3, p. 211). On sait qu'il louera Thomassin d'avoir rompu avec Port Royal sur cette question : " Vous avez su qu'étant jeune il était fort attaché aux sentiments des messieurs de Port Royal qui le firent passer pour un des plus habiles théologiens de France dans ce temps-là. Mais depuis qu'il eut lu les Pères grecs, il abandonna ses premiers sentiments; et comme il était persuadé que la tradition de l'Eglise ne pouvait avoir varié sur des matières aussi importantes que sont celles de la grâce, il songea à concilier les Pères grecs avec saint Augustin; et c'est ce qui lui donna lieu de composer ses mémoires sur la grâce qui n'ont pas été goûtés des messieurs de Port Royal" (169). (169) : (Ibid. Tome 1. Lettre 22, p. 201. Sur Thomassin, on pourra consulter la thèse de Pierre Clair intitulée Introduction à la pensée de Louis Thomassin, Lille 1973. Arnauld polémiqua contre Thomassin dans ses Remarques sur le premier tome des dogmes théologiques du Père Thomassin, où l'on découvre plusieurs contradictions de ce Père sur la matière de la Grâce. oeuvres de Messire Antoine Arnauld, Paris Lausanne, d'Arnay et Cie. In-4. pp. 446-448). Pour Simon, Port Royal réduit les Pères à saint Augustin. Loin de les étudier pour eux-mêmes, honnêtement et sans a priori, les jansénistes ne se réfèrentaux Pères que pour les faire converger vers le "Père des Pères", qui est à leurs yeux le docteur d'Hippone. Or cette méthode malhonnête de Port Royal, Simon en voit l'origine dans la Perpétuité de la Foi Catholique, la somme d'Arnauld et de Nicole contre les protestants. Ce livre prétendait faire oeuvre décisive contre les "huguenots" sur la question de l'eucharistie, en s'appuyant sur les textes grecs des Pères et des liturgies orientales, édités et manuscrits, que la monarchie, alliée ici avec Port Royal, faisait venir à grand frais par l'ambassade de France auprès de la Porte. (170). (170) : ( D'après Michaud, op. cit. Nointel tentait de corrompre les prêtres grecs en leur arrachant à prix d'or leur témoignage. Bayle sius-entend la même chose; de même Aymon, danns ses Monuments authentiques de la Religion Grecque. Port Royal s'est empressé de publier tout ce que lui envoyait le peu honnête Nointel sans vérification scientifique). Margival a bien vu l'importance de la critique de Simon contre la Perpétuité : "... parmi tous ses ouvrages, il en est peu qui, dans le monde théologique d'alors, causeront un plus vif émoi. Sous couleur, en effet, de narrer simplement les diverses coutumes des Eglises d 'Orient, il ne s'agissait de rien de moins que d edémonter le vice et l'insuffisance de la polémique de Port Royal contre le protestantisme. Qu'on se rappelle un instant le succès de la Perpétuité et des Préjugés légitimes, aussi bien parmi les gens du monde que parmi les théologiens, l'applaudissement enthousiaste dont les femmes elles-mêmes saluèrent les illustres controversistes de Port Royal, et l'on se fera une juste idée du scandale que causèrent les critiques de l'érudit oratorien" (171). (171). (Cf Margival, op. cit., p. 66). Après avoir relevé l'opinion scolaire qui fait de Port Royal l'ennemi des méthodes scolastiques, Margival ajoute : " R. Simon pensait exactement le contraire, et pour lui les Traités des Arnauld et des Nicole étaient le type achevé de la plus médiocre scolastique" (172). (172) : (Id., Ibid., p.65). Margival résume ensuite l'argumentation de R. Simon : " Ce qu'avaient le plus applaudi les hommes d'Eglise comme les gens du monde dans l'oeuvre des théologiens de Port Royal, c'était, on ne l'ignore pas, l'érudition profonde dont témoignait la polémique d'Arnauld et de Nicole contre les huguenots : l'ensemble imposant d'attestations qu'ils avaient obtenues des chrétientés orientales touchant le dogme eucharistique avait en particulier fait de la Perpétuité de la foi un véritable évènement public, et les chefs d'oeuvre du grand Corneille ou les victoires du Grand Condé se trouvèrent en somme avoir moins occupé les salons et les cercles que les pièces à conviction de ce gros procès théologique. Or, ces documents, R. Simon les avait étudiés, et l'emploi qu'on en avait fait lui avait paru témoigner au contraire d'une complète ignorance des langues, d'un manque absolu de critique. "Permis aux docteurs du Moyen Age de suppléer par l'adresse de leur dialectique à l'insuffisance notoire des documents : quand on songe aux persécutions qu'eut à subir de la part de ses moines le docte abbé Trithème, pour avoir usé de livres grecs et hébreux, on se sent malgré soi disposé à quelque indulgence. Mais les théologiens d'aujourd'hui, demande R. Simon, sont-ils excusables par exemple, de citer comme représentant la tradition grecque des écrivains qui, tout schismatiques qu'ils sont, se sont formés à l'échelle des Latins? Et comment ne pas voir que les Gabriel de Philadelphie, les Allatius et les Gennadius, avec leur terminologie toute thomiste, ne font purement et simplement que refléter les doctrines de l'Eglise occidentale? Si Claude, le tenant du protestantisme, n'était pas un dialecticien retors et spirituel plus encore qu'un théologien savant et impartial, n'aurait-il pas le droit de reprocher à ses adversaires tant de textes qu'ils tirent tout traduits des écrits de Du Perron, sans jamais d'ailleurs en vérifier l'exactitude? Ou faudra-t-il tenir pour un témoignage d'esprit critique la plaisante fidélité avec laquelle Arnauld d'Andilly, le traducteur si vanté de Josèphe, a reproduit jusqu'aux plus lourds contresens de la version latine de Sigismond Gelenius, selon la commune méthode de ces "Messieurs", les théologiens de son école?... Quand on songe combien il était facile de mettre à l'abri de toute espèce de doute la foi des Eglises Orientales au dogme eucharistique, n'est-il pas cruel de voir compromettre la plus belle des causes par l'ignorance de la critique la plus élémentaire?" (173). (173) : (Ibid. p. 66-67). Et Margival conclut : " Si les gros livres de Port-Royal sont vides de documents sérieux et d'exacte critique, la dialectique en prend largement la place. Jamais, même aux plus beaux jours de la scolastique, l'insuffisance des sources ne fut masquée par un plus imposant appareil d'argumentation" (174). (174) : (Ibid. p. 68). Pour Simon, la querelle entre Arnauld et le protecteur Claude est une fausse querelle, parce qu'il est évident que l'Eglise orthodoxe, l'Eglise "grecque", l'Eglise "ancienne" a toujours confessé que les fidèles communiaient vraiment au Corps et au Sang du Seigneur Jésus Christ - et non à un "symbole". La condamnation du Patriarche Cyrille Lascaris, dont les positions approchaient celles des calvinistes, confirme encore cette foi orthodoxe de l'Eglise grecque. En revanche, le terme et surtout la théologie scolastique de la transsubstantiation sont totalement inconnus de l'Eglise orthodoxe, cette notion étant une innovation dogmatique relativement récente. Or, les Arnauld et les Nicole veulent absolument trouver dans les Eglises Orientales cette transsubstantiation des scolastiques; et ils la trouvent parfois, chez des auteurs latinisés, mais non dans la source. Richard Simon dénonce cette utilisation d'auteurs latinisés pour démontrer l'ancienneté prétendue de la foi de l'Eglise grecque dans la "transsubstantiation"; et il note, comme contre-exemple, le refus de ce terme dans les écrits du patriarche Jérémie et de Métrophane Critopoulos : " Jérémie, patriarche de Constantinople, et Métrophane Critopule, patriarche d'Alexandrie, bien qu'ils fussent tous deux savants dans la théologie des latins, n'ont point voulu se servir du mot "metousiosis", et de quelques autres termes qu'ils ne trouvaient pas dans leurs anciens auteurs, parce qu'ils n'ont pas jugé qu'il fût à propos de les introduire dans l'Eglise grecque" (175). La malhonnêteté intellectuelle de Port Royal, qui utilise la théologie des Grecs à des fins polémiques, pour justifier une innovation (scolastique) contre une autre innovation (protestante) fera école : les textes liturgiques orthodoxes, en particulier ceux de la fête de la Conception de la Mère de Dieu, seront utilisés par Pie IX pour justifier le faux dogme de l'Immaculée Conception - au grand scandale de tous les "Orientaux" (176). (176) : ( Cf sur cette question W. Guettée, lettres à Monseigneur Malou, le nouveau dogme en présence de l'Ecriture Sainte et de la tradition catholique, 1854. Pie IX a dogmatisé l'Immaculée Conception contre toute la tradition patristique et même contre tout un courant des scolastiques, qui de Bernard de Clairvaux à Thomas d'Aquin, y était opposé). Qui a innové... Pour Richard Simon, nous l'avons vu, les latins ont innové et la responsabilité du schisme appartient à la papauté comme d'ailleurs l'impossibilité de se réunir à nouveau : " C'est une chose assez surprenante de voir qu'une Eglise particulière comme est celle de Rome, ait prévalu insensiblement sur toutes les autres, et qu'elle prétende donner des lois à tout le monde; mais l'on peut dire que la séparation des autres Eglises d'avec elle lui a été avantageuse pour venir à bout de ses desseins et qu'il n'y a rien qui soit plus capable de les renverser que l'éclaircissement de la créance des Eglises orientales. Si Démosthène avait autrefois raison de se moquer des oracles que Philippe faisait parler selon sa volonté, les peuples du Levant peuvent dire avec la même raison que ceux de l'Eglise romaine font parler la tradition à leur manière, et que les papes ont inventé un droit nouveau qu'ils tournent tout à fait à leur profit. C'est ce qui rend impossible la réunion des Eglises d'Orient avec l'Eglise romaine : et les orientaux en sont tellement persuadés que leurs réunions n'ont jamais pu durer, n'ayant point d'autre fondement que l'intérêt, la violence et la politique, qui les ont obligés de dissimuler pour un temps" (177). (177) : (Additions, op. cit. p. 46). C'est l'amour du pouvoir qui a provoqué les schismes et les douleurs dans l'Eglise : c'est le thème du livre de R. Simon sur l'origine des revenus ecclésiastiques. L'oratorien y compare notamment la pratique de "l'Eglise orientale" avec celle de l'Occident : " Le partage des biens ecclésiastiques a été la cause de la plupart des désordres qui sont arrivés dans l'Eglise, et j'ose dire que ce qui a conservé une plus grande pureté de l'ancienne discipline vient principalement de ce que les orientaux n'ont pas fait ces sortes de partages. Il n'y a que l'Eglise d'Occident qui ait mis les biens ecclésiastiques en titres, de la même manière que si les particuliers étaient les maîtres de ces biens. Les princes barbares qui occupèrent une partie de l'Empire apportèrent de grands changements dans l'Eglise et la discipline des canons ne se conserva que dans l'Orient" (178). (178) : (Histoire de l'origine et du progrès des revenus ecclésiastiques..., Francfort 1684, p. 26). Les prétentions de la papauté ne sont fondées que sur les "fausses décrétales" : " Voilà quel est le fondement des canonistes pour attribuer au Pape la disposition de toutes les Eglises du monde. Ils sont néanmoins obligés d'avouer que ce droit a été inconnu aux anciens, et qu'il n'est renfermé que dans les livres des Décrétales. J'ose même dire que les Décrétales ne contiennent qu'une partie de ce droit nouveau dont les papes sont aujourd'hui en possession" (179). (179) : ( Ibid. p. 111 et 112). Ce que les "orientaux" reprochent à Rome, c'est d'avoir transformé une prérogative historique et géographique en droit divin : "...ils sont fortement persuadés qu'il est impossible que leurs Eglises se réunissent véritablement avec celle de Rome, parce que le pape prétend être de droit divin maître absolu de toutes les Eglises du monde. Et comme ils ne croient point que la qualité de patriarche soit établie sur le droit divin, ils regardent la primauté du pape comme une prérogative qu'on peut lui ôter puisqu'elle n'est que de droit ecclésiastique aussi bien que celle des autres patriarches, qui fondèrent d'abord leur prééminence sur la grandeur des villes dont ils étaient patriarches, ce qui fut ensuite confirmé par les décrets des Conciles et par les constitutions des empereurs. Les orientaux imbus de ce principe, savoir que les grandes prérogatives des évêques de Rome viennent de la grandeur de la ville qui était le siège de l'Empire, sont offensés qu'ils aient pris de là occasion de se rendre maître de la doctrine, comme s'ils étaient seuls infaillibles, et que Dieu révélât à eux seuls les mystères de la foi; cela rend les orientaux plus fermes à conserver leur ancienne doctrine et les traditions de leurs Pères, qu'ils opposent aux nouveautés de Rome" (180). (180) : ( Additions, op. cit. p. 45). La vraie tête de l'Eglise, affirme Richard Simon, est le Christ : " J'ai vu quelques théologiens de Paris qui croyaient qu'on ne devait pas employer ces mots, sub uno capite visibile, parce que l'Eglise est véritablement l'Eglise pendant les schismes et l'anarchie, et que cette union avec le chef visible n'est qu'accidentelle, n'y ayant point d'autre union essentielle que celle qui est avec Jésus-Christ son véritable chef" (181). (181) : (Histoire de l'origine et du progrès des revenus ecclésiastiques..., op. cit., p. 250-251). Rome a innové; en faisant du droit historique un droit divin, elle a rompu l'ancien ordre canonique de l'Eglise, et dès lors, c'est sans contrôle que l'Occident tout entier ajoute innovation à innovation. Les innovations liturgiques et canoniques de l'Occident. L'une des plus funestes évolutions de l'Occident relevée par R. Simon est celle du monachisme, dont les bénédictins sont les grands responsables. Dans son Histoire des revenus ecclésiastiques, Simon écrit : " La conduite des moines nous fait connaître qu'ils n'ont guère eu d'autres lois que leur intérêt propre... ceux qui devaient se contenter des biens qu'on leur donnait en aumône se sont érigés en maîtres" (182). (182) : ( Ibid.p.166). Dans l'Histoire critique des commentateurs du Nouveau Testament, Simon loue le cardinal Sadolet d'avoir combattu le monachisme de son temps : " Sadolet qui n'avait pas moins de piété que de science loue la sainteté des moines dans leur origine; mais il ne pouvait les souffrir dans l'état qu'ils étaient en son temps, parce qu'ils avaient dégénéré entièrement de leur première institution" ( 183). (183) : ( Histoire critique des principaux commentateurs, op. cit., p. 556). Le vrai monachisme est, au contraire, conservé dans l'Eglise orthodoxe, et R. Simon le loue à plusieurs reprises : " Les plus savants hommes qu'ils aient eu dans ces derniers siècles ont la plupart été moines, et ils tirent des monastères une bonne partie de leurs évêques. Le patriarche Gennade dont on a tant parlé a préféré un monastère à la dignité de Patriarche. Marc d'Ephèse, ce grand ennemi des latins, a aussi été moine avant que d'être archevêque et ainsi la qualité de moine chez les Grecs n'est pas une marque d'ignorance et de superstition." (184). (184) : ( La créance de l'Eglise orientale sur la transsubstantiation, avec une réponse aux nouvelles objections de Mr Smith, 1687, p. 132-133). Dans son Histoire critique des dogmes, des controverses et des cérémonies des chrétiens orientaux, Simon relève encore ce fait : " Le monachisme est en grande estime parmi les Grecs, comme l'on peut voir par la réponse que le patriarche Jérémie fit aux théologiens d'Allemagne qui avaient parlé des moines comme de gens inutiles" ( 185). (185) : ( Op. cit. p. 27). Simon distingue donc deux monachismes : celui qui a existé en Orient et en Occident jusqu'au IXème siècle, et qui s'est continué seulement en Orient; et celui qui a été corrompu, dès l'époque carolingienne, par les "rois barbares", qui ont donné des terres et des bénéfices ecclésiastiques à des laïcs. Aussi l'argent, l'intérêt, etc..., ont perverti la vie monastique (186). (186) : (Histoire de l'Origine et du progrès des revenus ecclésiastiques, 1684, p. 49 et suiv.) Viennent ensuite les innovations liturgiques, qui sont nombreuses, et dont la plus grave est l'abandon de l'épiclèse. Simon a pris nettement position pour la tradition orthodoxe de l'épiclèse, contre l'usage occidental, mais il a dû en cette occasion s'avancer quelque peu masqué, usant d'un pseudonyme, dans sa Bibliothèque Choisie, l'un de ses derniers livres, pour mieux souligner son opinion et pour défendre son édition de Gabriel de Philadelphie : " Cette parfaite conformité qui se trouve dans les liturgies grecques et orientales sur l'invocation du Saint Esprit avait porté M. Simon à se porter en faveur des Eglises d'Orient sur ce sujet, parce que leur doctrine lui paraissait fondée sur toute l'ancienne tradition remontant jusqu'aux Pères des premiers siècles; mais il nous apprend lui-même... que M. l'abbé de Lameth, son approbateur, qui était convaincu aussi bien que lui de ce fait, lui témoigna qu'il craignait que ses confrères prévenus de leurs vieilles opinions ne se révoltassent contre lui; c'est pourquoi il jugea à propos ne irritaret crabrones ( pour ne pas irriter les frelons) de traiter cette question problématiquement en rapportant les raisons des deux parties d'une manière historique et sans rien décider; et c'est ce qu'il fait doctement et judicieusement, en sorte qu'on voit néanmoins qu'il a beaucoup plus d efaveur pour le sentiment des orientaux que pour celui des théologiens latins et il a même indiqué plusieurs de ces derniers théologiens qui ont appuyé la cause des Grecs sur ce sujet. Toute cette note de M; Simon qui est fort ample et très curieuse, mérite d'être lue avec attention" (187). (187) : (Lettres choisies, tome 2, p. 181-182. Cf aussi La Lumière du Thabor n°8, p. 104-107). Ce texte est intéressant pour connaître la méthode de Richard Simon qui présente, par crainte d ela censure, sous une forme objective ou antinomique, sa véritable opinion. Ainsi, ce n'est pas sans l'intention de défendre la tradition liturgique ancienne qu'il fait l'éloge, dans la critique de la Bibliothèque d'Elie Du Pin, des ouvrages de Christophe d'Aquin et le Concile de Trente qui le suit, et affirme clairement que la consécration liturgique n'est pas opérée par la simple répétition par le prêtre des paroles du Seigneur. Cheffontaine cite d'ailleurs les auteurs latins qui n'ont pas accepté que la consécration s efasse par les seules paroles " Ceci est mon corps" : " Au livre que j'ai fait, De veteri antiquorum celebrandi missa ritu, je montre telle avoir été l'opinion de toute l'Eglise universelle, et de tous les anciens docteurs d el'Eglise, tant grecs que latins, jusques au temps des scolastiques, lesquels se sont divisés par plusieurs opinions touchant cette question. Car l'Escot avec une grande suite de scolastiques soutient la consécration ne se pouvoir faire par la seule prolation des dites paroles; mais qu'il en faut d'autres avec icelles. Son opinion est suivie de Landulphe sur le quatrième des Sentences, de Nicolaus, d'Orbellius, de Nicolas Denyseus, de Pelbortus en son Rosarium Theologiae, de Maturinus Bretius, de Angelus en sa Somme Angélique et de plusieurs autres; et de notre temps les théologiens de Cologne, et l'illustrissime Cardinal de Pelleve disent que l'opinion de Lindanus en sa Panoplie est à préférer" ( 189). (189) : ( Op. cit. p. 175-176). Dans la célébration de la liturgie, R. Simon note encore que les latins, par esprit de chicane, reprochaient aux grecs de ne pas élever l'hostie après la consécration. "Quelques uns de nos théologiens qui ont voulu régler toutes les Eglises du monde sur ce qui se pratique dans l'Eglise romaine et principalement nos missionnaires, ont fait d'étranges chicanes aux chrétiens du Levant sur cette cérémonie; ils n'ont pas considéré que la coutume de lever l'hostie aussitôt que le prêtre a prononcé ces paroles "ceci est mon corps" n'est pas très ancienne dans nos églises" (190). (190) : ( Tome 2 des lettres chosisies, page 132). Simon note aussi comme une innovation occidentale la coutume de célébrer plusieurs messes par jour sur un même autel : " Ceux qui sont accoutumés, écrit-il dans le Voyage au Mont Liban, aux cérémonies qui s'observent aujourd'hui dans l'Eglise romaine trouveront cela étrange; mais il n'est pas juste de vouloir régler toutes les autres Eglises par nos coutumes principalement quand elles ne sont pas fort anciennes. Or il est constant que la coutume de ne célébrer qu'une messe dans chaque lieu n'a pas moins été dans l'Eglise latine que dans les Eglises d'orient, qui la retiennent encore présentement" (191). (191) : ( Voyage au Mont Liban, op. cit. p. 378. une des grandes tendances de l'Eglise de Rome a été de vouloir unifier et latiniser les rites. De là de nombreux conflits avec les "uniates" au cours des temps, notamment au Liban et en Ukraine. Pour ce qui est de l'usage de ne célébrer qu'une liturgie par jour - parce que le sacrifice du Christ sur la Croix fut unique - voir le Pidalion ( Gouvernail) de saint Nicodème de l'Athos et son commentaire du 78ème canon apostolique, édition anglaise : The Rudder, Chicago, 1957, p. 119-120-121. Enfin, notons que le concile local tenu au temps d'Héraclius contre Isodorus en 613 condamnait l'usage de deux ou plusieurs liturgies par jour sur un même autel). La multiplication des messes journalières a d'ailleurs été une cause de grande décadence, dont les principaux responsables furent, une fois encore, les bénédictins, ces "diseurs de messe" : " Le relâchement de l'ancienne discipline ecclésiastique ne peut être guère attribuée à d'autres qu'aux moines bénédictins, qui osent encore aujourd'hui se vanter d'avoir eu des abbayes du temps de Charlemagne, où ils ont célébré tous les jours au moins trente messes particulières, outre deux grand-messes. Ce qui est encore plus admirable, c'est que si nous les en croyons, le nombre des prêtres, longtemps le même qu'auparavant, était plus grand en proportion dans les monastères que dans le clergé; d'où ils prétendent prouver qu'ils ne sont point de simples moines, ayant eu dès les premiers commencements de leur ordre un si grand nombre de prêtres et d'autres ministres sacrés. Quelle vanité! Ces moines ont été, s'il m'est permis de parler ainsi, plutôt des diseurs d emesses que de véritables prêtres, puisqu'ils n'ont été attachés à aucunes fonctions ecclésiastiques pour l'utilité de l'Eglise; ils n'ont songé qu'à dire des messes pour s'attirer plus facilement le bien des particuliers par des fondations. Ce n'est point en quoi consistait autrefois la prêtrise, si ce n'est chez les moines. L'on était si éloigné de cet usage que les prêtres ne célébraient ensemble qu'une messe en un lieu, ce qui se pratique encore présentement dans les Eglises d'Orient, où l'ancienne discipline s'est mieux conservée" (192). (192) : ( Histoire de l'origine et des progrès des revenus ecclésiastiques, op. cit., page 96-97). Ainsi Simon regrette l'usage des concélébrations pratiqué dans les premiers temps de l'Eglise et encore maintenant dans "l'Eglise orientale" : " L'usage d'alors était que l'évêque, autrement le président de l'Assemblée, célébrât seul la liturgie parce qu'on ne disait qu'une messe en un jour pour tout le monde; les prêtres y assistaient étant tous à l'entour de l'autel, en sorte qu'ils étaient pour ainsi dire concélébrants. C'est apparemment la raison pourquoi ( Justin) n'aura nommé que le proestôta ou président, qui était toujours accompagné de ses prêtres. Dans les lieux où il n'y avait point d'évêque, comme dans les campagnes, celui qui était le chef des autres célébrait aussi seul la liturgie, et cet usage est encore aujourd'hui dans tout l'orient. Il n'y a que l'Eglise latine où l'on a introduit cette grande multitude de messes" ( 193). (193) : (Ibid. p. 29). Simon rejette donc l'évolution de l'épiscopat dans un sens monarchique (féodal?), et la rupture entre l'épiscope et l'assemblée des prêtres, séparation qui n'existait pas dans l'Eglise ancienne: " L'évêque ou président, comme parlent les anciens Pères, avait à la vérité la principale intendance, d'où il fut appelé évêque, lequel mot se trouve aussi dans le grec des Septante ou Hellénistes; mais il ne faisait qu'un même corps avec les Anciens ou prêtres, qui avaient aussi leur juridiction conjointement avec lui en qualité de juges. Il présidait à l'assemblée en qualité de chef ou premier ancien, étant assis au milieu des autres Anciens ou prêtres" ( 194). (194) : (Ibid. p. 13). Une autre innovation notée par Simon, c'est ce qu'on appelle en Occident "la communion sous une seule espèce" : " Il est de notoriété publique que les orientaux communient sous les deux espèces, et qu'ils sont fondés en cela sur les paroles de Jésus Christ... En un mot, toute l'Eglise orientale est dans cet usage, et il n'y a que l'Eglise romaine qui l'ait changé et qui ait préféré des raisons humaines aux règles de l'Eglise, au texte de l'Ecriture et à une tradition constante" ( 195). (195) : ( Additions, op. cit., p. 123). Dans le Voyage au Mont Liban, Richard Simon remarque aussi, à propos des Maronites, que l'usage du pain azyme est récent ( 196). (196) : ( Voyage au Mont Liban, p. 396). De même, sur la question de la communion donnée aux enfants, Simon admet que l'Eglise orientale a raison - et Bossuet lui reprochera très vivement dans sa Défense de la Tradition des Saints Pères d'avoir méprisé la réponse du Concile de Bâle aux Bohémiens : " Il est vrai qu'il rapporte la réponse du Cardinal Tolet " que les enfants étaient censés recevoir l'eucharistie dans le baptême, parce qu'ils devenaient alors membres du corps mystique de Jésus Christ, et qu'ainsi ils participaient en quelque manière au sacrement de l'eucharistie"; mais il méprise cette réponse, qui est la seule qu'on puisse opposer à l'hérésie des bohémiens, et il croit la détruire par cette seule parole : " Il y a bien de la subtilité", c'est-à-dire, dans son style, bien d ela chicane et du raffinement, "dans cette interprétation; et toute l'Antiquité reconnaît la nécessité de donner actuellement ( = effectivement) l'eucharistie aux enfants" " (197). (197) : ( Cf Additions, p. 123; Bossuet, Défense, op. cit., chap. 14, p. 12-13). Ce n'est pas aux Pères de l'Eglise que Bossuet en appelle contre Simon sur cette question; mais au très scolastique Concile de Trente, lequel reconnaît l'usage ancien, mais affirme que les Pères n'ont agi en cela par "aucune nécessité de salut". Sur la confession, Richard Simon critique les nouvelles pratiques pénitentielles de l'occident, ainsi que la rareté de la communion des fidèles : " Il est bien vrai que l'usage de la confession auriculaire est dans l'Eglise grecque comme dans l'Eglise latine, et que les grecs confessent en détail leurs péchés pour en recevoir une pénitence conforme à leurs péchés, dont il faut par conséquent découvrir la nature et l'espèce au confesseur, avec cette différence néanmoins, selon Métrophane Critopoulos, que le confesseur ne s'informe point du lieu où le péché a été commis, ni des personnes avec qui la chose s'est passée, ni même de la manière, parce que, dit le même auteur, cela est inutile et trop curieux, ( ce qui suffit pour justifier Caucus) car à l'égard de la communion pascale, qui doit se faire tous les ans dans l'Eglise romaine, cela est singulier et assez nouveau. Les grecs se conforment à l'ancien droit, n'ayant pas introduit tant de nouveautés en leur Eglise que les latins, lesquels, principalement depuis qu'ils enseignent la théologie par méthode dans leurs écoles, n'ont pas toujours suivi la doctrine des anciens" (198). (198) : ( Additions, op. cit., p. 124. Sur le juridisme et ses conséquences, voir J. Delumeau, le Péché et la Peur, Paris, 1983, et V. Guettée, la Papauté hérétique, Paris, 1874). Une autre innovation des latins, c'est la suppression du baptême par la triple immersion, qui pour "les orientaux" est une nécessité, à tel point qu'ils baptisent les latins qui ont été seulement aspergés, quand ils désirent rejoindre l'orthodoxie : " Pour ce qui regarde la rebaptisation des latins, il est certain qu'ils l'ont fait en d'autres endroits que dans Corfou et cela non seulement par une inimitié qu'ils ont contre les Latins, regardant toutes leurs cérémonies comme abominables, mais aussi parce qu'ils ont cru que le baptême devait nécessairement être pratiqué par la triple immersion" (199). (199) : ( Ibid. p. 120). R. Simon note encore d'autres innovations des latins, notamment sur le mariage : " Caucus n'attribue rien aux Grecs pour ce qui est du mariage qui ne se trouve conforme au Nouveau Testament, aux Pères, au droit canon oriental et aux ordonnances des empereurs. Car il n'y a rien de plus clair que les paroles de l'Evangile : "quiconque répudiera sa femme, sinon pour cas d'adultère, et en épousera une autre, il commet un adultère". Il est donc manifeste que l'Evangile permet de rompre le mariage dans le cas allégué, et les Pères grecs n'ont point expliqué autrement ce passage, et toute l'Eglise orientale convient en cela avec la grecque" (200). (200) : (Ibid. p. 124-125). Simon note encore d'autres innovations ou différences entre les latins et les grecs, comme le fait de ne pas manger de viandes étouffées (201), le purgatoire (202), et enfin les jeûnes et les fêtes des saints : (201) : ( Ibid. p. 126). (202) : (Ibid. p. 116 et, surtout, p. 129). "Enfin, pour ce qui regarde les jours de fête, de jeûne et plusieurs autres choses de discipline, il est certain que l'Eglise grecque ne convient point en cela avec la latine, et Caucus a raison de dire que les grecs ne les reçoivent pont, non plus qu'une partie des saints de l'Eglise romaine, dont ils s emoquent quand ils les voient dans les temples, comme l'on peut voir dans l'Histoire du Concile de Florence composée par Syropoulos, où on introduit ce docteur grec disant : " Pour moi, quand j'entre dans quelque église des latins, je ne salue aucun des saints que j'y vois, parce que je n'en connais pas un. J'ai même de la peine à y reconnaître Jésus-Christ, que je n'adore point aussi, parce que je ne sais de quelle manière ils le représentent"" (203). (203). (Ibid. p. 127). Ce sont toutes ces innovations qui font que les "grecs" rejettent totalement les latins et leurs pratiques : " Comme les grecs sont nourris de cette aversion pour l'Eglise romaine, il ne faut point s'étonner s'ils condamnent ses cérémonies et s'il les regardent comme des profanations. Outre cela, les longues et continuelles disputes qui ont été entre les deux Eglises, n'ont pas peu contribué à entretenir cette aversion" (204). (204) : ( Voyage au Mont Liban, op. cit., p. 28). Les innovations dogmatiques... Certains critiques réduisent l'analyse des coutumes de l'Eglise d'Orient faite par Simon à des questions de rites et d'usage et laissent croire que Simon n'a jamais vu de différences dogmatiques fondamentales entre l'Orient et l'Occident (205). (205) : ( Simon lui-même a relativisé parfois ses propres opinions, s' avançant, comme nous l'avons vu, volontiers masqué). Enréalité, bien que Simon en reste généralement à une analyse lucide, sa critique de la théologie occidentale porte aussi sur les dogmes. Tout d'abord, en rejetant la scolastique et ses prolongations au XVIIème siècle, Simon s'en prend à la méthode théologique qui domine depuis les carolingiens et les scolastiques, une méthode spéculative issue de la pensée augustinienne (206). (206) : ( Voir le chapitre III du présent ouvrage). Même la "morale" des latins est marquée par la scolastique : " A l'égard de leur morale, comme ils (207) (207) : ( Il s'agit des grecs) ont les mêmes principes que les latins, elle ne peut être bien différente de la leur, si ce n'est que n'ayant pas l'usage de la théologie scolastique, ils ne sont pas si subtils qu'eux; mais ils n'en sont pas moins à estimer pour cela; car les latins paraissent blâmables en ce qu'ils ont trop mêlé de logique et de métaphysique dans leur morale" ( 208). (208) : ( Additions, op. cit., p. 132). C'est cette méthode théologique des scolastiques que Simon a combattue toute sa vie, donnant à ses principaux ouvrages le titre de "critique", et ouvrant la voie à des analyses historiques et philologiques nouvelles en Occident. a) L'immaculée conception. L'un de ces dogmes scolastiques, conséquence de fausses "subtilités", est "l'immaculée conception" qui était d'ailleurs loin d'être admise par tous en Occident au XVIIème siècle. Simon se réfère ici à Jean de Launoy qui composa un livre contre l'immaculée conception : " Le fameux docteur de Launoy, nonobstant le serment qu'il avait fait conformément au statut de sa faculté, n'a pas laissé de composer un petit ouvrage, où il soutient avec force que le décret de la Faculté sur l'immaculée conception de la Vierge, est opposé à toute la tradition, qui doit être la règle de notre croyance" (209). (209) : ( Cf Critique de la Bibliothèque d'Elie Du Pin, op. cit, tome I, p. 496). b) Le péché originel et la rédemption. La seconde grande déviation dogmatique de l'Occident est, sans aucun doute, sa théologie du péché originel et de la rédemption qu'il critique abondamment dans presque tous ses ouvrages. Cette critique se ramène d'ailleurs à une analyse de l'innovation augustinienne sur le péché, la grâce, la liberté et la prédestination - théologie qui a été adoptée par le plus grand nombre, mais non par tous les théologiens (210). (210) : ( Parmi les adversaires de cette théologie, Simon cite, chez les catholiques notamment : Sadolet, Maldonnat, Launoy...). Nous lui consacrons le chapitre suivant. c) Le Filioque. Sur la grande innovation occidentale de la double procession du Saint Esprit, le Filioque, Richard Simon ne semble pas avoir pris position directement. Cependant l'analyse qu'il fait des écrits du patriarche Gennade Scholarios donne peut-être une indication de sa pensée sur cette question. Simon fait tout d'abord l'éloge de Scholarios, l'appelant "l'illustre Gennade" et affirmant "qu'il y a peu de docteurs latins qui puissent lui être comparés pour ce qui est d ela théologie". Il ajoute que "tous les ouvrages de Scholarios méritent d'être lus à cause de sa grande érudition; il était non seulement versé dans la lecture des Pères grecs, mais aussi dans celle des Pères latins et de sthéologiens scolastiques" (211). (211) : ( Critique de la Bibliothèque..., Op. cit., tome I, p. 461). Pour Simon, " Gennade Scholarios a toujours été un grand défenseur de la religion chrétienne". Il réfute la thèse uniate qui utilisait les premiers écrits latinisants de Scholarios contre les orthodoxes et distinguait l'auteur de ces écrits et le patriarche Gennade comme deux personnes différentes. Pour Simon, c'est là une fable inventée par Allatius, ce Grec devenu anti-orthodoxe. C'est principalement ce que Scholarios écrit de la procession du Saint Esprit qui intéresse Simon. ( 212). (212) : (Ibid. Le chapitre consacré à Scholarios va de la page 438 à la page 480. Sur le filioque, voir p. 466 et suivantes). L'oratorien note, en effet, que sa connaissance de saint Augustin aide profondément le patriarche de Constantinople : " Comme Scholarios n'était pas seulement versé dans la lecture des Pères grecs, mais aussi dans celle des Pères latins, il examine dans son second chapitre quel était alors le sentiment de ceux-ci et principalement de saint Augustin sur le Saint Esprit et il explique en particulier la doctrine de ce Père" (213). Scholarios, loin d'ignorer les Pères occidentaux, comprend que du rôle que l'on accorde à Augustin, dépend le problème du Filioque. Aussi Ricahrd Simon cite-t-il le titre de la Seconde partie du livre de Scholarios : De saint Augustin, et en général de la manière dont nous devons nous servir de chaque Père, lorsqu'on nous oppose leur témoignage; et il commente : " Comme les latins opposent aux grecs principalement l'autorité de saint Augustin, Scholarios tâche de répondre aux preuves que les latins tirent de quelques passages de ce Père qu'il ne croit pas infaillible non plus que les autres docteurs de l'Eglise en particulier. Il leur oppose la tradition : " Nous autres, dit-il, nous sommes persuadés qu'on ne peut rien avoir de plus sacré et de plus sage que la tradition des Pères". Sur ce principe, Scholarios prétend que la tradition ets pour ceux de son Eglise, qui n'ont rien ajouté au Symbole. Il reconnaît que plusieurs anciens Pères latins ont dit que le Saint Esprit procédait du Fils et que saint AUgustin que l'on oppose avec raison plus qu'aucun autre à l'Eglise grecque, a combattu plus fortement que qui que ce soit pour cette doctrine. Mais il prétend que saint Hilaire et saint Ambroise se sont contentés de dire simplement que le Saint Esprit procède du Père et du Fils sans être si décisifs que saint Augustin, qu'il traite de dialecticien" ( 214). (214) : ( Ibid. p. 475. Voir, dans les Oeuvres Complètes de Scholarios, éditées par Mgr Petit, X.A. Siderides et M. Jugie, au tome 2 ( Paris, Athènes, 1929) ( sur la Doctrine de saint Augustin). Selon Scholarios, rapporté par Simon, il est clair que la pensée d'Augustin n'a pas été reçue par l'Eglise. Certes, dira-t-on, il ne s'agit là, de la part de Simon, que d'un résumé de la doctrine du patriarche Gennade dans lequel l'oratorien ne prend pas position. Or, en réalité, ce résumé doit être mis en relation avec la critique faite par Simon de la théologie augustinienne de la rédemption. En effet, Simon assigne à Augustin, dans la question de la prédestination, le même rôle que Scholarios lui attribue dans celle du Saint Esprit, à savoir : celui d'un innovateur qui a entraîné tout l'Occident à sa suite. L'identité formelle de la démarche ne pouvait pas échapper à Simon (215). (215) : (Ibid. p. 476. Simon relève le principe établi par Scholarios que "lorsqu'il s'agit de l'explication d'un passage de l'Ecriture Sainte, l'autorité seule de saint AUgustin ne doit pas prévaloir à celle des Docteurs de l'Eglise grecque, lesquels lui sont opposés". C'est là ce que Simon ne cesse de répéter pour la prédestination dans L' histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament. Le témoin gênant. L'oeuvre de Richard Simon a subi le sort de bien des monuments trop importants qui excèdent les capacités du spectateur ordinaire; on n'y voit que désordre, faute d'embrasser le sens de l'ensemble. On pourrait dire de Simon ce que Proust disait de son propre dessein face aux jugements des critiques : " Quand je cherchais la loi générale, on m'appelait fouilleur de détails". Il n'est pas exagéré d'affirmer que c'est sa richesse même, et son désir d'échapper à la censure en multipliant les voies d'accès "détournées", guidant à une unique idée, qui sont les causes de l'incompréhension dans laquelle a été tenue cette oeuvre. Les commentateurs n'ont souvent pas vu le projet qui la sous-tendait et l'expliquait. Recomposée, la mosaïque des écrits de R. Simon sur l'Eglise orientale, l'Eglise orthodoxe, apparaît comme un vivant plaidoyer en faveur de l'Eglise qui, malgré les vicissitudes de l'histoire, suit encore la règle ancienne et apostolique (216). (216) : ( Au fond, Simon a poussé jusqu'au bout la logique de la Perpétuité, qui en appelait à l'Eglise grecque, mais au détriment souvent de la tradition occidentale). Ce qui empêche les Occidentaux de le voir c'est, outre leurs préjugés, l'influence de la théologie latine sur certains grecs formés - ou déformés - en Occident : " L'on remarquera néanmoins que la plupart des grecs d' aujourd'hui, et principalement ceux dont les livres sont imprimés à Venise, ne suivent pas toujours les sentiments et les coutumes de leurs Pères" (217). (217) : ( Voyage au Mont Liban, op. cit., Préface). Simon a su éviter cet écueil de prendre pour des "grecs" authentiques ces sous-produits des écoles occidentales : " L'auteur des notes sur Gabriel de Philadelphie a le plus approché de la vérité... en distinguant les grecs nouveaux qui ont lu les livres des latins ou ont étudié dans leurs écoles, d'avec ceux qui n'ont eu aucun commerce avec les mêmes latins..." (218). (218) : ( Histoire critique des dogmes, des controverses..., op. cit., p. 4). Si l'on applique ici une méthode simplement historique et si l'on suit les critères de saint Vincent de Lérins, l'Eglise orthodoxe apparaît vraiment pour la papauté comme le témoin gênant à partir duquel sont mesurables les innovations de l'Occident (219). (219) : ( Le terme de "témoin gênant", appliqué à la tradition orthodoxe, appartient à W. Guettée, qui fut le premier à l'utiliser. Voir la réédition des principaux écrits de Guettée, sous le titre De la Papauté, L'Age d'Homme, 1990). CHAPITRE 3 LA CRITIQUE DE SAINT AUGUSTIN PAR RICHARD SIMON Richard Simon dans son Histoire critique des Commentateurs du Nouveau Testament consacre quatre chapitres entiers aux commentaires de saint Augustin sur l'Ecriture et à la méthode théologique du prolixe évêque d'Hippone (220). (220. Op. cit., chapitres 17 à 20, pages 247 à 300). Augustin, bien plus que Jérôme, a été apprécié des théologiens, principalement pour ses "raisonnements" : "Etant beaucoup plus fort dans les raisonnements que dans la critique, sa méthode a été plus goûtée des théologiens que celle de saint Jérôme dont les commentaires sont lus de peu de personnes" (221). (221) : (Op. cit. Ibid. p. 248). Théologien, Augustin est aussi un rhéteur remarquable : " Au reste, il y a un je ne sais quoi qui plaît d'abord dans les manières de saint Augustin et qui fait goûter ses fréquentes transgressions. Ses pointes et ses antithèses ne sont point désagréables parce qu'il les accompagne de temps en temps de belles leçons sur la théologie; néanmoins ses lieux communs sont quelquefois ennuyeux" (222). (222) : (Ibid. p. 251). Simon n'a jamais cessé de lire et d'étudier saint Augustin, comparant notamment l'édition des Bénédictins de saint Maur, peu rigoureuse et peu critique, à celle de Louvain, qui dispose d'un meilleur apparat (223). (223) : ( Sur cette question, voir la Bibliothèque critique de Simon, t. 3, p. 101, chap. XI : Réflexions sur la nouvelle édition des ouvrages de saint Augustin publiée par les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Simon reproche notamment aux Bénédictins: 1) d'avoir réédité toute l'oeuvre de saint Augustin, ce qui ne s'imposait pas. 2) d'avoir retranché des notes précieuses de l'édition de Louvain, particulièrement liées à la controverse avec les calvinistes). L' Histoire critique des Commentateurs est d'ailleurs une annotation minutieuse de tous les passages où l'exégèse d'Augustin est originale par rapport à celle des Pères antérieurs : mieux que les Bénédictins de Saint Maur sans doute, R. Simon aurait pu éclairer de nombreux passages obscurs de l'oeuvre de l'évêque d'Hippone (224). (224) : ( Les persécutions de l'Oratoire, de Bossuet, de Port Royal contre Simon ne lui ont pas donné malheureusement le temps nécessaire pour se livrer au travail critique de commentaires et d'éditions qu'il aurait pu mener sur de nombreux pères). Prudemment, cependant, Simon précise dans sa préface qu'il n'a pas cherché à opposer systématiquement Augustin et les Pères mais qu'il a obéi à un souci d'exactitude critique : " Je déclare néanmoins que ce n'a point été pour opposer toute l'Antiquité à saint Augustin, que j'ai recueilli dans cet ouvrage les explications que les Pères grecs donnent aux passages du Nouveau Testament qui regardent la prédestination, la grâce et le libre arbitre. Comme il y a toujours eu des disputes là-dessus et qu'il y en a encore, j'ai cru que je ne pouvais mieux faire que de rapporter fidèlement ce que j'ai lu sur ces passages dans les anciens commentateurs" (225). (225) : (Préface de L'Histoire critique des Commentateurs du Nouveau Testament). Cette prudence s'imposait lorsqu'on connaît l'importance d'Augustin pour la mentalité franco-latine du Moyen-Age - c'est-à-dire pour les Ecoles jusqu'à la Révolution Française (226). (226) : La Révolution Française a été conçue par plusieurs historiens du début du XIXème siècle comme une libération de l'augustinisme politique, c'est-à-dire de la théologie de la prédestination qui justifiait l'ordre inégalitaire de la féodalité. Quinet, Michelet ont écrit en ce sens). Nous renvoyons sur ce point aux travaux de J. Delumeau qui, dans Le Péché et la Peur, pose la question : "Aurait-on mieux et plus tôt opéré la distinction entre péché et culpabilité si l'autorité de saint AUgustin avait été moins indiscutée et moins envahissante dans la chrétienté latine? On peut effectivement se le demander. Il est en tout cas impossible de comprendre la culture dirigeante occidentale, au début de la modernité, sans restituer à saint Augustin toute la place qu'elle lui accordait" (227). (227) : ( J. Delumeau. - Le Péché et la Peur. Fayard, 1983). Saint Augustin s'identifiait alors avec la tradition patristique, et Simon n'a pas engagé une lutte médiocre en s'attaquant à ses opinions particulières, à partir de la tradition exégétique latinophone et hellénophone des premiers siècles (228). (228) : ( La réaction de Bossuet, et la lourde et violente réponse de la Défense d ela tradition et des saints Pères montre assez qu'il était difficile de s'attaquer directement à Augustin. Cf Margival, Essai sur R. Simon, op. cit. p. 300- 301 : " Pour Bossuet... saint Augustin, il ne cesse de le répéter, c'est la tradition. Ce que l'enseignement de l'Eglise peut avoir de plus général et de plus constant, c'est à saint Augustin, oracle impersonnel de la foi, qu'il faut le demander. La Défense de la tradition et des Saints Pères n'est pour la plus grande part consacrée qu'au développement de cette thèse".) Simon ne veut pas condamner la pensée ou la théologie d'Augustin en elle-même, il veut seulement constater, en suivant les règles de saint Vincent de Lérins, que le maître de l'Occident n'a pas toujours été fidèle, dans ses interprétations de l'Ecriture, à la tradition ancienne et authentique de l'Eglise. Augustin que l'on oppose aux novateurs a été, en son temps, un novateur sur des points aussi importants que la grâce, la prédestination et la liberté. Nous relevons ci-après les différentes critiques de Simon à l'adresse de saint Augustin. Les paradoxes du "De Doctrina Christiana". Richard Simon tenait en grande estime le traité d'herméneutique augustinien qu'est le De Doctrina Christiana : " On peut trouver dans les ouvrages de saint Augustin un grand nombre de règles très utiles pour l'intelligence du sens littéral de la Bible, et surtout dans ses livres de la doctrine chrétienne, où il fait un recueil de tout ce qu'il a jugé nécessaire sur ce sujet" ( 229). (229) : ( Histoire critique du Vieux Testament, op. cit. p. 386. Voir à ce sujet : A. Pannier, Saint Augustin, saint Cyprien : la postérité de deux ecclésiologies, dans Dossier H. Augustin, op. cit. p. 237 et suiv.). Augustin fixe les conditions nécessaires à l'étude de l'Ecriture : "...Il parle de la diversité des langues et il suppose d'abord que l'Ecriture est obscure et difficile à entendre. Il ajoute cependant que pour l'ordinaire ce qui est obscur en un endroit se trouve plus nettement expliqué dans un autre, et que ce qui regarde la créance et les moeurs est exprimé beaucoup plus clairement dans la Bible que tout le reste. Il établit ensuite pour maxime qu'il faut étudier avec application la langue dans laquelle les livres sacrés sont écrits et s ela rendre familière autant qu'il est possible, et autant que par le moyen de cette connaissance on pénétrera ce qu'il y a de plus obscur... Le même saint Augustin remarque judicieusement que ce n'est pas assez de savoir la langue latine pour lire la Bible en latin, mais qu'il faut outre cela savoir les langues hébraïque et grecque, afin de pouvoir recourir aux originaux, quand il se rencontre quelques difficultés dans le latin" (230). (230) : ( Histoire Critique du Vieux Testament, op. cit. p. 386-387). Même la connaissance de l'astronomie, de la musique, des sciences naturelles et de l'histoire est utile à l'herméneutique biblique : " Outre la signification propre et grammaticale de chaque mot, saint Augustin croit qu'il est encore nécessaire d'avoir la connaissance de plusieurs choses, et que nous ne devons pas ignorer, par exemple, la nature des animaux, des pierres, des plantes... il prétend aussi qu'il est nécessaire de savoir la musique...l'astronomie qui est une science utile" ( 231). (231) : ( Ibid. p. 388-389). Ici la science profane collabore avec la "science sacrée". Le paradoxe est qu'Augustin n'a pas suivi les règles de critique qu'il donne dans le De Doctrina Christiana pour dégager le sens littéral de l'Ecriture. Seul de tous les Pères latins, il a ignoré le grec (232), et bien davantage encore l'hébreu : (232) : ( Cf. R. Simon. Histoire critique des Commentateurs, op. cit. p. 131. La critique moderne a confirmé, après de longs débats qui ne nous intéressent pas ici, qu'Augustin savait peu de grec. En tout état de cause, sa théologie s'est constituée en dehors de la théologie hellénophone antérieure et les Pères romains hellénophones n'ont eu aucune influence réelle sur lui. Cf. H. I. Marrou.- Saint Augustin et la fin de la culture antique. 1938 et 4ème édition 1958). "On ne doit pas s'étonner si l'on trouve quelquefois peu d'exactitude dans ses commentaires sur l'Ecriture : outre qu'il ne s'était pas assez exercé dans ce genre d'étude, lorsqu'il entreprit d'écrire sur cette matière, comme il l'a reconnu lui-même...Comme il ne savait que très peu de grec, et qu'il ignorait entièrement la langue hébraïque, il semble que l'ouvrage qu'il entreprit sur la Genèse pour répondre aux Manichéens, était au-dessus de ses forces..."(233). (233) : ( Histoire Critique du Vieux Testament, op. cit. p. 398). Faute de pouvoir discerner le sens littéral, il a tendance à s'abandonner aux allégories et aux digressions(234), ce qui affaiblit son argumentation : (234) : ( Il convient de distinguer la méthode des Pères, qui consiste à partir de leur propre expérience de la gloire incréée pour expliquer les textes de l'Ancien et du Nouveau Testament qui sont des descriptions d'expériences semblables, de l'allégorisme, qui consiste à prendre les mots du texte sacré pour des mythes ou des symboles d'autres réalités. Chez les Pères, on trouve plusieurs techniques d'interprétation : explications littérales, historiques, et explications allégoriques, mais toujours appuyées sur leur expérience de déifiés. L'allégorie que critique Simon est une méthode qui permet de ne pas traiter du sens littéral de l'Ecriture, c'est-à-dire du sens historique. Chercher des sens allégoriques au détriment du sens historique et même du sens spirituel n'est pas la tradition. Or Augustin spécule parfois jusqu'à l'absurde, discutant l'étymologie de mots latins dont il ne connaît pas l'équivalent hébreu et grec. D'autre part, son goût pour la numérologie l'entraîne parfois fort loin de la sobriété de l'Ecriture. Barbeyrac, dans son Traité de la Morale des Pères de l'Eglise, Amsterdam, 1728, p. 315 et suiv., reprendra certaines des critiques de Richard Simon contre l'allégorisme d'Augustin. Il cite notamment un extrait du livre VIII, chapitre II, du De Genesi ad litteram, où saint Augustin avoue que "parce que je ne trouvais pas le vrai sens littéral; que, même j'y en trouvais qui ne pouvait pas convenir, ou qui ne convenait que difficilement, ne pouvant donner le sens de la lettre, je lui donnais le sens allégorique..." Pour Barbeyrac, le sens allégorique est la marque d'un échec à trouver le sens littéral, c'est une substitution, obtenue par l'imagination, du sens véritable insuffisamment recherché). "Il n'est pas toujours exact dans le choix qu'il fait des diverses leçons, parce qu'il n'était pas assez exercé dans la critique : ce qui rend quelquefois ses preuves faibles; au lieu que les commentateurs grecs tombent bien plus rarement dans ce défaut" (235). (235) : ( Histoire critique des Commentateurs, op. cit. p. 271). Cela est particulièrement vrai de son commentaire sur les psaumes : " Il semble en effet qu'il devait expliquer les psaumes d'une autre manière qu'il n'a fait, et qu'il s'est même trop éloigné de son texte dans ses allégories. Je ne puis néanmoins approuper les emportements de Pierre Castellan grand Aumônier de France qui accuse saint Augustin avec trop de liberté en lui reprochant de n'avoir fait que rêver lorsqu'il a expliqué l'Ecriture Sainte parce qu'il a ignoré les langues dans lesquelles les livres saints ont été écrits. Il aurait pu dire avec plus de modestie que ce saint docteur n'a pas eu toutes les qualités qu'il avait lui-même jugées nécessaires pour bien interpréter la Bible. Il est vrai qu'il y a peu de personnes aujourd'hui qui voudraient imiter la méthode que saint Augustin a suivi dans son explication des Psaumes. La plupart des allégories et des jeux d'esprit dont tout cet ouvrage est rempli ne nous plairait pas davantage qu'à saint Jérôme" (236). (236) : ( Histoire Critique du Vieux Testament, p. 399). J. F. Buddeus, dans son Isagoge historico- theologica ad theologiam universam singulasque ejus partes, Lipsiae, 1727, page 1052, ira plus loin encore que Simon en accusant Augustin d'être un pur rhéteur, qui répond aux arguments des ariens par ceux des sabelliens et réciproquement, à ceux des pélagiens par les manichéens et à ceux des manichéens par les pélagiens). Faute d'être critique, saint Augustin est excessivement subtil, à force de vouloir combler son ignorance des langues. C'est donc par le défaut des règles qu'il a lui-même établies qu'il faut juger de nombreuses pages de ses commentaires de l'Ecriture. La méthode exégétique d'Augustin et la philosophie. C'est par la philosophie qu'Augustin supplée à son manque de connaissance critique : " Il était de plus rempli de certains préjugés de philosophie et de théologie qu'il mêle dans tous ses ouvrages " (237). (237) : ( Ibid. p. 398). Cette philosophie, c'est le platonisme que suit l'évêque d'Hippone : " La lecture des philosophes et des autres auteurs platoniciens avait beaucoup contribué à rendre quelquefois saint Augustin peu exact dans ses commentaires sur l'Ecriture comme quand il se présente quelque nombre. La philosophie platonicienne ne manque pas alors de lui fournir des mystères pour expliquer ces nombres..." (p. 238). Plus systématique que les Pères antérieurs, Augustin plie l'Ecriture à son système, donnant ainsi une grande apparence de cohérence interne à ses commentaires : " Saint Augustin, selon la méthode des mêmes philosophes platoniciens, attache d'ordinaire une certaine idée de perfection à la plupart des choses, sur laquelle il se règle entièrement, et qui le fait paraître beaucoup plus égal dans sa manière de raisonner que les autres Pères. Mais comme il y a bien de la différence entre les vérités nécessaires et qui ne changent jamais, et les vérités qui regardent des faits, qu'on peut en quelque façon nommer vérités contingentes, saint Augustin a pu en méditant se former les véritables idées des premières : mais il n'en est pas de même d'une infinité de faits qu'on ne peut pas connaître à fond par la simple spéculation. Or les vérités contenues dans l'Ecriture sont de cette dernière sorte : elles ne dépendent pas de l'idée que nous en pouvons concevoir; mais il faut les étudier en elles-mêmes, et s'exercer longtemps dans le style et les expressions des livres sacrés. En un mot, cette science dépend plus de la méthode que nous avons décrite ci-dessus, que de la force de nos conceptions : et comme saint Augustin n'a pas eu tous les secours qu'il a lui-même jugés nécessaires pour acquérir une parfaite connaissance de l'Ecriture, il a quelquefois accommodé l'Ecriture à ses idées, au lieu qu'il devait former ses idées sur l'Ecriture. Ce qu'il serait aisé de justifier par plusieurs exemples où l'on voit qu'il détourne quelquefois le sens de l'Ecriture pour l'accommoder à ses idées; et certaine uniformité de raisonnement selon les principes qu'il a établis et desquels il s'éloigne rarement. C'est pourquoi, lorsqu'il arrive qu'il s'est trompé dans l'établissement de ses principes, on ne laisse pas de voir une grande liaison et une apparence de vérité dans son discours, bien qu'il n'y ait souvent que de la vraisemblance et que les passages de l'Ecriture dont il se sert pour appuyer son opinion ne soient pas rapportés dans leur sens naturel comme je le montrerai plus au long dans la seconde partie de cet ouvrage, qui contiendra l'histoire antique du Nouveau Testament, où j'examinerai plus en particulier les commentaires de ce saint docteur sur la Bible, et en même temps sa manière de raisonner lorsqu'elle est fondée sur l'Ecriture" (239). (239) : ( Ibid.p. 400-401). C'est donc en philosophe qu'Augustin lit l'Ecriture et c'est parce qu'il est philosophe que son herméneutique diffère sur de nombreux points des Pères antérieurs. Le meilleur exemple en est son interprétation des théophanies ( apparitions divines ) de l'Ancien Testament, que nous étudions ci-dessous. Ce qu'il faut noter ici, c'est que Ricahrd Simon est l'un des premiers à poser de façon rigoureuse la question du rôle du platonisme dans la formation théologique de l'évêque d'Hippone (240). (240) : ( Simon n'appréciait guère le retour au platonisme de certains oratoriens). Après lui, en des termes plus virulents, Jean Leclerc accusera Augustin de vouloir tout plier à son système platonicien et d'être : " Un déclamateur qui dit tout ce qui lui vient en la tête, à propos ou non, pourvu que cela s'accorde avec un certain système platonicien qu'il s'était formé de la religion chrétienne" (241). (241) : ( J. Leclerc, Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire Critique du Vieux Testament. Lettre 16, p.355). Comme Simon, Leclerc affirme que ce sont particulièrement les commentaires sur les psaumes qui sont marqués par le platonisme : " On y trouve une infinité de raisonnements platoniciens qu'il attribue quelquefois à toute l'Eglise, quoiqu'il n'y ait que ceux qui s'étaient appliqués à la philosophie de Platon qui pussent s'en aviser" (242). (242) : (Idem, Ibid. p.364- 365). Avec Leclerc, c'est son ami Souverain, dans le livre célèbre Le platonisme dévoilé, qui s'en prend au platonisme d'Augustin, auquel il ajoute celui d'Origène : " Origène et saint Augustin ont tellement embarrassé la théologie, l'un dans l'Eglise d'Orient et l'autre dans celle d'Occident, où ils ont eu tous deux leurs disciples et leurs admirateurs, en tâchant d'ajuster le christianisme avec la philosophie, que nous avons mille peines à déterminer ce que ces deux auteurs et ceux qui ont marché sur leurs traces ont pensé véritablement sur plusieurs points importants de la Religion" (243). (243) : ( Souverain, Le Platonisme dévoilé ou Essai touchant le Verbe platonicien, 1700. Le livre est paru anonymement. Cf. p. 82, où Souverain cite Levassor en le reprenant à son compte). Pour Souverain, Augustin comme Origène sont des "gnostiques" qui ont obscurci par leurs spéculations ce que les Apôtres ont enseigné. Mais Leclerc et Souverain, héritiers d'Arminius comme de tout le protestantisme (244) finissent par généraliser leur thèse et l'étendent à l'ensemble des Pères de l'Eglise, les accusant tous, à des degrés divers, de platonisme. Le jésuite Baltus leur répond par son livre remarquable Défense des Saints Pères accusés de Platonisme, où il montre que les Pères ont très peu subi l'influence de cette philosophie. (244) : ( Simon distingue en effet Arminius de ses successeurs. Cf ci-dessous chap. 4). Rien n'est plus contraire, affirme Baltus, à la méthode des anciens Pères que l'attachement à telle ou telle philosophie païenne en particulier.(245). (245) : ( Défense de la tradition des Saints Pères accusés de Platonisme, 1711. Nous ne connaissons malheureusement aucune étude récente sur ce livre remarquable). La condamnation d'Origène confirme l'hostilité de tous les Pères à la philosophie de Platon. (246). (246) : ( Cf. Idem, Ibid., p. 235-236. Baltus écrit : "Rien n'est plus faux ou plus insoutenable que le prétendu platonisme dont on les accuse".) Arrivé à Augustin, Baltus hésite cependant, et reconnaît que l'évêque d'Hippone est le seul auquel on puisse " objecter avec raison " sur cette question du platonisme : " Je trouve en effet quelque différence entre sa conduite et celle des autres saints Pères qui l'ont précédé par-rapport à Platon et aux platoniciens" (247). (247) : ( Idem, ibid, p. 466). Ici Baltus rejoint la position de Simon qui affirmait que le paltonisme était propre à Augustin et non à tous les Pères (248). (248) : ( Simon est plus sévère pour Augustin que pour Origène. Origène, en effet, n'utilisait Platon que pour répondre aux platoniciens. Mais Augustin utilise Platon hors de tout contexte polémique avec les platoniciens. Il imite sur ce point Marius Victorinus, auquel il a beaucoup emprunté). Depuis le travail d'Alfaric (249) qui a confirmé la thèse du platonisme d'Augustin, l'ambiguïté de la position de Baltus a envahi la critique catholique de l'oeuvre de l'évêque d'Hippone : philosophe chrétien ou chrétien philosophe, théologien parce que philosophe ou théologien malgré sa philosophie, l'évêque d'Hippone échappe comme un Protée ( 250). (249) : ( P. ALfaric, L'évolution intellectuelle de saint Augustin du manichéisme au néo-platonisme, Paris, 1918. Ce livre n'a jamais été réfuté sérieusement par les augustiniens). (250) : ( Voir E. Zum Brunn, Le Dieu de Platon et le Dieu de Moïse, dans Dossier H Augustin, op. cit. p. 35 et suiv. : Augustin serait l'auteur d'une synthèse entre la Révélation biblique et la philosophie grecque, un "judéo-hellénisme" qui a passé, en Occident, pour le christianisme). Prenons un exemple chez l'un des maîtres contemporains de cette critique catholique, Etienne Gilson qui dans son Saint Augustin fait la double remarque suivante sur la conception augustinienne de la création : " Le caractère platonicien de la doctrine est si visible qu'on serait tenté de réduire la notion augustinienne de la création à la notion platonicienne de participation" (251) (251) : ( E. Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, 1969, 4° édition, p. 265). et "le fait serait incompréhensible chez un si grand Père de l'Eglise si l'impeccabilité de sa théologie même ne l'avait autorisé à tenter l'opération sans éprouver de crainte pour l'intégrité du dogme " (252). (252) : (Ibid. p. 263). N'est-ce pas là un cercle vicieux? On peut dès lors poser la question : en quoi consiste l'impeccabilité de sa théologie s'il ne pense pas en termes chrétiens, mais platoniciens, la création du monde? Autrement dit, l'originalité, la "grandeur" théologique d'Augustin en Occident, proclamée surtout à partir de l'époqie francque, ne tient-elle pas au caractère non patristique, mais platonicien de sa méthode théologique? (253) (253) : ( A l'époque carolingienne, saint Augustin est devenu le théologien des Franks. Ceux-ci, pour des raisons politiques évidentes, se vantaient d'avoir une théologie plus subtile que celle des "Grecs" - en réalité des Romains orthodoxes d'Orient et d'Occident. Cette théologie plus subtile consistait surtout dans les spéculations philosophiques du De Trinitate, plus ou moins bien compris par les Franks. Sur cette question, voir J. Romanidès, Le Filioque, dnas le Dossier H Augustin, op. cit. p. 197- 217, ainsi que R. Haugh, Photios and the Carolingians : the Trinitarian Controversy, Belmont, Nordland, 1975). La méthode théologique d'Augustin selon Richard Simon Ce qui définit la méthode théologique d'Augustin, selon Simon, c'est outre son platonisme, son refus ou son ignorance des anciens commentateurs: " On a pu remarquer ci-dessus que la plupart des anciens commentateurs, soit grecs, soit latins, ont recueilli avec soin les interprétations de ceux qui les avaient précédés, afin de les opposer aux hérétiques. Il semble que saint Augustin n'ait pas approuvé tout-à-fait cette méthode qui lui paraissait peut-être donner plus de force à la parole des hommes qu'à celle de Dieu. Il croyait qu'on devait plutôt considérer la vérité des livres sacrés en eux-mêmes que par rapport au sentiment des interprètes qui étaient sujets à se tromper : au moins est-ce ce qu'il répond à saint Jérôme qui l'avait comme accablé par les témoignages des anciens docteurs, dans le différend qu'il eut avec lui sur un passage de l'Epître aux Galates. Je ne prétends point, dit-il, me soumettre aveuglément à d'autre autorité qu'à celle des Ecritures canoniques, dont les seuls auteurs sont infaillibles, et qu'il en trouverait peut-être davantage, s'il en avait fait une recherche plus exacte, mais que Paul seul lui suffit pour tous, que c'est à lui qu'il a recours, que c'est à lui qu'il appelle, sans avoir égard à tous ceux qui ont interprété ses écrits, s'ils ne conviennent avec lui" (254). (254) : ( Histoire critique des Commentateurs, op. cit. page 268-269). Cette méthode d'Augustin, pour Simon contemporain du protestantisme, favorise toutes les innovations qui récusent le témoignage des Pères et de la tradition : " On ne peut nier la vérité de ce principe, mis on doit prendre garde qu'il est sujet à l'illusion, tous les novateurs en ayant abusé contre l'ancienne créance de l'Eglise. Saint Augustin même n'a pu éviter qu'on ne lui ait reproché que sous ce prétexte il introduisait des nouveautés. Ce fut en partie ce qui donna occasion au sage Vincent de Lérins de composer cet excellent ouvrage, qu'il publia sous le nom de Peregrinus, où il appuie fortement les traditions de l'Eglise. Il y ose indiquer le docte Père comme un novateur, qui avait des opinions particulières" ( 255). (255) : ( Ibid. p. 269). Autrement dit, le traité de saint Vincent de Lérins que les "catholiques " utilisent contre les protestants pour leur monter où est la tradition a été écrit contre saint Augustin que tant de "catholiques" identifient à la tradition. La règle de ce qui a toujours et partout été cru se retourne contre le maître de l'Occident, le docteur par excellence de la grâce, qui a innové par-rapport à l'enseignement des Pères antérieurs (256). (256) : ( Ibid. p. 286 à 300 et le chapitre XVI, p. 236 : " Des commentaires de Pélage sur les Epîtres de saint Paul". Sur Pélage, on consultera le livre de G. de Plinval, Pélage, ses écrits, sa vie et sa réforme, Lausanne, 1943, et celui d'Albert Wagens, Un Chrétien nommé Pélage, Bruxelles, 1971). Augustin, en ce sens, est anti-pélagien, mais il n'est pas catholique et orthodoxe. Sa doctrine, au Vème siècle, lui est propre, elle n'a rien d'universel. De même son herméneutique, faute de suivre celle des Pères, semble introduire parfois une curieuse théologie; ainsi son interprétation du début de l'Epître aux Galates apparaît presque arienne : " Le dernier commentaire de saint Augustin sur le Nouveau Testament est une interprétation entière et littérale de l'Epître de saint Paul aux Galates. Il expose d'abord dans sa préface le plan de cette épître. " La réflexion qu'il fait sur ces premiers mots, Paulus Apostolus non ab hominibus, neque per hominem, sed per Jesum Christum ( Paul, apôtre, non de la part des hommes, ni par un homme, mais par Jésus-Christ) paraît une pure subtilité. Les autres Pères ont prouvé par là la divinité de Jésus-Christ, à cause de l'opposition de ces mots, neque per hominem, sed per Jesum Christum ( ni par un homme, mais par Jésus-Christ) ; mais saint Augustin distingue ici la mission de saint Paul d'avec celle des autres Apôtres, en ce que ces derniers ont été envoyés de Dieu par un homme, c'est-à-dire par Jésus-Christ, qui était encore mortel avant sa résurrection; au lieu que saint Paul a été envoyé par Jésus- Christ qui était entièrement Dieu après sa résurrection, per Jesum Christum totum jam deum post resurrectionem. Cette expression qui semble indiquer que Jésus-Christ n'est pas véritablement Dieu, mais seulement par participation, puisqu'il n'a eu la plénitude de sa divinité qu'après sa résurrection, pouvant avoir un mauvais sens, ce docte Père ajoute que par ces mots, totum jam deum, il entend "tout-à-fait immortel" Priores, dit-il, sunt caeteri Apostoli per Christum adhuc ex parte hominem, id est mortalem, novissimus est Paulus Apostolus per Christum jam totum deum, id est omni ex parte immortalem (" Les autres Apôtres ont été appelés les premiers par le Christ qui était encore en partie homme, je veux dire, mortel; mais Paul a été appelé, le dernier de tous, à l'apostolat, par le Christ devenu désormais totalement Dieu, je veux dire entièrement immortel"). Mais après tout, ce langage n'est pas conforme aux interprétations des anciens écrivains ecclésiastiques. " Saint Augustin ayant reconnu qu'il ne parlait pas exactement a tâché de l'adoucir dans ses Rétractations où il dit qu'il ne s'en est servi que pour marquer l'immortalité que Jésus a eue après sa résurrection, et non par rapport à sa divinité qui a toujours été immortelle, et qu'il n'a jamais quittée, par laquelle il était entièrement Dieu, bien qu'il dût encore mourir : Propter immortalitatem dictum est ' totum jam deum', quam post resurrectionem habere coepit, non propter Divinitatem semper immortalem, a qua nunquam recessit, in qua totus Deus erat, et cum moriturus adhuc erat ( " La formule ' devenu désormais totalement Dieu', vise l'immortalité qu'il commença d'avoir après la Résurrection, et non pas la Divinité toujours immortelle, de laquelle Il ne s'est jamais éloigné, et en laquelle Il était totalement Dieu, même lorsqu'il lui restait encore à subir la mort"). Mais outre que cette explication ne s'accorde point avec la pensée de saint Paul, elle nous éloigne d'une preuve solide de la divinité du Fils de Dieu" (257). (257) : ( Ibidem p. 257-258). Ainsi se dégage l'image d'un Augustin "autodidacte" et non "théodidacte", cherchant l'interprétation originale, et laissant de côté, quand il la connaît, celle des anciens commentateurs. Augustin et les Théophanies de l'Ancien Testament Richard Simon a soigneusement noté qu'Augustin avait innové sur l'exégèse des théophanies de l'Ancien Testament ; cette innovation est la conséquence de sa méthode théologique comme l'a paradoxalement bien vu Jansénius qui suivait les principes de son maître : " Une des plus grandes louanges que Jansenius évêque d'Ypres ait donnée à ce saint docteur, c'est d'avoir été le premier qui, s'attachant à l'Ecriture sans considérer la Tradition, ait renversé par la force de ses raisons le principal fondement sur lequel les anciens établissaient leur hérésie. Si nous nous en rapportons à cet auteur, tous les anciens écrivains ecclésiastiques, même après le Concile de Nicée, saint Athanase, saint Hilaire, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Epiphane ont été dans un sentiment qui favorisait l'arianisme, lorsqu'ils ont soutenu conformément aux traditions de toutes les Eglises, que les apparitions qui se sont faites dans le Vieux Testament, ne doivent s'entendre que du Fils et non du Père. Saint Augustin au contraire a ruiné entièrement les hérétiques, lorsqu'il a montré le premier dans ses livres de la Trinité, ave une vigueur et une hardiesse incroyable contre toute la tradition, par l'autorité de l'Ecriture et par la force de ses raisons, que les apparitions de l'ancienne loi ne doivent pa être attribuées à Dieu, mais à un ange" (258). (258) : ( Ibid. p. 269). Exposons ce point. Pour les Pères, l'être qui se manifestait aux Patriarches et aux Prophètes, et que l'Ecriture appelle souvent "Ange" ou Messager, était "l'Ange du Grand Conseil" (Isaïe), le Verbe asarkos - c'est-à-dire sans la chair -, par la vision duquel les Prophètes participaient à la gloire de Dieu, puisqu'il était Dieu le Verbe, la seconde hypostase de la Sainte Trinité. Les Ariens suivaient la même interprétation, mais niaient que l'Ange, le Verbe, fût consubstantiel au Père. Toute la polémique des Pères de l'Eglise contre les Ariens consistait donc à démontrer que cet Ange, le Fils, possédait toutes les énergies divines. Comme l'Ecriture enseigne toutes les opérations, tous les attributs de cet Ange, il est possible de voir qu'ils correspondent à ceux que la même Ecriture donne à Dieu; et donc que cet Ange est bien Dieu le Fils. Augustin, changeant l'interprétation des Pères antérieurs, sur la base d'un dualisme platonicien strict, opposant matière (apparition) et esprit (Dieu), que l'Ange dont parle l'Ecriture était une manifestation de la divinité, un intermédiaire créé, qui transmettait ou symbolisait la volonté de la divinité. Il n'était plus question de dire qu'il était Dieu. De même, tout ce qui exprimait la gloire incréée de Dieu dans l'Ancien Testament, la ténèbre lumineuse, le Buisson ardent etc... était interprété par Augustin comme des phénomènes créés, "apparus pour disparaître". Pour les Pères, la nuée dans laquelle pénètre Moïse désigne son expérience de la gloire incréée de Dieu; autrement dit, le mot de "nuée" est une icône verbale, un symbole créé, d'une réalité divine, incréée, vécue par Moïse et par ceux qui se sont purifiés. Pour Augustin, la nuée est un nuage matériel, créé seulement pour transmettre une information; après quoi il disparaît. O c'était précisément sur l'herméneutique commune que les Pères s'appuyaient pour réfuter l'arianisme : l'énergie du Verbe asarkos est celle de Dieu, non d'une créature. Augustin, prétendant à son tour, réfuter les ariens, détruisait toute l'herméneutique des Pères sur la question (259). (259) : ( Sur cette question, voir l'article de J. Romanidès, The Christological teaching of saint John of Damascus, Papers referring to the theological dialogue between the eastern and oriental orthodox churches, Athène, 1976). Selon Jansénius, Augustin était conscient de son opposition sur ce point à la théologie patristique antérieure, à tel point qu'il retarda la diffusion de ses oeuvres pendant plusieurs années : "L'évêque d'Ypres conjecture que ce fut la raison qui obligea ce Père à cacher ses livres pendant plusieurs années, sans oser les publier de peur de paraître téméraire, en détruisant d'une même main le principal fondement de l'arianisme et cette ancienne tradition des Eglises : quae causa fortasse fuit cur libros illos tot annis suppresserit, ne forte nimis praecipiti audacia illam tot Patrum antiquorum sententiam, atque una praecipuum Arianorum fundamentum ( evertere videretur) ( " Ce fut peut-être la raison pour laquelle il retint durant tant d'années ces livres par devers lui, de peur de paraïtre, avec une audace trop précipitée, renverser la doctrine fameuse de tant de Pères anciens, en même temps que le principal fondement de l'arianisme"). Cette entreprise était en effet hardie, et il serait peut-être difficile d'en trouver des exemples dans l'Antiquité" (260). (260) : ( Histoire critique des Commentateurs, op. cit., p. 270). Cette audacieuse innovation d'Augustin a été remarquée par le théologien anglican Bullus : " Elle n'a même pu être goûtée d'un savant protestant anglais, qui a défendu depuis peu la foi du Concile de Nicée, par les témoignages des Pères des trois premiers siècles. Il examine à fond le sentiment de ces anciens écrivains ecclésiastiques, qui ont cru que le Fils de Dieu avait apparu aux patriarches. Il est si opposé là-dessus à l'opinion que Jansénius attribue à saint AUgustin qu'il assure hautement qu'il n'est jamais permis à des particuliers d'interpréter l'Ecriture contre le sentiment universel de tous les anciens docteurs de l'Eglise, parce qu'on doit préférer ce consentement général à toutes les raisons de probabilité et de vraisemblance : Religio mihi est, dit Bullus, eritque contra torrentem omnium Patrum av veterum Doctorum sacras Scrpturas interpretari, nisi quando me argumenta cogunt evidentissima, quod nunquam eventurum credo. Multis enim certe probabilitatum ac verisimilium rationum momentis praepnderare debet consentiens primaevae praesertim antiquitatis (261) ( " Par respect religieux, je me garde bien et je me garderai toujours de présenter des interprétations de l'Ecriture qui s'opposent à tout le torrent des anciens Pères et Docteurs, sauf à m'y résoudre lorsque des preuves absolument évidentes m'y contraindront, ce qui, je pense, n'arrivera jamais. Car il est certain que l'unanimité, surtout lorsqu'elle est celle de la plus ancienne antiquité, doit l'emporter sur la multitude des arguments probables et des vraisemblances rationnelles") ". (261) : ( Ibid. p. 270-271). Après Bullus, Legeay, au début de notre siècle, relèvera à son tour systématiquement les citations patristiques sur cette question qu'il juge surtout exégétique. En réalité, l'interprétation des théophanies est la conséquence à la fois du platonisme d'Augustin - en aucune façon l'incréé ne peut se manifester au monde -, de son rejet de la tradition exégétique antérieure, et de son goût de la spéculation, qui se manifeste dans des questions comme celle que nous lisons dans le De Trinitate : qui s ecache derrière l'ange : Le Père, le Fils, le Saint Esprit ou la nature divine? Simon, après Jansénius et BUllus, relève cette curieuse doctrine - mais il n'en voit pas toutes les conséquences historiques et dogmatiques, comme le fait méthodiquement Jean Romanidès dans ses oeuvres théologiques (262). (262) : ( Cf. aussi en français, l'article de J. Romanidès sur le Filioque, cité ci-dessus. Pour Legeay, voir L'Ange et les théophanies dans la Sainte Ecriture d'après la doctrine des Pères, Revue Thomiste, 1902 et 1903. Cf aussi J.L. Maier, Les Missions divines selon saint Augustin, Fribourg 1960). La question du péché originel Augustin est l'inventeur du péché "originel" (263), c'est-à-dire de l'idée d'une transmission de la culpabilité adamique de façon personnelle et de génération en génération. (263) : ( Il en est l'inventeur au sens précis de la transmission personnelle de la faute d'Adam - et à l'intérieur du christianisme parce qu'il n'est pas exclu que certains manichéens aient soutenu des idées similaires. Cf. Peter Brown, La vie de Saint Augustin, Paris 1971, p. 441-442. H. Rondet, dans Le Péché Originel dans la tradition patristique et théologique, Paris 1966, affirme qu'attribuer à Augustin l'invention du péché originel est propre aux Protestants ( page 144) : mais le même Rondet écrit, page 152 : " Redisons-le encore, Augustin n'a pas inventé le dogme du péché originel, mais il a été le premier à tirer au clair ce qui était impliqué dans la tradition et à lire en profondeur dans l'épaisseur du texte ce chapitre de l'Epître aux Romains". Les deux opinions ne sont guère éloignées. Pour cette raison, l'Eglise médiévale franque en a fait son "docteur de la grâce" - une grâce irrésistible pouvant seule nous sauver du péché originel -, l'interprète par excellence de l'oeuvre de saint Paul (264); (264) : ( Romanidès montre que cela est bien pradoxal, parce qu'Augustin n'a pu commenter, et avec peine, que quelques versets seulement de l'Epître aux Romains). pour la même raison, mais en sens inverse, les dogmes injustes de la prédestination et de la massa damnata ont été rejetés par les auteurs les plus divers (265). (265) : ( Par exemple Rousseau, Grotius, Leibniz et Voltaire. Rousseau disait : " Il s'en faut bien selon moi, que cette doctrine du péché originel, sujette à des difficultés si terribles, ne soit contenue dans l'Ecriture ni si clairement ni si durement qu'il a plu au rhéteur Augustin et à nos théologiens de la bâtir. Et le moyen de concevoir que Dieu crée tant d'âmes innocentes et pures, tout exprès pour les joindre à des corps coupables, pour leur y faire contracter la corruption morale, et pour les condamner toutes à l'enfer sans autre crime que cette union qui est son ouvrage? (Lettre à C. de Beaumont); Leibniz écrivait : " Dans les dogmes mêmes des disciples de saint Augustin, je ne saurais goûter la damnation des enfants non régénérés, ni généralement celle qui ne vient que du seul péché originel... La corruption de l'homme non régénéré ne l'empêche point d'avoir des vertus morales véritables, et de faire quelquefois de bonnes actions, dans la vie civile, qui viennent d'un bon principe sans aucune mauvaise intention, et sans mélange de péché actuel. En quoi j'espère qu'on me pardonnera, si j'ai osé m'éloigner du sentiment de saint Augustin, grand homme, sans doute, et d'un merveilleux esprit, mais qui semble porté quelquefois à outrer les choses, surtout dans la chaleur de ses engagements"). Certains, à l'extrême, comme Jansénius, ont même préféré Augustin à saint Paul (266); (266) : ( Cf Histoire critique des Commentateurs, op. cit. p. 290-291). d'autres, à l'opposé, ont rejeté le christianisme avec la fausse exégèse augustinienne, à laquelle ils identifiaient le message évangélique (267). (267) : ( Par exemple Malraux, Camus. Voir ci-dessous). Pressé par les pélagiens, Augustin n'a, du reste, pas nié qu'il avait abandonné l'exégèse traditionnelle qu'il suivait encore dans le Traité du libre arbitre (268). (268) : ( L'Encyclopédie ne s'est pas privée dans son article Prédestination de noter ce point. On y lit ceci : " A l'égard des sentiments de saint Augustin, l'on doit avouer qu'ils n'ont pas toujours été uniformes. En disputant contre les Manichéens et les Marcionites, il a soutenu que l'homme a l'empire de ses propres actions, et peut faire également le bien et le mal s'il le veut; mais lorsqu'il eut à combattre les pélagiens, il changea de système et soutint que l'homme était redevable de ses vertus à la seule grâce de Dieu; ses disciples saint Prosper, saint Hilaire, Fulgence et autres défendirent la même doctrine"). Pour Augustin, le péché originel est le péché où s'origine notre culpabilité; la chute due à la désobéissance d'Adam a pour châtiment l'exil, la mort et la perte absolue de notre liberté (269). (269) : ( Cf l'article de Marianne Zananiri cité-ci-dessus, note 35. Sur les prétendus "semi-pélagiens", voir les travaux de J. Chené : " Les origines de la controverse semi-pélagienne", L'Année Théologique Augustinienne 13, 1953, p. 6-109 ; "Le Pélagianisme du Midi de la Gaule d'après les lettres de Prosper d'Aquitaine et d'Hilaire à saint Augustin, Recherches de Science Religieuse 43, 1955, p. 231-341). L'homme est le seul responsable de la chute, puisque, libre, il était dans un état suffisant pour "ne pas être mauvais s'il ne l'avait pas voulu". La chute suppose, pour le docteur d'Hippone, que l'homme immortel veut désobéir à Dieu en connaissance de cause, et c'est par la chute qu'il a perdu librement sa liberté en provoquant la colère divine. Dès lors, si Dieu, dans sa bonté, sauve quelques hommes, c'est sans participation de leur liberté, puisque la chute les a tous rendus coupables. La grâce, comme son nom l'indique, est purement gratuite : " Depuis la chute, écrit Augustin dans le Don de Persévérance, Dieu veut que ce soit à sa grâce seule que l'homme doive de s'approcher de lui, et que ce soit à sa grâce seule qu'il doive de ne pas le quitter" (270). (270) : ( Tout le traité Du Don de Persévérance est de ce ton là. Les réponses d'Augustin aux moines de Provence et les quatre redoutables traités De Gratia et libero arbitrio, De Correptione et Gratia, De Praedestinatione Sanctorum et De Dono Perseverantiae ont été réunis dans la Bibliothèque Augustinienne, tome 24, Paris 1962). Sans cette gratuité de la prédestination qui fait que Dieu en choisit quelques uns indépendamment de toute oeuvre qui leur soit propre, toute l'humanité, cette "massa damnata" (271) serait justemenet condamnée : (271) : ( La transgression d'Adam est une "offense" faite à Dieu, offense impardonnable, par laquelle l'homme es justement et indifféremment damné). "Ce n'est pas injustement mais par une juste sentence que le péché d'un seul a entraîné la condamnation de tous" (272). (272) : ( De Dono Perseverantiae, VIII, 6, p. 633). Le péché héréditaire est ici à la fois collectif - c'est-à-dire propre à la nature humaine après la chute - et personnel - c'est-à-dire imputable à chacun. La faute, avant d'être ma faute, est celle d'Adam qui m'a transmis la culpabilité. Gratuite, voulue par Dieu seul, la prédestination est "justement" inégalitaire : " Dieu montre donc sa colère : ce n'est point un trouble d el'esprit qui accompagne la colère de l'homme, c'est une punition juste et invariablement résolue, parce que le péché et la peine proviennent d'une racine de désobéissance... Dieu a voulu la naissance de tant d'hommes qu'il savait par avance ne pas appartenir à sa grâce pour qu'ils fussent incomparablement plus nombreux que les enfants de la promesse qu'il a daignés prédestiner à la gloire de son Royaume; cette multitude de réprouvés devait montrer que le nombre des damnés, quel qu'il soit, lorsqu'ils le sont justement, ne fait rien à la justice de Dieu" (273). (273) : (St Augustin.- Oeuvres complètes traduites en français. Bar le Duc, 1873. Lettre à Optat (Lettre 190, tome 3, page 528)). Tout cela s'oppose à la doctrine des autres Pères, pour lesquels la grâce est offerte à tous, et il revient à chacun de l'accepter ou de la refuser. Le salut est ainsi le résultat d'une coopération de la volonté divine qui donne la grâce et du libre arbitre humain qui l'accepte. C'est ainsi que les Pères expliquent la parole de saint Paul : " Dieu veut absolument que tous les hommes soient sauvés"; Dieu les appelle tous absolument; ceux qui acceptent son appel sont sauvés. Augustin connaît très bien cette doctrine, et va la réfuter. Selon lui, l'arbitraire de la prédestinantion est "démontré" par la mort sans baptême de certains nouveaux-nés qui sont ainsi condamnés par Dieu à un enfer éternel - du moins selon notre auteur : " Comment peut-on dire que "tous les hommes recevraient la grâce si ceux à qui elle n'est pas donnée ne la repoussaient pas de leur propre volonté" et que "cela résulte de la parole de l'Apôtre : ' Dieu veut que tous les hommes soient sauvés'" - puisque la grâce n'est pas donnée à bien des enfants et que beaucoup d'entre eux meurent sans elle? Ils n'ont pas une volonté qui s'y oppose, et parfois, malgré le désir et la hâte de leurs parents, et les prêtres étant tout proches et de bonne volonté, c'est Dieu lui-même qui refuse la grâce; l'enfant pour le salut duquel chacun se pressait expire avant d'avoir reçu le baptême; Il est donc manifeste que ceux qui résistent à l'évidence de cette vérité ne comprennent pas du tout dans quel sens il a été dit que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, car beaucoup ne sont point sauvés, non point parce qu'ils ne l'ont point voulu, mais parce que Dieu lui-même ne l'a pas voulu... plusieurs ne sont pas sauvés, les hommes le voulant, mais Dieu ne le voulant pas " (274). (274) : Saint Augustin, Lettre à Vital. Cité par F; Brune, Pour que l'homme devienne Dieu, Paris 1984, p. 94 sq. Voici le commentaire de Brune : "Pour saint Augustin notre liberté semble dès le début et à tout instant totalement dominée, ou par Dieu, ou par Satan,... sans que nous ayons eu à choisir. Les petits enfants baptisés juste avant leur mort sont sauvés. C'est fait. Ils n'ont rien à dire; ni oui, ni non; Les petits enfants morts avant d'avoir pu être baptisés sont damnés. Leur sort est également réglé; définitivement... L'enfant est manipulé comme un colis postal. C'est le cachet de la poste qui fera foi. Baptisé à 9 h 45, mort à 10 h : bon pour le paradis... Du cas particulier des petits enfants notre saint docteur remonte à celui des adultes. Ce n'est pas pour lui un cas limite, un peu à part, relevant de règles spéciales. Ce problème d'êtres à la conscience encore à peine éveillée, du moins, de toute façon, à la responsabilité nulle comme celle des pierres, est précisément pour lui le cas central pour toute sa réflexion. Il y voit, révélé de façon incontestable même pour ses adversaires, tout le mécanisme de notre Rédemption. Ce qui est évident dans le cas des petits enfants, c'est en réalité ce qui se passe aussi pour les adultes. Ni les uns ni les autres n'auront vraiment mérité ni leur salut ni leur damnation". Père F. Brune, " La Réduction de la Personne à l'Etre dans la pensée de saint Augustin et dans la Scolastique", Dossier H Augustin (v. n. 7), p. 270. J. Delumeau, op. cit., chap. " Faillite de la Rédemption?" a noté aussi la valeur exemplaire du cas des petits enfants. Cet argument scandalisait Fauste de Riez, dont le livre Sur la grâce de Dieu exprime les avis du Concile d'Arles contre les augustiniens; il écrivait : " Mais tu dis : s'il n'y a pas de prédestination, pourquoi, parmi les enfants, les uns sont baptisés, les autres emportés sans avoir reçu la sanctification du baptême? Quelle ruse de serpent, que de fuir la lumière pour des cavernes ténébreuses, quand l'Ecriture sainte enseigne clairement dans tous ses livres le libre arbitre!...A quoi bon délaisser le certain pour consulter l'incertain?... Tu proposes une discussion sur le libre arbitre, puis, glissant dans une erreur fatale, tu tires argument de l'état d'enfance, où ne se voient pas la moindre trace de libre arbitre, ni le plus petit soupçon de volonté propre!" ( De Gratia, I, 13, éd. Engelbrecht, Leipzig 1891, p.56). Toute l'oeuvre de R. Simon est une protestation contre la barbarie d'une telle doctrine qui n'a aucun fondement dans la tradition théologique et exégétique de l'Eglise. Avec une grande minutie, Simon relève l'opposition des théologiens qui, en "Orient" et même en Occident, ont rejeté la doctrine du "péché originel"; il montre les résistances à cette théologie de la rédemption depuis saint Jean Cassien, saint Fauste de Riez, saint Vincent de Lérins, jusqu'à Sadolet, Maldonat et Jean de Launoy (275). (275) : ( Cf ci-dessous, chapitre 4). Margival a bien vu cette aversion de Simon : " Cette théologie augustinienne qui est celle de son siècle tout entier, c'est peu dire que R. Simon y demeure étranger; elle lui inspire une aversion qu'il n'essaye pas de dissimuler. Que penser d'une doctrine qui a pour première conséquence de condamner au supplice, avec tant de vagues multitudes idolâtres, tous les enfants morts sans baptême, sinon qu'elle est le digne pendant de ces législations antiques qui vouaient à l'esclavage ou à la mort tout ce qui n'était pas l'élite de quelque aristocratique cité" (276). (276) : ( H. Margival. - Essai sur R. Simon, op. cit., p. 20). Cette aversion, cependant, Simon la fonde sur de rigoureuses critiques exégétiques. L'interprétation de l'Epître aux Romains Commentant le célèbre verset 12 du chapitre 5 de l'Epître aux Romains, Augustin conclut que c'est en Adam que tous ont péché : " Celui en qui meurent tous les hommes n'a pas donné seulement un triste exemple à suivre à ceux qui se font volontairement les transgresseurs de la loi de Dieu; mais par la souillure cachée de sa concupiscence charnelle, il a infecté en lui-même tous ceux qui sortent de sa souche corrompue. C'est ce fait, et ce fait seul qui a dicté l'oracle de l'Apôtre : " Par un seul homme, le péché est entré dans le monde; et par le péché la mort, qui ainsi a passé dans tous les hommes, parce qu'en lui tous ont péché". Si cette maxime était de moi, nos adversaires y feraient opposition; ils crieraient à l'inexactitude de l'expression et de la pensée. Dès qu'un homme, en effet, tiendrait ce langage, ils n'y verraient pas d'autre sens que celui même qu'ils ne veulent pas reconnaître dans saint Paul. Mais comme cette maxime est de lui et que son autorité et sa doctrine les écrasent, ils nous objectent la peine qu'ils éprouvent à bien saisir sa pensée et s'efforcent de tordre à je ne sais quel sens étrange des affirmations nettes et claires comme celle-ci : " Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort". Voilà bien un effet de génération et non d'imitation. S'il s'agissait d'imitation, il dirait "par le démon". D'ailleurs, et personne n'en doute, il désigne ici comme premier homme celui qui reçut le nom d'Adam "et ainsi, conclut-il, la mort a passé dans tous les hommes" " (277). (277). (St Augustin, Du Mérite et de la Rémission des Péchés, livre I, chap. IX, Oeuvres Complètes éd. cit., tome 15, page 485). Simon note qu'une telle interprétation ne va de soi ni exégétiquement, ni grammaticalement. Rappelant les querelles d'Augustin et des pélagiens, il écrit : " Une de leur plus grande dispute était sur le péché originel, que ces hérétiques croyaient être de son invention; mais il leur fait voir le contraire par ces paroles de saint Paul : sicut per unum hominem peccatum in hunc mundum intravit, et per peccatum mors, et ita in omnes homines mors pertransiit, in quo omnes peccaverunt ( " De même que par un seul homme le péché est entré dans ce monde et par le péché la mort, et ainsi la mort a passé dans tous les hommes, dans qui/dans quoi tous ont péché"). Il s'appuie principalement sur ces derniers mots, in quo omnes peccaverunt ( dans qui/ quoi tous ont péché), qui n'ont, selon lui, aucune ambiguïté, tant ils lui paraissent décider clairement le fait qui était en question : quam circumspecte, dit-il, quam proprie, quam sine ambiguitate dictum est ("Que ces termes ont été mûrement considérés! Quelle précision, quelle netteté dans leur emploi!"). Ils ne sont pas néanmoins si clairs qu'on ne puisse les interpréter de différentes manières, même selon le sens grammatical. Pélage et ses sectateurs ont prétendu que in quo ( en qui, en quoi) était en ce lieu-là pour quatenus ( dnas la mesure où), ou pour quia (parce que), laquelle interprétation a aussi été suivie par quelques orthodoxes. Les pélagiens affaiblissaient par ce moyen le plus fort de la preuve de saint Augustin, qui consistait en ce mot in quo, lequel pouvait, selon lui, être expliqué de deux manières, ou en le rapportant au mot de peccatum qui précède, ou à celui de hominem. Il semble préférer le premier sens au second : " Si l'on entend, dit-il, le péché, il est manifeste que saint Paul a distingué les péchés que chacun commet en son particulier, d'avec cet autre péché singulier du premier homme; si enim peccatum intellexeris quod 'per unum hominem intravit in mundum, in quo omnes peccaverunt', certe manifestum est, alia esse propria cuique peccata in quibus hi tantum peccant quorum peccata sunt : aliud hoc unum in quo omnes peccaverunt, quando omnes ille unus homo fuerunt" ( " Si c'est du péché qu'on entend cette expression ' par un seul homme est entré dans le monde ce en quoi tous ont péché', dès lors il est bien manifeste qu'autres sont les péchés en lesquels ne pèchent que ceux-là qui les commettent, et autre cet unique péché en lequel tous ont péché, lorsque tous étaient cet unique premier homme"). Il serait difficile d'excuser ici la négligence de saint Augustin qui n'a point consulté le texte grec où il n'y a aucune équivoque, le mot AMARTIA, peccatum, étant du féminin dans le grec où on lit au masculin EPH'HO, in quo. Il a corrigé lui-même cette faute en un autre endroit, où il dit, que si l'on ne peut pas entendre cela du péché, dans lequel tous ont péché, parce que le mot de péché est au féminin dans le grec, il faut au moins l'entendre du premier homme, dans lequel tous les hommes étaient renfermés lorsqu'il pécha..." (278). (278) : ( Histoire critique des Commentateurs... page 285 - 286- 287). Comme nous l'avons noté ci-dessus, R. Simon relève aussi l'exégèse de saint Jean Chrysostome sur cette question. Pour le grand évêque de Constantinople, l'expression paulinienne ne signifie pas que tous les hommes naissent coupables du péché qu'a commis Adam alors qu'ils se trouvaient tous encore renfermés en lui; elle signifie que tous les hommes ont hérité d'Adam une nature malade, que tous sont devenus sujets à la mort depuis la chute d'Adam (279). (279) : ( Ni chez saint Justin, ni chez Théophile d'Antioche, ni chez aucun des premiers Pères, il n'est parlé d'offense faite à Dieu). Selon Simon, Augustin s'est servi de ce passage de saint Paul - et de quelques autres encore - pour réfuter les pélagiens qui niaient toute nécessité de l'action de la grâce en l'homme, toute nécessité de la coopération, d ela synergie libre entre Dieu et les hommes; mais il a été trop loin dans le sens contraire : " Si l'on juge de ses sentiments par ceux des écrivains ecclésiastiques qui l'ont précédé, et même par les siens propres avant qu'il n'entrât en dispute avec les pélagiens, on ne peut nier qu'il n'ait poussé trop loin ses principes" (280). (280) : ( Histoire critique des Commentateurs, p. 290). La simple lecture et l'application des règles de saint Vincent de Lérins suffit à mettre de côté la doctrine nouvelle d'Augustin qui est "suspecte"(281), parce que, comme l'a montré à ses dépens Jansénius, elle a l'Antiquité conre elle (282). (282) : ( Ibid., p. 290-291). Nous devons cependant noter ici que, quelques justes que soient les remarques exégétiques de R. Simon, elles sont très insuffisantes pour rendre compte de la théologie et de l'anthropologie de saint Paul. Nul, parmi les théologiens modernes n'a mieux compris la théologie patristique du "premier péché", du "péché des premiers pères", que le professeur J. Romanidès; nous citons ici certaines de ses conclusions (283) : " Saint Paul ne dit nulle part que la race humaine entière a été tenue coupable du péché d'Adam et qu'elle est en conséquence punie par Dieu avec la mort. La mort est une force mauvaise qui fait son chemin dans le monde grâce au péché, logé lui-même dans le monde, et qui, dans la personne de Satan, règne à la fois sur l'homme et sur la création. Pour cette raison, quoique l'homme puisse connaître le bien par la loi qui est écrite dans son coeur et désirer faire ce qui est bien, il ne peut l'accomplir du fait du péché qui réside dans sa chair. Par conséquent, ce n'est pas lui qui fait le mal, mais le péché qui réside en lui. A cause de ce péché, il ne peut trouver les moyens de faire le bien. Il doit être sauvé du "corps de cette mort" ( 284). (284) : ( Rom. 7 : 13-25). Alors seulement il fait le bien. Que veut dire saint Paul par de telles affirmations? La réponse adéquate à cette question passe nécessairement par une prise en compte de la doctrine paulinienne sur la destinée humaine. Si l'homme fut créé pour une vie de complet amour désintéressé, dans laquelle ses actes seraient toujours dirigés vers autrui, vers Dieu et son prochain, et jamais vers lui-même, - vie où il serait l'image et la ressemblance parfaite de Dieu -, il est évident maintenant que le pouvoir d ela mort et de la corruption a rendu impossible la pratique d'une telle vie de perfection. Le pouvoir de la mort dans l'univers a apporté avec lui la volonté de préservation de soi-même, la peur, l'angoisse ( 285) qui sont à leur tour les causes premières de l'affirmation de soi, de l'égoïsme, de la haine, de l'envie et tout ce qui y ressemble. (285) : ( Heb. 2 : 14-15). Parce que l'homme a peur de devenir tout-à-fait sans sens, il essaie constamment de prouver, à lui-même et aux autres, qu'il vaut quelque chose. Il a soif des compliments et il a peur des insultes. Il cherche son intérêt et il est jaloux du succès des autres. Il aime ceux qui l'aiment et il déteste ceux qui le détestent. Il cherche la sécurité et le bonheur dnas la santé, la gloire et les plaisirs, ou encore il imagine que sa destinée est d'être heureux par la possession de la présence de Dieu à la suite d'un processus introverti et individualiste qui exclut tout authentique et actif amour désintéressé du prochain. A cause de son angoisse et de sa peur, il peut devenir - et en général il devient - individualiste et il incline à prendre son désir de satisfaction de soi et de bonheur pour sa destinée normale. Il peut aussi, par un autre tour d'égoïsme, être plein de zèle pour de vagues principes idéologiques d'amour pour l'humanité tout en détestant ses plus proches voisins. Telles sont les oeuvres de la chair dont parle saint Paul (286). (286) : ( Gal. 5 : 19 -21). Sous-jacente à toute action de celui que le monde a fini par considérer comme l'homme normal, il y a la quête d ela sécurité et du bonheur. Mais de tels désirs ne sont pas normaux. Ils sont les conséqeunces de la perversion par la mort et la corruption au moyen desquelles le Démon infiltre toute la création, divisant et détruisant. Ce pouvoir est si grand que même si l'homme désire vivre selon sa destinée originelle, cela lui est impossible à cause du péché qui réside dans sa chair (287) : (287) : ( Rom. 7). " Qui me délivrera de ce corps de la mort? " (288). (288) : ( Rom. 7 : 24). Participer à l'amour de Dieu, sans aucun souci de soi-même, c'est aussi prendre part à la vie et à la vérité de Dieu. Amour, vie et vérité ne font qu'un en Dieu et ne se trouvent qu'en Lui. Lorsqu'on s'éloigne de l'amour de Dieu et du prochain pour se tourner vers soi-même, il se produit une rupture de la communion avec la vie et la vérité de Dieu lesquelles sont inséparables de son amour. La rupture de cette communion avec Dieu ne peut s'achever que dans la mort, parce que rien de créé ne peut continuer indéfiniment à exister de soi-même. (289). (289) : ( Saint Athanase, De Incarnatione Verbi Dei, 4-5). Ainsi, par la transgression du premier homme, le principe du "péché ( le diable) est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort s'est étendue à tous les hommes..." ( 290). (290) : ( Rom. 5, 12). Non seulement l'humanité, mais toute la création est devenue sujette à la mort et à la corruption du fait du diable (291). (291) : ( Rom. 8 : 2-22). Parce que l'homme fait inséparablement partie d ela création, demeurant constamment en communion avec elle, et qu'il se trouve lié par la procréation à tout le processus historique de l'humanité, la chute de la création du fait d'un seule homme implique de soi-même la chute et la corruption de tous les hommes. C'est par la mort et la corruption que toute l'humanité et la création sont tenues captives par le diable et impliquées dans le péché, parce que c'est par la mort que l'homme a failli à sa destinée première - qui était d'aimer Dieu et son prochain sans souci de soi-même. L'homme ne meurt pas parce qu'il est coupable du péché d'Adam ( 292). (292) : ( Saint Jean Chrysostome, Migne, P.G., t. 60, col. 391-692 ; Théophylacte, Migne, P.G., t. 124, c. 404-405). Il devient un pécheur parce qu'il est soumis au pouvoir du démon par la mort et ses conséquences (293). (293) : ( Saint Cyrille d'Alexandrie, Migne, P.G., t. 74, c. 781-785, et plus particulièrement c. 788-789; Théodoret de Cyr, Migne, P.G., t. 66, c. 800). Saint Paul a dit clairement que "l'aiguillon de la mort est le péché" (294), que "le péché a régné dans la mort" (295), et que la mort est "le dernier ennemi qui sera détruit" ( 296). Dans ses Epîtres, il est particulièrement inspiré quand il parle de la victoire du Christ sur la mort et la corruption. Il serait tout-à-fait absurde d'essayer d'interpréter la pensée de saint Paul avec les présuppositions suivantes : 1) que la mort est une chose normale ou 2) qu'elle est la conséquence de la décision juridique de Dieu d epunir la race humaine tout entière pour un seul péché 3) que le bonheur est la destinée ultime de l'homme et 4) que l'âme est immatérielle, naturellement immortelle, directement créée par Dieu à la conception, et par suite toujours dans sa condition normale et pure de toute imperfection ( scolastique romaine). La doctrine paulinienne de l'incapacité de l'homme à faire le bien qu'il est capable de connaître selon "l'homme intérieur" n'est intelligible que si l'on prend en compte le pouvoir de la mort et de la corruption dans la chair, qui fait qu'il est impossible à l'homme de vivre selon sa destinée originelle. Le problème moral soulevé par saint Augustin concernant la transmission de la mort aux descendants d'Adam comme punition pour la seule transgression originelle est étrangère aux pensées de saint Paul. La mort de chaque homme ne peut pas être considérée comme le résultat du péché personnel. Saint Paul ne pense pas comme un moraliste philosophant qui chercherait les causes de la chute de l'humanité et de la création dans la rupture avec des règles objectives de bonne tenue, rupture ayant appelé la punition d'un Dieu justicier, dont la justice est à l'image de celle de ce monde. A l'évidence, Paul pense la chute dans les termes d'une guerre personnelle entre Dieu et Satan, dans laquelle ce dernier ne s'embarrasse d'aucune règle morale que ce soit, - du moins dans la mesure où il le peut. C'est pour cette raison que saint Paul peut dire que le serpent a "séduit Eve" (297) et qu'Adam ne fut pas séduit, mais c'est la femme qui, séduite, s'est rendue coupable de transgression (298). (297) : ( II Cor. 11 : 3). (298) : (I Tim. 2 : 14). L'homme n'a pas été puni par Dieu, mais fait prisonnier par le diable. Cette interprétation est encore évidente du fait que Paul affirme avec insistance que "jusqu'à la Loi le péché était dans le monde; or le péché n'est pas imputé quand il n'y a point de loi. Cependant la mort a régné depuis Adam jusqu' Moïse, même sur ceux qui n'avaient pas péché par une transgression semblable à celle d'Adam" ( 299). (299) : ( Rom. 5 : 13-14). Il est clair ici que Paul rejette tout ce qui pourrait ressembler à une faute personnelle générale pour le péché d'Adam. Le péché était pourtant dans le monde, puisque la mort a régné même sur ceux qui n'avaient pas péché comme Adam a péché. Le Péché, ici, est manifestement la personne de Satan, qui a gouverné le monde par la mort même avant l'arrivée de la Loi. C'est la seule interprétation possible de cette affirmation et elle est clairement appuyée par l'ensemble des enseignements de Paul concernant les extraordinaires pouvoirs du démon, tout particulièrement dans Romains 8 : 19-21. Les affirmations de Paul doivent être prises à la lettre, quand il dit que le dernier ennemi qui doit être détruit est la mort (300) et que "l'aiguillon de la mort est le péché" (301). (301) : ( I Cor. 15-26). A partir de ce que nous avons noté jusqu'ici, la célèbre expression eph'ho pantes hemarton (302), peut sans risque d'erreur être interprétée comme modifiant le mot thanatos qui précède immédiatement et qui, grammaticalement, est le seul qui s'accorde avec le contexte. Eph'ho se référant à Adam est à la fois grammaticalement et exégétiquement impossible. C'est Origène qui, le premier, introduisit ce type d'interprétation, non sans arrière-pensée bien sûr : c'est parce qu'il croyait à la préexistence de toutes les âmes qu'il pouvait aisément dire que tous ont péché en Adam. L'interprétation de eph'ho comme signifiant "parce que " a été pour la première fois introduite en Orient par Photios (303), qui affirme qu'il y a deux interprétations dominantes - Adam et thanatos - mais qu'il préférerait l'interpréter au sens de dioti ( parce que). Il fonde son argumentation sur une fausse interprétation de II Corinthiens 5, 4 où il comprend aussi le eph'ho comme dioti. Mais, dans ce dernier passage, il est assez évident que eph'ho renvoie à skenei ( eph'ho skenei ou thelomen ekdysasthai - " cette tente dont nous voulons, non pas nous dépouiller..."). Photios interprète Paul dans le cadre de la loi morale naturelle et cherche à justifier la mort de tous les hommes par leurs fautes personnelles. Il affirme que tous les hommes meurent parce qu'ils pèchent en suivant les traces d'Adam (304). (304) : ( Oecuménius, Extraits de Photios, Migne, P.G., t. 118, c. 418). Cependant, ni lui, ni aucun des Pères orientaux n'ont accepté l'enseignement selon lequel tous les hommes sont coupables du péché même d'Adam. En se fondant sur des considérations purement grammaticales, il est impossible d'interpréter eph' ho en référence à un autre mot que thanatos. Chaque fois que la construction grammaticale de la préposition epi avec le datif est employée par Paul, elle est toujours utilisée comme un pronom relatif qui modifie l'antécédent - nom (305) ou phrase (306). (305) : (Rom. 9: 33; 10: 19; 15 : 22; II Cor. 5 : 4; Rom. 6 : 21). (306) : ( Phil. 4 : 10). Supposer une exception dans ce passage de Romains 5, 12 en prétendant que Paul s'ys sert d'un tour incorrect - eph'ho pour exprimer l'idée de "parce que" - c'est faire une pétition de principe. L'interprétation correcte du passage, la seule satisfaisante aussi bien pour la grammaire que pour le sens, est celle qui comprend eph'ho comme modifiant thanatos : kai thanatos eis pantas anthropous ho thanatos dielthen eph'ho (thanato) pantes hemarton - " et ainsi la mort est passée dans tous les hommes, (mort) à cause de laquelle" ou "(mort) pour laquelle" "tous ont péché". Satan, principe lui-même du péché, englobe, par la mort et la corruption, toute l'humanité et la création dans le péché et la mort. Ainsi, pour saint Paul, être sous le pouvoir de la mort, c'est être esclave du diable et pécheur du fait de l'incapacité de la chair à vivre selon la loi de Dieu qui est l'amour désintéressé. La théorie de la transmission du péché originel et de la culpabilité ne se trouve en aucun cas chez saint Paul, qui ne peut être interprété ni en termes de juridisme ni en termes d'aucun dualisme qui distinguerait en l'homme la part matérielle et la part prétendument pure, spirituelle et intellectuelle. Il ne faut que s'étonner de l'embarras de certains érudits biblistes, incapables de trouver dans l'Ancien Testament le moindre fondement clair et net de ce qu'ils prennent pour la doctrine paulinienne du péché originel, compris en termes de faute morale et de punition (307). (307) : ( Par exemple, Lagrande, Epître aux Romains, p. 117-118; Sanday and Headlam, Romans, p. 136-137). Le même embarras se rencontre chez la plupart des savants occidentaux, quand ils étudient les Pères orientaux (308). (308) : ( A. Gaudel, art. Péché Originel, Dictionnaire de Théologie Catholique, t. XII, Première partie). Par suite, ils supposent généralement que saint Augustin est le seul des Pères anciens à avoir compris la théologie de saint Paul. Cela est manifestement un mythe, dont les protestants et les latins doivent encore se libérer" (309). (309) : ( J. Romanidès, Original Sin According to Saint Paul, St Vladimir's Seminary Quarterly, vol.4, N° 1 et 2, 1955-1956, p. 20-23. Nous renvoyons aussi au livre du même auteur, paru en grec : To Propatorikon Hamartêma ( Le Péché du Premier Père), Athènes 1957, deuxième édition : Athènes, 1989, avec une nouvelle préface. Sur cette question, voir aussi la conférence de A. Kalomiros, Le Fleuve de Feu, parue dans les Comptes-rendus de la Conférence Orthodoxe de Toronto, Seattle 1983). Souhaitons qu'une relecture de Ricahard Simon les aide, lorsqu'ils sont trop centrés sur leur "occidentalisme" et éloignés de la tradition patristique orthodoxe, à se libérer de ce mythe. L'interprétation patristique du premier péché. Jamais les Pères de l'Eglise n'ont affirmé que la mort était une punition de Dieu, mis en colère par la transgression d'Adam. Rappelons que telle est bien la doctrine officielle de l'Eglise catholique - même si beaucoup l'ont oubliée aujourd'hui -, et que le Concile de Trente place sous l'anathème ceux qui ne l'acceptent point : " Si quelqu'un ne confesse pas que le premier homme Adam a subi à cause de sa transgression la colère et l'indignation de Dieu, puis la mort dont Dieu l'avait auparavant menacé... qu'il soit anathème " (310). (310) : ( Concile de Trente (1546), 1er canon, 5ème session). Les interprétations "modernistes" - en réalité très anciennes et gnostiques - qui font d'Adam la figure de "l'humanité en général" et de son péché un "symbole", n'ôte rien à cette exégèse terrible qui a, pourrait-on dire, pénétré jusqu'aux moëlles l'Occident, consciemment ou non : Dieu auteur indirect de la mort, par l'intermédiaire de son bourreau Satan. Au contraire, saint Justin affirme que le diable a réussi à faire attribuer à Dieu le mal et la mort (311). (311) : ( Saint Justin, dans de nombreux passages de la Première Apologie, insiste sur le fait que Satan veut séduire les hommes par des preuves mensongères sur le véritable dessein de Dieu pour les hommes. Cf Apologie 10 et 14). Comme dans la parabole évangélique du Maître qui distribue les talents à ses serviteurs, la théorie qui fait Dieu "dur et cruel" est le fait du pécheur, qui voit le Dieu bon d'une manière faussée, "hérétique". Théophile d'Antioche (312) explique que l'homme, créé ni mortel ni immortel, mais capable de l'un comme de l'autre selon l'inclination qu'il prendrait, était appelé à l'immortalité et à la déification. (312) : ( Théophile d'Antioche, Trois livres à Autolycos, Ed. du Cerf, Paris, 1948). Ayant goûté trop tôt de l'arbre de la connaissance, sans y être préparé, il a manqué sa véritable "prédestination", le but qu'il devait atteindre. Toutefois, cet arbre ne portait pas en lui-même la mort; il était bon, et son fruit bon était réservé à l'homme qui devait le manger une fois devenu adulte et capable de porter la science du bien et du mal, c'est-à-dire la connaissance de la guerre qui avait eu lieu entre Satan et Dieu. Or Adam était encore enfant quand il y goûta, se rendant ainsi malade. Ainsi la nature humaine est tombée malade ( nenosêken hé phusis, dit saint Jean Chrysostome) et Dieu, dans sa bonté, a permis la mort, afin que l'homme ne vécût pas éternellement malade (313). (313) : ( Si l'homme avait mangé du fruit de l'arbre de la vie après avoir mangé celui de la connaissance du bien et du mal, il aurait obtenu l'immortalité, mais une immortalité non déifiée : autrement dit, un vieillissement infini. Une telle perspective a quelquefois été imaginée par les écrivains : Pétrone fait dire à la Sybille devenue sans âge : " Je veux mourir"; Edgar Poe suggère le mythe d'un vaisseau fantôme à l'équipage indéfiniment décrépit; et Borgès évoque une race d'hommes immortels, incapables du moindre mouvement dans leur caducité toujours plus profonde. C'est la malédiction de l'Apocalypse : " En ces jours-là, les hommes chercheront la mort, et ils ne la trouveront pas; ils désireront de mourir, et la mort fuit loin d'eux" ( Apoc. 9, 6)). De l'interprétation des Pères se dégagent deux points essentiels, qui opposent le "péché des Ancêtres" à toute notion de "péché originel" : d'une part, le péché d'Adam consiste non dans une culpabilité mais dans une maladie; d'autre part, la mort est permise par Dieu, non comme un châtiment, mais comme un remède, pour permettre à l'homme une glorieuse résurrection. Car rien ne serait plus effroyable qu'une maladie éternelle, un vieillissement sans fin. Saint Grégoire Palamas (314), reprenant, récapitulant l'enseignement patristique montre que la parole divine à Adam "le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement" (315), n'est pas une menace, ou l'annonce sévère d'un châtiment comme l'a cru Augustin et la scolastique après lui, mais un simple avertissement : " Dieu n'a pas dit à Adam : "Retourne d'où tu fus tiré", mais il lui dit : " Tu es terre et tu retourneras à la terre"... il n'a pas dit : "le jour où tu en mangeras, meurs", mais "le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement"; Plus tard, il n'a pas dit : " Retourne maintenant à la terre", mais "tu retourneras", l'avertissant ainsi puis permettant avec justice et laissant arriver ce qui allait arriver" (316). (314) : ( Saint Grégoire Palamas est considéré par l'Eglise Orthodoxe comme un nouveau docteur, un sommet de la théologie patristique et il est fêté deux fois dans l'année : au jour de sa dormition, et au dimanche qui suit celui de l'Orthodoxie, le Second Dimanche du Grand Carême. Les Pères ont ainsi voulu indiquer que sans la foi droite, symbolisée par la victoire sur l'iconoclasme ( Premier Dimanche) et par l'oeuvre de saint Grégoire Palamas ( Deuxième Dimanche), l'ascèse ( le Carême) est inutile et sans fruit; c'est leur assocaition qui conduit à la Vie. Il est utile de préciser ce point encore : le "palamisme" dont parlent quelques auteurs occidentaux mal informés, n'existe pas. Il n'y a jamais eu dans l'Eglise Orthodoxe ni "basilisme" ni "chrysostomisme", parce que la doctrine de l'Eglise n'est pas un amas de théories humaines. L'Eglise a reconnu dans ceux qu'elle appelle "Pères" - Basile le Grand, Cyrille d'Alexandrie, Grégoire Palamas - une identité de doctrines, une conformité à la foi prêchée par les apôtres, et cela, quoiqu'ils aient pu se servir de mots différents pour exprimer les mêmes choses, c'est-à-dire l'expérience de l'incréé. Ce que saint Grégoire Palamas a apporté, c'est une expression plus précise de l'orthodoxie de toujours. Il traite de la rédemption dans ses Chapitres théologiques et physiques, 25 et suiv). (315) : ( Gen. 2, 17. Littéralement : " de mort vous mourrez"). (316) : ( Chapitres théologiques et physiques 51). Tombée malade en Adam, la nature humaine a dû attendre le second Adam, le Christ, vrai Dieu et vrai Homme, qui a libéré les hommes du règne des trois seuls ennemis de l'homme, le diable, le péché et la mort. Certes, "tous ont péché en Adam", mais il faut l'entendre non comme saint Augustin de la culpabilité, mais, avec Cyrille d'Alexandrie et les autres Pères, de la nature malade héritée d'Adam : " Comment "tous ont-ils péché en Adam"? En quoi les péchés de celui-ci nous regardent-ils? Comment nous tous et ceux qui ne sont pas encore nés, avons-nous été condamnés avec lui? Et cela, bien que Dieu ait dit que les pères ne mourraient pas pour leurs enfants ni les enfants pour leurs pères : " L'äme qui aura péché, c'est elle qui mourra" ( Deut. 24, 16)? N'est-ce pas l'âme qui a péché qui doit mourir? Nous sommes devenus pécheurs par la désobéissance d'Adam d ela manière suivante : Adam a été créé pour l'incorruptibilité et la vie. En lui était la vie sainte dans le paradis de la félicité; Son esprit était tout entier et toujours tourné vers la vision divine, son corps était dans la sérénité et la tranquillité, libre de toute volupté honteuse; en lui, il n'y avait pas le bruit de mouvements désordonnés. Mais qu'il fût tombé dans le péché et eût glissé vers la corruption, dans la nature de sa chair s'introduisirent les plaisirs et les impuretés, et dans nos membres s'est levée la loi de la férocité. La nature est tombée malade par le péché de la transgression d'un seul, c'est-à-dire Adam. C'est ainsi que tous nous sommes devenus pécheurs, non pas en transgressant avec Adam, car nous n'étions pas avec lui, mais comme étant de sa nature, tombée sous la loi du péché... La nature humaine est tombée malade en Adam ; par la transgression et par la corruption, les passions ont pénétré en elle" (317). (317) : ( Saint Cyrille d'Alexandrie, Commentaire de l'Epître aux Romains, Migne, P.G., t. 75, 788-789). Si une telle doctrine patristique avait été préférée en Occident à celle d'Augustin - laquelle, il est vrai, fut imposée par les conquérants franks - nombreux auraient été ceux qui auraient évité l'expérience douloureuse et désespérée de l'athéisme (318). (318) : L'un des exemples les plus frappants est A. Camus, qui consacra son mémoire à saint Augustin et qui, troublé par le problème du mal, hérité selon lui de l'évêque d'Hippone qui sut "le regarder en face", écrivait : "Le résultat est là. Car c'est le résultat. Les hommes y ont mis le temps, mais ils sont aujourd'hui empoisonnés par une intoxication qui date de 2000 ans..." ( Essais, coll. La Pléiadz, Gallimard, Paris, p. 373, 374. Jean Onimus, dans son Camus, Paris, 1965, p. 54, affirme que, jusque dans ses dernières années, Camus se disait "très choqué par la théorie de saint Augustin sur l'enfer et sur le destin des enfants morts sans baptême". On pourrait citer bien d'autres exemples, de Voltaire à Rousseau jusqu'à l'homme de la rue contemporain qui se dit tourmenté par le problème du mal à la suite de Bergson, de Malraux et des "existentialistes". Cf aussi, Michel Terestchenko, Amour et désespoir, Points-Seuil ). CHAPITRE 4 LA GUERRE CIVILE DANS LA THEOLOGIE OCCIDENTALE Bossuet n'a cessé d'affirmer que la tradition de l'Eglise ne pouvait varier : " L'Eglise, qui fait profession de ne dire et de n'enseigner que ce qu'elle a reçu, ne varie jamais, et au contraire l'hérésie, qui a commencé par innover, innove toujours et ne change point de nature" (319). (319) : ( Cité par Tavard, La tradition au XVIIème siècle en France et en Angleterre. Paris, 1961, p. 166, et extrait de l'Histoire des variations des Eglises Protestantes (1688). Cette suite dogmatique vient de la plus haute Antiquité : " Si donc la nouveauté clairement marquée est un caractère visible et essentiel de l'erreur, nous avons raison de dire au contraire que l'Antiquité dont on ne peut marquer le commencement est le caractère essentiel de la vérité" (320). (320) : (Idem, ibidem. On notera que cette conception fondamentaliste de Bossuet condamne un grand nombre de doctrines de sa propre Eglise, dont l'histoire moderne date aisément l'origine : purgatoire, papauté, immaculée conception etc... Par exemple, sur le purgatoire, on consultera le livre de J. le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981). En réalité, cette thèse de Bossuet est le corrélat d'une autre qui lui donne un contenu clair, à savoir que l'expression la plus achevée et la plus parfaite de cette tradition se trouve dans la théologie de Saint Augustin, l'évêque d'Hippone, le docteur que tout le Moyen Age a suivi sur les points dogmatiques essentiels. Bossuet revendiquait pour lui-même ce patronage d'Augustin, puisqu'il le nommait : " ce maître si intelligent et pour ainsi dire si maître", "cet aigle des Pères," ce "Docteur des docteurs", "l'incomparable Augustin", celui dont le père E. Deschamps, cité et approuvé par l'évêque de Meaux, disait : " J'augmenterai plutôt que de diminuer les éloges de ce Père, que je regarde comme le plus grand de tous les esprits, comme celui où l'on trouve le dernier degré de l'intelligence dont l'humanité est capable, un miracle de doctrine, celui dont la doctrine nous montre les bornes dans lesquelles se doit renfermer la théologie, l'Apôtre de la grâce, le prédicateur de la prédestination, la bibliothèque et l'arsenal de l'Eglise, la langue de la vérité, le foudre des hérésies, le siège de la sagesse, l'oracle des treize siècles, l'abrégé des anciens docteurs et la pépinière où ceux qui ont suivi se sont formés. Il développe les mystères de la prédestination et de la grâce, comme s'il les avait vus dans l'intelligence et dans la pensée de Dieu même" (321). (321) : ( Ces citations sont extraites du livre de Nourrisson, La Philosophie de Saint Augustin, Paris 1865, tome 2, p. 253. L'extrait de Deschamps est cité par Bossuet dans le livre VI chap. 21 de la Défense de la Tradition et des Saints Pères, qui contient bien d'autres citations du même genre. De Nourrisson, voir aussi la mémoire sur Les sources de la philosophie de Bossuet, Paris 1862). Inversement, lorsque le fondamentalisme de Bossuet sera critiqué au XIXème siècle par Renan, le modèle de l'évêque d'Hippone réapparaîtra : " On ne peut se figurer, à moins d'avoir lu les oeuvres exégétiques de ce grand homme, à quel point il manquait radicalement de critique. Il est exactement au niveau de saint Augustin son maître. Pour n'en citer qu'un exemple, n'a-t-il pas fait un livre pour justifier la politique de Louis XIV par le Bible? La mauvaise humeur avec laquelle Bossuet accueillit les travaux par lesquels Elie du Pin, R. Simon, le Docteur Launoy préludaient à la grande critique et les persécutions qu'il suscita contre ces hommes intelligents sont, après la Révocation de l'Edit de Nantes, le plus triste épisode de l'histoire de l'Eglise gallicane" (322). (322) : ( Dans une note de L'Avenir de la Science. E. Renan, Oeuvres Complètes, 1949, tome 3, p. 1142-1143). Quoiqu'il en soit, l'affirmation de l'unité dogmatique de la tradition avec Augustin et d'Augustin avec la tradition antérieure n'allait pas de soi et était même l'une des choses les plus contestées depuis la Renaissance en Italie et en France. La Réforme, principalement par Luther et Calvin, avait introduit un coin entre l'évêque d'Hippone et ses prédécesseurs sur la question de la prédestination et d ela rédemption : " Augustin n'a pas, écrit Luther, suffisamment atteint la pensée et le sens de saint Paul, bien qu'il s'en soit approché plus que les scolastiques, mais je tire Augustin à nous à cause de la grande considération dont il jouit auprès de tous, bien qu'il n'ait pas suffisamment expliqué la justification par la foi... Augustin que tu passes sous silence est entièrement à moi... ôtez le seul Augustin, l'aveuglement des Pères est grand. C'est lui qu'après l'Ecriture Sainte, il faut lire, car son jugement est vif... Augustin est le meilleur interprète de l'Ecriture au-dessus de tous les autres" (323). (323) : ( Cité par Jean Delumeau, Le cas Luther, Paris 1983, p. 54. Calvin disait : " Augustin est sans contredit supérieur à tous les dogmes"). L'extrémisme augustinien des premiers réformateurs devait bien sûr provoquer une réaction anti-augustinienne des anti-protestants, et en premier lieu des Jésuites, qui combattirent vigoureusement la théologie de l'évêque d'Hippone. Nous ne dirons rien ici de la querelle de Baius et de Molina, ce jésuite de l'université d'Evora qui publia en 1588 son grand livre : Liberi arbitrii cum gratiae donis, divini praescientia, providentia, praedestinatione et reprobatione concordia (324) ( La compatibilité du libre arbitre avec les dons de la grâce, la prescience, la providence, la prédestination et la réprobation divines). (324) : ( Cité par Nourrisson, op. cit. p. 187 sq). Plus tard, les jésuites firent circuler 22 propositions dont nous citerons ici quelques unes (325) : (325) : (Cf. Dom Gerberon, Histoire Générale du Jansénisme, contenant ce qui s'est passé en France, en Espagne, en Italie, dans les Pays Bas etc, au sujet du livre intitulé, Augustinus Cornelii Jansenii. Amsterdam, 1700, 3 vol. in-12. Tome 1 p. 340, 344). la seconde, " L'Eglise serait misérable si elle demeurait liée aux sentiments de saint Augustin"; la troisième, " Il faut délivrer l'Eglise de la tutelle et de la pédagogie de saint Augustin" ; la troisième, "Il faut délivrer l'Eglise de la tutelle et de la pédagogie de saint Augustin"; la douzième, " La théologie d'Augustin, touchant la manière dont le péché originel passe dans les hommes, est rustique"; la seizième, " Les sentiments d'Augustin n'ont pas peu troublé les fidèles, et il n'y en a pas peu qui, abattus de son autorité, se sont jetés dans le pélagianisme"; la dix-septième, " Ce n'est pas merveille que bien des gens jugent que les sentiments d'Augustin sont trop durs, et indignes de la bonté de Dieu et de sa clémence"; la dix-neuvième, " Il n'importe pas beaucoup que saint Augustin soit d'un autre sentiment que nous". Cette polémique des jésuites a divisé la théologie catholique qui a réagi vivement en faveur du plus grand de ses docteurs. Richard Simon donne dans ses oeuvres un certain nombre d'exemples de l'augustinolâtrie qui s'est alors développée, plaçant le docteur de la grâce au-dessus même de l'Eglise (326). (326) : ( Critique de la Bibliothèque de M. Elie du Pin, op. cit., tome 1, p. 497. Certains augustiniens affirmaient que "l'autorité seule de saint Augustin devait prévaloir à celle de tous les autres pères"). Ainsi, dans sa Bibliothèque critique, il relève "un petit traité de Ponce de Léon sur le serment que les théologiens de Salamanque, les Dominicains et les Carmes déchaussés font de suivre la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas..." (327). (327) : ( Bibliothèque Critique, tome 3, chapitre XVIII, p. 191). Simon cite en entier ce serment d'allégeance à saint Augustin et ajoute ce commentaire : " Le choix qu'on fait de certains docteurs, auxquels on se soumet aveuglément, empêche qu'on ne cherche la vérité dans l'Ecriture et dans la tradition, qui sont les véritables sources où un théologien doit puiser" (328). (328) : ( Ibid. p. 192. Ce serment était fait contre les jésuites). D'une tout autre qualité d'érudition et d'intelligence, l'oeuvre de l'évêque d'Ypres Jansénius apparaît à Simon comme un choix conscient d'Augustin aux dépens de la tradition patristique antérieure jugée insuffisante sur la question de la grâce et de la prédestination : " Il n'était pas même nécessaire que saint Augustin, comme on l'a montré ci-dessus, inventât de nouveaux principes pour répondre aux pélagiens. Il eût été, ce me semble, mieux de suivre néanmoins Jansénius qui est ici augustinien, juge que ce père ayant eu à combattre l'hérésie de Pélage, a parlé plus exactement de la grâce de Dieu" ( 329). (329) : ( Histoire critique des commentateurs du Nouveau Testament, op. cit. page 604. Certains adversaires de Jansénius lui reprochaient d'affirmer que le témoignage du seul Augustin était suffisant dans les matières de théologie. Voir surtout Isaac Habert, La Défense de la foi de l'Eglise et de l'ancienne doctrine de Sorbonne touchant les principaux points de la grâce contre le livre intitulé Apologie de Jansénius. Paris, 1644, p. 48 et suiv. Selon Habert, Jansénius aurait inventé la " grâce empêchante", et ne serait pas fidèle à Augustin que la Sorbonne considérait comme le premier des Pères, mais non comme le seul). A la suite de son maître, le jansénisme sera augustinien, c'est-à-dire qu'il préférera l'enseignement de l'évêque d'Hippone à celui des autres Pères latinophones et hellénophones. Bossuet a beau affirmer l'identité d'Augustin et d ela tradition, les faits historiques montrent au contraire que, dès qu'il fut possible en Occident, d elire les Pères hellénophones, la guerre civile introduite par les Carolingiens dans la théologie fut manifeste à tous : au XVIème siècle, au XVIIème, augustiniens et défenseurs des Pères hellénophones s'affrontent tant chez les catholiques que chez les protestants. C'est cette guerre civile que Bossuet voulut faire cesser, non seulement par ses écrits, mais par la force de la police et de l'Etat (330). (330) : Nous citerons ici l'article d'A. Rouméliote mentionné ci-dessus, p. 399-400 : "Bossuet ne s'est pas caché d'avoir pourchassé par des moyens peu "théoriques" l'oeuvre d eR; Simon. Dans une lettre du 19 mai 1702 à M. de Malezieu, l'évêque de Meaux raconte comment il fit brûler la première édition de l'Histoire Critique du Vieux Testament : " Ce livre allait paraître dans quatre jours avec toutes les marques de l'approbation et d el'autorité publique. J'en fus averti très à propos par un homme bien instruit. Il m'envoya un Index et ensuite une préface qui me firent connaître que ce livre était un amas d'impiétés et un rempart de libertinage. Je portai le tout à M; le Chancelier Le Tellier le propre jour du Jeudi Saint. Ce ministre en même temps envoya ordre à M. de la Reynie de saisir tous les exemplaires. Après un très exact examen que je fis avec les censeurs, M. de la Reynie eut ordre de brûler tous les exemplaires, au nombre de 12 ou 1500". Ce ne furent pas les seules persécutions de Bossuet contre R. Simon: la Traduction du Nouveau Testament et l'Histoire Critique du Nouveau Testament donneront l'occasion de ce même zèle amer. ( Voir, en appendice au présent ouvrage, notre brève biographie de Richard Simon). "A l'égard de J. de Launoy les moyens furent légèrement différents, sans doute parce que Bossuet devait beaucoup à son ancien maître du collège de Navarre. L'Abbé Ledieu, le secrétaire de l'évêque de Meaux, nous donne en effet le récit suivant : " M. de Launoy, Docteur de Navarre qui vit bien les services que l'Eglise avait à espérer des grands talents de ce jeune bachelier (Bossuet) l'exhorta souvent à se donner tout à l'étude... Je sais même que depuis son attachement à la cour, ayant été averti en secret des conférences tenues par ce docteur au milieu de Paris, où l'on affaiblissait sans ménagements tous les mystères et où même l'on enseignait, disait-on, le pur socinianisme, il fit rompre ces conférences par l'autorité de M. le Chancelier Le Tellier, sans qu'il parût du tout s'en mêler et en épargnant à ce docteur toute sorte de mauvais traitements : il lui suffisait d'empêcher le mal et de corriger les gens d'en faire valoir davantage"...En réalité, l'attitude de Bossuet, si l'on en croit l'abbé Le Dieu, est dictée par l'anti-augustinisme de Launoy. Bossuet obtient un double succès : il fait interdire les "causeries du lundi" de son ancien maître et il contribue, en 1704, à faire condamner par Rome son livre posthume : La véritable tradition de l'Eglise sur la prédestination et la grâce, publié en 1702 à Liège. "Cette attitude de Bossuet n'est pas à séparer de sa méthode de réfutation de R. Simon dans sa Défense de la Tradition et des Saints Pères : l'argumentation repose uniquement sur les effets ou les conséquences de saint Augustin"). Nous allons donc donner, en partant des écrits de Simon, quelques exemples de ce courant anti-augustinien favorable aux Pères hellénophones, qui demeure très souvent méconnu (331). (331) : ( Il y aurait beaucoup à dire sur l'augustinisme de l'Université française et sur le fait paradoxal que la Troisième République a largement privilégié les auteurs augustiniens du XVIIème siècle. Peut-être le Port-Royal de Sainte Beuve en est-il responsable. Voir ci-dessous, notre conclusion). Autour du Cardinal Sadolet L'un des auteurs du dix-septième siècle le plus souvent cité par R. Simon est le cardinal Sadolet, que l'érudition moderne n'a guère étudié abondamment(332). (332) : La seule étude sereine est celle de A. Joly, Etude sur Sadolet (1477- 1547), parue en 1856. A. Joly minimise l'opposition de Sadolet à Augustin, mais il la note cependant p. 166 : " La question était grave en effet, grave en ce moment, grave en tous les temps. Il s'agissait de la grâce, de l'accord du libre-arbitre et de la volonté divine, le grand point débattu entre les catholiques et les luthériens. Sadolet croit avoir trouvé une solution, il la voit dans une sorte d'opinion moyenne entre Pélage et Augustin. Pélage lui semble donner trop à l'homme, mais il pense en même temps que saint Augustin s'est laissé entraîner trop loin par la haine de l'hérésie et l'ardeur de la dispute, qu'il va aux extrêmes, à la confiscation complète de la liberté humaine : " Il ôte à notre volonté toute liberté et en voulant assurer la gloire de Dieu, il me paraît plutôt lui retrancher quelque chose que lui accorder ce qui lui est dû"". Joly fait brièvement l'histoire des persécutions des écrits anti-augustiniens de Sadolet, qui furent condamnés par Badia, le maître du sacré palais, et très probablement aussi par l'Université de Paris. Sadolet était contre les persécutions pour des raisons de foi et disait justement : " Je ne comprends pas qu'un prêtre puisse haïr" Cf. Joly, op. cit., p. 186). Avant ce qu'on pouvait nommer "l'école de Sadolet", l'ignorance de la théologie patristique hellénophone était grande en Occident : "Avant que la connaissance des langues grecque et hébraïque fût établie, et que par le moyen de l'impression les livres se fussent multipliés, la plupart des théologiens ne lisaient d'autres auteurs que saint Thomas et saint Augustin, auxquels ils joignaient le Décret de Gratien et quelques autres compilations peu exactes. A grand'peine savait-on ce que c'était que de lire les Pères dans leurs sources, outre qu'il y avait peu de Pères grecs qui fussent traduits et que ce qu'on avait mis autrefois en latin n'était la plupart que dans les grandes bibliothèques. Je suis tombé par hasard, il y a quelques années, sur un ancien catalogue de la bibliothèque de la Sorbonne, où je ne trouvais qu'un petit nombre de Pères indiqués par le mot d'originalia, encore n'était-ce que des fragments, et quelquefois même des pièces supposées. On leur avait donné le nom d'originalia pour les distinguer des recueils. C'était l'étude de ces temps-là, où les livres intitulés Flores Patrum avaient grand cours. On ne savait presque ce que c'était que de lire les anciens écrivains en original. Saint Augustin et saint Thomas étaient à la vérité plus communs et depuis que la théologie eut été réduite en art, on consulta encore moins qu'auparavant les originaux. Combien y a-t-il de méprises en fait de citations, même dans les livres de saint Thomas, qui est le plus habile et le plus exact des théologiens scolastiques. Pour en être convaincu, il suffit de lire les remarques critiques du P. Nicolaï sur le Somme Théologique de ce saint docteur. Il avait choisi entre ses maîtres saint Augustin. Ce fut principalement sur lui qu'il forma les idées de sa théologie, y mêlant quelque chose des idées d'Aristote et d'Averroès qu'il cite souvent avec éloge. Wiclef, Bucer, Luther, Calvin et plusieurs autres novateurs de ces derniers temps, poussés par un esprit bien différent de celui de cet ange de l'Ecole, n'ont-ils pas prétendu appuyer leurs nouveautés sur le même saint Augustin? " Quelques savants d'Italie crurent au commencement du dernier siècle qu'il n'y avait rien de plus utile pour empêcher ce désordre que de faire imprimer les Pères grecs. On vit en peu de temps paraître en grec les commentaires de saint Jean Chrysostome sur saint Paul et les livres de saint Jean de Damas, De la foi orthodoxe, qui sont comme l'abrégé de la théologie des Eglises d'Orient. Donat de Vérone, dans la préface qu'il a mise au-devant de ce dernier, a remarqué judicieusement, parlant au pape Clément VII, que cet ouvrage combat partout les Luthériens...Jacques Sadolet songea sérieusement à faire revivre dans l'Occident la doctrine des Pères grecs. Il composa dans cette vue son commentaire sur l'Epître aux Romains, où il apporte la raison qu'il a eue de ne pas suivre les sentiments d'Augustin" ( 333). ( 333) : (Cf R. Simon, Lettres choisies, tome 1, lettre 40, p. 346). Sadolet n'était pas le seul à préférer les Pères hellénophones - et notamment Chrysostome - en Italie : " Sadolet n'était pas le seul qui eut alors cette grande estime pour saint Jean Chrysostome : puisque tout ce qu'il y avait de personnes illustres et véritablement savantes en Italie étaient dans les mêmes sentiments. Il n'y avait guère que les maîtres qui enseignaient dans les écoles qui tinssent ferme pour saint Augustin. Je puis même vous assurer qu'il s'était fait dans l'Italie une espèce de société de personnes habiles dans la théologie et dans les belles lettres, pour rétablir la doctrine des Pères grecs. Le cardinal Sadolet qui était un des associés ne donna pas à revoir son commentaire sur l'épître aux Romains à des théologiens de profession, mais à ceux de ses amis qui avaient plus étudié les anciens auteurs grecs que le maître des sentences. Il en envoya la première partie à Erasme, avec lequel il avait de grands liens d'amitié, le soumettant au jugement de ce critique pour lequel il avait une estime toute particulière..." (334). (334) : (Ibid. p. 154. Simon a beaucoup critiqué Erasme et parle assez peu de sa doctrine; mais on trouve dans J. Leclerc, Mémoires pour servir à l'histoire de controverses nées dans l'Eglise romaine sur la prédestination et la grâce, Amsterdam, 1689, pp. 16-17-18, des détails intéressants sur la théologie anti-augustinienne du grand humaniste : Erasme écrivait, selon Leclerc : "Feignons qu'il soit vrai en quelque sens, comme saint Augustin le dit dans un endroit de ses oeuvres, que Dieu opère le bien et le mal en nous et qu'il punit et récompense en nous le mal et le bien qu'il a fait; cette doctrine enseignée publiquement, quelle occasion ne donne-t-elle pas à une infinité de gens, de se jeter dans l'impiété?") Cette association n'était peut-être pas dénuée de tout sentiment anti-protestant : " Je ne suis pas surpris que les plus grands hommes qui étaient alors en Italie se fussent alors comme associés pour rétablir la doctrine des Pères grecs sur les matières de la grâce, du libre-arbitre et de la prédestination. Ils étaient persuadés que le seul nom de saint Augustin dont les premiers réformateurs avaient abusé nuisait beaucoup à la religion catholique" (335). (335) : ( Ibid. p. 155). L'un des associés et correspondants de Sadolet en Italie était certainement Gibert, l'évêque de Vérone, éditeur de textes patristiques : " Le savant et judicieux évêque de Vérone Mathieu Gibert à qui il écrivait cette lettre était aussi de son sentiment et plusieurs autres docteurs italiens qui s'étaient déclarés ouvertement contre saint Augustin en faveur de saint Chrysostome, et de toute l'école grecque" (336). (336) : ( Critique de la Bibliothèque des Auteurs Ecclésiastiques, op. cit., Tome II, article Sadolet, p. 44). Un autre correspondant de Sadolet est le cardinal Contarin auquel Sadolet confie sa pensée sur Augustin : " Il ( Sadolet) préfère partout saint Chrysostome et les autres Pères grecs à saint Augustin qui lui paraît quelquefois outré dans ses livres contre les pélagiens : " Je me suis plus volontiers attaché aux écrivains grecs, dit-il, écrivant au cardinal Contarin, parce qu'il ne me paraît pas que saint Augustin s'explique assez, outre que les anciens auteurs latins conviennent là-dessus avec les grecs" " (337). (337) : (Lettres choisies Tome I, p. 151-152). Dans son Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament, Richard Simon précise encore la doctrine de Sadolet : dans son commentaire de l'Epître aux Romains, " quand il vient à l'endroit du chapitre 8 où il est parlé de la prédestination, il fait plutôt une leçon de théologie qu'un commentaire. L'on croirait qu'il n'aurait eu d'autre dessein que de combattre la doctrine de saint Augustin que Luther et Calvin prétendaient leur être favorable. Il déclare d'abord qu'il déteste l'impiété de Pélage qui a donné un si grand avantage à nos mérites, qu'il n'oublie rien pour éteindre la grâce de Dieu... Il ajoute ensuite que le sentiment opposé qui donne tout à Dieu, comme si nous ne faisions rien de notre part pour obtenir la grâce, lui paraît très dur et même inconcevable, bien qu'il soit appuyé par le plus grand et le plus saint docteur de l'Eglise, le témoignage duquel est d'un grand poids. Il ne peut comprendre comment tous les hommes étant d emême condition, Dieu choisit les uns et abandonne les autres, qu'il laisse dans la misère et dans la damnation. C'est pourquoi il préfère au sentiment de ce savant évêque l'opinion des Pères grecs qui lui sont tous opposés, et des autres Pères latins qui sont recommandables par leur antiquité, parce qu'elle est plus modérée et qu'elle concilie la liberté de l'homme avec la grâce de Dieu. Il tient comme le milieu entre l'opinion sévère de saint Augustin et celle de Pélage qu'il condamne comme une hérésie, laquelle détruit la grâce qui ne serait plus grâce. Il rejette en même temps ceux qui font Dieu le premier et le seul auteur de tous les efforts que nous faisons pour le bien, comme s'il chnageait seul notre volonté... Il convient que la volonté de Dieu est la loi et la raison souveraine : mais il prétend qu'il est absurde de mettre en Dieu une raison souveraine et infinie qui fasse quelque chose sans raison... Il rapporte toute chose à la préscience de Dieu suivant exactement, pour ce qui est de la prédestination, de la grâce et du libre arbitre, l'ancien sentiment des docteurs de l'Eglise qui ont vécu avant saint Augustin, quoiqu'il fût persuadé que saint Thomas et ses disciples l'eussent combattu " (338). (338) : ( Critique des Commentateurs, op. cit. p. 553-554). Proche de Sadolet est aussi l'étrange moine Lucien dont les oeuvres sont aujourd'hui introuvables. Le moine Lucien C'est dans le tome I de sa Bibliothèque Critique que R. Simon nous fait le récit de sa découverte du moine Lucien. Le chapitre XIV du tome premier de cette Bibliothèque s'intitule en effet : " D'un livre qu'un moine bénédictin nommé Lucien a publié en Italie pour justifier la doctrine de saint Chrysostome contre les théologiens scolastiques qui l'ont abndonnée. Réflexion sur cet ouvrage qui a disparu depuis longtemps" ( 339). (339) : ( Bibliothèque critique ou recueil de diverses pièces antiques dont la plupart ne sont pas imprimées, ou ne se trouvenet que très difficilement, par M. de Sainjore qui y a ajouté quelques notes. Tome 1, Amsterdam 1708, p. 351). Déjà à l'époque de Simon le livre était devenu introuvable : " Il y a pour le moins 20 ans que je cherche partout le livre dont vous me parlez. Il ne m'a pas été possible de le déterrer. Nos plus savants bibliothécaires de Paris n'en connaissent même pas le nom. Cependant il était fort connu, lorsque Gesner publia sa Bibliothèque. Simler qui a donné un abrégé de cette bibliothèque en 1555 nous apprend qu'un moine bénédictin de Mantoue nommé Lucien a traduit du grec en latin les commentaires de saint Jean Chrysostome sur l'Epître aux Romains, qu'il a écrit aussi la défense de ce père contre ceux qui l'accusaient d'avoir donné quelque atteinte à la grâce divine et d'avoir trop élevé le libre arbitre. Si nous en croyons ce bibliothécaire, cet ouvrage du moine Lucien a été imprimé en 1538 à Bresse dans l'Etat des Vénitiens. Je ne doute point que Sadolet qui était contemporain de ce moine et qui en parle avec éloge n'ait lu son livre : il fait mention de lui très honorabement dans une lettre qu'il écrivit en 1545 à l'abbé Isidore Clarius. Voici ce qu'il en dit à la fin de cette lettre : " J'ai vu à ferrare Lucien votre confrère qui demeure avec vous. J'ai eu deux conférences avec lui et dans le peu de temps que je l'ai vu, j'ai beaucoup approuvé son excellent esprit et sa rare doctrine..." " Le cardinal Sadolet dans une autre lettre écrite au même abbé Isidore en 1546 marque encore l'estime qu'il faisait du moine Lucien, avec lequel il avait quelque commerce de lettres; et il ajoute à la fin de sa lettre, qu'il avait les mêmes sentiments que lui sur la prédestination, de praedestinatione quid sentiam et quam cum Luciano mea mens consentiat, et hoc quoque libero poteris habere compertum ( tu verras aussi très bien dans ce livre mon opinion sur la prédestination et mon accord complet avec Lucien). Le livre que le cardinal indique en ce lieu est un ouvrage qu'il avait composé pour expliquer ce que c'est que le péché originel. Il l'envoyait à Isidore pour savoir son sentiment, et en même temps celui de Lucien, et d'un autre moine qu'il nomme Chrysostome. Il y avait alors comme un parti formé en Italie pour relever la doctrine des Pères grecs, et principalement celle de saint Chrysostome qui a été suivie de toute l'Eglise orientale. Ce fut apparemment dans cette vue que le moine Lucien publia un écrit pour défendre le sentiment de ce père, que la plupart des théologiens de ce temps-là, principalement les tholistes qui en étaient fort éloignés, ne pouvaient approuver, parce qu'il leur paraissait entièrement opposé à celui de saint Augustin. Mais cet ouvrage de Lucien n'eut pas un bon succès; car comme il ne défendait pas seulement saint Chrysostome mais qu'il attaquait aussi les théologiens scolastiques, dont il parlait comme des gens qui avaient introduit dnas l'Eglise une nouvelle théologie, il s'éleva contre lui une infinité de théologiens qui firent condamner son livre et le mettre au rang des livres défendus par l'index, qui a été publié au nom du Concile de Trente. Sixte de Sienne qui composait en ce temps-là sa bibliothèque sainte déclame, en plusieurs endroits de son sixième livre, contre l'ouvrage du moine Lucien" (340). (340) : ( Ibid. p. 351-352 et suiv.). Sixte de Sienne se fait le défenseur de la scolastique et d'Augustin, accusant de pélagianisme son adversaire : " ... Sixte de Sienne dans sa note 236 où il produit ce que saint Chrysostome dit sur ces paroles du chapitre V, verset 12 : sicut per unum hominem peccatum intravit in mundum etc ( comme par un seul homme le péché est entré dans le monde...) accuse Lucien d'avoir expliqué la pensée de saint Chrysostome comme s'il avait appuyé le sentiment des pélagiens sur le péché originel; et lorsqu'il cite les annotations de Lucien sur saint Chrysostome il ajoute toujours qu'elles ont été condamnées et réprouvées par le Concile de Trente : Lucianus monachus in annotationibus super Chrysostomum a Tridentina Synodo reprobatis ( Le moine Lucien, dans ses notes sur Chrysostome, réprouvées par le Concile de Trente); Ce bibliothécaire défend avec beaucoup de chaleur la cause des théologiens scolastiques contre le moine Lucien, qui de son côté les avait attaqués vivement dans sa note 231 qui regarde l'explication de saint Chrysostome, sur ces mots du chapitre 1, verset 17, de l'Epître aux Romains, justitia enim Dei in eo revelatur ex fide in fidem ( car la justice de Dieu est révélée en lui par la foi et pour la foi). Il traite ce moine d'une manière dure" (341). (341) : ( Ibid. p. 354). Mais Sixte, moine dominicain, parle au nom de son ordre : " Je passe sous silence quelques autres endroits des notes de Sixte de Sienne où il n'a pu s'empêcher de relever avec aigreur les sentiments du moine Lucien qui semblait vouloir introduire dans l'Eglise une théologie différente de celle qui était en usage dans les écoles. Vous remarquerez que Sixte était lui-même intéressé dans cette affaire, parce qu'il faisait profession de l'ordre de saint Dominique, qui a toujours été attaché à la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, auxquels Lucien opposait les Pères grecs; Et à vous dire la vérité, ce moine avait d'illustres partisans dans l'Italie, et entre autres le cardinal Sadolet comme vous l'avez pu remarquer ci-dessus. Je joins à Sadolet le cardinal Contarin, Mathieu Gibert, évêque de Vérone, et plusieurs autres célèbres et doctes Italiens qui croyaient que le seul et véritable moyen de détruire l'hérésie de Luther était d'appuyer les sentiments des Pères grecs, ou plutôt de tous les anciens écrivains ecclésiastiques qui avaient vécu avant saint Augustin : mais les efforts de ces doctes et illustres Italiens furent inutiles parce qu'il y avait longtemps que le Maître des sentences et saint Thomas avaient pris le dessus dans les Ecoles. De plus, c'était une grande témérité au moine Lucien de se déclarer si ouvertement contre la nation scolastique qui dominait alors. maais après tout, je ne vois pas que Sixte de Sienne ait eu raison de relever avec tant d'aigreur plusieurs opinions du moine Lucien sous prétexte qu'elles ne s'accordaient point avec celle sde saint Augustin et de la plupart des théologiens scolastiques...Ainsi le moien Lucien a pu sans témérité combattre le torrent des théologiens scolastiques lorsqu'il a eu pour lui saint Chrysostome et toute l'école grecque et même tous les anciens écrivains ecclésiastiques qui ont vécu avant saint Augustin. Enfin je ne vois pas que Lucien soit fort blâmable pour avoir relevé quelquefois les subtilités que les théologiens scolastiques ont introduites dans la théologie et principalement lorsqu'ils expliquent avec trop de raffinement le mystère de la Sainte Trinité. Il n'a fait en cela que suivre les anciens docteurs de l'Eglise, principalement saint Grégoire de Naziance, qui a été un grand défenseur de ce mystère contre les ariens; On peut dire d eplus que ces théologiens trop subtils ont donné occasion aux antitrinitaires d'attaquer leurs explications" ( 342) . (342) : ( Ibid. p. 357). Flaminius Nobilius R. Simon analyse encore un autre ouvrage de cette "école de Sadolet", du non moins énigmatique Flaminius Nobilius, sous le titre : " De l'ouvrage de F. Nobilius touchant la prédestination, imprimé à Rome en 1581 et qui est devenu rare" (343) . (343) : (Bibliothèque critique... op. cit;, tome 3, p. 45). Flaminius comme Lucien ne suit guère la méthode des écoles : " Le nom de Flaminius Nobilius est beaucoup plus connu parmi les savants que parmi les théologiens scolastiques; cependant, nous avons un livre imprimé à Rome in-quarto en 1581, sous ce titre Flamini Nobilis De praedestinatione libri duo. Mais cet auteur n'y suit point la méthode qui est en usage dans les Ecoles. Il traite cette matière historiquement, en rapportant les divers sentiments des deux Eglises : ce qu'il accompagne de plusieurs réflexionsd sans néanmoins entrer dans de longues disputes qui embrouillent plutôt le fait dont il est question, qu'elles ne l'éclaicissent... Il vient ensuite presque dès l'entrée de son livre au fond de cette grande question qu'il réduit à deux chefs, savoir à l'opinion de saint Augustin et à celle des Pères grecs. In hac questione, dit-il, duae sunt celebres opiniones, quaeque familiam ducunt, nam caetera ad has referri non incommode possunt una S. Augustini, altera graecorum patrum ( Sur cette question existent deux opinions très connues, qui tiennent chacune la tête de toute une famille : car toutes les autres se laissent sans difficulté ranger sous ces deux-là. L'une est celle de saint Augustin, la seconde, celle des Pères grecs). Ce savant homme, comme vous voyez, n'a pas cru commettre les Pères ensemble lorsqu'il a observé que saint Augustin avait suivi une route différente de celle des Pères grecs, ou plutôt de tous les écrivains ecclésiastiques qui l'avaient précédé. Il ajoute seulement que saint Augustin, dans ses premiers ouvrages, a souvent douté, mais que dans ses derniers livres, lorsqu'il eut à combattre l'hérésie de Pélage, il soutint pour l'ordinaire, que toute la nature humaine ayant été corrompue par le péché originel, a mérité d'être rejetée du royaume de gloire... Après avoir parlé du sentiment de saint Augustin, il expose celui des Pères grecs au chapitre 3 qui a pour titre Quae Graecorum patrum sententia fuerit (Sentiment des Pères grecs). Il y dit qu'il est tout autre que celui de saint Augustin, Graecorum patrum longe alia sententia est; qu'il établissent que tous les hommes, même après le péché d'Adam naissent pour la vie éternelle, à laquelle ils sont dirigés; que Dieu offre et prépare à tous les grâces dont ils ont besoin pour pouvoir y parvenir, mais qu'il ne violente personne... C'est pourquoi, selon le sentiment des Pères grecs, continue Flaminius, ceux-là seuls sont destinés au Royaume que Dieu a prévu de toute éternité devoir bien user de leur liberté pour faire de bonnes actions, et que ceux-là au contraire sont réprouvés qu'il a prévu devoir par leur faute rejeter le secours qui leur a été offert. Enfin, ces anciens écrivains grecs, dit encore Flaminius, semblent tellement favoriser notre liberté que par elle non seulement nous obtenons le salut; mais c'est aussi à notre volonté et à nos efforts que nous sommes redevables d'un plus grand ou d'un plus petit de grâce et de gloire, parce que le secours divin ne manque à qui que ce soit d eceux lesquels font ce qui est en leur pouvoir" ( 344). (344) : ( Lettre 10, ibid. p. 45, 46 et suiv.). C'est saint Augustin qui a été un novateur par rapport à saint Jean Chrysostome et aux Pères antérieurs : " Il confirme tout cela par les paroles de saint Chrysostome qu'on oppose ordinairement à saint Augustin : cujus praecipue auctoritas Augustini auctoritati solet opponi ( c'est surtout son opinion qu'on oppose ordinairement à celle d'Augustin). Saint Chrysostome dans ses sermons avertit fortement ses auditeurs qu'il ne tenait qu'à eux d'être semblables à saint Paul. Le même Flaminius, après avoir aussi exposé les différentes opinions de saint Augustin et des Pères grecs sur la prédestination apporte dans le chapitre IV de son livre ce qui est opposé à celle de saint Augustin, quae S. Augustini sententiae officiant. Elle a paru, dit-il, en ce temps-ci où l'on a assez d'érudition, un peu trop dure et venir plutôt d'un trop grand désir de combattre les pélagiens par toutes sortes de voies que d'un jugement libre et exempt de préjugés. Il réfute en particulier les conséquences que ce saint Docteur a tirées du péché originel et d ela masse corrompue, dans laquelle tous les hommes sont compris. Puis il ajoute : " En vérité, quand saint Augustin veut s'éloigner entièrement des pélagiens, il exagère quelquefois tellement ce péché originel, qu'il semble être trop dur, ou qu'il est obligé de former des doutes sur la nature de notre âme, si elle ne viendrait pas toute de celle d'Adam par voie de propagation, comme il le témoigne dans l'une de ses lettres à saint Jérôme"... " Ces raisons portent Flaminius à s'éloigner un peu des opinions de saint Augustin sur ce qui regarde la prédestination, principalement parce qu'elle ne paraît pas assez conforme aux témoignages de l'Ecriture qui loue la bonté de Dieu et sa libéralité envers tout le genre humain : au lieu que dans le sentiment de saint AUgustin, Dieu n'en choisit qu'une partie à laquelle il confère de très grands biens; et à l'égard des autres hommes, il les rejette d'une manière qu'ils sont condamnés à un feu perpétuel, sans qu'il semble y avoir de leur faute. Il cite là-dessus ces belles paroles de saint Grégoire de Naziance : " Il est naturel à Dieu de pardonner et il est en quelque manière contre la nature de se mettre en colère "; et pour appuyer davantage sa pensée, il produit plusieurs passages de l'Ecriture, d'où il paraît manifestement que Dieu veut sauver tous les hommes et que leur perte vient d'eux..." (345). (345) : ( Ibid. p. 54 et suiv.). Flaminius était donc partisan d'un retour aux Pères hellénophones par souci de la vraie tradition de l'Eglise : " C'est dire nettement et sans ambiguïté que l'opinion des Pères grecs est préférable à celle de saint Augustin, parce que la première est plus conforme à toute l'ancienne tradition. Presque toute l'Italie, au moins les plus habiles de ce pays-là, étaient dans ce sentiment; et l'on y travaillait en effet alors, pour faire en quelque façon revivre la doctrine de l'Eglise grecque sur la grâce, sur la liberté et sur la prédestination" (346). (346) : ( " Simon ajoute : Je sais que ceux qui se font gloire d'être augustiniens disent que Flaminius n'est point théologien. Il me semble que la théologie consistant en faits, on peut donner le nom de théologien à un écrivain qui examine les actes sur lesquels les faits sont appuyés. Et c'est la méthode que Flaminius a suivie dans son livre sur la prédestination"). La "Renaissance" aurait pu être une renaissance théologique si elle avait abandonné "l'implacable" système d'Augustin sur la prédestination et la massa damnata. mais Jansénius, Port Royal, Bossuet, Pascal, les bénédictins de Saint-Maur etc... allaient être victorieux de Sadolet, du moine Lucien, de Nobilius Flaminius, ainsi que de Maldonat, Elie Du Pin, Jean de Launoy qui ont écrit au XVIIème siècle et auxquels Simon se réfère souvent. Il est étrange que des théologiens aussi éminents aient été occultés et oubliés par la suite : l'érudition officielle, qui réduit le siècle à quelques grands noms, devrait davantage les mentionner. Qu'on les envisage du point de vue de la littérature, de l'histoire ou de la théologie, on trouvera qu'ils ne sont pas inférieurs aux noms communément cités de Bossuet ou de Bourdaloue. Maldonat, Du Pin, Launoy Le Jésuite Maldonat est l'un des auteurs les plus souvent cités par R. Simon pour la qualité de ses commentaires (347). (347) : ( Cf le chapitre 42 de l'Histoire Critique des Commentateurs, op. cit. p. 618 : " De tous les commentateurs dont nous avons parlé jusqu'à présent, il y en a peu qui aient expliqué avec tant de soin, et même avec tant de succès, le sens littéral des Evangiles que Jean Maldonat, jésuite espagnol"). Maldonat avait enseigné la théologie à Paris avant d'en être chassé par les augustiniens : " Tout le monde sait avec quel éclat et avec quel fruit Maldonat a enseigné la théologie dans Paris. Loin de s'attacher aux opinions de saint Augustin et de saint Thomas, il fait profession ouverte de les abandonner. Il se range le plus souvent du côté des Pères grecs, pour combattre plus fortement les novateurs, comme on peut le voir dans son commentaire sur les Evangiles et dans ses autres ouvrages" (348). (348) : ( Cf. Lettres choisies, vol. I. lettre 40, p. 337). Maldonat rejette la théologie augustinienne d ela grâce et de la prédestination : " Le même Maldonat n'a pu aussi goûter l'explication forcée que saint Augustin donne en plusieurs endroits de ses ouvrages à ces paroles de Notre Seigneur: " Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses petits sous son aile, et tu ne l'as point voulu?", bien que le sens en soit facile et qu'il n'y ait que lui qui s'en soit éloigné. Il observe de plus que ce docte Père explique de certains passages du Nouveau Testament dans ses disputes contre les pélagiens, d'une manière qui les rend plus difficiles à entendre qu'ils ne sont d'eux-mêmes : comme lorsqu'il veut prouver que la grâce n'est point donnée à tout le monde, et que tous ne sont point illuminés, par ce passage de saint Jean : "Il était la vraie lumière qui illumine tout homme venant dans le monde". Je ne dispute point ici, dit Maldonat, de la prédestination : " Je dis seulement que l'interprétation de tous les commentateurs grecs me plaît beaucoup davantage, savoir que Dieu quant à ce qui le regarde illumine tous les hommes; que s'ils ne sont point illuminés, c'est qu'ils ne veulent point recevoir la lumière qui leur a été offerte". Il serait trop long de marquer en détail tous les endroits où ce savant commentateur s'éloigne des sentiments de saint Augustin. Je ne sais pourquoi les Jésuites de Rome n'ont point publié son commentaire sur l'Epître aux Romains, où il renvoie pour les questions de la prédestination et d ela réprobation." (349). (349) : (Critique des Commentateurs, op. cit., p. 627-628). Maldonat témoigne donc d'une époque où les jésuites défendaient un retour aux Pères grecs, mais son oeuvre, partiellement publiée seulement, fut en grande partie oubliée. La seule thèse importante qui lui a été consacrée laisse aussi totalement de côté la question d ela grâce et de la prédestination (350). (350) : ( P. J. M. Prat, Maldonat et l'Université de Paris au XVIème siècle. Paris, 1958. Dans ce livre, il n'y a quasiment rien sur l'antiaugustinisme de Maldonat). Un autre anti-augustinien, que critique par ailleurs Richard Simon, est le gallican Elie Du Pin, contre lequel Bossuet écrit son Mémoire d ece qui est à corriger dans la nouvelle bibliothèque des auteurs ecclésiastiques de M. Du Pin (351). (351) : ( Bossuet, Oeuvres Complètes, Bar le Duc 1862. Tome 6 p. 658 et suiv. L'oeuvre de Du Pin (1657- 1719) est immense. A partir de 1686, il fit paraître la Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, où il étudiait les huit premiers siècles. Il fut attaqué par Bossuet et par les bénédictins pour y avoir affirmé que les Pères des premiers siècles n'avaient pas cru au "péché originel". Le livre fut interdit, mais Du Pin continua son oeuvre sous d'autres titres. On consultera aussi avec intérêt sa Bibliothèque des auteurs séparés de la communion de l'Eglise Romaine, 4 volumes, 1719, dont 2 pour le seizième et 2 pour le dix-septième siècle, où il donne de nombreuses précisions sur l'histoire des Arminiens. Elie Du Pin était gallican et pour cette raison il n'était pas très éloigné de Port-Royal). Bossuet critique vivement Du Pin d'avoir marqué la différence entre Augustin et les autres Pères : " La grande faute de notre auteur sur le sujet de saint AUgustin est de dire qu'il a enseigné sur la grâce et sur la prédestination une doctrine différente de celle des Pères qui l'ont précédé...M. Dupin dit crûment après M; de Launoy, de qui il se glorifie de l'avoir appris, que les Pères grecs et latins n'avaient ni parlé, ni raisonné comme lui sur la prédestination et sur la grâce; que saint Augustin s'était formé un système la-dessusqui n'avait pas été suivi par les grecs, ni goûté de plusieurs catholiques d'Occident, quoique ce père se fût fait beaucup de disciples, et que ces questions n'étaient pas de celles quae haereses inferunt, aut haereticos faciunt ( qui introduisent des hérésies, ou qui rendent hérétiques)" (352). (352) : ( Id., ibid. p. 667). Bossuet accuse Du Pin de ne pas dire pleinement la vérité et de tenir secrètement, comme son maître J. de Launoy, contre la doctrine augustinienne. Richard Simon, de son côté, ironise quelque peu sur la position d'Elie Du Pin : " M. Du Pin après avoir parcouru tous les ouvrages de saint Augustin fait son éloge en particulier : mais je doute que cet éloge soit du goût des disciples de saint Augustin : " Ce père, dit-il, a plus raisonné sur la plupart des mystères que pas un auteur avant lui; il agite plusieurs questions auxquelles on n'avait pas pensé jusqu'alors, et en a résolu plusieurs par la seule force de son esprit : il s'est assez souvent éloigné des sentiments de ceux qui l'avaient précédé, pour suivre une route toute nouvelle, soit dans l'explication de l'Ecriture, soit dans les opinions de théologie, ce que Cicéron disait de lui-même, qu'il était magnus opinator, c'est-à-dire qu'il avançait quantité de sentiments qui n'étaient que probables" " (353). (353) : ( R. Simon, Critique de la Bibliothèque des Auteurs Ecclésiastiques..., op. cit., art. Saint Augustin, Tome I, p. 144-145). Bossuet, devinant que Du PIn, comme Launoy, tient Augustin pour un novateur en théologie renvoie au second comme la cause de cette opinion dangereuse. " M. Du Pin ne nous dit pas tout le fin de la doctrine de son maître. Nous l'avons ouï parler ( J. de Launoy), et on ne nous en imposera pas sur ses sentiments. Il disait que les Pères grecs qui avaient précédé Augustin, avaient été de la même doctrine que tinrent depuis les demi-pélagiens et les marseillais; que, depuis saint Augustin, l'Eglise avait pris un autre parti; qu'ainsi, il n'y avait sur cette matière d evéritable tradition, et qu'on en pouvait croire ce qu'on voulait. Il ajoutait encore, puisqu'il faut tout dire, que Jansénius avait fort bien entendu saint Augustin, et qu'on avait eu tort de le condamner; mais que saint Augustin avait tort lui-même, et que c'étaient ces marseillais ou demi-pélagiens qui avaient raison : en sorte qu'il avait trouvé le moyen d'être tout ensemble demi-pélagien et janséniste. Voilà ce que nous avons ouï de sa bouche plus d'une fois, et ce que d'autres ont ouï aussi bien que nous, et voilà ce qui suit encore de la doctrine et des expressions de M. Du Pin" ( 354). (354) : ( Bossuet, Mémoire de ce qui est à corriger, op. cit. note 33, p. 668. Plus encore que celle de Du Pin, l'oeuvre de Launoy, très vaste, et essentiellement en latin, n'a pas encore trouvé d'historien). La posotion de Launoy n'était pas si contradictoire que veut bien le dire Bossuet : cet auteur admettait qu'Augustin était un novateur et que les "demi-pélagiens" étaient en réalité des "orthodoxes" fidèles à la doctrine des Pères hellénophones et des Pères latinophones antérieurs à Augustin. En Occident, et en Occident seulement, la doctrine augustinienne s'est imposée comme une tradition, mais cette tradition ne peut avoir force de droit si l'on applique les règles de saint VIncent de Lérins. D'autre part, l'analyse de Jansénius est juste - même si sa conclusion n'est pas exacte. jansénius louait en effet Augustin de ne s'être pas appuyé sur la tradition, mais seulement sur l'Ecriture, et d'avoir donné une nouvelle interprétation de l'Apôtre Paul. R. Simon a lui aussi remarqué l'identité de la démarche de Du Pin et de celle de Jansénius : " On pourra aussi lui objecter avec quelque fondement qu'il a copié en ce même endroit l'éloge que Jansénius évêque d'Ypres a fait de saint Augustin dans son fameux Augustinus, où une des plus grandes louanges qu'il donne à saint Augustin, est d'avoir été le premier qui s'attachant à l'Ecriture, sans considérer la tradition, ait renversé par la force de ses raisons le principal fondement sur lequel les ariens établissaient les hérésies" ( 355). (355) : ( R. Simon, Critique de la Bibliothèque, op. cit., p. 145-146). Ainsi Bossuet se trouvait enserré entre les critiques vives des anti-augustiniens qui se référaient à la tradition, et les jansénistes qui défendaient Augustin par-delà toute la tradition antérieure. C'est sans doute pour cette raison que Bossuet persécuta son ancien maître Jean de Launoy dont le petit livre La véritable tradition de l'Eglise sur la prédestination et la grâce ne fut publié qu'en 1702 par les soins de Ricahard Simon ( 356). (356) : ( Sur ce point, voir P. Auvray, Richard Simon, Paris, 1974, textes inédits, p. 198). Richard Simon pensait que ce livre, exagéré parfois et manquant sur certains points d'érudition, avait le mérite de dire ce qu'on avait fini par réduire au silence : " Il semble qu'il ne soit plus permis aujourd'hui d'avoir des sentiments contraires à ceux de saint Augustin sur les mystères de la prédestination et de la grâce. La doctrine de ce père sert comme de règle à nos théologiens, en sorte que les jésuites même n'osent le combattre ouvertement. Nous avons eu néanmoins de notre temps trois célèbres écrivains qui n'ont fait aucune difficulté de l'attaquer et même d'une manière assez vive. Ces trois écrivains sont le P. Sirmond, le P. Morin et le docteur de Launoy" ( 357)/ (357) : ( Bibliothèque Choisie, p. 266. Sirmond et Morin ont un rôle moins important que Launoy dans la résistance à l'augustinisme au XVIIème siècle. Nous les avons laissés de côté ici. Notons cependant ce que Simon dit du Père Sirmond dans une note du même chapitre : " Le P. Sirmond n'était point du sentiment de plusieurs de ses confrères, qui par des explications subtiles accommodent saint Augustin à leurs préjugés. Il croyait aussi bien que Maldonat qu'il fallait préférer les Pères grecs à ce saint évêque sur les matières de la grâce, de la prédestination et du libre-arbitre. Il semble que Lessius et les autres jésuites qui enseignaient à Louvain approchèrent de ce sentiment"). A la fin du XVIIème siècle, l'augustinisme est donc vainqueur et le retour à la tradition patristique impossible à l'intérieur de la théologie franco-latine. Mais au seuil du XVIIIème siècle, la pacification forcée qu'il a imposée à la théologie est le début de sa ruine. La guerre civile dans la théologie protestante au XVIème et au XVIIème siècles. La question de l'autorité d'Augustin n'a pas seulement divisé les "catholiques" du XVIème siècle, elle a profondément divisé les protestants et provoqué un schisme à l'intérieur de leurs communautés, surtout en Hollande, où l'épée de Guillaume d'Orange donnera raison momentanément aux augustiniens. Le schisme est celui des remontrants ou arminiens, du nom de ce théologien hollandais chargé par Calvin de défendre, en se fondant sur une lecture minutieuse de l'oeuvre de l'évêque d'Hippone, la prédestination la plus rigoureuse : Arminius, en faisant cette lecture, rejeta cette doctrine implacable, rompant totalement avec l'augustinisme calvinien. L'Arminianisme compta des figures remarquables, notamment Grotius, Jean Leclerc et Jean Barbeyrac (358), le traducteur de Grotius et de Pufendorff. (358) : ( Sur Jean Leclerc, cf. A. Barnes, Jean Leclerc et la République des Lettres, Paris, 1938. Nous laissons ici de côté Barbeyrac, qui est très important, mais qui touche plutôt à l'augustinisme politique. Voir ci-dessous chapitre 5, première partie. J. Leclerc, dans ses Parrhesiana, Amsterdam 1701, p. 341 à 445, donne des informations précieuses sur son oeuvre et les controverses qu'elle provoqua. Sur Arminius et Gomar, voir E. Du Pin, Bibliothèque des auteurs séparés... op. cit., tome II ( Dix-septième siècle), p. 108-259. Sur Grotius, ibid. p. 496-557). R. Simon, dans son Histoire critique des Commentateurs du Nouveau Testament a traité des arminiens dans un chapitre particulier, le 54ème, intitulé : " Des commentateurs arminiens : d'Arminius et d'Episcopius. Des notes de Grotius sur le Nouveau Testament" (359). (359) : ( Histoire critique des Commentateurs, op. cit. p. 798). Simon insiste sur le fait qu'à l'origine, Arminius se contentait d'opposer Augustin aux Pères grecs : " Quoiqu'il eût étudié sous Bèze, et qu'il eût même été chargé de répondre à un livre qui avait été publié en Hollande contre les sentiments de ceux de Genève, il ne put se résoudre à soutenir l'opinion de Calvin sur la prédestination et le réprobation. Il préféra à la doctrine de saint Augustin celle des Pères grecs, enseignant que Dieu a élu les fidèles par la prévision de leur foi" (360). (360) : (Ibid.,p. 798-799). Arminius doit donc être considéré comme faisant partie de ce mouvement de retour aux Pères hellénophones propres au XVIème siècle. Son successeur, Episcopius, ajouta des éléments nouveaux de doctrines, mais en rejetant l'augustinisme : " Si les successeurs d'Arminius s'en étaient tenus là, il n'y avait pas de quoi les condamner comme novateurs, puisqu'ils avaient de leur côté la plus ancienne tradition des Eglises; Mais Simon Episcopius poussa les choses un peu trop loin, s'approchant beaucoup des sociniens : ce qui donna de grands sujets de plainte aux calvinistes, qui ne purent cependant les réfuter solidement par leurs propres principes. Ils avaient beau leur reprocher qu'ils renouvelaient une ancienne hérésie, condamnée dans les pélagiens et dans les semi-pélagiens; les remontrants les combattirent par les raisons qu'on avait opposées aux catholiques romains, dans les commencements de la réformation. L'autorité seule des hommes, disent-ils dans la lettre qui est au commencement de leur apologie, ne peut servir de preuve légitime que dans la communion de Rome. Ce n'est pas assez d'assurer qu'une opinion a été condamnée, si l'on ne montre en même temps qu'elle a été justement condamnée" (361). (361) : ( Ibid. p. 799). L'arminianisme apparaît donc comme une protestation virulente contre l'augustinisme, mais indépendamment de la tradition patristique : "Episcopius n'oublia rien pour trouver dans l'Epître aux Romains un sens qui lui fût favorable. Il publia une paraphrase et des observations sur les chapitres 8-9-10 et 11 de cette Epître, afin d'ôter par ce moyen aux calvinistes leur plus forte preuve. Il y raisonne beaucoup, principalement sur le chapitre 9, où il montre qu'il n'est nullement parlé en ce lieu-là de l'élection absolue de Jacob et de la réprobation d'Esaü. Après avoir apporté le sens littéral, il ajoute que les autres conséquences qu'on tire de ces types ou exemples pour appliquer au choix que Dieu fait de toute éternité pour donner aux hommes la gloire, et pour les condamner à des peines éternelles, sont toutes incertaines et vaines, et qu'elles ont je ne sais quoi de barbare qui expose la religion chrétienne à l'opprobre de ses ennemis... Il dit enfin sur le même passage qu'on ne peut pas prendre le mot d'endurcissement comme si Dieu endurcissait positivement les hommes, parce qu'on le ferait auteur du péché : ce qui est une impiété. Il ne veut pas même qu'on l'entende comme si Dieu retirait de celui qu'il endurcit tout ce qui pourrait servir à le fléchir" (362). (362) : ( Ibid. p. 800). Ici, l'augustinisme est condamné parce qu'il est scandaleux pour la raison et le coeur, parce qu'il attribue à Dieu le mal et la souffrance - mais non parce qu'il introduit une nouvelle théologie dans l'Eglise. Grotius, comme Episcopius, est scandalisé par la doctrine d'Augustin qu'il identifie à la condamnation injuste des enfants innocents. Pour Grotius, selon R. Simon, "le sentiment de saint Augustin qui veut absolument que les enfants qui meurent sans baptême soient condamnés à des peines éternelles, n'a point été goûté de ce Père avant ses disputes avec Pélage" ( 363). (363) : ( Ibid. p. 808. Sur Grotius, on peut consulter M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris 1975, p. 597 et suiv. Villey relève l'importance de la théologie dans la formation de Grotius, p. 602 : " Toute sa pensée a une dimension religieuse et nous verrons le Traité du droit de la Guerre et de la paix parsemé de citations des Pères ou de l'Ecriture Sainte"). Mais Grotius, proche d'Arminius autant que d'Episcopius, se réfère aux Pères grecs contre Augustin - ce que lui reproche vivement Bossuet qui écrit : "Passons aux endroits où Grotius est répréhensible. Il n'y a aucune erreur qu'il favorise plus hautement que le semi-pélagianisme : c'est ce qui le rend ennemi si déclaré de saint Augustin, duquel il appelle à l'Eglise d'orient et aux Pères qui ont précédé ce saint docteur, comme s'il y avait entre eux et saint Augustin, que toute l'Eglise a suivi, une guerre inconciliable" ( 364). (364) : (Bossuet, Seconde instruction sur les passages particuliers de la version du Nouveau Testament imprimée à Trévoux avec une dissertation préliminaire sur la doctrine de Grotius. Edition des Oeuvres de Bossuet citée ci-dessus, t.6, p. 604 et suiv. Voir aussi E. Du Pin, op. cit. ci-dessus, p. 515 : " Grotius était arminien et même un chef des arminiens"). Puis Bossuet cite l'Histoire de Belgique : " Ceux, écrit Grotius, qui ont lu les livres des anciens tiennent pour constant que les premiers chrétiens attribuaient une puissance libre à la volonté de l'homme, tant pour conserver la vertu que pour la perdre; d'où venait aussi la justice des récompenses et des peines. Ils ne laissaient pourtant pas de tout rapporter à la bonté divine, dont la libéralité avait jeté dans nos coeurs la semence salutaire, et dont le secours particulier nous était nécessaire parmi nos périls. Saint Augustin fut le premier qui depuis qu'il fut engagé dans le combat avec les pélagiens ( car auparavant il avait été d'un autre avis) poussa les choses si loin par l'ardeur qu'il avait dans la dispute, qu'il ne laissa que le nom de la liberté, en la faisant prévenir par les décrets divins qui semblaient en ôter toute la force" ( 365); (365) : ( Histoire de Belgique, livre XVII, p. 551. Cité par Bossuet p. 621 de sa dissertation sur Grotius). et Bossuet commente : " Ce qu'il faut ici observer, c'ets que selon Grotius, saint Augustin est le novateur; en s'éloignant des sentiments des anciens Pères, il s'éloigna des siens propres, et n'entra dans ses nouvelles pensées que lorsqu'il fut engagé à combattre les pélagiens : ainsi les sentiments naturels, qui étaient aussi les plus anciens, sont ceux que saint Augustin suivit d'abord; c'est ce que dit Grotius, et c'est l'idée qu'il donne de ce Père. Que si vous lui demandez ce qu'est devenue l'ancienne doctrine qu'il prétend que saint AUgustin a abandonnée, et où s'est conservé le sacré dépôt, il va le chercher dans les Grecs et dans les semi-pélagiens" (366). (366) : ( Ibid. p. 621). Notons ici qu'Augustin lui-même reconnaissait la nouveauté de sa doctrine par rapport à ce qu'il avait cru avant que n'éclatât la controverse pélagienne (367). (367) : (Voir ce qu'en dit J. de Launoy, op. cit., rééd. 1988, Dossier H Augustin, op. cit., p. 411). Pour Jean Leclerc, le plus brillant, peut-être, des arminiens, la doctrine d'Augustin ébranle la société parce que la prédestination confond ce qui arrive avec la volonté de Dieu. Or on ne peut pas dire que "Dieu a décrété une chose parce qu'elle arrive", "il s'ensuivra que le péché est un effet des décrets de Dieu", "conséquence sujette à de si grandes difficultés, qu'il n'est pas aisé de voir comment les principes de la religion et de la société civile peuvent être compatibles avec cette pensée" (368). (368) : (J. Leclerc, Mémoire pour servir à l'histoire des controverses nées dans l'Eglise romaine sur la prédestination et sur la grâce. 1689. Introduction). Comme Episcopius, Leclerc est scandalisé par les conséquences rationnelles de la doctrine augustinienne, dont il affirme aussi qu'elle a été une nouveauté à son époque. Mais il va plus loin. Analysant les enjeux et les expressions des controverses suscitées par l'augustinisme, il découvre les causes de la guerre civile qui déchire toute la théologie occidentale et pose les bases de toute étude historique sérieuse de ces querelles. Il en voit l'origine, essentiellement, dans un usage dévoyé du vocabulaire théologique traditionnel, usage introduit par l'augustinisme. Le texte essentiel est ici l'introduction de J. Leclerc à son Mémoire pour servir à l'Histoire des Controverses nées dans l'Eglise romaine... Augustin, enseigne-t-il, a totalement faussé et renversé le sens des mots, obscurcissant gravement la théologie : " Saint Augustin et ses disciples se sont obstinés à employer de certains termes usités, quoiqu'ils eussent abandonné le sens que tout le monde leur donnait. Quand on disait que l'on est libre à l'égard de quelque chose, ou qu'on le fait librement, on voulait dire qu'on peut le faire ou ne pas le faire, ou qu'on est déterminé invinciblement à faire ni l'un ni l'autre. Ainsi la liberté, dans l'usage commun de ce mot, signifie la puissance de faire quelque chose, ou de s'en abstenir. C'est comme ( ainsi qu') on avait toujours entendu le mot de liberté, avant saint Augustin, et l'on avait toujours dit que les hommes, en s'appliquant au mal, abusent de leur liberté. Il lui était impossible de parler autrement, particulièrement dans la dispute, sans donner une occasion très plausible à ses adversaires de dire qu'il ne changeait des manières dont tous les chrétiens s'étaient toujours servis, que parce qu'il introduisait de nouveaux dogmes semblables à ceux des manichéens, qui niaient ouvertement le libre arbitre. Il retint donc le mot de liberté, mais il n'entendait par là autre chose que la nature de la volonté qui n'agissant qu'en voulant ne peut agir malgré elle, puisqu'on ne peut vouloir sans vouloir, de sorte que la volonté de l'homme est toujours libre en ce sens et ne peut être autrement à moins que Dieu ne changeât sa nature. Tout le monde avait encore accoutumé de dire que les méchants pouvaient être gens de bien, s'ils voulaient. Ce qui signifiait que rien ne les déterminait invinciblement au mal, et qu'ils étaient seuls la cause de l'attachement qu'ils y avaient. Saint Augustin croyait au contraire que les hommes naissent si portés au péché, que sans un secours extraordinaire de Dieu, il leur est impossible de s'appliquer au bien. Néanmoins, ni lui, ni ses disciples n'ont osé nier ouvertement que les méchants ne puissent se convertir, s'ils veulent. On aurait été trop choqué de voir qu'ils s'opposaient au langage, non seulement des chrétiens, mais de tous les peuples du monde. C'est ce qui les a obligés de retenir cette manière de parler, mais en l'expliquant autrement. Ils ont dit que les méchants peuvent en effet se convertir, s'ils veulent; mais qu'il ne peut arriver qu'ils veuillent, lorsque Dieu n'a pas résolu de leur donner sa grâce pour cela. On disait de même que l'on peut abuser de tous les bienfaits de Dieu si l'on veut et saint Augustin recevait cette expression dans un sens semblable à celui que l'on vient de marquer. Encore qu'il soit vrai, selon lui, que la volonté humaine peut rejeter la grâce, il ne peut pourtant jamais arriver qu'elle la rejette... Ces nouvelles explications de termes communs et usités auparavant dans un autre sens, et ces variations dans l'usage qu'on en fait n'ont pas été les causes qui ont le moins contribué à entretenir des disputes sur ces matières" (369). (369) : ( Id., ibid., Introduction). L'équivocité du terme de liberté chez Augustin en a donc faussé le sens et a jeté la théologie dans un embarras dont elle n'a jamais pu se défaire : " Cependant quelques difficultés que l'on trouve dans les sentiments de saint Augustin, les Eglise d'occident les ont approuvés, pendant plusieurs siècles, sans se mettre en peine de se rendre aux objections autrement qu'il n'avait fait. Cette approbation de sa doctrine, sans l'expliquer plus clairement que lui, ne l'ayant pas rendue plus intelligible, a fait qu'une infinité de gens ont cru, dans la suite des temps, être de son sentiment, qui n'en étaient point, et qu'en paraissant l'approuver, ils le condamnaient dnas le fond. On doit bien remarquer cela, parce qu'on ne comprendrait pas autrement comment il a été possible que les Ecoles et les Docteurs faisant presque tous profession de suivre les pensées de cet évêque, il est arrivé tant de disputes entre eux. Ceux qui se sont appliqués à l'étude de la théologie, en lisant les écrits de saint Augustin et de ses disciples, sans vouloir rechercher la vérité par la méditation, ont embrassé leurs dogmes, lorsqu'ils les ont compris, à cause du respect qu'il voyait que l'on avait pour ces écrivains, et ont fermé les yeux aux difficultés qu'on leur opposait. Mais ceux qui ont pris la liberté d'examiner les choses par eux-mêmes sont souvent tombés dans des sentiments fort éloignés de ceux des premiers, pour éviter des inconvénients auxquels ils ne pouvaient concevoir que la vérité fût sujette. Ils se sont formés des systèmes à leur manière, selon qu'ils ont cru pouvoir rendre des raisons plus probables de la conduite de Dieu envers les hommes, ou de celle des hommes envers Dieu; Quelques uns de ces derniers, s'apercevant ensuite que leur système était contraire à celui d'Augustin, n'ont pas fait difficulté de rejeter son autorité. Mais la plupart, ayant conçu pour lui une estime extraordinaire, n'ont osé en user d ela sorte. Ils ont tâché de concilier ses sentiments avec les leurs, ou pour ne pas s'attirer des affaires fâcheuses, ou parce qu'ils n'entendaient pas assez bien les écrits de cet évêque et de ses disciples, à cause de l'ambiguïté de leurs termes et de leurs variations. C'est là ce qui a fait naître tant de disputes, dans notre Occident, sur la doctrine de la prédestination et de la grâce, considérée en elle-même, et sur la manière dont saint Augustin l'explique" ( 370). (370) : ( Id., ibid., p. 11-12 et suiv). Ainsi Augustin a jeté l'Occident dans la confusion dogmatique, la tradition elle-même devenant obscure et contradictoire. Leclerc en déduit que la notion de tradition est elle-même absurde : " ...La tradition a nécessairement varié; on enseignait autrement avant saint Augustin, qu'on n'a fait depuis; et dans cette variété, qui vous apprendra de quel côté la vérité se trouve? A ne considérer que l'autorité de la tradition et de l'Eglise, je ne vois pas comment on se peut tirer d'affaire, puisque cette tradition et cette Eglise ne sont pas d'accord avec elles-mêmes" ( 371). (371) : (J. Leclerc, Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire critique du Vieux Testament, Amsterdam 1685, p. 47). Précisant cette variation de la tradition, Leclerc ajoute : " Pourquoi voudrait-on que nous cherchions dans les commentaires de saint Augustin la doctrine de l'ancienne Eglise plutôt que dans ceux de saint Chrysostome?" (372) Leclerc abandonnera toute tradition, cherchant et adoptant une religion rationnelle, un déisme philosophique qui puisse mettre à l'abri le croyant de l'arbitraire de la prédestination augustinienne et scolastique. Thomas d'Aquin ne disait-il pas : " Mais pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour sa gloire et pourquoi il réprouve ceux-là, il n'y a pas d'autre raison que la volonté divine, comme de la seule volonté de l'architecte dépend que cette pierre-ci soit en cet endroit du mur et cette autre ailleurs" (373). (373) : ( Saint Thomas d'Aquin, Somme Théologique, Ia, q.2O, art.5). J. Leclerc devance très exactement le XVIIIème siècle et sa violente protestation contre le christinaisme, mais ce qui est essentiel, c'est qu'il s'y trouve conduit par l'étude minutieuse de la théologie, de la fausse théologie qui a pris pour maître, à partir de l'époque carolingienne, saint Augustin, "le novateur", qui s'est vanté lui-même d'avoir commenté d'une façon nouvelle les Epîtres de l'Apôtre Paul (374). (374) : ( L'erreur de Leclerc est de ne pas voir que les contradictions d'Augustin ne sont pas celles de toute la Tradition. Polémiquant avec Bayle qui, sur la grâce et la prédestination, était un pur calviniste, Leclerc lui opposera le discours de l'origéniste qui vient répondre rationnellement aux arguments des manichéens que Bayle jugeaient irréfutables pour les "notions communes". Pour Bayle, seule la foi, la Révélation, acceptée contre la raison, permet d'approcher le "très difficile problème du mal". On trouvera le discours de l'origéniste dans les Parrhesiana de Leclerc, op. cit., p. 303-316; et la réponse de Bayle dans sa dernière oeuvre, Les entretiens de Maxie et de Thémiste, Oeuvres, tome IV, Rotterdam, 1737, p. 3-36). Bossuet contre R. Simon Bossuet a volontairement fait l'amalgame entre les écrits de Simon et ceux de J. Leclerc, comme si leurs positions ne différaient en rien. Alors que Leclerc, du fait de l'opposition d'Augustin et des Pères, en était venu à nier toute tradition, Simon, au contraire, affirmait que la tradition patristique existait et qu'elle était contre Augustin, qui l'avait consciemment rejetée. Bossuet a raisonné en politique, craignant que l'oeuvre de Simon n'ébranlât l'édifice institué de la théologie occidentale. Pour Bossuet, en effet, s'il y a la moindre variation entre saint Augustin et les Pères de l'Eglise qui l'ont précédé, quatre conséqeunces peuvent s'ensuivre, ruineuses pour l'ordre augustinien qui est le consensus séculaire de l'Occident (375) : (375) : ( On verra l'attitude de Bossuet dans le Défense de la Tradition et des saints Pères, tome VIII des Oeuvres Complètes, Besançon 1836 et aussi dans l'Abbé Ledieu, Mémoires et Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet publiés par l'abbé Guettée. Paris, 1857, 4 volumes). 1. Les Protestants triomphent doublement : saint Augustin, le Père de l'Occident, leur appartient si les "catholiques" prennent parti contre lui : " ... quelques louanges qu'il ( Simon) fasse semblant de vouloir donner à saint Augustin, il abandonne ce Père à ces hérésiarques ( Luther et Calvin) comme un docteur de néant" (376). (376) : ( Noter que dans la Défense, livre VII, chap. 15, Bossuet reproche à Simon de citer le témoignage de Calvin. Cf aussi, livre I, chap.1, p.3). D'autre part, le principe d'une variation admis, une faille est creusée qui les favorise : " Ce n'est pas le langage d'un homme qui veut défendre la Tradition de l'Eglise : c'est au contraire le langage d'un homme qui a entrepris de la détruire, et qui veut faire conclure uax protestants que si l'Eglise s'est trompée dans la créance qu'elle avait de la nécessité de l'Eucharistie ( pour les petits enfants) et est aujourd'hui, obligée de se dédire, elle peut aussi bien s'être trompée, non seulement sur la nécessité du baptême, mais encore sur toutes les autres parties de sa doctrine, n'y ayant aucune raison de la rendre plus infaillible dans une partie de la doctrine révélée de Dieu que dans l'autre" (377) . (377) : ( Id., Défense de la Tradition..., p.12). La rigidité doctrinale est clairement commandée par une ontologie du "tout ou rien", purement rationaliste. L'idée qu'on puisse, par la recherche dépourvue de préjugés, établir les éléments certains de la plus ancienne tradition, et rejeter les nouveautés, se trouve exclue d'emblée. 2. Le second "effet" d'une critique de saint Augustin conduit à nier que l'Occident ait la perfection de la Tardition, alors que l'oeuvre de l'évêque d'Hippone apparaît à Bossuet comme l'achèvement dogmatique de la patristique. N'est-ce pas trop accorder à l'Eglise Orthodoxe, à " l'Eglise d'Orient"? : " J'en appelle de son accusation insensée devant l'Eglise d'Occident, à qui elle fait suivre la doctrine d'un novateur, sans songer qu'avec l'Eglise de Rome, il accuse d'innovation toute l'Eglise d'Occident qu'elle a maintenant comme renfermée dans son sein" ( 378). (378) : ( Id., Défense de la Tradition..., p. 3). Il y aurait beaucoup à gloser sur ce maintenant! Tout se passe comme si la dispute qui se déroule autour du nom d'Augustin n'était que l'épiphénomène, la face apparente d'une autre querelle, autrement plus importante, entre deux "Eglises". Toute autorté venant de l'Eglise "d'Orient" est récusée par Bossuet, comme celle du Patriarche Photios : " Quoi qu'il ( Simon) en dise, ce sera toujours une note (= une marque) d'infamie à un auteur d'avoir procuré par tant de chicanes la rupture de l'Orient et de l'Occident" ( 379). (379) : ( Id, ibid., livre IX, chap. 19, p. 15). Et, ici, Bossuet n'hésite pas à radicaliser les conséquences d'une éventuelle innovation d'Augustin sur la doctrine du péché originel : " Si l'on souffre de tels excès, on voit où la religion est réduite. L'idée que nous en donne M. Simon est non seulement que l'orient et l'occident ne sont pas d'accord dans la foi, mais encore qu'un novateur a entraîné tout l'Occident après lui; que l'ancienne foi a été changée; qu'il n'y a plus par conséquent de tradition constante puisque celle qui l'était jusqu'à saint Augustin a cessé de l'être depuis lui et que les seuls Grecs ayant persisté dans la doctrine de leurs pères, il ne faut plus chercher la foi et l'orthodoxie que dans l'Orient" (380). (380) : (Id., ibid., livre I, chap. 6, p. 6). 3. Le troisième effet de la critique de saint Augustin est d'introduire des doutes sur l'autorité dogmatique de la papauté fidèle soutien en Occident de la doctrine de saint Augustin - en particulier sur la culpabilité des petits enfants : " Contre une si grande autorité de l'Occident, M. Simon nous appelle à l'Eglise orientale comme plus éclairée et plus savante. C'est de quoi je ne conviens pas. mais sans commettre ici les deux Eglises, et sans vouloir contredire nos critiques qui s'imaginent qu'ils paraissent plus savants en louant les Grecs, je répondrai à M. Simon ce que saint Augustin répondit à Julien qui, comme lui, rabaissait l'autorité de l'Eglise Occidentale : " Je crois que cette partie du monde vous doit suffire où Dieu a voulu couronner d'un très glorieux martyr le premier de ses Apôtres, par où il établit dans l'Occident la principauté de la chaire apostolique"... Que répondra M. Simon à une si grande autorité que celle de l'Eglise occidentale, qui a l'Eglise Romaine à sa tête, la mère et la maîtresse de toutes les Eglises?" (381). (381) : ( Id., ibid., livre I, chap.4, p.5). 4. Enfin, le dernier effet de la thèse d'une innovation augustinienne est de relativiser toute la tradition au risque de laisser s'introduire ce que Bossuet appelle la "tolérance" : " On voit bien qu'il ne s'agit pas seulement de saint Augustin ou de sa doctrine, mais encore de l'autorité et de la doctrine de l'Eglise puisque, s'il a été permis à saint Augustin de la changer dans une matière capitale, et que, pendant qu'il la changeait, les papes et tout l'Occident lui aient applaudi, il n'y a plus d'autorité, il n'y a plus de doctrine fixe : il faut tolérer tous les errants et ouvrir la porte de l'Eglise à tous les novateurs" (382). (382) : ( Ibid., livre I, chap.6, p.6). Bossuet redoute une mise en cause des principes augustiniens de la philosophie médiévale et de la papauté : " Il s'agit de savoir si, après que saint Augustin est devenu l'oracle de l'Occident, on peut le traiter de novateur sans accuser les papes et toute l'Eglise d'avoir du moins appuyé et favorisé des nouveautés, d'avoir changé la doctrine qu'une tradition constante avait apportée, et si cela même n'est pas renverser les fondements de l'Eglise" (383). (383) : (Ibid., livre I, chap. 6, p.6). Et Bossuet développe ainsi sa théorie des variations : " Accordez une fois qu'on varie dans la foi, et il en faudra venir à la tolérance" ( 384). (384) : Ibid., livre I, chap.8. Bossuet y écrit : " Passez cette tolérance et accordez une fois qu'on a varié dans la foi, il n'y a plus de tradition ni d'autorité, et il en faudra venir à la tolérance". On le voit, le colosse a les pieds bien fragiles! Ce que craint Bossuet à la lecture de R. Simon est tout autre c, hose que ce qu'il redoute du cartésianisme ou du prorestantisme : la critique de l'augustinisme introduit la guerre civile à l'intérieur même de ce qui, selon lui, est la tradition chrétienne. Saint Augustin, en Théologie, c'est la légitimité et là aussi, comme en politique, le pire des maux est la guerre civile. Bossuet voit naître une guerre dans la Tradition " catholique", une dissolution de l'intérieur, pire que la critique protestante qui la menace de l'extérieur. La paradoxale lucidité d'une telle démarche - et son radicalisme qui rend impossible toute étude historique sérieuse de la tradition - peut être rapprochée de l'attitude politique de Pascal : ce qui fonde la légitimité, c'est principalement la force, et lorsque cette dernière a triomphé, la peur de la guerre civile. Mais, en même temps, la démarche théologique de Bossuet a la même fragilité que celle de Pascal sur le plan politique : qu'est-ce qu'une légitimité qui ne tient que par l'état présent de la force? N'est-elle pas déjà sur son déclin? Qu'est-ce qu'une théologie qui ne tient que par le postulat formel de son unité, ce postulat fût-il hypostasié dans la personne des papes? En fait, le respect de la tradition aboutit ici à un cercle logique : Bossuet établit l'autorité de saint Augustin par la tradition ( décisions des Conciles, témoignages des Pères, en réalité des scolastiques, documents de l'Eglise Romaine, en particulier ceux des Conciles de Bâle et de Florence); mais d'autre part, la tradition a pour norme la pensée de saint Augustin ( en particulier en ce qui concerne le prétendu "semi-pélagianisme" et la lecture des Pères). Pour Bossuet, saint Augustin est "incomparable", il est "le docteur des docteurs", c'est par lui que la tradition nous est intelligible (385). (385) : ( Sur Bossuet et les Pères, Bossuet et la tradition, nous renvoyons au livre de Théodore Delmont Bossuet et les saints Pères. Paris, 1896). Plus qu'une erreur ou une hérésie, l'idée d'une variation entre Augustin et les Pères est ce qui ne doit pas être dit, pas même pensé : c'est l'interdit absolu, la menace qui pèse sur l'origine même de la pensée occidentale. D'où la violence de Bossuet qui se vantait prétentieusement de "confondre R. Simon jusqu'à l'empêcher de lever les yeux" - et aussi celle de ses nombreux imitateurs qui, jusqu'à nos jours, se sentant, sur ce même sujet, attaqués dans leur fierté d'homme occidental " augustinien et infaillible", se font à leur tour les "gendarmes de l'augustinisme". C'est, en effet, vers le IXème siècle que le sentiment d'une supériorité de l'homme occidental s'est constitué lorsque les théologiens franks ont cru dépasser les dogmes patristiques par une analyse conceptuelle et "gnostique" de la Sainte Trinité. Or, tout le "matériau" idéologique de cette théologie nouvelle qui se voulait "subtile" a été pris chez saint Augustin : catégorie aristotélicienne de la relation pour penser la Trinité; modalisme; et sur le plan politique, justification de la féodalité par la prédestination (386). (386) : ( Nous renvoyons ici au chapitre suivant : Théologie des Romains et théologie des Franks. Pascal et Simon sont contemporains des premières interrogations sur la nature historique de la légitimité monarchique issue de la conquête franque. Sur l'infaillibilité de l'homme européen, voir P. justin Popovitch, L'homme et le Dieu-Homme, L'Age d'Homme, 1989. Sur la méthode théologique des carolingiens, voir J. Jolivet, Godescalc..., op. cit., Paris, 1958). Au dix-septième siècle, en France, la question de l'origine est posée par les historiens qui se demandent quels sont les principes de la légitimité monarchique. L'oeuvre de Simon, celle de Launoy, risquent de poser dangereusement la question de l'origine du pouvoir théologique issu des Franks. Et c'est ce que ne veut pas Bossuet, obstinément, au point de se contredire lui-même et d'ignorer l'argumentation de ses adversaires. Bossuet, on l'a vu, maintient sans cesse l'idée d'une tradition théologique occidentale invariable : " Varier dans l'exposition de la foi est une marque de fausseté et d'inconséquence dans la doctrine exposée" ( 387). (387) : ( Nous renvoyons ici aux études de J. Turmel : Histoire des Dogmes, tome 1, Paris, 1931, et à son article "Comment saint Augustin et Bossuet établissent l'autorité de l'Eglise", Paris 1906, ainsi qu'à l'article récent de P. Magnard, "La Tradition chez Bossuet et chez Richard Simon", dans La prédication au XVIIème siècle, Colloque du CNRS, Dijon 1977). J. Turmel s'est plu à mettre l'évêque de Meaux en contradiction avec son temps et avec lui-même; il a montré que même les très sévères RR. PP. Petau et Garnier ont admis une variation de la tradition et que Bossuet lui-même n'a pu éviter un certain relativisme à l'égard des Pères "grecs" : " Bossuet lui-même ne peut échapper aux aveux... Ecoutons-le. Parlant du péché originel, il dit que l'Eglise grecque a été " peu attentive à cette matière en comparaison de la latine", il reconnaît que saint Grégoire de Nysse ne "parle point du péché originel dans des occasions qui semblaient le demander davantage"...Il reconnaît aussi que saint Jean Chrysostome " explique 'pécher en Adam' de la peine plutôt que du péché. C'est là qu'il ne paraît pas que sa doctrine soit aussi suivie ou du moins aussi expliquée"... Bossuet, parlant de Grégoire de Nysse, dit : " On pourrait être étonné de trouver dans son grand Catéchisme une longue instruction sur le baptême, dans laquelle il n'entre pas un mot du péché originel"" (388). (388) : ( Bossuet, Défense, 9, 21; 9, 15; 9, 6 et 8, 33; cité par Joseph Trumel, Histoire des Dogmes, tome 1, Paris 1931, p. 10 et 58). L'irénisme de Bossuet est donc une illusion, il présuppose en la taisant la longue guerre des théologiens médiévaux contre les pères orthodoxes hellénophones et latinophones. R. Simon défenseur de la vraie tradition. Chez Bossuet, la tradition n'est qu'une idéologie, un mot pour cacher que depuis de nombreux siècles, en se fondant sur l'oeuvre de l'évêque d'Hippone, la théologie franko-latine a innové. Accuser d'innovation, c'est le meilleur moyen de n'être pas accusé soi-même : " C'est la coutume de ceux qui se glorifient d'être augustiniens d'accuser le semi-pélagianisme tous ceux qui s'éloignent tant soit peu des opinions de saint Augustin... Il est constant que saint Chrysostome a connu aussi bien que saint Augustin la grâce de Jésus Christ. Il n'a pas toujours eu les manichéens à combattre et c'est principalement contre eux qu'il a établi le libre arbitre et les mérites. Lorsqu'il ne les a point eus en vue, il s'est déclaré nettement pour la grâce de Jésus Christ comme vous pouvez le voir dans son commentaire sur l'Epître I aux Corinthiens. Il y dit en termes clairs et précis que où est la grâce, les oeuvres n'y sont point et que où les oeuvres sont la grâce n'y est plus. L'auteur des histoires critiques est-il pélagien pour avoir défendu la doctrine des anciens Pères? Tout son crime est d'avoir montré qu'on ne doit point condamner de pélagienne une interprétation qui se trouvait appuyée sur toute l'antiquité. Les Pélagiens ont pu expliquer plusieurs passages de l'Ecriture de la même manière que les anciens docteurs de l'Eglise. Leurs erreurs ne consistent pas en cela, mais en ce qu'ils ont donné tout au libre-arbitre et rien à la grâce. Vous avez vu dans ma lettre précédente la remarque du cardinal Contarin qui a cru que si saint Augustin avait suivi les expressions communes, il aurait combattu les pélagiens avec plus de force qu'il n'a fait. M. Simon n'a donc en vue dans ce que je viens de vous rapporter de son Histoire des Commentateurs que de défendre la tradition de l'Eglise et de montrer qu'elle n'a point varié sur les dogmes fondamentaux de la grâce et du libre-arbître : au lieu qu'en ne recevant que les interprétations de saint Augustin, et rejetant celle des Pères grecs comme pélagiennes, sous prétexte qu'elles se trouvent dans les pélagiens, on donne occasion aux hérétiques de nous reprocher que l'Eglise a varié sur ces matières" ( 389). (389) : ( R. Simon, Bibliothèque Critique, op. cit., tome 3, p. 158 et suiv). Plus que Bossuet, Simon était le défenseur de la tradition sur la question de la prédestination et de la grâce. Bossuet a donc mal lu R. Simon, et il a faussé le sens premier de la critique de l'oratorien. Pour Simon, seul Augustin a innové et ceux qui l'ont suivi. D'où le titre de Bossuet, Défense de la tradition et des saints Pères, alors qu'il ne s'agissait que d ela postérité d'Augustin confondue avec la tradition. Or l'idée même d'une différence essentielle entre Augustin et les Pères était inacceptable pour la plupart des idéologues du dix-septième siècle, et la tentative de R. Simon le condamnait à être considéré comme un athée - ou un déiste - déguisé, alors que Bossuet - en réalité ennemi de la tradition des Pères - passe pour respectueux de l'autorité et de la tradition. En réalité, la logique de l'évêque de Meaux aboutit à un fidéisme de la tradition : il suit la tradition qui s'affirme tradition et qui n'est en réalité que "la loi de la chair et du sang" contre laquelle l'Apôtre Paul nous met en garde. Bossuet vide la tradition de son contenu, elle devient purement formelle, ensemble de textes dont on présuppose l'unité, une unité sans vie. Face à un tel "conservatisme", les Lumières cueilleront facilement sur les branches desséchées du grand arbre médiéval de l'augustinisme, favorisés par tant d'aridité. Renan le disait justement, la postérité de Bossuet, c'est Voltaire. Si R. Simon avait été compris, le prix de la libération de l'augustinisme n'aurait pas été l'abandon de toute tradition patristique, qui nous fait vivre la vie en Christ " le même hier, aujourd'hui, et pour l'éternité" ( Heb. 13, 8). CHAPITRE 5 THEOLOGIE DES FRANKS ET THEOLOGIE DES ROMAINS. Critique et dépassement de l'oeuvre de Richard Simon Simon n'a pas eu de disciple (390) : (390) : ( Sur la question de la postérité de Richard Simon, voir Margival, op. cit., page 311-312 et suiv : " Il faut bien le reconnaître pourtant : si Richard Simon a fondé la critique biblique, il n'a pas proprement créé d'école. De même qu'il n'avait pas eu de maîtres, il n'a pas laissé après lui aucun disciple. Son oeuvre est un monument isolé qui, même dans les époques en apparence si favorables qui suivirent ne devait susciter aucune imitation. C'est ce qui en fait l'originalité si attachante, mais en même temps, à plus d'un égard, la regrettable faiblesse". Margival a le tort, croyons-nous, de ne chercher ni cause politique ni raison interne à l'oeuvre de Simon pour expliquer uen telle absence de postérité). avec lui cesse, en Occident, l'anti-augustinisme fondé sur la tradition ancienne de l'église, le courant de la véritable "renaissance" voulue par Sadolet et ses amis. A cet échec posthume de Simon ne faut-il pas, au-delà des pures contingences de l'Histoire, assigner quelque cause interne? Rien, nous semble-t-il, ne l'explique mieux que le caractère antinomique de sa pensée. Ce caractère, qui en fait la force et l'originalité, est aussi ce qui l'a empêchée d'avoir des épigones. D'un côté, en effet, il rejette toute philosophie de substitution, tout système herméneutique qui viendrait remplacer la métaphysique des scolastiques et en tenir le rôle : aussi les Allemands issus de l'Aufklärung ne se reconnaîtront-ils pas en lui (391). (391) : ( Ici encore, Margival apporte des précisions intéressantes : " Le premier caractère de l'exégète rationaliste, c'est d'être, avant toutes choses un théoricien, et de subordonner à telle conception philosophique de son goût l'interprétation de l'Ecriture. On l'a remarqué déjà, il n'est pas un seul de ces théologiens allemands qui ne soit en même temps le disciple avéré de quelque illustre métaphysicien... Sans doute il faut rendre hommage à l'immense labeur philologique dont s'est montrée capable la patience allemande, mais il ne faut pas oublier que cette ardente investigation des textes était dominée par des idées spéculatives qui, seules, après tout, l'ont rendue possible". Autrement dit, une école philosophique dépassée a été remplacée par une autre, dépassable à son tour. A bien des égards, et nonobstant ses contredits, la moderne "science des religions" continue, avec des postulats différents, la scolastique médiévale). D'un autre côté, il maintient l'idée de tradition dont Bossuet veut au même moment le monopole, et ainsi, aucun protestant, aucun arminien ne le soutient. Leclerc, Bayle, et ceux qui les ont lus, les Encyclopédistes, Rousseau, Voltaire ont malheureusement situé le débat là où Bossuet, dans sa Défense de la Tradition et des saints Pères, les y poussait. Au XIXème siècle, on aura donc des "traditionalistes" coupés de la science et de l'exégèse, défendant un retour nostalgique à la scolastique et trouvant dans Rome et son "magistère" l'ultime garantie anhistorique de leurs philosophies surannées (392); (392) : ( La montée de l'ultramontanisme au XIXème siècle, qui a conduit à la proclamation du dogme de l'infaillibilité papale en 1870, coïncide avec l'effondrement historico-épistémologique définitif de la scolastique. L'autorité du magistère est venue sauver, en quelque sorte, de l'extérieur, une doctrine qui, d'elle-même, avait perdu toute force théorique. Voir La Mystification Fatale de Cyriaque Lampryllos ( L'Age d'Homme, Lausanne 1987). Cyriaque Lampryllos démontre, à propos d'un dogme particulier - mais le travail pourrait être fait, et a été fait, pour les autres dogmes spécifiques de la papauté, l'un des derniers travaux de ce genre étant le livre de Le Goff sur L'invention du Purgatoire (Paris 1981) - que toute l'argumentation scolastique destinée à le fonder ne repose que sur des erreurs historiques, des interprétations faussées et des textes controuvés, dont le plus célèbre est, bien sûr, la fausse Donation de Constantin. A partir de là, beaucoup ont pensé, comme il était logique, le progrès de la science historique aidant, que ces dogmes seraient abandonnés, ou, pour parler comme Lampryllos, que " le Papisme s'évaporerait et se dissiperait comme un brouillard" ( op. cit. p. 88)). et d'un autre côté, on aura des "critiques" "déistes" ou "athées" qui vont historiciser mécaniquement la théologie chrétienne au point de la réduire à une multitude de voix isolées, à une poussière de témoignages individuels et contradictoires (393). (393) : ( L'argument, tant de fois répété, d'une absence d'unité de la pensée patristique, est fondé sur le même type de postulats, mais inversés, que ceux qui sont défendus par Bossuet. Poser la multiplicité a priori est aussi absurde que de poser l'unité monolithique. D'autre part, traiter de la pensée patristique sans tenir compte de la théologie biblique de la glorification, revient à traiter des textes à partir d'autres principes que ceux qui leur sont propres, ce qui est absurde. La plupart des travaux dits scientifiques sur les Pères de l'Eglise ne voient pas même combien l'image qu'ils se font de leur objet dépend d'une grille de lecture philosophico-religieuse héritée du Moyen-Age et qu'ils s'imaginent dépasser. Mais ils ne la dépassent pas plus qu'un astrologue qui s'équipe d'ordinateurs ne devient scientifique). Un traditionalisme anhistorique et une philosophie de l'Histoire vont donc se combattre sans comprendre, comme l'avait fait Simon, qu'Histoire et Tradition ne peuvent être séparées. Simon n'a pas réussi à transformer la pensée chrétienne de son temps, en Occident, pour des raisons tenant à la fois à son ignorance de la théologie biblique et patristique d ela glorification, et à la pression de l'augustinisme politique de son temps, dont il n'a pas toujours mesuré, ni dénoncé l'injuste idéologie (394). (394) : ( La plus grave erreur de Simon est de n'avoir pas pris position contre la persécution des protestants que tout le XVIIème siècle fondait sur l'autorité d'Augustin. Peut-être a-t-il agi pour se justifier lui-même contre les accusations d eprotestantisme; mais le fait est là, qu'il semble avoir admis le droit de la religion d'Etat à user de coercition. Cf. Steimann, op. cit., p. 218. Cependant, à la différence de Bossuet, de Port Royal, de Thomassin, il ne l'a pas justifié théologiquement, mais seulement par le droit de l'Etat à faire régner la paix civile). C'est donc à un dépassement de la pensée de Simon, tant sur le plan historique et politique que théologique qu'il faut venir si l'on veut comprendre quelle aurait pu et quelle doit désormais être sa postérité. I Arrière-plan historique et politique Vision historique juste et erreurs terminologiques de Richard Simon Nous avons vu ci-dessus (395) comment Richard Simon a rendu justice aux "chrétiens orientaux" du Moyent Orient ou d eGrèce. (395) : ( Voir ci-dessus chapitre 2 : Richard Simon et les Eglises Orthodoxes). Méthodiquement, il a annoté (396) les livres d'érudits ou de voyageurs qui répétaient les erreurs ou les critiques étatiques ou historiques, issues du lourd passé de l'esprit de croisade, contre les orthodoxes de l'Orient. (396) : ( Voir, en particulier, les Additions aux recherches curieuses sur la diversité des langues et religions d'E. Brerewood, Paris 1983). Il a ainsi contribué, avant Fauriel et le XIXème siècle (397), à changer quelque peu le mythe occidental et le mépris hérités de Charlemagne et des Franks, hostiles aux "Grecs" dès lors qualifiés de "perfides" et de "cupides", tous préjugés raciaux que l'on trouve chez tant de voyageurs jusqu'à Chateaubriand inclus (398). (397) : ( Sur Fauriel, cf l'introduction aux Chants populaires de la Grèce moderne, Paris 1924. Sur Fauriel et se redécouverte de la Grèce moderne, voir Miodrag Ibrovac, Claude Fauriel et la fortune européenne des poésies populaires grecque et serbe, Paris 1966. Cf aussi la biographie excellente de J.B. Galley, Claude Fauriel, Paris 1909. Avec Fauriel la vision européenne de la "Grèce moderne" change, mais malheureusement Fauriel, influencé par Koraïs, admet partiellement les principes du néohellénisme, qui fait de la Grèce moderne non une province libérée de la Romania, mais l'héritière de la Grèce païenne. Or cette théorie, loin d'être anodine avec son caractère de demi-vérité, a un but précis : masquer l'identité réelle, romaine, de la Grèce moderne, qui était une évidence au lendemain de la Guerre d'Indépendance. Koraïs avait étudié en France, et faisait partie du cercle restreint de Napoléon Bonaparte pour ce qui touchait la politique "orientale". Il était un ennemi farouche de la "romanité", de la "Romyosynie" et de sa capitale, la Nouvelle Rome, Constantinople. Il voulait revenir à la Grèce antique, à la petite Hellade. Ses thèses ont influencé les Occidentaux qui ont imposé au peuple "romaïque" libéré une constitution néo-hellénique). (398) : Chateaubriand, dans son fameux Voyage en Orient, traite avec mépris la Nouvelle Rome, Constantinople. Il est, par certains côtés, le type même de l'idéologue frank. Dans Les Martyrs, cependant, on trouve une nostalgie celto-romaine à laquelle certains critiques ont donné le nom de "gallicanisme littéraire". En somme, Chateaubriand porte témoignage à la fois de l'efficacité de l'idéologie franke, distillée depuis des siècles, et de son incapacité à étouffer totalmenet la vérité historique). Cependant, corrigeant imparfaitement l'erreur qu'il redressait, Richard Simon, qui connaissait pourtant parfaitement le grec moderne et les cultures hellénophones de son temps, a lui-même falsifié, par commodité et par conformité à l'usage reçu, les noms par lesquels les chrétiens hellénophones de l'Orient se nommaient eux-mêmes. Simon les appelle en effet "chrétiens orientaux", "grecs", alors qu'eux-mêmes fuyaient cette dénomination injurieuse (399) et se donnaient le nom de Romains, usage que les musulmans conservaient lorsqu'ils les nommaient "Roums" ou "Roumis" (400). (399) : ( Le mot "grec" avait - et a toujours en grec moderne - le sens péjoratif qu'on trouve déjà dans le "graeculus esuriens" ( " le petit grec affamé", l'émigré prêt à tout pour gagner de l'argent) de Juvénal. On lira avec intérêt sur cette question les Mémoires de Sylvestre Syropoulos sur le Concile de Florence. Paris 1971. Le texte est traduit par V. Laurent. Cf notamment page 125, les propos de l'Evêque de Media, Etienne, qui dit des Latins : " Ils nous outragent puisqu'ils nous appellent Grecs et que c'est là une injure. Comment dès lors aller là-bas, puisqu'ils nous insultent?" Quant à l'expression de "chrétien oriental", elle paraît impliquer, absurdement, une mentalité ou une spiritualité particulières à l'Orient, alors que les Pères rejettent tout sentimentalisme et que la seule spiritualité qu'ils connaissent est biblique). (400) : ( Les sources musulmanes nomment Roums les orthodoxes, et se fondent en cela sur la 30ème sourate du Coran, où Mahomet écrit sur la chute provisoire des Romains entre les mains des Perses et prophétise leur victoire et leur libération. Les musulmans appellent encore aujourd'hui, en turc et en arabe, les Patriarches orthodoxes d'Antioche, d'Alexandrie, de Jérusalem et de Constantinople, Patriarches romains - Roum Patrik). Il ne s'agit pas là d'une simple querelle de mots, mais d'une question historique de fond : l'historien doit-il entériner et cautionner les idéologies manifestes, qu'elles appartiennent ou non au passé? Un exemple fera saisir ce que nous voulons dire. L'historien qui, aujourd'hui, traiterait de la Guerre de 1939-1945, en employant le terme tendancieux de "terrorisme" pour désigner la Résistance, ne manquerait pas simplement à la politesse, mais à l'exactitude historique. L'essence du phénomène lui échapperait. C'étaient les occupants qui voyaient comme un terrorisme la violence qui les visait; or les résistants ne voulaient pas semer gratuitement la terreur, mais lutter contre les Allemands. Il faut donc bien prendre conscience du fait que l'historien qui parle de "Grecs" ou de "Byzantins" au lieu de parler de Romains, fait la même erreur. Il adopte - sans le savoir, le plus souvent- un point de vue qui n'est autre que celui des conquérants franks, qui voyaient l'Orient comme lointain et extérieur. Tout autre était le point de vue des Romains occidentaux, unis à leurs frères romains orientaux. La même idéologie se manifeste, à l'intérieur même de la Gaule, dans les appellations plus ou moins méprisante données aux auteurs provençaux, comme Mistral, qualifiés d'"occitanistes régionalistes" et de "folkloristes provincialistes". En tant qu'ils se rattachent à la Romanité et à l'Empire Romain, ces écrivains sont les chantres d'une universalité autrement plus large que l'étroit nationalisme frank. Les noms, ici, véhiculent une vision des choses, toute une théorie de l'Histoire. Pour rendre compte des ruptures opérées à l'intérieur de la romanité par les invasions barbares, il est préférable de garder la terminologie romaine, puisque ce sont les conquêtes qui ont introduit une nouvelle figuration de la carte de l'empire. En Orient, rien n'était changé; et soutenir que l'habitant du fin fond de l'Anatolie change un beau jour de nom et s'endorme Romain pour se réveiller Grec, sous prétexte qu'à l'autre bout du monde les Franks entrent en Gaule, revient à mettre l'Histoire la tête en bas. Toutes les sources authentiques - grecques, latines, syriennes, éthiopiennes, arabes, turques, celtes, scandinaves - attestent que les habitants de l'Empire que les Occidentaux nomment aujourd'hui encore Byzantins ou Grecs, se considéraient comme des Romains, appartenant à la Romania, qu'ils habitassent en Anatolie, en Grèce, en Arménie, en Egypte, en Gaule, en Espagne, etc... et qu'ils fussent hellénophones, latinophones, syrophones ou celtophones. L'étude des sources montrent aussi que ce sont les chroniqueurs Franks qui, au XIème siècle, pour tenter de casser l'unité politique, culturelle et théologique - les trois aspects étant, à l'époque, intimement liés - des Romains "orientaux" et "occidentaux", ont eu l'idée de nommer grecs les empereurs de la Nouvelle Rome, Constantinople. Le terme d'imperator Graecorum, pour imperator Romanorum, apparaît alors dans les Chroniques d'Hincmar (401). (401) : ( Cf Monumenta Germaniae Historiae, Hanovre 1826-1890, I, 475). Le Pape Nicoals Ier, qui appartenait au parti philofrank de Rome, semble avoir repris cette terminologie qui le libérait de la tutelle légitime de l'Empire Romain (402). (402) : ( Cf P. Jaffé, Regista Pontificum Romanorum...Leipzig 1885, I, 2690, 2692 et 2796 et Mansi, XV, 162, 168, 191). C'est ainsi qu'écrivant à l'empereur de Constantinople, il lui donne le titre d'empereur "des Grecs" ou "des terres grecques". L'Empereur Basile Ier, le Macédonien, lorsqu'il écrivit au même pape, maintint son titre traditionnel d'Imperator Romanorum (403); (403) : ( Cf Mansi XV, 819. Adrien II, le successeur de Nicolas Ier, poursuivit la correspondance en donnant simplement à Basile le titre d'imperator). et, à son époque, la conscience romaine demeurait dans les populations de Gaule et d'Italie qui n'acceptaient que contraintes et forcées le joug des Franks (404). (404) : ( Sur cette question, voir A. Gasquet, L'Empire Byzantin et la Monarchie Franque, Paris 1888; et P. Goubert, Byzance avant l'Islam, tome I, 1951 et tome II, 1956). Il est intéressant de noter que, jusqu'à nos jours, en Grèce, cette conscience romaine demeure. Les Grecs orthodoxes voient la papauté actuelle comme quelque chose de germanqiue, et ont conscience d'appartenir à une Rome plus ancienne. Les formes mêmes de l'artisanat grec - les décors des meubles sculptés, tapisseries, broderies, céramiques etc - ne remontent pas à la petite Grèce du paganisme antique, mais s'expliquent par les traditions de la Romanité. AInsi, l'aigle à deux têtes, que l'on trouve sur toutes les églises orthodoxes de Grèce, est-il celui de l'Empire Romain qui regarde à la fois vers l'Occident et vers l'Orient. Le Professeur Jean Romanidès a montré comment la déformation historique due aux Granks a pu se répandre et en a dévoilé les causes dans son livre Romiosyné, Romanie, Roumélie (405) et dans son petit travail consacré à Costis Palamas (406). (405) : (J. Romanidès, Romiosyné, Romania, Roumélie ( en grec), Thessalonique, 1975). (406) : ( Id., Romanism ans Costes Palamas ( en anglais), Athènes 1978). Il écrit notamment : " Les premiers et les seuls qui ont cessé de nous appeler Romains et qui, dans le XIème siècle, nous ont donné le nom de "Grecs", revendiqué par Coraïs, ce sont les Franks. " Après la prise de la Nouvelle Rome, tombée aux mains des Franks en 1206 et, plus encore, après sa prise par les Turcs en 1453, cette tradition franke a peu à peu prévalu parmi les Normands, les Celtes, les Saxons, les Scandinaves, les cités italiennes et même parmi les Russes. " La raison principale pour laquelle les Franks nous ont appelé seulement "Grecs" est que, du VIème au VIIIème siècle, ils ont conquis les immenses populations romaines de la Romanie gauloise et italique du nord et du sud. Les Romains de ces provinces furent transformés en serfs et les conquérants franks sont devenus la classe des nobles de sang; ainsi est née la féodalité européenne. Et pour que les serfs romains oubliassent l'existence de la "Romania" orientale, les Franks l'ont nommé "Graecia", Grèce; ils n'ont plus appelé les Romains orientaux autrement que "Grecs"; ils ont donné à l'empereur des Romains le titre d'"empereur des Grecs" et aux patriarcats romains de l'Orient, le nom de "patriarcats grecs". "Dans le même temps, les Franks ont appelé le premier roi des Franks "empereur des Romains"; et ils ont chassé les Romains du patriarcat de l'Ancienne Rome et nommé les papes devenus porteurs de la tiare "papes romains". Ils ont gardé le nom de Romania pour les Etats Pontificaux, et ont achevé d'étendre leur emprise sur notre hiérarchie romaine latinophone et hellénophone de l'Italie et de la Sicile romaines quand nous avons définitivement perdu ces territoires, tombés en 1071 aux mains des Normands latinisés qui, cinq ans auparavant, en 1066, avaient conquis l'Angleterre. " De nombreux réfugiés celtes et saxons romanisés ont alors quitté l'Angleterre et trouvé asile dans Constantinople la Nouvelle Rome, où ils ont rejoint le corps d'élite des mercenaires Varangues, qui constituaient la garde personnelle de l'Empereur des Romains. D'autres chefs comme Robin des Bois sont restés en Angleterre, devenant chefs de bandes, maquisards romains en lutte contre les Franco-normands. Le reste des Celtes et des Saxons fut transformé en serfs par les conquérants normands. Ces normands devinrent la "noblesse" et chassèrent les orthodoxes du gouvernement de l'Eglise, s'étant eux-mêmes faits évêques de la Chrétienté franke qu'ils apportaient avec eux. " C'est ainsi que, devenus les serfs des Franks et des Normands, les Romains perdirent leur Eglise, qui jouait un rôle d'ethnarchie; ils devinrent illettrés, et en vinrent à croire que leur pays de la Romania se réduisait aux Ettas du pape, que le pape désormais frank ou latin demeurait leur ethnarque romain, et que l'empereur désormais frank ou latin, s'intitulant "empereur des Romains", était bien leur empereur traditionnel. " A la même époque, les Franks condamnaient les prétendus "Grecs" comme hérétiques. Ils réussirent ainsi, non seulement à couper les Romains occidentaux des Romains libres de l'Orient, mais encore à leur enseigner la haine des "Grecs", de ces "Grecs" qui n'existaient pas, et qui étaient, en réalité, leurs frères romains. " Pour cette raison, le nom de "Grec" en vint à signifier " hérétique, voleur, menteur, racaille, imposteur et escroc". " En d'autres termes, Adamantios Coraïs a favorisé le nom de "Grec" au moyen duquel les Franks nous ont détruits et avec lequel les nations éclairées de l'Europe nous insultent" (407). (407) : ( Ouvrage cité à la note précédente, p. 20-22). Le vocabulaire, on le voit, a servi de support à un impérialisme. Au-delà des "querelles de mots", il a été l'auxiliaire d'une idéologie de conquête, et il demeure, aujourd'hui, obstacle épistémologique. Aucun historien, comme l'a très justement noté J. Romanidès, n'est capable aujourd'hui de dire quand l'Empire Romain a cessé d'être romain pour devenir Byzantin ou Grec (408). (408) : ( Pour certains historiens, notamment A. Toynbee, lorsque l'Empire Romain s'hellénise, il devient Byzantin; mais, en même temps, selon les mêmes historiens, la culture grecque des Pères devient byzantine parce qu'elle cesse d'être grecque. Toynbee a fini par supprimer la civilisation romaine - hellénisée dès l'origine - et classer la République Romaine dans la civilisation hellénique. Cf Synopse de l'oeuvre de Toynbee, dans A Study of History de D.C. Somerwell, Londres, 1962. L'embarras qui règne chez les historiens s'explique par la confusion d'origine franke entre "latin " et "romain" : l'Empire Romain n'a jamais été un Empire Latin, et n'a jamais été exclusivement latinophone). Autrement dit, cette distinction ne se justifie plus aujourd'hui, et l'honnêteté scientifique des historiens devrait être de revenir à une terminologie qui ne soit plus polémique (409). (409) : ( Et cela surtout à une époque qui se veut d'irénisme et d'oecuménisme. L'irénisme devrait d'abord être scientifique, et pénétrer profondément dans l'étude de l'Histoire). L'abandon des termes purement idéologiques devrait permettre une vision plus cohérente et plus scientifique de l'histoire du Moyen-Age. N'a-t-il pas fallu un jour, quand on a voulu créée la chimie moderne, cesser de parler de "phlogistique" et reléguer au magasin des accessoires sa fameuse "pesanteur négative", tout aussi mythiques que le mythique "Empire Byzantin"? Conséquences d'une erreur... Richard Simon a bien vu que l'impérialisme de la papauté médiévale ( franke) a été la cause principale de ce que l'on appelle le schisme et il attribue à l'intérêt, à la violence et à la politique l'échec de toute réunion (410). (410) : ( Richard Simon, Additions, op. cit., p. 46). Il a compris de même que ce sont les papes de l'époque où les "Barbares" dominaient l'Europe qui ont changé le droit ancien de l'Eglise (411). (411) : (Id., ibid.). Il ne pense pas, comme certains critiques récents, qu'il y ait eu un "estrangement" incompréhensible entre l'Orient et l'Occident (412), qui se seraient éloignés l'un de l'autre au point de ne plus se comprendre. (412) : ( Cette thèse célèbre est celle de Congar. Le véritable "estrangement" que les Romains d'Occident ont connu est celui de la féodalité, qui les a faits devenir "estrangers" à leur propre devenir politique et religieux. L'estrangement resssemble plutôt à une aliénation qu'à un vague éloignement culturel). Au contraire, il situe nettement la rupture politique et théologique à l'époque de l'établissement des barbares. Cela est particulièrement marqué dans L'Histoire de l'origine et du progrès des revenus ecclésiastiques (1684), où Simon oppose l'ancien monachisme qui ne connaissait ni ordres différents, ni richesses abondantes. Ce sont les rois barbares qui ont changé l'ordre ancien : " Les rois barbares ne se furent pas plutôt rendus maîtres d'une partie de l'empire romain que les lois civiles et ecclésiastiques reçurent de grands changements. Il fallut s'accommoder à l'esprit et à l'humeur de ces nouveaux conquérants qui se mêlèrent des affaires de l'Eglise. Il n'y eut plus la même liberté qu'auparavant pour l'élection des évêques. Les princes voulurent assurer leurs états, en ne donnant les évêchés qu'à des personnes sur lesquelles ils pussent se reposer. Ainsi l'on commença à regarder les dignités ecclésiastiques comme des charges purement laïques, qui étaient en la disposition des princes, et dont ils pouvaient récompenser ceux qui étaient à leur service. Mais ce qui fut encore plus pernicieux à l'Eglise, c'est que les princes et les autres Seigneurs ne firent plus de distinction des biens consacrés à Dieu et des biens profanes. Il fallait se soumettre aux nécessités du temps; et les grandes guerres qu'on était obligé de soutenir furent cause que la meilleure partie des biens de l'Eglise tomba entre les mains des laïques" (413). (413) : ( Histoire de l'origine et du progrès des revenus ecclésiastiques. Francfort, 1684, p. 49-50). Simon traite aussi des conséquences de cette décadence dnas la montée de la papauté franke médiévale, et soutient que le droit ancien demeure partiellement en France, malgré le droit nouveau, sous le nom de "libertés de l'Eglise gallicane" (414). (414) : ( Op. cit., p. 167-168). Sa vision de l'Histoire, quoique parfois incomplète, est donc juste. Malheureusement, en gardant les termes de Grecs et d'Orientaux, il a placé dans le passé lointain cette véritable usurpation de l'Eglise accomplie à l'époque mérovingienne et qui s'est perpétuée grâce aux liens imposés au peuple gallo-romain dans la féodalité (415). (415) : ( Sur cette question, voir J. Romanidès, Franks, Romans, Feudalism and Doctrine, Brookline 1981/1982). De même, il n'a pas nettement critiqué la fausse terminologie qui distingue des "Pères grecs" et des "Pères latins", quoiqu'il ait pourtant soigneusement dissocié Augustin d'avec les autres Pères latins (416). (416) : ( Il l'a dissocié des autres Pères latins, mais il l'a tout de même considéré comme un Père de l'Eglise - du moins en apparence). Resté captif du point de vue impliqué dans ces appellations, il n'a pas montré les raisons qui ont fait d'Augustin le maître de tant de théologiens en Occident (417). (417) : (Il était sans doute impossible, à l'époque de Simon, de s'attaquer aux Franks. Fréret, qui avait mis en avant le caractère illégitime de leur pouvoir, s'était retrouvé en prison. La Dissertation sur l'origine des Francs de Fréret parut en 1716. Cf Augustin Thierry, Considérations sur l'Histoire de France, Paris 1885, p. 33-34. Voir aussi Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérants germains. Paris, 1836, 4 tomes). Il n'a déduit aucune conséquence politique ni ecclésiologique de ses travaux, laissant de côté l'influence incroyable de l'augustinisme politique en Occident (418). (418) : ( Simon a néanmoins pour lui d'avoir été une vistime de l'augustinisme politique). Ce que Simon n'a pas assez nettement noté, c'est qu'Augustin a été avant tout le théologien des Franks. Certes, Augustin lui-même fait partie du monde romain dans lequel il est né et a vécu : c'est dans ce cadre qu'il convient de resituer son oeuvre, à vrai dire peu importante dans l'ensemble de la théologie patristique romaine, hellénophone et latinophone (419). (419) : ( Il faut noter que la doctrine d'Augustin avait été surtout très vivement critiquée en Gaule au Vème siècle. En Orient, Augustin restait généralement ignoré. Sur cette question, voir : P. M. Azkoul, Augustine of Hippo and the Orthodox Church, 1990). En revanche, l'oeuvre d'Augustin, du fait du caractère philosophique de sa méthode et de l'étrangeté de certaines de ses thèses (420), a fourni les présupposés dont le monde frank avait besoin pour affirmer sa spécificité intellectuelle et pour imposer aux populations une idéologie appuyant sa domination par la force. (420) : (On ne voit pas aujourd'hui combien certaines thèses d'Augustin sont, pour son temps, étranges. Par exemple, son explication du Credo de Nicée-Constantinople, om il déclare chercher le caractère hypostatique ( le proprium) du Saint Esprit. Cf. J. Romanidès, " Le Filioque", art. cit., p. 204-206). On ne domine pas longtemps une terre conquise à la pointe de l'épée, si l'on ne parvient pas à créer une mystique pour justifier la domination par la force de l'ensemble de la population. C'est ce qu'avaient réalisé les Ptolémées en Egypte, avec leurs divinités salvifiques, et c'est ce que les Franks ont réussi à faire en Gaule en se fondant sur certaines idéesqu'ils trouvaient chez Augustin - théorie du salut et théorie sur Dieu. Trois aspects de la pensée d'Augustin ont servi de justification idéologique aux ambitions du monde frank sous les Carolingiens. A) La méthode théologique spéculative d'Augustin, qui établit une analogie entre le créé et l'incréé, et qui pense, en termes platoniciens, la troisième hypostase ( celle de l'Esprit) comme la relation entre les deux autres (421), a été le fondement de la prétendue "supériorité" des Franks sur les "Grecs" (422), à l'époque où le Pape Nicolas Ier demandait de l'aide aux théologiens carolingiens. (421) : ( Le Saint Esprit devient le lien d'amour entre le Père et le Fils. En d'autres termes : une énergie de la Sainte Trinité - commune aux trois Personnes - devient l'attribut hypostatique, le propre, de la troisième Personne de la Sainte Trinité. Sur l'origine platonicienne des spéculations augustiniennes, cf. O. du Roy, L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, Paris 1966). (422) : ( C'est à l'époque carolingienne qu'apparaissent les traités Contre les erreurs des Grecs : Responsio De Fide S. Trinitatis Contra Graecorum Haeresim ( Migne, PL 110, 1201-12), Contra Graecorum Opposita... de Ratramne de Corbie ( Id., 121, 225-346), Liber Adversus Graecos d'Enée de Paris ( Id., 121, 685-762). De ce genre littéraire, le représentant le plus célèbre sera celui de Thomas d'Aquin, Contra Errores Graecorum, rééd. Vrin-Reprise, 1984, texte et traduction; malheureusement, cette dernière édition, pure reproduction de l'édition Vivès, ne mentionne pas la découverte essentielle de la critique moderne sur ce texte : que TOUTES les citations des Pères qui sont faites par Thomas d'Aquin et fondent son argumentation, sont fausses, provenant de textes falsifiés ou fabriqués. Pour une analyse critique, voir La Lumière du Thabor n°6, 1985, p. 95-103).). L'opposition du Patriarche Photius à ces théologiens, tant dans ses lettres Encycliques (423) que dans sa Mystagogie du Saint-Esprit (424), portait autant sur la méthode théologique des Franks que sur le Filioque en lui-même. (423) : (Voir la récente traduction française : Saint Photios, Oeuvres Trinitaires I. Ed. La Lumière du Thabor, Paris 1989 ( contient la Lettre Encyclique, la Lettre au Métropolite d'Aquilée et l'Epitomé de la Mystagogie). (424) : ( Texte et traduction anglaise : On the Mystagogy of the Holy Spirit, trad. Holy Transfiguration Monastery, Studion Publishers, Boston 1983. Traduction française à paraître aux Editions La Lumière du Thabor). Aujourd'hui, le caractère non biblique et non patristique de la théologie trinitaire d'Augustin est généralement admis par les augustiniens eux-mêmes (425). Pour ne rien dire des développements qui ont suivi. (425. O. du Roy, L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, Paris 1966, p. 463 : " L'intellectus fidei augustinien de la Trinité recèle donc un risque de modalisme. Il mène à concevoir, non pas au niveau de l'adhésion de foi qui affirme l'existence des trois personnes en un seul Dieu, ni même au niveau de la pensée théologique réfléchie qui corrige les aspects trop unilatéraux de l'analogie psychologique, mais au niveau de la sensibilité religieuse et des représentations spontanées, un Dieu unique se pensant et s'aimant lui-même comme un grand égoïste ou un "grand célibataire". Le Déisme des XVIIIème et XIXème siècles est peut-être le dernier fruit de cet intellectus fidei, fondé sur une philosophie néoplatonicienne"). B) La Cité de Dieu a été un texte politique de référence de Charlemagne selon son biographe Eginhard (426), qui raconte comment le roi frank aimait à se faire lire saint Augustin. (426) : ( Eginhard, Vie de Charlemagne, chap.24, Ed. L. Halphen, Paris 1981 ( 1ère édition 1938), p. 71-73). La raison en est, sans doute, la description de la chute de Rome et la prophétie faite par l'évêque d'Hippone de voir un jour de nouveaux peuples barbares recevoir et porter l'Evangile à la suite des Romains. Pour les Franks de l'époque carolingienne, cette prophétie s'accomplit en eux : ils ont cette nation nouvelle, et cela d'autant plus qu'il n'existe plus de "Romains" si ceux de l'Orient sont devenus des "Grecs" (427) et si ceux d'Occident sont devenus des "serfs" et des "vilains", dont le nom seul est un objet d'exécration. Ainsi, les Franks ont bénéficié, grâce à Augustin, d'une aura, d'une sorte de vertu sotériologique : ils étaient appelés à sauver le christianisme, à prendre la relève de la Rome romaine. Ne s'est-il pas passé une chose analogue en Amérique Latine, quand les conquistadores sont arrivés, accomplissant la prophétie du retour de Quetzalcoatl? Avant eux, les conquistadores de l'Occident avaient eu besoin de se sentir charismatiques, de se présenter comme voulus par le destin - tous les parvenus croient en leur bonne étoile - et la Cité flattait ces prétentions. C) Enfin, et c'est certainement sur ce point que l'augustinisme a façonné le plus profondément l'Occident, la théologie médiévale de la rédemption, tirée des présupposés de l'oeuvre de l'évêque d'Hippone, a transposé sur le plan politique la féodalité des "prédestinés". Pour Augustin, l'humanité tout entière, coupable du péché originel, serait justement damnée si Dieu, dans sa bonté, ne retirait quelques hommes de la masse, pour les sauver gratuitement et sans qu'ils y soient pour rien. Ce dernier point est d'importance : il justifie le racisme frank, très différent sur ce point de l'élection divine du peuple juif qu'on trouve dans la Bible. En effet, dans l'Ancien, comme dans le Nouveau Testament, l'élection est volontaire, autrement dit : Dieu choisit qui Le choisit, aime celui qui L'aime et rejette qui Le rejette. Il n'y a donc pas d'injustice en Dieu; et toutes les pages de la Bible sont là pour témoigner de cette vérité : quand le peuple de Dieu se détourne de l'alliance, Dieu l'abandonne et le livre aux ennemis. Rien de tel pour les Franks, véritables initiateurs du racisme moderne : ils seront sauvés par nature, la volonté divine dirigeant la leur. Les prédestinés ne sont pas sauvés parce qu'ils font le bien, ni même parce qu'ils veulent le bien; mais c'est parce qu'ils sont sauvés qu'ils veulent et font le bien. Dès lors, rien n'empêche que Dieu ait également voulu, dès ici-bas, glorifier ces "sauvés-par-nature" en leur accordant le pouvoir temporel. Les grandeurs d'établissement deviennent le signe d'une supériorité intrinsèque, cachée dans l'âme : la prédestination au salut. C'est, déjà, le sang bleu. En conclusion : les Franks se sont implicitement considérés eux-mêmes comme la société des prédestinés émergeant, dès ce monde, de la "massa damnata" (428) des populations vaincues et condamnées. Tel a été l'un des aspects les plus essentiels de l'augustinisme politique. (428) : ( Sur l'imaginaire médiéval, voir J. Delumeau, Le Péché et la Peur, Paris, 1981. La "massa damnata" est le Tiers-Etat. Cf. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers-Etat? Paris 1788, rééd. Genève 1970. Pour Sieyès, le Tiers Etat est constitué des Gallo-romains qui veulent se libérer et renvoyer les descendants des Franks dans "les forêts de la Franconie" (chap.II). L'Augustinisme politique La question de l'Augustinisme politique est, au XVIIème siècle, au centre de toutes les polémiques ecclésiologiques et politiques. Il ne s'agit pas alors d'une théorie politico-eschatologique qui escamoterait la distinction nécessaire entre nature et surnaturel, comme a voulu le définir h. Arquillières (429), mais de la justification par la doctrine d'Augustin de la persécution des hérétiques. (429) : ( Voir H. Arquillières, L'Augustinisme Politique, Paris 1972. Le livre d'Arquillières a le mérite de vouloir définir méthodiquement la notion d'augustinisme politique. Malheureusement, sa définition est historiquement très restrictive, puisqu'il s'agit selon lui de la doctrine - qui, il le reconnaît, fausse la pensée paulinienne - qui permit la constitution de la théocratie pontificale entre le neuvième et le onzième siècle. Au treizième siècle, avec la distinction tholiste plus nette de la nature et du surnaturel, l'augustinisme politique n'aurait plus de raison doctrinale. En réalité, le contraire est vrai. C'est au seizième et au dix-septième siècles qu'il se développe le plus nettement - et jamais contre le thomisme). Nous ne traiterons pas ici des questions de savoir si cette doctrine se trouve effectivement ou non chez Augustin; si celui-ci la croyait sans y croire ou en y croyant; ou enfin s'il diffère radicalement sur ce point de son temps ou ne fait que sacrifier à son époque (430). (430) : ( Nous renvoyons sur ce point à l'article d'Anne Pannier, " Saint Augustin, saint Cyprien : la Postérité de deux ecclésiologies", Dossier H Augustin p. 237-247). On ne saurait évidemment faire grief à Augustin d'une pensée qu'il n'a peut-être pas eue; mais là n'est pas le point essentiel, car il ne s'agit pas de mettre une note bonne ou mauvaise sur la pensée d'Augustin, mais d'en mesurer l'enjeu historique. En effet, pour passionnantes que soient ces alternatives en dispute, au XVIIème siècle, la plupart des controversistes ne semblent pas s'être posé ce genre de question : les uns ont recouru, légitimement selon eux, à Augustin dès que la persécution s'avérait nécessaire; les autres l'ont critiqué vivement. Ainsi Calvin se sert de la Lettre 93 du recueil des Epîtres d'Augustin, adressée à Vincent, pour faire brûler Michel Servet (431); (431) : (Art. cit. p. 244, n. 53). et Théodore de Bèze le justifie dans son Traité de l'autorité du magistrat en la punition des hérétiques et du moyen d'y procéder. La Saint-Barthélémy est l'occasion de la republication de cette même lettre. Quant à la révocation de l'Edit de Nantes, elle est abondamment justifiée par tous les augustiniens du temps : Bossuet, l'avocat Ferrand, Brueys, Thomassin et même Port Royal admettent de forcer les hérétiques à la "vérité" (432). (432) : ( Art. cit., p. 244, n. 52 et 54). Brueys écrit : " En un mot, pour montrer avec combien de justice l'on employe (sic) les moyens de dévérité pour ramener à l'Eglise ceux qui s'en sont séparés, je ne saurais ici mieux faire que de renvoyer les lecteurs à ce que saint Augustin a écrit expressément sur le sujet" (433). (433) : ( Ibid. Le texte de Brueys se trouve dans sa Réponse aux plaintes des protestants contre les moyens que l'on emploie en France pour les recevoir à l'Eglise). Thomassin écrit tout un livre (434) pour justifier Augustin et il voit dans cette doctrine de la persécution active des hérétiques un signe particulier de la providence : (434) : (L. Thomassin, Traité de l'unité de l'Eglise et des moyens que les princes chrétiens ont employé pour y faire rentrer ceux qui en étaient séparés. Paris, 1696). "Ce n'est pas sans une providence particulière sur l'Eglise que Dieu a choisi saint Augustin, le plus doux et le plus éclairé de tous les Pères pour être l'apologiste des lois sévères des empereurs contre les hérétiques" (435). (435) : ( Idem, op. cit., p. 125). Contre une telle apologie de l'intolérance de droit divin, Bayle écrit son long Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : " Contrains-les d'entrer", qui est une réfutation de l'interprétation augustinienne de ce passage (436). (436) : (Sur Bayle, voir le Commentaire philosophique sur ces paroles de J.C. Contrains-les d'entrer. 1713). J. Leclerc, et surtout J. Barbeyrac, dans ses notes aux traductions de Pufendorf (437) et de Grotius (438), et surtout dans son Traité de la morale des Pères de l'Eglise, s'en prend très vivement à l'augustinisme politique, y critiquant "l'opinion horrible de ce Père sur la contrainte et la persécution pour cause de religion : en quoi il est d'autant plus blâmable qu'il avait d'abord été dans des sentiments de douceur et de charité. C'est là commencer par l'esprit finir honteusement par la chair" (439). (437) : ( Pufendorf, Les Devoirs de l'homme et du citoyen tels qu'ils sont prescrits par la loi naturelle, traduit par J. Barbeyrac. Londres, 1712 (t. 1) et 1741 (T.2); Paris 1715. Reprint, Publications de l'Université de Caen, 1984). (438) : ( Hugues Grotius, Le Droit de la Guerre et de la Paix, traduction de Jean Barbeyrac, Tomes 1 et 2, Amsterdam 1724, reprint Caen 1984). (439) : ( J. Barbeyrac. Traité de la Morale des Pères de l'Eglise, Amsterdam 1728, p. 303). Pour Barbeyrac, c'est Augustin qui a introduit cette doctrine dans l'Eglise : " Ce Père est le premier qui a osé sans détour établir l'intolérance civile. Et rien ne lui convient mieux, quoi qu'en dise mon censeur, que le titre de grand patriarche des persécuteurs chrétiens. Je le lui avais donné en quelque sorte; bien loin de le lui ôter, je le lui donne sans modification, à l'heure qu'il est. Personne même, après lui, n'a plus pris à tâche de faire l'apologie du procédé le plus indigne, je ne dirais pas d'un chrétien et d'un ministre de l'Evangile, mais d'un homme. Et tous les apologistes de la persécution n'ont fait que copier les pauvretés et les sophismes dont il s'est avisé, pour établir une maxime contraire à toutes les lumières du bon sens, à l'équité naturelle, à la charité, à la bonne politique, à l'esprit de l'Evangile comme je la qualifie de plus en plus" (440). (440) : ( Ibid. p. 304). C'est donc, par principe, par rapport au droit naturel, à "l'homme" et non pas seulement au "chrétien" que Barbeyrac rejette ici, comme le fera à sa suite l'Encyclopédie, la théorie du droit de l'Etat ou de l'Eglise à la persécution des hérétiques. Mais Barbeyrac développe aussi une interprétation plus originale de l'augustinisme politique. Pour lui, dans certains passages de son oeuvre, notamment la Lettre 153, Augustin défend l'idée que la terre n'est légitimement le bien que des justes ou de ceux qui possèdent la vraie doctrine : " Ce Père ose bien soutenir que, par le droit divin, tout est aux justes et aux fidèles, et que les infidèles ne possèdent rien légitimement : principe abominable et qui renverse de fond en comble la société humaine" (441). (441) : ( Ibid. p. 290). Autrement dit, la terre appartient légitimement à l'autorité ecclésiastique légitime qui, elle seule, a le droit de la concéder. " Comment est-ce donc qu'un docteur chrétien a pu se mettre dans l'esprit qu'il n'y a que les justes ou les fidèles qui possèdent quelque chose légitimement, et que tous les biens des autres leur appartiennent de droit? Y a -t-il rien qui soit plus contraire au droit naturel, rien qui fût plus capable de rendre la religion chrétienne odieuse aux infidèles, et de leur faire regarder les chrétiens comme les gens les plus dangereux du monde" (442). (442) : ( Ibid. p. 295). Cet usage immédiat, millénariste - mais d'un millénarisme de droit et déjà accompli - de la prédestination qui légitime seule la propriété, Barbeyrac n'en ignore pas les abus, tant dans le Nouveau Monde, que dans la politique de la papauté : " Mais voilà aussi le grand chemin frayé aux prétentions encore plus superbes et plus injsutes que l'évêque de Rome a fait valoir depuis, toutes les fois qu'il a pu. Tout est à la vraie Eglise : L'Eglise romaine est cette vraie Eglise; le pape en est le chef, il est le vicaire de Jésus-Christ : personne n'a donc rien, qu'en son nom et sous son bon plaisir; pourquoi ne dépouillerait-il pas de leurs biens ceux qui sont hors de son Eglise, fussent-ils princes et souverains? Pourquoi ne partagerait-il pas entre tels peuples qu'il lui plaît, les biens et les possessions des infidèles, dans les pays connus ou inconnus, dnas les mondes nouvellement découverts ou à découvrir? Aussi n'a-t-on pas oublié d'insérer avec soin dans le droit canonique ces beaux passages de saint Augustin et autres semblables, qu'on a trouvé si favorables au prétendu vicaire de Celui qui n'avait pas même où reposer la tête" (443). (443) : (Ibid. p. 301). En note, Barbeyrac se réfère à "la bulle du Pape Alexandre VI par laquelle il donne, comme vicaire de Jésus-Christ, à Ferdinand et Isabelle, roi et reine de Castille et d'Aragon, les terres du Nouveau Monde découvert par Christophe Colomb" (444). (444) : ( Corpus universel diplomatique du Droit des gens. Année 1493, tome III, part.II, p. 302 et suiv. Edition de 1726). A la lecture de ces pages de Barbeyrac, on comprend que l'augustinisme politique ait été interprété comme l'idéologie de la féodalité et que prédestination et privilèges aient fini par devenir la double face d'une même médaille. C'est ainsi, en tout cas, que les premiers historiens de la Révolution l'ont perçu : "La Révolution, écrit Michelet, est la réaction tardive de la justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la grâce" (445). (445) : ( Cité par Paul Janet, Philosophie de la Révolution Française, Paris 1875, p. 94 et 95). Quinet défend plus méthodiquement la même idée : " Les hommes du Moyen Age n'eussent pas accepté si facilement ce régime de tutelle si leurs esprits n'y eussent été préparés par une doctrine... Trois siècles avant que la féodalité ne commence dans la vie politique, je la vois instituée dans la vie religieuse" (446). (446) : (E. Quinet, Les Révolitions d'Italie, Oeuvres complètes, Paris 1867, t. IV, p. 26). Ainsi, dans ses cours sur Le christianisme et la Révolution Française, Quinet montre comment l'augustinisme a secrété les formes politiques de la féodalité : " Vous savez comment saint Augustin refusa la liberté à l'homme, comment il établit une inégalité irrémédiable en Dieu même, comment il imposa aux uns la fatalité du ciel, aux autres la fatalité et la glèbe de l'enfer, allant jusqu'à dire que, pour ces derniers, la prière même était chnagée en crime; comment, en un mot, il fonda, dans le dogme, une sorte de féodalité éternelle des seigneurs suzerains de la vie et des serfs liges de la mort. Ce grand docteur est véritablement le législateur de la vie sociale du Moyen Age. Avant que les chefs barbares fussent ariivés et que la conquête eût courbé personne sous la glèbe, il institue en Dieu toutes les inégalités sociales qui paraîtront plus tard marquées du sceau sacré, il établit au pied du Christ deux conditions éternellemnt et irrévocablement distantes de toute l'étendue des cieux, sans que le mérite y soit pour rien... " Désormais les barbares peuvent arriver. Ils n'ont rien à faire qu'à réaliser cette société idéale que le grand docteur fait planer sur les esprits; les vainqueurs, nouveaux venus, enlèveront par surprise le droit d'aînesse des anciens peuples. Sur cette féodalité divine s'établira la féodalité civile et réelle que vous connaissez... " A peine saint Augustin a-t-il déposé la plume, les barbares frappent à la porte. Le plan de la société future est marqué; ils viennent la construire" (447). (447) : ( Le christianisme et la Révolution Française, éd. citée des oeuvres complètes, p. 91-92). Michelet et Quinet sont ici les héritiers directs d'une critique de l'augustinisme politique qui remonte à Bayle, à Leclerc et surtout à Barbeyrac. Cette critique a elle-même été préparée par tous ceux qui, au XVIème et XVIIème siècle ont fait l'effort de comparer la doctrine d'Augustin à celle des autres Pères romains tant hellénophones que latinophones. Parmi ces critiques, le plus grand, le plus méthodique et le plus érudit a été Richard Simon, notamment dans son Histoire Critique des Commentateurs du Nouveau Testament. Malheureusement, il n'a pas pu achever sa critique de la théologie augustinienne et scolastique du péché originel et de la rédemption par une dénonciation de ses effets politiques; D'où l'esquisse que nous avons tracée plus haut, non pour "compléter" Richard Simon, mais pour mieux marquer, à l'intérieur de son siècle et des problématiques qu'il a soulevées, ses limites propres. Peut-être, s'il avait fait cette dénonciation, et si son génie avait été mieux compris, le XVIIIème siècle n'aurait-il pas fait l'économie d ela tradition, et la Révolution Française se serait-elle épargné son déisme creux et son rejet du christianisme authentique (448). (448) : Quinet est celui qui a le mieux compris l'enjeu spirituel de la Révolution Française. La libération de l'absolutisme est une chose unique dans les annales des peuples : " ... vous ne soupçonnez pas un moment que le despotisme, loin d'avoir préparé enfanté la liberté, l'a rendue pour ainsi dire impossible, puisqu'il s'agit de changer en un jour le tempérament d'une nation façonnée par la main et par l'éducation des siècles : entreprise presque surhumaine, où se révèle, avec le caractère unique de la Révolution Française, la cause de ces chocs, de ces tempêtes, de ces fureurs inouïes, de ces découragements plus inouïs encore qui maintenant vous étonnent" ( Philosophie de l'Histoire de France, Oeuvres, éd. citée, p. 411). Toutefois, si la Révolution a rompu avec l'esprit de l'Ancien Régime, qui maintenait les âmes, bien plus que les corps, captives, elle n'est pas arrivée, selon Quinet, à trouver "sa" religion, c'est-à-dire que les esprits ont de nouveau porté le joug volontaire institué avec l'ordre féodal, ont retrouvé "le servage des vieux systèmes" ( La Critique de la Révolution, Oeuvres, éd. citée, p. 10). Il faut donc se placer sur le terrain religieux pour se libérer vraiment de la religion imposée par les Franks : " Supposez que la Révolution Française eût mieux apprécié l'organisation du monde religieux, elle eût pu appuyer son levier sur tout ce qui renferme un élément de liberté morale et renverser par là l'édifice de toute tyrannie... Elle aurait osé réduire son ennemi; mais n'ayant fait aucune différence dans l'échelle des choses religieuses, elle a déchaîné contre elle la religion même..." ( La Révolution religieuse du XIXème siècle, tome XI de l'édition citée des Oeuvres, p. 213). Sur Quinet, voir F. Furet : La Gauche et la Révolution au milieu du XIXème siècle. E. Quinet et la question du jacobinisme, Paris, 1986, ainsi que Willy Aeschimann, La pensée d'Edgar Quinet, Paris-Genève 1986). II Arrière-plan théologique La critique du fondamentalisme L'oeuvre de Richard Simon est la plus radicale critique qui ait jamais paru en Occident contre le fondamentalisme sous toutes ses formes. Le fondamentalisme peut être définie comme l'identification de la Révélation avec la Bible. Cette conception quasi-magique de la Bible comme auto-Révélation contraint l'Ecriture à servir de postulat pour divers systèmes historico-philosophiques contestables. A partir du VIII- IXème siècle, les Franks ont abusé du fondamentalisme, interdisant la traduction slave de la Bible et développant la théorie du trilinguisme (449), dans laquelle trois langues sont sacrées, le grec, le latin et l'hébreu. (449) : ( Voir W. Guettée, Histoire de l'Eglise, tome 6, Paris 1889, notamment p. 367 et suiv. Le Pape Jean VIII était favorable à l'oeuvre missionnaire de saint Cyrille et saint Méthode, ainsi qu'à leur prédication en langue slave. Pape romain, c'est lui qui envoya ses légats au Concile Oecuménique de 879-880 - le Huitième Concile Oecuménique de la tradition orthodoxe - dans lequel l'addition du Filioque au Credo fut condamnée. Il fut assassiné peu après pour sa politique anti-germanique. L'un de ses successeurs, le Pape Etienne VI, dogmatisa le trilinguisme, interdisant l'usage du slavon dans la liturgie. Etienne écrivait : " Au nom de Dieu et en vertu de notre autorité apostolique, nous interdisons, sous peine d'anathème, de se servir comme Methodius de la langue slave" ( cf Annales de Fuldens, année 899). A ses yeux, seules les langues qui se trouvaient sur l'écriteau de la Croix du Christ étaient des langues sacrées). Or, pour la tradition ancienne de l'Eglise, il n'y a pas de langue sacrée - ou encore, au jour de la Pentecôte, toutes le sont devenues -, ni de version sacrée de l'Ecriture (450). (450) : La sacralisation des langues nationales est évidemment une forme de nationalisme superstitieux, de phylétisme. On la trouve encore parfois dans les Eglises orthodoxes. Par exemple, un métropolite russe ( Vitaly Oustinov) prétendait récemment que le slavon, du fait de son caractère sacré, était intraduisible, dans un petit pamphlet publié en 1987 en russe et en anglais : The liturgical Language of Foreign Converts to Orthodoxy ( La langue liturgique des étrangers convertis à l'orthodoxie). Il écrit notamment : " Nos mots comme Théotokos et différents noms des dons du Saint Esprit : Smirenie (humilité)...Umilenie (tendresse), Sokrushenie ( componction), Sobornost ( catholicité)... et l'univers entier des attitudes et de la représentation du monde orthodoxe dérivé de ces dons, sans lesquels il n'y a jamais eu ni il ne peut y avoir d'orthodoxie du tout - aucun de ces noms ne peut être traduit dans les langues européennes. Et il en est ainsi précisément parce qu'ils n'ont pas les dons eux-mêmes. On ne peut pas nommer ce qui n'est pas, ce qui n'existe pas dans le vocabulaire conceptuel d'une langue donnée". Il est évident que sacraliser une langue nationale, c'est nier la Pentecôte). Ainsi, la dogmatisation, en faveur de l'autorité papale, du jeu de mots sur Petros ( Caillou, Pierre) et Petra (Roche) qu'on a cru lire dans le chapitre XVI de saint Matthieu, est une autre conséquence de ce fondamentalisme (451), contraire à la tradition d'interprétation des Pères antérieurs au VIIIème siècle (452) - y compris des papes de Rome eux-mêmes (453). (451) : ( Les théologiens franks ont voulu voir dans le passage de Matthieu un jeu de mots et une adnomination : le Seigneur donne à Simon le nom de Pierre ( latin : Petrus), puis il dit " et sur cette pierre ( latin : Petra)", c'est-à-dire sur toi, " je bâtirai mon Eglise". Les papes franks se sont ensuite prétendus successeurs de Pierre dans cette dignité d'être "la pierre" de l'Eglise. Ainsi la primauté de droit ecclésiastique que possédait le siège de l'Ancienne Rome se trouvait transformée en primauté de droit divin. Sur tout cela, voir V. Guettée, De la papauté, lausanne, 1990). (452) : ( Il faut remarquer qu'aucun des Pères anciens n'a vu, dans ce passage, le jeu d emots sur "Pierre qui est la pierre". A l'inverse, ils ont vu, dans le roc ( grec : petra), sur lequel l'Eglise est bâtie, la "confession de foi" que venait de faire Pierre au chapitre 16 de saint Matthieu; c'est-à-dire le contenu de cette confession : Jésus-Christ vrai Dieu et vrai Homme - thème qu'on trouve aussi dans les écrits du Nouveau Testament, par exemple dans saint Pierre ( Première Epître, 2, 4-9). C'est partout le Christ qui est la "pierre angulaire" de l'édifice de l'Eglise, qui englobe l'univers, et c'est dans la mesure où il confesse le Roc que Simon devient une pierre ( grec : petros) de l'Eglise, comme tout chrétien est appelé à l'être. Le mot grec "petra" a un sens précis, en grec et notamment dans la langue des Septante, et ne peut guère passer pour un féminin de "petros", dont la signification est généralement différente. Un " petros" est un fragment de "petra", c'est une pierre de dimensions restreintes). (453) : ( Les Franks ont audacieusement transformé tous les éloges de la papauté qu'ils trouvaient dans certains textes, en dogmes de foi sur la primauté pontificale. Le pape acquiert, selon ce point d evue, une juridiction universelle sur l'Eglise. Une telle démarche est absurde du point de vue des papes anciens, et saint Grégoire le Grand en a démontré l'inanité et l'a condamnée d'avance en écrivant à Jean le Jeûneur ses fameuses lettres sur le titre de "patriarche universel" où il rejette explicitement le "papisme" frank : " Moi je dis, sans la moindre hésitation, que quiconque s'appelle évêque universel ou désire ce titre, est, par son orgueil, le précurseur de l'Antichrist, parce qu'il prétend ainsi s'élever au-dessus des autres). A vrai dire, ce jeu d emots, difficile en grec, n'est guère possible qu'en latin ( petrus et petra). Le fondamentalisme suppose que la méthode patristique spirituelle d'interprétation de l'Ecriture à partir de l'expérience décrite par l'Ecriture, est complètement perdue. Il implique donc que l'expérience en question, celle de la gloire de Dieu, a disparu et est cachée totalement - phénomène que l'on note déjà dans l'Histoire des Franks de Grégoire de Tours (454). (454) : ( Tout en ayant sous les yeux une Eglise encore vivante qu'il admire, Grégoire de Tours, évêque appointé par l'Etat frank et non-déifié lui-même, ne comprend déjà plus la tradition de la glorification. Certaines de ses erreurs sont presque comiques : il raconte, par exemple, ( Histoire des Franks, 10, 31) qu'il avait retrouvé dans le trésor de l'église Saint-Martin les reliques des Martyrs d'Agaune et écrit que "les reliques se trouvaient dans un état de putréfaction épouvantable". Or, des corps en état de putréfaction ne peuvent pas être de saintes reliques : Grégoire de Tours ne connaissait donc pas les critères de la déification. Sur ce point, voir La Lumière du Thabor n°6, p. 107-111 ( compte-rendu des Vies des Saints Pères de Grégoire de Tours). Cet auteur rend en effet, sans le savoir, témoignage de l'état spirituel de l'Eglise des Gaules de son temps ; la tradition de la glorification était en train d'y disparaître. Du fait de son extrême subtilité ou de sa connaissance précise des textes patristiques anciens - c'est-à-dire, des textes écrits par des déifiés -, Richard Simon a pu dénoncer au moins cinq formes de sacralisation de la lettre de l'Ecriture, déification du texte que la découverte des variantes et des variations si nombreuses rendait bien fragile (455). (455) : ( L'Histoire critique du Vieux Testament, op. cit., est preque entièrement consacrée à cette étude. Notons que Richard Simon a aussi publié une Histoire critique du texte du Nouveau Testament, Rotterdam, 1689, et qu'il a étudié les variantes du Nouveau Testament à la fin de son Histoire critique des commentateurs du Nouveau Testament, op. cit.). A) Le fondamentalisme pseudo-scientifique. La première forme de fondamentaisme, la plus grossière, est celle dont fut victime Galilée et avant lui tant d'autres savants : il s'agit de la dogmatisation de tel ou tel système scientifique au nom de l'autorité de l'Ecriture. Dans sa Bibliothèque Critique, Ricahrd Simon écrit très justement au sujet de ce type de fondamentalisme : " Celui qui voudrait établir les vérités de la physique, des mathématiques, del'astronomie et de toutes autres parties de la philosophie sur certains passages de l'Ecriture qui n'en font mention qu'en passant, ferait une chose indigne et d'un théologien et d'un philosophe" (456). (456) : ( C'est l'un des passages de la Bibliothèque Critique que le Dictionnaire de Théologie Catholique a retenu ( article de A. Molien), vol XIV, 2ème partie, col. 2094 à 2118). Margival montre qu'à ce propos, Simon partageait l'opinion de son collègue Malebranche qui combattait, lui aussi, dans la Recherche de la Vérité, un tel dogmatisme : " Lorsqu'ils se sont servis de l'Ecriture Sainte pour établir de faux principes de physique ou de métaphysique, ils ont été souvent écoutés comme des oracles par des gens qui les ont crus sur parole; mais il est aussi arrivé que quelques esprits mal faits ont pris sujet de là de mépriser la religion, de sorte que, par un renversement étrange, l'Ecriture Sainte a été cause de l'erreur de quelques-uns, et la vérité a été le motif et l'origine de l'impiété de quelques autres" (457). (457) : ( Margival, op. cit., p. 121. Ce texte se trouve dans la seconde partie de la Recherche de la Vérité, 2, 8). Et Margival commente : " Richard Simon allait, en combattant le dogme exégétique de l'immobilité absolue des textes sacrés, réfuter la même erreur par les exemples les plus précis, par des raisons d'ordre matériel et pour ainsi dire palpables, avec cette force contraignante qu'ont les faits d'observation et les réalités concrètes" (458). (458) : ( Id., ibid., p. 121-122). Déduire des vérités scientifiques ou métaphysiques du texte sacré, c'est le figer, c'est tirer de la lettre - une lettre qui est souvent imprécise - ce que l'on en veut tirer. La seule vraie science qui puisse s'appliquer à l'Ecriture est le travail patient de l'exégète qui compare les différents manuscrits anciens de l'Ecriture ainsi que les diverses versions, pour clarifier sur certains points l'Ecriture, au lieu d'en ériger les lacunes en doctrines éthérées (459). (459) : ( Margival, op. cit., p. 122-123, se moque de Pascal qui a érigé, sans aucun souci de la critique, les lacunes du texte en doctrine de foi : " On sait quel système étrange ce puissant Pascal avait fondé sur les obscurités de l'Ecriture voulues par la Providence, disait-il, pour humilier la superbe de l'homme et nous révéler, en le voilant, celui qu'il appelait le Dieu caché. Ces obscurités, R. Simon ne prétendait pas apparemment les expliquer toutes, mais en nous fournissant la clé de maintes énigmes et de prétendus chiffres, il ne réussissait pas moins que Pascal lui-même à ébranler cette confiance présomptueuse d'un dogmatisme immodéré que l'auteur des Pensées avait réfutée comme une des maladies les plus invétérées de notre intelligence". Margival est bien sévère pour Pascal, mais il est vrai que le brillant disciple de Port Royal a raisonné uniquement sur l'herméneutique augustinienne, telle que la lui présentait Port Royal). B) Le fondamentalisme philologique. Une seconde forme de fondamentalisme est liée à une théorie "réaliste" du langage selon laquelle, à l'origine, une langue, d'institution divine, aurait servi à l'humanité avant Babel. Elle se rattache, à n'en pas douter, aux anciennes conceptions magiques du langage, de l'efficace de la parole proférée ou écrite. Cette théorie, que l'on trouve chez les auteurs les plus divers (460), Richard Simon la commente surtout à propos de l'épiscopalien anglican, Walton, qui, sur le plan dogmatique, n'est pas très éloigné des catholiques (461). (460) : ( On la trouve chez tous les " traditionalistes" à tendance plus ou moins gnostique, influencés indirectement par Böhme et les illuministes, de Bonald à Bloy. On la trouve aussi, curieusement, chez Leibniz et chez Khomiakov). (461) : ( Histoire critique du Vieux Testament, op. cit., p. 482 : " De sorte qu'on peut dire des anglais épiscopaux, ce que le cardinal Pala Vicini a dit dans une semblable occasion de quelques savants protestants, qu'ils sont plutôt non-catholiques qu'hérétiques". Walton avait écrit des prolégomènes à sa Bible polyglotte, où il essayait de montrer l'origine divine de l'hébreu, qui est pour lui la langue originelle : " Walton a compris tous ses prolégomènes en seize discours, dans le premier desquels il a traité de la nature des langues en général, de leur origine et de leurs divers changements. Les preuves qu'il rapporte d'abord, pour montrer que l'homme est né aussi bien avec la parole qu'avec la raison, ne sont point concluantes Car ce n'est pas une bonne preuve, de dire que le premier homme est né avec la parole, parce qu'il est né pour la société; il suffit que Dieu ait donné aux hommes tout ce qui est nécessaire pour inventer les langues. En effet, Dieu ne leur a donné en naissant que les puissances, pour ainsi parler, et non pas les actes. Il ne s'ensuit pas aussi que l'homme ait dû parler d'abord qu'il est né, parce qu'il a été créé à la ressemblance de Dieu; au contraire, il serait bien plus semblable à Dieu, s'il pouvait exprimer ses conceptions et entendre celles des autres par d'autres voies que par la parole, de la même manière que les anges, qui ne sont pas moins semblables à Dieu, bien qu'ils ne parlent point. La manière dont Diodore de Sicile explique la première origine des langues n'a rien de ridicule ni de fabuleux, comme Walton prétend, lequel n'a pu comprendre comment il s'est pu faire que la nature ait inventé les langues, et qu'il y ait cependant une si grande diversité entre elles" (462). (462) : ( Ibid., p. 483). Puis Simon rappelle sa propre conception de l'origine de la diversité des langues : la raison, donnée par Dieu, mais différente chez les hommes, est la cause de la "confusion" des langues. Tout ce rejet du fondamentalisme qui suppose une première langue divine, instituée par Dieu, est issu en droite ligne de saint Grégoire de Nysse, auquel Simon se réfère sans cesse : " L'histoire de la création qui est rapportée au commencement de la Genèse, n'est pas aussi une démonstration évidente que Dieu soit l'auteur de la première langue, quoique ce sentiment soit reçu communément parmi les théologiens. J'ose néanmoins dire qu'ils n'ont pas fait assez de réflexion sur les différentes manières de parler de l'Ecriture...Je crois qu'on doit préférer en cela le sentiment de saint Grégoire de Nysse à l'opinion commune, parce qu'il faut accorder, autant qu'il est possible, la raison avec la foi, la philosophie avec la théologie, et ne pas multiplier facilement les choses miraculeuses et extraordinaires. C'est pourquoi j'ai expliqué dans mon premier livre l'origine des langues d'une manière tout-à-fait naturelle, et j'ai concilié en même temps cette explication avec l'histoire de la création " (463). (463) : ( Ibid. p. 484). Simon se moque ensuite des fondamentalistes qui ne voient pas que l'Ecriture n'est jamais une chronique pure et simple et que deux faits racontés ensemble ne sont pas toujours contemporains. Ici, tous ceux qui ont voulu tirer de l'Ecriture, non plus une théorie du langage, mais une chronologie universelle, sont - bien avant les découvertes de l'anthropologie moderne - réfutés. Voici un exemple de cette réfutation concrète de Simon des prétentions chronologistes. Abel et Caïn n'étaient pas nécessairement jumeaux comme le croyait Calvin : " A l'égard de ce que Walton assure au même endroit, que l'homme n'a pas été plus tôt créé, qu'il s'est entretenu familièrement avec Dieu, qu'il a donné les noms aux animaux et qu'Eve a parlé au serpent, il ne peut en rapporter aucune démonstration, parce que l'Ecriture se contente de marquer simplement les faits, sans marquer les temps auxquels ils sont arrivés; et l'on ne peut pas dire, par exemple, que Caïn et Abel soient nés à la même heure, parce que leur naissance est rapportée dans un même temps. L'Histoire de l'Ecriture n'est qu'un abrégé de ce qu'on a jugé de plus propre pour être mis entre les mains du peuple; et partant l'on ne doit point conclure que les choses dont il y est traité soient arrivées en même temps pour cette raison seules qu'elles sont jointes ensemble dans le discours" ( 464). (464) : ( Ibid. p. 484). Malgré l'autorité des Pères de l'Eglise, et les progrès de la linguistique et de la philosophie, la thèse de la langue originelle et divine aura une postérité non simplement hébraïque, mais aussi germanique et russe (465). (465) : ( Voir Gratieux, A. S. Khomiakov et le mouvement slavophile, Paris, 1959, et Y. Belaval, Etudes Leibniziennes, Paris, 1976, p. 25 et suiv. : Leibniz et la langue allemande. Leibniz soutient "le sentiment de l'origine commune et d'une langue radicalement primitive". De cette langue, "l'hébraïque et l'arabesque" se rapprochent le plus, mais elles sont fort altérées, "et il semble que le teuton a plus gardé de naturel et ( pour parler le langage de J. Böhm) de l'adamique..." Aussi, malgré ses étymologies étranges et souvent ridicules, Goropius Becanus n'a pas " eu tort de prétendre que la langue germanique, qu'il appelle cimbrique, a autant et plus de marques de quelque chose de primitif que l'hébraïque même" (p. 32). Selon Belaval, Fichte, dans les Quatrième et Cinquième Discours à la Nation Allemande, reprendra cette thèse - en la transposant (p. 35-36). C) Le fondamentalisme hébraïsant. L'alphabet sacralisé. La conséquence de ce réalisme linguistique "adamique", qui réifie la parole, c'est l'application de la thèse à la langue hébraïque - et, par suite, à la version massorétique de l'Ancien Testament. La version massorétique, qui est tardive ( IXème- XIème siècle dans sa forme définitive) et reflète les idées de ceux qui l'ont sélectionnée, a été considérée comme le texte par excellence de la Bible, l'original sans défaut. Cette conception, au XVIIème siècle, se révèle suivie par l'immense majorité des protestants, mais aussi par certains catholiques : " Je passe sous silence de certaines questions trop curieuses que Walton examine après quelques théologiens, qui croient que les bienheureux parleront hébreu dans le ciel. Il n'est pas aussi nécessaire de nous arrêter aux louanges excessives qu'il donne au même endroit à la langue hébraïque, parce qu'il n'y a presque rien de vrai dans ces louanges extraordinaires et que bien loin qu'on doive admirer cette langue à cause de sa perfection et de ses autres bonnes qualités que Walton lui attribue, j'ose dire au contraire que la langue hébraïque et toutes les autres langues anciennes avec lesquelles elle a quelque rapport, sont très imparfaites, comme il est arrivé au commencement de toutes les choses que les hommes ont inventées. Cependant Walton, qui admire les grandes perfections de la langue hébraïque, conclut avec Posseim en faveur de cette langue, Tot esse in Hebraïca Scriptura sacramenta, quot literae; tot mysteria, quot puncta; tot arcana, quot apices ( Dans l'Ecriture hébraïque, les lettres sont autant de mystères; les accents de ponctuation, autant d'arcanes). J'avoue que je n'ai pas l'esprit aussi pénétrant que ce jésuite, pour comprendre des mystères si sublimes. Walton, pour relever encore davantage la beauté de cette langue, a joint à l'autorité de Posseim celle de Luther, qui dit, en parlant de la douceur et de l'agrément qui se rencontrent dans la langue hébraïque, Hebraeos prophetas velle cogere ut germanice loquantur ( vel alia quavis lingua) perinde esse, ac si philomelam quis cogeret, ut dulcissima sua melodia relicta, atrisonam cuculi vocem imitaretur ( Vouloir forcer les Prophètes hébreux à parler allemand - ou n'importe quelle autre langue -, c'est forcer Philomèle, l'hirondelle, à renoncer à sa mélodie si douce, pour imiter la voix rauque du coucou). Il fallait que Luther eût l'oreille bien fine pour distinguer cette mélodie : et il avait raison de dire, comme Walton le rapporte au même livre, que bien qu'il n'eût qu'une connaissance assez médiocre de la langue hébraïque, il ne s'en déferait pas pour tous les trésors du monde " (466). (466) : ( Simon, ibid., p. 487). C'est toute l'école protestante, dont les deux Buxtons étaient parmi les plus éminents représentants, que Simon vise ici. " Les Buxtons, écrit Margival, ont passé leur vie à soutenir l'origine divine des accents hébraïques, l'inspiration des points voyelles, et la préservation miraculeuse du texte primitif avec ses moindres signes. Rien ne leur paraissait plus aisé que de croire, avec certains rabbins, que c'est Dieu lui-même qui a peint de sa main sur le Sinaï les signes de lecture en forme de couronne que présentent les anciens manuscrits de la Bible" (467). (467) : (Margival, Op. cit., p. 14). Ces protestants et leur école se font un dogme du texte massorétique, avec ses mots, son accentuation et ses lacunes. Ils le font parce qu'ils croient au caractère sacré et primitif de la langue hébraïque. Il y a donc une double erreur : on confond la date du texte avec la date de la version qui nous en reste; on garantit l'antiquité et l'authenticité du texte en posant une langue originaire. Déjà saint Grégoire de Nysse, affirme Richard Simon, se moquait d'une telle interprétation : " On ne doit pas accuser de nouveauté l'opinion de ceux qui prétendent que la langue d'Adam a été perdue et qu'on n'en a plus aucune connaissance, puisque cette même question a été traitée fort au long par saint Grégoire de Nysse, qui la décide contre le sentiment commun des Juifs. Il dit que des personnes habiles dans l'étude de l'Ecriture Sainte ont assuré que la langue hébraÏque est moins ancienne que plusieurs autres langues; mais qu'entre plusieurs miracles qui se firent en leur faveur lorsqu'ils sortirent d'Egypte, on y doit mettre cette langue. Il est néanmoins beaucoup plus vraisemblable que les Hébreux étant dans la terre de Gossen, séparés des Egyptiens, conservèrent la langue de leur père Abraham surnommé l'hébreu. Le même Grégoire de Nysse se moque de ceux qui croient que Dieu a été l'auteur de la langue qu'Adam et Eve ont parlée ce qu'il appelle une sottise et une vanité ridicule des Juifs : comme si Dieu, ajoute-t-il, avait été un maître de grammaire, qui eût appris à Adam une langue qu'il aurait inventée. Dieu, selon ce même Père, a fait les choses et non pas les noms; et les hommes ont donné ensuite les noms aux choses après que Dieu les a créées. " Dieu n'est pas, dit-il, l'auteur du nom du ciel et de la terre, mais du ciel et de la terre"; puis il attribue à la nature rationnelle l'invention de toutes les langues, Dieu ayant donné aux hommes un entendement pour raisonner, dont ils se sont servis pour exprimer leurs pensées en inventant les mots. C'est en ce sens qu'on doit expliquer l'opinion de ces anciens philosophes, qui ont attribué à la nature l'invention des langues..." ( 468). (468) : ( Histoire critique du Vieux Testament, op. cit., p. 84-85). Les langues sont donc naturelles et aucune ne peut se prévaloir d'une autorité absolue. La version massorétique ne peut donc aucunement fonder son autorité sur une telle conception fondamentaliste de l'origine du langage. Par ailleurs, le plus élémentaire travail critique montre que la version massorétique n'a pas non plus un caractère absolu : " C'est avec raison que j'ai fait voir dans cette Histoire critique l'état du texte hébreu, non seulement par d'anciens manuscrits, mais aussi par les anciennes traductions qui peuvent servir souvent d'anciens exemplaires. Comme, donc, il serait ridicule d'établir une providence singulière de Dieu pour la conservation des exemplaires hébreux, plutôt que pour les exemplaires grecs du Nouveau Testament, on doit avouer franchement que les hommes ayant été les dépositaires des uns et des autres, il a été impossible qu'il ne s'y glissât plusieurs fautes par le moyen des copistes. Et il ne faut pas s'imaginer que toutes ces diverses leçons se trouvent dans les livres imprimés; car si on consulte les anciens manuscrits, on y en découvrira un bien plus grand nombre, comme Bèze même l'a observé dans une de ses lettres adressée à l'Université de Cambridge, où il avoue que son exemplaire manuscrit des Evangiles, qui était très ancien, lui fournissait beaucoup d'autres diversités qu'il avait omises, afin de ne scandaliser personne" (469). (469) : ( Ibid. p. 12-13). Au mieux, comme le note Margival, le texte massorétique fournit une interprétation utile de l'Ecriture : " Le texte de la Massore, le seul que nous possédions, n'est-il pas, tout compte fait, une véritable interprétation des textes, rédigée par les rabbins juifs d'une certaine école, à une époque relativement tardive où l'hébreu n'était depuis de longs siècles qu'une langue morte et réclamait un véritable travail de remise au point et d'adaptation" (470). (470) : ( Margival, op. cit., p. 141). D) Le fondamentalisme helléniste. Excluant le fondamentalisme massorétique, Richard Simon disqualifie tout aussi bien celui des Septante que certains milieux catholiques, à la suite de Jean Morin, ou certains protestants, comme I. Vossius, redécouvrirent alors. Pour Vossius, les Juifs, depuis l'exil ne comprennent plus l'hébreu et les Septante sont devenus le seul texte inspiré et réellement autorisé; même en Palestine, au temps du Christ, le grec est la seule langue courante (471). (471) : ( Voir Steinmann, Richard Simon et les origines de l'exégèse biblique, op. cit., p. 181, pour les détails de la polémique avec Vossius). Morin, pour lutter contre les protestants fanatiques de la version massorétique, fait tous les efforts du monde pour ôter toute autorité au texte hébreu : " Il déclare dans le commencement que son dessein est de combattre les protestants, qui se vantent de n'avoir point d'autre règle en leur religion que les originaux de la Bible; comme s'il n'était pas constant que ces premiers originaux ont été perdus et que ceux qui nous restent présentement sont remplis de fautes : d'où il conclut qu'il ne faut point chercher ailleurs de véritables exemplaires de l'Ecriture Sainte que dans l'Eglise catholique... On ne peut nier que les exemplaires hébreux et grecs, auxquels les protestants donnent la qualité d'originaux n'aient été, en effet, altérés en une infinité d'endroits : mais il ne faut pas les abandonner pour cela, afin de suivre entièrement les anciennes versions, soit grecque ou latine, que l'Eglise a autorisées par un long usage; mais on doit tâcher de réparer, le mieux qu'il sera possible, les premiers originaux de la Bible, tant sur le texte hébreu d'aujourd'hui, que sur les anciennes versions de l'Ecriture... Et bien que nous puissions établir une règle certaine de notre créance sur les anciennes versions que l'Eglise a approuvées, la même Eglise n'a pas prétendu que ces versions fussent infaillibles dans toutes leurs parties, et qu'on ne peut rien faire de plus exact. C'est pourquoi il faut modérer en cela le sentiment du Père Morin qui, sous prétexte de défendre l'autorité des anciennes traductions, reçues par un long usage dans l'Eglise, a fait tout son possible pour détruire l'autorité du texte hébreu, de la manière que les Juifs nous l'ont donné. Il y a un milieu à garder entre cette position et celle des protestants qu'il combat" ( 472). (472) : ( Histoire critique du Vieux Testament, op. cit. p. 465). Pour Simon, la Bible des Septante a aussi ses variantes, ses lacunes et ses omissions. Elle n'a pas un caractère absolu, mais conserve une grande autorité, due au fait que les Apôtres ont annoncé l'Evangile dans la langue grecque et utilisé souvent la version des Septante. Simon consacre donc une partie importante de son Histoire critique de l'Ancien Testament à étudier les opinions diverses concernant cette version (473). (473) : (Ibid., chapitres 18 et 19, p. 101 et suiv. La version des Septante a acquis, dans l'Eglise, une grande autorité du fait que c'est elle que les Apôtres ont surtout utilisée et qu'elle parlait le grec, langue d ela liturgie - à Rome jusqu'au IVème siècle, et en Orient jusqu'à nos jours. Cette version est toujours en usage en Grèce, à Jérusalem, à Alexandrie. On se souvient du mot du grand érudit bibliste P. Kalhe, qui, parodiant l'Evangile, disait : " Vendez tout et achetez une bible grecque", tant cette version lui paraissait propre à permettre de retrouver le "texte original". Simon est agacé par l'usage essentiellement polémique que Morin et les catholiques font des Septante. Ces derniers n'ont d'ailleurs "découvert" que tardivement les "vertus" des Septante, et il n'existe de nos jours quasiment aucune traduction complète de l'Ancien Testament faite sur les Septante. Tout récemment, une telle traduction vient d'être mise en chantier par Madame Harl, de la Sorbonne, et ses collaborateurs, sous le titre : La Bible d'Alexandrie). E) Le fondamentalisme partisan de la Vulgate latine. Ce qui est vrai des Septante, l'est évidemment de la Vulgate; et cela, d'autant plus que la fin du siècle précédent avait poussé à l'extrême le respect (474) dû à la version de saint Jérôme : (474) : ( Ce respect tombe dans le blasphème quand on voit le cardinal Ximénes dire de la Bible d'Alcala, où la Vulgate se trouve intercalée entre le texte hébreu et le texte grec : " On l'a placée là comme Jésus Christ entre les deux larrons" ( Tanquam duos hinc et inde latrones, medium autem Jesum). Cité par Margival, op. cit. p. 156). " On sait, écrit Margival, à quel degré de vénération quasi superstitieuse en était venu au commencement du XVIIème siècle le respect, d'ailleurs si légitime, professé de tout temps par l'Eglise pour la traduction de saint Jérôme. Ce n'était pas assez que les théologiens lui prodiguassent des éloges manifestement hyperboliques; on en arriva à prononcer les sentences les plus sévères contre quiconque était suspect de quelque tiédeur à l'endroit de la Vulgate, et l'histoire est là pour dire quelle véritable terreur biblique fut organisée en Espagne par les trop zélés partisans de la version hiéronymienne" (475). (475) : ( Margival., op. cit. p. 156. En note, Margival précise : " On peut lire dans Mariana s. j., le récit émouvant de cette persécution, et l'on ne saurait trop admirer le pathétique sobre et saisissant de ces pages où il montre les premiers personnages de l'Espagne, jeté en prison sur le simple soupçon de ne pas faire assez de cas de la version de saint Jérôme et obligés de plaider leur cause, tout chargés de chaînes, devant les officialités"). Saint Jérôme a peut-être manqué de respect pour les Septante, mais il a constaté l'inexactitude des versions antérieures sans prétendre lui-même à la perfection : " Saint Jérôme est bien éloigné de s'attribuer cette infaillibilité que quelques-uns lui ont donnée, comme s'il avait été inspiré de Dieu en faisant sa version... Saint Jérôme fait bien voir dans tous ses ouvrages qu'il n'a pas prétendu composer une nouvelle traduction de la Bible en qualité de prophète parce qu'il corrige et retouche assez souvent ce qu'il avait déjà traduit" (476). (476) : ( Histoire critique du Vieux Testament, page 248). Saint Jérôme est ainsi une sorte de modèle pour Simon qui voit en lui un "anti-fondamentaliste" exemplaire (477). (477) : (Il est évident que Ricahrd Simon se considère parfois lui-même comme un nouveau saint Jérôme. Cf chap. XI et suiv, p. 42 et suiv.). La recherche du critère herméneutique Puisqu'aucun texte n'est totalement préservé d ela corruption, et qu'aucune langue n'est absolue, c'est donc en dehors des versions de l'Ecriture tant hébraïques, que grecques ou latines, qu'il faut chercher le critère d'interprétation de la Bible. Et ce critère, c'est l'Eglise, comme le note Simon, à propos de Walton, auquel il donne tort d'avoir recours "à la providence de Dieu, qui n'a pu permettre, selon lui, cette corruption des livres sacrés. Ce n'est pourtant pas le sentiment de la plupart des Pères, qui ont prétendu que le Vieux Testament avait été corrompu par les Juifs, et le Nouveau par les hérétiques. Ils ne laissaient pas pour cela de reconnaître la Providence de Dieu. Ainsi, il faut apporter d'autres preuves pour faire voir que les Juifs n'ont point corrompu leurs exemplaires, que celles qui sont prises de cette providence divine. Je ne trouve pas non plus que l'autre preuve qu'il tire de l'autorité de l'Eglise, qui a comme dépôt les livres sacrés, soit tout-à-fait concluante. L'Eglise a toujours conservé les vérités contenues dans l'Ecriture, mais elle n'a pas pour cela donné l'esprit de sincérité aux copistes qui décrivaient les exemplaires de la Bible, et elle ne les a pas empêchés d'introduire des changements dans leurs exemplaires" (478). (478) : ( Histoire critique du Vieux Testament, op. cit. p. 492- 493). La doctrine de l'Ecriture prêchée par les Apôtres est donc le critère : " Les Apôtres ont cité les livres de l'Ecriture de la manière qu'ils étaient alors, soit qu'ils fussent corrompus, ou qu'ils ne le fussent point. Leurs citations n'y ont apporté aucun changement : et ainsi il faut chercher d'autres preuves que celles-là, pour montrer qu'au temps de notre Seigneur les exemplaires de la Bible étaient conformes aux anciens originaux. On ne doit pas raisonner de l'Ecriture, comme de la plupart des autres actes, auxquels on n'est point obligé de croire, s'ils ne sont tout-à-fait conformes à leur original. Mais l'Ecriture, soit qu'elle ait été corrompue, ou qu'elle ne l'ait point été, peut être citée comme un acte authentique, lorsqu'elle est renfermée dans les bornes que nous avons marquées ci-dessus; c'est-à-dire lorsqu'elle se trouve conforme à la doctrine de l'Eglise; et c'est en ce sens que les Pères ont dit que la seule et véritable Ecriture ne se trouve que dans l'Eglise et qu'il n'y a qu'elle qui la possède. Comme les anciens hérétiques avaient corrompu le texte du Nouveau Testament, et qu'il était impossible de le rétablir parfaitement sans le secours des premiers originaux, les premiers Pères ont tous eu recours aux exemplaires qui se conservaient dans l'Eglise parce qu'ils ne pouvaient être suspects de corruption, bien qu'en effet ils pussent avoir été corrompus. Voilà de quelle manière la Providence de Dieu a conservé l'Ecriture dans l'Eglise, en y conservant la pureté de la doctrine, et non pas en empêchant qu'on ne corrompît les exemplaires de la Bible" (479). (479) : ( Ibid. p. 494-495). Simon fait même l'hypothèse limite que l'Ecriture pourrait disparaître sans que la vraie religion soit détruite : " Quand saint Paul a dit que l'Eglise était "la colonne et l'appui de la vérité" ( Tim. 3, 15), cela ne s'entend pas des grammairiens ou critiques qui ont reçu des exemplaires de la Bible; mais il a voulu marquer qu'on ne doit point chercher la vérité d ela religion que dans l'Eglise, qui possède seule l'Ecriture, parce qu'elle en possède le véritable sens. C'est pourquoi, quand bien même il n'y aurait plus dans le monde aucun exemplaire de la Bible, la Religion ne laisserait pas de se conserver, parce que l'Eglise subsisterait toujours. Voilà le sentiment des Pères sur ce sujet, desquels Walton semble s'être éloigné pour s'accommoder au principe des protestants qui ne reconnaissent point la tradition d el'Eglise" (480). (480) : ( Ibid. p. 489). La tradition comme critère. L'Eglise est le critère, puisqu'elle possède la vraie doctrine, mais quel est, à son tour, le critère d ela vraie doctrine? Nous avons vu (481) que Simon a clairement répondu à cette question : la tradition de ce qui a été toujours et partout cru dans l'Eglise telle que la définit saint Vincent de Lérins. (481) : ( Cf chapitre I, ci-dessus, l'introduction de Simon à l'Histoire des Commentateurs du Nouveau Testament). Sur la question de la prédestination et de la grâce, les règles de Vincent s'appliquent parfaitement, puisqu'il est vraisemblable qu'elles ont été écrites pendant la querelle dite "semi-pélagienne". C'est Augustin, notamment, que vise l'exemple d'Origène, et c'est sa doctrine qui est inconnue du témoigange ancien de l'Eglise (482). (482) : ( Le P. Michel Azkoul l'a bien vu dans son livre sur Augustin et l'Eglise orthodoxe : " Dans ses Commonitoria, Vincent attaquait indirectement l'augustinisme, s'efforçant d'en montrer la non-conformité à la tradition chrétienne. Toutefois, son traité ne s'en prend jamais ouvertement à Augustin, " et cela est en accord avec la lettre de Célestin" ( G. Weigel, Faustus of Riez, Philadelphia 1958, p. 49 et suiv et note 77). Il vaut la peine de remarquer, avec Owen Chadwick, que le fameux canon de saint Vincent quod ubique, quod semper, quod ab omnibus visait probablement Augustin, car si peu qu'on l'applique, " la théologie d'Augustin est par terre" ( Jean Cassien, Cambridge, 1968), p. 120".). L'Histoire critique des Commentateurs du Nouveau Testament continue de façon systématique le travail entrepris par saint Jean Cassien, saint Vincent de Lérins et saint Fauste de Riez sur le caractère peu traditionnel de la doctrine augustinienne de la prédestination. Mais il est peu probable que ce critère puisse être toujours généralisé, ou qu'il soit suffisant lorsqu'on fait glisser la tradition sur la théorie du développement du dogme (483). (483) : ( Cette théorie est très ancienne : elle remonte à Augustin et provient notamment des Confessions et des Rétractations. On la trouve aussi très tôt, dès l'époque des Carolingiens, dans l'argumentation franke. L'argument, repris par Newton, ne peut en aucun cas être considéré comme un critère biblique de l'herméneutique, qui se trouverait dans l'Ecriture. Car, qu'est-ce donc qui ferait "progresser" les dogmes, sinon la spéculation philosophique étrangère à l'Ecriture?). Simon a tendance à restreindre, en effet, les questions dogmatiques essentielles, et sa lutte demeure parfois purement érudite, sans conséquence, seulement négative. Or, il semble que saint Vincent de Lérins n'ait pas cherché lui-même à faire de son canon une théorie générale pour " tous les temps", et que Simon hérite ici de l'utilisation partisane du Commonitorium à l'oeuvre durant la guerre entre protestants et catholiques (484). (484) : ( L'ouvrage de saint Vincent, d'ailleurs incomplet, a été ignoré ou très peu cité durant le Moyen-Age. Il ets réapparu au XVIème siècle et est devenu alors l'un des arguments majeurs des catholiques contre les protestants. Le fait qu'il soit resté si longtemps caché s'explique peut-être par son caractère "semi-pélagien", comme on l'a dit). Quoi qu'il en soit, le canon de saint Vincent, quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est ( ce qui a été cru partout, ce qui a été cru toujours, ce qui a été cru par tous) ne peut pas être un critère absolu comme le note le théologien Georges Florovsky : " Très souvent la mesure de la vérité est le témoignage de la minorité. Il peut très bien arriver que l'Eglise Catholique (Universelle) se réduise à n'être elle-même qu'un "petit troupeau"". Il pourrait bien arriver que les hérétiques se répandent partout, ubique, et que l'Eglise, reléguée à l'arrière-plan de l'histoire, se retire dans le désert. Dans le passé cela a été plus d'une fois le cas, et il est tout-à-fait possible qu'il en soit à nouveau ainsi. A strictement parler, le canon de saint Vincent a quelque chose d'une tautologie. Le mot omnes doit être rapporté à ceux qui sont "orthodoxes". Dans ce cas le critère perd sa signification. Idem est défini par idem. Et de quelle éternité ou de quelle perpétuité cette règle parle-t-elle? De quel semper et de quel ubique s'agit-il? Parle-t-elle de l'expérience de la foi ou des définitions de foi? Dans ce dernier cas le canon devient une formule dangereusement minimisante. Car pas une des définitions dogmatiques ne satisfait à strictement parler la demande du semper et du ubique" (485). (485) : (G. Florovsky : Bible, Church, Tradition : an eastern orthodox view. Vol. 1 des oeuvres. Belmont, 1987, p.51. A l'époque de l'arianisme, à celle du monothélitisme comme aux temps de l'iconoclasme, la foi acceptée presque partout et presque par tous était celle des ariens, des monothélistes et des iconoclastes. La vie de saint Maxime le Confesseur est particulièrement intéressante de ce point de vue. La Lumière du Thabor, n°11, 1986). Autrement dit, le canon de saint Vincent n'a de sens que dans la querelle historique du cinquième siècle sur la prédestination ou dans d'autres querelles semblables; il n'est pas généralisable, car ou bien il demeure vague, ou bien il restreint les définitions dogmatiques. Mais Simon ne pouvait guère imaginer d'autre critère de la Tradition. L'herméneutique des Pères. Comme l'a noté très justement Richard Simon, à propos de saint Grégoire de Nysse, l'herméneutique des Pères n'est en rien fondamentaliste. Puisqu'il n'y a aucune analogie entre le créé et l'incréé, " tout homme est menteur", aucun langage humain ne peut désigner adéquatement la réalité de Dieu qui est au-dessus de l'intelligence et de l'être : " Quand David, écrit saint Grégoire de Nysse, éprouva le désir de parler dignement de ce qu'il avait vu, il créa cette phrase que tous chantent : " tout homme est menteur", c'est-à-dire, à mon avis du moins, que tout homme confiant à un langage le soin de traduire cette lumière ineffable est réellement un menteur, non par haine de la vérité, mais par faiblesse des moyens d'expression" (486). (486) : ( Saint Grégoire de Nysse, De la Virginité, coll. Sources Chrétiennes. Paris, p. 377. Cité par M. Canevet, Grégoire de Nysse et l'herméneutique biblique. Paris, 1983). Pour les Pères, les mots employés par l'Ecriture sont des mots créés, imparfaits, qui sont utilisés pour parler d ela Révélation, mais ils ne sont pas la Révélation elle-même. La Révélation de Dieu et de sa gloire aux saints de l'Ancien et du Nouveau Testament est une expérience qui dépasse la discursivité et l'intelligence, expérience dont le modèle est, toujours selon saint Grégoire de Nysse (487), celle que fit Moïse sur le Mont Sinaï lorsqu'il " vit invisiblement" et "entendit inaudiblement", au-dessus de toute vision et de toute audition, la présence, l'énergie incréée de Dieu. (487) : ( Saint Grégoire de Nysse, Vie de Moïse. Sources chrétiennes n°1. Le Cerf, Paris. Voir notre introduction au livre du Père Justin Popovic : L'homme et le Dieu-Homme, L'Age d'Homme, Lausanne, 1989). Cette expérience de la vision de Dieu, que les Pères ont nommée divinisation, déification, glorification et que l'on trouve chez les Prophètes, chez les Apôtres et chez les saints, est la Révélation jamais interrompue dans l'Eglise depuis la Pentecôte où les Apôtres en reçurent la plénitude, autant qu'il peut être donné à l'homme de la recevoir. Lorsque les Apôtres ou les saints veulent conduire quelqu'un d'autre à cette même expérience, ou protéger leurs fidèles des déformations hérétiques, ils emploient des mots créés pour les y aider, tout en continuant à les guider spirituellement. Ainsi se sont constitués les écrits patristiques et les décisions des conciles oecuméniques. Ici, nous nous permettons de citer une fois de plus un article de Jean Romanidès : " Examen critique des applications de la théologie", qui résume parfaitement cette distinction nécessaire entre la Révélation elle-même et l'Ecriture qui parle de la Révélation : " L'idée même que la Bible puisse être identifiée à la Révalation n'est pas seulement ridicule du point de vue patristique, mais est évidemment une hérésie. La Bible n'est pas la Révélation, elle parle de la Révélation. La Bible est l'unique critère de la Révélation authentique, mais celle-ci n'est en aucune façon limitée à la Bible et au temps de la Bible. La Pentecôte est la forme finale la plus haute de la Révélation, le Saint Esprit ayant conduit, selon la promesse du Christ, les Apôtres dans toute la Vérité. Mais la Pentecôte n'est pas un événement historique unique : c'est une expérience qui se poursuit dans l'Eglise. La glorification, dans et par le Christ, est accordée comme un don à ceux qui ont atteint divers degrés de perfection, c'est-à-dire à ceux qui sont passés de la purification à l'illumination et ont atteint les formes les plus élevées de la théoria (contemplation), autrement appelée théosis (déification) ou "glorification". " En d'autres termes, l'expérience pentecostale des Apôtres constitue le coeur même de la Tradition transmise d'âge en âge par le Christ : en sorte que l'Eglise Orthodoxe possède, en son sein, aussi bien dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament, des témoins vivants de la glorification en Christ qui ont, par conséquent, la pleine intelligence de la révélation de la Gloire de Dieu dans le Christ. " La Bible n'est pas elle-même la Gloire incréée de Dieu en Christ, ni son humanité glorifiée; c'est pourquoi la Bible n'est pas la Révélation. La Bible, par exemple, n'est pas la Pentecôte, mais traite de la Pentecôte. La glorification des Prophètes, des Apôtres et des Saints dans l'humanité du Christ, voilà ce qu'est la Pentecôte en ses différents degrés, et, par conséquent, la Révélation. La Pentecôte constitue, pour l'homme, la forme ultime d ela glorification en Christ. Loin d'être seulement une expérience passée, c'est une expérience continue à l'intérieur de l'Eglise, expérience qui admet des mots et des images, tout en transcendant tout mot et toute image. Elle implique le corps, l'intellect et la faculté noétique, mais ne peut être ni conçue ni exprimée par des mots. Par conséquent, l'aspect le plus important de la Révélation pentecostale ne peut s'identifier avec la Bible, laquelle se compose de mots, de concepts et d'images; voilà pourquoi l'expérience pentecostale est à la fois contenue dans la Bible et transcendante à la BIble. La Bible, en effet, n'est pas en soi la révélation pentecostale de la gloire de Dieu dans le Christ par le Saint Esprit. " Pour l'indiquer de manière schématique, les concepts et les images sont utilisés par les Prophètes, les Apôtres et par le Verbe incarné Lui-même, pour l'instruction de ceux qui cheminent vers la purification et l'illumination - méthode catéchétique qui est celle de la Bible elle-même et qui, jusqu' présent, est en usage dans l'Eglise. A ceux qui ne font pas partie des illuminés, c'est-à-dire aux hommes qui sont en voie de purification ou ont encore besoin de la recevoir, le Christ enseigne en paraboles la venue du règne de Dieu, dans la mesure où regardant ils ne peuvent voir et écoutant ils ne peuvent entendre. Il en est ainsi, parce que le Règne de Dieu ne peut se développer dans la faculté noétique que dans la mesure où l'influence du démon en est chassé. En effet, au fur et à mesure que cette influence se trouve chassée et que le Règne ou la grâce du Christ l'emporte, la faculté noétique commence à se libérer de l'esclavage de l'intellect et du corps, faisant passer l'homme du degré de la purification à celui de l'illumination. A ce stade, l'être humain parvient à une claire intelligence de ce que veulent dire les concepts et les images de la Bible, et il comprend, du même coup, ce qu'ils ne signifient nullement. "Les concepts et images concernant Dieu et sa relation au monde dans le Christ par le Saint Esprit sont des expressions de la Révélation destinées à ceux qui passent par l'étape de la purification et montent vers les degrés les plus élevés de l'illumination. Toutefois, la révélation de la gloire de Dieu dans le Christ et le Saint Esprit transcende l'illumination, laquelle est la connaissance relative au Père, au Fils et au Saint Esprit, mais non pas encore la connaissance de la Sainte Trinité dans l'humanité élevée et glorifiée du Christ ( connaissance reçue) dans la Pentecôte et après la Pentecôte. L'humanité élevée et glorifiée du Verbe (Logos) qui réside dans le Père et le Saint Esprit ne peut pas être exprimée par des concepts et des images. L'homme ne peut, en effet, ni concevoir, ni exprimer la Sainte Trinité et l'Incarnation du Logos. Mais l'homme glorifié dans et par la nature humaine du Christ peut expérimenter toute la vérité révélée dans la Pentecôte en une expérience qui transcende l'expérience, une vision qui transcende toute vision, une audition qui transecende toute audition, une sensation qui transcende toute sensation, une gustation qui transcende toute gustation, une olfaction qui transcende toute odeur, une connaissance qui passe toute connaissance, une intelligence au-delà de toute intelligence. " C'est pour cette raison même que la Révalation de la Pentecôte ne peut être exprimée par des images ni par des mots créés, ni par des concepts. Le Christ dit à ses disciples qu'ils étaient devenus ses amis en atteignant le degré de l'illumination : " J'ai encore beaucoup d'autres choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les comprendre maintenant. Quand il sera venu, Lui, l'Esprit de Vérité, il vous conduire dans toute la Vérité; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il aura entendu et vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, parce qu'il prendra de ce qui est à moi et vous l'annoncera. Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, et puis encore un peu de tempset vous me verrez de nouveau." (Jean 16, 12-15). " A la dfférence d'Augustin, les Pères de l'Eglise sont à la fois les héritiers et les témoins de la Tradition et de la réalité présente qui enseignent que la promesse du Christ aux Apôtres, que le Saint Esprit les conduirait "dans toute la Vérité", s'est accomplie le jour de la Pentecôte. " Il importe de garder à l'esprit que, contrairement aux allégations des Latins et des Protestants, la Révélation ne consiste pas en elle-même dans la transmission des concepts et des images dont se servent ceux qui ont reçu la Révélation pour exprimer, à l'intention de leurs disciples encore non glorifiés, les actions et la volonté de Dieu. " Par conséquent, les concepts bibliques ne sont que l'étape préparatoire à la Révélation; Toutes les paroles créées du Christ, rapportées dans la Bible, ne sont elles-mêmes qu'un étape préparant à la réception des paroles incréées de Dieu, lesquelles sont silencieuses. " Que le Saint Esprit a conduit les Apôtres à la Vérité tout entière, ne veut pas dire que les Apôtres avaient reçu, avant la Pentecôte, la révélation d'un certain nombre de concepts - sur Dieu et sur sa relation à l'homme et au monde, dans le Christ, par le Saint Esprit - et que, dans la Pentecôte, ils ont reçu celle de tous les concepts non encore révélés. S'il en était ainsi, la théologie des Pères et des Conciles ne serait rien d'autre qu'une série de déviations par rapport à la vérité complète révélée à la Pentecôte. "Comme nous l'avons vu, la tradition augustinienne - pour laquelle la Révélation n'est que la transmission à l'intellect de concepts et d'idées immuables - applique la promesse à l'oeuvre supposée du Saint Esprit, qui conduirait les individus et l'Eglise à une intelligence meilleure et plus profonde des données de la Révélation. Ainsi se trouve, en quelque façon, justifiée l'oeuvre des Pères et des Conciles. Telle fut la ligne adoptée par les Franks et qui continue de dominer la compréhension de la théologie telle que les Latins l'entendent jusqu'à aujourd'hui. " De ce point de vue, la tradition protestante de la sola scriptura ( l'Ecriture seule) se rapprocherait davantage de la tradition patristique; mais elle en diffère radicalement lorsqu'elle identifie cette scriptura avec la parole de Dieu et la révélation" (488). L'expérience directe de Dieu faite par les saints déifiés caractérise donc la méthode patristique, l'identité d'expérience leur permettant de se reconnaître les uns les autres, et de saisir, au-delà des mots créés, quelle est la source vivante de leur inspiration. Au contraire, la méthode spéculative issue d'Augustin interdit toute découverte d'un critère herméneutique véritable : le dogme évolue parce que la spéculation sur le dogme progresse. Romanidès distingue nettement les deux méthodes : " A l'opposé de l'approche augustinienne et eunomienne des Franks sur le langage conceptuel concernant Dieu, nous avons la position patristique, exprimée par saint Grégoire le Théologien dans sa polémique contre les eunomiens. " Platon avait affirmé qu'il est difficile de concevoir Dieu mais que le définir et l'exprimer est chose impossible. Saint Grégoire rejette cette affirmation et souligne qu'"il est impossible de l'exprimer et plus impossible encore de le concevoir : car ce qui peut-être conçu peut également être exprimé, sinon clairement, du moins approximativement, dans le langage". " L'élément le plus important de la théorie patristique de la connaissance - la doctrine de la cognoscibilité partielle des actions ou énergies divines, et de l'absolue et radicale incogniscibilité et incommunicabilité de l'essence divine -, c'est que cette doctrine ne résulte pas d'une spéculation théologique ou philosophique, - comme c'est le cas chez Paul de Samosate, dans l'arianisme ou dans le nestorianisme. Elle est le résultat d'une expérience personnelle de la révélation, c'est-à-dire de la participation à la gloire incréée de Dieu par l'illumination et la théoria. " La spéculation dialectique ne peut jamais devenir la source de la doctrine autorisée et l'Eglise ne peut pas, fût-ce par l'intermédiaire du pape, des conciles ou des savants biblicistes protestants, transformer en dogmes des recherches spéculatives comme le croyaient les Franks et leurs successeurs. L'autorité, pour la vérité chrétienne, ne tient pas dans les mots écrits de la Bible même, lesquels ne peuvent par eux-mêmes exprimer Dieu ou constituer un concept adéquat de Dieu. Elle réside, bien plutôt, dans l'Apôtre, dans le Prophète, dans le saint glorifié en Christ et uni, dans cette expérience de la gloire, à tous les amis de Dieu dans tous les siècles. " Ainsi la Bible, les écrits des Pères et les décisions des Conciles ne sont pas la révélation, mais sont au sujet de la révélation. La révélation elle-même transcende mots et concepts, bien qu'elle conduise ceux qui participent à la gloire, à exprimer avec précision et fidélité ce qui, en soi, demeure impossible à exprimer dans les mots et les concepts. "Il faut donc que, sous la conduite des saints, qui ont la connaissance expérimentale, les fidèles comprennent que Dieu ne doit pas être identifié avec les mots et les concepts bibliques, qui le visent néanmoins infailliblement, lorsqu'on les étudie guidé par ceux qui ont atteint la théoria. Les fidèles savent très bien que c'est une hérésie de croire que les concepts bibliques exprimés par des mots peuvent être compris par un "intellect croyant", sans plus; car l'acquisition d'une compréhension intellectuelle de Dieu, selon la méthode et la science biblique des Pères sur Dieu, mène à une connaissance de Dieu supra-intellective et supra-noétique, qui, en un sens, est renfermée dans la Bible, mais en même temps transcende les expressions contenues dans la Bible" (489). (489) : (Id., Ibid., p. 75-76). La méthode des Pères est biblique, au sens où elle suit celle des Prophètes qui voyaient la gloire de Dieu, et qui prophétisaient ou légiféraient seulement lorsqu'ils avaient fait l'expérience de Dieu, comme l'ont fait plus tard les Apôtres et les Pères qui interdisent de parler de Dieu avant de s'être purifié pour Dieu, selon le mot de saint Grégoire le Théologien : " Ce n'est pas à n'importe qui qu'il appartient de disputer de Dieu...Cela n'appartient pas à tous, car c'est le fait de ceux qui se sont exercés et se sont avancés dans la théoria et, avant cela, qui ont purifié leur âme et leur corps, ou, à la rigueur, sont en train de le faire" (490). (490) : (Saint Grégoire de Nazianze, Discours Théologiques, 27, 3; éd. Gallay, coll. Sources Chrétiennes, Le Cerf, 1978, p. 76-77). Illégitimité de l'augustinisme en théologie A plusieurs titres l'augustinisme est tout-à-fait illégitime en théologie : A) Tout d'abord, il a été imposé, à l'époque carolingienne, par les Franks qui ont identifié sa méthode philosophique avec une théologie supérieure, leur donnant le droit de mépriser les "Grecs" - c'est-à-dire les Romains de l'Orient - et de dominer les Romains d'Occident. La Théologie des Franks aurait dû cesser définitivement avant la Révolution de 1789 comme Quinet et Michelet l'ont bien vu. B) L'augustinisme est illégitime parce qu'il parle de Dieu sans l'avoir expérimenté directement, et sans se référer nettement à ceux qui l'ont expérimenté. A la théologie patristique qui repose sur la vision de Dieu et la glorification, Augustin a substitué une enquête par analogie, une connaissance spéculative de Dieu, fondée sur des universaux qui n'existent, selon la tradition patristique, ni en Dieu, ni dans la nature. C) L'oeuvre de l'évêque d'Hippone, enfin, a servi de principe premier à une théologie de la rédemption fondée sur la culpabilité originelle et la prédestination; elle est notamment la source des écrits d'Anselme de Cantorbéry. Or une telle doctrine a désespéré les âmes de ceux qui cherchaient le Dieu d'amour dont parle l'Ecriture, qui s'est incarné pour sauver tous les hommes, c'est-à-dire tous ceux qui le veulent. Soutenu par les théologiens carolingiens, puis par les scolastiques, l'augustinisme a donc été un élément étranger à la tradition patristique romaine qui avait formé l'Occident. C'est donc illégitimement qu'il se réclamait de toute la tradition patristique qu'il n'exprime aucunement. Et c'est très légitimement que Richard Simon en a critiqué les méfaits en Occident. CONCLUSION I Richard Simon et l'abandon de la métaphysique Il est nécessaire que la doxa universitaire, en France particulièrement, prenne acte aujourd'hui du fait que la pensée la plus neuve du dix-septième siècle a été celle de Richard Simon (491); (491) : ( Limiter Richard Simon à l'exégèse n'aurait guère plus de sens que de restreindre Arnauld à la Logique ou Nicole à la Morale). et cela, non seulement parce qu'il a renversé le fondamentalisme scolastique qui sacralisait les mots latins de la Bible, mais surtout parce qu'il a été un des seuls à ne pas remplacer la métaphysique médiévale par une autre métaphysique. A l'Aristote latin usé des commentateurs scolastiques, il n'a pas substitué un Platon augustinisé comme l'ont fait ses contemporains les plus divers; il n'a pas identifié augustinisme et théologie comme Bossuet (492); (492) : ( Cf. Paragraphe 4 ci-dessous. Pour Bossuet, comme pour les anti-augustiniens du seizième siècle - et cet accord est curieux-, Thomas d'Aquin est en harmonie parfaite avec Augustin; il rappelle même ce fameux serment qui scandalisait tznt Simon : " L'Ecole de Scot et l'ordre de saint François n'est pas moins affectionné à saint Augustin que l'ordre de saint Dominique. Nous trouvons, dans l'Histoire générale de l'ordre des Ermites de Saint-Augustin, une célèbre dispute sur le sujet d'un serment par lequel on prétendait obliger l'université de Salamanque à suivre conjointement les sentiments de saint Augustin et de saint Thomas qu'on croyait les mêmes. Les Franciscains dirent alors que c'était faire injure à saint Augustin que d'exiger ce serment; qu'il était le docteur commun de toutes les écoles, que celle de Scot ne lui était pas moins soumise que celle de saint Thomas, et que le docteur subtil avait tiré toutes ses conclusions de ce Père, et les avait soutenues par plus de huit cents passages, qu'il en avait allégués dans ses écrits. Ainsi, conclut Bossuet, il n'y eut jamais aucune dispute sur l'autorité de saint Augustin. Elle est demeurée inviolable à toute l'Ecole". ( Défense de la Tradition..., cité par Nourrisson, op. cit., tome 2, p. 174). Cependant, Bossuet semble plus platonisant qu'aristotélisant : dans sa Logique, il défend la théorie des idées en Dieu qu'il soutient par Platon " ce divin philosophe qui a mis dans l'esprit de Dieu, avant que le monde fût construit, le monde intellectuel des idées" ( Logique, livre 1, 37; cité par Nourrisson page 255). mais, comme le remarque Nourrisson, " c'est par Augustin qu'il interprète Platon, ou mieux encore, qu'il le corrige" (Nourrisson, op. cit. p. 25-).). ni cru, comme Pascal, que Platon disposait au christianisme, là où il ne disposait qu'à la lecture de l'oeuvre du brillant catéchumène de Cassciacum (493); (493) : ( Pascal, Oeuvres Complètes, Edition Lafuma, Seuil 1963. Pensée 612, page 586 : " Platon pour disposer au christianisme". Ce que nous voulons dire, c'est que Pascal a trouvé dans l'oeuvre d'Augustin cette image d'un Platon connaissant Dieu, et par là prédisposant au christianisme. En ce sens Platon - dont de nombreux Pères, notamment saint Jean Chrysostome, ont explicitement condamné les doctrines - ne prédispose, au mieux, qu'au christianisme platonisant d'Augustin). il n'a pas, comme Port-Royal, utilisé la métaphysique augustinienne pour justifier la méthode et la doctrine cartésiennes (494); (494) : ( Nourrisson a relevé ce passage étrange des Mémoires de M. Fontaine ( tome 3, p. 75) sur l'influence de Descartes à Port Royal : " Combien s'éleva-t-il de petites agitations dans ce désert touchant les sciences humaines de la philosophie et les nouvelles opinions de M. Descartes! Comme M. Arnaud, dans ses heures de relâche, s'en entretenait avec ses amis plus particuliers, insensiblement cela se répandit partout, et cette solitude, dans les heures d'entretiens, ne retentissait plus que de ces discours. Il n'y avait guère de solitaire qui ne parlât d'automate. On ne se faisait plus une affaire de battre un chien" L'enthousiasme de Port-Royal, selon Nourrisson (p. 207) n'était peut-être pas désintéressé : " La vérité est que Port Royal admira et adopta dans Descartes un célèbre et moderne disciple de saint Augustin. Dans le cartésianisme, il crut rencontrer une sorte d'expression populaire de l'augustinisme approprié aux temps nouveaux"). lequel Port-Royal fut bientôt suivi sur cette voie par Descartes lui-même et ses nombreux épigones (495). (495) : ( Ce faisant, Mersenne et Descartes n'ont peut-être pas été dénués non plus d'arrière-pensées. Nourrisson note que Mersenne écrit à Voët en 1642 : " Si Descartes continue comme il a commencé, il me semble déjà que je puis faire voir qu'il n'avance rien qui ne s'accorde avec Platon et Aristote, pourvu qu'ils soient bien entendus, et à quoi cet aigle des docteurs, saint Augustin, me fait souscrire; en sorte que plus un homme sera savant dans la doctrine de saint Augustin, et plus sera-t-il disposé à embrasser la philosophie de M. Descartes". Nourrisson, qui suit sur ce point le P. Daniel, semble penser que Descartes utilisa délibérément cet appui des augustiniens. Il fut très sérieusement suivi par De La Forge, Clerselier, Clauberg, Regis...). Simon n'a pas non plus, comme Malebranche et Fénelon (496), dans leur polémique, revendiqué pour lui un autre Augustin, ni n'en a appelé, avec nos contemporains, de l'augustinisme à saint Augustin ( 497). (496) : ( En résumé Malebranche est augustinien parce que platonicien et Fénelon platonicien parce qu'augustinien. De Fénelon, qui distingue jansénisme et augustinisme, il faut lire notamment l'Institution pastorale en forme de dialogues, adressée au clergé et au peuple de son diocèse, et toute la polémique contre Malebranche. Sur Fénelon, voir l'étude d'Henri Gouhier, Fénelon philosophe, Paris 1977). (497) : ( C'est Marrou qui écrivait dans son petit Saint Augustin : " La tâche qui nous est fixée devient dès lors facile à définir ( E. Gilson en 1930, Maurice Nédoncelle ou A. Mandouze en 1954 l'ont bien vue) : en appeler sans cesse de l'augustinisme, de tous les augustinismes, à saint Augustin"). Au contraire, Simon a pris acte du fait qu'il n'y avait aucune philosophia perennis, c'est-à-dire aucune métaphysique supra historique, tout simplement parce que philosophie -pseudo-éternité du discours- et Tradition - c'est-à-dire transmission historique - s'opposent littéralement. Après Simon, et les grands auteurs du XVIème et du XVIIème siècle dont il se réclame, penser en termes de métaphysique la théologie et la tradition chrétienne, c'est régresser, c'est être "réactionnaire", revenir aux temps les plus obscurs du Moyen Age, sans raison aucune, puisque l'état de la connaissance n'est plus le même. Certes, il reste à expliquer alors deux faits majeurs, deux causes essentielles de l'embarras dans lequel se trouve aujourd'hui la théologie et la philosophie en Occident. Tout d'abord, le spécialiste d'histoire littéraire se demandera pourquoi l'Université Française, sous la Troisième République, en plein positivisme, a été à ce point fascinée par Bossuet, Pascal, Port-Royal, au point de faire du XVIIème siècle le "siècle de saint Augustin" (498). (498) : ( Le mot est de J. Dagens : " Le XVIIème siècle est le siècle de saint Augustin". Il a été repris par Philippe Sellier dans le n° 135 ( avril-juin 1982) de la revue XVIIème siècle). Il y a certainement plusieurs réponses à cette question, tant psychologiques qu'idéologiques; l'une d'entre elles n'a peut-être pas suffisamment été notée : le poids immense du Port Royal de Sainte Beuve, qui est resté à la fois si ignorant de Richard Simon et si injuste pour lui. Sainte Beuve, en effet, ne traite aucunement des polémiques de Simon avec Port-Royal, et le définit, à propos de Malebranche, de la façon suivante: " Le célèbre Richard Simon, alors de l'Oratoire, et le prochain introducteur du rationalisme dans l'exégèse...(499). (499) : ( Sainte Beuve, Port Royal, dans la Bibliothèque de la Pléiade, tome 3, p. 327). Sainte Beuve mentionne à peine trois ou quatre fois R. Simon. Margival a été l'un des premiers à avoir vu l'importance de la polémique entre Simon et Port Royal, mais son livre apparaît comme trop restreint à l'exégèse). Une telle limitation de la pensée de Richard Simon a sans doute pesé lourd dans sa quasi élimination de nos manuels. Le second point est plus essentiel : comment est-il possible aujourd'hui de fonder les études théologiques sur des philosophies qui se sont révélées erronées ou si mal interprétées par les scolastiques? Comment peut-on maintenir en théologie des méthodes qui s'apparentent peu ou prou à une métaphysique, désormais reconnue comme essentiellement caduque? Alors que les protestants allemands, anglais, américains y ont renoncé (500), la plupart des théologiens ou philosophes catholiques français, de Gilson à Tresmontant, identifient métaphysique et théologie : (500) : ( Mentionnons ainsi que K. Barth, pourtant si "philosophe", abandonne lui aussi l'interprétation métaphysique de Exode 3, 14, en se fondant sur le double refus de la théologie naturelle et de l'analogia entis. Voir l'article de G. M. Widmer, " L'interprétation barthienne d'Exode 3, 14", dans Celui qui est, Interprétations juives et chrétiennes d'Exode 3, 14. Paris, Le Cerf, 1986, p. 277-301). " Oui, c'est un comble! écrit C. Tresmontant, l'orthodoxie exige que l'on professe que la métaphysique est possible! D'ailleurs, l'Eglise de Rome, ou plus précisément la partie de l'Eglise de Rome qui est orthodoxe, est le seul lieu sans doute, dans l'humanité en cette fin du XXème siècle, où l'on pense encore que la métaphysique est possible..." (501). Tresmontant s'oppose aux "modernistes". Il ignore que si la métaphysique est périmée, ce n'est pas seulement à cause des positions de la science moderne, qui a écarté les idées immuables comme l'astronomie a dissipé l'astrologie; la métaphysique était déjà morte devant la nouveauté évangélique, comme le proclament tous les docteurs chrétiens, depuis saint Paul et les Apologètes jusqu'aux frères de l'Eglise contemporains. Curieusement, Tresmontant relie les thèmes métaphysiques - par exemple la catégorie de la relation thomiste - à sa théorie, assez abstraite, du "monothéisme" de l'Ancien Testament. Pour lui, la spécificité de la métaphysique chrétienne vient des Prophètes. Or, il n'y a rien d eplus éloigné de la pensée aristotélicienne que l'ancien Israël (502). (502) : ( C'est aux Juifs pieux eux-mêmes que l'idée d'une métaphysique juive doit paraître le plus absurde. On ne voit pas en quoi les prophètes Elie ou Isaïe ont été philosophes au sens hellénique du terme; quant à Moïse, son rejet de la fausse science des Egyptiens est généralement présenté par les commentateurs chrétiens comme un rejet de la philosophie. En s'élevant sur le Sinaï, Moïse s'est purifié de tout ce qu'il avait appris chez les scribes de Pharaon. Il est curieux de constater que les thèses des modernes défenseurs de la "métaphysique chrétienne" rejoignent, sur le fond, les assertions de certains "historiens" de l'Antiquité, Artapan, Apion et Chérémon, lesquels, par hostilité au judaïsme, déclaraient que Moïse était un hiérogrammate égyptien qui n'avait jamais oublié sa philosophie païenne. Même Philon d'Alexandrie, le plus éhelléniste" des Juifs, lorsqu'il écrit sur la contemplation, ne fait pas un traité platonicien ou aristotélicien, mais raconte la vie des Thérapeutes, ces premiers moines dont nous ne doutons pas, avec Eusèbe de Césarée, qu'ils aient été chrétiens. Cf Philon d'Alexandrie, De vita contemplativa, Paris, 1964). Ce qui fonderait, donc, la "métaphysique" chrétienne, c'est ce qu'elle peut avoir de non-métaphysique. mais, en même temps, comme Tresmontant pose qu'il existe une "structure métaphysique" dans l'Ecriture, il l'introduit dans l'Ecriture en identifiant le concept scolastique d'être ou de Dieu avec le "monothéisme biblique". Ainsi, dans ses premiers Eléments de théologie, il définit Dieu, en citant le Concile de Vatican I, comme " une substance spirituelle unique, singulière, absolument simple et non-modifiable" (503). (503) : ( C. Tresmontant, Les premiers éléments de théologie, Paris, 1987, p. 276). A l'intérieur de cette substance purement philosophique, les personnes de la Sainte Trinité sont de pures relations, presque des modes de l'essence; certes, cela permet de justifier le Filioque, mais cela exclut totalement l'interprétation patristique des Théophanies, c'est-à-dire les manifestations du Verbe sans la chair, et sous une forme angélique, aux prophètes et aux justes de l'Ancien Testament. Gilson, plus rigoureusement à nos yeux, reconnaissait qu'il n'y avait pas de métaphysique dans l'Ecriture. S'étonnant qu'il ait fallu attendre Thomas d'Aquin pour que "la nature existentielle du problème de l'existence de Dieu" soit posée clairement, Gilson note qu'"on ne dit pas qu'ils ( les chrétiens) l'aient jamais ignoré, car tous l'ont cru, beaucoup ont fait l'effort pour le comprendre, et certains ont fait effort pour le comprendre, et certains en ont approfondi l'interprétation, avant saint Thomas, jusqu'au niveau de l'ontologie. L'identification de Dieu et de l'être est certainement un bien commun de la philosophie chrétienne, comme chrétienne, mais l'accord des penseurs chrétiens sur ce point n'empêche pas que, comme philosophes, ils ne se soient divisés sur l'interprétation de la notion d'être. L'Ecriture Sainte ne contient aucun traité de métaphysique" (504). (504) : ( E. Gilson, Le Thomisme, introduction à la philosophie de Saint Thomas d'Aquin, 4ème édition, Paris 1947, chapitre IV, p. 122-123 ( nous soulignons). Voir aussi L'être et l'Essence. Les travaux d'E. Zum Brunn ont montré la faiblesse historique de la grande interprétation gilsonienne du Sum qui sum, interprétation qui attribue au seul Thoams d'Aquin ce qui est partiellement déjà chez saint Augustin. Cf la thèse non publiée d'E. Zum Brunn et son article, celui-là publié : " La Métaphysique de l'Exode selon Thomas d'Aquin", dans le recueil Dieu et l'Etre, du Centre d'Etudes des Religions du Livre, Paris 1978; ainsi que son livre : Le Dilemme de l'Etre et du Néant chez saint Augustin, Amsterdam 1984 (2ème édition) et son article sur E. Gilson, " L'originalité ontologique de la philosophie chrétienne d'après E. Gilson", contribution au volume d'Hommages au Professeur T. Imamichi, Tokyo, 1982). Si l'Ecriture Sainte ne contient pas un tel traité de l'être en tant qu'être, on ne sait pas pourquoi les chrétiens auraient identifié le "Je suis celui qui suis" de l'Exode avec l'être de la philosophie grecque, aristotélicien ou néo-platonicien. De fait, au contraire, tous les Pères antérieurs à Augustin, et après lui, tous ceux qui ont continué la tradition première, ont vu dnas le "Je suis celui qui suis" la théophanie du Verbe asarkos ( sans la chair), se manifestant à Moïse et lui donnnant la Loi. Un monde sépare cette manifestation vivante et personnelle, qui initie le législateur, de l'Etre suprême des abstracteurs de quintessence. Saint Justin affirme même que celui qui ne sait pas que c'est le Verbe qui s'est manifesté à Moïse sur le Sinaï, celui-là ne connaît aucunement Dieu (505). (505) : ( Nous nous permettons, sur cette question vitale, de renvoyer une fois de plus à la Dogmatique du Père Jean Romanidès, ainsi qu'à notre article du Dossier H Augustin, "Le lourd sommeil dogmatique de l'Occident") Pour Gilson, ce que Moïse a vu sur le Mont Sinaï, c'est l'essence de Dieu : " Moïse l'emporte sur les autres prophètes par la vue intellectuelle qu'il eut de Dieu puisque, comme plus tard saint Paul dnas son ravissement, il a vu l'essence même de Dieu... c'est dnas cette vue face à face de l'essence divine que Moïse a vu que Dieu existe" (506). (506) : ( E. Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne, op. cit;, paris, 1961, p. 16. Or cette thèse thomiste d'une vision de l'essence divine est totalement rejetée par les Pères qui excluent et condamnent une telle vision comme une impossibilité et comme un blasphème. Elle fut défendue, au contraire, par Eunomius et d'autres ariens hérétiques. Si la possibilité d'une "philosophie chrétienne" repose, au fond des choses, sur la vision de l'essence divine, alors qu'il n'y a pas besoin d'aller plus loin pour comprendre que c'est la "philosophie chrétienne" qui leur serait apparue comme le corrélat d'une doctrine eunomienne hérétique. Pour les textes patristiques, nous renvoyons au livre de saint Jean Chrysostome, De l'incompréhensibilité de Dieu, Paris, 1970; à la Vie de Moïse, de Grégoire de Nysse, Paris 1968; et aux Discours Théologiques de saint Grégoire de Nazianze, Paris, 1978). Nous avons cité ici Tresmontant et Gilson comme deux exemples extrêmes; mais de nombreux autres auteurs catholiques, de Rahner à Ratzinger, et de Philippe à Marion (507), revendiquent, sous des formes différentes, l'usage de la métaphysique ou de la philosophie comme nécessaire à l'étude de la théologie. Quant à la papauté, en la personne de ses deux derniers représentants, elle ne cesse de renvoyer à saint Augustin, le docteur de la grâce, et à saint Thomas le "docteur commun", c'est-à-dire celui dans lequel on trouverait l'enseignement commun, général, de l'Eglise de Rome. (507) : ( Ratzinger, surnommé par certains catholiques le "Panzer-cardinal", est connu de tous comme un défenseur de la scolastique, et d'Augustin aussi bien que de Thomas d'Aquin. Rahner, partisan de l'historicité et de la philosophie plurielle, soutient clairement que " la philosophie est au coeur de la théologie", bien qu'il n'admette plus le concept de "philosophia perennis" (philosophie pérenne). Cf Rahner, Oeuvres Théologiques, tome 11, Paris 1970, p. 52, chapitre intitulé : " La réflexion philosophique ou théologique". Pour Philippe, professeur à l'Université de Fribourg, auteur de De l'être à Dieu, Paris, 1977, c'est un thomiste déclaré, un tenant de la scolastique pure et dure, comme il y en a un certain nombre aussi en France; pour Marion et le groupe de la revue Communio, métaphysique et théologie semblent se confondre; leur approche est si dialectique qu'on ne saurait dire, par exemple, au terme d'un long article sur l'Ascension, si l'auteur croit un mot de ce dogme ou non, tant sa spéculation se fait de l'extérieur. La revue Communio a publié un livre de C. Bruaire intitulé Pour la métaphysique). Aucune des nombreuses réfutations du thomisme et du néothomisme n'ébranle un tel dogmatisme anhistorique (508). (508) : ( Il convient de citer ici le Père François Brune. Malgré notre désaccord sur la question de la spiritualité - dont il a une idée étrangère à la tradition patristique, qu'il nous semble avoir puisé dans la distinction purement occidentale de la mystique et de la théologie -, la critique du thomisme et de l'augustinisme qu'il a conduite dans ses travaux, nous paraît irréfutable. cf Pour que l'homme devienne Dieu, Paris 1984 et " La réduction de la personne à l'être dans la pensée de saint Augustin et dans la scolastique", op. cit.). Certes, à cela, il y a bien une raison, non théologique à vrai dire, mais à coup sûr historique; à savoir que c'est dans le cadre et la méthode des scolastiques que se sont élaborés les différents "dogmes" qui différencient la théologie catholique ( en réalité franke) de celle des Eglises Orthodoxes et Orientales (préchalcédoniennes) ( 509). (509) : ( La méthode théologique des pré-chalcédoniens est très éloignée de celle de l'Occident, cf Eastern Orthodox and Oriental Churches, édité par J.S. Romanidès..., The Greek Orthodox Theological Review, Boston 1964-1965). Pour garder ces dogmes et les Conciles franks qui les ont proclamés, il faut maintenir comme "assistance respiratoire" la vision du monde médiévale qui les a portés à l'être. Il faut aussi maintenir, coûte que coûte, l'autorité patristique d'Augustin d'Hippone, si malmenée qu'il soit à notre époque par les érudits; car lui seul autorise et rend possible une métaphysique chrétienne, c'est-à-dire une méthode spéculative en théologie. Sans le gendarme métaphysique qui maintient les dogmes en place, ils disparaîtraient dans la nature. Pour cette raison, la "méthode augustinienne" est donnée par Gilson non comme le modèle d'une philosophie chrétienne, mais de toute philosophie chrétienne : "...L'Augustinisme est autre chose et plus qu'une philosophie chrétienne, il en est la charte et le modèle perdurable. En dehors de lui, on peut trouver des philosophies anti-chrétiennes ou des philosophies compatibles avec le christianisme, mais, pour être chrétienne en tant que philosophique, une philosophie sera augustinienne ou ne sera pas" (510). (510) : ( E. Gilson, L'avenir de la méthode augustinienne, Revue de Philosophie, 1930, p. 708). Ici, quant à la méthode philosophique, Gilson ne sépare pas Augustin et Thomas d'Aquin : " Ce qu'il importait par conséquent de comprendre, c'est que le programme de la philosophie chrétienne est un et le même pour saint Thomas et saint Augustin : invisibilia Dei per ea quae facta sunt (Rom. 1, 20) ( les choses invisibles de Dieu (sont connues) par le moyen des créatures) (511). (511) : (Id., ibid., p. 712. Dans son livre fondamental, La Philosophie au Moyen Age, Paris, 1944, p. 92-93, Gilson fait remonter aux Pères grecs une "prise de position" platonicienne devant les "philosophes" - qui fut, "pour la pensée chrétienne, le premier encouragement à chercher une interprétation philosophique de sa propre vérité". Parmi les acquis platoniciens reçus par le christianisme, Gilson note " la théorie des idées". Il ne voit pas que, dans la condamnation d'Origène, au Vème Concile Oecuménique, il y a une condamnation du "platonisme" et de la "philosophie" appliquée à la théologie. Voir note (527)). Ce que Gilson interprète à tort dans le sens de l'analogie entre le créé et l'incréé. Cette crispation sur la métaphysique et sur des dogmes fondés sur la théologie scolastique, entraîne de nombreuses erreurs, notamment des inférences historiques erronées, comme celle qui consiste à chercher dans les Pères antérieurs à Augustin, une philosophie, un platonisme qu'en réalité ils ont combattu (512). (512) : ( Il est curieux de voir que l'un des membres de Communio, R. Brague, directeur de la nouvelle collection de Théologie aux P.U.F., s'empresse d'y publier le livre d'Ivanka sur le platonisme des Pères, comme s'il n'était pas plus urgent de reconnaître une bonne fois que les Pères ne sont pas - sauf Augustin - platoniciens. Il aurait été peut-être plus judicieux de republier Baltus, Défense des Saints Pères accusés de Platonisme. Paris, 1711). Le "platonsime des Pères" est un non-sens historique. Quel que soit le platonisme dont on parle, en effet, il repose toujours sur l'idée d'une certaine ressemblance, imitation ou participation de ce monde-ci au monde d'en-haut; or, tout au contraire, la théologie patristique orthodoxe, hellénophone et latinophone, confesse qu'il n'y a aucune analogie, aucune ressemblance, aucune participation de quelque nature que ce soit, entre la créature et le Créateur, entre la création et Dieu. Certes, Augustin, qui admet une telle analogie, permet de faire remonter la méthode scolastique jusqu'au IVème siècle, mais non de la fonder bibliquement et patristiquement. Cette identification de la théologie et de la philosophie, présente dans la seule Eglise catholique, a pour conséquence de rendre impossible le dialogue théologique (officiel ou non) entre ceux qui prennent comme critère la théologie et la spiritualité biblique et patristique et ceux qui suivent Augustin, Thomas d'Aquin, Duns Scot etc... Il serait infiniment plus simple de reconnaître que le cadre historico-culturel dans lequel se sont constituées la méthode et la théologie frankes est détruit aujourd'hui, tant par une meilleure connaissance de l'exégèse et d ela dogmatique des Pères de l'Eglise que par le progrès des sciences. Les scolastiques étaient fondamentalistes : leur théologie, leur philosophie, leur "épistémologie", leur "politique" étaient étroitement et volontairement liées et dépendantes. Dès lors, pourquoi garder la théologie d'une philososphie, d'une épistémologie et d'une politique fausses et dépassées? Ce n'est pas que la théologie dépende de ces sciences; mais si les fruits, à l'épreuve du temps, se sont révélés mauvais, que vaut l'arbre théologique? Pour cette raison, nous souscrivons au jugement du Père Jean Romanidès, qui invite les orthodoxes à expliquer aux occidentaux les raisons pour lesquelles ils condamnent "Augustin": " Si l'Eglise orthodoxe pense sérieusement à un dialogue avec les descendants des franco-latins, elle doit auparavant condamner officiellement les oeuvres d'Augustin et en expliquer ensuite les raisons aux Occidentaux. Tout compromis entre les présupposés théologiques d'Augustin et la théologie des Pères est exclu" ( 513). (513) : (Cf Dossier H Augustin, p. 83). II L'authentique retour aux Pères. Pour être honnête jusqu'au bout, il faut malheureusement reconnaître que les Latins ( catholiques) ne sont pas les seuls qui doivent aujourd'hui abandonner cette scolastique qu'ils auraient dû laisser de côté dès le XVIème siècle; Les orthodoxes, eux aussi, pour diverses risons, à partir du XVIIème siècle, ont, pour le plue grand nombre, subi l'influence de la philosophie occidentale et mis en service des sous-produits de cette pensée. Les exigences du débat "oecuménique" devraient donc comporter d'abord un retour plus systématique et plus radical à la tradition patristique. Trois grands théologiens les y ont invités, et leur voix a été plus ou moins écoutée. Ce sont les Pères Georges Florovsky, Justin Popovic et Jean Romanidès. Dans Les Voies de la Théologie Russe (514), le Père georges Florovsky a montré que la crise intellectuelle et dogmatique de la Russie, à partir du XVIème siècle, avait pour cause son éloignement de la tradition patristique : (514) : ( Dernière édition russe : Paris 1988. Edition anglaise : tome I, Nordland 1979 et tome 2, Büchervertriebsanstalt, Vaduz, 1987. Comme on le voit, la traduction anglaise est récente, et la traduction française non encore publiée. Il semble que Florovsky ait rencontré de nombreuses difficultés dans les milieux russe de l'émigration et grec de la diaspora à la fin de sa vie, milieux où ses thèses n'étaient pas toujours acceptées. En revanche, un grand nombre d'universitaires américains ont été influencés par l'oeuvre du Père Georges Florovsky). "L'étude de l'histoire de la Russie m'a peu à peu renforcé dans l'idée qu'à notre époque le théologien orthodoxe peut seulement trouver lui-même la vraie mesure et la source vivante de l'inspiration créatrice dans la tradition patristique. Je suis convaincu que la rupture intellectuelle avec les oeuvres patristiques et byzantines a été la principale cause de toutes les interruptions et chutes dans le développement de la Russie. Ce livre raconte l'histoire de ces chutes. Tous les résultats authentiques de la théologie russe ont toujours été liés à un retour créatif aux sources patristiques. Que la voie étroite de la théologie patristique soit la seule véritable est manifeste, de façon particulièrement claire, dans la perspective historique. Cependant, le retour aux Pères ne doit pas être seulement intellectuel ou historique, il doit être un retour en esprit et par la prière, une vivante et créatrice auto-restauration de la plénitude de l'Eglise dans la totalité de la tradition sacrée" (515). (515) : (Tome I, p. 17 des Voies (édition anglaise). La vraie théologie est inséparable de la vraie spiritualité : " Le pouvoir invincible de la tradition patristique en théologie était une affaire vivante pour les saints Pères, une quête spirituelle (podvig), une confession de foi, une résolution créatrice de tâches existentielles" (516). (516) : (Ibidem). Au contraire, en Russie, à partir du XVIème siècle, mais surtout avec Pierre le Grand, et sa "réforme", la théologie importée d'Occident et enseignée en latin, a été une discipline desséchée, coupée de la vie de l'Eglise : " Les études théologiques ont été importées en Russie de l'Occident. Très longtemps extérieures à la Russie, elles s'exprimaient même dans une langue étrangère - différente de celle de la vie quotidienne et de celle de la prière - et restèrent comme un corps étranger dans l'organisme de l'Eglise. La théologie en Russie se développa dans un environnement artificiel et excessivement limité. Ayant commencé comme un sujet académique, elle le resta et, comme telle, ne fut plus jamais une quête de la vérité ou une confession de foi" (517). (517) : ( Ibid., tome 2, p. 290). La conséquence de cette situation fut le divorce de l'enseignement et de la vie spirituelle et l'incapacité à comprendre les livres des Pères. " La crise du byzantinisme russe durant le XVIème siècle a marqué en même temps la chute de la pensée russe hors de la tradition patristique. Certes, il n'y eut pas alors d'interruption dans le culte - en un sens la piété russe semble traditionnelle -, mais en théologie le style et la méthode patristique ont été perdus. Les oeuvres des Pères étaient devenues des documents historiques morts" (518). (518) : ( Ibid. p. 294). Malgré son opposition de principe à tout ce qui vient de l'Occident, la théologie orthodoxe se met alors à tout emprunter à la scolastique latine ou protestante, tant la doctrine que la méthode : " Le théologien orthodoxe a été trop dépendant, et ce jusqu'à aujourd'hui, des références occidentales dans ses efforts personnels. Ses sources principales viennent de mains occidentales et il lit les Pères et les Actes des COnciles Oecuméniques dans des éditions occidentales. L'histoire de l'Eglise Orthodoxe est connue principalement grâce aux travaux de longues générations de chercheurs et de professeurs occidentaux" (519). (519) : ( Ibid. p. 303. Ajoutons que pendant que les théologiens recopiaient la littérature théologique catholique et protestante, l'Etat russe persécutait et condamnait l'hésychasme en Russie). Pour Florovsky, le Métropolite Pierre Moghila et sa confession de foi, Théophane Prokopovitch et son organisation protestantisante de l'Eglise, les auteurs des grandes dogmatiques occidentalisantes du XIXème siècle, comme le Métropolite Macaire Boulgakov, témoignent de cette décadence (520). (520) : ( De Moghila (tome 1, p. 77), Florovsky écrit : " Le crypto-romanisme ( catholicisme) de Moghila, en dépit de sa fidélité aux formes orthodoxes, devait pour longtemps barrer la route à tout développement théologique libre et authentique en Orient". Propkopovitch était protestantisant, mais il maintint le caractère officiel de la Confession de Moghila. Ce qui l'intéressait, c'était de donner à l'Eglise russe une organisation semblable à celle de l'Eglise anglicane. La Dogmatique de Macaire Boulgakov a été traduite en français au XIXème siècle (Cherbulliez, 1859). Le Métropolite Macaire est tout-à-fait scolastique et augustinisant. Par exemple, il considère saint Jean Cassien comme un hérétique. De cette parodie de dogmatique, Florovsky écrit : " La Théologie Dogmatique de Macaire possède toutes les apparences d'un livre de théologie, mais c'est seulement un livre" ( p. 258 du tome 1). Sur le réformisme de Pierre le Grand, voir le livre de James Cracraft, The Church Reform of Peter the Great, Stanford 1971). Mais, d'un autre côté, ni Kizievsky, ni Khomiakov et les slavophiles, ni les théologiens anti-scolastiques, mais trop moralisants, réunis autour du Métropolite Antoine Khrapovitsky ne sont revenus authentiquement à la théologie des Pères (521). (521) : ( Kirievsky suivait, dans une version russe, la thèse franke d'un dépassement des Pères de l'Eglise. Khomiakov est très dépendant de Hegel et d'une utopie nostalgique portant sur le peuple et la terre russe. Le Métropolite Antoine Khrapovitsky a passé sa vie à dénoncer l'influence scolastique en théologie, mais, dit Florovsky, "le renoncement aux livres occidentaux ne veut pas dire libération de l'esprit occidental". Florovsky lui reproche sa théologie de la rédemption. Sur ce début du siècle et le rôle du Métropolite Antoine, voir J.W. Cunningham, A vainquished hope, the movement for church renewal in Russia, 1905-1906, New York 1981). Quant à l'école issue de Soloviev, et du groupe de la Société Religieuse et Philosophique formée en 1907 - dans laquelle on trouvait S.N. Boulgakov, Berdiaev, E. Troubetskoï, Florensky, Biély etc... - elle est très éloignée de la théologie orthodoxe (522). (522) : ( Sur la soi-disant "renaissance russe", Florovsky écrit : " La Renaissance religieuse russe, strictement parlant, était seulement un retour à l'expérience de l'idéalisme allemand et au mysticisme germanique". Cela vise surtout Berdiaev, mais Boulgakov est aussi, à ses yeux, un mélange de Soloviev, de néo-platonisme idéalisant et de patristique. Quant à Florensky, voici ce qu'il en écrit : " La tragédie romantique de la culture occidentale était plus proche et plus intelligible à Florensky que les problématiques de la tradition orthodoxe" ( Voies, tome 2, p. 275-281). L'oeuvre de Florensky et surtout celle de Boulgakov ont été traduites en français grâce à la fidélité et au zèle de C. andronikov, qui les a publiées aux éditions L'âge d'Homme. Grâce à lui, les pièces du dossier sont aujourd'hui disponibles. Notons que le Métropolite Serge de Moscou condamna les doctrines de Boulgakov et que V. Lossky, à cette occasion, écrivit un petit essai contre Boulgakov). Du fait de sa polémique avec Berdiaev, Boulgakov ( devenu dans l'émigration le Père Serge) et Florensky ( le Père Paul), Florovsky a été vivement combattu par une partie de l'émigration parisienne. Ainsi, dans son livre Le Christ dans la pensée russe, Paul Evdokimov, l'un des tenants d'une pensée proprement russe - et par là même, éloignée profondément des Pères - dit que les jugements du P. Florovsky " sont sévères et souvent injustes" (523) et renvoie au Père Zenkovsky qui critique la "manière gênante de Florovsky de faire passer un examen sur l'orthodoxie à tous les grands théologiens passés ou présents et de distribuer des notes" (524). (523) : (Le Christ dans la pensée russe, réédition Paris 1970, p. 197. Après un très bref panorama de la théologie patristique continuée jusqu'à Palamas ( il ne tient pas compte du tout des Pères qui ont suivi Palams, de Marc d'Ephèse à Nicodème de l'Athos), Evdokimov pose la thèse de la spécificité de la spiritualité et de la théologie russe. Or, c'est là précisément la thèse que réfutait Florovsky qui montrait que cette "spécificité", quand elle se développait contre la théologie patristique, prenait une forme allemande ou française. Il semble que ce soit le cas de la pensée d'Evdokimov, très influencé par la philosophie occidentale, et dont les disciples, notamment O. Clément, ont suivi la même voie). (524) : (Cf le livre de B. Zenkovsky, Histoire de la Philosophie russe, paru chez Gallimard en 153 et traduit, une fois encore, par C. Andronikov. Zenkovsky, dans son introduction, affirme que, avant 1750, la culture spirituelle russe " rappelle beaucoup par son style le Moyen-Age occidental et l'attitude religieuse de celui-ci". Puis il ajoute : " La conscience religieuse, quand elle féconde toutes les puissances de l'esprit, engendre invariablement une activité philosophique..." Cela est malheureusement faux de la théologie des Pères qui a combattu l'application de la philosophie en théologie. Cf le Synodicon de l'Orthodoxie, Editions La Lumière du Thabor, 1990). On voit que la notion même de théologie et de théologien ont un sens différent chez Florovsky et chez Evdokimov : le premier n'a cessé de commenter les Pères, montrant dans son étude sur saint Grégoire Palamas que la pensée patristique avait continué au-delà du IXème siècle; le second cite comme "théologiens" tous ceux qui, en Russie au XIXème siècle, ont remis en question la théologie ancienne, soit qu'ils aient prétendu la dépasser, soit qu'ils l'aient explicitement combattue. Contemporain du Père Georges Florovsky, le Père Justin Popovic (525), gloire de la Serbie moderne, à la suite de l'Evêque Nicolas Velimirovic (526), s'est appliqué à un retour à la tradition des Pères. Volontairement, dans sa Dogmatique, le Père Justin s'est référé uniquement aux Pères, les citant et les commentant avec précision, et ne dissociant jamais dogme et expérience spirituelle. (525) : ( Sur le Père Justin, voir son livre L'homme et le Dieu Homme, l'Age d'Homme, Lausanne 1989, ainsi que l'article du Père Joseph Terestchenko, " La Bouche de l'Orthodoxie", dans La Lumière du Thabor, n°2, avril-mai-juin 1984, p. 13-30). (526) : ( Sur l'évêque Nicolas Velimirovic, voir Cassienne, L'Age d'Homme, Lausanne 1988, et Le Prologue d'Ochrid, L'Age d'Homme, 2 tomes). "Les saints, écrit le bienheureux Justin, sont l'incarnation vécue des vérités dogmatiques éternelles, ils sont les détenteurs des saintes vérités dogmatiques - et par cela même leurs prédicateurs et leurs confesseurs. C'est à eux que les dogmaticiens orthodoxes doivent aller pour en apprendre toutes les vérités dogmatiques. Sans oublier pour autant qu'on ne communique avec les saints que dans la prière, dans le jeûne et dans la veille. C'est pourquoi le labeur du dogmaticien orthodoxe est un exploit d'ascèse et un travail de collecte. Il est ascétique avant tout parce que c'est dans les saints exploits que l'homme orthodoxe est enseigné par les saints - dans un respect de prière et de crainte devant ces porteurs des vérités éternelles et divines. Saint Jean Damascène a posé une fois pour toutes le principe qui doit diriger le dogmaticien orthodoxe, lorsqu'il a parlé - dans l'introduction de son système dogmatique : L'exposé exact de la foi orthodoxe - de son propre rôle : " Je ne veux rien dire de moi-même, je ne veux qu'exposer brièvement ce qu'ont dit les sages hommes de Dieu" (527). (527) : ( Dogmatique du P. Justin, Introduction; La traduction, à paraître à l'Age d'Homme, est celle de J.L. Palierne). On pourrait opposer ces propos à ceux du Père Serge Boulgakov, qui prétendait compléter les Pères dans L'Epouse et l'Agneau et écrivait, à propos de la Sophiologie : " Une question essentielle se pose à cet égard, dont les Pères n'ont pas conscience ( et ils n'apportent pas de réponse) : comment concevoir le rapport de ces prototypes du monde avec le logos, puis avec la sophia divine et celle de la créature? En particulier, ces idées ont-elles un caractère divin et éternel? Relèvent-elles de l'être divin ou sont-elles créés ad hoc, pour ainsi dire, comme le fondement idéal du monde, comme le ciel par-rapport à la terre? Bref, s'agit-il de la sophia divine ou de la créée? Les textes patristiques (...) n'apportent pas de réponse claire et nette à toutes ces questions et difficultés. D'ailleurs, la pensée des Pères ne discerne pas en général les éléments du problème" (528). (528) : ( S. Boulgakov, L'épouse de l'Agneau. La création, l'homme, l'Eglise et la fin, traduit et annoté par C. Andronikof. L'Age d'Homme, Lausanne, 1984. Il convient de remarquer que les Pères ont explicitement condamné la doctrine des idées, en particulier dans le Synodicon de l'Orthodoxie). Nous avons ici deux démarches différentes qui ont influencé profondément l'orthodoxie contemporaine. Enfin, élève de Florovsky, mais renouvelant davantage l'étude de l'arrière-plan historique de la théologie, le Père Jean Romanidès ouvre, dans son oeuvre, la voie d'un retour de l'orthodoxie moderne à la théologie des Pères glorifiés. Son oeuvre est capitale en ce qu'elle présente un commentaire intérieur et vivant des Pères. La "tradition" n'est pas pure répétition de formules extérieures; dès lors, il faut, à chaque époque, des êtres déifiés ou illuminés et sur la voie de la glorification, qui comprennent et expliquent, dans les mots de leur temps, le sens des symboles linguistiques par lesquels les déifiés des époques précédentes ont codé leur expérience. Notons d'abord que Romanidès a fait, pour la romanité hellénophone, le même travail historique que Florovsky pour la Russie. Il a montré comment, sous l'influence du modèle russe, le néo-hellénisme issu de la pensée de Koraïs a renoncé à la tradition patristique romaïque et corrompu la théologie et l'enseignement orthodoxe par l'introduction d'une méthode scolastique (529). (529) : (_Cf J.S. Romanidès, Romyosynie, Romanie, Roumélie, Thessalonique 1975 ( en grec), et aussi le petit livre sur Costis Palamas : Romanism and Costes Palamas, Romania Press, Athènes 1978 ( en anglais). Notons que c'est à un véritable renouvellement de l'historiographie médiévale, néo-hellénique et russe que Romanidès a consacré sa vie. Il est autant un grand historien qu'un grand théologien). Ensuite, dans sa thèse sur Le Péché ancestral, il a montré qu'il était faux de prétendre que les Pères n'avaient pas eu de théologie claire de la rédemption, ou qu'il avait fallu attendre Augustin pour voir préciser le dogme du péché "originel". Il a fait voir combien la théologie des Pères les plus anciens, précise et développée, différait sur ces points de la pensée d'Augustin et d'Anselme (530). (530) : ( Id., Le péché ancestral ( To Propatorikon Hamartêma), 2ème édition, Athènes 1989). L'opinion généralement répandue d'un manque de précision des Pères en cette matière ne provient que de l'ignorance de leurs présupposés sur Dieu, l'homme, et l'état présent, passé et futur de la création. Dès lors, étudiant Augustin rigoureusement, comme l'avait fait avant lui Gennade Scholarios (531), qui voyait déjà dans l'évêque d'Hippone, le maître à penser de la nouvelle doctrine, Romanidès a insisté sur le fait que ses présupposés, tant sur le péché originel que sur la Sainte Trinité, sur la grâce et sur l'herméneutique, n'étaient en rien ceux des Pères et d ela Bible (532). (531) : ( Voir le tome 2 des Oeuvres complètes de G. Scholarios, publiées par Mgr L. Petit, X.A. Siderides et M. Jugie, Paris, 1929 : Traités polémiques sur la procession du Saint Esprit). (532) : (Cf son article Le Filioque, Dossier H Augustin, p. 197-217). Enfin, dévoilant l'erreur occidentale en matière herméneutique, à savoir l'identification de la Bible avec la Révélation, il a démontré que la spiritualité des Pères, qui est aussi leur herméneutique, se fonde sur l'expérience de la vision de Dieu, telle que l'ont éprouvée les Prophètes, les Apôtres et les Saints. Bref, elle est parfaitement biblique, et cette expérience de Dieu, historiquement attestée depuis Abraham, se reproduit dans chaque déifié, à chaque génération. Ce qui signifie que l'Ecriture n'est pas la révélation, qu'elle ne la remplace pas; mais l'Ecriture parle de la Révélation. Avec des mots et images tirés des créatures, la Bible parle de l'expérience que doit faire le théologien. Interpréter les expressions de la Bible sans connaître l'expérience qu'elles décrivent et en déduire des "dogmes", est absurde. Et c'est là ce qui différencie la théologie des Pères glorifiés de toutes celles des hérétiques, interprétations humaines de l'Ecriture qui rendent impossible l'expérience de la déification (533). (533) : (J.S. Romanidès. Critical Examination of the Applications of Theology, Actes du Deuxième Congrès de Théologie Orthodoxe à Athènes, 19-29 Août 1976, publiés par S. Chr. Argouridès, Athènes 1978, p. 413-441. Pour une traduction française de cet important article : La Lumière du Thabor n°17, 4ème Trim.1987, p. 54-93). Comme celle de Florovsky, comme celle de Popovic, la théologie de Romanidès a été volontairement ignorée ou combattue par les représentants de la penséé "néo-hellénique" ou de la pensée "russe" (534). Mais, comme celle de Florovsky, comme celle de Popovic, elle s'imposera à tous ceux qui veulent trouver les clefs et la méthode pour lire et comprendre les Pères de l'Eglise (535). (534) : ( Comme l'un des débats les plus importants survenus dans l'orthodoxie contemporaine, on lira avec intérêt la critique de la thèse de Meyendorff par Romanidès : " Notes on the Palamite Controversy", The Greek Orthodox Theological review, VI, 2 ( 1960-1961), IX, 2 (1963-1964). Romanidès reproche à Meyendorff une grave erreur historique : d'avoir affirmé, à propos de Barlaam, qu'on pouvait être à la fois nominaliste et platonicien; et une grave erreur théologique : d'avoir méconnu l'oeuvre de Denys l'Aréopagite au point d'en faire un père hellénisant par opposition aux pères biblicistes. Le Père Romanidès, dans son oeuvre, a montré au contraire que la théologie de Denys était biblique et paulinienne. Voici comment il explique l'erreur de Meyendorff, tout-à-fait à la fin de l'article cité dans notre note précédente : " Il est essentiel de noter que les termes sont interchangeables et en soi dénués d'importance. Ce qui est important, c'est que la prière continuelle et les activités normales de la pensée opèrent en même temps, la prière noétique se poursuivant même pendant le sommeil. Ne parvenant pas à comprendre cette distinction entre l'intellect et la faculté noétique, certains ont supposé, de manière erronée, qu'il existait deux spiritualités dans la chrétienté des pays d'Orient : une spiritualité fondée sur l'extase de l'intellect, qui serait de type platonicien, et une autre, fondée sur l'insertion de la pensée discursive et du corps dans la forme la plus haute de la vie spirituelle. Ce que ces auteurs ne voient pas, c'est que lorsque les Pères disent que la faculté noétique se libère complètement des influences extérieures et se vide de toutes pensées et notions, se trouvant occupée de la seule prière, ils n'entendent pas du tout cela de l'intellect, mais de la faculté noétique. Aucun Père, pas même Denys de l'Aréopage, n'appartient à la tradition spirituelle platonicienne". Celui qui a la prière noétique dans le coeur continue de penser normalement avec son intellect et de vivre conscient du monde qui l'entoure. Les chercheurs occidentaux devront bien, un jour, tenir compte de l'argumentation de Romanidès, et renoncer à leurs thèses naïves sur Denys, et sur les autres Pères qui auraient fait du "platonisme". Toutes ces thèses reposent sur une incompréhension fondamentale des textes patristiques, une incapacité à voir que ce que les Pères disent de la faculté et de la prière noétiques ne s'applique pas au fonctionnement de la pensée - qui n'est pas leur sujet). (535) : ( Nous espérons traduire en français et publier deux livres de Romanidès). III Le retour à l'Eglise des Pères Nous ne nous sommes éloignés qu'en apparence de Richard Simon. L'oratorien témoigne en historien du fait que la théologie latino-franke s'est éloignée de la tradition patristique. En un sens, mais sans être véritablement théologien, il a fait, pour la pensée occidentale, ce que Florovsky a fait pour la Russie post-pétrinienne et Romanidès pour le néo-hellénisme. Autrement dit, il a donné de façon définitive les raisons pour ne plus confondre tradition biblique, apostolique et patristique et pensée franke, philosophique et augustino-scolastique. Il l'a fait imparfaitement, mais au coeur même d'un siècle d'absolutisme monarchique frank et néo-augustinien, et il a "dialogué", comme l'on dit aujourd'hui, directement ou indirectement, avec quelques uns des " maîtres" de la culture européenne. Il a porté un diagnostic juste. Son travail a été complété, dans divers domaines, par un grand nombre d'érudits - sans que les conséquences dogmatiques de sa critique soient véritablement perçues et développées. C'est par l'Eglise orthodoxe que l'antique romanité occidentale pourrait retrouver aujourd'hui la seule théologie biblique, celle des Prophètes glorifiés et des Pères glorifiés - tant il est impossible de revenir aux Pères sans revenir à l'Eglise des Pères. De nombreux descendants des Gallo-romains, Italo-romains, Hispano-romains, sont revenus à leurs racines chrétiennes authentiques en devenant orthodoxes, et c'est à eux de montrer à leurs frères, libérés, depuis la révolution française, du joug de la féodalité et de la pseudo-prédestination politique, que le christianisme véritable n'est dépendant d'aucun système philosophique ou scientifique ( périmé ou périmable), mais qu'il est l'expérience toujours renouvelée, dans l'Eglise, des glorifiés qui, perpétuant la Pentecôte, montent, de génération en génération, sur le Sinaï spirituel, où ils voient la gloire de Dieu. S'ils veulent accomplir cette tâche apostolique, ils ne doivent pas singer l'Occident et ses philosophies, en créant une " néo-orthodoxie" métaphysicienne (536), mais comme l'ont exprimé les Conciles Oecuméniques, " marcher sur les traces de nos Pères saints", et confesser " ce que les Prophètes ont vu, ce que les Apôtres ont prêché, ce que les Pères ont dogmatisé", " le plus nouveau des renouveaux, le seul nouveau sous le soleil", le Christ la vie du monde (537); (536) : ( En Grèce, sous l'influence des théologiens russes de la diaspora et de certains philosophes allemands (Heidegger notamment) est apparu maintenant une théologie néo-orthodoxe qui revendique une méthode philosophique. cette école est représentée par C. Yannaras dont plusieurs livres sont traduits en français, ainsi que par J. Zizoulias, et par la revue grecque Synaxis. Le moine Théoclète de Saint-Denys, connu pour ses livres sur les Pères de l'Eglise, les a en partie réfutés dans deux petits ouvrages sur le néo-nicolaïsme de Yannaras et dans les colonnes du journal Orthodoxos Typos. Le professeur Mouratidès et le moine Maxime de Lavra ont aussi écrit sur ce sujet. On trouverait certainement dans la pensée catholique contemporaine une influence de Heidegger comparable à celle que l'on discerne chez Yannaras, et dont témoignent les nombreuses études sur la "théologie" du très athée et païen Heidegger. J. Zizoulias, évêque de Pergame du patriarcat de Constantinople, admet avoir subi l'influence de philosophes : " La philosophie occidentale de notre temps, surtout en dehors de l'Eglise, a franchi pour nous quelques étapes importantes vers l'ontologie relationnelle - par exemple E. Levinas, M. Buber" ( Cité dans Contacts n° 145, page 21). L. Agoras, dans un article intitulé : " L'anthropologie théologique de Jean Zizoulias", définit bien le projet de Zizoulias comme métaphysique : " Zizoulias se range - à la suite de Gilson mais d'une autre manière - du côté de la légitimité et d ela nécessité d'une philosophie chrétienne". Selon Agoras, Zizoulias veut faire "une justification théologique de l'ontologie". La même méthode et le même projet philosophique domine chez Yannaras, dans son livre Philosophie sans rupture. Notons enfin que l'abandon de la métaphysique dont nous parlons n'a rien à voir avec les tentatives de dépassement de la métaphysique chères aux théologiens heideggeriens, catholiques ou orthodoxes). (537) : ( Synodicon de l'Orthodoxie. " Le Christ la vie du monde" est le titre d'une conférence de Romanidès). FIN APPENDICE I Brève biographie de Richard Simon Enfance et formation de Richard Simon 1638-1670 Richard Simon est né à Dieppe le 13 mai 1638 dans une famille d'artisans assez pauvres. Pour situer cette date dans le Grand Siècle, notons qu'en 1637 Descartes publiait le Discours de la Méthode, et qu'en 1640 paraissait l'Augustinus de Jansénius. Près de trente ans auparavant, le cardinal de Bérulle fondait l'Oratoire de France, dont l'influence fut grande à Dieppe. Le jeune Ricahrd Simon est de trop mauvaise santé pour devenir forgeron comme son père et il attire tôt l'attention du curé de la cathédrale Saint-Jacques, l'oratorien Adrien Fournier, l'un des prédicateurs connus de ce temps-là. Sa première formation, Simon la reçoit donc au collège oratorien de Dieppe où l'on apprend, avec le latin, le grec aussi parfaitement que possible. Sa première année de philosophie à Dieppe achevée, Simon part en 1657 étudier à Rouen, chez les Jésuites, qui enseignent Aristote et les scolastiques. Après son retour à Dieppe et un bref passage par l'Oratoire de Paris, Richard Simon étudie à la Sorbonne, où la scolastique domine également. Simon est déjà hostile à la néo-scolastique issue de Bellarmin et dont l'absence d'originalité le désole : " Retranchez de Bellarmin ou de tant d'autres docteurs de controverse tout ce qui est de la doctrine scolastique, hors des articles de foi, vous les diminuerez de trente-cinq parties, si le tout fait quarante". mais il approuve aussi ce que les docteurs de Paris avaient décidé en 1387, à savoir que la doctrine de Thomas d'Aquin "n'impose loi à personne". Détaché de la scolastique, Simon apprend alors l'hébreu, inventant même une méthode et une grammaire pour apprendre plus vite cette langue. Mais, pauvre et ne disposant guère de moyens pour poursuivre ses recherches, il entre de nouveau à l'Oratoire en 1662, afin d'y trouver les livres nécessaires. Il a alors vingt-quatre ans, et ce n'est pas sasn difficulté qu'il obtient du Père Senault, le "général" de l'Oratoire, de poursuivre ses travaux exégétiques. Après un an passé au Collège de Juilly ( 1663), où il enseigne aux côtés des Pères Poisson et Lany, tous deux favorables au cartésianisme, il est transféré à la maison de la rue Saint-Honoré à Paris, où il trouve une assez riche bibliothèque. Il y lit des textes hébreux, coptes, syriaques et arabes, mais regrette le trop petit nombre de manuscrits grecs. A cette époque aussi, il fréquente la BIbliothèque Royale, la Bibliothèque Mazarine, ainsi que celles de la Sorbonne, de Colbert, et des Jésuites. Son neveu Bruze La Martinière le décrit alors de la façon suivante : " Il était petit, d'une physionomie peu prévenante, plein de feu, d'un esprit vif et malgré cela capable d'une très forte attention. Il avait une mémoire prodigieuse, un grand fond de gaieté naturelle. Il étudiait ordinairement couché sur un tapis fort épais avec quelques coussins. Il avait par terre, auprès de lui, une écritoire, du papier et les livres qu'il voulait consulter. Il mangeait rarement le soir et vivait avec une si grande sobriété qu'il prenait à peine assez d'aliments pour se soutenir". C'est à l'Oratoire qu'il fait la connaissance de quelques érudits importants de l'époque et du Père Nicolas Malebranche, que l'exégèse et l'histoire ne vont guère intéresser. Simon est déjà connu pour son érudition et estimé de tous. Cependant, un différend avec Port-Royal sur le livre De la perpétuité de la foi catholique, auquel il reproche certaines inexactitudes, lui attire l'hostilité d'Arnauld et de Nicole, qui le suivra au long de sa vie. Poursuivant ses recherches exégétiques, il lit le Traité Théologico-politique de Spinoza, qui ne le convainc pas non plus, du fait de son caractère plus philosophique que véritablement herméneutique. Il rencontre aussi des Juifs caraïtes et fréquente quelque peu Isaac de la Peyrère, l'étrange théoricien des préadamites. On peut dire qu'en 1670, la formation érudite d e Simon lui donne une originalité intellectuelle et une indépendance d'esprit dont on ne voit guère, alors, d'autres exemples en France. Ses premiers écrits 1670-1678 Le premier écrit de Simon fut imprimé en 1670 : il s'agit du Factum servant de réponse au livre intitulé : Abrégé du procez faait aux Juifs de Metz. Grâce à ce petit livre, Simon sauva Raphaël Lévi, un Juif de Metz accusé injustement et condamné à être brûlé vif. En 1674, il publiera son livre des Cérémonies et coutumes qui s'observent aujourd'hui parmi les Juifs, qui est une traduction commentée d'un ouvrage de Léon de Modène, rabbin et savat connaisseur de la Loi. La quatrième partie, complétée par Richard Simon, traite des Caraïtes, ces Juifs que Léon de Modène rattache aux Sadducéens et qui refusaient le Talmud, codification pharisienne de la Loi de Moïse, ainsi que les "interprétations allégoriques et cabbalistiques des rabbins". Simon traite aussi des Samaritains de Sichem "qui sacrifient encore selon l'ancienne institution sur la montagne de Garizim, où est leur temple". En 1679, dans la seconde édition du même ouvrage, Simon ajoutera un Supplément intitulé " Comparaison des cérémonies des Juifs et de la discipline de l'Eglise", où il traite aussi des différentes liturgies chrétiennes, tant occidentales qu'orientales. Entre ces deux livres, Simon publia en latin sa Fides Ecclesiae Orientalis seu Gabrielis Metropolitae Philadelphiensis Opuscula, Parisii 1671. C'est une collection des écrits de l'évêque orthodoxe Gabriel de Philadelphie. Cette édition de Ricahrd Simon constitue à la fois une réponse aux protestants qui essayaient de tirer à eux la foi de l'Eglise Orthodoxe sur la question de l'eucharistie, et un élément dans la polémique qu l'opposait à Arnauld et Nicole, lesquels avient utilisé des sources hellénophones sans aucun discernement, ne distinguant pas les "Grecs latinisés" des " Grecs" authentiques. Aux quatre cents traités de l'Evêque de Philadelphie, Simon ajouta une préface latine, deux cents pages d'annotations, tant sur Gabriel que sur le moine Agapius, l'auteur du Salut des Pécheurs. En 1675, Simon revenait sur la question de la foi de l'Eglise Orientale, en annotant le Voyage au Liban du R.P. jésuite Jérôme Dandini, dont le récit avait été publié en 1656. En réalité, les commentaires qu'il a ajoutés à sa traduction du texte latin de Dandini, sont une critique des préjugés des voyageurs et des missionnaires occidentaux qui ont séjourné en Orient. Pour Simon, " il faut rendre justice aux Grecs". C'est vers 1676 qu'il faut situer le manuscrit retrouvé récemment pr J. le Brun et John Woodbridge, Les additions aux recherches curieuses sur la diversité des langues et religions d'Edward Brerewood. Cet ouvrage est une seconde analyse de la vie des chrétiens orientaux, de leurs coutumes liturgiques, de leur langue. Richard Simon utilisera le contenu de son manuscrit pour deux livres qu'il publiera plus tard, L'histoire critique de la créance et des coutumes des nations du Levant, en 1684 et la créance de l'Eglise Orientale sur la Transsubtantiation, en 1689. Dans le premier de ces livres, Simon s'en prend une nouvelle fois aux préjugés occidentaux contre les Eglises orientales; dans le second, il défend son édition de Gabriel de philadelphie contre les critiques de certains protestants, et il fait notamment l'éloge du Patriarche Gennade Scholarios. Il y exprime aussi le voeu de pouvoir un jour " traiter à fond tout ce qui regarde la théologie et les coutumes de l'Eglise d'Orient". Ce travail est seulement ébauché dans le livre latin Antiquites Ecclesiae Orientalis, publié à Londres en 1682. Notons enfin qu'en 1675, dans son Factum contre les moines de Fécamp, Simon s'en prend à certains abus des moines bénédictins et conclut, à propos des falsifications de textes si souvent opérées au moyen Age par cet ordre monastique : " Tout ce qui vient des moines bénédictins paraît suspect à bien des gens". Là aussi, comme Port Royal, les Bénédictins ne lui pardonnèrent pas et, toute sa vie, Simon sera contraint à la polémique avec eux. En 1684, il publiera L'Histoire de l'origine et du progrès des revenus ecclésiastiques, et y montrera la décadence du droit ancien de l'Eglise en Occident, où le "voeu de pauvreté" monastique a parfois caché de curieuses pratiques. Simon y démontre que "le relâchement de l'ancienne discipline ecclésiastique ne peut être guère attribué à d'autres qu'aux moines bénédictins..." Plus tard, dans ses lettres critiques, Simon attaquera vivement la qualité de leurs éditions, le manque de critique et les fautes volontaires et involontaires commises dans leur édition des textes patristiques par les Bénédictins de Saint-Maur. Il y attaque surtout les nouvelles éditions de saint Augustin et de saint Jérôme. La polémique autour de l'Histoire Critique du Vieux Testament 1678-1689 L'Histoire Critique du Vieux Testament, publiée en 1678, se voulait une introduction, une méthodologie, pour préparer à la lecture de l'Ancien Testament; puis des principales versions de la Bible; ensuite, de la manière de traduire l'Ecriture et de ses principaux commentateurs. Enfin, Simon ajoute un catalogue des principales éditions de la Bible. En posant la question de la diversité des versions de l'Ecriture, et en dissociant la question de l'authenticité de celle de l'inspiration, Richard Simon s'en prenait directement à ce qu'on appelle aujourd'hui le fondamentalisme, c'est-à-dire la dogmatisation de la lettre de l'Ecriture. Plus décisivement que Spinoza, Simon fondait la critique biblique, mais sans accepter le rationalisme philosophique de l'auteur du Traité Théologico-politique qu'il critiquait vivement. Son livre était donc, pour Simon, une défense de la tradition et une réponse à Spinoza et aux rationalistes protestants, autant qu'un renouvellement de la critique biblique. Il fut compris comme tel par le Supérieur de l'Oratoire, le Père de Sainte Marthe. Ce ne fut pas cependant l'opinion de Bossuet ni de Nicole, qui eurent connaissance, avant publication, du livre de Simon. Quatre jours avant la parution, Bossuet s'adressa aux autorités et, en pleine semaine sainte, obtint de La Reynie, le lieutenant de police, la saisie de tous les exemplaires, au nombre d'environ 1500, qui furent brûlés. Le P. de Sainte Marthe, général de l'Oratoire, s'empressa alors de désavouer Simon, qui fut solennellement exclu de l'oratoire et invité à se retirer dans le prieuré de Bolleville. Peu après, le Conseil d'Etat prenait un décret supprimant l'Histoire Critique du Vieux Testament, dont il ne restait que quelques exemplaires-témoins. Un exemplaire échappé au feu arriva en Angleterre où les protestants commencèrent la polémique contre Simon. Spanheim, célèbre calviniste, dénonça Simon dans sa Lettre à un ami, publiée à Paris en 1678. En 1680 paraissait cependant une nouvelle édition de l'Histoire Critique, mais à Amsterdam, loin de la police de Bossuet. Les polémiques reprirent alors : celle d'Isaac Vossius, le chanoine de Windsor, qui défendait la thèse d'une hellénisation du monde juif en Palestine à l'époque du Christ; celle de Jean Leclerc, le fameux théologien arminien, qui publia les Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire Critique du Vieux Testament, livre paru en 1685 à Amsterdam. Simon répondit en latin à Vossius dans ses Opuscula Critica adversus Isaacum Vossium, et en français à Leclerc avec sa Réponse au livre intitulé Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire Critique du Vieux Testament, Rotterdam 1686. Simon répondait notamment à l'accusation d'être un "spinoziste caché", mais il défendait aussi la tradition patristique contre le "libéralisme" de Leclerc. En 1685 encore, l'abbé Pirot publia les objections officielles des catholiques français contre l'Histoire Critique. Pirot défendait surtout la Vulgate comme la seule bible acceptable de l'Eglise Latine, suivant en cela les décrets du Concile de Trente. Simon lui répondit par une Lettre à Monsieur l'abbé P(irot), D(octeur) et P(rofesseur) en Th (éologie) touchant l'inspiration des livres sacrés, qui fut publiée à Rotterdam en 1686. En 1687, il publia, à Rotterdam, une nouvelle réfutation de Leclerc : De l'inspiration des livres sacrés : avec une réponse au livre intitulé Défense des sentiments de quelques théologiens de Hollande. En même temps, il dut répondre au fameux pasteur protestant Jurieu, contre lequel Bossuet écrivit tant de pages sur le caractère invariable de la Tradition. Enfin, en 1689, il publiait son Apologie pour l'auteur de l'Histoire critique du Vieux Testament, contre les faussetés d'un libelle publié par Michel Levasseur. Ce dernier était un oratorien augustinien et ami de Malebranche qui s'en était pris dans son livre De la Véritable Religion à Richard Simon. Dans son Apologie, l'ex-oratorien racontait les circonstances de la publication de l'Histoire Critique, et se moquait des oratoriens qui copient les livres des protestants et des déistes faute de pouvoir produire quelque écrit original. A la suite de cette Apologie, le P. de Sainte Marthe conseilla vivement à Levassor de ne pas écrire contre Simon. Le texte et les commentateurs du Nouveau Testament 1689-1702 Les études de Richard Simon sur le Nouveau Testament devaient former la suite logique de l'Histoire Critique du Vieux Testament. La guerre déclenchée contre le premier volume relatif au Nouveau Testament modifia, sans doute, le projet du second volume, que nous possédons, mais morcelé. En 1689 parut d'abord l'Histoire critique du Nouveau Testament où l'on établit la vérité des actes sur lesquels la Religion Chrétienne est fondée. Justifiant, dans son introduction, la méthode critique, Simon traite de tout le canon du Nouveau Testament et répond à certaines objections des Juifs contre le texte du Nouveau Testament. De la Préface de ce livre, S. Steimann écrit : " L'admirable préface peut passer aujourd'hui encore pour une charte de l'exégèse et bien des pages sur les Evangiles, saint Paul, la Tradition de l'Eglise, le grec de synagogue, n'ont jamais, depuis lors, été dépassées". En 1690, Simon publie son Histoire critique des Versions du Nouveau Testament. Il y étudie d'abord les différentes versions latines du Nouveau Testament, antérieures à saint Jérôme, ainsi que les premières éditions de la Bible, tant latines que coptes, arméniennes, éthiopiennes, arabes, etc...L'étude des traductions françaises va, de nouveau, mettre Richard Simon en difficulté, puisqu'il s'en prend aux traductions de Port Royal, dont les auteurs n'ont pas, en général, soupçonné les variantes du grec. La fameuse "version de Mons" n'est donc aucunement un texte critique. En 1693, Richard Simon publiait son chef d'oeuvre, l'Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament, où il étudiait méthodiquement tous les plus importants commentaires patristiques, scolastiques et modernes du Nouveau testament. Le livre fait plus de 900 pages. Dans l'Introduction, Simon critiquait les positions de saint Augustin sur la grâce et la prédestination. Ces trois livres allaient provoquer une double réaction, celle de Port Royal avec lequel Simon ne cesse de polémiquer pendant plusieurs années, défendant même parfois la plus grande liberté d'esprit des Jésuites. Cers derniers, toutefois, ayant publié la mauvaise traduction de l'Evangile du P.Bouhours, Simon entra aussi en conflit avec eux. En 1702, Simon fera connaître sa propre traduction, éditée à Trévoux : Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus Christ d'après l'ancienne édition latine, avec des remarques littérales et critiques sur les principales difficultés. Le texte se voulait critique, pourvu, en marge, des variantes du grec ou de l'hébreu pour les citations de l'Ancien Testament. Cette traduction, qui visait à être exacte et proche de la lettre du texte, provoqua la colère de Bossuet. " Il n'y eut jamais d'exemple, écrit l'aigle de Meaux, d'une témérité pareille à la sienne ou d'une telle licence dans la version et dans l'interprétation de l'Evangile". Peu après sa publication, cette traduction était, le 15 septembre 1702, officiellement interdite en France, par une ordonnance du Cardinal de Noailles, qui excommuniait ipso facto "les prêtres, curés, vicaires, confesseurs et directeurs des âmes qui en permettent ou conseillent la lecture". Bossuet fit paraître son Instruction sur la version du Nouveau Testament imprimée à Trévoux. Dans ses lettres critiques, Simon se défendit, mais en vain, contre Bossuet qui avait pour lui le bras séculier. Contre l'Histoire critique des Commentateurs, Bossuet devait aussi laisser les 12 livres de sa Défense de la Tradition des Saints Pères, qui sont en réalité une défense de l'augustinisme contre Richard Simon; ils parurent seulement en 1743. Le plus profond renouvellement de l'étude de l'Ecriture qu'ait connu l'Occident depuis saint Jérôme, était ainsi livré au feu par Bosuet qui ignorait presque totalement l'exégèse biblique. Jean Steimann écrivait justement de Simon : " Pour la connaissance de la Bible, Bossuet devant lui n'existait pas, ni, à plus forte raison, Fénelon. De la renaissance à la fin du XIXème siècle, son génie domine l'exégèse biblique". Les dernières années 1703-1712 Ayant achevé ses grands travaux sur l'Ancien et le Nouveau Testament, Richard Simon consacra ses dernières années à un travail de commentaire et de justification méthodique de ses principales recherches. En 1703, il réédite et commente un livre de Camus sur les protestants : Moyen de réunir les protestants avec l'Eglise Romaine, où il revient sur la notion de tradition. Il ne suffit pas de l'affirmer, comme Bossuet; il en existe encore des critères, qu'il faut mettre en lumière : " L'on a des règles pour distinguer ce qui est en effet tradition d ece qui ne l'est pas". En 1704 meurt Bossuet et Simon publie un volume de lettres (le second) où il revient sur l'oratoire, sur Gabriel de Philadelphie etc... En 1708 paraissent les trois volumes de la Bibliothèque critique ou recueil de diverses pièces critiques dont la plupart ne sont point imprimées ou ne se trouvent que très difficilement. Les lettres et la Bibliothèque critique, qui sera suivie d'une Nouvelle Bibliothèque, parue après la mort de leur auteur, sont des sources essentielles pour la connaissance de l'histoire des idées au XVIème et XvIIème siècles; Enfin la Critique de la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques d'Elie du Pin - publiée bien après la mort de Simon, en 1730 - donne en quatre gros volumes le résumé de très nombreux travaux de Simon. Suivant le panorama d'Elie du Pin, qui avait étudié en détail toute la littérature religieuse traditionnelle, Simon commente à son tour la plupart des écrivains et auteurs ecclésiastiques du passé. C'est la dernière oeuvre de Simon; nous ne les avons pas toutes mentionnées ici, mais le lecteur trouvera les détails dans la bibliographie de Simon établie par Bernus dans A.M.P. ingold, Essai de bibliographie oratorienne, Paris, 1880- 1882, pp. 121-162. Un résumé est donné dans Steinmann, op. cit., p. 433-434. En 1712, Simon avait soixante-quatorze ans et vivait retiré à Dieppe. Les Jésuites ayant alors commencé une nouvelle cabale contre lui, l'affaire lui laissa craindre la saisie de ses papiers; alors, selon son neveu Bruzen La Martinière : " Dans le trouble où cette crainte le jeta, il emplit plusieurs gros tonneaux de ses papiers, et les ayant faits rouler jusque dans une prairie durant la nuit par-dessus les murs de la ville, qui sont fort bas de ce côté là, il les mit en cendres". Peu de jours après il mourait, et il fut enterré dans l'Eglise Saint-Jacques à Dieppe. Malgré l'importance de son oeuvre, il n'existe que très peu de travaux sur lui. Il est certes connu des spécialistes, mais il n'est pas reçu généralement, peut-être du fait de l'ombre de Port Royal et de Bossuet, "troupes armées" défendant l'entrée d'un siècle que l'on dit de mesure et d'équilibre, et qui l'est, en réalité, si peu. II Brèves Références bibliographiques La bibliographie de Richard Simon est très significative des interprétations, controverses et occultations dont son oeuvre a fait l'objet. En France, après 1740, année où les derniers livres polémiques contre Simon paraissent, l'auteur de l'Histoire Critique du Vieux Testament est quasiment oublié jusqu'en 1860 à peu près. Mais en Allemagne, il est redécouvert par Semler, comme le note A. Bernus : " En France... le mouvement critique avait été étouffé à son origine; l'Allemagne n'y était pas mûre encore, de sorte que les germes déposés par Simon y sommeillèrent longtemps jusqu'à ce qu'un esprit hardi, Semler, se rattachant à Simon dont il fit traduire deux volumes ( l'Histoire du Texte et celle des Versions du Nouveau Testament, traduites par H.M.A. Cramer, avec des préfaces et des notes importantes de Semler, Halle, 1766 à 1780, 3 volumes in-8) et reprenant les recherches inaugurées par lui sur le Nouveau Testament, vint donner à la critique biblique une impulsion rénovatrice qui, s'étendant de part en part et se transformant de diverses manières a abouti au travail assidu dans ce champ de la science auquel notre siècle assiste". L'étude de E. H. Graf sur Richard Simon, parue dans Beiträge zu den theologischen Wissenschaften von den mitgliedem der theologischer Gesellschaft zu Strasburg, 1 Haft, Jena 1847, p. 158-242, eut certainement une influence sur les études francophones qui précédèrent la "crise moderniste". Il faut donc citer tout d'abord : - L'article de Renan, L'exégèse biblique et l'esprit français, paru dans la Revue des deux mondes du Ier novembre 1865; - puis la thèse de A. Bernus : Richard Simon et son Histoire Critique du Vieux Testament - La critique biblique au XVIIème siècle. Lausanne, 1869. Le travail de Bernus sera complété par la notice bibliographique sur Richard Simon, parue à Bâle en 1882, et qui est un extrait de la bibliographie oratorienne de Ingolg et donne toutes les références des ouvrages de Simon et des réponses de ses adversaires. Ensuite, il faut citer le petit livre de J. Denis, Critique et controverse ou Richard Simon et Bossuet. Caen, 1870, 80 p. Après cela, on doit signaler, outre quelques études locales publiées à Dieppe, le livre de H. Margival, Essai sur Richard Simon et la critique biblique au XVIIème siècle ( extrait de la Revue d'Histoire et de Littérature religieuse, années 1 à 5, 1896-1900). Paris, 1900. En dehors de quelques études mineures, il n'y eut presque plus rien avant le livre de J. Steinmann, publié quelques mois avant Vatican II, Richard Simon et les origines de l'exégèse biblique - Bruges et Paris, 1960-, qui fit connaître Simon à un plus grand public. Plus récemment, en 1974, un ami de Steinmann, l'oratorien P. Auvray, faisait paraître sur Richard Simon une Etude bio-bibliographique avec des textes inédits (Paris), qui est une sorte d'état des recherches sur le sujet. A ce titre, il faut ajouter quelques articles et travaux récents comme ceux de : - J. Lebrun, Sens et portée du retour aux origines dans l'oeuvre de Richard Simon, Dix-Septième Siècle, 1981, vol. 33, n°131. - J. Lebrun, Histoire du Catholicisme, dans l'Annuaire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris 1980, vol.87, p. 411-414. - P. Magnard, La Tradition chez Bossuet et chez Richard Simon, dans le recueil collectif La Prédication au XVIIème siècle. Dijon, 1977. -P.M. Beaude, L'accomplissement des prophéties chez Richard Simon, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1976, vol.60, N°1, p. 3-35. urde la Réforme. Paris, 1977, p. 60-70. - et B.E. Schwarzbach, Voltaire and Richard Simon, Mémoire dactylographié présenté à la Columbia University. 1960. Nous renvoyons le lecteur au livre de P. Auvray pour une bibliographie plus complète. III QUINZE JUGEMENTS sur Richard Simon 1 Bossuet écrivit sa Défense de la Tradition et des saints Pères (1743; ed. de Besançon, 1836) contre Richard Simon qui, en critiquent saint Augustin, affaiblissait l'Eglise et la Tradition; ici, nous citons un extrait du Livre I, chap. 7. "Il ne faut pas que M. Simon s'imagine qu'on lui souffre ses excès, ni que, sous prétexte que quelques-uns auront abusé dans ces derniers siècles du nom et d ela doctrine de saint Augustin, il lui soit permis d'en mépriser l'autorité. C'est déjà une insupportable témérité de s'ériger en cense ur d'un si grand homme que tout le monde regarde comme une lumière de l'Eglise, et d'écrire directement contre lui; c'en est une encore plus grande, et qui tient de l'injure et du blasphème, de le traiter de novateur et d efauteur des hérétiques; mais le blâmer d'une manière qui retomberiat sur toute l'Eglise, et la convaincrait d'avoir changé de croyance, c'est le comble de l'aveuglement; de sorte que dorénavant je n'ai pas besoin d'appeler à mon secours ceux qui respectent, comme ils doivent, un père si éclairé; ses ennemis, s'il en a, sont obligés de condamner M. Simon, à moins de vouloir condamner l'Eglise même, la faire varier dans la foi et imiter les hérétiques qui, par toutes sortes de moyens, tâchent d'y trouver de la contradiction et de l'erreur..." 2 Renan, dans son article : " L'exégèse biblique et l'esprit français" ( Revue des Deux Mondes, 1865) rendait hommage à Simon : "Si, dans un sens général, l'exégèse biblique fut l'oeuvre commune des catholiques et des protestants, on ne saurait nier cependant que l'homme qui donna à cette scence son cadre et sa forme arrêtée n'ait été un catholique. Ce fut le Dieppois Richard Simon, prêtre de l'Oratoire. L'Histoire Critique du Vieux Testament, publiée pour la première fois en 1678, est un traité complet d'exégèse en avance de près de cent cinquante ans sur les autres ouvrages du même genre...La méthode de Richard Simon est la vraie; c'est celle de la raison pénétrante aidée par un immense savoir. On a pu appliquer cette méthode avec plus de suite et de rigueur; on ne la changera pas, tant que le bon sens présidera à ces études..." Et Renan revenait sur la querelle Bossuet/Simon : "Richard Simon ne laissa pas un seul élève. Dom Calmet en eut un, ce fut Voltaire. Je ne plaisante pas. Voltaire puisa toutes ses connaissances bibliques dans Dom Calmet...Bossuet, en persécutant Richard Simon, avait cru délivrer l'Eglise de France d'un grand danger. Il préparait Voltaire. On n'avait pas voulu de la science sérieuse, libre et grave; on eut la bouffonnerie, l'incrédulité railleuse et superficielle. Le succès de Voltaire vengea Richard Simon. Si l'expérience comptait pour quelque chose dans la conduite des choses humaines, cette leçon là serait bien digne d'être méditée". 3 Pierre Magnard, dans son article sur "La Tradition chez Bossuet et chez Richard Simon" ( La Prédication au Dix-Septième siècle, Dijon 1977, p. 385) : "Loin de nous la prétention de décider entre les deux adversaires! La vérité chrétienne voudrait fondre en un l'évêque de Meaux et le prieur de Bolleville, mais la croix de l'intelligence humaine est d'être tributaire du temps qui déduira ce que l'éternité tient uni. Entre Bossuet et Richard Simon, beaucoup plus qu'un différend qui pourrait donner lieu à composition, il passe une véritable coupure épistémologique, comme si, de l'un à l'autre, sans qu'on s'en fût avisé, avait changé la philosophie sur laquelle, depuis des siècles, reposait la pensée et la pratique chrétienne. La Tradition a cessé d'être cette communion spirituelle des disciples de tous les temps en leur contemporanéité mystique avec Jésus-Christ, pour devenir le simple usage, variable d'âge en âge et de lieu en lieu, des données de la Révélation. L'Ecriture a cessé d'être cette présence continue de Jésus Christ, manifestée dès l'origine dans la fidélité des patriarches comme dans l'attente des prophètes, pour n'être plus que poussière de graphies désassemblées sous le regard de l'analyste". 4 Le jugement passionné de Nicole - et, à travers lui, de Port Royal, doit être noté : " J'ai lu depuis peu l'Histoire Critique du P. Simon. Jamais homme ne fut plus plein de lui-même et ne m'en a moins rempli. C'est un homme de grande mémoire et de grande lecture, mais de peu de jugement, qui prend parti dans les plus grandes choses sur les plus petites raisons du monde et qui a une hardiesse incroyable à avancer ses imaginations sans se mettre en peine du préjudice qu'en peut recevoir la religion. Enfin je suis antipode de cet auteur. Il me fait haïr les livres et les études. Car en vérité, c'est de semblables gens dont on pourrait dire qu'il vaudrait bien mieux qu'ils ne sussent rien : His ut fuerit nil didicisse melius. (Dans Correspondance de Bossuet, p. 72-73, cité par Auvray p. 107-108). 5 Alors que Magnard insiste sur la foi de Simon, P. Chaunu écrit dans La Civilisation de l'Europe Classique, Paris 1966, p. 521 : "Que Richard Simon ait été un homme dépourvu de foi, c'est vraisemblable". 6 Dans l'Eloge historique de Richard Simon ( Lettres, t. I, p. 99 sq., 1730), son neveu Bruzen de la Martinière écrit : "M. Simon ne se piquait nullement de cette politesse qui sait adoucir les coups que l'on porte à l'adversaire. Il ignorait parfaitement l'art de ménager ceux contre qui il écrivait et sa grande maxime d'alors était d'appeler un chat un chat". Cité par P. Auvray, op. cit. p. 166. 7 Bayle, qui fit plusieurs fois l'éloge des ouvrages de Simon, au tome IV de ses oeuvres, dans une lettre à Minutoli de 1686, traite pourtant Simon d'impie : "Leclerc réplique à M. Simon. Vous avez pu voir dans l'accomplissement des prophéties de M; Jurieu que ce Monsieur Simon s'est fait des affaires avec lui; car c'est dans le fond un impie, qui pour faire sa cour aux persécuteurs de France, s'est déchaîné sur nous comme un cheval ou comme un dogue enragé dans son dernier livre". 8 Auvray ( Op. cit. p. 86-87) cite encore le jugement de l'évêque Huet, le célèbre exégète, inscrit sur son exemplaire de l'Histoire Critique : " Cet auteur a toutes les connaissances nécessaires pour bien traiter la matière qu'il a entreprise. Il a de l'esprit, de la pénétration, du talent, talents propres à faire un bon critique, si le jugement y répondait. Mais il n'a pas vu les conséquences des maximes et des propositions dangereuses qu'il a avancées. Son amour propre et s aprésomption lui ont fait traiter avec mépris les auteurs qu'il a appelés à sa censure et dont la plupart valent meiux que lui; sans égard de même pour les saints pères et sans respect pour l'Ecriture Sainte qu'il a tâché de dépouiller de toute son autorité. Affirmatif sans preuves, décisif sans raison, et ne donnant pour argument que ses opinions; contrariant et mutin, plus propre à reprendre les défauts qu'à louer les vertus, et qui, n'estimant personne et blâmant tout le monde, a mérité que le monde l'ait blâmé". Puis Huet accuse Simon de plagiat : " On y découvre ici ou là beaucoup de choses empruntées à mes livres sur Origène et sur l'interprétation et à d'autres auteurs : il met tout cela sur le marché, le présentant comme sien, et ne cite jamais le nom d'un écrivain, si ce n'est pour le couvrir d'invectives. telle est la perversité de cet homme". Huet, dans une lettre à Vossius ( cf Auvray p.43) recommande la persécution de Simon : " Si Simon enseigné par ces observations ne revient pas à de meilleurs sentiments, il faudra l'y forcer non par des arguments mais par l'autorité des magistrats". 9 Nous ajoutons la lettre de dénonciation d'Eusèbe Renaudot, ami de Bossuet et de Port Royal, qui essaya de faire supprimer la parution de la Bibliothèque Critique, en écrivant à l'archevêque de Paris. "Je crois, Monseigneur, que vous voudrez bien que mon silence très respectueux n'établisse pas une prescription à mon égard sur certaines choses dont vous avez toujours trouvé bon que je vous avertisse. Il y en a une qui me paraît mériter votre attention. Mr Simon s'est mis en possession de faire imprimer sans permission, sans lieu d'impression et sans aucunes formalités, divers libelles dans lesquels il déchire qui il lui plaît, et quoique cela ne soit pas tolérable, il va plus loin. Car il attaque la mémoire de feu Mr de Meaux tant sur l'Histoire critique de ce même auteur qu'il fit imprimer ( lire probablement "supprimer"), que sur sa censure de la traduction du Nouveau Testament de Trévoux : il déchire les PP. de l'Oratoire, les Bénédictins, ce qu'il y a de plus honnêtes gens, et répand à cette occasion dans le public des histoires fausses, parce que la plupart des témoins qui pourraient le confondre sont morts; L'insulte est à un tel excès qu'il faut ou qu'on le chamaille en écrivant contre lui, ce que plusieurs ne veulent pas faire, ou que la calomnie et la fausseté subsistent. Je crois donc, Monseigneur, qu'il serait de votre justice et de l'estime que vous faites des morts et des vivants, d'arrêter cette licence, ce qu'il est très aisé de faire. Le moyen le plus simple serait que vous fassiez venir à Paris Mr Simon, de Dieppe où il est, pour vous rendre raison de sa conduite, et avouer ou désavouer ce qu'il a écrit dans les deux derniers volumes de sa Bibliothèque choisie qui viennent de paraître, et dans les précédents : d'écrire à Mr l'Intendant de Rouen où ces impressions sont faites, de faire à l'égard de l'imprimeur ce qui est de droit : et selon le rapport qu'on vous en fera, flétrir ( sic) ces sortes de livres. Je vous supplie très humblement, Monseigneur, de vouloir bien que ce premier avis soit pour vous seul, jusqu'à ce que je sache votre volonté : car pour des raisons qui seraient trop longues à vous expliquer dans une lettre, je n'ai parlé de ceci à personne. Après cela, selon que vous me l'ordonnerez, j'instruirai Mr l'abbé Bignon ou vous-même par des mémoires succints. Je vous salue, Monseigneur, avec un très profond respect, toujours plein de reconnaissance pour toutes vos bontés". ( B.N. N.a.fr. 7488, f 242. Lettre du 26 juillet 1710 à Pontchartrain, conservée dans les papiers du marquis de Torcy, donné par erreur dans l'inventaire comme son destinataire). 10 Margival, dans son Richard Simon, écrit (p. XVII-XVIII) : " L'oeuvre de Richard Simon, on peut hardiment le dire, juge la littérature religieuse du XVIIème siècle. Elle fait plus, elle la rajeunit en lui ouvrant une voie toute nouvelle...Richard Simon, allant dès l'abord au fondement même de la croyance chrétienne entreprend de chercher dans la seule histoire, mais dans l'histoire complète de la Révélation Biblique continuée par la tradition ecclésiastique, la solution des problèmes que la dogmatique ne peut trancher. Quelle noble confiance, autrement persuasive que les argumentations les plus subtiles dans le jardin de la Vérité, et comme il apparaît en définitive combien Bossuet était mal fondé à lui reprocher d'affaiblir alternativement l'Ecriture par les Pères et les Pères par l'Ecriture, à moins que l'exposé scientifique des faits ne soit tenu pour une atteinte à la foi!" 11 Curieusement, dans l'Histoire de la Philosophie de la Pléiade, Simon est présenté au chapitre Spinozisme, par J.P. Deschepper, comme un vulgarisateur de Spinoza : "...Richard Simon avait publié en 1678 une Histoire critique du Vieux Testament, condamnée aussitôt par l'Eglise qui y vit plus un organe de diffusion du spinozisme qu'une réfutation. C'est que Simon traite également la Bible comme un livre ordinaire que les vicissitudes historiques n'ont pas épargné et dans lequel il reconnaît une compilation tardive. Que reste-t-il alors du texte sacré conservé par une providence pleine de sollicitude...Bref, Simon semble vulgariser Spinoza avec une complaisance qu'on lui reproche". 12 Leclerc est à l'orgine de cette curieuse accusation de spinozisme : " Il se trouverait peut-être des gens qui diraient... que c'est un spinozisme caché, qui en faisant semblant de vouloir réfuter Spinoza favorise ses sentiments impies : et en feignant de donner des règles pour l'intelligence de l'Ecriture la rend tout à fait inutile et en détruit l'autorité; que s'il parle d ela Tradition, ce n'est pas qu'il en soit persuadé, puisqu'il est visible qu'elle est infiniment plus obscure et plus incertaine que le sens de l'Ecriture". ( Sentiments de quelques théologiens..., Amsterdam 1685, p. 94). 13 L'Abbé H. Brémond, au tome III, Ière partie de son Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de Religion jusqu'à nos jours ( Paris, 1929, p. 194), écrit : " Quoiqu'en ait dit celui qu'il appelait, peut-être sans ironie, "l'illustre censeur", Richard Simon aimait l'Eglise, il entendait la servir, et il l'a servie en effet, presque ausssi redoutable aaux protestants et beaucoup plus que lui redoutable aux jansénistes. Il avouerait néanmoins lui-même qu'il préfère Sixte de Sienne ou Maldonat aux dévots écrits de Bérulle. Critique orthodoxe, ou qui veut l'être, mais critique séparé, que la science enchante par elle-même et qu'elle possède. Il nous montre le point extrême où peut conduire une vie toute consacrée à l'érudition". 14 Auvray conclut son travail sur Simon de la façon suivante : " En vérité le Dix-huitième siècle ne s'est pas intéressé à ces études austères... Pendant trois générations, on ne saurait signaler un véritable exégète... Décidément, Richard Simon s'était trompé de siècle? Pouvait-il mieux réussir? On en discuterait indéfiniment. Mais on ne peut s'empêcher de saluer avec respect cette oeuvre unique qui se présente un peu comme une fleur au milieu d'un désert et qui excite notre admiration". ( Etude bio-bibliographique... Paris, 1974). 15 Sur la tombe de Richard Simon son ami le médecin Mauger fit graver l'épitaphe suivante, traduite du latin par J. Steinmann ( Op. cit. p. 395-396) : Au Dieu très bon et très grand Ci-gît Messire Richard Simon, prêtre, grande gloire De cette ville, très connu de tout le monde chrétien Par son érudition ecclésiastique de tout genre et par La plus grande connaissance en langues orientales Par testament, Il a laissé ses livres à la bibliothèque de l'église de Rouen. Il disposa de ses biens en faveur des pauvres Prit soin de faire célébrer des messes après sa mort, Pensant bien et religieusement de la Résurrection Enfin, muni de tous les sacrements des mourants, Ayant gardé jusqu'au dernier souffle toute son Intelligence, il s'est endormi doucement et pieusement Dans le Seigneur, le 11 avril 1712 dans la 74ème année De son âge, extraordinairement épuisé d'études Assidues et de fièvre. Adieu, passant! Et ce grand défenseur des traditions Divines contre tous les hérétiques, crois Qu'il est bien heureux ou rends-le tel par tes prières. A son très cher ami défunt, comme fermant Les yeux d'un mourant Jean Mauger, docteur médecin A rendu ce suprême devoir. Qu'il repose en paix! TABLE des MATIERES Préface de Laurent Motte Qui a peur de Richard Simon? Introduction "Le Retour aux Pères". Chapitre 1. Richard Simon et les Pères de l'Eglise. Chapitre 2. Richard Simon et l'Eglise orthodoxe. Chapitre 3. La critique de saint Augustin par Ricahrd Simon. Chapitre 4. La guerre civile dans la théologie occidentale. Chapitre 5. Théologie des Franks et théologie des Romains. Critique et dépassement de l'oeuvre de Simon. I Arrière plan historique et dogmatique II Arrière plan théologique Conclusion. I. Richard Simon et l'abandon de la métaphysique. II. L'authentique retour aux Pères. III. Le retour à l'Eglise des Pères. Appendice I Brève biographie de Richard Simon. II Brèves Références bibliographiques. III Quinze Jugements sur Richard Simon. Achevé d'imprimer le 28 mars 1990 sur les presses des imprimeries Delmas à Artigues-près-Bordeaux. Dépôt légal : mars 1990. N° d'impression : 34738. Imprimé en France.
QUATRIEME DE COUVERTURE Richard Simon (1638-1712) est connu pour être le précurseur ou le fondateur de la critique biblique; mais son oeuvre dépasse le plan de l'éxégèse, parce qu'il a été avant tout le critique de toute forme de fondamentalisme, tant celui de la scolastique que celui de Port Royal ou de Bossuet qui fit brûler en place publique son Histoire Critique du Vieux Testament, chef-d'oeuvre d'intelligence et d'érudition. Bossuet écrivit contre lui son grand livre posthume La Défense de la Tradition des Saints Pères, où il soutenait la doctrine d'Augustin d'Hippone, sans voir que c'était Richard Simon qui plaidait pour la tradition des Apôtres et qui ouvrait les voies d'un véritable retour aux Pères. Minutieusement, Richard Simon a noté ainsi comment la conception augustinienne de la rédemption et du péché originel était contraire à la tradition ancienne des commentateurs, c'est-à-dire des Pères grecs et des Pères latins qui ont précédé l'oeuvre de l'évêque d'Hippone. A ce titre, cet essai rentre dans la collection La Lumière du Thabor, puisque jusqu'à aujourd'hui la tradition orthodoxe n'a pas reçu - pour des raisons proches de celles que donne Simon - la théologie de saint Augustin, qui a tant influencé l'Occident. D'autre part, en écrivant ses commentaires des voyageurs de l'Orient, Richard Simon a été l'un des premiers en Europe à défendre et à faire connaître les dogmes, les coutumes et les usages vécus alors en Orient, par des populations humbls et ferventes, Romains orthodoxes du grand empire chrétien que les croisés et leurs héritiers avaient malmenés. Jugements sur Richard Simon L'oeuvre de Richard Simon, on peut hardiment le dire, juge la littérature religieuse du XVIIème siècle. H. Margival. Bossuet, en persécutant Richard Simon, avait cru délivrer l'Eglise de France d'un grand danger. Il préparait Voltaire. On n'avait pas voulu de la science sérieuse, libre et grave; on eut la bouffonnerie, l'incrédulité railleuse et superficielle. Le succès de Voltaire vengea Richard Simon. Si l'expérience comptait pour quelque chose dans la conduite des choses humaines, cette leçon-là serait bien digne d'être méditée. E. Renan.