mercredi 30 novembre 2011

Le Pré Spirituel, d'Arnauld d'Andilly.

ABRéGé du
PRé SPIRITUEL
DE JEAN SURNOMMé MOSCHOS
PRETRE ET SOLITAIRE.
Où sont rapportées plusieurs actions & Paroles remarquables
des Saints PèRES de son Temps.
TRADUIT du Grec SUR JEAN MOSC.
par le grand ARNAULT d’ANDILLY,
retranscrit par Presbytéra Anna.

P.613.
I.
D’un Solitaire qui aima mieux Mourir que d’être Higoumène.

CH.7.
Les Pères du Monastère nommé les Tours ayant choisi pour leur Abba un Saint Ancien qui demeurait dans cette maison & excellait en toutes sortes de vertus, il leur dit : « Excusez-moi, je vous supplie, mes Pères, & laissez-moi pleurer mes péchés. Car je ne suis pas capable d’avoir la conduite des âmes : & cela n’appartient qu’à des hommes admirables tels que Saint Antoine, Saint Pachôme, & Saint Théodose. » Ces Solitaires ne se rendant point à ses Prières, mais continuant toujours à le conjurer d’accepter cette charge ; enfin, se voyant si fort pressé, il leur dit : « Donnez-moi au moins, s’il vous plaît, trois jours pour Prier Dieu ; & puis je ferai ce qu’il lui plaira de m’inspirer. Il leur parla ainsi le vendredi ; & le Dimanche matin on le trouva Mort.

II.
D’un Miracle de la Sainte Eucharistie.
CH.30.
Il y a en Chypre un lieu de trafic nommé Dade dans lequel est un Monastère appelé Philoxène, où, lors que nous fûmes arrivés nous vîmes un Solitaire de Melitène qui soupirait & pleurait sans cesse. Sur quoi tout ce que nous étions de frères l’ayant prié d’arrêter un peu le cours de ses larmes, nous ne le pûmes obtenir ; & il nous dit : « Vous ne devez pas désirer cela du plus grand pécheur que la terre ait jamais porté. »Lui ayant répondu que Dieu seul était sans péché, il ajouta : « En Vérité, mes frères, je n’ai jamais trouvé de pécheur semblable à moi, ni de crimes qui puissent égaler les miens ; & pour vous faire avouer que je dis vrai, je m’en vais vous le déclarer, afin que vous m’assistiez par vos Prières. Etant encore dans le monde & marié, nous suivions ma femme & moi l’erreur impie de Sévère. Un jour revenant à la maison & n’y ayant point trouvé ma femme, on me dit qu’elle était allée chez une de ses voisines qui était Orthodoxe, pour communier avec elle. J’y courus aussitôt pour l’en empêcher ; & les ayant trouvé qui communiaient, je fus si transporté de rage & de colère que je pris ma femme à la gorge & la contraignis de rejeter le Corps du Christ, lequel ayant pris & jeté, tomba dans la boue, où il ne fut pas plutôt qu’il devint tout éclatant de Lumière. & deux jours après j’aperçus un homme aussi noir qu’un Ethiopien & à demi-nu qui me dit : « Nous sommes tous deux condamnés à souffrir un même supplice. »
III.
De la conversion d’une femme de mauvaise vie nommée Marie.
CH.31.
Deux Anciens, Solitaires tous deux, qui allaient de la ville d’Aige en Tharse durant une extrême chaleur, étant entrés dans une hôtellerie pour se reposer un peu, Dieu permit qu’ils y rencontrèrent trois jeunes gens qui avaient avec eux une femme de mauvaise vie. Ces Bons Pères se retirèrent à l’écart & se mirent à lire le Saint Evangile. Ce que cette femme voyant, elle quitta ces jeunes gens, & vint s’asseoir auprès de l’un des Anciens, qui lui dit en la repoussant : « Misérable que tu es, comment as-tu l’impudence de venir ainsi t’asseoir auprès de nous ? » Elle lui répondit : « Quoique je sois une très grande pécheresse, ne m’aie pas, s’il te plaît, mon Père, si fort en horreur, & ne me rejette pas de la sorte, puis que notre Seigneur Jésus-Christ, qui est notre Dieu & notre Rédempteur à tous, n’a pas rejeté une courtisane lorsqu’elle est venue Le trouver. » « Mais, lui répliqua ce Bon Père, elle cessa d’être courtisane. » « Et moi, » lui repartit cette femme, j’espère aussi avec la Grâce du Fils du Dieu Vivant, qu’à commencer d’aujourd’hui je ne demeurerai plus dans le péché. » En suite de ces paroles, elle quitta ces jeunes gens & tout ce qu’elle avait, & suivit ces Saints Solitaires, qui la mirent dans un Monastère de Femmes proche de la ville d’Aige. Je l’y ai vue lors qu’elle était déjà fort âgée, & ai appris de sa propre bouche ce que je viens de rapporter. Elle se nommait Marie, & était une Femme fort prudente & douée de Discernement.

IV.
De la conversion d’un comédien.
CH.32.
Dans la ville de Tharse en Cilicie il y avait un comédien nommé Babyle, qui, se laissant emporter à tout ce que le Démon lui inspirait, entretenait deux femmes en même Temps, dont l’une s’appelait Comète, & l’autre Nicoze. Entrant un jour dans l’église comme on lisait le Saint Evangile, il arriva par une conduite particulière de Dieu, qu’il entendit ces Paroles : « Faites Pénitence. Car le Royaume du Ciel s’approche. » Ce qui le toucha de telle sorte, & le fit entrer dans une telle horreur de ses péchés que, déplorant sa Misère spirituelle, il se mit à fondre en larmes. Etant sorti de l’église, il fit venir ces deux femmes, & leur dit : « Vous savez combien j’ai offensé Dieu avec vous, & que je vous ai toujours aimées également. Je vous donne tout ce que j’ai de bien : Prenez-le, & le partagez ensemble. Car dès ce moment je renonce au monde, & vais me rendre Solitaire. » Elles lui répondirent en pleurant : « Nous nous sommes abandonnées avec toi à l’impureté, sans craindre de perdre nos âmes ; & maintenant que tu entres dans le dessein de plaire à Dieu, tu nous abandonnes, & penses seulement à te Sauver. Il n’en ira pas de la sorte ; mais nous te tiendrons compagnie à faire le Bien, comme nous te l’avons tenue à faire le mal. » Ce comédien s’enferma en suite dans l’une des tours de la ville ; & elles, après avoir vendu & donné aux pauvres tout ce qu’elles avaient, & prit un habit de Religieuse, bâtirent auprès de cette tour une cellule, où elles s’enfermèrent aussi. J’ai vu avec grande édification celui dont je parle. Car c’était un homme fort Humble, fort Doux, & fort Charitable ; & j’ai cru devoir rapporter cette histoire, dans l’espérance que j’ai que ceux qui la liront en pourrons tirer de l’Utilité.

V.
De quelle sorte Saint Ephrem Patriarche d’Antioche convertit un Hérétique.
CH.36.
Un de ces Bons Pères nous raconta que Saint Ephrem Patriarche d’Antioche était si fervent dans la Foy, qu’ayant appris que ce Solitaire qui demeurait sur une colonne auprès de la ville d’Hiéraple était tombé dans l’Hérésie de Sévère, il l’alla trouver pour l’en retirer . Et après l’avoir fort repris de sa faute, il le conjura de se rapprocher du Saint Trône Apostolique, & de rentrer dans la Communion de la Sainte Eglise. A quoi l’autre lui répondit : « Je ne puis avoir de Communion ni faire l’union avec ceux qui soutiennent le Concile de Chalcédoine. » « Et comment veux-tu donc, » répliqua Saint Ephrem, que je te guérisse, & que je satisfasse pour toi à notre Seigneur Jésus-Christ, puis que la Sainte Eglise, qui est sans tache, ne peut souffrir la souillure & la corruption de l’Hérésie ? » Le Solitaire pensant étonner ce Saint Patriarche lui dit : « Entrons ensemble dans le feu, & que celui de nous deux qui n’en sera point endommagé soit reconnu pour être Orthodoxe, & que l’autre soit obligé d’embrasser la même créance ». « Mon fils, » lui répondit Saint Ephrem, « tu devrais m’obéir comme à ton père sans vouloir qu’un Miracle t’y oblige. Mais quoi qu’étant, ainsi que je le suis, un pauvre pécheur, tu as désiré de moi une chose qui est au-dessus de mes forces, j’ai une telle confiance en la Miséricorde du Fils de Dieu que je ne refuse point de m’engager à cela pour te procurer ton Salut. » En suite de ces paroles, il dit en présence de tout le monde : « Le Seigneur soit béni. Apportez du bois. » Ce qui ayant été fait, il commanda qu’on allumât un grand feu devant la colonne. Puis il dit au Solitaire : « Descends donc maintenant, afin que suivant ton désir nous entrions ensemble dans le feu. » Le Solitaire épouvanté de la confiance & de la Foy du Patriarche ne voulut jamais descendre. Sur quoi le Saint, après lui avoir reproché de n’oser exécuter une proposition qu’il avait faite, prit sa tunique & en s’approchant du feu fit sa Prière en ces termes : « Jésus-Christ notre Seigneur & notre Dieu, qui as daigné pour l’Amour de nous Te revêtir de notre chair dans le sein de Marie Ta sainte Mère, & toujours Vierge, fais-nous connaître la Vérité. » Ayant achevé ces paroles, il jeta sa tunique au milieu du feu dont le bois étant tout consumé, on la retira trois heures après, sans que la violence des flammes y eût donné la moindre atteinte. Le Solitaire voyant un si grand Miracle, & ne pouvant plus douter de la Vérité, il prononça l’Anathème contre la personne & l’Hérésie de Sévère ; & étant retourné dans l’Eglise Orthodoxe, il reçut la Sainte Communion par les mains de ce Bienheureux Patriarche, & rendit à Dieu la Gloire qui Lui était duë.

P.615.
VI.
D’un Saint Evêque qui abandonna son Evêché, & se fit aide de maçon après avoir changé d’habit.
CH.37.
L’un de ces Bons Pères nous raconta qu’un Evêque ayant quitté son Evêché, s’en alla en la sainte ville d’Antioche, où ayant pris un méchant habit, il se mit à servir des maçons. Ephrem qui était un fort Homme de Bien, & fort charitable, était alors gouverneur de l’Orient, & c’était lui qui faisait travailler à ces ouvrages publics, pour réparer les ruines qu’un tremblement de terre avait causées. Il eut une Vision, dans laquelle dans laquelle il lui sembla de voir l’Evêque endormi, & une colonne de Feu sur sa tête qui allait jusques au Ciel. Ce qui lui étant apparu, non seulement une ou deux, mais par plusieurs fois, & l’ayant extrêmement étonné, il songeait en lui-même qui pouvait bien être ce mercenaire. Mais il n’avait garde de juger que ce fût un Evêque, le voyant si mal vêtu, & si atténué par ses extrêmes & continuels travaux. Néanmoins, par un mouvement que Dieu lui donna, il le fit venir, & lui demanda son nom, & d’où il était. A quoi ayant répondu : « Je suis un pauvre homme de la ville, qui travaille pour gagner ma vie, & Dieu me nourrit de mon travail. » Ephrem le pressa & lui dit : « Je ne te laisserai point aller que tu ne m’aies avoué la vérité. » Alors l’Evêque ne pouvant résister davantage, lui repartit : « Promets-moi donc, s’il te plaît, que tandis que je serai au monde tu ne parleras à personne de ce que je vais te dire ; & je ne te cacherai rien de tout ce qui me regarde, excepté mon nom. » Il le lui jura, & il lui dit : « Je suis Evêque & Dieu m’a mis au cœur de quitter mon Evêché pour venir ici, où je ne suis connu de personne. Je travaille pour mâter mon corps, & je gagne par mon travail un peu de pain pour me nourrir. Mais, quant à vous, travaillez autant que vous le pourrez à faire l’aumône. Car Dieu vous élèvera bientôt sur le Trône Episcopal de cette ville, pour être le Pasteur de son Peuple, que Jésus-Christ notre Dieu a acquis par son propre sang. C’est pourquoi, comme je vous dis, faites le plus d’aumônes que vous pourrez. Demeurez fermes dans la Foy Orthodoxe & véritable ; & combattez incessamment pour sa défense, puis qu’il n’y a point de sacrifices si agréables à Dieu que ceux-là. Le Bienheureux Ephrem l’ayant entendu parler de la sorte Glorifia Dieu, & dit en lui-même : « Que le Seigneur a de serviteurs qui ne sont connus que de lui seul ! » Et ce que le Saint Evêque avait prédit ne manqua pas de lui arriver.
P.616.
VII.
D’une étrange Vision de l’Abba Georges, qui fut aussitôt après suivie de l’effet.
CH.50.
Etant allé à Scitople, qui est la seconde ville de la Palestine, nous y vîmes l’Abba Anastase, qui en nous parlant de l’Abba Georges reclus, nous dit : « M’étant levé la nuit pour éveiller les frères & les faire venir à la Prière – car j’avais alors cette charge & diaconie- j’entendis ce Bon Ancien qui pleurait, dont lui ayant demandé la cause, il ne me répondit rien. Je le pressai ; & alors il jeta un profond soupir, & me dit : « Comment pourrais-je, mon fils, ne point répandre des larmes, puisque notre Seigneur Jésus-Christ ne veut pas se réconcilier avec nous ? Car j’ai eu une Vision dans laquelle il m’a semblé que je voyais un Homme assis sur un trône très élevé & une grande multitude de personnes à l’entour de lui, qui le priaient & lui demandaient avec instance une chose qu’il ne voulait pas leur accorder. J’aperçus ensuite une Femme vêtue de pourpre, qui en se jetant à ses pieds lui dit : « Au moins pour l’Amour de moi, mon fils, apaise je te prie ta colère. » Mais nonobstant ces conjurations il demeura toujours inflexible. Voilà ce qui m’afflige & me fait pleurer dans la crainte que j’ai des malheurs qui nous menacent. » Ce Saint Homme me dit cela la nuit d’entre le Mercredi & le Jeudi Saints, & le lendemain à l’Heure de None les villes maritimes de la Phénicie furent abymées par un soudain & épouvantable tremblement de terre.

VIII.
D’un Saint Solitaire que Dieu rendit invisible à ses proches.
CH.53.
L’Abba Etienne nous raconta qu’un Saint Ancien nommé Syriaque qui demeurait dans le Monastère de Saint Savva, étant un jour dans sa cellule, & quelques-uns de ses proches qui venaient le visiter & auquel on l’avait montré heurtant à la porte, il Pria Dieu après les avoir reconnus qu’ils ne pussent l’apercevoir ; puis ouvrit sa porte & sortit en leur présence sans qu’ils le vissent, & s’en alla dans le Désert, d’où il ne revint que lorsqu’il sut qu’ils étaient partis.

IX.
D’un Saint Solitaire qui demeurait sur une colonne, & fut tué d’un coup de tonnerre.
CH.57.
A quarante milles ou environ de la ville d’Aige en Cilicie, il y avait un Solitaire nommé Syméon qui demeurait sur une colonne, lequel fut tué d’un coup de tonnerre. En ce même moment l’Abba Julien, Prêtre, qui demeurait, étant stylite aussi, sur une colonne, dit contre sa coutume à ses Disciples : « Mettez de l’encens dans l’encensoir », dont lui ayant demandé la raison, & le pressant de la leur vouloir déclarer, il leur dit : « C’est que mon frère Syméon Stylite vient d’être tué d’un coup de tonnerre ; & voilà son Ame qui s’en va au Ciel, toute transportée de Joie ». Or il y avait vingt-quatre milles de distance entre les lieux où ces deux Saints personnages demeuraient.

X.
Avoir sans cesse devant les yeux Jésus-Christ crucifié.
CH.64.
Trois Anciens, Solitaires, étant allés trouver l’Abba Etienne qui était Prêtre, & lui parlant de ce qui regarde le Salut, voyant qu’il ne répondait point, ils lui dirent : « D’où vient, mon Père, que tu demeures dans un tel Silence, puis que nous ne venons ici que pour apprendre de toi des choses utiles & profitables à nos âmes ? » Il leur répondit : « Excusez-moi s’il vous plaît . C’est que je n’ai rien entendu de ce que vous avez dit ; & tout ce que je puis vous dire est que je ne pense jour & nuit à autre chose & n’ai sans cesse devant les yeux que notre Seigneur Jésus-Christ, attaché pour nous sur la Croix. » Ces Paroles les ayant extrêmement édifiés, ils s’en retournèrent.
P.617.
XI.
Qu’il ne faut pas aisément se scandaliser.
CH.65.
L’Abba Jean surnommé Molybe nous raconta de ce même Saint Abba Etienne qu’étant un jour si malade d’une maladie du foie qu’il en Mourut peu de Temps après. On le contraignit de manger de la chair. Un de ses frères qui était séculier & vivait fort religieusement l’étant venu voir, il fut fort touché & se scandalisa extrêmement de ce que sur la fin de ses jours il était passé d’une si étroite abstinence jusques à manger de la chair. Comme il était dans ces sentiments, il fut ravi En Extase, & vit un homme qui lui dit : « Pourquoi te scandalises-tu de ce que ce Prêtre mange de la chair ? Ignores-tu qu’il ne le fait que par nécessité, & pour ne manquer pas à l’obéissance ; & qu’ainsi tu ne dois pas t’en scandaliser ? Que si tu veux savoir quels sont les mérites & la Gloire de ton frère, tourne-toi, & le regarde. » S’étant tourné, il vit son frère qui était crucifié avec notre Seigneur. Et alors cette même personne lui dit : « Tu Vois en quelle Gloire est ton frère. Rends-en donc Grâces à Celui qui Glorifie ceux qui L’Aiment de tout leur Cœur. »

XII.
Des raisons qui portèrent Saint Pallade à embrasser la Vie Solitaire.
CH.69.
Sophrone & moi étant allés voir l’Abba Pallade qui demeurait dans le Monastère de Thelazomène près d’Alexandrie, sur ce que nous le priâmes de nous dire pour notre édification par quelle considérations il s’était porté à embrasser la Vie Solitaire, il nous répondit : « Un Ancien nommé David originaire de Mésopotamie, & qui outre la pureté de sa Vie & son extrême Amour de charité excellait en plusieurs autres vertus, se rendit Reclus à trois stades ou environ de Thessalonique, d’où j’ai tiré ma naissance, & y passa près de quatre-vingts ans. Or d’autant qu’à cause de la crainte que l’on avait des Barbares on faisait garde de nuit dans la ville, les soldats qui étaient dans le corps de garde qui regardait la cellule du Saint Ancien, ayant aperçu une nuit que le Feu en sortait par les fenêtres, ils crurent que les Barbares l’y avaient mis. Y étant allés le matin, & ayant trouvé qu’il n’était arrivé aucun accident ni à l’Ancien, ni à sa cellule, ils demeurèrent fort étonnés. La même chose étant arrivée non seulement la nuit suivante, mais durant un fort long Temps, & jusques à la Mort du Saint Ancien ; & ainsi n’y ayant personne dans la ville qui pût ignorer ce Miracle, plusieurs allaient la nuit sur les murailles exprès pour le voir ; & y étant été diverses fois comme les autres, je dis en moi-même : « Si Dieu donne dès cette vie une telle Gloire à Ses Serviteurs, quelle peut être celle qu’Il leur réserve en l’autre, lors que leur visage tout éclatant de rayons ne reluira pas moins que le Solitaire ? Voilà, mes enfants, quelle fut la cause qui me porta à embrasser la Vie Solitaire. »


XIII.

De la délivrance d'un jeune homme condamné à la Mort, & qui avait été injustement accusé.

CH.72.

Le même Abba Pallade nous dit: « Un vieillard séculier qui avait commis un homicide ayant été mis en prison en Alexandrie & appliqué à la question, il accusa un garçon âgé de vingt-deux ans d'être complice de son crime; ce que l'autre ayant nié lors qu'on lui donna aussi la question & qu'on le torturât, ils furent tous deux condamnés à être pendus. Comme on les eut menés au supplice à mille pas de la ville proche d'un temple de Saturne, on voulut premièrement exécuter ce jeune homme, qui s'étant jeté à genoux devant les archers, les pria de lui tourner le visage du côté de l'Orient, dont lui ayant demandé la raison, il leur répondit qu'il y avait sept mois qu'il était Chrétien & avait reçu le Saint Baptême. Ces paroles les touchèrent tellement qu'ils ne purent retenir leurs larmes. Mais le vieillard au contraire frémissant de rage leur dit: « Et moi, je vous conjure par Sérapis de me tourner le visage vers Saturne ». Ce qui les irrita si fort qu'ils le pendirent le premier, & puis étant revenus à ce jeune homme, comme ils allaient l'exécuter, un homme à cheval envoyé en diligence par le gouverneur d'Egypte lui vint apporter sa grâce. Ce qui ayant donné une extrême joie à ceux qui se trouvèrent présents, il fut remené au prétoire, où le gouverneur prononça sa sentence d'absolution. Ainsi il évita la Mort lors qu'il l'espérait le moins; & aussitôt après il se rendit Solitaire. Ce que j'ai estimé devoir rapporter pour ma propre édification, & pour celle des personnes qui liront ceci, afin que nous reconnaissions de quelle sorte Dieu sait délivrer des plus grands périls ceux qui Vivent dans Sa crainte & dans Son Amour.


P.618.
XIV.

De la Vie admirable d'un soldat nommé Jean.

Le même Abba Pallade nous dit: « Il y avait en Alexandrie un soldat nommé Jean qui Vivait en cette sorte : Il allait tous les matins revêtu d'un cilice dans le Monastère. & là, sans parler à personne il demeurait assis jusques à None auprès des degrés de l'Autel de Saint Pierre, où il travaillait à faire des corbeilles. Et après avoir chanté assez bas ce verset: « Seigneur, purifie-moi de mes péchés secrets de peur que ma Prière au lieu de m'être avantageuse ne me soit préjudiciable», il demeurait une heure dans le Silence, & recommençait ainsi jusques à sept fois, sans jamais dire autre chose. Puis, quand l'heure de None était venue, il reprenait son habit de soldat, & s'en retournait en diligence en faction. Je l'ai vu Vivre de la sorte durant huit ans continuels, & en ai été extrêmement déifié. »


XV.

D'une famille conservée miraculeusement par la Sainte Vierge.

CH.75.

Etant allés voir une autre fois le même Saint Abba Pallade, il nous raconta cette histoire: « Il y avait », nous dit-il, « en Alexandrie un marchand fort craignant Dieu, fort charitable, & qui recevait fort volontiers chez lui les Solitaires. Il avait une femme fort dévote aussi, & une fille âgée de six ans. Comme il s'embarquait pour aller trafiquer à Constantinople, ne laissant à la maison qu'elles deux & un serviteur, sa femme lui dit : « Mais qui aura soin de nous durant ton absence? », il lui répondit : « La Sainte Vierge Mère de Dieu en aura soin ». Comme cette femme travaillait & que sa fille était auprès d'elle, ce serviteur poussé du Malin esprit résolut de les tuer, & de s'enfuir après qu'il aurait dérobé tout ce qu'il y avait de meilleur dans la maison. Pour exécuter ce dessein, il prit un couteau dans la cuisine, & s'en alla dans la chambre où elles étaient. Lors qu'il fut près de la porte, il tomba dans un tel étourdissement qu'il ne pouvait ni entrer dans la chambre, ni retourner à la cuisine, quelques efforts qu'il fît pour cela. Etant demeuré ainsi durant une heure, il appela sa maîtresse & la pria de venir à lui. Mais elle qui ne savait pas l'état où il était, & ne pouvait assez s'étonner de ce qu'étant à la porte il y avait si long Temps qu'il l'appelait au lieu d'entrer, lui dit qu'il la vînt trouver s'il voulait, sans lui donner la peine d'aller à lui. L'enfant la priant d'y aller, elle jura qu'elle n'irait pas; & sur ce qu'il la supplia d'y envoyer au moins l'enfant, elle me refusa aussi. Ce que ce misérable voyant, il se donna un coup de couteau & tomba par terre. Cette femme ayant crié, & les voisins étant accourus avec quelques officiers de justice; ils le trouvèrent qui n'était pas encore Mort; & ayant appris de sa bouche tout ce qui s'était passé, ils rendirent grâces à Dieu d'avoir par un si grand Miracle sauvé la mère & la fille. »


XVI.

Histoire étrange d'une femme qui avait commis un horrible crime.

CH.76.

Le même Saint Abba Pallade nous dit : « Un capitaine de navire nous raconta un jour cette autre histoire: Ayant fait voile avec d'autres, quelques hommes & quelques femmes s'embarquèrent sur mon vaisseau. Ceux qui allaient à Constantinople, en Alexandrie, & en d'autres lieux ayant le vent favorable, je me trouvai le seul qui ne pouvait du tout naviguer; & nous demeurâmes près de quinze jours en cet état, sans qu'il nous fût possible d'avancer ni de reculer, & sans en pouvoir comprendre la cause. La tristesse & l'affliction dont je suis touché, parce que le principal soin du vaisseau & de tous ceux qui étaient dedans me regardait, fit que j'eus recours à Dieu pour le prier de nous assister. Quelque Temps après j'entendis une voix qui me dit: « Fais sortir Marie, & ta navigation sera heureuse. » Ces paroles m'ayant fort surpris, comme je pensais en moi-même à ce qu'elles voulaient dire, & qui pouvait être cette Marie, je me mis à crier: « Marie! Marie! » Et alors, celle qui se nommait ainsi répondit du lieu où elle était, & me demanda ce que je désirais d'elle. Je la priai de venir où j'étais; ce qu'elle fit aussitôt; & l'ayant tirée à part, je lui dis: « Ma soeur Marie, tu vois que mes péchés sont cause que vous êtes tous prêts à périr. » A ces paroles, elle jeta un grand soupir, & me répondit : « C'est moi qui suis une très grande pécheresse. » « Qu'as-tu donc fait? » lui repartis-je. « Il n'y a point de péché que je n'aie commis, » me répliqua-t-elle, & ce sont mes péchés qui sont la cause du péril où vous êtes. Elle me raconta ensuite tout ce qui la regardait, & me dit: « Ayant été mariée je demeurai veuve avec deux fils, dont l'un était âgé de neuf ans, & l'autre de cinq. Me voulant remarier à un soldat mon voisin, & lui en ayant fait parler, sur ce qu'il répondit qu'il ne voulait point d'une femme qui était chargée de deux enfants, la passion que j'avais pour lui me fit résoudre à les tuer; & l'ayant exécuté je le lui dis; ce qui lui donna une telle horreur de moi qu'il me répondit: « Je jure par le Dieu Vivant qui a son trône dans le Ciel, que je ne t'épouserai point. » Ces paroles me faisant craindre que mon crime ne fût découvert, & qu'on me fît mourir, je m'enfuis. » Quoi que
cette confession sortie de la propre bouche de cette femme me pût porter à la faire jeter aussitôt dans la mer, je ne le voulus pas néanmoins, mais je lui dis: « Je m'en vais descendre dans l'esquif; & si lors que j'y serai le vaisseau reprend sa route, chacun connaîtra que ce sont mes péchés qui l'ont arrêté jusques ici. » Je descendis ensuite dans l'esquif, mais l'esquif & le vaisseau demeurèrent aussi immobiles qu'auparavant. Etant revenu dans le vaisseau je dis à cette femme: « Descends maintenant aussi dans l'esquif ». Elle y descendit, & n'y fut pas plutôt que l'esquif ayant fait cinq tours fut submergé avec elle, & le vaisseau fit voile avec une si extraordinaire vitesse que nous fûmes en trois jours et demi une navigation qui en devait durer quinze. »


P.619.

XVII.
D'un entretien que trois aveugles eurent ensemble.
CH.77.


Sophrone & moi étant allés environ l'heure de midi pour étudier chez le philosophe Etienne, qui demeurait dans une maison de l'église de la Sainte Mère de Dieu, que le Bienheureux Evêque Euloge a fait bâtir auprès du grand portique du côté de l'Orient, lors que nous eûmes frappé à sa porte, une servante nous dit par le guichet d'attendre un peu, parce qu'il dormait. Sur quoi, je dis à Sophrone : « Allons-nous-en cependant sous le grand portique. » Y étant arrivés, nous n'y trouvâmes que trois aveugles, à cause que c'était alors la plus grande chaleur du jour. Nous nous approchâmes d'eux tout doucement, & nous assîmes avec nos livres à la main. Comme ils s'entretenaient de diverses choses, il y en eut un qui dit à l'un des deux autres »: « Comment es-tu devenu aveugle? » Il lui répondit: « Etant encore jeune & matelot, lors que nous revenions d'Afrique il se forma tout d'un coup une taie sur mes yeux qui me fit perdre la vue. Mais toi comment l'as-tu perdue? » Il lui répondit: « Etant verrier, comme je faisais fondre du verre, des étincelles de feu me sautèrent au visage & me crevèrent les yeux. » Ces deux demandèrent ensuite au troisième: « Et toi, comment es-tu devenu aveugle? » Il leur répondit : « Je te l'avouerai sincèrement. Etant jeune & débauché, & ne voulant point travailler, comme je n'avais pas de quoi vivre, je me mis à voler & dérober. Ensuite de plusieurs larcins, voyant un jour porter en terre un corps Mort extrêmement bien vêtu, je suivis le convoi pour remarquer le lieu où on le mettrait. Ayant été mis derrière la chapelle de Saint Jean, & l'office étant achevé, après que chacun s'en fut allé, j'entrai dans le sépulcre, & dépouillai entièrement le Mort à la réserve d'un linceul. Comme je me retirais ainsi chargé de tous ces habits, une délectable pensée me vint à l'esprit de prendre aussi ce linceul, par ce qu'il était fort bon. Ainsi misérable que je suis étant retourné pour cela, le Mort se leva sur son séant, & en se jetant sur moi m'arracha les yeux. Cet épouvantable accident & le péril où il me mettait me fit abandonner tout ce que j'avais dérobé, & je me retirai avec la douleur que vous pouvez vous imaginer. Voilà de quelle sorte je suis devenu aveugle. » Après que nous eûmes entendu un si étrange discours, Sophrone me fit signe de nous retirer, & puis me dit: « En vérité, mon Père, nous n'avons pas besoin aujourd'hui d'étudier davantage, puis qu'il y a assez de quoi profiter en ce que nous venons d'apprendre. » J'ai cru devoir écrire cette histoire que nous avons sue de la propre bouche ce celui à qui elle est arrivée, afin que ceux qui la liront soient aussi édifiés que nous le fûmes, de voir qu'il est impossible aux méchants de se cacher aux yeux de Dieu. »


XVIII.
Etrange Miracle arrivé dans le sépulcre d’une Vierge après sa Mort.
CH.78.

L’Abba Jean qui était Higoumène du Monastère nommé des Géants, étant venu à Théopole nous raconta un autre Miracle semblable. « Il y a quelque Temps, » nous dit-il qu’un jeune homme vint à moi, & me dit en jetant de profonds soupirs & versant quantité de larmes : « Mon Père, je te supplie au Nom de Dieu de me recevoir, parce que je désire de faire pénitence. » Le voyant si affligé & si repentant, je lui répondis : « Déclare-moi tout franchement, & sans m’en rien dissimuler, quelle est la cause qui produit en toi une si grande douleur,& Dieu étant Tout-Puissant comme il est, j’espère qu’il t’assistera. » Il me repartit : « Tu vois, mon Père, devant tes yeux un très grand pécheur. » « Sache », lui répondis-je, que comme il y a un très grand nombre de diverses plaies, il y aussi quantité de divers remèdes. C’est pourquoi si tu désires de guérir, dis-moi sincèrement quelles sont les vôtres, afin que j’y en apporte qui leur soient propres. Car la conduite que l’on tient dans les maladies de l’âme étant semblables à celles que l’on observe dans les maladies du corps, l’on traite d’une autre manière un impudique qu’un homicide, un avare qu’un menteur, un homme colère qu’un voleur & qu’un adultère, & ainsi en ce qui est des autres vices. » A ces paroles ce jeune homme soupira encore plus profondément, & mêlant ses sanglots avec ses larmes, & se frappant la poitrine, il entra dans une telle confusion, & dans un tel accablement de tristesse qu’il tomba presque en défaillance, & n’avait pas la force de parler. Le voyant en cet état, & que le désespoir & l’affliction insupportable, dans laquelle il était réduit, ne lui permettait pas de me faire entendre, ni le Mal qu’il avait fait, ni les peines qu’il avait endurées, ni la misère où il se trouvait, je lui dis : « Mon fils, fais-toi un peu de violence, afin de me rapporter le malheur dans lequel tu es tombé. Car notre Seigneur te peut Secourir, lui qui par sa Clémence ineffable, & sa Miséricorde infinie a souffert pour notre Salut tous les maux imaginables :Lui qui a conversé avec les Publicains, qui n’a pas rejeté les prières d’un voleur, & qui a été nommé l’ami des pécheurs. Et Il te recevra sans doute avec joie entre ses bras, lors qu’Il te verra pénitent & converti, parce qu’il ne veut pas la Mort du pécheur, mais sa conversion & sa Vie.
Alors ce pauvre homme faisant un effort, & modérant un peu ses larmes & ses soupirs, me dit : « Mon Père, mes crimes sont tels que je ne suis pas digne de regarder le Ciel, ni de marcher sur la terre. Il y a tantôt trois jours qu’ayant appris que la fille d’un des principaux notables de la ville étant morte, & qu’ayant été revêtue de quantité d’habits fort précieux, on l’avait enterrée hors de la ville, l’habitude dans laquelle j’étais de faire du Mal, me porta à entrer la nuit dans son sépulcre, où l’ayant entièrement dépouillée, sans pardonner même à sa chemise, je la laissai aussi nue que lors qu’elle vint au monde. Mais, comme je voulais sortir, elle se leva, & avec sa main gauche prit ma main droite, & me dit : « O le plus méchant, & le plus scélérat de tous les hommes, est-il possible que tu aies eu la hardiesse de me mettre ainsi toute nue ? Que si l’appréhension des Jugements de Dieu & de la Damnation Eternelle n’est pas capable de te donner de la crainte, au moins ne devais-tu pas avoir pitié de moi après ma Mort ? &, faisant profession d’être Chrétien, n’as-tu point eu de honte de laisser ainsi une Chrétienne toute nue ? N’as-tu point révéré mon sexe, ce sexe auquel tu dois la vie ? Et n’as-tu point appréhendé, en m’outrageant de la sorte, d’outrager aussi ta mère ? Misérable ! & plus misérable qu’on ne saurait dire ! lors qu’il te faudra comparaître devant le tribunal épouvantable de Jésus-Christ, quelle raison lui pourras-tu rendre du crime que tu viens de commettre contre moi ? Nul étranger, durant ma vie, n’a vu mon visage ; et toi, après ma Mort, tu es entré dans mon sépulcre, tu m’as dépouillée, & tu as regardé mon corps à nu. Ce spectacle & ces paroles me remplirent d’une si étrange terreur que, tout tremblant & transi de crainte, à peine lui pus-je dire : « Laisse-moi aller, & je ne ferai plus de ma vie rien de semblable » . « Elle me répondit : « Il n’en ira pas ainsi. Tu es entré dans mon sépulcre quand tu as voulu, mais tu n’en sortiras pas quand tu voudras. Il nous sera commun à nous deux ; & ne t’imagine pas d’y Mourir à l’heure même : Tu y seras tourmenté plusieurs jours durant, & puis rendras misérablement ta malheureuse âme, que tu n’as point craint de perdre par un péché si détestable. Alors, redoublant mes Prières, & les accompagnant de mes larmes, afin qu’elle me laissât aller, je la conjurai par le Dieu Tout-Puissant d’avoir compassion de moi, & lui promis avec serment qu’il ne m’arriverait jamais de tomber dans de telles fautes. Enfin, se laissant fléchir par tant de prières, de larmes, & de soupirs, elle me répondit : « Si tu veux Sauver ta vie, & te délivrer d’un tel malheur, promets-moi donc que si je te laissa aller, non seulement tu renonceras à ces actions abominables, mais tu renonceras aussi au siècle, & te rendras dès à présent Solitaire pour servir Jésus-Christ, & faire pénitence de tes crimes. » Je le lui jurai en ces termes : « Je proteste par le Dieu à qui je dois rendre mon âme, d’accomplir, non seulement ce que tu viens de m’ordonner, mais de n’entrer pas même dans ma maison, & d’aller tout de ce pas dans un Monastère. Alors, elle me dit : « Revêts-moi donc comme j’étais. » Ce qu’ayant fait, elle se remit en l’état qu’elle était auparavant, & puis retourna dans son repos.
Ce jeune homme ayant achevé son discours, je l’exhortai à prendre courage, & à embrasser la pénitence & la continence ; & après lui avoir coupé les cheveux, & lui avoir donné un habit de Solitaire, je l’enfermai dans une grotte caverneuse sise sous la montagne, où il rend des actions de grâces à Dieu, & combat avec la courage d’un généreux pour le Salut de son âme ».

XIX.
D’un grand Miracle fait par la Sainte Eucharistie.
CH.79.

« Etant arrivés en Séleucie, nous allâmes trouver l’Abba Théodore qui en était Evêque, lequel nous raconta cette histoire : Du Temps de Denys de Sainte Mémoire, mon prédécesseur, il y avait en cette ville un marchand fort craignant Dieu, & fort riche, mais qui était tombé dans l’Hérésie de Sévère. Il avait un serviteur fidèle, & avec lequel nous étions en Communion dans la Sainte Eglise Orthodoxe Apostolique. Celui-ci ayant, selon la coutume de la province, reçu le Jour du Jeudi Saint la Sainte Communion, il l’enveloppa dans un linge blanc, & la mit dans son armoire. Un e affaire l’ayant obligé après Pâque d’aller à Constantinople, il la laissa par mégarde dans cette armoire, dont il donna la clef à son maître, qui, l’ayant un jour ouverte, & trouvé des parcelles de prosphore consacrée enveloppées dans ce linge, fut bien en peine de ce qu’il en devait faire, parce qu’il ne voulait pas les consumer, à cause qu’elles avaient été consacrées Sainte Communion dans la Sainte Eglise Orthodoxe, & qu’il était de l’opinion Hérétique de Sévère. Mais enfin, ayant pensé que son serviteur reviendrait, il les laissa dans l’armoire comme elles étaient. Le Jour du Jeudi Saint étant arrivé avant que ce fidèle Serviteur fût de retour, il résolut de les brûler, afin de ne pas les garder jusques dans une autre année ; mais, ayant ouvert l’armoire, il trouva que toutes ces saintes parcelles avaient produit des épis de blé & des épices. Cet évènement si nouveau & si merveilleux, le remplit d’un si grand étonnement & lui donna une telle crainte, que, prenant ces saintes parcelles, & criant : « Kyrie Eléison », il courut aussitôt avec toute sa maison à la sainte église vers le Saint Evêque Denis. Or ce Miracle, si grand, si terrible, & qui est si fort au-dessus de toute pensée, n’a pas seulement été vu d’un, de deux, de trois, ou de quelque petit nombre de personnes ; mais il a eu pour Témoins toute l’Eglise, les habitants de la ville, & ceux de la campagne, les autochtones originaires du pays, & les étrangers, ceux qui voyagent sur la terre, & ceux qui naviguent sur la mer, les hommes & les femmes, les adultes & les enfants, les jeunes & les vieux, les maîtres & les serviteurs, les riches & les pauvres, les Princes &les sujets, les sages & les simples, les vierges & les Solitaires, les veuves & les femmes mariées. Les uns, comme j’ai dit, criaient : « Kyrie éléison ! ». Les autres louaient Dieu d’une autre manière, & tous par manière générale lui rendaient grâces de ces merveilles inconcevables, qu’il Lui plaît de faire en faveur des hommes. Ce Miracle fut cause que plusieurs entrèrent dans la Sainte Eglise Orthodoxe & Apostolique.

XX.
De quelle sorte des Solitaires furent punis de n’avoir pas fait l’aumône comme ils avaient accoutumé.
CH.85.

Ces mêmes Pères du Monastère du Rocher nous dirent aussi : « Tous les pauvres & les orphelins des environs ayant accoutumé de venir ici le Jour du Jeudi Saint, & de recevoir chacun une certaine quantité de blé, de vin, de miel, & de pain béni, il arriva il y a trois ans une telle stérilité de blé qu’il était extraordinairement cher. Le Carême étant venu, quelques-uns de nos Pères dirent à notre Abba : « Mon Père, le blé étant si rare qu’on n’en peut presque recouvrer, n’en donne point, s’il te plaît, aux pauvres comme tu as accoutumé, de peur que le Monastère n’en manque. » Il leur répondit : « Mes enfants, ne nous rendons point indignes de la bénédiction que nous avons reçue de notre Saint Père Théodose. C’est un ordre qu’il nous a laissé, & que nous ne devons pas violer, puisque c’est lui qui prend véritablement soin de nous. » Les frères insistant & disant qu’ils n’avaient pas moyen d’en donner, il leur repartit avec douleur : « Faites donc comme vous voudrez. » Et ainsi, l’on ne fit point au Jour du Jeudi & du Vendredi Saint l’aumône ordinaire & accoutumée. Quelque Temps après, le cellerier étant allé aux greniers, trouva que, par manière générale, tout le blé était si germé que nous fûmes contraints de le jeter dans la mer. Alors notre Abba nous dit : « Voilà de quelle sorte Dieu châtie ceux qui ne tiennent compte d’observer les ordonnances de notre Père. Moissonnez maintenant le fruit de votre désobéissance. Si nous eussions donné cinq cents mesures de blé, comme nous y étions obligés, nous aurions rendu à notre Saint Père Théodose une soumission qui lui aurait été agréable, & aurions par cette charité consolé les pauvres qui sont nos frères. Et vous voyez qu’au lieu de cela nous avons perdu cinq mille mesures de blé. Jugez donc, mes enfants, quel est le gain que nous avons fait, ou plutôt quel est le Mal que nous nous sommes faits à nous-mêmes. En vérité, nous avons commis deux grandes fautes : l’une de n’avoir pas observé le commandement de notre Saint Père, & l’autre d’avoir mis notre confiance au blé qui était dans nos greniers, au lieu de la mettre en Dieu. Mais au moins, apprenons par là, mes frères, que c’est Lui qui dispose absolument de tout ce qui nous regarde, & que Saint Théodose nous assiste invisiblement comme ses Enfants avec un soin nonpareil. »

P.623.
XXI.

De la Mort admirable de Jean l’Anachorète surnommé l’humble.

CH.87.

Etant allés dans un bourg éloigné de six milles de Rose, deux Anciens, séculiers, nous reçurent dans l’église de ce bourg qui était assis au pied de la montagne, & en nous montrant une table de marbre nous dirent : « Chrétiens, un grand Anachorète repose dans ce sépulcre» . « Comment le savez-vous ? » leur répondîmes-nous. Alors ils nous dirent : « Il y a sept ans & davantage que tout ce que nous étions d’habitants en ce bourg aperçûmes la nuit sur le haut de la montagne une lumière que nous croyions être du feu qu’on eût allumé. Ce qui ayant continué durant plusieurs nuits, nous montâmes un jour sur la montagne, où nous ne trouvâmes, ni dans le bois, aucune marque qu’on y eût allumé du feu. La nuit suivante nous aperçûmes encore de la lumière ; &, durant trois mois entiers, nous vîmes la même chose ; ce qui me fit résoudre avec quelques autres d’y aller. Nous prîmes des armes à cause des bêtes farouches ; & ayant passé toute la nuit au lieu où nous voyions cette lumière, lors que le jour fut venu nous aperçûmes en ce même endroit une petite grotte. Nous y entrâmes, & trouvâmes cet Anachorète qui était Mort, & qui étant revêtu d’un cilice & couvert d’un manteau, tenait en ses mains une Croix d’argent. Il y avait auprès de lui un papier dans lequel ces mots étaient écrits : « L’humble Jean est Mort en l’indiction quinzième. » Sur quoi, ayant supputé le Temps, nous connûmes qu’il y avait plus de sept ans qu’il était Mort ; & néanmoins son corps était aussi entier que s’il eût rendu l’esprit le même jour. Nous l’emportâmes & l’enterrâmes dans cette église avec l’honneur qui lui était dû. »


XXII.

D’un Saint Anachorète & de son Disciple, que la Mort même ne fut pas capable de séparer.

CH.93.

L’Abba Grégoire, Higoumène du Monastère de notre Saint Père Théodose, nous dit : « Etant allé voir un jour le Saint Ancien Sifine Anachorète, qui avait quitté son Evêché pour l’Amour de Jésus-Christ, & était venu demeurer auprès du château de Bethabare à six milles du fleuve du Jourdain, après avoir frappé long Temps à sa porte, son Disciple me vint ouvrir & me dit : « Mon Père, le Saint Ancien étant malade à la Mort, il a prié Dieu de ne point le retirer du monde jusques à ce qu’il sût que tu fusses de retour » – car j’avais fait un voyage à Constantinople vers le très pieux Empereur Tibère pour quelques besoins de ce Monastère-. M’ayant ainsi parlé, il s’en retourna vers le Saint Ancien pour lui faire savoir mon arrivée, & puis revint me trouver au bout d’une heure, & me dit : « Monte, mon Père ». Je montai & trouvai que le Saint Ancien était expiré ; ce qui me fit connaître qu’aussitôt après avoir appris que c’était moi qui frappait à la porte, il avait rendu l’esprit. L’ayant embrassé tout Mort qu’il était, il me dit d’une voix basse : « Mon Père, sois le bien venu », puis se remit à dormir du sommeil des Justes . Ayant fait savoir sa Mort à ceux des environs, & leur ayant mandé de venir pour l’enterrer, comme ils travaillaient à faire sa fosse, son Disciple leur dit : « Ayez, je vous prie, la charité de la faire plus large, afin qu’elle en puisse tenir deux. » Ce qu’ayant fait, il se mit sur la natte de jonc qui tenait lieu de linceul à ce Saint Homme, & rendit son âme à Dieu. Tellement que nous en enterrâmes deux au lieu d’un, ce fidèle Disciple n’ayant pu, même par la Mort, être séparé de son cher maître ».


XXIII.

Merveilleux effet de la Foy d’un Saint Solitaire qui avait été fait Evêque.

CH.93.

Le même Abba Grégoire nous dit aussi : « L’Abba Julien ayant été obligé de quitter son Monastère, parce qu’il avait été élu Evêque de Bôthène, quelques-uns des habitants de cette Ville poussés de la haine qu’ils avaient pour le Nom de Jésus-Christ résolurent de l’empoisonner, & gagnèrent pour cela un de ses gens à qui ils donnèrent du poison. L’ayant présenté au Saint, il connut par Révélation sa méchanceté, & sans en rien témoigner à cet infidèle serviteur, il mit le verre sur la table, puis envoya quérir les principaux notables de la ville, entre lesquels étaient ceux qui avaient commis une action si détestable. Mais, ne voulant point témoigner de savoir qui en étaient les auteurs, il dit en présence de tous, sans s’adresser particulièrement à eux, & avec une extrême douceur : « Puisque vous estimez à propos de faire Mourir l’humble Jean avec du poison, je m’en vais le prendre devant vous. » En achevant ces paroles, il fit trois signes de Croix sur le verre ; & après avoir dit : « Je m’en vais prendre ce breuvage au Nom du Père &du Fils & du Saint Esprit », il l’avala entièrement, sans en recevoir aucun mal. Ce qui étonna si fort ceux qui avaient conçu un si malheureux dessein, qu’ils se jetèrent à ses pieds, & lui en demandèrent pardon».


XXIV.
Du péril qu’il y a d’être Higoumène.
CH.95.

Il y avait dans le Monastère de notre Saint Père Théodose un Ancien nommé Patric, âgé de cent treize ans, qui était originaire de la ville de Sébaste, & de la plus douce humeur du monde. Les Pères de cette maison nous dirent qu’étant Higoumène du Monastère d’Abazanes, il avait quitté sa charge par la crainte des Jugements de Dieu dans les difficultés qui s’y rencontrent, disant qu’il n’appartient qu’à des Hommes extraordinaires de paître des brebis raisonnables, & qu’ainsi il était venu dans cette maison pour y vivre sous l’obéissance, comme le jugeant plus utile pour le Salut de son Ame.


XXV.
Grand Miracle que Dieu fit pour protéger l’innocence d’un bon Prêtre.
CH.108.

Comme nous fûmes arrivés en l’île de Samos, nous vîmes dans le Monastère de Carixène l’Abba Isidore, qui en était Higoumène. C’était un Homme d’une éminente Vertu, très charitable, & dont la simplicité & l’humilité étaient extrêmes ; & nous avons su que quelque Temps après, il fut fait Evêque. Ce Saint Homme nous raconta cette histoire. « Il y avait, » nous dit-il, dans l’église d’un bourg éloigné d’ici de huit milles un Prêtre d’une Sainte Vie. Ses parents l’ayant contraint de se marier, non seulement il ne se laissa point aller à la tentation de la volupté quoi qu’il fût encore jeune, & que son mariage fût légitime, mais il persuada à sa femme de vivre comme lui dans la continence. Ils apprirent tous deux le Psautier : Ils chantaient ensemble à l’église, & ils demeurèrent vierges jusqu’à la Mort. Ce bon Prêtre ayant été faussement accusé auprès de l’Evêque, il le fit mettre en prison : où étant, un jeune Homme s’apparut à lui le Dimanche, & lui dit : « Lève-toi, & va à l’église pour y offrir le Saint Sacrifice. » Lui ayant répondu qu’il ne le pouvait à cause qu’il était enfermé, il lui repartit : « Je vais t’ouvrir la prison : Viens seulement & me suis. » En disant cela, il lui ouvrit la porte, & marcha devant lui jusques à mille pas du bourg. Le jour étant venu, le geôlier ne l’ayant point trouvé, il alla dire à l’Evêque qu’il s’en était fui, quoique les portes fussent fermées. L’Evêque ayant envoyé dans le bourg voir s’il y était, on lui rapporta qu’on l’avait trouvé qui disait la Liturgie. Ce qui l’ayant irrité encore davantage, il jura qu’il le ferait le lendemain remettre en prison avec encore plus de honte qu’auparavant. La nuit suivante, celui qui s’était déjà apparu à ce Bon Prêtre s’apparut à lui de nouveau, & lui dit : « Viens, & retournons dans la prison où l’Evêque t’avait fait mettre. » Ainsi l’y ayant ramené sans que le geôlier en sût rien, lorsqu’il s’en aperçut le lendemain, il fut en avertir l’Evêque, lequel lui ayant envoyé demander de quelle sorte il était sorti & rentré en prison, il répondit : » Un jeune Homme richement vêtu, très beau de visage, & qui se disait être l’un des serviteurs de l’Evêque, m’ouvrit la porte la nuit du Dimanche,& me mena jusqu’à un mille du bourg, puis me ramena ici la nuit suivante ». Sur cela, l’Evêque fit venir tous ses serviteurs, dont nul ne ressemblaient à celui que le Prêtre disait avoir vu. Alors l’Evêque connut que c’était un Ange par qui tout cela s’était fait, afin que la Vertu de ce Bon Prêtre ne demeurât pas plus long Temps cachée, & que ce Miracle étant su, chacun Glorifiât Dieu, qui Glorifie ceux qui Le Glorifient. Ainsi, étant fort édifié de la Vertu de ce Saint Homme, il le renvoya en Paix, & reprit aigrement ceux qui l’avaient si injustement accusé.

P.625.
XXVI.

Excellentes Paroles d’un Saint Ancien Solitaire Egyptien.
CH.110.
Ps.117.
Ps.10.
Etant allé avec Sophrone dans un Monastère éloigné de dix-huit milles d’Alexandrie vers un Ancien Egyptien qui était un Solitaire très Vertueux, je lui dis : « Je te supplie, mon Père, de nous instruire de la sorte dont nous devons demeurer ensemble, parce que nous avons tous deux dessein de renoncer au monde. » « Vous faites fort bien, mes Enfants, » nous dit-il alors, « de renoncer au siècle pour Sauver vos âmes. Choisissez donc tel lieu que vous voudrez dans ma cellule : & là, Vivez sobrement ; veillez sur vous-mêmes ; demeurez dans l’Hésychia & dans le Silence ; & Priez sans cesse. J’espère qu’en observant ces choses, Dieu éclairera vos âmes par Sa Divine Lumière. »
Il nous dit aussi : « Mes Enfants, si vous désirez de vous Sauver, fuyez les hommes. Car nous sommes dans un Temps où l’on ne fait que courir de pays en pays, & de ville en ville pour satisfaire à son avarice & à son ambition, & remplir son âme de vanité ».
Il nous dit aussi : « Fuyons, mes Enfants, car le Temps de l’affliction s’approche ».
Il nous dit aussi : « Hélas ! que nous pleurerons & ferons une longue pénitence de ce que nous ne voulons pas maintenant la faire. »
Il nous dit aussi : « Nous ne pouvons nous empêcher de nous élever lors qu’on nous loue, & de nous fâcher lors qu’on nous blâme. Car l’un de nous enfle de vanité, & l’autre nous jette dans la tristesse. Or il ne peut y avoir rien de bon où la tristesse & la vanité se rencontrent . »
Il nous dit aussi : « Nos Pères comme étant de grands & Saints personnages paissaient par leur Céleste Doctrine des troupeaux entiers ; & moi, misérable que je suis, je ne saurais seulement conduire une brebis ; mais je suis toujours exposé à la dent & à la fureur des loups.
Il nous dit aussi : La coutume des démons après nous avoir fait tomber dans le péché est de nous jeter dans le désespoir, afin de nous perdre sans ressource. & ils nous disent pour cet effet : « Quand Mourras-tu ? Et quand est-ce que ton nom sera effacé de la terre ? A quoi une âme qui craint Dieu leur doit répondre : « Je ne Mourrai point ; mais je Vivrai pour raconter les Merveilles du Seigneur. » Que s’ils repartent avec leur impudence ordinaire : « Va-t-en comme un passereau sur la montagne », il leur faut répliquer : « Je n’irai point. Car mon Dieu est mon Sauveur, & Sa Protection est ma Force. »
Il nous dit aussi : « Veillez à la porte de votre cœur afin d’empêcher que les étrangers n’y entrent, & vous disent : « Etes-vous de notre parti, ou de celui de nos Ennemis ? »


XXVII.
De l’incroyable pauvreté d’un grand Monastère.
CH.113.

Nous allâmes Sophrone & moi trouver l’Abba Jean de la Pierre ; & l’ayant prié de nous dire quelque chose pour notre édification, il nous répondit : « Aimez la continence, & soyez bien aises d’être privé de tout par manière générale. Sur quoi, je veux vous rapporter une chose très véritable. Lorsque j’étais encore jeune &demeurais dans le Monastère de Scété, l’un des plus Anciens de la maison étant malade d’un mal de rate, & ayant pour cela besoin d’un peu de vinaigre, l’on en chercha dans tous les quatre Monastères qui composent celui-là, sans en pouvoir jamais trouver, tant leur pauvreté & leur abstinence étaient extrêmes. Or, il y avait près de trois mille cinq cents Solitaires dans ce Monastère. »
P.626.
XXVIII.
Dieu fait connaître par un Miracle l’innocence d’un Saint Solitaire.
CH.114.

Un Saint Ancien nous parlant de l’Abba Daniel nous dit : « Ce Saint Ancien étant allé à Térénute pour vendre les ouvrages qu’il avait faits, un jeune homme le pria d’aller chez lui, & demander à Dieu qu’il lui plût de lui donner des enfants, à cause que sa femme était stérile. Ce Bon Père ayant satisfait à son désir, cette femme devint grosse. Sur quoi quelques libertins prirent sujet de calomnier le Saint Ancien, lequel l’ayant su il écrivit au mari de l’avertir quand sa femme serait accouchée : ce qu’il fit en ces propres termes : « Mon Père, par la Grâce de Dieu & le mérite de vos Prières, ma femme est accouchée heureusement. » Quelques jours après l’Abba Daniel l’alla trouver & lui dit de convier à dîner ses parents & ses amis. Comme ils étaient tous à table, il prit entre ses mains l’enfant qui n’avait alors que vingt-cinq jours, & lui dit : « Mon Enfant, qui est ton père ? » A quoi en montrant du doigt le jeune homme, il répondit : « Le voilà. »


XXIX.
Belles Paroles de l’Abba Jean Cilicien.
CH.115.

L’Abba Jean Cilicien & Higoumène du Monastère de Raythe disait à ses frères : « Mes Enfants, comme nous avons fui le monde, fuyons aussi toutes nos inclinations charnelles.
Imitons nos Anciens qui ont demeuré en ce lieu dans un si grand Silence & dans une Vie si austère.
Nos Pères ayant chassé les démons de ce lieu-ci par la pureté de leur Vie, ne les y rappelons pas par l’impureté de la nôtre.
C’est ici un lieu de Solitude & non pas de commerce & de trafic. J’ai vu des Anciens qui y ont passé soixante & dix ans sans en sortir, & qui durant tout ce Temps-là n’ont vécu que d’herbes & de dattes. »

XXX.
De la Mort admirable d’un excellent Anachorète.

Etant allé sur le mont de Sinaï voir l’Abba Zozime Cilicien, qui après avoir renoncé à son Evêché était retourné dans sa cellule, & menait une Vie extrêmement austère, il nous dit dans l’entretien que nous eûmes avec lui : « Etant encore jeune, je partis de Sinaï pour aller demeurer à Ammoniaque. Là, je trouvai un Ancien qui me dit avant que je l’eusse salué : « Que viens-tu faire ici, Zozime, car tu n’y saurais demeurer. » Croyant qu’il me connaissait je me prosternai devant lui, & lui répondit : « Mon Père, aie, je te prie, de la charité pour moi ; & comment me reconnais-tu donc ? » Il me repartit : « Il y a deux ou trois jours qu’un Homme s’apparut à moi, & me dit : « Un Solitaire nommé Zozime te viendra trouver pour demeurer avec toi . Mais, ne le reçois pas, car je le veux faire Evêque de Babylone en Egypte. » L’Ancien m’ayant dit cela, s’éloigna de moi d’un jet de pierre ; & après avoir passé deux heures en Prière, il revint & me dit en m’embrassant : « Mon très cher fils, sois le bien venu. Dieu t’a amené ici pour donner la sépulture à mon corps. » Je lui répondis : « Combien y a-t-il, mon Père, que tu y demeures ? » « Il y a, » me répliqua-il, « quarante-cinq ans accomplis. » En disant cela, son visage me parut aussi clair & aussi étincelant que du Feu, & il ajouta : « Mon fils, demeure En Paix, & Prie pour moi. » En achevant ces Paroles, il s’étendit tout de son long, & rendit l’Esprit. Je fis une fosse, & l’enterrai, puis m’en revins deux jours après en Glorifiant le Nom de Dieu. »


XXXI.
De l’éminente Sainteté de Paul & de Théodore Anachorètes.
CH.124.

Ce même Saint Ancien nous dit : « Il y a vingt-deux ans que voulant demeurer à Porphirite, je m’y en allai avec Jean mon Disciple. Nous y trouvâmes deux Anachorètes, dont l’un nommé Paul était de Galatie, & l’autre nommé Théodore avait été dans le Monastère de l’Abba Eutyme ; & ils portaient tous deux des robes de peaux de buffle. Nous demeurâmes environ deux ans auprès d’eux, nos cellules n’étant éloignées des leurs que de deux stades. Un jour, Jean mon Disciple étant assis, un serpent le piqua, & il Mourut aussitôt. Cet accident m’ayant comblé de douleur, je m’en allai vers ces Saints Anachorètes qui, me voyant si affligé & si troublé me dirent avant que j’eusse ouvert la bouche : « Qu’y a-t-il, mon Père ? Est-ce que ton frère est Mort ? » Je leur répondis qu’oui. Aussitôt ils s’en vinrent avec moi, & l’ayant trouvé étendu par terre, ils me dirent : « Ne t’afflige point. Dieu est tout prêt à nous secourir ; & en adressant leur voix au Mort, ils lui dirent : « Frère Jean, lève-toi ; ce Bon Ancien a besoin de ton assistance. Il se leva à l’instant ; & eux, ayant cherché & trouvé le serpent, ils le mirent en pièces en ma présence, puis me dirent : « Mon Père, va-t-en en Sinaï. Car Dieu veut te confier le soin de l’Eglise de Babylone. » Nous nous en allâmes aussitôt ; & étant arrivés en Sinaï, mon Abba m’envoya peu de jours après avec deux autres en Alexandrie pour quelques affaires. Et là, le très Saint Patriarche Apollinaire nous arrêta, & nous fit tous trois Evêques, l’un d’Héliopole, l’autre d’Eleotopole, & moi de Babylone. »




P.627.
XXXII.
Belle réponse de l’Abba Orente.
CH.126.


Les Pères du Monastère de Sinaï nous racontèrent que l’Abba Orente, qui était un Saint Ancien, étant un Dimanche entré dans l’église avec sa tunique retournée, & se tenant debout dans le chœur, quelques-uns des officiers de l’église lui dirent : « D’où vient, mon Père, que tu sois ainsi entré dans l’église ayant ta tunique à l’envers ; ce qui donnera sujet aux étrangers de se rire & de se moquer de nous ? » Il leur répondit : « Vous avez renversé Sinaï sans que personne vous en reprenne ; & vous ne pouvez souffrir que j’aie renversé ma tunique. Réparez premièrement les désordres que vous avez faits ; & puis je réparerai la faute que vous croyez que j’ai faite. »



XXXIII.
De la Sainteté d’une pauvre Veuve.
CH.127.


L’Abbesse Damiane Solitaire & mère de l’Abba Aténogène, qui fut depuis Evêque de Pétranse nous dit : « Le Jour du Vendredi Saint ne m’étant pas encore enfermée, j’allai dans l’église de Saint Côme & de Saint Damien où je passai toute la Nuit, &, sur le soir, je vis arriver une vieille femme qui était de Galatie ou de Phrygie, laquelle donna deux deniers à chacun de ceux qui étaient dans l’église. Ma nièce, qui était aussi nièce du très pieux empereur Maurice, étant venue par dévotion en Jérusalem où elle passa une année entière, je la menai un jour à Saint Côme & à Saint Damien. Comme nous étions dans ma chapelle, je lui dis : « Ma fille, il viendra une bonne vieille femme qui nous donnera à chacun deux deniers – car elle me les avait souvent donnés -. Prends-les sans craindre de te faire tort. » Etant surprise de cela, & en ayant peine, elle me répondit : « Me commandes-tu donc de les prendre ? » « Oui, » lui répondis-je. « Car cette Femme qui est âgée de quatre-vingts ans est une Sainte : elle jeûne & travaille toute la semaine, & donne le Dimanche tout ce qu’elle a gagné à ceux qu’elle trouve dans l’église. C’est pourquoi reçois ces deux deniers, & donne-les à un autre si tu veux, puis qu’il suffit que tu ne rejettes pas le sacrifice de cette Femme qui est si Bonne. » Comme nous parlions ainsi, elle arriva, & me donna deux deniers sans me rien dire. Mais en les donnant à ma nièce, elle lui dit : « Reçois ceci, & le mange. » Ce qui nous fit connaître que Dieu lui avait révélé ce que j’avais dit à ma nièce, laquelle voyant cela donna ces deux deniers à un de ses gens, & lui commanda d’en aller acheter des lupins, qui est le plus amer de tous les légumes. Lors qu’il les lui eut apportés, elle les mangea ; & protesta en suite devant Dieu qu’elle les avait trouvés aussi doux que du miel. Ce qui la remplit d’une telle admiration, qu’elle ne pouvait assez louer Dieu des grâces dont il favorise ses serviteurs. »


XXXIV.

D’un Saint Anachorète qui ne pouvait se résoudre à rien recevoir en don.
CH.154.

Il y avait un Anachorète nommé Théodore qui demeurait auprès du Jourdain. M’étant venu trouver dans ma cellule, il me pria de lui faire la charité de lui trouver un Nouveau-Testament qui fût tout entier. Sur quoi, sachant que l’Abba Pierre, qui fut depuis Evêque de Chalcédoine, en avait un, je l’allai trouver, & il me le montra fort bien écrit. Lui ayant demandé ce qu’il valait, il me répondit : « Il vaut trois écus ». Mais est-ce pour toi ou pour un autre que tu désires de l’avoir ? Je lui dis que c’était pour ce Bon Anachorète ; & il me repartit : « Si c’est pour lui, reçois-le en don, & garde tes trois écus qui te demeureront si le livre lui est agréable, & te serviront, s’il ne lui plaît pas, à en acheter un autre. » Je le portai ensuite à l’Anachorète qui, l’ayant reçu, s’en alla dans le Désert, puis me revint trouver au bout de deux mois, & me dit : « Mon Père, je t’avoue que j’ai peine d’avoir reçu ce livre en don. » Je lui répondis : « Tu n’en dois point avoir, mon Père. Car l’Abba Pierre est assez riche & assez bon pour t’avoir fait ce présent, & je suis assuré que ç’a été avec Joie. Il me repartit : « Je ne serai point en repos que je ne l’ai payé ? » « Et as-tu de quoi le payer ? » lui répliquai-je. « Non, » me dit-il ; « mais donne-moi quelque chose de quoi me vêtir. » Car il était nu. Je lui donnai un méchant habit, & il s’en alla travailler à un ouvrage que Jean Patriarche de Jérusalem faisait faire en Sinaï, où on lui payait ses journées ; & à l’heure du repas, il venait auprès de moi au Monastère des Eliotes où il ne mangeait que dix lupins, quoi qu’il travaillât tout le jour. Lors qu’il eut épargné en petite monnaie jusqu’à la valeur de trois écus, il me dit : « Voilà le livre ; & voilà en petite monnaie le prix qu’il vaut. Prends, je te prie, la peine d’aller trouver l’Abba Pierre, & de lui donner ces trois écus en cette monnaie. Que s’il ne la veut pas recevoir, rends-lui, s’il te plaît, son livre ». Ayant été dire cela à l’Abba, il ne voulait recevoir ni le livre, ni le prix du livre ; mais enfin je lui persuadai de ne pas rejeter ce qui procédait du travail de ce Bon Anachorète, auquel je donnai ensuite le livre, qu’il emporta avec Joie dans le Désert.


XXXV.
De ce qui arriva à cinq Religieuses qui voulaient sortir d’un Monastère.
CH.135.

Sophrone & moi étant allés au Monastère des Eunuques sis le long du Jourdain, le Père Nicolas, qui était Lycien & Prêtre dans cette maison, nous dit dans un entretien que nous eûmes avec lui : « Il y avait dans un Monastère de
mon pays environ quarante vierges, dont cinq résolurent entre elles de s’enfuir la nuit pour se marier. Comme toutes les autres dormaient, & que celles-ci étaient près de s’habiller pour exécuter leur dessein, elles se trouvèrent en un instant possédées par le Démon ; dont ayant été délivrées elles confessèrent leur faute, & remercièrent Dieu en ces termes : « Seigneur qui prends plaisir à combler les hommes de Tes faveurs, nous Te rendons grâces d’avoir par un tel châtiment sauvé nos âmes. »


XXXVI.
Sage réponse de l’Abba Olympe.
CH.141.

Un Solitaire étant allé voir l’Abba Olympe, qui demeurait dans le Monastère de l’Abba Gérasime proche du Jourdain, lui dit : « Comment peux-tu, mon Père, demeurer dans cette grotte où la chaleur est si excessive &où les moucherons te persécutent de la sorte ? » Il lui répondit : « Mon fils, je souffre ces incommodités pour me délivrer des tourments de l’autre Vie. La crainte de ce ver qui ronge éternellement les âmes me fait endurer ces moucherons ; & l’appréhension de brûler dans un Feu qui ne s’éteindra jamais, me fait supporter cette chaleur. Ces incommodités sont temporelles ; mais les autres seront éternelles. »


XXXVII.
De la conversion admirable d’un grand voleur.
CH.143.


Etant arrivés dans la ville d’Antinoé en la Thébaïde, nous y rencontrâmes un philosophe nommé Phibamon qui nous raconta ce que je vais dire, ne doutant point que nous en serions édifiés : « Il y avait à Hermipole un célèbre voleur nommé David, qui dépouillait les uns, tuait les autres, & commettait tant d’autres crimes que nul ne lui était comparable en cruauté. Comme il volait un jour, & était accompagné de plus de trente autres, il fut touché tout d’un coup d’un si grand Repentir de ses crimes que rentrant dans lui-même il abandonna ses compagnons, & s’en alla dans un Monastère. Ayant frappé à la porte, & le portier lui ayant demandé ce qu’il voulait, sur ce qu’il répondit qu’il voulait être Solitaire, il l’alla dire à l’Abba, lequel sortit aussitôt, &, le voyant déjà avancé en âge, lui dit : « Tu ne saurais demeurer ici, parce que nos austérités sont si grandes que n’étant pas accoutumé à vivre de cette sorte, tu ne pourrais les supporter. » « Reçois-moi seulement, mon Père, » lui repartit-il, « je t’en conjure ; & il n’y aura rien que je ne fasse. » L’Abba continuant à le refuser, & lui alléguant toujours la même raison, enfin il lui dit : « Je te déclare, mon Père, que je suis David le chef des voleurs, qui viens ici pour y pleurer mes péchés ; & je te proteste par le Dieu qui habite dans le Ciel que si tu refuses de me recevoir, & que cela soit cause que je retourne à ma première vie, tu répondras devant Lui de tous les crimes que je commettrai à l’avenir. » L’Abba l’entendant parler de la sorte le fit entrer, lui coupa les cheveux, & lui donna l’habit de Solitaire. Ce jeune & vieux soldat tout ensemble commença dès lors à combattre avec tant de courage dans la milice spirituelle, que surpassant tous les autres dans les exercices de l’abstinence, de l’obéissance, & de l’humilité, quoiqu’ils fussent au nombre de soixante & dix, il leur était un sujet d’édification & un exemple de vertu & de sainteté. Un jour, comme il était assis dans sa cellule, un Ange de Dieu s’apparut à lui & lui dit : « David, David, Dieu t’a remis tes péchés, & tu feras à l’avenir des miracles. » Il répondit : « Le nombre de mes péchés surpassant celui des grains de sable qui sont sur le rivage de la mer, je ne saurais croire que Dieu me les ai remis en si peu de Temps. « Si je n’ai pas pardonné à Zacharie, » lui repartit l’Ange, lors qu’il refusa d’ajouter foy à la promesse que je lui faisais qu’il aurait un fils ; mais lui liai la langue pour lui apprendre à n’être plus incrédule, je ne te pardonnerai pas non plus qu’à lui. C’est pourquoi je vais te faire perdre la parole. » David se prosternant en terre lui dit : « Si lors que je m’employais dans le siècle à répandre le sang humain & à commettre tant d’autres crimes, j’avais la liberté de parler, voudrais-tu m’enlever la parole maintenant que je désire de servir Dieu & de publier ses louanges ? » L’Ange lui répondit : « Quand il faudra chanter des Psaumes tu auras la parole, mais hors de là il ne sera pas en ton pouvoir de proférer un seul mot. » Ce qui fut suivi de l’effet. Il fit ensuite plusieurs miracles ». & celui qui nous raconta cela nous assurait de l’avoir vu & d’en avoir glorifié Dieu.


XXXVIII.
Manière admirable dont un Patriarche de Constantinople usa pour corriger un méchant Ecclésiastique.
CH.148.

Etant allés au Monastère de Salomé, distant de neuf milles d’Alexandrie, nous y trouvâmes deux Anciens qui nous dirent qu’ils étaient Prêtres de l’Eglise de Constantinople, & nous parlant de l’admirable douceur & de l’extrême pureté du Bien Heureux Gennade leur Patriarche, ils nous racontèrent qu’ayant reçu diverses plaintes d’un Clerc nommé Carisie, il l’envoya quérir pour tâcher de le porter à se corriger ; & voyant que toutes ses remontrances étaient inutiles, il permit qu’il fût fouetté selon la discipline paternelle de l’Eglise. Mais ne le corrigeant pas non plus par ce châtiment que par les paroles, & continuant de commettre des meurtres, il commanda à son grand Vicaire de s’adresser à Saint Eleuthère, dans la chapelle duquel Carisie était Lecteur, pour le prier de le corriger, ou de le faire Mourir. Suivant cet ordre, le grand Vicaire s’en alla dans la chapelle ; & se tenant debout devant l’autel, & étendant la main en regardant le sépulcre du Saint Martyr, il lui dit : « Saint Eleuthère, Martyr de Jésus-Christ, le Patriarche Gennade te donne avis par moi pauvre pécheur que Carisie qui combat sous vos enseignes est très vicieux & très méchant. C’est pourquoi ou corrige-le, ou retranche-le d’entre les vivants ». Le lendemain ce malheureux homme fut trouvé Mort, dont chacun fut rempli d’un merveilleux étonnement, & rendit grâces à Dieu.


P.630.
XXXIX.

Du compte terrible que les Evêques rendront à Dieu de l’ordination de Prêtres.
CH.19.

L’Abba Amos ayant été établi Patriarche de Jérusalem, & tous les Higoumènes des Monastères du Désert, entre lesquels était mon Abba, que j’accompagnais, étant venus pour le reconnaître, & s’étant prosternés devant lui ainsi que pour l’adorer, il leur dit : « Mes Pères, priez pour moi : Le fardeau dont je suis chargé est si pesant qu’il me paraît insupportable, & la grandeur de cette dignité m’épouvante de telle sorte que je n’y saurais penser sans trembler. Car il n’appartient qu’à Saint Pierre, à Saint Paul, & à leurs semblables, & non pas à un misérable pécheur, comme je suis, de conduire des âmes raisonnables. Mais je crains sur toute chose le pesant fardeau des ordinations que le très Saint pape Léon Evêque de Rome que l’on pouvait comparer aux Anges, ayant passé quarante jours en Veilles & en Prière auprès du sépulcre de l’Apôtre Saint Pierre, pour le prier de demander à Dieu de lui remettre ses péchés, il lui apparut au bout de ce Temps, & lui dit : « J’ai Prié Dieu pour toi, & tous tes péchés te sont remis ; excepté l’imposition des mains, qui est la seule chose dont Dieu te demanderas compte, pour savoir si tu en as bien ou mal usé. »


XL.

D’un Miracle que Dieu fit en faveur d’un Saint Evêque injustement accusé.
CH.150.

L’Abba Théodore qui était Romain nous dit : « Il y a assez loin de Rome une villette nommée Rumelle, dont l’Evêque était très vertueux. Les habitants l’accusèrent auprès du Saint Evêque de Rome Agapet de manger dans le Saint Calice. Ce qui le toucha d’une telle horreur qu’il l’envoya quérir par deux Ecclésiastiques, & le fit mettre en prison aussitôt qu’il fut arrivé à Rome. Y ayant demeuré trois jours, & le Dimanche étant venu, le pape-Evêque vit en songe au point du jour un homme debout devant lui, qui lui dit : « Tu ne célèbres point ce matin la Liturgie aucun des Evêques qui sont maintenant dans Rome, excepté celui que tu as fait mettre en prison, que je veux être le seul qui la célèbre aujourd’hui. Le pape-Evêque s’étant éveillé, & cette vision l’ayant mis en peine, il dit en lui-même : « Est-il possible que celui de qui j’ai reçu une telle plainte doive aujourd’hui célébrer la Liturgie. » S’étant rendormi, il entendit encore cette même voix qui lui dit : « Ne t’ai-je pas dit que je veux que l’Evêque qui est en prison offre seul le Sacrifice ? » La même chose lui étant arrivée pour la troisième fois, il s’éveilla, & ayant envoyé dans la prison & fait venir l’Evêque, il lui dit : « Qu’as-tu donc fait ? » A quoi il ne répondit rien, sinon : « Je suis un pécheur. » Le pape-Evêque n’en pouvant tirer autre chose, lui dit : « Tu célèbreras aujourd’hui la Liturgie ». Etant allé à l’autel, & le pape-Evêque étant auprès de lui environné d’un grand nombre de Diacres, il commença la sainte cérémonie de la Liturgie, & répéta par quatre fois la prière de l’oblation. Ce qui ennuyant tout le monde, le pape-Evêque lui dit : « D’où vient qu’ayant dit quatre fois cette prière tu ne la finis point ? » Il répondit : « Pardonne-moi, saint père, c’est que je n’ai point encore vu comme j’ai accoutumé descendre le Saint Esprit sur l’Autel. Mais fais s’il te plaît retirer ce Diacre qui est tout proche de moi, & qui tient cet éventail. Car je n’oserais le lui dire. » Ce Diacre s’étant retiré par le commandement d’Agapet, l’Evêque & le pape-Evêque virent aussitôt descendre le Saint Esprit ; & le voile qui était sur l’Autel s’étant détaché sans que personne y touchât, les couvrit & tous les Diacres durant l’espace de près de trois heures. Le pape-Evêque ayant connu par ce Miracle quelle était la Sainteté de l’Evêque, il fut touché d’un tel déplaisir d’avoir écouté les calomnies dont on avait usé contre lui, qu’il résolut de ne se laisser plus ainsi surprendre, mais de ne faire rien qu’avec une mûre délibération & après l’avoir fort considéré.


P.631.
XLI.
De l’extrême humilité du pape-Evêque Saint Grégoire le Grand.
CH.151.

Etant allés voir l’Abba Jean, qui était Persan de nation, voici ce qu’il nous raconta du très Saint Evêque de Rome Grégoire le Grand : « Etant, » dit-il, « allé à Rome pour adorer Dieu sur le sépulcre des Bien Heureux Apôtres Saint Pierre & Saint Paul, comme j’étais un jour au milieu de la ville, sur ce qu’on me dit que le pape-Evêque Grégoire devait passer par là, je me résolus de me prosterner devant lui ainsi que pour l’adorer. Mais lors qu’il fut proche de moi, & vit que je me mettais en état de lui rendre ce devoir, Dieu m’en est témoin, mes frères, je vous le dis en sa présence, il se jeta le premier en terre devant moi, & ne voulut jamais se relever que je ne fusse relevé ; puis m’ayant salué avec une humilité nonpareille, il me donna trois écus de sa propre main, & commanda qu’on pourvût à tout ce qui m’était nécessaire. Ce qui m’obligea de rendre grâces à Dieu d’avoir répandu dans son âme tant d’humilité, de bonté, & de charité en vers tout le monde ».


XLII.

Belles Paroles d’un Saint Ancien touchant la méditation des Psaumes, & les avantages de la Vie Solitaire.
CH.152.
Ps.67.
Ps.36.
Ibidem.
Ps.7.

Etant allés voir l’Abba Marcellos Scitionite qui demeurait dans le Monastère de Monidion, il nous dit : « Croyez-moi mes enfants, il n’y a rien qui étonne plus les démons & les irrite davantage contre nous que la Méditation continuelle des Psaumes. Et quoi que tout le reste de l’Ecriture Sainte soit fort utile & les fâche fort, ce n’est pas néanmoins à l’égal des Psaumes.. Car, lors que nous les méditons, nous ne mêlons pas seulement les louanges de Dieu avec nos prières ; mais nous donnons aussi des malédictions aux Démons . Comme par exemple nous louons Dieu, & le prions pour nous-mêmes quand nous disons : « Aie pitié de moi, mon Dieu ! selon l’étendue de Ta Miséricorde, & efface tous mes péchés selon la grandeur & la multitude de Tes bontés. Ne me rejette pas loin de Ta face ; & ne retire pas de moi Ton Saint Esprit. Ne m’abandonne pas Seigneur ! dans le Temps de ma vieillesse, lors que les forces me manqueront. » Et nous persécutons les Démons lors que nous disons : « Que Dieu étende son bras ; & ses Ennemis seront dissipés. Ceux qui Le haïssent s’enfuiront de devant Sa face. J’ai vu l’impie éclater de gloire ; je l’ai vu aussi élevé que les cèdres du Liban ; & à peine ai-je été passé qu’il est disparu, sans qu’il soit demeuré la moindre trace du lieu où il était auparavant. Que leur épée leur perce le cœur : Il est tombé dans la fosse qu’il avait faite. Que le Mal qu’il voulait faire souffrir aux autres par sa malice retombe sur sa tête, & l’accable. » Il nous dit aussi : « Les Choses Intelligibles étant beaucoup plus excellentes que les sensibles, souvenez-vous, mes Enfants ! que comme celui qui renonce au monde possèdera dans un autre monde un Royaume tout éclatant d’honneur & de Gloire, ainsi quand un Solitaire qui abandonne sa profession deviendrait un empereur en cette vie, il sera couvert en l’autre de confusion & de honte. »

XLIII.
Belle réponse d’un Solitaire touchant le jeûne.
CH.132.

Il y avait à Constantinople deux frères qui Vivaient dans une grande piété, & jeûnaient fort austèrement. L’un d’eux renonça au monde, & alla se rendre Solitaire à Raythe. Celui qui était demeuré séculier l’étant venu visiter, & voyant qu’il mangeait à l’Heure de None, il s’en scandalisa, & lui dit : « D’où vient que ne mangeant jamais qu’après que le soleil était couché lors que tu étais dans le Siècle, tu manges maintenant à l’Heure de None ? » « Certes, mon frère ! » lui répondit-il, « mes oreilles me nourrissaient en partie en ce Temps-là. Car je me repaissais de telle sorte des louanges que les hommes me donnaient dans mon abstinence, qu’elles me rendaient l’incommodité du jeûne beaucoup plus douce & plus supportable. »

P.632.
XLIV.
Belle réponse de l’Abba Théodore touchant l’observation de l’abstinence.

CH.162.

A quinze milles d’Alexandrie, il y a un Monastère nommé Calamon, où étant allés Sophrone & moi, nous y vîmes l’Abba Théodore qui était en Pentaple, auquel ayant demandé si quand nous allions visiter quelques frères, ou qu’ils nous venaient visiter, il n’y avait point de mal de boire contre notre coutume du vin avec eux, il nous dit que nous ne le devions pas. « Et d’où vient donc, » lui repartis-je, « que les Anciens Pères n’en faisaient point de difficulté ? » « C’est, » me répliqua-t-il, « que ces grands personnages étaient tellement affermis dans la Vertu qu’après s’être ainsi relâchés de leur austérité ordinaire, ils pouvaient sans peine la reprendre. Mais nous ne leur ressemblons pas, mes Enfants ! Et ainsi, si nous nous relâchons une fois de l’abstinence que nous avons embrassée, nous ne pourrons plus rentrer dans notre Religieuse & austère manière de vivre».

XLV.
Que le découragement est une maladie de l’âme.
CH.164.

Un Solitaire étant allé trouver l’Abba Victor dans le Monastère d’Eleuze, & lui ayant dit : « Que ferai-je, mon Père, me trouvant comme je fais, dans un entier découragement ? » Il lui répondit : « Reconnais, mon fils ! que ce découragement est une maladie de l’âme. Car, tout de même que les yeux malades ne peuvent supporter la moindre lumière, & se plaignent de ce qu’elle est trop grande – au lieu que ceux qui se portent bien la trouvent petite ; ainsi les personnes qui sont dans le découragement se troublent de la moindre tentation, & s’imaginent qu’elle est grande. Et au contraire ceux qui ont l’âme saine & vigoureuse se réjouissent dans les tentations qui leur arrivent. »


XLVI.
De l’étrange Mort d’un voleur qui s’était rendu Solitaire.
CH.166.

L’Abba Sabbathie nous dit : « Lors que j’étais dans le Monastère de l’Abba Firmin, un voleur vint trouver l’Abba Zozime, Cilicien, & le pria au Nom de Dieu de lui faire la charité de le recevoir, afin de l’empêcher de commettre les meurtres & les autres crimes auxquels il était sujet. Ce bon Ancien après lui avoir fait une grande exhortation, le reçut & lui donna le saint habit de Solitaire. Puis, à quelque Temps de là il lui dit : « Crois-moi, mon fils ! ne demeure pas davantage ici. Car si le Prince savait que tu y fusses, il te ferait prendre ; ou si tes ennemis le découvraient, ils viendraient sans doute te Tuer. Mais, viens avec moi, & je te mènerai dans le Monastère de l’Abba Dorothée qui est entre Gaze & Mayume. » L’y ayant conduit, il y demeura neuf ans, & apprit tout le Psautier & toutes les autres choses qu’il fallait savoir dans la Vie Religieuse. Au bout de ce Temps, il retourna dans le Monastère de l’Abba Firmin trouver l’Abba Zozime, & lui dit : « Mon Père ! je te prie de me permettre de quitter cet habit, & de me faire la grâce de me rendre celui que j’avais quand je vins ici. » Ces paroles ayant fort affligé ce Saint Homme, il lui demanda la cause de ce changement. Sur quoi il lui répondit : « J’ai passé neuf ans en grand repos dans le Monastère où il t’a plu de me mener, jeûnant autant que je l’ai pu, vivant dans la continence, dans l’obéissance, & dans la crainte de Dieu ; ce qui me donne sujet de croire que par Sa Miséricorde infinie Il m’a remis beaucoup de péchés. Mais néanmoins, soit que je veille ou que je dorme, que je sois à l’église ou au réfectoire, ou soit même que j’aille communier, je vois sans cesse devant mes yeux un jeune Enfant que j’ai Tué autrefois, lequel me dit : « Pourquoi as-tu trempé tes mains dans mon sang ? » & qui ainsi ne me donne pas un instant de repos. C’est pourquoi, mon Père, je m’en veux aller, afin d’expier par ma Mort un si grand crime. Car je le Tuai sans aucun sujet. » En suite de ces paroles, il reprit ses habits, & s’en alla à Diospole où il fut arrêté en chemin, & eut le lendemain la tête tranchée.


XLVII.
Merveilleux exemple de la rétribution des maux.
CH.167.

L’Abba Agathon qui était Prêtre dans le Monastère nommé du Château, lequel avait été fondé par notre Saint Père Savva nous dit : « Etant descendu un jour en Ruba pour aller trouver l’Abba Pémen Solitaire, après que je lui eus dit ce que j’avais en l’esprit, il m’envoya fort tard dans une grotte pour y passer le reste de la nuit. Or, comme c’était en hiver, & que le froid était extrême, je me trouvai tout transi. Le Saint Ancien m’étant venu voir le matin me dit : « Comment t’en trouves-tu, mon fils ? » « En vérité mon Père, » lui répondis-je, « j’ai passé une rude nuit à cause de la rigueur si extraordinaire du froid. Et moi je n’en ai point du tout senti, » me répliqua-t-il. Ces paroles m’ayant rempli d’étonnement, parce qu’il était presque tout nu, je lui dis : « Je te supplie, mon Père ! de m’apprendre comment cela se peut faire. » « C’est, » me répondit-il, « qu’un lion qui est venu dormir auprès de moi m’a réchauffé. Mais je peux t’assurer néanmoins, mon fils ! que je serai dévoré des bêtes farouches. » « Et sur quoi te fondes-tu pour dire cela ? » lui repartis-je. « Parce que », me répliqua-t-il, qu’étant berger en notre pays- car nous étions tous deux de Galatie- j’aurais pu sauver la vie à un passant si j’eusse voulu l’accompagner ; mais je le laissai aller sans lui faire cette charité, & il fut mangé par les chiens. C’est pourquoi je Mourrai assurément d’une Mort semblable. » Ce qui arriva comme il l’avait dit, des bêtes farouches l’ayant déchiré trois ans après.


XLVIII.
Belle Parole de l’Abba Alexandre Solitaire.
CH.168.


L’Abba Alexandre disait à ses frères : « Nos Pères cherchaient le Désert & les souffrances ; & nous, au contraire, nous cherchons les villes & le repos. Ils aimaient la pauvreté & l’humilité ; mais l’avarice & la vanité règnent aujourd’hui dans notre cœur. Hélas, mes Enfants ! ne sommes-nous pas bien malheureux d’avoir ainsi renoncé à une manière de Vie toute Angélique ? » Sur cela, l’Abba Vincent qui était l’un de ses Disciples, lui ayant dit : « Il faut avouer mon Père ! que nous sommes bien faibles ; » il lui répondit : « Que dis-tu, mon fils, que nous somme faibles ? Crois-moi, pour ce qui est du corps nous ne sédons point en force à ceux qui couraient aux jeux olympiques ; mais c’est notre âme qui est faible. »


XLIX.
De la Persévérance dans le travail d’un Solitaire qui était aveugle.
CH.169.

Il y avait en Scété dans le Monastère de l’Abba Sisci un Ancien qui était aveugle, lequel, quoi que sa cellule fût éloignée de près de mille pas du puits, ne voulait jamais souffrir qu’on lui apportât de l’eau ; mais ayant fait une corde de cette longueur, il en attachait un bout au puits, & l’autre bout à sa cellule ; puis, mettant cette corde à terre il marchait dessus lors qu’il allait quérir de l’eau & trouvait ainsi le puits. Que s’il arrivait quelquefois que le vent la couvrît de sable, il la secouait & la remettait comme elle était auparavant. Un frère l’ayant prié un jour de lui permettre de lui apporter de l’eau, il lui répondit : « Mon fils ! il y a vingt-deux ans que je vais toujours en quérir moi-même, & tu veux maintenant me ravir le fruit de mon travail. »


L.
Histoire étrange, & belle question agitée touchant le Saint Baptême.
CH.176.

Lors que nous étions en Alexandrie, l’Abba Octave nous raconta cette histoire : « Comme j’étais, » nous dit-il, encore jeune & assez étourdi & libertin, il arriva qu’ayant été châtié pour quelque faute que j’avais faite, je m’en fuis en Palestine avec neuf autres, dont il y en avait un de fort bon esprit, & un qui était Juif. Quand nous fûmes dans le Désert, ce Juif tomba malade à la Mort – ce qui nous mit en très grande peine, parce que nous ne savions que lui faire. Nous ne l’abandonnâmes point néanmoins ; mais l’assistant avec la charité ordinaire entre ceux qui vont de compagnie, nous le portâmes l’un après l’autre le mieux que nous pûmes, pour tâcher de le mettre en quelque ville ou dans quelque lieu habité, & ne le pas laisser Mourir dans le Désert. Mais, se trouvant réduit à une telle extrémité par le défaut de nourriture, par la véhémence de la fièvre, & par la soif que lui causait l’ardeur du soleil, qu’il ne pouvait plus souffrir qu’on le portât ; nous résolûmes, quoi qu’avec une merveilleuse douleur & fondant en larmes, de l’abandonner, de crainte de Mourir aussi de soif avec lui. Ainsi, l’ayant laissé sur le sable, lors qu’il vit que nous le quittions, il nous dit : » Je vous en conjure par le Dieu qui a créé le Ciel & la terre, qui a abaissé les Cieux & est descendu pour Sauver les Hommes, par le Dieu qui viendra un jour juger les Vivants & les Morts, de ne point souffrir que je Meure Juif ; mais de témoigner que vous êtes Chrétiens en me faisant la charité de me baptiser, afin qu’étant aussi Chrétien j’aille jouir de Sa Présence au sortir de cette vie. » Quoi que ces paroles nous eussent extraordinairement touchés, nous lui répondîmes que ce Sacrement ne pouvant être conféré que par des Evêques & par des Prêtres, il n’était pas permis à des séculiers comme nous de le lui donner ; & qu’outre cela, il voyait bien que nous manquions d’eau. Ces raisons ne le satisfaisant point, il redoubla ses conjurations & ses prières, & nous dit en versant quantité de larmes : « Etant Chrétiens ainsi que vous l’êtes, voudriez-vous me priver d’une si grande faveur accordée de Dieu aux Hommes ? » Ces paroles augmentant notre douleur, comme nous ne savions à quoi nous résoudre, celui d’entre nous que j’ai dit être fort avisé, étant sans doute Inspiré de Dieu, nous dit de le lever & de le dépouiller, ce que nous fîmes, non sans grande peine. Et alors, il emplit ses deux mains de sable, qu’il répandit par trois fois sur la tête de ce Juif en proférant ces paroles : « Théodore est baptisé au Nom du Père, & du Fils, & du Saint Esprit ; & nous répondions tous : « Amin ! » quand il nommait chacune des Personnes de la Sainte, Consubstantielle, & Adorable Trinité. Je prends Dieu à témoin, mes frères ! que cette cérémonie ne fut pas plutôt achevée que Jésus-Christ notre Seigneur & notre Dieu guérit cet Homme si parfaitement que, sans qu’il restât en lui la moindre marque de sa maladie ni d’aucune autre incommodité, il parut une si grande vivacité dans son visage, & il se trouva dans une telle santé & dans une telle vigueur qu’il fit avec une gaieté nonpareille & en marchant toujours le premier, tout le chemin qui nous restait à faire au travers de ce Désert. Un si soudain changement nous remplit d’une telle admiration que nous ne pouvions assez louer à notre gré l’Ineffable Bonté de Jésus-Christ & rendre à Sa Majesté Suprême les adorations qui Lui sont duës.
Quand nous fûmes arrivés à Ascalon, nous menâmes ce Juif qui n’était plus Juif, mais Chrétien, au Bien Heureux Evêque Denis, & lui racontâmes particulièrement tout ce qui s’était passé. Un Miracle si nouveau & si étrange l’ayant rempli d’étonnement, il assembla son Clergé & leur exposa l’affaire, afin de juger si ce Baptême, dans lequel on s’était servi de sable au lieu d’eau, pouvait passer pour un vrai Baptême. Les uns disaient qu’oui, puisque cette action avait été suivie d’un si grand Miracle, que jusques alors il ne s’en était point vu de semblable. Les autres soutenaient le contraire, & alléguaient sur cela Saint Grégoire de Naziance, surnommé le Théologien, lequel, parlant de toutes les diverses manières de baptiser, dit : « Moïse a baptisé, mais dans l’eau, ou dans la Nuë, ou dans la mer. Saint Jean le Baptiste a baptisé avec de l’eau, non pas à la vérité comme les Juifs, mais en y joignant la pénitence. Et Jésus-Christ a baptisé en envoyant le Saint Esprit, qui est le Baptême de tous le plus parfait. Nous savons qu’il y a aussi une quatrième sorte de Baptême qui est le Baptême de Sang qui arrive par le Martyre ; & qu’il y en a même une cinquième, qui s’accomplit par les Larmes. Or, de toutes ces diverses sortes de Baptêmes, lequel cet homme a-t-il reçu pour nous donner sujet de croire qu’il soit valable & légitime ? & notre Seigneur n’a-t-il pas dit à Nicodème : « Celui qui ne recevra point une nouvelle naissance par l’eau & par le Saint-Esprit n’entrera jamais au Royaume de Dieu ? » Les autres répliquaient à cela : « Les Apôtres ne sont-ils donc point entrés au Royaume de Dieu, parce que l’Ecriture ne nous apprend point qu’ils aient été baptisés ? » Sur quoi ceux-ci repartaient : « Qui doute qu’ils n’aient été baptisés, comme Clément Alexandrin nous l’apprend dans le cinquième Livre de ses Constitutions, lors qu’en expliquant ces Paroles de l’Apôtre : « Je rends Grâces à Dieu de ce que je n’ai baptisé aucun de vous », il dit : « On tient que Jésus-Christ n’a baptisé que Saint Pierre ; mais que Saint Pierre a baptisé Saint André, Saint Jacques, & Saint Jean ; & qu’eux ont baptisé tous les autres. » Ces raisons, & grand nombre d’autres ayant été alléguées des deux côtés, le Saint Evêque Denis ordonna que cet homme serait baptisé de nouveau dans les eaux sacrées du Jourdain, & fit Diacre celui qui l’avait baptisé avec du sable.

LI.
De la Compassion que Dieu a des fautes faites par simplicité.
CH.178.

L’Abba Grégoire, qui était Prêtre dans le Monastère des Ecoliers, nous raconta qu’il y avait eu dans cette maison un Ancien, d’une vie fort austère, mais si simple dans la Foy qu’il communiait indiscrètement par tout où il se rencontrait. Un Ange s’apparut à lui, & lui dit : « Lors que tu seras Mort, comment veux-tu être enterré, ou comme les Solitaires d’Egypte, ou comme les Juifs ? » Lui ayant répondu qu’il ne savait, l’Ange ajouta : « Penses-y bien, & je viendrai dans trois semaines pour savoir ta réponse. » Ce Bon Homme raconta ce qui lui était arrivé à un autre Ancien, qui en étant fort étonné, lui dit, après y avoir beaucoup pensé, & par une Inspiration de Dieu : « En quel lieu communies-tu ? » « Partout où je me trouve », lui répondit-il. « Garde-toi bien, » lui repartit l’autre, « qu’il ne t’arrive jamais plus de communier hors de la Sainte Eglise Orthodoxe & Apostolique, dans laquelle ont été célébrés les quatre Saint Concile, savoir celui de Nicée, où il y avait trois cent dix-huit Evêques ; celui de Constantinople, où il y en avait cent & cinquante ; le premier d’Ephèse, où il y en avait deux cents ; & celui de Chalcédoine, où il y en avait six cent trente. Et lors que l’Ange reviendra, dis-lui que tu veux être enterré comme ceux de Jérusalem. » Au bout de trois semaines l’Ange étant revenu, & l’Ancien lui ayant fait cette réponse, il lui dit : « Tu as raison, » & aussitôt il rendit l’esprit. Ce qui arriva sans doute par une Providence particulière de Dieu, qui ne voulut pas que cet Homme Bon perdît par sa simplicité le fruit de tous ses travaux, & fut condamné avec les Hérétiques.

LII.
D’un Miracle continuel que Dieu fit en faveur d’une Sainte Religieuse qui se retira dans le Désert pour empêcher la perte d’une âme.
CH.179.

Sophrone & moi étant allés voir l’Abba Jean Anachorète surnommé Rutile, il nous dit que l’Abba Jean Moabite lui avait raconté cette histoire : « Il y avait à Jérusalem une Religieuse qui menait une Vie très Sainte & très Parfaite. Le Diable ne pouvant souffrir sa Vertu rendit un jeune homme éperdument amoureux d’elle. Mais cette admirable vierge reconnaissant cette embûche du Malin Esprit, & ayant d’ailleurs compassion du malheur dans lequel ce jeune homme se précipitait, elle s’en alla dans le Désert proche du Jourdain, sans porter avec soi autres chose qu’un cilice & un peu de nourriture, afin de donner moyen par sa retraite à ce pauvre malheureux de rentrer dans le chemin de son Salut, en lui faisant perdre de vue l’objet de sa tentation, & trouver pour soi-même dans la solitude la sûreté & un accroissement de mérites. Ayant passé ainsi plusieurs années, & Dieu ne voulant pas que son éminente Vertu demeurât inconnue aux hommes, Sa Providence permit qu’un Anachorète l’aperçût, & lui dit : « Que fais-tu donc, ma Mère ! dans ce Désert ? » A quoi dans le dessein qu’elle avait de se cacher, elle lui répondit : « Mon Père, je me suis égarée, & je te prie, au Nom de Dieu de me faire la charité de me remettre dans mon chemin. » Ce Saint Homme à qui Dieu avait révélé qui elle était, lui repartit : « En vérité, ma Mère ! tu ne t’es point égarée, & n’es nullement en peine de retrouver ton chemin. Ainsi puis que tu sais que le Diable est le père du mensonge, ne fais point de difficulté de me dire quelle est la véritable cause qui t’a amenée ici. » Alors cette Sainte Moniale lui répondit : « Je te demande pardon, mon père ! & te dirai donc qu’un homme étant devenu amoureux de moi, je me suis retirée dans ce Désert, aimant beaucoup mieux Mourir que d’être un sujet de scandale à qui que ce soit, suivant le précepte de l’Apôtre. » « Et combien y a-t-il de Temps que tu y es ? » ajouta l’Ancien. « Il y a par la Grâce de Jésus-Christ dix-sept ans, » lui repartit-elle. « Et de quoi te nourris-tu ? » « Tu vois, » lui dit-elle en lui montrant son cilice & un peu de vivres qui étaient dedans, tout ce que j’ai apporté avec moi en sortant de Jérusalem ; & Dieu ne dédaignant pas la bassesse de sa servante m’a fait tant de Grâce que cela a suffi pour me nourrir durant tout ce Temps sans recevoir aucune diminution. Sa Bonté a passé même jusques-là, quencore que durant toutes ces dix-sept années j’ai vu tous ceux qui se sont rencontrés dans mon chemin, mais nul homme ne m’a jamais aperçue, excepté toi seul aujourd’hui. » Cet Anachorète fut si touché de ces Paroles qu’il ne se pouvait lasser désormais de Glorifier le Nom de Dieu.

LIII.
Belle Parole de Saint Jean Anachorète.
CH.180.

Un Solitaire étant allé voir ce Saint Homme, & n’ayant rien trouvé dans sa grotte, lui dit : « Comment peux-tu demeurer ici, mon Père ! sans rien avoir de toutes les choses nécessaires pour la vie ? » Il lui répondit : « Mon fils ! cette grotte est un commerce spirituel, qui donne d’un côté, & reçoit de l’autre. »

LIV.
De Saint David Solitaire.
CH.183.

L’Abba Théodore Cilicien nous dit : « Lors que je demeurais en Scété, il y avait un Ancien, Egyptien, nommé David. Etant allé à la moisson suivant la coutume de ces Solitaires, & un laboureur l’ayant loué à son service, il arriva environ la septième heure du jour une chaleur si extraordinaire qu’elle l’obligea de s’en aller dans une cabane, où il s’assit. Le laboureur l’y ayant trouvé, lui dit avec colère : « Bon homme ! pourquoi ne travailles-tu pas, puis que je te paie pour cela ? » « Il est vrai, » lui répondit ce Saint Homme. Mais la chaleur étant si excessive qu’elle fait tomber les grains des épis, j’attends qu’elle soit un peu diminuée, afin que tu n’en reçoive pas de dommage. » « Lève-toi, travaille, & que tout brûle ! » repartit le laboureur. « Quoi ? Veux-tu donc que tout ton blé brûle ? » lui répliqua le Solitaire. « Oui ! » dit-il tout en colère. Le Saint Ancien se leva ; & en même Temps le feu se mit dans le blé. Alors le laboureur courant vers d’autres Solitaires qui travaillaient en un autre endroit de ce champ, les conjura de faire que le Saint Ancien se mît en Prière afin d’éteindre le feu. Ce qu’ils firent en se jetant à ses pieds. Sur quoi il leur dit : « C’est lui qui a voulu que le feu se mît dans son blé. » Et toutefois, se laissant fléchir à leurs Prières, il adressa les siennes à Dieu, en se mettant entre le blé qui brûlait & celui qui ne brûlait pas encore ; & aussitôt le feu s’éteignit, & le reste de la moisson fut sauvé.

LV.
D’une excellente Femme qui fut cause que son mari qui était païen embrassa la Religion Chrétienne.
CH.185.

Comme nous étions en l’île de Samos, Marie, mère du seigneur Paul, qui était une personne vénérable & très charitable envers les pauvres nous dit : « Lors que j’étais en la ville de Nitrie, il y avait une Femme Chrétienne dont le mari était païen. Tout ce qu’ils avaient vaillant consistant en fort peu d’argent, son mari lui dit un jour : « Mettons cet argent à la banque, afin que nous en puissions tirer quelque petite commodité. Car nous le consumons peu à peu, & il ne nous restera plus rien du tout. » « Puisque tu es résolu à cela, » lui répondit-elle, « donnons-le à intérêt au Dieu des Chrétiens. » « Et où est-il ? » lui repartit-il, « pour le lui pouvoir donner. » « Je te le montrerai, » lui dit-elle, & si tu le lui donnes, non seulement tu ne courras point de fortune de le perdre, mais Il t’en paiera fidèlement l’intérêt, & te rendras au double le principal. » « Montre-le moi donc, » lui répondit-il, « & allons-le Lui donner. » Alors, elle le mena sous l’un des cinq portiques de la Sainte Eglise, & en lui montrant les pauvres, lui dit : « Si tu donnes ton argent à ces pauvres que tu vois, le Dieu des Chrétiens le tiendra comme donné à Lui-même, parce qu’ils sont tous à Lui. » Il la crût ; & donnant avec joie tout ce qu’il avait d’argent à ces pauvres, il retourna avec elle en sa maison. Trois mois après, se trouvant en nécessité, il dit à sa femme : « Ma femme ! à ce que je vois, le Dieu des Chrétiens ne nous veut rien rendre de ce que nous Lui avons prêté, encore que nous en ayons grand besoin. » Elle lui répondit : « Je suis assurée qu’Il ne manquera pas de te bien payer : Va seulement au lieu où tu Lui as prêté ton argent, & Il te le rendra fort volontiers. » En suite de ces Paroles, il courut à l’église, dont après avoir fait tout le tour, il ne trouva personne qui lui donnât rien, & vit : seulement ces pauvres assis au même lieu où il leur avait distribué son argent. Comme il pensait en lui-même à qui il s’adresserait pour être payé de sa dette, il aperçut à ses pieds sur le pavé, qui était de marbre, une des pièces d’argent qu’il avait données. Il se baissa & la prit, & puis retourna à sa maison & dit à sa femme : « Je viens de l’église ; mais je n’ai point vu le Dieu des Chrétiens que tu m’avais dit que je verrais, & personne ne m’a rien donné : j’ai seulement trouvé cette pièce au même lieu où je l’avais distribuée avec le reste. » Cette Femme admirable lui répondit : « C’est ce Dieu-là même qui te l’a donnée sans que tu t’en sois aperçu, ainsi que par Sa Puissance Invisible Il ordonne & dispose de tout ce qui est dans le monde. Va donc seulement, je te prie, acheter quelque chose de cet argent pour nous nourrir aujourd’hui, & il ne se lassera point de pourvoir encore à ce qui nous sera nécessaire. » Il alla, & acheta du pain, du vin, & un poisson qu’il lui donna pour le faire cuire. En l’ouvrant, elle trouva dans ses entrailles une pierre précieuse, parfaitement belle ; & quand son mari fut de retour, elle lui dit : « Voilà la pierre que j’ai trouvée dans ce poisson. » L’ayant aussi admirée, & ne la connaissant pas non plus qu’elle, parce que c’était un homme simple & grossier, il lui dit de la lui donner pour tâcher de la vendre, & d’en tirer quelque chose. Il la porta sur le soir à un lapidaire, qui sortait de son logis après avoir fermé sa boutique, & lui demanda s’il la voulait acheter. Cet homme l’ayant considérée, lui dit : « Combien en voulez-vous avoir ? » « Ce que vous voudrez, » lui repartit-il. « En voulez-vous cinq écus ? » dit le lapidaire. Cet homme croyant qu’il se moquait de lui d’en tant offrir, lui répondit : « Voudriez-vous bien m’en tant donner ? » Le lapidaire, estimant qu’il lui disait cela par raillerie, lui repartit : « Serez-vous content d’en avoir dix écus ? » Alors le vendeur continuant toujours à s’imaginer qu’il se moquait de lui, ne lui répondit rien du tout. Ce que le lapidaire voyant, il lui dit : « Je vous en donnerai vingt écus » . Cet homme ne répondant encore rien, il lui en offrit jusqu’à trente, jusqu’à quarante, & jusqu’à cinquante. Ce qui lui ayant fait connaître que la pierre valait bien plus qu’il ne pensait, il la commença à beaucoup estimer. Et ainsi le lapidaire alla jusques à en offrir trois cents écus, pour lequel prix il la lui vendit. Ayant reçu son argent, & étant retourné avec grande joie en sa maison, sa femme le voyant si gai, lui demanda combien il avait vendu cette pierre, croyant qu’il en avait tiré peu de chose, il lui répondit qu’il l’avait vendue trois cents écus, & les lui mit entre les mains. Alors, cette excellente Femme ne pouvant assez admirer la Bonté Infinie de Dieu lui dit : « Tu vois quel est le Dieu des Chrétiens, combien Il est Bon, combien Il est riche ; & combien Il est reconnaissant de ce que l’on fait pour l’Amour de Lui. Tu Lui a prêté cinquante écus ; & Il ne Se contente pas de te les rendre ; mais, peu de jours après, il nous en rend dix fois autant. Reconnais donc qu’il n’y a point d’autre Dieu que Lui, ni dans le Ciel, ni dans la terre. » Cet homme ayant été instruit de la Vérité par un si grand Miracle & par sa propre Expérience, se fit Chrétien à l’heure même, & en glorifiant Jésus-Christ notre Sauveur & notre Dieu, avec le Père & le Saint Esprit, il remercia de tout son cœur sa bonne & très vertueuse femme, de ce qu’elle avait été cause de la Grâce qu’il avait reçue de connaître le Dieu véritable.


P.638.
LVI.
Belles instructions de l’Abba Jean de Sizique pour acquérir les Vertus.
CH.187.

Etant allé de Gehsémani sur la montagne des Oliviers, nous arrivâmes au Monastère de l’Abba Abraham, dont l’Abba Jean de Sizique était alors Higoumène. Lui ayant demandé un jour ce qu’il fallait faire pour acquérir une vertu, il nous répondit : « Il faut commencer par haïr le vice qui lui est contraire. Car, sans cela, il est impossible de l’acquérir. Ainsi, si vous désirez d’obtenir le don des larmes, ayez les rires en aversion. Si vous désirez de devenir humble, ayez en horreur la vanité. Si vous désirez d’être sobre, ayez du dégoût pour la gourmandise. Si vous désirez d’être chaste, détestez l’impudicité. Si vous désirez d’être charitable, gardez-vous de l’avarice. Si vous désirez de demeurer dans la solitude, fuyez le tumulte des villes. Si vous désirez de trouver du repos, é vitez cette confiance dangereuse que l’on prend en ses propres forces. Si vous désirez de passer pour étranger, ou pour pèlerin, renoncez au désir de vous faire valoir, & d’acquérir de l’estime. Si vous désirez de n’être jamais distrait, demeurez dans la solitude. Si vous désirez de donner un frein à votre langue, bouchez vos oreilles. Et si vous désirez de vivre toujours dans la crainte de Dieu, ne cherchez point les aises de votre corps ; mais aimez les afflictions & les souffrances. »


LVII.
De quelle sorte Dieu récompensa une Femme qui garda inviolablement la foi à son mari.
CH.189.

Etant allés dans l’hôpital d’Ascalon, Eusèbe Prêtre qui en était Higoumène nous raconta qu’un marchand ayant perdu sur la mer non seulement tout son bien, mais aussi tout ce qu’il avait emprunté pour trafiquer, & s’étant à peine pu sauver de ce naufrage, lors qu’il fut retourné à Ascalon, ses créanciers le firent mettre en prison, & prirent par manière générale tout ce qu’il avait chez lui, jusques aux habits de sa femme, laquelle se trouvant réduite en telle nécessité qu’elle n’avait pas seulement le moyen de donner du pain à son mari, comme elle était un jour avec lui dans une extrême tristesse, un homme de grande condition vint pour faire l’aumône aux prisonniers, & la voyant assise auprès de son mari, il en devint amoureux, car elle était parfaitement belle, & lui manda par le geôlier de l’aller trouver- ce qu’il fit croyant qu’il lui voulait faire quelque charité. Il la tira à part, & lui ayant demandé l’état de ses affaires & ce qui l’avait amenée là, elle lui raconta tout ce que je viens de dire. Sur quoi il lui dit : « Voulez-vous bien, si j’acquitte entièrement toutes vos dettes, dormir cette nuit avec moi ? » Elle qui n’était pas moins chaste & moins simple qu’elle était belle, lui répondit : « J’ai appris, Monsieur, que Saint Paul dit que la femme n’est point maîtresse de son propre corps, mais qu’il est en la puissance de son mari. Permettez-moi donc de savoir du mien ce qu’il lui plaît que je fasse. » Etant en suite allé trouver son mari, & lui ayant raconté ce qui s’était passé, comme il était très prudent & aimait uniquement sa femme, il ne se laissa point emporter à l’espérance de sa liberté, ni au désir d’être délivré des incommodités de la prison ; mais, jetant des soupirs mêlés de larmes, il lui répondit : « Aie bon courage, je te prie ; ne mets point ton espérance au secours d’un homme ; mais aie-la toute entière en Jésus-Christ notre Seigneur, & Il ne nous abandonnera pas. » Etant ainsi retournée vers ce grand seigneur, elle lui dit : « J’ai fait entendre votre proposition à mon mari, & il n’a pas consenti. »
Un voleur qui avait été mis en prison auparavant ce marchand, & qui avait continuellement les yeux ouverts à tout ce qui se passait, ayant entendu l’entretien du mari & de sa femme, il en fut si extrêmement touché qu’il dit en lui-même en soupirant : « Dans l’extrême nécessité où ces deux personnes sont réduites, elles refusent l’argent qu’on leur veut donner pour sortir de cette prison ; elles méprisent les aises & les commodités de la vie pour conserver pure & sans tache la beauté spirituelle de cette Femme, en préférant par une résolution si généreuse l’honneur à la liberté. Et moi, misérable que je suis, que dois-je donc faire ? moi qui ai commis tant de meurtres sans avoir jamais pensé qu’il y eût un Dieu. » En suite de ces paroles, il les appela par la fenêtre de son cachot, & leur dit : « Je suis un voleur & un homicide, & ainsi je suis assuré que lors que le président viendra me juger, il m’enverra au supplice. J’ai entendu la sainte résolution que vous avez prise ensemble, & j’en ai été touché. C’est pourquoi allez dans un tel lieu de la ville ; ouvrez la terre ;prenez l’argent que vous y trouverez caché : Payez-en vos dettes, & gardant pour vous le surplus, qui ne sera pas une petite somme, priez pour moi afin que Dieu me fasse Miséricorde aussi bien qu’à vous. » Peu de jours après, le président vint, & ce voleur fut exécuté. Le lendemain cette femme dit à son mari : « Si tu l’as agréable, j’irai au lieu que cet homme nous a marqué, pour voir s’il nous a dit vrai. » Il le trouva bon. Elle y alla le soir, & ayant fouillé la terre, elle trouva un pot qui avait été couvert avec grand soin. Elle le prit, & par un sage conseil elle ne paya pas d’abord entièrement ses créanciers, mais peu à peu, afin de leur donner sujet de croire qu’elle empruntait cet argent ; & après qu’elle les eut tous payés, elle tira son mari de prison. Eusèbe, nous ayant raconté cette histoire, nous dit : « Vous voyez de quelle sorte notre Seigneur Jésus-Christ a fait paraître Sa Bonté envers ces deux personnes, parce qu’ils ont observé Ses préceptes. »


LVIII.

De l’admirable invention dont usa Saint Apollinaire Patriarche d’Alexandrie pour faire une grande charité.
CH.193.

Pour nous faire connaître quelle était l’extrême charité du Saint Abba Apollinaire depuis Patriarche d’Alexandrie, ils nous racontèrent cette histoire : « Il y avait en Alexandrie un jeune homme dont le père avait été l’un des principaux notables & des plus illustres de la ville par ses charges & par ses richesses. Il lui laissa en Mourant des biens innombrables, tant en argent comptant qu’en marchandises dont il trafiquait sur la mer. Mais n’ayant pas heureusement conduit ses affaires il perdit tout, & fut réduit à une extrême pauvreté, non par ses festins, ni par ses débauches, qui sont ordinairement les causes de la ruine des plus riches, mais par plusieurs naufrages & divers autres accidents qui lui arrivèrent. Ainsi, de très riche qu’il était il devint très nécessiteux, suivant ces paroles du Psalmiste : « Ils étaient élevés jusques dans le ciel, & ils sont descendus jusques dans l’abyme », puisqu’autant qu’il était élevé par ses richesses, il se trouva abaissé par sa pauvreté.
Saint Apollinaire ayant appris son infortune & en ayant grande compassion, il résolut de lui donner quelque chose pour vivre. Mais il avait honte de lui faire connaître qu’il savait quelle était sa nécessité, & toutes les fois qu’il le voyait avec un habit tout déchiré & un visage livide, qui sont les marques d’une pauvreté extraordinaire, il sentait son cœur pressé de douleur. Ce Saint Patriarche étant donc dans cette peine, Dieu lui inspira une pensée admirable & digne de son éminente Vertu. Il fit venir l’économe de la sainte église nommée Monique, & lui dit en particulier : « Si je te confie un secret, le garderas-tu ? » « J’espère, » lui répondit-il que le Fils de Dieu me fera la grâce de ne parler jamais à personne de ce que tu auras confié à ton serviteur. » « Va, » lui dit alors le Patriarche, « faire une obligation en bonne forme, par laquelle cette très sainte église reconnaîtra devoir cinquante livres d’or à Macaire père de ce jeune homme, que tu vois être réduit dans une telle pauvreté, & apporte-la moi. » L’économe ayant exécuté cela très promptement, & la lui ayant mise entre les mains, alors il lui commanda d’aller trouver ce jeune homme & de lui dire : « Que me donneras-tu si je te mets entre les mains une obligation d’une grande somme qui t’est duë ? » « Et après cela », ajouta-t-il, donne-la lui : mais garde-toi bien de prendre de lui plus de trois écus. » « Je ne prendrai rien du tout si tu me le commandes », repartit l’économe. « Non, » lui dit le Patriarche, je veux que tu prennes trois écus. » En suite de cet ordre, il fut trouver ce jeune homme & lui dit : « Veux-tu bien me donner trois écus si je te rends un grand service ? » « Je te donnerai tout ce que tu voudras, » lui répondit-il. « Il y a cinq ou six jours, » lui dit alors l’économe, « qu’en feuilletant les titres de l’église, je rencontrai cette obligation, & me souvins que ton père qui avait grande confiance en moi me l’avait mise entre les mains. Mais je ne sais comment il est arrivé que depuis sa Mort j’avais toujours oublié de te la rendre. » « Celui qui la doit est-il riche ? » lui répondit ce jeune homme. « Oui, » lui repartit l’économe, « & c’est une personne de conscience ; tellement que tu pourras sans peine en être payé ». « Dieu sait, » dit le jeune homme, que je n’ai maintenant chose quelconque ; mais si je reçois cette somme, je te promets outre les trois écus tout ce que tu désireras de moi. » Alors l’économe lui mit l’obligation entre les mains.
L’ayant reçue, il alla trouver le Saint Patriarche, &, en se prosternant devant lui, la lui présenta. Il la prit & la lut. Puis, feignant d’en être surpris, il lui dit : « Et où as-tu donc été jusques à cette heure depuis le Temps qu’il y a que ton père est Mort ? Viens me revoir une autre fois. Je ne saurais maintenant te répondre. » Il lui repartit : « Monseigneur, la vérité est que je n’avais pas cette obligation ; mais elle était sans que je le susse entre les mains de l’économe de l’église, lequel je prie Dieu de récompenser de la charité qu’il vient de me faire, en me la rendant après l’avoir, à ce qu’il m’a dit, trouvée entre ses papiers. » « J’y penserai », lui répliqua le Saint Patriarche. « Garde-la, & viens me trouver dans quelque Temps. » Etant revenu huit jours après, & le suppliant d’avoir compassion de lui, il lui répondit comme s’il eût voulu ne lui en rien donner : « Pourquoi as-tu tant différé de me montrer cette obligation ? » « Je vous en ai dit la raison, Monseigneur, » lui répondit ce jeune homme, & Dieu Sait que je n’ai rien du tout de quoi vivre. C’est pourquoi s’il vous le met au cœur, ayez, s’il vous plaît, compassion de moi. » Alors Saint Apollinaire, feignant de se laisser fléchir à ses prières, lui dit : « Je te ferai payer le principal, mais je te prie, n’exige point l’intérêt de l’église. » « J’observerai, Monseigneur, à tout ce que vous me commanderez, » repartit ce jeune homme en se jetant à ses pieds, & s’il vous plaît même de diminuer quelque chose du principal vous le pouvez faire. » « Non, non, » dit le Patriarche, « il suffira que tu remettes les intérêts ; & il lui fit payer en suite les cinquante livres d’or & le renvoya.
Voilà la manière dont l’admirable Saint Apollinaire agit en cette rencontre. Voilà le saint artifice dont il se servit, & de quelle sorte il accomplit une si grande œuvre de charité. Dieu répandit par son assistance une telle bénédiction sur ce jeune homme que, d’une extrême nécessité où il était, non seulement il revint dans sa première condition, mais il fut plus riche que n’avait été son père, & joignit les Biens Spirituels aux temporels par les Grâces dont Dieu le favorisa. »


LIX.
Combien il est dangereux de ne craindre pas lors qu’on est dans le péril.
CH.194.

Un Ancien, Solitaire, qui demeurait en Scété, allant en Alexandrie pour y vendre ses ouvrages, il vit un jeune Solitaire entrer dans un cabaret ; ce qui l’ayant extrêmement affligé, il demeura dehors à l’attendre. Lorsqu’il sortit, il le prit par la main, &, l’ayant tiré à part, lui dit : « Ne sais-tu pas, mon frère, que l’habit que tu portes est un habit angélique ? As-tu oublié que tu es jeune ? Ignores-tu que le Diable se sert de divers pièges pour nous surprendre ? Et ne songes-tu point combien les Solitaires ont sujet de craindre les divers objets que leurs yeux, leurs oreilles, & leurs autres sens rencontrent quand ils sont dans les villes, s’ils ne se tiennent soigneusement sur leurs gardes ? Et tu entres hardiment dans un cabaret, où tu vois des choses périlleuses à voir, où tu en entends de dangereuses à entendre, & où tu te trouves pêle-mêle avec des hommes & des femmes qui n’ont ni pudeur ni modestie. Je te conjure, mon fils, de n’en plus user de la sorte ; mais de t’enfuir dans le Désert, où tu pourras te Sauver avec l’assistance de Dieu. » Ce jeune Solitaire lui répondit : « Mon Père, ne te mets point en peine de moi. Dieu ne demande de nous que la pureté du Cœur. » Alors ce bon Ancien, étendant ses mains vers le Ciel, dit : « Voilà un grand effet de Ta Grâce, mon Dieu, & que l’on ne saurait assez admirer ! Il y a cinquante-cinq ans que je demeure en Scété sans avoir pu encore acquérir la pureté du Cœur qui nous est nécessaire pour Te plaire ; & celui-ci la possède, encore qu’il fréquente les cabarets !» Puis, se tournant vers ce frère, il lui dit : « Je Prie Dieu qu’Il t’assiste, & qu’Il ne me confonde pas dans l’espérance que j’ai en Lui. »


LX.
Merveilleux Miracle que fit Dieu pour prouver le mérite de l’aumône.
CH.195.

Lors que nous étions en Alexandrie, Léonce d’Appamée homme Religieux & très fidèle y vint du pays des cinq Villes appellé Pentaple. Car il avait demeuré plusieurs années à Cyrène en Ptolémaïde ; & il vint au Temps de Saint Euloge Patriarche d’Alexandrie, étant destiné de Dieu pour être Evêque de Ptolémaïde comme il le fut depuis. Or, nous entretenant un jour familièrement avec lui, il nous raconta ce que je vais dire :
« Il y avait du Temps du Bien Heureux Théophile Patriarche d’Alexandrie, un Evêque de Cyrène ou Ptolémaïde nommé Synèse qui avait été Philosophe. Un autre Philosophe nommé Evagre, qui avait été son compagnon dans l’étude des Lettres humaines & était encore son intime ami, étant païen de religion & très attaché à l’idolâtrie, il travailla de tout son pouvoir à le faire Chrétien, l’extrême affection qu’il avait toujours eue pour lui le portant à lui procurer un si grand bonheur. Mais ce Philosophe ne pouvait souffrir les exhortations de cet Evêque, ni goûter la Doctrine du Christianisme. Ce qui toutefois ne rebuta pas ce Saint Prélat, la grandeur de sa charité pour son ami empêchant qu’il ne s’ennuyât d’employer en vain & sans aucun fruit visible, toutes les remontrances qu’il lui faisait, toutes les instructions qu’il lui donnait, & toutes les raisons qu’il lui alléguait, pour lui persuader de croire en Jésus-Christ, & de recevoir le Saint Baptême & les autres Sacrements.
Comme il persistait toujours à lui inspirer l’Amour de la Religion Chrétienne, le Philosophe lui dit un jour : « Il faut que je t’avoue, Monseigneur, qu’une des choses qui me déplaisent dans la Foy des Chrétiens est ce qu’ils disent que « le monde finira, & qu’après la fin du monde, tous les hommes qui sont nés depuis sa création Ressusciteront dans leurs mêmes corps ; que leur chair deviendra incorruptible & immortelle ; qu’ils Vivront ainsi éternellement, & recevront la récompense des actions qu’ils auront faites lors qu’ils étaient revêtus de leur corps mortel ; & ce qu’ils disent encore, que celui qui fait charité au pauvre prête à Dieu à intérêt, & que celui qui distribue son bien aux indigents & aux misérables, s’assure & s’amasse des Trésors dans le Ciel, & recevra de Jésus-Christ dans la Résurrection dernière le centuple de ce qu’il aura donné & la Vie éternelle. » Il faut que je t’avoue que toutes ces choses me paraissent des illusions, des tromperies & des fables. » A quoi l’Evêque répondait que tous les points de la Foy des Chrétiens ne contenaient rien que de véritable ; ce qu’il justifiait & tâchait de lui persuader par plusieurs preuves.
Enfin après un long Temps l’ayant fait résoudre de se rendre Chrétien, il le baptisa, & avec lui ses enfants, & ses domestiques. Evagre, peu après son baptême, mit entre les mains de ce Saint Evêque trois cents écus d’or pour être employés au soulagement des pauvres, & lui dit : « Reçois, s’il te plaît, ceci pour le distribuer aux pauvres, & fais-moi une promesse écrite de ta main, par laquelle tu t’engages à me faire rendre par Jésus-Christ au Siècle à venir la récompense de cette aumône. L’Evêque l’ayant reçue lui fit sur-le-champ la promesse qu’il demandait.
Le Philosophe vécut quelques années après son baptême, & enfin étant tombé malade, & prêt à Mourir, il ordonna à ses Enfants de lui mettre après sa Mort cette promesse entre les mains, & de l’ensevelir avec lui ; ce qu’ils exécutèrent. Trois jours après qu’il eût été enterré, il apparut à l’Evêque Synèse la nuit durant le sommeil, & lui dit : « Viens à mon sépulcre pour recevoir ma promesse :car il ne m’en est plus rien dû ; elle a été acquittée ; & j’ai reçu tout ce que je devais recevoir. Et afin que tu en sois assuré, j’ai écrit la quittance de ma propre main au bas de cette promesse. » Or l’Evêque ignorait que l’on eût enseveli cette promesse avec le corps.
Le jour étant venu, il envoya quérir ses Enfants ; & leur ayant demandé s’ils avaient mis quelque chose dans le tombeau de leur père, eux croyant qu’il entendît de l’argent, lui dirent qu’ils n’y avaient rien mis hors les linceuls ordinaires. Mais sur ce que l’Evêque leur demanda s’ils n’y avaient pas mis quelque papier, ils se souvinrent de cette promesse, & lui dirent que leur père leur avait en Mourant donné un papier, & leur avait ordonné de le mettre entre ses mains après sa Mort sans que personne le sût. Alors l’Evêque leur raconta le songe qu’il avait eu ; & prenant avec soi ces Enfants du Mort, les Ecclésiastiques de son église, & quelques-uns des principaux notables de la ville, il alla droit au tombeau. L’ayant fait ouvrir, ils trouvèrent entre les mains du Mort cette promesse du Saint Evêque, au bas de laquelle était écrit de la main du Philosophe : « Moi, Evagre, Philosophe, à toi Monseigneur l’Evêque Synèse, salut. J’ai reçu ce que je devais recevoir, selon ce qu’il était porté par cette promesse écrite de ta main. J’en ai été satisfait entièrement & n’ai plus d’action contre toi pour l’or que je t’ai donné, & que j’ai donné par toi à Jésus-Christ notre Dieu & notre Sauveur. »
Ceux qui se trouvèrent présents à ce spectacle en eurent l’admiration & l’étonnement que l’on peut croire, & en rendirent grâces à Dieu par des Hymnes de louanges. Léonce qui nous rapporta cette histoire nous assura que cette promesse où ces lignes avaient été écrites de la main de ce Philosophe Chrétien après sa Mort était encore alors dans la sacristie de l’église de Cyrène ; & que toutes les fois qu’un nouveau Sacristain entrait en charge, on la lui donnait avec les vases & les ornements sacrés, pour la garder très soigneusement,& la conserver de main en main à leurs successeurs. »

P.642.
LXI.
Etrange Miracle arrivé lors que de jeunes Enfants faisaient semblant de dire la Liturgie.
CH.196.

Grégoire gouverneur de l’Afrique, homme de grande piété, qui aimait extrêmement les Solitaires & les pauvres, & prenanit plaisir à exercer toutes les œuvres de charité, nous raconta cette histoire : « Il y avait », dit-il, « en mon pays ( il était originaire de la ville de Thorax dans la province d’Apamée qui est la seconde de la Syrie) un champ nommé Gonage éloigné de quarante milles de la ville, où de jeunes garçons menaient & aux environs paître des troupeaux. Or, comme selon la coutume des personnes de cet âge, ils se mirent à jouer, quelques-uns d’entre eux commencèrent à dire : « Célébrons la Liturgie, offrons le Sacrifice & Communions ainsi que le Prêtre fait dans la Sainte Eglise. » Cela ayant été agréé de tous, ils choisirent l’un d’eux pour tenir la place du Prêtre, & deux autres pour l’assister, comme auraient fait un Diacre & un Sous-diacre, & prenant pour Autel une pierre élevée au milieu de la plaine, ils mirent du pain dessus & du vin dans un pot de terre : Puis, celui qui faisait le Prêtre se mettant à l’Autel, & ayant les deux autres à ses côtés, il proférait les Paroles de la Sainte Oblation, & les autres se servant de petits linges au lieu d’éventail faisaient élever un petit vent. Sur quoi il ne faut pas trouver étrange que cet Enfant sût les Paroles de la Sainte Oblation, parce que la coutume de l’Eglise était que les Enfants qui assistaient à la Liturgie se tenaient devant l’Autel & participaient les premiers en suite des Clercs aux Saints & Adorables Mystères de Jésus-Christ notre Dieu : Ce qui faisait que les Prêtres prononçant tout haut en quelque lieu les Prières de la Consécration, ces Enfants, comme étant les plus proches d’eux, les leur avaient entendu dire si souvent qu’ils les avaient retenues.
Ayant donc observé ponctuellement tout ce qui se pratiquait dans l’Eglise, lors qu’ils étaient près de rompre le pain & de communier, un Feu qui tomba du Ciel réduisit en cendre, & la pierre, & tout ce qui était dessus, sans qu’il en restât chose quelconque. Ce qui épouvanta de telle sorte ces Enfants qu’ils tombèrent tous par terre, & y demeurèrent fort long Temps à demi-Morts, sans avoir la force de se relever & de dire une seule parole. Leurs pères & leurs mères voyant qu’ils ne retournaient point à la maison, vinrent les chercher pour savoir quelle en pouvait être la cause, & les ayant trouvés en cet état, sans qu’ils leur pussent répondre un seul mot, ni quelques-uns même les reconnaître, chacun ramena le sien chez soi, sans pouvoir ni durant tout ce jour-là, ni durant la nuit suivante tirer une seule parole d’eux, pour apprendre ce qui leur était arrivé, quelques questions qu’ils leur fissent, dans la peine & l’étonnement où ils étaient d’une chose si extraordinaire. Enfin, le lendemain matin ces Enfants étant revenus peu à peu à eux, ils leur racontèrent tout ce qui s’était passé, & les menèrent avec tous les habitants de ce bourg sur le lieu où s’était fait ce Miracle, & où l’on voyait encore & où ils leur montrèrent les marques du Feu.
Aussitôt ils le furent dire à l’Evêque, qui étonné de la grandeur & de la nouveauté de ce prodige, y alla à l’heure même, accompagné de tout son Clergé ; & ayant vu de ses propres yeux les traces de ce Feu Céleste, & ayant encore fait raconter à ces Enfants de quelle sorte la chose était arrivée, il les envoya tous dans un Monastère, & en fit bâtir un très grand en ce lieu-là, dont l’Eglise & particulièrement le Saint Autel furent placés à l’endroit où ce Feu Miraculeux était tombé.
Ce Grégoire dont j’ai parlé, qui était un homme très sincère, nous assura qu’il avait vu un de ces Enfants, & connu un des Solitaires du Monastère bâti au lieu où ce Miracle si extraordinaire était arrivé de notre Temps. »


P.643.
LXII.

De quelle sorte Dieu récompensa la charité d’un homme qui, ayant donné presque tout son bien aux pauvres, l’avait prié d’être tuteur de son fils.
CH.201.

Un de ces Anciens d’entre nos Pères nous dit aussi : « Une affaire m’ayant obligé d’aller à Constantinople, comme j’étais assis dans l’église, je vis entrer un séculier de très grande condition & de très grande piété. Il me salua avec beaucoup de témoignages d’affection, & puis vint s’asseoir auprès de moi, & se mit à m’enquérir des choses qui regardaient le Salut. Sur ce que je lui disais que Dieu donne les Biens du Ciel à ceux qui usent comme ils doivent des biens de la terre, il me répondit : « Tu as grande raison, mon Père, de dire cela, n’y ayant point de bonheur véritable que de mettre toute son Espérance En Dieu, & s’abandonner entièrement à sa conduite : ce que je sais par expérience. Car mon Père qui avait de très grands avantages dans le monde, étant extrêmement aumônier – car il faisait beaucoup l’aumône-, & étant très charitable envers les pauvres, m’appela un jour, & après m’avoir montré tout son argent, me dit : « Lequel aimes-tu le mieux, mon fils, ou que je te laisse tout cet argent, ou que je te donne Jésus-Christ pour ton tuteur ? » Comme je n’avais point d’autre volonté que la sienne, je lui répondis que j’aimais mieux avoir pour tuteur Jésus-Christ ; parce que toutes les choses du monde passent, & que si elles sont aujourd’hui, elles ne seront plus demain ; au lieu que Jésus-Christ demeure éternellement ». M’ayant entendu parler de la sorte, il ne mit plus de bornes à ses aumônes ; mais ouvrit ses mains avec tant de libéralité & de largesse aux besoins des pauvres qu’il ne me laissa en Mourant que très peu de bien. Ainsi, me trouvant pauvre, j’embrassai avec humilité cette condition, & mis toute mon Espérance En Jésus-Christ à qui mon Père m’avait recommandé, & sous la Protection duquel il m’avait laissé.
Il y avait un autre des notables de la ville qui était extrêmement riche, dont la Femme était très Vertueuse, & ils n’avaient qu’une fille unique. Cette Dame dit à son mari : « Dieu nous a donné tant de bien, & nous n’avons pour tous enfants qu’une fille. De quoi peut-elle donc avoir besoin pour la rendre heureuse ? Si nous nous arrêtons à la grandeur & aux richesses, nous la marierons à quelque homme vicieux qui la rendra misérable. Ne vaut-il pas mieux que nous jetions les yeux sur quelqu’un qui étant d’une condition moins élevée, vive dans la crainte de Dieu, & qui pour obéir à ce qu’il commande, l’aime & la chérisse parfaitement ? » Il lui répondit : « Tu as raison. Va-t’en donc à l’église :Prie Dieu de tout ton cœur ; puis, assieds-toi, & remarque celui qui y entrera le premier. Car ce sera celui que Dieu nous enverra pour être le mari de notre fille. » Cette Dame ayant fait ce qu’il lui avait ordonné, je fus le premier qui entrai dans l’église. Elle m’envoya aussitôt appeler par l’un de ses gens, & me demanda qui j’étais. Je le lui dit, & qui était mon père. « Quoi ? ce grand Aumônier ? » me répondit-elle. « Oui, » lui repartis-je. Elle me demanda ensuite si j’étais marié. Je lui dis que non, & lui contai ce que mon père m’avait dit, & ce que je lui avais répondu. Ce qui lui faisant admirer la Bonté de Dieu, elle me dit : » Cet excellent & admirable tuteur te donne maintenant une Femme & du bien, pour user de l’un & de l’autre en observant Ses commandements & en vivant dans sa crainte. » Ainsi je fus marié, & me trouvai riche ; & je Prie Dieu qu’il me fasse la Grâce de ne me départir jamais de la sainte manière de vivre de mon père. »

LXIII.
Histoire d’un excellent fils dont la Vertu fléchit enfin le cœur de son père.
CH.202.

Un Ancien, Solitaire, nous raconta qu’un séculier ayant plusieurs fils, dont l’aîné nommé Abba était si Vertueux & s’était accoutumé dès son enfance à vivre dans une telle sobriété & dans une telle retraite, qu’il ne buvait que de l’eau & n’aimait que la Solitude, son père ne le pouvait souffrir, mais voulait qu’il s’engageât dans les occupations du siècle ; ce que ne pouvant lui persuader, tant il y avait de répugnance, il se mettait sans cesse en colère contre lui, & s’emportait même jusqu’à lui reprocher qu’il était trop sobre, & lui demander pourquoi il ne faisait pas comme ses frères, & ne s’engageait pas comme eux dans les affaires du monde : A quoi ce sage & Vertueux Enfant ne répondait rien, mais souffrait tout cela avec patience ; ce qui faisait que chacun l’aimait à cause de sa singulière piété & de son extrême modestie.
Le père étant près de Mourir, quelqu’un de ses proches, & d’autres qui aimaient uniquement Abibe, croyant qu’il le haïssait parce qu’il se fâchait toujours contre lui, le prièrent de ne le pas déshériter ( car il était extrêmement riche). Sur quoi, ayant fait appeler son fils, ils s’imaginèrent que c’était pour le quereller selon sa coutume. Mais quand il fut proche de lui, il se jeta à ses pieds, & lui dit : « Pardonne-moi, mon fils, & Prie Dieu qu’il me pardonne le mauvais traitement que je t’ai fait. Tu ne cherchais que Jésus-Christ ; & je n’avais au contraire que des sentiments humains. » Il fit ensuite venir les autres fils, & leur dit : « Voici votre Père & votre maître ; faites tout ce qu’il vous ordonnera. Je laisse en sa disposition de vous partager tous comme il le jugera à propos. » Ces paroles remplirent d’étonnement tous ceux qui les entendirent. & aussitôt que le père fut Mort, Abibe partagea ses frères, & donna sa part toute entière aux pauvres ; puis bâtit une petite cellule pour y passer le reste de sa Vie en Solitude. Mais elle ne fut pas plutôt achevée qu’il tomba malade & Mourut.


P.645.

LXIV.
Moyen dont une Dame se servit pour acquérir l’Humilité.
CH.206.

Un autre Ancien, Solitaire, nous raconta qu’une Dame qui était de race Patricienne étant venue pour adorer les Saints Lieux, elle résolut de s’arrêter en Césarée, & pria l’Evêque de lui donner quelques vierges pour l’instruire en la piété. Il lui donna une Moniale qui était fort douce & fort humble ; & lui ayant demandé quelque Temps après comment elle s’en trouvait, elle lui répondit qu’elle était fort Vertueuse, mais qu’elle ne faisait pas grand profit avec elle, parce qu’elle était si humble qu’elle lui permettait toutes choses. L’Evêque, voyant cela, lui en donna une autre fort rude & qui la querellait en lui disant que pour être riche elle n’en était pas plus habile, & lui faisait d’autres semblables reproches. Quelque Temps après, l’Evêque ayant demandé à cette Dame comment elle se trouvait de cette autre Moniale, elle lui répondit qu’elle s’en trouvait fort bien ; & elle acquit en cette sorte une grande Humilité.


LXV.
D’un Saint Evêque qui par son Humilité gagna l’esprit d’un autre Evêque.
CH.210.

Un de ces Saints Pères nous raconta qu’y ayant eu quelque mauvaise intelligence entre deux Evêques voisins, dont l’un était riche & très fâcheux, & l’autre extrêmement Humble, ce dernier ayant appris le dessein que son collègue avait de lui faire du déplaisir, il dit à son Clergé qu’avec la Grâce de Jésus-Christ il en viendrait bien à bout. Sur quoi lui ayant demandé comment il espérait d’avoir raison d’un homme tel que celui-là, il leur répondit : « Ayez seulement un peu de Patience, & vous verrez un effet de l’Assistance de Dieu. » Ayant remarqué ensuite le jour que l’autre célébrait la Fête des Saints Martyrs, il prit tout son Clergé & leur dit : « Suivez-moi ; faites tout ce que vous me verrez faire ; & assurément notre dessein nous réussira. » L’entendant parler ainsi, ils disaient les uns aux autres : « Que prétend-il donc de faire ? » Lors qu’il fut au lieu où était l’Evêque, & où tout le Peuple était assemblé, il se jeta à ses pieds avec tout son Clergé, & lui dit : « Nous sommes tous tes Serviteurs, & nous venons demander pardon ». Cette incroyable Humilité le surprit & l’étonna de telle sorte, & Dieu lui changea si fort le cœur, qu’il se jeta aussi de son côté aux pieds du Saint Evêque, & lui dit : « Je te considèrerai désormais comme mon père & comme mon maître. » Ainsi, ils vécurent depuis ce jour dans une très grande amitié ; & ce Bien Heureux & Humble Prélat disait à son Clergé : « N’est-il pas vrai que par la Grâce de Jésus-Christ nous avons remporté la victoire ? Quand vous aurez des ennemis, faites-en de même, & vous les surmonterez toujours. »
Ce Saint Solitaire en suite de cette histoire nous dit aussi : « Celui qui est véritablement Humble est plus estimé qu’un roi. Car on ne loue les rois qu’en leur présence. Mais on ne se lasse jamais de dire du bien des Humbles. »

LXVI.
Miracle qui arrivait tous les ans à certains fonts Baptismaux.
CH.214.

Dans la ville de Céane, qui est au pied d’une montagne en la province de Cilicie, il y a des fonts Baptismaux qui s’emplissent d’eux-mêmes en trois heures le jour de la Théophanie, & se désemplissent visiblement en autant de Temps lors qu’on achève de baptiser.

LXVII.
Autre Miracle semblable.
CH.215.

Dans le château de Caddebrate, qui est assis au pied de la montagne de la ville d’Alexandrie en la même province de Cilicie, il y a d’autres fonds Baptismaux, qui, n’étant que d’une seule pierre se remplissent d’eux-mêmes en un moment le jour de Pâque ; & cette eau y demeure jusques au jour de la Pentecôte, après lequel elle disparaît aussitôt. Que si quelqu’un doute de ces deux Miracles, il n’y a pas loin d’ici jusques au lieu où ils arrivent, & il lui sera fort facile d’en apprendre la vérité.

P.646.

LXVIII.
Qu’il ne faut point accomplir les mauvais serments.
CH.216.

Lors que j’étais en Jérusalem, un Homme fort craignant Dieu me vint trouver & me dit qu’étant survenu quelque différend entre son frère & lui, & son frère ne voulant point se réconcilier, il me priait de lui parler pour l’y exhorter. Je m’en chargeai très volontiers, & dis à son frère tout ce que je pus pour le porter à la paix & à l’union qui devait être entre deux personnes si proches. Mais, comme je pensais l’avoir persuadé, il me dit : « Je ne puis faire ce que tu désires : car j’ai juré par la Sainte Croix de ne me réconcilier jamais avec lui. » Je lui répondis en souriant : « Tu ne dois pas non plus t’arrêter à ce serment que si tu avais dit : « Je jure, mon Dieu, par Ta Croix adorable que je n’observerai point Tes commandements & préceptes, mais que j’obéirai toute ma vie à la volonté du Diable Ton Ennemi » ; puis que non seulement nous ne devons point exécuter les choses que nous avons si mal à propos & si malheureusement promises ; mais nous devons faire une rigoureuse pénitence d’avoir fait des résolutions si contraires à notre Salut. Que si Hérode eût agi de cette sorte au lieu d’accomplir le serment qu’il avait fait si mal à propos, il n’aurait pas commis un aussi grand crime que celui de faire trancher la tête à Saint Jean le Baptiste, le Précurseur de Jésus-Christ ; ce que Saint Basile confirme encore par l’exemple de Saint Pierre, lequel souffrit enfin que notre Seigneur lui lavât les pieds, quoi qu’au commencement il se fût opiniâtré au contraire.


LXIX.
De quelle sorte l’Abba Sergie surmonta par sa Patience la colère d’un laboureur.
CH.218.

L’Abba Sergie qui était Prêtre dans le Monastère de l’Abba Constantin nous dit un jour : « Lors que nous marchions par les champs avec un de nos Anciens, d’entre nos Pères, qui était un fort Saint Homme, nous nous égarâmes & nous engageâmes sans y penser & contre notre dessein dans une pièce de blé, dont à notre grand regret nous gatâmes quelques épis en marchant dessus. Le laboureur qui travaillait dans le champ voyant cela se mit en grande colère, & nous dit outre quantité d’injures. « Et vous êtes des Solitaires ? Et vous avez la crainte de Dieu ? Si cela était, feriez-vous ce que vous faites ? » Le Saint Ancien l’entendant parler de la sorte nous défendit de lui rien répondre, & en se tournant vers lui, lui dit : « Mon fils, tu as raison. Car il est vrai que si nous avions la crainte de Dieu, nous n’en aurions pas usé de la sorte. » Cela ne l’ayant point apaisé, il continua avec fureur à nous dire encore plus d’injures. A quoi le Saint Ancien ne repartit autre chose sinon : « Tu as très grande raison, mon fils, puis que si nous étions de véritables Solitaires, nous n’aurions pas agi ainsi. Mais je te prie au Nom de Dieu de nous pardonner cette faute. » Cette extrême Humilité l’étonna & le toucha si fort qu’il se jeta à ses pieds, & lui dit : « Mon Père, je confesse ma faute. Pardonne-la moi, & au Nom de Dieu trouve bon que je m’en aille avec vous. » Ce qu’il fit ; & il se rendit Solitaire.




FIN.