mardi 17 février 2015

Vie de Saint Callinique l'Hésychaste

VIE DE SAINT CALLINIQUE L'HESYCHASTE

                      par L'ARCHIMANDRITE CHERUBIM

                         Traduction de Presbytéra Anna

                 EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
                                  SAINT GREGOIRE PALAMAS
                               30 BOULEVARD SEBASTOPOL
                                               75004 PARIS

            POUR TOUT RENSEIGNEMENT SUR LES EDITIONS
                                  DE LA FRATERNITE, écrire aux
                     EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
                                    SAINT GREGOIRE PALAMAS
                                   30 BOULEVARD SEBASTOPOL
                                                  75004 PARIS



                                                                      INTRODUCTION
                                                     à la
                                        VIE DE CALLINIQUE
                                           L'HESYCHASTE


   La Vie des Saints est, avec l'Ecriture, la première lecture du Chrétien Orthodoxe, le prolongement naturel de l'Evangile. Les Saints sont, en effet, l'Evangile vécu, accompli, la Vie divino-humaine du Christ perpétuée de génération en génération.

Aussi la Vie des Saints est-elle, pour les Orthodoxes, la véritable Encyclopédie, celle des vertus divines, celle de la prière, celle des dogmes pour lesquels ils ont lutté, celle de la confession de foi véritable.

Les Saints ne vivent pas hors de l'Histoire, comme on le croit parfois. Ils sont les pédagogues appropriés de chaque génération, les illuminateurs du peuple Chrétien, car ils ont fait l'expérience de la Gloire divine et révélée, de la lumière incréée, comme le firent, autant qu'il est possible aux hommes, les Apôtres au jour de la Sainte Pentecôte.

Les Saints ne manquent jamais dans l'Eglise de Dieu, mais parfois ils demeurent obscurs durant leur vie terrestre, parce que le peuple Chrétien, ne cherchant plus la perfection, n'a plus comme critère, comme mesure de la vie personnelle et publique, la Révélation divine.

Le Père Callinique l'hésychaste, dont nous publions ici la Vie, est l'un de ces Saints de l'Eglise Orthodoxe, qui sont, en notre siècle, montés sur le même Sinaï spirituel que leurs prédécesseurs, où Dieu leur révéla Ses mystères indicibles.

Dans la Vie d'Avvakoum le Zélote, le Père Théodoret décrit le Père Callinique l'hésychaste comme l'un des trois astres de l"Orthodoxie moderne : "Ils sont bien trois astres au firmament del'Eglise, ces trois confesseurs de la Foi, les défenseurs de l'Ancien Calendrier, Callinique de Katounakia, Jérôme d'Egine, et Avvakoum de la Lavra, trois fontaines de Salut d'où sourd, pour ceux qui sont restés fidèles à l'Orthodoxie de leurs Pères, une eau de consolation divine".

La Fraternité Orthodoxe Saint Grégoire Palamas a déjà fait paraître la Vie d'Avvakoum le Zélote, et nous espérons, avec l'aide de Dieu, publier dans l'avenir celle du Père Jérôme d'Egine, dont nous avons eu la chance de connaître, en Grèce, les enfants spirituels les plus proches.

En introduction à la Vie de Callinique nous ajoutons un article remarquable du Père Ambroise Fontrier - paru il y a bien longtemps dans la revue Contact ( XIXème année, n°58, 1967)- et portant sur la paternité spirituelle.

La Vie de Callinique a été traduite et adaptée du grec par la Presbytéra Anna sur le texte de l'Archimandrite Chérubim, publié par le monastère du Paraclet en Attique.

Nous avons illustré la Vie de Callinique l'hésychaste par des photos du Mont Athos prises par Nicolas Pervychine, ce dont nous le remercions vivement.

Nous prions que, par les prières de Saint Callinique, le lecteur de ce petit livre ait, à son tour, le désir ardent de boire à la source intarissable de la véritable Orthodoxie, où il trouvera l'unique Eglise du Christ et la plénitude des mystères divins. Amen.

                                                         Père Patric Ranson


                                 LA PATERNITE SPIRITUELLE
                                 CHEZ LES PERES DU DESERT
                              DANS LA TRADITION BYZANTINE
                                              CHOIX DE TEXTES


                                                   Considère les années des générations passées. Interroge ton Père et il te l'apprendra; tes Anciens et ils te le diront. (Deut. 32,7).


   Avant d'écrire les lignes qui suivent, nous confessons que, pour le Chrétien Orthodoxe, il n'y a qu'un seul et unique Maître Spirituel qui est l'Esprit Saint, le Consolateur, l'Esprit de Vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit pas et ne le connaît pas. Vous, disait encore le Seigneur à Ses Apôtres et à travers eux à tous ceux qui croiraient en Lui, vous le connaîtrez, car il demeurera avec vous et sera en vous...Il vous enseignera toute chose et vous rappellera tout ce que je vous ai dit...Il vous conduira dans toute la vérité...car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il aura entendu et vous annoncera les choses à venir...

Sans le Saint Esprit, nul ne peut recevoir l'illumination spirituelle, nul ne peut contempler les mystères, nul ne peut recevoir la Grâce déifiante, nul ne peut être changé et transormé, nul ne peut enseigner, nul ne peut être Père Spirituel.

Le Seigneur a tracé la voie royale de la perfection: "Si tu veux être parfait, va et vends tes biens, distribue-les aux pauvres et tu auras un trésor dans les Cieux. Puis, viens, et suis-moi". Les Pères des Déserts, cette multitude d'hommes amoureux de Dieu, ont entendu l'appel du Seigneur, ont quitté ce monde pour aller chercher la perfection, la purification et l'union avec Dieu, dans "les déserts et les montagnes, les cavernes et les antres de la terre". Ils ont pris à la lettre les commandements de Dieu, les ont vécus, les ont médités jour et nuit. Pour montrer combien la lutte est dure et difficile, les Pères utilisaient ce dicton :"Donne ton sang et tu recevras l'Esprit". C'est pourquoi ils sont devenus des Maîtres et des Pères Spirituels, et ont formé cette lignée ininterrompue de Pneumatophores, de pasteurs véritables, ayant atteint la simplicité du coeur, la simplicité de l'enfant exigée par l'Evangile.

"Heureux les coeurs purs...et tous ceux qui sans cesse dans les profondeurs de leur coeur méditent le Nom très glorieux et désirable du Seigneur Jésus, écrivent Kallisste et Ignace, ces Pères théophores. Ceux-là peuvent voir la lumière de l'intellect...et parcourir en Dieu le reste de leur route terrestre, marchant dans la Lumière, puisque devenus fils de la Lumière, d'un pas sûr et sans obstacle, comme le dit Jésus qui donne la Lumière. "Pendant que vous avez la Lumière, croyez en la Lumière, afin de devenir fils de la Lumière". Et aussi : "Je suis la Lumière du monde, celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la Lumière de la Vie". Et David crie vers Dieu la même chose :"C'est dans Ta Lumière que nous verrons la Lumière". Et le divin Paul :"Dieu qui a dit que la Lumière brille au sein des ténèbres, c'est Lui qui a fait luire sa clarté dans vos coeurs". C'est par elle ( la Lumière) comme par une lampe inextinguible et toute brillante que ceux qui croient en vérité sont guidés et atteignent les choses qui sont au-delà des sens, et c'est par elle que s'ouvre à eux, puisqu'ils sont purs de coeur, la porte céleste, la Vie sublime qui les fait égaux aux anges. C'est alors que jaillit pour eux comme du disque solaire le don d'examiner, de discerner, de voir, de prévoir et d'autres dons semblables, et pour tout dire en un mot : les mystères indicibles leur sont manifestés et révélés. Ils sont remplis, en esprit, de force surnaturelle et divine, au point que, poussière devenue subtile, ils s'élèvent et volent dans l'espace.

Par cette puissance illuminatrice dans l'Esprit Saint, bien qu'étant encore dans la chair, certains Pères, tels des incorporels et des immatériels, ont traversé des fleuves et des mers et ont marché sur les eaux comme à pieds secs, ont parcouru en un clin d'oeil de longues et interminables routes, ont accompli des prodiges dans le Ciel, sur la terre, dans le soleil, dans la mer, dans les déserts, dans les villes, en tout lieu et pays, parmi les fauves et les reptiles, en un mot dans toute la création et dans tous les éléments. Et, à la mort, leurs corps vénérables portent le caractère de l'incorruptibilité qui manifeste la Grâce qui les habite...et après la Résurrection générale et universelle, par la puissance illuminatrice de l'Esprit, ils seront élevés, comme ayant des ailes, dans les airs à la rencontre du Seigneur, comme l'a dit l'initié aux choses indicibles, Paul le Divin, et ils seront toujours avec Lui. Et David chante également :" Seigneur, c'est dans la lumière de ta Face que nous marcherons et dans ton Nom nous nous réjouirons tout le jour", c'est-à-dire l'éternité...Et la grande voix d'Esaïe :" Mais ceux qui se confient dans le Seigneur prennent de nouvelles forces; ils s'élèveront dans leur vol..."

"Le Père Spirituel, dit Saint Basile le Grand, est celui qui ne vit plus selon la chair, mais qui vit conduit par l'Esprit de Dieu, qui est devenu fils de Dieu, à l'image du Fils de Dieu. Un tel homme peut-être appelé spirituel". Il ne suffit pas, pour être un Père spirituel d'avoir un charisme del'Esprit, mais d'avoir la Grâce en abondance, comme on vient de le voir plus haut, comme Elisée le demandait à Elie son maître : "Que j'obtienne, je te prie, une double part de ton Esprit". Il faut avoir guéri et maîtrisé ses propres passions avant d'éclairer les autres. En un mot, il faut d'abord acquérir puis distribuer. Il faut être l'homme spirituel dont parle l'Apotre Paul. Car si l'homme charnel qui n'entend rien aux choses de l'esprit, commet par exemple l'injustice, si l'homme psychique ne la commet pas mais ne veut pas la subir, l'homme spirituel, lui, l'homme parfait, l'imitateur du Christ, non seulement ne commet pas l'injustice mais la subit en rendant grâces et ne cherche pas à se venger.

Si l'on interrogeait les Pères du désert sur ce que doit être le Père spirituel, ils répondraient avec Abbas Poemène que : "Celui qui enseigne un autre doit être lui-même en parfaite santé d'âme et sans passions. Il ne faut pas construire la maison du voisin et ruiner la sienne. Celui qui enseigne les autres et ne réalise rien de ce qu'il enseigne est semblable à un puits qui arrose et lave ce qui l'environne, alors que lui-même est plein de toutes sortes d'impuretés".

Abba Hyperechios disait que celui qui enseigne non par des paroles mais par des oeuvres est un sage véritable. Et un autre Père compare celui qui enseigne seulement en paroles et sans oeuvres à un arbre qui a des feuilles et ne porte pas de fruits...

Saint Nil l'ascète dit que "ceux qui ont charge d'âmes doivent posséder une parfaite connaissance, afin de diriger avec prudence ceux qui leur sont confiés. Ils doivent enseigner avec sagesse tout ce qui regarde le combat et ne pas se contenter d'indiquer d'un geste de la main les choses de la victoire, mais diriger la lutte contre l'adversaire. Car le combat spirituel est plus difficile que celui qui regarde les corps. Dans l'un ce sont les corps qui ploient mais peuvent se redresser sans peine. Dans l'autre ce sont des âmes qui tombent et qui risquent de retomber dès qu'elles se sont relevées..."

Saint Nil dit en somme que celui qui est encore dans les passions ne peut pas être un guide spirituel. Et il illustre son enseignement en interprétant spirituellement la Sainte Ecriture, prenant comme exemple le Roi David qui voulait construire le temple de Dieu. "Si celui qui combat encore dans la vie passionnelle et dont les mains sont couvertes de sang veut édifier le Temple de Dieu avec des âmes raisonnables, il entendra ceci :"Ce n'est pas toi qui m'élèvera un temple, car tu es un homme de sang...Il faut donc être en paix et pacifié pour construire un temple à Dieu...Voilà pourquoi Moïse prend la tente et la dresse hors du camp, manifestant par là que le maître spirituel doit se trouver loin des bruits de la guerre, loin de l'armée éclaboussée de sang, qu'il doit résider dans un lieu de paix..."

Saint Barsanuphe le Grand appliqua rigoureusement la règle de Saint Nil et vécut reclus, emmuré dans une cellule hors du monastère, près de Gaza, en Palestine. Il fut le Père spirituel non seulement des moines de son couvent, mais également d'un grand nombre de Chrétiens. Il ne voyait jamais personne et l'on correspondait avec lui par billet et par l'intermédiaire de l'abbé du monastère. "C'est dans sa cellule qu'il récolta et goûta le très doux miel de l'hésychia, dit Saint Nicodème l'Athonite. Il s'imposa une pénitence si rigoureuse qu'il ne trouva de consolation que dans les larmes...Il pouvait se passer de manger, de boire, de se vêtir, car sa nourriture, sa boisson, son vêtement, c'était le Saint Esprit...Après avoir purifié son coeur de toutes les passions, il fut digne de devenir le temple et l'habitacle du Saint Esprit...A l'humilité, il lui fut ajouté la plus grande peut-être des vertus, celle du discernement...Au discernement s'ajouta le don de voir et de scruter les raisons mystérieuses et spirituelles des êtres sensibles et intelligibles. Puis le don de voir les choses lointaines comme si elle étaient proches, le don de prophétie, le don de lire dans les coeurs, de connaître les pensées...En Père tendre qu'il était, il ne cessait jamais de prier jour et nuit Dieu, pour qu'Il fît de ses frères des théophores. Voici ses paroles :" Avant que vous ne le demandiez, par la flamme embrasée qui brûle en moi pour le Christ qui a dit "Aime ton prochain comme toi-même", par les ardentes brûlures de l'Esprit Saint, je ne cesse jamais, de jour comme de nuit, de prier Dieu de vous faire tous théophores, d'habiter en vous, d'envoyer en vous l'Esprit Saint...Je suis devenu pour vous un Père, qui met tout en oeuvre pour mobiliser ses enfants pour le Roi..."

Saint Barsanuphe est le modèle grandiose du Père spirituel, dont l'ambition est de faire de ses enfants des porteurs de Dieu. Dans l'amour du prochain, il parvient à la mesure d'un Paul, d'un Moïse. "Crois-moi, frère, écrivit-il à quelqu'un, je suis prêt à dire à mon Maître qui se réjouit des demandes de ses serviteurs : Introduis-moi dans Ton Royaume avec mes enfants ou efface-moi de ton livre".

L'art, la manière d'enseigner du Père spirituel est toujours vivant, simple, comme une parabole de l'Evangile. Souvent les exemples sont pris dans la Sainte Ecriture, comme le suivant où Dieu dit à Ezéchiel :"Toi, fils de l'homme, prends une brique, pose-la devant toi, dessine sur elle une ville:"Jérusalem". Par là, il est signifié que le maître spirituel doit faire de son disciple, qui est sur terre, un Temple Saint. "Souligne bien, dit Saint Nil, les mots "pose-la devant toi", car les progrès du disciple seront rapides si celui-ci se trouve en permanence sous les regards de son maître. Le spectacle continuel des bons exemples imprimera des images semblables dans les âmes les plus sèches et les plus endurcies..." Et de nouveau l'exemple est emprunté à l'Ecriture : Judas a trahi dès qu'il s'est soustrait aux regards de son Maître.

Voici une autre manière, celle d'un des Pères du désert, pour redresser l'un de ses fils venu le consulter.
"- Je viens te trouver, Père, dit-il, pour te dire que je vais attaquer en justice un voisin qui me fait beaucoup de tort...
- Fais comme bon te semble, lui répondit l'Ancien.
- J'y vais donc de ce pas.
- Va. Mais, auparavant, prions un peu. Et l'Ancien se mit en prière et récita le Notre Père. Arrivé aux paroles : Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs..., l'Ancien dit ceci : Ne nous remets pas nos dettes comme nous ne remettons pas à nos débiteurs.
- Père, tu te trompes, ce n'est pas ainsi.
- Mais, dit l'Ancien, n'est-ce pas cela que tu  as décidé de faire?"
Et le Chrétien partit instruit, apaisé, le regard intérieur dirigé sur sa faute.

Le maître spirituel est indispensable, dit Cassien le Romain, pour celui qui veut pratiquer l'art spirituel.
Si pour les arts et les sciences humaines nous devons recevoir des leçons, nous instruire, bien que ces choses soient à la portée de nos mains, de nos yeux, de nos oreilles, s'il nous faut un maître éprouvé qui nous dirige, n'est-ce pas folie que de prétendre apprendre sans maître l'art spirituel, qui est l'art le plus difficile, un art caché, invisible, et que celui-là seul peut saisir qui a le coeur purifié? Echouer en cet art n'est pas simple dommage, mais perdition de l'âme et mort éternelle.

"On ne peut apprendre de soi-même la science des vertus, enseigne encore un autre Père, Saint Grégoire le Sinaïte, bien que certains aient utilisé l'expérience comme maître. Celui qui agirait ainsi et ne prendrait pas conseil auprès de ceux qui ont progressé est un présomptueux. Si le Fils ne fait rien qu'Il ne voit faire au Père, si l'Esprit Saint ne parle pas de Lui-même, quel est donc celui qui peut prétendre être monté si  haut dans la vertu sans personne pour l'initier? Folle témérité! S'il croit posséder la vertu, il se trompe. Remettez-vous donc à ceux qui connaissent les douleurs de la vertu pratique, c'est-à-dire le jeûne jusqu'à la faim, la continence, les veilles prolongées, les prosternations épuisantes, la station debout et immobile, la prière persévérante, l'humilité véritable, la contrition, les soupirs incessants, le silence béni et en tout la patience...L'Ecriture dit bien : " Tu mangeras les douleurs de tes vertus" et aussi "Le Royaume des Cieux appartient à ceux qui le forcent".

Bien qu'il ait vécu en ascète dans la pratique de toutes les vertus, un souci préoccupait Saint Grégoire le Sinaïte: celui de trouver un homme spirituel qui fût en mesure de le conduire là où il n'était pas parvenu de lui-même, car il sentait au fond de son coeur encore un vide qu'il fallait combler, ce que les Anciens qu'il  avait connus ne lui avaient pas enseigné. "Dieu exauça sa demande et lui donna le guide qu'il charchait. Il révéla à un certain Arsène, anachorète, l'existence de Grégoire et son désir. Arsène, poussé par le Saint Esprit, se rendit chez Grégoire qui le reçut avec joie. Après les salutations d'usage propres aux moines, le vieillard Arsène commença à parler, comme s'il lisait dans un livre divin. Il parla de la garde de l'intellect, de la purification, de l'attention, de la prière intellective, et dit comment l'intellect se purifie par la pratique des commandements et comment il devient Lumière.

Puis, s'adressant à Grégoire, il lui demanda :
- Toi donc mon fils, quel est ton travail?
Le divin Grégoire lui raconta tout ce qu'il avait fait depuis le commencement : sa séparation d'avec le monde, son amour pour la solitude, tous les combats qu'il avait livrés...
Le divin Arsène, qui connaissait parfaitement la Voie qui conduit l'homme au sommet de la vertu, sourit et lui dit:
- "Tout cela, mon enfant, tout ce que tu viens de me raconter est appelé par les Pères théophores "praxis" - pratique - et non "théoria" - contemplation". En entendant ces paroles, Grégoire tomba aux pieds du vieillard et le supplia au Nom du Seigneur de lui enseigner ce qu'était la prière intellective, l'hésychia et la garde de l'intellect. Arsène saisit l'occasion et, sans perdre de temps, commença à initier son nouveau disciple et à lui communiquer tout ce que lui-même avait reçu de la Grâce divine.

Dans l'Orthodoxie, ce n'est pas la règle qui fait le moine, mais le maître spirituel. Nous avons connu des moines qui ont quitté leur monastère pour aller vivre auprès d'un Père spirituel, et en chercher un autre après la mort de ce dernier. Saint Grégoire a formé des disciples dignes du Royaume des Cieux. C'est lui qui a manifesté au monde Saint Maxime le Kavsokalybe - le brûleur de cabanes-, qui jusque là errait dans les déserts athonites, se faisant passer pour fou. Un maître spirituel non manifesté par un autre, non recommandé, dirions-nous, par un maître connu et éprouvé, est un faux-maître dont il faut se garder. Le Christ se réfère à son Père et le Père le manifeste au monde. Il a deux témoins lors de Son baptême, le Père et l'Esprit. L'Esprit ne parle pas de Lui-même, mais Il dit ce qu'Il a entendu auprès du Père. Nous avons souvent entendu chez les anachorètes la question : "De qui es-tu le disciple?" qu'ils se posent lorsqu'ils se rencontrent pour la première fois.

Revenons à Saint Grégoire et à son disciple Kalliste qui devint plus tard Patriarche de Constantinople, et pénétrons, grâce à celui-ci, dans la familiarité de son maître par le récit de l'entretien qui suit :
" - Je le questionnais d'une manière simple et sans curiosité, quand je le voyais sortir de sa cellule, le visage en joie...Et il me disait :
- L'âme qui s'attache à Dieu, qui a été blessée par son amour, qui est montée au-dessus de toute la création, qui vit au-dessus de tout le visible, qui est toute entière enchaînée par le désir de Dieu, ne peut plus se cacher complètement. D'ailleurs le Seigneur a annoncé ces choses, quand il a dit :"Ton Père qui voit dans le secret te manifestera devant tous". Et encore : "Qu'ainsi brille votre lumière devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes oeuvres, ils glorifient votre Père qui est dans les Cieux". Car le coeur danse de joie, l'intellect tressaille d'allégresse, le visage est joyeux, selon le sage qui a dit :"Le coeur joyeux fait resplendir le visage".
- Je lui dis encore : Père divin, enseigne-moi, par amour de la vérité, ce qu'est l'ême et comment les Saints la considèrent?
- Très cher enfant spirituel, ne cherche pas ce qui est au-dessus de ta portée, et n'examine pas ce qui est plus profond que toi. Devant la question importante que tu viens de me poser, tu es encore un enfant, c'est-à-dire imparfait. Tu ne peux digérer une nourriture solide, saisir des choses qui sont au-dessus de ta portée. La nourriture des adultes ne convient pas aux nourrissons qui ne peuvent absorber que du lait.
Je tombai à ses pieds et les pressai fortement, le suppliant avec plus d'insistance encore de me donner l'explication. Et lui, condescendant à ma prière, me dit, mais très succintement :
- Si quelqu'un ne voit pas la résurrection de son âme, il ne peut apprendre ce qu'est exactement l'âme spiritualisée.
De nouveau, je le priai avec respect et lui dis :
- Montre-moi, Père, si tu es parvenu au sommet de cette ascension, c'est-à-dire si tu as appris ce qu'est l'âme spiritualisée.
Et avec beaucoup d'humilité, il me répondit:
- Oui.
- Par amour du Seigneur, repris-je, enseigne-moi cela pour le bien de mon âme.
C'est alors que cette âme vénérable et divine satisfit mon désir et me donna cet enseignement :
- Quand l'âme a mis toute sa volonté à combattre les passions par le moyen de toutes les vertus pratiques, avec la raison et le discernement, elle les réduit progressivement et les soumet. Après les avoir soumises, elle cultive les vertus naturelles qui l'enseignent et la conduisent aux choses qui sont au-dessus de la nature, la faisant monter comme par une échelle spirituelle. Quand l'intellect, par la Grâce du Christ, est parvenu dans le monde spirituel, il est alors illuminé par la Lumière du Saint Esprit. Il s'élargit lumineusement dans la contemplation, s'élève au-dessus de lui-même, selon la mesure de la Grâce que Dieu lui a répartie et il voit plus purement, plus clairement la nature des êtres, selon l'ordre et la relation qui leur sont propres et non comme spéculent les philosophes du dehors, qui ne perçoivent que l'ombre des choses et qui ne cherchent pas à suivre, comme il convient, l'opération de la nature. Car, comme l'enseigne l'Ecriture divine :"Ils se sont égarés dans leur vain raisonnement et leur coeur sans intelligence s'est empli de ténèbres".

L'âme qui a reçu les arrhes de la Grâce du Saint Esprit, par les fréquentes contemplations qu'elle a, délaisse peu à peu ce qui est en bas et monte vers ce qui est en haut, vers ce qui est plus divin, comme le dit Paul aux Philippiens : "oubliant ce qui est derrière moi et m'élançant vers ce qui est devant moi, je cours vers le but". L'âme ainsi éclairée par le Saint-Esprit scintille. Elle est élevée sur le sommet des contemplations...Unie par l'immortel Eros à l'Epoux Céleste, le Christ, elle converse avec Dieu qui la comble abondamment et l'orne richement..."

" Quand on trouve de tels maîtres, dit Nil l'Ascète, les disciples doivent renoncer à eux-mêmes et à leur volonté, au point de ne pas différer d'un corps inanimé, d'être comme la matière docile entre les mains de l'artiste...Car c'est ainsi que le maître travaille la vertu chez ses disciples qui ne contredisent jamais".

" Ne te leurre pas en te croyant capable de te guider tout seul dans les choses spirituelles, conseille Abbas Poemène. Va te soumettre à un Ancien et laisse-le te diriger en tout". Un autre Père du désert, instruisant un novice, lui disait :" Frère, sois comme le chameau. Charge-toi de tes imperfections et laisse-toi guider par un Père spirituel sur la voie qu'il connaît mieux que toi".

"Si l'on veut critiquer les recettes qu'utilise le maître, l'on ne progressera jamais, car ce qui aux yeux du disciple peut paraître comme sans importance et même insensé, dit encore Saint Nil, est bon en vérité. Celui qui est artiste et celui qui ne l'est pas jugent différemment l'oeuvre d'art. Le premier a la science pour règle, le second a la ressemblance pour critère".

L'on dit qu'Abba Jean le Kolobe, avant de devenir ascète, vécut de longues années sous la direction d'un Ancien dans la Thébaïde. Au commencement, son maître, qui voulait l'éprouver, le prit un jour et lui fit faire une marche de douze heures jusqu'à un lieu aride. Là, l'Ancien prit son bâton, le piqua dans la terre, et ordonna à son disciple, le jeune Jean, de venir l'arroser tous les jours, apportant l'eau dans un seau depuis la hutte. Le bon disciple fit avec zèle ce que son maître lui avait ordonné. Trois ans après, le bois sec reprit vie et produisit des noix. L'Ancien les cueillit, et le dimanche suvant les apporta à l'église. Après l'office, il les distribua aux ermites en leur disant :" Venez, frères, et goûtez aux fruits de l'obéissance".

Abbas Hyperéchios disait que l'obéissance était le joyau le plus précieux du moine. Celui qui le possède sera exaucé par Dieu et entrera dans la familiarité du Crucifié qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort.

Marc l'Ascète, fidèle à la Tradition des Pères, enseigne de même : "Il est dangereux de vivre seul, selon sa fantaisie, sans témoin ou avec des hommes sans expérience du combat spirituel. Les machinations du Mauvais sont innombrables et bien dissimulées; les pièges de l'Ennemi sont variés et partout habilement posés. C'est pourquoi, dans la mesure du possible, il faut s'appliquer à vivre avec des hommes sages et vertueux ou les voir fréquemment. Quand on ne possède pas la lampe de la véritable connaissance, pour n'avoir pas encore atteint l'âge spirituel, étant encore enfant, il faut suivre celui qui possède la lampe, afin de ne pas marcher dans les ténèbres, ne pas s'exposer aux dangers des orages et des froids et ne pas courir le risque de tomber dans la gueule des fauves spirituels qui habitent les ténèbres et qui s'emparent pour les dévorer de ceux qui marchent sans la lampe spirituelle qui est la parole divine..."

A propos de cette fréquentation d'hommes Saints et sages, plusieurs histoires du Désert nous viennent à l'esprit. Un Ancien disait que celui qui entre dans une parfumerie, même s'il n'achète rien, en sort imprégné de bonnes odeurs. La même chose arrive à celui qui fréquente de Saints hommes, car il s'imprègne du parfum de leurs vertus.

" Trois Anciens, lit-on dans la Vie de Saint Antoine, avaient coutume de se rendre une fois l'an au mont de l'Abba Antoine pour recevoir l'enseignement du grand Saint. Une fois, deux d'entre eux posèrent des questions à propos de l'ascèse de l'âme et du corps, pour donner ainsi au Saint l'occasion de déverser la sagesse divine qui jaillissait de sa bouche. Le troisième écoutait en silence et ne posait pas de questions.Le Saint lui dit :
- Depuis tant d'années que tu me visites, tu ne m'as pas encore posé une seule question. Ne veux-tu rien apprendre?
- Il me suffit de te regarder Abba. Cela m'a beaucoup enseigné, répondit avec respect l'Ancien.

De tout ce qui précède, nous apprenons qu'il n'y a pas d'autre voie sûre que celle de confesser ses pensées aux Pères qui ont le don du discernement, de ne recevoir que d'eux seuls la règle de conduite dans la vertu, et de ne jamais se fier à son propre jugement...Car se confesser à quelqu'un qui n'a pas le discernement, qui n'a pas l'expérience, c'est risquer sa propre perte et la sienne. Abbas Poemène conseille de ne pas confier sa confession à quelqu'un sur lequel notre conscience ne nous informe pas.

Abba Cassien et sa suite visitèrent Abba Moïse, un ancien brigand devenu l'un des plus grands Saints du désert, et l'interrogèrent sur la confession des pensées. Moïse leur répondit : " Il est rès bon, mes enfants, de ne pas cacher ses pensées aux Pères, mais de les confesser librement et purement. Il ne faut pas écouter ses propres jugements, mais se soumettre sans restriction à ceux des Pères. Il ne faut pas livrer à n'importe qui les secrets de son coeur, mais à des Anciens devenus spirituels, qui savent discerner, qui ont le bon témoignage de beaucoup et pas seulement des cheveux blancs. Nombreux sont ceux qui s'attachent à l'extérieur et livrent leurs pensées. Au lieu de la guérison, c'est le désespoir qu'ils trouvent, à cause de l'inexpérience de ceux qui les entendent".

Saint Maxime le Kavsokalybe - le brûleur de cabanes- a été ainsi la victime d'un confesseur inexpérimenté à qui il avait confessé ses visions et sa rencontre avec la Mère de Dieu sur le sommet du Mont Athos, et qui le traita de fou, d'égaré. Mais ce fut une grâce pour Saint Maxime qui utilisa la sentence et l'épithète d'"égaré" pour se préserver de la louange des hommes, disant à tous ceux qui voulaient l'approcher : "Eloignez-vous de moi, je suis un égaré".

"Les Pères expérimentés, enseigne Cassien le Romain, ne se meuvent pas d'eux-mêmes; c'est Dieu qui les meut, ainsi que les Ecritures inspirées. Qu'il faut interroger ceux qui sont avancés dans la vertu, on peut l'apprendre par de nombreux passages de l'Ecriture Sainte, comme dans la Vie de Saint Samuel, qui, tout enfant, fut consacré à Dieu par sa mère, qui fut digne de converser avec le Seigneur et qui pourtant ne se fia pas à sa pensée et alla consulter son Père spirituel Elie, et c'est de lui qu'il apprit qu'il devait répondre à Dieu. Bien que Dieu, par son appel, l'ait rendu digne de Lui, Il le voulait soumis à son Père spirituel, afin de le conduire dans l'humilité.

De même le Christ qui choisit et appela Paul, pouvait immédiatement lui ouvrir les yeux et lui montrer la voie de la perfection. Il l'envoya pourtant à Ananie et lui ordonna d'apprendre de ce dernier la voie de la vérité, lui disant : "Lève-toi, rentre dans la ville, et là on te dira ce que tu dois faire". Par ces choses, il nous est donc enseigné de nous laisser guider par ceux qui sont parfaits..."Je montai, dit Paul, à Jérusalem pour voir Pierre et Jacques, pour leur exposer l'Evangile que je prêchais, de peur de courir ou d'avoir couru en vain", bien que la Grâce du Saint Esprit le suivît dans la puissance des miracles qu'il accomplissait. Quel est l'orgueilleux et le présomptueux qui osera se fier à son propre jugement sur lui-même, quand le vase d'élection confesse qu'il a besoin de l'avis des Apôtres? Il est donc clair - et ces choses le démontrent - que le Seigneur ne révèle à personne la voie de la perfection si ce n'est à ceux qui y sont guidés par les Pères spirituels. C'est pourquoi Dieu dit par les prophètes : "Interroge ton Père et il te l'apprendra, tes Anciens, et ils te le diront..."

Comme l'Apôtre, le Père spirituel connaît les douleurs de l'enfantement, les attaques des démons déchaînés contre lui, car les démons revendiquent le Père spirituel, dit Nil l'ascète, et viennent le troubler de nuit comme de jour, suscitant contre lui les calomnies, les difficultés, les dangers.

Il arrive quelquefois, dit Jean le Carpathe, que le maître se livre au déshonneur, subisse des épreuves pour le bien de ses disciples. "Nous sommes sans honneur et méprisé, vous, vous êtes glorieux et forts en Christ", écrit Paul aux Corinthiens. Saint Syméon le Nouveau Théologien fut attaqué par ses moines excités par le Diable. Le Patriarche de l'époque les condamna à l'exil, mais revint sur sa décision  sur la demande et les prières du Saint, et se contenta de les disperser. Cependant, en bon berger qu'était le Saint, ne pouvant supporter de voir sa bergerie vide, il se mit en quête d'eux, les retrouva tous, et leur envoya ce qui était indispensable à leur vie. Il alla ensuite les trouver un par un, leur demandant pardon comme s'il les avait offensés. Il réussit ainsi, au bout d'un certain temps, à les rassembler dans son monastère.

" Reçois et écoute avec piété les instructions divines et spirituelles des Pères. Les choses spirituelles sont inaccessibles à ceux qui manquent d'expérience, dit Saint Macaire. La communication du Saint Esprit est donnée à l'âme sainte et fidèle...Les trésors célestes de l'Esprit sont manifestés à celui qui a acquis l'expérience. Celui qui n'est pas initié ne peut absolument rien y comprendre".

"Ecoute donc avec piété ce qu'on te dit de ces choses jusqu'à ce que tu deviennes digne de les recevoir. Tu verras alors par les yeux expérimentés de l'âme à quels biens et à quels mystères les âmes des Chrétiens peuvent dès ici-bas communier...", nous apprennent les Saints Kalliste et Ignace.

                                         R.P. Ambroise FONTRIER





                       VIE DE CALLINIQUE L'HESYCHASTE
                                         (1853- 1930)

                                    CHAPITRE PREMIER
                                  PIEUSES ASPIRATIONS

                                     Années de jeunesse


   C'est en 1853, à Athènes, que naquit celui qui devait devenir Callinique l'Hésychaste. Le petit Constantin - c'était là le nom qu'il avait reçu au baptême- avait pour parents les pieux descendants d'une famille de capitaines, les Thiaspris, qui s'étaient illustrés lors de la révolution de 1821.

Les premières années de sa vie se passèrent dans l'Athènes d'alors, tellement irriguée encore des flots de la piété et de l'attachement à la Tradition Chrétienne. C'est que la Foi, en vérité, constituait à l'époque toute la science des gens, et rares étaient les agnostiques, indifférents à Dieu comme à l'Eglise.

Constantin faisait à tous l'effet d'un garçon vif et intelligent, dévoué d'un zèle ardent pour l'Eglise. Il s'adonnait avec passion à l'étude des Livres Saints, et ne perdait pas une occasion de venir à l'église, pour y suivre les saints offices.

On le voyait même souvent assister à des agrypnies entières - ces offices qui durent toute la nuit étant alors loin d'être rares dans les paroisses. Il y accourait, pour jouir de leurs bienfaits spirituels. Et ce qu'il entendait dans les prédications, comme ce qu'il lisait dans les livres, il le vivait de toute son âme, profondément fervente. Car, en vérité, ce à quoi il participait, déjà, était un banquet spirituel.

Pour sa jeune âme inquiète, cependant, ces prémices ne représentaient pas tout à ses yeux. Ce qu'il désirait était autre encore, quelque chose de plus intense et de plus élevé, qu'il ne trouvait pas ici, à Athènes. Et il ignorait alors que ce à quoi il aspirait ainsi, d'une façon confuse encore, fût une vie vouée toute entière à Dieu.

Mais il arriva qu'il fît, à point nommé, la connaissance d'une personne qui connaissait parfaitement la vie aghiorite. Aussi connut-il bientôt la manière exacte dont les Pères de l'Athos menaient la vie divine. Ces leçons ne furent pas sans le troubler. Déjà, toute son âme inquiète se tournait vers la Sainte Montagne. Là-bas, peut-être, songeait-il, il trouverait ce qu'il cherchait.

Par une belle journée de 1875, on eût pu voir, sur le port du Pirée, Costas arpenter le débarcadère en quête d'un caïque. Il avait en lui-même pris l'ultime décision. Et ses lèvres, doucement, murmuraient :
- Mon Dieu, si ta volonté est que je devienne Aghiorite, présente à ma vue le caïque qui m' emmènera à l'Athos.

Il abordait les capitaines l'un après l'autre, s'enquérant de leur destination. Et il commençait à douter que la réponse fût jamais favorable, lorsqu'un sourire illumina son visage : il y en avait bien un qui partait pour l'Athos.

Saisi d'un fol enthousiasme, il pria le pilote de le prendre à son bord, lui promettant de se rendre tout au long du voyage aussi utile qu'il pourrait. Et le capitaine, peu disposé d'abord à embarquer cet étrange passager, à la fin pourtant, devant tant d'insistance, se laissa fléchir.

Et tout en faisant ses adieux au Pirée, Costas, plein de joie rendait gloire à Dieu de la tournure que prenaient les choses. A son Seigneur il avait demandé un caïque; le caïque s'était présenté, et voici que ce voyage, dont il avait tant rêvé, prenait une allure de réalité.


                    En route pour le monastère d'Iviron.


   Le caïque cinglait à présent vers le monastère d'iviron, où il devait charger du bois. C'était un voyage de plusieurs jours, sans compter les dangers et les périls que l'on pouvait rencontrer en mer, à une époque où, pour cette même raison, tous les voyages traînaient en longueur.

Or, durant ce temps, Cosats, de par sa conduite, s'attira bientôt l'estime de tous. Les passagers s'étonnaient seulement de ce qu'il ne leur répondît pas quant au but de son voyage. Ils voyaient ce garçon à l'air toujours aimable, jamais inactif, qu'ils savaient cultivé - assez du moins pour avoir achevé ses classes au lycée-, et qui attirait la sympathie de tous, et ils ne pouvaient croire qu'un jeune homme si distingué et d'aussi fière allure, pût vouloir s'enfermer, sa vie durant, dans quelque monastère athonite.

Mais ce n'était pas tant la curiosité de ces gens, ni les questions qu'ils lui faisaient, qui le fatiguaient... que les mauvaises pensées dont le démon l'assaillait. Assis dans un coin du caïque, Costas était en proie à des inquiétudes troubles. Le Malin le soumettait à dure épreuve, lui rappelant la pittoresque Athènes, ses parents, ses frères, ses soeurs, et tant d'autres visages qui lui étaient chers, dont il s'était aussi cruellement séparé, et dont le désarroi devait être sans pareil à l'heure où ils s'étaient aperçus de sa fuite. Et l'Ennemi lui représentait encore les terribles épreuves qui sans nul doute l'attendaient, en ce lieu inconnu où il se rendait, peuplé de personnes étrangères, qui toutes vivaient dans une extrême privation et se menaient la vie si dure.
"Ta pauvre jeunesse, lui disait et lui redisait la voix, ne la plains-tu pas? Où vas-tu donc l'enterrer?"

Et pourtant, à peine le sommet de l'Athos parut-il au loin, que toutes ces craintes cédèrent, et que l'enthousiasme, de nouveau, le reprit. Bientôt se présentèrent les divers monastères, çà et là disséminés au pied de l'Athos. Et ce qu'il avait entendu dire, ce qu'il avait imaginé de la Sainte Montagne, il le voyait à présent vivre sous ses yeux. Ils approchaient du monastère d'Iviron : son émotion, sa joie ne connaissaient plus de bornes. Le caïque allait accoster : sans attendre même qu'il touchât terre, Costas, achevant à peine ses adieux au capitaine, déjà, sautait sur le sol athonite et s'empressait de courir au monastère.

Il y arriva bientôt. C'était bien là, ainsi qu'il l'avait lu, que se trouvait cette icône miraculeuse de la Toute Sainte qu'on appelle "la Panaghia Portaïtissa". Agenouillé devant sa majestueuse figure, il implora sa protection, avant que d'entrer dans sa nouvelle vie. Aussi n'est-ce pas un hasard fortuit si, par la suite, la Grâce de la mère de Dieu le précéda toujours.


                         Le désert de Katounakia


   Après qu'il eut été hébergé quelques jours à l'hôtellerie du monastère, il commença à songer au lieu de son séjour. Lui fallait-il rester ou s'en aller? Le monastère était idiorythme, ce qui est dire que les moines avaient chacun leur règle de prière propre et ne se retrouvaient que pour la célébration de la Liturgie et des grands Offices. Beaucoup de ces monastères avaient des pratiques moins strictes que les autres. Ce fait ne donnait pas à son âme le repos auquel elle aspirait. Il décida donc de chercher ailleurs un lieu qui fût plus propice à cette hésychia qu'il désirait tant, cette tranquillité, ce repos, ce silence des pensées où le moine hésychaste s'adonne à la prière du coeur.

Il apprit peu après que s'il voulait mener la vie hésychaste, cela lui serait plus aisé au désert de Katounakia. Il y avait là de grands ascètes, pareils à ceux qu'il admirait depuis si longtemps. Sans plus attendre, il se mit en route pour la skyte de Sainte Anne. Et, pressant le pas, il ne mit guère de temps pour atteindre Katounakia.

Katounakia, sise au nord de l'Athos, sauvage et très rocailleuse, ainsi que les déserts voisins, Cavsokalyvia, Saint-Basile, la Petite Sainte-Anne,Karoulia, et jusqu'à Vigla, toutes ces contrées qu'englobe la dernière des trois langues de terre, formant la presqu'île athonite qui s'avance dans la mer Egée, oui, en vérité, toutes ces contrées se trouvent constituer le sol le plus sanctifié de la Sainte Montagne. Et s'il fallait imaginer le reste de l'Athos comme la partie centrale d'une église, cette région-là en serait comme le saint autel.

Aujourd'hui encore, celui qui chercherait des êtres vivant pleinement la Vie en Christ, assez même pour avoir progressé dans la voie de la sainteté, dans ces contrées-là en trouverait beaucoup. Que dire alors du siècle dernier, à l'époque où arriva Costas, en ces lieux où abondaient les Saints, comme autant de lys dont fleurissait le désert!

A présent, le jeune admirateur de la vie ascétique pouvait chercher un Géronda - un Ancien- vertueux, dont la conduite de vie fût austère. C'est ainsi qu'il trouva Papa Daniel, hésychaste admirable, et Père confesseur non moins admirable.


                                  CHAPITRE DEUXIEME
                                      LA VIE AU DESERT  


   C'est vers 1870, pour s'y exercer à la Vie hésychaste, que le Papa Daniel était arrivé dans l'inhospitalière contrée de Katounakia, qui surplombe légèrement la mer. Là, au prix de bien des sueurs et des peines, il fonda l'église de Saint-Gérasime-le-Nouveau, et deux petites cellules. Telle était au désert la kalyve - la cabane- où il allait passer le restant de ses jours.

Le Papa-Daniel était originaire de Zagora, petite ville sise au pied du Pélion. A l'Athos ensuite, il avait été ordonné higoumène du monastère de Grégoriou. Mais l'excès des soucis qui incombaient à sa charge, et les dissensions qu'il avait rencontrées au monastère, l'avaient fait fuir à Katounakia. Il était venu s'ajouter aux ascètes, si nombreux déjà, qui peuplaient ce désert, et rendre gloire à Dieu pour cette hésychia dont Il lui faisait don.

Dès lors, de toute son âme, il se voua à la vie neptique de sobriété et de vigilance contre les pensées mauvaises, "plaçant dans son coeur les deux ascensions de Dieu, et s'efforçant, comme les colombes, de revêtir des ailes, pour atteindre au lieu de son désir, le repos divin" ( Histoire de Philothée).

C'est donc à ce remarquable hésychaste, qui possédait aussi la réputation d'un vertueux Père spirituel, que furent conduits les pas du jeune Costas, pour qu'il remît son âme entre ses mains, tout comme s'il la remettait entre les mains du Seigneur lui-même.

Le Géronda Daniel ne crut pas d'abord que ce jeune homme de bonne éducation, instruit dans les lettres, et élevé à Athènes, pût résister à la vie du désert. Aussi était-il tout naturel qu'il n'acceptât pas facilement de le prendre à son obéissance, fût-ce comme novice.

Costas, cependant, ne semblait pas ébranlé. Il insistait, suppliant ardemment que l'Ancien le reçût.
- Eprouve-moi, Géronda, répétait-il. Et si je ne fais pas ton affaire, chasse-moi.

Or l'Ancien, tout en réitérant à Costas son refus, dans le même temps priait le Seigneur, implorant une illumination divine. Il attendait que Dieu lui dît en son coeur si cet enfant pourrait supporter réellement la lourde croix de la vie érémitique.

C'est ainsi qu'il prit pour finir la décision de le prendre sous sa protection et sa direction spirituelle.


                                Le mystère du désert.


Qui s'est jamais trouvé à la Calyve de Saint Gérasime n'a pu qu'intensément ressentir l'aspect grandiose du désert. A quelques mètres en deçà de ses pieds gît la mer, et les jours de tempête, il entend très clairement le grondement des vagues sur la roche à vif de l'abrupte falaise.

Au-dessus de la cabane s'érigent, bien visibles, des rocs escarpés, pouvant atteindre parfois jusqu'à cent mètres de hauteur. Ici et là, par intervalles, l'on aperçoit les ermitages d'autres ascètes qui, pour l'amour de leur Christ, "se sont exilés et ont vécu dans le désert à la belle étoile". Un peu plus haut encore, d'admirables Anciens menèrent l'ascèse, aussi célèbres qu'un Daniel, qu'un Gérasime et qu'un Papa-Ignace, réputés pour leur vertu comme pour leur sagesse.

Mais dans l'enceinte même de la cabane, celui qui découvre une anfractuosité du rocher - qui sert aujourd'hui de remise à bois- peut y voir aussi quatre à cinq marches menant à une sorte de grotte enfoncée sous la terre, d'apparence spacieuse, où sont encore visibles les traces d'un ancien remitage. De quels sentiments un tel visiteur ne se sent-il pas assailli alors, à se découvrir ainsi environné de ces cachettes secrètes, où les Pères, naguère, menèrent l'ascèse!

Puis, tournant son regard au nord-est, il distingue, au fond du paysage, le sommet majestueux de l'Athos. Ce sommet, surplombant la vaste étendue de l'Egée, et qui se détache sur les rochers abrupts où s'accrochent, disséminées çà et là, les cabanes entourées de buissons arides, voilà qui confère à ces lieux tout chargés de mystère une grandeur presque surnaturelle, que vient encore sceller l'absolu silence, que rien d'extérieur ne vient jamais troubler.

Tel était le cadre qui charmait véritablement Costas, et pour quoi il renonçait sans regret aux choses vaines de ce monde. Là, aux côtés du papa-Daniel, son Géronda, qu'il voyait si instruit dans l'étude des Pères et tellement avancé sur la voie de la sainteté, Costas se regardait comme le plus heureux des jeunes gens. Et la seule vue de son vénérable Ancien, aux cheveux tout blanchis par l'âge, suffisait à le faire pleurer d'émotion et de joie ensemble.


                                 Epreuves et privations.


"Costas, mon enfant", lui dit son Père. " Ici, nous ne mangeons qu'une seule fois par jour, et encore, prenons-nous ce repas sans huile. Pour l'huile, en effet, nous n'en prenons que le samedi, le dimanche, et les jours de fête...Ici, c'est en prière que nous passons la plus grande partie de la nuit. Après quoi, nous dormons un peu, puis, durant la journée, nous occupons nos mains à quelque travail, pour gagner notre pain.
- Que cela soit béni, Géronda. Car, pour moi, c'est cette vie-là que je désirais. Et si j'en avais voulu une autre, j'aurais pu aller au monastère, ou bien dans une skite.
- Ici, Costas, nous n'avons ni sources, ni fontaines.  Et l'eau que retient nos citernes, il faut beaucoup l'économiser. Ici, parmi ces rochers, nul jardin ne pousse. C'est pourquoi nous ne goûtons ni fruits ni légumes verts. Mais quelques herbes sauvages, des olives, des légumes secs parfois, une figue, ou quelque autre chose achetée au magasin de Dafni, voilà de quoi nous subsistons...Ici, au lieu de pain, nous mangeons des biscottes de pain sec.

Et tandis que Costas écoutait attentivement, le Géronda continuait de lui décrire les dures conditions qui seraient celles de sa nouvelle vie.

- Ici, Costas, nous n'avons ni lait, ni fromage, ni oeufs. A Pâque même, nous ne mangeons pas d'oeufs rouges.  Mais nous sortons celui que nous gardons en souvenir de la fête, et sa vue suffit à nous la remémorer.

Costas montrait le plus grand intérêt, heureux d'entendre ces leçons sur sa nouvelle vie. Une autre ascèse pénible encore était de ne pas se laver. Les bains comme les ablutions, il lui fallait les oublier. Et bien qu'au premier abord, cela pût paraître curieux, telle est pourtant bien la règle en usage chez les anachorètes, pour lesquels ce n'est là qu'une de leurs maintes privations. Quant à sa chemise, qu'il ne pouvait laver que rarement, elle devait devenir - il le disait lui-même- comme "la rude étoffe d'un bât".

Et voici qui donnera sans doute une image plus saisissante de ce que pouvaient être les privations d'une vie à Katounakia.

Quelques années avaient passé depuis son arrivée, et Costas était devenu le Père Callinique. Un jour de Pâque, un moine généreux s'était soucié de lui faire don d'un peu de fromage. Aussi la table pascale revêtirait-elle, pour une fois, un caractère de fête.

- Mon enfant, lui dit le Géronda, n'oublie pas d'ajouter ce fromage, qu'on nous a offert.

A ces mots, le Père Callinique fut abasourdi. Emporté par son idéal ascétique, il paraissait peu enclin à vouloir s'accorder ce luxe.

- Que dis-tu, Géronda? Du fromage au désert? A-t-on jamais entendu pareille chose?

Or, à quelque temps de là, il fut pourtant le jouet des circonstances. Deux, trois années avaient passé depuis lors, durant lesquelles il avait pu assez faire l'épreuve des peines de l'obéissance et de la vie au désert. Le jeûne du Grand Carême, cette année-là, le fatigua à l'excès. Car le jeûne des ermites est beaucoup plus austère encore que celui des autres moines. Et si l'on n'en veut pour exemple que la simple entrée en carême, qui se marque dans les monastères par un jeûne de trois jours, elle se marque chez les ermites par un jeûne de cinq jours. C'est ainsi que la Pâque arriva. Durant la préparation de la table pascale, il fit part de son désir au Géronda:

- A présent que voici la Pâque, Géronda, comme il serait bon d'avoir un peu de fromage!

Alors, pour toute réponse, le Papa Daniel lui redit en souriant les mêmes paroles qu'avait eues son novice, quelques années plus tôt:

- Que dis-tu, mon enfant? Du fromage au désert? A-t-on jamais entendu pareille chose?

Grâce à son juvénile enthousiasme pourtant, le Père Callinique parvint à surmonter ce nouveau genre de vie, si dur fût-il. Mais il ne laissait pas pour autant de connaître aussi ses heures difficiles, heures de faiblesse, de lassitude et d'affliction.

Le Géronda, par exemple, ne voulait pas qu'il sortît de l'enceinte de leur cabane, pour éviter que son esprit ne se disperse et que sa pensée ne s'éparpille. Cette clôture et ce complet retrait du monde lui inspiraient bien souvent une noire mélancolie, venue comme un poids très lourd oppresser sa poitrine.

Le jeûne, ou, pour être plus exact, la quasi-absence de nourriture, l'épuisait à l'excès dans son jeune âge, tandis que le diable lui peignait en même temps sous les plus vives couleurs les tables opulentes qu'il retrouverait, s'il abandonnait l'âpre vie du désert.

Le réveil à minuit, suivi des heures durant de la prière, les veilles de nuits entières, tout cela faisait qu'il sentait par instants ses forces l'abandonner, et s'évanouir sa faculté de résistance.

Et peut-on aisément s'habituer à ne plus se laver, lorsqu'on est jeune athénien, et de bonne famille?

Et les mille ruses perverses des démons, et leurs attrayantes propositions, le soulèvement des pensées et les assauts de l'imagination...comment les supporter à tout instant?

Il ne fléchissait pas, pourtant. L'extrême esprit combatif dont il était doué l'aidait à faire front noblement, quelles que fussent les difficultés, "les afflictions, les épreuves, les mille coups des méchants démons, les traits et les machinations" ( Nil l'ermite), qui poursuivent les ascètes. Parfois même il ressentait de la joie, mêlée de quelque orgueil, de ce qu'il avait été jugé digne, si jeune encore, de descendre dans l'arène du désert.

Et puis, il n'était pas seul. Son pieux Géronda, dans toutes ces épreuves se tenait à ses côtés, toujours prêt à réchauffer son zèle pour qu'il pût surmonter les obstacles et progresser avec bonheur vers l'avant.



                              La sculpture sur bois.


Comme bien d'autres ermites, le Papa-Daniel pratiquait la sculpture sur bois. C'était là le travail auquel il occupait ses mains.

Et jusqu'à aujourd'hui, dans les déserts de la Sainte Montagne, l'on rencontre des Pères qui s'exercent à cet art. Ils ont de la sorte une occupation qui leur permet de combattre l'acédie - ce dégoût, cette lassitude, cette dépression, cette absence de tout désir spirituel - et ils ont là aussi un moyen de subvenir à leurs diverses nécessités.

Costas, lui aussi, allait apprendre de son Géronda cette technique. Le bois brut, qu'il fût de chêne, de buis, ou de pin, il saurait bientôt le changer en un bel ouvrage sculpté. Il fallait tout d'abord avec une petite scie ôter de minces copeaux; puis poncer et polir le bois; après quoi, sur le bois bien poli, l'on pouvait d'un léger coup de crayon tracer le dessin, que l'on sculpterait. Enfin, avec divers instruments, comme de petites lancettes, entamer la sculpture elle-même. Le tout presque achevé pouvait encore être peint de diverses couleurs aux tons délicats. C'est ainsi que l'on obtenait des cuillères, des peignes, des coupe-papier, des sceaux pour les prosphores - le pain liturgique-, des petites croix, et même de véritables oeuvres d'art, telle que la douce figure d'un saint, ou encore une admirable scène de la vie du Seigneur.

Papa-Daniel faisait surtout des cuillères, et des cuillères magnifiques. Pour parvenir à l'imiter, son jeune novice devait déployer beaucoup d'attention et d'application, et faire montre d'une grande patience.

Ainsi donc, parmi tant de découvertes nouvelles que lui réservait le désert, il y avait aussi ce travail, qui jusque là lui était demeuré inconnu, et à l'exercice duquel pourtant, avec son application habituelle, il faisait jour après jour de merveilleux progrès. Et jusqu'à aujourd'hui, l'on conserve - comme à Larissa, chez le Père Archimandrite Arsène Théodoropoulos une croix de bénédiction, gravée de scènes de la Passion - certaines de ses oeuvres, qui dénotent un art admirable.

Doué d'une grande résistance physique, Costas pouvait exécuter également du gros oeuvres. Le travail n'était pas pour l'effrayer.

Dès les premiers jours de sa vie à Katounakia, l'on put voir comme il était efficace.

Il avait remarqué combien, tout autour de leur cabane, le sol était inégal et accidenté, ce qui, lors de ses déplacements, causait à son vieux Géronda une fatigue inutile. Il eut la pensée qu'il pourrait peut-être faire quelque chose pour soulager son père :
- Géronda, dit-il, me donnerais-tu la bénédiction pour ouvrir un chemin entre ces ronces, afin qu'avec tes visiteurs, vous puissiez aller et venir sans difficulté?
- Dieu nous pardonne - et cette formule athonite marquait l'agrément et le consentement -,mon enfant, lui répondit l'Ancien, tout heureux que son novice ait été inspiré de la sorte.

Quelques jours durant, les bruits de la pelle et de la scie vinrent troubler l'hésychia du désert. Mais bientôt, les buissons de ronces une fois taillés et les grosses pierres enlevées, l'on vit un joli sentier aux contours bien dessinés s'élancer avec grâce à travers ce désert hostile et cahotique.


                                 Le précieux dépôt.


Toute la conduite de son novice fondait le papa-Daniel à le tonsurer moine, sans l'ombre d'une hésitation. Costas reçut donc le nom de Callinique - ce qui signifie "belle victoire"-, et l'Ancien fit monter ses prières pour qu'en vérité les luttes ascétiques de son fils fussent quelque jour couronnées de la "belle victoire".

Déjà le Papa-Daniel pressentait qu'il lui faudrait avant peu quitter ce monde éphémère, et il voyait avec satisfaction qu'il pouvait déposer sans crainte sur les épaules du Père Callinique sa riche expérience hésychaste, dont il avait lui-même hérité de la longue chaîne des grands hésychastes d'antan.

Grégoire le Sinaïte n'avait-il pas, au début du XIVème siècle, parcourant l'Athos, ranimé cette flamme de l'hésychasme? C'était lui qui y avait alors enseigné la prière du coeur, qui, par l'entière purification de l'esprit et le sublime essor sur les ailes bénies de la contemplation, conduit à une union mystérieuse avec Dieu.

Et c'était cette flamme encore, qui, telle une perle précieuse, un flambeau sacré que l'on garde allumé de génération en génération, s'était aussi allumée dans l'âme du Géronda, lequel décidait à présent de la transmettre avec une respectueuse crainte à son jeune novice.

Aussi longtemps que dura son initiation aux secrets de la Prière du Coeur et de la contemplation, le Père Callinique ressentit incessamment comme un frisson le parcourir tout entier.

Il fallait au commencement se vaincre soi-même, se regarder sans fard, et décider de chasser de soi, sans lâcheté, chaque zone d'ombre, chaque pousse d'ivraie semée par l'ennemi. Alors seulement, l'on pourrait aller plus avant et songer à pénétrer dans le monde céleste de l'hésychia, pour être avec elle au pays de son âme, comme serait un hôte chez lui.

Cet univers-là attirait Callinique de toute son âme. Quelle route était celle qui s'ouvrait devant lui! Toute d'illuminations divines, de contemplations thaboriques, d'éclats pascals, d'approche du Père des Lumières...Lui qu'il lui semblait déjà distinguer au loin, au bout du chemin!

Maintenant Papa-Daniel pouvait s'en aller en paix de ce monde...

Il partit en 1881...Et tandis qu'on le déposait dans sa dernière demeure terrestre, le corps enveloppé de son vieux rasso - de sa vieille soutane-, son fils pleurait, déchiré d'une indicible affliction, à jamais séparé de ce qu'il avait de plus cher après Dieu, son Géronda.

Les yeux pleins de larmes, il chantait le thrène de sa mort.

Comment vivrait-il maintenant, privé de la bienfaisante protection de son père spirituel? Son Géronda était tout à ses yeux. Il était sa table spirituelle, sa cassette, où il puisait à profusion les fonds auxquels il lui fallait recourir aux heures difficiles de la guerre contre les puissances hostiles.

Il se sentait spirituellement orphelin, après Saint Syméon le Théologien, qui lui aussi, pour son Géronda, avait chanté le thrène :
                       Tu as pris de terre mon Père. Las!
                       Tu as ôté mon guide de devant mes yeux!
                        O ami de l'homme, et tu m'as laissé seul,
                        Totalement orphelin, à jamais abandonné...


                                TROISIEME CHAPITRE

                        SON CHEMINEMENT ASCETIQUE


                                        Ami de l'étude


Le Père Callinique était à son tour devenu le Géronda de l'Ermitage Saint-Gérasime. A ses côtés demeurait le Père Néophyte, qui avait été maçon à Samos, venu peu après lui se soumettre également à l'obéissance de Papa-Daniel.

Le premier dessein de Callinique était de veiller comme sur la prunelle de l'oeil aux enseignements de son bienheureux Père, afin de justifier quelque jour les riches espérances qu'il avait fondées en lui. Et c'est vérité que son esprit combatif le fit bientôt apparaître comme le digne continuateur de cette tradition spirituelle. L'ascèse, le jeûne, la prière, le silence, le recueillement des pensées, voilà ce qu'il cultivait avant tout, et avec la stricte observance qui le caractérisait. Au point que dans l'esprit des Pères, l'Ancien Callinique se montrait en tout point plus sévère que son Géronda lui-même.

Il avait pour l'étude  un goût passionné, comme jamais assouvi. "Studieux à l'extrême"- ainsi que l'on disait de lui, il se plongea corps et âme dans la lecture. Et bien qu'il n'eût pas été formé à l'enseignement supérieur, pour n'avoir de sa vie fréquenté l'Université, il réussit pourtant, avec l'extraordinaire acuité d'esprit qui était sienne, à pénétrer les pensées les plus subtiles, comme à comprendre le sens le plus caché de l'Ecriture et des Pères.

Car pour lui, c'étaient les Pères Neptiques, qui, après l'Ecriture, venaient au premier rang. Hésychius l'Ancien, Isaac le Syrien, Grégoire Palamas, et tout le cortège de ceux qui avaient vécu la sainte ascension et partagé l'esprit de la bienheureuse hésychia, voilà quels étaient ses familiers.

Et leur vie, leur pensée, leur cheminement, il tâchait de les faire siens. Car jamais il ne se pardonnerait, en vivant sur le même mode qu'eux, d'être privé des fruits qu'ils avaient cueillis d'abondance.

Vif et zélé comme il l'était, cultivant en outre le talent que Dieu lui avait donné, il s'adonna également à l'étude du russe. Et au bout de peu de temps, seul, il parvint à le parler et à l'écrire. Bientôt même, il le maîtrisa parfaitement. C'était là un apprentissage qui devait plus tard lui être très utile.

Mais c'était la Philocalie qui avait tout son amour. Ce livre dont le titre signifie "Amour de la beauté" , est un recueil de tous les Saints Pères qui ont traité de la Prière du Coeur, compilé par Saint Nicodème Aghiorite et Saint Macaire de Corinthe. Transporté d'un spirituel bonheur, son esprit si pur en parcourait les pages, s'unissait à ces esprits sublimes qui naguère avaient embrassé la neptique - la vigilance et la garde des pensées - et la contemplation.


                                 L'amour de la solitude.


Outre l'étude, la solitude attirait beaucoup Callinique. Il pouvait mieux dans la solitude s'envoler en esprit près de Dieu. Sa vie durant, il en fut ainsi. Que serait d'ailleurs une vie hésychaste où la solitude n'aurait point part?

Voici qui laisse assez paraître ce penchant du Père Callinique, auquel il ressentait souvent le besoin d'incliner : il arrivait parfois qu'il fallût, pour diverses nécessités, descendre jusqu'à Daphni. Il y avait, à cet effet, une barque, à laquelle recouraient les Pères. Mais le Père Callinique, lui, faisait un tout autre parcours. Il préférait aller à pied, sans ignorer pourtant quelles tribulations signifiait un tel périple - car il fallait alors marcher sans discontinuer huit heures entières, avant que d'arriver à Daphni.

Cette marche harassante pourtant n'effrayait nullement le Père Callinique. Outre qu'il aimait tout particulièrement se mener la vie dure, la perspective de cette longue solitude l'enchantait. Echappant aux bruits, et aux conversations jacassantes qu'aurait sans doute comportées un voyage en barque, il goûtait, par les chemins déserts, à la présence de Dieu. Saint Jean Chrysostome, dans sa Dix-neuvième homélie sur les Actes, ne recommande-t-il pas pour la prière "les chemins eux-mêmes, lorsqu'ils sont déserts, donnant du répit à nos pensées, personne n'étant là pour venir les troubler"?

Ses pas seuls résonnant sur les sentiers abrupts, tandis qu'il franchissait les profonds cours d'eau, qu'il escaladait les hauts talus ou qu'il se frayait un chemin à travers les bois obscurs qui donnent à la Sainte Montagne sa parure d'une si grande beauté, sans relâche il priait.

Que de fois aussi, environné de ces admirables beautés naturelles, et tandis que miroitait au loin la vaste nappe étale de la mer Egée, n'éleva-t-il pas ses mains pour glorifier Celui qui "créa tout par Sa sagesse". Car c'était Lui dont son coeur avait la nostalgie, Lui qu'il désirait pour jamais faire sien.


                             Maître de tempérance.


Jour après jour, l'esprit de tempérance le dominait davantage. Aussi, ses novices et lui menaient-ils très frugale vie. Une jarre d'huile durait pour eux l'année entière, bien qu'ils en fissent usage et pour la table et pour les veilleuses de l'église. Car le samedi et le dimanche, où l'huile est de règle, il en versait dans le plat la quantité d'un verre à liqueur, et cela faisait si peu que l'on n'en sentait même pas le goût.

Devant sa cellule grimpait une petite vigne, qui donnait chaque année jusqu'à dix corbeilles de raisins. Mais jamais il n'en mit dans sa bouche, ni ne permit à ses disciples d'en goûter, pour qu'ils ne fussent pas privés des fruits de la tempérance.

Un jour qu'il devait y avoir une agrypnie - ce qui est dire une veille durant la nuit entière -, les Pères lui demandèrent s'ils pouvaient boire du café. La réponse ne se fit pas attendre :
- S'il s'agit que nous veillions avec des médicaments, mieux vaut encore aller dormir.
Lui-même ne but jamais un café de sa vie.

Pendant le Grand Carême, il faisait de longs jeûnes. Il lui arrivait même de jeûner, sans manger ni boire la moindre goutte d'eau, durant vingt jours entiers!

Il observait avec un soin scrupuleux la règle athonite, qui veut qu'un moine ne se lave pas. C'est ainsi qu'un soir, tandis qu'il écrivait dans sa cellule, le sommeil le gagna. Or, sur ces entrefaites, la lampe à pétrole se mit à fumer de manière effrayante, au point qu'il fut bientôt tout noirci de suie.  Ses disciples mêmes, lorsqu'ils ouvrirent la porte, ne reconnurent pas son visage, tant il était noir. Dans leur zèle, ils coururent checher de l'eau, pour lui en baigner le visage. Mais il les arrêta et, s'essuyant du revers de ses mains, il les rassura:
- Soyez sans crainte. La suie s'en ira bien avec les larmes et la sueur.

Et il désirait que ses disciples s'en tiennent à la même conduite. Un jour, l'un d'eux, qui toute son enfance avait vécu à Larissa, s'apprêtait à mouiller son visage, lorsqu'il entendit l'Ancien lui dire:
- Si tu veux te baigner, va donc à Larissa ou à Salamvira du Pénée. Car ici, pour te laver, tu n'auras que les larmes et la sueur.

Il savait bien, l'Ancien Callinique, comme importent les privations que l'on impose au corps. Il savait que "la chair flétrie ne laisse plus aux démons de repos" ( Saint Jean Climaque), et que "l'esprit tempérant est le temple du Saint Esprit" (Abba Thalassios).

La simplicité et l'humilité s'apercevaient sur lui au premier regard. Il était si sobrement et si humblement vêtu, et il était si simple dans toute sa conduite qu'il faisait toujours une forte impression.

Il faisait tout pour échapper à la vanité. Nul n'eût pu le persuader de se laisser prendre en photographie. Par bonheur pourtant, un visiteur le photographia un jour à son insu, sauvegardant ainsi l'impression de ses traits.

C'était par humilité aussi, et parce qu'il avait conscience des comptes qu'il eût alors dû rendre à Dieu, qu'il n'osa jamais accepter la grâce de la prêtrise. "Ayant vu, disait-il, quelles lourdes charges et quelles responsabilités incombaient au Prêtre, j'ai choisi la vie paisible du moine".

Ce même souci d'humilité paraissait encore aux derniers jours de sa vie. Il avait durant sa vie reçu de nombreuses lettres de félicitations et de louanges, émanées parfois de personnes de qualité ou de personnages aussi illustres que le Tsar de Russie. Mais il donna l'ordre à son novice de brûler avant sa mort toute sa correspondance.

L'attention qu'il portait à ses paroles, sa concision, le soin qu'il prenait de fuir tous les excès, son ascèse du silence, telles étaient les parures précieuses dont s'ornait son âme. Et le jour où il prenait part aux Purs et Saints Mystères, il s'enfermait dans sa cellule, et ne permettait pas, jusqu'au soir, qu'on vînt le déranger.

Pour l'ascèse du silence, il n'est pas besoin peut-être de s'y arrêter, puisque la vie d'un hésychaste ne se conçoit pas sans lui, le silence, selon Saint Jean Climaque, étant "la mère de la prière et l'épouse de l'hésychia".

Quant à sa bonté, elle ne connaissait pas de limites. Tous ceux qui le visitaient trouvaient en lui un homme d'une grande douceur et d'un amour sans feinte. Il allait même jusqu'à laisser pour eux sa prière et son hésychia, et il se conformait à leur humeur, tâchant en outre de répondre à leurs demandes et de résoudre leurs difficultés. Aussi n'est-ce pas sans raison qu'on le regardait comme un homme "d'une indulgente douceur et d'un amour sans pareil".


                                         Reclus.


Muni de telles armes spirituelles, le Père Callinique était en mesure de s'élever davantage et d'atteindre à la contemplation.

Entre temps, un nouveau moine, le Père Daniel, était venu grossir sa synodie, s'ajoutant au Père Néophyte. Originaire d'Alatsata en Asie Mineure, il fut comme lui jugé digne de devenir prêtre. L'Ancien Callinique avait à présent fort à faire. Car, outre ses deux disciples, beaucoup de visiteurs se présentaient à lui, en quête de réconfort spirituel. Et à tous, pour leur plus grand bonheur, il répondait avec une merveilleuse justesse.

Mais il ne négligeait pas pour autant son étude. Car c'était là, de même que son incessante familiarité avec Dieu, le secret de sa stature spirituelle. Et devant lui, bien des préoccupations matérielles reprenaient leur véritable place de détails sans importance.

En 1885, quatre ans après la mort de son Géronda, l'Ancien Callinique décida de faire un grand pas vers l'avant. Il prit l'héroïque décision de se faire reclus, se limitant comme en une prison à l'espace que recouvraient ensemble sa cellule ainsi qu'une mince bande de terrain qui en faisait le tour. Les années que Dieu lui donnerait encore à vivre, il les passerait reclus, confiné en ce lieu étroit.

Et de fait, les quarante-cinq dernières années de sa vie, il vécut ainsi, reclus. Jamais, sous aucun prétexte, il ne transgressa ce principe qu'il s'était donné. Quand même il eût eu besoin de sortir pour avertir quelqu'un, il hissait une étoffe au sommet d'une hampe, comme un signal, auquel ses disciples accouraient, pour s'enquérir au plus vite de ce que leur Père voulait leur dire.

Ce fut un grand holocauste que celui de l'Ancien Callinique. Quarante-cinq années d'une vie recluse dans une cellule de ce désert, de cette fosse plutôt qu'était Katounakia...Quarante-cinq années durant lesquelles le Géronda s'interdit à lui-même toute sortie, tout voyage, toute promenade, tout commerce avec les hommes. Ce n'est qu'avec la mort qu'il sortit de son enfermement, et encore ne fût-ce qu'avec son âme seulement. Son corps, lui, même après la mort, resta fidèlement dans l'étroite enceinte que lui avait fixée l'ascèse.

Ce sacrifice héroïque fut richement rétribué par Dieu. Evagre ne dit-il pas dans la Philocalie :"Vois, le vin qui a vieilli dans la même outre, et qui longtemps sans bouger est demeuré dans un même lieu, comme il devient excellent et d'un bouquet subtil!"

Sa décision de demeurer reclus, l'Ancien l'assortit d'une ferme intention de ne se vouer plus qu'à la Prière du Coeur, pour être tout à la neptique et à la contemplation. Or à ce monde sublime, duquel bien peu sont jugés dignes, la vie matérielle ne prend plus part. L'action le cède à la contemplation, le travail des mains, les tâches et les diaconies - une diaconie étant le service dont un moine est chargé dans un monastère - quittent la place. Ce n'était plus à la sculpture sur bois, désormais, que s'occuperait Callinique l'Hésychaste. "Bienheureux, dit l'Abba Isaac le Syrien, ceux qui sont arrivés à ce degré si haut de l'ascension spirituelle. Bienheureux, écrit-il, celui qui demeure dans l'hésychia, et qui, fuyant le trouble de multiples sollicitudes, a mué toutes ses tâches matérielles en cet unique labeur que lui est la prière". ( Ascétiques, Discours 23).


                                          La vie hésychaste.


Le Père Néophyte et le Père Daniel, les deux disciples du Père Callinique, se soucièrent scrupuleusement de ménager à leur Ancien l'hésychia qu'il demandait. Aussi s'arrangeaient-ils seuls des soucis matériels qui touchaient à la cabane, du soin des visiteurs, et de tout ce qui pouvait encore se présenter de tel. Et ils regardaient comme leur propre gloire que leur Père atteignît à de si hautes cimes spirituelles, et qu'il fût jugé digne "à jamais de sonder les mystères intelligibles, et de s'élever aux Cieux avec les puissances célestes" (  Grégoire de Nysse).

Et parce que la moindre brisure de l'hésychia, comme le plus petit souci, ne peuvent que nuire à la contemplation d'un hésychaste, le Père Callinique prenait soin de vivre libre de tout souci, pour que son esprit fût toujours serein.

Aussi, depuis qu'il avait embrassé la neptique, nulle préoccupation liée à quelque intérêt matériel que ce fût, nulle affaire de ce monde ne tenaient plus aucune place en sa vie. "Que la pensée des choses de ce monde, écrit Saint Nil l'ermite, ne trouble pas la pureté de la vertu, que les soucis corporels ne ternissent pas le miroir de la contemplation". C'est ainsi que jamais l'Ancien Callinique n'ouvrit la bouche pour demander avec curiosité à quelqu'un de ses très nombreux visiteurs s'il pouvait lui donner des nouvelles du monde. Non, il fallait que toute humeur curieuse fût étouffée en lui. Et si même le monde entier se perdait, lui, du moins, ne détachait pas son esprit de la contemplation spirituelle.
Car telles sont les hautes exigences que de ses adeptes réclame la neptique, elle, dit Hésychius l'Ancien, "si suave et si bonne, si délectable et si lumineuse, si radieuse et si belle, elle enfin, qui toujours et à jamais, sans répit ni relâche, invoque le nom adorable :  "Seigneur Jésus, mon Christ!" en qui seul, elle respire".

Et quand le soir tombait, tandis que jusqu'à minuit ses disciples goûtaient un peu de repos, et que régnait l'hésychia parfaite, l'Ancien, lui, dans son havre de paix - à quelque soixante mètres à peine de leurs cellules - continuait encore de cultiver, seul, l'oeuvre divine de la prière. Puis, lorsqu'à minuit ses disciples, levés déjà, entamaient à l'église les offices du Typikon, lequel est le livre contenant le rituel des offices, selon la règle athonite, lui s'allongeait enfin, et se reposait jusqu'à l'aube, l'espace de courtes heures. Pour lui, ce n'était qu'une fois la semaine seulement qu'il se rendait à l'église Saint-Gérasime, afin d'y participer aux Divins Mystères.

Bien qu'il eût abandonné toute activité pratique, il arrivait parfois qu'il se remît à la cuisine. Ses disciples d'abord tenaient prêt le bois, avec le nécessaire. Alors l'Ancien, seul parmi son hésychia, préparait leur frugal repas, fait le plus souvent de riz, simplement bouilli, tandis que dans son coeur la prière, incessamment continuait de battre. Et son repas à lui, il le prenait à part d'eux, pour ne pas rompre sa chère solitude, et pouvoir à chaque bouchée dire paisiblement en esprit :"Seigneur Jésus, mon Christ, aie pitié de moi".

C'est donc dans ce cadre que se déroulait jour après jour la vie hésychaste du Père Callinique, tandis que "les rayons éclatants de la beauté divine" éclairaient son esprit (Callixte le réfugié). Car telle était bien l'illumination divine qui d'elle-même irradiait et sur ses disciples et sur tous ceux qui l'approchèrent jamais, comme il arrive pour ces corps faits de verre poli, aux surfaces naturellement brillantes, qui, lorsque viennent frapper sur eux les rayons du soleil "deviennent plus étincelants encore, et d'un tout autre éclat, sous l'action même de ces rayons qui les font resplendir" ( Saint Basile le Grand).


                                              Ses disciples.


Lorsqu'il fallait à l'Ancien Callinique recevoir un moine dans sa synodie, assez longtemps d'abord il l'éprouvait. Et certes, ce n'était pas chose facile pour le nouveau venu que de devenir son disciple, surtout s'il ne jouissait pas corporellement d'une notable résistance.

L'Ancien parlait peu, mais il était très strict dans ses exigences. Et si le disciple ne se conformait pas en tout point à ses ordres, et n'exécutait pas fidèlement ses commandements, il ne pouvait guère espérer rester avec lui.

- Allons, lui disait le Père Callinique, lève-toi et va-t'en. Je ne veux pas être damné pour les désobéissances qui sont tiennes.

Et s'il arrivait parfois qu'il supportât quelque désobéissance, ce n'était que parce qu'il discernait à l'avance que le moine s'amenderait, et qu'en usant de remontrances assorties d'exemples appropriés, il parviendrait assez tôt à le mettre sur la voie droite.

C'est pourquoi, lors même qu'il eût pu posséder une foule de siciples, tant de toutes parts l'on accourait à lui, l'extrême ascèse qu'il menait, et que rehaussait encore son austérité, tout cela faisait en sorte que bien peu demeuraient.

La vertu et la renommée de Callinique l'hésychaste attirèrent bientôt au filet de la vie monastique Spyridon Ménagias. C'était là une forte personnalité que cet homme, naguère encore riche aristocrate et chimiste célèbre, membre de la faculté de Zurich qui, en 1920, renonçant à tout, vendit ses biens et devint le Père Gérasime, disciple de l'Ancien Callinique. - Cf à son sujet : Moine Eraste, Deux Saints contemporains, Athènes 1963, p.37 à 94-. C'est ainsi que la synodie du Géronda compta désormais trois moines.

Plus tard, lorsque s'endormirent le Père Néophyte et le Père Daniel, et que le Père Gérasime dut, à cause de sa santé, gagner Voulgaréli d'Arta, l'Ancien Callinique demeura seul quelque temps. Et bien que, par la suite, de nombreux moines vinssent à lui - ainsi Joseph, Athanase, le diacre Gérasime, Arsène et Christodoule, il n'en prit cependant que bien peu pour disciples. Le Père Gérasime Ménagias, lui, tenta en 1925 de revenir chez son père, mais l'humidité, qui montait de la mer toute proche, le contraignit une nouvelle fois à s'en aller. Il s'en fut donc à la skite de Saint-Basile, dont le climat plus sec lui était aussi plus favorable.


                                  Instructeur de ses disciples.


Il consacrait chaque jour à ses disciples un temps assez long, - jusqu'à deux heures bien souvent. Ils venaient à sa cellule tirer profit de sa richesse spirituelle. Ils faisaient alors un tableau des plus tendres, au point qu'un étranger eût envié leur sort : l'on eût dit, dans le calme paisible du soir athonite, des enfants venus déposer leurs soucis et leurs inquiétudes sur les solides épaules de leur Père, l'ermite de Katounakia. Comme si, en lui confessant leurs pensées, ils frappaient aux portes de sa tendre sollicitude. Et lui, comme leur ouvrant les bras, leur distribuait aussi la richesse enclose dans le réceptacle de son coeur purifié. Après quoi, s'inclinant en une humble métanie, ses disciples lui embrassaient la main, puis, accompagnés de sa bénédiction et des incessantes prières qu'il faisait pour eux monter à Dieu, ils s'en allaient dormir.

Ces entretiens pourtant ne laissaient pas d'être austères, hautement spirituels, proprement "monastiques" enfin. Car d'autres sujets divers, de souvenirs ravivant la mémoire des temps anciens, des bavardages futiles pour passer le temps, de tout cela, il n'était nullement question. "C'était au point, s'étonnait un jour l'un de ses disciples, que l'on n'eût pu deviner s'il avait même une histoire, des parents, des frères, des soeurs, ni rien de tel...Car, de toutes ces choses, jamais, il ne soufflait mot".

Sachant trop aussi quels bienfaits spirituels procurent aux novices les mortifications, les remontrances, et l'obligation de renoncer à sa volonté propre, l'Ancien Callinique en usait en conséquence.

C'est ainsi que l'un de ses disciples, un jour qu'il était allé à Daphni pour y faire des courses, acheta de son propre mouvement une belle orange de Jaffa. Il désirait, en signe de reconnaissance, faire ce cadeau à son Père, et rafraîchir un peu sa bouche malmenée par les privations continuelles.

- "Géronda", lui annonça-t-il, tout joyeux, dès son retour, "je t'apporte une orange!"
Cela ne parut guère, pourtant, satisfaire le Père Callinique.
- Et comment as-tu pu acheter une orange, puisque je ne t'ai pas donné la bénédiction pour le faire? C'est en faisant ta volonté que tu l'as achetée. Allons, prends ton orange, et jette-la au plus vite.
Et il lui imposa encore un sévère canon de quarante jours.

Un autre de ses disciples qui avait gravement pris froid se coucha un soir très malade, si malade qu'il passa en outre une très mauvaise nuit. A son réveil pourtant, il entendit le Géronda qui, bien qu'il connût parfaitement son état, lui disait :
- Ecoute, mon enfant. Vois cette lettre : il faut qu'elle arrive à Karyès aujourd'hui. Prépare-toi donc à t'y rendre.
Or Karyès, la capitale de la Sainte Montagne, n'est pas distante de Katounakia de moins de huit heures. L'Ancien Callinique, néanmoins, savait que l'obéissance donne des ailes. Cela, son disciple le savait aussi qui, portant la lettre à bon port, recueillit par surcroît les fruits de son obéissance.

Une autre fois encore, l'un de ses moines devait débarquer du caïque la cargaison de biscottes qu'envoyait le monastère de Xéropotamou. Mais il revint peu après, demandant la bénédiction de l'Ancien pour amener la barque en un autre point du rivage, qui fût plus proche du sentier, car elle mouillait trop loin, et il fallait donc, depuis l'endroit où se faisait le débarquement, charrier longtemps les sacs le long de la plage avant que d'arriver au pied de la sente - ce qui, à la fatigue déjà grande de la montée ajoutait celle d'un charroi inutile, de sorte que la corvée devenait ainsi deux fois plus pénible.
Mais le Géronda ne le lui permit pas, disant :
- Que signifierait une vie de moine dont l'on exempterait fatigues et labeurs corporels?

L'on vit à une époque, parmi ses disciples, outre un moine remarquable, un novice qui ne laissait, lui, nullement présager d'une bonne croissance spirituelle. Le Géronda, pourtant, tâchait par mille moyens de l'amener à la claire conscience de son être. Aussi tentait-il bien souvent, et avec une rare maîtrise, de le piquer au vif pour qu'il se corrigeât.
Lors donc qu'un visiteur lui demandait :
- Es-tu le même, Père Saint, avec un moine obéissant, et avec un autre qui ne l'est pas?
Et le Géronda, d'une voix assez forte pour que l'entendît bien l'incorrigible :
- Ecoute-moi, dit-il; j'ai sur moi deux sacs, l'un plein de farine, l'autre plein de son. A celui qui obéit, je donne de la farine, et à celui qui n'obéit pas, je donne du son.
Ces paroles brûlèrent le disciple négligent comme les flammes d'un feu. Et son trouble fut tel qu'il décida de s'amender enfin, pour goûter lui aussi à la farine de son Père.

C'est donc avec ce doigté admirable que l'homme de Dieu paissait ses disciples, lui qui savait trop combien il faudrait qu'il rendît compte pour leurs âmes.


                                  CHAPITRE QUATRIEME


                                    ASTRE FLAMBOYANT


                                Le charisme du discernement


Les luttes spirituelles du Père Callinique, la pureté de sa vie, et son incessant commerce avec Dieu par la Prière du Coeur ne tardèrent pas à faire de lui un nouvel "astre flamboyant" au firmament de l'Eglise. La pénétration de son intelligence et la vivacité naturelle de son esprit parurent accrues à un point surprenant, de sorte que celui qui le remarquait demeurait confondu.

Avec le charisme du discernement, que bien peu parviennent à acquérir, l'homme sanctifié peut, dans les circonstances les plus embrouillées, sonder les profondeurs secrètes des coeurs, séparer la paille du blé, et distinguer la lumière des ténèbres. Le bienheureux auteur de l'Echelle Sainte, Saint Jean le Climaque, ne dit-il pas que le discernement est "la connaissance par l'illumination divine", "la saisie indubitable de la volonté de Dieu, en toute chose, en tout temps et en tout lieu", "la perception pure", et la "lumière de l'intellect"? Aussi sa réputation d'Ancien doué du charisme du discernement attirait-elle à lui une foule de gens, qui tous désiraient du Père Callinique, pour l'objet particulier qui les tourmentait, recevoir une réponse qui fût attestée, parce qu'inspirée par Dieu.

Et qu'il s'agît d'exposer des requêtes personnelles, de chercher la solution de questions embarrassantes, de demander l'explication de passages de l'Ecriture Sainte, ou de vouloir profiter à son âme, tous avaient recours à la table spirituelle de l'Ancien Callinique. Et tous s'en retournaient, riches et heureux.

Disciples, Gérondas, ermites, moines cénobitiques vivant en communauté dans des monastères - par opposition aux ermites-, gens du monde, hommes de loi, gens de police ou d'armée, Grecs, Russes, et, pour le dire d'un mot, la Sainte Montagne entière accouraient auprès de l'hésychaste reclus de Katounakia. Et ce n'étaient pas seulement les visites, mais les lettres aussi qui affluaient chaque jour. Car, pour tous, Callinique l'hésychaste était l'unique conseiller spirituel. Comme les Pères théophores - porteurs de Dieu- doués du charisme de clairvoyance et qui, pareils à de grands aimants, attirent à eux les êtres, le Géronda, lui aussi, captivait tous les amoureux de la Vie spirituelle.

Ce charisme, le Père Callinique le possédait à un très haut degré. Il semble même qu'il ait eu en outre le don de prophétie, car il arriva plusieurs fois qu'il prédît avec une extrême précision des évènements qui se réalisèrent par la suite, de la façon même dont il les avait décrits.


                                    Réponses inspirées.


Un moine que frappait de difficiles épreuves se trouvait dans une telle affliction qu'il fut bientôt en proie à la révolte des pensées. Il courut se réfugier auprès de l'Ancien pour trouver le soulagement de ses peines. Quand il lui eut exposé son état, il reçut les sages préceptes du Père Callinique.
- Ecoute, mon enfant, lui dit-il. Prends ce récipient, et remplis-le d'eau. Puis tu y jetteras de la terre, et tu mélangeras le tout.
Le moine fit comme l'Ancien le lui avait dit.
- Et maintenant, demanda le Géronda, discernes-tu quelque chose au fond du vase?
- Non, Père, dit le moine, je ne peux pas voir : l'eau est trouble.
Le Père Callinique parut oublier le vase, et se mit à s'entretenir avec lui de tout autre chose. Plein d'amour, il fortifiait le moine affligé, lui prodiguant ses conseils spirituels. Au bout d'un instant cependant, il lui demanda de regarder à nouveau au fond du vase.
- A présent, observa le moine, c'est à peine si le mélange commence à se clarifier.
L'édifiant entretien se poursuivit quelque temps encore, lorsque soudain le Père Callinique lui fit songer à regarder l'eau de nouveau.
- Père! s'écria le moine. Le mélange s'est entièrement clarifié. J'aperçois très bien les petits cailloux qui sont au fond du vase!
Et le sage Géronda de conclure sur ces mots :
- Ce qui t'arrive, vois-tu, est quelque chose de semblable. A présent, ton esprit est comme l'eau trouble. Mais, sois sans crainte. Prends patience, et, dans deux à trois mois d'ici, la boue du mélange se sera déposée. Tu verras alors combien tes pensées seront pures et droites.
Et il en fut par la suite tout comme il avait dit.

Une autre fois, un moine qui, pour une quelconque raison, était fatigué et découragé, se mit en route pour Katounakia. A peine y fut-il arrivé, pourtant, qu'il ne put rien exposer au Géronda. Ses difficultés étaient de telle nature qu'il avait peine à trouver les mots pour le dire. Il se trouvait en posture difficile.
Alors le Père Callinique, mû par l'Esprit de Dieu, se mit à conter cette histoire:
- Un moine venait souvent me voir. Il arriva un jour pour me confier une difficulté qu'il avait. Ecoute ce qui lui était arrivé...
Et il rapporta mot pour mot ce que son visiteur troublé hésitait à lui confesser. Alors le moine stupéfait s'écria:
- Ah! Père saint! C'est exactement ce qui m'arrive!
Il était si bouleversé de ce que l'Ancien l'ait d'aussi belle manière sorti de son embarras que, dans l'excès de sa joie, se levant d'un bond, il étreignit le Géronda, avant que de lui embrasser avec émotion les mains.

Lorsque du monde quelqu'un venait dire au Père Callinique son désir de devenir moine, le Géronda ne donnait pas toujours son assentiment. Loin de là, quand l'hésychaste clairvoyant discernait à l'avance que celui qui aspirait ainsi à la vie monastique n'avait pourtant pas l'étoffe d'un moine, il le détournait de son projet et lui conseillait de retourner dans le monde afin de s'y marier et d'y élever des enfants.

Lors des entretiens spirituels, lorsqu'il voyait son visiteur fatigué par le caractère trop élevé des propos, le Père Callinique s'abaissait à évoquer des sujets plus plaisants, qui reposaient l'esprit. C'est ainsi qu'il s'exclamait soudain :
- Mais quels beaux raisins pendent à cette vigne! Comme j'aimerais en manger une grappe!

Parfois aussi l'Ancien, comme tous les ermites, était importuné par des gens d'allure douteuse qui, loin d'être mus par des intérêts spirituels, venaient plutôt là par curiosité. A leur indifférence, il répondait par une égale indifférence, évitant délibérément toute question spirituelle. Paraissant oublier sa piété et sa contrition naturelles, il n'élevait nullement la discussion au-dessus de leurs intérêts vulgaires.
- Eh, leur disait-il, le travail marche-t-il? Vos vignes ont-elles bien donné cette année? Et vos olives, ont-elles rendu beaucoup d'huile?
Mais à ceux, au contraire, qui dirigeaient l'entretien sur des questions spirituelles, à ceux-là il offrait volontiers les trésors de son âme.

Si toutefois il voyait quelqu'un manifester avant le temps un zèle par trop excessif, il ne cachait pas non plus sa désapprobation. C'est ainsi que dans une lettre de direction spirituelle qu'il adressait à une moniale, il la blâma sévèrement de jeûner à l'excès en ne mangeant qu'une fois la semaine.
- Ce jeûne outrancier, lui écrivit-il, t'est inspiré par le Malin. Suis donc la voie moyenne qui est aussi la voie royale.


        Les deux moines qui voulaient se faire ermites.


Deux novices, qui avaient fait leurs preuves au monastère, reçurent la bénédiction de leur higoumène pour aller au désert. Et cherchant à définir le mode de leur nouvelle vie, ils recoururent aux lumières de l'Ancien Callinique.


L'un d'eux était d'une étoffe à mener la vie d'anachorète la plus rude qui fût. L'autre, qui avait reçu dans le monde l'instruction d'un savant et d'un fin lettré, ne supporterait pas, semblait-il, d'être traité de façon si austère. Aussi le premier, mû par l'amour de son frère, s'en vint exposer au Père Callinique la vérité des faits. C'était comme s'il lui eût dit : " Géronda, ne lui impose pas chose trop difficile pour lui, car il ne réussira pas à s'en acquitter". Et, tout en s'expliquant de la sorte, il se cachait de son frère. L'Ancien Callinique, cependant, croyait qu'au prix d'un effort raisonnable le second pourrait suivre lui aussi la règle ordinaire des moines érémitiques, et recevoir de Dieu un salaire qui fût en proportion de ses peines.
Quand donc vint le tour du second, il lui tint cet étonnant discours :
- " Pour toi, frère bien-aimé, qui menas dans le monde molle et délicate vie, il semble que tu doives, dans le stade de l'hésychia, peiner au-delà de tes forces. C'est pourquoi, loin de quitter le monastère, prends soin d'y demeurer. Et reçois aussi ce canon : chaque fois que le prêtre te donnera du pain bénit, ne le mange pas aussitôt, mais va dans ta cellule, et mouille-le de tes larmes en disant : "Seigneur, mon Seigneur, pardonne-moi, qui ne suis pas ton vaillant soldat. Pardonne-moi, qui suis lâche et ne suis pas parvenu à mener la vie érémitique". Alors seulement, mange ton pain.
Ces paroles de l'Ancien frappèrent le moine comme la foudre. Il en fut si blessé dans son amour-propre que, se tournant vers l'autre frère, il lui lança du ton le plus véhément:
- " Ce sera toi, sans doute, qui aura dit au Géronda que je suis sans résistance aucune? Sache donc que, pour moi, je suis disposé même à mourir, s'il le faut, dans l'ascèse et les privations, plutôt que de devoir m'infliger à moi-même l'injure de lâche et de pleutre soldat.
Alors, le Père Callinique souriant leur dit :
- Venez voir un noble soldat du Christ!
Et il lui accorda à lui aussi de mener la même conduite de vie qu'il avait donnée au premier.


                               Le policier scandalisé.


Un policier, qui se trouvait en garnison à l'Athos, était outrancièrement choqué de diverses incongruités qu'il avait rencontrées dans l'exercice de sa fonction. C'est ainsi que, l'âme révoltée, il s'en vint à sa cabane trouver le Père Callinique.
- Géronda, lui dit-il, la situation que je connais  actuellement me laisse à la fois soucieux et totalement désabusé. J'ai tant désiré, pourtant, venir à la Sainte Montagne! J'espérais y trouver des moines saints et vertueux! Et voici que je ne rencontre à l'inverse partout que désordre! S'il y en a donc tellement en ce saint lieu, que doit-il en être du reste du monde? Oui, répétait le policier avec dégoût, je suis venu chercher la vertu, et je n'ai trouvé que la méchanceté.
- Bien-aimé, lui dit alors l'Ancien, la vertu n'est pas un habit qu'on lave et qu'on étend ensuite à Daphni pour le montrer à tous.
Cette sage remarque laissa l'autre sans voix.
Poursuivant toutefois, le Géronda aida le pauvre homme à remettre un peu d'ordre parmi les pensées qui s'étaient bousculées dans son esprit :
- Ta fonction, ajouta-t-il, n'est pas d'observer les fautes, ou bien les errances des uns et des autres, mais de tâcher plutôt de les pressentir et de les déceler à temps, pour éviter qu'elle n'éclosent. On ne t'a pas envoyé sur ces lieux pour y admirer la vertu, mais pour tenter d'étouffer le mal encore à sa racine et en amoindrir ainsi les fâcheux effets. Or tu as oublié que c'était là l'unique mission que l'on t'avait confiée. Tu en as détourné ton attention pour regarder ailleurs. C'est pourquoi tu es tombé dans cette affliction et dans ce désespoir. Et n'oublie pas, mon enfant, que la vertu est une chose cachée, que l'on cultive en secret dans l'alcôve du coeur, lorsqu'elle est bien close.
Ces paroles, où transparaissait si bien la bonté du Géronda, firent la joie du policier, qui s'en alla tout transporté.


                    Le moine qui fut ramené à la raison.


Non loin de la cabane de l'hésychaste Callinique demeurait un moine qui causait à tout instant des scandales par son bavardage inconsidéré. Et, sur les prétextes les plus futiles, il forgeait toutes sortes d'histoires, qui n'étaient que matière à s'acharner contre les Pères, sans craindre d'user pour cela de paroles indécentes dans la bouche d'un moine.

Le Père Callinique lui-même n'échappa pas à la tourmente. Un jour que le moine passait devant sa cabane, prenant la première raison qu'il put inventer, il l'injuria de honteuse façon. Mais le Géronda, lui, tandis qu'il recevait les injures au visage demeurait paisible et ne soufflait mot.

L'autre, une fois qu'il eut épuisé tout son répertoire, allait s'en retourner à sa skyte. C'est alors que l'Ancien lui donna la plus belle leçon qu'il ait jamais reçue. Lui montrant du doigt la petite église de Saint-Gérasime, il ajouta seulement:
- Et maintenant, frère, va communier.
Le moine d'abord n'accorda pas grande importance à ces paroles. Mais, plus il approchait de sa cellule, plus leur signification se dessinait à ses yeux. Et le trouble bientôt l'envahit. En vérité, oui, comment oserait-il à présent communier, s'il ne demandait pardon à son frère, qu'il avait amèrement blessé? Son inquiétude allait croissant, et son esprit désormais ne pouvait plus trouver aucune paix. Aussi, n'y tenant plus, il s'en retourna en arrière. Et, lorsqu'il fut devant l'Ancien, il lui fit en tremblant une métanie, implorant son pardon.

Voilà donc par quelles subtiles habiletés le Géronda savait ramener à eux les êtres trop inconsidérés.


                               Heureuses comparaisons.


Pour que s'impriment dans le coeur les vérités qu'il disait, l'Ancien se servait toujours d'heureuses comparaisons, auxquelles véritablement il excellait.

Si donc il voulait frapper les moines en leur montrant quels dangers ils couraient s'ils manquaient de vigilance, il leur donnait cette image :
- Représentez-vous un funambule marchant sur une corde, au-dessus d'un fleuve impétueux, où bouillonnent de terribles courants. De même donc que cet acrobate, si l'espace d'un seul instant il se montrait inattentif, encourrait une mort lamentable, de même aussi se perd le moine qui ne veille pas continûment sur lui.

Un ascète lui demanda un jour pourquoi les moines d'aujourd'hui ne progressaient plus. L'Ancien, alors, recourant à une image très expressive, lui dit:
- Nous ne progressons pas, parce qu'il est mille préoccupations inutiles pour nous solliciter de toutes parts, au point de nous faire oublier l'essentiel. Or nous subissons cela sans rien faire, comme nous nous en laissons conter par un chaudronnier, qui nous promet que dans trois jours notre pioche sera prête, mais qui, lorsque nous venons la prendre, nous explique qu'il n'a pas eu le temps de la fabriquer. Il la met alors bien en vue, et nous fixe une date prochaine. Entre temps, cependant, de nouvelles commandes ont afflué, la pioche a été reléguée dans un coin, et lorsqu'arrive la seconde échéance, le travail n'est pas plus avancé que la première fois. Et d'atermoiement en atermoiement, l'histoire peut se répéter à l'infini. C'est cela même qui nous advient dans la Vie spirituelle. La multitude de nos soucis engendre l'oubli et la négligence, et loin d'atteindre à la vertu, nous piétinons toujours.

- Géronda, lui demanda-t-on un jour, lorsque deux disciples reçoivent un ordre et qu'ils l'exécutent, avec cette différence que l'un, avec joie, s'empresse d'obéir, et que l'autre s'acquitte de son devoir en geignant et rechignant à la peine, quel salaire recevront-ils chacun?
- En ce cas, répondit l'Ancien, bien qu'ils aient tous deux accompli le même travail, celui qui rechignait s'est fatigué bien davantage que l'autre. De plus, le premier ne recevra pour salaire qu'une piécette rouillée, tandis qu'un livre d'or récompensera celui qui aura fait son ouvrage le coeur léger.

Voulant évoquer les grâces que Dieu dispense à ceux qui s'avèrent lutter en vérité, le Père Callinique énonçait la vérité suivante, qu'il avait vécue d'expérience, et qu'il illustrait d'une juste métaphore :
"A celui, disait-il, qui véritablement lutte, pour observer fidèlement et mettre en pratique les divins commandements, Dieu, pour chaque grande fête, prodigue ses dons spirituels. Un peu comme lorsqu'à l'armée, les jours solennels des fêtes officielles, les dignitaires viennent récompenser les soldats émérites, leur remettant toutes sortes de dédommagements, qu'il s'agisse d'espèces, de présents divers, de médailles ou de distinctions honorifiques".


                            CHAPITRE CINQUIEME


                           AU SOMMET DU THABOR


                               Divines illuminations.


   Au neptique qui s'exerce exactement à l'oeuvre si haute et si subtile de la Prière du Coeur et qui toujours, tel un ange dans la chair, garde les yeux attachés au trône de la divinité, il arrive à la fin que Dieu Lui-même apparaisse dans la surnaturelle splendeur de la Lumière divine, la même qui resplendit autrefois sur le Mont Thabor.

Cette lumière incréée, que bien peu ont été dignes de voir, et dont furent éblouis Moïse, les trois disciples lors de la Transfiguration, Paul sur le chemin de Damas, Basile le Grand, Maxime, Syméon le Nouveau Théologien, et d'autres encore, l'Ancien Callinique, lui aussi, fut digne de la contempler à son tour et, plus d'une fois, d'en jouir en son âme. Et beaucoup de ceux qui le visitèrent alors même qu'il venait de voir la lumière incréée, étaient éblouis à leur tour par l'extraordinaire rayonnement émané de sa face, toute irradiée encore de cet éclat surnaturel.

Un jour que, seul dans sa cellule, il naviguait une fois de plus sur l'océan mystique de la Prière du Coeur, un de ses disciples vint frapper à la porte. Quelque temps après, le Géronda ouvrit le petit guichet qui servait de fenêtre:
- Que veux-tu, mon enfant béni? Ah! Pourquoi m'as-tu interrompu? Si tu avais vu où j'étais!...Si tu avais vu quelle lumière il y avait!...

L'Ancien Grégoire, d'éternelle mémoire, partit un jour pour la cabane du Père Callinique, comme chaque fois que quelque chose le troublait; car le bienheureux hésychaste lui rendait toujours sa sérénité. Lorsqu'il arriva pourtant, on le pria d'attendre que le Père Callinique ait achevé sa prière, après quoi il serait plus libre de se consacrer entièrement à ses visiteurs.

Le Géronda Grégoire attendit tout le jour. L'hésychaste, lui, n'apparaissait toujours pas...L'aurore du second jour, déjà, blanchissait...Mais l'une après l'autre, les douze heures du jour passèrent, sans qu'il parût davantage...Plongé dans les abyssales profondeurs de la Prière du Coeur, le Père Callinique, la nuit durant, continua d'invoquer son Seigneur. Et le troisième jour le trouva en prière. Enfin, l'après-midi de ce même jour, le Géronda Grégoire, qui attendait toujours, apprit que l'Ancien avait fini sa prière.

Lorsqu'un peu plus tard le Père Callinique le fit appeler près de lui, le Père Grégoire se trouva soudain devant un phénomène admirable. C'était une chose sublime, une chose ineffable. Et quand bien même ensuite de nombreuses années eurent passé depuis lors, jamais cependant l'Ancien Grégoire ne put oublier cette vision angélique. Souvent, au contraire, il en évoquait devant ses moines le bouleversant souvenir:
- " Si tu avais vu, papa Joachim", dit-il un jour à ce hiéromoine admirable qui était de sa skite, "si tu avais vu combien brillait la face de l'Ancien Callinique! Ah!...Comme elle brillait! Comme elle brillait! Que te dire enfin? Tu aurais cru voir Moïse redescendu du Sinaï! Quel éclat que le sien! Quelle lumière céleste répandue sur lui!"

Quel bonheur plus haut que d'être jugé digne, et dès cette vie, de voir la lumière de la Sainte Trinité? Ce bonheur des bienheureux, qui fut aussi celui du Père Callinique, il eût pu le chanter avec les mots mêmes dont usa pour ses Hymnes à l'amour divin Saint Syméon le Nouveau Théologien :
       Je communie à la lumière, je participe à la gloire,
       Et mon visage brûle, pareil à celui de mon désiré...
       Voici mes membres soudain porteurs de lumière...
        Ah! Plus beau que les beaux, je suis devenu!...


                              "Plus beau que les beaux".


Que de fois le visage du Père Callinique qu'avait ainsi irradié la lumière du Thabor, ne brilla-t-il pas des rayons de la Grâce divine? En vérité, elles siéraient bien aussi à l'Ancien Callinique, les paroles dont Saint Isaac le Syrien décrivit le bienheureux Arsène, l'hésychaste égal aux anges :" Sa contemplation seule réjouissait l'âme, et toute parole devenait inutile".

Un disciple du Père Callinique reçut l'ordre d'aller jusqu'aux abords de la Grande Lavra pour s'y acquitter d'un travail. Or, il était ce jour-là fatigué à l'extrême, et la Lavra était distante d'au moins trois heures de marche. S'étant donc mis en route avec mauvaise grâce, il n'avait pas fait cent pas qu'il fut assailli par les mauvaises pensées qui le poussaient à la révolte et à l'indignation. Aussi rebroussa-t-il chemin, bien décidé à venir se plaindre auprès de son Ancien.

Qu'arriva-t-il cependant? Comme il s'approchait du Géronda, il vit sur son visage tant de Grâce divine, d'éclatante beauté et de joie répandues qu'il en fut tout désarmé. Il se mit à pleurer et se fit à lui-même des reproches, disant :
- C'est pour ton salut, malheureux, que le Géronda te demande ces efforts, et tu ne sais, toi, que t'en indigner?

Un ermite, qui avait eu un entretien spirituel avec le Père Callinique, évoquait la Grâce, épanchée sur son visage:
- Tandis qu'il me parlait, il me regardait avec un doux sourire. Son visage brillait, et l'on y voyait répandues la joie et l'allégresse, comme s'il ressentait à cette heure les bienfaits de la Grâce, et qu'il était dans les sentiments mêmes auxquels Dieu se plaît.

Le Père Gérasime de la Petite-Sainte-Anne, moine remarquable et célèbre hymnographe qui, huit années durant, eut l'Ancien Callinique pour conseiller spirituel, disait qu'il fut un matin poussé vers sa cellule par quelque inquiétude dont il était troublé.
- Bienvenue! Bienvenue! me dit-il du plus loin qu'il m'aperçut. Je t'attendais.
Quel ne fut pas mon trouble à lui entendre dire qu'il m'attendait, lors même que je ne l'avais nullement averti de ma venue. Saisi de crainte, je m'assis à ses côtés. C'est alors que je regardai son visage. Et je le vis rayonner tout entier d'une lumière, qui semblait comme venue de l'autre monde. A cette vue, je sentis au fond de moi une joie ineffable, tandis que je crus dans le même instant sentir les effluves d'un parfum sans pareil".

Car en vérité, l'incessant entretien que l'Ancien vouait au Christ, Lui qui, "par la beauté est beau parmi les fils des hommes", illuminait d'abord le pays de son âme, pour rejaillir ensuite sur toute son apparence.


                                   Contre l'hérésie.


Ayant acquis, de par sa propre expérience, une connaissance profonde de l'hésychasme, et dans ses aspects les plus subtils, l'Ancien Callinique était à même de pouvoir déceler et condamner.

Or, en 1913, se fit jour chez les moines russes de la Sainte Montagne l'hérésie des "adorateurs du Nom". L'hérésiarque en était un ascète du Caucase, le moine Hilarion, dont le livre sur la prière mentale contenait un enseignement hérétique, portant sur l'invocation du nom de Jésus, qui passa inaperçu du Synode de l'Eglise Russe lui-même. L'hérésie cependant commençait de prendre de si grandes proportions parmi les moines Russes de l'Athos qu'il était même à craindre qu'elle ne s'étende dangereusement au-dehors. Dans un état de choses aussi critique que l'était celui-ci, la seule issue possible était la parution d'un homme de discernement, qui pût combattre avec bonheur pareil égarement. C'est alors que se leva l'homme tant attendu. Et cet homme était Callinique l'hésychaste.

Dans les mémoires qu'il rédigea et qu'il fit parvenir au Patriarche Oecuménique et au Patriarche de Moscou tout ensemble, il démontrait la caducité des vues des adorateurs du Nom qui, selon la juste caractéristique que leur donne l'Ancien, "délaissent la tête pour en adorer la skouphia" ( Cf Gabriel de Dyonisiou, Lausaïkon, de la Sainte Montagne, p. 32, Volo, 1953).

Ses thèses furent universellement reçues. Le Tsar et le Patriarche de Russie lui adressèrent des lettres de félicitations et lui envoyèrent des distinctions honorifiques, lesquelles sont encore aujourd'hui conservées à la cabane de Saint-Gérasime. L'on ajoute que le Tsar fit au synode de l'Eglise Russe cette piquante remarque :
- Vous qui étiez un  Synode entier, n'avez pas même été capables de relever l'hérésie! Et il a fallu que vous vous laissiez éclairer par un simple moine de l'Athos!

C'est ainsi que tous ceux qui avaient embrassé l'hérésie - près de mille deux cents moines Russes - durent embarquer sur un cuirassier russe. Ils s'établirent dans les montagnes du Caucase où ils persistèrent dans leurs errances.


               Son enseignement de la Prière du Coeur.


Après qu'il eut brillamment réfuté les Adorateurs du Nom, l'Ancien Callinique passa aux yeux de tous pour un connaisseur admirable de l'hésychasme et de la Prière du Coeur. Qui donc avait des doutes sur ces questions recourait à sa sagesse, et qui voulait avec rigueur s'adonner à la prière mentale demandait qu'il le guidât. En vérité, l'Ancien Callinique était à présent devenu le maître incontesté de cette philosophie céleste.

Et pourtant, avant de regarder à enseigner ou à transmettre la Prière du Coeur, le Père Callinique observait le précepte évangélique qui commande aux Apôtres : "Ne donnez pas les perles aux pourceaux". C'est ainsi qu'il n'eût jamais enseigné les mystères de la prière à un moine qui ne se fût pas exercé à la parfaite obéissance ainsi qu'à la mortification de sa volonté propre, qui n'eût pas fait ses preuves dans les luttes de la pratique et déraciné les passions d'au-dedans de lui.

Il considérait aussi que l'absolue hésychia et la totale absence de soucis n'étaient pas moins nécessaires à la culture de la prière. " Dans le monde, disait-il, il ne peut y avoir de Prière du Coeur; mais de la prière, l'on ne peut dire que les mots : "Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi". Autre cependant est la vraie Prière du Coeur, et autre le balbutiement des mots de la prière. La première est à la seconde ce qu'est la Faculté à l'école primaire".

L'Ancien jugeait également indispensable la présence d'un maître. "Il ne suffit pas, disait-il, pour faire l'apprentissage de la Prière du Coeur, de lire des livres. Il faut encore la voix vivante d'un maître sûr, expérimenté, et plein de discernement, avec lequel le disciple entretienne des liens d'étroite dépendance, pour se conformer exactement à ses préceptes".

Il désapprouvait grandement que, mus par leur seule volonté, des gens qui n'avaient pas passé par l'obéissance s'adonnent sans bénédiction à la Prière du Coeur. Une telle attitude, il la considérait comme un égarement. "La Prière du Coeur", enseignait-il, "est un don de Dieu, progrès et avancement de tous ceux qui, sur la voie de la pratique, se sont heureusement pliés à l'ascèse de l'obéissance".

Et pour mieux faire comprendre combien sont égarés ceux qui, sans répondre en rien aux conditions requises, entrent dans le stade de la Prière du Coeur, il recourait à une plaisante anecdote :
" Un moine Russe qui vivait dans l'hésychia avait grand désir de se rendre au Saint Tombeau pour y voir jaillir la lumière divine de la Résurrection. Un jour donc de la Semaine Sainte, il s'en fut à Jérusalem, et, le soir de la Résurrection, étant entré dans l'église, sans rien demander à personne, prit la meilleure place et la plus en vue. Or il ignorait que c'était là parmi les sièges réservés à des personnes de la plus haute importance.
Il ne s'était guère passé longtemps que déjà la milice se saisissait de llui et, apprenant quel il était, le jeta dehors, pour avoir occupé de son propre chef une place qui ne lui était pas destinée. C'est ainsi qu'il s'en revint tout honteux à l'Athos, n'ayant même pu voir la Sainte Lumière qui jaillit du Tombeau.
Or,  la même chose arrive à ceux qui, sans remplir aucune des conditions nécessaires, se soucient d'atteindre à la Prière du Coeur, s'imaginant voir avant peu la lumière thaborique."


                                La visite de l'aveugle.


Tous voulaient venir à ce maître éclairé par Dieu qu'était l'Ancien Callinique, quand bien même il leur fallait, pour arriver jusqu'à lui, affronter les plus grandes difficultés, - tel ce Père Léonce qui, tout aveugle qu'il était, n'en menait pas moins la vie neptique. Or il avait depuis longtemps un vif désir de s'en aller visiter le Père Callinique, et cela bien que son ermitage de Saint Syméon, situé dans les environs du monastère de Simonospetra, dont il dépendait, fût distant de près d'une journée de marche de Katounakia. Un jour donc, oubliant son âge - il avait alors passé les soixante-dix ans-, et son infirmité, il s'en fut au bras de son novice, le moine Daniel, pour la cabane de Saint Gérasime.

Outre que le chemin en était fort inégal et difficile à parcourir, l'état du Géronda ne laissait pas espérer qu'ils pussent arriver avant le soir. Cependant, l'après-midi tirait vers sa fin, et ils approchaient de Saint Gérasime. C'est alors que le Père Léonce glissa malencontreusement et que, tombant à terre, il se heurta le visage contre une pierre, si bien que le sang se mit à couler d'abondance.

Ils arrivèrent enfin. L'Ancien Calinique fit au Père Léonce un chaleureux accueil. Ils échangèrent le baiser en Christ, puis en vinrent à l'entretien spirituel:
- Le sang que tu as versé, Géronda, lui dit alors le Père Callinique, te sera compté comme un martyre. Car c'est pour l'amour du Christ, et pour entendre de salutaires paroles que tu as enduré tous ces tourments.

L'entretien dura plusieurs heures, traitant surtout du sujet qu'ils avaient le plus à coeur, la prière mentale. Bientôt le novice entra, portant un plateau de rafraîchissements - le café, l'eau et les quelques figues qui constituaient l'ordinaire de la cabane. Le Père Léonce s'étonna :
- Et à ton novice, Géronda, pourquoi ne lui apprends-tu pas la Prière du Coeur?
L'Ancien Callinique sourit :
- Mais si je lui enseigne la Prière, Père Léonce, qui nous apportera le plateau pour que nous buvions de l'eau? A ce jeune novice que tu vois, il faut d'abord briser sa volonté par l'obéissance. Et avec l'obéissance viendra aussi la Prière du Coeur. Car, de toute élévation spirituelle l'obéissance est la première condition".

Un novice du Père Callinique avait reçu de son Père l'ordre de s'en aller chercher du terreau pour les arbres, ce qui signifiait une longue marche et par là-même une grande fatigue. Mais le moine harrassé et soucieux, lui aussi, de ménager un peu son hésychia, supplia l'Ancien de bien vouloir diminuer le nombre de ces corvées, de sorte qu'il pût s'occuper davantage à la prière et à l'étude.
Le Géronda, pourtant, ne donna pas son assentiment.
- Non, dit-il. Obéis plutôt, car c'est à l'obéissance que tu trouveras le plus de gain. Plus tard, quand je m'en irai de cette vie, tu auras bien assez le temps d'étudier. Et tu verras alors que tout ce qui est écrit dans les livres, tu l'auras déjà vécu à l'obéissance.


                                   Divers avertissements.


Dieu, bien souvent, parle secrètement aux âmes purifiées des Saints, les avertissant des choses présentes, comme de celles qui sont à venir. C'est ce qui advenait aussi à Callinique l'hésychaste.

Une femme extrêmement riche, mais néanmoins très pieuse, et qui avait pour l'Ancien une grande vénération, le suppliait dans ses lettres de prier pour sa famille, afin que la Toute Sainte les protégeât de tout péril.
Or ils avaient à Lavrio une maison de campagne, et le voyage en bateau qu'il fallait accomplir pour l' atteindre présentait chaque fois de très graves dangers.

Un jour, donc, que le caïque se dirigeait vers le domaine, ils se trouvèrent pris soudain dans une terrible tempête. Ils crurent d'abord qu'ils ne réchapperaient pas au naufrage. A la fin pourtant, alors même qu'ils étaient à toute extrêmité,  ils parvinrent, au prix des plus violents efforts, à échouer saints et saufs sur le bord du rivage. Le mari alors, qui était loin de partager la piété de sa femme, se mit à s'en prendre à elle:
- Ah! lui dit-il. Tu vois par quoi nous avons passé! C'est la mort que nous avons touchée du doigt! Vraiment, où sont les prières que te promettaient ces moines de l'Athos? Où donc est leur protection?

Néanmoins, arrivés peu après à leur propriété, ils y trouvèrent une lettre du Père Callinique qui les y attendait depuis longtemps déjà. Ils l'ouvrirent et la parcoururent du regard, quand leurs yeux soudain tombèrent sur ces lignes:
" Vous serez victimes d'une redoutable épreuve. C'est pourquoi, soyez très vigilants. Mais, à la fin pourtant, vous en réchapperez, parce que la Toute Sainte vous protègera".
Ces mots laissèrent sans voix le riche incrédule. Et, de cet instant, sa vénération pour le Père Callinique ne connut plus de bornes.

Aux ermites qui, vivant dans de si grandes privations, ont aussi tant de nécessités, Dieu, de diverses manières, envoie ce qu'il faut. C'est ainsi qu'il parle au coeur des hommes qui sont en mesure de leur offrir ce qui leur manque, sans vouloir même considérer s'ils sont pieux ou impies, fidèles ou infidèles. L'Abba Dorothée écrit à ce propos : "Pour ce qui est du corps et de ses besoins, si quelqu'un est digne que Dieu le repose, le Seigneur inspire la compassion au coeur des Sarrasins eux-mêmes, de sorte qu'ils répondent charitablement à son besoin."

C'est ainsi qu'il advint à la cabane Saint-Gérasime qu'à la veille de la Pâque le Père Christodoule se rendît à Daphni pour y faire des courses. Il s'était mis en route, lorsque le Géronda dit à son autre novice :
- S'il te plaît, Père Arsène, rattrape-le, et dis-lui d'acheter aussi un peu de tarama.
Le Père Arsène courut, mais il était trop tard. Son frère était déjà loin.
Lorsque le Père Christodoule revint, le lendemain, le Père Arsène courut à sa rencontre, et, tout désolé, lui conta l'histoire. Ce récit laissa le Père Christodoule tout abasourdi.
- Ecoute, frère! - Et avec stupeur il se signa-. Voici qui va t'étonner: Lorsque j'eus achevé mes emplettes au magasin de Daphni, et tandis même que je m'apprêtais à partir, le patron me demanda quel était mon Géronda. Entendant que c'était l'Ancien Callinique, il fut tout heureux. Car il avait entendu parler de lui, et paraissait beaucoup le respecter. "Que dis-tu? fit-il. Tu as le Père Callinique pour Géronda? Attends, s'il te plaît...Voici...Porte-lui de ma part un petit cadeau pour la Pâque!" Et il glissa dans mon sac un gros paquet de tarama!


                                Perles spirituelles.


" Géronda, lui dit un jour l'un de ses novices, j'ai un tiraillement.
- Eh bien, dis la prière:" Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur", et le démon qui t'inflige le tiraillement s'en ira aussitôt".

"Il convient d'abord de demander la purification des passions avant de progresser dans la vie érémitique. Un vase dont l'intérieur n'est pas purifié ne peut pas recevoir la myrrhe".

"Qui de nous peut à sa mort reposer dans une châsse d'or, pareil à Saint Niphon, dont les reliques sont enchâssées dans un reliquaire d'or? Celui-ci le peut qui est humble et content de toutes choses. Qu'on lui présente donc des fèves au réfectoire, il dit avec joie :"Des fèves, soit, j'en mangerai". Qu'on lui présente ensuite autre chose, cela aussi il le reçoit avec joie. Mais celui qui se plaint toujours, et qui en tout cherche son repos, son confort et sa volonté, celui-là ne peut espérer se voir à sa mort déposé dans une châsse d'or".

" De même que les journaux écrivent des pamphlets dirigés contre les célébrités et les personnes d'importance - rois, chefs d'Etats, dignitaires et autres-, et n'iraient souffler mot d'un vil charbonnier, de même aussi les sycophantes se tournent contre les hommes vertueux, et réputés pour tels, qui ne sont dignes au contraire que d'estime et de vénération".

"Les moines qui se lient à des gens du monde, s'ils sont parfaits décroissent en vertu, et s'ils sont imparfaits connaissent bien des chutes. Avec eux s'accomplit la parole de David :"Ils se sont mêlés aux mortels, et ils en ont appris les oeuvres" ( Ps. 105, 35).

"Veillons à nous garder purs des souillures de la chair. Celui qui tombe dans un péché charnel sent clairement que Dieu se détourne de lui. C'est pourquoi un homme qui a commis une grande iniquité, un crime peut-être, trouve encore l'audace d'entrer dans une église et d'y allumer des cierges. Mais celui qui a souillé sa chair n'ose même pas entrer pour vénérer les icônes".


                                       Son rayonnement.


L'extraordinaire figure de Callinique l'hésychaste, qui brillait de tant de charismes et de tant de vertus, constituait pour l'Athos une grande bénédiction de Dieu. C'était, dans ce désert de Katounakia qui surplombe la mer, comme si une colonne de feu se fût élevée pour répandre sa lumière sur tous ceux qui traversaient l'océan de la vie.

Combien de personnes vertueuses, et réputées elle-mêmes pour leur sagesse, ne s'inclinaient-elles pas devant sa grandeur spirituelle?
C'est ainsi que l'ascète russe papa-Parthène, naguère général de l'armée impériale, ainsi que le hiéromoine Théodose, ancien doyen de la Faculté russe, allaient souvent le visiter. Il venait aussi un autre ermite russe, que Dieu avait jugé digne d'un grand charisme : il embaumait en effet, et lorsqu'il arrivait, les disciples du Père Callinique s'approchaient tout près de lui, pour respirer l'odeur suave qu'il répandait alentour.

Le Père Athanase le Lavriote, ancien médecin de grande renommée, et fin lettré, que la foule de ses écrits avait également rendu célèbre, pour lequel le premier ministre français, Lemonnier, s'était, à bord de son yacht particulier, rendu jusqu'à la Grande Lavra, afin de l'honorer d'une décoration, ce célèbre Père Athanase, donc, venait, lui aussi, recevoir les conseils du Père Callinique.

Et lorsque le roi Constantin Ier, séduit par les oeuvres du célèbre écrivain Alexandre Moraïtidis, décida de le décorer à son tour, cet homme si pieux voulut d'abord avoir la bénédiction du Père Callinique. Il écrivit donc à celui qui naguère avait été son élève, le Père Gérasime Ménagias, le priant de demander en premier lieu l'avis de son Géronda. Et ce ne fut que lorsque le Père Callinique eut donné son accord que l'écrivain accepta enfin l'insigne royal.

En 1931, le périodique religieux russe :"Le Chrétien", publiait dans son onzième numéro les "Impressions de la Sainte Montagne" recueillies par le Père Pantéléimon, alors professeur de théologie à l'Académie de Saint Serge, non loin de Moscou, qui en 1912 avait, durant près de six mois, parcouru l'Athos. Il y fait, entre autres, mention du Père Callinique, dont il dit :
"J'ai connu là un être réunissant admirablement la prudence et l'expérience spirituelle, et qui témoigne envers les hommes d'une douceur et d'un amour sans pareils. Et cette richesse spirituelle, il la dispense d'abondance aux moines russes venus lui demander ses prières et son enseignement".

Et parmi les Russes, ce n'étaient pas seulement les moines, mais aussi les évêques qui accouraient auprès du Père Callinique, tel cet évêque Nicolas qui vint recevoir ses conseils spirituels, pour être aidé àmener à bien son oeuvre pastorale.

Tandis qu'il n'était encore que jeune moine lavriote, le Métropolite Denys, de Trikkis et de Stagies, fut jugé digne de visiter la cabane de Callinique l'hésychaste. Son Géronda, le Père Zosime, le prit en effet avec lui pour aller au désert visiter les ascètes, afin qu'ils en fussent édifiés spirituellement. Longtemps après, Monseigneur Denys parlait encore du Père Callinique le reclus:
"Il vous donnait l'impression qu'il portait en lui l'Esprit Saint, et que la Grâce de Dieu reposait sur lui. Son air en imposait, son visage était sanctifié...Toute son allure était celle d'un Saint. C'était un homme entièrement spirituel, austère et mesuré dans ses paroles, dont la pensée lumineuse était bien celle d'un véritable ascète...Citoyen du désert, il était ange dans un corps..."

Qui donc, au souvenir de cette extraordinaire figure, ne la garda pas profondément gravée dans l'esprit, comme la plus remarquable des figures spirituelles jamais rencontrées?


                                   Sa fin bienheureuse.


L'été 1930 trouva l'hésychaste alité. Le temps de son départ pour le Ciel approchait désormais. Sa propre maladie ravivait avec force dans son esprit le souvenir de son Géronda d'éternelle mémoire, le papa-Daniel. Car la maladie qui, il s'en souvenait maintenant, l'avait emporté, était la même exactement qui le visitait à son tour. Seulement, tandis que, pour son Père, elle n'avait duré que quinze jours, pour lui qui était d'une constitution plus solide, elle devait durer quarante jours.

La nouvelle de cette grave maladie affligea beaucoup les Pères, dont il était le consolateur et l'inestimable guide spirituel. Ils espéraient le voir guérir néanmoins. Mais son état ne paraissait pas s'améliorer.

Juillet tout entier se passa, et août arriva. Il faudrait plusieurs jours encore avant que ne sonnât l'heure de sa fin. La fête de la Transfiguration approchait, dont la mémoire, pour tout hésychaste, revêt une importance si particulière. Car ceux-là seuls qui ont voué leur vie entière à la sainte hésychia peuvent percevoir dans sa Gloire la nature divine de la lumière incréée, comme le caractère sublime du Thabor, et comme aussi le sens mystérieux de ces paroles :"Il fait bon demeurer ici" - toutes choses surnaturelles qui font les coeurs brisés. Pour Callinique l'hésychaste, ce saint jour de la Transfiguartion fut l'avant-dernier de sa vie sur terre.

Le 7 août 1930, le reclus allait défaire les liens de la chair, et s'envoler dans le libre infini vers la Jérusalem d'en haut, "notre mère à tous".

Les dernières heures de sa Vie furent plus saintes encore, s'il est possible, que n'avaient été le reste de ses jours - digne point d'orgue d'une vie angélique. Une secrète vision lui donna à comprendre que sa fin approchait. Un cortège de Pères Saints était venu à sa rencontre...Emu par cette divine visitation, il dit à son disciple:
- Va, mon enfant, préparer l'église, car les Pères Saints sont venus.

Sa joie était indescriptible : les Saints qui lui étaient si chers, et que toute sa vie il avait pris pour modèles et pour héros, voici - il en avait la preuve - qu'ils ne l'oubliaient pas non plus, à l'heure critique de sa mort. Dix minutes entières, avant que de rendre l'âme, les mains levées vers le Ciel, il contemplait ébloui leurs glorieuses et saintes figures qui l'accueillaient ainsi dans la Patrie éternelle.

" Ah, murmura-t-il doucement, je te rends grâces, mon Dieu, de ce que, lors même que je n'ai rien fait dans ma vie, je meurs Orthodoxe..."
Sur ces mots, il ferma les yeux. Empli de félicité, Callinique l'hésychaste, l'ermite reclus, remettait à Dieu son esprit,
 "lui qui avait méprisé les choses d'ici-bas, et qui n'avait passé que furtivement sur la terre,
mais qui toujours était demeuré amoureux des choses d'en-haut, et citoyen du Ciel".

Lorsque, trois années plus tard, l'on rouvrit la terre pour y prendre ses reliques, l'on y vit déposée cette douce teinte ambrée, qui est la faveur des Saints.


                                              FIN













                   

   

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