mercredi 29 avril 2020

Témoignage du Diacre Vladimir Roussak sur l'Eglise Soviétique.


ANDRE MILLER





TEMOIGNAGE
DU DIACRE VLADIMIR ROUSSAK
SUR
L'EGLISE SOVIETIQUE




EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
30 Bd de Sébastopol, 75 OO4 Paris




(QUATRIEME DE COUVERTURE)

Le diacre Vladimir Roussak a été emprisonné dans les camps en URSS pour avoir écrit un livre sur l'histoire de l'Eglise Russe au XXème siècle. Ce livre témoigne des persécutions dont elle a été victime de la part du Régime Soviétique depuis 1917. A l'occasion du Milléniare du Baptême de la Russie et pour honorer la mémoire des Nouveaux Martyrs, la Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas publie l'étude qu'André Miller, historien, a consacrée à cet ouvrage.







LES NOUVEAUX MARTYRS
et le
SECOND BAPTEME DE LA RUSSIE




En cette année 1988, nous fêtons le Millénaire de la Russie, la conversion de saint Vladimir et de son peuple grâce au zèle missionnaire, vraiment apostolique, de l'Eglise Mère de Constantinople qui transmit, pure et inaltérée, à la Russie, la foi orthodoxe des Saints Pères.


L'Eglise de Russie, comme tant d'autres Eglises locales, a connu des périodes spirituelles plus ou moins difficiles, et cela indépendamment des événements historiques et politiques. Affaiblie, asservie, dominée par les Mongols, combattue par les hétérodoxes et par l'uniatisme, l'Eglise russe est restée fidèle et d'une immense piété pour le Christ, le vrai Dieu. Plus tard, libre, impériale, elle est tombée partiellemnt, à partir de Pierre le Grand, dans la tiédeur religieuse, préférant souvent la mode occidentale à l'héritage patristique.


Cette chute spirituelle de la Russie, ou d'une grande partie de la hiérarchie ecclésiastique, a été souvent décrite et analysée par les théologiens russes eux-mêmes. Ainsi, l'un des Nouveaux Martyrs, l'Archevêque Hilarion Troïstsky écrivait dans son livre : " Le christianisme ou l'Eglise?" que : " Durant l'époque douloureuse pour l'Eglise du règne de Pierre Ier, la haute société russe s'est éloignée de la vie de son Eglise pour vivre selon la mode des autres peuples de l'Europe". Cette infiltration fut la cause, selon l'Evêque Hilarion, d'influences spirituelles étrangères à la tradition patristique orthodoxe : " Cette haute société russe n'a pu éviter de tomber aussi dans le domaine religieux sous l'influence des confessions occidentales... La hautaine idéologie occidentale de l'amour de soi a pénétré de plus en plus dans notre communauté".


Quelques années après la catastrophe de la Révolution, un autre théologien, dans l'émigration, le Père Georges Florovsky, faisait, dans son livre "Les voies de la Théologie russe", l'historique de cette "chute", l'attribuant à l'éloignement de la tradition patristique : " Je suis convaincu, disait-il, que la cassure intellectuelle avec la tradition patristique et byzantine a été la cause principale de tous les "arrêts" et de tous les échecs dans le développement de la Russie".
D'autres théologiens, après le Père Florovsky, ont souligné des faits essentiels comme la persécution, à partir du XVIème et du XVIIèmesiècles de la prière hésychaste considérée comme du messalianisme; d'autres encore ont insisté sur la transformation du rôle de l'épiscopat après Pierre le Grand : l'évêque se fonctionnarise, il cesse d'être un "déifié", un "père spirituel", pour devenir un administrateur au service de l'Etat - ce qui est totalement contraire à la tradition orthodoxe.


Nous ignorons à quel point la piété du peuple orthodoxe en Russie a été touchée par une telle évolution de l'Eglise au XVIIème, XVIIIème et même XIXème siècle, mais nous pouvons mesurer dans les "dogmatiques" latinisantes que l'enseignement des Académies théologiques était loin d'avoir la pureté de celui que les hiérarques grecs transmirent à la Russie de Vladimir.




LE RENOUVEAU HESYCHASTE
au XVIIIème et XIXème siècles.


Vers la fin du XVIIIème siècle, la Russie a cependant retrouvé partiellement la tradition hésychaste et monastique de l'Eglise orthodoxe. Le zèle inspirateur d'un tel retour à l'enseignement patristique authentique a été le bienheureux starets Païssius Vélichkovsky, qui se rendit sur la Sainte Montagne de l'Athos pour être initié à la prière par excellence, la prière du coeur, qui s etransmettait encore de Pères en fils spirituels comme le trésor des trésors.


En réintroduisant la Philocalie en Russie le bienheureux Païssius a été véritablement un nouvel illuminateur de la Russie, parce qu'un christianisme qui ne s'applique pas de toutes ses forces à l'union avec Dieu, à la perfection que les Pères appellent déification, est un christianisme mort, ou un faux christianisme.


La postérité du bienheureux Païssius a été immense, puisqu'une multitude de monastères ont été fondés ou restaurés spirituellement par ses disciples directs ou indirects : saint Séraphim de Sarov, le bienheureux évêque Théophane le Reclus, la lignée unique des starets d'Optino, et tant d'autres ont ainsi retrouvé la tradition hésychaste.


Malgré les persécutions des "académies", et la méfiance d'une partie de la hiérarchie, les moines hésychastes, ces starets de toute la Russie, ont préparé spirituellement le peuple à la plus grande persécution de la foi que l'Eglise orthodoxe ait jamais connue. Le bienheureux starets Ambroise d'Optino et saint Jean de Kronstadt ont été connus de toute la Russie, des puissants et des faibles, des riches et des pauvres : ils ont été les pères spirituels capables de préparer leurs enfants à la couronne du martyre - annonçant, prophétisant même les malheurs à venir. Ils ont initié les vrais chrétiens de Russie à l'"illumination" qui venait, au second baptême de la Russie, celui du martyre, dans lequel il n'y a plus eu aucune place pour la tiédeur et la modération spirituelle.


Les Nouveaux Martyrs sont la gloire de l'Eglise orthodoxe, à laquelle par leur confession de foi, ils rendent témoignage; ils sont, il faut le dire aussi, la honte de beaucoup d'orthodoxes qui les ignorent volontairement parce qu'ils ne veulent qu'une orthodoxie culturelle, relativisée, sans ascèse, proche des confessions occidentales souvent affadies et mondaines.


LE TEMOIGNAGE DES NOUVEAUX MARTYRS


Les Nouveaux Martyrs russes n'ont pas été uniquement les victimes d'un pouvoir athée, hostile à Dieu, et qui voit dans la religion la forme même de toute aliénation. Ils n'ont pas été seulement les victimes d'un millénarisme étranger au christianisme. Si l'on veut confesser la vérité, il faut dire aussi qu'ils ont été également les victimes d'"orthodoxes", de "faux-frères", qui les ont combattus, dénoncés ou trahis. Autrement dit, l'histoire tragique de la persécution des chrétiens en Russie n'est pas d'abord une question politique liée à l'avènement du bolchévisme; c'est d'abord et avant tout une question ecclésiastique; et cette question ecclésiastique n'est pas liée seulement à la Russie.


La maladie qui s'est déclarée de façon si violente en 1917 en Russie, couvait depuis longtemps, à l'intérieur même de l'Eglise russe; elle se caractérisait essentiellement par une volonté de réforme moderniste, de transformation de l'orthodoxie que l'on voulait rendre plus "mondaine", plus sociale, moins rigoriste, moins ascétique.


Ce courant a pris en Russie, très vite, la forme de l'Eglise vivante, cette Eglise soumise au pouvoir soviétique, qui appliqua son programme moderniste : mariage des évêques, critique du monachisme traditionnel, abandon du calendrier ecclésiastique, engagement politique... Cette "Eglise vivante" fut activement soutenue à l'extérieur de la Russie par le Patriarcat de Constantinople qui la reconnut et la défendit au point de demander au saint Patriarche Tykhon de se retirer. Une telle intercommunion entre l'Eglise vivante et le patriarcat de Constantinople ne fut certainement pas un hasard, mais l'expression d'une même évolution vers le réformisme et le modernisme.


En 1920, en effet, l'Eglise de Constantinople publia une célèbre Encyclique où le programme de l'Eglise vivante se retrouvait tout à fait : transformation du monachisme, changement du calendrier, rapprochement avec les autres "Eglises"; ainsi, pour la première fois, la fameuse "théorie des branches" faisait son entrée dans une Eglise locale.


En Russie comme en Grèce ce modernisme, ce réformisme fut combattu, le peuple et le patriarche Tykhon refusant en Russie l'Eglise vivante, le peuple, puis quelques évêques, n'acceptant pas en Grèce la réforme du calendrier par laquelle le programme de l'Encyclique de 1920 commençait à être appliqué. La maladie, dans les deux cas, prenait des formes différentes, mais pour conduire au même but : la transformation radicale de l'orthodoxie traditionnelle et patristique. L'Eglise vivante ne fut pourtant pas la pire épreuve de l'Eglise russe.


LE SERGIANISME ET L'EGLISE DES CATACOMBES


Devant l'échec de l'Eglise vivante qui n'attirait pas à elle le peuple et les prêtres, le pouvoir soviétique réussit à obtenir l'allégeance du Métropolite Serge, qui dans sa déclaration du 29 juillet 1927, en pleine persécution de l'Eglise par les Bolcheviks, exprimait "sa gratitude à l'Etat soviétique pour sa grande sollicitude à l'égard des besoins religieux du peuple orthodoxe" et, surtout, instituait un synode soumis au pouvoir, sans l'accord des autres évêques, emprisonnés pour la plupart. Le caractère peu canonique d'une telle action - véritable coup d'Etat ecclésiastique -, et le sentiment que le Métropolite Serge s'apprêtait à faire, avec un emballage plus conservateur, une nouvelle Eglise vivante, provoqua une séparation dans l'Eglise russe, séparation qui demeure jusqu'à nos jours.


En effet, un certain nombre d'évêques, de prêtres et de fidèles, voulant préserver la liberté spirituelle de l'Eglise russe, rompirent toute communion ecclésiastique avec le Métropolite Serge et son Synode. Le Métropolite Joseph de Petrograd prit la tête du mouvement de ceux qui refusaient de mentionner Serge aux Dyptiques de l'Eglise comme tête de l'Eglise russe. Le Métropolite Joseph bénit "la bonne décision de ces zélotes de la vérité du Christ". Puis, dans son "Epître à un archimandrite de Petrograd", le Métropolite Joseph assuma et expliqua le sens de la rupture avec le Métropolite Serge : " Ce n'est pas nous qui entrons dans le schisme en ne nous soumettant pas au Métropolite Serge, mais vous qui lui obéissez qui entrez avec lui dans l'abîme de la condamnation de l'Eglise... Et ne me dites pas que la grande masse n'est pas pour moi; jamais je ne me considérerais comme un schismatique, même si je devais rester seul, comme l'un des saints confesseurs l'a fait" ( saint Maxime).


Le Métropolite Joseph de Petrograd ne resta pas seul, il fut suivi par une multitude de pieux évêques, dont les plus connus sont Dimitri de Gdov, Maxime de Serpukhov, Alexis Bui de Voronezh, Victor de Glazov, André d'Ufa etc...


Tous ces évêques furent excommuniés par le Métropolite Serge qui nia la présence des sacrements et de la grâce divine chez ceux qui s'étaient séparés de lui.


De même, ces évêques des catacombes rejetèrent totalement le sergianisme, le considérant comme un schisme, une séparation de la véritable Eglise du Christ. Même dans les "goulags", en particulier dans le fameux camp de Solovki, il n'y eut pas de communion de prière entre les "sergianistes" et les "joséphistes".


Tous ceux qui suivirent la voie étroite des catacombes furent tôt ou tard condamnés à la déportation et à la mort; ils sont ainsi vénérés en Russie parmi les Nouveaux-Martyrs. Jusqu'à aujourd'hui leur oeuvre se perpétue dans la petite, mais confessante Eglise des catacombes.


Quant à l'Eglise soviétique du Métropolite Serge, elle obtint du Régime, grâce à la situation nouvelle créée par la Seconde Guerre Mondiale, le droit de prendre le titre de Patriarcat de Moscou. A Serge ont succédé les patriarches Alexis et Pimène. Le Patriarcat de Moscou réussit pourtant à se faire reconnaître de toutes les Eglises "officielles" comme représentant l'Eglise Russe, et la lutte de l'Eglise des catacombes fut totalement ignorée par ces Eglises, de même que l'existence des Nouveaux Martyrs.


Ainsi, dans son voyage en URSS de décembre 1987, le Patriarche Dimitri de Constantinople n'a pas publiquement dit le moindre mot sur les persécutions de la foi en Russie. Dans le même temps il est intéressant de ramarquer que la prophétie des évêques antisergianistes de 1927 s'est accomplie : l'Eglise soviétique, après la Seconde Guerre Mondiale, est venue peu à peu aux grandes thèses de l'Eglise vivante et de l'Encyclique de Constantinople de 1920 : elle a adopté la "théorie des branches", elle est rentrée dans le Conseil Oecuménique des Eglises, et elle soutient activement la préparation du fameux concile qui veut réformer l'orthodoxie; comme en 1923, le réformisme de Constantinople et celui de Moscou prennent en étau toute l'orthodoxie.


LE JUGEMENT DE L'HISTOIRE


L'action du Métropolite Serge en 1927 et par la suite a été, pour le moins, appréciée de façon très différnte. Certains l'ont loué très profondément, comme W. Lossky, qui voyait en lui "un père de l'Eglise", et celui qui, malgré tout, avait sauvé l'Eglise russe. D'autres ont condamné son action sans condamner totalement le patriarcat soviétique; d'autres enfin ont adopté la position de l'Eglise des catacombes.


Les historiens manquent sans doute de documents écrits pour juger l'activité du Métropolite Serge; pourtant, ces dernières années, un certain nombre de témoignages importants nous sont parvenus. Le rôle du patriarcat de Moscou dans la persécution des orthodoxes est très souvent dénoncé par ces documents. La plupart viennent de membres dissidents de l'Eglise soviétique; certains, plus rares, de milieux plus proches des "catacombes".


Certains de ces documents sont accessibles comme les lettres du dissident Boris Talantov mort en 1970, qui affirmait que le Métropolite Serge n'avait rien sauvé en réalité, et qu'il avait été le pur et simple jouet du Régime; de même le patriarcat soviétique lui semblait surtout se caractériser par un esprit de compromis qui le conduit à se faire le complice de la persécution religieuse en Russie.


Plus important encore a été le livre du Diacre Roussak, qui a eu accès aux archives du Patriarcat soviétique, et qui a publié l'histoire de l'Eglise en Russie depuis la Révolution : pour avoir voulu dire publiquement ce qu'il avait découvert dans les archives du Patriarcat, le Diacre Roussak a été condamné à cinq ans de détention et à sept ans de rélégation. Grâce à André Miller, qui est historien de formation, et surtout un orthodoxe zélé et attentif à tout ce qui s epasse en Russie, nous pouvons présenter une étude du livre de Roussak qui sera précieuse à tous ceux qui ne sont pas russophones. Nous le remercions de tout coeur, car le bien qu'il fait ainsi à tous, est bien fait selon la recommandation de saint Basile le Grand : " Le bien n'est bien que lorsqu'il est bien fait".


Nous devons encore signaler le témoignage sur l'Eglise Soviétique du prêtre Wladimir Schibaieff, récemment venu d'URSS, qui dans le numéro 3722 du 29 avril 1988 de la "Pensée Russe", donne son récit sur la situation en Russie. Nous avons rendu compte de cet article dans La Lumière du Thabor n° 18.


Enfin nous tenons à remercier le prêtre Vassili, qui est un prêtre russe excellent spécialiste de la Russie d'aujourd'hui, et qui a bien voulu nous donner une courte mais dense introduction, ainsi que Monsieur Nicolas Miller pour les précieux conseils qu'il nous a prodigués.


Que le nom du Seigneur qui viendra juger les vivants et les morts et rendre à chacun selon ses oeuvres soit béni et qu'il daigne nous faire miséricorde. Amen.


Fraternité Orthodoxe
Saint-Grégoire-Palamas.






INTRODUCTION DU PERE VASSILI


Le Père Vladimir Roussak est né en 1949 dans la période difficile de l'après-guerre. Comme beaucoup d'autres jeunes gens de cette époque, il est venu au Seigneur et à Sa Sainte Eglise par un chemin complexe et difficile.


Le livre "Témoin à charge" est un clair exemple du fait que, dans l'Etat athée contemporain, le croyant orthodoxe peut confesser devant Dieu et les hommes la vérité profonde du martyre : souffrances et confession en Christ sont les fondements de la Sainte Eglise.


L'emprisonnement du Diacre Vladimir Roussak témoigne de cette vérité qu'il décrit dans son ouvrage. Sa foi inébranlable, son espérance en Dieu, lui donnent la force de résister face à la puissance soviétique anti-dieu. Les éléments contenus dans "Témoin à charge" retracent d'un point de vue historique et spirituel l'histoire de l'Eglise orthodoxe depuis 1917 et jusqu'au seuil de son millénaire.


Ce qui est étonnant, c'est de voir que le martyre et la confession des premiers siècles du christianisme, dont nos coeurs gardent le souvenir, rejoignent les exploits du christianisme du XXème siècle, avec la confession de Vladimir Roussak lui-même. Les frontières du temps semblent abolies.


L'amour du Christ et de son Eglise efface les frontières périssables du temps, ne laissant que l'essentiel, donnant tout de lui-même à Notre Seigneur Jésus Christ et à Sa Toute Pure Mère.


C'est une voie difficile que celle d el'homme qui refuse le compromis, qui ne cède pas à la tentation de "vivre comme tout le monde".


Précisément, cette voie, cette vie, ce partage qui est celui de Vladimir Roussak, témoigne de l'unité de l'Eglise. Précisément, son action consiste à rassembler dans la Vérité ceux qui cherchent le Seigneur; elle les appelle sur le chemin étroit, épineux et solitaire qui mène vers le Seigneur.


Aujourd'hui, il y a encore des chrétiens qui se souviennent de quelques martyrs et confesseurs de l'Eglise Orthodoxe Russe d'après Octobre 1917. Les témoignages sur la vie des Nouveaux Martyrs ne font que commencer. L'histoire spirituelle et ces nouvelles vies de saints rendent témoignage d'un organisme vivant : l'Eglise, Corps du Christ.


En prenant connaissance du contenu de ce livre, nous devons nous souvenir qu'il existe, entre ceux qui s'y trouvent décrits et nous, une union étroite de prière et de secours spirituel.


Dans cette année du millénaire du baptême de la Rouss', la parution du livre "Témoin à charge" constitue un événement majeur de cette commémoration.


L'Eglise Orthodoxe Russe est vivante et joyeuse par les prières de ses saints Nouveaux Martyrs et confesseurs de la foi.


Ptêtre Vassili




LE TEMOIN A CHARGE WLADIMIR ROUSSAK
Un Exemple de Glasnost Chrétienne (1)


(1) : ( On peut et on doit écrire au diacre Roussak, actuellement en détention. C'est le seul moyen d'obtenir peut-être sa libéréation : URSS 6 18801, Permskaia Obl., Tchusovskoi R.n, St Vsesviatskaia, Vtch. V. S. - 389/ 35, Vladimir Roussak).


La situation dramatique de l'Orthodoxie en URSS a été l'objet de multiples travaux où le pire côtoie le meilleur (2).
(2) : ( Ouvrages du Père Polski, de Lev Regelson, Pospielovski, Andreyev...).
Cette abondance relative donne l'illusion trompeuse que tout ou presque a été dit et écrit dans ce domaine. La publication d'un énième ouvrage semble même superflue à moins de contenir des révélations exceptionnelles. Or tel n'est pas vraiment le cas du livre de Vladimir Stepanov, " Témoin à Charge, l'Eglise et l'Etat en Union Soviétique" (3).
(3) : ( Multilingual typesetting, 56 Rockland Lake Park, Valley Cottage, N. Y., 10989).
Et les esprits chagrins de s'en plaindre hypocritement, oubliant volontiers que des informations connues peuvent produire autre chose qu'un nouveau livre : un livre nouveau. L'auteur lui-même ne s'en cache pas : sans prétendre exposer des "idées neuves", il s'agit cependant d'une "information nouvelle" car "des faits épars n'ayant presqu'aucune signification par eux-mêmes et ne pouvant s'exprimer d'une voix vivante et forte qu'en relation avec d'autres faits, seront ici pour la première fois rassemblés et inclus dans un ensemble plus ou moins cohérent". " Ce n'est pas une histoire..." mais "en grande partie une antholigie de faits, une mosaïque d'événements historiques concernant la période contemporaine de l'évolution de notre Eglise".


C'est-à-dire, dans notre jargon actuel, une lecture nouvelle. A première vue seulement, car l'auteur est trop modeste ou préjuge trop de nos connaissances sur la réalité soviétique. En réalité, l'ouvrage renferme de très nombreuses informations, notamment sous forme de statistiques, très peu connues car publiées dans des revues spécialisées, "pointues", ou au tirage confidentiel, et même quelques révélations inédites. Le lecteur sincèrement intéressé par le sort des chrétiens de Russie et non par de quelconques polémiques politico-religieuses ne sera pas déçu. La personnalité de l'auteur aussi bien que les thèmes abordés ne peuvent que retenir l'attention de l'"honnête homme" dans tous les sens de cette expression.




1. Vladimir Roussak ou la Glasnost authentique.
Sous le pseudonyme de Stepanov se cache en fait un diacre de l'Eglise orthodoxe russe, Vladimir Roussak, né en 1949 et condamné en 1986 à sept ans d'internement suivis de cinq ans de déportation. De fait, d'un point de vue soviétique, son passé est très lourd (4).
(4) : ( Cf. Praloslavnaia Rouss', en russe, & (1333), 1/87, Jordanville, NY 13361, USA).
Issu d'une famille orthodoxe, ce qui est déjà grave, il termine l'Académie théologique par un doctorat sur l'histoire de l'Eglise russe et participe à la rédaction du Journal du Patriarcat de Moscou. Parallèlement, il poursuit des recherches sur la religion orthodoxe en période soviétique, sujet épineux et douloureux s'il en fut en URSS. L'autorité religieuse, informée, s'inquiète : l'archevêque de Volokolamsk Pitirim, principal rédacteur de la revue et père spirituel de l'auteur exige la destruction pure et simple du manuscrit! Le refus entraîna le renvoi de V. Roussak de la rédaction et son "exil" dans une paroisse de Vitebsk, tandis que le manuscrit achevé en 1980 se retrouvait en Occident sans y être publié, mis à part quelques extraits (5).
(5) : ( Vestnik R. Kh. D., 140, III-IV/ 1983, p. 255, en russe).


A Vitebsk, le diacre Roussak dont la foi était décidément trop ardente pour taire ce qu'il avait découvert dans les archives, prononça un sermon (6) dans lequel il ne cela rien de la réalité du régime communiste, de ses pompes et de ses oeuvres :
(6) : (Idem, p. 243)
suspendu de son ministère, reclus dans un monastère, ses documents et surtout la dernière version de son ouvrage ( plus de 3 000 pages dactylographiées!) sont saisis ( janvier 1983). Quand il rentre à Moscou, les représentants du Patriarcat exigent en préalable à toute réintégration une autocritique dans le genre de celle du P. Doudko. Et, mis en demeure de justifier leurs accusations, ils s'empressent d'ajouter que, le moment venu, ils trouveront toujours un règlement canonique approprié pour le condamner! Le métropolite Philarète de Minsk, exarque pour l'Europe occidentale et donc personnalité en vue dans le mouvement oecuménique, avec laquelle les responsables religieux européens, catholiques, protestants, orthodoxes, ont don fréquemment affaire, se révèle à cette occasion un auxiliaire zélé du KGB. Contre son diacre il donne toujours raison aux autorités soviétiques et tente de lui extorquer ce qu'elles n'ont pu obtenir de lui, usant de termes et de questions similaires à ceux des policiers remarque, sceptique, V. Roussak. Personne ne nie véritablement la réalité des faits relatés dans son ouvrage mais tous, principalement le métropolite, ne s'inquiètent que d'une chose : le texte sera-t-il publié en Occident et, surtout, paraîtra-t-il avant la réunion de Vncouver du Conseil Mondial des Eglises?


A cette assemblée cependant Roussak adressera une lettre ouverte dénonçant les persécutions communistes et la forfaiture des délégués officiels du Patriarcat soviétique qui y siègent dans le seul but de servir le pouvoir athée et de cacher la vérité : et ils réussissent parfaitement une nouvelle fois en étouffant l'affaire ( juillet 1983). Mais cette lettre révèlera son nom au monde tout en scellant son sort. Afin d'éviter les poursuites pour vagabondage et parasitisme, il est obligé d'exercer plusieurs métiers ( gardien, manutentionnaire...), même si servir la société soviétique sans-Dieu lui "répugne jusqu'à la nausée".


Plusieurs arrestations suivent, correspondant chacune à la présence dans la capitale de délégations étrangères susceptibles d'être contactées. En vain tente-t-il d'obtenir le droit d'émigrer, tout en remplissant la condition posée par les autorités : une invitation venue d'Occident.


Le 22 septembre 1986, il est lourdement condamné pour "agitation et propagande" anti-soviétiques. Camp et déportation, voilà ce que l'on risaue quand on conduit des recherches historiques indépendantes dans l'URSS de la prétendue "péréstroïka" (7).
(7) : ( Reconstruction, réorganisation).


Les écrits de V. Roussak nous livrent la clé de son action, le ressort de son inébranlable fermeté sur la voie douloureuse qu'il s'est tracée, par l'insistance avec laquelle il dénonce les silences et les mensonges utiles, ou prétendus tels, des chrétiens mêmes : " Il est temps de dire la vérité sur nous-mêmes. L'Eglise russe est obligée de le faire. Cette vérité sur l'Eglise devait être dite dès le tout début;;; mais l'Eglise se tait. Elle se tait ou ne dit pas ce qu'elle pense, mais ce qu'on la force de dire. Voilà pourquoi seuls quelques enthousiastes disséminés s'expriment, guidés par leur conscience, une saine conscience".


Tel est le devoir de vérité des chrétiens et toute la conduite de V. Roussak face au pouvoir et à ses serviteurs en gabardine de cuir du KGB ou en soutane montre qu'il ne s'y dérobe pas.


Mission impérative, sacrée, jusq'au martyre s'il le faut : " Ils ( les Nouveaux Martyrs russes) nous ont montré comment doit se comporter le chrétien dans les conditions actuelles. En outre, par leur force spirituelle, ils ont rafraîchi et raffermi l'organisme de l'Eglise et révélé les limites de la puissance des athées. Comme chrétiens nous ne pouvons éviter le calice qui nous est préparé en tant qu'enfants de Dieu. Nous ne pouvons rejeter de nos épaules la Croix que nous avons prise avec le Nom du Christ. Et alors? Serions-nous supérieurs au Christ qui eut la Croix sanglante? Peut-on vraiment s'imaginer que grâce à une certaine habileté nous arriverions à rester chrétiens, à plaire aux sans-Dieu, à vivre sans soucis et à resspecter la Loi du Christ? Peut-être serions-nous meilleurs que les Apôtres dont les chemins sur cette terre s'achevèrent presque tous dans le martyre - et leur vie même fut loin d'être confortable. N'étaient-ils donc pas dignes d'un sort plus heureux sur cette terre? Et nous, nous pourrions donc vivre ici-bas sans tracas ni souffrances et espérer obtenir, pardonnez l'expression, une petite place bien chauffée dans la vie future? (8)
(8) : (Idem, p. 243).


V. Roussak propose donc une "glasnost" authentique (9), ayant pour mission de faire jaillir la vérité en brisant la gangue d'acier qui l'enserre depuis 70 ans.
(9) : ( Le fait de parler, de rendre public).
Une glasnost sanctionnée et de ce fait justifiée par le martyre car elle ne manquera pas d'attirer les foudres du pouvoir et les pires persécutions. Et qui est donc antinomique de la glasnost de Gorbatchev, sinistre falsification visant à maquiller la vérité, à revêtir le mensonge d'habits neufs et dont les serviteurs, loin de risquer le martyre, se révèlent bourreaux et persécuteurs.


Et le livre "Témoin à charge" constitue la participation d'un diacre orthodoxe courageux et sincère à ce devoir sacré de vérité. Il se présente sous l'aspect d'un volume de 350 pages qui forment la première partie de l'ouvrage.


Tout le long de son étude, l'auteur reste fidèle à son projet de rassembler des faits jusque là épars, complémentaires ou contradictoires, mais dont le brassage, l'interpénétration, éclairent soudain d'une lumière nouvelle des coins laissés dans l'ombre ou mal mis en évidence par les travaux précédents. Ce n'est donc pas une histoire événementielle, même si elle demeure bien ancrée dans la chronologie. Sans invoquer la "nouvelle histoire", on peut cependant saluer les tentatives de dépasser la simple apparence des faits, de scruter plus profondément, y compris dans les mentalités et les ressorts qui expliquent l'action du peuple chrétien, des responsables religieux, des persécuteurs... ainsi que l'usage abondant des statistiques très éclairantes. D'où un ouvrage légèrement touffu, un peu désordonné mais tout à fait passionnant.


Le texte s'ordonne autour de cinq chapitres correspondant chacun à un thème bien précis, l'ensemble traçant un tableau très suggestif du sujet choisi par V. Roussak et qui rappelle le sous-titre : " L'Eglise et l'Etat en Union soviétique";


" Le Signe du Temps" constitue une sorte d'introduction sous forme de réflexion générale sur les fondements de la Révolution, de l'Etat bolchevique et des relations avec l'Eglise. Dans " Politique, Tactique, Pratique", l'auteur dissèque le fameux décret de séparation de l'Eglise et de l'Etat et ses dramatiques conséquences avant d'aborder, dans le "Chemin de Sang", les étapes cruelles du chemin de croix de l'Eglise orthodoxe russe. Les deux derniers chapitres sont consacrés à la douloureuse question du vandalisme soviétique appliqué au patrimoine que des générations d'Orthodoxes ont créé, rassemblé, entretenu avec amour pendant mille ans : " Les Propriétés de l'Eglise" et "Les coupoles d'Or".


Un index bienvenu car si rare dans ce genre d'étude termine la partie textuelle de l'ouvrage. Dommage qu'il n'aborde ni les thèmes ni les noms de lieux. Enfin un très précieux et émouvant album photographique de 52 pages nous restitue la galerie de 208 hiérarques orthodoxes russes presque tous assassinés par le pouvoir soviétique entre 1918 et 1950.




2. Les racines du mal.


En ciblant très précisément les relations Eglise-Etat, V. Roussak est inévitablement amené à se pencher d'abord sur les fondements idéologiques et éthiques du nouveau régime et sur leur compatibilité avec le christianisme. La pratique aussi bien que les déclarations des responsables bolchéviks permettent de dégager les deux constantes inébranlables du système soviétique.


a) La violence, l'usage de la force.


Non pas une violence involontaire, provisoire, due aux dures circonstances du moment, mais une violence raisonnée et pensée, considérée comme obligatoire et bienfaisante même hors de toute nécessité. La force comme autorité suprême de la révolution. Une véritable mystique de la destruction élevée au rang de fête et d'art. Pour Lénine, la révolution est le plus grand acte créateur et il aimait à y entendre une musique particulière ( celle des fusillades? s'interroge Roussak). D'autres la sentaient comme une poésie. La destruction devient création et même science vivante, en mouvement. La "locomotive de l'Histoire" passe sur la Russie, broyant tout sur son passage : on tue, on pille, on démolit, peu importe; tant mieux même, puisque " la passion d ela destruction est une passion créatrice" selon Bakounine.


Le monde est l'ennemi de la révolution. Pour triompher, elle a besoin de révolutionnaires ayant rompu avec toutes les conventions du monde : lois, habitudes, règles morales... Sûr comme il l'est de son désintéressement, puisqu'il oeuvre pour un monde meilleur à offrir aux générations futures, et donc de sa supériorité morale sur les "conservateurs", rien ne doit ni ne peut l'arrêter dans sa quête destructrice de l'ordre ancien : le sang, le fer, le feu pour anéantir la Russie Orthodoxe.


Certains tentent de justifier cette violence par l'injustice sociale et économique de l'Ancien Régime russe. Rousssak montre l'usage qui a été fait de cette aspiration : les bolchéviks en ont usé et abusé, promettant la distribution générale et égalitaire des biens détenus par les "exploiteurs". " Les "masses", poussées par l'avidité, la jalousie, la haine, se sont jetées sur les propriétaires, certaines de leur supériorité morale, puisqu'elles étaient pauvres et "exploitées". Par le meurtre, le vol et l'arbitraire le plus complet, elles entendaient s'approprier les richesses du pays. Aucun motif idéologique ne les a guidées dans leur participation à la révolution, mais bien les instincts les plus bas admirablement manipulés par les bolchéviks.


L'auteur dénonce cette manière de concevoir la justice et l'équité matérielle : se fondant sur Aristote et les penseurs grecs, il démontre "l'inégalité de la justice" qui ne peut traiter uniformément des gens inégaux mais doit tenir compte principalement des mérites de chacun. De plus, la révolution qui se fait au nom de la justice doit être exempte de tout mensonge à la base et, si elle veut répartir équitablement les richesses, elle doit être désintéressée. Or, la révolution bolchévique se fonde sur d'innombrables victimes innocentes et son moteur est l'avidité et la haine. Quelle justice véritable peut-on espérer? Celle-ci ne s eréalisera que si l'initiative vient d'en-haut, des possédants, de leur sacrifice volontaire. De ce fait, ce n'est pas la violence mais la transformation personnelle de chacun, la lutte contre le stendances égoïstes et haineuses qui fonderont la justice authentique. Les communautés chrétiennes primitives avaient réalisé cet idéal grâce à l'Amour et à la Foi, sans luttes de classes ni violence.




b) La haine de la religion.


Dès les premières heures, la révolution s'en prend à l'Eglise avec acharnement. Riche, prospère, elle n'est qu'un propriétaire comme les autres qui exploitent les "masses" et les maintiennent sous le joug social et économique. A leur exemple, elle doit être liquidée et ses biens revenir au peuple.


Le temps passant et les divesres forces d'opposition disparaissant dans les vagues de répression aveugles, l'Eglise reste la seule force indépendante du régime : les révolutionnaires la dépeignet sous les couleurs d'un rassemblement de traîtres, d'espions, d'ennemis du peuple à un moment où la patrie du socialisme et d ela révolution serait prétendument assiégée par les forces réactionnaires du monde entier.


En fait, et V. Roussak n'est pas dupe, la richesse de l'Eglise et la théorie de l'encerclement capitaliste ne sont qu'arguments commodes pour anéantir la religion, et camoufler le problème fondamental : l'Etat athée ne peut en aucun cas cohabiter avec l'idée religieuse.


c) Quels rapports l'Eglise peut-elle nouer avec un Etat qui se fonde sur l'athéisme et la violence?


V. Roussak s'insurge contre la tentation de justifier l'injustifiable. Idéologues soviétiques et théologiens du Patriarcat officiel, se référant au célèbre passage de l'Epître aux Romains de saint Paul ( Rom. 13, 1), qu'ils paraphrasent sous la forme de "toute autorité vient de Dieu" afin de le rendre encore plus favorable à leur thèse, en déduisent l'obligation pour les chrétiens de se soumettre loyalement et totalement au pouvoir soviétique! Voilà qui est bien commode, mais il est vrai que, même en Occident, certains "penseurs" orthodoxes, et non des moindres, font la même analyse. Analysant les conditions historiques régnant à l'époque de cette épître, faisant appel à de nombreux passages des Evangiles et aux nombreux exemples fournis par la vie des Apôtres, Roussak prouve que la soumission à des autorités est en effet exigée ainsi que le rejet de toute violence dans les relations sociales et donc de la révolution. Il n'y a pas de violence "juste" d'un point de vue chrétien, malgré les assertions des théologiens soviétiques qui essaient ainsi de légitimer la révolution bolchévique. L'auteur leur oppose saint Jean Chrysostome et même l'évêque Serge, futur "patriarche" et laudateur de Staline. Chemin faisant, il égratigne Lévitine-Krasnov, dissident orthodoxe célèbre pour ses travaux sur les rénovateurs et l'Eglise russe, mais qui envisage volontiers que des chrétiens admettent la révolution d'octobre.


Cependant, la soumission exigée est conditionnelle. Saint Paul le rappelle à maintes reprises : César doit être le serviteur de Dieu. Or, l'Etat soviétique ne peut se targuer ni d'être le serviteur de Dieu ni de bannir la violence! Dans ces conditions, un autre principe doit nous guider : " Il vaut mieux obéir à dieu qu'aux hommes" ( Actes 5, 29). Et telle était au début la position de l'Eglise orthodoxe et du Patriarche Tikhon, qui ne reconnaissaient ni la révolution, ni le pouvoir bolchévik, avant que ceux-ci ne les prissent en main.


D'ailleurs toute l'histoire de l'Eglise orthodoxe dément ce mythe d ela soumission inconditionnelle aux autorités. L'Eglise de Constantinople sut résister aux empereurs qui voulaient lui imposer l'iconoclasme ou, plus tard, l'"union" avec Rome. Dans son conflit avec Ivan le terrible, le Patriarche russe Philippe n'hésita pas à aller jusqu'au sacrifice ultime. Face au pouvoir soviétique se dressa l'Eglise des Catacombes.


Quoi qu'il en soit, c'est sur des relations empoisonnées qu'allaient s'édifier les relations Eglise-Etat en URSS.


3. " Le chemin de sang".


Avec l'arrivée au pouvoir de Lénine la Russie rentre dans un cauchemar sanglant. Elle est comme happée par un tourbillon de barabarie et de haine furieuse. Tout lecteur des ouvrages du Père Polski, de Lev Regelson, de Levitine-Krasnov, d'Andreyev, entre autres, sait qu'il ne s'agit en rien de termes exagérés. V. ROussak vient apporter sa contribution précieuse à l'acte d'accusation qu'il faudra bien un jour se résoudre à dresser contre le régime soviétique, comme il le fut en son temps contre le pouvoir nazi, et son "témoignage à charge" est accablant. Quelques idées fondamentales s'en dégagent.


a) Il s'agit d'un génocide.
Le terme s'impose même si V. Roussak n'en use guère. Puristes et chicaneurs vont s'en émouvoir. Tant pis. Pour eux...


En Occident, des pages et des pages ont été consacrées à la définition de cette notion. La différenciation entre génocide et ethnocide a été soulignée : le plus souvent la première dénomination est attribuée à l'élimination physique d'une ethnie, d'une "race", et la seconde à l'étouffement culturel d'un peuple par assimilation sauvage et brutale. Mais il faut remarquer que plusieurs grands massacres relèvent de ces deux catégories : assassinat des uns, assimilation et asservissement des autres. On emploie alors le terme de génocide dans une acception globale. Les Arméniens et plus généralement les chrétiens du Proche et Moyen Orient connurent ce double assaut : anéantissement et islamisation et/ou asservissement. Dans ces deux cas, l'application de la notion de génocide est justifiée et il suffit pour s'en convaincre de lire dans le détail le récit atroce des événements. Elle l'est aussi pour les "autogénicides" : les Cambodgiens savent ce qu'il en est. Génocides véritables car les partisans d'une idéologie tentent d'anéantir la population hostile. Concernant l'URSS, on évoque les génocides "ukrainiens" et "tartares", alors que dans la même période beaucoup plus de "Grands-Russes" sont victimes du régime. En réalité et indépendamment des ethnies, le système éliminait tous les groupes non conformes à l'idéologie : payasans refusant la collectivisation, chrétiens opposés à l'athéisme, intellectuels rejetant la chape de plomb de la pensée officielle...


La notion de génocide recouvre donc aujourd'hui un large spectre de significations. Et ces emplois usuels ( génocide arménien, génocide cambodgien, génocide vendéen...) sont légitimes. Le nier serait insulter la mémoire de ces innombrables victimes de la barbarie humaine, mortes dans des conditions souvent épouvantables. Mais il devient alors scandaleux d'en exclure les millions et les millions de martyrs orthodoxes du XXème siècle : victimes du communisme en Russie, de l'Etat croate oustachi en Serbie. Et d'avancer ce faisant des arguments "scientifiques" dissimulant mal les motivations plus profondes, inavouables et qui sacrifient la mémoire des Nouveaux Martyrs, sacrée pour l'Eglise orthodoxe, à l'autel de la coexistence et de l'Oecuménisme tous azimuts.


Dans l'environnement soviéto-marxiste, Roussak ne peut évidemment pas penser les événements en terme de génocide. La terminologie officielle le réserve à de très rares cas et on se libère difficilement d'un conditionnement demi-séculaire. Certaines affirmations hâtives prouvent à l'évidence au lecteur attentif que malgré toute sa bonne volonté et son hônnêteté, l'auteur n'a pas totalement pu se libérer de soixante ans de bourrage de crâne.


Là n'est pas l'important. Nous avons son texte et il témoigne d'une façon éloquente. Tout le trajet douloureux des Orthodoxes de Russie que Roussak étudie, retrace bien et sans conteste possible le chemin de croix de tout un peuple livré par les circonstances du moment et la tromperie aux sectateurs d'une idéologie sans frein dans sa haine du Christ, ne reculant devant aucun crime pour en extirper l'identité chrétienne, c'est-à-dire ce qui a fait sa vie durant mille ans, son âme. Pour tout autre peuple cela s'appellerait génocide, physique, culturel, spirituel. Pourquoi pas pour les Russes?


Toutes les caractéristiques d'un authentique génocide ressortent clairement des éléments rassemblés par V. Roussak.


1. Une intention consciente d efaire disparaître le peuple orthodoxe.


Et il y a bien un peuple orthodoxe en Russie, uni par une expérience religieuse, une vie spirituelle, une Eglise, qui ont imprégné sa culture pendant mille ans. L'ouvrage regorge de citations, d'appels, d'instructions, de slogans sans ambiguïté. D'une manière particulièrement sinistre sonnent à nos oreilles certains d'entre eux ( " Les chrétiens aux lions", "les chrétiens au poteau", " fusiller les popes, des clubs dans les églises et le couvercle sur la religion", "on ne peut lutter contre la religion à coups de décrets", "...fusiller non dix mille mais un million de personnes",...) quand on sait qu'au même moment on fusillait à tour de bras les prêtres, les moines, les évêques, on tirait sur les processions religieuses populaires, on déportait les chrétiens les plus courageux.


Cette politique d'anéantissement était planifiée. Les dix premières années furent tragiques mais insuffisantes aux yeux du pouvoir. La collectivisation à partir de 1928 permet de passer à une vitesse supérieure et notamment de liquider la vie religieuse à la campagne. Enfin, en 1932, fut décrété le plan quinquennal contre la religion : la dernière église devait disparaître en 1936 et le nom de Dieu ne serait plus jamais prononcé après 1937. Et ce faisant le pouvoir ne pouvait ignorer qu'il y aurait une forte résistance, toute la période précédente le prouvait, et donc que beaucoup de sang coulerait.


2. Des massacres impitoyables et sur une grande échelle.


Les exécutions massives commencent dès les premières semaines du régime. Nul besoin d'attendre Staline; la période de Lénine n'a rien à lui envier. Périodiquement, viennent renforcer cette répression "ordinaire" des vagues meurtrières d'une violence inouïe, décimant le clergé, les monastères, l'épiscopat et une partie non négligeable des fidèles. A chaque fois des "milliers et dizaines de milliers" de victimes. Celle de 1918-1919 correspond à l'assassinat de dix mille prêtres. En 1922-1923, à l'occasion de la confiscation des objets précieux des églises, on fusille 25 000 personnes en quelques semaines. La collectivisation et surtout le plan quinquennal anti-religieux correspondent à des dizaines de milliers d'exécutions. En 1937, en quelques mois, 59 évêques et un nombre incalculable de chrétiens sont tués.


En 1916, la Russie comptait 100 000 membres du clergé orthodoxe et au moins autant de moines. En 1939, ils n'étaient plus qu'une "poignée terrorisée". D'après les statistiques de Roussak, 205 évêques sont assassinés ou disparaissent à jamais durant la même période. D'autres sources les estiment à 300 ou plus. Or, le corps épiscopal russe n'a jamais dépassé une centaine de membres : entre les deux guerres, le régime soviétique a donc "liquidé" la totalité de l'épiscopat orthodoxe à deux, trois ou quatre reprises! Et que dire de tous les prêtres et évêques ordonnés dans la clandestinité, dans l'Eglise des Catacombes et qu'aucune statistique ne peut appréhender.


Combien de fidèles sacrifiés? Beaucoup plus que de prêtres ou de moines. En 1922-1923, sur les 25 000 fusillés, 17 000 étaient des chrétiens et 8 000 des membres du clergé. V. Roussak ne peut que reprendre à son compte l'estimation de 66 millions de victimes en 60 ans de communisme. Et comme la religion a toujours été la principale cible du régime, nul doute que les chrétiens assassinés pour leur Foi en constituent un pourcentage non négligeable.


3. Un Ethnocide spirituel et culturel.


L'élimination physique s'accompagne d'une politique ferme et réfléchie visant à extirper la Foi et la culture chrétiennes du peuple russe en vue de sa rééducation marxiste. Les faits démontrent à l'envi qu'il s'agit d'empêcher la transmission de la Foi, d'éradiquer toute présence religieuse, de railler et de culpabiliser les chrétiens, afin de livrer à la propagande officielle un peuple, une masse en fait, décervelée, coupée de ses racines tandis que les plus résistants sont soumis à une humiliante et honteuse ségrégation.


Par l'enseignement, la presse, l'édition et tous les moyens possibles, on inonde le pays de calomnies et de railleries sur l'expérience religieuse orthoodxe (un joug spirituel), l'Eglise et le clergé ( des exploiteurs ) afin de donner honte et de culpabiliser les fidèles. Dans ce but sont supprimés par la force tous les moyens d'expression et d'évangélisation de l'Eglise : écoles, séminaires, imprimeries, revues et journaux, bibliothèques diocésaines, catéchisme, ... Ainsi que toutes ses oeuvres de bienfaisance et de santé pour enlever toute "utilité sociale" à l'Eglise. La propagande intensive de l'athéisme remplit sans faille l'espace laissé vide. La présence chrétienne est extirpée impitoyablement de l'environnement habituel : démolition des églises, des monastères, liquidation des institutions religieuses, retrait des croix et des icônes des lieux publics; toutes choses remplacées par les institutions et les symboles de l'athéisme militant ( musées anti-religieux, clubs d'éducation marxiste, statues et portraits des grands serviteurs de l'idéologie nouvelle...). Ce vandalisme est une plaie encore ouverte pour le peuple orthodoxe et plus généralement pour ceux qui sont attachés à ce patrimoine millénaire. V. Roussak consacre d'émouvantes pages aux milliers d'églises, de monastères, chapelles "à têtes d'or" livrés à l'anéantissement avec tous les trésors qu'ils renfermaient. Imaginons que du jour au lendemain on rase Notre-Dame ( comme la monumentale cathédrale du Christ-Sauveur le fut à Moscou), Saint-Germain-des-Prés, Saint Etienne du Mont et la Basilique de Montmartre... Sous Lénine, de 1918 à 1922 on démolit vingt mille églises sur les quatre-vingt mille "lieux de culte" existant. Depuis 1918, à Moscou dont les églises étaient plus belles les unes que les autres, 121 furent détruites, 175 fermées et profanées, 40 seulement "fonctionnent" encore. Même l'ensemble architectural du Kremlin fut saccagé par la démolition de plusieurs édifices religieux (10).
(10) : ( Cf. le très bel album, Moscou aux coupoles d'or, en russe mais avec résumé en français, Paris, Ymca-Press, 1980).


La moquerie des sentiments religieux les plus profonds et l'avilissement de tout ce qui présentait un caractère sacré : églises transformées en garages, hôpitaux pour maladies vénériennes, prisons du KGB, urinoirs ( la Sainte-Chapelle en lieux de commodités pour le Palias de Justice à Paris...), icônes arrachées à la vénération des fidèles et suspendues entre deux tableaux dans les musées ( que les chrétiens ne fréquentent guère aux dires des athées eux-mêmes!), reliques de saints exposés dans les institutions médicales en tant que "corps momifiés", etc...


Après un tel traitement, les Bolcheviks comptaient bien disposer de masses amorphes, normalisées. Pourtant, des chrétiens résistaient et maintenaient la vie religieuse. La tactique de la ségrégation, de l'apartheid aura pour mission de les isoler, d'en faire un repoussoir pour les autres. La loi, par ses imprécisions calculées et ses hypocrisies savantes livre les communautés chrétiennes à l'arbitraire le plus complet. V. Roussak remarque avec justesse que les interdictions qu'elle édicte selon les cas contre les paroisses, ou le clergé, ou les fidèles sont identiques à celles qui frappent les grands criminels auxquels donc elle les assimile : pas de statut juridique officiel, pas de droit de vote ou d'éligibilité, exclusions professionnelles, interdiction de disposer de propriétés, de soutenir financièrement l'un des leurs...


La liste est loin d'être exhaustive.




b) L'échec de la politique bolchévique.


La religion a survécu. Après 1937 le Nom de Dieu est loin d'être effacé de la conscience russe. Même s'il ne reste qu'une poignée de prêtres, d'évêques, de paroisses. Bientôt l'absorption de larges territoires occidentaux au lendemain du pacte germano-soviétique, où vivait une importante communauté orthodoxe, et surtout la guerre qui va permettre une formidable renaissance religieuse en territoire occupé par les Allemands ( les églises se rouvrent, des centaines de milliers de personnes viennent se faire baptiser et renouer avec l'Eglise, des icônes noircies par le temps retrouvent miraculeusement leurs couleurs... ) forceront Staline à reconsidérer sa politique : l'idéologie communiste se révélant incapable de mobiliser la population, au contraire même, la jetant dans les mains des Allemands, il fallut bien réveiller la corde nationaliste russe que plus de vingt ans de régime soviétique avait essayé de casser. L'Eglise était, comme à toutes les périodes graves de l'histoire russe, la clé de la victoire. On desserra l'étau mortel.


V. Roussak attribue la survie de la religion, du côté orthodoxe, à deux facteurs principaux.


1. La résistance du peuple orthodoxe.


Elle fut admirable, les fidèles acceptèrent les pires traitements, le sacrifice ultime parfois, plutôt que d etrahir leur Foi. Pourtant, les manuels et travaux occidentaux l'ignorent superbement. L'idée d'un peuple orthodoxe conscient et attaché à son Eglise, l'Eglise du Christ, et prêt au martyre pour elle gêne, on ne sait pourquoi ( ou plutôt, on ne sait que trop!) les chercheurs et prétendus spécialistes occidentaux,


Les Bolchéviks ne pensaient l'Eglise qu'en terme d'oppression sociale, économique, idéologique. Ils ne s'attendirent donc pas à de réelles résistances de la part du peuple. Or, que pouvaient-ils comprendre, s'insurge l'auteur, aux motivations profondes des chrétiens, au besoin spirituel du peuple, à son élan religieux? Le révolutionnaire ne s'intéresse qu'au problème des biens matériels, à leur partage égalitaire dans lequel il voit une panacée universelle. L'avidité personnelle n'en est pas totalement exclue comme le montrent certaines pages de Dostoïevsky auquel renvoie Roussak. Ils étaient donc prédisposés à considérer toute richesse comme un vol et tout propriétaire comme un exploiteur, l'Eglise y compris. Leur horizon se bornant à l'inégalité matérielle, la mission spirituelle de l'Eglise leur échappait parfaitement, sinon comme un rideau de fumée, une hypocrisie pour asseoir le joug social grâce au joug religieux. Ne pouvant comprendre qu'on puisse avoir des vues plus larges et plus élevées que les leurs, ils niaient toute quête spirituelle. En même temps ils étaient convaincus de leur supériorité morale, puisqu'ils travaillaient pour les générations futures, les lendemains radieux de leurs enfants. D'où une pratique d'intolérance et de violence ainsi qu'une vulgate athée prétendument scientifique mais réellement primitive : l'Eglise est l'instrument d'oppression des capitalistes.


Dès lors, les mentalités chrétiennes leur sont totalement étrangères. Roussak cite de nombreux exemples de cette incapacité fondamentale. Les communistes peuvent évaluer très précisément les richesses des églises et en apprécier le grand prix, mais n'arrivent pas à comprendre et analyser l'origine de ces trésors. Ils refusent d'admettre, aveuglés par leurs critères matérialistes, l'élan spirituel qui a poussé des dizaines de générations solidaires à offrir des oboles petites ou grandes afin d'aider l'Eglise dans sa mission : les nourrir spirituellement, les accompagner sur les chemins pénibles d'ici-bas en les préparant à la vie future, leur apporter le réconfort de la Parole de Dieu... Autant d'abstractions mensongères pour les bolchéviks, autant de pain et de paroles de vie pour les chrétiens. Aujourd'hui encore, les savants soviétiques sont capables d'admirer le savoir-faire des bâtisseurs d'églises, des "peintres" d'icônes, dater les oeuvres, y reconnaître la main d'un maître ou une influence lointaine, mais sont paralysés dès qu'il s'agit d'en expliquer le ressort intérieur, la nature de ce qui a poussé à un tel dépassement dans la beauté. La Foi, l'Amour de Dieu? Impossible, fariboles, inventions de popes au service du grand capital. D'où des théories laborieuses qui cachent leur indigence et leur embarras sous un fatras de termes cientifiques pompeux : les naciens étaient très capables, c'étaient des artistes, mais ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, ils croyaient être portés par un idéal supérieur alors que ce n'était qu'habileté de leurs mains au service de l'oppression sociale. Tout art religieux, aussi beau soit-il, n'est que le fruit de la lutte des classes, d el'oppression féodale et bourgeoise.


Et Roussak éclaire ce paradoxe central du régime soviétique : il se prétend populaire mais méprise le peuple. Le peuple, selon leur conception, n'a jamais été qu'un imbécile parfait : il ne s'est jamais rendu compte que le clergé l'exploitait et a continué à lui apporter volontairement des offrandes pendant mille ans; il construisait des merveilles, mais ne savait pas ce qu'il faisait...


Chemin faisant, l'auteur parsème son étude de remarques courtes mais éclairantes sur les mentalités de ce peuple orthodoxe : son amour du Christ et de son Eglise, sa Foi authentique, claire, limpide, simple sans être niaise. Loin de là, il comprit immédiatement ce que la phraséologie marxiste entendait par liberté de la conscience, les biens de l'Eglise au peuple, etc... En réalité, anéantissement de la religion et accaparement des richesses de l'Eglise par une minorité qui engendrera la fameuse nomenklatura. Tous surent dès l'abord que la confiscation des objets précieux des églises ne servirait pas du tout à nourrir les affamés des régions de la Volga, d'où les émeutes qui accompagnèrent ces événements. Et Roussak, confrontant les statistiques soviétiques mêmes, leur donne raison cinquante ans plus tard : moins de 1 % ( un pour cent ) du total colossal saisi par le pouvoir fut employé à acheter des denrées alimentaires à l'étranger.


Là peut-être se trouve une des grandes révélations du livre, tout au moins pour les occidentaux peu informés dans ce domaine, sinon ouvertement désinformés : la vaste opposition populaire. Emeutes, avalanche de pétitions portant des milliers de signatures à une époque où l'on fusillait pour moins que cela, attroupements autour des églises que les bolchéviks veulent piller ou démolir, organisation de tours de garde par les habitants afin de protéger des reliques, grandes processions populaires derrière des croix et des icônes, rassemblements de foules pour protéger un prêtre menacé d'arrestation, etc... Immanquablement, le pouvoir répond par les fusillades, les arrestations, les déportations. Au nom du peuple, " à la demande des masses populaires et des travailleurs" selon la terminologie de bois marxiste de la littérature officielle. Faux, témoigne l'auteur. Les bolchéviks étaient obligés de ceinturer les monastères et les églises qu'ils voulaient profaner, d'envoyer des agitateurs-propagandistes pour convaincre des populations réticentes et franchement hostiles après leur passage. Et enfin de réprimer sans cesse et partout.


Faux encore parce que les générations ont rassemblé, créé, entretenu, richement doté leurs paroisses, leurs monastères, pour autre chose que la construction du paradis socialiste. Dans ce but, ils n'auraient rien donné mais préféré profiter eux-mêmes de leurs biens.




2. L'apparition de l'Eglise des Catacombes.


Le premier tome n'aborde pas du tout la descente de l'Eglise dans les catacombes. Mais le phénomène est cité comme l'une des deux causes fondamentales de l'échec bolchévique. Et pour tout lecteur honnête, l'ouvrage entier constitue, parallèlement à un réquisitoire contre le régime soviétique, une accusation sévère de l'Eglise officielle, du métropolite Serge à nos jours. Le diacre Roussak n'est pas tendre dnas ce domaine et certains passages rappellent un texte anonyme parvenu d'URSS en Occident et publié il y a peu, qui démasque en profondeur l'Eglise soviétique (11).
(11) : (Dans l'étreinte du serpent àà sept têtes, Monréal, 1984).
L'auteur, d'une manière évidente, refuse totalement de considérer le métropolite Serge, qui mit l'Eglise au service de l'Etat athée, comme un digne et fidèle successeur du Patriarche Tikhon, dont il salue à maintes reprises la sagesse et le courage. Le Patriarcat de Moscou et ses thuriféraires occidentaux voudraient bien nous le faire croire, mais c'est faux. Pour Roussak, le Patriarche Tikhon a refusé de reconnaître le régime soviétique et ses déclarations ultérieures ne sont que faits navrants dus à la pression haineuse des bolchéviks, aux chantages ignominieux qu'ils exercent sur lui, à l'isolation à laquelle ils le soumettent pour tenter de l'intoxiquer par de fausses nouvelles; des faits qui témoignent contre les persécuteurs et non contre le Patriarche. L'auteur loue le courage de la légion d'évêques qui ont sauvé l'honneur de l'Eglise russe par leur fermeté irréductible dans la Vérité : le métropolite Benjamin de Petrograd, le métropolite Pierre, locum tenens patriarcal...


Tel est loin d'être le cas des hiérarques ralliés à la politique de la collaboration. Ils vivent dans le mensonge et trompent leurs ouailles comme le monde entier en donnant l'illusion d'une Eglise libre. Ils trahissent la théologie orthodoxe en essayant de justifier la révolution et le régime soviétique par une théologie détournée, qui prône une "violence juste" ( en Occident cela s'appelle théologie de la libération) et la soumission à l'Etat athée. Et ils se réfèrent en vain au Patriarche Tykhon. Celui-ci avait anathématisé les persécuteurs en 1918 et même son message de 1919 rend étroitement conditionnelle la soumission aux autorités soviétiques : " Ne fournissez aucune motivation justifiant la suspicion du pouvoir soviétique, soumettez-vous à ses volontés tant qu'elles ne contredisent pas la Foi ni la piété car, selon le commandement apostolique, c'est "à Dieu qu'il faut obéir plus qu'aux hommes" ( mandement du 8 octobre 1919, en pleine guerre civile, alors que les Bolchéviks exécutaient en masse les chrétiens des régions conquises par eux).


Les partisans de Serge mentent en tout et partout. Lui-même va jusqu'à déclarer pour rassurer l'opinion mondiale que si l'on ferme et détruit les églises, c'est à la demande des paroissiens qui n'en ont plus besoin! Ils pratiquent une "stratégie alimentaire", en étourdissant leurs hôtes étrangers de repas, festins, excursions dans les quelques rares églises conservées et bourrées de monde...


Les bolchéviks soutiennent à fon l'église "sergianiste", en déportant et massacrant les évêques et prêtres opposants, pour faire place nette, tandis que le métropolite Serge crée à tour de bras de nouveaux évêques dociles. Roussak démontre que tout cela ne sert à rien, ne sauve rien. En 1929, malgré la déclaration de loyauté de Serge en 1927, la loi interdit toute propagande religieuse, alors que la mission et le catéchisme sont aux fondements de l'Eglise. A partir de 1932, les soviets liquident toutes les tendances de l'Eglise, celle du métropolite Serge comme les autres. En 1937, celui qui voulait sauver l'Eglise se retrouve avec trois ou quatre évêques en activité et une poignée morte de peur de prêtres dans quelques paroisses, une centaine pour le gigantesque territoire soviétique, en qualité d'article "d'exposition", de "démonstration" pour les étrangers, selon l'appellation cynique des autorités mêmes.


L'Eglise officielle ne peut se targuer non plus de la renaissance limitée que l'on constate à partir de 1939. Tout est dû, en fait, au pacte germano-soviétique et à l'invasion allemande. L'auteur détruit un mythe répandu : en fait, Staline n'accorda que des miettes en échange du soutien patriotique de l'Eglise, quelques centaines d'églises pour toute l'URSS ( 80 000 avant 1917), l'élection du "patriarche" Serge par quelques évêques rigoureusement sélectionnés... Même si Serge et son "synode" fantomatique n'avait pas existé, Staline aurait toujours trouvé quelques évêques survivant au fin fond de la Sibérie pour s'en constituer un, très présentable.


C'est dans les territoires occupés par les nazis que des milliers d'églises se rouvrent et que l'Eglise ressuscite. Le "patriarche" Serge n'arrivera même pas à "négocier " la bonne volonté de l'Eglise. Il ne pourra non plus sauver tous les acquis de cette période : les troupes soviétiques, en réinvestissant les territoires abandonnés par les Allemands, vont anéantir une grande part de la vie religieuse renaissante. A Odessa, une seule paroisse en 1940, 20 ou 30 sous les Allemands, 8 survivront au régime soviétique de retour. A qui doit-on ce léger gain, sinon aux occupants? Et les conditions internationales ayant évolué, après la victoire, Staline retiendra les leçons de la guerre et permettra à l'Eglise officielle de survivre à un niveau minimal décent et suffisant pour ses projets.


Les faits rapportés et les analyses de Roussak permettent de caractériser ainsi la situation : la partie soumise de l'Eglise se donne bonne conscience car grâce à elle la vie religieuse serait en partie épargnée, mais en réalité, elle se met au service du régime athée, aide à rééduquer le peuple dans un sens favorable au parti, divise les chrétiens en "protégés" et "persécutés", et sème ainsi des germes de discorde menant à la haine et à la dénonciation ( on devine au profit de qui); elle fournit des armes aux persécuteurs puisque, se présentant comme "loyale", elle désigne de cette façon les autres comme des traîtres; elle trompe le monde entier par l'image qu'elle donne d'Eglise protégée, favorisée même.


Et pour de bien faibles gains. Le jour venu, le citron bien pressé et les circonstances internationales étant différentes, les soviétiques repartent à l'assaut et liquident sur une grande échelle, loyalistes ou non, ne laissant sur le terrain qu'une Eglise "d'exposition".


Pires encore sont les "rénovateurs", ce "schisme des années vingt", qui prétendaient faire dans l'Eglise ce que les bolchéviks avaient fait dans la société : y installer la révolution. V. Roussak nous en trace un tableau très bref mais saisissant. Les rénovateurs collaborent avec la police politique, la Tcheka, élèvent la dénonciation au rang d'industrie, viennent accabler les accusés des "procès soviétiques"... Le régime les soutient sans réserve en déportant le clergé récalcitrant pour le remplacer par des rénovateurs, en prévoyant dans les actes d'accusation un motif de poursuite spécial contre ceux qui rejettent ce schisme, leur ouvre des salles de conférence officielles, etc...


Sinistres sont leurs leaders, Vvedenski et surtout Krasnitski qui, au procès du métropolite Benjamin de Petrograd, vient faire office de procureur : " A chacune de ses paroles, à chaque son énoncé par cette voix métallique et cadencée, s'épaississaient encore un peu plus les funestes ténèbres qui flottaient au-dessus des accusés". Le métropolite et trois de ses compagnons seront fusillés. Et que penser de ce prêtre rénovateur d'Alma-Ata qui pourchassait avec un chien les orthodoxes réfugiés dans les montagnes?


Mais, en contrepoint, les figures souffrantes et radieuses des martyrs. Le Patriarche Tykhon, sage et courageux, le Métropolite Benjamin, humble et prêt à sacrifier tous les biens de l'Eglise pour sauver les affamés, le Métropolite Pierre qui connaîtra toutes les tortures et toutes les souffrances durant ses douze années de rélégation dans un climat glacial, mais refusera cependant toutes les tentations, tous les compromis. Ou encore, l'archimandrite Serge Cheine, brûlant de mourir pour le Christ, le Père Skipetrov défendant la Laure Saint-Alexandre-Nevski, les paysans de la région de Tver, Pierre Joukov et Prokhor Mikhïlov, torturés à mort pour avoir tenté de protéger leur paroisse, les religieuses et les paroissiennes violées et tuées dans les provinces du Don...


c) La nature réelle du régime soviétique.


Un troisième enseignement livré par la "mosaïque de faits" composée par V. Roussak prend, en fait, la forme d'une question sans réponse car elle dépend de la conscience et des "options religieuses" de chacun. Et c'est là le signe des livres très riches, très denses : obliger les lecteurs à s'interroger tout en fournissant les éléments de réflexion, la clé de l'énigme, mais sans forcer la réponse. Quelle est la nature du régime soviétique? Et quels sont les éléments fournis par V. Roussak?


1) Un pouvoir fondé sur la violence
obligatoire.


L'exemple de la famine des années vingt est frappant. A cette époque vingt millions de Russes meurent de faim dans les régions de la Volga. L'Etat bolchévik veut les sauver grâce aux richesses des églises. Les autorités religieuses acceptent de tout coeur et ses hiérarques les plus hauts, le Patriarche Tykhon et surtout le Métropolite Benjamin de Petrograd appellent le clergé et les fidèles aux plus grands sacrifices pour nourrir leurs frères. Ils ne demandent humblement qu'une seule chose : qu'il s'agisse d'un don volontaire de l'Eglise et des chrétiens, d'un sacrifice désintéressé des orthodoxes, afin d'éviter tout emploi d ela force armée qui aurait obligatoirement un caractère profanatoire, les objets religieux et les églises étant entourés d'une auréole mystique pour tout fidèle. Et, accessoirement, la présence de délégués des chrétiens dans les commissions officielles, tant le pouvoir soviétique était déjà suspect aux yeux de tous. Un accord se dessine entre le Métropolite Benjamin de Petrograd et les autorités de la ville. Mais le centre politique de Moscou veille. Il ne veut pas de dons volontaires des orthodoxes, mais il entend leur arracher les biens par la force. L'Eglise se montre conciliante. Tant pis; on refuse la proposition, on la nie, on rompt les pourparlers et on lance sur les églises des brigades armées. Et on fusille le Métropolite et 25 000 orthodoxes.


2) La malignité rarement atteinte
dans l'Histoire.


L'ouvrage regorge de barbarie furieuse. En 1918, près de Tchernigov, le Père Néaronov est torturé au sabre. On coupe la main de sa femme et on tue leur jeune enfant devant eux. A Elabougui, on massacre le Père Dernov et ses trois fils adolescents. Dans le diocèse de Tver, Pierre Joukov eut les doigts coupés, le visage défiguré par les coups, puis on lui découpa les pommettes et la langue avant de le fusiller, tandis que Prokhor Mikhaïlov était battu durant deux jours d'affilée, transpercé par des baïonnettes et exécuté. En 1919, à Iouriev, dix-sept évêques et prêtres sont massacrés à la hache. Des centaines de cas de tortures immondes sont connus : on coupe les nez, les oreilles, on ouvre des ventres pour y placer des animaux vivants, on viole à mort, on brûle des villages entiers... On tue par noyade, par ensevelissement dans les ruines des églises dynamitées, on enterre vivant, on crucifie sur les iconostases... Lors des déportations, on expose les prisonniers aux rigueurs du froid glacial ou on les précipite vivants hors du train ( le Métropolite Pierre (Polianski) y sera soumis). Les jeunes enfants des prêtres sont enfermés dans d'épouvantables maisons spéciales.


Cette barbarie commence dès les premières heures de la révolution d'octobre 1917, sous Lénine; deviendra encore plus furieuse dans les années trente et, en fait, se poursuit aujourd'hui grâce au goulag. Les fureurs de la guerre civile ou le seul stalinsime ne sauraient donc l'expliquer et encore moins la justifier.


A chacun de tirer ses conclusions. Pour les chrétiens, un tel déchaînement contre l'Eglise du Christ ne peut être qualifié que par un seul terme : satanique. Osons le dire, et tant pis pour les sarcasmes...


Les présentes remarques n'épuisent pas la richesse de l'ouvrage. On peut y glaner des informations non négligeables sur le sort des communautés catholiques. Et il faudrait lire les descriptions saisissantes de certaines scènes dramatiques de la guerre contre l'Eglise ( les événements de la Laure Saint-Alexandre-Nevski, les troubles d'Oufa, dans le Don et le Sud de la Russie, à Iaroslavl et Moscou, etc...). V. Roussak nous les rapporte calmement, sans recherche d'effets inutiles mais tout en sachant manier et faire alterner une émotion prenante et une ironie sobre. Parfois un sentiment de colère se ressent dans l'écriture, colère contre la lâcheté et l'indécision des hommes, contre d'éminents visiteurs étrangers qui repartent facilement trompés et désinforment le monde entier... Et de réclamer un procès de Nuremberg pour le régime soviétique.


Un livre salutaire en cette année du millénaire de l'Eglise orthodoxe en Russie, alors qu'on se prépare à la célébrer en oubliant les Nouveaux Martyrs, aussi bien en URSS qu'en Occident, sous prétexte de ne pas faire de politique. Quelle victoire pour les persécuteurs! Pour faire plaisir aux représentants du Patriarcat de Moscou, ceux-là même qui ont livré le diacre Roussak au KGB sans sourciller. Et tant d'autres... Les responsables du comité de célébration parisien qui tiennent un tel discours (12) jettent ainsi quelques pelletées de terre de plus sur les corps de ces Martyrs si gênants pour leur tranquillité d'esprit, afin d'en effacer jusqu'au souvenir.
(12) : ( Le Figaro, 7/III/1988).


On comprend dès lors que le livre du diacre Roussak soit accueilli avec une certaine fraîcheur...


ANDRE MILLER