lundi 11 septembre 2023

GENEVIEVE CHAUVEL, SAINTE GENEVIEVE PREMIER MAIRE DE PARIS.

 











GENEVIEVE CHAUVEL



SAINTE GENEVIEVE

PREMIER MAIRE DE PARIS



Editions de l'Archipel



INTRODUCTION

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La vie de sainte Geneviève a été racontée plus de mille fois. Tous les ouvrages, publiés au fil des siècles, se réfèrent à une source unique, une hagiographie écrite dix-huit ans après la mort de celle qui avait sauvé Paris menacée par les hordes d'Attila, puis assiégée par les Francs. Son auteur anonyme semble être, d el'avis unanime des savants e historiens modernes, un moine burgonde de la suite de la reine Clotilde, laquelle lui aurait demandé de rédiger cette Vie de Geneviève en l'honneur de la patronne de Paris et bienfaitrice de la famille royale. Selon ses dires, il aurait rassemblé quantité de souvenirs auprès de témoins directs qui l'avaient connue. Lui-même admet qu'il ne l'a jamais rencontrée, mais assure qu'il a vu l'ampoule dans laquelle l'huile s'était renouvelée grâce à la prière de la sainte.

Le texte est rédigé dans un latin simple que l'on appelait "vulgaire" et qui n'était pas la langue des lettrés, si bien qu'il fut remanié plusieurs fois, plagié, puis largement critiqué et 16controversé. Aujourd'hui cette Vita beatae Genovefae Virginis (1)

(1) : ( Le manuscrit est conservé à la bibliothèque Sainte-geneviève, place du Panthéon, et à la bibliothèque de l'Arsenal),

est reconnue comme authentique par l'ensemble des historiens, chercheurs et savants qui en ont étudié, analysé, décortiqué chaque mot, chaque signe de ponctuation, vérifiant toutes les indications géographiques et dates mentionnées, à la lumière des récits de nombreux auteurs anciens comme Grégoire de Tours, Sidoine Apollinaire ou Sulpice sévère, auteur de la première biographie du genre, celle de saint Martin, l'un des modèles spirituels de Geneviève.

Dès la fin du XIXème siècle, des travaux réalisés par des érudits allemands - Charles Kohler en 1881, Godefroid Kurth en 1895, Karl Künstle en 1910, Bruno Krusch en 1916 -, puis des savants belges, canadiens, suisses ou anglais, ont permis une lecture plus élargie du manuscrit original, daté de l'année 520, "trois fois six ans après le décès", précise l'auteur, ajoutant que la sainte était âgée de plus de quatre-vingts ans - certains diront quatre-vingt-neuf - lorsqu'elle s'éteignit. Mais la date de sa mort reste incertaine : 502 selon bon nombre d'historiens, ou 512 si l'on en croit la tradition? Le débat reste ouvert.

Plus près de nous, le 22 janvier 1983, eut lieu à l'Hôtel de Ville de Paris un "colloque sainte Geneviève" organisé par la IV° Section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes et l'Institut d'histoire de Paris. Y furent délivrées des communications magistrales comme celles de Dom Jacque Dubois et Laure Beaumont-Maillet, ainsi que les remarquables travaux du savant allemand Martin Heinzelmann et du Canadien Joseph-Claude Poulin, qui ont patiemment comparé le texte original de la Vita écrite au VI° siècle, aux quatre versions remaniées datant l'une du VIII° siècle, une uatre des années 850, puis du deuxième tiers du IX° siècle à Paris, et enfin des années 870 à Reims. Ils nous permettent de mesurer la personnalité de Geneviève dans toute son ampleur, ses origines et les motivations éminemment politiques de son action au sein du peuple de Paris, qu'elle exhortait à ne pas fuir devant les envahisseurs barbares et à lutter contre les hérésies.

On est loin, soudain, de l'image d'Epinal conventionnelle entretenue par l'Eglise pour sa collection de "vies de saints" pour l'instruction et l'édification des fidèles. La jeune fille y est traditionnellement représentée une houlette à la main, son troupeau de motons paissant à ses pieds, signe allégorique de sa domination protectrice sur la ville de Paris et sur ses habitants; On la verra aussi tenant d'une main les clefs de Paris, de l'autre un cierge allumé qu'un démon essaie de souffler et qu'un ange rallume, symbolisant son incessant combat contre le mal.

Sans nier le haut degré de sainteté que Geneviève avait atteint ni son don de divination, sa faculté de lire dans les coeurs comme en un livre ouvert, son pouvoir de guérir, d'exorciser et même de ressusciter les morts, du moins sommes-nous en mesure de montrer l'étonnante dualité de cette femme exceptionnelle. Sur le plan religieux, puisque "vierge consacrée, mais surtout diaconesse et prophétesse", et plus encore sur le plan politique :" Fille d'un officier franc romanisé, elle est un membre parmi les plus élevés du conseil municipal de Paris. En position illégale face au clergé, en situation anormale face aux autorités romaines qui s'écroulent et aux rois francs qui montent, elle occupe le vide qui devient particulièrement inquiétant après la chute de l'Empire, et sera l'arbitre entre les factions politiques romaines, face aux Huns, face aux Francs et face à la guerre civile (1).

(1) : (Michel Rouche, Clovis, Fayard, 1996, annexe XIII).

Femme d'Eglise, certes, et femme politique visionnaire qui oeuvra pour l'établissement d'un Etat chrétien opposé aux hérésies païennes, arienne ou pélagienne de ces peuples barbares, Saxons, Wisigoths, Burgondes et Francs, qui guettaient la fin de Rome pour s'emparer de la Gaule.

Notre propos n'est pas de contredire sa conduite exemplaire ni la longue liste de miracles qui lui ont été attribués, de son vivant et après sa mort, depuis seize siècles; Cependant, elle n'était pas cette "bergère de Nanterre" que nous présente une fausse légende. Non, elle n'était pas une pucelle qui entendait, elle aussi, les voix divines lui inspirant des actes salvateurs pour la France, tout comme celle de Domrémy dix siècles plus tard.

Qui donc était cette femme hors du commun qui, alors que l'Empire romain s'effondrait, sut par son autorité, son audace et sa foi inébranlable jouer le rôle de maire et même d'évêque de Paris, afin de soutenir les Gaulois inquiets, apeurés, déboussolés, et les aider à maintenir leurs croyances au sein d'un royaume chrétien gouverné par Clovis, le Franc baptisé, Royaume construit sur les débris de la Gaule romaine, et qui sera l'embryon de la France.





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Geneviève est née à Nanterre. Cette bourgade située dans un méandre de la Seine, à l'extrémité de la presqu'île de Gennevilliers, s'appelait autrefois, en langue celtique, Nemetodurum, ou " temple sur la rivière". Un monument druidique avait dominé la berge; Les Romains en avaient fait un temple dédié à Mercure, patron des commerçants et des mariniers, mais le souffle du christianisme l'avait balayé. Cette religion, tolérée à partir de 312 par la volonté de l'empereur Constantin Ier, dit le Grand, était devenue religion d'Etat après le Concile de Nicée en 325. Une église avait alors remplacé le temple païen, et l'ensemble de l'agglomération avait pris le nom de Nanterra. Ce village fortifié, prospère et harmonieux, était entouré de prairies bordées de peupliers qui s'étendaient jusqu'aux pentes du mont Valérien. De nombreux troupeaux y paissaient.

Quand est-elle née? La date est moins certaine. L'auteur de la Vita nous dit seulement qu'elle vint au monde sous le règne d'Honorius, mort en août 423, mais raconte un peu plus loin la rencontre de l'évêque Germain et de Geneviève qui lui répond avec la maturité d'une fillette ayant atteint l'âgee de raison, c'est-à-dire entre sept et dix ans. Cette visite du prélat s'est déroulée en 429. Il en a été déduit que notre future sainte est née entre 420 et 422.

Qui étaient ses parents? L'auteur de la Vita se contente de donner leurs noms, Severus et Gérontia, dont on remarque les consonances latines, mais il garde le silence sur leur origine sociale. Les biographies ou hagiographies publiées dès la fin du Moyen Age mentionnent un couple de bourgeois aisés. Au XVI° siècle s'implante la version d'un couple de paysans modestes dont la fille aurait gardé les moutons; Cette lé gende bucolique est née sous l'influence de la éfome, qui rejetait le culte des saints; Pour éviter les sarcasmes des Réformés, l'Eglise met fin aux traditions médiévales et impose une version pacifique qui ne puisse froisser personne : Geneviève devient alors une bergère. De nouvelles biographies seront publiées, qui feront un rapprochement avec Jeanne d'Arc dont on réveillait le souvenir en ce temps où se préparait un procès en réhabilitation. Ainsi, la France avait deux protectrices, Geneviève qui l'avait sauvée d'Attila puis des Barbares, tout comme Jeanne s'était opposée à l'invasion des Anglais. Le peintre Philippe de Champaigne immortalisera Geneviève entourée de ses moutons, et cette image va perdurer jussqu'à la fin du XIX° siècle.

C'est alors que le père Pierre Lallemant, prieur de l'abbaye Sainte-Geneviève dans les années 1850, reprend le texte de la Vita et se lance dans une nouvelle traduction qui lui permettra d'affirmer : " D'après les anciens manuscrits les plus authentiques, sainte Geneviève était fille de parents riches et au moins d'une grande aisance (1)."

(1) : ( R. P. Lallemant, La vie de sainte Geneviève, patronne de Paris et de la France, Librairie catholique de Périsse-frères, 1859, p. 9).

Ainsi, contrairement à ce que l'Eglise a colporté pendant trois siècles, un de ses représentants brise le tabou mensonger. Les parents n'étaient pas des Gaulois ou Celtes, braves paysans romanisés, vivant dans une humble chaumière au milieu de leurs animaux.

Avec plus de détails, Dom Jacques Dubois et Laure Beaumont-Maillet confirment les écrits du prieur : " Son père s'appelait Sévérus, mot latin qui signifie sérieux et austère. La mère portait le nom grec de Gérondia, désignant une personne sage par l'âge et les vertus. Cette famille, dont les noms n'étaient pas ceux du terroir, appartenait à l'aristocratie gallo-romaine; Elle était puissante et riche; On verra que toute sa vie Geneviève disposa de revenus abondants et s'occupa de la gestion de ses vastes domaines situés dans la région de Paris et de Meaux (1)."

(1) : ( Dom Jacques Dubois et Laure Beaumont-Maillet, Sainte Geneviève de Paris, Beauchesnes, 1982, p. 19).

L'auteur de la Vita précise en effet : " A Meaux, Geneviève faisait la moisson avec ses moissonneurs."

Martin Heinzelmann confirme le "haut rang social " des parents de la future sainte. Sévérus "aurait pu être tout simplement un ex-officier déjà âgé à la naissance de sa fille en 420, ayant pris une retraite après une longue carrière militaire, vraisemblablement en tant que régisseur de terres d'Empire (2)".

(2) : ( Martin Heinzelmann, Joseph-Claude Poulin, Les Vies anciennes de sainte Geneviève de Paris, Librairie Honoré Champion, 1986, p. 86).

Dans son ouvrage consacré à Clovis, Michel Rouche réserve un chapitre annexe au personnage de Geneviève, dont nous verrons plus tard le rôle clé à un tournant décisif pour la Gaule romaine. Il reprend la thèse de Heizelmann. Sévérus était bien un Franc romanisé, un ex-officier qui, devenu vétéran, avait exercé la fonction de régisseur de terres d'Empire. Il lui attribue en outre une charge civile dans l'assemblée des curiales, les magistrats municipaux parisiens.

L'historien Joël Schmidt, spécialiste de l'Antiquité romaine, va plus loin dans ses recherches sur la fin de la Gaule romaine (3) et dévoile quelques tranches de la carrière militaire de Sévérus qu'il a pu reconstituer.

(3) : ( Joël Schmidt, Sainte Geneviève. La fin de la Gaule romaine, Perrin, 1990).

L'ancien Franc, d'origine germanique, s'était rallié à l'Empire romain. Il avait servi dans l'armée des Gaules où son audace et ssa ruse l'avaiant hissé aux plus hauts grades. Officier d'élite du corps des fédérés francs, il avait combattu sur divers fronts pour repousser les hordes barbares, composées d'Alains, de Suèves et de Vandales. En décembre 406, elles avaient franchi le Rhin, pris aux Francs saliens les villes de Maxence, Trèves, Reims, Arras, Amiens, Tournai, et se ruaient sur la Gaule qu'elles allaient ravager pendant deux ans. Toutes les cités de quelque importance furent saccagées et ruinées, les campagnes pillées e dépeuplées. Le désastre fut tel que les échos en retentirent jusqu'au fin fond de la Palestine où saint Jérôme ne peut s'empêcher de l'évoquer dans une de ses lettres : " Des peuples sans nombre et d'une férocité extrême ont envahi toutes les gaules, tout le pays compris entre les Alpes et les Pyrénées, l'Océan et le Rhin, a subi les hostilités et les ravages des Barbares, Quades, Vandales, Samates, Alains, Gépides, Hérules, Saxons, Burgondes, Alamans et Pannoniens. Quelques villes exceptées, tout a été dévasté; Des vielles, même menacées au-dehors par le glaive, sont au-dedans la proie de la faim (1)."

(1) : ( Cité par Henri Lesêtre, Sainte Geneviève, Librairie Victor Lecoffre, 1901, p. 3).

Pour les contrer, l'empereur Honorius avait chargé son maître de cavalerie Stilichon de lancer de forts contingents. Au même moment, l'armée romaine de (Grande) Bretagne nommait l'un de ses officiers empereur d'Occident sous le nom de Constantin III, et ce dernier débarquait avec ses troupes dans le nord de la Gaule afin de repousser les envahisseurs dévastateurs venus de l'Est. Stilichon avait alors imaginé un jeu subtil et pervers qui lui serait bientôt fatal. A ses yeux, Rome primait sur la Gaule; Or, Alaric et ses Wisigoths, qu'il avait sans cesse combattus, s'approchaient dangereusement du coeur de l'Empire, la ville bâtie par Romulus; Pour les en détourner, il avait subitement renversé les alliances et, sur la promesse d'un fort tribut , avait lancé l'ennemi d'hier sus à l'usurpateur, négligeant le fait que celui-ci tailladait l'ennemi du jour, les envahisseurs qui s'emparaient du pays. Il en oubliait surtout le sort des Gallo-Romains.

Se sentant trahie, l'armée des Gaules s'était soulevée. " Seévérus, écrit Joël Schmidt, est sans aucun doute un des dirigeants de ce mouvement de protestation contre Stilichon." Suivi de nombreux officiers, il avait rejoint une armée gallo-romaine stationnée au nord d ela Loire, composée dee fédérés barbares loyaux et dirigée par le maître de cavalerie Gérontius, ami personnel de Constantin III." Il est probable, poursuit Schmidt, que Sévérus a été un des hauts dignitaires de ce noyau d'une romanité qui tente de préserver une partie de la Gaule de l'installation des Barbares par vagues successives (1)."

(1) : ( J. Schmidt, op. cit.)

La guerre va durer; En 408? Stilichon est décapité à Ravenne. Alaric assiège Rome, puis se retire après avoir signé un traité qui lui accorde des terres et du butin. Mais il revient en 410 sous les murs de la capitale romaine, obtient la déchéance d'Honorius, couronne à s aplace un sénateur, Attale, qu'il renvoie trois mois pl6************us tard. Trois jours de suite, il pille la Ville des villes, puis se dirige vers le sud pour mourir en Calabre, en août 410, alors qu'il préparait son débarquement sur les côtes d'Afrique.

Honorius reprend aussitôt le pouvoir et tente de ressouder les morceaux dispersés de son empire. Pendant ce temps, dans le camp de l'usurpateur Constantin III, Sévérus s'est lié d'amitié avec Gérontius qui apprécie ses qualités de chef et de stratège militaire; Et puis un jour, dans la maison de son supérieur, il rencontre la jeune et charmante Gérontia, demande sa main, et le grand général l'accorde d'autant plus volontiers que le futur gendre est chrétien, aussi pieux que sa fille. " Hypothèse qui ne peut être vérifiée, écrit Joël Schmidt, mais qui fait partie de ces suppositions historiques où l'imagination du possible pourrait bien rejoindre la réalité (1)."

(1) : ( Ibidem).

Dans un pays en guerre, le bonheur est éphémère; Il le sera pour le jeune couple, assailli soudain par tous les dangers. Honorius lance une armée contre Constantin III, Gérontius est tué sur le champ de bataille et les partisans de l'usurpateur sont poursuivis. Sévérus s'enfuit dans le nord de la Gaule. " Habile et rusé, il se cache pour se faire oublier et pour reconstruire, d'abord clandestinement, puis ouvertement, une armée loyaliste qui s eplacera au service... d'Honorius (2)."

(2) : ( Ibid.)

Stratégie qui ne manquait pas d'audace. Sévérus allait bientôt en recevoir les bienfaits. En mars 41-, un édit d'Honorius accordait l'amnistie générale à tous les sujets de l'Empire qui avaient commis quelque crime pour sauver leur vie, en particulier contre son impériale autorité, considéré désormais comme "absous dès lors qu'il avait pour objet de s'opposer aux entreprises des Barbares".

Assuré de ne plus être recherché pour trahison, Sévérus décide de quitter son armée, basée entre la Loire et le Rhin, et emmène son épouse en Lyonnaise quatrième(1), dans le Bassin parisien.

(1) : ( L'empereur Auguste avait divisé la gaule en trois parties, en plus de la Narbonnaise : la Gaule aquitaine, la Gaule belgique et la Gaule lyonnaise. Cette dernière, s'étendant le long de la Loire jusqu'à la Bretagne et la Normandie, fut à son tour divisée en quatre parties sous l'empereur Constantin, la "Lyonnaise quatrième" (ou " Sénonaise") recouvrant l'Orléanais, le sud de l'Ile-de-France et le Sénonais).

Il s'établit dans le vicus de Nanterre, territoire attesté comme "propriété du fisc", où lui est attribuée la fonction de régisseur d'un vaste domaine d'empire.

Pourquoi ce privilège? Martin Heinzelmann en donne une première explication. Les foederati germaniques de l'Empire formaient, écrit-il, " un groupe important par son nombre et son poids politique. Il s'agit là de soldats d'élite de la glorieuse armée des Gaules qui recrutait régulièrement parmi les Alamans et les Francs voisins de la Gaule". Le rôle de ces guerriers est énorme, poursuit-il; " ayant partiellement reçu des terres de l'Empire comme solde, (ils) semblent être restés le plus souvent dans cette Gaule du Nord (2).

(2) : ( M. Heinzelmann, J-C. Poulin, op. cit. p.84.)

Michel Rouche éclaire cette affirmation du savant allemand en rappelant le Code théodosien selon lequel "quiconque a exercé une fonction militaire doit revenir à l'exercice des munera civilia (3)", c'est-à-dire des fonctions municipales, celles de curiales.

(3) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit).

Ainsi, le vétéran Sévérus, officier de souche barbare, a non seulement reçu, en guise de solde pour ses années de loyaux services rendus à l'Empire romain, des terres qui lui appartiennent en propre autour de Melun et de Meaux, mais en marge de la fonction de régisseur des "terres du fisc", il devient en outre principalis, l'un des dix premiers de la curie de Lutèce avec rang de clarissime, charge héréditaire qui reviendra à sa fille, son unique héritière. Nous en verrons plus loin les effets et les conséquences.

Pour l'heure, le couple s'est installé dans une maison vaste et confortable en bordure des murailles de la ville; sévérus et Gérondia font partie des notables, honorés et respectés par les habitants, impressionnés par leur position sociale et surtout par leur piété. Depuis leur mariage, l'enfant qu'ils espèrent ardemment se fait attendre, et ils ne sont plus très jeunes. Lui doit avoir quarante ans et elle, la trentaine. Depuis dix ans, ils supplient Dieu de leur donner la descendance qui comblera leur bonheur. Ils seront exaucés entre 420 et 422. Pas tout à fait, cependant, car ils souhaitaient un garçon. Or le bébé qui vient au monde ce jour-là est une fille.

Peu leur importe. N'est-elle pas le cadeau béni de Dieu? Mais comment vont-ils la nommer? D'un commun accord, Gérondia, Sévérus et Sévéra, sa soeur, qui sera la marraine ( spiritalis mater), décident de l'appeler Geneviève, Genovefa en latin. Devant les grands yeux bleus, les cheveux blonds et la peau claire à peine rosée du petit ange envoyé du ciel, ils n'ont pas hésité à choisir cette dénomination qui rappelle leurs origines franques; Selon les racines germaniques, geno-vefa signifie "née du sein d'une femme". Ce n'est pas un pléonasme, écrira Michel Rouche, puisque les sociétés germaniques avaient pour coutume de définir la filiation par la mère uniquement.

Le choix de ce prénom a suscité diverses interprétations; Certains y ont deviné des origines celtiques : chez les Bretons, genou déisgne la bouche, et eff le ciel. Genoueff signifierait "bouche du ciel". D'autres, selon Joël Schmidt, ont soutenu une origine purement latine, provenant d'une contraction de Janua Nova, "Porte d'orient par laquelle pénètre le soleil levant qui illumine et réchauffe le monde". Pour les hagiographes, c'était le signe évident d'une prédestination. Mais Geneviève n'avait pas besoin de ces allégories charismatiques pour justifier le choix de ses parents, qui ne cachaient pas leur ascendance. Martin Heinzelmann souligne pourtant la rareté du fait :" Ce nom germanique, voire franc, contraste avec les noms gallo-romains de ses parents... Il n'existe pas un seul exemple connu, ni d'un Gallo-Romain ayant porté un nom germanique, ni d'une famille gallo-romaine ayant donné des noms germaniques à ses enfants, avant la naissance de l'Empire franc du VI° siècle. (...) Tout porte à croire qu'au moins un des parents de Geneviève était d'origine germanique, et plus précisément franque (1)."

(1) : ( M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op. cit., p.83).

En l'occurrence son père, Sévérus. Selon Michel Rouche, "nombreux sont les Francs romanisés qui dès le IV° siècle reçurent des noms latins".

Ainsi, plus de doute. Geneviève est franque, d'ascendance germanique. Nul ne pourra l'ignorer désormais. "(Qu'elle) soit descendante d'une souche barbare noble, écrit Heinzelmann, s'ajoute nécessairement au rang que ses parents ont pu acquérir dans l'Empire romain (2)."

(2) : ( Ibid., p. 83).

Cette situation lui vaudra plus tard de nombreuses agressions, tant verbales que physiques. Ces dernières iront jusqu'à mettre sa vie en danger.

Sur son enfance et l'éducation qu'elle a reçue, la Vita ne dit mot, mais il est certain que dans les bras de sa marraine venue spécialement de Lutèce pour la circonstance, le bébé fut porté sur les fonts baptismaux quelques semaines après sa naissance, afin d ele faire entrer officiellement dans la grande famille de la chrétienté, marqué du sceau du saint chrême qui lui ouvrira les portes du Paradis. Contrairement aux coutumes en vigueur qui réservaient le baptême aux adultes, les chrétiens pensaient que le nouveau-né, s'il mourait non baptisé, serait voué à l'errance étrenelle dans les limbes. N'est-il pas écrit dans l'Evangile de Jean : " Celui qui n'est pas rené de l'eau et du Saint-Esprit ne peut entrer dans le royaume de Dieu (1)"?

(1) : (Jean, III, 5).

Comme nous l'avons dit plus haut, Sévérus et Gérondia étaient pieux. Le baptême de leur enfant, si longtemps attendu, était une cérémonie indispensable pour remercier Dieu de la faveur accordée, inestimable preuve d'amour qui méritait toutes les gratitudes. Cette cérémonie précoce faisait déjà de Geneviève une exception.

Unique héritière de ce couple d'âge avancé, elle est entourée, choyée, et ne manque pas de recevoir une édcation soignée, comme tous les enfants de l'aristocratie gallo-romaine, alternant les heures d'étude et les temps de distraction, dans une atmosphère de discipline et d'autorité. L'ncien officier, devenu administrateur des terres d'Empire, tient son domaine et sa maison d'une main ferme, imposant un ordre et une rigueur quasi militaires, tout en respectant la justice avec humanité. Fille de général, Gérondia suit la même ligne que son époux, mais avec plus de souplesse, y adjoignant la touche féminine de la compréhension et une tendresse voilée de pudeur.

On peut donc supposer qu'avec de tels parents, dès son plus jeune âge, Geneviève participe aux activités de la maisonnée, partage les corvées ancillaires, apprend les textes des evangiles qu'elle peut réciter par coeur, ainsi que les Actes des Apôtres. Ni timide ni empruntée, elle se comporte de manière simple et enjouée; Elle ouvre son esprit au monde en écoutant les conversations des dignitairess qui vont et viennent dans la villa patrenelle et commentent les nouvelles des limes de l'Empire, où les hostilités semblent apaisées. L'invasion des Barbares a été absorbée ou détournée par les Romains, et la Gaule paraît pacifiée. L'Armorique a fait allégeance à Rome, les Burgondes se sont fédérés dans la vallée du Rhône et assurent la garde du Rhin au-delà duquel les Francs sont contenus; Au sud de la Loire, les Wisigoths et leur nouveau roi, Théodoric Ier, ont pris possession de toute l'Aquitaine et de l'Espagne "sans remettre en cause les rouages de l'administration romaine", écrit Joël Schmidt, qui ajoute : " La situation de l'Empire romain n'est donc pas désespérée : une sorte d'équilibre semble s'instaurer entre les Barbares et les Romains, une véritable trêve grâce à une politique d'assimilation qui présente l'avantage d'être pacifique, et aussi d'introduire le ver dans le fruit, le barbare dans l'Empire romain, sans grande douleur (1)."

(1) : ( J. Schmidt, op. cit).

On ne pense plus à la guerre. On s'efforce même de l'oublier, mais chacun s'inquiète de ce nouveau monde qui se met en place. Que sera demain, quand la trêve sera rompue? Car elle le sera, puisque le pouvoir central se décompose autour d'un empereur-enfant, Valentinien III, représenté par une régence avide et corrompue. De la Loire jusqu'au nord de la Seine, la Gaule romaine profite de cette apparence de paix pour développer ses activités. Sévérus n'en manque pas. La levée des impôts absorbe une large partie de son temps. Il lui arrive aussi de s'absenter pour se rendre aux assemblées de la curie à Lutèce. Gérondia l'accompagne, escortée de Geneviève qui s'accoutume très vite à voir de nouveaux paysages et de nouveaux paysages et de nouveaux visages, le monde de la ville plus turbulent que celui des campagnes.

Au cours de ces déplacements, elle écoute, observe, réfléchit, analyse. Ses réparties dénotent une maturité précoce et une grande assurance. A l'image de ses parents, elle est pieuse. Mais on remarque bien vite une attirance pour la prière assez surprenante pour une fillette aussi jeune, qui semble trouver du réconfort dans ces moments de recueillement. Avec le temps, ils deviendront un dialogue permanent avec le Christ auquel elle va bientôt se consacrer tout entière.

Au printemps de l'an 429 se produit l'événement déterminant qui va bouleverser la vie de Geneviève. Deux voyageurs prestigieux débarquent un après-midi sur le quai de Nanterre. Deux évêques. Le premier est celui d'Auxerre, Germain. Il appartient à une grande famille de cette ville. Après avoir étudié le droit en Gaule puis à Rome, il s'est marié et est devenu haut fonctionnaire de l'Empire romain. Il a mené une vie dissipée et nourri une grande passion pour les arts cynégétiques. Doté d'une grande force physique et d'une caracthère colérique, "il faisait régner la terreur sur ses terres et sur ses sujets (1)".

(1) : ( Ibid.)

Une âme rebelle qu'il fallait dompter. L'évêque du diocèse, Amathor, et le préfet d'Auxerre l'ont fait incorporer de force dans le clergé. Tonsuré, il a fini par se soumettre. Comme touché par la grâce, il a renoncé au monde, à son épouse, et s'est voué au service de Dieu. En juillet 418, à la mort d'Amathor, c'est lui, Germain, que les chrétiens d'Auxerre ont choisi pour occuper le siège vacant. Son histoire s'est répandue dans toutes les campagnes comme un exemple du pouvoir de Dieu sur les hommes qu'Il modèle à son gré. D'un noceur rcebelle dans la force de l'âge, Il avait fait un évêque savant et expérimenté, habile détracteur des hérésies.

Le deuxième voyageur est Loup, évêque de Troyes, plus jeune que Germain. Comme lui, cependant, il a étudié le droit et s'est marié. Au bout de six ans, les époux se sont séparés d'un commun accord, chacun désirant une vie monastique. Inclination difficile à réaliser en ces temps où le monachisme naissait timidement. Loup rejoignait l'île de Lérins et son célèbre monastère, où les moines, cherchant à "imiter l'exemple des archimandrites de Memphis et de la Palestine", comme l'a écrit Sidoine Apollinaire, se passionnaient pour les discussions théologiques sur la grâce et le libre arbitre de l'homme face à Dieu. En l'an 427, il était nommé évêque de Troyes.

Les deux prélats se sont retrouvés à Sens, " suivis d'une troupe de prêtres, de diacres et de fidèles souvenr armés (1)".

(1) : ( Ibid.)

Le pape Célestin Ier les a chargés d'une mission complexe et épineuse, présentant quelques dangers. Ils doivent se rendre en Bretagne (2),

(2) : ( L'actuelle Grande-Bretagne),

pour combattre une hérésie qui s'attaque à la grâce, le pélagianisme, affirmant que chacun doit son salut à ses oeuvres et qu'il n'y a pass de péché originel. L'homme naît pur et peut, s'il le veut, rester tel. Il n'est capable de pécher que parce qu'il est doué du libre-arbitre. La faute d'Adam ne lui a pas enlevé son orientation vers le bien. Ainsi, nul besoin de baptême, encore moins de rédemption.

L'auteur de ces contrevérités sacrilèges était le moine Pélage, d'origine bretonne. Il est mort depuis quelques années, mais ses théories se sont répandues en Afrique, où saint Augustin les a vivement combattues, puis dans le sud de la Gaule. Leur apparition fulgurante en Bretagne n'a pas manqué d'inquiéter les évêques insulaires. Certains historiens ont prétendu qu'ils avaient alerté les évêques des Gaules, qui auraient alors mandaté l'évêque d'Auxerre. Mais la Chronique de Prosper d'Aquitaine nous révèle que c'est bien le pape en personne qui, prenant l'affair en main, a choisi tout spécialement Germain d'Auxerre et Loup de Troyes, tous deux spécialistes en théologie, tous deux maniant habilement le glaive ou la hache, car ils devraient aussi affronter les attaques des Scots et des Pictes, farouches adversaires des Bretons. Ce qui est loin de déplaire à nos deux soldats en Christ, toujours prêtes à en découdre pour affirmer leur foi.

Ils ont donc remonté l'Yonne, puis la Seine, et font escale dans ce petit port à la pointe de l'île de Genevilliers, avant de poursuivre leur voyage au long du fleuve, evrs la côte normande et l'île de Bretagne, au-delà de la Manche. Revêtus de vêtements et insignes distinctifs de leur rang, les deux "messeigneurs" remontent gravement la rue principale du gros bourg, acclamés par la population qui se presse sur leur passage, afin de recevoir leurs bénédictions. On peut imaginer l'excitation de la foule, impressionnée par ces ambassadeurcs du pape et porteurs d ela parole de Dieu, dont la haute réputation est connue de toute la Gaule.

Les notables attendent sur la place pour les saluer avec solennité. près du prorche d el'église, les enfants de la paroisse entonnent un cantique de circonstance. Geneviève est au milieu du groupe et se hausse du col afin de ne perdre aucun détail de cette marche solennelle des augustes prélats.

L'évêque d'Auxerre, tout sourire, s'approche pour les féliciter et les bénir de sa crosse dorée, quand, soudain, son regard s'arrête sur la fillette. Troublé par son allure peu commune et le rayonnement particulier de sa physionomie, il lui demande de s'approcher. elle s'exécute sans frayeur; Les yeux levés vers lui, elle attend calmement, attentive à ce qu'il va lui dire.

Le destin s'est mis en marche. La vie de Geneviève va basculer.





2

L'auteur de la Vita raconte cette rencontre. Selon son récit, l'évêque Germain remarque une petite fille et "croit discerner un reflet céleste sur son visage". Reconnaît-il en Geneviève la future sainte? Il se la fait amener, l'embrasse, s'enquiert de son nom et demande à parler à ses parents; Sévérus et Gérondia se présentent aussitôt, intrigués et inquiets.

- Cette enfant est-elle votre fille? demande le prélat.

- Elle est nôtre, Seigneur.

- Heureux êtes-vous d'être les parents d'un tel rejeton! Elle sera vénérée. Savez-vous qu'à sa naissance, il y a eu grande joie parmi les anges et que cet événement a été célébré avec allégresse? Elle sera grande devant le Seigneur. Admirant sa vie et sa conduite, beaucoup s'éloigneront du mal et, abandonnant une vie malhonnête et impudique, reviendront vers le Seigneur; ils obtiendront la rémission de leurs péchés et les récompenses promises par le Christ.

Il se tourne alors vers la petite et lui dit :

- Geneviève, ma fille.

- Ta servante écoute, Père saint, fais-moi savoir ce que tu veux.

Si le tutoiement n'est pas surprenant, puisque c'est l'usage latin, la réponse l'est assurément. N'est-ce pas ce que Marie avait dit à l'ange Gabriel : " Je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole (1)"?

(1) : (Luc, I, 38).

Germain n'en reste pas là.

- N'aie pas honte de me déclarer si tu veux être consacrée au Christ dans une vie religieuse et si tu veux, comme épouse du Christ, garder ton corps immaculé et intact.

- Béni sois-tu, Père, tu vas au-devant de mes désirs; C'est cela que je cherche; prie pour que le Seigneur daigne combler mes voeux.

- Aie confiance, ma fille. Conduis-toi avec fermeté. Ce que tu crois dans ton coeur et proclame avec ta bouche, prouve-le par tes oeuvres. Le Seigneur donnera force et puissance à ta beauté.

Cette conversation (1) nous laisse quelque peu perplexes, voire incrédules.

(1) : ( Traduit au plus près du texte latin du VI° siècle par Dom J. Dubois et L. Beaumont-Maillet, op. cit).

L'évêque d'Auxerre s'adresse à une fillette de huit ans comme à une femme, avec des mots forts : " épouse du Christ" ( sponsa Christi), " corps immaculé et intact" ( corpus intactus ). Or Geneviève n'est pas effrayée, elle acquiesce même sans hésitation. L'historien Kohler, dans son étude critique de la Vita (2), juge "fort peu convenables" les questions de Germain à une fillette de huit ou dix ans ( Vis... intactum corpum tuum servare).

(2) : ( Charles Kohler, Etude critique sur le texte de la Vie latine de sainte Geneviève de Paris, F. Vieweg, 1881, p. LIII).

Un siècle plus tard, Martin Heinzelmann ne relève aucune preuve d'indécence et voit dans cet épisode "un souvenir schématisé, transmis vraisemblablement par geneviève elle-même (3).

(3) : ( M. Heinzelmann, J. -C. Poulin, op. cit., p. 87).

De nos jours, il est vrai, les sensibilités sont moins prudes. Joël Schmidt explique plus simplement : " Sitôt qu'elle a su parler et comprendre, elle a été initiée par ses parents à une sorte de rhétorique de la foi chrétienne dont elle connaît toutes les fleurs (1)."

(1) : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève..., op.cit.).

Il est évident que Geneviève a parfaitement compris la teneur des propos du prélat, lorsqu'elle lui répond avec la maturité d'une femme sûre d'elle et de son choix : " Tu vas au-devant de mes désirs; C'est cela que je cherche." Une réponse d'adulte, consciente de la valeur de chaque mot prononcé.

Avant de nous étonner, souvenons-nous. Il n'y a pas si longtemps, sept ou huit décennies seulement, les cours de catéchisme enseignaient aux premiers communiants les mystères de la virginité de Marie, immaculée Conception, mentionnés dans l'épisode de l'Annonciation que raconte l'évangile de saint Luc :

- Voici que tu concevras dans ton sein et enfenateras un fils, dit l'ange.

- Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme? dit Marie.

- L'Esprit saint viendra sur toi, répond l'ange, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre (2)...

(2) : ( Luc, I, 30-35)

On rappelait aussi aux catéchumènes l'un des préceptes importants de la morale chrétienne : " L'acte de chair ne fera qu'en mariage seulement."

Très jeune, Geneviève a été nourrie de ces dogmes compliqués. Elle s'exprime donc en connaissance de cause. Elle ne rêve pas, comme un grand nombre de ses semblables du même âge, d'épouser son père ou le prince charmant, mais de devenir l'épouse du Christ; Tel est son voeu le plus cher. "Sponsa Christi" : expression déjà utilisée par Tertullien au III ° siècle, puis par les théologiens, pour désigner la vierge consacrée, épouse du Christ. La théologienne Janine Hourcade précise : " Etre épouse du Christ est l'essence même de la vocation de vierge consacrée. C'est le sens très clair de la proposition de Germain à Geneviève (1)."

(1) : ( Janine Hourcade, Sainte Geneviève, hier et aujourd'hui, Médias-paul, 1998, p. 58).



Le soir tombe sur Nanterre. Les villageois ont allumé des torches. L'évêque entraîne la fillette et ses parents vers l'église. Loup et tout le village les suivent pour assister aux nones, puis aux vêpres, et chanter les cantiques. Au cours de la cérémonie, selon la Vita, Germain pose longuement sa main sur la tête de Geneviève, qu'il a gardée près de lui. Certains historiens ont vu dans ce geste une sorte d'adoubement, une consécration, un prélude à l'ordination de diaconesse. Sur ce point, Janine Hourcade s'élève avec force : " Les diaconesses étaient interdites en Gaule." En 429, de surcroît, " Geneviève (...) n'est pas en âge d'être ordonnée à un ministère. Ce geste de la nuque marque simplement une attention affectueuse et exprime un discernement sur cette petite fille spécialement douée (2)".

(2) : ( Ibid., p. 58-59).

A la fin de la cérémonie, Germain retient les parents et demande à Sévérus de lui amener sa fille le lendemain " à la prime aurore" précise la Vita, afin de le saluer avant son départ.

Geneviève a du mal à s'endormir. On imagine sans peine ce qui traverse son esprit. La ronde des images et des mots. Le visage de l'évêque, son regard pénétrant, le poids de la main robuste sur sa tête, la voix sonore et les paroles qui résonnent et reviennent sur un rythme incessant, répétées par une sorte d'écho qui leur donne la puissance d'un oracle :

" A sa naissance, il y eut grande joie parmi les anges...

" Elle sera grande devant le Seigneur...

" N'aie pas honte de me déclarer si tu veux être consacrée au Christ...

" Garder ton corps immaculé et intact...

" Epouse du Christ...

La nuit s'illumine soudain et son coeur se gonfle d'une joie inaccoutumée.

- Mon plus cher désir, murmure-t-elle enfin dans un souffle.

Puis, briséé d'émotion et de fatigue, elle s'abandonne aux elfes du sommeil.



L'aube blanchit déjà le ciel lorsque Sévérus vient la réveiller. Elle se lève aussitôt sans regimber. Suivons-la. Geneviève s'apprête en quelques minutes pour accompagner son père sur le chemin du port, où les bateaux se préparent à appareiller. Le quai est particulièrement animé en cette heure matinale. Les mariniers s'agitent autour de la petite troupe qui doit embarquer. "Le soleil brillait à peine", précise la Vita. La haute silhouette de l'évêque d'Auxerre émerge d'un flot de dévots qui grossit autour des voyageurs. Dès qu'il aperçoit la fillette tenant la main de son père, il lui semble discerner à nouveau le "reflet céleste" apparu le jour précédent. Il lui lance de sa voix sonore :

- Salut, ma fille Geneviève. Te rappelles-tu ce que tu m'as promis hier?

Elle avance jusqu'à sa hauteur et lui répond sur un ton ferme, sans timidité :

- Je me rappelle ce que j'ai promis à toi et à Dieu, Père saint. Je désire vivement tenir cette promesse de me vouer à Son service, corps et âme. Je le déclare hautement, Dieu m'en est témoin (1).

(1) : ( Traduction de Dom J. Dubois et L. Beaumont-Maillet, op. cit.)

Germain sourit. S'il a craint que l'enfant ne se rétracte en regrettant ses propos exaltés de la veille, le voilà rassuré; Dans le regard de Geneviève, il peut lire sa détermination. La réponse qu'il vient d'entendre vaut un engagement. Sa longue expérience de chasseur d'âmes, qui a traqué assidûment les bêtes sauvages et le gros gibier, lui a donné de reconnaître les "appelés". Devant lui se tient une élue de Dieu qui doit être encouragée. Que lui laisser en guise de souvenir, afin de réveiller sa mémoire? Quel talisman pour la ramener sur la voie de la vérité, dans les moments de négligence ou de doute? Il remarque alors, coincée entre deux cailloux près de sa botte, une petite pièce. " Nummus aereus", dit la Vita. De bronze ou de cuivre (1)?

Elle est frappée d'une croix, habens signum crucis, au revers du portrait de l'empereur Valentinien. " Elle se trouvait là par la volonté de Dieu", explique le moine biographe. Hasard ou magie de la Providence? Germain se penche, ramasse la piécette qu'il époussette avant de l'offrir à Geneviève en disant :

- Conserve, en mémoire de moi, cet objet suspendu à ton cou (2).

(2) : ( Sous-entendu : la pièce devra être percée, car elle ne l'est pas, comme la plupart des monnaies en cours).

Ne te pare jamais ni d'or, ni d'argent, ni de perles; car si tu te laisses dominer par les grandeurs de ce monde, tu seras privée de celles qui t'attendent dans le ciel.

Dans son Etude critique de la Vita, Charles Kohler rappelle les coutumes germaniques selon lesquelles, au moment du mariage, le mari remettait aux parents le prix d'achat de sa future épouse. Il en déduit que, dans l'esprit du moine biographe, cette pièce de monnaie est le symbole du mariage de Geneviève avec Jésus-Christ (3).

(3) : ( C. Kohler, op. cit., p. IXXI).

En suivant ce sobre récit, on imagine l'émotion de la fillette qui serre la pièce entre ses deux mains, comme s'il s'agissait d'un joyau précieux. Elle remercie l'évêque en baisant son anneau. Il l'embrasse et lui dit adieu en lui rappelant de prier souvent et de se souvenir de lui dans le Christ. Puis il s'adresse à Sévérus et lui recommande de veiller sur sa fille, afin d'écarter toute entrave à l'accomplissement de sa promesse. Il se retournr pour embarquer et rejoint ses compagnons de voyage.

Les marins larguent les amarres, les bateaux prennent le large sur les eaux grises et tourmentées de la Seine. Aux côtés de son père, Geneviève les regarde disparaître dans les lambeaux de brume que transpercent les premiers rayons du soleil.



Au long des rues qui les ramènent à leur maison, le père et la fille parlent peu. Quoique la Vita n'en dise rien, on peut aisément deviner le cours de leurs pensées respectives. L'un et l'autre mesurent les changements produits en si peu de temps. Le passage en trombe de l'évêque Germain vient de bouleverser leurs vies. Geneviève tient sa monnaie au creux de sa main, précieusement serrée comme une pièce de mariage, et se considère déjà la fiancée du Christ. Sévérus, quant à lui, est un père heureux et triste tout à la fois. La destinée qui semble s'imposer à sa fille n'est pas ce qu'il espérait. La famille ne s'agrandira pas. Mais quoi de plus beau et de plus noble que de la remettre à Dieu, quand elle deviendra l'une de Ses vierges consacrées? Son seul souci est Gérondia. Comment acceptera-t-elle de voir son unique enfant renoncer au monde brillant auquel elle-même s'est attachée, renoncer aux fêtes, aux toilettes, aux bijoux, tout ce lustre dont elle-même est si friande, et renoncer surtout à lui donner une descendance?

Sévérus s'inquiète avec raison. Gérondia les accueille par des invectives. pourquoi l'a-t-on laissée seule? Pourquoi cet air de complicité sur leurs visages? Que lui cachent-ils? Que leur a dit l'évêque Germain? Pourquoi ne l'a-t-on pas conviée à la cérémonie des adieux? Geneviève lui révèle qu'elle vient de confirmer au saint prélat sa promesse de consacrer au Christ sa vie entière, mais Gérondia est loin de s'en réjouir. La Vita mentionne son agacement et sa mauvaise humeur. Aussitôt nous viennent à l'esprit les sarcasmes et les ricanements de la mère blessée qui refuse la perspective de perdre sa fille, d'autant que cette décision a été prise sans même la consulter, elle qui l'a mise au monde après dix ans d'attente. En vertu du droit romain, le père seul détient l'autorité légale et souveraine sur ses enfants; La mère doit s'incliner.

Aigreur, jalousie, larmes et lamentations... Geneviève observe d'un air impassible, le regard froid. Comédie, tragédie, elle connaît bien les talents de sa mère pour infléchir les volontés contraires et faire entendre ses raisons; Non, elle ne cèdera pas, rien ne la fera changer. Pour la première fois de sa vie, elle a donné sa parole, elle s'est engagée corps et âme. La veille, devant l'évêque, elle n'était plus une petite fille, mais une adulte qui prenait son destin en main. Elle n'appartient plus à sa mère : désormais, elle est la fiancée du Christ et ne pense plus qu'à se montrer digne, par ses prières et son comportement dans les tâches quotidiennes, de Lui être consacrée en devenant Son épouse.



Quelques jours, quelques semaines ou quelques mois plus tard, le drame éclate. Gérondia, apprêtée pour se rendre à l'église à l'occasion d'une fête religieuse, ordonne à sa fille de rester à la maison. Pour quelle raison? La Vita n'en donne aucune, préférant s'intéresser aux réactions de Geneviève, qui éclate en sanglots et s'exclame :

- Je veux garder la promesse que j'ai faite au vénérable Germain! Je veux aller à l'église. Je veux mériter d'être une épouse du Christ et d eporter un jour ses parures et son habit...

Furieuse d'être contredite, Gérondia lève la main et administre une gifle à sa fille. Une "paumée", dit la Vita, qui ajoute qu'au même instant, ce geste accompli, elle se trouva plongée dans une nuit obscure, frappée de cécité. Stupeur dans toute la maisonnée qui s'empresse au secours de sa maîtresse, affolée de ce qui lui arrive. Gérondia ne peut se mouvoir désormais qu'en tenant la main de sa fille, ou celle d'une servante, et ne verra le monde que par les yeux de ceux qui l'entourent. L'humiliation est vive. Elle se lamente et fait mine de chercher les raisons de ce malheur, mais Sévérus a reconnu la punition de Dieu qui leur rappelle, par ce coup sévère, que Geneviève Lui appartient avant d'être leur enfant. Le Très-Haut l'a choisie pour Son service et nul ne se permettra d'entraver Ses desseins.

Geneviève pleure encore, mais de chagrin cette fois. Elle se sent coupable de ce malheur qui ne serait pas arrivé si elle avait obéi sans se révolter. Mais, d'un autre côté, n'a-t-elle pas promis à Germain d'aller à l'église le plus souvent possible? Déchrirée entre son affection pour sa mère et la dévotion qui la dévore un peu plus chaque jour, elle ne cesse de pleurer et de prier, suppliant Gérondia de lui pardonner, implorant Dieu de guérir celle qui l'a enfantée.



Vingt et un mois vont s'écouler tristement. Vingt et un mois, précise la Vita, pour qu'enfin, au plus profond d'elle-même, Gérondia accepte le choix de Dieu et s'incline devant Sa volonté. Elle s'est souvenue des paroles de Germain et les a ruminées, s'interrogeant sur leur tournure prophétique.

- Heureux êtes-vous, les parents d'un tel rejeton! Elle sera vénérée..."

- Elle sera grande devant le Seigneur..."

- Admirant sa vie et sa conduite, beaucoup s'éloigneront du mal et obtiendront la rémission de leurs péchés..."

Dans la nuit qui l'entoure, Gérondia n'a plus d'autre espérance que de croire à la prédestination de sa fille. SI Dieu l'a choisie, n'est-ce pas qu'Il l'a dotée de quelque pouvoir surnaturel? Pure spéculation, car la Vita n'explique aucunement la privation de la vue ni ce changement d'humeur à l'égard de la fillette, qui va maintenant sur ses douze ans. Mais elle raconte qu'un beau matin, Gérondia appelle Geneviève et lui demande comme une faveur d'aller au puits pour lui tirer de l'eau.

La démarche est insolite : puiser l'eau est l'affaire des servantes. Trop heureuse de faire plaisir, Geneviève obéit cependant, s'assied sur la margelle en pleurant d'émotion, remplit un cruchon et fait un signe de croix sur l'eau mêlée de ses larmes, avant de l'apporter à sa mère. Celle-ci y plonge aussitôt les doigts et s'humecte les yeux. Pourquoi ce geste? Dernier recours commandé par une foi tardive? Tentative désespérée après moult consultations de médecins impuissants?

Gérondia mouille ses yeux avec confiance, précise la Vita. Et voilà que l'obscurité se déchire. Elle renouvelle l'opération une deuxième fois, puis une troisième, et finit par retrouver la vue, comme si cette longue nuit de vingt et un mois n'avait jamais existé.

Aussitôt, dans toute la maisonnée, on crie au miracle et l'on chante des actions de grâce. La nouvelle se répand dans tout le village : Gérondia a retrouvé la vue, Geneviève l'a guérie avec l'eau du puits. Alléluia! Alléluia!

Une quantité de malades affluent dans la cour du domaine, suppliant la jeune fille de les soigner avec l'eau miraculeuse. Elle se plie de bonne grâce en expliquant modestement qu'elle n'y est pour rien.

- Seule la foi éclaire les brebis égarées que le péché aveugle, déclare-t-elle.

A-t-elle entendu ce que racontent les anciens de Nanterre? Naguère, les païens prenaient l'eau de ce puits pour guérir les maladies incurables, affirmant qu'elle venait d'une source appartenant aux dieux celtes. Aujourd'hui encore, on peut voir dans la crypte de l'église le puits d'où fut tirée l'eau miraculeuse. Les hagiographes ne manqueront pas de raconter, au cours des siècles suivants, ce premier miracle de Geneviève.



Ainsi débute la vocation de la future sainte, qui ne cessera de soulager les souffrances et de soigner les infirmités, au cours des huit décennies qui lui restent à vivre. Pour l'heure, elle est loin de deviner ce que le destin lui prépare. Elle se contente d'accomplir son devoir quotidien, en respectant les recommandations de l'évêque Germain, gravées au fer rouge dans sa mémoire. Et, s'il lui arrive de faiblir, la croix du Christ ciselée sur la piécette de bronze, qu'elle a fait percer afin de la porter autour du cou, lui rappelle le chemin à suivre. L'unique objet de ses pensées est de se préparer pour la cérémonie de consécration des vierges. Elle attend ce moment avec une impatience mêlée de crainte. Son âge est un obstacle sérieux qu'il ne sera pas aisé de contourner, d'où sa fébrilité.

Depuis le concile d'Hippone en 393, les vierges peuvent être consacrées dès la vingt-cinquième année, au lieu des quarante ans imposés jusque-là. Une longue attente malgré tout pour Geneviève, qui n'a pas douze ans. Mais le concile de Carthage, en l'an 418, a rendu possible, dans certaines conditions, de devancer le nouvel âge ordinairement requis. On s'est rallié à la théorie de saint Ambroise, qui donnait plus d'importance à la qualité des moeurs qu'au nombre des années. Dans son Traité de la virginité, le grand évêque de Milan a écrit : " Que le prêtre tienne compte des années, sans doute, mais des années de foi et d epureté; qu'il regarde à la maturité de la modestie, qu'il examine si la gravité de la vierge est ancienne, si sa bonne conduite date de loin, si son innocence remonte au premier jour, si la chasteté est dans son coeur, si la garde maternelle a donné toute confiance, si la fréquentation des compagnes a été modérée. Ces conditions remplies, on peut dire que la vierge est d'âge avancé (1)."

(1) : ( Cité par Henri Lesêtre, Sainte Geneviève, Librairie Victor Lecoffre, 1901).

Depuis qu'elle a eu connaissance de ce texte, Geneviève est animée de tous les espoirs et ne refuse aucun effort pour atteindre cette perfection qui distingue les futures épouses du Christ. Il ne tient plus qu'à elle de se mettre à l'épreuve quotidiennement, dans ce temps de noviciat qui la sépare de la consécration. Aux besognes ancillaires et aux méditations dans la prière, s'ajoute la lecture de nombreux ouvrages sur les obligations des vierges consacrées, leurs fonctions et leur utilité dans ce nouveau monde où l'hérésie se presse à toutes les frontières. Celle du moine Pélage, que Germain d'Auxerre est allé combattre en Bretagne, s'efface peu à peu, mais au profit d'un arianisme triomphant qui a séduit les Bretons et s'infiltre en pays burgonde depuis les terres wisigothiques.

Dans tous les diocèses de la Gaule, les évêques battent le rappel des fidèles chrétiens, les exhortent à se ressaisir face au mal qui les menace en manifestant plus de rigueur dans leurs dévotions, plus de ferveur dans leurs prières. A servir d'exemple à ceux qui hésitent. L'Eglise romaine a besoin de modèles, de cicérones ou de "bergers" pour guider ceux qui souhaitent rejoindre ses rangs. Elle a besoin de prêtres, de moines, mais aussi de femmes, ces vierges consacrées qui agissent au sein des populations et leur ouvrent la voie qui mène à Dieu. " Dès les premiers siècles, l'histoire du christianisme fourmillle de ces femmes exceptionnelles comme le fut Geneviève dans son époque abandonnée par l'Empire moribond, devait se construire face aux puissances barbares qui l'environnaient (1);"

(1) : ( J. Hourcade, op. cit).



Quelle formation a reçue notre jeune novice? Des monastères de femmes ont vu le jour à Rome, à Milan et même à Béthléem. En Gaule, ils n'existent pas encore. Les vierges vivent dans leur famille, respectant strictement leur voeu de chasteté et gardant la libre disposition de leurs biens.

La Vita reste discrète sur les années d'apprentissage de notre postulante. En dehors des activités quotidiennes, entrecoupées de longues heures de prière, il semble qu'elle lisait beaucoup. L(évêque Germain d'Auxerre a-t-il envoyé des instructions pour l'éducation de la future vierge qu'il a su reconnaître et n'a pu oublier? On peut supposer que le curé de la paroisse, ayant reçu des consignes spéciales, lui a fourni les bons ouvrages indispensables, comme Le Voile des vierges de Tertullien, le traité de saint Cyprien sur L'Imposition du voile aux vierges ou le traité de saint Augustin La Sainte Virginité, sans oublier l'indispensable Traité sur les vierges de saint Ambroise qui chante les louanges du modèle par excellence : la Vierge Marie.

Bien avant le concile d'Ephèse (431), qui vient à peine de proclamer "la virginité et la maternité divine", saint Ambroise avait brossé, dès la fin du IV° siècle, un portrait de la Mère de Dieu, qu'il présentait comme le guide suprême sur le chemin de l'excellence. Geneviève a dû le suivre à la lettre. Il suffit d'en lire quelques extraits pour comprendre l'ascèse rigoureuse qu'elle s'imposera tout au long de sa vie.

" Quoi de plus noble que la mère de Dieu? C'était la vierge, non seulement de corps, mais aussi de coeur, dont le sincère amour ne fut altéré par rien qui sentît le partage. L'humilité était dans son coeur, la gravité dans ses paroles, la prudence dans son esprit. Elle parlait peu et lisait avec soin. Elle ne comptait pas sur les richesses inconstantes, mais sur les prières des pauvres. Appliquée à son travail, modeste en ses discours, c'est à Dieu, non à l'homme, qu'elle soumettait son esprit. elle ne nuisait à personne, vouliau du bien à tous (...).

" Quand elle avait à réparer ses forces, elle se contentait des premiers mets venus, propres à écarter la mort sans procurer aucun plaisir. Le sommeil n'excitait ses désirs que quand la nécessité commandait; et encore, lorsque son corps reposait, son esprit veillait (...)

" Elle ne paraissait au dehors qu'accompagnée. Sa meilleure garde cependant, c'était elle-même. Elle commandait le repsect par sa démarche et sa tenue, elle semblait moins poursuivre sa route que gravir le sentier de la vertu. Voilà l'idéal de la virginité. Marie fut telle que sa vie à elle seule sert de modèle à tous (1)."

(1) : ( Saint Ambroise, Sur l'institution de la Vierge, cité par H. Lesêtre, Sainte Geneviève, op. cit., p. 30-31).

Nous verrons plus loin jusqu'à quel degré Geneviève s'est approprié ces lignes comme des commandements qu'elle appliquera strictement, en particulier dans sa vie personnelle, jusque dans son alimentation, ses heures de veille et de sommeil.

Pour l'heure, la "fiancée du Christ" n'est qu'une jeune adolescente dont la seule ambition est d'entendre les mots doux de l'Aimé qu'elle peut lire dans le Cantique des cantiques :

Tu es toute belle, ma bien-aimée, et sans tache aucune... Ouvre-moi, ma soeur, mon amie, ma colombe, ma parfaite!

Et pour atteindre ce degré de perfection, elle se nourrit de son Pasteur, de l'auteur grec Hermas, traduit en latin dès le II° siècle et largement diffusé. Cet ouvrage, qui traite moins de théologie que de morale, décrit les douze vierges spirituelles dont il faut s'entourer si l'on veut atteindre la perfection morale, " seul critère qui permette de distinguer les vrais et les faux prophètes". Elles ont pour nom : foi, abstinence, patience, générosité, simplicité, innocence, concorde, charité, discipline, chasteté, vérité et prudence. Douze vertus que Geneviève cultivera et qui lui seront reconnues dans un moment critique où sa réputation sera vilipendée et sa vie gravement menacée.

Le plus important, pour la jeune adolescente, est de se faire consacrer. Selon les règles en vigueur, elle ne peut rien espérer avant ssa vingt-cinquième année. Elle vient seulement d'achever la douzième. Depuis sa rencontre avec Germain d'Auxerre, elle s'applique à respecter chacune de ses recommandations, évitant les plaisirs et les vanités, afin de s'ouvrir chaque jour un peu plus à la parole divine, et polissant son âme pour la rendre digne de recevoir l'Epoux céleste. Tout son être est tendu vesr ce seul objectif; Aura-t-elle assez d'endurance pour patienter si longtemps?

Certains indices de la Vita permettent de penser qu'à la faveur de quelques dérogations facilitées par la Providence, et grâce au rang social de ses parents, notre jeune postulante n'attendit pas l'âge canonique pour réaliser son " plus cher désir".



3



" Geneviève fut conduite à l'évêque Villicus pour être consacrée", nous dit la Vita.

Quand eut lieu la cérémonie? Cette fois encore, le texte est loin de satisfaire notre curiosité, mais on y découvre que Geneviève a entamé son régime de mortifications sévères dans sa quinzième année. Etait-ce pour marquer sa nouvelle vie, après sa consécration officielle par un évêque? Au terme de nombreux débats, souvent houleux, les historiens ont finalement conclu que la cérémonie avait bien eu lieu, entre 435 et 438. Comme le permettait le concile de Carthage (418), Geneviève a sûrement bénéficié de dérogations pour recevoir le voile lorsqu'elle n'avait que quinze ou seize ans, l'âge canonique obligatoire étant de quarante ans. " La jeunesse de Geneviève pourrait surprendre", écrit Heizelmann, mais les exceptions étaient monnaie courante au V° siècle, au moins dans les familles de l'aristocratie gallo-romaine (1).

(1) : (M. Heinzelmann, J-C. Poulin, op.cit., p.88).

Pour Michel Rouche, cette non-observance de l'âge canonique n'en reste pas moins une "anomalie", même si elle s'explique par les dérogations exceptionnelles en faveur de jeunes femmes de haut rang social qu'autorisait le récent concile. En dépit de cette remarque critique, il est établi aujourd'hui que Geneviève reçut le voile autour de ses quinze ou seize ans, et la date généralement retenue est l'année 438.

Cette énigme en partie résolue, une autre apparaît : l'évêque Vilicus. Dans quel diocèse était-il affecté et qui était-il? Son nom n'apparaît pas sur la liste épiscopale de Paris, le diocèse de Geneviève. Sur la liste de Bourges, on retient le nom d'un certain "Vilicius", qui a pu siéger à cette époque dans cette ville, mais il est inconnu. Est-ce à Bourges que Geneviève fut conduite à l'évêque? Martin Heinzelmann l'admet, sans repousser d'autres éventualités : " Même en négligeant la possibilité d'une consécration loin de Nanterre ou de Paris (...), une consécration présidée par le métropolite de Bourges ne peut absolument pas être exclue. (...) L'évêque de Bourges a pu séjourner à Paris et présider la cérémonie de consécration (1) (...).

(1) : ( Ibid., p. 89).

Si l'on tient compte du contexte historique, cette thèse est pertinente. En ce temps-là, Bourges était occupée par les Wisigoths. Son prélat en exil a très bien pu se réfugier à Paris et y consacrer Geneviève.

Michel Rouche partage en partie cet avis et va plus loin, dénonçant une seconde anomalie dans la situation religieuse de la future sainte, autrement plus grave que la non-observance de l'âge canonique obligatoire. En effet, écrit-il, " Geneviève est consacrée moniale dans le monde par l'évêque de Bourges, et non par celui de son propre diocèse qui est Paris. Or cette ville a vu passer neuf évêques entre 346 et 511, ce qui suppose des épiscopats durant en moyenne dix-huit ans, ce qui est impossible. Il y a donc de fortes chances pour que le siège épiscopal ait été vacant au moment de cette consécration, ou bien que l'évêque de Paris ait été en désaccord avec cette initiative." Devant le silence de la Vita, les deux éventualités sont possibles, ajoute-t-il. " Elles n'en fortifient pas moins l'idée que la situation religieuse de Geneviève n'était pas conforme aux normes de l'époque (1)."

(1) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII).

Dom Jacques Dubois et Laure Beaumont-Maillet rejettent l'hypothèse d'un voyage de Geneviève à Bourges : " On n'imagine pas qu'elle ait été au loin pour recevoir cette consécration, qui aurait laissé davantage de souvenirs si les circonstances avaient été exceptionnelles (2)."

(2) : ( Dom J. Dubois et L. Beaumont-Maillet, op.cit., p. 25).

De nouveau, les débats s'enflamment et les thèses les plus diverses se confrontent. Les unes ignorent le silence de la liste épiscopale et font de Villicus un évêque de Paris; d'autres, un évêque de Bourges; d'autres encore, un simple prêtre de Nanterre, et même un "évêque de campagne". Certains chercheurs, en effet, se sont penchés sur le nom commun villicus, qui désigne un intendant ou régisseur de propriété rurale. Or, pendant longtemps, dans les petits districts ruraux de la Gaule, des évêques de campagne exerçaient leur ministère. Leurs fonctions étaient si modestes qu'ils n'ont laissé aucune trace. Mais ils pouvaient présider à des cérémonies de consécration de vierges, ce cas était même fréquent.

De là à penser que Sévérus, au cours de ses tournées administratives dans les vastes domaines qu'il supervisait, ait croisé cet évêque de campagne et lui ait demandé comme une faveur de consacrer sa fille, il n'y a qu'un pas que Joël Schmidt n'hésite pas à franchir. "Peut-être un de ces nombreux évêques de campagne. (...). On peut penser qu'(il) était un ami personnel de Sévérus, qu'il avait dû souvent rencontrer lors des inspections du père de Geneviève en Lyonnaise quatrième. (...) Leur collaboration devait être étroite et, en ces temps d'incertitude et de doute, affirmait la solidarité des pouvoirs laïques et religieux (1)."

(1) : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève..., op. cit.)



Venons-en maintenant à cette cérémonie de consécration. Qu'elle ait eu lieu à Paaris, présidée par l'évêque de Bourges, ou à Nanterre, présidée par un simple évêque de campagne nommé Villicus, dans l'un ou l'autre cas, le rituel officiel n'a pas manqué d'être observé avec la plus grande ferveur. Le cérémonial en vigueur à cette époque est mal connu. Une seule certitude : il avait lieu au cours d'une messe. Tentons de le reconstituer à Nanterre, hypothèse qui paraît la plus logique. Au jour fixé, dans l'église emplie de fidèles attirés par la rareté et la solennité de l'événement, Geneviève avance vers l'autel à la suite de deux jeunes femmes plus âgées. On peut les imaginer, vêtues de longues robes de lin blanc, profondément émues et recueillies. Après l'évangile, l'évêque s'avance et déclare soudain, en regardant les futures vierges :

- Que l'on mette en avant celle qui marche la dernière. car, par la Grâce du Ciel, elle a déjà atteint la sainteté.

Cette phrase rapportée par la Vita a fait couler beaucoup d'encre. Pourquoi cette marque de distinction? L'évêque aurait-il agi pour d'autres considérations que pour la sainteté de la postulante? Avait-il un intérêt particulier pour cette jeune file de grande famille, intelligente et décidée? Avait-il reçu de la famille une offrande spéciale pour ses bonnes oeuvres? Toujours est-il que "cette faveur ne suffit pas à assurer à Geneviève une renommée au-dessus de toute critique : quelques années plus tard, elle n'était pas populaire (1)".

(1) : ( Dom J. Dubois et L. Beaumont-Maillet, op. cit., p. 26).

L'évêque procède alors à la cérémonie, selon le rite en usage dans les églises des Gaules. Il prononce une homélie, puis chante une préface consécratoire qui doit ressembler à celle qui nous est restée, écrite par le pape Léon Ier quelques années plus tard, que l'on récite encore dans ce genre d'événement (2) :

(2) : ( Léon Ier est élu en 440. Son pontificat durera vingt et un ans).

"Jette les yeux, Seigneur, sur Tes servantes qui, mettant entre Tes mains le voeu qu'elles ont fait de continence, T'offrent cet acte de dévotion, dont elles Te regardent comme auteur.

" Car comment l'esprit, enveloppé qu'il est d'une chair mortelle, pourrait-il surmonter la loi de la nature, la licence que la liberté inspire, la force de la coutume et le feu de la jeunesse, si Toi, mon Dieu, n'avais allumé en elles cet amour de la virginité, si tu ne nourrissais ces saints désirs dans leur coeur, si Tu ne leur donnais la force de les exécuter?

" C'est Ta grâce, Seigneur, qui a donné à ces enfants, régénérées par Ton Saint-Esprit, le don précieux de la continence, qui fait que certaines âmes, sans mépriser le mariage que Tu honores de Ta bénédiction, aspirent à imiter la pureté et l'intégrité des anges pour se consacrer à l'Epoux des vierges, lui-même Fils d'une Vierge.

" Accorde donc, Seigneur, Ta grâce et Ton recours à ces viergesqui souhaitent d'être consacrées par Ta sainte bénédiction : qu'elles obtiennent, Seigneur, par un don de Ton Esprit Saint, une modestie prudente, une sage bonté, une douceur grave, une liberté chaste; qu'elles aient une charité fervente pour n'aimer rien hors de Toi; qu'elles vivent d'une manière digne de louanges et qu'elles n'aiment point à être louées; qu'elles Te glorifient par la sainteté de leur corps et par la pureté de leur âme; qu'elles Te craignent par amour et qu'elles te servent de même, que Tu sois leur honneur, leur joie et leur volonté.

" Sois, Seigneur, leur consolation dans les chagrins, leur conseil dans les difficultés, leur richesse dans l'indigence, leur nourriture dans l'abstinence et leur médecin dans les infirmités; qu'elles trouvent tout en Toi et qu'elles souhaitent T'aimer par-dessus tout; qu'elles gardent par Ta grâce le voeu dont elles font profession, se souvenant que ce n'est pas par la beauté du corps qu'elles doivent te plaire, mais par la pureté de leur âme.

" Fais, Seigneur, qu'elles soient du nombre de ces vierges sages qui attendent l'Epoux céleste avec des lampes allumées, qu'elles aient le bonheur d'être admises avec les Vierges sages dans la salle du Banquet, pour y demeurer éternellement en présence de l'Agneau et y recevoir la palme, récompense de leur virginité."

Touchée par la solennité de l'émouvante prière qui fixe la règle de vie à laquelle vont s'engager les postulantes, l'assistance se lève et retient son souffle; Tous ont les yeux fixés sur cette fille de notable de haut rang, qui renonce aux plaisirs et aux jouissances que sa fortune peut lui offrir au centuple, afin de mériter l'amour de Dieu dans la pauvreté et l'humilité.

Au premier rang, Sévérus et Gérondia, très dignes, la mine grave, maîtrisent leur émotion; Le moment le plus important de la cérémonie est arrivé; Geneviève l'attend depuis si longtemps; Suivie de ses deux compagnes, elle avance vers l'autel, le regard rayonnant d'une intense clarté, couer et âme tournés vers ce Christ qui, sous l'ombre du voile, va la prendre pour épouse. En signe de soumission, elle pose sa tête sur la dalle de pierre, qui recevait autrefois les sacrifices païens aux dieux celtiques. L'évêque noue sur ses longs cheveux blonds, qui couvrent ses épaules, l'étoffe violette qui va désormais la différencier des autres.

- Reçois ce voile, ma fille, et porte-le sans tache jusqu'au tribunal de Notre Seigneur Jésus-Christ.

- Il a mis un signe sur mon visage, afin que je n'aie aucun autre amour que le Sien, répond-elle.

L'évêque chante alors une phrase du Cantique des cantiques :

- Viens, bien-aimée, aux fiançailles; l'hiver est passé, la tourterelle chante, les vignes sont fleuries et sentent bon.

Devant les deux autres postulantes, il répète le rituel, puis les exhorte toutes trois à garder fidèlement leur voeu de chasteté et à porter dans l'innocence le vêtement de la Vierge Marie, la Mère de Dieu. A chacune, il remet en outre le livre des Psaumes et un cierge; On représentera souvent Geneviève tenant une lampe, la lampe des vierges sages; Une sculpture provenant du portail de l'ancienne abbaye Sainte-Geneviève, datant du XIII° siècle, nous montre la sainte tenant un livre dans la main droite et un cierge dans la main gauche. Janine Hourcade en donne la signification : " Dans la liturgie de la consécration des vierges, le livre, qui est celui des Psaumes, c'est-à-dire le livre de la prière de l'Eglise, et le cierge, symbole des vierges sages et d ela lumière du Christ, sont les deux attributs principaux que l'on remet à la vierge lors de sa consécration (1)."

(1) : ( J. Hourcade, op. cit, p. 67).



La cérémonie est terminée. Geneviève fait partie de la confrérie des vierges consacrées de Nanterre. Elle a désormais sa place dans le choeur et son rang dans la hiérarchie religieuse. Elle est famula Dei, la servante de Dieu, comme l'écrit l'auteur de la Vita, qui omet de nous raconter sa nouvelle existence et se contente de la résumer par l'adoption d'une ascèse rigoureuse.

Comme le veut la coutume des vierges de la Gaule, elle habite sous le toit familial et conserve sa liberté de mouvement. Elle vit dans le monde et se mêle à lui, donnant l'exemple del'humilité et de la pureté. On la verra dans les rues de Nanterre, vêtue d'une simple robe de lin sous une cape, chaussée de sandales à lanières à la romaine, et coiffée de son voile mauve qui est le seul signe distinctif permettant de reconnaître les vierges; Selon Jean Mélia, "il (est) de forme étroite, une simple bandelette de laine que la jeune fille consacrée enroulait autour de sa tête, mais il devait faire plusieurs fois le tour du front et des cheveux, et prendre finalement un certain aspect, puisque saint Optat de Millet l'appelle mitre (1)".

(1) : ( Jean Mélia, Madame Sainte Geneviève, patronne de Paris et avocate de la France auprès de Dieu, Perrin, 1926, p. 97).

On retient ici que la vierge gauloise conserve sa chevelure.

Ainsi, chaque jour, Geneviève court la ville pour se rendre au chevet des indigents et distribuer les secours nécessaires. Elle écoute leurs histoires, leurs misères, leur désespérance, elle soulage les douleurs, soigne les plaies, alimente les affamés et fait renaître l'espoir qui ranime le courage et l'envie de remettre le pied à l'étrier.

Une telle énergie peut surprendre quand on découvre dans la Vita qu'elle se nourrit seulement de pain d'orge et de fèves " dont elle faisait cuire dans une marmite sa provision pour deux ou trois semaines, au bout desquelles elle faisait un brouet de ce qui restait (2)".

(2) : ( Jusqu'à la découvrte de la pomme de terre au XVIII° siècle, les fèves étaient la base de l'alimentation du pauvre, de même que le pain d'orge, moins cher que le pain de blé).

De plus, elle ne mange que le dimanche et le jeudi, les autres jours étant soumis au jeûne. " durant toute sa vie, dit encore le moine biographe, elle ne but ni vin ni rien de ce qui peut enivrer." Elle s'abstient de toute boisson fermentée comme la cervoise, tant appréciée des Gaulois, ou de toute autre "liqueur enivrante". L'eau est son ordinaire; Avec un tel régime, on s edemande comment son organisme n'a pas succombé aux déficiences en protéines et minéraux.

Quant à ses nuits, elle les passe en prière, comme les grands mystiques, étendue à plat ventre sur le sol, les bras en croix, dans un dialogue avec le Christ que seul le sommeil vient interrompre; Lui parle-t-elle, alors, comme la bien-aimée du Cantique des cantiques?

Sur ma couche, la nuit, j'ai cherché celui que mon coeur aime,

Mon bien-aimé élève la voix, il me dit :

Lève-toi, ma bien-aimée, ma belle, viens...

Une règle aussi rigoureuse ne peut être appliquée dans le confort de la maison paternelle, trop luxueux, d'après elle, pour sa nouvelle condition; Elle a choisi une pièce retirée qu'elle transforme en cellule, sans autrve ornement que le mobilier indispensable. Dans ce décor succint, elle peut se livrer plus librement à ses longues méditations et au régime austère qu'elle s'impose; Ses nuits sont à Dieu, ses journées sont ouvertes au monde qui l'entoure. " Dans les rues, sur les places, je chercherai celui que mon coeur aime", dit encore le Cantique.

Ses parents ne sont pas oubliés. Au cours de ses visites quotidiennes, elle s'entretient longuement avec son père, qui lui fait part de ses inquiétudes sur l'état de l'Empire. Elle l'écoute avec attention, comme elle l'a toujours fait depuis son enfance. Elle sait que les barbares sont aux frontières. Le plus choquant est que les Vandales ravagent l'Afrique, où Genséric a pris Carthage et chassé son évêque; plus inquiétante encore pour l'avenir est la montée en puissance des Huns, face aux armées romaines affaiblies qui peinent à défendre l'Empire. Cette nouvelle n'est pas de bon augure, raison supplémentaire pour continuer à prier et remplir la mission d'apostolat pour laquelle elle a été appelée. Prière et mortification sont ses deux soutiens tout au long de son existence, son armature et le secret de son rayonnement.

Ainsi, dans le cadre paisible et familier de Nanterre, la vie de Geneviève s'écoule sans heurts; Entre l'église et le toit paternel, ses journées jalonnées de nouvelles obligations ne laissent aucune place à l'ennui pervers qui fait naître le doute. Dès le réveil, jusque tard dans la nuit, les activités se succèdent sans discontinuer, toujours les mêmes, aux mêmes heures. Une répétition quotidienne qui charpente l'esprit et forge le caractère dans la pratique du devoir, l'apprentissage de l'obéissance et de l'humilité.



Ce bel équilibre va bientôt se rompre. Au retour d'une de ses expéditions, Sévérus tombe malade. Affaibli par l'âge, il ne résiste pas et se laisse emporter sans regret; Geneviève est à son chevet. Elle recueille ses dernières paroles, son dernier regard, et lui ferme les yeux en récitant la prière des morts. Elle n'aura pas le temps de faire son deuil : quelques jours plus tard, ou quelques semaines, Gérondia, minée par le chagrin et le désespoir, rejoint sa chère moitié.

Geneviève se retrouve seule dans la grande maison qui a bercé son enfance. Une profonde tristesse l'envahit, mêlée de nostalgie au souvenir des heures de tendresse et d'affection qu'elle ne connaîtra plus. mais elle ne pleure pas.

- Ils vont connaître la joie, explique-t-elle. Dieu les attend.

Pourquoi s'épancherait-elle sur sa propre peine, lorsque ses parents ne souffrent plus? Ils sont enfin délivrés des pesanteurs du monde, des souffrances de leur corps vieillissant, et jouissent de la paix éternelle dans l'autre royaume. Sa foi est trop forte pour en douter.

Sévérus et Gérondia avaient atteint le bout du chemin; L'heure était venue pour eux de se retirer, laissant leur fille accomplir, seule, son destin de vierge consacrée. N'est-elle pas "l'Epouse du Christ"? C'est à Lui qu'elle appartient désormais, en toute exclusivité.

La Vita ne donne pas la date de ces événements; De minutieux recoupements autorisent les historiens à conclure qu'ils se produisirent dans le cours de l'an 440. Geneviève est dans sa dix-huitième ou sa vingtième année lorsqu'elle se retrouve orpheline, mais, ironie du destin, celle qui a fait le voeu de pauvreté et d'humilité se révèle être une femme très riche. Selon le Code théodosien, rien n'empêche les vierges consacrées de recevoir un héritage de leur famille. Celui de Sévérus la met à la tête d'un patrimoine foncier considéré comme l'un des plus importants de la région parisienne. Ces propriétés devenues siennes, dont elle surveillera l'exploitation, lui assureront d'énormes revenus, lesquels financeront ses oeuvres de bienfaisance et qu'elle distribuera sans compter aux indigents qui croiseront sa route.

La fortune de son père n'est pas le seul héritage. Il lui lègue aussi sa charge de magistrat municipal à la curie de Lutèce. Il était l'un des dix principales constituant l'aristocratie municipale et parmi lesquels était chosi le curateur, fonction équivalente au maire d'aujourd'hui. Le code théodosien précise que cette charge est héréditaire et peut revenir à la fille, si elle est l'unique héritière. Ainsi, comme son père qui avait le titre de clarissimus, Geneviève sera clarissima.

Que fera-t-elle d'une telle abondance? Elle ne perd pas la tête et reste fidèle à ses engagements. Mais il lui faut quitter Nanterre. Le concile d'Hippone (393) stipule qu'après la mort de leurs parents, les vierges consacrées doivent être confiées à des femmes recopar leur piété et leur sagesse. Sévéra, la soeur de son père, qui est aussi sa marraine, sa "mère spirituelle", lui offre aussitôt d ela recueillir dans sa maison de Lutèce. Sans perdre un instant, notre vierge fortunée distribue aux serviteurs fidèles les meubles et objets dont elle n'a pas l'utilité et prend le temps d'installer sur ses terres des régisseurs et métayers honnêtes et compétents.

Il ne lui reste plus qu'à nouer un baluchon contenant un minimum d'effets fort modestes et à prendre congé de tous ceux qui la connaissent depuis sa naissance. Elle promet de revenir et ne manquera pas de respecter sa parole; Puis elle embarque un beau matin en direction de Paris.



*



La vie brillante du III° siècle, où les empereurs romaisn aimaient se divertir, n'est plus. Les invasions du siècle suivant l'ont dévastée. La rive gauche de la Seine, qui fut couverte de palais, de villas et de temples, a été abandonnée. Menacée en permanence par les barbares, Paris s'est enfermée dans l'île de Lutèce. Protégée par les eaux du fleuve, elle est entourée d'une ceinture de murailles assurant sa défense contre les bandes de pillards qui parcourent la Gaule en tous sens. Deux ponts de bois munis de fortins - ou châtelets - donnent accès à l'île : le Petit Pont, qui communique avec la rive gauche, et de l'autre côté, plus en amont, le Grand Pont (1), qui conduit aux terrains boisés et marécageux de la rive droite.

(1) : ( L'aactuel pont au Change).

Entre les deux ponts, une rue tortueuse. A la pointe orientale de la Cité s'élève une église dédiée à saint Etienne, accolée à une autre église dédiée à Notre Dame; Sur le bord du fleuve, près du Petit Pont, un bâtiment en forme de rotonde, appelé Saint-Jean-le-Rond (2), sert de baptistère.

(2) : ( A l'emplacement de l'actuelle rue du Cloître-Notre-Dame, dans l'île de la Cité).

A la pointe occidentale se dresse la masse d'un fort.

Sur la rive droite, au nord de la cité, s'étend un faubourg que traverse une voie romaine remontant jusqu'au bourg de Catuliacus (Catheuil, l'actuelle Saint-Denis). au sud de la cité, par-delà le fleuve, se dresse une hauteur couronnée de vignobles : le mont Leucotitius (3), qui aurait donné son nom à la Lutèce primitive.

(3) : ( L'actuelle montagne Sainte-Geneviève).

Du Petit Pont part une voie, le cardo en direction d'Orléans. Tout près s'élève le palais bâti par Constnace Chlore, résidence temporaire de plusieurs empereurs romains, où s'établiront plus tard les rois francs (4).

(4) : ( On peut encore voir leurs ruines, appelées Palais des Thermes).

Le palais et ses jardins occupent les premières pentes du mont. A quelque distance, à l'emplacement actuel des jardins du Luxembourg, s'étend le camp militaire romain. Plus à l'est, entre la Seine et le mont, subsistent les restes des arènes où les anciens habitants assistaient aux spectacles sanglants si chers aux Romains.

Le sommet du mont Leucotitius est depuis longtemps un champ de sépultures. A quelques pas vers l'ouest, des potiers ont leurs ateliers et leurs fours. Un peu plus loin, sur la voie d'Orléans, s'élève un modeste sanctuaire marquant l'endroit où, selon la rumeur devenue légende, le premier évêque de Paris, saint Denis, aurait célébré les mystères de la messe; Pour commémorer le supplice du prélat martyr et de ses compagnons, les chrétiens ont renommé le mont Mercure : mons Martyrum ( mont des Martyrs, d'où Montmartre).

Lorsque Geneviève y débarque, Lutèce n'est qu'une grosse bourgade, comparée aux grandes cités de la Gaule méridionale que sont Lyon, Nîmes ou Narbonne (1).

(1) : ( La première est aux mains des Burgondes, les deux autres régies par les Wisigoths).

Elle n'en est pas moins une cité active, où la confrérie des bateliers et celle des commerçants assurent les approvisionnements divers et favorisent l'essor florissant de ce carrefour de routes convoité qu'est la ville gallo-romaine.

La demeure de Sévéra, sa marraine, est située près du baptistère; C'est une maison patricienne, construite non loin des murailles qui bordent la Seine. Des fenêtres de l'étage, on peut voir le Petit Pont et le ballet incessant des barques et bateaux le long du fleuve : modeste échappée qui permet de respirer un air moins vicié, au milieu de toutes ces habitations qui s'agglutinent les unes aux autres, mêlant leurs bruits et leurs odeurs. On est loin de Nanterre et de ses prairies verdoyantes, où les senteurs des fleurs parfument la brise et dont le doux silence n'est interrompu que par les chants d'oiseaux. Geneviève dissimule le désagrément qu'elle en éprouve. Elle est jeune et devra s'accoutumer à ce décor tourmenté, puisque Dieu en a décidé ainsi.

Débordante de curiosité, elle part à la découverte de la ville et visite le quartier alentour, avec ses monuments où s'écoulera le plus clair de ses journées : l'église, le baptistère, l'hôpital, les hospices pour réfugiés et miséreux, sans oublier la curie où elle se présente en digne héritière de son père, afin d'assumer les obligations de sa charge; Une femme chez les curiales, en outre une vierge consacrée, tout juste âgée de vingt ans : le cas est inhabituel; Geneviève est la plus jeune dans le groupe des honorables principales. Aussitôt, les illustrissimes murmurent, bougonnent, désapprouvent. Mais ils devront s'incliner; La fille de Sévérus a toute légitimité pour occuper le fauteuil de son père. Le Code théodosien, dans sa loi du 8 octobre 416, ne peut être ignoré ni réfuté.

Geneviève ne se laisse impressionner ni par le titre de "clarissime" ni par sa fonction de membre de la curie, qui fait d'elle un personnage public méritant honneur et respect et l'introduit dans les rouages politiques de la cité. Comme son père, elle siège désormais en compagnie des dix premiers magistrats de Lutèce. Elle appartient au cercle des "décideurs" et fera entendre sa voix pour défendre les humbles et les oubliés.

Elle n'a pas le temps de prendre le pouls de la ville et d'en noter les besoins en vue de proposer les mesures nécessaires; A peine a-t-elle fixé le nouvel ordonnancement de sa vie parisienne qu'elle tombe subitement malade, le corps inanimé et privé de conscience.



4



L'auteur de la Vita ne manque pas de raconter cet événement, qui marque les débuts parisiens de Geneviève : " Alors, pour que la puissance du Seigneur éclatât dans la maladie et que la Grâce du Christ s'accrût en elle, pendant un certain temps elle fut si complètement paralysée que ses membres semblaient ne plus tenir ensemble..." Tout son corps brûle de fièvre, ses membres, perclus de douleurs atroces, ne la soutiennent plus, et ses articulations semblent se disloquer. Aucun remède, baume ou enveloppement ne la soulage de l'insoutenable torture. Elle finit par perdre connaissance et son entourage la croit morte. " Elle resta trois jours pour ainsi dire sans vie, nous dit encore la Vita; elle n'avait plus qu'un peu de rougeur aux joues."

Et soudain, après trois jours dans un état d'inconscience totale que nous appellerions coma, elle se réveille comme par enchantement, fraîche et rose, sous l'oeil ébahi de sa marraine et des quelques femmes qui la veillaient en redoutant l'ultime battement de son coeur.

Voilà que ses lèvres s'entrouvrent; Elle parle! On crie au miracle. D'une voix faible, mais de façon claire et distincte, elle raconte alors, toujours selon la Vita, qu'elle fut portée en esprit par un ange dans le lieu de repos où sont les justes. Elle y a vu les délices et les récompenses préparées pour ceux qui aiment Dieu et que ne peuvent imaginer les méchants et les infidèles. Elle a vu aussi les tourments réservés aux damnés de l'Enfer, mais s'abstient prudemment de décrire les horreurs entraperçues, de crainte d'effrayer son auditoire. " Ainsi, conclut la Vita, Dieu l'a favorisée en lui montrant le monde de l'au-delà."

D'autres saints tels que Paul, Ignace ou Thérèse ont eu ou auront ce genre de visions célestes et surnaturelles. On dit que Dieu, pour armer certains saints contre les difficultés de la tâche qu'Il leur impose, leur communique une vision expérimentale des réalités de l'autre monde; Geneviève n'oubliera jamais qu'un jour elle a entrevu le Ciel et que, dès lors, la terre est impuissante contre elle; Cette conviction sera sa force pour traverser les épreuves, qui ne cesseront de se multiplier.



Après un temps de convalescence, grâce aux soins attentifs de sa marraine et à une alimentation fortifiante, Geneviève retrouve la santé et une énergie que décuple le souvenir de ce voyage céleste. Une sorte de frénésie s'empare d'elle, comme si les jours lui étaient comptés. Servir Dieu de la façon la plus parfaite devient son seul souci. Prières, jeûnes et abstinence charpentent à nouveau sa vie. Pour ne plus entendre les protestations de sa marraine, qui redoute de la voir rechuter plus sévèrement, elle choisit deux pièces isolées de la maison, les plus sobres et les moins bien éclairées, et les transforme en cellules, dépouillées de tout ornement, afin de suivre sans entrave les règles de mortification qu'elle adécidé de s'imposer et qui ne diminuent en rien son impatience de servir, aider, soigner. Car toute son attention est tournée vers ceux qui souffrent et qui ont faim, surtout ceux qui ignorent l'immense bonté de Dieu. Elle en parle avec l'enthousiasme débordant de sa jeunesse et de sa foi, mais ce zèle aux apparences autoritaires dérange parfois; Et des propos hostiles se propagent peu à peu.

Aux premiers jours de son arrivée, la filleule de Sévéra est accueillie avec l'intérêt que suscite la curiosité. Si l'on respecte la marraine pour sa position sociale, ses liens avec les hauts personnages de l'administration, tant civile que militaire, noués par son défunt mari, ainsi que par son frère récemment disparu, et surtout les gros revenus provenant des nombreuses terres qu'elle possède autour de Meaux et d'Arcy-sur-Aube, on est d'autant plus intrigué par sa nièce, aussi belle que riche, qui a préféré se consacrer à Dieu dans la pauvreté. Une originalité difficilement compréhensible pour celui qui compte le moindre sou et rêve de l'opulence qu'offre la fortune.

Lorsqu'elle sillonne le quartier, pataugeant dans la boue nauséabonde, avec son sourire lumineux et sa bourse pleine de pièces cachée sou le pan de son ample mante - qu'elle videra au cours d ela journée dans les mains des mendiants, infirmes et nécessiteux -, on salue Geneviève avec empressement et moult compliments; Aimable, affable, généreuse : ces mots sont ternes pour décrire le haut degré de ses qualités. On remarque surtout sa piété, tous les jours à l'église pour d elongues méditations, ou au baptistère, entourée de femmes et d'enfants auxquels elle enseigne les bienfaits de la prière.

Survient la maladie, effroyable et terrifiante par sa soudaineté, puis la guérison inespérée, qui tient du prodige et dont le récit émerveillé se répand dans tout Lutèce. La vierge consacrée de Nanterre est présentée comme une miraculée, nimbée de la faveur divine après son voyage dans l'au-delà; Quand on la croise dans les ruelles, on s'écarte sur son passage, on la salue avec déférence et l'on se croit béni quand on a la chance de frôler son manteau.

C'est alors que des langues sournoises commencent à s'agiter; La vision du repos des justes et des châtiments réservés aux damnés n'est pas le seul bienfait accordé par le Seigneur. Au cours de son voyage céleste, Geneviève a reçu le don d elire dans les consciences; Avec la franchise abrupte des néophytes imbus d eleur foi, elle dévoile sans retenue les "pensées secrètes" des gens, ce qu'ils cachent au fond de leur coeur, afin qu'ils se corrigent pour le bien de leur âme. L'auteur de la Vita écrit : "Possédée d'un saint zèle, elle ne craignait pas de révéler ouvertement les secrets de leur conscience aux présomptueux qui, jaloux des bons, cherchent à dissimuler leur conduite et à médire de celle des autres. Cette énergie lui valut bien des ennemis."

moine biographe raconte l'histoire d'une femme encore jeune venue de Bourges. Elle rend visite à Geneviève, qui lui demande si elle est religieuse ou seulement veuve, puisque le costume est le même pour les deux états. La visiteuse répond qu'elle a reçu la consécration des vierges, qu'elle est demeurée fidèle à son engagement et sert le Christ aussi bien qu'elle le doit. Le regard plein de gravité, Geneviève lui révèle alors par le détail dans quelles circonstances elle a succombé à la tentation et lui annonce que, dès lors, elle ne mérite plus le nom d'épouse du Christ. Bouleversée, la femme tombe à genoux, avoue sa faute et déclare sa volonté d'obtenir le pardon par la pénitence.

Si, dans ce cas de figure, le résultat obtenu est bien celui qui était souhaité, combien d'autres n'accepteront pas d'être démasquées? Comme le souligne Martin Heinzelmann, l'opposition des Parisiens est une "réaction aux propos d'une jeune femme qui, sans aucune réserve, semble leur faire la morale (1)". De quel droit? Peu à peu, un climat de méfiance s'installe, qui donnera naissance à une véritable hostilité.

L'historien Joël Schmidt l'analyse d'une autre façon : " Les dangers des incursions barbares, dont eurent à souffrir à plusieurs reprises les Lutéciens, ont transformé la mentalité collective de l'antique vielle. De cosmopolite, celle-ci est devenue nationaliste, comme au temps de l'indépendance gauloise (1)."

(1) : ( J. Schmidt, op. cit).

Il en déduit qu'après avoir été séduits par la générosité de la Nanterroise, les habitants commencent à s eposer mille questions sur cette nouvelle citoyenne qui leur paraît suspecte. Sous couvert de charité évangélique, qui veut-elle acheter en distribuant son argent? Dans quel but? Croit-elle endormir la vigilance des soldats qu'elle soigne, faciliter l'oisiveté des pauvres?

La rumeur enfle, les calomnies se multiplient; Que fait cette vierge consacrée au sein de la curie? Pourquoi tant de considération de la part des édiles? Les a-t-elle achetés en versant de grosses sommes d'argent dans les caisses de la cité? Certains iront jusqu'à Nanterre pour enquêter sur sa famille, son passé. Les médisances rebondissent de plus belle. Geneviève n'est pas une Gallo-Romaine. Son père Sévérus était un Franc romanisé, un barbare rallié à l'Empire pour mieux le tromper et s'enrichir. Inspecteur du fisc de la Lyonnaise quatrième, il a pressuré les paysans et s'est attribué des terres abandonnées. Voilà d'où vient tout l'argent que sa fille distribue sans compter. Lui appartient-il vraiment?

On parle, on parle, et la machine à détruire les réputations s'emballe. D'un bout à l'autre de Lutèce, on met en garde les habitants; Geneviève n'est pas de ce pays. Elle est d'origine franque, une barbare qui pourrait bien préparer une intrusion de ses alliés dans la Cité. On en vient même à suspecter sa piété et l'on va jusqu'à mettre en doute sa virginité en donnant des détails obscènes sur ses relations avec les bergers de Nanterre; Et que dire de ces jeunes blessés, revenus des fronts de l'Est, qu'elle soigne assidûment dans les hôpitaux?

Les mois se succèdent et le climat s'envenime; Geneviève ressent douloureusement les remarques désobligeantes, les propos malveillants, jusqu'aux gestes agressifs. Pourquoi tant de haine, quand elle ne pense qu'à faire le bien au nom du Seigneur? Elle ne cherche pas la renommée, elle agit seulement pour la gloire de Dieu, car elle est son humble servante, famula Dei. Elle ne doute pas qu'Il saura bien prendre sa défense au moment opportun. Alors elle reste ferme et digne. Elle ne change rien à ses activités et subit l'epreuve en silence, l'offrant au Christ qui a connu des souffrances plus cruelles. Dans la prière et le jeûne, elle puise sa consolation et répète les saintes paroles : " Qui vous écoute, m'écoute, et qui vous méprise, me méprise."

Elle n'a plus beaucoup de partisans pour la défendre, quand son coeur se désespère de tant de solitude. Inlassablement, elle mortifie son corps pour en étouffer les exigences et cache ses larmes dans les bras du Bien-Aimé, dès que son courage faiblit.



Une visite inattendue va lui rendre son honneur. Selon les historiens, elle se produit en 446 ou 447. Revenant de Bretagne où il a été appelé une nouvelle fois pour éteindre l'hérésie pélagienne renaissante, Germain, l'évêque d'Auxerre, fait escale à Paris, avant de rejoindre son diocèse en remontant la Seine et l'Yonne. La nouvelle se répand aussitôt et les Parisiens sortent en foule pour courir vers l'embarcadère et accueillir " le plus illustre évêque de la Gaule", accompagné de Sévère, pontife de Trêves. On se presse autour de lui, en quête de sa bénédiction.

Germain s'enquiert aussitôt de Geneviève, qu'il est loin d'avoir oubliée. Le visage lumineux, le regard intense de la fillette et le ton ferme de son engagement ont marqué sa mémoire. Le chasseur d'âmes ne laisse pas s'égarer la brebis élue dans le sein de sa mère, ex utero matris suae a Deo electa.

La Vita reste silencieuse sur la poursuite des relations entre l'évêque d'Auxerre et l'enfant prédestinée de Nanterre. Il est incontestable que Germain a suivi de loin son instruction et sa formation jusqu'à sa consécration, puis son installation dans l'île de Lutèce. La plupart des historiens n'ont aucun doute sur ce point, qui leur paraît évident. Il lui importe donc, en arrivant dans cette ville, de constater le résultat de ses prémonitions et de ses nombreux conseils. Certains diront qu'elle était sa f ille spirituelle, ce que les évènements futurs tendront à confirmer.

On note en tout cas que sa première pensée est pour Geneviève, et son premier souci est de savoir ce qu'elle est devenue. Les habitants, jaloux de l'honneur fait à cette femme, l'accablent de médisances. Près de lui, une commère lance sur un ton narquois :

- Geneviève? Elle n'est pas telle que le pense le seigneur évêque. Il s'en faut qu'elle ait justifié les espérances qu'on avait pu concevoir!

Germain ne se laisse pas émouvoir. Il connaît les noirceurs de la nature humaine et comprend que Geneviève est dans une situation difficile. Il demande à être conduit à sa demeure. La foule le suit en ricanant. Chemin faisant, il s'arrête un moment pour raconter son passage à Nanterre, dix-huit ans plus tôt : comment la petite fille, âgée de neuf ou dix ans, l'avait impressionné par sa piété, sa ferveur et sa volonté si précoce de se consacrer au Christ; comment il avait vu sur elle la marque de Dieu qui désigne les futurs saints. Dans la foule qui l'écoute, certains le croient, mais le plus grand nombre se gausse, affirmant qu'elle n'est plus vierge et qu'elle est sûrement une espionne des Francs.

Quand il arrive devant la maison, Geneviève est dans sa cellule et interrompt sa prière. " Il la salua, dit la Vita, avec tant de respect que tout le monde en était étonné." Il s'agenouille près d'elle et, " quand il eut fait une prière, il montra à ceux qui la méprisaient la terre humide de ses larmes". il se relève alors, profondément touché : non seulement il a reconnu la piécette de bronze au cou de Geneviève, mais ce qui le frappe surtout, c'est le sol de la chambre où elle a coutume de prier, abondamment détrempé des larmes qu'elle verse au cours de ses longs dialogues avec Dieu. Il se tourne vers les Parisiens, leur montre la flaque boueuse et leur recommande de ne plus mépriser celle qui prie le Seigneur avec ce "don des larmes" qui est le signe des grands mystiques. " Chaque fois qu'elle contemplait le ciel, dit le moine biographe, elle ne pouvait s'empêcher de pleurer."

Ces larmes saintes ont coulé ou couleront des yeux de Marie-Madeleine, de François d'Assise, d'Elisabeth de Hongrie. Elles sont un phénomène purement irrationnel et spontané que l'on retrouve chez bien d'autres saints, tout comme les visions et la connaissance des consciences. Elles relèvent du surnaturel et ne sont pas un signe de sainteté. Elles ne font que l'accompagner. " Ces larmes de dévotion étaient des preuves d'amour de Dieu, tellement désirées qu'on récitait des oraisons pour demander le don des larmes", expliquent Dom Jacques Dubois et laure Beaumont Maillet, ajoutant que Saint Louis se serait écrié : " Ah! sire Dieu, je n'ose demander une fontaine de larmes, mais quelques petites gouttes me suffiraient pour arroser la sècheresse de mon coeur (1)!"

Toute sa vie, Geneviève aura ce don. On se souvient qu'elle apleuré sur l'eau du puits qui guérit sa mère de la cécité.



Une fois de plus, la visite de l'évêque d'Auxerre marque un tournant da ns la vie de Geneviève. Il arrive comme un sauveur envoyé du Ciel pour faire barrage, non à l'hérésie, mais à l'injustice et aux mensonges, subtilement colportés, qui ont fait naître la haine au sein d'une foule méfiante et versatile. Son discours rétablit la vérité. On l'écoute avec le respect dû au célèbre évêque Germain, que l'on considère déjà comme un saint, et ses propos retournent les esprits. S'il parle de Geneviève avec tant de chaleur et de conviction, c'est qu'elle est véritablement une femme de bien.

A leur tour, les calomniateurs sont méprisés et n'osent plus élever la voix, mais les coeurs endurcis ne désarment pas. Ils reviendront bientôt à la charge. Pour l'heure, ils se contentent de maugréer devant la procession de ceux qui s'inclinent et demandent pardon à celle qu'ils vilipendaient. Le saint évêque leur a demandé de la traiter avec courtoisie, respect, et de la prendre sous leur protection. Resteront-ils fidèles à leurs promesses et à leurs serments?

La foule assagie se disperse et les deux prélats s'attardent auprès de Geneviève, réconfortée par cette visite salutaire qui l'a réhabilitée aux yeux des Lutéciens. Comme Joël Schmidt, on peut se demander " ce qui serait advenu d'elle si les dénonciations calomnieuses avaient perduré, si les imputations injustes s'étaient poursuivies". Et sa conclusion sera la nôtre : "Au mieux, elle aurait été chassée de la cité, dont l'histoire aurait été funestement modifiée; au pire, elle aurait péri sous les coups d'un fanatique (1)."

(1) : (J. Scmidt, Sainte Geneviève..., op. cit.)

Le calme revenu, Geneviève accueille dans sa vaste maison les deux prélats fatigués par tant d'émotions. La haute silhouette de Germain s'est courbée sous le poids des ans, son grand corps s'est alourdi et s'appuie sur une canne. Il a besoin de reprendre son souffle avant de poursuivre son voyage. Il veut surtout s'entretenir avec sa protégée, afin de la préparer aux heures plus difficiles qui se présenteront sous peu, exigeant d'elle un courage sans faille et une force d'âme à toute épreuve.

- Aie confiance, ma fille! dit-il en serrant les longues mains fines dans ses paumes rugueuses de guerrier du Christ. Age viriliter, conduis-toi avec la fermeté d'un homme.

Il lui donne de nombreux conseils pour affronter les menaces qui enflent autour des provinces romaines de la Gaule et qui frapperont aux portes de Lutèce, dont elle sera la protectrice avec la grâce de Dieu. Sur elle reposera le sort de la ville et de ses habitants, il en a le pressentiment.

Geneviève l'écoute d'un air grave et retient chaque mot. Comme la petite fille qui, sur le quai de Nanterre, s'était engagée à rester pure et à n'appartenir qu'à Dieu, elle promet, en cet instant, d'être pour toujours la servante dévouée, famula Dei, se pliant aux ordres divins, afin que règne la volonté du Seigneur.

Germain n'en attendait pas moins. D'une voix émue, il lui répète les mots prononcés jadis sur le quai de Nanterre, avant de s'embarquer pour la Bretagne.

- Ce que tu crois dans ton coeur et proclames avec ta bouche, prouve-le par tes oeuvres. Le Seigneur te donnera la force nécessaire.

Prenant appui sur sa canne, Germain prend congé, suivi de l'évêque de Trêves. Geneviève le regarde avec tristesse et comprend soudain qu'elle ne le reverra plus; Les événements confirmeront son intuition.

Sitôt revenu dans sa ville d'Auxerre, le prélat est informé que les Bretons, repliés en Armorique pour fuir les assats des Saxons, ont allumé une rébellion contre le joug romains. Le général Aetius a reçu l'ordre de les mater. Germain se rend aussitôt auprès de Valentinien III pour plaider en leur faveur et demander une amnistie générale. Il n'achèvera pas sa mission d emédiation. Pris d'une fièvre maligne, il s'éteindra à Ravenne le 31 juillet 448. Refusant toute mesure de grâce qui encouragerait d'autres révoltes, l'empereur ordonnera une répression exemplaire. Son magister militum Aetius lancera les Alains, liés par leur foedus, contre l'Armorique qui sera dévastée, mais obtiendra, malgré tout, une autonomie. Le voyage de Germain n'aura pas été inutile.



A Paris, on se souvient de son passage, qui a retourné l'opinion à l'égard de celle que l'on avait si durement vilipendée et qui est saluée, désormais, avec plus de déférence et de courtoisie. La nouvelle de sa mort emplit la ville d'une émotion d'autant plus forte que chacun garde au fond de lui la culpabilité mise en lumière par les paroles du vénérable prélat. Autour de la maison de Geneviève, une foule se rassemble pour lui témoigner une sincère compassion et partager son chagrin. Retirée dans sa demeure, elle s'isole dans une longue méditation, observant un jeûne de plusieurs jours pour accompagner de ses prières le dernier voyage de celui qui la considérait comme sa "fille spirituelle".

Epreuve douloureuse pour Geneviève, qui perd un précieux mentor et se retrouve d'autant plus seule dans un monde de plus en plus tourmenté, dont elle pressent les prochains bouleversements. Connaissant les risques que courait l'Empire affaibli, Germain l'a avertie. Il lui a dit ses craintes au sujet d'Attila et de ses innombrables cavaliers Huns, dont les galops im:patients font trembler la terre, prêts à déferler dans les pays d'Occident. Mais comment rester ferme devant l'adversité, Ne jamais douter de la puissance divine, certes, mais aussi garder l'esprit lucide, pour analyser les événements à la lumière d'un passé fertile en enseignements.

Depuis l'année 445, tous les regards sont tournés vers les lointaines contrées de l'Est, où Attila a tué son frère Bleda afin d'être le khan, le seul chef à la tête d'un peuple redouté pour sa sauvagerie et son appétit de conquête. L'historien antique Ammien Marcellin en a donné une description restée célèbre : " Les Huns, écrit-il, dépassent en férocité et en barbarie tout ce que l'on peut imaginer de barbare et de sauvage... Leur corps trapu, leurs membres supérieurs énormes et leur tête démesurément grosse leur donnent une apparence monstrueuse... Ils n'habitent ni maison ni cabanes, car toute enceinte de murailles leur paraît un sépulcre et ils ne se croiraient pas en sécurité sous un toit... Ils se nourrissent de racines, de plantes et de viande à moitié crue, mortifiée entre leurs cuisses et le dos de leurs chevaux. Leur habillement consiste en une tunique de lin et une casaque de peaux de rats sauvages... Ils se coiffent d'un bonnet et s'entourent les jambes de peaux de boucs. On les dirait cloués sur leurs petits chevaux, laids, mais infatigables et rapides comme l'éclair. Ils passent leur vie à cheval...Ils y tiennent leurs assemblées, y achètent, y boivent, y mangent; ils y dorment même, inclinés sur le cou de leur monture. Ils combattent de loin, avec des flèches armées d'os pointus, aussi durs et aussi meurtriers que le fer; de près, tenant d'une main l'épée et de l'autre un filet dans lequel ils prennent leur ennemi; Ils n'ont ni foi, ni religion, ni moralité (1)."

(1) : ( Ammien Marcellin, Histoire des empereurs roamins de Nerva à Valentinien, XXXI, 2, cité par Amédée Thierry, Histoire d'Attila et de ses successeurs, Paris, Didier et Cie, 1856, p. 10-12).

Après avoir été chassés de l'Asie centrale à la fin du Ier siècle, une partie de ces Huns s'était fixée dans le Turkestan, près d ela mer d'Aral, tandis que tous les autres s'étaient avancés jusqu'à la Volga, d'où, à la fin du III° siècle, ils s'ébranlèrent en pousssant devant eux les Wisigoths, les Alains et tout un flot de barbares qui s erépandirent sur la Gaule en 406. Geneviève n'ignorait rien de cette épopée, dont son père avait été témoin. A maintes reprises, il lui en avait faivt le récit, lui décrivant ces petits hommes jaunes, cruels et terrifiants.

Depuis, les Huns occupent les régions allant du Don au Danube, les Pannonies (2).

(2) : (L'actuelle Bulgarie et la Hongrie, principalement).

Et Attila, leur unique roi désormais, fait trembler les deux empereurs de Constantinople et de Ravenne. On se demande auquel des deux il s'attaquera en premier. Ce sera l'Empire d'Orient, où les Byzantins, amollis par leurs richesses, ne songent qu'aux intrigues de palais qui affaiblissent le gouvernement impérial; où les querelles religieuses divisent le clergé et touchent le peuple des rues; où les armées, enfin, sont incapables de résister aux assauts des cavaliers hunniques.

Pour couronner le tout, en janvier 447, un tremblement d eterre ravage les îles grecques, la Thrace, et détruit une partie des murailles de Constantinople. Cinquante-sept tours sont écroulées. Attila en profite aussitôt pour lancer ses hordes sur la Thrace, jusqu'aux limites de la capitale byzantine. "Soixante-dix villes sont ravagées par les pillages des Huns, dit un chroniqueur, l'Occident s'abstenant d'y envoyer des secours militaires (1)."

(1) : ( Cité par M. Rouche, Attila, la violence nomade, Fayard, 2009, p. 165).

Après de multiples négociations, une paix est signée en 449. L'empereur d'Orient, Théodose II, envoie auprès d'Attila un ambassadeur nommé Priscus, chargé de lui offrir un tribut de six mille livres d'or en échange de sa neutralité. La plume du diplomate excellera dans un récit coloré de sa visite au camp de celui qui s'est proclamé " Fléau de Dieu" et qui s'entoure cependant d'un certain raffinement. On le voit ici dans sa résidence : " Il était couché sur un lit d eparade drapé d'étoffes et de tapis aux couleurs éclatantes, ayant un de ses fils à ses pieds; mais, tandis que les invités étaient servis dans de la vaisselle d'argent et buvaient dans des coupes d'argent et d'or, il mangeait dans une assiette en bois et se contentait d'une coupe en bois; Son vêtement était simple et ne différait des autres que par sa propreté. Et, de même son épée, les attaches de ses chaussures et les rênes de son cheval n'étaient pas, comme celles des autres, ornées d'or ou de pierres précieuses; Cette modestie voulue des apparences, de même que la simplicité avec laquelle il rendait en plein air la justice, n'ôtait rien à son prestige ni à son autorité. Il était d'abord difficile, et les gens de son entourage ne se risquaient pas à lui parler, tant était grande la crainte qu'il inspirait... Très fier de sa puissance et de son pouvoir, persuadé dans son orgueil que l'empire du monde lui appartenait, il traitait avec une insolence altière les peuples soumis à son autorité, les ambassadeurs étrangers et l'empereur lui-même; s'emportant dans des colères violentes, cruel à l'occasion, mais rusé et retors, il s'entendait à merveille à exploiter les faiblesses de ses adversaires (1)."

(1) : ( Fragments de l'Histoire de Byzance et d'Attila, écrite par Priscus et traduite du grec ancien par Michel Rouche, op. cit.).

Dans son Histoire des Goths, l'historien grec Jordanès fait d'Attila le portrait suivant : " Il était d'un abord hautain, promenant son regard sur tout ce qui l'entourait afin que sa puissance fût manifeste à chaque mouvement de son corps altier. (...) Au physique, il était courtaud, avec une large poitrine, une fort grande tête, de petits yeux, une barbe peu abondante, une poudre de cheveux blancs, un nez camus, un teint brunâtre, affichant les particularités de sa race (2)."

(2) : Jordanès, Histoire des Goths (Getica), XXXV, § 182, traduction d'Olivier Devillers, Les Belles Lettres, 1995, p. 71.

On reconnaît là, en effet, les caractéristiques du type mongol : petite taille, yeux bridés et cheveux clairsemés.

Dans son Histoire des Francs, Grégoire de Tours nous dit qu'il était " de taille moyenne, d'allure virile, ni malingre, ni obèse; l'esprit vif, les membres vigoureux, c'était un cavalier habile à lancer des flèches, alerte à manier la lance. Très doué pour la guerre, renommé dans les arts de la paix (...). Pas avare, très peu cupide, ne se laissant pas détourner de sa décision par des conseillers dépravés, (...) impavide devant le danger, supportant parfaitement la faim, la soif et les veilles (3)."

(3) : (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, 8, Les Belles Lettres, 1963, p. 92).

Tel était ce "Fléau de Dieu" qui déclarait avec aplomb que "l'herbe ne poussait plus là où le pied de son cheval s'était posé" et n'avait d'autre dieu qu'une épée plantée en terre.

Geneviève n'ignore rien de tout cela. Dans la maison de son père, elle a entendu les commentaires des notables de l'Empire au sujet de l'inquiétant Attila, dont le seul nom était synonyme de terreur, ainsi que les nombreux récits des grands officiers de l'armée des Gaules qui combattirent les flots de barbares fuyant les hordes hunniques conduites par le diable en personne. Elle sait, par Germain, combien l'homme est ambitieux et rusé, prêt à toutes les horreurs pour conquérir le monde. Et Rome n'est plus en mesure de lui résister.

La paix signée avec Théodose a calmé les frayeurs. Attila a rejoint ses vastes territoires et, de Ravenne à Lutèce, l'insouciance endort les esprits. Pendant ce temps, Geneviève ne cesse de prier dans le silence d ela nuit, obsédée par une seule pensée : le tribut de Théodose suffira-t-il à calmer Attila? Et pour combien de temps?



5



Au cours de l'an 450, les événements se précipitent. Théodose II meurt. Le général Marcien, qui lui succède, adopte une attitude plus énergique et décide de ne plus payer le tribut. Attila se tourne alors vers l'Occident. Il en connaît les faiblesses. De nombreux transfuges sont venus rejoindre ses troupes : des mécontents, des Francs révoltés et même Eudoxe, le chef de ces Bagaudes qui sèment l'insurrection dans les campagnes gauloises; Comme le révélera un marchand grec ayant fait de même, tous viennent à lui pour y trouver ce qui n'existe plus dans l'Empire : la liberté, la sécurité et le bien-être.

Des querelles sans fin opposent les Romains aux peuples barbares de toutes races auxquels ils accordent les territoires conquis en échange d'un foedus, lequel en fait des alliés dont la loyauté laisse à désirer. En Gaule, comme en Italie, la division règne. A toutes ces populations, il est temps d'imposer la loi du vainqueur.

A ce constat misérable que fait le grand khan des Huns, une surprise s'ajoute, qui encourage son appétit de conquête et l'incite à se mettre en mouvement. Dans une lettre inattendue et qui le laisse perplexe, Honoria, soeur aînée de Valentinien III, lui offre de l'épouser et joint son anneau sigillaire, gage de sa parole et de la dot à venir, à savoir tous les biens hérités de son père Honorius, soit la moitié de l'Empire d'occident. Acte irréfléchi de la jeune femme, cherchant à se venger de son impérial frère qui vient de tuer son amant. Attila le sait-il? Diverses rumeurs sont remontées jusqu'à lui, mais peu lui importe : tout cela lui prouve que l'occident décadent a besoin d'un chef. Il apprendra bientôt que, pour étouffer le scandale provoqué par le geste d'Honoria, Valentinien et sa mère Galla Placidia ont offert la jeune femme au fils du roi des Wisigoths. Quelle meilleure raison de fondre sur Théodoric, dans son fief de Toulouse, que d'aller récupérer sa promise et sa dot? Pour l'historien Karl Ferdinand Werner, cette motivation ne fait aucun doute. " L'appel à l'aide que semble lui avoir adressé Honoria (...) permit à Attila d'exiger en mariage cette Augusta (1), quand il menaça en 451 d'attaquer l'Occident (2)."

(1) : ( Honoria était la fille aînée de Cosntance III et de Galla Placidia. Elle avait été élevée en 427 au rang d'Augusta et de corégente, avec sa mère, de son frère alors âgé de huit ans).

(2) : ( Karl Ferdinand Werner , Histoire de France, I. Les Origines, Fayard, 1984).

Prétexte affiché, certes, mais le véritable motif sera tout autre; Genséric, roi des Vandales, lui a demanéd de lui venir en aide en attaquant ces mêmes Wisigoths qui occupent le midi de la Gaule et menacent sa domination de l'Afrique. Le roi des Huns n'hésite plus et fixe son plan de campagne : il ira, dans un premier temps, écraser tous ces Wisigoths qui lui ont échappé depuis 406, pour, ensuite, atteindre le coeur de l'Empire d'Occident en passant par le nord de l'Italie. Au bout de la route, largement ouverte, un trône l'attend. Il en est convaincu, puisque lui seul possède la puissance et l'autorité nécessaires.

Attila s'amuse alors à brouiller les pistes, par une technique du double jeu à laquelle il excelle. A Théodoric Ier, roi des Wisigoths, "il adresse une lettre pour le pousser à dénoncer le traité d'alliance avec Rome, tutelle insupportable. Une autre est expédiée à Valentinien III, lui assurant que la guerre qu'il allait faire aux Wisigoths ne portait en rien atteinte aux anciens accords". C'est en "gardien de l'amitié romaine qu'il se portera contre les Goths (1)".

(1) : ( M. Rouche, Attila, op. cit. p.185).

Un homme va déjouer le rusé stratagème : Aetius, devenu patrice et magister militum, chef suprême des armées romaines, tant en Italie qu'en Gaule. C'est lui qui a généralisé la politique d'intégration des barbares en les fédérant à l'Empire. Manoeuvre qui lui a permis de gonfler avantageusement les effectifs de ses légions. Il a même épousé, en troisième noces, une princesse wisigothique. Il possède en outre un avantage non négligeable : otage des Huns pendant son enfance et les premières années de son adolescence, il connaît bien le peuple hunnique et le parcours de son roi, il parle leur langue et n'ignore rien de leurs ruses, comme de leurs tactiques de combat. Il prévient aussitôt Théodoric de se pérparer pour la guerre. Mais ce dernierc ne veut pas y croire.

Pendant ce temps, à Lutèce, on entend d'une oreille distraite que les combats s'intendifient au loin, derrière les frontières de l'Est, et l'on se gausse de la lettre d'Honoria qui scandalise tous les Romains. Qu'est devenue la traîtresse, une Augusta qui ose s'offrir au pire des barbares? Attlia ferait-il la guerre pour une femme? Dormez, bonnes gens, ce n'est pas pour demain! Ainsi parle-t-on à la curie, où Geneviève reste dubitative.

Si les politiques s'enferment dans leurs illusions et leurs certitudes, les militaires observent une prudente réserve. Ils ont reçu la consigne de se mettre sur la défensive. On ne sait jamais... Petite-fille de Gérontius et fille de Sévérus, Geneviève a conservé des liens avec ces milieux militaires dont elle est issue. Par les épouses des officiers, elle apprend d'autres réalités. La situation est grave, il est vrai, mais Aetius a pris des mesures pour sauver la Gaule romaine.



Soudain, l'orage éclate et la foudre incendie la terre; aux premiers jours de l'année 451, Attila prend la tête d'une formidable armée de six cent mille guerriers, parmi lesquels des Suèves, des Hérules, des Sarmates, des Goths et autres peuples de l'est et du nord de l'Europe. Il pénètre en Moravie, qu'il ravage, ainsi qu'en Bohême et Wurtemberg; Entouré de ses hordes, il remonte le Danube, prend aisément Trêves, fief des Francs rhénans, puis fonce vers le Rhin qu'il franchit à Mayence, écrasant les contingents gallo-romains et francs fédérés, censés défendre la rive occidentale. Michel Rouche situe le passage au nord de Coblence, à Neuwied. " A cet endroit en effet, écrit-il, le fleuve descend vers le nord, puis, se heurtant à la montagne, fait un coude brusque vers l'ouest. Avant ce tournant, les deux rives sont plates. Elles offrent des terrains aptes à contenir aussi bien des milliers d'hommes que de très nombreux chevaux, sans oublier les chariots des Huns, les machines de guerre prises ou imitées des Romains (1) (...)."

(1) : ( Ibid., p. 191).

Le 7 avril, Samedi saint, veille de Pâques, il est devant Metz et "ravage le pays", écrit Grégoire de Tours, qui poursuit : " ils incendient la ville, passent la population au fil de l'épée et massacrent même les prêtres du Seigneur devant les autels sacro-saints; Pas un endroit d ela ville ne demeure à l'abri de l'incendie (2)."

(2) : ( G. de Tours, op. cit., II, 86, p. 87).

Après ce carnage, Attila poursuit sa mortelle cavalcade, précédé par l'épouvante qui se répand comme un tocsin funeste. " Visiblement, écrit Michel Rouche, il s'agissait de frapper les imaginations par un sacrilège et de créer une onde de panique à travers la Gaule, pour que les villes ouvrent d'elles-mêmes leurs portes aux envahisseurs dans l'espoir que les vies humaines seraient épargnées, moyennant la réduction des habitants en esclavage (1)."

(1) : ( M. Rouche, Attila, op. cit., p. 192.)

Continuant sur sa lancée, Attila jette ses hommes sur Strasbourg, Laon, Tongres. Partout il brûle, saccage, pille, viole, extermine. Partout il répand le carnage, l'horreur et la désolation. Partout le Fléau de Dieu prend un malin plaisir à semer la terreur, car elle fait partie de son système. Prendre une ville importante, la détruire par le pillage, le massacre et la déportation des habitants, puis l'incendie de tout ce qui reste, telle est bien la méthode décrite par Michel Rouche : " Le choc psychologique était tel que l'onde de panique se répercutait au loin, provoquant l'exode des populations et l'abandon de leur cité (2)."

(2) : ( Ibid., p. 232).

Système qui servira d'exemple à de nombreux sanguinaires au cours des siècles et n'a pas fini de s'appliquer, puisqu'il est devenu pour certains une nouvelle façon de faire la guerre.

Au bruit des galops meurtriers, Verdun et Troyes se sont vidées de leurs habitants. Les hordes passent au large de Soissons. Elles atteignent Reims et marchent vers la Marne.

- Attila arrive! crient les malheureux qui ont pu s'enfuir.

Des colonnes de réfugiés atteignent Lutèce, terrifiés, affamés, en haillons, tirant sur des chariots de misère les quelques biens qu'ils ont pu sauver.

-Attila à nos portes! crient les Parisiens affolés;

La peur se répand dans la cité, dont les murs ne peuvent contenir ce flot ininterrompu qui s'agglutine sur les rives de la Seine, après avoir envahi les rues et les places. Comme l'écrit encore Michel Rouche, " la légende d'Attila naissait immédiatement à partir d cette politique terroriste que personne ne comprenait, les responsables étant abrutis par ces chocs paralysants; Très rares étaient les individus à forte personnalité qui perçaient à jour le calcul intelligent d'Attila : frapper les esprits bien plus que les corps (1)".

Trois personnes feront exception : Geneviève à Paris, Aignan à Orléans, Aetius guettant l'erreur fatale de l'adversaire. Tous trois comprennent très vite que "la violence d'Attila était chez lui non seulement naturelle, mais profondément réfléchie, bien ciblée, visant à l'économie des moyens pour un maximum de résultats, un maximum de butin et d'esclaves. (...) Les Huns étaient vainqueurs grâce à la surprise qu'ils créaient par leurs archers, et à la terreur provoquée par la destruction exemplaire d'une seule proie (2)."



Un vent d epanique souffle sur Lutèce, où se répandent des récits apocalyptiques. La Vita nous en donne un témoignage : " Comme le bruit courait qu'Attila, roi des Huns, avait commencé à dévaster avec rage une province de la Gaule, les citoyens de Paris, comme frappés de terreur, s'efforçaient de transporter les biens et les salaires issus de leur patrimoine dans d'autres cités moins exposées;"

Que faire en effet contre l'ouragan dévastateur, sinon fuir, sauver sa vie? Devant cette fourmilière de peuples à la dérive, dont l'afflux quotidien affaiblit les défenses de la ville, l'affolement et le désordre grandissent de jour en jour. A la curie, les clarissimi n'ont aucune solution. Eux aussi sont saisis d'effroi et ne pensent qu'à s'en aller, rejoindre d'autres villes plus à l'ouest, tandis que Geneviève leur propose la seula attitude logique selon elle :

- Ayez confiance, leur dit-elle. Priez et Dieu vous aidera!

Mais ils ne l'écoutent pas. Ils hésitent pourtant à décréter l'évacuation générale de la ville, car la clarissima, tout juste âgée de trente ans, s'y oppose. Devant leur absence de sang-froid et leur incapacité à arrêter une décision, c'est elle qui prend la barre. Age viriliter, lui a rappelé Germain au cours de sa dernière visite : "Agis comme un homme!"

Depuis le début des hostilités qui ont provoqué l'exode tragique, elle n'a cessé de prier des nuits entières, passant ses journées dans les dispensaires et hôpitaux à soigner les blessés chaque jour plus nombreux, écoutant leurs récits ainsi que ceux des réfugiés poussés par l'épouvante. Toutes les informations qu'elle rassemble rejoignent ce que lui ont confié certains officiers des troupés fédérées franques, alliées d'Aetius. Elle comprend très vite que la route d'Attila ne passera pas par Paris; Ce n'est pas cette ville qui l'intéresse. Son but est Toulouse; Il s'agit de vaincre le Wisigoth, de s'emparer d'Honoria, sa promise, et de s'approprier la dot qui représente la moitié de l'empire, donc la moitié de la Gaule; De Reims, dont il s'est emparé, sa route passe de toute évidence par Sens et Orléans. Il a suivi les voies romaines de l'invasion par la Meuse et la Moselle, pour se diriger vers Lyon, capitale des Gaules, et Arles d'où il gagnera sinon l'Italie, du moins Tolouse et l'Espagne; pourquoi perdrait-il un temps précieux en marchant sur Paris?

Geneviève voit clair et se décide soudain à agir fermement pour ramener Lutèce à la raison; Elle a bien tenté d'en convaincre les magistrats de la curie, mis ils préfèrent prêter l'oreille aux annonces terrifiantes des derniers réfugiés miraculeusement échappés de l'enfer, ainsi qu'aux anciens qui ont connu les horreurs de la grande invasion de 406 et rappellent leurs macabres souvenirs tout en colportant de funestes prédictions.



Alors elle décide d'agir par les femmes, ce qui lui est plus aisé dans un premier temps. Depuis la visite de Germain, elles lui sont toutes dévouées, pleines d'admiration pour la rigueur de son ascèse, son dévouement et sa bonté, malgré les difficultés d'une vie de religieuse évoluant dans le monde civil, au contact de toutes les perversités; Geneviève en convoque un grand nombre, en particulier celles de la haute société, les matrones, épouses des notables et magistrats rétifs à ses conseils. Elle les réunit dans le baptistère Saint-Jean-le-Rond, voisin de l'église Saint-Etienne. Selon la Vita, elle les engage à s'appliquer au jeûne, à la prière et aux veilles, leur conseillant d eprendre exemple sur les femmes fortes de la Bible : Judith, qui sauva la ville de Béthulie assiégée par les Assyriens; Esther, vaillante épouse du roi perse Assuérus, qui empêcha l'extermination du peuple juif par les troupes de son mari. Toutes acquiescent, désertent leurs foyers et viennent s'enfermer pendant quelques jours dans le baptistère, auprès des jeunes vierges qui suivent la règle de Geneviève. Ce groupe de résistance, qu'elle vient de fonder, va lui permettre d'aller plus loin.

Devant la hardiesse de cette initiative, une question se pose : en quelle qualité agit-elle, au nom de quelle autorité? Aucun nom d'évêque n'est mentionné par le moine biographe. Il semble que l'évêque de Paris ait déjà fui avec d'autres prêtres; Martin Heinzelman, ainsi que Michel Rouche après lui, le supposent et pensent que l'autorité religieuse de Geneviève, exceptionnelle mais contestée, comme nous le verrons, vient d'appuis extérieurs et repose sur son statut de famula Dei. "une autorité qui ne peut venir de sa situation de vierge consacrée, puisque l'auteur de la Vita ne la classe jamais dans l'ordo, c'est-à-dire la catégorie des moniales (1)."

(1) : (M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII, p. 481).

Dans ces conditions, comment expliquer qu'une simple femme, même couverte du voile sanctifié, ait pu convoquer les matrones au baptistère? C'est ici que l'argumentation de Michel Rouche, quoique réfutée par d'autres historiens ou par la théologienne Janine Hourcade, prend un relief intéressant. Selon lui, lorsque l'évêque d'Auxerre rencontre Geneviève à Nanterre en 429, la fillette est âgée de dix à douze ans. Germain l'emmène dans l'église avec ses parents pour la célébration de None, puis de Vêpres au cours desquelles, écrit le moine biographe, "il tint sa main sur la tête de Geneviève et, après avoir pris de la nourriture (2) et chanté les hymnes, il les renvoya chez eux".

(2) : ( Allusion probable au rite de la communion, qui se faisait autrefois sous forme de pain et de vin bénis par le prêtre et distribués aux fidèles).

Rouche reconnaît là une description exacte du rituel d'ordination des diaconesses qui "avaient pour tâche essentielle l'enseignement des vérités chrétiennes aux catéchumènes et les services annexes à l'administration du baptême, en particulier l'onction du saint chrême sur le corps des femmes baptisées, qui sortaient nues de la piscine". Par souci de pudeur, cette tâche ne pouvait être confiée à des prêtres. " Ce qui éclaire, poursuit-il, le fait que Geneviève ait eu la clef du baptistère de Paris et qu'elle ait eu l'autorité nécessaire pour convoquer les matrones sans provoquer le moindre problème (1)."

(1) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII).

Lorsque, dans un deuxième temps, elle s'adresse aux maris, il n'en va pas de même; tandis qu'ils se hâtent d'entasser leurs meubles et leurs effets dans des charrettes ou sur des barques, elle s'interpose en leur demandant de ne pas vider leurs maisons. Pour s'en aller où? Ils feraient mieux de prier avec confiance, leur dit-elle, et Dieu protègera Lutèce. Attila ne viendra pas, elle le répète, elle en est convaincue; c'est bien ce que dit la Vita :" Elle conseillait ainsi à leurs époux de ne pas enlever leurs biens de Paris; en effet, les cités qu'ils estimaient mieux protégées, ce peuple en colère les dévasterait. Paris, en revanche, resterait protégée et devrait être sauvée grâce à la protection du Christ, ce qui arriva."

Mais ces hommes refusent de l'entendre : "Insurrexerunt in eam", précise le moine biographe. Plus elle tente de les convaincre, plus leur fureur augmente. Elle a beau rappeler l'histoire de Lutèce, l'antique cité habitée par des hommes farouches et libres avant l'occupation romaine, rien n'y fait. Elle revient aussi sur les précédentes invasions et le courage des habitants de l'île, qui ont su résister en fortifiant les murs d'enceinte et les plus vastes monuments.

C'est alors que leur colère éclate et se tourne contre Geneviève. Une véritable révolte agite tous ces Parisiens contre celle qui les empêche de mettre leurs biens en sécurité. De quel droit cette "pseudo-prophétesse" retient-elle leurs femmes dans le baptistère? De quel deroit leur donne-t-elle des ordres? Les calomnies d'autrefois se réveillent. De nouveau, on rappelle ses origines franques. Ne serait-elle pas l'agent de ces barbares, aurait-elle signé un pacte avec Attila pour lui donner la ville sans coup férir, endormant ses habitants avec ses faux boniments? Les plus enflammés profèrent des insultes sur son passage; La vierge consacrée n'est qu'une vierge folle à l'esprit dérangé. Vierge, l'est-elle encore seulement, Les commentaires les plus salaces fusent. Et l'on enetend soudain le cri de quelques excités :

- A mort, la prophétesse de mensonges!

Plus grave encore, on l'accuse d'adultère. Une foule s'attroupe autour de sa maison. Des pierres volent contre les portes et fenêtres de "l'impure" que l'on traite de sorcière, d'espionne payée par l'ennemi et dont il faut se débarrasser.

- A mort! A mort!

Avec la complicité de quelques matrones, Geneviève réussit à s'enfuir jusqu'au baptistère, où elle s'enferme avec les autres femmes qui, suivant ses recommandations, prient, jeûnent et veillent. Pendant ce temps, nous dit la Vita, les citoyens "discutèrent entre eux pour punir Geneviève, soit en la lapidant, soit en la jetant dans un vaste gouffre"...



On peut s'étonner d'une telle colère, voisine de la haine, contre une femme de religion. Pour Michel Rouche, c'est une attitude légitime. Il rappelle le concile de Nîmes (394) et le concile d'Orange (441), qui ont formellement interdit l'ordination des diaconesses. Plus tard, en 474-475, les Statuta Ecclesiae Antiqua préciseront que " les femmes qui s'occupent du baptême doivent avoir une instruction suffisante", tandis qu'un chapitre précédent stipulait "qu'aucune femme, si savante et sainte qu'elle soit, n'ose enseigner les hommes assemblés". Geneviève s'en est bien gardé, ajoute l'historien, " elle ne leur donne que des conseils de nature politique : rester à Paris. Mais eux refusent à juste titre son ministère, qui n'est point conforme aux canons (1)". Un ministère de diaconesse, qu'elle exercerait sans en avoir légalement le droit.

(1) : ( Ibid.)

Dès lors, une autre question se pose : pourquoi l'évêque Germain, grand expert en théologie, a-t-il procédé à une ordiantion interdite? Aurait-il considéré "qu'il existait en Geneviève un charisme prophétique hors du commun," Or, souligne Michel Rouche, ce que les Parisiens reprochent à Geneviève est très grave : " Elle enseigne les hommes en tant que prophétesse." Selon le Nouveau Testament, seuls les évêques, successeurs des Apôtres, ont le pouvoir de confirmer la faculté de prophétiser. Germain aurait-il outrepassé les canons, afin d'authentifier une vocation et des dons qu'il présageait (2)?

(2) : ( Ibid).

Pour l'heure, les opposants les plus farouches, notables et magistrats de la curie, doivent prouver que Geneviève n'est pas une prophétesse. " Ils l'accusent de n'être pas vierge, donc incapable de prophétiser. (...) Le voeu d echasteté étant rompu, Dieu ne peut ni rester présent ni parler dans cette femme", qui mérite d'être lapidée, comme la femme adultère dans la Bible.

Lapidée ou jetée au fond d'un gouffre, une pierre au cou? Ces messieurs délibèrent longuement; L'important, pour eux, est de choisir "une mort donnée à distance, afin que les bourreaux ne soient pas contaminés par un contact direct avec le corps sans vie et sans sépulture; Ainsi, il aurait été prouvé qu'elle était une pseudo-prophétesse (3)"...

(3) : (Ibid.)



C'est alors qu'arrive à Lutèce un archidiacre venu d'Auxerre, chargé d'un présent pour Geneviève, de la part de l'évêque défunt, qui le lui a remis avant de mourir. Pour la troisième fois, Germain intervient dans la destinée de Geneviève. Et, pour la seconde fois, il va lui sauver la vie.

L'auteur de la Vita raconte que le prélat, nommé Sédulius, "trouva en divers lieux des citoyens se rassemblant en petits groupes et discutant de la manière de tuer Geneviève". Il leur dit :

-N'allez pas, citoyens, commettre un tel crime. Celle dont vous discutez la mort, nous avons appris par le témoignage de notre saint évêque Germain qu'elle avait été élue par Dieu dès le ventre de sa mère, ex utero matris suae a Deo electa. Et voici que je vous montre les eulogies qui lui ont été laissées par saint Germain.

Il ajoute certainement les récits et compliments que l'évêque faisait de cette disciple qu'il avait découverte, élevée vers la consécration et qu'il tenait en très haute estime. Son discours est si convaincant que "les citoyens s'aperçoivent alors, au vu de toutes ces preuves, qu'elle est une servante très fidèle de Dieu". Craignant pour eux-mêmes le courroux céleste, "ils abandonnent leur mauvaise décision et mettent fin aux embûches qu'ils lui tendaient". Le moine biographe conclut cet épisode en citant saint Paul : " En effet, la foi n'appartient pas à tous; cependant, Dieu qui est fidèle vous a consacrés et vous protègera aussi du mal (1)."

(1) : ( II Thess., III, 2-3).

La foule s'est tue. Plus de menaces, mais un grand silence lorsque Geneviève sort du baptistère, entourée de celles qui n'ont jamais douté d'elle et la protègent. Elle salue Sédulius et le remercie humblement de son intervention, qui a retourné les esprits. Sur la petite place, emplie de gens de toute sorte, plus de cris, plus d'insultes; d'un air penaud, on murmure des excuses quand le prélat remet solennellement à Geneviève, qui retient ses larmes, ce que le vénéré Germain avait béni pour elle.

Les eulogies étaient, à l'origine, du pain béni ou un présent. Germain étant mort à Ravenne trois ans plus tôt, il ne peut s'agir que d'un objet qu'il avait préparé avant don départ pour le confier à son archidiacre, avec les meilleures recommandations au sujet de la destinataire. Pourquoi Sédulius n'est-il pas venu plus tôt s'acquitter de sa charge? Il ne lui fallait que trois jours pour descendre l'Yonne et la Seine. Oubli? Négligence? Serait-ce la Providence qui l'a inspiré soudain? On peut aussi imaginer qu'il s'est mis en route, poussé par un messager qui l'aurait informé de la mort imminente réservée à Geneviève. Dans les circonstances dramatiques qu'il découvre, son retard est salvateur et son arrivée tient du miracle. Ainsi, de son lieu de repos, germain veillait sur sa fille spirituelle qu'il protégeait encore.



Le souvenir du saint évêque des Gaules exeerce une sorte de magie sur les Parisiens, qui reviennent à la raison. Ils se souviennent de ses derniers mots, trois ans plus tôt, avant de rejoindre son diocèse. Ne leur avait-il pas confié Geneviève, leur rappelant qu'elle était bénie de Dieu? Le remords les envahit. dans leur désarroi et leur désespoir, pourquoi ne pas accepter le dernier recours qu'elle propose : prier, jeûner, veiller, comme l'ont fait toutes celles qui ont répondu à son appel. Ils n'ont plus rien à perdre, il leur reste l'espérance. Les femmes et les enfants emplissent les églises, les hommes rejoignent les remparts afin de résister noblement. La mort est plus honorable que la honte.

Au milieu de mai, cependant, il devient évident que Paris sera épargnée. Un messager apporte la nouvelle à Geneviève et aux membres de la curie. Elle se répand aussitôt :

- Attila s'est détourné de Paris, il se dirige vers Orléans.

Une immense clameur envahit la ville. On se tourne vers Geneviève pour louer sa clairvoyance et la porter aux nues. Elle n'a pas trompé les Parisii. Ses prières ont éloigné les hordes du Fléau de Dieu! Comme l'a dit l'archidiacre, elle est vraiment a Deo electa. Les puissances de l'Esprit sont en elle. Il faudra la suivre désormais.





6



Paris est sauvée, mais la guerre n'est pas terminée pour autant. Attila se rue sur Orléans, dont la prise lui garantira la traversée de la Loire et l'entrée sur les terres wisigothiques.

Or, contrairement à ses prévisions, loin de s'enfuir à son approche, les habitants se sont armés et résistent à ses attaques; de même que Geneviève à Lutèce, l'évêque Aignan a exhorté la population à défendre la ville et à prier, à jeûner, et à veiller, afin d'implorer la clémence de Dieu. A la différence des Parisiens, rebelles ou sceptiques, les Orléanais ont suivi ses recommandations. Avant que les hordes hunniques ne couvrent l'horizon, Aignan a même eu le courage de galoper vers Arles, où se trouvait Aetius, afin de le presser d'intervenir avec ses armées. A son retour, il offre un discours rassurant : le patrice romain a rassemblé une vaste coalition et se met en marche. Il s'agit de prier sans relâche. tenir, ne rien céder : Dieeu aura pitié. Le miracle se produira.



L'attente dure quinze jours. Du haut des murs, tous scrutent la campagne. "Agne, mon frère Agne, ne vois-tu rien venir (1)?

(1) : (Agne, pour Aignan. Ces mots, passés dans la légende, se retrouveront dans le conte Barbe-Bleue : "Anne, ma soeur Anne..."

Sans jamais douter de leur foi, les habitants se battent contre les Huns qui, dès la fin mai 451, assiègent les remparts avec leurs machines de guerre, taillent des brèches et commencent à entrer dans la ville. C'est alors que, du côté sud, résonnent les trompes de la cavalerie romaine. Le 14 juin, Aetius arrive enfin. Avec lui, précise Jordanès, les Wisigoths d'Aquitaine, menés par leur roi Théodoric, les Alains autour de leur chef Sangiban, des Burgondes de Sapaudia, ainsi que des Sarmates, des Armoricains, des Bretons et autres peuples celtiques ou germaniques. Ces barbares, comptés comme auxiliaires ou fédérés, ont préféré oublier les conflits du passé et rejoindre les forces de l'Empire afin de contrer l'ennemi commun, ce Fléau de Dieu qui répand la mort et les menace tous.

Au même moment, sur l'horizon nord, apparaissent les Francs du roi Mérovée, accompagné de son fils Childéric (1).

(1) : (Le futur père de Clovis).

Ils ont quitté leur fief de Tournai, coiffés d eleurs casques étincelants, brandisssant leurs francisques (2), framées et angons (3).

(2) : ( Haches de jet).

(3) : ( Javelots et lances à crochets).

Selon Michel Rouche, Geneviève aurait envoyé secrètement une ambassade à Tournai, auprès de ces Francs saliens, pour "décider leur roi à délivrer Orléans assiégée par les Huns (4)".

(4) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII).

Il n'en reste pas moins que cette participation franque aura bientôt des conséquences bénéfiques dans le déroulement des événements.

Attila voit ses plans bouleversés. Ses arrières sont menacés par l'offensive de cette importante coalition. La rage au coeur, il abandonne Orléans et les innombrables richesses qu'il ne pourra piller à volonté. Il se retire au plus vite, repasse la Seine et la Marne pour se réfugier en Champagne, où il plante ses tentes dans une vaste plaine entre Troyes et Châlons-sur-Marne.

Lorsque la nouvelle atteint Paris, les habitants se réjouissent d'apprendre que la ville de l'évêque Aignan a été sauvée par les armées colaisées, mais ils tremblent d'être à nouveau menacés. Attila a reculé devant Aetius, certes, mais n'est-ce pas une ruse pour mieux l'écraser en rase campagne? Un grand nombre de Parisiens se massent en haut des murs d'enceinte orientés vers l'est, les yeux désespérement fixés sur l'horizon d'où viendra le danger. La menace est proche : cent kilomètres à peine; Chacun retient son souffle et se berce d'espoir en écoutant les promesses rassurantes de Geneviève. calme et sereine, elle ne cesse de prier au milieu des femmes qui la suivent aveuglément, se réfugiant dans leur foi pour ne pas mourir de peur.

Pendant ce temps, Aetius et sa grande armée de coalisés galopent derrière Attila et le rejoignent aux abords du Campus Mauriacus, plus connu sous le nom des champs Catalauniques (1).

(1) : ( D'après Michel De Jaeghere ( Les Derniers Jours. La fin de l'Empire romain d'Occident, Les Belles Lettres, 2015), cette vaste plaine est réputée avoir été autrefois le territoire de la tribu gauloise des Catalauni).

C'est là qu'aura lieu le terrible face à face insrit dans les annales de l'Histoire. Deux mondes vont s'affronter dans des combats sans merci : l'Occident contre l'Orient; l'empire de Rome, qui défend sa civilisation, contre la barbarie du conquérant mongol, venu des steppes d'Asie.

Dans chaque camp, des centaines de milliers de guerriers fourbissent leurs armes, prêts à s'étriper sauvagement; ce qu'ils feront tout au long de l'après-midi du 20 juin et toute la nuit qui suivra. Michel Rouche relève que les deux armées, ne comptant chacune qu'une minorité de Romains et de Huns, étaient en fait majoritairement germaniques : Wisigoths contre Ostrogoths, Francs contre Gépides, Alains et Sarmates contre Hérules et Suèves...

Jordanès écrit dans son Getica : " La bataille fut terrible, complexe, furieuse, opiniâtre et comme on n'en avait jamais vu de pareille nulle part. De tels exploits y furent faits, à ce qu'on rapporte, (...) et s'il faut en croire les vieillards, un petit ruisseau de cette plaine (...) s'enfla tellement, non par la pluie, mais par le sang des mourants, qu'il grossit outre mesure et devint un torrent impétueux qui roula du sang, en sorte que les blessés assoiffés y puisèrent une eau mêlée de débris humains et se virent forcés de souiller leurs lèvres du sang que venaient de répandre ceux que le fer avait frappés (1)."

(1) : ( Jornadès (Jordanès), Histoire des Goths (Getica), XL. Traduction de G. Fournier de Moujan, Librairie fernand Didot frères, 1860, p. 460).

Après une nuit à se déchiqueter et s'entr'égorger, lorsque la lumière du jour se répand sur la terre, des milliers de cadavres jonchent le sol - quinze à vingt mille selon Jordanès. On les enlève tant bien que mal et les hostilités reprennent aussitôt. Chacune des deux armées désire s'emparer d'une colline qui les sépare, où est allumée la torche de la communication, qui donnerait l'avantage à celle qui s'en rendrait maître. Aetius y arrive le premier, suivi de ses alliés, et repousse aisément les Huns. Une flamme timide s'élève alors du flambeau qu'un Gaulois brandit vers le ciel. De colline en colline, d'autres flammes s'allument, signifiant ainsi à des lieues à la ronde de quel côté penche la victoire.



Des murs de Lutèce, toute la ville guette ces signaux de l'espoir et n'ose encore se réjouir. Toujours confiante, Geneviève les rassure et les engage à prier encore, avec plus de ferveur. Dieu les protège et les exaucera. " elle priait en regardant le ciel avec une telle attention, écrit l'auteur de la Vita, qu'on croyait qu'elle voyait les cieux ouverts, et notre Seigneur Jésus-Christ se tenant à la droite de Dieu."

Pendant ce temps, la lutte se poursuit, tout aussi violente et acharnée. Dans une mêlée épouvantable, les haches et les lances taillent en pièces hommes et chevaux. Théodoric est tué, son fils aîné Thorismond blessé à la tête, et ses Wisigoths redoublent de fureur pour les venger. Autour d'Attila, les Huns, Gépides et Ostrogoths faiblissent, reculent et se retranchent dans un cercle de chariots hérissés d'archers. Refusant d'admettre sa défaite, "le roi des Huns gardait une contenance fière, écrit Jordanès; et faisant sonner ses trompettes au milieu du cliquetis des armes, il menaçait de revenir à la charge; Tel un lion, pressé par les épieux des chasseurs, rôde à l'entrée de sa scaverne, il n'ose pas s'élancer sur eux, et pourtant il ne cesse d'épouvanter les lieux d'alentour de ses rugissements (1).

(1) : ( Ibid., p. 461).

Mais déjà les Wisigoths et les Romains s'assemblent pour délibérer sur ce qu'ils feront d'Attila vaincu. il ne lui reste que peu de vivres, que ses archers défendent jalousement. On décide alors de le lasser en le tenant bloqué.

" Dans cette situation désespérée, poursuit Jordanès, le roi des Huns, toujours grand jusqu'à l'extrémité, fit dresser un bûcher formé de selles de chevaux, prêt à se précipiter dans les flammes si les ennemis forçaient son camp, soit pour que nul ne pût se glorifier de l'avoir frappé, soit pour ne pas tomber, lui, le maître des nations, au pouvoir d'ennemis si redoutables (2)."

(2) : (Ibid.).

Aetius arrête la bataille. Il renvoie ses alliés qui rejoignent leurs différents fiefs : ils sont trop étrillés pour poursuivre les Huns lorsqu'ils se retireront. Les Burgondes ont été décimés, les Wisigoths ont perdu leur roi et des milliers de guerriers, les Francs ont beaucoup souffert; Une victoire chèrement payée par ces barbares dont Aetius a dû quémander le soutien et qui en réclameront bientôt le prix; Devant le champ de bataille vide et silencieux, Attila refuse encore son échec et laisse éclater une fausse joie en s'attribuant la victoire. Une fois de plus, aurait-il terrifié l'ennemi qui a fui devant lui?... Conforté par cette pensée, il regagne dignement ses terres du Danube, tandis que, du haut d ela colline, une flamme immense resplendit dans le ciel, annonçant urbi et orbi la victoire complète d'Aetius et des coalisés.



Paris exulte de joie. On rit, on chante, on s'embrasse. Une foule immense se rend au baptistère pour louer Geneviève de ses prières, dont on ne doute plus de l'efficacité. Elles ont sauvé la cité.

Maîtrisant son émotion, aux éloges et compliments, elle répond modestement qu'elle n'y est pour rien. C'est Dieu qu'il faut remercier, dit-elle, car Lui seul est le maître tout-puissant qui sauve et qui protège. Elle demande alors une grande cérémonie dans l'église Saint-Etienne, afin que grâces soient rendues solennellement pour tous les bienfaits reçus.

L'auteur de la Vita relate les faits à sa façon. Tout d'abord, il rappelle les exemples de deux grands évêques, Martin et Aignan, "loués grandement à cause de l'admiration que provoqua leur courage. Auprès de la cité de Worms, le premier s'avança entre les deux armées qui se préparaient au combat, apaisa leur fureur et obtint un accord. Le second obtint par ses prières qu'aveec l'aide des Wisigoths la ville d'Orléans, assiégée par l'armée des Huns, ne fut pas détruite (1)".

(1) : ( J'ai choisi ici la traduction de Dom J. Dubois et I. Beaumont-Maillet, op. cit., p. 36).

Sa dernière phrase, très sobre, est pour Geneviève dont l'action, selon lui, doit être comparée à celle des évêques cités. Traduite et décryptée par Michel Rouche, elle dit exactement ce qui s'est passé : " De même, Geneviève n'est-elle point digne d'être louée, elle qui, par ses prières ( à Dieu aussi bien qu'au roi des Francs), repoussa au loin ( sur Orléans, puis hors d'Orléans) l'armée susdite ( des Huns), afin qu'elle n'encerclât point Paris?" En marge de son rôle religieux, conclut l'historien, son influence politique ne sera plus contestée après 451.

Martin Heinzelman est du même avis lorsqu'il écrit : "Cette victoire confirme les prédictions de Geneviève et du même coup ses qualités de chef : la phrase de l'archidiacre, d'après lquelle elle était a Deo electa, a pris toute sa signification en ce moment précis, signification politique autant que religieuse (2)."

(2) : (M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op. cit., p. 90).

Il souligne, en outre, une autre conséquence positive de cette victoire : le changement très important qu'elle apporte dans les relations entre les Francs saliens et le pouvoir impérial en cette Gaule septentrionale. Leur ralliement à la coalition les a rendus moins dangereux; on les regarde même comme des alliés potentiels, ce qui était loin d'être le cas jusqu'aux derniers mois précédant la bataille, où ils étaient encore considérés comme des barbares conquérants, donc des ennemis.

Ce retournement des relations entre le pouvoir romain et les Francs coïncide étrangement avec le changement radical des Parisiens à l'égard de Geneviève. Avant 451, connaissant ses origines, ils voyaient en elle une femme d'envergure politique dont ils suspectaient l'appartenance à u parti pro-franc. Ce qui explique sa position délicate jusqu'à cette date, ainsi que l'attitude de ses adversaires qui projetaient de l'assassiner.

Certes, il serait aisé d'affirmer que Paris, située assez loin de la route suivie par les Huns, ne fut jamais menacée. Charles Kohler est formel : " Ni lors de sa marche sur Orléans, ni surtout dans sa retraite, Attila n'inquiéta Paris. (...) Geneviève eut l'intelligence de comprendre à quel point était absurde la résolution prise par les Parisiens et préserva la cité naissante d'un abandon qui, mieux encore que les ravages des barbares, aurait amené sa ruine (1)."

(1) : ( C. Kohler, op.cit., p. LXXXVII).

Et si, comme l'ont prétendu certains, elle n'avait eu que la chance de prévoir mieux que les autres la marche d'Attila et ne s'était contentée que de relever le moral des Parisiens, on peut lui reconnaître une singulière énergie pour résister à tout un peuple affolé, et des lumières surhumaines pour annoncer avec précision un avenir si incertain. Il n'en reste pas moins vrai que ses contemporains lui ont attribué le mérite d'avoir prédit leur préservation, et surtout de l'avoir procurée par ses prières (2).

(2) : Cf. H. Lesêtre, op. cit).

Leurs témoignages ne seraient-ils pas crédibles? L'auteur de la Vita les a jugés dignes de foi, puisqu'il en a tenu compte dans son récit; mais il n'a pas cru bon de décrire in extenso les préoccupations séculières de son héroïne. On peut le comprendre en effet. Pour son projet d'une biographie chrétienne de la famula Dei, il a préféré développer la valeur éthique de sa gesta en négligeant ses activités politiques. Une vierge sacrée s'occupant des affaires du monde terrestre n'était certes pas l'image idéale de la sainteté féminine à l'époque.



Revenons donc à la réalité temporelle de Geneviève, en ces jours de victoire qui consacrent sa popularité. Son prestige et son autorité ne sont pas contestés et ne le seront plus jamais. Chacun reconnaît en elle une femme solide, au coeur ferme et à l'esprit clairvoyant. Une femme digne de confiance, douée d'un parfait sang-froid et connaissant bien les rouages de la politique. Son siège à la curie lui confère une position clé dans le cadre de l'administration de Paris. N'oublions pas qu'elle en a hérité de son père Sévérus, ancien officier de l'armée des Gaules, rattaché à la fonction civile avec le poste de régisseur des domaines du fisc et magistrat municipal avec le titre de clarissimus. Héritage légitime et légal en vertu du Code théodosien, puisqu'elle était fille unique. Son bandeau mauve de vierge consacrée ne l'empêche nullement d'exercer la charge paternelle et d'être l'un des dix plus hauts magistrats de la curie. De plus, issue d'une famille fortunée, certes d'origine franque, mais appartenant à l'aristocratie gallo-romaine, elle se trouve au coeur d'un réseau de relations qui vont au-delà du Bassin parisien et lui permettent d'être en contact avec les milieux dirigeants, tant civils et militaires que religieux. Elle jouera désormais un rôlr de premier plan dans le règlement des affaires publiques de la ville, dont elle deviendra peu à peu la curatrice et la défenderesse, en un mot, le maire ou la patronne.

Aux réunions de la curie, la clarissima ne se contente pas d'écouter ou d'approuver servilement les discours des principales. Elle suggère, transige, tranche et finit toujours par imposer son point de vue sur la façon de régler les problèmes du jour; Son pouvoir d'influence deviendra progressivement décisionnel. Mais qu'en est-il alors de sa vie spirituelle? N'est-elle pas dominée par ses préoccupations terrestres?

La Vita nous rassure : Geneviève est une femme indépendante, dotée d'une grande liberté d'action. Une femme organisée, qui sait parfaitement concilier sa vie publique et sa vie privée d'épouse du Christ. Elle s'absente souvent, seule ou avec sa marraine, pour aller sur leurs terres mitoyennes et surveiller la gestion des domaines dans la Brie fertile. En femme d'affaires accomplie, disposant de gros moyens, on la verra acheter des outils, des matériaux, payer ses ouvriers, affréter une flottille, passer des marchés et même participer aux récoltes de blé, quand vient la saison des moissons (1).

(1) : ( Cf. Dom J. Dubois et I. Beaumont-Maillet, op. cit.).

Les revenus qu'elle en tire sont aussitôt distribués dans ses organismes de bienfaisance - hôpitaux, orphelinats, refuges pour sans-abri -, ainsi qu'à tous les pauvres qu'elle rencontre chaque jour sur son chemin.

Dans la maison de Lutèce, elle assiste aux réceptions que donne Sévéra et rencontre régulièrement les notables, les édiles et les prêtres de la ville, comme une patricienne exercée à toutes les civilités, à la seule différence qu'elle porte une simple robe de lin blanc, ceinturée d'une épaisse cordelière nouée, un bandeau mauve enroulé autour de ses cheveux blonds et, pour unique bijou, la piécette de bronze de l'évêque Germain, suspendue à son cou. Son élégance est dans sa simplicité, son intelligence et la clarté de son regard.

Toutes ces occupations terrestres n'entravent en rien sa vie de vierge, plus discrète, soumise à la règle sévère qu'elle s'est imposée depuis l'âge de quinze ans. Toujours le même régime austère de pain d'orge et de fèves le dimanche et le jeudi, les autres jours étant soumis au jeûne. Elle ne boit ni vin ni rien de ce qui peut enivrer. Mais, "quand elle eut cinquante ans, précise la Vita, elle ajouta, sur le conseil des évêques auxquels elle n'osa pas résister, du poisson et du lait, dans lequel elle trempait son pain d'orge".

Cette rigoureuse ascète est une mystique. En regard de sa vie publique, Geneviève est une grande orante, une contemplative. Sa vie spirituelle est intense et la prière y joue un rôle essentiel. Le moine biographe nous révèle ainsi que, "du jour de la Sainte-Epiphanie ( 6 janvier) jusqu'au natale calicis qui est le Cène du Seigneur ( jeudi saint), elle vivait en recluse, seule dans une cellule; elle était à Dieu seul, s'adonnant aux prières et aux veilles". Cette retraite, anticipant sur le carême, était une coutume généralement suivie pr les moines d'Orient. Elle pouvait être assez stricte, explique Janine Hourcade, pour interdire de participer aux offices de l'Eglise, mais moines et vierges, comme les pénitents, s'unissaient aux cérémonies du triduum pascal (1). Aucun des nombreux voyages qu'effectuera Geneviève au cours de son existence ne prendra place durant cette période de carême élargi.

La foi restera le secret de son inépuisable énergie, l'essence et la continuité de sa vie, donnant d'autant plus de ferveur à sa prière qui est son dialogue avec le Seigneur. "Toutes les fois que Geneviève regardait le ciel, dit la Vita, elle pleurait, et comme elle avait le coeur pur, elle s'appliquait à voir toujours Dieu en esprit, afin de pouvoir ensuite le voir avec les anges, le voir sans fin et face à face."

Avant d'agir, Geneviève prie et entend alors la conduite à suivre. Plus elle se donne à ses fonctions administratives et humanitaires, plus elle mortifie son corps afin de libérer lesprit des contingences matérielles et l'ouvrir à l'écoute de Dieu. En plus des longues heures de prière et des cérémonies à l'église, elle a pris l'habitude de veiller toute la nuit du samedi, comme le serviteur dont parlent les Evangiles et qui attend son maître jusqu'à ce qu'il revienne des noces. Elle obéit en cela aux anciens usages que rappellera le concile de Macon en 585 : " Passons en saintes veilles la nuit qui précède le dimanche et ne dormons pas cette nuit-là, comme font ceux qui ne sont chrétiens que de nom."

Très tôt le dimanche matin, elle prend le chemin de l'église, Saint-Etienne ou le sanctuaire dédié à Notre-Dame. Il lui arrive souvent d'aller jusqu'à la petite chapelle construite autour du mausolée de Saint-Denis, un lieu très éloigné de sa maison de Lutèce, mais qu'elle affectionne tout particulièrement. Elle s'y rend en compagnie d'autres vierges qu'elle forme à son exemple, ou de filles à son service, puellae in eius obsequium, précise l'auteur de la Vita, et d'une ou deux personnes portant des cierges pour éclairer le chemin jusqu'au vicus Catulliacus (1) sur lequel son attention se fixera bientôt.

(1) : ( Le faubourg de Catheuil, actuelle Saint-Denis).



Pour l'heure, le calme est revenu à Lutèce. Mais, si la paix se rétablit peu à peu dans la province gallo-romaine, il n'en est pas de même au coeur de l'Empire. Attila, que l'on croyait vaincu, se jette sur la péninsule dès le printemps 452. Après un siège de plusieurs mois, il s'empare du port d'Aquilée et occupe toute l'Italie du Nord, de Pavie à Milan. Valentinien III quitte Ravenne et se réfugie à Rome, mais les Huns sont bientôt sous les murs de la Ville éternelle. Faute de troupes, Aetius ne s'y oppose pas. Le pape Léon Ier décide alors d'aller à la rencontre du "Fléau de Dieu" afin de négocier la paix, moyennant le paiement d'un énorme tribut. Vêtu de ses habits pontificaux de cérémonie, coiffé de sa mitre ornée de pierreries et tenant sa crosse tout aussi rutilante, il se rend sous la tente d'Attila, qui, subjugué par sa prestance, accepte d'autant plus aisément de se retirer que ses troupes sont décimées par la peste et la malaria. Le dangereux conquérant ramène en Pannonie ses hordes et le butin pris en chemin. On le retrouvera, quelques mois plus tard, sans vie sur son lit nuptial, après une hémorragie nasale au cours de sa nuit de noces.

Ainsi disparaît le roi des Huns, "Fléau de la Gaule et de l'Italie", pour le soulagement et la satisfaction de tous les peuples qui n'auront plus à le redouter. Geneviève, comme tous les Parisii, se réjouit de savoir que, désormais, les petits hommes jaunes des steppes d'Asie ne viendront plus semer la terreur. N'avait-elle pas prédit la défaite totale d'Attila et la fin de son empire? Mais ce qu'elle a retenu avant tout, et qui l'a confortée, c'est le rôle du pape Léon Ier, qui a su s'imposer avec fermeté devant le roi des Huns et mener les pourparlers à bonne fin, "prouvant ainsi, écrit Joël Schmidt, que l'Eglise chrétienne est devenue une force diplomatique considérable (1)".

(1) : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève..., op. cit.).

Devant l'affaiblissement constant de l'Empire, elle sera le recours des populations de la Gaule où les évêques, chacun dans son diocèse, assureront la continuité d'un gouvernement de plus en plus absent, en attendant le nouvel ordre d'un monde qui ne tardera pas à s'établir.



Dès l'année 454, la situation se dégrade et les nouvelles peu rassurantes se succèdent à un rythme inquiétant. " La mort d'Attila, écrit Michel Rouche, fut le signal de l'effondrement de son empire. (...) L'hypothèque des Huns qui pesait depuis soixante-quinze ans sur l'Occident était levée. Mais cela laissait la voie libre aux peuples fédérés installés en Gaule; Le jeu de bascule auquel s'était livré Aetius n'était plus possible. La bataille des champs Catalauniques apparut alors sous son véritable jour : c'était une victoire germanique, mais non romaine. L'Empire devait son salut à ceux qui l'avaient envahi (1).

(1) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit., p. 128).

A Rome, Valentinien ne le voit pas ainsi. La popularité d'Aetius l'irrite. Certes, le génétalissime a sauvé la Gaule, mais il n'a rien fait pour l'Italie. Etait-ce à dessein, afin de s'emparer du pouvoir. Méfiant et jaloux, le 21 septembre, il le fait assassiner. Six mois plus tard, le 21 mars 455, alors qu'il préside une revue militaire sur le champ de Mars, il est lui-même poignardé. Deux fidèles d'Aetius ont vengé leur maître.

Qu'en pense Geneviève, dont le père avait connu le brillant général à ses débuts, lorsqu'il n'était qu'un jeune officier sous ses ordres? Un autre drame l'absorbe et la touche dans sa chair : sa marraine s'éteint après une longue agonie. La Vita évoque ce triste événement, qui endeuille sa vie et se produit dans l'année 455. Le dernier lien familial qui lui restait s'en est allé; Elle se retrouve seule à nouveau, plus riche encore de tous les biens dont elle hérite. Un testament, rédigé selon le Code romain, énumère le patrimoine qui lui revient et qui s'ajoute aux legs précédents de ses parents : des terres au bord de la Marne, avec les maisons et fermes qui s'y trouvent, les métayers et ouvriers agricoles qui les exploitent; la maison de Lutèce et la charge du baptistère Saint-Jean-le-Rond.

La vierge consacrée, qui a tout juste trente-cinq ans, est désormais l'une des plus importantes propriétaires terriennes du Bassin parisien et de la Brie. Elle possède une énorme fortune qu'il lui faudra gérer. Pour cela, elle se rendra chaque été sur ses terres, afin d'en accroître les revenus. Non pour son propre bénéfice, car elle ne changera rien à son ascèse quotidienne, eempreinte de cette austérité qui est sa règle; Ayant plus de moyens, elle va désormais se consacrer plus étroitement au sort de son pays, dont la situation se dégrade au fil des mois et devient très incertaine.

L'assassinat d'Aetius, si populaire qu'il fut appelé "le dernier des Romains", est vivement ressenti en Gaule, qui ne connaîtra plus de commanement militaire unifié. Puis la mort violente de Valentinien, représentant légitime de la romanité, réveille les inquiétudes, même si elle est vivement commentée. " Puni par la Providence, dira Geneviève, mais qui peut savoir si la main de Dieu, dont les desseins sont impénétrables, n'a pas pris dans sa paume l'orbe de l'Empire (1)?"

Aurait-elle pressenti, une fois de plus, les bouleversements à venir? Combien de désordres? Combien de malheurs?



7



Les barbares attendaient un signal. Le double assassinat leur permet de repartir à l'assaut. Ils savent qu'aucune force ne viendra les contrer. Au début de juin 455, les Vandales de Genséric, venus des côtes d'Afrique, débarquent sur la péninsule et font le siège de Rome, qui se vide de ses habitants; Le nouvel empereur, Pétrone Maxime, s'enfuit secrètement. La confusion est totale. Il ne reste que le pape Léon Ier qui, une fois de plus, garde son sang-froid pour affronter Genséric et négocier le sort de ceux qui étaient encore dans la ville. Des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants seront sauvés en échange d'un pillage de quinze jours. La Ville éternelle sera dépouillée de ses trésors les plus précieux et de nombreux prisonniers seront emmenés en captivité.

Pendant ce temps, le nouveau généralissime Avitus se précipite en Gaule du Nord, pour colmater les frontières. " En effet, écrit Michel Rouche, les Alamans avaient franchi le Rhin et commençaient à occuper le sud de l'Alsace et le nord de la Suisse. Les Francs rhénans firent de même dans les territoires de la rive gauche d'où ils avaient été chassés et pillèrent Trêves. En moins de trois mois, Avitus parvint à rétablir la situation à Trêves où il laissa Aegidius (1),

(1) : (Ancien lieutenant d'Aetius),

intimida les Chamaves qui ne passèrent pas le Rhin et arrêta par une inspection du Litus Saxonicum les initiatives des Saxons qui s'apprêtaient à se lancer dans de nouvelles pirateries (1)."

(1) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit.)

Pour clore cette campagne mouvementée, Avitus se dirige vers Toulouse afin d'empêcher les Wisigoths de rompre le foedus. Théodoric II lui propose alors le trône de Rome. Toute surprise bue, il lui est difficile de refuser. Au début de juillet, il est désigné eJompereur par la noblesse sénatoriale de la Narbonnaise, réunie à Beaucaire, puis reçoit les insignes impériaux. Un mois plus tard, Rome confirmera cette décision.



A partir de ce jour, la domination des royaumes barbares pèsera de plus en plus sur la destinée de l'Empire romain. Elle effacera peu à peu la notion même de latinité, écrit Joël Schmidt qui ajoute : " Certes, Avitus est un Gallo-Romain lettré, mais il doit sa chlamyde et sa couronne aux Wisigoths; il en est le prisonnier doré. (...) Redoutable illusion que de croire que le monde romain changera parce que, à sa tête, vient d'être élu un Gallo-Romain, illusion que la lucide Geneviève ne partage certainement pas (2)."

(2) : (J. Schmidt, Sainte Geneviève..., op. cit).

Connaissant la situation de la Gaule, de l'Empire et le poids des barbares, cette dernière est prête à accepter la mutation du monde. Dans sa très grande foi, elle est même convaincue que Dieu en a décidé ainsi et que l'on ne peut aller contre Sa volonté. Mais pour quelle raison le Seigneur impose-t-Il cette épreuve, N'est-ce pas pour sonder les fondements de Son Eglise et la dévotion de Ses fidèles? Alors sa mission devient claire. Elle accompagnera le changement en atténuant les effets pervers, afin surtout d'affirmer la force de la religion catholique romaine face à cette hérésie arienne qui nie la divinité du Christ, et que les Wisigoths, plus que les Burgondes, veulent imposer ssans aucune tolérance. Implanter le culte des saints, que fustige l'opposant arien, devient sa priorité.

L'Eglise chrétienne en comptait quelques-uns, depuis la mort du Christ sur la croix. La Gaule aussi avait eu ses apôtres et ses martyrs que l'on semblait oublier, tels Denis, premier évêque de Lutèce, et ses compagnons, l'archiprêtre Rustique et l'archidiacre Eleuthère. Lors des persécutions contre les chrétiens, en l'an 250, Denis avait subi le supplice du gril dans le prétoire de l'île de la Cité, puis tous trois avaient été décapités sur le mont Mercure (1).

(1) : (Qui deviendra mons Martyrum, l'actuel Montmartre; voir p. 64).

On raconte que Denis ramassa sa tête tranchée, alla la laver à une fontaine proche et, la tenant dans ses mains, marcha jusqu'aux abords de Catheuil, où il finit par s'écrouler dans un champ.

Légende ou réalité? Toujours est-il qu'une femme nommée Catulla eut pitié de la dépouille et l'ensevelit dignement, afin de la soustarire aux rapaces et aux charognards. Les corps des deux compagnons vinrent bientôt l'y rejoindre. Des Chrétiens élevèrent ensuite une chapelle en bois pour vénérer les tombeaux des trois martyrs sanctifiés. De nombreux pèlerins vinrent s'y recueillir, de la même façon qu'ils iront plus tard s'incliner à Tours sur la tombe de Saint Martin, mort en 397, dont le culte s'est répandu dans toute la Gaule grâce au récit de sa vie par son disciple Sulpice Sévère (2).

(2) : ( Cette Vie de saint Martin a servi d'exemple à l'auteur de la Vita, car elle fut la première du genre, très célèbre en son temps).

Geneviève connaît cet endroit. L'a-t-elle visité avec ses parents, pendant son enfance, aucune source ne le certifie, mais rien ne permet de ne pas le supposer, puisqu'elle s'y rend souvent après sa nuit de veille du samedi. Elle parcourt le trajet, long de huit kilomètres, dans l'obscurité, à la lueur des cierges, afin d'arriver aux premières heures du dimanche pour entendre la messe et prier sur le tombeau du saint qu'elle vénère entre tous, tombeau qu'elle trouve trop modeste pour celui qui fut le premier évêque de Paris. C'est alors, raconte le moine biographe, qu' "elle eut la pieuse idée de construire uen église en l'honneur de saint Denis, évêque et martyr, mais elle n'en avait pas les moyens". Aucune date n'est mentionnée, mais la plupart des historiens situent le début de l'opération entre 452 et 459.

Quand le moment lui paraît favorable, raconte la Vita, elle réunit une assemblée de prêtres chez elle ( de domo sua ) et leur demand eune contribution, chacun selon ses possibilités, après avoir confié qu'elle ne manquera pas d'ajouter la sienne, en surplus du terrain qu'elle vient d'acheter.

- Vénérables pères et seigneurs en Jésus-Christ, je vous en conjure, faites une collecte, réunissez toutes vos ressources, afin d'élever uen basilique en l'honneur de saint Denis, au lieu de son martyre. Vous savez quel respect mérite ce lieu.

- Nous ne sommes pas riches, répondent-ils; Il y a bien des chances pour que nous ne trouvions pas de quoi faire ce travail. La chaux manque.

Le calcaire et le gypse abondent pourtant aux environs de Paris. Pourquoi ce triste constat des prélats désabusés? Les approvisionnements seraient-ils plus malaisés qu'au temps de la "paix romaine"? Loin de se laisser abattre, Geneviève réfléchit, puis sourit, comme saisie d'une inspiration, et rétorque par une révélation prophétique :

- Saints ministres de Dieu, sortez donc, je vous prie, et allez vous promener de l'autre côté du pont. Vous reviendrez me dire ce que vous avez entendu.

Les prélats obéissent, vont au pont, s'arrêtent et dressent l'oreille. Non loin de là, deux porchers conversent entre eux.

- Comme je recherchais une d emes laies qui s'était échappée du troupeau, dit l'un, j'ai trouvé un four à chaux d'une prodigieuse grandeur.

- Et moi, réplique l'autre, j'ai trouvé dans la forêt un arbre déraciné par le vent, et sous les racines se trouvait un four à chaux dont rien, je crois, n'a été enlevé.

Entendant cela, les prêtres remercient Dieu et s'en vont aussitôt reconnaître les lieux mentionnés par les deux paysans. A leur tour, ils trouvent les fours à chaux et s'empressent de revenir en informer Geneviève. Des larmes de joie inondent ses yeux. Elle attend le départ des prêtres pour tomber à genoux dans sa cellule et passe toute la nuit à prier, implorant Dieu de lui conserver son aide pour bâtir cette basilique.

A l'aube du matin suivant, poursuit la Vita, elle se rend chez le prêtre Genesius, " sans doute prêtre de Saint-Denis, remarque Heinzelman, puisque c'est lui qui fut chargé de la construction de la basilique ultérieurement (1)".

(1) : (M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op.cit., p. 95).

D'une manière impérative, elle l'engage à commencer les travaux; Il hésite, mais, dès qu'il apprend ce qui s'est passé la veille et la découverte des fours à chaux, il se jette aux pieds de Geneviève et se soumet à ses volontés.

Il ne reste plus qu'à compléter le financement de l'opération. La clarissima y engage une grosse partie de ses revenus, mais elle se tourne aussi vers les citoyens de Paris, les cives, qu'elle met à contribution par le paiement d'une conlationem que tous verseront sans discuter, obéissant désormais à tous les ordres de celle qui a sauvé la ville par ses prières, assez puissantes pour infléchir la miséricorde divine, et que l'on considère déjà comme une sainte.

Dans cette affaire, écrira Michel Rouche, soulignant le fait qu'elle lève un impôt pour faire ériger la basilique, elle se comporte comme une sorte de "maire de Paris (1)".

(1) : (M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII, p. 483);

N'était-ce pas l'une des fonctions des curiales de veiller aux rentrées fiscales, attribution qui les rendait d'ailleurs impopulaires et les incitait à déserter leur charge? Geneviève, elle, supplée à leur désertion en cumulant leurs responsabilités, sans essuyer de critiques, car elle paie les impôts dont elle est dispensée, en vertu de son état de vierge consacrée.



Pendant la durée de la construction, qui va s'étendre sur plusieurs années, Geneviève surveillera chaque étape : l'élaboration des plans, de style roman, le creusement des fondations, l'élévation des charpentes, des murs, jusqu'aux derniers détails de la nef et du porche. La Vita raconte qu'un jour la boisson vint à manquer aux charpentiers et aux maçons. Genesius en informe Geneviève et la prie de faire patienter tous ces ouvriers, le temps pour lui d'aller s'approvisionner à la ville. Elle le retient, lui demande simplment d'apporter l'amphore vide et commande à tous de se retirer. Puis elle s'agenouille et implore le ciel, par la prière et les larmes. Se sentant exaucée, elle se lève, fait un signe de croix au-dessus du vase qui se trouve aussitôt rempli jusqu'au bord. " Et tous ceux qui étaient venus prendre part aux travaux purent se désaltérer jusqu'à ce que l'église fût achevée", nous dit le moine biographe. Le prodige des noces de Cana se trouve ainsi renouvelé! Ce fut son premier miracle proprement dit.

Pour Martin Heinzelmann, "l'histoire de la construction de Saint-Denis peut difficilement être réduite à l'initiative d'une femme isolée, sans le support des institutions municipales; la manière dont elle a préparé la construction d'un édifice public, avec un concours, sans doute pas totalement volontaire, de clercs et de citoyens de la ville, autant que le fait qu'elle a dirigé, ou du moins supervisé, les travaux en personne, rappellent effectivement l'activité d'un curateur organisant les corvées pour une entreprise publique. Ses contacts avec les clercs de Paris sont bien sûr étonnants et posent le problème de la présence - ou plutôt de l'absence - d'un évêque de Paris; le rôle de ce dernier paraît usurpé d'une certaine façon par la famula Dei (1)".

(1) : ( M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op. cit. p.96).

De style paléochrétien, construit avec des pierres de réemploi, le bâtiment ne sera consacré qu'en 475. Long de vingt mètres, large de huit, il est de taille modeste et couvert d'une importante voûte solidement charpentée; c'est là que Geneviève accomplira son premier exorcisme dont le moine biographe nous offre un récit très animé, laissant deviner son émotion.

Douze personnes, hommes et femmes, gravement tourmentées par les démons, sont amenées devant Geneviève à Paris. Les voyant, elle se met en prière et supplie le Christ de lui donner secours. Soudain, les énergumènes s'élèvent dans les airs et restent suspendus "sans toucher le plafond avec leurs mains ni la terre avec leurs pieds". Elle continue de prier sans s'émouvoir, termine son oraison et ordonne qu'on les conduise à la basilique de Saint- Denis. Ils vocifèrent, et refusent d'y aller en groupe. Sur chacun d'eux, Geneviève fait un signe de croix, puis leur commande de marcher en silence, les mains liées dans le dos. Ils ne vont pas vite, puisque, partie deux heres plus tard, elle arrive presque en même temps qu'eux; Alors, selon son habitude, elle se prosterne sur le pavé de la basilique en pleurant. Les énergumènes se mettent à vociférer, mais elle prie, appelant à son secours les anges, les martyrs, les justes et Jésus-Christ. Puis elle se lève, signe les énergumènes un à un. Tous sont guéris. Les esprits immondes les quittent en laissant une horrible puanteur qui manifeste leur départ. Et le moine de conclure : " Voici le miracle que Jésus a accompli par l'intermédiaire de sa servante Geneviève (1)."

(1) : ( D'après la traduction de Dom. J. Dubois et I. Beaumont - Maillet, op. cit.).

La famula Dei n'a jamais tiré gloire de ces prodiges. Comme le dit si bien l'auteur de la Vita : " Les douze vierges spirituelles que décrit Hermas, appelé le Pasteur, ne s'éloignèrent jamais de Geneviève. Sans elles, ni vierge ni pénitente ne peut être préparée pour la Jérusalem céleste; Leurs noms sont : foi, abstinence, patience, générosité, simplicité, innocence, concorde, charité, discipline, chasteté, vérité et prudence." Il faut ajouter l'humilité.

Il n'en reste pas moins, comme le souligne Martin Heizelmann, qu'à l'occasion de ce grand exorcisme public, ordonné et exécuté par elle, on remarque une fois de plus la dualité de sa personne, assumant les fonctions de l'évêque ( toujours absent, alors qu'un cas si particulier eût requis sa présence) et les pouvoirs d'un magistrat de Paris. " A cette marche, écrit-il, ordonnée mais non accompagnée par Geneviève, qui ne rejoignit les possédés qu'à Saint-Denis, il faut associer les gardes, même si le biographe ne les mentionne pas. Il est frappant de la voir exercer un contrôle sur des personnes dans "sa" ville de Paris, contrôle qui pourrait être l'écho direct de ses responsabilités institutionnelles, comme la surveillance de la discipline publique et des moeurs (1)."

(1) : (M. Heinzelmann, J.-C Poulin, op. cit.)



Saint-Denis sera toujours un lieu privilégié dans le coeur de Geneviève. Elle y viendra régulièrement pour la nuit de veille et la messe du dimanche; Elle achètera même une maison à mi-chemin, pour écourter la distance à parcourir au petit matin (2).

(2) : ( Sur l'emplacement de cette maison fut plus tard construite une chapelle baptisée Sainte-Geneviève jusqu'au XVI° siècle. Tout autour se groupa un petit village qui finit par prendre le nom de Chapelle-Saint-Denis, car la route qui le traversait allait à Saint-Denis et que l'abbaye de ce nom le possédait en fief).

La Vita nous raconte ainsi qu'au chant du coq, après une nuit de violente tempête, Geneviève sort avec ses compagnes. La pluie tombe dru et le cierge allumé pour éclairer l'obscurité s'éteint soudain sous l'effet d'une rafale. Dans la nuit noire, nul ne peut avancer et la peur paralyse les jeunes vierges transies. Geneviève saisit alors le cierge éteint qui se rallume aussitôt. C'est elle qui guidera le cortège jusqu'à la basilique, tenant fermement le flambeau qui résistera aux vents déchaînés et finira de se consumer pendant l'office religieux.

Ce fait singulier se reproduira à maintes reprises. Comme l'évoque Fabienne Nitro- Garriga dans un style inspiré, "les cierges s'allumaient spontanément à l'approche de la vierge. Une lueur d'abord pâle et vacillante hésitait et tremblait, comme si quelque esprit malin tentait de l'éteindre, puis brusquement la flamme rayonnante s'affirmait en une auréole de clarté. L'ange qui veillait sur Geneviève avait triomphé de l'hôte des ténèbres (3)".

(3) : ( Sainte Geneviève, patronne de la Gendarmerie", 24 février 2014).

Le cierge allumé restera l'emblème de Geneviève dans un grand nombre de représentations iconographiques. Il est le symbole de la foi ardente qu'elle avait pour mission de transmettre à une nation naissante, symbole aussi de son incessante lutte contre le Malin, qu'elle savait si bien détecter et qui ne pouvait lui échapper. Geneviève accomplira de nombreux miracles, mais ce cierge qui s'allume dès qu'elle le saisit restera à jamais dans les mémoires. La flamme brandie par sa main protège et éclaire le monde et tout particulièrement la Gaule, en ces temps où, écrit Michel Rouche, "les querelles politiques et religieuses, l'indécision des pouvoirs, la chute d'un empire que l'on avait cru éternel et le mélange des populations créaient un malaise indéfinissable (1)".

(1) : (M. Rouche, Clovis, op. cit.).

Chacun s'interroge en effet, Geneviève autant que les membres de la curie et tous les habitants de Paris. Si l'empire d'Occident s'écroule, qu'adviendra-t-il de la gaule catholique romaine, entourée de royaumes barbares, ariens ou païens, qui ne songent qu'à s'en emparer? Au sud de la loire, les Wisigoths tiennent l'Aquitaine et l'Ibérie, les Burgondes occupent toute la vallée du Rhône et une partie de l'Helvétie. Quant aux francs saliens, établis en Belgique seconde avec leur capitale à Tournai, ils semblent impatients de s'avancer jusqu'à la Seine.

Pendant ce temps, la belle province gallo-romaine menace de se diviser; Dans sa partie méridionale, un parti pro-wisigoth se développe, tandis que le nord reste résolument romain et catholique; Tout est réuni pour déclencher une guerre civile que chacun redoute. En particulier Geneviève, qui mettra toutes ses forces pour défendre l'unité dans la romanité, tout en s'opposant farouchement à l'hérésie arienne qui les enserre et s'infiltre dangereusement.

Ses avis sont écoutés avec la plus grande défércence et sa renommée a franchi les murs de Lutèce pour s'étendre bien au-delà des frontières de la Gaule. Avec quel étonnement elle recevra le message que Siméon le stylite, non loin d'Antioche, a confié à des marchands syriens! Du haut de sa colonne, sur laquelle il est établi depuis quarante ans, précise l'auteur de la Vita, il se tient informé des nouvelles du monde que colportent les voyageurs de toutes origines, qui passent le voir comme une divinité, un mage, un saint prophète ou une simple curiosité : des rois, des princes, mais aussi des commerçants et des marins venus des quatre coins de l'univers. C'est ainsi qu'il n'ignore rien des ravages d'Attila en Gaule, de la grande peur des Parisii et du courage d'une femme qui sut calmer les foules en leur montrant le pouvoir de la prière; Une orante, comme lui, qui fit confiance à la Providence. A ceux qui regagnaient Lutèce, il a demandé de la saluer, " et qu'elle fasse mémoire de lui dans ses prières". Geneviève écoute le message en même temps que la nouvelle de sa mort et en est très émue (1).

(1) : ( Siméon mourut le 30 août 459).

On devine, à ces lignes, la fierté du moine biographe de pouvoir relater un tel événement. Il vient confirmer de façon éclatante le charisme prophétique de Geneviève, en qui le grand mystique assis entre ciel et terre, à quatre mille kilomètres de Lutèce, a semblé reconnaître un maître spirituel, une sorte d'alter ego.



Pendant ce temps, à Rome, les représentants de l'Empire se succèdent en cascade, au gré des volontés du nouvel homme fort de l'Italie, le Goth Ricimer, arien, qui sera "le fossoyeur de l'Empire d'Occident, faisant et défaisant les empereurs à sa guise", écrit Michel Rouche.

Après Avitus, mort mystérieusement en 456, vient Majorien qui ranime quelques espoirs. Avec l'appui du général Aegidius, lui-même soutenu par les Francs saliens, il fera reculer les Burgondes et les expulsera de Lyon. Les Wisigoths furieux poursuivent Aegidius, qu'ils enferment dans Arles où Majorien viendra le délivrer au début de 459, avant de renouveler le foedus avec le roi Théodoric II. Se retournant alors contre les Vandales, il subira un échec retentissant et sera décapité le 2 août 461 à Tortone, sur ordre de Ricimer, qui tient désormais entre ses mains le pouvoir réel de l'Empire décadent, dont il accélérera la chute en installant sur le trône impérial des potiches de plus en plus faibles, de Libius Sévère à Romulus Augustule, en passant par Olybrius, souverains sans envergure qui feront le jeu des puissances barbares en général et des Wisigoths en particulier.

La curie de Lutèce multiplie les assemblées. Les principales se regroupent autour de Geneviève pour exprimer ouvertement leurs inquiétudes face à la dégradation de l'Empire, qui semble irréversible. Rome n'est plus dans Rome. Quelles décisions prendre devant un tel abandon? De quel côté se tourner? Où trouver la sécurité? De la clarissima, ils attendent les lumières d'une analyse rassurante. Les calomnies d'autrefois sont oubliées, effacées. On ne compte plus désormais les preuves de sa loyauté, de sa lucidité, et nul n'ignore qu'elle détient les meilleures informations grâce à son réseau de relations dans les milieux politiques et militaires. De sa voix claire, elle calme les inquiétudes en rappelant les derniers faits marquants, afin d emieux évaluer les possibilités de choix.

Sous peu, la Gaule romaine va se trouver coupée du pouvoir romain d'Italie par deux royaumes indépendants, les Wisigoths de Toulouse et les Burgondes qui se sont empressés de reprendre Lyon, leur capitale perdue. Seuls les Francs saliens restent des alliés de Rome, fidèles au traité conclu avec Aetius avant le siège d'Orléans et la victoire sur attlia aux champs Catalauniques. Après la mort du patrice, le général Aegidius, son successeur à la tête des milices romaines, a maintenu les liens, jouant même le rôle de "roi des Francs", élu par eux-mêmes pendant les sept années d'exil de Childéric, renvoyé pour fautepar ses propres sujets. Mais quand ce dernier est revenu de Thuringe en 457, Aegidius lui a rendu sa couronne, tout en partageant avec lui le commandement des francs saliens (1).

(1) : ( C'est ce que laisse entendre Grégoire de Tours lorsqu'il écrit : " pendant qu'ils régnaient". Il s'agit bien selon lui d'Aegidius, qui a facilité le retour d'exil et gardé en partage le commandement des troupes franques. Childéric aurait pu dire à Aegidius ce qu'écrira au VI° siècle le Burgonde Sigismond à l'empereur Anastase : " Je suis roi chez moi, mais je ne suis que votre soldat.")

Puis Majorien l'a nommé " maître de la milice des Gaules", et c'est avec l'assistance d'une forte armée franque que le général gallo-romain a rejoint le nouvel empereur dans son combat contre les Burgondes, puis contre les Wisigoths.

Après l'assassinat perpétré à Tortone, Aegidius, scandalisé comme tout le reste de la Gaule, proclame aussitôt son indépendance, refusant de reconnaître le successeur Libius Sévère, non plus que le généralissime en chef pour les Gaules nommé à sa place, Agrippinus. " Ce dernier était favorable aux Wisigoths, écrit Michel Rouche, et le resta au point d'être considéré comme un traître (2)."

(2) : (M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII, p. 484).

Il leur avait livré Narbonne, afin, disait-on, d'en obtenir des auxiliaires.

Face au parti romain pro-wisigoth que défendent Ricimer et ses affidés du sud de la Gaule, Aegidius sera désormais le représentant d'un parti romain légitimiste auquel se rallient la plupart des habitants du nord de la Gaule, surtout ceux de Paris sous l'influence de Geneviève. Installé à Soissons, il devient l'espoir et le défenseur de cette Gaule chrétienne orthodoxe et romaine qui refuse toute collaboration avec les puissants voisins ariens. Son armée sait se battre, mais il a surtout le soutien des farouches guerriers de son allié Childéric, le roi des francs saliens. Un païen, certes, mais un fervent admirateur de la romanité, sans l'arrogance des hérétiques ariens.

De façon habile, Geneviève laisse deviner sa préférence pour les Francs, moins puissants que les Wisigoths ou les Burgondes, mais fidèles auxiliaires de Rome, loyaux et disciplinés, avec une meilleure connaissance de la Gaule du Nord. Quant à leur paganisme, se dit-elle, il sera plus aisément réformable que la redoutable hérésie arienne. Leur conversion ne lui semble pas une entreprise impossible, si telle est la volonté de Dieu. Mais elle doit se montrer prudente dans ses propos et tenir compte des susceptibilités de l'aristocratie gallo-romaine de souche, attirée par la fermeté du pouvoir wisigothique, plus imposant et donc plus crédible. Les événements qui vont se succéder lui permettront d'user de son talent de diplomate pour nouer des liens solides avec Childéric, afin d'encourager sa loyauté à l'égard d'Aegidius, dont elle est l'alliée et qui a besoin du soutien des Francs pour affronter les tempêtes qui s'annoncent.



Dès l'année 463, la guerre reprend. Théodoric II est assassiné par son frère Euric, qui s'empare de la couronne et décide de conquérir les provinces gallo-romaines au nord de la Loire. A la tête de ses armées, il place son jeune frère Frédéric et le lance à l'assaut d'Orléans, avec l'appui des contingents romains d'Agrippinus. En soutenant l'allié wisigoth, le magister militum nommé par Ricimer veut anéantir du même coup le contradicteur destitué qui s'obstine à résister. Mais le vent de la victoire ne souffle pas comme l'avaient prévu les assaillants. Aux milices d'Aegidius et aux troupes franques de Childéric se sont joints les Bretons d'Armorique, et cette formidable coalition repousse inexorablement les Wisigoths et leurs amis romains. Frédéric est tué, ainsi qu'un grand nombre de leurs guerriers.

La Gaule chrétienne orthodoxe romaine a vaincu l'hérésie arienne. A Paris, on crie victoire. Mais l'année suivante, au lieu de se réjouir de la destitution d'Agrippinus, puni de son échec, on pleure la disparition d'Aegidius, le champion légitimiste; Mort dans un guet-apens ou empoisonné? Un nom court sur toutes les lèvres : Ricimer. Sa vengeance s'est accomplie. La résistance vient de perdre son flambeau, mais n'abdique pas pour autant. Un comte Paul prend la relève et Childéric le soutient, par fidélité et reconnaissance à l'égard de son ami et compagnon de combat, Aegidius. Ce dernier, après la bataille d'Orléans, lui a reconnu les pouvoirs civils et militaires sur la Belgique seconde, avec Tournai et la majeure partie des cités de la province. Il continue donc à défendre le dernier bastion de romanité qui survit courageusement entre Somme et Loire.

En 470, lorsque les Saxons débarquent à Boulogne, foncent sur la Normandie, prennent Bayeux et s'emparent d'Angers, Childéric suivra le comte Paul pour les repousser. Ensemble, ils assiègent la capitale. Le comte Paul sear tué au cours de la bataille, mais childéric sauvera la ville et prendra possession des îles de basse Loire qui seront ravagées et pillées, "avec une nombreuse population qu'ils firent périr", raconte Grégoire de Tours. " Il s'agissait, écrit Michel Rouche, d'éliminer physiquement de nouvelles colonies de peuplement saxon analogues à celles du Bessin ou du Boulonnais (1)." Dans le même temps, à la tête de ses Wisigoths, Euric s'empare de Bourges, de Tours et prend le Berry, avant de poursuivre son élan de conquête vers Arles.

Au retour de sa brillante campagne, le roi des Francs retrouve Syagrius. Ce fils d'Aegidius vient d'atteindre sa majorité et le nouvel empereur Anthémius lui a accordé la dignité de patrice; Au jeune homme, devenu son supérieur hiérarchique au regard des titres romains, Childéric "abandonne la maîtrise de Soissons, Senlis et Beauvais, les trois cités les plus méridionales de la Belgique seconde. La zone romaine était maintenue (2)". Roi sur son territoire, au milieu de son peuple, le chef barbare est aussi une sorte d'auxiliaire militaire de Syagrius, chargé de superviser la Lyonnaise troisième en général, avec ses villes de Sens, Chartres, Orléans, Auxerre, Troyes et Meaux, ainsi que la cité de Paris où il ne manquera pas de rencontrer la clarissima, que toute la ville adule et respecte.

Que dira le roi païen à cette vierge consacrée qui commande les plus hauts magistrats de la curie de Lutèce?



8



Le personnage de Childéric mérite que l'on s'y arrête, afin de mieux comprendre la suite de l'histoire. Son nom vient du vieux francique Hilde-Rik, qui signifie "puissant à la guerre". Le fils de Mérovée n'a cessé de se montrer à la hauteur d'un tel patronyme. Si l'on en croit la gravure de l'anneau sigillaire retrouvé dans sa tombe, près de l'église Saint-Brice de Tournai (1), Childéric, contrairement à ses guerriers dont la nuque était rasée, avait de longs cheveux bouclés séparés par une raie.

(1) : (Elle fut découverte au cours de fouilles réalisées en 1653 par un dénommé Adrien Quinquin, qui creusait les fondations d'un nouvel hospice).

Chevelure léonine en signe de noblesse et symbole de la force du Soleil, astre des astres. Il portait une cuirasse sous un manteau qui devait être en soie pourpre et brodé d'or, comme l'était le paludamentum des généraux romains, orné d'une fibule cruciforme en or, insigne des hauts fonctionnaires impériaux. Dans sa main droite, une lance, symbole du pouvoir royal. L'inscription est en latin : Childerici Regis. " Il ne s'agit donc pas d'un chef de tribu germanique, écrit Michel Rouche, mais d'un interlocuteur légal des Romains, d'un roi qui a autorité aussi bien sur les Saliens que sur les Gallo-Romains. Childéric est un roi, c'est évident (2)."

(2) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit.).

Le portrait qu'en ont laissé quelques historiens de son temps est celui d'un guerrier, comme le sont la plupart des Francs; Selon Sidoine Apollinaire, " ils ont la taille haute, la peau fort blanche, les yeux d'un bleu pur au regard clair. Leur visage est entièrement rasé, à l'exception de la lèvre supérieure où ils laissent croître deux petites moustacjes; Leurs cheveux, coupés par-derrière, longs par-devant, sont d'un blond admirable. Leur habit est si court qu'il ne leur couvre point les genoux, si serré qu'il laisse voir toutes les formes de leur corps; Autour d'un ventre étroit, ils portent une large ceinture où pend une épée lourde, mais extrêmement tranchante. C'est de tous les peuples connus celui qui entend le mieux le mouvement et les évolutions militaires". Le poète épistolier souligne leur "adresse si singulière, leur légèreté si prodigieuse (...) et une intrépidité si grande que rien ne les effraye". Ils sont soldats avant d'être hommes, avec un amour viril de la guerre. " La mort les abat, poursuit-il, non la crainte. Sans s'avouer vaincus, ils résistent jusqu'au bout et il semble qu'alors leur courage survive à leur dernier souffle (1)."

(1) : ( Sidoine Apollinaire, "Panégyrique de Majorien", in Poèmes, texte établi et traduit par A. Loyen, Les Belles lettres, 1961, p. 38).

Aux champs Catalauniques, le jeune Childéric s'est brillamment battu au côté de son père Mérovée. Mais l'intrépide guerrier a le défaut de trop aimer les femmes. Grégoire de Tours nous révèle qu'il menait une vie dissolue, dans une débauche excessive. Il régnait sur la nation des Francs et commença à détourner leurs filles pour les violer". Voilà pourquoi, chassé par les siens qui voulaient même le tuer, Childéric gagna la Thuringe en attendant que le tempête se calme, tandis que son ami Aegidius assurait la bonne marche de son fief en son absence, avec le titre de Rex. Sept ans plus tard, réclamé par son peuple, il revient à Tournai. Peu après, Basine, épouse de Bisin, roi de Thuringe, arrive de son lointain pays en expliquant qu'elle a quitté son mari pour lui. L'aurait-il séduite pendant son exil?

- Je connais ton mérite, lui dit-elle. Je sais que tu es très énergique et c'est pourquoi je suis venue pour habiter avec toi. Tu sauras en effet que si, dans les pays d'outre-mer, j'avais connu quelqu'un plus méritant que toi, j'aurais cherché à tout prix à cohabiter avec lui.

Childéric ne cache pas sa joie, note l'historien tourangeau. Ne serait-elle pas l'amante passionnée, dont il a gardé un souvenir ému, qui vient le retrouver? Son passé nous permet de le supposer; Il épouse donc Basine qui lui donnera, en 466, un fils appelé Lhod-Wig, "illustre au combat" en langue francique. Latinisé, ce nom deviendra Lhodovicus, ou Chlodovicus. " Ce fut un grand homme, conclut Grégoire de Tours, et un guerrier éminent (1)." A la mort de son père, en effet, il sera roi des Francs sous le nom de Clovis et conduira la Gaule sur le chemin de sa destinée.

(1) : ( G. de Tours, op. cit. II, 12, p. 103).



Mais revenons à Childéric. Après le siège d'Angers et la mort du comte Paul (2), il rallie Syagrius, dernier représentant de l'Empire auquel il reste fidèle, par attachement à cette romanité qu'il a toujours admirée.

(2) : ( Voir p. 129).

Au contraire du jeune patrice, dont les milices gallo-romaines sont presque inexistantes, le roi des Francs dispose d'une forte armée qui, ayant refoulé les Wisigoths à Orléans, puis les Saxons à Angers, se présente désormais comme une force de protection de la Gaule du Nord. Face aux appétits des royaumes voisins, Childéric est le seul chef valable pour assurer la défense du dernier bastion gallo-romain : une Gaule divisée, abandonnée par un Empire d'Occident qui se délite un peu plus chaque année.

Depuis la mort d'Aegidius, Geneviève a compris la gravité de la situation. Elle sait bien qu'un jour ou l'autre ce pays où elle est née subira de profondes modifications politiques. La puissance romaine s'affaiblit de jour en jour et sera remplacée par celle d'un de ces peuples avides de conquêtes. Les derniers événements renforcent son intuition, proche de la clairvoyance. La guerre fait rage aux frontières, où de nombreux prêtres Chrétiens Orthodoxes sont persécutés par les siacires d'Euric. Le pays s'effondre, les habitants s'affolent et les membres de la curie sont à la dérive.

Dans ce chaos angoissant, "l'institution ecclésiastique apparaît comme la principale puissance morale (...), avant de devenir la principale puissance politique et économique", écrit Stéphane Lebecq (1).

(1) : ( Nouvelle Histoire de la France médiévale, 1 : Les Origines franques, V°-IX° siècle, Seuil, 1990, p. 28.)

Chaque ville s'administre comme elle peut. Chacun dans son fief, les évêques jouent le rôle de defensor civitatis, veillant aux intérêts tant spirituels que temporels de leurs ouailles. Dans les villes épiscopales, ils se substituent à l'autorité défaillante des comtes ou gouverneurs. Si bien qu'aux yeux des envahisseurs barbares ils incarnent cet Empire romain dont le prestige les impressionne encore et dont les plus ambitieux d'entre eux se réclament. " On ne saurait nier, écrit Georges Bordonove, que ces évêques aient eu une pensée politique soigneusement élaborée, un plan d'action adapté aux circonstances. Ils correspondaient entre eux, ils se réunissaient. Devant la menace de l'hérésie arienne, ils surent faire le bon choix (2)."

(2) : ( Georges Bordonove, Clovis et les Mérovingiens, Pygmalion, 1988, p. 56).

Et ce choix est celui de Geneviève : soutenir les Francs, dont le paganisme est moins dangereux que la déviance arienne des chrétiens wisigoths et burgondes. A Paris, son influence se manifeste de plus en plus; L'évêque étant absent ( il n'apparaît dans aucun texte), il semble qu'elle joue son rôle, et c'est elle qui domne la curie. Elle est le vrai curateur et prend les décisions qui s'imposent pour assurer le bon ordre et la sécurité.

Toutes affaires cessantes, il lui faut s'entretenir avec Childéric, l'homme fort du dernier Etta gallo-roamin; Sa connaissance de la langue franque lui a déjà permis des échanges de vues avec le roi païen romanisé; Et c'est à Laon, en Belgique seconde, qu'aura lieu la rencontre, au cours d'un déplacement entouré des honneurs dus à un fonctionnaire officiel.



Pour Michel Rouche, la raison du voyage ne fait aucun doute : un entretien avec Childéric sur son propre territoire; Martin Heinzelmann est du même avis : " Les bonnes relations de la sainte avec le roi s'expliquent à la fois par son origine personnelle, issue qu'elle était de la noblesse franque et d'une famille de hauts militaires romains, et à partir de sa position privilégiée à Paris. C'est pourquoi elle peut exercer comme naturellement le rôle d'un évêque ou patron de la cité, sinon d'un défenseur ( defensor civitatis) (1)."

(1) : ( M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op. cit., p. 98).

L'auteur de la Vita préfère s'attarder sur les nombreux détails de ce premier occursus, accueil solennel auquel Geneviève a eu droit, confirmant en quelque sorte qu'elle se déplace en tant que représentante de la curie, puisqu'elle est gratifiée d'un adventus (cérémonie d'arrivée) qui commence hors de l' oppidum, donc de la ville. Une foule immense accourt pour la saluer. Nobles et notables sont au premier rang. Parmi eux, les parents d'une jeune fille paralysée depuis neuf ans, qui s'agenouillent devant elle en la suppliant de venir au chevet de la jeune handicapée.

Les miracles accomplis par Geneviève ne sont pas un secret. A Paris, à Saint-Denis, à Meaux, ils sont nombreux déjà, et la renommée de la thaumaturge a franchi les murs de Lutèce. On l'entraîne vesr la maison où, après une prière, elle touche les articulations de la malade, puis lui ordonne de se vêtir et de se chausser. Ce que fait l'adolescente, après s'être levée de son lit. Puis elle se met en marche vers l'église, aux côtés de ses parents et de Geneviève, suivie de la foule émerveillée.

De ses conversations avec les notables, de ses entretiens secrets avec Rémi, l'évêque de Reims, fils d'un seigneur de Laon, de sa rencontre avec Childéric, pas un mot dans la Vita. Les actions politiques de la clarissima ont moins d'importance pour son biographe que les prodiges accomplis par la famula Dei. On sent le plaisir qu'il éprouve à raconter le départ de Laon, en descendant le chemin qui, de la colline où est bâtie la ville, conduit dans la plaine, et les cohortes de villageois qui accompagnent Geneviève en chantant des psaumes. Benedictus qui venit en nomine Domini : béni soit celui qui vient au nom du Seigneur!

L'auteur de la Vita poursuit son récit et confie, comme poussé par un souci de vérité : " Alors que Childéric, roi des Francs, était chef des armées romaines barbares, je ne peux passer sous silence avec quelle vénération il l'aimait..." On note le haut titre, "chef des armées romaines barbares", qui permet au roi des Francs de circuler librement dans l'enclave gallo-romaine, puisqu'il en assure la sécurité. Mais on se souvient que Childéric est un séducteur, un homme à femmes. Serait-il tombé amoureux de Geneviève?

Il est vrai qu'elle a tout pour l'impressionner et aviver sa curiosité. Dotée d'une forte personnalité, l'aristocrate gallo-romaine, dont les longs cheveux blonds et le regard clair ne peuvent nier les origines, est encore belle la quarantaine passée. Grande, vive, alerte, elle parle sans détour, avec une autorité presque virile; son énergie est inépuisable, son courage invincible, sa popularité culminante. N'est-il pas fasciné par sa prestance, subjugué par le pouvoir mystérieux de cette vierge consacrée qui garde sa maîtrise en toutes circonstances et sait imposer sa juste vision de l'ordre temporel, comme du spirituel? Il lui sera difficile de résister à cette femme intouchable, investie d'une puissance occulte, insufflée par ce Dieu qu'il ne connaît pas.



L'épisode qui suit, considéré depuis des siècles comme un geste de générosité et d'humanité de la sainte patronne de Paris, a retenu l'attention d'historiens plus proches de nous qui ont analysé chaque mot, cherché entre les lignes ce qui permettait de le resituer parmi les événements de l'époque et d'en discerner les connotations politiques.

Reprenons la suite du récit de notre moine. Nous savons que Childéric aimait Geneviève ( il serait plus juste de dire qu'il avait de l'affection pour elle), "au point qu'une fois, pour qu'elle ne lui enlevât point les enchaînés qu'il pensait faire exécuter, sortant de Paris, il fit fermer la porte. Lorsque la décision du roi parvint à Geneviève grâce à un fidèle intermédiaire, immédiatement, en se hâtant, elle se fixa comme propos la libération de ces âmes. Ce ne fut point un mince étonnement pour le peuple que de la voir ouvrir la porte de la cité entre ses mains sans clef. Ainsi elle poursuivit le roi et obtint de lui que les têtes des enchaînés ne soient point coupées (1)."

(1) : ( Traduction de M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII).

Que faisait Childéric, le roi barbare, à Paris, Qui étaient ces enchaînés? De quoi étaient-ils coupables pour mériter la décapitation? Pour Martin Heinzelmann, l'épisode se situe aux alentours de 464? après le siège d'Orléans. Childéric, au service du pouvoir romain, est un officier supérieur, allié le plus important du magister militum Aegidius, dans le contexte d'une action militaire dont le caractère politique est plus que probable. Officiellement destitué de ses fonctions, Aegidius s'est maintenu contre la volonté du pouvoir légal de l'empereur Libius Sévère, en s'appuyant sur ses alliés francs pour contrer les pro-wisigoths, partisans d'Agrippinus. En ce temps de guerre civile, la Gaule est divisée; or nous savons que les origines franques de Geneviève la poussent à soutenir le parti pro-franc. Les raisons de son voyage s'éclairent soudain. N'est-elle pas allée à Laon, en Belgique seconde, en qualité de légataire de la ville de Paris, en quête d'une aide militaire pour la sauvegarde de la paix publique, menacée par les adversaires d'Aegidius? Selon Heinzelmann, cet argument permet de mieux comprendre l'intervention de Geneviève à Paris, auprès de Childéric qui est venu à Laon, comme il l'avait promis. " Ce dernier ayant entraîné hors de la ville des prisonniers qu'il avait apparemment saisis dans Paris, parmi les partisans de l'empereur, la sainte a pu plaider pour eux avec succès. Ils eurent la vie sauve, à défaut de liberté (2)."

(2) : ( M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op. cit., p. 101).

Michel Rouche confirme ce point de vue : " Les "enchaînés" sont des Gallo-Romains, des provinciales et non point des Goths. Le fait que Childéric veuille les faire décapiter prouve qu'il les considère comme des traîtres. Nous sommes donc en pleine guerre civile." Il remarque ensuite que le moine biographe ne conteste pas la décision du roi de les faire exécuter, " alors que d'ordinaire les prisonniers de guerre sont réduits en esclavage"; puis il souligne le fait que Geneviève apprend la décision de Childéric grâce à un "fidèle intermédiaire". Qu'elle ait des amis dans l'entourage royal n'est pas surprenant, quand on connaît ses origines franques, et Childéric n'est pas dupe de ses relations ou complicités, puisqu'il ordonne de fermer les portes de la cité. " Il a dû être mal obéi, poursuit Rouche, pour que Geneviève, dont l'autorité dans Paris n'est plus contestée, parvienne à les rouvrir si facilement (1)." Ayant réussi à rejoindre Childéric, elle l'affronte au cours d'un tête à tête houleux, se jette à ses pieds en appelant le secours du Christ et finit par obtenir la grâce des condamnés.

Démarche capitale, souligne Michel Rouche. Geneviève prépare l'avenir. En obtenant la vie sauve pour ces victimes de la guerre civile, la "maîtresse de Paris" pose les bases d'une réconciliation solide entre Gallo-Romains, autour d'une autorité franque fidèle à Rome, qui, contrairement aux Wisigoths, respecte leurs convictions politiques et religieuses (2).

(2) : (Ibid.).

Le résultat de l'opération est un succès total pour la clarissima, dont la popularité ne cesse de s'amplifier. Pour tous les Parisii, elle est véritablement le defensor civitatis qui, en évitant l'irrémédiable entre les partisans de Rome et ceux des Wisigoths, a su préserver l'unité.

Childéric, quant à lui, n'est pas mécontent d'avoir cédé devant celle qu'il a surnommée la "mater patriae", la mère de la patrie. "Sa clémence n'est pas sans calcul politique, écrit Joël Schmidt. Elle accroît son prestige auprès des Parisii en particulier et de la Gaule en général. (...) Geneviève soutiendra les partisans des Francs, nombreux à Lutèce, et ils compteront une précieuse alliée dans le conseil municipal (1)."



L'Histoire suit son cours et Geneviève retrouve ses occupations, entrecoupées de ses dévotions habituelles. Dès les beaux jours, elle se rend sur ses terres pour veiller aux moissons et à la bonne gestion de ses revenus, qui lui serviront à soulager bien des misères. En ces temps d'incertitude, la pauvreté se répand et les malades se multiplient. Partout où elle passe, elle s'enquiert des problèmes de chacun et les résout à sa façon, en communion avec Dieu qui semble l'habiter et guider sa main sur les corps infirmes qu'on lui présente ici et là.

La Vita nous offre une longue série de miracles accomplis par Geneviève au cours de ses voyages dans la Brie et en Champagne, tout comme à Paris. D'année en année, leur nombre augmente; Partout, les foules accourent sur son passage; Son pouvoir thaumaturgique se développe et semble sans limites, puisqu'on s'étonne à peine lorsqu'elle ressuscite des morts.

Parmi tous ces exemples, on relève le cas de cet enfant tombé dans un puits et qui, après trois heures d'effort pour l'en retirer, ne survécut pas; Geneviève le couvre de son manteau, se prosterne pour prier et "cesse de pleurer quand la mort quitte l'enfant et le rend à la vie".

Il y a aussi cet homme dont la main et le bras s'étaient desséchés jusqu'au coude. Après quelques signes de croix sur ses articulations, ils redeviennent parfaitement sains. Combien d'aveugles, de sourds, de muets, de paralytiques, d'infirmes seront ainsi délivrés par ses prières, accompagnés de signes de croix sur les membres déficients! Combien de possédés seront délivrés, combien d'âmes la suivront sur le chemin de Dieu, dont elle est l'infatigable servante!

Plusieurs jeunes filles viendront la rejoindre dans sa communauté de vierges consacrées, afin de la seconder dans son apostolat. Telle Céline, jeune fiancée de Meaux, qui, touchée par la grâce, a voulu répondre à l'appel de Dieu. Accueillie dans la maison de Geneviève, elle demande à "changer de vêtement", c'est-à-dire à adopter la robe et le voile des vierges consacrées. Le fiancé, furieux, la poursuit jusque dans l'église où Geneviève l'a entraînée, afin de se réfugier avec elle dans le baptistère. Arrêté par les grilles qui se fermeront devant lui, le fiancé délaissé abandonnera sa promise au Maître divin qu'elle a voulu suivre.

D'autres exemples sont plus rudes. Ils mettent en scène des personnages moins sympathiques, qui sont d'abord punis, puis pardonnés de leur faute. Ainsi cette femme qui vole les chaussures de Geneviève et s'enfuit. En arrivant chez elle, elle est aveugle. Elle comprend aussitôt que le ciel l'a frappée et se fait conduire chez Geneviève, lui rend les chaussures et se jette à ses pieds, la suppliant de lui pardonner et de lui rendre la vue; Geneviève sourit, la relève et fait un signe de croix sur ses yeux qui voient de nouveau.

La même sanction sera infligée à une religieuse qui voulut savoir à la dérobée ce que faisait Geneviève dans sa cellule, pendant son habituelle retraite prolongée. " Elle était poussée plus par la curiosité que par la foi, dit la Vita, et pensait à je ne sais quelle fourberie. Quand elle parvint à sa porte, elle devint aveugle. " Elle dut attendre en faisant pénitence jusqu'à la fin du carême, date à laquelle se terminait la retraite de Geneviève; cette dernière se rend alors auprès de la pauvre curieuse et, par une prière et un signe de croix, rend la lumière à ses yeux, puis s'efface devant les louanges et remerciements, auxquels elle répond modestement :

- Je ne suis que la messagère du Christ, je respecte simplement sa loi d'amour.

Au XII° siècle, le poète et musicien Adam de Saint-Victor se penchera sur les prodiges accomplis par la sainte pour souligner, dans une oeuvre en prose, qu'aux premières supplications de Geneviève l'Enfer tremblait, la paix était rendue aux énergumènes, l'espérance aux malades, le pardon accordé aux coupables; Elle commandait en souveraine à la mort, aux démons, aux éléments, conclura-t-il, et c'est bien par ses prières qu'elle était supérieure aux lois de la nature.

On en vient à s'interroger sur la fréquence des miracles en ces temps éloignés, étant donné leur relative rareté de nos jours; Le pape Grégoire Ier, dit le Grand (590-604) expliquera dans une de ses homélies que "les miracles ont été nécessaires dans les débuts de l'Eglise. Pour que la foi pût grandir, elle avait besoin d'être alimentée par des miracles. Nous-mêmes, quand nous plantons des arbustes, ne leur versons-nous pas de l'eau jusqu'à ce que nous voyions qu'ils ont bien pris dans le sol? Quand ils ont fixé leurs racines, nous cessons de les arroser (1)".

(1) : ( Homélie XXIX sur l'Evangile).

Geneviève s'inscrit donc dans la lignée des premiers apôtres de l'Eglise, comme saint Denis et saint Martin qui propagèrent la semence évangélique sur le vieux sol gaulois. Comme eux, elle fait des miracles, parce que le miracle est la preuve la plus saisissante et la plus populaire de la divinité d'une doctrine. Comme l'écrit Henri Lesêtre, "il fallait des miracles pour faire accepter la foi aux peuples païens et pour l'affermir dans l'âme des nouveaux convertis. Guidée par la volonté de Dieu, investie de sa puissance, notre vierge consacrée ne cessera d'en faire pour enraciner la foi chrétienne et orthodoxe au coeur d'un pays qui donnera naissance à la France, "fille aînée de l'Eglise" (1).

(1) : (H. Lesêtre, op. cit.).



Pendant ce temps, l'Empire d'Occident s'effondre inexorablement. L'an 476 sonne le glas de sa disparition. Le dernier empereur, Romulus Augustulus, est déposé dans son palais de Ravenne par Odoacre, qui vient d'envahir le pays à la tête de ses Hérules. Ce petit roi barbare, arien, ne veut pas régner sur l'Italie; Il renvoie à Constantinople les insignes impériaux et se met sous la tutelle de l'empereur Zénon, qui lui accorde le titre de patrice et la charge de gouverner l'Italie en son nom. L'Empire d'Occident a disparu, mais les territoires qui le composent sont entrés dans l'obédience de Constantinople, où siègent désormais les derniers vestiges d'une domination fictive.

" En Gaule, écrit Michel de Jaeghere, les monarques continuent à utiliser les symboles du pouvoir qu'ont popularisés les empereurs romains. Ils s'en considèrent comme les héritiers. (...) Euric avait lui-même pris le titre de Dominus Noster, Rex Gloriosissimus. Ses officiers portaient les titres de dux et de comes (2)."

(2) : (M. de Jaeghere, op. cit.)

Dans la province gallo-romaine entre Somme et Loire, c'est l'heure du choix. Entre les Wisigoths d'Euric, ariens fanatiques et prosélytes, massés au sud de la Loire jusqu'à Arles, les Burgondes, ariens plus tolérants qui tiennent le Rhône de Lyon à Genève, et les Francs saliens au nord de la Somme, des païens qui respectent la romanité et la religion chrétienne orthodoxe, vers qui se tourner? Syagrius, qualifié de "roi des Romains", penche pour les maîtres du moment et prête l'oreille au parti pro-wisigoth. Le fils d'Aegidius est faible et versatile; Sa préférence pour Toulouse révulse un grand nombre de chrétiens, qui n'ont pas oublié les campagnes de Martin et de Germain contre l'hérésie.

Geneviève en est bouleversée et soutient d'autant plus l'alliance avec les Francs, qui ont toujours admiré la romanité et respecté la religion trinitaire sans imposer leur paganisme. Childéric ne la déçoit pas, puisqu'il reporte le foedus sur Odoacre, le "roi en Italie", qu'il rejoindra pour repousser les Alamans qui ont envahi une partie de la péninsule. Ce geste confirme ses convictions : le roi franc reste fidèle à l'alliance avec Rome, antiwisigothisue et antiarienne. Mais elle ne le suivra pas de bon gré lorsque, pour contrer Syagrius sans lui déclarer la guerre, il décidera de l'asphyxier en faisant le blocus des territoires qui lui appartiennent, en particulier Paris. Pour faire accepter sa manoeuvre, il expliquera qu'il s'inquiète des appétits des voisins wisigoths et burgondes, qui ont entrepris de dépecer le territoire gallo-romain tant convoité.

L'ultime lambeau de la romanité : Childéric n'en est-il pas le protecteur? Du moins, c'est ce qu'il laisse entendre lorsqu'il déploie ses troupes autour de Lutèce, dont il bloque toutes les routes d'accès. En réalité, c'est une manoeuvre subtile pour occuper le pays, montrer aux habitants qu'il assure leur sécurité et, du même coup, bloquer toute tentative d'invasion par les armées ariennes en alerte au sud de la Loire et dans la vallée du Rhône. Lui aussi, depuis qu'il a un fils, veut agrandir son royaume en lui adjoignant cette dernière enclave romaine en Gaule du Nord, où son peuple a déjà ses habitudes. De la Somme à la Seine, Childéric maintient la sécurité; demain, il en sera le maître. Il est déjà dans la place et en connaît les avantages autant que les faiblesses. Il sait que, craignant de perdre leur liberté et le bon ordre de leur vie quotidienne, les Gaulois s'en remettront à celui qui les sauvera des calamités qu'ont connues leurs ancêtres, au siècle précédent; Et la Gaule deviendra franque, par Wotan et tous les dieux du Walhalla, qui feront une place au Dieu des chrétiens et à tous ses saints!

Geneviève ne voit pas les choses du même oeil. La domination franque ne l'effraie pas, puisqu'elle la souhaite. " Les Francs sont les plus romanisés des barbares et ils ont conscience que la tolérance est le plus sûr garant de la paix civile (1)."

(1) : ( J. Schmidt, Le Baptême de la France, Seuil, 1996).

Forte de sa double culture, elle pressent, à juste raison, que les Francs et les Gallo-Romains s'entendront bien. L'essentiel, pour elle, est le maintien de la foi chrétienne et de l'Eglise, défenderesse du dogme trinitaire. Eviter surtout que s'attiédissent les convictions, et encourager les conversions!

Dès les beaux jours, quand se termine son carême prolongé, Geneviève prend son bâton de pèlerin et s'embarque au fil de l'eau, remontant la Seine, l'Aube, la Marne ou l'Yonne, portant dans les villages et les villes la parole de Jésus; Partout, de longues cohortes viennent à sa rencontre; Partout, elle fortifie les âmes des croyants, en conquiert de nouvelles par son exemple et convainc par la magie de ses mains qui guérissent, soulagent, chassent les démons, ramenant à la vie les corps saisis par la mort; Avec un sourire lumineux et d'une voix égale, elle répète inlassablement ce que Jésus disait à ses disciples :

- Celui qui croit en moi fera les mêmes oeuvres que je fais, et même en accomplira de plus grandes (1)...

(1) : ( Jean, XIV, 12).

En mon nom, ils chasseront les démons, ils imposeront les maisn sur les malades et ceux-ci seront guéris (2).

(2) : ( Marc, XVI, 17).

Ces nombreux voyages sont pour elle l'occasion de rencontrer les évêques dans leurs diocèses. Avec eux, elle analyse la situation politique, compte tenu des récents succès des Ostrogoths qui répandent un peu plus la domination arienne. Quel sera leur rôle auprès des populations désemparées, qui s'inquiètent du vide administratif et de l'éloignement de la juridiction romaine au siège de l'Empire d'orient? Chacun d'eux se devra d'assurer la continuité du temporel, tout en fortifiant le spirituel. Rassembler les ouailles dans le bercail : telle est la recommandation de la "maîtresse de Paris".

- Répandre la prière, insiste-t-elle. Son pouvoir est sans égal.



9



Dès la fin 476, Childéric déploie ses troupes autour du fief de Syagrius, en particulier autour de Paris qui n'est pas vraiment assiégée. Ce n'est qu'un blocus avec embargo. Les Francs ont simplement coupé les routes et le fleuve, afin d'interrompre les relations commerciales qui permettent aux habitants de prospérer. D'après la Vita, ce blocus dura deux fois cinq ans, soit cinq années sous le règne de Childéric et cinq autres sous celui de Clovis. Le moine biographe écrit : " A l'époque où Paris subit un siège de la part des Francs (...), à ce que l'on dit, une disette affligea le territoire de cette ville, et l'on sait que quelques-uns moururent de faim."

Nous arrivons à l'épisode le plus célèbre de la vie de Geneviève. Quand s'est-il produit exactement? Difficile de le situer avec précision. L'auteur de la Vita ne suit qu'une vague chronologie. Quant aux historiens, ils sont partagés. Les uns en tiennent pour la décennie 480-490, les autres s'accordent sur une période qui s'étend de 476 à 486. Pour Martin Heinzelmann, le blocus a dû commencer "environ en 476-477, ayant pour conséquence l'interruption des chemins habituels de l'approvisionnement entraînant une famine parmi la pomulation civile. Le voyage de Geneviève, qui la mena dans un endroit encore sous le contrôle de Soissons, serait par conséquent à situer dans les dernières années du règne de Childéric (1), c'est-à-dire avant 481, année de sa mort.

(1) : ( M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op. cit., p. 102).

Si l'on tient compte de l'âge avancé de Geneviève, il est difficile d'imaginer qu'elle ait pu organiser ce voyage sous le règne du jeune Clovis, comme le supposent certains historiens, qui le situent en 485. Elle avait alors plus de soixante ans. Or, selon la Vita, l'activité de Geneviève est encore importante dans les années qui suivent cet événement, jusqu'à sa mort en 502. NOus suivrons donc la thèse de Heinzelmann, que corrobore Michel Rouche. D'après lui, c'est bien en 476 que débutent les hostilités contre Syagrius, lesquelles ne s'arrêteront qu'en 486, sous Clovis, après la défaite du dernier chef d'origine romaine.

Ainsi, les troupes de Childéric entourent Paris et surveillent toutes les voies d'accès, sans trop faire pression sur la ville. Peu à peu les approvisonnements se font rares et, dès l'hiver 479, après une mauvaise récolte, la famine s'installe. Des gens meurent. Geneviève décide d'agir. Comment ? Le moine biographe écrit : " Elle partit pour acheter du blé vers l'oppidum d'Arcis, avec un titre de transport naval officiel." On peut donc affirmer qu'elle ne se lança pas à l'aventure, sur un coup de tête, après avoir arpenté les quais de Lutèce à la recherche de quelques barques pour s'en aller quérir du blé. Non. Il s'agit d'une opération mûrement réfléchie, organisée par une fonctionnaire municipale, une clarissima chargée d'assurer le service de l'annone. Sa position de haut magistrat à la curie lui permet de mettre les institutions urbaines et religieuses à la disposition des habitants. Et c'est munie d'un titre officiel qu'elle réquisitionne la corporation des nautes.

Dès le printemps, par une nuit sans lune, elle remonte le fleuve avec onze bateaux affrétés à ses propres frais. Les voies d'eau étaient plus sûres que les routes, peut-être moins surveillées. Mais, à un endroit du parcours, la flottille doit s'arrêter. " Un arbre dans le fleuve de la Seine, explique la Vita, faisait couler les bateaux." Un gigantesque tronc affaissé provoquait un énorme tourbillon et de puissants remous emportaient les naves par le fond. Un barrage installé par les Francs? C'est plus que probable. Sans perdre son sang-froid, Geneviève "ordonne aux marins de s'approcher de la rive et, après avoir fait une prière, ordonne de couper l'arbre". Les hommes s'exécutent à coups de hache, tandis qu'elle continue de prier; et soudain, l'énorme tronc arraché "se rue de l'autre côté, écrit le moine, et deux monstres de couleurs variées sortirent de ce lieu; Les navigateurs furent frappés par l'odeur particulièrement fétide émise par leurs deux gueules".

Mosntres pour les uns, serpents pour les autres, l'image a fait jaser de nombreux historiens, accusant le moine biographe de verser dans le conte. Michel Rouche y voit plutôt une manière symbolique d'évoquer les événements qui opposèrent entre eux les Gallo-Romains. Mieux valait ne pas préciser que, si quelques Parisiens "moururent de faim", c'était par la faute de Childéric. Inutile aussi de rappeler les prises de position antagonistes. N'oublions pas que l'hagiographe est un moine burgonde et qu'il écrit à la demande de la reine Clotilde. Soucieux de préserver l'avenir, il choisit le procédé littéraire de l'allégorie pour dire qu'en faisant sectionner le tronc d'arbre qui coupe la Seine ( barrage volontairement posé par les troupes de Childéric), Geneviève rend l'entente possible entre les deux hydres de la guerre civile. "Les deux serpents, écrit Rouche, qui sortent de l'eau à ce moment-là pour disparaître, symbolisent par leur odeur et leur aspect monstrueux l'horreur des deux facyions romaines ennemies. (...) Les hydres ont fui comme le tronc a filé. Geneviève a vaincu la guerre civile et fait l'unité des partis opposés sans que l'un ait l'air de l'emporter sur l'autre. Car, bien qu'elle ait obtenu des faveeurs de Childéric, elle n'en protégea pas moins les partisans de Syagrius en s'opposant au roi des Francs (1)."

(1) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII.)



Pour l'heure, l'expédition se poursuit sans encombre. Après avoir traversé Melun et Montereau, la flotille quitte la Seine à Romilly et remonte l'Aube jusqu'à Arcis. Un des chefs de la ville, nommé Passivus, se précipite pour l'accueillir sur le quai, avec les honneurs dus à une personnalité officielle. Il est entouré de soldats et de nombreux notables; saluant la thaumaturge plus que le haut fonctionnaire de Lutèce, il lui parle de son épouse paralysée et la conjure de la guérir. Geneviève accepte de le suivre. Près du lit de la malade, elle se met en prière, puis trace un signe de croix sur le corps inerte et ordonne à la femme de se lever. Cette dernière, incapable de bouger depuis quatre ans, sort de son lit en bonne santé.

Un tel miracle ne peut que favoriser l'opération de ravitaillement. Et, pendant que les jarres se remplissent de grain pour Paris, Geneviève suit la route qui la mène à Troyes, à vingt-six kilomètres au sud. Dès son entrée dans la ville, une multitude court à sa rencontre. Elle accomplira d'autres miracles, tout en observant la situation dans les campagnes. Ses prières et signes de croix rendront la vue à deux aveugles, une petite fille de douze ans et un homme que "la vengeance divine avait frappé parce qu'il travaillait le dimanche", souligne la Vita. Il est vrai que le repos dominical entrait difficilement dans les moeurs et ce genre de châtiment se retrouve souvent dans les vies de saints du Moyen Age (1).

(1) : ( Dom J. Dubois et I. Beaumont-Maillet, Sainte Geneviève de Paris, op. cit.).

On verra même un sous-diacre (2), émerveillé par tous ces prodiges, lui amener son fils affligé de refroidissements depuis dix mois.

(2) : (A cette époque, cet ordre n'était pas soumis au célibat).

Geneviève invoque alors le Seigneur, se fait apporter de l'eau sur laquelle elle trace un signe de croix et la donne à boire à l'enfant, qui guérit sur-le-champ.

Devant de tels faits, on ne doute plus de la sainteté de Geneviève. Le moine biographe ne peut qu'ajouter : " Le peuple plein de foi arrachait des franges de ses vêtements, et ceux qui les touchaient étaient guéris de leurs maux ou délivrés du démon." Ce phénomène s'amplifiera au fil des années et jusqu'après sa mort.

Geneviève revient ensuite à Arcis-sur-Aube et s'y repose quelques jours, ce qui lui permet de s'enquérir auprès des notables et évêques. Elle écoute les doléances, multiplie ses discours sur l'indivisible Trinité, le pouvoir de la prière, distribuant les signes de croix salvateurs autant que protecteurs. Le politique et le religieux seront toujours liés dans toutes ses activités.

Cependant, les marins emplissent les bateaux d'un grand nombre de jarres contenant tout le blé disponible. Pour compenser l'insuffisance des dons en ces temps de crise, Geneviève a acheté la presque totalité sur ses deniers. Ce genre de transactions commerciales lui est familier. Le moine biographe n'y fait aucune allusion, ce qui ne prouve en rien qu'elles n'aient pas été. On sait que Geneviève possède une fortune suffissante pour couvrir de tels frais. Chaque année, en femme d'affaires avisée, elle vend ses propres récoltes et recherche le meilleur prix pour le bénéfice de ses charités; De toute évidence, elle connaît les meilleurs négociants de la Brie et de la Champagne.

Sitôt le chargement terminé, elle donne le signal du départ. Une foule nombreuse est sur la rive pour la saluer. A côté du tribun, son épouse en pleine santé et d'autres miraculés remercient la sainte de ses bienfaits.



Le voyage de retour n'est pas sans embûches. Remonter le fleuve à vide était plus aisé que le redescendre avec de lourdes charges prêtes à verser. Pour résister aux courants et aux remous, éviter les arbres et les rochers, il faut donner de forts coups de barre qui bousculent les jarres. Les arrimages se desserrent, les bateaux roulent, tanguent et menacent de chavirer. Soudain, le vent s'en mêlent et ses rafales promettent le naufrage. Les marins s'affolent. Plusieurs recrues, n'ayant aucune expérience de la navigation, sont prêtes à tout lâcher.

Dans le bateau de tête, un prêtre nommé Bessus, qui les accompagne depuis Paris, s'accroche au mât, pétrifié de terreur. Près de lui, debout, Geneviève reste immuable dans sa confiance en Dieu, qui ne peut permettre que tant de peines deviennent inutiles en un instant et que les affamés de Paris soient privés du pain qu'ils attendent. Elle lève les bras et tend les mains vers le ciel en implorant le secours du Christ. " Immédiatement, dit la Vita, les bateaux se remirent droit et poursuivirent leur route." D'une voix claire, Bessus entonne aussitôt un chant de grâce au Dieu protecteur qui apporte le salut. Et, des onze bateaux, les marins reprennent en choeur, " à la manière des rameurs", le cantique de l'Exode que chantaient Moïse et les israélites au passage de la mer Rouge : " Chantons le Seigneur, car il fait éclater sa gloire. Sur la mer il a lancé chevaux et cavaliers (1)..."

(1) : ( Exode, I, 19).

Tous glorifient le Très- Haut de les avoir sauvés par la prière de sa servante, la famula Dei. Mais le plus surprenant n'est-il pas qu'elle ait réussi à tromper la surveillance des Francs? Childéric aurait-il volontairement fermé les yeux, afin de ne pas entraver l'opération humanitaire de cette "mater patriae" qu'il admire et dont la popularité l'intimide?



Sur les quais de Lutèce, une foule nombreuse attend Geneviève et l'accueille avec des transports de joie. Qu'il est loin, le temps des accusations et des menaces de mort contre la "fausse prophétesse"! Sans tarder, oubliant ses fatigues et les douleurs de ses articulations, elle commence ses distributions selon les besoins de chacun. Aux uns, elle donne le grain brut ou la farine qui sort des moulins de pierre; aux autres, le pain tout préparé. Aux plus pauvres, les déshérités, trop souvent affamés, elle offre gratuitement des pains entiers, au lieu de la simple ration quotidienne accordée aux moins délaissés, et ne fera payer que ceux qui en ont les moyens (2).

(2) : ( Dans l'église saint-Sulpice, à Paris, une peinture murale de Louis-Charles Timbal, datant de 1864, représente Geneviève au retour de son expédition nourricière. De la main droite, elle montre le ciel dispensateur de tous les bienfaits, et de la gauche un panier de pains qu'elle s'apprête à distribuer au peuple éperdu de reconnaissance.)

La générosité de Geneviève est volontaire et lucide. Elle sait compter et ne donne pas de façon insouciante ou pour flatter sa renommée, mais pour aider ceux qui sont dans la détresse. Dans cette entreprise de charité, elle n'est pas seule. De nombreuses compagnes lui prêtent assistance, des vierges qui suivent son exemple et mènent une vie religieuse sous sa conduite. Ce sont elles qui font cuire les pains et s'étonnent de constater des vides sur le plateau de cuisson du four. Les soupçons s'évanouissent quand elles rencontrent des pauvres serrant contre eux des pains encore chauds en bénissant Geneviève. " Qui donne aux pauvres, prête à Dieu", a dit le prophète Salomon, fils de David (1).

(1) : ( Prov., XIX, 17).

Ce ravitaillement suffit-il à assurer la subsistance des Parisiens? Geneviève eut-elle à prendre d'autres mesures pour assurer la régularité des convois? Pas plus que l'auteur de la Vita, l'histoire ne nous le dira. Elle reste hélas silencieuse sur une grande partie des activités de Geneviève pendant cette période trouble et mouvementée de la fin de la Gaule romaine. Nous savons cependant que Childéric mourut en 481, ce qui permet de supposer que le blocus dut s'assouplir pendant le temps du deuil et de la succession, et que la vie des Parisii avait retrouvé un cours presque normal, sans pour autant éteindre leurs inquiétudes.

Le roi des Francs saliens fut enseveli à Tournai, où les fouilles de 1653 mettront à jour sa tombe, qui n'est pas celle d'un roitelet franc parmi d'autres, mais celle d'un grand roi qui fut aussi un officier supérieur romain et qui, selon la tradition franque, descendait des anciens dieux germaniques. Les bijoux, objets, meubles et chevaux en quantité enterrés autour de lui sont une preuve évidente de funérailles solennelles célébrant un haut personnage. Pour Geneviève et ses contemporains, le pouvoir de Childéric était bien réel. On connaissait sa rudesse, mais aussi son sens de la diplomatie, son ouverture d'esprit et sa tempérance qui éteignaient les animosités. Son héritier aura-t-il la même tolérance,

Au roi païen défunt succède son fils Clovis, tout juste âgé de quinze ans. Ce jeune souverain ne manque ni de vigueur ni d'ambition. Comme son père, il porte les cheveux longs, privilège des princes de lignée royale et signe évident de son droit à régner. Dès ses premières années, il a reçu l'éducation, les enseignements et les entraînements physiques que son rang exigeait. Lorsqu'il hérite du trône paternel et se présente devant ses guerriers, revêtu des ornements royaux, il est porté sur le pavois (1) et acclamé selon la tradition germanique, tel un représentant de leurs dieux.

(1) : ( Large bouclier sur lequel on élevait le chef franc reconnu pour roi).

Un texte de Sidoine Apollinaire, concernant un autre prince franc, nous aide à l'imaginer le jour de son intronisation : " Lorsqu'il arriva au palais (...), il était précédé de son cheval tout couvert de phalères; d'autres chevaux étincelants de gemmes marchaient devant ou derrière, ajoutant une plus grande pompe à ce défilé, afin que lui-même s'avançât à pied, revêtu d'écarlate, éblouissant d'or, resplendissant dans la soie d'une blancheur de lait; le ton de ses cheveux, de son teint et de sa peau répondait à toutes ces couleurs. L'aspect des roitelets et des compagnons qui l'escortaient inspirait la terreur en pleine paix; leurs pieds étaient entièrement pris jusqu'à la cheville dans des chaussures de cuir couvertes de poils rudes; leurs genoux, leurs jambes, leurs mollets étaient nus. En outre, ils portaient des habits très hauts, serrés et de couleurs diverses, qui descendaient à peine jusqu'à leurs jarrets découverts; les manches de leurs habits ne leur couvraient que le haut des bras; leurs sayons, de couleur verte, étaient brodés d'écarlate; Des glaives pendaient à leurs épaules, retenus par des baudriers, cependant que des ceintures de fourrure ornées de bossettes leur ceignaient les reins. Ils tenaient dans la main droite des lances à crochets et des haches de jet; à leur côté gauche était un bouclier dont l'umbo jetait des reflets de flamme et dont les bords étaient d'un blanc de neige : ainsi en ressortaient le travail et la richesse..."

Au fil de ces lignes, on imagine sans peine le jeune Clovis revêtu du manteau pourpre brodé d'abeilles d'or (1), insigne de sa nouvelle dignité, et muni de l'angon (2) royal.

(1) : ( Ces abeilles serviront de modèle pour le manteau du sacre de Napoléon).

(2) : ( Sorte de javelot).

Il vient d'hériter du royaume de son père qui s'étend de l'Escaut à la Somme, avec Tournai pour capitale, auquel s'ajoute la prépondérance exercée par Childéric bien au-delà de la Somme. On se souvient qu'Aegidius, après le siège d'Orléans, avait investi le roi franc du titre de maître de la milice et que ce dernier assumait de facto le commandement des troupes gallo-romaines. " La zone d'influence des Francs saliens, écrit Georges Bordonove, débordait largement les frontières hypothétiques de leur royaume; L'héritage de Clovis n'est donc pas uniquement territorial, mais politique (3). "

(3) : ( G. Bordonove, op. cit., p. 62).

De tous les barbares, les Francs sont les plus romanisés. Contrairement aux Burgondes et aux Wisigoths, chrétiens mais ariens, ces païens qui révèrent Wotan, dieu de la Guerre, et croient aux Walkyries qui accueillent les héros morts au champ d'honneur dans le Walhalla des félicités éternelles, ne manifestent aucune hostilité à l'égard des Chrétiens orthodoxes et respectent leurs évêques. Si bien que les Gallo-Romains, accoutumés à les côtoyer entre Somme et Loire, ne les craignent pas.

Quant aux évêques, un grand nombre, rallié aux vues de Geneviève, voit en eux les hommes de l'avenir. Et c'est tout naturellement que l'évêque de Reims, ville du territoire franc de Belgique seconde, s'empresse d'envoyer au jeune souverain une lettre de félicitations, accompagnée de recommandations surprenantes pour un destinataire païen :

" Une grande rumeur est arrivée jusqu'à nous; on dit que vous venez de prendre en main l'administration de la Belgique seconde. Ce n'est pas une nouveauté que vous commenciez à être ce qu'ont toujours été vos parents. Il faut veiller tout d'abord à ce que le jugement du Seigneur ne vous abandonne pas, et à ce que votre mérite se maintienne au sommet où l'a porté votre humilité; car, selon le proverbe, les actes des hommes se jugent à leur fin.

" Vous devez vous entourer de conseillers qui puissent vous faire honneur. Pratiquez le bien. Soyez chaste et honnête. Montrez-vous plein de déférence pour vos évêques et recourez toujours à leur avis. Si vous vous entendez avec eux, votre pays s'en trouvera bien. Encouragez votre peuple, relevez les affligés, protégez les veuves, nourrissez les orphelins, faites que tout le monde vous aime et vous craigne. Que la voix de la justice se fasse entendre par votre bouche. N'attendez rien des pauvres ni des étrangers et ne vous laissez pas offrir des présents par eux. Que votre tribunal soit accessible à tous, que nul ne le quitte avec la tristesse de n'avoir pas été entendu.

" Avec ce que votre père vous a légué de richesses, rachetez des captifs et délivrez-les du joug de la servitude. Si quelqu'un est admis en votre présence, qu'il ne s'y sente pas un étranger. Amusez-vous avec les jeunes gens, mais délibérez avec les vieillards, et si vous voulez régner, montrez-vous en digne."

Cette lettre, heureusement conservée, prouve les bonnes relations qui existaient entre le prélat, futur saint Rémi, et la cour de Tournai, puisqu'il se permet de lui soumettre le programme de gouvernement d'un "roi chrétien" sur un ton respectueux, certes, mais quelque peu paternaliste.

Quelle fut la réaction de Clovis? S'est-il demandé de quel droit cet évêque se mêlait de ses affaires? Il est intelligent et ne se formalise pas. Auprès de son père, il a remarqué combien il importe de respecter l'Eglise en pays gaulois. C'est elle qui supplée aux carences d'une domination romaine en déclin et administre les populations. S'il veut un jour régner sur ce pays, les conseils de Rémi lui seront précieux, d'autant qu'il l'a souvent rencontré à la cour de Tournai en compagnie des sénateurs qui ne cachaient point leur amitié pour les Francs.

Clovis ne sait pas encore à quel point l'influence de l'évêque quadragénaire de Reims va bouleverser ses croyances, appuyé dans l'ombre par la volonté et la force de caractère d'une vierge consacrée sans qui rien ne se fait dans la cité des Parisii. Rémi et Geneviève mettront tout en oeuvre pour inciter les Francs à se convertir au christianisme orthodoxe, tout en rêvant d'un baptême du jeune souverain - lequel, avec l'aide de Dieu, ne leur paraît pas improbable.

L'opération ne sera pas aisée. Elle va prendre plus de dix années. La maîtresse de Paris, "mater patriae", comme l'avait surnommée Childéric, n'ouvrira les portes de sa ville qu'à un roi chrétien. Et Clovis devra s'incliner avant de pouvoir entrer dans Lutèce, qui deviendra Paris, en digne successeur des représentants d'une Rome qu'il a tant admirée.





10



L'action de Clovis dans les toutes premières années de son règne nous est inconnue. Grégoire de Tours, principale source ancienne, ne s'intéresse à lui qu'à partir de l'an 486, lorsqu'il lance ses armées contre Synagrius. " La facile victoire qu'il remporta, écrit Georges Bordonove, laisse entrevoir une préparation méthodique et une infiltrationprogressive dans son territoire (1)". Certes, il veut élargir le royaume légué par son père et s'approprier au plus vite les étendues qui le séparent de la Seine. Elles dépendent de Syagrius, dernier représentant de l'autorité impériale, mais il n'y a plus d'Empire d'Occident, et le fils d'Aegidius est ignoré de l'empereur d'Orient. Il n'est ni maître de la milice, ni comte, ni duc romain. Il n'a aucun titre légal pour prendre ses décisions exécutoires dans "l'ultime lambeau de la romanité" qui, de surcroît, rétrécit d'année en année autour de sa capitale, Soissons.

Clovis a peu de respect pour ce "roi des Romains", qu'il considère comme un traître à cause de ses penchants pro-wisigoths. Bien que barbare et païen, il se sent lui-même plus romain que le fils de l'ancien magister militum des armées romaines en Gaule. Il est prêt à défendre l'honneur de l'Empire qui a nourri ses rêves d'adolescent. De ce fait, il n'entend plus partager le pouvoir, comme l'y enjoint l'héritage de son père, mais il n'est pas encore en mesure d'attaquer le représentant romain. Il lui faut assurer ses arrières et rassembler de solides soutiens. Il renoue ses liens avec ses cousins saliens et rhénans qui sont ses voisins : ragnacaire, roi de Cambrai, Chararic, roi de Tongres, et d'autres roitelets que l'Histoire a oubliés. Il s'assure en outre de l'amitié des Armoricains, qui ont gardé en mémoire la glorieuse campagne de Childéric au côté du comte Paul, qui les délivra de l'occupation saxonne. Soissons sera sa première cible. Plus tard, il se tournera vers Paris.

Pour l'heure, Clovis se contente de maintenir le blocus mis en place par son père, mais fortement assoupli, préférant se faire accepter de la population gallo-romaine et ne point pousser trop rudement les hostilités contre une ville qui compte parmi ses habitants un personnage aussi illustre que Geneviève, la grande sainte vénérée dans tout le pays; Elle ne lui est pas inconnue, explique l'historien canadien Joseph-Claude Poulin : " Il l'a pour ainsi dire toujours vue au premier plan des affaires publiques en Gaule du Nord, y compris dans l'entourage de son père dont elle était un conseiller écouté. Encore jeune, Clovis avait donc devant lui une personnalité prestigieuse", un quinquagénaire qui imposait le respect (1).

(1) : (J?-C. Poulin, " Geneviève, Clovis et Rémis : entre politique et religion", in M. Rouche (dir.), Clovis, histoire et mémoire, actes du colloque de Reims, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, tome &, 1997, p. 333).

Mais, comme son père, il saura manoeuvrer. En usant de patience et de persévérance, il finira bien par entrer en vainqueur dans Lutèce, il en est convaincu. Le fils des dieux germaniques s'installera dans le palais de la Cité où séjournait Childéric, ou celui, plus beau encore, sur la rive gauche du fleuve, qu'avaient habité les empereurs Julien, puis Valentinien II. "Le prestige de la majesté romaine hanta toujours fortement l'esprit des rois barbares, écrit Henri Lesêtre; ils ne se croyaient vraiment les maîtres que quand ils revêtaient les dignités et occupaient les demeures de ceux qu'ils dépossédaient (1)."

(1) : ( H. Lesêtre, op. cit., p. 105).

Paris ne se laissera pas prendre aisément et Clovis aura l'intelligence de savoir la mériter.



Pendant ce temps, Geneviève prie, médite et réfléchit. L'avènement du jeune Clovis n'est pas une énigme pour l'avenir du pays. Il ne fait aucun doute qu'il en sera le maître, et elle le souhaite profondément; Depuis son jeune âge, Clovis l'a vue dans l'entourage de son père, qui l'écoutait et avait de l'affection pour elle. Geneviève l'a donc connu quand il était le fils du chef des Francs saliens, auprès duquel il apprenait son métier de roi.

Les livres d'histoire éludent généralement ce détail important que fut le rôle de Geneviève auprès de Childéric. Comme l'écrit Joseph-Claude Poulin, "il est permis d'y reconnaître un rôle politique, d ela part d'une métisse germano-gallo-romaine; placé à la tête d'un groupe de frnacs en voie d'expansion, Childéric a dû apprécier à son juste prix l'interposition de la sainte comme intermédiaire respectée entre deux mondes (2)".

(2) : (J.-C. Poulin, " Geneviève, Clovis et Rémi : entre politique et religion", op. cit., p.331).

Depuis la crise hunnique de 451, elle s'est rallié tous les suffrages des gallo-Romains de Paris, qui l'écoutent et lui obéissent sans plus discuter son autorité, tant spirituelle qu'administrative. Par sa famille, elle se trouve au coeur d'un réseau de relations que ses voyages ont étendu au-delà de la seul région parisienne. On l'a vue à Laon, à Meaux, à Troyes, à Arcis; elle sera bientôt à Orléans et à Tours; Partout, elle rencontre les notables, les évêques, les matrones, mais aussi une foule de petites gens qui souffrent et redoutent l'avenir. Partout, on l'accueille comme la voix de la Sagesse, l'oracle béni de Dieu, car elle ne s'était pas trompée sur les avancées d'Attila. Aujourd'hui, on se demande qui sera le sauveur de cette Gaule en perdition. Quel christianisme possède la Vérité : la doctrine arienne ou le dogme de la Trinité? Où est le diable, où est Dieu? Telles sont les préoccupations des populations vivant entre Somme et Loire, qui avouent en secret préférer une domination franque à celle des autres barbares.

Pour Geneviève, il importe avant tout d'assurer la défense de l'Eglise et de la foi chrétienne orthodoxe en luttant contre l'hérésie. Une seule question occupe ses pensées : que fera Clovis? Comment le persuader de se tourner vers le Christ et de se faire baptiser? Elle ne lui voit que ce moyen de gegner le coeur des . Gallo-Romains, qui ne peuvent accepter un roi païen. Le "fils des dieux", qui tient son pouvoir de Wotan, acceptera-t-il d'oublier son culte germanique, au risque d'être rejeté par ses guerriers? Tous ses entretiens avec les évêques rencontrés au cours de ses voyages tournaient autour de ce sujet brûlant. Et plus spécialement avec Rémi, l'évêque de Reims, un familier de la cour de Tournai, dont son diocèse fait partie.



La plupart des historiens voient en Rémi le maître d'oeuvre du baptême de Clovis et lui attribuent tout le bénéfice de cet événement spectaculaire et fondamental que fut le basculement religieux du roi païen. On a injustement oublié le rôle non moins important de Geneviève, par son influence et son charisme, autant que par ses prières et s aposition spirituelle. Dès l'avènement de Clovis, Rémi et Geneviève ont été les agents de l'ombre de la formidable opération politique que fut la cérémonie de Reims, qui allait tracer pour des siècles le chemin d ela future France. Il n'est donc pas incongru de penser que ces deux personnages, guidés par une même conjonction de convictions et de foi, n'attendirent pas la conversion du roi franc pour oeuvrer dans le même sens et défendre le même objectif. Il est évident que leurs relations datent d'une époque antérieure à l'avènement de Clovis. L'un et l'autre se préoccupaient de l'avenir du pays, partageaient les mêmes vues et unissaient leurs prières.

Sans contrevenir à la vérité historique, il est permis de supposer que, dès sa nomination à la tête du diocèse de Reims en 461, le jeune aristocrate gallo-romain, tout juste âge de vingt-deux ans et originaire de Laon, a cherché à rencontrer la vierge consacrée si célèbre par l'efficacité de ses prières contre l'invasion d'Attila, ses vertus, ses miracles et cette clairvoyance qui faisait d'elle l'oracle de Paris. Est-il venu la surprendre un été dans ses domaines de la Brie, Si l'on en croit Joël Schmidt, "il n'a cessé d'entretenir avec Geneviève des liens d'amitié et de la recevoir dans sa ville natale, lorsque celle-ci inspectait ses terres dans l'est de la Gaule. C'est par l'intermédiaire de Geneviève que Rémi a fait la connaissance de Childéric et de son fils (1)".

(1) : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève, op. cit.)

Ils se sont vus à Meaux, à Lutèce, à Laon, à Troyes. Dans un latin élégant, ce lettré, fort cultivé, féru de stylistique et de théologie, de vingt ans son cadet, lui a longuement parlé du futur roi franc, dont il a suivi l'éducation dans la pure tradition germanique, enluminée de romanité. Selon Rémi, Clovis finira par se convertir au christianisme; le vrai danger est cet arianisme qui a déjà séduit tant de Francs et autres barbares. Tout près de lui, ses propres soeurs deviendront bientôt ariennes!

L'évêque et la clarissima ont longuement analysé l'imminence du danger et les moyens de l'éradiquer. Ils étaient peu nombreux et sans garantie de succès, mais il convient de tout tenter pour tirer les francs du paganisme sans les laisser dévier vers cette hérésie; L'avenir de l'Eglise en dépend : comment pourrait-elle accomplir sa mission divine, si les futurs maîtres du monde devenaient les adversaires de la foi chrétienne orthodoxe? Verrait-on le funeste retour des persécutions d'autrefois?

Geneviève, on s'en doute, a repoussé cette sombre perspective. Tel n'est pas le dessein de Dieu, a-t-elle affirmé. Et Rémi, de toute évidence, a rappelé le combat incessant de Germain, qui marchait dans les pas de Martin. Ne devraient-ils pas associer leurs efforts et leurs prières afin d'être les dignes héritiers de ces grands soldats du Christ, pourfendeurs de toute hérésie? Convertir les Francs ne serait pas aisé, mais pas improbable. Quant aux moyens à employer, il ne leur reste qu'à prier sans relâche, afin de recevoir l'inspiration divine.

D'un commun accord, ils ont donc fixé quelques objectifs et leurs tâches réciproques. Rémi bénéficie des circonstances, qui le placent sous la juridiction de Clovis; Il lui suffit d'honorer son pouvoir et de gagner la confiance du jeune roi, afin de préparer, de loin, sa conversion. A tout petits pas, sans rien brusquer. Dès qu'il apprend son avènement, il lui adresse la lettre citée plus haut, "qui mêle adroitement la flatterie aux conseils", écrit Joël Schmidt (1).

(1) : ( J. Schmidt, Le Baptême de la France, op. cit., p. 48).

En homme habile, en effet, il félicite Clovis, mais il le traite avant tout en souverain de la Belgique seconde, dont la métropole est sa ville de Reims. Comme au temps de Rome, qui alliait politique et religieux, il montre une respectueuse soumission au fonctionnaire romain dont il dépend et dont il reconnaît, par ce geste, l'autorité civile et militaire. Les formules d'allégeance lui permettent l'audace de présenter au roi franc un véritable programme de gouvernement, que ce dernier s'efforcera de respecter à sa façon. " Il n'a pas échappé à Clovis, explique Joseph-Claude Poulin, que le christianisme est solidement implanté en Gaule, nottamment dans les milieux dirigeants; non seulement indigènes, mais aussi de plus en plus d'origine germanique, y compris dans sa propre famille (1)."

(1) : ( J.-C. Poulin, " Geneviève, Clovis et Rémi : entre politique et religion", op. cit.

En suivant son père sur différents théâtres d'opérations, il a pu constater que la dégradation de l'Empire romain a projeté les autorités ecclésiastiques au premier rang des affaires municipales et même nationales; Elles sont désormais le seul élément stable, organisé et rigoureux. Les évêques sont devenus les maîtres des diocèses de toute la Gaule. Aucun pouvoir ne peut les défier.

Il ne s'y risquera pas. Et Rémi deviendra l'un de ses plus proches conseillers.



Derrière les murs de Lutèce, joyau que convoite Clovis, l'action de Geneviève se fera sur un autre plan; Il lui faudra habilement préparer les Parisii à résister le plus longtemps possible à l'arrivée d'un roi païen. Etant considérée comme la première autorité de la ville, toutes les autres s'effacent devant elle. Qu'ils soient "évêques, magistrats ou notables, tous se perdent dans son auréole", écrit Henri Lesêtre (2).

(é) : ( Sainte Geneviève, op. cit., p. 106).

En ces temps troublés de grande incertitude, on n'agit que par ses ordres ou sur ses recommandations. L'année 451 est restée gravée dans les mémoires; Nul n'a oublié les conseils avisés qu'elle répétait et que l'on refusait d'écouter. L'heureux dénouement lui a donné raison et, depuis, on lui obéit sans protester. Elle tient la ville et la protège, après l'avoir sauvée. Son influence morale est incommensurable et d'autant moins discutée qu'elle a su, à maintes reprises, déjouer l'emprise du blocus et ravitailler paris. Si demain la ville chrétienne orthodoxe décide de résister au roi païen, elle n'aura nul besoin de lancer des consignes que certains pourraient lui reprocher par la suite. Il lui suffira de rester dans la cité, au milieu de ses habitants, pour être reconnue comme l'âme d'une résistance qu'elle ne déconseillera pas. Sa seule présence l'encouragera et la confortera.

Le plan est subtil. Une fois de plus, par souci d'unité, elle ne veut pas d'opposition frontale avec les Francs et ménage le camp de Syagrius. Mais la dernière enclave romaine va bientôt disparaître...



En 486, Clovis attaque Syagrius dans son fief, près de Soissons. " Il l'invite, écrit Grégoire de Tours, à préparer le champ de bataille. O r celui-ci ne le refusa pas et n'eut pas peur de résister (1)."

(1) : ( G. de Tours, op.cit., p. 115).

Il se porte au-devant de l'ennemi, afin d'éviter un siège. " Ce qui est une erreur, relève Georges Bordonove, car les connaissances des Francs dans le domaine de la poliorcétique (2) étaient à peu près nulles (3)."

(2) : ( L'art des sièges).

La bataille est rude. Devant la cavalerie romaine, les Francs perdent pied, mais ils reprennent l'avantage à coups de hache et de scramasaxe. Sous les jets de leurs terribles francisques, ils finissent par mettre en fuite le fils d'Aegidius. " Pendant qu'ils se battaient entre eux, raconte Grégoire de Tours, Syagrius, voyant son armée écrasée, tourne le dos et se précipite dans une course rapide chez le roi Alaric à Toulouse." Ce dernier lui accorde sa protection, tandis que les survivants de l'armée gallo-romaine passent au service du vainqueur.

Clovis n'en reste pas là. Il envoie dire au roi des Wisigoths qu'il doit livrer le transfuge. " Sinon, il saura que la guerre lui sera déclarée pour l'avoir retenu." Moins fanatique que son prédécesseur Euric, Alaric II préfère la politique d'apaisement. " C'est l'habitude des Goths d'avoir peur, remarque notre historien tourangeau; il le livre garrotté aux ambassadeurs (1)."

(1) : ( G. de Tours, op. cit., p.115).

Selon la coutume germanique, Syagrius sera égorgé. Certains diront que l'exécution eut lieu devant tous les guerriers rassemblés, d'autres qu'elle se fit en secret. Telle est la thèse de Michel Rouche qui situe la "livraison" du transfuge par Alaric II en 492 ou 493. Elle comptera au nombre de leurs transactions. " Clovis, écrit-il, le fera mettre dans un cachot au secret et le fera égorger bien plus tard, toujours dans le plus grand secret (2)."

(2) : ( M. Rouche, Clovis, op.cit.)

Désormais, la Gaule gallo-romaine n'existe plus. Ses territoires, entre Somme et Seine, appartiennent à un barbare, le roi des Francs saliens, tout juste âgé de vingt ans. Sous le regard hostile des Gallo-Romains chrétiens, qui s'inquiètent de ce triomphe éclatant, Clovis abandonne Tournai et s'installe à Soissons, capitale de son nouveau royaume, où se jouera le fameux épisode dont le récit mérite quelques corrections. Selon Michel Rouche, le testament de saint Rémi prouve que le célèbre "vase de Soissons" venait en réalité de Reims. Grégoire de Tours, souligne-t-il, ne dit nulle part qu'il fut pris dans la cathédrale de Soissons. On relève cependant qu'il écrit : " Beaucoup d'églises furent pillées par l'armée de Clovis, parce qu'il était encore enfoncé dans les erreurs du fanatisme." Après la bataille, tout le butin avait été réuni à Soissons pour être partagé, et c'est un messager de Rémi qui vint demander à Clovis la restitution de l'objet volé : une grande coupe servant à recueillir les pains et les offrandes des fidèles. Elle était d'une dimension considérable et d'une valeur inestimable, précisait le prélat, avouant qu'il avait la faiblesse d'y tenir.

On connaît l'histoire : le tirage au sort malheureux pour Clovis, qui réclame néanmoins le vase hors part; le soldat, rebelle à tout privilège, qui lève se hache et frappe la pièce d'orfèvrerie. Clovis, soucieux de favoriser l'Eglise, comme le stipulait la lettre-programme de l'évêque de Reims, finira par récupérer l'objet par le jeu d'habiles échanges et le rendra à l'envoyé de Rémi. Ce dernier demandera plus tard, dans son testament, d ele fondre pour en faire " un encensoir et un calice gravé de représentations"; Ainsi, conclut Michel Rouche, le vase de Soissons ne fut jamais cassé, tout au plus cabossé (1).

(1) : (Ibid., annexe XV).

Mais le soldat qui l'avait refusé à son roi eut bien la tête tranchée sur le champ de Mars, un an plus tard, au cours d'une insepection militaire. Tous les soldats alignés ont entendu la célèbre phrase ponctuée par le coup de hache du souverain, qui en sa qualité de chef de guerre, avait droit de vie et de mort sur chacun d'eux. Elle est rapportée par Grégoire de Tours : " C'est ainsi que tu fis à Soissons avec le vase." elle restera dans les mémoires de millions d'écoliers sous une forme raccourcie : " Souviens-toi du vase de Soissons!"

Par ce geste, accompli à titre d'exemple, Clovis affirmait son autorité sur ses troupes. Elle ne sera plus jamais contestée; D'après Joël Schmidt, le jeune roi aurait fait "répandre cette anecdote de justice expéditive à des fins de propagande, non seulement chez les Francs, mais aussi chez les évêques", montrant ainsi qu'il savait se faire respecter et qu'il aura toujours des égards particuliers envers l'Eglise chrétienne orthodoxe en général et l'épiscopat gallo-romain en particulier (1).

(1) : (J. Schmidt, Le Baptême de la France, op. cit., p. 54).



A l'abri de ses murs, qu'entourent les bras du fleuve, Lutèce tremble. On a entendu avec effroi les récits de la bataille, les carnages, les pillages dans les églises et dans les campagnes, ravagées par ces armées franques qui n'ont pas respecté, come le faisait Childéric, l'indépendance de la vaste enclave romaine en Gaule. Tel sera le grief principal de Geneviève, qui maîtrise sa colère, sans toutefois dissimuler sa réprobation. Elle sait que Paris sera la prochaine cible, mais la cité ne se donnera pas à un roi païen qui ne daigne pas honorer les accords dont il a hérité; Ainsi en a-t-elle décidé et elle le laisse entendre:

- Paris n'ouvrira ses portes qu'à un roi chrétien!

Rassemblés autour d'elle, les habitants de Lutèce approuvent. Ils ne craignent pas de résister aux Francs et s epréparent à se défendre. Les passerelles sont relevées et des hommes en armes montent la garde sur les murailles.

Contrairement à ce que divers historiens ont laissé entendre, Clovis n'est pas entré dans la ville en vainqueur. Il s'en est approché, certes, s'appropriant au passage des portions du territoire que contrôlait Syagrius. Il a fait bivouaquer ses troupes sans les camps militaires installés sur la rive gauche et la rive droite, mieux situés pour appuyer ses prochaines opérations militaires contre les Burgondes et surtout contre les Wisigoths; mais il ne tente pas de prendre Paris par la force; C'est le futur fleuron de son royaume et il ne veut ni le dévaster ni le piller. " Comme son père, écrit Joël Sxhmidt, il est ébloui par lutèce; comme lui, il peut se prétendre l'ami de Geneviève, qui ne semble pas décidée à le laisser entrer dans la ville. (...). Clovis n'insiste pas, préférant avoir en Geneviève (...) une alliée plutôt qu'une ennemie (1)."

(1) : (Ibid., p. 53).

Le roi franc n'ignore rien des activités de la clarissima, qui domine toujours la curie de sa puissante personnalité. Il est bien informé et connaît son exigence principale : sa propre conversion et celle de ses guerriers, en échange de la reddition; Il se dit qu'avec le temps les plus fortes déterminations s'affaibliront.

Celle de Geneviève ne mollira pas. En dépit de sa santé qui s'est altérée, elle dirige les réunions des notables et des magistrats, puis court au chevet des nécessiteux, soulage les misères, guérit les infirmes et chasse les démons; afin de garder son énergie et pour calmer les douleurs de ses articulations, elle a consenti à assouplir la rigueur de son régime ascétique. Depuis qu'elle a eu cinquante ans, les jours de rupture du jeûne, elle ajoute du poisson à sa bouillie de fèves et trempe son pain d'orge dans une tasse de lait. Elle a plus de soixante ans. Ses cheveux ont blanchi, son visage s'est émacié, mais le regard est toujours aussi lumineux et sa volonté ne faiblit pas. Elle ne s'accorde aucun repos tant que sa mission n'est pas terminée. Paris est en danger. Clovis doit se convertir afin d'être l'héritier de la romanité chrétienne orthodoxe. Tel est le dessein de Dieu qu'entrevoit la prophétesse. Dans sa foi inébranlable, elle se tourne vers la prière, dont le pouvoir est infini.



Pendant ce temps, Clovis se contente d'occuper le terrain, tout en continuant ses conquêtes pour "élargir son royaume jusqu'à la Seine", comme l'écrit Grégoire de Tours dans son Histoire des Francs. Il devra contourner Lutèce pour entrer en possession d'un grand nombre de cités entre Seine et Loire; il lui faudra peu d'années pour se rendre maître de la totalité du "royaume de Syagrius" et régner sur tout le nord de la Gaule. Il a mis la main sur les propriétés du "fisc" impérial et peut doter ses guerriers de riches domaines.

Les Gallo-Romains ne sont pas dépossédés. Les sénateurs conservent leurs villes, les Francs deviennent colons et les évêques évitent les conflits en protégeant leurs ouailles, sans craindre d'user d'autorité à l'égard des Francs. Leur influence sera déterminante pour Clovis, qui s'appuie sur eux pour s'imposer. Il a pris la relève de la romanité, il est désormais "l'un des rois les plus considérables de la Gaule, face aux Wisigoths et aux Burgondes (1)".

(1) : ( G. Bordonove, op.cit., p. 73).

" Il fit beaucoup de guerres et gagna des victoires, écrit Grégoire de Tours. C'est ainsi que, pendant la dixième année de son règne, il déclra la guerre aux Thuringiens et les soumit à sa domination (2)."

(2) ; ( G. de Tours, op.cit., p. 116).

Succès partiel, diront certains historiens, qui reconnaissent quelques défaites et non un anéantissement des armées thuringiennes. Clovis se serait contenté d'une soumission de pure forme. Il en profite néanmoins pour éliminer ses cousins Ragnacaire et Chararic, les accusant de trahison, et s'empare de leurs territoires qui le protègeront désormais de toute attaque venue du nord ou de l'est. Il se sent assez fort alors pour négocier avec les Burgondes une alliance qui lui permettrait d'attaquer les Wisigoths sur la Loire.

Il est loin de se douter qu'une romance, digne d'un conte de fées, va brouiller les pistes de la politique et changer sa vie.



11



Geneviève s'impatiente. Clovis ne semble pas vouloir oublier ses dieux, auxquels il doit ses victoires sur le champ de bataille et la vénération de ses soldats. S'il croit, comme elle le devine, qu'il la fera fléchir à l'usure, il se trompe. Plus le temps passe, plus elle durcit sa position : pas de conversion, pas de Paris. Sans se décourager, soutenue par sa foi inébranlable, elle continue de prier et de jeûner, imitée par sa congrégation de vierges et les nombreux Parisii qui se font gloire de partager son combat pour le salut de leur ville. Derrière les murs fortifiés, la résistance se maintient sans faiblir.

Au début de l'an 492, un message de Rémi ranime son espoir. Les ambassadeurs envoyés par Clovis auprès des rois burgondes, afin de définir les termes d'une alliance, sont revenus fort enthousiastes au sujet d'une jeune princesse qu'ils ont aperçue. ILs ne parlent plus que de sa beauté, de sa distinction, de sa sagesse et de sa fermeté d'âme, outre le fait qu'elle est de famille royale. Descendant d'Athanaric, roi des Wisigoths, elle représente la sixième génération des Balthes. Une "Européenne" avant la lettre, écrit Michel Rouche : Norvégienne par les Burgondes, Estonienne par les Balthes. Tous sont convaincus qu'ils ont rencontré la femme exceptionnelle qui convient à leur roi et tentent de le convaincre qu'un mariage avec cette princesse de si haute lignée lui donnerait plus de prestige aux yeux des potentats voisins.

Un fait, à peine mentionné par l'un des émissaires, a retenu l'attention de l'évêque Rémi. Détail inattendu et de la plus haute importance, qu'il s'empresse de révéler à Geneviève : la jeune princesse burgonde est chrétienne. N'est-ce pas un signe de la Providence? Une épouse chrétienne dans le lit du païen... L'évêque et la diaconesse ne peuvent rêver d'un meilleur agent pour influencer le roi des Francs, au coeur de son intimité. Tous deux ont cité la phrase de saint Paul : " Le mari incroyant se trouve sanctifié par sa femme croyante (1)."

(1) : ( Cor. I, 7, 14).

Depuis longtemps leurs prières ont appelé à ce résultat. Leur influence s'est-elle arrêtée à ces limites? Lorsque la politique et la religion tendent vers le même but, les ruses sont infinies. On peut donc se demander, comme le fait Henri Lesêtre, si les avis de l'évêque n'auraient pas "orienté le choix des membres de l'ambassade. Elle était composée de Francs et de Gallo-Romains, car il fallait montrer aux cours burgondes que Clovis ne commandait pas à ses seules tribus germaniques, mais aussi àla population celtique qui habitait la Gaule. Ces Gallo-Romains étaient chrétiens orthodoxes. Quoi d'étonnant dès lors qu'ils aient partagé les vues de l'évêque de Reims, qu'ils aient reçu ses instructions et que leur éloge de Clotilde ait été d'autant plus accentué que la princesse était chrétienne orthodoxe(2) ?"

(2) : (H. Lesêtre, op.cit., p. 117).

Dès lors, Rémi va user de son influence pour encourager Clovis à s'engager dans ce mariage princier "qui le hisserait au niveau des grandes puissances du temps (3)".

(3) : ( M. Rouche, Clovis, op. cit.)

La princesse en question se nomme Clotilde et appartient, selon Grégoire de Tours, à une dynastie d'Atrides. Le grand-père, Gondioc, roi des Burgondes et descendant d'Athanaric, le roi persécuteur, avait eu quatre fils : Gondebaud, Godégisile, Chilpéric et Godomar, ariens comme lui. sa mort, ils s'étaient partagé le royaume. Tandis que Gondebaud avait choisi Vienne, Godégisile avait élu Genève et Chilpéric s'était installé à Lyon. Il y avait épousé Carétène dont il avait eu deux filles, Sédeleube et Clotilde. A la suite d'une querelle qu'il avait fomentée, Gondebaud avait assassiné Chilpéric et pris sa place dans la capitale des Gaules; La veuve, chrétienne antiarienne, et ses deux filles, baptisées selon le crite chrétien orthodoxe, s'étaient enfuies à Genève chez Godégisile; Ce dernier venait d'embrasser la foi trinitaire; il devint le titeur de ses nièces orphelines. L'aînée prendra le voile sous le nom de Chroma et fondera plus tard le monastère Saint-Victor, dans les faubourgs de Genève. Reste Clotilde qui, selon le chroniqueur Frédégaire, aurait suivi le même chemin si la Providence n'avait eu pour elle d'autres projets.

Alléché par le portrait idyllique de la jeune princesse, aussi belle que vertueuse et tout juste âgée de dix-sept ans, conforté par les conseils avisés de l'évêque Rémi, qui lui fait habilement miroiter les avantages politiques d'une telle union, Clovis s'empresse d'envoyer sa demande en mariage. " Sans tarder", précise Gérgoire de Tours, il envoie une ambassade à Gondebaud, chef de la maison royale burgonde. " Ce dernier, n'osant opposer un refus, la remit aux ambassadeurs, et ceux-ci, amenant la jeune fille, la présentent au plus vite au roi; Quand il l'eut vue, il fut rempli d'une grande joie et se l'associa par mariage (1)."

(1) : ( G. de Tours, op. cit., II, 28, p. 117).

Légende ou tradition, la chronique de Frédégaire vient heureusement compléter la sobriété du récit de l'historien tourangeau en lui apportant la romance qui sied à un tel événement. Il nous raconte que l'ambassadeur de Clovis est un Gallo-Romain, nommé Aurélien; Afin de déjouer les surveillances autour de la jeune princesse, il se déguise en mendiant et attend la sortie de la messe pour l'approcher; Il lui révèle son identité et lui remet, en gage de promesse de mariage, l'anneau sigillaire du roi salien, accompagné de joyaux de prix. Clotilde les accepte et donne en échange son propre anneau. Il ne reste plus qu'à obtenir le consentement du chef de famille, le cruel Gondebaud, qui a tué le père de la jeune fille.

Comme le dira Grégoire de Tours, le roi des Burgondes de Lyon n'ose refuser. L'Italie est en effervescence. Théodoric et ses Ostrogoths ont envahi la péninsule et talonnent Odoacre qui s'est réfugié dans Ravenne, espérant des secours de l'empereur Zénon. Mais ce dernier semble l'ignorer. L'avenir est incertain, le Burgonde doit se ménager des alliés. Or il se trouve qu'il a des frontières communes avec le roi des Francs saliens. Il hésite et finit par lui accorder la main de sa nièce.

La délégation franque remet, selon la coutume, "le sou d'or et le denier d'argent". Et Clotilde, qui appréhende peut-être d'épouser un roi païen, rejoint le cortège de chariots qui l'emmène hors de Genève, avec sa suite, son trousseau et sa dot, vers son royal fiancé, espérant échapper enfin au meurtrier de son père. Elle se méfie de l'oncle cruel et fanatique dont elle connaît l'humeur versatile et ne se sent pas encore délivrée de son emprise. Un curieux pressentiment la maintient sur ses gardes, lorsqu'elle entend soudain qu'une troupe de cavaliers burgondes les pourchassent. Loin d eperdre son sang-froid, elle saute sur un cheval et ordonne aux soldats de l'escorte de "brûler" sur deux lieues le territoire burgonde, de chaque côté de la route : un mur de feu pour arrêter ses poursuivants! A perdre haleine, elle galope droit devant elle et franchit la frontière du pays de Clovis en s'écriant :

- Dieu puissant, je te rends grâce! Je vois ainsi commencer la vengeance de mes parents et de mes frères!

Une autre joie l'attend un peu plus loin à Villey, au sud de Troyes. Impatient de la voir, Clovis est venu à sa rencontre; Ensemble, ils se dirigent vers Soissons; En chemin, ils ont le temps de faire connaissance. Lui révèle-t-il qu'une première épouse défunte lui a donné un fils, Thierry, et qu'il espère une nombreuse descendance? Lui a-t-elle raconté son enfance malheureuse, les massacres de Gondebaud à la cour de son père, sa fuite jusqu'à Genève et sa foi en ce Dieu qui l'a protégée? Nul ne le saura jamais.

Il n'en reste pas moins que le mariage est célébré en 492 à Soissons, dont Clovis a fait sa capitale. Des noces païennes, selon la coutume franque, avec moult festins et danses populaires - et surtout, précise Michel Rouche, "avec consommation et don du matin", c'est-à-dire un douaire (1).

(1) : ( Le douaire est la part de biens que le mari réserve à son épouse pour le cas où elle serait veuve, donc "douairière".)

La valeur et les revenus nous en sont inconnus, mais "ils existaient, si l'on en juge par les donations que Clotilde fit plus tard aux églises (2)".

(2) : ( M. Rouche, Clovis, op.cit).

Point d'évêque ni de bénédiction. Il nous est permis, cependant, de supposer que Clotilde s'est longuement entretenue avec Rémi, dont le frère Principius, évêque de Soissons, l'assistera dans ses dévotions. Il a dû lui conseiller de ne rien brusquer, vu l'importance de l'enjeu. De la conversion de Clovis dépend tout un avenir de prospérité pour le pays et de sécurité pour la religion chrétienne orthodoxe. Il lui a certainement parlé de Geneviève, qui fait prier toute la ville de Paris pour le succès de la grande cause : voir le roi païen se donner à Jésus-Christ.

Dès lors, le rôle de la reine chrétienne est tout tracé. Par sa conduite irréprochable, ses mérites, sa douceur et sa compréhension, elle sera la preuve vivante des bienfaits et du bien-fondé de la religion face au paganisme. Pour la chrétienne orthodoxe fervente qu'elle est depuis son enfance, cette mission qui lui incombe ne sera-t-elle pas la plus édifiante aux yeux de Dieu? Elle mettra tout son zèle à s'y employer, avec tact et intelligence. Avec amour aussi pour ce roi qui l'aime, la respecte et "ne l'empêche point d epratiquer son culte, ni de recevoir ses amis les évêques (1)".

(1) : ( G. Bordonove, Clovis, op. cit., p. 85).

Elle esquissera quelques prêches ou allusions à la toute-puissance du Créateur, auxquels Clovis restera hermétique, au mieux dubitatif. Selon Grégoire de Tours, Clotilde lui aurait dit :

- Ils ne sont rien, les dieux auxquels vous rendez un culte. Ils sont sculptés dans la pierre, le bois ou un métal quelconque. Les noms que vous leur avez donnés ont été des noms d'hommes ou de dieux. (...) Mais on doit plutôt rendre un culte à celui qui, d'un mot, a créé de rien le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'elle renferme...

Clovis, résolument incrédule, aurait rétorqué :

- C'est par ordre de nos dieux que toutes choses sont créés et produites. Quant à votre Dieu, il est manifeste qu'il ne peut rien et, qui plus est, il n'est pas prouvé qu'il appartienne à la race des dieux (2).

Clovis croit aux divinités des anciens Germains : Wotan, dieu des batailles, Thor, génie de la guerre, Thumar, dieu du tonnerre; Il porte les cheveux longs, symbole de l'astre solaire. Il est de la race des dieux dont il a reçu le pouvoir. Ainsi le voient ses guerriers qui, pour cette raison, lui obéissent. " En abjurant les croyances germaniques, écrit Georges Bordonove, il abjurait sa propre identité, anéantissait le prestige que ses origines réputées divines lui valaient. Il perdait le caractère sacré que lui reconnaissaient les Francs (1)."

(1) : ( G. BOrdonove, op. cit., p. 87).

A Rémi, qui lui explique les mystères de la Trinité, il répondra :

-Ce n'est pas moi qu'il faut persuader, ce sont les hommes de ma bande.



Un an après le mariage, Clotilde met au monde un fils qui recevra le nom d'Ingomer. Elle pense à le faire baptiser au plus tôt, sans attendre l'âge adulte comme le voudrait la coutume. Elle croit à cette idée nouvelle dont débattent les théologiens : la résurrection immédiate des enfants baptisés. Fidèle à ses promesses concernant l'éducation religieuse de leur progéniture, Clovis ne s'y oppose pas et laisse toute liberté à son épouse d'organiser la cérémonie. " Elle fait orner l'église de voiles et de tentures, nous dit Grégoire de Tours, afin d'inciter plus facilement à croire celui qui n'avait pu être fléchi (2)."

(2) : ( G. de Tours, op. cit., II, 29, p. 118).

ET soudain, après la liesse, les cantiques et les alléluias dans les vapeurs d'encens, c'est le drame. A peine baptisé, l'enfant meurt "dans les vêtements blancs, ceux mêmes dans lesquels il avait été régénéré". Pour Clotilde, la douleur est indicible, d'autant plus atroce que Clovis, loin de l'aider à la surmonter, lui adresse des reproches qui lui transpercent le coeur et l'âme :

- Si l'enfant avait été voué à mes dieux, il aurait vécu certainement; mais maintenant, il n'a pas pu vivre du tout, parce qu'il a été baptisé au nom de votre Dieu.

Elle frémit mais ne défaille pas, trouvant la force de répliquer :

- Je rends grâce à Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses, qui ne m'a pas jugée complètement indigne, puisqu'il a daigné accueillir dans son royaume le fruit de mes entrailles. La douleur n'a pas atteint mon âme, car je sais qu'il a été enlevé de ce monde dans ses vêtements blancs, pour être nourri sous les regards de Dieu (1).

(1) : (Ibid.).



Lorsqu'elle apprend la triste nouvelle, Geneviève se désole mais redouble de ferveur, et prêche l'espoir autour d'elle. A tous ceux qui s'étaient réjouis de la naissance, annonciatrice de temps meilleurs, elle explique que Dieu n'est pas toujours prompt à satisfaire les demandes. Ses voies sont impénétrables. Sans se décourager, il faut prier, jeûner et se soumettre. La confiance et la persévérance seront récompensées.

Est-ce à partir de cette époque, par l'intermédiaire de Rémi, qu'elle a des contacts secrets avec Clotilde? L'évêque de Reims voit la reine et l'aide à surmonter les difficultés de sa misssion auprès de son royal époux, fermé à toute discussion sur la religion. On peut supposer, sans trop se tromper, qu'une rencontre fut organisée sur les terres de Brie, près de Meaux, ou dans un coin secret des immenses domaines que possédait la clarissima. Cette dernière n'aura pas manqué d'insuffler courage et énergie à la jeune reine, qui devait rechercher les encouragements et l'affection d'une mère. Une même préoccupation rapproche en effet les deux femmes : obtenir au plus vite la conversion de Clovis. La situation de la Gaule en dépend.

En Italie, Théodoric est entré dans Ravenne en mars 493. Au cours d'un banquet, il a égorgé Odoacre de sa propre épée et fait massacrer toute sa famille, ainsi que ses fidèles. En plus de son royaume, il entend gouverner l'Italie et, malgré les réticences de l'empereur d'Orient, Zénon, à lui accorder l'investiture, "il se comporte en haut fonctionnaire romain immédiatement inférieur à l'empereur, et hiérarchiquement supérieur à tous les autres rois germaniques d'Occident", écrit Michel Rouche. Il lui faut assurer sa domination et bâtir un réseau d'alliances.

Théodoric le Grand demande alors à Clovis la main de sa soeur Aldoflède. Cette dernière doit se convertir à l'arianisme avant de rejoindre la cour de Ravenne, où elle l'épousera. En devenant le beau-frère de ce puissant souverain arien, Clovis pourrait être tenté d'embrasser cette religion qui s'est répandue dans tous les pays situés au sud de ses territoires : les royaumes wisigoths d'Espagne et d'Aquitaine, la Burgondie du Rhône au Rhin, la Provence et l'Italie sur lesquelles plane l'ombre dominatrice du roi ostrogoth.

Geneviève prend conscience de cette montée inexorable de l'arianisme, dont l'étau se resserre autour d ela Gaule chrétienne orthodoxe. L'Eglise est en danger. Il est temps de rassembler ses forces vives. Sous son impulsion, la cathédrale qu'elle a fait construire en l'honneur de saint Denis est devenue un centre de prière et de pèlerinage, en ces années difficiles où les Francs occupent tout le Bassin parisien. Cela ne suffit pas. Il faut alerter les consciences, les encourager à défendre le dogme de la Trinité et la survie de l'Eglise. Frapper les esprits. Provoquer un sursaut. Elle connaît le retentissement de ses déplacements et leur influence sur les populations des campagnes. Sa notoriété a franchi depuis longtemps les murs de Lutèce et chacun de ses voyages rameute des foules impatientes de voir celle qui porte la lumière, apaise et guérit. Si Dieu lui a donné tous ces talents, n'est-ce pas pour en user à Son profit?

Malgré son âge avancé, elle décide donc de se rendre à Tours afin de se recueillir sur la tombe de saint Martin, le soldat du Christ qui, par sa parole et ses oeuvres, triompha du paganisme jusqu'au fin fond des campagnes. L'histoire de cet officier des armées romaines, devenu moine puis évêque, racontée par son disciple Sulpice Sévère, l'a profondément marquée dans ses jeunes années; Depuis qu'elle a été "consacrée" à Nanterre, elle a voulu suivre son exemple et s'est imposé les mêmes pratiques ascétiques, dans l'espoir d'atteindre son haut niveau de spiritualité. Elle n'a jamais cessé de marcher dans ses pas. Comme lui, elle a pratiqué le jeûne, l'abstinence, la mortification et même la "macération" du corps, afin de lever toutes les entraves physiques à la communication céleste. Mourir à soi-même pour renaître en Dieu. S'oublier pour mieux se donner.

Dans sa maison de Lutèce, elle vit selon les mêmes rituels qu'il observait dans ses monastères de Ligugé ou de Marmoutier. Comme lui, elle secourt les pauvres et guérit les malades. Comme lui, elle a le pouvoir de chasser les démons. En faisant ce pèlerinage, ce n'est pas le moine guérisseur ou l'exorciste qu'elle veut implorer, mais bien l'apôtre de Dieu et de la Trinité, celui qui jetait bas les idoles à coups de marteau, celui qui, toute sa vie, se battit contre l'arianisme et contre toute forme d'hérésie. Deavnt la manace du danger arien qui persiste, Geneviève ne voit que l'aide du grand saint pour sauver la Gaule chrétienne orthodoxe par la conversion de Clovis et de tous les Francs.

La date de ce voyage prête à controverse. L'auteur de la Vita est d'une grande prolixité sur son déroulement et les nombreux événements qui l'ont jalonné, mais ne donne aucune indication sur la période, seulement des indices qui permettent de penser qu'il eut lieu au début d el'été, puisque Geneviève dut assister à la cérémonie commémorant l'ordination épiscopale de saint Martin, célébrée chaque année le 4 juillet. Une autre fête solennelle avait lieu le 11 novembre, jour anniversaire de sa mort en 397 : un mois peu propice à la navigation sur la Loire, que la mauvaise saison rendait plus difficile et plus dangereuse. De toute évidence, ce fut l'été. Mais en quelle année?

Certains historiens, Joseph-Claude Poulin et Joël Schmidt notamment, situent le pèlerinage entre 475 et 480. Martin Heinzelmann et Dom Jacques Dubois dans les années 489-490, à la fin de l'épiscopat de Perpetuus, évêque de Tours. Michel Rouche penche pour 492-493, "lors des accords entre les trois rois et les avancées de Clovis entre la Seine et la Loire". A cette époque, en effet, Théodoric a demandé à Clovis la main de sa soeur, lui offrant en contrepartie Angers et Bourges; dans le mêm temps, il mariait sa fille aînée avec Alaric II, roi de Toulouse, et ce dernier se voyait contraint de négocier un accord avec Clovis qui faisiat avancer ses troupes de la Seine à la Loire. Sous l'aile dominatrice de Théodoric, entre Ostrogoths et Wisigoths, sans négliger les Burgondes de Lyon, l'étau arien se resserrait autour du roi des Francs saliens, jusque dans sa propre famille. Ses deux soeurs, ayant récemment adopté le dogme rival, l'exhortaient à suivre leur exemple. On peut comprendre alors les vives inquiétudes de Geneviève et sa décision d'accourir auprès de saint Martin. Sa démarche est un appel au secours et une affirmation de sa position religieuse, autant que politique. Comme le vénérable saint, elle est viscéralement antiarienne, fidèle à l'Eglise et à la romanité.

Ce voyage est le plus long qu'elle ait jamais fait. Une véritable expédition. On l'imagine à bord d'un chariot couvert d'une bâche, tiré par un cheval robuste que dirige un cocher. Deux ou trois vierges de sa congrégation l'accompagnent probablement, ainsi qu'une ou deux servantes; De Paris, elle rejoint l'ancienne route romaine, le fameux cardo, en direction du sud, vers Orléans, d'où elle descendra la Loire en bateau. Mais avant d'arriver dans la ville de saint Aignan, les étapes sont nombreuses. A aucune, elle ne passe inaperçue. Sa renommée de sainte dotée d'un pouvoir surnaturel la précède.

Au bout de quatre jours, elle aperçoit enfin les murailles qui avaient arrêté les hordes d'Attila. Elle se souvient de la résistance héroïque de l'évêque Aignan qui avait endurci le courage de ses ouailles, comme elle-même l'avait fait à Lutèce. Il était mort deux ans après sa victoire. C'est à lui qu'elle veut rendre hommage avant toute chose, en allant se recueillir sur sa tombe.

Une délégation l'accueille avec tous les honneurs à l'entrée de la ville. Le même cérémonial réservé aux plus hauts magistrats de la curie, qui s'était déployé à Laon, Meaux, Arcis et Troyes. En grand cortège, on la conduit à la basilique comme l'héroïne survivante d ela guerre contre Attila, la célèbre protectrice de Lutèce. Tandis qu'elle prie devant le sarcophage contenant les reliques du vaillant défenseur de la ville, vénéré par tous les habitants, une femme traverse la foule, se précipite vers elle et se jette à ses pieds. Elle se nomme Fraterna, nous dit la Vita, et supplie Geneviève de venir au chevet de sa jeune Claudia, qui est à l'agonie.

- Madame Geneviève, rends-moi ma fille! gémit-elle.

- Cesse de te tourmenter et sois en paix, répond doucement Geneviève. Ta fille a retrouvé la santé.

Fraterna se lève, interloquée, et Geneviève l'accopagne jusqu'à sa maison. A la surprise générale, Claudia les attend devant la porte. " Ô prodige de la puissance de Dieu! écrit le moine biographe. Claudia fut rappelée si subitement des abîmes de l'autre monde qu'elle vint pleine de santé dans le vestibule de la maison. Tout le monde glorifia Dieu avec transport pour cette guérison soudaine accordée aux mérites de Geneviève (1)."

(1) : ( Cité par Emmanuel Bourassin, Sainte Geneviève, Editions du Rocher, 1997).

D'autres miracles vont suivre. Tout au long de son séjour, les gens défilent dans la maison qui l'héberge. Ils demandent une aide, un conseil, une guérison, et Geneviève écoute, rassure, impose les mains et chasse les infirmités d'un signe de croix. Les boiteux marchent, les sourds entendent, les aveugles voient... Aux remerciements, elle répond par un sourire et rappelle à tous qu'ils ne sont redevables qu'à Jésus-Christ, dont elle est l'humble servante.

Il lui arrive parfois d'intervenir plus durement, afin de faire respecter plus de justice. tel maître qui entend infliger une sanction trop lourde à l'un de ses serviteurs, compte tenu du peu de gravité de sa faute, Geneviève lui enjoint d epardonner; mais l'homme, "aveuglé par l'orgueil et la mauvaise foi" réplique qu'il ne le fera jamais.

- Tu me méprises, moi qui te supplie, lui déclare-t-elle. Mon Seigneur Jésus-Christ, Lui, ne me méprise pas, car Il est prompt à pardonner.

L'homme s'entête et rentre chez lui. Il est pris aussitôt d'une fièvre brûlante. Inondé de sueur, il respire difficilement et ne peut dormir. A la première heure du jour, il court se prosterner aux pieds de Geneviève, "la bouche ouverte à la façon d'un auroch", précise la Vita. Il la prie de lui accorder le pardon qu'il a refusé la veille à son serviteur; D'un signe de croix, elle éloigne la fièvre et le "renvoie sain d'esprit et de corps, avec son serviteur pardonné".

Sous la plume du moine biographe s'allonge la liste des miracles accomplis par geneviève. A titre comparatif, il rappelle un épisode presque similaire de la vie de saint Martin, que raconte son disciple Sulpice Sévère dans ses Dialogues. Un certain juge, nommé Avitianus, avait coutume de condamner les coupables à des peines sévères, hors de proportion avec les fautes commises. Martin tenta de l'infléchir et d'obtenir des grâces. Mais il refusa. La nuit suivante, le juge fut réveillé par un ange qui lui dit que Martin l'attendait à la porte. Il envoie ses serviteurs qui ne trouvent personne. Réveillé une seconde fois, il se lève et va lui-même ouvrir la porte. Martin est devant lui. profondément troublé, il libéra tous les prisonniers.

Même cause, mêmes effets. Comme Martin, Geneviève soutient les malheureux, plaide pour la justice et chasse les démons. L'auteur de la Vita ne manque pas de le souligner, tout particulièrement avant l'entrée à Tours. N'oublions pas qu'il est aux ordres de la vieille reine Clotilde qui, avant de mourir dans cette même ville, lui a commandé une "Vie de sainte Geneviève", la première vie de sainte jamais écrite, quand il n'avait pour modèles que des saints du "sexe fort", au rang desquels il a voulu la hisser. Il n'a pas eu de mal à le faire : Geneviève avait une énergie et un allant presque virils. Elle n'a cessé de défrayer la chronique de son temps. Il suffit d ela suivre jusqu'à Tours pour en avoir une nouvelle illustration.





12



Capitale de la Lyonnaise troisième, province qui correspond aux actuels pays de la Loire et à la Bretagne, Tours est à une distance de six cent stades d'Orléans, précise l'auteur de la Vita. Il ne s'est pas trompé, puisque cela correspond aux cent trente kilimètres que nous connaissons.

Selon son récit, Geneviève a donc embarqué à bord d'une gabarre pour descendre la Loire et "endura patiemment les difficultés de la navigation". Il ne donne aucun détail à ce sujet. A-t-elle rencontré des obstacles semblables à ceux qu'elle a dû braver sur la Seine? Des barques remplies de barbares ont-elles tenté de lui barrer le passage ou de l'aborder avec des flèches? La région est aux mains des Wisigoths et de Gallo-Romains proariens, et cette visite de Geneviève, dans ses fonctions religieuses autant que temporelles, les gêne à plus d'un titre. " Tous savaient, écrit Michel Rouche, qu'elle soutenait le pouvoir politique "romains" des Francs de Clovis (1).

(&) : (M. Rouche, Clovis, op. cit.).

Joël Schmidt nous rassure : " Geneviève est protégée par quelques gardes du corps fournis par la municipalité d'Orléans, et sa sérénité rejaillit sur ses compagnons d'aventure (2)."

(2) : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève..., op. cit.).

Le moine poursuit : " Comme elle parvenait au port de la ville de Tours, une foule d'énergumènes, sortie de la basilique saint Martin, se jeta au-devant d'elle en hurlant, sous l'effet d'un esprit immonde, qu'ils brûlaient dans les flammes entre saint Martin et Geneviève au milieu d'eux; bien mieux, ils avouaient que c'était eux qui avaient perpétré les obstacles que Geneviève avait rencontrés sur la Loire, par jalousie contre elle."

Michel Rouche, qui a traduit cet extrait de la Vita, lit habilement entre les lignes et démontre que l'hagiographe, une fois de plus, a usé de symboles pour rendre compte de l'extrême complexité de la sitiation et marquer le but de Geneviève : démontrer, par ce pèlerinage, qu'elle a choisi le camp de Martin, pourfendeur de l'arianisme, celui que Satan n'avait cessé de traquer sans jamais le vaincre. Dans l'esprit du moine, les "énergumènes" sont des partisans du roi wisigoth qui avouent avoir dressé tous les barrages sur le fleuve et se précipitent vers le quai pour empêcher Geneviève de débarquer. Ils crient qu'ils sont dévorés par le feu éternel avec Martin et Geneviève, signifiant que tous sont damnés, y compris les adversaires de l'arianisme. " On touche ici du doigt, explique Michel Rouche, le degré de désespoir auquel parvenaient les populations durant ces années troubles où l'on ne savait vers qui aller, à qui obéir, d'où viendrait le salut, politique ou religieux. (...) Les dérèglements mentaux se multiplient, comme il est normal en période de crise de civilisation (1)."

(1) : ( M.Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII).

Des malades psychosomatiques ou "déprimés", qui se considéraient comme "possédés", Martin en a guéri un grand nombre. Comme lui, Geneviève va les délivrer, à l'aide des mêmes procédés que lui dans ses opérations d'exorcisme. Quand les prières et les signes de croix ne suffisent pas, elle plonge sa main dans leur bouche. Ils hurlent et se débattent en criant qu'ils souffrent, comme si chacun de ses doigts était la flamme d'un cierge; Les démons finissent par s'en aller en laissant derrière eux une odeur épouvantable.

A peine en a-t-elle terminé que trois hommes viennent l'implorer de les suivre pour voir leurs épouses, qui semblent tourmentées par le démon et qu'ils tiennent enfermées chez eux, afin que personne ne découvre leur mal. Ce serait pour eux la pire des humiliations. Elle va chez chacun d'eux, découvre que les femmes sont des matrones (1) et que les maris, des Gallo-Romains proariens, appartiennent aux milieux dirigeants.

(1) : ( Voir p. 90 sq.).

"Parce qu'elle était très bonne", dit notre moine, elle les libère par des prières et une onction d'huile bénite, prouvant ainsi qu'elle n'a pas de rancune et souhaite ardemment l'unité de tous les Gallo-Romains; On se souvient qu'en 451, lorsque Paris craignait l'arrivée d'Attila, Geneviève avait rassemblé des matrones pour prier avec elle dans le bapristère, impliquant, à travers elles,les milieux élevés de la société. Joseph-Claude Poulin note un "parallélisme qui laisse transparaître une dimension politique en cette occurrence (2)."

(2) : ( J.-C. Poulin, " Geneviève, Clovis et Rémi", op. cit, p. 336).

Après cette éprouvante journée, Geneviève prend sans doute un peu de repos. La nuit suivante, reconte la Vita, elle est dans la basilique pour les vigiles (3).

(3) : (La première des sept prières quotidiennes, ou "offices".

L'affluence est grande. Une foule nombreuse de pèlerins, déboussolés par la situation de guerre civile, cherchent auprès du saint la force de consolider leur foi pour ne point perdre leur âme. Elle se faufile au milieu de l'assistance et s'installe dans un coin discret, près du sanctuaire. Personne ne la remarque. Absorbée dans ses prières, elle écoute à peine les hymnes de l'office, lorsque, soudain, l'un des chantres qui psalmodiait, pris d'une crise de folie, se met à se griffer et à se déchirer les membres, comme s'il s'ataquait à un ennemi. Puis, quittant l'abside, il se précipite dans la nef et court se réfugier auprès de Geneviève; celle-ci, écrit le moine biographe, "commanda à l'esprit immonde de quitter le corps du malheureux. L'esprit mauvais lui proposa de sortir par l'oeil. Sur son ordre, il fut rejeté par un flux du ventre, en laissant une trace infecte; Sans délai, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le démon fut expulsé, et le chantre guéri (1)".

(1) : ( Selon la traduction de la Vita par Dom J. Dubois et L. Beaumont-Maillet, op. cit., p. 58).

Après cet incident, Geneviève ne peut plus passer inaperçue. On l'entoure, on l'adule, on l'honore. La Vita ne donne que l'aspect religieux de son pèlerinage, mais on peut supposer, comme le fait Michel Rouche, "que ses entretiens avec le clergé de la cité et son évêque portèrent sur les espoirs que faisait naître le mariage de Clotilde avec Clovis, et aussi sur la tactique des chrétiens orthodoxes face aux adversaires ariens qui ne désarmaient pas (2)".

(2) : ( M. Rouche, Clovis, op; cit., annexe XIII ).

Aux disciples de saint Martin, il lui fut aisé d'expliquer que les idoles païennes étaient moins redoutables que le dogme arien d'un dieu unique, représenté par un roi tout-puissant. Comme l'avait fait Euric, Alain et Théodoric avaient pris le titre de Dominus Noster, Rex Gloriosissimus.

Vient le temps de prendre congé. Ce jour ne ressemble en rien à celui de l'arrivée. Si l'occursio, la cérémonie d'accueil prévue généralement pour les hauts fonctionnaires en déplacement officiel, a été remplacé par les bruyantes gesticulations d' "énergumènes" à l'esprit dérangé, son départ sera marqué par une deductio dans les règles, en présence des personnalités les plus éminentes du clergé et de l'administration de la ville, qui l'accompagnent en grand cortège jusqu'à l'embarcadère; La remontée du fleuve jusqu'à Orléans ne sera plus qu'un enchantement de couleurs sous un ciel sans nuage. La famula Dei peut se réjouir. Elle a oeuvré pour l'unité de tous les Gallo-Romains en apaisant les esprits.



De retour à Paris, geneviève est accueillie comme une madone. Après ce pèlerinage dans un lieu si renommé pour sa haute spiritualité, sa gloire ne cesse de croître, d'autant que la rumeur publique a colporté les prodiges accomplis tout au long du voyage. On se précipite à sa rencontre pour tenter de la voir, être sur son passage et avoir la chance de frôler le bord de son vêtement, de croiser son regard plein de lumière ou d'entendre le son de sa voix lorsqu'elle diffuse ses messages de réconfort et d'espoir. Devant elle, aucune perfidie, aucune maladie ou infirmitté ne résiste, ni les démons ni même Satan, qu'elle débusque et chasse d'un soufflet. Comme ce jour, raconte la Vita, où elle vit passer devant sa maison un homme qui tenait dans sa main une fiole. Elle lui demande ce qu'il porte.

- Une ampoule qu'un marchand vient d eme vendre, répond-il.

Cette fiole a la forme d'une ampouleavec un long goulot. Geneviève reconnaît l'ennemi du genre humain, assis sur le goulot et souffle sur lui en le menaçant. Aussitôt, un morceau du goulot se détache et tombe. Elle fait un signe de croix sur la fiole et ordonne à l'homme de partir. Tous les passants sont en admiration : le diable ne peut se cacher devant elle. Combien d'images la représenteront, un cierge dans une main, un livre dans l'autre, piétinant un serpent.

Aux assemblées de la curie, les hauts magistrats l'écoutent avec respect lorsqu'elle donne ses instructions sur l'organisation des charges municipales, les munera, telles que l'approvisionnement, les services de voirie et la sécurité des cives, les citoyens. Elle retrouve ses organismes de charité, sa congrégation de vierges, ses pratiques spirituelles et ses activités de thaumaturge, qui semblent se multiplier.

Avant la fin de l'été, elle se rend sur ses terres, près de Meaux, pour surveiller ses récoltes; La moisson n'est pas terminée quand une tornade s'annonce à l'horizon, dont tous les paysans s'affolent; Geneviève entre alors dans sa tente et se prosterne en versant des larmes, comme à son habitude. En peu d etemps, elle est exaucée, et le moine biographe écrit : " Le Christ montra que, pour ceux qui le craignent, sa puissance est admirable : la pluie arrosa les champs à l'entour, sans qu'une seule goutte d'eau touchât la moisson ou l'un des moissonneurs de Geneviève." Il raconte ensuite qu'au cours d'un autre voyage sur la Seine, une tempête l'avait surprise. " Son petit esquif éétait tellement secoué par les vents qu'il était presque recouvert par les flots. Geneviève regarda vers le ciel, les mains étendues, et implora le secours du Seigneur. Aussitôt se fit un calme tel que tous crurent que le Christ était venu pour commander aux vents et au fleuve (1)."

(1) : ( Selon la traduction de la Vita par Dom J. Dubois et I. Beaumont- Maillet, op. cit., p.59).

Là est le pouvoir de Geneviève : ce dialogue permanent avec le Christ, qui répond à ses prières. Dans l'esprit des gens qu'elle côtoie, elle ne fait qu'un avec le Seigneur, qu'elle fait vivre en elle. En fidèle servante, elle se soumet; Sa foi indestructible est le ciment qui la moule. Par la prière, le jeûne, les pénitences dans le silence de la retraite et l'abnégation, elle obtient la réalisation de ses souhaits.

Il en est un cependant que tout le monde attend et qui ne semble pas sur le point de s'accomplir : Clovis ne pense pas à se convertir. Ses projets d'expansion le préoccupent bien plus que le salut de son âme; Tel fut le dernier message de Rémi au début de l'hiver; Le roi salien, a-t-il expliqué, prépare la guerre et reste fidèle à ses dieux qui ne l'ont jamais trahi. Mais une lueur d'espoir éclaire l'horizon. Elle est en Clotilde, qui est grosse pour la seconde fois. Avec patience, elle regagne la confiance de son époux par une conduite irréprochable, illustrant les vertus inspirées par la morale chrétienne et sa dévotion pour Jésus-Christ.



Au début de 495, Clotilde met au monde un deuxième fils. Comme le premier, elle décide de le faire baptiser. Il reçoit le nom de Clodomir. Tout le monde se réjouit, mais soudain le bébé tombe malade. Clovis s'emporte et laisse éclater son amertume :

- Il ne peut lui arriver autre chose que ce qui est advenu à son frère; baptisé au nom de votre Christ, il mourra aussitôt!

Mais grâce aux prières de la mère, ajoute Grégoire de Tours, Clodomir guérit sur l'ordre de Dieu (1).

(1) : ( G. de Tours, op. cit., II, 29, p. 119).

Pour Clotilde, comme pour Rémi et Geneviève qui ont fait prier de jour comme de nuit, de Reims à Paris, c'est une première victoire. Elle pourrait atténuer les réticences de Clovis en lui ouvrant les yeux sur le Dieu de sa femme, qui n'est peut-être pas aussi impuissant qu'il le pense. Il a vu Clotilde se retrancher dans ses oraisons avec plus de ferveur quand les médecins et lui-même doutaient. La bonne santé du bébé ébranle ses convictions, sans les affaiblir pour autant. Usant du léger avantage obtenu, "la reine ne cessait de prêcher pour qu'il abandonne ses idoles, raconte encore Grégoire de Tours, mais elle ne put en aucune manière l'entraîner dans cette croyance jusqu'au jour où la guerre fut déclenchée (1)".

(1) : (Ibid., II, 30, p.123).



A l'automne 496, les Alamans tentent une nouvelle poussée expansionniste, franchissent le Rhin supérieur et attaquent les Francs de Trêves, puis descendent vers Cologne. Conscient de leur supériorité numérique, le roi rhénan, Sigebert, appelle son cousin Clovis à la rescousse. Le roi salien accourt, avec ses guerriers francs et gallo-romains. Lorsqu'il arrive, les Alamans ont déjà livré un premier assaut à la forteresse de Zülpich, devenue Tolbiac dans nos livres d'histoire. Les Rhénans ont fort souffert et Sigebert est blessé au genou; Une nouvelle bataille s'engage. L'histoire en est connue. Coiffé de son casque doré à ailettes et couvert de son manteau rouge, Clovis, en première ligne en avant de ses troupes, monté sur son cheval blanc, s'élance vers le roi des Alamans, lui aussi en tête de ses farouches guerriers, mais sur un cheval noir; Tous brandissent leurs lances à crochet et leurs haches à double tranchant. " Il arriva, écrit Grégoire de Tours, que la rencontre des deux armées dégénéra en un violent massacre et que l'armée de Clovis fut sur le point d'être exterminée (2)."

(2) : ( Ibid., p.119).

C'est alors que se produit l'événement célèbre, le coup de théâtre qui fait basculer l'ordre des choses et qui, par ricochet, changera le monde. Grégoire de Tours nous en révèle le détail : " Ce que voyant, il (Clovis) éleva les yeux au ciel et, le coeur plein de contrition, ému jusqu'aux larmes, il s'écria : " Ô Jésus-Christ que Clotilde proclame fils du Dieu vivant, toi qui, dit-on, donnes une aide à ceux qui peinent, et qui attribues la victoire à ceux qui espèrent en toi, je sollicite dévotement la gloire de ton assistance. Si tu m'accordes la victoire sur ces ennemis, et si j'expérimente la vertu miraculeuse que le peuple voué à ton nom déclare avoir mise à l'épreuve, je croirai en toi et je me ferai baptiser en ton nom. J'ai en effet invoqué mes dieux, mais comme j'en fais l'expérience, ils se sont abstenus de m'aider. Je crois donc qu'ils sont dépourvus de puissance, eux qui ne viennent pas au secours de ceux qui leur obéissent. C'est toi que maintenant j'invoque, c'est en toi que je désire croire, pourvu que j'échappe à mes adversaires. (1)"

De tout ce discours solennel, en plein champ de bataille, au milieu des guerriers occupés à s'entredéchirer, la tradition n'a gardé qu'une simple incantation :

- Dieu de Clotilde, viens à mon secours!

Qu'elle fût courte ou longue, il n'en reste pas moins qu'à la suite de l'injonction poignante du roi païen tourné vers le ciel, les Francs, paniqués quelques minutes plus tôt, ne se rebellent pas contre leur roi et acceptent cette requête à un Dieu étranger. Ils n'ont rien à perdre et tout à gagner. Avec la rage du désespoir, ils s'élancent sur les Alamans. Ces derniers fléchissent et commencent à reculer. Leur roi vient d'être tué. Ils ne songent plus qu'à arrêter le massacre et font leur soumisssion à Clovis en disant :

- Ne laisse plus, de grâce, périr des gens; nous sommes à toi désormais.

Clovis harangue son peuple, arrête la tuerie et rentre chez lui, affirme Grégoire. Il est difficile de croire que les guerriers vainqueurs se privèrent de prisonniers, donc d'esclaves et de butin. Quoi qu'il en soit, les Alamans survivants retraversent le Rhin, abandonnant à Clovis une partie de la rive droite du fleuve, entre Strasbourg et Cologne.

Une victoire inespérée, suivie d'une conquête si rapide : le roi salien n'en revient pas. Le Dieu de Clotilde l'aurait-il vraiment exaucé? Cette question n'a pas fini d ele hanter. Sur la route du retour, qu'il allonge à plaisir, il traverse les territoires conquis et, de Trêves, oblique sur Toul, où il débusque un ermite appelé Vaast, une sorte d'érudit en science religieuse qui parle dans sa langue, le vieil haut allemand. Avec lui, il peut s'entretenir en aparté du voeu prononcé à Tolbiac et de son éventuelle conversion au catholicisme. Son problème n'est pas mince : s'il abandonne Wotan pour Jésus-Christ, que feront ses guerriers? Ne vont-ils pas le renier? Entre paganisme, arianisme ou christianisme orthodoxe, quelle voie suivre? Considérant la situation du monde autour de lui, dans quel camp a-t-il le plus de chance de s'imposer?

Clovis se trouve à un instant crucial de sa vie de souverain. C'est le moment du choix, dont la conséquence est un véritable quitte ou double. L'échec de l'anonymat ou la gloire, non sans risque. Rejoindre l'arianisme est une solution de facilité, certes. Sous l'autorité de Théodoric, il s'assurerait un avenir sans complications dans le parti dominant. Mais, noyé dans la masse aux côtés des autres rois barbares dont il sera l'égal, il ne pourra plus prétendre à de nouvelles guerres de conquête, afin d'espérer un jour gouverner la Gaule tout entière. Car telle est son ambition secrète : être le continuateur de l'Imperium romanum. Or, le petit roi salien qu'il est peut-il se convertir au christianisme orthodoxe sans perdre, du même coup, ses alliés francs, Aura-t-il assez de force, assez d'audace pour s'opposer au puissant empire ostrogoth? Terrible dilemme pour l'homme d'Etat naissant; et qui explique le temps de réflexion prolongé avant la décision mûrement élaborée, sinon inspirée par une lumière divine. Le baptême n'est plus seulement une affaire de conviction intime, mais l'outil déterminant d'un calcul politique audacieux qui fera de lui le maître d'un grand royaume franc, ou signera sa disparition.



A Soissons, Clotilde l'attend avec impatience. Un messager lui a porté la nouvelle de la victoire et d ela longue randonnée triomphale. Un chroniqueur en a laissé l'itinéraire : de la trouée de Saverne, Clovis serait passé par Phalsbourg et Strasbourg, puis Toul et la vallée de la Meuse, avant d'entrer à Verdun, d'où il se dirige vers Vouziers. La reine l'aurait rejoint dans les Ardennes, à Attigny, où il possède un palais. Dès qu'il se trouve en sa présence, il lui raconte "comment, en invoquant le nom du Christ, il a mérité d'obtenir la victoire (1)".

Une victoire dont il est encore tout ébloui et retourné. Etait-ce le hasard ou véritablement la Providence? Acculé, abandonné par ses dieux face à une défaite qui l'aurait privé du pouvoir, il invoque ce Dieu inconnu qu'il refusait et soudain, le mauvais sort change de camp. Ce tournant inespéré de sa fortune l'a fort impressionné. Tenu par sa promesse, il se fera baptiser, certes, mais auparavant il veut être instruit sérieusement des mystères et des rites de la religion chrétienne. On ne change pas de dieu aisément. Cela demande réflexion. Surtout si l'on en calcule les conséquences politiques.

" La reine fait alors venir en secret saint Rémi, en le priant d'insinuer chez le roi la parole du salut, raconte Grégoire de Tours. L'évêque, l'ayant fait venir en secret, commença à lui insinuer qu'il devait croire au vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, et abandonner les idoles qui ne peuvent lui être utiles (1)."

(1) : ( G. de Tours, op. cit, II, 31, p. 120).

L'historien tourangeau a de bonnes raisosn d'insister sur le "secret", car l'entreprise de conversion présente de sérieuses difficultés; rémi ne manquera pas de lui exposer l'importance du soutien des évêques de toute la Gaule pour asseoir son autorité, mais il aura fort à faire pour répondre aux interrogations de Clovis, qui n'est pas convaincu. Il est vrai que les Francs ne sont pas au courant; s'ils l'étaient, ils seraient hostiles à la conversion de leur roi. Voilà pourquoi le secret est indispensable : Clovis risque son pouvoir.

En maître d'oeuvre éclairé de cette délicate opération, Clotilde a choisi tout naturellement Rémi, qui n'est pas seulement un familier de la cour, mais surtout un homme d'une science remarquable, fortement imprégné de rhétorique; Il aura un assistant de poids en la personne de Vaast, l'ermite savant ramené de Toul, qui peut entretenir le roi dans sa langue. Elle-même complètera les enseignements des deux théologiens par ses encouragements quotidiens, sa douceur et ses pratiques vertueuses. Elle a pu mesurer son influence et le degré de confiance dont elle bénéficiait dans le coeur de son époux.

Une autre personne fera partie de l'équipe : son amie Geneviève, qui règne sur Paris; Elle attend le baptême pour remettre la ville à un roi chrétien qui fera l'unité de tous les Gallo-Romains. Les deux femmes sont en contact permanent, par messagers ou rencontres discrètes. La force de leurs prières conjointes a déjà obtenu des résultats. Clodomir est en vie et Clovis n'est plus opposé à l'idée de se faire chrétien. Clotilde croit au pouvoir de Geneviève, qui est devenue pour elle une sorte de guide spirituel dont elle apprécie les conseils avisés, la clairvoyance et l'extrême bonté. Une femme hors du commun à laquelle rien ni personne ne peut résister.

La plupart des historiens reconnaissent aujourd'hui que la conversion de Clovis fut un "phénomène progressif", qui exigea de lui un temps de réflexion. Tous soulignent l'action de Rémi et celle de Clotilde, l'épouse influente, mais on a trop longtemps oublié Geneviève. " Pendant toute la durée de cette opération, écrit pourtant Joseph-Claude Poulin, Geneviève fut présente. Déjà célèbre, jouissant d'une considération éminente auprès de ses concitoyens et du couple royal, elle a certainement joué un rôle dans le franchissement de cette époque historique, même si le détail de ses gestes à cet égard nous échappe. Sa participation mérite une insistance plus forte et plus motivée que ce qu'on a l'habitude de lui créditer (1)."

(1) : (J.-C. Poulin, " Geneviève, Clovis et Rémi", op.cit., p. 337).

Ses recherches approfondies, comme celles de Martin Heinzelmann et de Michel Rouche, parmi d'autres, mettent en lumière la double influence de Geneviève, politique et religieuse, du fait de ses fonctions de haut magistrat à la curie et de vierge consacrée, qui lui assurent un immense rayonnement.

Il est vrai que la Vita n'en parle pas. Son auteur n'aura peut-être pas voulu porter ombrage à la reine, commanditaire de son ouvrage. Nous verrons plus tard, néanmoins, une preuve réelle de la reconnaissance de Clovis pour celle qui fut l'un de ses meilleurs soutiens. On peut imaginer malgré tout la joie de Geneviève, lorsqu'elle apprend par Rémi et par Clotilde que le roi a fait voeu de se convertir au Dieu de sa reine. Verra-t-elle ce voeu exaucé avant de mourir? Elle aura bientôt quatre-vingts ans. mais elle sait bien qu'elle ne partira que lorsque sa mission sera terminée, c'est-à-dire quand le pays sera bien ancré dans le culte du Dieu en trois personnes et l'héritage de la romanité.





13



Il est aujourd’hui établi que le baptême n’eut pas lieu en décembre 496. Clovis a voulu se préparer, car ce n’était pas un coup de tête. Il lui fallait gagner du temps et ne pas scandaliser ses guerriers.

Dès 497, des affaires plus urgentes l’accaparent. Il repart en campagne, contre Alaric II cette fois, qui se trouve aux prises avec une forte opposition de Gallo-Romains soumis à son autorité, tout particulièrement dans la région de Tours où la foi trinitaire a ses irréductibles, farouchement martiniens, qui savent l’entretenir. Cette recrudescence notoire est-elle une conséquence du pèlerinage de Geneviève, qui a si bien prêché la résistance ?

A la tête de ses Francs, Clovis attaque les Wisigoths par surprise, atteint Bordeaux, mais doit lever le siège et rétrograde vers la Loire. Il passe par Tours. Effet du hasard ou de la Providence ? Il y arrive en novembre 498, lorsque s’ouvrent les cérémonies en l’honneur de saint Martin, dont la fête est célébrée le 11 de ce mois. Devant le spectacle hallucinant des guérisons au sein même de la cathédrale, les sourds qui entendent, les aveugles qui voient, les possédés soudain délivrés, le tout dans une ferveur populaire inimaginable, il est frappé de stupeur et décide de se faire baptiser sine mora, sans délai.

Tours semble donc avoir été l’étincelle. Dans l’atmosphère d’exaltation et d’émotion régnant autour du tombeau de Martin, Clovis a-t-il été touché par la grâce ? Il est évident que ce voyage a vivement ébranlé ses convictions passées, sur lesquelles, force est de le souligner, ni les discours de Rémi, ni les explications de Vaast, encore moins les prières de Clotilde et de Geneviève, n’avaient eu le moindre effet. Comment ce disciple de Wotan, dieu des batailles qui règne sur le Walhalla, pouvait-il croire en un dieu né dans une étable creusée 9dans la roche, et qui vécut comme un modeste charpentier avant d’être un prophète errant de ville en ville, ne possédant rien que son manteau et ses sandales ? Comment accepter de « tendre la joue gauche quand on vous frappe sur la joue droite », d’aimer même ses ennemis ? Quel dieu est-il, celui qui se laisse crucifier sur une croix ? Où étaient les douze légions d’anges qu’il était supposé commander ?

Malgré son vœu, le vainqueur de Tolbiac restait incrédule à cette religion chrétienne qui lui paraissait faite pour des esclaves et non pour des guerriers, encore moins pour des rois. Quant aux miracles accomplis par Jésus, et tant de saints en son nom, il les considérait comme des fables que sa raison refusait. Que s’est-il donc passé pour que se produise un changement si soudain ?

Dans une missive adressée à la petite-fille de Clovis qui désespérait de convertir son époux arien, l’évêque Nizier de Trêves évoquera les phénomènes survenus dans la basilique de Tours et qui purent influencer le roi son grand-père, quand il ne pouvait se résoudre à croire aux miracles et aux saints ; Le prélat conclut : «  Comme c’était un homme très astucieux, il ne voulut pas acquiescer avant qu’il n’eût fini par comprendre que ces choses-là étaient vraies. (…) Lorsqu’il s’aperçut que ces démonstrations ( les guérisons miraculeuses et autres prodiges) étaient prouvées, il tomba humblement à genoux sur le seuil du bienheureux Martin et il promit de se faire baptiser sans délai. » Ainsi, Clovis n’avait plus besoin de prédicateur pour croire. Il lui avait suffi de « voir », autour du tombeau béni, ce qu’était le réel pouvoir de Dieu. La lumière de l’Esprit Saint avait pénétré son âme et la foi avait remplacé le doute.



La décision s’impose alors. Le baptême ne sera pas qu’une comédie grandiose au service du pouvoir, mais aussi un geste sincère de profonde conviction, qui donnera plus de force à son image politique. Au plus vite, le roi des Francs regagne Soissons afin d’organiser la cérémonie.

On imagine la satisfaction de Clotilde et de Rémi, mais ils ne peuvent encore se réjouir. Clovis tient avant tout à s’acquitter d’une dernière formalité. Selon Grégoire de Tours, qui rapporte le fait, il déclare à l’évêque de Reims :

  • Je t’ai écouté, Très Saint-Père ; toutefois il reste une chose, c’est que le peuple qui est sous mes ordres ne veut pas délaisser ses dieux ; mais je vais l’entretenir conformément à ta parole.

Il se rend donc au milieu des siens et, avant même qu’il ait entamé son discours, la puissance de Dieu l’ayant devancé, tout le peuple s’écrie en même temps :

  • Les dieux mortels, nous les rejetons, pieux roi, et c’est le Dieu immortel que prêche Rémi que nous sommes prêts à suivre (1) !

  1.  : ( G. de Tours, op.cit., II, 31, p. 120).

Respectant le rite germanique, Clovis a consulté ses armées. Elles agréent. Donc il n’y a plus d’obstacle. La nouvelle du prochain baptême est annoncée dans tout le pays et des invitations sont envoyées à tous les évêques des Gaules. Geneviève sera la première informée par Clotilde et Rémi. Avec elle, tous les habitants de Lutèce manifestent leur enthousiasme. Les prières n’ont pas été vaines. Bientôt, la cité ouvrira ses portes à son roi chrétien. Mais auparavant, il devra passer par Reims pour descendre, dévêtu, dans l’eau du baptistère, afin d’être « régénéré ». Et, pour en arriver à ce moment solennel de sanctification, il doit entrer dans la phase de catéchuménat réglementaire, qui dure quarante jours.

Geneviève participe-t-elle à cette période de préparation ? Claude-Joseph Poulin en évoque la possibilité en rappelant son pèlerinage à Tours (1), qui avait renforcé la résistance antiarienne dans les milieux martiniens et attisé les esprits en prêchant pour la domination franque ;

  1.  : ( Voir p. 187).

il s’appuie plus longuement sur la thèse de Michel Rouche, selon qui Geneviève appartenait à l’ordo des diaconesses par une consécration reçue de la main de saint Germain d’Auxerre. «  S’il a raison, écrit l’historien canadien, on pourrait alors penser qu’elle s’occupa de la préparation de Clovis au baptême, une des fonctions connues des diaconesses. Etant donné ses origines personnelles, Geneviève aurait même pu s’adresser à Clovis en dialecte germanique (2). »

Ces suppositions restent lettre morte pour les érudits qui, par ailleurs, n’ont toujours pas réussi à s’entendre sur la date du baptême. Une lettre de l’évêque Avit de Vienne, s’excusant de n’avoir pu y assister, permet d’en fixer le jour : le 24 décembre. Il écrit en effet : «  C’est bien à propos que la nativité de Notre Seigneur a inauguré cette gloire, de telle sorte que le jour où l’eau régénératrice vous préparerait au salut fut aussi le jour où le monde a reçu Celui qui est né pour sa rédemption, le maître du ciel. C’est pourquoi, le jour où l’on célèbre la naissance du Seigneur, qu’il soit aussi le vôtre ; c’est-à-dire que le jour où vous êtes né au Christ est aussi le jour où le Christ est né au monde… »

Certains historiens contestent encore ce jour de Noël et même le lieu, Reims. Après de multiples analyses et des discussions interminables – 496 ? 498 ? 499 ? ou plutôt 507 ? -, l’année 499 a été retenue comme la plus probable. Il est certain que l’organisation d’un tel événement a demandé de longs mois de préparation, après le passage de Clovis dans la ville de saint Martin où se produisit sa véritable conversion.



Si l’on en juge par les récits qui nous sont restés, cette nuit de Noël fut inoubliable. Selon Grégoire de Tours, «  les places sont ombragées de tentures de couleurs, les églises ornées de courtines blanches ; le baptistère est apprêté, des parfums sont répandus, des cierges odorants brillent ; tout le temple du baptistère est imprégné d’une odeur divine et Dieu y comble les assistants d’une telle grâce qu’ils se croient transportés au milieu des parfums du Paradis (1) ».

  1.  : ( G. de Tours, op. cit., II, 31, p. 120).

Des chroniques anciennes mentionnent l’énorme affluence, malgré le froid aigu, dans les rues de la ville illuminées de torches, et les cloches carillonnant à toute volée pour saluer le cortège du roi et de la reine entourés des fidèles antrustiones – les gardes du corps. Partout retentissent des chants et des hymnes repris en chœur par la foule prosternée. La légende rapporte que, devant ce spectacle du peuple en liesse dans la ville en fête, Clovis aurait demandé à Rémi :

  • Est-ce là le royaume du ciel que tu me promets ?

  • Non, aurait répondu le prélat, mais c’est le commencement du chemin qui y conduit.

Dans le baptistère sont rassemblées les personnalités les plus éminentes de la Belgique seconde, les principaux évêques de la Gaule – certains ont dû braver les interdictions des autorités ariennes en territoire wisigoth ou burgonde -, des ambassadeurs représentant les rois barbares voisins, ainsi que Théodoric le Grand, qui ne peut mésestimer la conversion de son beau-frère. Car ce baptême est véritablement un événement international. Le roi des Francs l’a voulu ainsi pour mieux impressionner les peuples et se démarquer des monarques ariens, ses voisins. Il a fait le « buzz », comme diraient de nos jours les médias surexcités ! On regrette l’absence de projecteurs et de caméras pour immortaliser cette cérémonie mémorable, que seuls nous ont rapportée les chroniqueurs…

C’est alors que Clovis franchit le seuil et descend les marches, entouré d’évêques qui font office de parrains au nom de la Gaule tout entière. Arrivé devant Rémi, qui l’attend près de la cuve, il demande à être baptisé et confesse sa foi en un Dieu tout-puissant en trois personnes, rompant ainsi avec tous les souverains ariens qui peuplent l’ancien Empire romain. Il se dévêt jusqu’à la ceinture et entre dans la cuve où l’eau atteint ses genoux. Par trois fois, Rémi lui verse l’eau d’un vase sur la tête et prononce la phrase célèbre inscrite dans tous les manuels scolaires :

  • Courbe la tête, fier Sicambre ! Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré !

Michel Rouche s’élève contre cette traduction erronée. «  Il faut désormais ranger cette formule au rang des anecdotes périmées », écrit-il. Reprenant les termes latins dans leur sens le plus littéral, il nous en donne une autre traduction : «  Dépose les colliers, fier Sicambre… » Rémi aurait donc demandé à Clovis de jeter à terre ses colliers, insignes de sa royauté, portés comme des talismans desquels émanait une puissance sacrée. En jetant ces symboles de son pouvoir charismatique, le roi des Francs entrait dans la sphère chrétienne d’un pouvoir délégué par Dieu. Confirmant cette interprétation, Joël Schmidt ajoute : «  Jamais Rémi n’aurait donné l’ordre à Clovis de se courber devant lui et les évêques, et d’humilier sa dignité royale. Jamais Clovis n’aurait accepté de se considérer comme inférieur à un ecclésiastique . »ni en lui-même ni devant ses soldats (1).

  1.  : ( J. Schmidt, Le Baptême de la France, op.cit., p.72).



A ce moment du récit, une question se pose : Geneviève était-elle présente à cette cérémonie pour laquelle elle avait tant prié dans le jeûne, l’abstinence et la mortification au cours des dernières années ? Aucune source n’en fait mention, pas même la Vita. Les historiens anciens et les chroniqueurs rapportent seulement qu’après avoir reçu l’onction du saint chrême de la main de Rémi (2), Clovis, étant baptisé, sortit de la cuve, revêtu de la robe blanche des catéchumènes « régénérés » ; puis ce fut le tour de sa sœur Aldoflède, devenue arienne pour épouser Théodoric le Grand, mais qui a voulu suivre l’exemple de son royal frère.

Ici l’on s’interroge, car ce moment de la cérémonie devient délicat. Michel Rouche écrit : «  Le baptême puis la confirmation de celle-ci nécessitèrent la présence d’une diaconesse pour l’enduire du saint chrême. » A cette époque, en effet, l’onction se faisait « sur tout le corps, qui se trouvait ainsi fortifié, comme celui d’un athlète, pour affronter les compétitions de la vie d’ici-bas. Il était décent de réserver l’onction des femmes à des femmes (1) ».

  1.  : ( M. Rouche, Clovis, op ; cit.).

L’autre sœur, Lantechilde, ayant également adopté le culte arien, n’eut de même qu’à prononcer la profession de foi et, « ayant confessé que le Fils est égal au Père et à l’Esprit Saint, elle fut ointe avec le chrême (2) ».

  1.  : (G. de Tours, op. cit., II, 31, p. 122).

Viendront ensuite les antrustions et une foule de guerriers : trois mille, affirme Grégoire, sans préciser comment ils furent baptisés, étant donné l’exiguïté des lieux. Aspersion ou immersion par petits groupes ? Un grand nombre de clercs durent les assister.

Mais l’onction des corps des deux princesses, quelle diaconesse s’en est chargée, puisque le concile d’Orange (441) avait formellement interdit l’ordination des diaconesses ? D’après Michel Rouche, Geneviève aurait été ordonnée par Germain d’Auxerre dès l’année 429, lorsqu’il tint sa main sur la tête de la fillette, durant toute la durée d’une cérémonie dans l’église de Nanterre (3).

  1.  : ( Voir p. 38).

C’est elle, en outre, qui avait la charge du baptistère Saint-Jean-le-Rond, où elle avait baptisé un grand nombre de femmes, selon les règles de décence à respecter. Il lui est même arrivé, à diverses reprises, de pallier l’absence d’un évêque en se chargeant de ses fonctions. En outre, Geneviève n’a-t-elle pas œuvré dans l’ombre, aux côtés de Rémi, pour obtenir la survenue de cet événement d’importance religieuse autant que politique ? Si bien qu’il nous semble permis de supposer que la clarissima, premier magistrat de la curie, se trouvait cette nuit-là dans la basilique de Reims en qualité de diaconesse et famula Dei, invitée privilégiée de ses amis Clotilde et Rémi. Aucun texte ne l’affirme ni ne l’infirme. Avec le temps, peut-être nos savants découvriront-ils un document caché qui ouvrira d’autres pistes ?

Si elle n’y était pas, c’est regrettable, car elle aurait bien mérité d’être au premier rang des plus hautes personnalités. Ce baptême est la consécration de tous ses efforts, l’aboutissement d’une longue lutte poursuivant celle de Germain d’Auxerre et surtout de saint Martin. C’est une victoire éclatante sur le paganisme et l’arianisme. Pour Michel Rouche, c’est « le triomphe de la romanité chrétienne sur un totalitarisme fusionnant les dieux et les hommes, les rois et les papes (1) ».

  1.  : ( Cité par G. Bordonove, op. cit., p. 99).

« L’événement eut un retentissement considérable, écrit Georges Bordonove. Il mettait les rois ariens en porte-à-faux vis-à-vis de leurs sujets gallo-romains, c’est-à-dire de 3la majorité de leurs peuples. » L’évêque de Vienne, Avit, dans sa lettre d’excuses (2), expr4ime à Clovis ses compliments et les espoirs de l’épiscopat, qui voit en lui un nouveau Constantin :

  1.  : ( Voir p. 204).

« C’est en vain que les sectateurs de l’hérésie ont essayé de voiler à vos yeux l’éclat de la vérité chrétienne par la multitude de leurs opinions contradictoires. (…) La Providence divine a découvert l’arbitre de notre temps. Le choix que vous avez fait par vous-même est une sentence qui vaut pour tous. Votre foi est notre victoire. (…) L’Occident, grâce à vous, brille d’un éclat propre et voit un de ses souverains resplendir d’une lumière nouvelle. C’est bien à propos que cette lumière ait commencé à la nativité de notre Rédempteur (3). »

  1.  : ( Cité par G. Bordonove, op.cit., p.99).

Avit termine en traçant la voie que le r7oi des Francs est invité à suivre : «  Que Dieu fasse sien par vous tout votre peuple et que des peuples plus éloignés, pas encore corrompus par les germes de dogmes mauvais, reçoivent de vous la semence de la foi, prise au bon trésor de votre cœur. »



Geneviève doit lui tenir des propose semblables lorsque, dès le mois de janvier 500, Clovis, accompagné de Clotilde, fait son entrée solennelle dans Paris. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand écrira : « Reims annonce le baptême de Clovis et les portes de Lutèce s’ouvrent aux Francs. » Le roi étant chrétien, il n’y a plus d’interdit. Les ponts brisés naguère ont été reconstruits et la foule, rassurée, a rangé ses armes pour acclamer son souverain. Entourée des magistrats de la curie, des sénateurs et des édiles, Geneviève l’accueille au débouché du Petit Pont par un adventus dans les règles, selon le cérémonial romain. Après les compliments d’usage, elle ouvre devant lui les portes de Lutèce et lui remet les clés d’une cité qui, grâce à elle, lui est complètement acquise. «  Ainsi, écrit Joël Schmidt, se termine un siège presque symbolique, dont le christianisme sort vainqueur et dont Geneviève a été l’arbitre suprême, tandis que Clovis recueille les fruits de sa patience (1). »

(1). (J. Schmidt, Sainte Geneviève…, op.cit.)

On imagine l’émotion de notre clarissima, premier magistrat de la curie, patronne effective de la ville, lorsqu’elle remet entre les mains du jeune souverain les charges politiques qu’elle a exercées depuis tant d’années. En cet instant, la femme de pouvoir se retire derrière la femme d’Eglise. Avec quel courage et quelle énergie, cinquante années durant, elle a assumé des responsabilités temporelles qui ont lourdement pesé sur ses exercices spirituels ! Dans les temps troublés qu’elle a traversés, elle a réussi à maintenir l’unité entre Celtes et Gallo-Romains, qu’ils soient pro-francs ou pro-wisigoths. Influencée par sa double culture, elle a fait un choix qui aurait pu lui être fatal ; mais sa foi en Dieu lui a inspiré la conduite à tenir pour assurer la continuité de l’Eglise chrétienne orthodoxe face aux hérésies qui la menaçaient.

En ce jour solennel où le roi chrétien qu’elle souhaitait du fond du cœur entre officiellement dans cette ville des Parisii qui va devenir Paris, elle reçoit la récompense de sa ténacité dans sa soumission à la volonté divine. Celle qui fut le « premier maire connu de Paris », comme l’écrit Michel Rouche, s’efface désormais devant ce jeune roi des Francs dont le père, Childéric, l’avait écoutée en ami. Elle n’a plus d’inquiétude. La Gaule qui l’a vue naître a trouvé un bon maître qui sera le continuateur de l’Imperium romanum et de ses institutions séculaires, auxquelles les Gallo-Romains étaient profondément attachés. Il sera aussi le champion de la foi trinitaire et les évêques auront à cœur de le soutenir.



Dans son Histoire de France, Jules Michelet écrit très justement : «  Tous les autres barbares, à cette époque, étaient ariens. (…) Les Francs seuls, population mixte, semblaient être restés flottants sur la frontière, prêts à toute idée, à toute influence, à toute religion. Eux seuls reçurent le christianisme par l’Eglise latine. Placés au nord de la France, un coin grand ouest de l’Europe, les Francs tinrent ferme, et contre les Saxons païens, derniers venus de la Germanie, et contre les Wisigoths ariens, enfin contre les Sarrasins, grands ennemis de la divinité du Christ. Ce n’est pas sans raison que nos rois reçurent le nom de « f4ils aînés de l’Eglise ».

Clovis est le premier de ces « aînés ». Il ne va pas tarder à s’élancer contre ses voisins ariens pour agrandir son royaume et défendre la civilisation latine. Pour l’heure, il entre dans Paris et mesure aussitôt les effets de son baptême sur les cives qu’il s’est bien gardé de traiter en indigènes voués à se soumettre. Pour eux, il n’est plus un barbare païen, un envahisseur contre lequel on se défend. Après lui avoir été si longtemps hostiles, les habitants l’acclament et l’accueillent comme l’un des leurs, un frère en Dieu qui saura les gouverner.

Il constate surtout l’extraordinaire popularité de Geneviève, qui est véritablement l’âme de la cité. Rien ne s’y fait sans son approbation. Tous la considèrent comme une sainte et se plient à ses moindres souhaits. Il comprend les dix années de résistance des Parisii autour de la maîtresse protectrice qui les sauva d’Attila, le « Fléau de Dieu », et se félicite d’avoir gagné une alliée de première importance en se faisant baptiser comme elle l’avait demandé. Baptême dont il entrevoit chaque jour les effets bénéfiques, sans imaginer cependant qu’en sortant de l’eau du baptistère, il a fait naître une nation qui sera bientôt la France.

Avec quelle satisfaction il retrouve les lieux qui ont marqué son adolescence, où il rêvait de revenir en maître : le palais de la Cité et surtout le palais des Thermes, qu’avaient habités les empereurs Julien et Valentinien II au milieu du IV° siècle. «  Il en fait la résidence officielle de son royaume franc, écrit Joël Schmidt, élevant ainsi Lutèce devenue Paris à la dignité de nouvelle capitale (1). »

  1.  : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève … op. cit.)

Aux côtés de Clotilde, il y tient sa cour. C’est là que Geneviève leur rendra des visites fréquentes. La reine recherche sa compagnie et Clovis ne se prive pas de la consulter. Qui mieux qu’elle peut lui expliquer en détail les particularités locales, ou lui donner de judicieux conseils sur la manière de traiter le caractère abrupt des habitants et de régler les divers problèmes administratifs ? Un passage de la Vita semble corroborer cette allégation. Le moine écrit : «  Clovis de glorieuse mémoire, roi craint à juste titre par ses succès dans les guerres, accorda souvent, sur les supplications de Geneviève, grâce aux prisonniers et pardon à des criminels. »

On se souvient des interventions de Geneviève auprès de Childéric pour sauver des condamnés à mort. «  Elle a visiblement le même pouvoir auprès des deux rois, écrit Michel Rouche, mais la faveur de Clovis va plus loin que celle de son père. » Ce dernier, en effet, s’était abstenu de décapiter des traîtres, tandis que Clovis accorde la liberté à des « coupables » jetés en prison, «  des criminels de droit commun dont le châtiment était bien moins discutable que celui des prisonniers de guerre. Les grâces de Clovis sont donc essentiellement adressées à la personne de la sainte et, visiblement, ce sont des remerciements pour son action envers les Francs, et ce d’autant plus que Clovis est alors chrétien (1) ».

  1.  : ( M. Rouche, Clovis, op. cit., annexe XIII, p. 488).

Si l’on en croit notre moine, le sentiment qu’éprouve le roi franc pour Geneviève n’est pas seulement respect ou considération pour l’étonnante vieille dame dont le prestige et le pouvoir mystérieux l’impressionne, mais une dilectio, vocable rare, écrit Michel Rouche, désignant « l’amour chrétien, l’amour de préférence ou de tendresse (2) ».

  1.  : ( Ibid.)

De même que Childéric, il ne peut rien lui refuser, d’autant moins que lui, contrairement à son père, est devenu chrétien, défenseur de la Trinité. Devant Geneviève, il s’incline. N’est-elle pas une sorte de « marraine » en religion ? Nous verrons bientôt l’éclatante preuve de son affection.

Dès l’année 501, Clovis s’élance vers de nouveaux combats : contre Gondebaud, l’oncle cruel de Clotilde, avec l’appui de Godégisile, l’oncle protecteur. Il prend Dijon et repousse le Burgonde de Lyon jusqu’en Avignon, tandis que l’allié de Genève s’installe à Vienne. Mais Gondebaud, fou de rage, se rebiffe, assiège Vienne, égorge son frère, persécute les notables avant de les exterminer et s’empare de la ville. Clovis juge alors plus prudent de faire la paix avec ce voisin turbulent. En homme pragmatique, il le rencontre sur les bords de la Cure et signe un traité d’alliance exigeant «  la reconnaissance de l’égalité des droits des chrétiens orthodoxes en royaume burgonde et la fin des persécutions ariennes (1) », ainsi qu’un lourd tribut.

  1.  : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève…, op. cit.).

Les pays entre Somme et Rhône relèvent désormais du protectorat des Francs. Gondebaud se montrera plus tolérant à l’avenir. Pour sa part, le « champion de l’église chrétienne orthodoxe » n’attaquera plus les Burgondes, mais il a les mains libres pour préparer sa guerre contre les ariens d’Aquitaine, les Wisigoths.

Ces brillants exploits ne peuvent que rassurer Geneviève, qui se consacre de plus en plus à la prière. Dans sa maison de la Cité, qu’elle a fait agrandir pour y accueillir une congrégation plus importante de vierges attirées par son exemple, elle se plie au rythme rigoureux de ses retraites et de ses oraisons nocturnes, appelant la protection divine sur ce roi courageux qui accomplit son devoir de chrétien orthodoxe en suivant les traces de Germain d’Auxerre et de Martin de Tours, illustres pourfendeurs de toute hérésie. Elle n’en a pas oublié pour autant les malheureux, les réprouvés, les affamés sans abri, les malades et les infirmes. C’est à eux qu’elle continue de distribuer les revenus de ses terres, où elle se rend encore par bateau, malgré son âge avancé, pour en contrôler la gestion. Sa porte est toujours ouverte pour les âmes en peine et les cas désespérés implorant une guérison miraculeuse. L’auteur de la Vita raconte l’une des dernières qu’elle ait obtenues avant sa mort, et qui l’a particulièrement marqué.

Un jour, un possédé est conduit chez Geneviève. Elle demande aussitôt qu’on lui apporte l’huile consacrée dont elle se sert habituellement, pour oindre le front du malade. Mais l’ampoule qu’on lui présente est vide. Geneviève hésite sur ce qu’elle doit faire, car, explique le moine biographe, « il n’y avait pas d’évêque pour bénir l’huile ». Or lui seul pouvait accomplir ce rituel. Cette absence peut surprendre. Il semble pourtant que ce genre de situation ait été fréquent, et l’on s’étonne de constater que Geneviève, si prudente et si organisée, n’ait pas fait de provisions suffisantes de cette denrée si précieuse. L’huile d’olive provenait des régions méditerranéennes et son importation était devenue chaotique, à cause des difficultés de transport que rencontraient les marchands dans les territoires burgondes ou wisigoths qu’ils devaient traverser pour rejoindre les pays du nord de la Loire. Il semble en outre, d’après la chronique, qu’autour de l’an 500 les récoltes avaient été mauvaises et que l’huile vint à manquer (1).

  1.  : ( Dom J. Dubois et I. Beaumont-Maillet, op.cit.)

Que va faire Geneviève ? Il lui reste bien un peu de ce liquide doré pour assaisonner ses fèves bouillies, mais il lui faut de l’huile consacrée par un évêque et elle ne peut attendre son retour. «  Alors, écrit le moine biographe, se couchant face contre terre, Geneviève pria pour obtenir du Ciel de délivrer le malade. Quand elle se releva, l’ampoule qu’elle tenait dans ses mains était pleine d’huile. Et il y eut ainsi deux miracles à la même heure : l’ampoule vide se remplit entre ses mains, et l’énergumène oint de cette huile fut délivré des démons. » Sa plume se libère soudain pour nous livrer l’émotion qui semble l’envahir : «  Trois fois six ans après l’année de sa mort, j’ai poussé le courage jusqu’à écrire sa vie et j’ai vu cette même ampoule avec l’huile qui a augmenté sous l’effet de sa prière. »

Cette évocation inattendue nous permet de mieux situer son témoignage dans le temps et, en quelque sorte, de l’authentifier, puisque l’hagiographe précise l’avoir écrit dix-huit ans après le décès. Pour en fixer la date, les chercheurs érudits ont repris celle du voyage de l’évêque Germain à Auxerre en 429 et de sa rencontre avec Geneviève, âgée de neuf ans, dont ils ont évalué la naissance autour de 420. Puis, compte tenu du texte du moine biographe, la date du décès a été fixée arbitrairement en 502, et celle de la Vita en 520.

Mais Geneviève est-elle vraiment morte en 502, comme l’affirment un grand nombre d’historiens ? Selon la tradition, qui a de nombreux partisans, elle aurait vécu jusqu’en 512. Ces dix années de différence sont importantes, quand on sait que Clovis est mort en 511. Est-elle partie avant lui, ou l’a-t-elle suivi de quelques mois ? Enigme difficile à résoudre… Mais on peut en étudier les données.





14



Revenons aux sources les plus anciennes. Curieusement, après avoir longuement raconté l’enfance de Geneviève à Nanterre, puis les épisodes mouvementés de sa vie à Lutèce, les voyages, les nombreux miracles et prodiges réalisés au cours de sa longue vie, lorsque celle-ci s’achève, l’auteur de la Vita en fait un rapport succinct dont il semble s’excuser : «  Par souci de brièveté, j’ai pris soin de me taire sur la fin de sa vie et les honneurs de ses funérailles. Ayant dans sa bonne vieillesse amplement dépassé dix fois huit années, ayant achevé avec le Seigneur son pèlerinage en son corps dans le siècle, elle fut enterrée en paix le troisième jour des nones de janvier. »

Notons tout d’abord qu’elle est morte paisiblement, « dans sa bonne vieillesse », sans les souffrances d’une cruelle maladie ou d’une infirmité, et qu’elle avait « amplement » plus de quatre-vingts ans. Voilà qui peut surprendre, quand on connaît son addictions pour les obsécrations, la régularité de ses jeûnes sévères et l’extrême frugalité de son régime alimentaire. Mais pourquoi un tel laconisme au sujet des funérailles ? Une personne jouissant d’une telle popularité, vénérée comme une sainte pour ses vertus et ses pouvoirs surnaturels, celle qui avait toujours protégé Paris, n’a pu s’éteindre dans l’indifférence générale.

De nombreux historiens ont cherché les raisons de ce silence. Le moine biographe a-t-il imité Sulpice Sévère qui, dans sa Vie de saint Martin, écrivit : «  Si vous voulez être renseigné sur les derniers instants du saint, il faut vous adresser à ceux qui ont été les témoins de sa mort » ? D’autres suppositions ont été envisagées. La fin de vie de Geneviève fut peut-être dépourvue de faits remarquables, sans les signes miraculeux que l’on eût pu attendre. Quant à l’enterrement – l’honor funeris -, il dut être suffisamment significatif ; et le biographe n’a pas jugé nécessaire de rappeler la présence probable d’un évêque de Paris. Telles sont les thèses développées par Martin Heinzelmann, Dom Jacques Dubois et Laure Beaumont-maillet, ainsi que Joseph-Claude Poulin et Michel Rouche.

Une autre question se pose au sujet de la sépulture. Où Geneviève fut- elle enterrée ? Au cimetière du mont Leucotitius, au sud de l’île de la Cité. Si l’on en croit l’auteur de la Vita, sa tombe était surmontée d’un oratoire qu’il décrit incidemment en y situant un miracle post mortem de la sainte. Il raconte en effet : «  Un certain Goth qui travaillait un dimanche eut les deux mains contractées. Comme il implorait toute la nuit auprès du sépulcre de Geneviève que la santé lui fût rendue, il sortit, le matin, de l’oratoire fait de bois assemblés, construit sur le sépulcre, ayant recouvré la santé de ses deux mains. » Ainsi se confirme que la sépulture était mise en évidence par un petit édifice en bois. Les historiens se sont alors demandé pourquoi Geneviève n’avait pas été enterrée à Saint-Denis, auprès du martyr et premier évêque de Paris qu’elle vénérait tant. Selon Martin Heinzelmann, cette possibilité dut se présenter, mais il semble qu’un autre projet, concernant la tombe de Geneviève, existait déjà au moment de sa mort…

Une fois de plus, l’auteur de la Vita nous éclaire. Après avoir mentionné les attentions de Clovis aux supplications de Geneviève quant aux condamnés à des peines de prison, il poursuit : «  N’est-ce pas lui qui, pour l’honorer (honoris eius gratia), commença sur sa propre décision à construire une basilique dont, après sa mort, la reine Clotilde très excellente porta avec zèle l’édifice jusqu’à son sommet élevé ? » Les historiens se sont divisés sur la traduction de la formule honoris eius gratia. Bruno Krush soutient que l’église en construction fut placée sous le vocable de Geneviève. Mgr Duchesne y voit la preuve que c’est bien Geneviève qui conseilla la construction de l’édifice. Pour Charles Kohler et Godefroid Kurth, Clovis voulait honorer Geneviève en intégrant son tombeau dans le mausolée où il désirait se faire enterrer.

La rédaction de la Vita est ambiguë, commente Jean-Pierre Soisson. Une ambiguïté voulue, « puisqu’elle permettait à l’auteur – proche de la reine Clotilde – de souligner à la fois l’honneur de la situation du tombeau et l’évocation d’une dédicace de l’église à sainte Geneviève (1). »

  1.  : ( Jean-Pierre Soisson, Sainte Geneviève de Paris, Desclée de Brouwer, 2011).

Le moine aurait-il souhaiter promouvoir Geneviève en véritable patronne de la basilique, omettant de mentionner son premier nom : église des Saints-Apôtres ?

Toujours est-il que Geneviève, déposée dans un sarcophage en pierre, est enterrée sur le mont Leucititius. Sa tombe est protégée par une petite chapelle provisoire, en attendant l’achèvement de la basilique voulue par Clovis. A-t-il vraiment projeté, dès 502, d’employer le sépulcre de la sainte à ses propres fins ? En ce cas, Geneviève aurait attendu huit ou neuf ans sous son oratoire de fortune, veillant sur les travaux de construction, avant d’avoir un tombeau définitif dans la crypte de l’église dont elle avait été l’inspiratrice.

La construction de l’édifice n’a commencé qu’en 507 au plus tard, après la bataille de Vouillé, « à l’endroit même du sépulcre de Geneviève ». Ce qui, pour Martin Heinzelmann, tendrait à prouver que le roi voulait distinguer cette femme d’exception par l’association de son tombeau à son propre mausolée. C’est bien auprès d’elle qu’il se fera enterrer en 511, dans cette basilique dédiée aux Saints Apôtres qui prendra un peu plus tard le nom de Sainte-Geneviève.



La question demeure néanmoins : qui, de Clovis ou de Geneviève, s’est éteint le premier ?

A la fin de son ouvrage, Jean Mélia écrit : «  Grâce au préambule qui se trouve dans les copies faites par le moine bénédictin Aymoin du manuscrit de l’auteur anonyme du VI°siècle, on sait que Geneviève vit, avant sa mort, l’accession au trône des enfants de Clovis. Or Clovis étant décédé en 511, Madame sainte Geneviève est morte au plus tôt le 3 janvier 512, c’est-à-dire quelques semaines après la mort du roi des Francs et, dans ces conditions, elle aurait vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-neuf ans (1). »

  1.  : ( J. Mélia, op.cit. ; cité par E. Bourassin, op.cit., p.102-103).

Les historiens Joël Schmidt et Emmanuel Bourassin ont suivi cette ligne, qui est aussi celle de la tradition. Ce qui permet de supposer que malgré son grand âge, la famula Dei n’a cessé d’être active et d’intervenir auprès de Clovis lorsque les intérêts des Parisii n’étaient pas respectés.

Elle a donc pu se réjouir de voir Lutèce retrouver la prospérité de la grandeur romaine et a dû approuver les grands travaux de reconstruction sur la rive gauche, abandonnée depuis les invasions barbares. Mais, comme l’écrit le moine biographe, il lui est aussi arrivé à maintes reprises de se jeter aux pieds du roi pour obtenir la libération des captifs ramenés des champs de bataille, extraire les prisonniers de leurs cachots ou sauver de la mort les condamnés à la décapitation. Et Clovis s’inclinait. Celui qui était « de glorieuse mémoire redoutable dans les guerres » ne pouvait résister au charisme de la vénérable maîtresse de Paris, defensor civitatis. Il ne savait que faire pour lui plaire. Ainsi, connaissant son attachement pour l’évêque Rémi, et afin de faciliter les fréquentes visites qu’elle lui rendait, il lui avait offert près de Reims les terres de Crugny et celles de la Fère. Dans chaque lieu était une maison pour la recevoir et lui permettre de se reposer. Joseph-Claude Poulain relève qu’elle légua ces propriétés, « qu’elle tenait de Clovis », à son ami évêque, et que ce dernier en fit donation au diocèse. Elles sont mentionnées dans le testament de Rémi, sous leurs noms latins Crusciniacus et Fara. Son biographe Hincmar fait état de relations familières entre la sainte et l’évêque, ce dernier la désignant comme sa fille et sa sœur en Jésus-Christ. Il révèle aussi l’existence, dès les années 530, d’un autel dédié à sainte Geneviève dans l’église Saint-Christophe de Reims, auprès duquel saint Rémi voulut être enterré (1).

  1.  : ( Les cinq premières vitae de sainte Geneviève », in M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op.cit.).



De quoi parlaient nos vieux complices au cours de ces nombreux entretiens ? Rémi avait plus de soixante ans (2) et Geneviève plus de quatre-vingts.

  1.  : ( Il mourut le 13 janvier 533 à plus de quatre-vingt-seize ans).

De quoi rêvaient-ils encore pour leur royal filleul, qui répondait si bien à leurs espérances ? N’était-il pas comparé à Constantin ? Serait-il un jour l’authentique héritier de la romanité chrétienne ? Il n’avait pas encore délivré toute la Gaule de l’emprise arienne, mais, avec l’aide de Dieu, il ferait bientôt triompher le dogme trinitaire. Il serait alors, véritablement, le nouveau Constantin ; et, pour inscrire son nom dans l’histoire de la chrétienté, il lui faudrait accomplir une action d’éclat. Ne pourrait-il alors, comme le grand empereur, construire une église en l’honneur des saints apôtres Pierre et Paul, grands prédicateurs de la doctrine du Christ à travers le monde romain ? Il y en avait une à Constantinople, où le célèbre empereur était enterré avec toute sa famille, une autre à Rome, mais elle manquait en Gaule. Et c’est à Paris que le premier roi chrétien du nouveau royaume franc devait l’édifier, comme un symbole de victoire sur l’arianisme.

Geneviève aurait exposé le projet devant Clotilde, lui faisant entrevoir toute la gloire qu’en tirerait Clovis auprès de ses sujets, ainsi que les bénédictions dont le ciel ne manquerait pas de le combler. La reine, enthousiaste, trouve les mots pour convaincre le souverain, son époux, et ce dernier promet d’en étudier l’exécution. Mais au début de 507, il tombe gravement malade. Un ermite thaumaturge, nommé Séverin, lui rend la santé. Le roi fait aussitôt deux vœux : construire la basilique des Saints-Apôtres, que lui réclamaient Clotilde et Geneviève, mais chasser auparavant les Wisigoths ariens d’Aquitaine et du Poitou, libérant du même coup les Gallo-Romains qui gémissaient sous leur joug et les évêques bannis.

Légende ou tradition ? Emmanuel Bourassin raconte qu’ « à l’hospice de Château-Landon, une fresque romane représente la visite de l’ermite au royal malade. Un médecin se tient derrière le lit où le souverain est allongé ; il tient une cuvette et un flacon d’onguent (1) ».

  1.  : ( Cité par E. Bourassin, op.cit., p.105).

Une fois guéri, Clovis remplit ses vœux. S’ils furent légende au moment de l’énoncé, leur accomplissement entre dans l’Histoire, puisque selon sa promesse il prend la tête de ses armées, attaque les Wisigoths et les écrase à la bataille de Vouillé, près de Poitiers. Alaric II sera tué, puis le roi des Francs enchaînera d’autres victoires : Angoulême, Bordeaux, Toulouse et le fabuleux trésor des rois wisigoths, autant de conquêtes foudroyantes qui agrandiront son royaume, depuis la Loire jusqu’aux Pyrénées.



Sur le chemin du retour, Clovis s’arrête à Tours, afin de rendre grâce à saint Martin qui a changé sa vie. Depuis qu’il est baptisé, tout lui sourit. Et ce n’est pas fini. Dans cette même ville le rejoint une ambassade de l’empereur d’Orient, Anastase, qui lui décerne les titres de « consul » et de « patrice », et lui remet le diplôme lui reconnaissant tout pouvoir sur la Gaule.

Pour le roi barbare, la consécration est complète. Il a mené le bon combat et l’audace de son calcul politique est payée de retour. Après la récompense du Ciel que fut la victoire, il reçoit les honneurs terrestres envoyés de Constantinople. Ces titres, qui font de lui plus qu’un sénateur, l’élèvent au premier rang de la hiérarchie romaine et grandissent sa popularité aux yeux des Gallo-Romains. Et tout cela lui arrive dans la cité de Saint Martin, où la lumière de Dieu avait touché son âme. «  Dans la basilique du bienheureux, écrit Grégoire de Tours, il revêtit une tunique de pourpre et une chlamyde et mit sur sa tête un diadème. » Tel un consul romain, paré de son paludamentum orné d’une fibule crucifère, il monte son cheval noir et parade dans les rues en tête de ses soldats, « distribuant une grande quantité de pièces d’or et d’argent » à tous les habitants et pèlerins qui se pressent autour de lui. «  A partir de ce jour, il fut acclamé consul et Auguste, précise Grégoire. Puis il quitta Tours pour venir à Paris (1). »

  1.  : ( G. de Tours, op. cit., II, 38, p. 133).

Alors s’accomplit le deuxième vœu, le plus important : la construction de l’église. Comme pour celle de Constantin à Constantinople, Clovis choisit un point élevé qui domine la ville, le mont Leucotitius, dont le sommet est un cimetière sur une ancienne nécropole. «  Il gravit le cardo, écrit Joël Schmidt. Parvenu devant le forum (…), il lui tourne le dos, fait face au soleil levant et (…) lance au loin sa francisque (…) afin de délimiter le terrain où s’élèvera le monument consacré à l’apôtre et au disciple du Christ. » Dans sa biographie de Clovis, l’historien Godefroid Kurth décrit la scène dans un style plus germanique : «  Debout et en armes sur le terrain qu’il se proposait d’attribuer à la nouvelle église, Clovis, de toute la force de son bras, lança droit devant lui sa hache d’armes, cette francisque dont le tranchant avait fendu plus d’un crâne ennemi (2). »

  1.  : ( Godefroid Kurth, Clovis, vol.2, Victor Retaux libraire-éditeur, 1901, p. 195).

Geneviève dut probablement assister à cette cérémonie, allongée dans une litière à cause de son grand âge. L’événement est symbolique, entouré comme il se doit d’une certaine pompe religieuse, avec procession de clercs et bénédiction par un prêtre, sinon un évêque, le tout accompagné d’hymnes et de cantiques. L’auteur de la Vita le souligne : «  C’est par bienveillance pour elle, en son honneur, que le roi Clovis avait commencé d’édifier la basilique que la reine Clotilde éleva jusqu’au sommet lorsqu’il fut mort. »

La description qu’il en donne ne peut être qu’exacte, puisqu’il doit l’avoir devant lui. Selon le modèle des basiliques paléochrétiennes, c’est un bâtiment rectangulaire, avec un chœur précédé par « un portique développé sur trois côtés ». Il s’agit, explique Michel Rouche, d’un atrium, sorte de cloître à trois galeries de colonnades qui ne sont pas décorées des mosaïques habituelles, mais des peintures, comme le précise le moine biographe. Elles représentent les patriarches, prophètes, martyrs et confesseurs qui furent les défenseurs de « la foi du temps passé telle qu’elle est rapportée dans les livres d’histoire ».

Les travaux commencent sans doute au début de 508. Clovis en a étudié tous les plans avec Clotilde, ainsi que Geneviève qui retrouve son énergie d’antan, lorsqu’elle avait lancé la construction de Saint-Denis. Comme alors, elle doit venir souvent sur le chantier, afin d’encourager les ouvriers à faire diligence. A-t-elle raconté à Clotilde les difficultés surmontées avant de toucher au but ? Le mausolée du saint martyr est devenu, depuis, un lieu de pèlerinage très actif, et elle espère le même succès pour les Saints Apôtres, qui méritent d’être vénérés au cœur de Paris.

En compagnie de Clotilde et de ses enfants, dans le décor luxueux du palais des Thermes, il lui arrive sûrement d’évoquer les péripéties qui jalonnèrent son existence, les moments les plus tragiques, mais aussi les plus heureux, les amitiés qui font oublier les trahisons, et ces heures difficiles où le sort de Lutèce ne tenait que par un fil, celui qui unissait les Parisii dans une même prière pour le salut de leur cité. Ainsi ils avaient repoussé Attila ; ainsi ils avaient surmonté les années de siège, les maladies, la famine ; ainsi ils avaient eu le courage de résister au roi païen pour lui faire entendre que seul un roi chrétien, fils de Dieu comme eux, méritait qu’ils lui offrissent le beau joyau qu’était Paris.

Clovis se révèle un bon roi. Il gouverne d’une main ferme et la ville retrouve peu à peu sa prospérité. Epris de sagesse et de justice, il s’appuie sur le droit romain et fera rédiger la loi salique, une sorte de Code civil et pénal, ajustant les punitions aux forfaits selon leur gravité. Il n’oublie pas la guerre et se montre impitoyable pour châtier ceux qui le trompent. C’est ainsi qu’il ira exterminer ses cousins rhénans de Cologne, puis se lancera contre les Armoricains jaloux de leur indépendance et leur consentira un traité d’alliance, moyennant le paiement d’un tribut.

En bon roi chrétien, « gardien de la patrie et triomphateur des nations », comme le dira Rémi, il convoque tous les évêques des Gaules à se rassembler à Orléans le 10 juillet 511. La moitié seulement pourra se déplacer et participer à ce concile général, confirmant une alliance du trône et de l’autel initiée par Constantin le Grand, et qui pendant des siècles régira les rapports des prochains souverains de la France avec l’Eglise.

Et soudain, le 27 novembre 511, au retour d’une campagne en Thuringe, Clovis s’affaiblit brusquement. Il s’éteint alors qu’il était en pleine force. Quel mal l’a terrassé ? Fièvre, indigestion, refroidissement ? Aucune trace écrite ne nous éclaire. «  Il mourut à Paris, écrit Grégoire de Tours ; il fut enseveli dans la basilique des Saints-Apôtres que lui-même avait construite avec la reine Clotilde (1). »

  1.  : ( G. de Tours, op. cit., II, 43, p. 137).

L’édifice n’est pas terminé. C’est dans la crypte qu’il sera inhumé, en attendant la fin des travaux pour être transféré dans son mausolée.

Selon la tradition, Geneviève mêle ses larmes à celles de Clotilde. Quel rôle a-t-elle joué au chevet du roi mourant ? On peut imaginer le soutien affectueux dont elle entoure la jeune reine éplorée, veuve à l’âge de trente-six ans, et ses mots de réconfort pour la consoler. Mais les paroles les plus douces ne peuvent compenser l’absence du monarque disparu, que ses fils semblent trahir en morcelant son royaume en trois parties, où chacun agira selon ses humeurs.

Geneviève les voit régner, mais elle n’intervient pas. Serait-elle indifférente à leurs injustices et à leurs cruautés ? Sous l’effet de son grand âge, ses forces déclinent rapidement. Bientôt, elle ne peut plus se lever. Elle comprend que l’heure est venue du grand voyage vers le Bien-Aimé du Cantique, qu’elle a servi de son mieux pendant près de quatre-vingt-dix ans. A-t-elle vu, autour de son lit d’agonie, les nombreux Parisiens se presser à son chevet pour prier avec elle et recevoir une dernière bénédiction ? Le tableau de Jean-Paul Laurens exposé au Panthéon représente comme on se plaît à les imaginer, les derniers instants de « Madame sainte Geneviève, patronne de Paris ».

Enfin, le 3 janvier 512, elle s’éteint à son tour. Dès que la nouvelle se répand, la consternation est générale. Depuis si longtemps, elle était si intimement liée à la vie de la cité, toujours là pour réconforter, pacifier, guérir, soulager. Combien de générations n’ont connu qu’elle et la croyaient immortelle ?



Les funérailles sont grandioses. La dépouille, déposée dans un sarcophage en pierre sans ornement, est inhumée en premier lieu dans un coin du cimetière du mont Leucotitius jouxtant le chantier et protégée par un petit oratoire en bois. Sitôt l’église achevée, Clotilde prendra soin de lui faire construire un tombeau dans le chœur. Aux côtés de Clovis le Franc, Geneviève la Gauloise reposera pour l’éternité. En attendant ce moment solennel, les Parisiens vont souvent se recueillir dans l’oratoire auprès de leur bienfaitrice, qui semble répondre à leurs prières par l’intermédiaire de la lampe brûlant nuit et jour au-dessus de sa tombe, sans que l’huile en soit renouvelée ni que nul ne s’en étonne. Car le merveilleux a toujours entouré la sainte.

Dans cette période se produisent deux miracles mentionnés par la Vita. Nous avons déjà cité l’histoire de l’ouvrier goth, qui devait être un prisonnier de guerre employé à la construction de l’église ; après avoir prié toute la nuit sur la tombe de Geneviève, il ressort au matin, délivré du mal qui paralysait ses deux mains. Le moine biographe ajoute un autre prodige : «  Pour inspirer aux fidèles de la vénération pour son tombeau, je pense qu’il n’est pas inutile de faire connaître comment un jeune homme nommé prudent y recouvra la santé. » Ses parents étaient très affligés, car il avait la maladie de la pierre et ses jours étaient en danger. Priant sur le tombeau, ils supplièrent la sainte de suggérer un remède. Le jour même, le fils expulse un énorme calcul. Le terrible mal ne l’inquiétera plus jamais.

Ces deux miracles sont les seuls mentionnés par l’auteur de la Vita, dont il ait pu recueillir le souvenir auprès de témoins authentiques. Dix-huit ans après la mort de la sainte, il n’a pu rassembler que ces deux exemples. Furent-ils les seuls ? Devant le nombre important de prodiges qui se produiront au cours des siècles, on pourrait penser qu’il n’a pas bien mené ses investigations, ou qu’il en a réduit le nombre afin de ne pas porter ombrage aux mérites de Clotilde, commanditaire de cette Vie de sainte Geneviève…



Si l’on s’en tient à la version classique des historiens, qui font mourir Geneviève en 502, le résultat reste le même : les deux tombeaux voisinent dans le chœur de l’église des Saints-Apôtres. Nous avons vu la sépulture de la sainte surmontée d’un provisoire oratoire en bois sur le mont Leucotitius. Nous avons vu Clovis monter vers le sommet et jeter sa francisque pour délimiter le terrain où sera édifiée l’église dédiée aux saints apôtres Pierre et Paul et « en l’honneur » de Geneviève. De 508 jusqu’à sa mort, le roi supervise les travaux et, sitôt la crypte terminée, il y fait placer le sarcophage de sa vénérable amie, en attendant de l’y rejoindre dans un somptueux mausolée. Comme l’affirme Heinzelmann, c’était un acte mûrement réfléchi.

Michel Rouche va plus loin. Se faire inhumer au côté de Geneviève, « c’était reconnaître et faire savoir que, à l’instar de la patronne de Paris, le roi des Francs avait été l’homme de l’unité ». S’il avait voulu un enterrement ad santos, près d’un saint martyr, il aurait dû être déposé à Saint-Denis. Or Geneviève n’était pas martyre, en outre elle était une femme. «  Le roi avait voulu honorer celle à qui il devait l’axe général de sa politique et ses pratiques humanitaires envers ses adversaires gallo-romains. » Le monument le prouve, avec son ornementation clairement antiarienne, ses peintures bibliques trinitaires, ses prophètes comme Abraham et des saints comme Martin, pourfendeur de l’hérésie. En renfermant dans le chœur, où ils seront transférés dès la fin des travaux, « le tombeau de la prophétesse qui avait vu clair au milieu des discordes, ainsi que celui de l’artisan d’une nouvelle unité, dans la nouvelle capitale d’un nouvel organisme politique », cette église « symbolisait parfaitement l’œuvre d’une femme et d’un homme qui avaient lutté pour une romanité chrétienne en Gaule (1) ».

  1.  : ( M. Rouche, Clovis, op. cit.)

Pour Martin Heinzelmann, « la méthode du roi de se « réserver » d’avance l’association ultérieure d’un personnage d’exception pour son futur mausolée, trouve une confirmation par le procédé identique de son propre fils Clotaire 1er, un demi-siècle plus tard (1).

  1.  : ( M. Heinzelmann, J.-C. Poulin, op.cit., p. 105. A la mort de l‘évêque Médard de Noyon, « Clotaire fit transporter le corps du prélat dans sa propre capitale de Soissons, où ce dernier fut enterré, et surmonté d’un édicule en bois. Ce n’est que plus tard que Clotaire construisit, à l’instar de son père, l’église qui devait recevoir sa dépouille mortelle, aux côtés d’une sépulture prestigieuse » ( ibid., p. 106).

Il convient cependant que, « si Geneviève n’a guère pu vivre en religieuse dans un sens traditionnel, son activité étonnante, qui la hausse au niveau d’un évêque puissant de l’époque, fait finalement bien comprendre la décision du glorieux fondateur d’un futur empire franc, de choisir justement cette femme comme compagne et protectrice pour son dernier et éternel repos (2) ».

  1.  : ( Ibid, p. 111).



La basilique commencée par Clovis est achevée en 520 par l’adjonction d’une abbaye confiée à une communauté de chanoines réguliers de Saint-Augustin, qui prendront un peu plus tard le nom de « Génovéfains ». Ils sont chargés de veiller sur l’édifice, que la reine Clotilde fait consacrer solennellement par l’évêque Rémi. Ce dernier, qui a obtenu de Rome des reliques de saint Pierre et de saint Paul, procède, devant une foule nombreuse, à l’importante cérémonie au cours de laquelle les dépouilles du roi et de Geneviève sont transférées depuis la crypte dans leurs tombeaux respectifs, érigés l’un près de l’autre dans le chœur, celui de la sainte étant sous le maître-autel.

Le culte dont elle est honorée depuis sa mort ira s’intensifiant, «  ce qui explique par la gloire dont elle jouissait déjà de son vivant et par la puissance surnaturelle que ses contemporains lui avaient connue », écrivent Jacques Dubois et Laure Beaumont-Maillet (3).

  1.  : ( Dom J. Dubois et L. Beaumont-Maillet, op.cit., p.73).



Elle était la thaumaturge par excellence, celle qui rendait la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la mobilité aux paralytiques. Notre moine biographe a vu l’huile se renouveler dans la lampe placée au-dessus du tombeau et opérer des miracles. Un demi-siècle plus tard, Grégoire de Tours, malade chronique, ne manquera pas de le confirmer : « Sainte Geneviève est enterrée dans la basilique des Saints-Apôtres. (…) Les prières faites sur son tombeau obtiennent de très fréquentes grâces, et ceux qui souffrent des fièvres y sont guéris par la puissance de sa vertu (1). »

  1.  : ( G. de Tours, A la gloire des confesseurs, C.89).

Dans les années qui suivent, le mausolée royal s’ouvrira plusieurs fois pour recevoir les corps des petits-enfants de Clovis, massacrés par leurs oncles. Puis ce sera le tour de Clotilde, qui les rejoint en 545. Comme l’écrit Grégoire de Tours, « chargée d’ans et riche de bonnes oeuvres, elle mourut dans la ville de Tours. (…) On la transporta à Paris avec un grand cortège de chantres et elle fut ensevelie dans le sanctuaire de la basilique de Saint-Pierre, au côté du roi Clovis (…) C’est elle en effet qui avait construit la basilique où la très bienheureuse Geneviève a aussi été ensevelie (2) ».

  1.  : ( Grégoire de Tours, Histoire des Francs, op. cit., IV, 1, p. 181).

Et si l’église ne désemplit pas, ce n’est pas pour rendre hommage aux saints apôtres Pierre et Paul ou aux membres de la famille royale, mais bien à Geneviève, restée chère au cœur des Parisiens. Sous l’impulsion de la ferveur populaire, l’église changera de nom et prendra celui de la sainte, ainsi que le mont sur lequel elle est construite. Et c’est là, sur la montagne Sainte-Geneviève, que l’on viendra chercher secours à l’heure du danger.

L’auteur de la Vita termine son ouvrage par une imploration « à la très fidèle servante de Dieu appelée Geneviève : «  Qu’elle supplie Dieu pour les maux passés que nous avons commis, qu’elle intervienne pour ceux à venir, qu’elle obtienne pour les mortels la nourriture angélique et corporelle, afin que, réconciliés dans la Trinité indivise, exultant les splendeurs des saints, nous magnifiions Notre Seigneur Jésus-Christ, car c’est à lui qu’appartiennent la gloire, l’honneur et le pouvoir dans les siècles des siècles. »

Vocabulaire politique et religieux au travers duquel Michel Rouche discerne un parallèle entre monarchie divine – l’unité- et monarchie franque, créatrice d’unité après le baptême de Clovis et Vouillé. Derrière les mots « Notre Seigneur Jésus Christ » se cache Clovis : «  A lui la gloire, l’honneur, l’empire et le pouvoir. » Tout cela, néanmoins, ne lui appartient pas, mais se trouve donné au roi défenseur de la Trinité, par l’intermédiaire de Geneviève. «  Tout pouvoir vient de Dieu », a dit saint Paul (1).

  1.  : (I Cor, XIII, 4).

Une fois de plus, la signification spirituelle prime le sens historique, conclut Michel Rouche (2).

  1.  : ( M. Rouche, Clovis, op. cit.,annexe XIII, p. 490.)

La femme exceptionnelle que fut Geneviève n’est pas morte. Son histoire et surtout son influence vont se poursuivre au cours des siècles. Son sarcophage, jalousement gardé comme le plus précieux talisman contre les vents et les marées des folies humaines, semble avoir conservé les pouvoirs surnaturels de celle qui recevra bientôt le titre de patronne de Paris, « sa » ville, sur laquelle elle n’a jamais cessé de veiller.





EPILOGUE



La vénération des Parisii pour Geneviève ne s’éteint pas avec sa disparition. Comment accepter que la mort de leur sainte puisse les priver de sa protection ? Ils ont eu recours à elle pour résoudre leurs plus sérieuses difficultés, ils lui gardent la même confiance. Elle ne peut les abandonner. Alors, jour et nuit, ils vont sur son tombeau pour implorer son assistance. Comme le faisaient les Anciens pour honorer les corps de leurs défunts, ils laissent brûler une lampe pour célébrer sa mémoire, et le lueur de la flamme guide leurs pas dans l’obscurité. Certains osent toucher l’huile et en frotter leurs infirmités, ainsi que le faisait la sainte lorsqu’elle guérissait toutes sortes de maladies.

Quel n’est pas leur étonnement de constater que la simple application du précieux liquide fait marcher les boiteux, ouvre les oreilles des sourds, rend la vue aux aveugles ; mais la stupéfaction est encore plus grande de voir que le niveau de l’huile ne baisse pas. Malgré les nombreux malades qui accourent, elle se renouvelle miraculeusement et la lampe ne cesse de brûler.

Autour du tombeau, la ferveur redouble et de longues cohortes afflueront au cours des années, en de telles multitudes qu’il faudra bientôt l’entourer d’une grille de bois pour contenir le zèle et la dévotion des fidèles, les empêcher surtout d’arracher la moindre parcelle de pierre du sarcophage. Plusieurs conciles seront célébrés en son sein. Deux ont laissé des traces dans les annales de l’Eglise de France. L’un en 557, auquel assistait Grégoire de Tours qui reconnaîtra le pouvoir thaumaturgique du sépulcre (1) ;

  1.  : ( Voir p. 23).



Cent vingt années s’écoulent jusqu’au règne du roi Dagobert Ier, fils de Clotaire, qui a le goût du faste et le culte des saints. Découvrant que la sépulture de Geneviève est indigne du renom de cette grande sainte, il confie à son ministre, le futur saint Eloi, la charge de fabriquer une châsse ornée de pierreries et de fines ciselures. Ce dernier, orfèvre renommé, vient d’achever l’ornementation des mausolées de saint Denis et de saint Martin. Il emploie donc tout son talent, et n’épargne aucun des métaux et joyaux que les Parisiens lui apportent, afin de réaliser une belle œuvre. En 630, elle est achevée. Le corps de sainte Geneviève est alors levé du cercueil de pierre où elle reposait depuis son décès, pour être enfermé dans un coffre en bois cerclé d’une cage de fils d’argent rehaussés de joyaux scintillants, créée par Eloi. Selon la pensée d’un ancien auteur, celle qui pendant sa vie avait généreusement méprisé les vains ornements qui font d’ordinaire la gloire de son sexe en fut justement honorée après sa mort ( 2).

  1.  : ( Cité par le père Pierre Lallemant dans sa Vie de sainte Geneviève, patronne de Paris et de la France, Librairie catholique de Périsse frères, 1859).

La châsse rutilante est placée sous l’autel principal, au centre du chœur.

Les foules ne cessent d’affluer et les miracles se multiplient, tant autour du tombeau vénéré que du puits de la maison de Nanterre, transformée en église à la gloire de celle qui avait vu le jour en ces lieux. L’un d’entre eux, plus spectaculaire, ne manque pas de frapper les esprits. Il se produit à Paris, aux alentours de l’an 830, lorsqu’une crue de la Seine et des rivières voisines provoque une effroyable inondation. Toute la ville est envahie par les eaux. L’évêque demande alors à un clerc de rechercher une église épargnée par le cataclysme où il pourrait célébrer le messe. Le hasard fait que ce dernier passe devant l’ancienne habitation de Geneviève, pieusement conservée, et y pénètre afin de constater les éventuels dégâts. Lorsqu’il entre dans la chambre, quelle n’est pas sa stupeur de voir le lit de mort de la sainte respecté par les eaux, qui forment par-dessus une sorte de voûte. Il prévient aussitôt l’évêque, qui constate le miracle. De tous côtés, on accourt pour voir le prodige ; et, tandis que l’on rend grâce à Dieu et à la sainte, les eaux se retirent et la Seine regagne son lit.

De son vivant, Geneviève avait eu le pouvoir de commander aux éléments. On l’avait vue arrêter ou commander la pluie selon les besoins des cultures. Elle avait plusieurs fois apaisé les flots qui menaçaient d’engloutir ses bateaux chargés de grains destinés au peuple de Lutèce assiégée. Le souvenir de ces prodiges est resté dans les mémoires, à tel point que, tout au long de l’Ancien Régime, on invoquera la sainte dès qu’un problème météorologique se présente : tantôt les débordements de la Seine menaçant de tout emporter, tantôt les sècheresses excessives ou les pluies continuelles détruisant les récoltes et faisant redouter la famine, tantôt d’autres calamités publiques comme les épidémies.

Mais les Parisiens allaient connaître des événements bien plus graves, et Geneviève répondra fidèlement à leurs prières. De même qu’elle avait protégé Lutèce des hordes d’Attila, elle protègera Paris et ses habitants des envahisseurs Normands. En 837 leurs drakkars remontent la Seine et les déversent dans le Bassin parisien. Ils s’installent à Rouen, mais ne s’approchent pas de la capitale. Les Parisiens se terrent dans la Cité, bien décidés à résister. Leur seule inquiétude est de préserver Geneviève, dans son église hors les murs, qui risque fort d’être pillée et profanée, sinon incendiée. Les chanoines de l’abbaye, chargés de l’entretien du sanctuaire, décident alors d’extraire les restes de la sainte de son tombeau et de les déposer dans une caisse plus maniable, qu’ils transportent clandestinement à Athis, puis à Draveil, où ils possèdent un domaine. Après avoir ravagé Paris, les Normands acceptent de se retirer lorsque Charles le Chauve leur offre un fort tribut. Le calme revient et les chanoines ramènent Geneviève dans son église. La châsse est alors hissée au-dessus du grand autel, bien en vue de tous les fidèles qui se précipitent en foule pour la vénérer.

En 857, nouvelle alerte. Les chanoines s’empressent de descendre la châsse et l’emportent plus loin encore, à Marisy, dans une abbaye que protège la robuste forteresse de La Ferté-Milon. Elle y restera cinq ans au cours desquels, selon un témoignage contemporain, « tant de miracles ont été faits audit lieu par ladite vierge qu’il est impossible de les rédiger par écrit ». Et pendant ce temps, les Normands incendiaient l’église où reposaient encore Clovis et sa famille, détruisant une grande partie de l’édifice. Il sera restauré sitôt la sécurité rétablie, et la châsse de Geneviève sera solennellement rapportée à Paris. Triomphale procession au long des routes jalonnées de tout un peuple agenouillé, chantant des cantiques pour saluer la grande sainte de retour dans « sa » ville par Mareuil-sur-Ourcq, Lizy-sur-Ourq, Try-le-Bardou, Rosny. «  Divers prodiges, guérisons inexpliquées se produisent sur son passage, écrit Joël Schmidt, à tel point que des reliques sont laissées aux soins de ceux qui, pour leur rendre un culte, édifient des églises, notamment à Sainte-Geneviève-des-Bois (1) ».

  1.  : ( J. Schmidt, Sainte Geneviève…, op.cit.).

Vingt-huit ans plus tard, en 885, les Normands reviennent en force sous les murs de Paris. Bien décidés à résister, comme l’avaient fait leurs aïeux réunis autour de Geneviève au temps d’Attila, les Parisiens rapportent la châsse de leur sainte au milieu d’eux, au cœur de l’ancienne Lutèce. Ils la promènent dans les quartiers assiégés pour soutenir le moral des combattants et l’installent dans les points stratégiques où les combats font rage, afin d’empêcher l’ennemi de débarquer. Les assauts normands se multiplient. Partout où l’on transporte la châsse, ils sont repoussés. Par sept fois ils reviennent à la charge,9 mais par sept fois ils doivent reculer. «  Par-delà la mort, écrit Joël Schmidt, Geneviève n’a pas perdu son pouvoir d’intercession (2). »

  1.  : (Ibid.)

Dès lors, la coutume s’instaure de promener la châsse en de longues processions à travers les rues, chaque fois qu’un danger ou une calamité menace la ville. Derrière l’Eglise et les communautés religieuses avancent la municipalité, les patriciens et les notables précédant le gros de la foule, et tous suivent avec une dévotion marquée. C’est en cette fin du IX° siècle que Geneviève est reconnue « patronne de Paris » et que l’église des Saints-Apôtres devient l’église Sainte-Geneviève, après que les dégâts des incendies normands ont été réparés.



Trois siècles passent ainsi, jalonnés de processions solennelles et de nombreux miracles posthumes. Le plus spectaculaire se produit au début du XII° siècle, sous le règne de Louis VI le Gros. On l’appelle traditionnellement le « miracle des Ardents ». Un mal bien singulier appelé « feu sacré », ou mal des ardents, se propageait périodiquement. Comme son nom l’indique, il brûlait, telle une flamme, toutes les parties du corps auxquelles il s’attaquait – pieds, mains, poitrine, visage – et provoquait la mort dans des douleurs atroces. Il était dû à l’ingestion d’ergot de seigle, qui apparaît sur la tige dans les années pluvieuses, déclenchant des fièvres excessives avec convulsions ou gangrène.

EN 1129 et 1130, ce mal ravage Paris et le Soissonais. Quatorze mille personnes sont emportées par ce fléau et la médecine est impuissante. Processions et jeûnes restent vains. L’évêque de Paris, Etienne de Senlis, se tourne alors vers l’ultime recours, Geneviève, leur protectrice. Il demande aux chanoines génovéfains de descendre la châsse de la sainte et de la faire venir à Notre-Dame, en grande procession de tout un peuple d’artisans et de bourgeois chantant des litanies. Avant son arrivée, il fait compter les malades rassemblés devant le porche. Cent trois se sont alignés sur le seuil de la cathédrale, à l’endroit même où doit passer la châsse contenant les saintes reliques. A peine l’effleurent-ils du bout des doigts qu’ils sont guéris. Trois seulement ne le sont pas et l’on dira qu’ils étaient incrédules.

Une immense clameur s’élève alors sous les voûtes de la cathédrale, un tonnerre d’acclamations et de cris de joie. L’évêque et les prêtres ont du mal à calmer la foule, qui s’accroche à la châsse et ne veut plus la laisser repartir. Les chanoines devront attendre la nuit pour regagner leur église avec leur précieux fardeau. Dès ce jour, cependant, le fléau décroît peu à peu et disparaît de toute la France. Des milliers de victimes, vouées à la mort, recouvrent la santé.

L’année suivante, le pape Innocent II vient à Paris et authentifie le prodige, après avoir diligenté une enquête sérieuse auprès des innombrables témoins qui emplissaient la cathédrale. Ayant vérifié la certitude historique des faits, il ordonne alors d’en célébrer chaque année la mémoire par une fête solennelle, sous le nom de Sainte-Geneviève des Ardents. La date en est fixée au 26 novembre, et ce jour-là devient, comme le dimanche, un jour de repos et de prière.

L’événement aura un grand retentissement. La dévotion du peuple de Paris envers sa chère patronne s’intensifie par des marques solennelles de reconnaissance. Ainsi, en action de grâce, les Parisiens font ériger une église romane, Sainte-Geneviève-la-Petite, sur l’emplacement de la maison qu’elle habitait, près du Petit Pont (1).

  1.  : ( Elle sera détruite au XVIII° siècle pour agrandir l’hospice des enfants trouvés).

La renommée de la sainte s’accroîtra d’autant. Et c’est vers elle que l’on se tournera désormais pour les maladies épidémiques et pour toutes sortes de fièvres. Le grand Erasme n’a-t-il pas raconté sa guérison d’une fièvre quarte, en l’an 1496, alors qu’il était à Paris et suivait une procession demandant à la sainte d’arrêter les pluies diluviennes ? A son ami Nicolas Werner, il écrit : «  Ma guérison n’est pas l’œuvre des médecins (…) mais l’œuvre de la célèbre vierge, sainte Geneviève, dont les ossements sont journellement glorifiés par des prodiges. » L’érudit précise ensuite les circonstances : «  Ici, il a plu sans discontinuer pendant près de trois mois ; la Seine, sortie de son lit, se répandait à travers la ville et avait inondé la campagne. La châsse de sainte Geneviève a été descendue et conduite à l’église Notre-Dame, l’évêque venant au-devant d’elle avec toute l’Université ; les chanoines réguliers, et l’abbé avec eux, l’escortaient pieds nus et en grande pompe. A présent, le temps est beau, rien n’est plus serein que le ciel. »

Le « prince des humanistes », qui a tant contesté l’Eglise catholique, attendra trente années pour composer, en l’honneur de la sainte, un long poème de remerciement dont Jean Mélia nous donne un extrait : «  Vous sur votre haute montagne, vous étendez votre regard au loin sur les plaines, et vous repoussez les fléaux qui menacent nos chers Français. C’est par un don du Ciel que, morte, vous secourez tant de malades (1). »

  1.  : ( J. Mélia, op. cit., p.245).

Dans l’église Saint-Roch à Paris, on peut voir le tableau de Gabriel-François Doyen illustrant ce « miracle des Ardents » qui avait tant frappé les esprits. Exposé au Salon de 1767, ce fut « la dernière grande peinture religieuse de l’Ancien Régime », soulignent Dom Jacques Dubois et Laure Beaumont-Maillet (2).

  1.  : ( Dom J. Dubois et L. Beaumont-Maillet, op. cit., p. 154).