lundi 4 septembre 2017
Vies des Saints du Désert par Arnaud d'Andilly (IV)
LA VIE DE SAINT HILARION,
Ecrite par Saint Jérôme.
AVANT-PROPOS.
Vertueuse Aselle, l’ornement et la gloire des vierges, souvenez-vous de moi, je vous prie, en vos saintes oraisons. Entreprenant d’écrire la vie du bienheureux Hilarion, j’invoque le Saint Esprit dont il était rempli, afin que celui qui l’a comblé de tant de vertus m’assiste pour les raconter dignement, et égale mes paroles à ses actions. Car comme dit Salluste (Dan. 2.7 & 8), on n’estime ceux qui ont fait des choses excellentes et extraordinaires qu’à proportion des louanges que des esprits rares leur ont données. Alexandre le Grand ( que Daniel figure sous le nom d’un léopard ou d’un bouc) voyant le tombeau d’Achille s’écria : « O que tu as été heureux d’avoir rencontré un si grand esprit pour publier ton héroïque vaillance ! », voulant signifier Homère par ces paroles.
Or j’ai à écrire la vie d’un homme si admirable que si Homère était vivant, ou il me porterait envie d’avoir trouvé une matière si favorable, ou s’il entreprenait de la traiter, il y succomberait lui-même. Car encore que Saint Epiphane Evêque de Salamine en Cypre, qui a eu grande familiarité avec Hilarion, ait écrit en peu de mots ses louanges dans une lettre qui est entre les mains de tout le monde, il y a toutefois grande différence entre se servir de lieux communs pour louer un homme mort, ou représenter les vertus qui lui ont été particulières. Ainsi entreprenant plutôt en faveur de Saint Epiphane que pour lui faire tort, l’ouvrage qu’il n’a fait que commencer, je méprise la voix de la médisance, qui ayant ci-devant trouvé à redire à la vie de Paul que j’ai écrite, pourra aussi blâmer celle d’Hilarion, prenant la solitude de l’un pour un sujet de calomnie, et reprochant à l’autre qu’il a trop conversé parmi le monde : comme si ce que je dis de celui qui s’est toujours caché n’était qu’une fable (Matt. 11) ; ou que l’on dût moins estimer l’autre à cause qu’il a été vu de plusieurs. Leurs pères qui sont les Pharisiens, en ont autrefois usé de la même sorte, n’ayant pu approuver ni la solitude et le jeûne de Saint Jean, ni de voir notre Sauveur environné de grandes troupes, et qu’il bût et mangeât en la manière ordinaire. Mais je vais mettre la main à l’œuvre que j’ai entreprise, et boucher mes oreilles pour passer outre sans entendre aboyer les chiens de Scylla. Je souhaite, très sacrée vierge, que vous demeuriez toujours en la Grâce de Jésus-Christ, et que vous ne m’oubliez pas en vos saintes prières.
CHAPITRE I.
Saint Hilarion ayant passé quelque temps auprès de Saint Antoine se retire à l’âge de quinze ans dans un désert de la Palestine.
Hilarion était d’un bourg nommé Tabate, qui est assis du côté du midi à cinq milles ou environ de Gaza ville de la Palestine. Son père et sa mère étant idolâtres, cette rose, ainsi que l’on dit communément, fleurit au milieu de ces épines. Ils l’envoyèrent apprendre les lettres humaines à Alexandrie, où il donna des preuves d’un grand esprit et d’une grande pureté de moeurs autant que son âge le pouvait permettre : ce qui le rendit en peu de temps aimé de tous et savant en rhétorique. Mais ce qui est incomparablement plus estimable, étant entré dans la foi de Jésus-Christ, il ne prenait plaisir ni aux fureurs du cirque, ni au sang des gladiateurs, ni aux dissolutions du théâtre, mais toute sa joie était de se trouver à l’église en l’assemblée des fidèles.
Ayant entendu parler de Saint Antoine dont le nom était si célèbre dans toute l’Egypte, l’extrême désir qu’il eut de le voir le fit aller dans le désert, et aussitôt qu’il eut reçu cette consolation, il changea d’habit et demeura près de deux mois auprès de lui, observant avec grand soin sa manière de vivre et la gravité de ses mœurs, quelle était son assiduité en l’oraison, son humilité à recevoir ses frères, sa sévérité à les reprendre, sa gaieté à les exhorter, et comme nulle infirmité n’était capable d’interrompre son abstinence en toutes choses, et l’âpreté de ses jeûnes.
Mais ne pouvant souffrir davantage l’abord et la multitude de ceux qui venaient de tous côtés chercher Saint Antoine pour être soulagés de diverses maladies, et particulièrement de l’obsession des Démons, et disant que puisqu’il n’y avait point d’apparence de voir dans le désert autant de monde que dans les villes, il fallait qu’il commençât ainsi qu’avait commencé Antoine, lequel comme un vaillant soldat pouvait lors jouir du fruit de ses victoires ; au lieu que lui n’était pas encore seulement entré dans le combat ; il s’en retourna en son pays avec quelques Solitaires ; et ses parents étant déjà morts, il donna une partie de son bien à ses frères et l’autre aux pauvres, sans se réserver chose quelconque, à cause que cet exemple, ou ce supplice d’Ananias et de Saphira que nous voyons dans les Actes des Apôtres lui faisait peur (Act.5), et principalement parce qu’il avait gravé dans son esprit cette parole de notre Seigneur (Luc.14) : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne saurait être mon disciple. »
Il n’avait lors que quinze ans. Et s’étant en cette sorte dépouillé de toutes choses et armé de Jésus-Christ, il entra dans cette solitude qui étant sur la main gauche lorsque l’on va en Egypte le long du rivage, est éloignée de sept milles de Maïume où se fait tout le trafic de Gaza. Ces lieux étant remplis de meurtres par les brigandages qui s’y faisaient, et ses proches et ses amis l’ayant averti d’un si grand péril, il méprisa la mort pour éviter une autre mort. Chacun s’étonnait de son courage, et on eût encore plus admiré qu’il fût capable en cet âge de prendre une telle résolution, si l’on n’eût vu reluire dans ses yeux cette flamme qui brûlait son cœur, et ces étincelles de sa foi si vive et si ardente. Si son teint était délicat, son corps et sa complexion ne l’étaient pas moins, et étant très sensible à toutes les injures de l’air, le moindre froid ou le moindre chaud était capable de lui donner beaucoup de peine.
CHAPITRE II.
De la merveilleuse austérité avec laquelle Saint Hilarion vivait dans ce désert. Et de sa constance à soutenir les tentations des Démons.
Ainsi se couvrant seulement d’un sac et prenant une tunique de poil (que le bienheureux Antoine lui avait donnée, lorsqu’il prit congé de lui), ayant lors l’allure d’un paysan, il s’arrêta entre la mer et les marais dans une vaste et effroyable solitude, où il ne mangeait que quinze figues par jour après que le soleil était couché ; et d’autant que cette contrée, ainsi que j’ai déjà dit, était toute pleine de voleurs, nul autre homme que lui n’avait jamais demeuré en ce lieu-là. Que pouvait faire le Démon en le voyant vivre de la sorte ? De quel côté se pouvait-il tourner ? Il enrageait ; et celui qui avait dit autrefois avec tant d’insolence et de vanité (Isaïe 14) : « Je monterai dans le Ciel, j’établirai mon trône sur les astres, et serai semblable au Très Haut », se voyait vaincu par un enfant qui le foulait aux pieds avant que son âge lui permît de pécher. Cet esprit de ténèbres ne pouvant lui faire pis, chatouillait ses sens, et s’efforçait de faire sentir à son corps qui entrait dans les premiers bouillons de la jeunesse, les ardeurs de la volupté qui jusques alors lui étaient inconnues. Ainsi ce jeune soldat de Jésus-Christ était contraint de porter son imagination à des choses qu’il ignorait, et de penser et repenser à des pompes et à des magnificences qu’il n’avait jamais vues. Sur quoi entrant en colère contre soi-même, et se meurtrissant l’estomac de coups, comme si en frappant son corps il eût pu chasser ces pensées de son esprit, il disait : « Malheureux animal, je t’empêcherai bien de regimber ; je te chargerai excessivement, et te ferai travailler par le chaud et par le froid, afin que tu penses plutôt à manger qu’à te donner du plaisir. » Ainsi après trois et quatre jours de jeûne, il soutenait seulement avec le sac de quelques herbes et un peu de figues son corps qui n’en pouvait plus ; il priait et chantait des psaumes quasi à toutes heures, et labourait la terre afin que ce travail redoublât celui de ses jeûnes. Il imitait aussi la façon de vivre des Solitaires d’Egypte en faisant des paniers d’osier, et suivait le précepte de l’Apôtre lorsqu’il dit que « celui qui ne travaille pas ne doit pas manger. » ( 2. Thess.3). Ainsi son corps devint exténué de telle sorte qu’à peine la peau tenait-elle encore à ses os.
Il entendit une nuit comme des plaintes de petits enfants, des pleurs de femmes, des bêlements de brebis, des mugissements de bœufs, des rugissements de lions, le bruit d’une armée, et le son de plusieurs voix barbares et confuses, et fut en cette sorte plus épouvanté par l’ouïe que par la vue. Mais reconnaissant que tout cela n’était que des jeux du Démon, il se jeta à genoux, fit le signe de la Croix sur son front, et s’étant ainsi armé du bouclier de la foi, il combattait d’autant plus courageusement qu’il était par terre. Ayant quelque désir de voir ce qu’il avait horreur d’entendre, il jetait les yeux de tous côtés, lorsque soudain il aperçut, la lune étant fort claire, un chariot tiré par des chevaux enflammés tomber sur lui. Sur quoi il n’eut pas plutôt imploré à haute voix l’assistance de Jésus-Christ que la terre s’ouvrit et engloutit toute cette machine. Ce que voyant, il commença de dire (Exod.35) : « Il a précipité dans la mer cheval et cavalier » ; et cet autre passage de l’Ecriture : (Ps.19) »Ils se glorifient en leurs chariots et en leurs chevaux ; mais nous ne nous glorifions qu’au nom du Seigneur. »
Hilarion a souffert tant de tentations, et les Démons lui ont dressé de jour et de nuit tant de diverses embûches que si je les voulais toutes raconter, je passerais les bornes d’un juste volume. Combien de fois lorsqu’il était couché, des femmes toutes nues se sont-elles présentées devant lui ? Et combien de fois lorsqu’il avait faim, des festins magnifiques ont-ils paru devant ses yeux ? Quelquefois lorsqu’il priait, des loups en hurlant, et des renards en jappant, sautaient par-dessus lui, Et lorsqu’il chantait des psaumes, il eut pour spectacle un combat de gladiateurs, dont l’un tombant comme mort à ses pieds le priait de lui donner sépulture. Une autre fois s’étant mis en oraison la tête appuyée contre terre, et par la misère de l’infirmité humaine son esprit s’étant distrait, et pensant à autre chose, ce vigilant charrier infernal sauta sur ses épaules, et en lui donnant des talons par les côtés, et lui frappant la tête avec son fouet, lui criait : « Sus, sus, cours donc, pourquoi t’endors-tu ? et en cet état s’éclatant de rire lui demandait si le courage lui manquait, et s’il voulait qu’il lui donnât de l’orge.
CHAPITRE III.
Abrégé de toute la Vie de Saint Hilarion.
Depuis l’âge de seize ans jusques à vingt, il n’eut autre défense contre le chaud et la pluie qu’une cabane qu’il avait faite avec du jonc et quelques autres herbes marécageuses. Depuis il fit une petite cellule qui se voit encore aujourd’hui, large de quatre pieds et haute de cinq, et ainsi plus basse que lui, mais un peu plus longue qu’il ne fallait pour son petit corps, en sorte qu’elle paraissait plutôt un sépulcre que non pas la retraite d’un homme vivant. Il ne coupait ses cheveux qu’une fois l’année, le jour de Pâques. Il coucha jusques à la mort sur la terre dure et sur un peu de jonc. Il ne lava jamais le sac dont il s’était revêtu, disant qu’il n’y avait point d’apparence de chercher la propreté dans le cilice ; il ne changeait de tunique que quand la sienne était en pièces ; et sachant toute l’Ecriture Sainte par cœur, après qu’il avait fait oraison et chanté des psaumes, il la récitait tout haut comme si Dieu eût été présent. Or parce qu’il serait trop long de raconter ses grandes actions selon les divers temps qu’il les a faites, je les renfermerai en peu de mots et représenterai par même moyen toute sa vie devant les yeux du lecteur ; et puis je reprendrai la suite de ma narration.
Depuis vingt et un an jusques à vingt-sept il ne mangea autre chose durant les trois premières années qu’un peu de lentilles trempées dans de l’eau froide ; et durant les autres trois années que du pain avec du sel et de l’eau. Depuis vingt –sept ans jusques à trente, il ne vécut que d’herbes sauvages et de racines crues de quelques arbrisseaux. Depuis trente et un an jusques à trente-cinq, il n’eut pour toute viande que six onces de pain d’orge, et un peu d’herbes cuites sans huile. Mais sentant obscurcir ses yeux, et étant tourmenté d’une gratelle qui lui donnait une violente démangeaison par tout le corps et rendait sa peau aussi rude que de la pierre ponce, il ajouta de l’huile à ce que je viens de dire ; et continua jusques à soixante-trois ans à vivre dans cette extrême abstinence, ne goûtant outre cela ni d’aucun fruit, ni d’aucun légume, ni de chose quelconque. Alors voyant que son corps s’exténuait, et croyant que sa mort était proche, il ne mangea plus de pain depuis soixante-quatre ans jusques à quatre-vingt, sa ferveur étant si incroyable qu’il semblait qu’il ne fît que d’entrer dans le service de Dieu en un âge où les autres ont accoutumé de diminuer leurs austérités. On lui faisait un breuvage avec de la farine et quelques herbes hachées, tout son boire et son manger pesant ainsi à peine cinq onces. Il continua jusques à la mort en cette manière de vivre, ne mangeant jamais qu’après que le soleil était couché, et ne rompant jamais son jeûne ni aux jours de fête, ni dans ses plus grandes maladies.
CHAPITRE IV.
Saint Hilarion commence à faire des miracles.
Mais il est temps de reprendre la narration que j’avais quittée. Lorsqu’Hilarion demeurait encore dans sa cabane n’étant lors âgé que de dix-huit ans, les voleurs vinrent le chercher la nuit, soit qu’ils crussent qu’il eût quelque chose qu’ils pussent dérober, ou qu’ils estimassent qu’il leur fût honteux qu’un jeune homme seul ne craignît point leurs violences. Ainsi courant de tous côtés entre la mer et les marais depuis le soir jusques au lever du soleil, ils ne purent jamais trouver le lieu où il se retirait ; mais l’ayant rencontré lorsque le jour était déjà fort grand, ils lui dirent en riant : « Que ferais-tu si des voleurs venaient à toi ? » Il répondit : « Un homme qui n’a rien n’a point de peur des voleurs. » Et sur ce qu’ils répartirent : « Mais ils te peuvent tuer. » « Ils le peuvent sans doute », répliqua-t-il, « mais cela ne fait pas que je les craigne, parce que je suis tout préparé à la mort. » Sur quoi ces voleurs admirant sa foi et sa confiance, ils lui contèrent leur égarement de la nuit précédente, de quelle sorte leurs yeux avaient été obscurcis, et lui promirent de mieux vivre à l’avenir.
Il était dans la solitude et âgé de vingt-deux ans, sans être connu de personne que par sa réputation qui le rendait célèbre en toutes les villes de Palestine, lorsqu’une femme d’Eleutéropolis, qui ayant demeuré quinze sans avoir des enfants se voyait méprisée de son mari à cause de sa stérilité, osa la première l’aborder, et comme il ne pensait à rien moins se jeta à ses genoux, et lui dit : « Pardonnez à mon besoin. Pourquoi détournez-vous vos yeux de moi ? Pourquoi fuyez-vous celle qui vous prie ? Ne me regardez pas comme femme, mais regardez-moi comme misérable ; mon sexe a porté le Sauveur du monde ; « et ce ne sont pas les sains, mais les malades qui ont besoin de médecin. » (Marc.2). Il s’arrêta à ces paroles, et y ayant si longtemps qu’il n’avait vu de femme, lui demanda la cause de sa venue et de ses pleurs, laquelle ayant apprise, il leva les yeux au Ciel, lui dit d’avoir bonne espérance, l’accompagna de ses larmes lorsqu’elle l’eut quitté ; et au bout d’un an la revit avec un fils que Dieu lui donna.
CHAPITRE V.
Saint Hilarion guérit les enfants d’Elpide et d’Aristénète.
Ce fut là le commencement de ses miracles. Mais un autre beaucoup plus grand le rendit encore plus célèbre. Aristénète, femme d’Elpide qui fut depuis lors grand maître du palais de l’Empereur, fort recommandable entre ceux de sa nation, mais beaucoup plus entre les Chrétiens, retournant avec son mari et trois de ses enfants de visiter Saint Antoine, fut obligée de s’arrêter à Gaza à cause de leur indisposition. Mais soit par la corruption de l’air, ou (comme il parut ensuite) pour la gloire d’Hilarion serviteur de Dieu, les trois enfants étant tombés dans une violente fièvre, ils furent abandonnés des médecins. Cette pauvre mère criant et hurlant courait au milieu de ses trois fils qui étaient comme autant de corps morts, allant tantôt vers l’un et tantôt vers l’autre, sans savoir lequel elle devait pleurer le premier. Enfin ayant appris qu’il y avait un Solitaire dans un désert assez proche, oubliant la pompe des personnes de sa condition, et se souvenant seulement qu’elle était mère, elle part accompagnée de quelques servantes et de quelques eunuques, son mari lui ayant à peine persuadé de monter sur un âne. Etant arrivée vers Hilarion, elle lui dit : « Je vous conjure par le Dieu que nous adorons, par notre Seigneur Jésus-Christ qui est la clémence même, par la croix, et par son sang, de me rendre mes trois fils, et de venir à Gaza, afin que le nom de notre Sauveur et de notre Maître soit glorifié dans une ville païenne, et que l’idole de Marnas tombe par terre. » Hilarion ne pouvant se résoudre à lui accorder sa demande, et disant qu’il n’était jamais sorti de sa cellule, et qu’il n’avait point accoutumé non seulement d’aller dans les villes, mais d’entrer même dans les moindres villages, Aristénète se jeta par terre en criant par diverses fois : « Hilarion, serviteur de Dieu, rendez-moi mes enfants ; et que ceux qu’Antoine a embrassés en Egypte soient conservés par vous en Syrie. » Tous ceux qui étaient présents fondaient en larmes, et lui-même pleurait en lui refusant sa prière. Que dirai-je de plus ? Cette dame ne s’en voulut jamais aller qu’après qu’il lui eût promis que le soleil ne serait pas plutôt couché qu’il entrerait dans Gaza. Etant arrivé et ayant considéré l’un après l’autre dans leurs lits ces jeunes enfants que l’ardeur de la fièvre dévorait, il invoqua le nom de Jésus-Christ. O effet admirable de la souveraine puissance de ce nom ! On vit soudain et d’une même manière sortir une sueur de ces trois corps, ainsi que de trois fontaines, et en même temps ces malades prenant de la nourriture, reconnaissant leur mère éplorée, et rendant des actions de grâces à Dieu, baisèrent les mains du Saint. Ce miracle ayant été su, et s’étant répandu de tous côtés, on voyait comme à l’envi les peuples de Syrie et d’Egypte aller vers lui à grandes troupes, en sorte que plusieurs embrassaient la foi de Jésus-Christ, et faisaient profession de la vie solitaire. Car il n’y avait point encore jusques alors de Monastères dans la Palestine, et avant Saint Hilarion on n’avait point vu de Solitaires dans la Syrie. Il fut le premier fondateur en ce pays de cette manière de vivre. IL fut le premier qui en donna les instructions. Et comme notre Seigneur Jésus-Christ avait le vieillard Antoine dans l’Egypte, il avait le jeune Hilarion dans la Palestine.
CHAPITRE VI.
Saint Hilarion rend la vue à une femme aveugle, guérit des paralytiques et délivre des possédés.
Les Solitaires qui demeuraient avec Hilarion (car il y en avait alors plusieurs) lui amenèrent de Facidia, qui est un canton de Rhinocorure ville d’Egypte, une femme aveugle depuis dix ans, laquelle lui dit qu’elle avait employé tout son bien à se faire traiter par les médecins. Le Saint lui répondit : « Si vous l’eussiez donné aux pauvres, Jésus-Christ, qui est le véritable médecin, vous aurait guérie ». Sur quoi cette pauvre femme redoblant ses prières, et le conjurant d’avoir pitié d’elle, il cracha sur ses yeux, et soudain, à l’exemple du Sauveur et par sa même vertu, elle recouvra la vue.
Un cocher de Gaza du nombre de ceux qui conduisaient les chariots dans le cirque, ayant été frappé du Démon lorsqu’il était sur son chariot, et étant demeuré de telle sorte entrepris de tout son corps qu’il ne pouvait pas même remuer les mains, ni tourner la tête, lui fut apporté dans son lit en cet état, où il n’avait que la langue libre pour prier le Saint ; lequel lui ayant dit qu’il ne pouvait être guéri si auparavant il ne croyait en Jésus-Christ et ne promettait de renoncer à son métier : Il crut ; il promit de faire ce qu’on lui ordonnait. Il fut guéri ; et se réjouit beaucoup davantage d’avoir recouvré la santé de son âme que celle de son corps.
Un jeune homme nommé Marcitas qui était du territoire de Jérusalem, et extraordinairement fort, avait tant de complaisance en sa force qu’il portait fort longtemps et fort loin quinze mesures de froment, et croyait avoir gagné une belle victoire lorsqu’il soutenait un plus grand fardeau que n’eût su faire un âne. Celui-ci étant possédé par l’un des plus méchants des Démons, mettait en pièces les entraves dont on se voulait servir pour l’arrêter, et les gonds mêmes, et les ferrures. Il avait coupé avec les dents le nez et les oreilles de plusieurs personnes. Il avait brisé les pieds des uns et les mâchoires des autres ; et avait imprimé une telle terreur dans l’esprit de tout le monde qu’on l’amena au monastère chargé de chaînes, et à force de bras de plusieurs hommes qui le traînaient avec des cordes, ainsi que l’on aurait fait d’un taureau très furieux. Les Frères le voyant en cet état, et étant tous épouvantés (car il était d’une grandeur démesurée) le vinrent dire à leur Père. Mais lui, sans se lever d’où il était assis, commanda qu’on le lui amenât, et qu’on le déliât. Etant délié, il lui dit : « Baisse la tête, et viens ici. » Alors ce misérable, toute sa fureur étant cessée, commença à trembler, à baisser la tête sans oser lever les yeux, et à lécher les pieds d’Hilarion, lequel l’ayant exorcisé et chassé le Démon qui le possédait, le renvoya le septième jour.
Mais je ne dois pas taire ce qui arriva à Orion le premier et le plus riche de la ville d’Ayla assise sur la mer rouge. Cet homme possédé d’une légion de Démons lui fut amené, ayant les mains, le col, les côtés et les pieds chargés de chaînes, et ses yeux égarés et menaçants témoignaient assez l’extrême fureur dont il était agité. Le Saint se promenait lors avec ses Frères, auxquels il expliquait quelque chose de l’Ecriture Sainte ; et Orion s’étant échappé d’entre les mains de ceux qui le tenaient, et étant venu à lui l’embrassa par derrière, et l’enleva bien haut en l’air. Sur quoi tous ceux qui étaient présents jetèrent un grand cri, de la peur qu’ils eurent qu’il ne brisât ce corps si exténué de jeûnes. Mais le Saint en souriant leur dit : « Laissez-le faire, et ne vous mettez pas en peine de la lutte qui se doit passer entre lui et moi. » Ayant ensuite tourné sa main sur son épaule et touché la tête de ce malheureux, il le prit par les cheveux et l’amena à ses pieds, puis lui serrant les mains l’une contre l’autre, et avec ses deux pieds marchant sur les siens, et redoublant encore, il dit : « Troupe de démons, soyez tourmentée. » Sur quoi Orion jetant de grands cris mêlés de pleurs, et touchant la terre de derrière de sa tête renversée contre mont, dit : « O Jésus mon Seigneur et mon Maître, délivrez-moi de cette misère et de cet esclavage ; c’est à vous qu’il appartient de vaincre non seulement un, mais plusieurs Démons. » Or voici une chose inouïe : on entendit sortir de la bouche d’un seul homme diverses voix, et comme un cri confus de tout un peuple. Hilarion l’ayant délivré, il revint quelque temps après le revoir avec sa femme et ses enfants, et lui apporta plusieurs présents pour lui témoigner sa reconnaissance. Sur quoi le Saint lui dit : « N’avez-vous pas lu de quelle sorte Giezi et Simon ont été châtiés, l’un pour avoir pris de l’argent, et l’autre pour en avoir offert ? l’un pour avoir voulu vendre les dons du Saint Esprit, et l’autre pour avoir voulu les acheter ? Orion lui ayant répondu les larmes aux yeux : « Recevez cela, je vous supplie, et le donnez aux pauvres, il lui répliqua : « Vous le pouvez mieux faire que moi, puisque vous allez dans les villes, et connaissez ceux qui en ont besoin. Mais ayant abandonné tout ce que j’avais, pourquoi désirerais-je le bien d’autrui, Il y en a beaucoup qui emploient le nom des pauvres pour servir de prétexte à leur avarice : la véritable charité n’est point artificieuse, et personne ne distribue mieux son bien aux pauvres que celui qui ne se réserve rien pour lui-même. A quoi il ajouta, voyant quel était le déplaisir d’Orion, et qu’il demeurait souvent prosterné par terre : « Ne vous affligez point, mon fils ; ce que je fais en ceci n’est pas moins pour votre intérêt que pour le mien, puisque si je recevais vos présents, j’offenserais Dieu, et cette légion de Démons retournerait dans vous. »
Qui pourrait aussi passer sous silence ce qui arriva à Zanane Maïumitain, qui fendant le long du rivage de la mer des pierres pour bâtir, devint paralytique de tout le corps, et ayant été apporté au Saint par ceux qui travaillaient avec lui, fut soudain renvoyé sain à son ouvrage ? Cette côte qui s’étend depuis la Palestine jusques à l’Egypte étant naturellement molle, se durcit, parce que le sable se convertit en pierres, et s’unissant peu à peu ensemble, perd la nature du gravier, encore qu’elle n’en perde pas l’apparence.
CHAPITRE VII.
De quelle sorte Italicus demeura victorieux au cirque par le moyen de Saint Hilarion.
Italicus habitant du même bourg, et qui était Chrétien, nourrissait des chevaux pour courir au cirque contre ceux de l’un des deux premiers magistrats de Gaza fort affectionné à l’idole de Marnas : Ce qui était une coutume observée dans toutes les villes romaines depuis Romulus, lequel ensuite de l’heureux succès du rapt des Sabines, avait ordonné que des chariots tirés par quatre chevaux feraient sept tours en l’honneur de Confus dont il avait fait une divinité sous le nom de dieu des conseils, bien que ce fut en effet à cause d’une action qui n’était qu’une pure tromperie ; et dans cette course celui-là était réputé victorieux qui avait devancé les chevaux de ses concurrents. Italicus voyant que son antagoniste par le moyen d’un enchantement qui usait de certaines paroles pour invoquer les Démons, empêchait ses chevaux d’aller, et redoublait la vitesse des siens, il vint trouver le bienheureux Hilarion pour le supplier non pas tant de faire tort à son adversaire que d’empêcher qu’il n’en reçût point de lui. Ce vénérable vieillard trouvant qu’il était ridicule d’employer inutilement des oraisons pour de semblables niaiseries, et lui disant en souriant : « Que ne vendez-vous plutôt ces chevaux, afin d’en donner le prix aux pauvres pour le salut de votre âme ? » il répondit que c’était une fonction publique à laquelle il ne se portait pas volontairement, mais y était contraint, et qu’un Chrétien ne pouvant user de charmes, il avait jugé beaucoup plus à propos d’avoir recours à un serviteur de Jésus-Christ, principalement contre ceux de Gaza qui étaient ennemis de Dieu, et dont l’insolence ne le regardait pas tant que l’Eglise de Jésus-Christ. Sur quoi Hilarion en étant prié par les Frères qui se trouvèrent présents, commanda qu’on emplît d’eau un pot de terre dans lequel il avait accoutumé de boire, et qu’on le lui donnât. Italicus l’ayant reçu, il en arrosa l’écurie, les chevaux, le cocher, le chariot et les barrières du cirque. Tout le peuple était dans une merveilleuse attente de ce qui devait réussir. Car son adversaire se moquant de cela comme d’une superstition l’avait publié partout, et ceux qui favorisaient Italicus se réjouissaient déjà dans la créance qu’ils avaient d’une victoire assurée. Le signal étant donné, les chevaux d’Italicus allaient aussi vite que s’ils eussent eu des ailes, et les autres semblaient avoir des entraves aux pieds. Les roues du chariot tirées par ceux-ci paraissaient toutes enflammées, et à peine ceux qui conduisaient l’autre pouvaient-ils voir le dos de leurs adversaires qui volaient ainsi devant eux. Il s’éleva un grand cri de tout le peuple, et les ennemis même d’Italicus ne purent s’empêcher de dire tout haut : « Jésus-Christ a vaincu Marnas ». Mais ceux qui avaient reçu ce déplaisir frémissant de rage demandaient que l’on punît Hilarion, comme étant le sorcier des Chrétiens. Cette victoire si connue et si publique servit beaucoup pour faire embrasser la foi, et à ceux qui en furent témoins, et depuis à plusieurs autres qui étaient employés dans les jeux du cirque.
CHAPITRE VIII.
Saint Hilarion délivre une fille d’un charme, qui l’avait rendue éperdument amoureuse.
Dans le même bourg où se fait une partie du trafic de Gaza, il y avait un jeune homme éperdument amoureux d’une vierge consacrée à Dieu, lequel n’ayant rien pu gagner sur elle par toutes les caresses, cajoleries et autres témoignages de passion, qui sont les commencements de la ruine de la chasteté, il s’en alla à Memphis pour y chercher un remède à la fureur qui le transportait, et s’armer de tous les secrets de la magie, afin d’attaquer de nouveau la vertu de cette jeune fille. Après avoir passé une année à se faire instruire par les prêtres d’Esculape, qui ne savent que perdre encore davantage et non pas guérir les âmes, il revint dans l’espérance d’accomplir le crime qu’il avait conçu en son esprit, et enterra sous le seuil de la porte de la jeune fille une lame d’airain de Chypre, dans laquelle étaient gravées des conjurations violentes, et quelques figures monstrueuses. Cette vierge perdant aussitôt tous les sentiments de la pudeur, jeta le voile qui lui couvrait la tête, n’avait autre pensée que de commettre le crime qui lui faisait horreur auparavant, grinçait des dents, et appelait à haute voix celui qui par ses charmes l’avait réduite en cet état ; son amour était si violent qu’il s’était tourné en fureur. Ses parents l’amenèrent au Monastère, et la mirent entre les mains d’Hilarion. Aussitôt le Démon commença à hurler et à confesser toutes choses : « C’est par force, » disait-il, « que je suis venu ici ; j’ai été amené contre mon gré. O que je trompais bien les hommes à Memphis par des rêveries et par des fables ! O quelle croix, ô quels tourments je souffre à cette heure ! Tu me veux contraindre de sortir du corps de cette fille, et j’y suis attaché par la lame de cuivre et par la trame de fil qui sont enterrées sous le seuil de sa porte. Je n’en sortirai donc point, si celui qui m’y a ainsi engagé ne me dégage. » A quoi ce saint vieillarde répondit : « Certes ta force doit être bien grande, puisque tu es ainsi enchaîné et arrêté par une lame de cuivre et par une tresse de fil. Mais dis-moi comment as-tu eu la hardiesse d’obséder une vierge consacrée à Dieu ? » « Afin », répliqua-t-il de conserver sa virginité. » « De conserver sa virginité, » répondit Hilarion, « toi qui es l’ennemi déclaré de la chasteté ? Et pourquoi n’entrais-tu pas plutôt dans le corps de celui qui t’envoyait ? » « Pourquoi y serais-je entré », dit-il, « puisqu’il est déjà possédé par le Démon de l’amour qui est l’un de mes compagnons ? » Or le Saint ne voulut pas que l’on recherchât les sortilèges, ni le jeune homme avant qu’il eût délivré la jeune fille, de peur qu’il ne semblât ou que le Démon se fût retiré lorsqu’il aurait été délié par la dissolution de ces charmes, ou qu’il eût ajouté foi à ses paroles, disant que les Démons sont toujours trompeurs, et très artificieux à feindre des choses fausses. Ainsi ayant délivré cette jeune fille, il la reprit fort de ce que sa mauvaise conduite avait donné pouvoir au Démon de l’obséder comme il avait fait.
CHAPITRE IX.
Saint Hilarion délivre un officier des gardes de l’Empereur qui était possédé.
La réputation d’Hilarion ne s’étendait pas seulement dans la Palestine et dans les villes voisines de l’Egypte et de la Syrie, mais aussi dans les provinces les plus éloignées. Ce qui fit que l’un des officiers des gardes de l’Empereur Constance, et qui par ses cheveux dorés, et la blancheur de son corps faisait assez voir quel était son pays ( car il y a une nation qui n’est pas de si grande étendue comme elle est puissante, laquelle entre les Saxons et les Allemands est appelée Germanie par les historiens, et porte maintenant le nom de France) étant dès sa jeunesse possédé par un Démon, qui faisait que toutes les nuits il hurlait, gémissait, et grinçait des dents, il demanda en particulier à l’Empereur congé de faire un voyage en la Palestine, et lui en dit tout naïvement la cause. L’Empereur lui ayant donné des lettres de faveur adressantes au gouverneur de la Palestine, il fut conduit à Gaza avec un grand honneur et grande suite ; et ayant demandé aux magistrats en quel lieu demeurait le Solitaire Hilarion, les habitants de Gaza épouvantés de ce qu’ils croyaient qu’il l’allait trouver de la part de l’Empereur, l’accompagnèrent jusques au Monastère, tant afin de rendre honneur à une personne recommandée par sa Majesté Impériale, que pour effacer par ce moyen le ressentiment d’Hilarion, s’il en avait conçu quelqu’un, des injures qu’ils lui avaient faites. Le vieillard se promenait lors sur le sable, et disait en lui-même sans qu’on le pût entendre distinctement, quelque choses des psaumes. Voyant venir à lui cette grande troupe il s’arrêta, et leur ayant à tous rendu le salut, et donné sa bénédiction, leur dit une heure après de s’en retourner, ne retenant que le Français avec ses officiers, parce qu’il avait reconnu à ses yeux et à son visage quelle était la cause qui l’amenait. Sitôt que le Saint commença à l’interroger, on le vit comme élevé en l’air, touchant à peine la terre du bout des pieds, et rugissant effroyablement. Il répondit en la même langue syriaque en laquelle il était interrogé, et ainsi l’on voyait sortir d’une bouche barbare, et qui ne savait autre langue que la française et la latine, des paroles syriaques si pures qu’il n’y manquait ni le sifflement, ni l’aspiration, ni autres marques quelconques de ‘idiome de la Palestine. Ainsi cet esprit impur confessa par quel ordre il était entré en lui, et afin que ses truchements qui savaient seulement la langue grecque et la latine, entendissent ce qui se passait ; le Saint l’interrogea aussi en grec. Sur quoi le Démon répondant en la même langue, et alléguant pour ses excuses divers charmes et divers effets de la magie, qui l’avaient contraint d’entrer dans ce corps : « Je ne me mets guère en gêne », lui dit-il, « de savoir de quelle sorte tu es entré, mais je te commande d’en sortir au nom de Jésus-Christ notre Seigneur. » Cet homme ayant été ainsi délivré, il offrit au Saint avec une grande simplicité dix livres d’or. Mais au lieu de les recevoir, il lui donna un pain d’orge pour lui faire entendre que ceux qui se contentent d’une telle nourriture ne font non plus de cas de l’or que si c’était de la fange.
CHAPITRE X.
Saint Hilarion fait sortir le Démon du corps d’un chameau prodigieux en grandeur. Estime que Saint Antoine faisait de Saint Hilarion.
Mais c’est peu de parler des hommes. On lui amenait aussi tous les jours des animaux furieux, entre lesquels fut un chameau bactriaque d’une prodigieuse grandeur, lequel avait fracassé plusieurs personnes, et était amené par plus de trente hommes qui le traînaient avec de grosses cordes. Il avait les yeux pleins de taches de sang, la bouche écumante, la langue enflée, et dans un mouvement continuel. Mais ses effroyables rugissements qui remplissaient tout l’air d’un bruit étrange donnaient encore plus de terreur que tout le reste. Le saint vieillard commanda qu’on le déliât, et soudain qu’il le fut, ceux qui étaient avec lui, et ceux qui avaient amené cet animal, s’enfuirent tous sans en excepter un seul. Mais lui s’en alla au-devant, et dit en langage syriaque : « Tu ne m’étonneras pas, ô Démon, par une si grande masse corporelle, puisque soit que tu sois dans un renard ou dans un chameau, tu es toujours le même. » Ayant achevé ces paroles, il demeura ferme, et étendit la main. Cette bête qui venait toute furieuse, et comme si elle eût voulu le dévorer, tomba aussitôt qu’elle fut arrivée auprès de lui, et baissant la tête, la tint contre terre. Tous ceux qui l’aperçurent ne pouvaient assez admirer de voir en un moment une si grande furie changée en une si grande douceur. Sur quoi le Saint les instruisant, leur apprit que le Diable s’empare aussi des animaux, à cause des hommes, auxquels il porte une haine si violente qu’il voudrait pouvoir tuer et eux et tout ce qui leur appartient ; dont il leur apportait l’exemple du bienheureux Job, lequel il ne lui fut permis de tenter qu’après qu’il eut fait mourir tout ce qui était à lui ; et qu’ainsi personne ne devait s’étonner de ce que par le commandement de notre Seigneur, les Démons avaient fait noyer deux mille pourceaux ; parce qu’à moins que de voir un si grand nombre d’animaux comme poussés par plusieurs personnes s’être précipités en même temps dans la mer, ceux qui en avaient été témoins n’auraient pu croire qu’il fût sorti du corps d’un seul homme une si grande multiplicité de Démons.
Le temps me manquerait si je voulais rapporter tous les miracles qu’il a faits. Car Dieu l’avait élevé à une si grande gloire que Saint Antoine même apprenant quelle était sa manière de vivre lui écrivait et recevait très volontiers de ses lettres. Et lorsque des malades venaient à lui de la Syrie, il leur disait : « Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de venir de si loin, puisque vous avez de delà mon fils Hilarion ? » Ainsi à son exemple, on commença à faire une multitude de monastères dans toute la Palestine, et tous les Solitaires couraient à l’envi vers lui. Ce que voyant, il rendait des louanges à Dieu de tant de grâces, et les exhortait tous à s’avancer dans la perfection en leur disant que la figure de ce monde passe, et que celle-là est la seule véritable vie qui s’acquiert par les travaux et les incommodités de la vie présente. Voulant aussi leur donner exemple de l’humilité et du soin que chacun doit prendre de s’acquitter de son devoir, il visitait à certains jours les cellules de tous les Solitaires. Ce que les Frères ayant reconnu, ils venaient tous en foule vers lui, et sous la conduite d’un tel chef, allaient de Monastère en Monastère, portant chacun de quoi vivre. Car ils s’assemblaient quelquefois jusques à deux mille. Mais dans la suite du temps, chaque bourgade portait avec joie aux Solitaires dont elle était proche de quoi nourrir tous ces Saints qui les venaient visiter.
Chapitre XI.
Saint Hilarion convertit à la foi toute une petite ville de païens. Dieu punit l’avarice d’un Solitaire qu’il alla visiter. Et fait aussi voir en un autre la grandeur de ce péché.
Or il ne faut point de meilleure marque de ce que son extrême charité ne lui faisait négliger aucun des Frères, quelque peu considérable qu’il fût, que ce qu’allant au désert de Cadès, accompagné d’une très grande troupe de Solitaires, pour en visiter un, il se rencontra par hasard dans une petite ville nommée Elusa, le jour qu’une solennité qui s’y faisait tous les ans avait rassemblé tout le peuple dans le temple de Vénus, qu’ils révèrent à cause de Lucifer, au culte duquel les Sarrasins ont une grande dévotion ; et la situation du lieu fait, à ce que l’on dit, que cette villette est à demi barbare. Les habitants ayant su que Saint Hilarion passait (car ils le connaissaient à cause qu’il avait délivré plusieurs Sarrasins possédés du Diable) ils le vinrent trouver par troupes avec leurs femmes et leurs enfants en baissant la tête, et criant en syriaque « Barec », c’est-à-dire : « Donnez-nous votre bénédiction. » Le Saint les recevant avec douceur et humilité, les conjurait d’adorer plutôt Dieu que non pas des pierres : Ce qu’il disait en fondant en larmes, en élevant les yeux au ciel, et en leur promettant que s’ils croyaient en Jésus-Christ, il les viendrait souvent visiter. Merveilleuse grâce de notre Seigneur ! Ils ne lui permirent de s’en aller qu’après qu’il leur eut tracé la place d’une église, et que leur prêtre tout couronné comme il était eut été marqué du caractère de Jésus-Christ.
Une autre année lorsqu’il était prêt d’aller visiter les Monastères, et faisait un mémoire de ceux chez qui il voulait demeurer, et de ceux qu’il ne voulait voir qu’en passant, les Frères sachant qu’entre les autres Solitaires il y en avait un qui était trop bon ménager, et désirant de le corriger de ce vice, ils le priaient de le mettre au nombre de ceux chez lesquels il s’arrêtait. Il leur répondit : « Pourquoi voulez-vous que je lui fasse peine, et que je vous fasse tort par même moyen ? » Ce Solitaire trop bon ménager ayant su cela, et en ayant honte, obtint avec grande difficulté d’Hilarion, à l’instance de tous les autres Frères, que son Monastère fût mis au nombre de ceux où il devait s’arrêter. Dix jours après ils y arrivèrent, et trouvèrent des gardes disposées par toute sa vigne et des mottes empêchaient que l’on n’en approchât. Ainsi ils partirent le lendemain matin sans avoir mangé une seule grappe de raisin. Le vieillard n’en faisait que rire, et feignait d’ignorer ce qui s’était passé. Un autre Solitaire nommé Sabas ( car il faut supprimer le nom de l’avare, et ne pas taire celui du libéral) les ayant reçus en passant un jour de dimanche les pria tous d’entrer en sa vigne, afin qu’en mangeant des raisins avant l’heure du repas le travail du chemin leur fût plus aisé à supporter. Sur quoi le Saint dit : « Malheur à celui qui nourrira son corps plutôt que son âme. Prions, chantons des psaumes ; rendons ce que nous devons à Dieu, et puis vous entrerez dans la vigne. » S’étant acquittés de toutes ces choses, il monta sur un lieu élevé d’où il bénit la vigne, et envoya ainsi paître ses ouailles. Le nombre de ceux qui se rassasièrent de ces raisins n’était pas moindre que de trois mille ; et cette vigne avant qu’on y eût touché ayant été estimée pouvoir rendre cent mesures de vin de ce pays-là, elle en rendit trois cents, vingt jours après. Au lieu que ce Solitaire avare en ayant recueilli beaucoup moins qu’il n’avait accoutumé, et tout cela encore s’étant tourné en vinaigre, se repentit trop tard de sa faute. En quoi il n’y eut rien que le vieillard n’eût prédit à plusieurs des Frères devoir arriver.
Il avait en horreur sur toutes choses les Solitaires qui par une espèce d’infidélité mettaient ce qu’ils avaient en réserve, et prenaient trop de soin ou de leur dépense, ou de leurs habits, ou de quelqu’une de ces autres choses qui passent avec le siècle. Ainsi il ne voulait plus voir l’un d’entre eux qui demeurait à cinq milles de lui, parce qu’il avait appris qu’il gardait son petit jardin avec trop de soin, de crainte que l’on y prît quelque chose, et qu’il avait un peu d’argent. Ce Frère se voulant réconcilier avec lui venait souvent voir les autres Frères, et particulièrement Hésychius que Saint Hilarion aimait avec une extrême tendresse, et lui apporta un jour une botte de pois chiches encore tous verts. Hésychius les ayant servis le soir sur la table, le vieillard s’écria qu’il ne pouvait souffrir cette puanteur et demanda d’où ils venaient. Hésychius répondit que c’étaient les prémices du jardin d’un des Frères qui les avait apportées. « Ne sentez-vous pas, » répartit le Saint, « cette effroyable puanteur, et combien ces pois chiches sentent l’avarice ? Envoyez-les aux bœufs ; envoyez-les à d’autres animaux, et vous verrez s’ils en mangeront. » Hésychius ayant obéi et les ayant portés dans l’étable, les bœufs tout épouvantés, et mugissant extraordinairement rompirent leurs cordes, et s’enfuirent deçà
et delà. Car le vieillard avait le don de connaître par l’odeur des corps, des habits, et des autres choses auxquelles on avait touché, à quel Démon, ou à quel vice on était assujetti.
CHAPITRE XII.
Saint Hilarion regrette son ancienne solitude ; voit en esprit la mort de Saint Antoine ; prédit la persécution que les fidèles souffriraient en la Palestine ; et va visiter le lieu où Saint Antoine était mort.
A l’âge de soixante-trois ans considérant la grandeur de son Monastère, la multitude des Frères qui demeuraient avec lui, et les troupes de ceux qui lui amenaient des personnes travaillées de diverses maladies et possédées du Diable, ce qui remplissait sa solitude de toutes sortes de gens, il n’y avait point de jour que le souvenir de son ancienne manière de vivre, et l’incroyable regret d’en être si éloigné ne lui fît jeter des larmes. Les Frères lui demandant ce qu’il avait et pourquoi il s’affligeait de la sorte : « Hélas », dit-il, « je suis retourné dans le siècle, et j’ai reçu ma récompense en cette vie. Voilà que toute la Palestine, et les provinces voisines me considèrent comme sij’étais quelque chose, et sous prétexte du Monastère, et de pourvoir aux besoins des Frères, j’ai des héritages et des meubles. Ses disciples observaient avec attention ce qui se passait en lui, mais particulièrement Hésychius qui avait un amour et un respect incroyable pour le saint vieillard.
Ayant ainsi passé deux années en pleurs, Aristénète dont j’ai ci-devant parlé, femme du grand maître, mais qui n’avait rien de sa pompe et de sa magnificence, vint trouver Saint Hilarion avec dessein d’aller ensuite visiter Saint Antoine. Sur quoi il lui dit fondant en larmes : « Je voudrais bien y aller aussi, si je n’étais pas arrêté comme en prison dans ce Monastère, ou si ce voyage pouvait être utile. Mais il y a deux jours que le monde a été privé d’un tel Père. » Cette dame ajouta foi à ses paroles, changea de résolution, et peu de jours après sut par un messager venu de là que Saint Antoine était passé à une meilleure vie.
Que les autres admirent les miracles et les prodiges si extraordinaires faits par Saint Hilarion. Qu’ils admirent son incroyable abstinence, sa science, et son humilité. Quant à moi rien ne m’étonne si fort que de voir qu’il ait foulé aux pieds avec tant de mépris les honneurs qu’on lui rendait, et cette haute réputation que sa vertu lui avait acquise. On voyait venir à lui de tous côtés des Evêques, des Prêtres, des troupes de Clercs et de Solitaires. On y voyait venir des principales Dames d’entre les Chrétiens (ce qui est d’ordinaire un sujet de grande tentation) et non seulement du simple peuple des villes et de la campagne, mais aussi des hommes très considérables, et des magistrats, afin de recevoir de lui ou du pain béni, ou de l’huile bénie. Mais au lieu de tout cela, il n’avait autre pensée que la solitude. Ce qui le fit résoudre à s’en aller ; et ayant fait amener son âne (car il était si affaibli de jeûnes qu’il lui était presque impossible de marcher) il voulait à toute force se mettre en chemin. Ce bruit ayant été répandu, et reçu comme un présage de la désolation et de la ruine de la Palestine, plus de dix mille personnes de divers âges et de divers sexes s’assemblèrent autour de lui pour l’arrêter, mais lui demeurant inflexible à leurs prières, et frappant sur le sable avec son bâton, disait : « Je n’ai garde de m’imaginer que mon Dieu soit trompeur : Je ne puis voir les églises renversées, les autels de Jésus-Christ foulés aux pieds, et le sang de mes enfants arroser la terre. » Tous ceux qui étaient présents connurent bien qu’il avait eu révélation de quelque secret qu’il ne voulait point déclarer, et le gardèrent néanmoins pour l’empêcher de partir. Sur quoi il résolut et protesta devant tous à haute voix de ne boire ni de manger chose quelconque jusques à ce qu’on le laissât aller. Enfin le septième jour, voyant l’extrême faiblesse où il était réduit faute de manger, ils lui permirent de faire ce qu’il voudrait. Ainsi disant adieu à plusieurs, et une infinie multitude le suivant encore, il vint en Bethel, où il persuada à toutes ces troupes de s’en retourner, et choisit seulement quarante Solitaires qui portaient de quoi se nourrir, et qui étaient assez robustes pour marcher en jeûnant, c’est-à-dire pour ne manger qu’après que le soleil était couché. Le cinquième jour il vint à Péluse, où ayant visité les Frères qui demeuraient dans un Désert proche de là, nommé Lychnos, il arriva trois jours après à Tebate pour y voir Dragonce Evêque et Confesseur qui y était en exil. Ayant reçu une incroyable consolation de l’entretien d’un si grand personnage, il arriva à trois autres jours de là avec un extrême travai en Babylone, pour y voir l’Evêque Philon, lequel souffrait aussi pour la confession de la foi. Car l’Empereur Constance favorisant l’hérésie des Ariens les avait relégués tous deux en ces lieux-là. Etant parti de Babylone, il vint en deux jours à la villette d’Aphrodite, où ayant envoyé quérir le Diacre Baïsane, qui à cause du manquement d’eau qu’il y a dans le Désert avait accoutumé de louer des chameaux fort rapides pour mener ceux qui allaient voir Saint Antoine, il déclara à ses disciples que le jour que ce Saint était mort s’approchait, et qu’il le voulait célébrer au même lieu où il avait fini sa vie, en y passant toute la nuit en prières. Ainsi ayant traversé en trois jours cette vaste et effroyable solitude, ils arrivèrent enfin sur une très haute montagne, où ils trouvèrent deux Solitaires, Isaac et Pélusien, dont le premier avait servi de truchement à Saint Antoine.
CHAPITRE XIII.
Description de la demeure de Saint Antoine.
Puisque l’occasion s’en offre et que j’en suis venu là, il me semble qu’il sera bien à propos de décrire en peu de paroles la demeure d’un si grand personnage. Une montagne pierreuse et fort élevée, laquelle a environ mille pas de circuit, pousse de son pied des eaux dont le sable boit une partie, et le reste tombant plus bas forme peu à peu un petit ruisseau. Il y a dessus un nombre infini de palmiers qui contribuent extrêmement à la beauté et à la commodité du lieu. Vous eussiez vu Hilarion courir deçà et delà avec les disciples du bienheureux Antoine qui lui disaient : « Voici où il avait accoutumé de chanter des psaumes. Voici où il priait d’ordinaire. Voici où il travaillait, et voici où il se reposait lorsqu’il était las. Lui-même a planté cette vigne et ces arbrisseaux. Lui-même de ses propres mains a fait cette petite aire. Lui-même avec beaucoup de sueur et de travail a creusé ce réservoir pour arroser son petit jardin ; et cette bêche que vous voyez lui a servi plusieurs années à labourer la terre. » Hilarion voulut coucher dans son petit lit, et le baisait comme si Saint Antoine n’avait fait que de le quitter. Sa cellule ne contenait en carré qu’autant d’espace qu’il en faut à un homme pour s’étendre en dormant. Il y avait outre cela sur le sommet de la montagne ( où l’on n’allait que par un sentier en forme de limaçon, et par lequel il était très difficile de monter) deux autres cellules de la même grandeur, où il se retirait lorsqu’il voulait fuir la presse de ceux qui venaient vers lui, et la communication de ses disciples. Mais ces deux cellules étant taillées dans le roc, on y avait seulement mis deux portes. Lorsqu’ils furent venus au petit jardin, « Voyez-vous, » leur dit Isaac, « ce jardin planté de petits arbres et plein de légumes ? Il y a environ trois ans qu’une troupe d’ânes sauvages le ravageant tout, le Saint commanda à l’un de ceux qui conduisaient les autres de s’arrêter, et lui donnant de son petit bâton sur le flanc, lui dit : « Pourquoi mangez-vous de ce que vous n’avez pas semé ? » Depuis ce jour-là ces animaux n’ont jamais touché ni à aucun arbrisseau, ni à aucuns herbages ; mais ils venaient seulement boire. » Hilarion priant ces deux disciples de Saint Antoine de lui montrer le lieu de sa sépulture, ils le menèrent à l’écart, et on ne sait s’ils le lui montrèrent ou non. Ils disaient que la raison pourquoi ils le tenaient secret, suivant ce que Saint Antoine le leur avait ordonné, était de crainte que Pergame, qui était un homme fort riche de ces quartiers-là, n’enlevât le corps, pour le faire porter chez lui, et lui bâtir une chapelle.
CHAPITRE XIV.
Saint Hilarion va au désert d’Aphrodite ; obtient de l’eau du Ciel par ses prières ; passe jusques dans le désert d’Oasis ; et ce qui lui arriva en chemin.
Hilarion étant retourné à Aphrodite ne retint que deux Frères avec lui, et s’arrêta dans le désert proche de là, où il vivait avec tant d’abstinence et dans un si grand silence qu’il disait n’avoir commencé qu’alors à servir Jésus-Christ. Il y avait déjà trois ans qu’il n’avait plu en ce pays-là ; et ainsi la terre était dans une sécheresse étrange ; ce qui faisait dire aux habitants que les éléments même pleuraient la mort de Saint Antoine. Or la réputation de Saint Hilarion ne leur ayant pu être cachée, ils vinrent à lui en foule, hommes et femmes avec des visages plombés et exténués de faim, le conjurant que comme serviteur de Jésus-Christ et successeur de Saint Antoine, il leur obtînt de la pluie par ses prières. Les voyant en cet état, il fut touché d’une merveilleuse compassion, et élevant les yeux et les mains au Ciel, il obtînt de Dieu à l’heure même l’effet de sa demande. Mais soudain que cette terre altérée et sablonneuse eut été trempée de la pluie, elle produisit un si grand nombre de serpents et d’autres bêtes venimeuses qu’une multitude de personnes en étant piquées, elles fussent mortes à l’heure même si elles n’eussent eu recours au Saint, qui leur donna de l’huile bénie, laquelle mettant sur leurs plaies ils ne manquèrent point d’être guéris.
Hilarion voyant les extrêmes honneurs qu’on lui rendait, s’en alla à Alexandrie pour passer ensuite dans le désert le plus reculé de tous, nommé Oasis ; et parce que depuis qu’il avait embrassé la vie solitaire il n’avait jamais demeuré dans aucune ville, il s’arrêta chez des Solitaires qu’il connaissait, en un lieu nommé Bruchion, fort peu éloigné d’Alexandrie. Ils le reçurent avec une merveilleuse joie, et la nuit étant proche, ils furent extrêmement surpris de voir que les disciples préparaient son âne, parce qu’il s’en voulait aller. Ils se jetèrent à ses pieds en le conjurant de ne leur point faire ce tort, et protestant qu’ils mourraient plutôt que d’être privé d’un tel hôte. Il leur répondit : « Je ne me hâte de partir qu’afin de n’être point cause que vous receviez un déplaisir ; et vous connaîtrez par la suite que ce n’est pas sans sujet que je m’en vais si promptement. » Le lendemain, les magistrats de Gaza, qui le jour précédent avaient su son arrivée, entrèrent dans le Monastère avec des archers, et ne le trouvant point disaient l’un à l’autre : « Ce que l’on nous a rapporté est bien véritable, qu’il est magicien et connaît l’avenir. » Sur quoi il faut savoir qu’après qu’Hilarion eut quitté la Palestine, et que Julien eut succédé à l’Empire, les habitants de Gaza ruinèrent le Monastère du Saint, et obtinrent de l’Empereur par leurs prières que l’on le ferait mourir et Hésychius avec lui, y ayant ordre pour cela de les chercher tous deux en quelque lieu du monde qu’ils fussent. Hilarion après avoir traversé une solitude inaccessible arriva en Oasis, où ayant passé environ un an, et voyant que son nom était arrivé jusque-là, comme s’il lui eût été impossible de se cacher en tout l’Orient, où tant de gens le connaissaient par réputation et même de visage, il était dans le dessein de passer en des îles désertes, afin de rencontrer au moins sur la mer la sûreté qu’il ne pouvait trouver sur la terre.
CHAPITRE XV.
Saint Hilarion va en Lybie ; et passe de là en Sicile sans pouvoir être caché en aucun lieu, les Démons le découvrant partout, et faisant partout des miracles.
Environ ce temps Adrien l’un de ses disciples arrivant de Palestine lui dit que Julien avait été tué, qu’un Empereur Chrétien régnait en sa place, et qu’il devait retourner pour voir les reliques de son Monastère. Le Saint ne pouvant se résoudre à cela, il loua un chameau et arriva à travers une vaste solitude dans une ville de Lybie nommée Paretoine, assise sur le bord de la mer, d’où le malheureux Adrien voulant retourner en la Palestine, et se servant du nom de son maître pour recevoir les mêmes honneurs qu’il lui avait vu rendre autrefois, lui fit un extrême tort. Et ayant volé et tourné à son profit tout ce que les Frères avaient mis entre ses mains pour porter à Hilarion, il s’en alla enfin sans lui dire adieu. Sur quoi n’étant pas le lieu de m’étendre, je dirai seulement pour faire trembler ceux qui méprisent ainsi leurs maîtres que quelque temps après il mourut de la jaunisse.
Hilarion ayant avec lui Zanane monta sur un vaisseau qui faisait voile en Sicile ; et comme il était en résolution de vendre un livre des Evangiles qu’il avait transcrit étant jeune, afin d’avoir de quoi payer son passage, lorsqu’ils furent vers le milieu de la mer Adriatique, le fils du pilote étant agité par un Démon commença à crier : « Hilarion, serviteur de Dieu, pourquoi faut-il que par toi nous ne soyons pas en sûreté même sur la mer ? Donne-moi au moins le temps d’aller à terre, de peur qu’étant chassé dès ici je ne sois précipité dans les abîmes Le Saint lui répondit : « Si mon Dieu te permet de demeurer, demeure ; mais si c’est lui qui te chasse, pourquoi en jettes-tu la haine sur moi, qui ne suis qu’un pécheur et un pauvre mendiant ? » Ce qu’il disait de crainte que les mariniers et les marchands qui étaient sur le vaisseau ne le découvrissent lorsqu’ils seraient arrivés en terre. Aussitôt après il délivra cet enfant, le père et tous les autres qui étaient présents lui ayant donné parole de ne dire son nom à qui que ce fût. Lorsqu’ils furent arrivés au promontoire de Pachyn en Sicile, il offrit au pilote ce livre des Evangiles pour le salaire du passage de Zanane et de lui ; mais le pilote ne voulut pas le recevoir, et en étant pressé, il jura qu’il ne le recevrait point, étant d’autant plus porté à cela qu’il vit qu’excepté ce livre et leurs habits, ils n’avaient chose quelconque. Ainsi Hilarion le garda, se confiant sur ce qu’il savait en sa conscience qu’il n’était pas moins pauvre de volonté que d’effet ; et il n’avait point une plus grande joie que de penser qu’il ne possédait rien de toutes les choses du siècle, et que les habitants de ce lieu-là le prenaient pour un mendiant. Or craignant que les marchands qui venaient du Levant ne le reconnussent, et ne le fissent connaître, il s’enfuit vers le milieu de l’île à vingt milles de la mer, où s’arrêtant dans un petit champ abandonné, il ramassait tous les jours du bois pour faire un fagot, qu’il mettait sur le dos de son disciple, lequel le vendant dans un village proche de là, achetait de quoi les nourrir tous deux, et un peu de pain pour ceux qui par hasard les venaient voir.
Mais certes, ainsi qu’il est écrit, « une ville assise sur une montagne ne saurait être cachée » (Matth. 5). Un armurier étant tourmenté du Démon dans l’église de Saint Pierre de Rome, et cet esprit malin parlant par sa bouche, s’écria : « Il y a quelques jours qu’Hilarion serviteur de Dieu est entré dans la Sicile, où personne ne le connaît, et où il croit être bien caché. Mais j’irai et le découvrirai. » Aussitôt après cela, il monta avec ses valets sur un vaisseau qui était au port, lequel le mena à Pachyn, d’où il fut conduit par le Démon à la petite cabane du vieillard, devant lequel il se prosterna contre terre et fut aussitôt délivré. Ce premier des miracles qu’il fit en Sicile fut cause qu’une multitude incroyable, non seulement de malades, mais aussi de personnes de piété le vinrent trouver, entre lesquels l’un des principaux qui était hydropique fut guéri le même jour, et lui ayant ensuite apporté de très grands présents, le Saint au lieu de les recevoir lui dit cette parole de Jésus-Christ à ses disciples (Matth.10) : « Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement. »
CHAPITRE XVI.
Hésychius va trouver Saint Hilarion qui passe en Dalmatie, où il fait brûler un dragon épouvantable et arrête l’inondation de la mer.
Tandis que ces choses se passaient en Sicile, Hésychius son fidèle disciple cherchait le saint vieillard par tout le monde. Il n’y avait point de rivages qu’il ne courût, ni de déserts qu’il ne pénétrât ; et toute son espérance de le trouver était fondée sur ce qu’en quelque lieu qu’il fût il était impossible qu’il demeurât longtemps caché. Au bout de trois ans il apprit à Méthone d’un Juif qui vendait de vieux haillons aux pauvres gens qu’il avait paru en Sicile un Prophète des Chrétiens, lequel faisait tant de miracles que l’on croyait que c’était un des Saints du temps passé. Sur quoi lui demandant comment il était vêtu, quel était son marcher, son langage, et particulièrement son âge, il n’en put rien apprendre, ce Juif disant qu’il ne le connaissait que par réputation. Hésychius s’étant ensuite embarqué sur la mer Adriatique arriva heureusement à Pachyn, et s’informant du vieillard dans un hameau qui était assis sur le rivage, il apprit par le bruit commun le lieu où il était et ce qu’il faisait. En quoi on n’admirait rien tant en lui que ce qu’après avoir fait un si grand nombre de miracles, il n’avait pas seulement voulu recevoir un morceau de pain de qui que ce fût.
Mais pour ne m’étendre pas trop sans besoin, le saint homme Hésychius se jetant aux genoux de son maître, et arrosant ses pieds de ses larmes, après avoir été relevé par lui et l’avoir entretenu deux ou trois jours, il apprit de Zanane que le saint vieillard ne pouvait se résoudre à demeurer là plus longtemps ; mais voulait s’en aller dans quelque pays barbare où on ne le connût point, et où on n’entendît pas même son langage. Il le mena donc à Epidaure qui est un bourg de Dalmatie, où ayant demeuré quelques jours dans un petit champ proche de là, il ne put être caché davantage, parce qu’un dragon d’une prodigieuse grandeur, et qui était du nombre de ceux qu’ils nomment en ce pays-là boas, à cause qu’ils sont extraordinairement grands, qu’ils dévorent même les bœufs, ravageait toute cette province, et n’engloutissait pas seulement les troupeaux et les bêtes, mais aussi les paysans et les pasteurs qu’il attirait à lui par son souffle. Saint Hilarion après avoir fait élever un grand bûcher, et adressant sa prière à Jésus-Christ, commanda au dragon de monter sur ce monceau de bois, et puis y mit le feu. Ainsi en présence de tout le peuple il brûla cette monstrueuse bête. Cette action le mettant en inquiétude à cause qu’elle l’avait fait connaître, il ne savait que faire ni à quoi se résoudre, et se préparait à une autre fuite. Son amour pour la solitude lui faisait courir en esprit toute la terre, afin d’y trouver un lieu pour se cacher, et il s’affligeait de ce que quelque soin qu’il prît de se taire, ses miracles parlaient pour lui et le découvraient.
En ce temps cet universel tremblement de terre qui arriva après la mort de Julien fit sortir les mers de leurs bornes, et comme si Dieu eût menacé les hommes d’un second déluge, ou que toutes choses dussent retourner dans leur ancien chaos, les vaisseaux pendaient sur le haut des montagnes où la tempête les avait portés. Les habitants d’Epidaure voyant les flots bruire de la sorte, et ces effroyables montagnes d’eau venir fondre sur leurs côtes, craignant, ainsi qu’il était autrefois arrivé, que leur bourg ne fût submergé, ils vinrent trouver le vieillard, et comme s’ils fussent allés au combat, le mirent à leur tête sur le rivage. Le Saint ayant fait trois signes de croix sur le sable, et étendu ses mains vers le déluge qui les menaçait, il n’est pas croyable jusqu’à quelle hauteur la mer s’enfla et se tint ainsi devant lui. Mais après avoir grondé longtemps, comme si elle eût porté avec impatience de rencontrer cet obstacle, elle s’abaissa peu à peu, et fit retourner ses eaux dans elle-même. Epidaure et toute cette contrée publient encore aujourd’hui ce miracle, et les mères le content à leurs enfants, afin d’en faire passer la mémoire à toute la postérité. Ainsi il se voit que ce que Jésus-Christ a dit à ses Apôtres : « Si vous avez de la foi vous direz à cette montagne : « Jette-toi dans la mer », et elle s’y jettera », se peut accomplir au pied de la lettre, pourvu que l’on ait une foi égale à celle des Apôtres, et telle que notre Seigneur leur commanda de l’avoir. Car quelle différence y-a-t-il, ou qu’une montagne saute dans la mer, ou que d’épouvantables montagnes d’eau soient demeurées fixes en un moment, et que d’un côté étant comme de pierre devant les pieds de Saint Hilarion elles se soient doucement écoulées de l’autre ? Tout le bourg fut rempli d’admiration, et le bruit d’un si grand miracle se répandit même jusqu’à Salone.
CHAPITRE XVII.
Saint Hilarion passe en Chypre. Miracle qu’il fit en chemin et dans cette île, où Hésychius le va trouver.
Hilarion ayant su cela, s’enfuit de nuit dans une petite chaloupe, et deux jours après ayant rencontré un vaisseau marchand, il prit la route de Chypre. Des pirates, qui avaient laissé sur le rivage entre les îles de Malée et de Cythère le reste de leur flotte, composée de vaisseaux qui allaient à rames et non pas à voiles, vinrent pour rencontrer ce vaisseau sur deux grandes embarcations très légères et qui avaient double rang de rames. Tous ceux qui étaient avec Hilarion commencèrent à trembler, à pleurer leur malheur, et à courir deçà delà, et à préparer leurs armes. Et comme si un seul message n’eût pas été suffisant, ils allaient coup sur coup dire au vieillard que les pirates étaient proches. Lui les regardant de loin se mit à sourire, et se tournant vers ses disciples leur dit : « Gens de petite foi, pourquoi avez-vous peur ? Ceux qui vous font ainsi trembler sont-ils en plus grand nombre que l’armée de Pharaon, dont par la volonté de Dieu il ne resta un seul qui ne fût submergé ? » Durant qu’il parlait ainsi, les pirates s’avançaient toujours, et étaient déjà prêts à fondre sur eux, n’étant éloignés que d’un jet de pierre. Alors Hilarion demeurant ferme sur la proue du vaisseau étendit sa main sur eux et leur dit : « Contentez-vous d’être venus jusques ici. » O merveilleux effet et presque incroyable de la foi ! Ces barques commencèrent soudain à reculer, et tout l’effort des rames tournait contre la poupe. Les pirates ne pouvaient assez s’étonner de ce que malgré eux ils retournaient ainsi en arrière, et s’efforçant de tout leur pouvoir d’aborder le vaisseau d’Hilarion, ils furent reportés au rivage beaucoup plus vite qu’ils n’en étaient venus.
Je passe plusieurs autres choses, de peur qu’il ne semble qu’en les racontant toutes, je veuille faire un volume au lieu d’un discours. Je dirai seulement que naviguant avec un vent favorable entre les îles des Cyclades, il entendait les voix des Démons qui criaient de côté et d’autre dans les villes et les bourgs, et couraient vers le rivage. Etant entré dans l’une des villes de Chypre nommée Paphos, que les poètes ont rendue si célèbre, et qui par plusieurs tremblements a été réduite en tel état, qu’on ne voit plus maintenant que par ses ruines, quelle a été autrefois, il demeurait à deux milles de là avec une extrême joie de ce que n’étant connu de personne, il y avait passé quelques journées en repos. Mais vingt jours n’étaient pas encore accomplis, que tous ceux de l’île qui étaient possédés des Démons commencèrent à crier, qu’Hilarion serviteur de Jésus-Christ était venu, et qu’ils devaient se hâter de l’aller trouver. Ce bruit retentissait dans Salamine, dans Curie, dans Lapete, et dans toutes les autres villes, plusieurs assurant qu’ils savaient bien quel était Hilarion, et que c’était un véritable serviteur de Dieu, mais qu’ils ignoraient où il était. Au bout de trente jours, ou un peu plus, environ deux cents personnes tant hommes que femmes, s’assemblèrent auprès de lui. Ce que voyant et étant fâché de ce que les Démons ne pouvaient souffrir qu’il demeurât en repos, devenant plus cruel que de coutume contre ces esprits malins, et comme s’il se fût voulu venger d’eux, il les persécuta de telle sorte qu’il les contraignit à force de prières de sortir des corps de ces misérables, les uns sur-le-champ, les autres au bout de deux jours, et tous généralement avant que la semaine fût passée.
Ayant demeuré là deux ans dans une continuelle pensée de s’enfuir, il envoya Hésychius en Palestine, avec ordre de retourner au printemps pour y visiter ses Frères, et voir les reliques de son Monastère. Après son retour il désira d’aller encore en Egypte pour demeurer dans ces lieux, que l’on nomme Bucolia, à cause qu’il n’y a pas un seul Chrétien, et qu’ils sont seulement habités par une nation barbare et farouche. Mais Hésychius lui conseilla de se retirer plutôt dans le lieu le plus écarté de l’île où ils étaient ; et ayant pour cela tout visité avec beaucoup de temps et de soin, il le mena à douze milles de la mer dans des montagnes fort reculées et très rudes, où l’on pouvait à peine monter en se traînant sur les mains et sur les genoux. Saint Hilarion y étant arrivé, et considérant ce lieu caché et si effroyable, vit qu’il était environné d’arbres de tous côtés, qu’il y avait des eaux coulantes, un petit jardin fort agréable, et plusieurs arbres fruitiers, dont il ne mangea néanmoins jamais de fruit, et que proche de là était un très ancien temple tout ruiné, d’où à ce qu’il disait, et comme ses disciples le témoignent, on entendait retentir nuit et jour les voix d’une si incroyable multitude de Démons qu’il semblait que ce fussent celles de toute une armée. Ce qui lui donna beaucoup de joie, voyant par là qu’il aurait si près de lui des ennemis à combattre. Il y demeura cinq années, Hésychius l’allant souvent visiter, et ce ne lui fut pas une petite consolation dans ce dernier temps de sa vie, de ce qu’à cause de l’extrême difficulté d’un chemin si rude, et de tant d’ombrages qui le couvraient, il n’y avait que point ou peu de personnes qui pussent ou qui osassent entreprendre de monter cette montagne.
Un jour, au sortir de son petit jardin, il vit un homme paralytique de tout le corps couché par terre devant la porte. Sur quoi ayant demandé à Hésychius qui il était, et comment il avait été amené là, il lui répondit qu’il avait été receveur de cette petite métairie, et que le jardinet où ils étaient lui appartenait. Alors le Saint se mit à pleurer, et tendant la main à ce pauvre malade, lui dit : « Je te commande au nom de Jésus-Christ de te lever et de marcher. » O admirable promptitude ! Il n’avait pas encore achevé de prononcer ces paroles que toutes les parties du corps de cet homme étant déjà fortifiées, il se trouva en état de pouvoir se lever, et de se tenir debout. Ce miracle ayant été su, plusieurs personnes par le besoin qu’elles avaient de l’assistance du Saint surmontèrent la difficulté d’aller vers lui par ces chemins inaccessibles, et tous les habitants d’alentour ne travaillaient à rien avec tant de soin qu’à prendre garde qu’il ne s’échappât. Car le bruit s’était répandu parmi eux qu’il ne pouvait demeurer longtemps en un même lieu : Ce qu’il ne faisait ni par légèreté, ni par une impatience et une inquiétude puérile, mais à cause qu’il fuyait l’honneur et l’importunité des visites, ayant toujours aimé le silence, et une vie inconnue aux hommes.
CHAPITRE XVIII.
Mort de Saint Hilarion. Et conclusion de tout ce discours.
Etant arrivé à l’âge de quatre-vingts ans, et Hésychius étant absent, il lui écrivit de sa main une petite lettre, qui était comme son testament, par laquelle il lui laissait toutes ses richesses qui consistaient en un livre des Evangiles, en ce sac dont il était revêtu, en une cape, et en un petit manteau. Car Zanane qui le servait était mort quelques jours auparavant. Plusieurs hommes de grande piété vinrent de Paphos le visiter, sachant qu’il était malade, et principalement sur ce qu’ils lui avaient entendu dire qu’il serait bientôt délivré de la prison de son corps pour aller à Dieu, et passer à une meilleure vie. Constance y fut aussi qui était une sainte femme, au gendre et à la fille de laquelle il avait sauvé la vie avec de l’huile bénie. Il les conjura tous de ne garder pas son corps un seul moment après sa mort ; mais de l’enterrer à l’heure même dans ce petit jardin tout vêtu comme il était avec sa haire, sa cape et sa discipline. Il avait encore un peu de chaleur ; et bien qu’il ne lui restât rien d’un homme vivant que le sentiment, il ne laissa pas de dire ayant les yeux encore tout ouverts « Sors, mon âme ! De quoi as-tu peur ? Tu as servi Jésus-Christ près de soixante-dix ans, et tu crains la mort ? En achevant ces paroles, il rendit l’esprit ; et à l’instant ayant été mis en terre, on sut plus tôt à la ville son enterrement que sa mort. Le saint homme Hésychius ayant appris cette nouvelle en la Palestine, vint à Chypre, et feignant de vouloir demeurer dans le même petit jardin, afin d’ôter tout soupçon aux habitants, et empêcher que se défiant de lui, ils ne l’observassent, il déroba son corps environ dix mois après, avec un très grand danger de sa vie, et le porta à Maïuma où avec tous les Solitaires et les habitants des environs qui l’accompagnaient par grandes troupes, il l’enterra dans son ancien Monastère. Sa haire, sa cape et son petit manteau étaient encore au même état que lorsqu’il mourut ; et tout son corps aussi entier que s’il eût été vivant répandait une odeur si excellente qu’il semblait qu’il eût été embaumé avec des parfums précieux.
Je crois ne devoir pas oublier à la fin de ce livre de rapporter quelle fut la dévotion de Constance, cette très sainte femme dont j’ai parlé. Ayant su que le corps d’Hilarion avait été transporté en la Palestine, elle rendit l’esprit à l’instant, témoignant ainsi, même par sa mort, sa véritable charité pour ce grand serviteur de Dieu sur le sépulcre duquel elle avait accoutumé de passer les nuits entières sans fermer les yeux et de lui parler comme s’il eût été présent, afin qu’il l’assistât en ses prières. Il y a encore aujourd’hui une très grande contestation entre les habitants de la Palestine et ceux de Chypre, les uns soutenant qu’ils ont le corps, et les autres qu’ils ont l’esprit de Saint Hilarion, lequel fait tous les jours de grands miracles dans l’une et dans l’autre de ces provinces, mais principalement dans le petit jardin de Chypre, à cause possible qu’il a plus aimé ce lieu-là qu’aucun autre.
LA VIE
DE SAINT PACOME
Abbé de Tabenne,
Ecrite par un ancien auteur grec, et traduite en latin par le célèbre interprète Denis le petit Abbé romain.
AVANT-PROPOS.
Notre Seigneur Jésus-Christ qui est la source de la sagesse, la véritable lumière d’où procèdent toutes les connaissances, le Verbe de Dieu son Père, et par lequel toutes choses ont été faites, sachant quelle est notre faiblesse qui nous porte avec tant de facilité dans le péché, nous a par son extrême bonté pourvus de plusieurs remèdes. Car notre père Abraham s’étant rendu agréable à sa divine Majesté, en lui offrant son fils en sacrifice selon le commandement qu’il lui en avait fait, reçut bientôt la récompense du mérite de sa foi par la conservation de ce même fils ; et Dieu en jurant par soi-même lui dit (Genes.22) : « Je te comblerai de mes plus grandes bénédictions, et multiplierai de telle sorte ta postérité qu’elle égalera le nombre infini des étoiles du ciel, et la multitude du sable qui est sur le rivage de la mer. » Et ensuite : « Toutes les nations de la terre seront bénies en ta semence. » Ce que l’Apôtre explique clairement par ces paroles (Gal.3) : « Dieu ne dit pas en tes semences, comme s’il y en avait plusieurs, mais en ta semence, comme n’y en ayant qu’une qui est Jésus-Christ. »
Tous les Saints Prophètes sachant aussi que Dieu ne saurait mentir, et connaissant cet important secret de la rédemption des hommes par la révélation qu’ils en avaient reçue du Saint Esprit, prédisaient qu’un médecin descendrait du Ciel pour guérir nos maladies, et lui demandaient par des prières continuelles qu’il lui plût de se hâter de nous secourir par sa présence. Ensuite de quoi Dieu qui par sa grande miséricorde prévient toujours les vœux qui lui sont faits avec piété, et n’abandonne jamais ceux qui le cherchent de tout leur cœur, accomplit ces saintes promesses dans les derniers temps, en envoyant son Fils au monde, en le faisant naître d’une femme, en l’assujettissant à la loi, et en le rendant semblable à nous, afin qu’étant mortel, il fût capable de souffrir, et que celui qui avait un souverain empire sur la mort, détruisît la mort en mourant pour nous ; et que d’autre part étant impassible en ce qui était de sa divinité, il pût nous garantir de la corruption et de la mort, et nous affranchir des liens du Diable, dont cet unique remède était capable de nous retirer. Ayant accompli en cette sorte le mystère de notre rédemption, il a accordé à tous les peuples de la terre la rémission de leurs péchés en les régénérant par le baptême, afin que selon ce qu’il dit dans l’Evangile (Matt.28) : « Allez, instruisez toutes les nations, et les baptisez au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit », il reçut dans le sein de son infinie miséricorde ceux qui venaient de toutes parts pour être instruits en la véritable foi par la doctrine des Apôtres.
La prédication de l’Evangile éclatant donc par tout le monde, et plusieurs venant de tous côtés pour être reçus entre les enfants de Dieu par la Grâce de Jésus-Christ, l’ennemi des hommes entra en fureur, et s’efforça d’exciter contre les serviteurs de Dieu des tentations encore plus cruelles que celles qu’il leur avait fait souffrir auparavant, s’imaginant, le malheureux qu’il est, de pouvoir ainsi nous fermer le chemin de la miséricorde céleste. Mais il a été fort trompé dans ce dessein, puisque par l’assistance divine, ses embûches et ses efforts sont tellement dissipés par les fidèles qui veillent avec soin sur leurs propres actions, qu’ils ne servent qu’à le couvrir de confusion, et à acquérir une gloire immortelle aux serviteurs de Jésus-Christ : Car Dieu ayant permis, pour éprouver la foi et la patience de ceux qui se portent si généralement dans cette guerre spirituelle, qu’il y eût des empereurs païens, et que la tempête d’une cruelle persécution éclatât de toutes parts contre les Chrétiens, plusieurs Saints Martyrs dans l’Egypte sont demeurés fermes jusques à la mort, en la confession du Nom de Jésus-Christ, et avec Pierre Patriarche d’Alexandrie ont acquis des couronnes incorruptibles, et des récompenses immortelles.
La multitude des fidèles croissant donc de jour en jour d’une manière admirable, on bâtissait avec grand soin plusieurs églises à la mémoire des Martyrs ; et le grand nombre de Monastères qui s’établissaient par ceux qui en renonçant au siècle, s’efforçaient de vivre dans une extrême pureté, embellissait mêmes les lieux des déserts les plus reculés. Car ceux d’entre les païens qui embrassaient le Christianisme, considérant les souffrances des Martyrs, et de quelle sorte leur amour ardent pour Jésus-Christ les portait à confesser son nom, commencèrent aussi par l’assistance de sa Grâce à embrasser la manière de vivre des Saints, et à se conduire de telle sorte que l’on pouvait dire d’eux ce que dit l’Apôtre (Hébr. 11. V.37 & 38) : « Ceux dont le monde n’était pas digne, se trouvant accablés de nécessités, d’afflictions, et de douleurs, n’avaient pour vêtements que des peaux de chèvre, et errant dans les déserts et dans les montagnes, n’avaient pour retraite que des antres et des cavernes. » Mais désirant de tout leur cœur et cherchant le repos de la solitude, Dieu leur donna pour récompense la joie sans pareille d’opérer leur Salut, et de jouir des consolations qu’apporte une foi sincère et véritable ; et leur exemple bientôt après servit à d’autres pour se porter à une vie encore plus élevée et plus sainte. Ainsi renonçant à tous les soins et à toutes les occupations de la terre, ils imitaient même dès cette vie, et étant encore revêtus de leurs corps mortels, la pureté des Anges qui les élevait au comble des plus grandes vertus, et l’éclat d’une si haute perfection allant au-delà de l’admiration des hommes, ils ne cédaient en rien aux plus anciens de tous les Pères, et égalaient les mérites de ceux qui en répandant leur sang dans les combats qu’ils ont soutenus pour le Nom de Jésus- Christ, sont demeurés victorieux de tous ces ennemis invisibles dont l’Apôtre parle lorsqu’il dit (Ephes.9) : « Vous n’avez pas seulement à combattre contre la chair et le sang, mais aussi contre ces princes du siècle, contre ces puissances spirituelles qui règnent dans les ténèbres, et contre ces esprits de malice qui dominent en l’air. » Ces hommes admirables ayant donc ainsi surmonté par une prudence sainte tant de diverses attaques de ce serpent infernal, et lui ayant brisé la tête par leur générosité et leur constance, jouissent maintenant de ces récompenses éternelles, dont il est écrit (Isa. 64. & I. Cor.2) : « ce que nul œil n’a vu, nulle oreille n’a entendu, et nul esprit n’a jamais compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment. »
CHAPITRE I.
Raisons qui ont porté à écrire la vie de Saint Pacome. Et une rencontre merveilleuse qui lui arriva dès sa première jeunesse.
L’exemple le plus illustre proposé lors à tous les fidèles pour s’efforcer de l’imiter était la vie de Saint Antoine, qui marchant sur les pas du grand Elie, d’Elisée, et de Saint Jean Baptiste, passa avec un zèle et un courage admirable jusque dans les lieux les plus profonds du désert, et par son amour pour la vertu vécut sur la terre d’une vie toute céleste. Saint Athanase Patriarche d’Alexandrie, digne certes de rapporter les actions d’un tel Saint, les a appuyées de l’autorité de son témoignage. Car en étant supplié par les Solitaires, il a écrit sa vie pour l’utilité de plusieurs, et pour la présenter comme un grand sujet d’imitation aux personnes les plus spirituelles. Il parle aussi dans cet ouvrage du saint Père Ammon, qui avec l’assistance de Dieu jeta les premiers fondements de la manière de vivre des Solitaires, qui demeurent aujourd’hui sur la montagne de Nitrie, et il fait mention de Théodore qui était avec lui, et est un saint homme, lequel s’étant entièrement consacré au service de Dieu par une résolution ferme et constante et par une foi non feinte, a surmonté diverses tentations du Diable. La Grâce de Jésus-Christ s’étant donc en cette manière répandue de tous côtés avec abondance, on vit accomplir ces paroles du Psalmiste (Ps.64) : « Vous avez répandu vos bénédictions sur la terre, et l’avez comblée de vos faveurs. Vous l’avez enrichie par la multitude de vos grâces. La joie et les contentements ont succédé à la tristesse et aux douleurs, et la félicité et l’assurance au chagrin et à la misère.
Voilà comment ces Pères des Solitaires, ces hommes admirables dont les noms sont écrits au livre de vie, parurent presque dans toutes les régions de la terre. Et on dit qu’il n’y avait encore alors que très peu de Solitaires dans l’Egypte et dans la Thébaïde. Car après la persécution de ces cruels empereurs Dioclétien et Maximien, une grande multitude de païens se convertit à la foi, ainsi que Dieu l’avait ordonné de toute éternité, et l’Eglise comme une terre féconde commença à produire quantité de fruits ; plusieurs Saints Evêques conformément à la doctrine des Apôtres montrant le chemin de la vraie créance par la pureté de leurs actions.
En ce temps un nommé Pacome lequel vivait dans la Thébaïde, selon l’instruction qu’il avait reçue de ses parents qui étaient païens, fut par la miséricorde de Dieu converti à la religion chrétienne. On dit que dès sa première jeunesse, il pratiqua avec un extrême soin la vertu de l’abstinence. Et ces commencements ayant répondu à la haute perfection à laquelle il arriva depuis, j’ai résolu pour la gloire de Jésus-Christ qui nous a appelés des ténèbres à la lumière, et pour l’utilité de ceux qui liront ceci, d’écrire particulièrement quelle a été sa manière de vivre depuis son enfance.
Etant encore jeune, son père et sa mère le menèrent pour sacrifier des victimes à une idole qui était sur le rivage du Nil, et le malheureux prêtre qui servait en ce lieu au Démon, ayant voulu selon la coutume célébrer ses sacrilèges cérémonies, la présence de Pacome fit cesser entièrement toutes ces illusions diaboliques : Sur quoi ce prêtre après avoir longtemps hésité, demeura aussi immobile que son idole, et s’étonnant de ce que le Démon ne répondait point. Enfin cet esprit infernal lui fit connaître que l’enfant Pacome était la cause de ce silence extraordinaire, et éclata en ces paroles : « Que vient faire ici cet ennemi des dieux ? Hâtez-vous de le chasser et de l’envoyer bien loin d’ici. » Ses parents voyant qu’ensuite de ses paroles on le séparait d’eux, furent touchés d’une extrême douleur, dont la principale raison était que par cette réponse du Démon il avait été déclaré ennemi des dieux. Ils étaient aussi en grande peine de ce qui adviendrait de lui, à cause que quelque temps auparavant ayant seulement goûté du vin que l’on avait offert aux idoles, il l’avait vomi à l’heure même. Mais connaissant qu’ils s’efforçaient en vain d’en découvrir la raison, ils s’en mirent l’esprit en repos, et le pressèrent seulement d’apprendre la langue égyptienne, et de s’instruire dans la science des Anciens.
CHAPITRE II.
Pacome étant enrôlé pour aller à la guerre, passe par une ville de Chrétiens, dont la vertu lui donne tant d’admiration qu’il fait vœu de servir Dieu toute sa vie.
En ce même temps, et depuis la persécution des Chrétiens, l’Empereur Constantin continuant à régner, et faisant la guerre contre le tyran Maxence, il envoya des ordres de tous côtés, pour obliger les jeunes gens les mieux faits de s’enrôler, entre lesquels on prit Pacome, qui n’avait lors que vingt ans, ainsi qu’il le contait depuis. Ayant été embarqué avec d’autres sur un vaisseau, ils arrivèrent à l’entrée de la nuit à une certaine ville, dont les habitants ayant vu que l’on gardait avec grand soin ces jeunes soldats, et appris que l’on les menait à la guerre contre leur gré, ils furent touchés de compassion suivant le précepte de Jésus-Christ, et les assistèrent dans leur extrême déplaisir de tout ce qui leur était nécessaire. Pacome considérant et admirant leur charité, demanda qui étaient ces gens qui témoignaient tant de bonté et d’humilité. On lui répondit que c’étaient des Chrétiens, qui rendaient à chacun avec grande joie toutes sortes de bons offices, et particulièrement aux étrangers. S’étant enquis de ce que voulait dire ce nom de Chrétiens, il apprit que c’étaient des personnes fort pieuses qui faisaient profession de la religion véritable, qui croyaient en Jésus-Christ Fils unique de Dieu, et qui s’efforçaient de tout leur pouvoir de faire du bien à tout le monde, avec espérance d’en être récompensés en l’autre vie. Pacome fut extrêmement touché de ce discours, et une divine lumière éclairant son âme, il admira la foi des Chrétiens. Puis la crainte de Dieu pénétrant son cœur, il commença peu à peu à retirer sa pensée des choses présentes, et dit en élevant les mains au Ciel : « O Dieu Tout-puissant qui avez créé le ciel et la terre, si vous daignez écouter ma prière, si vous me faites la grâce de me faire connaître la vraie et parfaite manière, selon laquelle vous voulez être adoré, et me tirez du déplaisir dans lequel je suis, je vous servirai durant le reste de ma vie ; et méprisant tout ce qui est du siècle, je m’attacherai inséparablement à vous. » Ayant achevé cette prière, il alla trouver ses compagnons, et le jour suivant ils firent voile. Ils passèrent ensuite par plusieurs autres lieux durant le cours de leur navigation ; et lorsque des voluptés corporelles, et d’autres attraits humains flattaient les sens de Pacome, il les repoussait généreusement par le souvenir de la promesse qu’il avait faite à Dieu de se consacrer entièrement à son service. Et par le secours de sa grâce il avait dès ses plus tendres années toujours aimé la chasteté.
CHAPITRE III.
La guerre étant finie, Pacome se fait Chrétien, et se rend Solitaire avec le saint vieillard Palemon, qui l’éleva dans une très grande perfection.
L’Empereur Constantin ayant par sa piété et par sa foi remporté la victoire de ses ennemis, commanda de licencier les jeunes soldats. Pacome se trouvant ainsi dans la liberté qu’il désirait, s’en retourna aussitôt en la Thébaïde où étant allé à l’église du bourg de Chinobosque il se fit catéchumène, et peu de temps après reçut une nouvelle vie par la grâce du baptême. La nuit même qu’il fut favorisé de ce sacrement il vit en songe une rosée céleste, qui étant tombée dans sa main droite l’avait entièrement remplie, et puis s’était changée en miel ; et il entendit une voix qui lui dit : « Considère Pacome ce qui se passe : Car ceci est un signe de la Grâce que Jésus-Christ veut répandre dans ton âme. » Cette vision l’enflamma de l’amour de Dieu, et sentant par une blessure favorable son cœur percé du trait de ce même amour, il s’assujettit sans réserve à toute la discipline et les institutions saintes qui le pouvaient faire avancer dans la vertu.
Ayant appris qu’un Solitaire nommé Palemon servait Dieu dans le fond du désert, il l’alla trouver à l’heure même par le désir qu’il avait de demeurer avec lui, et ayant frappé à la porte de sa cellule le supplia de lui en permettre l’entrée. Le vieillard l’entrouvrant tant soit peu lui dit : « Que voulez-vous et que cherchez-vous ? » Ce qu’il prononça d’un ton sévère, comme ayant passé avec très grande austérité plusieurs années dans la solitude. Pacome lui répondit : « Dieu m’a envoyé vers vous pour être Solitaire ». « Vous ne sauriez être ici » répartit Palemon. « Car la pureté de la vie d’un vrai Solitaire étant bien considérée n’est pas une chose facile ; et plusieurs qui sont venus ici par le dégoût qu’ils avaient du monde, n’ont pas eu le don de persévérance. » Pacome lui répliqua : « Les humeurs des personnes ne sont pas toutes semblables. C’est pourquoi je vous supplie de me faire la grâce de me recevoir, et j’espère que dans la suite du temps vous connaîtrez mieux ma disposition, et si Dieu me rend capable d’exécuter ce que j’entreprends. » Le vieillard lui répartit : « Je vous ai déjà dit que vous ne pouvez espérer d’être reçu en ce Monastère : Allez-vous en dans un autre ; et lorsque vous y aurez pratiqué durant quelque temps les exercices de la pénitence, revenez ici, et je vous recevrai. Mais considérez bien, mon Fils, ce que je vous représente, qui est que je vis dans une grande abstinence, et châtie mon corps par de très grandes et très rudes mortifications. Car je ne mange que du pain et du sel. Je me prive entièrement de l’usage de l’huile. Je ne bois jamais de vin. Je veille la moitié de la nuit, et emploie ce temps, ou à dire l’office, ou à méditer l’Ecriture Sainte ; et quelquefois je passe la nuit entière sans fermer l’œil. » Ces paroles remplirent Pacome d’étonnement, ainsi que les enfants ont accoutumé de trembler en la présence de leurs maîtres. Mais étant fortifié de la Grâce de Dieu, il se résolut d’embrasser tous ces travaux, et répondit : « J’espère que notre Seigneur Jésus-Christ par l’assistance de vos prières me donnera la force et la patience qui me sont nécessaires pour me rendre digne de persévérer jusques à la mort dans une vie si sainte. »
Saint Palemon considérant des yeux de l’esprit quelle était la foi de Pacome lui ouvrit enfin sa porte, et lui donna l’habit du Solitaire. Ainsi ils demeuraient ensemble et s’occupaient à la pénitence et à la prière. Ils faisaient aussi des cilices, et selon le précepte de l’Apôtre travaillaient de leurs mains, non seulement pour gagner leur vie, mais pour avoir quelque moyen d’assister les pauvres. Lorsqu’ils disaient l’office de la nuit, et que le vieillard voyait Pacome être pressé du sommeil, il le menait dehors et lui faisait porter du sable d’un lieu à un autre pour le réveiller par cet exercice ; et en le formant à la vertu il lui disait pour le rendre soigneux de prier. « Travaillez Pacome et veillez, afin (ce que Dieu ne veuille) que le tentateur des hommes ne vous détourne point de votre entreprise, et ne rende pas ainsi tout votre travail inutile. » Pacome recevait ces instructions avec une si grande soumission, et se rendait si soigneux de les pratiquer, que s’avançant de jour en jour en cette sainte manière de vivre, il donnait tant de joie à ce vénérable vieillard qu’il en rendait continuellement des actions de grâces à Jésus-Christ.
Le très saint jour de Pâques étant arrivé, Palemon dit à Pacome : « Puisque cette fête est générale à tous les Chrétiens, apprêtez-nous à manger. » Ayant obéi promptement il prit outre l’ordinaire un peu d’huile qu’il mêla avec du sel pilé, et y ajouta quelques herbes. Puis il dit : « Mon Père, j’ai exécuté ce que vous m’aviez commandé. » Le saint vieillard après avoir fait la prière s’approcha de la table, et voyant cette huile et ce sel, dit en portant sa main sur son front, et en versant quantité de larmes : « Mon maître a été crucifié et je mangerais maintenant de l’huile ? » Ainsi quelque instance que Pacome lui en fit, il n’en voulut jamais goûter ; mais prenant du pain et du sel selon leur coutume ils se mirent à table, et après que Palemon eut à l’ordinaire fait la bénédiction et le signe de la Croix, ils mangèrent tous deux et rendirent humblement grâces à Dieu.
CHAPITRE IV.
Histoire déplorable d’un Solitaire qui se perdit par la vanité.
Une nuit lorsqu’ils veillaient et avaient allumé du feu, il survint un Solitaire qui voulut demeurer avec eux. L’ayant reçu et parlant ensemble, il dit au milieu du discours : « Si l’un de vous a de la foi, qu’il se tienne debout sur ces charbons de feu, et qu’il prononce lentement l’oraison dominicale. » Le bienheureux Palemon voyant de quelle sorte il s’emportait par l’orgueil dont il était enflé, le reprit en lui disant : « Gardez-vous bien, mon Frère, de faire cette folie, ni de proposer jamais à l’avenir rien de semblable. Mais au lieu de profiter de cette remontrance, son esprit s’élevant encore davantage par la vanité, il se tint hardiment sur le feu sans que personne le lui commandât ; et l’ennemi des hommes conspirant avec lui, et Dieu le permettant de la sorte, il n’en reçut aucun dommage. Ce qui augmenatnt encore son erreur, ainsi qu’il est écrit (Prov. 28. Eccl.2) : « Le Seigneur ouvre aux méchants de mauvaises voies », lorsqu’il s’en alla le lendemain matin, il leur dit comme par reproche : « Où est votre foi ? » Peu de temps après le Diable voyant que cet homme lui était entièrement assujetti, et qu’il le pourrait porter sans peine à commettre toutes sortes de crimes, il prit la figure d’une belle femme richement vêtue, et frappa rudement à la porte de sa cellule. La lui ayant ouverte, cet esprit malheureux lui dit : « Etant extrêmement pressée de mes créanciers, et craignant de tomber dans quelque malheur à cause que je n’ai pas le moyen de payer ce que je leur dois, je vous supplie de me recevoir dans votre cellule, afin que je sois garantie de ce péril par votre assistance, et que j’en rende grâces à Dieu qui m’a adressée à vous. » Ce misérable étant dans un tel aveuglement qu’il ne put discerner quel était celui qui lui tenait ce discours, le reçut à son extrême dommage. Alors cet ennemi de notre Salut le voyant capable de tomber dans tous les péchés le tenta par des pensées sales et impudiques auxquelles succombant, il le voulut embrasser dans la créance que ce fût une femme. Sur quoi cet esprit impur se jetant sur lui, lui froissa tout le corps, et le laissa étendu sur le pavé, où il demeura fort longtemps comme mort.
Enfin à quelques jours de là ayant fait réflexion sur sa mauvaise conduite et se repentant trop tard de sa folie, il vint trouver Saint Palemon, et après lui avoir conté avec beaucoup de pleurs et de soupirs ce qui lui était arrivé, lui dit : « Je confesse, mon Père, que je suis moi-même la cause de ma perte, puisque m’ayant fait la charité de me reprendre, j’ai été si malheureux que de ne daigner vous écouter. Mais je vous conjure de me faire la grâce de m’assister par vos prières, afin d’empêcher dans l’extrême péril où je suis, que le Démon ne me mette en pièces. » Comme il parlait ainsi et mêlant ses larmes avec ses plaintes, et que Saint Palemon et le bienheureux Pacome les accompagnaient des leurs par la compassion qu’ils avaient de lui, il fut soudain enlevé par l’esprit malin, et s’éloignant de leur présence et courant de çà et de là à travers les Déserts, il arriva enfin à la ville de Pane où il se précipita avec fureur dans la fournaise des bains, dont les flammes le consumèrent à l’heure même.
CHAPITRE V.
Merveilleux progrès de Saint Pacome dans la vertu.
Pacome qui avait été témoin du malheur de ce Solitaire travaillait de plus en plus à pratiquer les règles de la pénitence, et surtout à conserver son esprit attentif à l’oraison, selon ce qu’il est écrit (Prov.4) : « Veillez avec très grand soin sur votre cœur. » : Ce qui remplissait le saint vieillard de l’admiration de sa vertu, parce que non seulement il accomplissait avec joie tous les devoirs de la vie solitaire dans les choses extérieures ; mais il s’efforçait aussi dans son cœur de conserver sa conscience dans une pureté toute céleste, suivant cette parole de l’Apôtre (2. Cor.1) : « Notre gloire consiste au témoignage de notre propre conscience », sachant que par là il se préparait de grandes récompenses en l’autre vie. Et lorsqu’il lisait et apprenait par cœur l’Ecriture Sainte, au lieu de s’y occuper en courant et avec négligence, il considérait très exactement chaque précepte, et le repassant avec piété dans son esprit, il travaillait continuellement à accomplir par ses actions ce qu’il avait gravé dans sa mémoire.
Mais surtout il s’efforçait de surpasser les autres en humilité, en patience, et en une charité très sincère envers Dieu et envers le prochain : Ce que nous avons appris et plusieurs autres choses semblables de diverses personnes fort saintes qui ont demeuré longtemps avec lui, et auxquelles il avait servi d’exemple pour se former à la vie spirituelle, en leur expliquant avec grand soin ensuite de la lecture de l’Ecriture Sainte ce qui pouvait servir à leur édification. Mais d’autant qu’elles sont en si grand nombre qu’elles surpassent mes forces, je ne les ai pas toutes écrites, et j’avoue que je suis incapable de représenter les mérites d’un si grand Saint par un discours qui les égale.
Il y avait auprès de la montagne où Saint Palemon et Saint Pacome demeuraient, un désert tout plein d’épines. Pacome y allant souvent chercher du bois marchait pieds nus sur ces épines. Et lorsqu’il en entrait beaucoup dans sa chair, non seulement il souffrait avec patience et avec courage, mais il en ressentait de la joie se souvenant des clous dont notre Seigneur a été attaché à la croix. Il aimait si fort la solitude qu’il allait souvent dans le désert, où il demeurait longtemps en oraison, et suppliait Dieu de tout son cœur de le délivrer par sa bonté de tant de pièges que le Diable tend aux hommes pour les perdre.
CHAPITRE VI.
Une voix du Ciel ayant dit à Saint Pacome de bâtir un Monastère à Tabenne, un Ange lui présente la règle qu’il devait suivre. Et Saint Pacome meurt quelque temps après.
Pacome étant allé un jour fort loin de sa cellule en un lieu nommé Tabenne où il n’y avait lors un seul habitant, et y demeurant longtemps en oraison selon sa coutume, il entendit une voix du Ciel qui lui dit : « Pacome, demeure ici et y bâtis un Monastère : car plusieurs viendront vers toi pour profiter de tes instructions, et tu les conduiras selon la règle que je te montrerai. » Un Ange de Dieu lui apparut ensuite, et lui apporta une tablette dans laquelle était écrite la forme de vie qu’il devait enseigner à ceux qui se mettraient sous sa conduite. Les religieux de Tabenne gardent encore aujourd’hui cette tablette, et observent avec très grand soin, tant dans leur vivre que dans leur habit, et dans tout le reste de leur discipline, les choses qui y sont écrites. Sur quoi il faut remarquer qu’à cause que ces Solitaires sont fort différents des autres, non seulement par leur naturel, mais par la force de leur corps et la situation des lieux, il est nécessaire aussi qu’ils observent une règle différente.
Pacome connaissant par la clarté d’esprit que la Grâce de Dieu et les mérites de sa bonne vie lui avaient donnée, que cette voix venait du Ciel, il se disposa à exécuter ces règles admirables, et étant retourné vers Palemon lui rapporta ce qui s’était passé, et le supplia d’agréer qu’ils allassent ensemble en ce lieu-là, pour y accomplir le commandement qu’il avait reçu de Dieu. Le saint vieillard qui le considérait comme son cher fils et n’eût pas voulu lui donner le moindre déplaisir, se rendit aussitôt à sa prière, et fut avec lui dans ce bourg, où ayant bâti une cellule ils se réjouissaient en notre Seigneur, et attendaient les effets de ses promesses. Quelque temps après Palemon dit à Pacome : « Voyant la Grâce que Dieu vous fait, et que vous vous disposez à demeurer toujours ici, promettons-nous de ne nous séparer jamais, et de nous consoler par de fréquentes visites tandis que nous demeurerons en cette vie. » Cette proposition ayant extrêmement réjoui Pacome, ils l’exécutèrent tous deux sans y manquer jamais jusques à la mort.
Saint Palemon commença à ressentir de très grandes incommodités en tout son corps par une douleur de rate causée de ses excessives austérités, car souvent lorsqu’il mangeait il ne buvait point, et lorsqu’il buvait il ne mangeait point. Sur quoi quelques Solitaires qui étaient venus le visiter, l’ayant conjuré de n’achever pas de ruiner son corps déjà si faible, et de souffrir qu’on prît quelque soin de le soulager, il accorda enfin à leurs prières de se fortifier un peu dans cette grande débilité par une nourriture suffisante. Mais cela ne dura guère. Car ses douleurs de rate augmentant, il quitta cette nourriture qui lui était si nouvelle, et retourna aussitôt à son ancienne manière de vivre en disant : « Si les Martyrs de Jésus-Christ, bien qu’on les mette en pièces, ou qu’on leur tranche la tête, ou même qu’on les brûle, souffrent pour la foi jusques à la mort tous ces tourments avec courage, pourquoi cédant à de légères douleurs perdrai-je par mon impatience les récompenses que je pourrais espérer, et tremblerai-je lâchement à la vue de quelques souffrances passagères par le désir de la vie présente ? Je me suis laissé aller aux persuasions de ceux qui m’ont conseillé de manger des viandes dont je n’avais point accoutumé d’user, et au lieu d’en recevoir du soulagement, mes douleurs en sont augmentées. Il faut donc avoir recours à mes anciens remèdes, et ne pas abandonner le bonheur de l’abstinence, dans lequel je suis assuré que consiste, après Dieu, le repos et la véritable joie. Car ce n’est pas pour l’amour des hommes que je me suis revêtu des armes de la pénitence, mais c’est pour l’amour de Jésus-Christ que j’ai résolu de m’en servir pour combattre contre moi-même. » Le saint vieillard agissant avec cette générosité chrétienne tomba avant la fin du mois dans une telle langueur qu’il en mourut. Pacome y étant appelé le pleurait comme son Père, et lui baisant les pieds et l’embrassant semblait parler encore à lui. Ainsi le saint vieillard comblé de jours et de vertus se reposa en paix, selon le langage de l’Ecriture. Son bienheureux disciple ensevelit son corps ; son âme fut emportée dans le Ciel par les chœurs des Anges ; et Pacome retourna en sa demeure ordinaire.
CHAPITRE VII.
Jean Frère de Saint Pacome le va trouver, et meurt après avoir passé quelque temps avec lui dans la vie solitaire.
Peu de temps après son Frère nommé Jean ayant appris où il était et ce qu’il faisait, le vint trouver. Saint Pacome eut une extrême joie de son arrivée. Car depuis qu’il avait été baptisé et s’était rendu Solitaire il n’avait vu un seul de ses proches. Jean comme son véritable Frère voulut imiter sa vertu et demeura avec lui. Ils n’avaient tous deux qu’un même dessein et un même amour pour Dieu. Et d’autant qu’ils méditaient jour et nuit ses saints commandements, leurs esprits délivrés de toutes les pensées du siècle n’avaient plus aucune pente vers la terre. Lorsqu’il leur restait quelque chose du travail de leurs mains ils le donnaient aussitôt aux pauvres, ne se mettant point en peine du lendemain, selon le précepte de notre Seigneur Jésus-Christ, et ils étaient si austères dans leur habit qu’ils n’en changeaient jamais s’ils n’étaient si extrêmement sales qu’ils fussent contraints de les laver. Or ces habits étaient des robes de lin dont les Solitaires usent encore aujourd’hui dans la Thébaïde et dans l’Egypte ; et le bienheureux Pacome par mortification se revêtait le plus souvent d’un cilice.
Ce Saint après avoir supporté de si grands travaux de veilles et d’abstinence, passa quinze ans entiers sans se coucher pour dormir : Il se tenait debout au milieu de sa cellule sans se soulager seulement en s’appuyant contre la muraille : ce qui lui donnait une extrême peine, mais il la souffrait très patiemment, et goûtait en quelque sorte avant le temps par son espérance le repos qu’il attendait dans le Ciel. Il considérait la manière de vivre de plusieurs Saints Pères, et travaillait sans cesse avec son Frère à s’avancer dans la vertu. Ils faisaient des sièges de bois, et vivaient ainsi comme ils pouvaient avec une extrême humilité, une extrême patience, et une foi non feinte.
Saint Pacome après avoir reçu une nouvelle inspiration de Dieu touchant les règles selon lesquelles il devait former ceux qui croiraient en lui par son moyen, commença avec son Frère à augmenter l’habitation du lieu où ils demeuraient, en y faisant plusieurs logements pour recevoir ceux qui renonceraient au monde et viendraient sans doute, comme je l’ai déjà dit, servir Jésus-Christ en ce lieu-là.
Comme Saint Pacome travaillait ainsi à augmenter son Monastère, son frère qui était plus âgé que lui, qui n’ayant que la retraite et la solitude dans l’esprit aimait beaucoup mieux une petite maison, ne put souffrir davantage cet accroissement, et lui dit : « Quittez, je vous prie, ce dessein. Pourquoi prenez-vous tant de peine pour une chose inutile, et vous efforcez-vous sans besoin d’augmenter ce Monastère ? » Le bienheureux Pacome fut extrêmement touché de ces paroles de mécontentement de son Frère qui lui étaient si nouvelles ; mais les supportant avec douceur il se retint sans lui rien répondre.
La nuit suivante étant descendu dans le lieu le plus bas de la maison dont il avait déjà bâti une partie, il se jeta contre terre pour prier, et dit en pleurant à chaudes larmes : « Misérable que je suis, la prudence de la chair règne encore en moi, et je marche encore dans ses voies, ainsi que je viens de l’éprouver. Car ayant entrepris de vivre d’une manière si sainte, est-il raisonnable que tantôt je sois emporté d’impatience, tantôt troublé de tristesse, et tantôt agité de colère, encore qu’il semble que j’en aie sujet ? Ayez pitié de moi, Seigneur, pour m’empêcher de périr et de succomber aux tromperies et aux tentations du Diable, puisque si votre Grâce m’abandonne, et que cet ennemi de mon Salut trouve en moi quelque chose qui lui appartienne, il me réduira sous son cruel esclavage, selon ce qui est écrit (2. Pierre 2) : « On devient esclave de celui par lequelon est vaincu », et en un autre endroit (Jac.2) : « Encore que l’on observe tout le reste de la loi, s’il arrive que l’on manque à quelqu’un des commandements, on se rend coupable de tous les autres. » Je sais, Seigneur, que vos miséricordes sont infinies, et bien que je sois dénué de tout mérite, j’espère que vous m’assisterez, et qu’étant éclairé de votre Grâce j’entrerai dans la voie de vos Saints, (Philip.3) où m’avançant toujours de plus en plus je perdrai le souvenir de toutes les choses passées » ; puisque c’est ainsi que tout ce que vous avez eu de fidèles serviteurs depuis la création du monde ont par votre protection et votre secours surmonté les efforts du Diable, et fait éclater de tous côtés pour le Salut de plusieurs la splendeur de leur admirable vertu. Seigneur comment oserai-je entreprendre d’instruire ceux qu’il vous plaira d’appeler par mon moyen à la vie solitaire, si je n’ai surmonté auparavant les passions de la chair qui me combattent, et observé vos commandements avec une pureté d’esprit qui me rende agréable à vos yeux ? Mais j’espère, mon Sauveur et mon maître, que vous m’assisterez toujours par votre puissance, et que je ne ferai rien qui ne vous soit agréable. O mon Dieu dont la miséricorde est infinie, pardonnez-moi donc, je vous supplie, tous mes péchés, et purifiez entièrement mon cœur afin qu’il s’élève sans cesse vers vous. »
Saint Pacome passant sans fermer l’œil toute cette nuit en oraison adressait à Dieu ces paroles mêlées de soupirs et de larmes, et la sueur se joignant à ses pleurs à cause de l’extrême chaleur de l’été, il arrosa de telle sorte le pavé du lieu où il faisait sa prière, qu’il semblait que l’on y eût répandu de l’eau. Il avait accoutumé en priant debout, comme j’ai dit, d’étendre les bras et de demeurer durant quelques heures en cet état : Ce qui par succession de temps faisait paraître son corps aussi immobile que s’il eût été attaché à une Croix, et par ce moyen il incitait son esprit à ne se point endormir pendant l’oraison.
Or bien qu’il fût très parfait en toutes sortes de vertus, il excellait en l’humilité et en la douceur incroyable qu’il pratiquait envers son Frère, le supportant en toutes choses avec une charité nonpareille. Il mourut peu de temps après, et il lui rendit tous les honneurs de la sépulture. Car il passa la nuit entière auprès de son corps à chanter des hymnes et des psaumes, et après l’avoir enterré avec grand soin, il recommanda son âme à Dieu dans la foi duquel il était mort.
CHAPITRE VIII.
Saint Pacome soutient généreusement diverses tentations du Diable, et y est fortifié par un Solitaire nommé Apollon.
Pacome par son ardeur infatigable de s’avancer dans la perfection augmentait de plus en plus ses austérités, afin de purifier son âme en toutes choses sans y laisser la moindre tache ; et s’il arrivait que quelque mauvaise pensée lui vînt en l’esprit, il la repoussait aussitôt par l’assistance de la Grâce, et demeurait ferme dans la crainte de Dieu par le souvenir des peines éternelles et des douleurs infinies que ce feu qui ne s’éteindra jamais et ce ver qui ne mourra point feront sentir aux méchants.
Se servant de ces moyens pour se préserver des choses défendues et se fortifier en celles qui sont louables, il avait un soin nonpareil d’accroître son Monastère, afin d’y pouvoir recevoir le grand nombre de ceux que Dieu y voudrait amener. Le Diable grinçait les dents de rage comme un sanglier furieux, et commença pour s’opposer à ce dessein de l’attaquer par diverses tentations, afin de tâcher par ces artifices de trouver quelque jour pour lui nuire. Mais ce Saint étant armé du bouclier de la foi et veillant avec grand soin sur soi-même se garantissait de toutes ses embûches et récitait continuellement l’Ecriture Sainte.
Un jour comme il était en prière et voulait se mettre à genoux, il vit par l’illusion du Démon paraître un lac devant lui, cet ennemi des hommes tâchant toujours de présenter à ses yeux de vains fantômes, afin que trompant son esprit ou diminuant au moins son attention, ilne pût offrir à Dieu ses prières dans une pureté parfaite. Mais notre Seigneur Jésus-Christ lui faisant connaître et mépriser également les artifices des Démons, il se fortifiait de plus en plus dans la foi, repoussait ces esprits de ténèbres avec une constance nonpareille, et continuait par ses actions de grâces à bénir le nom de Dieu.
Ce Saint avait accoutumé de s’en aller pour prier en des lieux reculés et fort éloignés de son Monastère ; et souvent lorsqu’il revenait, les Démons comme par moquerie marchaient en rang devant lui ainsi qu’on marche devant un magistrat, et se disaient les uns aux autres : « Faites place à l’homme de Dieu. » Mais Pacome fortifié par la confiance qu’il avait en Jésus-Christ notre Sauveur, méprisait toutes ces fictions ridicules, et n’en tenait non plus de compte que s’il eût entendu aboyer des chiens. Alors ces esprits malheureux voyant que son invincible fermeté n’avait pu être ébranlée par tant de combats, formèrent comme un gros bataillon et se jetèrent avec impétuosité sur lui ; puis environnèrent de tous côtés le lieu où il demeurait, et il sembla au Saint qu’ils l’avaient ébranlé de telle sorte jusque dans les fondements, qu’il crut qu’ils l’avaient entièrement mis par terre. Mais rien n’étant capable de l’épouvanter, il chantait à haute voix, en faisant résonner les cordes de cette lyre spirituelle de son âme qu’il était si accoutumé de toucher en la présence de son Sauveur et de son maître. « Dieu est notre force et notre refuge. Il nous assiste dans nos plus grandes tribulations, et ainsi quand la terre serait renversée sens dessus dessous, je ne serais point ému de crainte. » (Ps.45). Il n’eut pas plutôt achevé ces paroles que tout ce tumulte cessa, et les efforts de ses ennemis s’en allèrent en fumée.
Ainsi ils se retirèrent pour un peu de temps, comme des chiens qui s’en vont lorsqu’ils sont las, et reviennent après avec davantage d’ardeur. Car comme le Saint ayant fait sa prière travaillait à son ouvrage ordinaire, le Démon lui apparut sous la forme d’un coq d’une monstrueuse grandeur, qui après avoir jeté plusieurs grands cris se lança sur lui comme pour le déchirer avec ses ongles. Mais ayant armé son front du signe de la Croix, et soufflé contre lui, il le mit aussitôt en fuite. Car il connaissait toutes ses finesses, et étant fortifié de la crainte de Dieu, il méprisait toutes ses illusions. Ainsi bien qu’il l’attaquât sans cesse, il n’en recevait aucun dommage, et comme une tour inébranlable soutenait tous ses efforts avec une constance invincible.
A quelque temps de là, une grande multitude de Démons s’efforça de tenter ce serviteur de Dieu par une autre sorte d’illusion : Car plusieurs d’entre eux s’étant unis attachèrent, ce lui semblait, de grosses cordes à une feuille d’arbre, la tiraient avec un extrême effort, et s’entr’exortaient à cette entreprise, comme s’il eût été question de remuer une pierre d’une pesanteur prodigieuse : Ce que ces malheureux esprits faisaient afin de le porter à quelque rire excessif par une action si ridicule, et de le lui reprocher ensuite. Pacome gémit en son cœur de leur impudence, et après avoir à son ordinaire eu recours à Dieu par la prière, la puissance de Jésus-Christ dissipa aussitôt toute cette multitude.
Souvent lorsqu’il était à table, et rendait grâces à Dieu, les Démons venaient sous la figure de diverses femmes parfaitement belles, qui se tenaient toutes nues devant lui, avec une effronterie honteuse, et semblaient vouloir toucher à ce qu’il mangeait. Mais bien que ce vaillant soldat de Jésus-Christ ne pût voir cela sans peine, il renversait tous leurs desseins en fermant les yeux du corps, et ouvrant ceux de l’âme pour les élever à Jésus-Christ. Car il éprouvait aussitôt le secours de ce Dieu des miséricordes qui prend plaisir d’assister ceux qui sont justes et humbles de cœur, suivant ce qu’il dit dans l’Evangile : (Matt.28.) « N’ayez point de crainte, puisque je suis avec vous, et y demeurerai jusques à la consommation des siècles. » Ainsi il secourait en toute rencontre son fidèle serviteur.
Une autre fois le Diable le battit de telle sorte durant toute la nuit qu’il demeura froissé de coups, et bien qu’il en ressentît une douleur insupportable, il ne se laissa néanmoins jamais aller dans le découragement ; mais il avait toujours devant les yeux l’extrême bonté de notre Seigneur qui n’abandonne point ses serviteurs dans les tentations.
Un Solitaire nommé Apollon le vint visiter en ce même temps ; et Pacome après lui avoir parlé de ce qui regarde le Saint, et de tant de diverses embûches dont le Diable se sert pour essayer de nous perdre, il commença aussi à lui raconter ce qu’il avait éprouvé sur ce sujet, et à lui dire de quelle sorte son extrême cruauté l’avait traité. Apollon lui répondit : « Prenez courage, mon Révérend Père, et fortifiez votre cœur contre ces tentations. Car le Diable sait que s’il vous surmonte une fois dans les assauts qu’il vous livre, il n’aura nulle peine à nous surmonter nous autres, qui selon l’étendue de nos forces, tâchons à vous imiter dans ces combats, et à nous fortifier par les grands exemples que nous donne votre vertu. Ce qui fait que cet irréconciliable ennemi ne cesse jamais de vous attaquer avec tant de fureur. Mais étant soutenu par la protection de Dieu tout-puissant, résistez généreusement à ses efforts, afin qu’il n’arrive pas que vous soyez non seulement obligé de lui rendre compte pour vous, mais aussi pour nous, puisque sa Grâce vous ayant élevé au-dessus des autres pour nous servir de guide, il n’y a point de doute que vous seriez cause de la perte de plusieurs, si vous vous lissiez aller à quelque relâchement. » Ces paroles donnèrent de nouvelles forces à Pacome pour résister aux embûches des Démons, et rendant grâces à Dieu de l’avantage qu’il recevait de la présence de ce Solitaire, il le pria de ne le point abandonner. Ainsi Apollon le venait voir fort souvent, mais ayant demeuré quelques jours en l’une de ses visites, il tomba dans une grande maladie qui le fit passer de la terre au Ciel, après avoir consumé toute sa vie dans une vertu parfaite suivant le désir du Saint vieillard, qui l’ensevelit et chanta des psaumes et des hymnes auprès de son corps, selon la coutume.
CHAPITRE IX.
Effets admirables de la foi de Saint Pacome. Et quelle était son extrême vertu.
Depuis ce jour Saint Pacome eut une telle confiance en Dieu, et une foi si extraordinaire, qu’il marchait souvent sur des serpents et sur des scorpions sans en recevoir aucun dommage ; et ce qui est encore plus étrange, lorsque la nécessité l’obligeait de passer le Nil, des crocodiles le portaient avec une merveilleuse soumission et obéissance de l’autre côté du rivage, au lieu où il leur commandait. Il rendait grâces à Dieu de ce qu’il daignait le préserver ainsi de toutes sortes d’ennemis, et lui disait en ses prières : « Béni soyez-vous, Dieu de nos Pères, de ce que vous n’avez pas méprisé ma bassesse, ni permis qu’étant extrêmement faible je fusse surpris par les tromperies du Diable ; mais avez par votre miséricorde dissipé les nuages de mon ignorance, et m’avez appris à observer vos commandements ; et de ce qu’étant une vile et abjecte créature, qui ne me connaissais pas moi-même, vous m’avez touché du sentiment de votre crainte, afin qu’évitant de tomber dans les ténèbres extérieures et les supplices éternels, je vous connaisse, vous qui seul êtes la véritable lumière, et la joie qui ne finira jamais. »
Voyant que les Démons ne cessaient point de l’attaquer, il combattait avec courage, comme un très vaillant soldat pour conserver la pureté de son âme, et demandait à Dieu que bien que ce fût une chose au-dessus de la faiblesse humaine, il lui accordât s’il le pouvait la grâce de se passer de dormir, afin qu’ayant nuit et jour l’esprit élevé vers lui, il pût renverser toutes les entreprises de ses ennemis, ainsi qu’il est écrit (Ps.17) : « Je poursuivrai tous ceux qui me haïssent. Je les réduirai sous ma puissance, je ne les laisserai point en repos jusques à ce que je les porte par terre. Je les tourmenterai de telle sorte qu’ils ne pourront demeurer debout devant moi, mais tomberont à mes pieds, d’autant que vous avez fortifié mon bras pour leur faire la guerre. » Après que Dieu lui eût accordé cette prière autant que la condition humaine le peut porter, il soutenait les efforts de cet invisible ennemi comme s’il lui eût été visible. Il s’exerçait sans cesse dans le langage de l’Ecriture Sainte, et priait Dieu continuellement que sa volonté fût accomplie en toutes choses.
CHAPITRE X.
Un Ange apparaît encore à Saint Pacome, et lui parle sur le sujet de la règle qu’il lui avait apportée auparavant. Ce que contenait cette règle.
Pacome étant une nuit en oraison, un Ange lui apparut et lui dit : « Pacome, Dieu veut que le servant purement comme tu fais, tu assembles un grand nombre de Solitaires, et que les instruisant tous selon la règle qui t’a été montrée, tu t’efforces de les rendre agréables à sa divine Majesté. » Car il avait longtemps auparavant, comme je l’ai déjà dit, reçu une tablette dans laquelle les choses suivantes étaient écrites :
Permettez à chacun selon ses forces de boire et de manger ; et obligez-les de travailler à proportion de ce qu’ils mangeront, sans les empêcher ni de manger modérément, ni de jeûner. Imposez de plus grands travaux aux plus robustes, et à ceux qui mangeront raisonnablement, et de moindres travaux aux faibles, et à ceux qui jeûneront.
Bâtissez-leur diverses cellules, et faites-les demeurer trois dans chacune. Que toute leur nourriture soit apprêtée dans un même lieu, et qu’ils mangent tous ensemble.
Qu’ils soient revêtus durant la nuit de robes de lin, et ceignent leurs reins. Qu’ils aient tous un manteau blanc de poil de chèvre, qu’ils ne quitteront jamais, ni en mangeant, ni en dormant ; mais lorsqu’ils approcheront de la sainte communion, qu’ils détachent leur ceinture, et quittent ce manteau, se contentant seulement d’un capuchon.
Il leur était aussi ordonné par cette règle de diviser tous ses Solitaires en vingt-quatre troupes selon le nombre des vingt-quatre lettres grecques, et de donner à chaque troupe le nom d’une de ces lettres, en commençant depuis alpha jusques à oméga, afin que lorsque dans une si grande multitude on interrogerait le Supérieur de l’humeur de quelqu’un de ses Solitaires, on pût aisément connaître par sa réponse quel il était : Comme par exemple, lorsqu’on aurait demandé quel était alpha ou xi, ou bien lambda, ou gamma, ou sigma, on l’aurait fait connaître par la marque particulière du nom de quelqu’une de ces lettres, en donnant aux plus simples et aux plus innocents le nom de iota, et à ceux qui étaient les plus fâcheux et de plus mauvaise humeur le nom de xi, accommodant ainsi les lettres aux perfections ou aux défauts de ces Solitaires, sans que personne y pût rien comprendre que ceux qui auraient l’intelligence de ce que cela signifiait.
On dit qu’il était aussi écrit dans cette tablette que s’il venait d’un autre Monastère quelque Solitaire qui ne fût pas vêtu comme eux, personne ne mangeât avec lui excepté celui des Frères qui étant obligé d’aller dehors, ne pourrait observer cette règle.
Que celui qui serait une fois entré dans le Monastère, n’en pourrait plus sortir, ni s’occuper durant les trois premières années à l’Ecriture Sainte ; mais travaillerait seulement avec simplicité aux ouvrages qui lui seraient ordonnés. Et ce tempq étant passé, entrerait dans la carrière des combats spirituels.
Qu’ils abaisseraient leurs capuchons en mangeant, afin de ne se point voir les uns les autres. Qu’ils observeraient le silence durant le repas, et ne jetteraient point les yeux hors de dessus la table.
L’Ange dit aussi à Pacome que l’on ferait douze oraisons durant le jour, douze au soir, et douze la nuit. A quoi répondant que c’était bien peu, il répliqua : « Je ne vous ordonne que cela, afin que les plus faibles le puissent observer sans peine. Mais quant aux parfaits, ils n’ont pas besoin de cette règle, puisqu’étant retirés dans leurs cellules, et dans une très grande pureté de cœur, ils se nourrissent de la contemplation de Dieu, et le prient continuellement. » Cet ambassadeur céleste s’en alla après lui avoir tenu ce discours. Et Pacome rendant grâces à Dieu selon sa coutume, ne douta plus de la vision qui lui avait été confirmée par une triple révélation.
CHAPITRE XI.
Saint Pacome commence à recevoir des Solitaires. Excellentes instructions qu’il leur donnait, lesquelles jointes à son exemple admirable les avançaient extrêmement dans la vertu.
Ainsi il commença à recevoir tous ceux qui s’offraient par la pénitence à la miséricorde de Dieu, et après les avoir éprouvés durant un long temps, il les mettait au nombre des autres Solitaires ; il les exhortait à fuir tous les attraits du monde pour s’attacher aux institutions des Saints, et leur enseignait surtout qu’il n’y a point de Solitaire qui ne doive premièrement renoncer à ce qui est du siècle, et puis à ses proches, selon le précepte de l’Evangile, et enfin à soi-même, pour pouvoir par ce moyen porter sa Croix, et suivre les pas adorables de Jésus-Christ.
Etant formés de la sorte par les instructions du saint vieillard, ils faisaient des fruits dignes de pénitence. A quoi rien ne les portait davantage que ce qu’ils voyaient, qu’étant déjà cassé de vieillesse, son ardeur infatigable au service de Dieu lui faisait observer inviolablement toutes les règles de la vie spirituelle. Car il ne s’assujettissait pas seulement à celles qui étaient les plus austères, mais il se chargeait de la conduite et du soin de toute la maison, tâchant à servir chacun de ceux qui y étaient au-delà de ce que ses forces le pouvaient permettre. A l’heure des repas il préparait lui-même ce qui était nécessaire au réfectoire. Il semait des herbes dans ses petits jardins et les arrosait de ses propres mains. Lorsqu’on frappait à la porte du Monastère, il y courait en diligence, et rendait promptement les réponses que l’on demandait. Il assistait jour et nuit les malades, et montrait en toutes ces choses un exemple admirable à ses disciples, faisant par ce moyen que ceux qui venaient pour servir Dieu dans cette maison se portaient avec beaucoup plus de joie à tous les devoirs de la piété. Ce bienheureux pasteur voyant qu’ils ne pouvaient encore prendre tant de soins, les exhortait d’éviter les distractions, et leur disait : « Persévérez généreusement, mes Frères, en la vocation à laquelle vous êtes appelés. Chantez des psaumes, et apprenez par cœur l’Ecriture Sainte, mais particulièrement le Saint Evangile ; puisque servant Dieu de la sorte, et vous aimant les uns les autres, ainsi qu’il l’ordonne, vous vous rendrez parfaits, et me donnerez une très grande consolation lorsque je vous verrai si soigneux d’exécuter ses divins préceptes. »
Les trois premiers qui vinrent trouver Saint Pacome furent Psentès, Suris, et Obsis, lesquels s’avancèrent fort dans la vertu par le soin qu’il prenait de leur parler souvent de l’Ecriture Sainte, et de les inciter par son exemple à travailler courageusement à l’ouvrage spirituel qu’ils avaient entrepris. Et lorsqu’ils considéraient que toute sa vie était un miroir de vertu, ils disaient avec admiration : « Ceux-là se trompent fort qui croient que les hommes ainsi que par un privilège de leur naissance tirent leur bonheur de ceux qui les ont mis au monde, et ôtent par là la liberté du franc-arbitre, comme si les pécheurs ne pouvaient pas par la pénitence s’adonner à la vertu, puisque nous voyons en notre Révérend Père Pacome les effets si manifestes de la bonté de Dieu, qui encore qu’il fût né de parents païens et profanes, l’a élevé à une telle perfection, et à une si extrême piété qu’il a accompli tous les commandements de Jésus-Christ : Ce qui fait voir que nous pouvons aussi, si nous le voulons, avec l’assistance de la Grâce de Dieu, imiter la manière de vivre de ce saint homme, ainsi qu’il imite la sainteté des plus parfaits d’entre les Pères. Car que signifie autre chose ce que dit notre Seigneur dans l’Evangile (Matt.11) : « Vous tous qui êtes affligés et gémissez sous le faix, venez à moi, et je vous soulagerai », sinon qu’en nous déchargeant de ces fardeaux d’iniquité qui nous font pencher vers la terre, nous embrassions avec joie un bonheur immuable, et persévérions jusques à la fin avec ce saint homme, afin de mériter d’être glorifiés avec lui dans l’éternelle béatitude ; n’y ayant point pour y arriver d’enseignement qu’il ne nous donne, non seulement par ses paroles, mais ce qui est beaucoup plus puissant, par son exemple admirable ?
Ensuite de ce discours, ils allèrent trouver Saint Pacome, et lui dirent : « D’où vient, notre Révérend Père, que vous seul êtes chargé de tout le soin du Monastère ? » Il leur répondit : « Lorsque l’on commence à se servir d’un cheval, on ne le fait pas travailler, et on ne le charge pas de telle sorte qu’il soit contraint de succomber. Mais on l’accoutume peu à peu en lui donnant d’abord de légères charges, jusques à ce qu’il soit assez fort et assez adroit pour en porter de plus pesantes. Il faut de même que je me conduise vers vous comme Jésus-Christ s’est conduit vers moi, afin que j’aie toujours sujet de me réjouir de vous voir augmenter en forces ; et je prie Dieu qui est la clémence même, et qui ne méprise jamais les prières que lui fait ma bassesse, de fortifier vos cœurs dans la discipline sainte, pour vous rendre capables d’accomplir avec patience et humilité toutes sortes de bonnes œuvres en marchant sur les pas des Saints Pères, afin que ceux qui vous verront servir Dieu avec une conscience si pure et vous rendre si agréables à ses yeux, embrassent le joug de Jésus-Christ, et joignent leurs travaux aux miens pour la conduite de ce Monastère. »
CHAPITRE XII.
Discipline que Saint Pacome observait dans son Monastère, et son extrême révérence pour les Prêtres.
Il leur donna donc pour règle celle qu’il avait reçue de l’Ange, dont le sommaire était de manger peu, être vêtus très pauvrement, et ne dormir qu’autant que la nécessité y oblige. Il arriva ensuite selon la volonté de Dieu qui appelle tous les hommes au Salut, et est cause de tous les progrès qu’ils font dans la vertu, que plusieurs vinrent trouver le vieillard pour demeurer avec lui, entre lesquels étaient Pécuse, Corneille, Paul, un autre Pacome, et Jean qui embrassèrent avec joie la foi si pure et la doctrine si salutaire de leur bienheureux Père. Il ordonna que ceux qui en étaient capables prendraient le soin de la maison : Ce qui fit qu’en peu de temps le nombre de ces Solitaires se multiplia extrêmement.
Lorsque selon la coutume les fêtes solennelles voulaient qu’ils reçussent la sainte communion, ils faisaient venir des Prêtres des bourgs les plus proches pour recevoir par leur moyen cette joie spirituelle : Car Saint Pacome ne voulait pas souffrir qu’un seul d’entre eux fût Prêtre, disant qu’il était beaucoup meilleur et plus avantageux pour des Solitaires, non seulement de ne rechercher aucun degré d’honneur et de gloire, mais d’en retrancher même parmi eux toutes les occasions, d’autant que cela fait souvent naître entre les frères des contestations et des jalousies dangereuses. Car comme une étincelle de feu lorsqu’elle tombe dans une moisson ne s’éteint pas aussitôt, mais réduit quelquefois en cendre tout le revenu d’une année. Ainsi lorsqu’il se glisse dans l’esprit des Solitaires une funeste pensée d’ambition qui les porte à désirer d’être préférés aux autres, ou d’être ecclésiastiques s’ils ne chassent promptement de leur cœur cet ardent désir dont ils sont tentés, ils perdent l’esprit de piété qu’ils ont acquis par tant de travaux et tant de veilles. Ce qui fait qu’ils doivent avec une extrême douceur et une grande pureté de conscience révérer les ecclésiastiques qui sont dans la communion de l’Eglise, comme une chose qui leur est fort avantageuse, sans désirer de s’élever à aucune dignité. « Que s’il arrive, » disait-il, « qu’il y ait des Solitaires, qui longtemps auparavant ayant été faits Prêtres par les Evêques, servons-nous de leur ministère, plutôt que d’un autre, puisque nous voyons dans l’Ancien Testament que tout le peuple d’Israël n’était pas reçu à administrer les choses saintes ; mais seulement ceux de la tribu de Lévi qui naissaient avec cette prérogative. Que s’il vient quelque Frère d’un autre Monastère que nous soyons assurés qui soit Prêtre, gardons-nous bien de le lui reprocher comme s’il avait usurpé cette sainte dignité, et s’était ingéré témérairement dans ce ministère. Car comment pourrions-nous avoir une si mauvaise opinion de celui que nous supplions avec instance de nous administrer ce sacrement tout divin et tout céleste. Au contraire le considérant comme notre Père, et comme nous faisant cette grâce, nous devons l’en honorer davantage, puisqu’il suit la trace des Saints, et offre sans cesse à Dieu cette victime toute pure, principalement si sa vie est telle qu’elle soit approuvée et louée de tout le monde. Que si ce que Dieu ne veuille, on croit qu’il soit tombé en quelquefaute, ce n’est point à nous d’en juger. Car Dieu qui est le juste juge a établi pour juges des Pr^tres les Evêques, qui étant successeurs et imitateurs des bienheureux Apôtres, peuvent selon les règles spirituelles de l’Eglise prendre connaissance de ce qui les touche, et en porter un jugement équitable. Mais quant à nous, nous nous devons contenter de compatir du fond du cœur à leurs défauts, puisque notre Seigneur nous avertit d’être charitables, et le supplier continuellement de ne pas permettre que nous tombions en tentation. »
Saint Pacome non seulement disait ces choses avec un grand zèle, mais il les observait exactement. Et lorsque quelque ecclésiastique le venait trouver pour vivre sous sa règle, il rendait l’honneur qu’il devait à l’Eglise en respectant son caractère. Et l’autre de son côté s’assujettissait à la manière de vivre des Solitaires, et lui obéissait comme à son Père avec une très grande humilité.
CHAPITRE XIII.
Quelques particularités de l’excellente conduite de Saint Pacome.
Saint Pacome aimait de telle sorte tous les serviteurs de Jésus-Christ qu’il compatissait à leurs peines avec une affection véritablement paternelle. Il exerçait de ses propres mains les œuvres de miséricorde envers les vieillards, les malades, et les enfants ; et personne ne fortifiait tant que lui leur esprit par des considérations spirituelles à supporter patiemment les maux dont ils étaient affligés. Plusieurs avançant dans la foi, et dans les bonnes œuvres par les saintes instructions, et la plupart des Frères dont le nombre croissait de jour en jour, s’efforçant d’imiter sa vertu, il en choisit quelques-uns qu’il établit sur les autres pour lui aider à gagner à Dieu les âmes de ceux qui de tous côtés les venaient trouver.
Or plusieurs, comme je l’ai dit, venant vers lui, et s’avançant diversement dans la vertu, il se remarquait de grandes différences entre leur manière d’agir. Ce qui faisait que le saint vieillard suivant la règle qui lui avait été donnée du Ciel, et se conduisant en toutes choses par la Grâce de Jésus-Christ, ordonnait à chacun d’eux ce qu’il devait faire selon la connaissance qu’il avait de ses forces, et de la portée de son esprit. Il enjoignait aux uns de gagner leur vie par les ouvrages de leurs mains, aux autres de servir les Frères, et il ne les faisait pas vivre en tout temps d’une même sorte, mais il les obligeait à une abstinence, ou plus étroite, ou plus modérée, à proportion de leur travail et de leur zèle.
Il commit aux plus anciens après lui le soin de tout ce qui était nécessaire aux Frères, et à ceux qui venaient du dehors, et il les exhortait tous d’être très affectionnés à l’obéissance, leur disant que cette vertu était comme l’abrégé par lequel ils pourraient arriver facilement au plus haut comble de la perfection, et cultiver dans leurs cœurs la crainte de Jésus-Christ, puisque c’était plutôt vivre à Dieu qu’à soi-même que de produire avec humilité les fruits d’une humble obéissance.
Bien que ce saint homme se donnât tout entier aux occupations spirituelles, s’il arrivait que celui à qui il avait commis la conduite temporelle de la maison se trouvât absent, il faisait seul toutes choses comme s’il eût été le serviteur de tous les autres, et cela sans aucune ostentation ni vanité, qui corrompent d’ordinaire les meilleures actions des plus spirituels. Ainsi il ordonnait tout si sagement, et demeurait dans une si profonde humilité qu’il n’y avait un seul des Frères qui n’en fût édifié. Il visitait avec soin tous les Monastères, et lorsque venant revoir avec une affection paternelle ses chers enfants, il les trouvait attentifs à accomplir l’œuvre de Dieu, on ne saurait exprimer la joie qu’il ressentait de leur avancement dans la vertu.
CHAPITRE XIV.
Humilité avec laquelle Saint Pacome faisait l’office de Lecteur dans une église de pauvres gens, lorsqu’il n’y avait point d’ecclésiastiques. Cette même humilité l’empêche de se faire voir à Saint Athanase qui passait auprès de son Monastère. Son horreur pour les hérétiques, et particulièrement pour Origène, et son aversion pour la médisance.
Voyant que quelques pauvres gens des lieux voisins qui passaient leur vie à paître des troupeaux ne participaient point aux sacrements de Jésus-Christ, et étaient privés du bonheur d’entendre l’Ecriture Sainte qu’on lit partout solennellement le samedi et le dimanche, il fit résoudre à Saint Aprion Evêque de Tantyre de bâtir dans leur bourg qui était presque désert une église où ils pussent s’assembler, pour y être rendus participants des divins Mystères. Ce qu’ayant été exécuté, et n’y ayant point encore d’ecclésiastiques ordonnés pour y faire l’office, ni de Lecteurs, il venait dans l’église accompagné de ses Solitaires, à l’heure que le peuple s’y était assemblé, et leur lisait l’Ecriture Sainte. Ce qu’il continua toujours depuis, lorsque le Prêtre était absent, et s’acquittait avec tant de joie de cette charge, et avait les yeux du corps et de l’esprit si attentifs à ce qu’il lisait qu’il paraissait plutôt un Ange qu’un homme. Plusieurs touchés de l’admiration de sa vertu renoncèrent à l’idolâtrie pour se faire Chrétiens. Car il avait une charité si parfaite et une compassion si grande pour le prochain que lorsqu’il voyait des personnes qui par la tromperie du Diable servaient les idoles au lieu d’adorer le vrai Dieu, il gémissait de leur perte avec une douleur nonpareille, et versait des ruisseaux de larmes pour leur Salut.
En ce temps le Saint Patriarche Athanase qui était un homme admirable en toutes sortes de vertus tenait le siège de l’Eglise d’Alexandrie ; et comme il visitait avec très grand soin toutes les églises de la haute Thébaïde, et par une doctrine salutaire instruisait les peuples en la foi de Jésus-Christ, il arriva en remontant le Nil jusques à Tabenne. Saint Pacome en étant averti alla soudain au-devant de lui avec tous ses Solitaires, et en chantant des psaumes et des hymnes ils reçurent avec une extrême joie ce sacré pontife de Jésus-Christ. Mais Saint Pacome au lieu de se présenter à lui se cacha dans cette grande multitude de Solitaires qui ressentaient tant de contentement de sa venue, sachant que l’Evêque de Tantyre dont j’ai ci-devant fait mention avait souvent parlé de lui à ce Saint Prélat, lui disant que c’était un homme admirable et un vrai serviteur de Dieu qu’il pouvait élever par mérite à la dignité du Sacerdoce. Il laissa donc passer de la sorte ce Saint Evêque qu’il révérait à un tel point qu’il ne croyait pas que son siècle portât un plus grand personnage ; car il connaissait la sainteté de sa vie, et les persécutions sans nombre qu’il avait souffertes des Ariens pour la confession du nom de Jésus-Christ. Il avait aussi une admiration toute extraordinaire de sa charité envers tout le monde et particulièrement envers les Solitaires. Et ainsi il l’honorait avec une affection nonpareille, et tous ceux qui étaient comme lui dans la pureté de la foi.
Au contraire il détestait de tout son cœur les hérétiques, et avait particulièrement une extrême horreur pour Origène qu’il considérait comme un blasphémateur et un perfide, qui ayant été reconnu pour le précurseur d’Arius et de Mélesse avait du temps d’Héracle Patrirache d’Alexandrie été chassé de l’Eglise. Cet hérétique mêlait dans ses applications de l’Ecriture Sainte une doctrine détestable qui causait la ruine de plusieurs. Et comme ceux qui préparent du poison ont accoutumé de le couvrir avec du miel, ainsi assaisonnant le venin de son erreur avec la douceur de la parole céleste, il présentait aux simples une doctrine empoisonnée : ce qui faisait que Saint Pacome recommandait avec grand soin à tous ses Frères non seulement de ne point lire ses ouvrages,mais de n’écouter pas même ceux qui les lisaient. Et on rapporte qu’ayant un jour trouvé un de ses livres, il le jeta aussitôt dans l’eau, disant : « Si je ne savais que le nom de Dieu y est écrit, je le jetterais dans le feu pour réduire en cendres toutes ces vaines imaginations et tous ces blasphèmes. » Ce qui fait voir quel était son amour pour la Foi Orthodoxe et son zèle pour la vérité. Or comme il avait une haine mortelle pour les ennemis de l’Eglise, il avait aussi une extrême joie des avantages que remportaient les Orthodoxes ; et il croyait voir Jésus-Christ notre Rédempteur en la personne des Evêques élevés sur le trône de l’Eglise.
Lorsque quelqu’un des Frères pour quelque sujet que ce fût parlait au désavantage d’un autre, non seulement il n’ajoutait point de créance à ce qu’il disait, mais il se détournait de lui, et se retirait en grande hâte comme il aurait fui devant un serpent, répétant souvent ces paroles du Psalmiste : (Ps.101) : « Je persécutais celui qui médisait en secret de son prochain ». A quoi il ajoutait : « Il ne sort rien de mauvais de la bouche d’un homme de bien, et il ne parle point à des personnes saintes avec des lèvres empoisonnées, faisant voir par plusieurs passages de l’Ecriture combien Dieu est offensé en cela, et particulièrement par l’exemple de Marie, qui n’eut pas plutôt fait éclater ses plaintes et ses calomnies contre Moïse (Num.11.) qu’elle se vit couverte de lèpre par un juste jugement de Dieu. Voilà quelles étaient ses instructions, dont ceux qui les entendaient recevaient une très grande utilité.
CHAPITRE XV.
La sœur de Saint Pacome étant venue pour le voir se fait Religieuse dans un Monastère que le Saint lui fit bâtir, où plusieurs autres se rendirent bientôt après, et y vivaient selon les règles qu’il leur donna.
La sœur de Saint Pacome ayant appris l’éminente perfection dans laquelle il passait sa vie vint au Monastère pour le voir. Ce qu’ayant su il lui fit dire par le portier ces propres paroles : « Contentez-vous, s’il vous plaît, ma sœur, d’être assurée que je suis en vie et que je me porte bien, et retournez-vous en sans vous fâcher de ce que je ne vous vois point de ces yeux corporels. Que si vous voulez embrasser la même manière de vivre que j’observe, afin de trouver grâce devant Dieu, considérez et pesez bien toutes choses en vous-même, et si vous me faites savoir que vous avez pris une ferme résolution d’exécuter ce dessein, je donnerai charge à mes Frères de vous bâtir assez loin d’ici un lieu où vous pourrez demeurer dans une sainte manière de vivre. Et je ne doute point que par votre exemple notre Seigneur ne touche d’autres personnes pour venir finir leurs jours avec vous, et se rendre dignes sous votre conduite d’acquérir le Salut éternel, n’y ayant que ceux qui sont agréables à Dieu par leurs bonnes œuvres qui puissent trouver du repos dans ce corps de mort dont nous sommes revêtus. »
A ces paroles sa sœur se mit à pleurer amèrement, et étant touchée de la Grâce de Dieu reçut dans son cœur l’effet d’une exhortation si salutaire, et se résolut de servir Jésus-Christ tout le reste de sa vie. Le Saint l’ayant su rendit grâces à Dieu de lui avoir donné si promptement cette volonté, et commanda aux plus dévotieux d’entre les Frères de lui bâtir un Monastère éloigné du sien. Ce qu’ayant exécuté, et elle y vivant dans la crainte de Dieu, plusieurs autres la vinrent trouver, et ainsi elle devint en peu de temps Mère d’un grand nombre de Filles, qu’elle exhortait à détacher leur cœur de toutes les affections de la terre pour les élever vers les biens célestes et immortels, et leur montrait le chemin du Salut par ses paroles et par son exemple.
Saint Pacome ordonna à un vénérable vieillard nommé Pierre de visiter quelquefois ces servantes de Dieu pour les fortifier par ses saintes exhortations, sachant qu’outre ce qu’il était dans une très grande mortification, « ces discours », ainsi que dit l’Ecriture (Coloss.4), étaient assaisonnés du sel d’une divine prudence, » et qu’il était très chaste d’esprit aussi bien que de corps. Ainsi ce bon vieillard expliquait souvent l’Ecriture à ces saintes vierges de Jésus-Christ, et insinuait dans leurs âmes ce qui regardait leur Salut.
Saint Pacome leur donna des règles pour toute leur conduite, et excepté ces manteaux dont les femmes n’usent point, il n’y avait nulle différence entre leur manière de vivre et celle des Solitaires. Que si quelqu’un d’entre eux avait parmi elles une parente ou une sœur qu’il désirait aller visiter, on envoyait avec lui quelqu’un des plus anciens d’une vertu éprouvée, et après avoir salué la Supérieure il voyait en sa présence et des plus anciennes Religieuses sa parente ou sa sœur avec une extrême modestie et sainteté, sans lui porter chose quelconque, ni recevoir rien d’elle. Car ni les uns ni les autres n’avaient rien de propre qu’ils pussent donner, et il leur suffisait de se rendre ces visites et de s’entretenir de l’espérance de jouir à l’avenir d’une éternelle félicité.
Que s’il se rencontrait que ces bonnes Religieuses, ou pour leurs bâtiments, ou pour quelques autres choses semblables, eussent besoin de l’assistance des Solitaires, ou en choisissait d’une vertu exemplaire pour conduire les Frères que l’on employait à ce travail, dont s’acquittant avec charité, et ayant toujours devant les yeux la crainte de Dieu, ils revenaient au Monastère à l’heure du repas, sans jamais boire ni manger chez ces Saintes Filles.
Ces Solitaires et ces Religieuses n’ont encore jusques aujourd’hui qu’une même règle, excepté, comme je l’ai dit, qu’elles ne portent point de manteaux. Quand il en mourait quelqu’une, les autres après avoir préparé tout ce qui était nécessaire pour sa sépulture, la portaient jusques sur le bord du Nil qui divise les deux Monastères, en chantant aussi des psaumes et portant en leurs mains des rameaux de palme et d’olivier passaient le fleuve pour aller prendre le corps, qu’ils enterraient avec joie dans leurs sépulcres.
CHAPITRE XVI.
Un jeune gentilhomme nommé Théodore se met avec des Solitaires, à l’un desquels ayant entendu parler de Saint Pacome, Dieu le touche du désir de vivre sous sa conduite.
L’éclat des admirables vertus de Saint Pacome le faisant connaître partout, portait ceux qui en entendaient parler à rendre des actions de grâces à Dieu ; et plusieurs méprisant les occupations du siècle s’affectionnaient à cette excellente manière de vivre et à ces saints exercices des Solitaires, entre lesquels fut un nommé Théodore, qui étant un jeune gentilhomme âge de quatorze ans né de parents Chrétiens et illustres selon le monde, se convertit à Dieu en la manière que je vais dire.
L’onzième de janvier, qui est un jour de grande réjouissance parmi les Egyptiens, voyant que sa maison était si riche et si splendide qu’elle abondait en toutes sortes de biens, il commença par un mouvement de la Grâce de Dieu à considérer et à dire en lui-même : « O malheureux Théodore, de quoi te servirait quand tu pourrais devenir maître de tout le monde et te plonger durant toute ta vie dans des contentements passagers, si tu étais privés des félicités immuables et éternelles ? Car il est impossible de jouir des délices de la vie présente, et de mérité d’être récompensé d’une gloire qui ne finira jamais. »
Jetant ensuite de profonds soupirs, il alla dans le lieu du logis le plus reculé, où se prosternant le visage contre terre il dit en versant quantité de larmes : « Dieu Tout-puissant qui connaissez les choses les plus cachées, vous savez qu’il n’y a rien sur la terre que je préfère à votre amour, c’est pourquoi j’ai recours à votre miséricorde, et vous conjure de me conduire selon votre sainte volonté, et d’illuminer mon âme si misérable, afin qu’elle ne s’endorme pas par un malheureux aveuglement dans les péchés qui lui donneraient une éternelle mort ; mais qu’étant rachetée par votre Grâce elle vous loue et vous glorifie à jamais.
Sa mère vint comme il faisait cette prière, et le voyant ainsi pleurer lui dit : « Quel sujet de déplaisir avez-vous, mon fils, qui vous ait obligé à nous quitter ? Nous étions en grande peine de vous et vous cherchions de tous côtés pour venir dîner. » Il lui répondit : « Je vous supplie, ma mère, de vous mettre à table. Car je ne saurais manger à cette heure ; et quelques instances qu’elle lui en fît il ne dîna point avec elle.
Lorsqu’il allait à l’école il jeûnait jusques au soir, et quelquefois jusques au soir du lendemain. Durant deux ans entiers il s’abstint de manger d’aucune viande délicate, et s’avançait dans une parfaite continence autant que son âge le pouvait permettre. Puis ayant résolu en lui-même d’aller dans quelque Monastère pour y vivre sous une sainte discipline, il abandonna tout ce qu’il possédait, et ayant trouvé des Solitaires qui vivaient dans une grande perfection, il demeura avec eux, et s’avançait toujours de plus en plus en la crainte du Seigneur.
Un jour lorsqu’après la prière du soir ces Solitaires s’étant assis méditaient, selon leur coutume, l’Ecriture Sainte, l’un d’entre eux prenant la parole, et Théodore l’entendant, dit : « Que le Tabernacle et le Saint des Saints se rapportaient aux deux divers peuples circoncis et non circoncis. Le Tabernacle extérieur représentant les Juifs, et le Saint des Saints qui était intérieur figurant les païens qui ont été rendus dignes de s’approcher de plus près et de participer aux plus grands et aux plus saints des Mystères. Et qu’ainsi au lieu des animaux qu’on offrait en sacrifice, au lieu de l’Arche de l’Alliance dans laquelle était la manne, la verge d’Aaron qui avait fleuri, et les deux tables de la loi ; et au lieu de l’encensoir, de la table et du chandelier d’or, et du propitiatoire, le Verbe de Dieu par sa clémence infinie s’étant fait homme pour nous s’est rendu visible à nos yeux, a illuminé nos âmes par sa présence, et pour racheter nos péchés nous a donné au lieu de la manne son propre Corps à manger. »
Ce Solitaire parlant de la sorte avec beaucoup de piété ajouta : « J’ai appris cette explication de notre Saint Père Pacome qui le premier a assemblé des Solitaires dans le Monastère de Tabenne, avec lesquels et par l’assistance de Dieu j’ai beaucoup profité ; et je crois que le souvenir que j’ai d’un homme si Saint sera cause que Dieu me pardonnera tous mes péchés. » Théodore fut extrêmement touché de ce discours et fit en lui-même cette prière : « Mon Dieu, s’il y a dans le monde un homme si juste, rendez-moi digne de le voir et d’accomplir à son imitation tous vos commandements, afin qu’opérant mon Salut avec lui, je mérite de posséder ces biens éternels que vous avez promis à ceux qui vous aiment. » Ainsi ne pouvant résister aux traits de l’amour de Dieu qui lui pénétraient le cœur il parlait de la sorte, et répandait en même temps quantité de larmes.
CHAPITRE XVII.
Théodore va trouver Saint Pacome et entre sous sa conduite dans une admirable vertu. Sa mère va pour le voir, et ne l’ayant pu se résout à demeurer dans ce Monastère de Religieuses qui était proche de celui de Saint Pacome.
Quelques jours après, Pécuse qui était un homme vénérable et par sa vieillesse et par sa vertu, vint pour visiter ces Solitaires et savoir de quelle sorte ils se conduisaient. Théodore le conjura d’avoir agréable qu’il le suivit, et de lui faire la faveur de le mener à Saint Pacome : ce qu’il lui accorda très volontiers. Etant arrivés au Monastère, Théodore adora Dieu, en disant : « Seigneur, soyez béni à jamais de ce qu’il vous a plu d’exaucer si tôt la prière d’un pauvre pécheur en accomplissant mon désir. » Lorsqu’il fut auprès de la porte et qu’il aperçut Saint Pacome, il commença à pleurer de joie. Sur quoi le vénérable vieillard lui dit : « Ne vous affligez point, mon Fils, je suis un homme pécheur comme vous, encore que je m’efforce de marcher dans les voies de Dieu. » Ensuite de ces paroles il le fit entrer dans la maison, où voyant cette grande multitude de Solitaires, son esprit éclairé de la Grâce de Dieu s’enflamma d’ardeur de le servir, et ce saint zèle lui fit faire avec le temps de grands progrès dans la vertu : Car il recevait des grâces de Jésus-Christ en très grande abondance. Il était extrêmement prudent dans ses actions et dans ses paroles, admirable en son humilité et en ses sentiments de pénitence, exact à jeûner, attentif à veiller, soigneux de prier, et enfin il n’omettait jamais rien de ce qui le pouvait avancer dans la vie spirituelle : Il consolait ceux qu’il voyait être accablés de tristesse, et par ses humbles et charitables remontrances corrigeeait ceux qui étaient tombés en quelque péché. Saint Pacome le voyant vivre d’une manière si admirable l’aimait uniquement en son cœur.
Sa mère ayant appris qu’il était dans ce Monastère y courut en grande hâte, et apporta les lettres des Evêques par lesquelles ils ordonnaient qu’on lui rendît son fils. Ces saintes vierges dont j’ai parlé et qui étaient proches de là, la reçurent en leur maison d’où elle envoya aussitôt ces lettres à Saint Pacome, et le supplia de lui permettre de voir son fils. Le Saint fit appeler Théodore et lui dit : « Mon fils je viens d’apprendre que votre mère est arrivée et désire de vous voir ; et voici ces lettres des Evêques qu’elle nous a apportées pour ce sujet. Allez donc lui donner cette satisfaction, principalement à cause de ces Saints Prélats qui ont daigné nous écrire par elle. » Théodore lui répondit : « Pourvu que vous m’assuriez, mon Révérend Père qu’ayant la connaissance qu’il a plu à Dieu me donner des choses spirituelles, je ne lui rendrai point compte au jour du jugement de cette visite, je ferai ce que vous me commandez : Car ayant suivant le précepte de Jésus-Christ abandonné ma mère et tout le reste du monde, comment oserai-je aujourd’hui en la voyant déplaire à tous ceux avec qui j’ai le bonheur de vivre dans cette maison ? Et si auparavant la grâce de la nouvelle Alliance les fils de Lévi renoncèrent à leurs parents pour accomplir le commandement de la loi, à combien plus forte raison participant comme je fais à une si grande faveur, dois-je préférer l’amour de Dieu à celui de mes proches, puisque notre Seigneur dit dans l’Evangile (Matt.10) : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » Saint Pacome lui répliqua : « Si vous jugez, mon fils, que cela vous soit préjudiciable, je ne veux pas vous y contraindre. Mais ce refus n’appartient qu’à ceux qui ont parfaitement renoncé au monde et à eux-mêmes. Et il est vrai que les Solitaires doivent fuir les conversations et les entretiens inutiles des personnes du siècle pour s’unir dans un esprit de piété avec ceux qui sont membres de Jésus-Christ. Que si quelqu’un par l’affection qui lui reste pour les personnes qu’il a laissées dans le monde dit : « Je dois aimer mes parents, puisque c’est ma propre chair, qu’il écoute cette parole de Saint Pierre (2. Pet.2) : « On devient esclave de celui par lequel on est vaincu. » Et ainsi celui qui est vaincu par la chair est esclave de la chair. »
Théodore n’ayant donc pu se résoudre d’aller voir sa mère, elle fit dessein de demeurer dans ce Monastère avec ces vierges de Jésus-Christ, disant en elle-même : « Dieu permettra possible que je verrai mon fils avec les autres Solitaires, et que cette occasion me servira pour faire mon Salut en continuant de vivre ici d’une manière si sainte. » Cet exemple fait voir que ceux qui par l’amour qu’ils portent à Jésus-Christ, et non pas par une vaine ostentation, demeurent dans une semblable rigueur, contribuent beaucoup à l’avancement des autres dans la vertu, encore qu’il semble pour un temps qu’ils offensent ceux qu’ils traitent avec une si grande sévérité.
CHAPITRE XVIII.
Extrême patience de Saint Pacome à supporter quelques Solitaires désobéissants, et à souffrir une correction qui lui fut faite par un bon Prêtre sans qu’il y en eût sujet.
Or comme nous avons rapporté cet exemple pour servir à ceux qui désirent de s’avancer dans une plus grande perfection, nous estimons en devoir aussi produire un de la négligence de quelques autres, pour convier les personnes qui liront ce discours à se bien tenir sur leurs gardes. Il y avait quelques Solitaires qui vivant selon la chair, et ne se souciant point de dépouiller le vieil homme donnaient une extrême affliction à Saint Pacome, lequel leur faisait de fréquentes et salutaires exhortations. Mais voyant qu’ils n’en tiraient aucun profit, alors plein de tristesse et de douleur, il pria Dieu pour eux de tout son cœur en cette manière : « Seigneur dont la puissance est infinie et qui avez commandé d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, je vous conjure puisque vous connaissez le fonds de mon cœur de ne rejeter pas la prière que je vous fais pour le Salut de ces âmes; mais ayez s’il vous plaît compassion d’elles et donnez-leur votre crainte, afin que connaissant votre divine puissance, ils vous servent en esprit de vérité, et se fortifient en toutes rencontres par l’espérance de jouir de l’effet de vos promesses. Car vous savez, mon Dieu, quelle est l’affliction dont je suis touché sur leur sujet. » Il n’en dit pas davantage, mais quelques jours après voyant qu’ils n’étaient point devenus meilleurs, et qu’ainsi sa prière n’avait pas été exaucée, il eut encore recours à Dieu pour eux par l’oraison, et leur donna quelques règles particulières de prier et de vivre, afin qu’accomplissant au moins ces préceptes ainsi que des serviteurs, ils arrivassent peu à peu à l’amour des enfants de Dieu, qui fait que ceux qui le sont véritablement n’ont point de peine à observer ce qui leur est ordonné. Mais ces esprits rebelles voyant qu’ils ne pouvaient accomplir leur mauvais désir et redoutant la présence du Saint, se laissèrent emporter par cette crainte si contraire à celle que Dieu nous recommande ; et ne pouvant souffrir davantage cette admirable manière de vivre retournèrent en arrière pour suivre les inspirations du Diable. Le reste du troupeau demeura dans une entière pureté par leur retraite. Et comme le bon grain se fortifie lorsqu’on a arraché les mauvaises herbes qui lui nuisaient, ils s’efforçaient de plus en plus à s’avancer dans toutes sortes de vertus. J’ai voulu rapporter cet exemple pour faire voir qu’ainsi que rien ne peut retarder l’avancement de ceux qui sont engagés dans le siècle lorsqu’ils embrassent les institutions saintes des Solitaires. De même quand les Solitaires se laissent aller à la négligence et à la paresse, l’excellence de leur profession, ni les prières de leurs Supérieurs, ni la condescendance charitable dont ils usent pour les assister ne leur profitent de rien.
Environ ce temps Denys Prêtre et économe de l’Eglise de Tantyre lequel était extrêmement ami de Saint Pacome, ayant appris qu’il ne recevait pas dans son Monastère les Solitaires des autres maisons qui le venaient voir, mais les faisait loger dehors, fut touché d’un extrême déplaisir, et le venant trouver plutôt pour lui faire des reproches que pour lui donner des avis, lui dit : « Vous faites fort mal, mon Père, en ne rendant pas également à tous les Frères la charité que vous leur devez. Le Saint reçut cette correction avec une extrême patience et lui répondit ; Dieu sait quelle est mon intention, et l’affection paternelle que vous avez pour moi fait aussi que vous ne pouvez ignorer que je suis si éloigné de mépriser quelqu’un, que je n’ai jamais donné sujet de déplaisir à personne. Comment donc oserais-je faire ce que vous dites, puisque j’attirerais sur moi la colère de Dieu qui dit clairement dans l’Evangile : (Matt.27) « Je tiendrai comme fait à moi-même ce que vous aurez fait au moindre de tous mes frères. » Je vous supplie donc, mon Révérend Père, de recevoir cette véritable excuse, et de croire que je n’ai nullement fait ce que vous improuvez ni par éloignement ni par mépris des Solitaires qui me viennent visiter. Mais d’autant qu’ayant reçu dans cette maison un grand nombre de personnes entre lesquelles il y en a plusieurs nouvellement convertis à Dieu, je reconnais par expérience que leurs inclinations sont fort différentes, et j’en ai vu quelques-uns si ignorants de notre manière de vivre qu’ils ne savent pas seulement quel est notre habit ; et d’autres dans une telle simplicité qu’ils ne sauraient distinguer leur main droite d’avec leur main gauche : Ce qui m’avait fait juger plus à propos de recevoir au dehors avec tout l’honneur qui se peut les Solitaires qui nous viennent visiter, sans croire par là leur manquer de respect, mais au contraire pensant leur en rendre un beaucoup plus grand, vu principalement qu’ils se trouvent aux heures de l’office pour servir Dieu avec nous, et puis s’en vont se reposer dans le logement qui leur est préparé, tandis que je donne ordre autant que je le puis selon Dieu, à faire qu’il ne leur manque rien de ce qui leur est nécessaire. » Ce bon Prêtre après l’avoir entendu parler de la sorte approuva et loua sa conduite, et vit clairement qu’il agissait en toutes choses par l’esprit de Dieu. Ainsi recevant une grande consolation de l’éclaircissement qu’il lui avait donné, il s’en retourna avec joie.
CHAPITRE XIX.
Saint Pacome guérit une femme d’un flux de sang et use de grande tolérance envers un Solitaire.
Il y avait en la même ville de Tantyre une femme travaillée d’un flux de sang depuis fort longtemps, qui ayant appris que Pacome était un grand serviteur de Dieu et d’une vie admirable, et que le Prêtre Denys dont j’ai parlé était son intime ami, elle le conjura d’avoir pitié d’elle et de le faire venir sous prétexte de quelque affaire importante. Denys se laissant fléchir à ses prières exécuta promptement ce qu’elle désirait. Saint Pacome vint, et après avoir fait oraison dans l’Eglise et salué Denys il s’assit auprès de lui. Comme ils parlaient ensemble, cette femme pleine de foi et qui croyait fermement en ces paroles de Jésus-Christ (Matt.9) : « Ayez bon courage, ma fille, votre foi vous a sauvée », se vint mettre tout doucement derrière lui, et toute tremblante toucha son capuchon et fut guérie à l’heure même. Alors elle se jeta le visage contre terre, elle adora Dieu, et rendit gloire à son infinie bonté, par laquelle il fait de si grandes grâces à ceux de ses serviteurs qui ont une entière confiance en lui. Le Saint ayant su ce qui s’était passé donna sa bénédiction à cette femme, et s’en retourna aussitôt à son Monastère.
Etant besoin de faire une haie pour enfermer son Monastère, et tous les Frères y travaillant, il y travaillait comme eux avec grande joie.
Quelques jours après un Solitaire qui était Prêtre et Supérieur de plusieurs autres, lequel avait accoutumé de visiter Saint Pacome, le vint trouver avec l’un de ses Frères, à cause d’une contestation arrivée dans le Monastère pour un tel sujet. Ce Solitaire qu’il amenait avec lui, lui donnait une extrême peine sur ce qu’il désirait la dignité de la cléricature, dont ce Supérieur connaissant qu’il n’était pas digne, il cherchait diverses excuses pour ne la lui pas accorder. Mais ne pouvant plus souffrir ses continuelles importunités, il vint trouver Saint Pacome, et lui rapporta tout ce qui s’était passé, sachant que lui seul était capable de faire cesser une telle contestation. Le Saint après l’avoir entendu lui dit : « Puisque vous êtes venu à dessein de connaître par moi quelle est la volonté de Dieu, je suis d’avis que vous accordiez à ce Frère ce qu’il désire, sans vous défier de ce qui en arrivera. Et possible que par cette grâce que vous lui ferez, son âme sera délivrée de la captivité du Diable : Car on voit souvent un mauvais homme se porter au bien, ensuite des faveurs qu’il reçoit, d’autant que le désir des choses bonnes en soi peut donner de bonnes résolutions aux âmes qui ne sont pas encore tombées dans une telle négligence et un tel découragement qu’elles ne puissent plus tâcher à s’avancer dans la vertu. C’est pourquoi, mon Frère, nous devons régler notre conduite sur ce qui est agréable à Dieu ; et nous ne saurions mieux témoigner que son amour règne en nous que par la compassion que nous avons les uns des autres. Ce bon vieillard ayant reçu une telle réponse exécuta ce que le Saint lui avait ordonné ; et ce Frère après avoir obtenu ce qu’il souhaitait si ardemment revint, avec un esprit plus rassis, et ayant le cœur fort touché, trouver le bienheureux Pacome, auquel il dit en se jetant le visage contre terre : « O homme de Dieu, il faut qu’il vous ait élevé à un haut degré de Grâce, puisque discernant avec tant de lumière ce qui regarde le Salut, vous avez surmonté le mal par le bien : Car si vous n’eussiez usé envers moi d’une si grande condescendance et si m’eussiez traité avec rigueur, j’aurais quitté cet habit, et me serais entièrement éloigné de Dieu. Qu’il vous bénisse donc à jamais de ce que vous avez sauvé mon âme. Le vénérable vieillard le releva et l’exhorta avec grande affection de mener une vie conforme à la dignité qu’il avait reçue, afin de ne tomber pas par sa négligence dans des supplices éternels, et l’ayant baisé le renvoya en paix, après l’avoir accompagné jusques à la porte.
CHAPITRE XX.
Saint Pacome délivre une possédée et un possédé, avec de l’huile bénite et du pain béni qu’il leur envoya.
Saint Pacome étant encore là, un homme qui venait de loin et en très grande hâte se jeta à ses pieds, et le supplia de vouloir par la Grâce de Jésus-Christ guérir sa fille qui était possédée du Démon. Le Saint étant rentré dans le Monastère et l’ayant laissé dehors, lui fit dire ces paroles par le portier : « Nous n’avons pas accoutumé de parler aux femmes ; mais si vous avez quelque chose des habillements de votre fille, envoyez-le nous, afin que nous le bénissions au nom du Seigneur, et vous le renvoyions à l’heure même. Et nous avons une ferme confiance en Jésus-Christ, qu’elle sera délivrée par ce moyen. »
Une jupe de sa fille lui ayant été apportée, il la regarda avec un extrême dégoût et dit : « Cette jupe n’est pas à votre fille. » Le Père l’assurant du contraire, il répondit : « Il est vrai qu’elle est à elle, et je le sais bien. Mais ayant fait vœu de virginité à Dieu, elle n’a pas vécu dans cette pureté si sainte qu’elle lui avait promise. Et c’est pourquoi en regardant cette jupe, et reconnaissant qu’elle n’a pas conservé sa chasteté, j’ai dit qu’elle n’était pas à elle. Qu’elle vous promette donc en la présence de Dieu de vivre désormais dans la continence, et Jésus-Christ lui sera favorable, et la délivrera. » Ce Père affligé et en colère de ce discours pressa de telle sorte sa fille qu’elle lui avoua que ce que le Saint lui avait dit était véritable ; et lui ayant promis par serment de ne retourner jamais à son péché, le Saint homme pria pour elle notre Seigneur, et lui envoya de l’huile bénite, dont après avoir été huilée, elle fut guérie à l’heure même, et rendit grâces à Dieu de tout son cœur d’être délivrée non seulement du Démon, mais de sa malheureuse manière de vivre, et de ce que par le secours de Jésus-Christ elle s’affectionnait à la pénitence.
La réputation de Saint Pacome se répandant ainsi de tous côtés, un autre homme qui pleurait sans cesse son fils possédé par le Démon, et ne le pouvait amener au Monastère, se jeta à ses genoux le suppliant de vouloir implorer pour lui la toute-puissance de Jésus-Christ. Le Saint après avoir fait oraison lui donna un pain béni, et lui recommanda fort d’en faire toujours prendre un peu à son fils avant le repas. Ainsi lorsqu’il voulait manger, il lui en donnait un peu, mais le Démon ne lui permettait pas d’en goûter, et ce pauvre possédé emplissait ses mains des autres pains qui étaient sur la table, et en mangeait. Le père voyant cela, rompit ce pain béni en petits morceaux qu’il mit en la place des noyaux de quelques dattes qu’il lui présenta, et ne lui donna autre chose à manger, afin que sans le connaître il pût recevoir l’effet de la bénédiction de ce pain. Mais il ouvrait tous ces fruits, et jetant les morceaux de pain qui étaient dedans, témoignait avoir tant d’horreur de ces dattes qu’il ne voulait point du tout manger. Son père l’ayant ensuite laissé plusieurs jours sans lui rien donner, il se trouva contraint par la faim de manger de ce pain béni, et s’étant endormi à l’heure même, il fut délivré de l’esprit malin. Son père le mena à Saint Pacome en louant et glorifiant Dieu qui opère des merveilles sans nombre par ses serviteurs.
Ce très Saint homme guérissant ainsi plusieurs autres maladespar l’assistance du Saint Esprit, il ne s’en élevait jamais, et Dieu lui faisait la grâce de demeurer toujours dans une même égalité d’esprit, et de ne se point relâcher dans ses saints exercices. Que s’il arrivait quelquefois qu’il ne lui accordât pas ce qu’il lui demandait, il le supportait avec une extrême patience sans s’en attrister en aucune sorte, d’autant qu’il savait que rien ne nous est si avantageux que ce qu’il ordonne par sa divine miséricorde, et que souvent bien qu’avec une bonne intention nous lui demandons des choses qui nous seraient préjudiciables ; tellement qu’il nous fait grâce en nous les refusant, et ne nous témoigne jamais plus de bonté que lorsqu’il n’exauce pas les vœux que les ténèbres de notre ignorance nous portent à lui adresser.
CHAPITRE XXI.
Un Solitaire qui avait été comédien devint un grand Saint par la bénédiction que Dieu donna à l’extrême patience de Saint Pacome.
Un jeune homme nommé Silvain qui était comédien s’étant converti à Dieu, vint supplier Saint Pacome de le recevoir dans son Monastère : Ce que lui ayant accordé, les mauvaises habitudes dont il s’était infecté dans le siècle l’empêchaient de se pouvoir assujettir à aucune discipline ; et ainsi négligeant son propre Salut, il passait les journées entières dans ses badineries et bouffonneries ordinaires, et gâtait même quelques-uns des Frères qui se portaient à l’imiter : Ce que plusieurs d’entre les autres ne pouvant souffrir, ils supplièrent Saint Pacome de le chasser du Monastère. Au lieu de leur accorder cette prière, il le supporta avec une extrême patience ; et après l’avoir averti de se corriger, et de renoncer à son ancienne manière de vivre, il priait Dieu sans cesse qu’il lui plût de lui vouloir toucher le cœur par son extrême bonté. Mais Silvain continuant dans ses imperfections ordinaires, et mettant les autres par son exemple en danger de se perdre. Enfin tous les Frères généralement estimèrent que l’on le devait chasser de cette sainte maison, comme étant très indigne d’y demeurer. Le bienheureux Pacome crut néanmoins qu’il fallait encore un peu différer ; et lui faisant une nouvelle correction, accompagnée d’une douceur nonpareille, et d’une sagesse merveilleuse, et lui donnant des instructions toutes saintes, pour lui faire connaître en quelle manière on doit accomplir les commandements de Dieu, il l’enflamma de telle sorte de son divin amour, et son âme par la foi fut si touchée du sentiment de l’avenir qu’il ne pouvait plus s’empêcher de verser continuellement des larmes. Ainsi s’étant entièrement corrigé, il servait aux autres d’un grand exemple de conversion ; car en quelque lieu qu’il fût, et quoi qu’il fît, il pleurait toujours, et ne s’en pouvait même empêcher lorsqu’il prenait ses repas avec les autres : Ce qui ayant touché plusieurs des Solitaires ils lui dirent : « Cessez enfin de pleurer, et ne vous laissez pas si fort abattre par la douleur. » Il leur répondit : « Je fais tout ce que je puis pour vous obéir, mais il n’est pas en ma puissance. Car je sens dans moi comme un feu très violent qui ne me peut permettre de demeurer en repos. » Ils lui répliquèrent : « Contentez-vous au moins de pleurer lorsque vous êtes en particulier, ou en oraison ; et quand nous sommes tous à table, mangez comme les autres, et arrêtez le cours de vos pleurs, puisque l’âme peut sans cela demeurer toujours dans le regret de ses péchés, et que plusieurs des Frères vous voyant pleurer ne sauraient manger. » Sur ce qu’ils le pressèrent ensuite de leur dire le sujet de tant de pleurs, il leur répondit : « Pourquoi ne voulez-vous pas que je pleure en voyant la charité que je reçois continuellement de tant de Saints Frères, dont je dois avoir en révérence la poussière même sur laquelle ils marchent, et me reconnais si indigne d’être comparé avec eux ? Pourquoi ne voulez-vous pas que je pleure, puisqu’étant sorti du théâtre tout couvert de péchés, je me vois si favorablement traité ? En vérité je tremble de frayeur que la terre ne s’ouvre pour m’engloutir ainsi que Datan et Abiron, n’étant pas moins profane qu’eux ; puisque comme ils ont eu la hardiesse de toucher les choses saintes avec des mains impures, j’ai négligé par ma lâcheté de travailler au Salut de mon âme, quoique je connusse bien la Grâce que Dieu m’avait faite : Ce qui est cause que repassant toutes ces choses dans mon esprit je n’ai point de honte de pleurer en présence de tous, sachant que mes crimes sont tels que je dois m’efforcer de les expier par de continuels ruisseaux de larmes ; et que quand je verserais mon âme par mes yeux, je ne ferais rien de trop, puisqu’il n’y a point de satisfaction qui égale mes offenses.
Ce frère s’avançant donc de jour en jour dans la vertu, et surpassant presque tous les autres en humilité, Saint Pacome dit en présence de tous : « Mes frères et mes enfants, je proteste devant Dieu et ses Saints Anges que depuis la fondation de ce Monastère, je n’ai reconnu entre tous les Frères qui y ont été, ou qui y sont encore, qu’un seul qui ait suivi mon humilité. » Ces Solitaires ayant entendu cela, quelques-uns crurent que celui dont il voulait parler était Théodore ; d’autres que c’était Pétrone ; et d’autres que c’était Orsesis. Sur quoi Théodore le supplia de leur dire qui il était. Le Saint homme en faisant difficulté, il continua à l’en presser de telle sorte, et quelques autres des plus anciens des Frères le supplièrent aussi avec tant d’instance de leur dire qui était le Solitaire à qui il rendait un témoignage si avantageux, qu’enfin il leur répondit : « Si je pensais que celui dont je vais parler dût se laisser emporter à la vanité, je ne le nommerais jamais, mais croyant assurément que par la Grâce de Dieu il s’humiliera d’autant plus qu’il verra que l’on le loue, je ne crains point de dire du bien de lui en présence de tous ; afin que vous le puissiez imiter. Il est vrai, Théodore, que vous et ceux qui vous ressemblent, en combattant généreusement depuis que vous êtes dans cette maison, avez par l’assistance de la Grâce de Dieu enchaîné le Diable comme on attacherait un petit oiseau, et l’ayant terrassé avez marché sur sa tête comme l’on marche sur la poussière. Mais (ce que Dieu ne veuille) si vous tombiez dans quelque négligence, vous verriez celui qui est maintenant sous vos pieds se relever et vous attaquer avec une fureur épouvantable. Au lieu que Silvain, que vous vouliez autrefois que l’on chassât de ce Monastère à cause de sa négligence, l’a vaincu de telle sorte, et surmonté d’une telle manière par sa profonde humilité, qu’il n’ose plus paraître devant lui. Vos bonnes œuvres, mes Frères, font que considérant vos actions vous vous en glorifiez avec confiance. Mais celui-ci plus il combat généreusement, et plus il criait être moindre que les autres, avouant de tout son cœur qu’il est inutile à tout bien, et condamnable en toutes choses. Ce qui fait que vous le voyez pleurer si facilement à cause de son extrême humilité et du peu d’estime qu’il a de soi-même. Or rien ne désarme tant le Diable de toute sa puissance que l’humilité d’une âme pure jointe aux œuvres de la pénitence. » Silvain ayant donc combattu de la sorte durant huit années dans le service de Dieu acheva sa course, et finit sa vie en paix ; et Saint Pacome rendit ce témoignage de lui, qu’une multitude d’Anges enlevèrent son âme avec grande joie, et la présentèrent à Jésus-Christ comme une victime précieuse et agréable à ses yeux.
CHAPITRE XXII.
L’Evêque de Pane ayant mandé Saint Pacome pour établir quelques Monastères, il visita en chemin ceux qui étaient sous sa conduite. Et il empêche que l’on ne rende des honneurs funèbres à un Solitaire qui avait vécu dans une grande négligence.
En ce même temps l’Evêque de Pane nommé Varo, qui était un homme excellent, grand serviteur de Dieu et très zélé pour la foi Orthodoxe, ayant entendu parler des vertus admirables de Saint Pacome, lui écrivit pour le conjurer de venir bâtir auprès de sa ville épiscopale des Monastères qu’il souhaitait extrêmement d’y établir. Plusieurs raisons obligeant le Saint de déférer à sa prière, il jugea à propos en l’allant trouver de visiter en chemin tous les Monastères qui étaient sous sa conduite. Et comme il approchait de l’un d’eux, il vit qu’on portait en terre un Frère qui avait passé sa vie dans une grande négligence. Tous les autres Solitaires de cette maison assistaient avec grand honneur à ses funérailles en chantant des psaumes, et étaient suivis des parents et des alliés du mort. Voyant Saint Pacome, ils mirent le cercueil à terre, afin qu’il priât Dieu pour lui et pour eux. Sur quoi il les fit cesser de chanter des psaumes, et leur ordonna d’ôter de dessus le corps un drap mortuaire fort magnifique dont il était couvert, lequel il fit brûler devant eux tous, et commanda qu’on portât ainsi le défunt, et qu’on l’enterrât sans chanter. Ces Solitaires, les parents du mort, et tous ceux qui se trouvèrent présents voyant avec étonnement une chose si extraordinaire, le suppliaient de permettre que l’on chantât des psaumes selon la coutume. Ce que refusant de leur accorder, les parents commencèrent à se plaindre de lui en disant : « Qui a jamais entendu parler d’une chose semblable ? Qui est celui qui n’a pas pitié d’un mort, quand il serait même son ennemi ? Et ne lui suffisait-il pas de voir qu’il n’est plus en vie ? Ne veuillez pas de grâce traiter un homme après sa mort avec plus de rigueur que ne feraient des bêtes sauvages, puisque cela est entièrement indigne de votre sainteté. Considérez que c’est nous faire un affront étrange, et qui peut donner lieu à des soupçons qui nous seraient très préjudiciables. Plût à Dieu que nous ne fussions jamais venus ici, et que notre parent ne s’y fût jamais rendu Solitaire ; nous ne recevrions pas ce déplaisir, dont le ressentiment ne se passera jamais, si vous ne trouvez bon pour le faire cesser, ainsi que nous vous en supplions très instamment, que l’on chante des psaumes à l’ordinaire. » Saint Pacome leur répondit : « Mes Frères et mes Enfants, j’ai beaucoup plus de compassion que vous du défunt, puisque vos soins pour lui ne vont qu’à ce qui est visible et passager, et que les miens au contraire regardent son âme qui est invisible : ce qui est la cause de ce que j’ai ordonné sur son sujet. Vous lui procurez par cet honneur que vous lui rendez de plus grandes douleurs que vous ne croyez. Et moi au contraire par cette injure que je lui fais, n’ai autre dessein que de lui procurer quelque peu de repos, et quelque petite satisfaction pour ses péchés. Ce qui fait que me souciant fort peu de son corps, je travaille pour son âme qui est immortelle, et qui lors de sa résurrection reprendra cette chair qui ne sera plus corruptible, mais incorruptible. Que si je vous accordais ce que vous désirez, Dieu me jugerait comme ayant plus de soin de plaire aux hommes que non pas à lui, et comme ayant méprisé pour votre satisfaction présente ce qui peut être utile à l’avenir à celui que vous regrettez. Car notre Seigneur étant une source infinie de bonté cherche des occasions de répandre sur nous avec abondance les effets de sa miséricorde, en nous remettant nos péchés, non seulement en ce monde, mais aussi en l’autre. Et lorsqu’il dit dans l’Evangile (Matt.12) : « Le péché de celui qui aura blasphémé contre le Saint Esprit ne lui sera point pardonné ni en ce monde, ni en l’autre », il fait clairement connaître qu’il y a quelques péchés qui peuvent par les prières être remis en l’autre vie. Ainsi nous ayant fait l’honneur de nous juger dignes de dispenser par sa puissance les divins remèdes qu’il a ordonnés pour la conduite des âmes, si nous manquions de donner à chacun de ceux qui sont sous notre charge, l’assistance dont il a besoin, il nous traiterait comme méprisant ses ordres, et nous dirait ce qui est écrit dans le Prophète Habacuc : « Prenez garde vous qui méprisez le Seigneur, considérez avec étonnement qu’il vous perdra. » C’est pourquoi je vous prie de trouver bon que le défunt soit rendu digne de recevoir quelque soulagement lorsque Dieu examinera ses fautes, et enterrez-le comme je l’ai dit, sans chanter des psaumes, puisque le Seigneur qui est tout bon et tout miséricordieux, peut ensuite des prières que nous lui adresserons quoiqu’indignes, le faire jouir d’un tel repos. » Le Saint leur ayant ainsi parlé, ils se retirèrent et enterrèrent le mort dans l’un des sépulcres qui sont sur la montagne comme il leur avait ordonné.
CHAPITRE XXIII.
Saint Pacome allant pour donner sa bénédiction à un Solitaire, voit son âme portée par les Anges dans le Ciel. Il arrive auprès de l’Evêque de Pane, et bâtit des Monastères. Grand miracle qui se fit durant qu’il les bâtissait.
Saint Pacome demeura deux jours dans ce Monastère, durant lequel il instruisit tous les Frères de quelle sorte ils devaient s’avancer dans la crainte de Dieu, et combattre contre le Diable, afin de le pouvoir vaincre avec l’assistance de la Grâce de Jésus-Christ.
Lorsqu’il s’employait à ces saintes occupations, on lui vint dire qu’un Frère du Monastère de Chinobosque lui demandait sa dernière bénédiction. Il se mit aussitôt en chemin pour l’aller trouver avec ceux qui lui avaient apporté cette nouvelle. Et comme il marchait en grande hâte, et qu’il ne lui restait plus que deux ou trois milles pour arriver au lieu où il allait, il entendit résonner dans l’air une voix très harmonieuse, et levant les yeux il vit l’âme de ce Solitaire que les Anges, en chantant des cantiques portaient d’un vol rapide dans le Ciel pour y jouir d’une bienheureuse éternité. Ceux qui accompagnaient Saint Pacome n’entendant et n’apercevant rien, mais voyant seulement qu’il demeurait longtemps à regarder vers l’Orient, lui dirent : « Pourquoi vous arrêtez-vous, mon Père ? Hâtons-nous, s’il vous plaît, afin de trouver le malade encore en vie. » Il leur répondit : « Il n’est plus besoin de nous hâter. Car ce que je considère il y a longtemps, c’est de quelle sorte ce Frère est maintenant comblé de joie dans les félicités éternelles. Sur quoi le suppliant de leur faire entendre comment il avait ainsi vu son âme, il leur raconta une partie de ce que je viens de dire, et autant qu’ils étaient capables d’en comprendre. Quelques-uns d’entre eux allèrent aussitôt au Monastère, et s’étant enquis de l’heure que ce Solitaire avait rendu l’esprit, trouvèrent que le Saint ne leur avait rien dit que de très véritable.
Deux raisons m’ont obligé de rapporter ceci : La première pour faire connaître que ce bienheureux vieillard avait une intelligence toute extraordinaire des choses de Dieu et le don de prophétie qui lui faisait voir des yeux de l’esprit des choses très éloignées de nos sens ; Et la seconde, afin que nous efforçant d’imiter des personnes si saintes, nous évitions de tout notre pouvoir la compagnie des méchants. Mais c’est assez s’arrêter sur ce sujet.
Saint Pacome étant donc arrivé avec les Solitaires qui l’accompagnaient chez l’Evêque de Pane dont j’ai parlé, fut reçu de lui avec un extrême honneur. Car il célébra son arrivée par de très grandes réjouissances, et lui donna des places pour bâtir les Monastères dont il lui avait écrit et qu’il désirait il y avait si longtemps de voir établis. A quoi le Saint travailla avec beaucoup de joie. Et lorsqu’il faisait faire tout à l’entour un mur de clôture, quelques méchants poussés du Diable vinrent abattre de nuit ce qu’il avait édifié. Mais ils ne demeurèrent pas longtemps sans être punis de cette malice. Car le saint vieillard ayant exhorté ses disciples à la patience, et ces malheureux s’étant encore assemblés pour achever ce qu’ils avaient commencé, ils furent réduits en cendres par un Ange de Dieu qui les consuma de la même sorte que le feu consume la cire. Aussi les Frères achevèrent en peu de temps le bâtiment dans lequel Saint Pacome établit des Religieux excellents auxquels il donna pour Supérieur Samuel, qui était un homme d’une humeur fort gaie, et qui avait un don singulier d’abstinence. Or d’autant que ces Monastères étaient dans le faubourg, le Saint y demeura davantage qu’il n’aurait fait, et jusques à ce que ceux qu’il y avait établis fussent affermis dans la Grâce de Jésus-Christ.
CHAPITRE XXIV.
Sages réponses de Théodore à un philosophe. Et extrême prudence de Saint Pacome touchant la nourriture des Solitaires.
Un philosophe de la même ville ayant appris la grande estime qu’on faisait de ces serviteurs de Dieu, les vint trouver pour savoir quels ils étaient, et quelle était leur profession. En ayant rencontré quelques-uns, il leur dit : « Appelez je vous prie votre Supérieur, afin que je confère avec lui sur des sujets importants. » Le Saint ayant su que c’était un philosophe envoya vers lui Corneille et Théodore, leur ordonnant de répondre avec prudence aux questions qu’il leur ferait. Etant donc sortis pour lui parler, cet homme leur dit : « J’ai appris de diverses personnes que vous avez un grand amour pour la sagesse ; et que selon ce que vous enseigne votre religion, vous aimez extrêmement la solitude. Ce qui m’ayant donné sujet de croire que vous êtes capables de fort bien répondre à mes doutes, je désire vous proposer quelques difficultés sur les choses que vous avez lues ». « Proposez ce qu’il vous plaira », lui répartit Théodore. « Vous voulez donc bien entrer en conférence avec moi », répliqua le philosophe, pour satisfaire aux demandes que je vous ferai. » « Dites ce que vous voudrez », lui répondit Théodore. Alors ce philosophe commença ainsi : « Qui est celui qui n’étant point né, est mort ? Qui est celui qui étant né n’est point mort ? Et qui est celui qui étant mort n’a point souffert de corruption ? » « Votre proposition, ô philosophe, est bien facile à résoudre », lui répliqua Théodore. « Adam est celui qui n’étant point né est mort ; d’autant que c’est le premier homme que Dieu a créé. Enoch est celui qui étant né n’est point mort, à cause que s’étant rendu agréable à Dieu, il a été enlevé dans le Ciel. Et la femme de Loth est celle qui étant morte n’a point souffert de corruption, puisqu’ayant été changée en une statue de sel, elle se voit encore aujourd’hui en la même forme qu’elle avait durant sa vie pour servir d’exemple aux incrédules. C’est pourquoi je vous conseille de renoncer à ces vaines propositions et à ces questions inutiles, et de ne différer pas davantage de vous convertir au vrai Dieu, afin qu’en recevant le pardon de vos péchés vous acquériez le Salut éternel. » Ce philosophe tout étonné ne l’interrogea pas davantage, mais s’en alla avec admiration de la vivacité de l’esprit de Théodore et de la promptitude avec laquelle il lui avait répondu sans y être préparé.
Saint Pacome après avoir demeuré quelque temps dans ce Monastère nouvellement bâti s’en alla en un autre qui était aussi sous sa conduite. Tous les frères étant sortis en grande hâte au-devant de lui et l’ayant reçu avec une extrême révérence, un jeune enfant nourri dans la même maison vint aussi avec eux, et le voyant commença à lui crier : « En vérité, mon Père, depuis que vous êtes parti d’ici personne ne nous a fait cuire ni des herbes ni des légumes. » Le Saint lui répondit avec une extrême douceur : « Ne vous fâchez point, mon fils, je vous en ferai cuire. » Et étant entré dans le Monastère, après avoir prié Dieu, il alla dans la cuisine, ou trouvant le frère qui en avait la charge faisant des nattes de jonc, il lui dit : « Combien y a-t-il, mon Frère, que vous n’avez fait cuire des herbes ou des légumes ? » Il lui répondit : « Il y a environ deux mois». « Et pourquoi, » répartit le Saint, « contre l’ordre que je vous en avais donné, avez-vous eu si peu de soin des Frères ? » Ce Solitaire s’excusant avec grande humilité, lui répliqua : « J’aurais fort désiré, mon Révérend Père, de pouvoir chaque jour m’acquitter de mon office. Mais voyant que les Frères ne mangeaient point de ce que je leur faisais cuire, à cause qu’ils jeûnent tous, et qu’il n’y a que les enfants qui mangent quelque chose de cuit, je ne fis plus rien cuire, afin de n’être point obligé de jeter ce que l’on aurait apprêté avec grand travail. Et pour nr demeurer pas inutile, je me mis à faire des nattes de jonc avec les Frères, sachant qu’un de ceux que l’on m’avait donnés pour m’aider à la cuisine pourrait suffire à apprêter ce peu que mangent les Frères qui n’est que des olives et de la salade. » « Combien avez-vous fait de ces nattes ? », lui dit Saint Pacome. «Cinq cents répondit ce Frère. » « Apportez-les moi toutes ici, afin que je les voie. » Ce qu’ayant fait il commanda qu’on les brûlât à l’heure même, et se tournant vers ceux qui avaient charge d’apprêter à manger aux Frères, leur dit : « Comme vous avez méprisé ce qui vous avait été ordonné pour la nourriture des Frères, je méprise de même votre travail et le fais réduire en cendre afin que vous connaissiez combien il est dommageable de ne pas exécuter ce que les Supérieurs commandent pour le Salut des âmes. Vous n’ignorez pas qu’il est toujours louable de se priver des choses que l’on a en sa puissance, et que ceux qui le sont pour l’amour de Dieu en reçoivent de sa main une grande récompense. Mais comment peut-on s’abstenir de ce que l’on n’a pas en son pouvoir, puisque l’on ne saurait faire autrement ; et qu’ainsi on attend en vain le salaire d’une abstinence contrainte, et par conséquent inutile ? Lorsque l’on présente diverses choses à manger aux Frères, s’ils se retranchent de quelques-unes pour l’amour de Dieu, ils ont très grand sujet d’espérer qu’il les en récompensera. Mais comment les récompenserait-il d’avoir usé sobrement de ce qu’ils n’ont point vu et qu’il n’a pas été en leur puissance de manger ? Ainsi vous ne deviez nullement sous prétexte d’un peu de dépense discontinuer une chose si avantageuse aux Frères.
CHAPITRE XXV.
De quelle sorte Saint Pacome se conduisit envers des Solitaires qui étaient infectés des erreurs d’Origène.
Comme il leur parlait ainsi et les reprenait de leur faute, le portier lui vint dire en grande hâte qu’il était arrivé des Solitaires très habiles et de grande réputation qui désiraient de le voir. Il commanda aussitôt qu’on les fît entrer, et après les avoir salués avec toute sorte d’honneur et prié Dieu, il les conduisit dans les cellules des Frères et leur montra tout le Monastère. Et sur ce qu’ils désirèrent de conférer avec lui en particulier, il les mena dans un lieu retiré où il s’assit auprès d’eux. Comme ils parlaient de choses fort élevées et curieuses avec un discours élégant et assez de connaissance des Ecritures, le Saint sentit une très mauvaise odeur sans pouvoir juger d’où elle venait. Après qu’ils eurent ainsi longtemps agité quelques passages de l’Ecriture Sainte, et que l’heure de None étant venue il était temps de manger, ils se levèrent pour s’en aller. Saint Pacome les pria instamment de manger ; mais ils ne le voulurent jamais, disant qu’ils étaient obligés de retourner en leur maison avant que le soleil fût couché. Ainsi ils prirent congé de lui et s’en allèrent. Le Saint désirant de savoir la cause de cette mauvaise senteur, se prosterna devant Dieu en oraison, et le supplia de lui faire connaître quels étaient ces Solitaires. Aussitôt il connut que les opinions impies dont ils étaient persuadés faisaient exhaler de leurs cœurs cette puanteur. Il se mit soudain à les suivre, et les ayant joints leur dit : « Je voudrais bien vous demander une chose. » « Dites », répondirent-ils. « N’avez-vous point lu les commentaires d’Origène ? » Ils l’assurèrent que non. Et il ajouta : « Je vous proteste en la présence de Dieu que quiconque lit Origène, et ajoute foi à sa mauvaise doctrine, sera précipité dans les Enfers, et n’aura pour partage que les remords de conscience et les ténèbres extérieures dont les âmes des méchants seront éternellement punies. En vous disant ceci, je vous déclare avec le soin que je dois ce que Dieu m’a fait connaître. Et si vous méprisez ce que je vous fais ainsi savoir pour votre bien, c’est à vous de prendre garde à ce qui en arrivera ; mais quant à moi j’en serai très innocent. Que si vous me voulez croire et plaire à Dieu en toutes choses, jetez dans l’eau tous les livres d’Origène afin qu’ils ne soient point cause de votre perte. » Leur ayant parlé de la sorte, il les quitta pour retourner à ses exercices ordinaires de vertu, et ayant trouvé les frères en oraison il leur expliqua avec joie des cantiques spirituels.
CHAPITRE XXVI.
Saint Pacome connaît par une grande révélation quel serait l’état de ses successeurs. Et Jésus-Christ lui apparaît ensuite tout éclatant de lumière, et ayant une couronne d’épines sur la tête.
Les Frères s’étant assemblés pour aller au réfectoire, le saint vieillard se retira dans la cellule où il avait accoutumé de faire oraison, et après avoir fermé la porte se souvenant d’une vision qu’il avait autrefois eue, il pria Dieu avec grande instance de lui faire connaître l’état de ses Solitaires, et ce qui arriverait après sa mort de tout ce grand nombre. Sa prière fut si longue qu’elle dura depuis None jusques à l’heure que le Frère qui a soin d’avertir pour aller aux prières de la nuit commença à s’acquitter de sa charge. Enfin environ la minuit comme il redoublait sa ferveur, il eut une vision qui l’instruisit pleinement de ce qu’il désirait de savoir, et lui fit voir que ses Monastères se multipliaient extrêmement ; que quelques-uns de ses Solitaires vivraient dans une grande pitié ; et qu’il y en auraient plusieurs qui se perdraient par leur négligence. Il vit aussi, comme il le rapporta depuis, dans une vallée profonde et ténébreuse une grande multitude de Solitaires, dont les uns voulant sortir pour monter en haut en étaient empêchés ; d’autres qui après s’être efforcés inutilement se laissaient tomber de lassitude et descendaient dans l’Enfer ; d’autres qui étendus par terre pleuraient et jetaient des cris lamentables ; et quelques-uns qui étant favorisés d’une grande lumière lorsqu’ils montaient avec un extrême travail, rendaient grâces à Dieu de les avoir tirés d’un tel péril.
Saint Pacome connut ainsi ce qui devait arriver dans la suite des temps, et ressentit une extrême douleur de l’aveuglement de l’esprit, de la dureté du cœur, et du défaut des bonnes œuvres de ceux qui viendraient après lui, mais principalement des Supérieurs, qui par leur lâcheté, leur négligence, et leur peu de confiance en Dieu seraient cause de diviser des personnes qui devraient être si parfaitement unies, et ne pensant qu’à plaire à une multitude inconsidérée se contenteraient de porter l’habit de Solitaire sans en produire les actions. Car depuis que les plus méchants sont une fois élevés en autorité, et qu’ils ne connaissent pas seulement de nom les choses qu’il faut observer pour vivre saintement, il arrive par une suite nécessaire qu’il se forme des jalousies et des disputes, et que l’on conteste avec ambition à qui sera Supérieur : Ainsi les plus vertueux sont rejetés ; les méchants sont appelés aux charges, et chacun prétend devoir être élevé au-dessus des autres, non pas par sa vertu, mais à cause de son âge et de son ancienneté. Alors les gens de bien n’osent pas seulement ouvrir la bouche pour l’utilité commune, et sont contraints de demeurer dans le silence, ou sont même cruellement persécutés sous prétexte de justice. Mais qu’est-il besoin d’expliquer ceci plus particulièrement, et ne suffit-il pas de dire que tout ce qui est établi par les lois divines se change en des relâchements humains ?
Saint Pacome voyant toutes ces choses des yeux de l’esprit s’écria en pleurant : « O Dieu tout-puissant, si ceci doit arriver de la sorte, pourquoi avez-vous permis que j’aie établi tant de Monastères ? Si dans les derniers temps tous les Supérieurs seront méchants, quels seront ceux qui vivront sous leur conduite, puisque lorsqu’un aveugle en conduit un autre, ils tombent tous deux dans la fosse ? Hélas, j’ai donc bien travaillé inutilement ! Souvenez-vous s’il vous plaît, Seigneur, de mes bons desseins que vous avez fait réussir par votre assistance. Souvenez-vous de vos serviteurs qui vous servent de tout leur cœur. Souvenez-vous de votre alliance que vous avez promis de conserver inviolable jusques à la consommation des siècles à ceux qui font profession de vous honorer. Vous savez, mon Dieu, que depuis que j’ai pris l’habit de Solitaire je me suis toujours humilié de tout mon pouvoir en votre présence, et que je ne me suis jamais rassasié ni de pain, ni d’eau, ni d’aucune autre nourriture. »
Comme il parlait de la sorte, il entendit une voix qui lui dit : « Ne te glorifie point Pacome, puisque tu es homme, et as besoin de miséricorde. Tout ce que j’ai créé ne subsiste que par ma seule bonté. Soudain se prosternant par terre, il demanda pardon à notre Seigneur en disant : « O Dieu tout-puissant, ayez pitié de moi, afin que je vive. Ne retirez pas, je vous supplie, votre miséricorde de dessus ce pauvre pécheur, puisque c’est d’elle et de votre vérité que j’ai toujours reçu tout mon appui et toute ma force. Car je sais, Seigneur, que sans votre protection et votre secours il n’y a rien qui puisse subsister dans le monde. » Ayant achevé ces paroles, il vit au-dessus de lui des Anges étincelants de lumière. Et au milieu d’eux un homme en la fleur de son âge d’une beauté surpassant tout ce qui se peut imaginer, et qui tout éclatant de splendeur lançait des rayons aussi brillants que ceux du Soleil, et avait sur sa tête une couronne d’épines. Alors ces Anges en relevant Pacome de terre lui dirent : « Vous avez demandé au Seigneur qu’il vous fît miséricorde : Et le voici qui vient lui-même, lui qui est votre miséricorde : Voici le Fils unique du Père éternel : Voici Jésus-Christ le Dieu de gloire qui est descendu en ce monde, et qui étant couronné d’épines a été crucifié pour le Salut des hommes. Pacome lui adressant la parole lui dit : « Seigneur, n’est-ce point moi qui vous ai crucifié ? » Jésus-Christ lui répondit avec douceur : « Ce n’est pas toi qui m’as crucifié, mais ce sont tes pères. Ne te trouble pas néanmoins et prends courage, puisque tu auras des successeurs jusques à la fin du monde, et qu’entre ceux qui viendront après toi, tous ceux qui vivront dans la pénitence et qui auront soin de leur Salut seront délivrés de cette profonde obscurité que tu as vue, pourvu que de même que durant ta vie ta présence les retient dans le devoir, ils continuent après ta mort à suivre l’exemple de ta vertu pour être éclairés de la lumière de laGrâce ; et que les autres qui viendront ensuite, et qui auront demeuré quelque temps dans les ténèbres du siècle, aient la prudence de savoir ce que l’on doit rechercher ou éviter, et que par une volonté libre ils renoncent aux mauvais exemples que l’on voit dans le monde, et sortent de ces épaisses ténèbres par l’exacte observation de la justice, et par un ardent amour de la vie éternelle et bienheureuse ? En vérité je vous dis que se conduisant de la sorte ils jouiront du même bonheur que ceux qui sont maintenant avec toi et qui excellent en vertu et en sainteté. » Le Seigneur remonta dans le Ciel après avoir dit ces paroles ; et l’air fut rempli d’une telle lumière qu’il n’y a point de langage humain qui soit capable de l’exprimer.
CHAPITRE XXVII.
Saint Pacome ensuite de cette vision fait un discours admirable à ses disciples.
Saint Pacome tout rempli d’admiration de ce qu’il avait vu, alla avec les Frères aux prières qui se font la nuit ; et le saint office étant achevé, et tous ces Solitaires selon la coutume se tenant debout devant le saint vieillard pour entendre de sa bouche l’explication de la parole de Dieu, il leur dit : « Mes enfants, combattez de toutes vos forces et de tout votre pouvoir pour opérer votre Salut malgré les efforts de cet irréconciliable ennemi qui est toujours armé pour vous perdre, et n’attendez pas ce temps auquel si nous avons passé notre vie dans la négligence et dans la paresse, nous pleurerons et gémirons notre malheur et l’état misérable auquel nous serons réduits. Ne laissons pas couler inutilement les jours et les années que Dieu nous donne par sa bonté ; mais employons-les avec joie pour acquérir le Salut ; et je suis assuré que si vous saviez quelles sont les félicités que Dieu prépare dans le Ciel aux Saints, et quels sont les sentiments que souffriront ceux qui ayant connu la vérité, au lieu de marcher comme ils devaient dans ses voies ont quitté le chemin de la vertu, il n’y a rien que vous ne fissiez pour éviter ces supplices éternels, et vous rendre dignes de posséder l’heureux héritage que Dieu a promis à ceux qui le servent, dont le bonheur est si extrême qu’il faut être absolument abandonné dans le mal pour n’en tenir compte, et ignorer entièrement ce que l’on perd en le perdant.
Lorsque ceux qui sont tombés dans ce malheur commencent à reconnaître leur faute, ils doivent renoncer à toutes les affections du siècle, et pleurer de telle sorte leurs péchés que Dieu leur fasse miséricorde, et qu’ainsi changeant de vie ils marchent avec tant de fidélité dans ses voies qu’ils puissent au partir de la terre arriver heureusement au Ciel en ce temps, auquel l’âme abandonnant sa demeure mortelle, entre dans la connaissance de ce qu’elle est véritablement, et que se joignant aux chœurs des Anges elle se hâte de se présenter à ce Père des lumières (Eccl.10).
Pourquoi l’homme s’emporte-t-il par la vaine gloire ? Pourquoi n’étant que poussière s’élève-t-il par la vanité ? Et pourquoi n’étant que terre et que cendre s’enfle-t-il d’orgueil et d’insolence ? Pleurons-nous plutôt nous-mêmes tandis qu’il est en notre puissance, afin qu’il n’arrive pas que la course de notre vie étant achevée, nous demandions du temps pour faire pénitence lorsque nous ne serons plus dignes que Dieu nous l’accorde. Car il nous est permis de pleurer nos péchés en cette vie. Mais comme dit le Prophète (Ps.113) : « Personne ne glorifiera dans l’Enfer le nom du Seigneur. »
Il faudrait, mes très chers Frères, des ruisseaux de larmes pour pouvoir assez pleurer le malheur d’une âme qui ayant une fois renoncé au siècle s’engage de nouveau dans les occupations qui en dépendent, et qui s’étant délivrée de tous ces soins inutiles rentre dans les engagements d’une si cruelle servitude : C’est pourquoi ne souffrons pas, je vous prie, que ce monde, où iln’y a rien d’assuré et qui passera bientôt, nous prive d’une vie éternelle et bienheureuse.
Je tremble d’appréhension que nos parents selon la chair, qui après avoir usé des choses du siècle et s’être employés jusques à leur mort dans les occupations de la vie présente, croyaient que nous avions renoncé à toute la corruption du monde pour acquérir par là la vie éternelle, ne nous condamnent au jour du jugement, et ne nous disent (Sag.3) : « Comment vous êtes-vous lassés de marcher dans le chemin où vous étiez entrés ? » Vos douleurs redoublent les nôtres, et les flammes dans lesquelles vous brûlez augmentent celles qui nous dévorent. Car ils verront que nos rameaux seront demeurés stériles en ne produisant pas les fruits que les fleurs que nous avions fait paraître donnaient sujet d’espérer. Je crains fort aussi qu’ils n’ajoutent ce que dit Jérémie (Jérém.23) : « C’est pourquoi ceux que j’avais tant aimés sont devenus la proie de leurs ennemis ; ils se sont rendus abominables et ont laissé tomber la couronne qu’ils avaient sur la tête : Les villes du côté du midi ont été fermées sans que personne les puisse ouvrir. Car l’impie sera exterminé, afin qu’il ne voie pas la gloire de Dieu. (Isa.26).
Ayons continuellement, mes Frères, ces pensées devant les yeux pour nous obliger à combattre de toutes nos forces contre le Diable, afin d’empêcher qu’il ne nous vainque. Car puisqu’il travaille sans cesse à nous perdre, nous devons veiller avec un extrême soin pour ne nous pas laisser surprendre par ses tromperies. Pour ce sujet nous devons à toute heure nous représenter le dernier jour de notre vie, et trembler à chaque moment à la vue des supplices éternels. Car par ce moyen l’âme s’accoutume à se connaître elle-même, et mortifiant son corps par les jeûnes et par les veilles, elle demeure dans la douleur et dans l’affliction de ses péchés jusques à ce qu’étant enflammée par l’ardeur du Saint Esprit elle se rende digne d’être favorisée de la contemplation de Dieu, et qu’en se détachant de tous les engagements de la terre elle soit pleinement rassasiée par ses
communications avec sa divine Majesté.
Celui qui s’occupe toujours dans ces méditations saintes acquiert la pureté de l’esprit, l’humilité du cœur, le mépris de la vaine gloire, et s’efforce de renoncer à toute la prudence du siècle. Ainsi mes très chers Frères, il faut que l’âme qui est toute spirituelle emploie continuellement sa sagesse à combattre la masse terrestre de sa chair, et agisse si prudemment avec elle qu’elle l’oblige de consentir à ce qui est de plus parfait. Il faut le soir en s’en allant coucher qu’elle dise à toutes les parties de son corps : « Tandis que nus sommes ensemble obéissez moi, puisque je ne vous conseille rien que de juste, et servons le Seigneur avec joie ». Il faut qu’elle dise à ses mains : « Il viendra un temps que toute votre force cessera, que vous ne pourrez plus être les ministres de la colère, et que ne pouvant plus ravir le bien d’autrui, vous serez contraintes de demeurer en repos ». Il faut qu’elle dise à ses pieds : « Il arrivera un jour que vous ne pourrez plus marcher dans les voies de l’iniquité, ni courir pour faire de mauvaises actions. » Il faut qu’elle parle de la même sorte à toutes les parties de son corps en général et leur dise : « Avant que la mort nous sépare de cette séparation causée par le péché du premier homme, combattons généreusement, demeurons fermes dans nos bons desseins, et servons Jésus-Christ avec soin et avec courage, afin que lors de son second avènement il daigne essuyer de ses propres mains la sueur dont nous aurons été trempés durant quelques années en travaillant pour son service, et nous donner la possession d’un Royaume qui ne finira jamais. Versez des larmes, mes yeux, et faites connaître ma chair, que si vous m’êtes assujettis, c’est par une noble servitude. Travaillez avec moi dans les prières par lesquelles je confesse mes péchés en la présence de Dieu, de peur qu’en voulant dormir et vous reposer vous ne soyez cause que nous tombions ensemble dans les tourments éternels. Employez-vous continuellement à de bonnes œuvres, puisqu’en vous conduisant de la sorte vous recevrez pour récompense des biens sans nombre, au lieu que si vous vous laissiez aller à la négligence vous seriez châtiés par des tourments épouvantables, et que je serais obligée de vous dire avec hurlement et avec cris : « Hélas, que je fus malheureuse d’avoir été unie à vous, puisque vous êtes cause que je suis condamnée à des peines perpétuelles.
Si nous repassons à toute heure ces choses par notre esprit, nous deviendrons véritablement le Temple de Dieu ; le Saint Esprit habitera en nous ; et nous ne pourrons plus être surpris par les artifices du Diable ; la crainte du Seigneur par le moyen de ces penses nous instruira davantage et nous rendra plus prudents que dix mille maîtres ne pourraient faire (I. Cor.4) ; et le Saint Esprit nous inspirera des sentiments auxquels l’esprit humain ne pourrait possiblement atteindre. Car comme dit l’Apôtre (Rom.8) : « Nous ignorons ce que nous devons demander : mais le Saint Esprit demande pour nous à Dieu par des gémissements inénarrables ce qui nous est nécessaire. » Je pourrais vous dire beaucoup d’autres choses sur ce sujet ; mais afin de n’être pas trop long, je finirai ce discours. Je supplie, mes Frères, le Dieu de paix et qui est la source de toutes les grâces de vous confirmer dans vos bons desseins, et de vous fortifier dans sa crainte. » Ayant achevé ces paroles, il se leva et partit aussitôt en les recommandant tous à notre Seigneur.
CHAPITRE XXVIII.
Saint Pacome voit en esprit une faute faite par quelques Solitaires en son absence contre l’ordre qu’il leur avait donné. Exemple remarquable de son extrême humilité.
Saint Pacome s’en retournant au Monastère de Tabenne accompagné de Théodore, de Corneille, et de plusieurs autres Solitaires, il s’arrêta un peu en chemin comme s’il eût voulu consulter quelqu’un d’une affaire secrète, et connut en esprit qu’on avait négligé l’un des ordres qu’il avait donnés dans le Monastère d’où il venait de partir, qui était qu’il avait commandé aux Frères qui travaillaient à la boulangerie de ne rien dire d’inutile en faisant les pains que l’on offrait à l’autel, mais de méditer en eux-mêmes les paroles de l’Ecriture sainte. Il appela donc Théodore qui avait la conduite de cette maison et lui dit : « Allez-vous en secrètement et vous informez avec soin de ce que les Frères dirent hier au soir en faisant les pains pour l’offrande, et me faites savoir ce que vous aurez appris ». Théodore ayant exécuté cet ordre sut tout ce qui s’était passé et le rapporta au Saint, qui dit : « Les Frères croient-ils que les choses que je leur ai ordonné d’observer soient des traditions humaines ? Et ne savent-ils pas que ceux qui par leur négligence méprisent le moindre des commandements se mettent au hasard de tomber dans de grands malheurs ? Tout le peuple d’Israël ne demeura-t-il pas dans le silence durant sept jours à l’entour de la ville de Jéricho, et ce terme étant passé ne la prirent-ils pas à l’heure même en s’écriant tous d’une voix ainsi qu’il leur avait été commandé, et faisant voir par là qu’ils n’avaient pas méprisé le commandement de Dieu, encore qu’ils ne l’eussent reçu que par la bouche d’un homme ? Que les Frères apprennent donc à garder à l’avenir les ordres que nous leur donnons, ainsi que nous les observons nous-mêmes avec très grand soin, afin que le Seigneur leur pardonne ce péché de négligence. »
Etant entré dans le Monastère, après avoir prié Dieu, il alla voir les Frères, et les trouvant qui faisaient des nattes de jonc, il s’assit et se mit aussi à y travailler avec eux. Alors un enfant qu’on lui avait donné pour le servir, et qui était en semaine et passait par là, le voyant travailler, lui dit : « Vous ne faites pas bien, mon Père, et l’Abbé Théodore travaille d’une autre sorte. » Le Saint se leva aussitôt et lui répondit : « Montrez-moi, mon Fils, comment il faut que je fasse. » L’enfant lui ayant montré, il se remit sur son siège, et recommença à travailler avec un esprit tranquille, témoignant bien par là qu’il était accoutumé à dompter dans son esprit jusques aux moindres sentiments d’orgueil, puisque s’il eût agi le moins du monde selon la chair, au lieu de s’arrêter aux avis d’un enfant, il l’eût repris d’oser parler ainsi au-delà de ce que son âge lui devait permettre.
CHAPITRE XXIX.
Le prince des Démons apparaît deux fois à Saint Pacome, dans la dernière desquelles il avait pris la figure d’une femme d’une beauté incomparable. Merveilleux discours qui se passa entre eux.
Quelque temps après lorsqu’il était en retraite, le Diable s’étant transformé entra sans sa cellule, et se tenant debout devant lui, lui dit : « Bonjour, Pacome, je suis Jésus-Christ ; et je te viens voir comme mon fidèle ami. Le bienheureux Pacome par la révélation qu’il en eut du Saint Esprit rejeta cette vision de l’Ennemi, et pensait et parlait en lui-même : « La présence de Jésus-Christ est accompagnée de tranquillité. Sa vue est pleine de joie et exempte de toute crainte. Elle chasse toutes les pensées humaines, et fait succéder en leur place le désir du bonheur de l’éternité. Mais maintenant je me sens troublé et agité de divers mouvements. » S’étant ensuite levé et armé du signe de la Croix, il étendit la main pour prendre celui qui lui apparaissait ainsi, et soufflant contre lui, lui dit : « Esprit malheureux, retire-toi, puisqu’étant maudit, avec toutes tes visions et tes artifices, tu ne saurais trouver place parmi les serviteurs de Dieu. » Il n’eut pas plutôt proféré ces paroles que le Diable comme réduit en poussière remplit sa cellule d’une puanteur si insupportable que l’air en était infecté, et s’écria à haute voix : « O si je te pouvais gagner et réduire sous ma puissance ! Mais celle de Jésus-Christ est élevée au-dessus de toutes choses, et fait que vous vous moquez tous ainsi de moi. Je ne cesserai jamais néanmoins de vous attaquer autant qu’il sera en mon pouvoir, puisqu’il faut que je travaille sans cesse pour accomplir mon œuvre. » Saint Pacome ainsi fortifié de plus en plus par le Saint Esprit glorifiait le nom du Seigneur, et lui rendait grâces de tant de faveurs qu’il recevait de sa bonté.
Comme il marchait une nuit dans le Monastère avec Théodore, ils aperçurent de loin un fantôme auquel il ne manquait rien de tous les attraits qui peuvent séduire les hommes. Car il avait la figure d’une femme dont la beauté surpassait tellement toutes les beautés humaines qu’il n’y a point de paroles qui la puissent représenter. Théodore la voyant changea de couleur, et fut fort troublé. Le Saint vieillard qui connut son extrême frayeur, lui dit : « Théodore ayez confiance au Seigneur, et bannissez toute crainte. » En même temps il se mit en oraison, et demanda à Dieu qu’il lui plût par la présence de sa Majesté dissiper ce merveilleux et épouvantable fantôme. Lorsqu’il priait ainsi et Théodore avec lui, cette femme précédée d’une grande multitude de Démons commença à s’approcher d’eux. Sur quoi Saint Pacome redoublant ses prières, elle leur dit : « Pourquoi vous tourmentez-vous en vain, puisque vous ne sauriez rien faire contre moi, Dieu m’ayant donné la puissance de tenter ceux qu’il me plaît ? Saint Pacome lui répondit : « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Et qui cherches-tu pour le tenter ? » Elle répartit : « Je suis la puissance du Diable, et tous les Démons sont mes sujets. C’est moi qui précipite en terre les lumières les plus saintes, et les engage dans les ténèbres et dans l’aveuglement d’une volupté mortelle : J’ai trompé Judas, je l’ai fait tomber du comble de la dignité de l’Apostolat, et j’ai demandé à Dieu qu’il me permît de t’attaquer ainsi que je fais incessamment, ne pouvant souffrir davantage les reproches que me font les Démons de ce que tu m’as vaincu dans tous les combats que je t’ai livrés, et de ce que nul autre ne m’a tant que toi désarmé de toutes mes forces. Cat ta doctrine m’assujettit de telle sorte aux jeunes, aux vieillards, et aux enfants mêmes qu’elle leur donne pouvoir de me fouler aux pieds. Et tu assembles contre moi une si grande armée de Solitaires, et les environnes et fortifies de telle sorte par la crainte de Dieu comme par un mur inébranlable, que mes ministres n’ont pas eu le pouvoir avec tous leurs artifices d’en tromper un seul. Et tous ces maux nous arrivent par le Verbe de Dieu fait Homme qui vous a donné le pouvoir de terrasser ainsi notre puissance. » « Quoi donc, » lui dit Saint Pacome, « viens-tu me tenter tout seul ? Et ne tentes-tu pas aussi les autres ? » « Je te tente », lui dit-elle, « et tous ceux qui te ressemblent. » Le Saint lui ayant répliqué : « Tentes-tu donc aussi Théodore ? » Elle répondit : « Oui, j’ai tenté Théodore, et j’ai reçu le pouvoir de vous tenter tous ; mais je ne saurais vous aborder ». « Pourquoi ne le peux-tu ?», lui demandèrent-ils. « D’autant », répartit-elle, que si j’entreprends de vous combattre, vous en recevrez de grands avantages, et principalement toi, ô Pacome, qui es arrivé à un si haut point de perfection, que d’être réputé digne de voir de tes yeux corporels la gloire du Seigneur. Mais crois-tu demeurer éternellement avec tes Solitaires que tu protèges maintenant par tes prières, et que tu fortifies par tes exhortations ? Il viendra un temps après ta mort que je ferai parmi eux tel ravage qu’il me plaira, et disposerai d’eux comme je voudrai, puisque c’est toi qui es cause que cette grande multitude me foule présentement aux pieds ». « Misérable », répliqua le Saint, « ne sais-tu pas que ceux qui viendront après nous seront possible meilleurs que nous, et que servant Jésus-Christ avec sincérité de cœur, ils instruiront par la pureté de leur doctrine, et fortifieront par la sainteté de leur exemple ceux qui se rangeront sous la discipline du Seigneur ». « Je sais, » répondit-elle, « que tu viens de dire une menterie ». « C’est toi, » répartit Saint Pacome, « qui es le prince du mensonge, et tu ne sais rien de l’avenir ; car cela n’appartient qu’à Dieu seul, et c’est un privilège particulier de sa Majesté et de sa puissance de connaître toutes les choses futures». « Il est vrai », répondit-elle, « que je ne connais rien par cette sorte de préscience ; mais je connais plusieurs choses par conjecture ». Saint Pacome lui demandant de quelle sorte elle faisait ces conjectures, elle répondit : « Je juge par les choses passées celles qui doivent arriver». »Explique-moi comment tu fais ces conjectures », lui dit le Saint. Elle répliqua : « Toutes choses depuis leur principe vont toujours en augmentant jusques au terme qui leur est limité, et puis elles commencent à dépérir. Ce qui me fait juger qu’il en arrivera de même dans cette divine vocation à laquelle vous êtes tous appelés, qui étant fortifiée dans ses commencements par l’assistance du Ciel, et s’étant accrue par des prodiges, des miracles, et tant d’excellentes vertus, ira en diminuant lorsqu’elle viendra à vieillir, soit qu’elle se ralentisse par la longueur du temps, ou qu’elle défaille par la lâcheté et la négligence. Et lors je pourrai vaincre ceux qui vivront de la sorte. Mais cependant je ne laisse pas de faire ce qui est en moi, en faisant tomber ceux que je puis, et ne cessant jamais de tenter les plus vertueux ». Saint Pacome reprenant la parole lui dit : « Si comme tu l’assures, tu ne cesses jamais de tenter les plus vertueux, et que, surpassant en méchanceté tous les Démons, tu fais une profession particulière de perdre les âmes, comment ne peux-tu maintenant vaincre les serviteurs de Dieu ? » « Je t’ai déjà dit », répondit-elle, « que depuis l’Incarnation admirable de Jésus-Christ toutes nos forces sont tellement anéanties que ceux qui croient en lui se jouent de nous ainsi que l’on se joue des petits oiseaux. Mais quelque faibles que nous soyons, nous ne sommes pas si paresseux que nous ne travaillons sans cesse à tromper ceux que nous pouvons, et que nous ne fassions continuellement la guerre à tous les hommes, en semant de mauvaises pensées dans les âmes de ceux qui s’efforcent de nous résister. Et si nous reconnaissons que chatouillant ainsi leurs sens, ils y prennent tant soit peu de plaisir, nous leur inspirons plus que jamais de sales pensées, pour allumer dans leurs cœurs le feu qui les brûle du désir de diverses voluptés ; et combattant ainsi opiniâtrement, nous nous rendons maîtres de leurs esprits, et les réduisons entièrement sous notre puissance. Mais quand au lieu de recevoir ce que nous leur inspirons, ils ne daignent pas seulement l’écouter, et que fortifiés par leur foi en Jésus-Christ ils veillent sur eux-mêmes, et demeurent fermes dans l’observation de leurs règles, ils nous chassent alors de leurs âmes, et nous mettent ensuite ainsi que la fumée se dissipe en l’air. Il ne nous est pas permis néanmoins de combattre de toutes nos forces contre tous les hommes, à cause que tous ne sont pas capables de soutenir nos efforts. Et si nous avions cette liberté, nous en perdrions plusieurs qui sont soutenus maintenant par le mérite de tes austérités. Ainsi que faisons-nous puisque tes prières et la puissance du Crucifié les fortifient ? Saint Pacome jetant un profond soupir dit d’une voix forte à cette femme : « Que votre malice est infatigable, puisqu’elle ne cessera jamais d’exercer sa cruauté contre les hommes jusques à ce que la vertu divine, qui est le Fils de Dieu, descende une autre fois du Ciel pour détruire entièrement votre puissance. » Après avoir achevé ces paroles, il conjura par le nom de Jésus-Christ toute cette multitude de Démons, qui s’évanouit à l’heure même.
CHAPITRE XXX.
Saint Pacome rapporte ces deux apparitions à ses disciples pour les fortifier encore davantage contre les tentations des Démons ; guérit un Solitaire piqué d’un scorpion ; et propose à tous les autres l’exemple de l’admirable vertu de l’un d’eux nommé Zachée.
Le lendemain matin Saint Pacome ayant assemblé les plus Saints et les plus anciens des Frères, il leur raconta tout ce qu’il avait vu et entendu dans ces diverses apparitions des Démons, et l’écrivit à ceux qui étaient absents, afin de les fortifier dans l’obéissance et la crainte du Seigneur, et de leur apprendre à ne se laisser pas abattre par ces illusions des esprits malins, et à ne point appréhender tant de divers pièges qu’ils leur tendent par le moyen de ces fantômes. Tous ces Solitaires voyant les merveilles que faisait le Saint par l’assistance de la Grâce de Dieu, s’affermissaient de plus en plus dans la foi, et supportaient avec une extrême joie tous les travaux de la pénitence.
Un Solitaire grand imitateur de la patience de Saint Pacome fut piqué au pied par un scorpion durant la prière ; et le venin se répandit si avant que la douleur qu’il en ressentit passa jusques au cœur, et le mit en tel état qu’il était prêt à rendre l’esprit. Mais bien qu’il souffrît un mal tout extraordinaire il ne sortit point de sa place qu’après que l’oraison fut finie. Et Saint Pacome ayant alors prié Dieu pour lui, il fut guéri à l’heure même.
Théodore étant aussi travaillé d’une très violente douleur de tête, et suppliant le Saint de le soulager par ses prières, il lui répondit : « Croyez-vous, mon fils, qu’il nous arrive des douleurs, des afflictions, ou d’autres peines sans la permission de Dieu ? Supportez cette douleur avec une humble patience, et il vous guérira quand il lui plaira. Que s’il daigne vous éprouver plus longtemps, rendez-lui en grâces à l’imitation du très parfait et du très patient Job, qui au milieu de tant de tourments bénissait toujours le Seigneur, afin que de même qu’à lui, en récompense de ces douleurs, Jésus-Christ augmente vos consolations. Car bien qu’il soit vrai que l’abstinence et la persévérance en l’oraison soient très louables, un malade mérite beaucoup davantage lorsqu’il souffre son mal avec patience. »
Ce discours m’ayant engagé à parler de tant d’excellents hommes, j’estime nécessaire pour l’utilité de plusieurs de rapporter ici quelle fut la patience d’un autre, puisqu’elle a été au-delà de toutes les louanges que les hommes lui sauraient donner.
Un Solitaire nommé Zachée, après avoir passé plusieurs années dans la pénitence, tomba malade de la jaunisse, et on le mit dans une cellule séparée des autres, où durant tout le reste de sa vie il se contenta de pain et de sel. Il faisait toujours des nattes de jonc, et souffrait si volontiers pour l’amour de Dieu que souvent en faisant ces nattes, ses mains étaient percées de ces joncs jusques à jeter des gouttes de sang. Son seul ouvrage suffisait pour faire connaître quelle était son extrême patience.
Etant dans une telle infirmité de corps, il ne manqua jamais de se trouver au chœur avec les Frères. Et il y allait si soigneusement à toutes les heures du jour qu’il ne dormait jamais durant la journée. La nuit avant que de s’endormir, il méditait toujours quelque passage de l’Ecriture sainte ; et après avoir fait le signe de la Croix sur chacune des parties de son corps, il rendait de grandes actions de grâces à Dieu, et puis se reposait un peu. Environ la minuit il se levait et demeurait jusques aux Matines, ayant toujours l’esprit attentif à Dieu.
Un des Frères voyant que par l’excès et la violence de son travail, ses mains étaient toutes sanglantes et toutes couvertes de blessures lui dit : « Pourquoi vous tourmentez-vous, mon Père, par un travail si rude et si excessif, étant comme vous êtes accablé d’infirmités ? Craignez-vous d’offenser Dieu, et de vous rendre coupable de paresse si vous travailliez avec moins de soin ? Il sait ce que vous souffrez, et qu’une personne affligée de tant de maux est incapable d’aucun ouvrage, principalement n’y ayant point de nécessité qui vous y oblige. Car si après que nous avons satisfait à nos besoins, nous donnons tout le reste aux étrangers et aux pauvres, à combien plus forte raison prendrions-nous plaisir à vous servir, vous qui êtes l’un des principaux d’entre nos Pères ? » Zachée lui répondit : « Il m’est impossible de demeurer sans rien faire ». « Si vous prenez plaisir à travailler », repartit ce Frère, au moins frottez donc vos mains avec de l’huile, afin que ne jetant pas tant de sang, vous puissiez continuer votre ouvrage. » Cet homme bon suivit son conseil, et ses mains empirèrent de telle sorte qu’il n’en pouvait plus souffrir la douleur. Saint Pacome le fut visiter, et ayant appris la cause de son mal, lui dit : « Pensez-vous, mon Frère, que cette huile vous pût soulager ? Et qui vous a contraint de travailler de telle sorte que ce travail ait été cause que vous ayez eu plus de confiance en ce remède visible qu’en Dieu ? N’est-il pas en son pouvoir de vous guérir ? Ignore-t-il nos maladies, ou a-t-il besoin que nous les lui fassions connaître, ou nous méprise-t-il, lui qui par sa nature est la bonté même ? Nullement. Mais considérant ce qui est avantageux à nos âmes, il souffre pour un temps que nous soyons affligés, afin de nous accorder ensuite de notre patience des récompenses éternelles. Mettons donc tout notre espoir en lui, et lorsqu’il l’aura agréable et le jugera à propos, il fera cesser toutes nos douleurs. » Zachée lui répondit : « Je vous demande pardon, mon Père, et vous supplie de prier pour moi notre Seigneur, afin qu’il lui plaise par sa miséricorde me pardonner aussi cette faute. »
Plusieurs assurent que ce bon vieillard pleura ses péchés durant une année entière, et qu’il ne prenait qu’un peu de nourriture de deux jours en deux jours seulement. Saint Pacome le proposait aux autres Solitaires comme un exemple de toutes sortes de bonnes œuvres et d’une vertu très solide, et lui envoyait ceux qui avaient quelques peines d’esprit, d’autant que nul autre n’avait à l’égal de lui la grâce de consoler par ses paroles. Ayant ainsi dans une sainte vieillesse combattu généreusement jusques à la fin, il passa dans le Ciel pour y être récompensé par une éternelle félicité de tant de souffrances qu’il avait endurées sur la terre.
CHAPITRE XXI.
Dernières paroles et mort de Saint Pacome, qui nomme Pétrone pour son successeur. Et conclusion de tout ce discours.
Saint Pacome sachant qu’il n’avait pas caché dans la terre le talent que Dieu lui avait confié, mais qu’étant établi sur tous les autres, il avait comme envoyé devant lui à Jésus-Christ ce Solitaire dont je viens de parler, et plusieurs autres d’une vie très parfaite, il célébra avec grande joie la très heureuse fête de Pâques, et rendit grâces à Dieu de tant de fruits de piété qu’il lui avait fait la faveur de produire, et qui ont été le sujet de ce long discours. Aussitôt après i tomba malade ; et Théodore dont j’ai souvent parlé, l’assistait. Or bien que tout le reste de son corps si exténué d’austérités, fût dans une extrême faiblesse, il paraissait tant de gaieté et d’éclat sur son visage, que tous ceux qui le voyaient jugeaient aisément par là quelle était la sainteté de son âme, et la pureté de sa conscience.
Deux jours avant sa mort il fit assembler tous les Frères et leur dit : « Mes très chers enfants, je vois que le Seigneur me veut appeler promptement à lui, et j’entre sans crainte dans la voie de mes Pères, par la confiance que j’ai en sa bonté. Souvenez-vous, je vous prie, de toutes les choses que je vous ai si souvent recommandées : Soyez vigilants dans vos prières, et fervents dans vos actions. N’ayez jamais de communication avec les sectateurs de Mélèce, d’Arius, et d’Origène, ni avec aucuns autres de ceux qui contreviennent aux préceptes de Jésus-Christ ; mais fréquentez ceux qui craignent le Seigneur, et qui vous peuvent servir par leur sainte conversation en donnant à vos âmes des consolations spirituelles. « Je sens mes forces s’affaiblir et que le moment s’approche qui séparera cette âme d’avec ce corps. » (2. Tim.3). Choisissez donc en ma présence à quelqu’un d’entre vous qui puisse, après Dieu, avoir l’autorité sur tous les autres, et prendre soin de votre Salut. Quant à moi, selon ce que j’en peux juger, j’estime Pétrone capable de cette charge ; mais c’est à vous de choisir celui que vous estimerez vous être le plus propre. » Tous ces enfants du Saint qui lui étaient si extrêmement obéissants n’eurent point de peine à suivre le conseil de leur cher Père. Et Pétrone était très ferme dans la foi, très humble dans la conversation, très prudent dans la conduite et parfait dans le discernement, dont il usait en toutes ses bonnes œuvres. Saint Pacome sachant qu’il était malade dans le Monastère de Chinobosque pria Dieu pour lui, et bien qu’absent lui recommanda tous les Frères, et puis l’envoya prier de venir en diligence. S’étant ensuite armé du signe de la Croix, et voyant avec grande joie un Ange de lumière venir à lui, il rendit sa sainte âme à Dieu le neuvième jour de mai.
Ses disciples prenant le soin qu’ils devaient de ce précieux corps passèrent toute la nuit auprès de lui à chanter des psaumes et des hymnes, et le lendemain l’enterrèrent sur la montagne au lieu qu’il avait ordonné. Ceux qui avaient été envoyés vers Saint Pétrone, l’amenèrent tout malade qu’il était ; et peu de jours après qu’il fut en charge, il mourut aussi en paix, laissant pour successeur Orsesis qui était un homme juste et agréable à Dieu.
Voilà une petite partie des mérites de ces grands personnages, et quelque chose de leurs grandes actions, que nous avons estimé devoir écrire, non pas pour leur rendre de l’honneur, puisqu’ils n’ont point besoin de louanges, en étant comblés dans l’éternité de la gloire dont ils jouissent à la vue de Jésus-Christ et de ses saints Anges, et qu’ils recevront encore avec plus d’abondance dans la résurrection de leurs corps, lorsqu’ils reluiront comme le soleil dans le Royaume de Dieu qui a promis de glorifier ceux qui le glorifient. Mais je l’écris, afin que par la connaissance des merveilles de leur vie, nous nous efforcions de tout notre pouvoir de les imiter avec la faveur de Jésus-Christ et l’assistance des prières des bienheureux Patriarches, des Prophètes, des Apôtres, des Martyrs et de tous les Saints, qui glorifient et louent sans cesse notre Dieu tout clément et tout-puissant dans sa bienheureuse, coéternelle, consubstantielle, et indivisible Trinité, Père, Fils et Saint Esprit, à qui soit louange et gloire aux siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE
SAINT ABRAHAM
SOLITAIRE,
Ecrite par SAINT EPHREM Diacre.
AVANT-PROPOS.
Je désire, mes Frères, de vous raconter quelle a été la sainte manière de vivre du parfait et de l’admirable Abraham, qui a commencé et fini de telle sorte qu’il s’est rendu digne d’une gloire perpétuelle. Mais lorsque je me représente toutes ses vertus, l’extrême disproportion que je trouve entre les excellentes qualités d’une personne si accomplie, et l’insuffisance d’un homme grossier et imparfait comme je suis, me fait appréhender d’écrire une histoire si pleine de merveilles et si féconde en perfections. Car comment peut-on représenter avec d’aussi mauvaises couleurs que sont les miennes, l’image d’une sainteté aussi extraordinaire et aussi éclatante qu’était la sienne ? Mais quelque incapable que je sois, je m’efforcerai de faire en partie ce que je ne saurais faire entièrement, et tâcherai selon mon peu de pouvoir de parler d’un homme qui ayant mérité d’être surnommé le second Abraham, ne saurait être assez dignement loué par les paroles des hommes. Il a vécu de notre temps. Il a mené sur la terre une vie toute angélique. Il a mérité par sa patience la gloire du Ciel, en souffrant comme un diamant toutes les épreuves imaginables. Et d’autant que dès sa jeunesse il a conservé sa virginité, et comme un vaisseau sanctifié s’est offert à Dieu avec une pureté extrême, il est devenu le temple du Saint Esprit, et s’est rendu digne de le loger dans son âme.
CHAPITRE I.
Le Père d’Abraham l’ayant marié contre son gré, parce qu’il avait dessein de vivre dans la continence, il quitta sa femme par inspiration divine le jour de ses noces ; et s’enferma dans une cellule, où il vivait avec une très grande perfection.
Le bienheureux Abraham eut pour père et pour mère des personnes fort riches, qui l’aimant avec une tendresse si extraordinaire qu’elle allait au-delà de toutes bornes, l’accordèrent lors qu’il n’était encore qu’un enfant à une jeune fille ; et avaient une impatience extrême de le voir élevé à quelque dignité séculière. Mais ses sentiments étant fort éloignés des leurs, aussitôt qu’il entra dans la jeunesse, il fréquentait avec assiduité les assemblées qui se faisaient aux églises, où il écoutait avec joie et attention tout ce que l’on y récitait de l’Ecriture sainte, et le conservait de telle sorte en son cœur que lorsqu’il était de retour il le repassait sans cesse dans son esprit par une méditation continuelle.
Quand ses parents jugèrent qu’il était temps d’accomplir ses noces et le pressèrent de s’engager dans les liens du mariage, il le refusa au commencement ; mais enfin ne pouvant résister à leurs violentes et continuelles instances, il fut contraint de s’y rendre par la honte qu’il avait de leur désobéir. Ainsi les noces furent célébrées, et après des festins qui durèrent sept jours entiers, la mariée ayant été mise dans le lit, il sentit reluire en son cœur un rayon de la Grâce de Dieu semblable à un rayon de lumière, lequel considérant comme un guide qui le devait conduire dans l’exécution de son désir, il se leva aussitôt pour le suivre, sortit de la ville ; et trouvant à deux milles de là une cellule où il n’y avait personne, il s’y arrêta et y louait Dieu avec une joie nonpareille.
Ses parents et ses voisins étant extraordinairement surpris de cette retraite, l’allèrent chercher de tous côtés, et au bout de dix-sept jours le trouvèrent en oraison dans cette cellule. Le bienheureux Abraham les voyant dans un merveilleux étonnement leur dit : « Pourquoi me regardez-vous avec tant d’admiration ? Rendez plutôt grâces à Dieu de son infinie miséricorde qui m’a retiré de la fange de mes iniquités, et priez-le pour moi afin qu’il me donne la force de porter jusques à la mort ce joug si doux qu’il a daigné mettre sur mes épaules encore que j’en sois très indigne, et que je puisse en accomplissant sa sainte volonté me conduire de telle sorte que je lui sois agréable en toutes choses. » Après l’avoir ainsi entendu parler, ils consentirent tous à son désir ; et il les supplia de ne l’incommoder pas souvent sous prétexte de le venir voir. Lorsqu’ils furent partis, il boucha l’entrée de sa cellule, et s’enferma ainsi dedans, ne laissant qu’une très petite fenêtre par où on lui apportait à manger à certains jours.
Ainsi son esprit étant éloigné de toutes les distractions et de tous les troubles du siècle, la Grâce de Dieu y répandait sa lumière. Il s’avançait de jour en jour dans une vie sainte. La continence servait comme de fondement à toutes ses autres vertus. Il s’exerçait à l’humilité et à la charité ; et ses veilles et ses oraisons étaient accompagnées de ses larmes.
Le bruit de sa sainteté s’étant répandu dans tous les lieux proches, ceux qui en entendaient parler venaient de tous côtés pour le voir et pour profiter de ses discours, et Dieu lui donnait avec abondance la parole de sagesse, de science, et de consolation, laquelle comme un flambeau lumineux éclairait les esprits des personnes qui l’écoutaient.
CHAPITRE II.
Son père et sa mère étant morts et lui ayant laissé beaucoup de bien, il le fit donner aux pauvres sans sortir de sa solitude, où il vivait dans une extrême pauvreté accompagnée de plusieurs grandes vertus.
Douze ans après qu’il eut en cette manière quitté le monde, son père et sa mère moururent, et lui ayant laissé quantité d’argent et d’héritages, il pria un intime ami qu’il avait de distribuer tout aux pauvres et aux orphelins, se reposant sur lui de cet office de piété, afin de ne se point divertir de la prière comme il y aurait été contraint s’il s’en fut acquitté lui-même. Après qu’il se fut déchargé de ce soin, il demeura dans une pleine tranquillité d’esprit. Et ne travaillant à rien tant qu’à dégager son cœur de toutes les affaires temporelles, il ne possédait sur la terre qu’une tunique de poil de chèvre, un pot à boire, et une natte de jonc pour se coucher.
Son humilité était toute extraordinaire, et il avait une égale charité pour tout le monde, ne préférant point les riches aux pauvres, les princes à leurs sujets, ni les nobles à ceux de basse condition ; mais il les aimait et les honorait tous d’une même sorte, sans faire aucune acception de personnes. Il ne reprenait jamais avec aigreur, mais ses paroles étaient accompagnées de douceur et de charité. Et qui est celui qui en l’entendant a pu être rassasié de ses discours ? Ou qui en considérant la sainteté qui reluisait sur son visage, n’a pas désiré de le revoir fort souvent ? Il ne se départit jamais de cette rude pénitence qu’il avait embrassée ; et ayant passé cinquante ans avec joie dans les règles qu’il s’était prescrites à lui-même, l’amour dont il brûlait pour Jésus-Christ était si grand qu’il considérait tout ce long temps comme peu de jours, et ne comptait pour rien la rigueur d’une vie si austère.
CHAPITRE III
Saint Abraham, quelque résistance qu’il y pût apporter, est fait Prêtre par son Evêque, qui l’envoie dans un bourg plein de païens pour les convertir.
Il y avait proche de la ville un grand bourg dont tous les habitants étaient païens et les plus cruels du monde. Personne n’avait eu le pouvoir de les détourner de l’adoration des idoles ; et quelques Prêtres et Diacres y ayant été envoyés par l’Evêque, revinrent sans y avoir pu faire aucun fruit, et ne rapportèrent que de la douleur pour récompense de leur travail, d’autant que l’esprit farouche de ce peuple au lieu de se laisser fléchir par les discours de ceux qui les exhortaient, les portait à les persécuter et à exciter contre eux des séditions très violentes : Ce qui n’ayant pas empêché plusieurs Solitaires de tâcher à les persuader, ils ne purent gagner chose quelconque sur eux pour les convertir.
Un jour l’Evêque étant assemblé avec son Clergé, et se souvenant de ce saint personnage leur dit : « Je n’ai jamais pu voir aucun homme si consommé en toutes sortes de bonnes œuvres, et si accompli en toutes les vertus qu’est maintenant, à ce que l’on m’a rapporté, le très Saint Abraham. » Sur quoi lui ayant tous répondu que c’était un véritable serviteur de Dieu, et un parfait Solitaire : « Je veux, » dit-il, « l’ordonner Prêtre pour aller en ce bourg des païens, qu’il pourra convertir par sa patience et par le grand amour qu’il a pour Dieu. » Et se levant à l’heure même, il s’en alla avec son Clergé en la cellule du saint homme. Après l’avoir salué, il fit aussitôt tomber le discours sur le sujet de ces païens, et le pria d’y vouloir aller pour procurer leur Salut. Abraham fort surpris et fort triste, répondit : « Je vous supplie, très Saint Père, de me permettre de pleurer ici mes péchés, et de ne commander pas à un homme aussi imparfait, et aussi incapable que je suis, d’entreprendre une affaire si importante. » L’Evêque lui répliqua : « La Grâce de Dieu vous donnera le pouvoir de l’exécuter ; et ainsi ne refusez pas d’obéir pour accomplir une si bonne œuvre. » Ce bienheureux homme reprit encore la parole et lui dit : « Je conjure votre Sainteté de me permettre de pleurer ici mes péchés. » L’Evêque répartit : « Vous avez abandonné le monde et toutes les choses du monde. Vous avez embrassé une vie crucifiée. Mais il faut que vous reconnaissiez qu’après avoir tant fait pour l’amour de Dieu, vous manquez de la plus grande de toutes les vertus qui est l’obéissance. » A ces paroles Abraham se mit à pleurer amèrement, et répondit : « Que suis-je sinon un chien mort ? Et quelles sont mes actions pour vous avoir fait concevoir, ô très Saint Père, une si grande opinion de moi ? » L’Evêque lui répliqua : « En ne bougeant d’ici vous travaillez seulement pour votre Salut ; mais allant en ce lieu-là, et la Grâce de Dieu opérant par vous, vous sauverez aussi plusieurs personnes que vous convertirez à lui. Considérez donc lequel vous fera recevoir une plus grande récompense, ou de vous sauver tout seul, ou de sauver plusieurs autres avec vous. » Alors cet homme de Dieu dit en pleurant : « La volonté du Seigneur soit faite ; je suis prêt d’aller par obéissance en tel lieu qu’il vous plaira de me commander. »
Ainsi l’Evêque le mena de sa cellule dans la ville, où il le fit Prêtre en lui imposant les mains, et l’envoya aussitôt en ce bourg rempli de paysans.
CHAPITRE IV.
Saint Abraham souffre durant trois ans dans ce bourg des outrages et des persécutions étranges.
Saint Abraham priait Dieu en chemin, disant : « O Dieu tout bon et tout miséricordieux, considérez ma faiblesse et assistez-moi de votre Grâce, afin que votre Saint Nom soit glorifié. » Lorsqu’il fut arrivé au bourg et vit ce peuple passionné pour la folie de l’idolâtrie, il jeta du fond du cœur de grands soupirs, et fondant en larmes et levant les yeux au Ciel dit : « Vous mon Dieu qui seul êtes sans péché, ne méprisez pas les ouvrages de vos mains. » Après il manda en diligence à cet ami intime qu’il avait dans la ville de lui apporter l’argent de ce qui lui pouvait rester de patrimoine. L’ayant reçu, il fit en peu de jours bâtir une église, laquelle considérant comme se chère épouse il l’enrichit de plusieurs ornements fort magnifiques.
Durant qu’on la bâtissait, il passait souvent au milieu des idoles des païens sans dire un seul mot. Mais il priait dans son cœur et lançait vers Dieu des soupirs mêlés de pleurs. Lorsque l’église fut achevée, il l’offrit à Dieu avec ses larmes comme un présent qu’il lui faisait, et mettant les genoux en terre il lui adressa cette très humble prière ; « Fils du Dieu vivant dont la puissance est infinie, vous qui par votre présence sur la terre avez amené à la connaissance de votre lumière les nations ensevelies dans les ténèbres de l’erreur, rassemblez aussi dans le sein de votre Eglise ce peuple égaré dans les ténèbres, mais qui est à vous. Illuminez les yeux de leurs esprits, afin que rejetant avec dégoût et avec horreur l’adoration de leurs idoles, ils connaissent que vous êtes le seul Dieu plein d’amour et de bonté pour les hommes. » Aussitôt qu’il eut achevé cette prière, il sortit de l’église et s’en alla au temple des païens, où il renversa et mit en pièces leurs autels et leurs idoles. Tous ceux qui se trouvèrent présents se jetèrent sur lui comme des bêtes farouches, et le chassèrent après l’avoir déchiré de coups. Ayant été traité de la sorte, il revint de nuit en secret dans l’église, où il s’assit sans se soucier de tant de plaies, et n’ayant autre soin que de prier Dieu avec larmes et avec soupirs de vouloir sauver ce peuple. Le matin les païens entrant à l’église, où ils venaient tous les jours non pas pour prier, mais parce qu’ils prenaient plaisir à en voir la beauté et les ornements, trouvèrent ce saint homme en oraison, dont ils furent si étonnés que quelques-uns en demeurèrent comme immobiles.
Un jour le bienheureux Abraham commença à les conjurer de reconnaître le vrai Dieu. Sur quoi étant devenus plus cruels que jamais, ils le fouettaient avec des verges comme s’il eût été de pierre, et le mirent en tel état qu’il semblait être mort, puis le traînèrent avec une corde par les pieds au-dehors du bourg, où après l’avoir accablé de coups de pierre et le croyant expiré, ils le laissèrent quasi sans vie.
Etant revenu à lui sur la minuit, il commença à dire avec grande abondance de larmes : « Pourquoi, mon Maître, dédaignez-vous ma bassesse ? Pourquoi détournez-vous votre visage de moi ? Pourquoi rejetez-vous les désirs de mon âme ? Et pourquoi méprisez-vous les ouvrages de vos mains ? Jetez les yeux, mon Dieu, sur votre serviteur. Exaucez ma prière. Rompez les liens qui engagent ces pauvres misérables dans la servitude du Diable ; et faites-leur la grâce de connaître que vous êtes le seul Dieu et qu’il n’y en a point d’autre que vous. » Cette prière achevée, il se leva, entra dans le bourg, et puis dans l’église où il chantait des psaumes. Les païens y étant venus au point du jour et le voyant furent remplis d’un étonnement étrange. Mais leurs cœurs étant incapable de compassion, ils furent transportés d’une si extrême fureur qu’après l’avoir cruellement accablé de coups, ils le traînèrent hors du bourg avec des cordes ainsi qu’ils avaient déjà fait.
Etant traité de la sorte durant trois années entières, il résistait comme un véritable diamant à toutes ces épreuves et ces souffrances, sans que jamais quelque grandes qu’elles fussent, elles lui fissent perdre courage. Car encore qu’on le battît, qu’on le traînât par les pieds, qu’on le lapidât, qu’on le laissât mourir de faim et de soif, et qu’on le persécutât en toutes manières, jamais rien ne le mit en colère ni ne lui fit concevoir la moindre haine contre eux, et son esprit ne se laissa jamais abattre par le découragement, ni accabler d’ennui et de chagrin, mais plus ils le tourmentaient avec des inhumanités étranges, plus son amour et sa charité pour eux s’augmentait. Tantôt il les exhortait avec force ; tantôt il leur parlait avec de grands témoignages de tendresse ; et tantôt il s’efforçait de gagner leurs esprits par la douceur de ses discours qui étaient pleins d’attraits et de charmes. Il traitait avec les vieillards comme avec ses pères, avec les moins âgés comme avec ses frères, et avec les jeunes comme avec ses enfants, bien qu’il ne reçût d’eux que des mépris et des injures.
CHAPITRE V.
Tous les habitants de ce bourg admirant la vertu de Saint Abraham se convertirent à la religion Chrétienne.
Enfin tous les habitants de ce bourg étant un jour assemblés, ils se trouvèrent remplis d’un tel étonnement de le voir vivre de la sorte qu’ils se disaient les uns aux autres : « Vous voyez quelle est l’extrême patience de cet homme. Vous voyez son incroyable charité pour nous, et comme nonobstant tous les maux que nous lui avons faits il n’est jamais parti d’ici, il n’a jamais dit à qui que ce soit la moindre mauvaise parole, il n’a conçu aucune aversion contre nous, mais a supporté toutes nos persécutions avec une extrême joie. Or quelle apparence y a-t-il que si le Dieu qu’il nous prêche n’était le Dieu véritable, et s’il n’y avait un Paradis où les gens de bien régneront avec lui, et un Enfer où les méchants seront châtiés de leurs crimes, il eût voulu souffrir inutilement d’être traité d’une manière si cruelle ? N’est-ce pas aussi une chose étrange qu’étant seul il ait renversé toutes les statues de nos dieux, sans qu’ils aient pu lui faire le moindre mal pour s’en venger ? Cet homme est sans doute un vrai serviteur de Dieu, et toutes les choses qu’on publie de lui sont véritables. Allons donc. Croyons au Dieu qu’il nous prêche. » Parlant ainsi les uns aux autres ils allèrent tous ensemble à l’église en criant à haute voix : « Gloire soit au Dieu du Ciel qui a envoyé son serviteur pour nous sauver en nous tirant de l’erreur où nous étions. »
Ce saint homme fut rempli d’une si extrême joie qu’il parut le même changement sur son visage que l’on en voit sur les fleurs lorsqu’elles ont été nourries de la rosée du matin, et son cœur parlant par sa bouche, il leur dit : « Venez mes pères, mes frères, et mes enfants, rendons tous ensemble grâces à Dieu de ce qu’il lui a plu d’éclairer les yeux de vos esprits pour vous donner moyen de le connaître. Recevez le sceau et la marque de la vie qui vous purifiera de l’abomination des idoles. Et croyez de tout votre cœur et de toute votre âme qu’il n’y a qu’un seul Dieu du ciel et de la terre et de toutes les choses qu’ils contiennent ; qu’il est de toute éternité, que sa grandeur est ineffable et incompréhensible ; qu’il est la source de toutes les lumières ; qu’il a aimé et racheté les hommes, et qu’il est terrible et doux tout ensemble. Croyez aussi en son Fils unique qui est sa Sagesse, et au Saint Esprit lequel vivifie toutes choses, afin que de terrestres que vous êtes maintenant vous deveniez tout célestes, et puissiez acquérir une vie céleste. » Ils répondirent : « Oui, notre père ; oui, notre conducteur, pour le reste de notre vie, nous croyons et nous observerons ce que vous venez de nous dire et de nous enseigner. » Aussitôt après, Saint Abraham les baptisa tous au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit. Et ils étaient bien mille personnes. Il leur lisait tous les jours l’Ecriture sainte, et les instruisait du Royaume de Dieu, des félicités du Paradis, des supplices de l’Enfer, de la Justice, de la Foi, et de la Charité. Et comme une bonne terre qui après avoir été semée apporte du fruit, et pour un grain qu’elle reçoit en rend trente, soixante, et jusques à cent, ainsi les âmes de ces nouveaux fidèles l’écoutant avec très grande joie, et s’avançant dans la crainte de Dieu, portaient des fruits en grande abondance. Et ce Saint homme leur paraissait comme un Ange venu du Ciel, et comme la liaison de tout cet édifice spirituel. Car la douceur de ses paroles dans les instructions qu’il leur donnait, leur faisait concevoir tant d’amour pour lui qu’il aurait semblé que lui seul était la cause de la créance qu’ils avaient en lui.
CHAPITRE VI.
Saint Abraham voyant ce peuple confirmé dans la foi se retire secrètement au bout d’un an ; et après s’être caché quelque temps retourne dans son ancienne cellule.
Saint Abraham continua ainsi depuis leur conversion, à leur prêcher l’Evangile durant une année entière ; mais les voyant pleins d’amour pour Dieu et très fermes en la foi, et connaissant d’un autre côté qu’ils avaient une excessive affection pour lui, et lui rendaient de très grands honneurs, l’appréhension qu’il eut que sous prétexte de ls assister il ne fût contraint de renoncer à ses anciennes austérités, et de s’engager en quelque sorte dans les soins du siècle, fit qu’il se leva au milieu de la nuit et pria Dieu en cette manière : « Seigneur qui seul êtes sans péché et qui étant tout Saint vous reposez dans les âmes saintes, vous qui aimez tant les hommes et avez tant de bonté pour eux ; vous qui avez éclairé les yeux de l’âme de tout ce peuple ; vous qui avez brisé les fers qui les retenaient dans l’esclavage des Démons, et qui les retirant de l’erreur de l’idolâtrie, les avez convertis à vous et leur avez fait la grâce de vous connaître : Veuillez mon Dieu les conduire et les assister jusques à la fin. Ne refusez point votre secours à ces ouailles qu’il vous a plu de ramener dans votre bienheureuse bergerie, et qui sont maintenant si obéissantes à votre voix. Départez-leur toujours vos faveurs en abondance. Environnez-les de votre Grâce comme d’un mur inébranlable ; et ne cessez point d’illuminer leurs esprits et d’enflammer leurs cœurs, afin qu’en accomplissant toutes vos volontés ils se rendent dignes de posséder la vie éternelle. Ne me refusez pas aussi, s’il vous plaît, votre assistance dans mon extrême faiblesse, et ne m’imputez point comme un péché que je me hâte de les quitter. Car vous savez, mon Dieu, vous qui connaissez toutes choses, que je ne soupire qu’après vous seul, et que je vous regarde comme mon Seigneur et comme mon maître. » Ayant achevé cette prière et fait trois fois en partant le signe de la Croix sur ce bourg, il s’en alla secrètement en un autre lieu où il se cacha le mieux qu’il put.
Le peuple étant selon sa coutume venu le matin à l’église, et ne l’y ayant point trouvé, ils furent tous saisis d’un merveilleux étonnement ; et comme des brebis égarées furent de tous côtés chercher leur pasteur, et remplissant l’air de cris, ils l’appelaient tous en fondant en larmes. Après l’avoir cherché très longtemps et ne le pouvant trouver, alors tout abattus de douleur ils furent dire à l’Evêque l’affliction qui leur était arrivée. Ce qui le toucha extrêmement, et il envoya aussitôt plusieurs personnes chercher l’homme de Dieu, afin de consoler son troupeau qu’il voyait être dans une tristesse nonpareille. Chacun l’ayant cherché comme l’on chercherait une pierre précieuse, mais inutilement, l’Evêque tint conseil, et puis se faisant accompagner de tout son Clergé, il s’en alla dans ce bourg, où pour consoler ce peuple il leur fit une prédication si pleine d’amour et de charité qu’il adoucit en quelque sorte la douleur qu’ils avaient conçue de la retraite de ce saint homme. Et les voyant très fermes dans la foi de Jésus-Christ, il en choisit entre eux quelques-uns d’une vertu éprouvée, lesquels il établit Prêtres, Diacres, et Lecteurs. Saint Abraham l’ayant su en eut une joie toute extraordinaire, et dit en glorifiant Dieu : « O mon Dieu et mon maître qui êtes le Père très doux et l’ami très charitable des hommes, quelles actions de grâces vous rendrai-je de tant de faveurs que vous m’avez faites ? J’adore et admire votre conduite. » Aussitôt après il s’en retourna en son ancienne cellule et en fit une autre plus reculée dans laquelle il s’enferma avec joie.
N’est-ce pas un miracle, mes chers Frères, dont on ne saurait trop s’étonner et qui est digne d’une louange éternelle, que durant tant d’afflictions qu’il avait souffertes dans ce bourg il ne se départit jamais de sa règle ? et peut-on trop admirer la grandeur et la puissance de Dieu qui le rendit si patient et si ferme qu’il se trouva capable de convertir les autres, et de se conserver en même temps dans la Grâce de la sainte manière de vivre qu’il avait embrassée ?
CHAPITRE VII.
Le Démon tente en diverses manières Saint Abraham, sans lui pouvoir jamais donner la moindre crainte.
Le Démon qui ne saurait souffrir les gens de bien, voyant que tant de persécutions qu’il avait suscitées contre ce saint homme n’avaient pu lui faire perdre courage, ni diminuer en aucune sorte son extrême amour pour Dieu, mais qu’au contraire, ainsi que l’or fort plus éclatant de la fournaise, sa patience et sa charité s’augmentaient toujours et le comblaient de joie dans ses souffrances, alors tout transporté de fureur et de rage, il l’attaqua par une grande vision, espérant de le pouvoir tromper ensuite de la crainte et de la frayeur qu’il jetterait dans son esprit.
Ainsi lorsqu’au milieu de la nuit il était debout et chantait des psaumes, il vit reluire dans sa cellule une grande lumière semblable à celle du soleil, et entendit une voix comme d’une grande troupe de personnes qui lui disaient : « Tu es heureux Abraham et véritablement heureux et fidèle, puisque dans la vie que tu mènes il n’y en a un seul qui ait accompli toutes mes volontés si parfaitement que toi. » Le Saint connaissant la tromperie du malin esprit éleva sa voix et dit : « Que tes ténèbres soient maudites avec toi, ô esprit plein d’artifices et de tromperies, car je sais bien que je suis un homme pécheur ; mais, tout faible que je suis, l’espérance me fortifie ; je ne crains, par la Grâce de Dieu, aucune de tes embûches, et tous ces fantômes ne me sauraient étonner, d’autant que le Nom de Jésus-Christ mon Sauveur et mon maître, lequel j’ai toujours aimé de tout mon cœur, me sert d’un très puissant rempart contre toi et me donne le pouvoir de te menacer, monstre infernal que tu es, esprit impur et plus misérable que l’on ne saurait le dire. » A ces paroles le démon s’évanouit de devant ses yeux comme une fumée, et le Saint plein d’une extrême joie rendit des actions de grâces à Dieu avec un esprit aussi tranquille que s’il n’eut point eu cette vision.
Quelques jours après, comme il était la nuit en prière, le Diable tenant une cognée en la main s’efforçait de renverser sa cellule ; et lorsqu’il semblait y avoir déjà fait une ouverture, il cria à haute voix : « Hâtez-vous mes amis, hâtez-vous de venir pour entrer et pour lui faire perdre la vie ». Alors Saint Abraham n’employa pour toute défense que ces mots du psaume (Ps.117) : « Toutes les nations m’ont environné ; mais étant fortifié du nom du Seigneur, je suis assuré de triompher d’elles. » Le Démon n’eut pas plutôt entendu ces paroles qu’il disparut, et la cellule demeura en son entier.
A peu de jours de là ce bienheureux homme chantant des psaumes environ la minuit, une grande flamme commença à brûler le jonc sur lequel il était couché. Alors sans être touché d’aucune crainte il marcha sur ce feu et dit (Ps.90) : « Je marcherai sur les aspics et sur les basilics ; je foulerai aux pieds les lions et les dragons ; et au nom de notre Seigneur Jésus-Christ qui est mon appui et mon secours, je surmonterai toute la puissance de l’ennemi. » Le Démon s’enfuit, et criait en s’enfuyant : « Je te ferai mourir de quelque mort malheureuse et trouverai des inventions pour t’écraser, toi qui me considères maintenant comme digne de mépris. »
Un jour comme il mangeait, le Démon prit la figure d’un jeune garçon et entra dans sa cellule, où s’approchant de lui il tâchait de renverser son pot à boire. Mais Abraham le tint ferme et continua de manger sans crainte. Alors le Diable en sautant prit soudain une autre figure, et mit devant lui un chandelier sur lequel il y avait une lampe allumée, puis d’une bouche abominable commença à chanter à haute voix (Ps.116) : « Bienheureuses sont les âmes pures qui marchent dans la voie du Seigneur. » Et continuant aussi à chanter plusieurs versets du même psaume, le Saint ne lui répondit un seul mot jusques à ce qu’il eut achevé de manger ce qu’il avait accoutumé ; et après il se leva et lui dit avec une fermeté d’esprit et une constance merveilleuse : « Malheureux et abominable esprit qui n’es que faiblesse et mensonge, si tu crois comme il est très véritable que ceux qui marchent dans les voies de Dieu et qui l’aiment de tout leur cœur sont bienheureux, pourquoi leur es-tu si importun ? » « Je les tourmente », répondit-il, « afin de m’en rendre le maître, et qu’ainsi en les détournant de toutes sortes de bonnes œuvres ils soient complices de mes méchancetés. » Le saint homme répartit : « Tu n’auras pas ce contentement, maudit que tu es, de vaincre aucun de ceux qui craignent Dieu, ni de pouvoir les détourner de la piété. Mais ce sont ceux qui te ressemblent et qui par leur propre volonté s’éloignent de lui que tu peux tromper et que tu peux vaincre, parce qu’il n’est pas en eux. Au lieu que ceux qui ont son amour gravé dans le cœur te font disparaître et évanouir ainsi que le vent dissipe la fumée. Mais je prends à témoin mon Dieu qui est le Dieu vivant, qui est béni dans tous les siècles, et qui est toute ma gloire, que quand tu demeurerais ici durant tout le reste de ma vie, je ne te craindrai jamais, et je ne ferai non plus de compte de toi que d’un chien mort. »
Cinq jours après, ayant achevé la nuit de chanter des psaumes, le Démon lui fit paraître une autre vision comme d’une grande troupe de gens qui s’exhortaient les uns les autres par de grands cris à le jeter dans une fosse : ce que voyant il dit ce verset : « Ils m’ont environné comme un essaim de mouches à miel, et se sont allumés de fureur contre moi, ainsi que le feu s’allume dans les épines. Mais fortifié du nom du Seigneur je triompherai d’eux. » Alors le Démon s’écria : « Hélas ! Malheureux que je suis ! Je ne sais plus que faire pour te nuire. Tu demeures victorieux dans tous les combats que j’entreprends contre toi. Tu méprises toutes mes forces, et tu me terrasses partout. Mais cela ne me fait pas perdre courage, et je ne te quitterai jamais jusques à ce que je te réduise à t’humilier sous ma puissance. » Alors le Saint lui dit : « Que tu sois à jamais maudit avec toute cette puissance dont tu te vantes, impur et abominable Démon, et que Dieu soit à jamais honoré et glorifié, lui qui seul est Saint et plein de sagesse, et qui te livrant à tout ce que nous sommes qui l’aimons, afin que nous te foulions aux pieds, fait que nous nous moquons de tes finesses, et méprisons tous tes artifices. Reconnais donc, ô esprit également faible et malheureux, que nous ne craignons ni toi ni tous tes fantômes. »
CHAPITRE VIII.
Des vertus de Saint Abraham.
Le Démon continuant ainsi durant un fort long temps d’attaquer avec toutes sortes de machines cet invincible soldat de Jésus-Christ, il ne put pas seulement par tant d’efforts jeter la moindre crainte dans son esprit ; et tous ces combats ne produisaient autre effet que d’augmenter son amour pour Dieu, et sa joie de le servir. Car l’aimant de tout son cœur, et réglant toutes ses actions sur ses volontés, il se rendait digne de recevoir des grâces en si grande abondance que toutes ces puissances des ténèbres étaient incapables de lui nuire ; et il avait frappé avec tant de persévérance à cette porte céleste dont il est parlé dans l’Evangile, que lui ayant été ouverte, et les divins trésors de la Grâce lui ayant été découverts, il s’était enrichi de trois pierres très précieuses, la Foi, l’Espérance et la Charité, qui servaient de base, de comble, et d’ornement à toutes ses autres vertus.
Ainsi formant de tant de bonnes œuvres une couronne sans prix, il l’offrait au Roi des rois, de la libéralité duquel il l’avait reçue. Car qui est celui qui a plus aimé Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même ? Qui est celui qui a eu davantage de compassion et de charité pour les affligés ? Qui est celui qui apprenant que quelques Solitaires vivaient dans une grande vertu a prié Dieu avec plus d’ardeur de les vouloir préserver de toutes les embûches du Diable, et de leur faire la Grâce de continuer jusques à la fin dans une vie irréprochable ? Et qui est celui qui entendant parler d’un pécheur et d’un impie, répandait plus de larmes jour et nuit en la présence de Dieu pour le supplier de le convertir ? Il ne passa une seule journée depuis avoir quitté le monde sans arroser la terre de pleurs. Il ne riait que fort rarement. Il ne savait ce que c’était que d’huiler son corps. Et durant tout le temps qu’il fut Solitaire il ne lava jamais son visage, ni même ses pieds, parce qu’il vivait comme s’il eût dû mourir tous les jours.
N’est-ce pas véritablement, mes Frères, un très grand miracle, de ce que dans une si extrême abstinence, dans des veilles continuelles, mêlées de pleurs, dans cette persévérance à coucher par terre sur un peu de jonc seulement, et dans toutes ces autres austérités qu’il faisait souffrir à son corps, il ne s’est jamais tant soit peu lassé, il ne s’est jamais affaibli et ralenti en ces saints exercices, et n’est jamais entré dans le moindre dégoût et dans le moindre chagrin ; mais ainsi qu’une personne affamée et altérée, il entreprenait et soutenait tous ces travaux avec tant d’avidité, que son esprit ne se rassasiait jamais des douceurs qu’il trouvait en l’exécution de son dessein. La pureté de son âme se lisait dans son visage, sur lequel on voyait comme l’éclat de ces fleurs qui ne flétrissent jamais. Son corps fort délicat de son naturel paraissait aussi fort et aussi robuste que s’il n’eût souffert aucun travail, parce que la Grâce de Dieu répandue dans toutes ses actions le faisait jouir du bonheur de cette joie spirituelle qui remplit l’âme de contentement. Et à l’heure de sa mort, il parut autant de fraîcheur sur son visage que s’il n’eût passé un seul jour de sa vie dans la pénitence. Mais ne fut-ce pas aussi un miracle que durant les cinquante années qu’il vécut de la sorte, il ne quitta jamais cette tunique de poil de chèvre dont il était revêtu ?
(Le reste de la Vie de Saint Abraham qui contient celle de Sainte Marie sa nièce est ci-après parmi les Vies des Saintes).
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