lundi 4 septembre 2017
Vies des Saints Pères du Désert par Arnaud d'Andilly (III)
A VIE
DE SAINT PAUL
PREMIER ERMITE
écrite
par SAINT JEROME
traduite en français
par M. ARNAULD D’ANDILLY.
LA VIE
DE SAINT PAUL
Premier Ermite
Ecrite par SAINT JEROME
AVANT-PROPOS
Plusieurs ont douté quel a été celui d’entre tous les Solitaires qui a commencé d’habiter les déserts, et il y en a qui remontant bien loin jusque dans les siècles passés, veulent que les premiers auteurs d’une si sainte retraite soient le bienheureux Elie et Saint Jean-Baptiste, dont l’un me semble devoir plutôt être considéré comme un Prophète que comme un Solitaire, et l’autre a commencé à prophétiser avant même que de naître. D’autres assurent, et c’est la commune opinion, que Saint Antoine doit être considéré comme le chef de ce dessein ; ce qui est vrai en partie, puisqu’encore qu’il n’ait pas été le premier de tous les Solitaires qui en fuyant le monde ait passé dans le désert, il a été le premier qui par son exemple a montré le chemin et excité l’ardeur de tous ceux qui se sont portés à embrasser une vie si sainte. Car Amatas et Macaire, deux de ses disciples, dont le premier l’a mis en terre, nous assurent encore aujourd’hui qu’un nommé Paul Thébéen a été celui qui a commencé à vivre de cette sorte, en quoi je suis bien de leur avis. Il y en aussi d’autres qui feignant sur cela tout ce qui leur vient en fantaisie, voudraient nous faire croire que Paul vivait dans une antre souterraine, et que les cheveux lui tombaient jusque sur les talons, à quoi ils ajoutent d’autres semblables contes faits à plaisir et que je n’estime pas devoir prendre la peine de refuser, puisque ce sont des mensonges ridicules et sans apparence.
Or, d’autant que l’on a écrit très exactement, tant en grec qu’en latin la vie de Saint Antoine, j’ai résolu de dire quelque chose du commencement et de la fin de celle de Saint Paul, plutôt à cause que personne ne l’a fait jusques ici, que par la créance d’y pouvoir bien réussir. Car quant à ce qui s’est passé depuis sa jeunesse jusques à sa vieillesse et les tentations du Diable qu’il a soutenues et surmontées, personne n’en a connaissance.
Du temps de la persécution de Dèce et de Valérien, lorsque le pape Corneille à Rome et Saint Cyprien à Carthage répandirent leur sang bienheureux, cette cruelle tempête dépeupla plusieurs églises dans l’Egypte et dans la Thébaïde. Le plus grand souhait des Chrétiens était alors d’avoir la tête tranchée pour la confession du Nom de Jésus-Christ. Mais la malice de leur ennemi le rendait ingénieux à inventer des supplices qui leur donnassent une longue mort, parce que son dessein était de tuer leurs âmes, et non pas leurs corps, ainsi que Saint Cyprien qui l’a éprouvé en sa propre personne, le témoigne lui-même par ces paroles : On refusait de donner la mort à ceux qui la désiraient. Et afin de faire connaître jusques à quel excès allait cette cruauté, j’en veux rapporter ici deux exemples pour en conserver la mémoire.
Un magistrat païen voyant un Martyr demeurer ferme, et triompher des tourments au milieu des chevalets et des lames de fer, sortant de la fournaise, il commanda qu’on lui frottât tout le corps de miel ; et qu’après lui avoir lié les mains derrière le dos, on le mît à la renverse, et qu’on l’exposât ainsi aux plus ardents rayons du soleil, afin que celui qui avait surmonté tant d’autres douleurs cédât à celles que lui feraient sentir les aiguillons d’une infinité de mouches.
Il ordonna que l’on menât un autre qui était en la fleur de son âge dans un jardin très délicieux, et que là au milieu des lys et des roses, et le long d’un petit ruisseau, qui avec un doux murmure serpentait à l’entour de ces fleurs, et où le vent, soufflant agréablement, agitait un peu les feuilles des arbres, on le couchât sur un lit, et qu’après l’y avoir attaché doucement avec des rubans de soie, on le laissât seul. Chacun s’étant retiré, il fit venir une fort belle courtisane, qui se jeta à son cou avec des embrassements lascifs, et ce qui est horrible seulement à dire, porta ses mains en des lieux que la pudeur ne permet pas de nommer, afin qu’après avoir excité en lui le désir d’un plaisir criminel, son impudence victorieuse triomphât de sa chasteté. Ce généreux soldat de Jésus-Christ ne savait en cet état ni que faire, ni à quoi se résoudre : Car se fût-il laissé vaincre par les délices, après avoir résisté à tant de tourments ? Enfin par une inspiration divine il se coupa la langue avec les dents, et en la crachant au visage de cette effrontée qui le baisait, il éteignit par l’extrême douleur qu’il se fit lui-même les sentiments de volupté qui eussent pu s’allumer dans sa chair fragile.
Au temps que ces choses se passaient, Paul n’étant âgé que de quinze ans, et n’ayant plus ni père ni mère, mais seulement une sœur déjà mariée, se trouva maître d’une grande succession en la basse Thébaïde. Il était fort savant dans les lettres grecques et égyptiennes, de fort douce humeur, et plein d’un grand amour de Dieu. La tempête de cette persécution éclatant de tous côtés, il se retira en une maison des champs assez éloignée, et assez à l’écart :
Mais détestable amour du plus beau des métaux
Combien inspires-tu de crimes et de maux ? (Virgil. Eneid.3).
Son beau-frère se résolut de découvrir celui qu’il était si obligé de cacher, sans que les larmes de sa femme, les devoirs d’une si étroite alliance, ni la crainte de Dieu, qui du haut du Ciel regarde toutes nos actions, fussent capables de le divertir d’un si grand crime ; et la cruauté qui le portait à cela se couvrait même d’un prétexte de religion.
CE jeune garçon, qui était très sage, ayant appris ce dessein, et se résolvant à faire volontairement ce qu’il était obligé de faire par force, s’enfuit dans les déserts des montagnes pour y attendre que la persécution fût cessée ; et en s’y avançant peu à peu, et puis encore davantage, et continuant souvent à faire la même chose, enfin il trouva une montagne pierreuse, auprès du pied de laquelle était une grande caverne, dont l’entrée était fermée avec une pierre, laquelle ayant ôtée pour y entrer, et regardant attentivement de tous côtés par cet instinct naturel qui porte l’homme à désirer de connaître les choses cachées, il aperçut au-dedans comme un grand vestibule qu’un vieux palmier avait formé de ses branches en les étendant et les entrelaçant les unes dans les autres, et qui n’avait rien que le Ciel au-dessus de soi. Il y avait là une fontaine très claire d’où il sortait un ruisseau qui à peine commençait à couler, que l’on le voyait se perdre dans un petit trou et être englouti par la même terre qui le produisait. Il y avait aussi aux endroits de la montagne les plus difficiles à aborder diverses petites maisonnettes où l’on voyait encore des burins, des enclumes, et des marteaux dont on s’était autrefois servi pour faire de la monnaie. Et quelques mémoires égyptiens portent que ç’avait été une fabrique de fausse monnaie durant le temps des amours d’Antoine et de Cléopâtre.
Notre Saint concevant de l’amour pour cette demeure qu’il considérait comme lui ayant été présentée de la main de Dieu, il y passa toute sa vie en oraison et en solitude, et le palmier dont j’ai parlé lui fournissait tout ce qui lui était nécessaire pour sa nourriture et son vêtement : Ce qui ne doit pas passer pour impossible, puisque je prends à témoin Jésus-Christ et ses Anges, que dans cette partie du désert qui tout joignant la Syrie aux terres des Sarrasins, j’ai vu des Solitaires dont il y en avait un qui étant reclus il y avait trente ans, ne vivait que de pain d’orge et d’eau bourbeuse, et un autre qui étant enfermé dans une vieille citerne vivait de cinq figues par jour. Je ne doute pas néanmoins que cela ne semble incroyable aux personnes qui manquent de foi, parce qu’ « il n’y a que ceux qui croient à qui telles choses soient possibles. » (Marc.9.)
Mais pour retourner à ce que j’avais commencé de dire, y ayant déjà cent treize ans que le bienheureux Paul menait sur la terre une vie toute céleste, et Antoine âgé de quatre-vingt-dix ans (comme il l’assurait souvent) demeurant dans une autre solitude, il lui vint en pensée que nul autre que lui n’avait passé dans le Désert la vie d’un parfait et véritable Solitaire. Mais lorsqu’il dormait, il lui fut la nuit révélé en songe, qu’il y en avait un autre plus avant dans le Désert et beaucoup meilleur que lui, qu’il se devait hâter d’aller visiter.
Dès la pointe du jour ce vénérable vieillard soutenant son corps faible et exténué avec un bâton qui lui servait aussi à se conduire, commença à marcher sans savoir où il allait. Et déjà le soleil arrivé à son midi avait échauffé l’air de telle sorte qu’il paraissait tout enflammé, sans que néanmoins il se pût résoudre à différer son voyage, disant en lui-même : Je me confie en mon Dieu, et ne doute point qu’il ne me fasse voir son serviteur ainsi qu’il me l’a promis. Comme il achevait ces paroles, il vit un homme qui avait en partie le corps d’un cheval, et était comme ceux que les poètes nomment hippocentaures. Aussitôt qu’il l’eut aperçu, il arma son front du signe salutaire de la croix, et lui cria : Hola ! en quel lieu demeure ici le serviteur de Dieu ? Alors ce monstre marmottant je ne sais quoi de barbare, et entrecoupant plutôt ses paroles qu’il ne les proférait distinctement, s’efforça de faire sortir une voix douce de ses lèvres toutes hérissées de poil, et étendant sa main droite lui montra le chemin tant désiré ; puis en fuyant il traversa avec une incroyable vitesse toute une grande campagne, et s’évanouit de devant les yeux de celui qu’il avait rempli d’étonnement. Quant à ce qui est de savoir si le Diable, pour épouvanter le Saint, avait pris cette figure, ou si ces déserts si fertiles en monstres avaient produit celui-ci, je ne saurais en rien assurer.
Antoine pensant tout étonné à ce qu’il venait de voir ne laissa pas de continuer son chemin ; et à peine avait-il commencé à marcher qu’il aperçut dans un vallon pierreux un fort petit homme qui avait les narines crochues, des cornes au front et des pieds de chèvre. Ce nouveau spectacle ayant augmenté son admiration, il eut recours, comme un vaillant soldat de Jésus-Christ, aux armes de la foi et de l’espérance (Ephès.6.). Mais cet animal, pour gage de son affection, lui offrit des dattes pour le nourrir durant son voyage. Le Saint s’arrêta et lui demanda qui il était. IL répondit : Je suis mortel et l’un des habitants des déserts que les païens qui se laissent emporter à tant de diverses erreurs adorent sous le nom de faunes, de satyres, et d’incubes. Je suis envoyé vers vous comme ambassadeur par ceux de mon espèces, et nous vous supplions tous de prier pour nous celui qui est également notre Dieu, lequel nous avons su être venu pour le Salut du monde, et dont le nom et la réputation se sont répandus par toute la terre.
A ces paroles ce sage vieillard et cet heureux pèlerin trempa son visage des larmes que l’excès de sa joie lui faisait répandre en abondance, et qui étaient des marques évidentes de ce qui se passait dans son cœur : Car il se réjouissait de la gloire de Jésus-Christ et de la destruction de celle du Diable, et admirait en même temps comme il avait pu entendre le langage de cet animal et être entendu de lui. En cet état frappant la terre de son bâton, il disait : « Malheur à toi Alexandrie, qui adores des monstres en qualité de dieux. Malheur à toi, ville adultère, qui es devenue la retraite des Démons répandus en toutes les parties du monde. De quelle sorte t’excuseras-tu maintenant ? Les bêtes parlent des grandeurs de Jésus-Christ, et tu rends à des bêtes les honneurs et les hommages qui ne sont dus qu’à Dieu seul. » A peine avait-il achevé ces paroles, que cet animal si léger s’enfuit avec autant de vitesse que s’il avait eu des ailes. Et s’il se trouve quelqu’un à qui cela semble si incroyable qu’il fasse difficulté d’y ajouter foi, il en pourra voir un exemple dont tout le monde a été témoin et qui est arrivé sous le règne de Constance : Car un homme de cette sorte ayant été mené vivant à Alexandrie fut vu avec admiration de tout le peuple, et étant mort, son corps après avoir été salé, de crainte que la chaleur ne le corrompît, fut porté à Antioche pour le faire voir à l’Empereur.
Mais pour revenir à mon discours, Antoine continuant à marcher dans le chemin où il s’était engagé, ne considérait autre chose que la piste des bêtes sauvages, et la vaste solitude de ce désert, sans savoir ce qu’il devait faire, ni de quel côté il devait tourner.
Déjà le second jour était passé depuis qu’il était parti, et il en restait encore un troisième, afin qu’il acquît par cette épreuve une entière confiance de ne pouvoir être abandonné de Jésus-Christ : Il employa toute cette seconde nuit en oraison, et à peine le jour commençait à poindre, qu’il aperçut de loin une louve qui toute haletante de soif se coulait le long du pied de la montagne ; il la suivit des yeux, et lorsqu’elle fut fort éloignée, s’étant approché de la caverne, et voulant regarder dedans, sa curiosité lui fut inutile, à cause que son obscurité était si grande que se yeux ne la pouvaient pénétrer. Mais comme dit l’Ecriture (I.Jean.4.), « le parfait amour bannissant la crainte, » après s’être un peu arrêté et avoir repris haleine, ce saint et habile espion entra dna scet antre en s’avançant peu à peu, et s’arrêtant souvent pour écouter s’il n’entendait point de bruit. Enfin à travers l’horreur de ces épaisses ténèbres, il aperçut de la lumière assez loin de là. Alors redoublant ses pas et marchant sur des cailloux, il fit du bruit, lequel Paul ayant entendu, il tira sur lui sa porte qui était ouverte, et la ferma au verrou.
Antoine se jetant contre terre sur le seuil de la porte y demeura jusques à l’heure de Sexte et davantage, le conjurant toujours de lui ouvrir, et lui disant : « Vous savez qui je suis, d’où je viens, et le sujet qui m’amène. J’avoue que je ne suis pas digne de vous voir, mais je ne partirai néanmoins jamais d’ici jusques à ce que j’aie reçu ce bonheur. Est-il possible que ne refusant pas aux bêtes l’entrée de votre caverne, vous la refusiez aux hommes ? (Matt.6). Je vous ai cherché, je vous ai trouvé, et je frappe à votre porte, afin qu’elle me soit ouverte : Que si je ne puis obtenir cette grâce, je suis résolu de mourir en la demandant ; et j’espère qu’au moins vous aurez assez de charité pour m’ensevelir.
« Il parlait de la sorte, et sa douleur sensible
Dans ce juste désir le rendait inflexible ; » (Virgil.2. Eneid.)
« Lors d’un ton grave et doux, ce grand Saint héros,
Pour calmer son esprit répond en peu de mots. » (Virgil.6. Eneid.)
« Personne ne supplie en menaçant et ne mêle des injures avec des larmes. Vous étonnez-vous donc si je ne veux pas vous recevoir, puisque vous dites n’être venu ici que pour mourir ? » Ainsi Paul en souriant lui ouvrit la porte ; et lors s’étant embrassés diverses fois, ils se saluèrent et se nommèrent tous deux par leurs propres noms ; ils rendirent ensemble grâces à Dieu ; et après s’être donné le saint baiser, Paul s’étant assis auprès d’Antoine lui parla en cette sorte :
« Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine, et dont le corps flétri de vieillesse est couvert par de cheveux blancs tout pleins de crasse. Voici cet homme qui est sur le point d’être réduit en poussière. Mais puisque la charité ne trouve rien de difficile (I.Cor.13), dites-moi, je vous supplie, comme va le monde : Fait-on de nouveaux bâtiments dans les anciennes villes ? Qui est celui qui règne aujourd’hui ? Et se trouve-t-il encore des hommes si aveuglés d’erreur que d’adorer le Démons ? »
Comme ils s’entretenaient de la sorte, ils virent un corbeau, qui après s’être reposé sur une branche d’arbre vint de là en volant tout doucement apporter à terre devant eux un pain tout entier. Aussitôt qu’il fut parti, Paul commença à dire : « Voyez, je vous supplie, comme Dieu véritablement tout bon et tout miséricordieux nous a envoyé à dîner : Il y a déjà soixante ans que je reçois chaque jour en cette sorte une moitié de pain ; mais depuis que vous êtes arrivé, Jésus-Christ a redoublé ma portion, pour faire voir par là le soin qu’il daigne prendre de ceux qui en qualité de ses soldats combattent pour son service. »
Ensuite ayant tous deux rendu grâces à Dieu, ils s’assirent sur le bord d’une fontaine aussi claire que du cristal, et voulant se déférer l’un à l’autre l’honneur de rompre le pain, cette dispute dura quasi jusques à Vêpres ; Paul insistant sur ce que l’hospitalité et la coutume l’obligeait à cette civilité, et Antoine la refusant à cause de l’avantage que l’âge de Paul lui donnait sur lui. Enfin ils résolurent que chacun de son côté prenant le pain et le tirant à soi en retiendrait la portion qui lui demeurerait entre les mains. Après en se baissant sur la fontaine, et mettant leur bouche sur l’eau, ils en burent chacun un peu, et puis offrant à Dieu un sacrifice de louange, ils passèrent toute la nuit en prières.
Le jour étant venu, Paul parla ainsi à Antoine : « Il y a longtemps, mon frère, que je savais votre séjour en ce désert ; il y a longtemps que Dieu m’avait promis que vous employeriez comme moi votre vie à son service. Mais parce que l’heure de mon heureux sommeil est arrivée, et qu’ayant toujours désiré avec ardeur d’être délivré de ce corps mortel pour m’unir à Jésus-Christ (Philip.I.2. Tim.42.), il ne me reste plus après avoir achevé ma course que de recevoir la couronne de justice. Notre Seigneur vous a envoyé pour couvrir de terre ce pauvre corps, ou pour mieux dire pour rendre la terre à la terre. »
A ces paroles, Antoine fondant en pleurs, et jetant mille soupirs, le conjura de ne le point abandonner, et de demander à Dieu qu’il lui tînt compagnie en ce voyage. A quoi il lui répondit : « Vous ne devez pas désirer ce qui vous est le plus avantageux, mais ce qui est plus utile à votre prochain. Il n’y a point de doute que ce ne vous fût un extrême bonheur d’être déchargé du fardeau ennuyeux de cette chair pour suivre l’agneau sans tache, mais il importe au bien de vos frères d’être encore instruits par votre exemple. Ainsi si ce ne vous est point trop d’incommodité, je vous supplie d’aller quérir le manteau que l’Evêque Athanase vous donna, et de me l’apporter pour m’ensevelir. Or ce que le bienheureux Paul lui faisait cette prière n’était pas pour ce qu’il se souciât beaucoup que son corps fût plutôt enseveli que de demeurer nu, puisqu’il devait être réduit en pourriture, lui qui depuis tant d’années n’était revêtu que de feuilles de palmier entrelacées, mais afin qu’étant éloigné de lui, il ressentît avec moins de violence l’extrême douleur qu’il recevrait de sa mort.
Antoine fut rempli d’un merveilleux étonnement de ce qu’il lui venait de dire de Saint Athanase, et du manteau qu’il lui avait donné ; et comme s’il eût vu Jésus-Christ dans Paul, et adorant Dieu résidant dans son cœur, il n’osa plus lui rien répliquer. Mais pleurant sans dire une seule parole, après lui avoir baisé les yeux et les mains, il partit pour s’en retourner à son Monastère, qui fut depuis occupé par les Sarrasins ; et bien que son esprit fît faire à son corps affaibli de jeûnes, et cassé de vieillesse une diligence beaucoup plus grande que son âge ne le pouvait permettre, il s’accusait néanmoins de marcher trop lentement. Enfin, après avoir achevé ce long chemin, il arriva tout fatigué et tout hors d’haleine à son Monastère.
Deux de ses disciples qui le servaient depuis plusieurs années étant courus au-devant de lui, et lui disant : Mon Père, où avez-vous demeuré si longtemps ? Il leur répondit : Malheur à moi, misérable pécheur, qui porte si indignement le nom de Solitaire, j’ai vu Elie, j’ai vu Jean dans le désert, et pour parler selon la vérité, j’ai vu Paul dans un Paradis. Sans en dire davantage et en se frappant la poitrine, il tira le manteau de sa cellule ; et ses disciples le suppliant de les informer plus particulièrement de ce que c’était, il leur répondit : « Il y a temps de parler, et temps de se taire » (Eccl.3), et sortant ainsi de la maison sans prendre aucune nourriture, il s’en retourna par le même chemin qu’il était venu, ayant le cœur tout rempli de Paul, brûlant d’ardeur de le voir, et l’ayant toujours devant les yeux et dans l’esprit, parce qu’il craignait, ainsi qu’il arriva, qu’il ne rendît son âme à Dieu durant son absence.
Le lendemain au point du jour, lorsqu’il y avait déjà trois heures qu’il était en chemin, il vit au milieu des troupes des Anges et entre les chœurs des Prophètes et des Apôtres, Paul tout éclatant d’une blancheur pure et lumineuse monter dans le Ciel ; soudain se jetant le visage contre terre, il se couvrit la tête de sable et s’écria en pleurant : « Paul, pourquoi m’abandonnez-vous ainsi ? Pourquoi partez-vous sans me donner le loisir de vous dire adieu ? Vous ayant connu si tard, faut-il que vous me quittiez si tôt ? »
Le bienheureux Antoine contait depuis qu’il acheva avec tant de vitesse ce qui lui restait de chemin qu’il semblait qu’il eût des ailes, et non sans sujet, puisqu’étant entré dans la caverne, il y vit le corps mort du Saint qui avait les genoux en terre, la tête levée, et les mains étendues vers le Ciel. Il crut d’abord qu’il était vivant et qu’il priait, et se mit de son côté en prières. Mais ne l’entendant point soupirer, ainsi qu’il avait accoutumé de faire en priant, il s’alla jeter à son cou pour lui donner un triste baiser, et reconnut que par une posture si dévote, le corps de ce Saint homme, tout mort qu’il était, priait encore Dieu auquel toutes choses sont vivantes.
Ayant roulé et tiré ce corps dehors, et chanté des hymnes et des psaumes selon la tradition de l’Eglise Orthodoxe, il était fort fâché de n’avoir rien pour fouiller la terre, et pensant et repensant à cela avec inquiétude d’esprit, il disait : « Si je retourne au Monastère, il me faut trois jours pour revenir. Et si je demeure ici, je n’avancerai rien. Il vaut donc mieux que je meure, et que suivant notre vaillant soldat, ô Jésus-Christ mon cher Maître, je rende auprès de lui les derniers soupirs. »
Comme il parlait ainsi en lui-même, il vit deux lions, qui sortant en courant du fonds du désert, faisaient flotter leurs longs crins dessus leur col. Ils lui donnèrent d’abord de la frayeur ; mais élevant son esprit à Dieu, il demeura aussi tranquille que si c’eussent été des colombes. Ils vinrent où était le corps du bienheureux vieillard, et s’arrêtant là et le flattant avec leurs queues, ils se couchèrent à ses pieds, puis jetèrent de grands rugissements, pour lui témoigner qu’ils le pleuraient en la manière qu’ils le pouvaient. Ils commencèrent ensuite à gratter la terre avec leurs ongles en un lieu assez proche de là, et jetant à l’envi le sable de côté et d’autre, firent une fosse capable de recevoir le corps d’un homme ; et aussitôt après, comme s’ils eussent demandé récompense de leur travail, ils vinrent en remuant les oreilles et la tête basse vers Antoine, et lui léchaient les pieds et les mains. Il reconnut qu’ils lui demandaient sa bénédiction, et soudain rendant des louanges infinies à Jésus-Christ de ce que même les animaux irraisonnables avaient quelque sentiment de la Divinité, il dit : « Seigneur, sans la volonté duquel il ne tombe pas même une seule feuille des arbres, ni le moindre oiseau ne perd la vie, donnez à ces lions ce que vous savez leur être nécessaire, et après leur faisant signe de la main, il leur commanda de s’en aller. »
Lorsqu’ils furent partis, il courba ses épaules affaiblies par la vieillesse sous le fardeau de ce saint corps, et l’ayant porté dans la fosse, jeta du sable dessus pour l’enterrer selon la coutume de l’Eglise. Le jour suivant étant venu, ce pieux héritier ne voulant rien perdre de la succession de celui qui était mort sans faire de testament, prit pour soi la tunique qu’il avait tissée de ses propres mains avec des feuilles de palmier en la même sorte que l’on fait des paniers d’osier, et retournant ainsi à son Monastère, il conta particulièrement à ses disciples tout ce qui lui était arrivé ; et aux jours solennels de Pâque et de la Pentecôte ne manquait jamais à se revêtir de la tunique du bienheureux Paul.
Je ne saurais m’empêcher sur la fin de cette histoire de demander à ceux qui ont tant de biens qu’ils n’en savent pas le compte, qui bâtissent des palais de marbre, qui enferment dans un seul collier de diamants ou de perles le prix de plusieurs riches héritages, ce qui a jamais manqué à ce vieillard tout nu ? Vous buvez dans des coupes de pierres précieuses ; et lui avec le creux de sa main satisfait au besoin de la nature. Vous vous parez avec des robes tissues d’or ; et lui n’a pas eu le plus vil habit qu’eût pu porter le moindre de vos esclaves. Mais par un changement étrange, le Paradis a été ouvert à cet homme si pauvre ; et vous avec votre magnificence serez précipités dans les flammes éternelles. Tout mal qu’il était, il a conservé cette robe blanche dont Jésus-Christ l’avait revêtu au baptême ; et vous, avec ces habits somptueux, vous l’avez perdue. Paul n’étant couvert que d’une vile poussière se relèvera un jour pour ressusciter en gloire ; et ces tombeaux si élaborés et si superbes qui vous enferment aujourd’hui ne vous empêcheront pas de brûler misérablement avec toutes vos richesses. Ayez pitié de vous-mêmes, je vous prie, et épargnez au moins ces biens que vous aimez tant. Pourquoi ensevelissez-vous vos morts dans des draps d’or et de soie ? Pourquoi votre vanité ne cesse-t-elle pas même au milieu de vos soupirs et de vos larmes ? Est-ce que vous croyez que les corps des riches ne sauraient pourrir que dans des étoffes précieuses ?
Qui que vous soyez qui lirez ceci, je vous conjure de vous souvenir du pécheur Jérôme, lequel, si Dieu lui en avait donné le choix, aimerait incomparablement mieux la tunique de Paul avec ses mérites que la pourpre des rois avec toute leur puissance.
LA VIE
DE SAINT ANTOINE
écrite
par SAINT ATHANASE Patriarche d’Alexandrie,
et traduite sur l’original grec.
LA VIE DE SAINT ANTOINE,
Ecrite par SAINT ATHANASE Patriarche d’Alexandrie,
et traduite sur l’original grec.
AVANT-PROPOS
De Saint Athanase adressé à des Solitaires qui étaient dans des provinces éloignées.
C’est un combat très avantageux que celui où vous vous êtes engagés, d’égaler par votre vertu celle des Solitaires d’Egypte, et de tâcher même à les surpasser par une généreuse émulation. Il y a déjà parmi vous plusieurs maisons de Solitaires où la discipline religieuse est très bien observée. Chacun louera avec raison votre dessein, et Dieu accordera sans doute à vos prières l’heureux accomplissement de vos désirs. C’est pourquoi voyant que vous me demandez avec instance de vous faire une relation de la manière de vivre du Bienheureux Antoine, et que vous désirez d’apprendre de quelle sorte il commença de suivre une profession si sainte ; quel il était auparavant, quelle a été la fin de sa vie ; et si les choses que l’on publie de lui sont véritables, afin de pouvoir entrer dans une plus grande perfection par son imitation et par son exemple. J’ai entrepris avec beaucoup de joie ce que votre charité m’ordonne, parce que de mon côté je ne saurais me remettre devant les yeux les saintes actions d’Antoine sans en tirer un grand avantage ; et je suis assuré que du vôtre vous entendrez avec tant d’admiration ce que je vous en dirai, que cela fera naître en vous un ardent désir de marcher sur les pas de ce grand Serviteur de Dieu, puisque pour des Solitaires, c’est connaître le vrai chemin de la perfection que de savoir quelle a été la vie d’Antoine.
Ne craignez donc point d’ajouter foi à ce que l’on vous a rapporté de lui, et croyez plutôt que ce ne sont que les moindres de ses excellentes vertus. Car comment auraient-ils pu vous en informer entièrement, vu que tout ce que je vous en écrirai par cette lettre, après avoir rappelé ma mémoire pour satisfaire à votre désir, n’égale nullement ses actions. Mais vous-mêmes enquérez-vous-en soigneusement de ceux qui passeront d’ici vers vous, puisqu’ encore que chacun rapporte tout ce qu’il sait, il sera très difficile d’en faire une relation qui réponde à la dignité du sujet.
J’avais eu dessein après avoir reçu vos lettres, d’envoyer quérir quelques Solitaires, et principalement ceux qui l’allaient souvent visiter, afin qu’en étant mieux informé je puisse vous en donner une plus particulière connaissance. Mais parce que le temps de la navigation se passait, et que celui qui m’a rendu vos lettres, était pressé de s’en retour, je me suis hâté de satisfaire à votre piété, en vous écrivant ce que j’en sais par moi-même, comme l’ayant souvent vu, et ce que j’en ai pu apprendre d’un Solitaire, qui a demeuré longtemps avec lui, et qui lui donnait souvent à laver les mains. J’ai eu soin partout de demeurer dans les termes de la vérité, dont j’estime vous devoir avertir, afin que si quelqu’un entend rapporter de lui des actions encore plus grandes que celles que je vous dirai, cette multitude de merveilles ne lui en diminue pas la créance ; et que si au contraire il n’en apprend que des choses qui soient au-dessous de son mérite, cela ne le porte pas à mépriser un si grand Saint.
CHAPITRE I.
De la naissance et de l’éducation de Saint Antoine, qui étant touché de Dieu, vend son bien, et en donne la plus grande partie aux pauvres.
La patrie d’Antoine fut l’Egypte, où il naquit de parents nobles et riches, et qui étant Chrétiens, l’élevèrent chrétiennement. Ils le nourrirent en leur maison, et il ne connaissait qu’eux et leur famille. Lorsqu’il vint à croître, il ne voulut point être instruit aux lettres, de peur que cela ne l’engageât d’avoir communication avec les autres enfants. Car ainsi qu’il est écrit de Jacob : « Tout son désir était de demeurer avec simplicité dans la maison. » (Gen.25). Quand on le menait à l’église, il ne s’amusait point à badiner comme les autres enfants ; et étant plus avancé en âge, il ne se laissa nullement emporter à la négligence et à la paresse : Il était très attentif à la lecture, et conservait dans son cœur le fruit que l’on en pouvait tirer. Il rendait une grande obéissance à son père et à sa mère ; et encore qu’ils fussent à leur aise, il ne les importunait jamais pour faire bonne chair, et ne cherchait point les plaisirs d’une nourriture délicate, mais se contentait de ce qu’on lui donnait, et ne désirait rien davantage.
Son père et sa mère étant morts, et l’ayant laissé à l’âge de dix-huit à vingt ans, avec une sœur encore fort jeune, il prit le soin qu’il devait d’elle et de la maison. Mais à peine six mois furent-ils passés qu’allant selon sa coutume avec grande dévotion à l’église, et pensant en lui-même durant le chemin de quelle sorte les Apôtres en abandonnant toutes choses, avaient suivi Jésus-Christ (Matt.13), et comme quoi plusieurs autres, ainsi qu’il se voit dans les Actes, vendaient leurs biens et en mettaient le prix aux pieds des Apôtres pour être distribué à ceux qui en avaient besoin (Act.4), et combien grande était la récompense qui les attendait dans le Ciel (Colos.1). Ayant, dis-je, l’esprit plein de ces pensées, il entra dans l’eglise au même temps que l’on lisait l’Evangile, où notre Seigneur a dit à ce jeune homme qui était riche (Matth.19) : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et viens, et me suis, et tu auras un trésor au Ciel. » Ainsi Antoine ayant regardé cette pensée qu’il avait eue de l’exemple des premiers Chrétiens, comme lui ayant été envoyée de Dieu, et ce qu’il avait entendu de l’Evangile, comme si ces paroles n’eussent été lues que pour lui, il retourna soudain à son logis, et distribua à ses voisins, afin qu’ils n’eussent rien à démêler avec lui ni avec sa sœur, tous les héritages qu’il avait de son patrimoine, qui étaient trois cents mesures de terre très fertile et très agréable. Et quant à ses meubles, il les vendit tous, et en ayant tiré une somme notable, il donna cet argent aux pauvres, à la réserve de quelque chose qu’il retint pour sa sœur.
CHAPITRE II.
Saint Antoine quitte le monde et se forme à la vertu par l’exemple de plusieurs Solitaires.
Etant une autre fois entré en l’église, et entendant lire l’Evangile où Jésus-Christ dit (Matth.6) : « Ne soyez point en souci du lendemain », il ne put se résoudre à demeurer davantage dans le monde. Et ainsi, ayant encore donné aux plus pauvres ce qui lui restait, et mis sa sœur entre les mains de quelques jeunes filles fort vertueuses qui étaient de sa connaissance, afin de l’élever dans la crainte de Dieu, et dans l’amour de la virginité, il quitta sa maison pour embrasser une vie solitaire, veillant sur lui-même, et vivant dans une très grande tempérance. Il n’y avait pas lors en Egypte beaucoup de maisons de Solitaires ; et nul d’entre eux ne s’était encore avisé de se retirer dans le désert, mais chacun de ceux qui voulaient penser sérieusement à leur Salut demeurait seul en quelque lieu près de son village.
Dans un petit champ proche d’Antoine, il y avait un bon vieillard qui dès sa première jeunesse avait passé toute sa vie en solitude. L’ayant vu et étant touché d’un louable désir de l’imiter, il commença premièrement à demeurer aussi dans un lieu séparé du village, où s’il apprenait qu’il y eût quelqu’un qui travaillât avec soin pour s’avancer en cette sorte de vie, il imitait la prudence des abeilles en l’allant chercher, et ne s’en retournait point sans l’avoir vu, afin de remporter de sa conversation quelques instructions qui lui servissent à former le miel des vertus chrétiennes.
Ayant ainsi commencé, et fortifiant son esprit de telle sorte dans le dessein de servir Dieu qu’il ne se souvenait plus ni de ses parents ni de ses alliés, et ne pensait à autre chose qu’à s’employer de tout son pouvoir pour acquérir la perfection de la vie solitaire, il travaillait de ses mains, sachant qu’il est écrit (2. Thess.3) « que celui qui ne travaille point ne doit point manger » ; et ne retenant que ce qu’il lui fallait pour vivre, il donnait le reste aux pauvres. Il priait très souvent, parce qu’il avait appris qu’il fallait sans cesse prier dans son cœur (1. Thess.5). Et il lisait avec tant d’attention que n’oubliant jamais rien de ce qu’il avait lu, sa mémoire lui servait de livres.
Par cette manière de vivre il se rendait extrêmement aimé de tous. Il déférait avec joie à ces serviteurs de Dieu qu’il allait visiter, et pour s’instruire de ce en quoi chacun d’eux excellait dans les exercices de la vie solitaire, il considérait l’humeur agréable de l’un et l’assiduité à prier de l’autre. Il observait quelle était la douceur d’esprit de celui-ci, et la bonté de celui-là. Il remarquait les veilles de l’un et l’amour de l’étude en un autre. Il admirait la patience des uns et les jeûnes et les austérités de quelques autres qui n’avaient pour lit que la terre toute nue. Il se rendait attentif à voir la bienveillance de l’un et la constance de l’autre. Il gravait dans son cœur quel était leur amour à tous pour Jésus-Christ et la charité qu’ils se portaient. Et ainsi rempli de toutes ces images, il s’en retournait dans sa solitude, où repassant par son esprit les vertus qu’il avait vues séparées en tant de personnes, il s’efforçait de les rassembler toutes en lui seul. Il n’eut jamais aucune contestation avec ceux de son âge, si ce n’est à ne paraître pas le dernier dans les exercices de la vertu ; mais tant s’en faut qu’en cela même il fâchât personne qu’au contraire ils en avaient joie ; et ainsi tous ces saints amis qu’il avait dans son voisinage, et avec lesquels il communiquait, le voyant vivre de la sorte l’appelaient le bien-aimé de Dieu, et le nommaient en le saluant, les uns leur fils, et les autres leur frère.
CHAPITRE III.
Le Démon commence en vain à tenter Saint Antoine, pour le détourner de la sainte résolution qu’il avait prise.
Mais le Diable qui hait tout ce qui est digne de louange, et qui envie toutes les bonnes actions des hommes, ne pouvant souffrir de voir une personne de cet âge se porter avec tant d’ardeur dans un tel dessein, résolut d’user contre lui de tous les efforts qui seraient en sa puissance. La première tentation dont il se servit pour le détourner de la vie solitaire fut de lui mettre devant les yeux les biens qu’il avait quittés, le soin qu’il était obligé d’avoir de sa sœur, la noblesse de sa race, l’amour des richesses, le désir de la gloire, les diverses voluptés qui se rencontrent dans les délices, et tous les autres plaisirs de la vie. Il lui représentait d’un autre côté les extrêmes difficultés et les travaux qui se rencontrent dans l’exercice de la vertu, la faiblesse de son corps, le long temps qui lui restait encore à vivre, et enfin pour tâcher à le détourner de la sainte résolution qu’il avait prise, il éleva dans son esprit comme une poussière et un nuage épais de diverses pensées. Mais se trouvant trop faible pour ébranler un aussi ferme dessein que celui d’Antoine, et voyant qu’au lieu d’en venir à bout il était vaincu par sa constance, renversé par la grandeur de sa foi, et porté par terre par ses prières continuelles, alors se confiant avec orgueil, selon les paroles de l’Ecriture (Job. 40), aux armes de ses reins, qui sont les premières embûches qu’il emploie contre les jeunes gens, il s’en servit pour l’attaquer, le troublant la nuit et le tourmentant le jour de telle sorte que ceux qui se trouvaient présents voyaient le combat qui se passait entre eux.
Le Démon présentait à son esprit de pensées d’impureté. Mais Antoine les repoussait par ses prières. Le Démon chatouillait ses sens ; mais Antoine rougissant de honte comme s’il y eût eu en cela de sa faute, fortifiait son corps par la foi, par l’oraison, et par les veilles. Le Démon se voyant ainsi surmonté prit de nuit la figure d’une femme et en imita toutes les actions afin de le tromper ; mais Antoine élevant ses pensées vers Jésus-Christ et considérant quelle est la noblesse et l’excellence de l’âme qu’il nous a donnée, éteignit ces charbons ardents dont il voulait par cette tromperie embraser son cœur. Le Démon lui remit encore devant les yeux les douceurs de la volupté ; mais Antoine, comme entrant en colère et s’en affligeant, se représenta les géhennes éternelles dont les impudiques sont menacés et les douleurs de ce remords qui comme un ver insupportable rongera pour jamais leur conscience.
Ainsi en opposant ces saintes considérations à tous ces efforts, ils n’eurent aucun pouvoir de lui nuire. Et quelle plus grande honte pouvait recevoir le Démon, lui qui ose s’égaler à Dieu, que de voir une personne de cet âge se moquer de lui, et que se glorifiant, comme il fait d’être par sa nature toute spirituelle élevé au-dessus de la chair et du sang, se trouver terrassé par un homme revêtu d’une chair fragile ? Mais le Seigneur, qui, par l’amour qu’il nous porte, a voulu prendre une chair mortelle, assistait son serviteur, et le rendait victorieux du diable, afin que chacun de ceux qui combattent contre lui, puisse dire avec l’Apôtre (I.Cor.15) : « Non pas moi, mis la Grâce de Dieu qui est en moi. »
Enfin, comme ce dragon infernal vit qu’il ne pouvait en cette manière vaincre Antoine qui l’avait si généreusement repoussé de son cœur, alors en grinçant des dents, ainsi qu’il est dit dans l’Ecriture (Marc. 9), et tout transporté de fureur, il se présenta à lui sous la figure d’un enfant aussi noir qu’est son esprit, et comme se confessant vaincu, ses tromperies lui ayant mal réussi, il ne l’aborda plus avec de simples raisonnements, mais prenant une voix humaine lui dit : « J’en ai trompé plusieurs et j’en ai vaincu encore davantage. Mais maintenant en te voulant attaquer ainsi que j’ai fait avec un nombre infini d’autres, et en te voulant faire sortir du chemin si laborieux où tu es entré, j’ai éprouvé ma faiblesse. » Antoine lui demanda (Osée.5) : « Qui es-tu qui me parle de la sorte ? » Il répondit avec une voix lamentable : « Je me nomme l’esprit de fornication, et c’est moi qui chatouille les sens des jeunes gens pour les porter à la volupté. Et combien en ai-je trompé qui avaient résolu de vivre chastement ? (Osée.4.) Je suis celui sur le sujet duquel le Prophète accuse ceux qui sont tombés dans le vice en leur disant : Vous avez été trompés par l’esprit de fornication. Car c’était moi qui les avais vaincus. Je suis celui qui t’ai troublé tant de fois et que tu as toujours repoussé. »
Antoine rendant grâces à Dieu et prenant encore de nouvelles forces par ce discours lui dit : « Tu es donc bien méprisable puisque tu as l’esprit si noir et la faiblesse d’un enfant. Ainsi je n’ai plus garde de t’appréhender, ni de te craindre. « Car le Seigneur est ma force et je mépriserai tous mes ennemis. » (Ps.117). Cet esprit de ténèbres étonné par ces paroles s’enfuit à l’instant, et craignait après de l’approcher.
CHAPITRE IV.
Saint Antoine après ces tentations augmente ses austérités.
Ce fut là la première victoire qu’Antoine remporta sur le Diable, ou pour mieux dire que remporta par lui notre Sauveur, « qui a condamné le péché dans notre chair, afin d’accomplir en nous la purification de la loi, lorsque nous ne vivons pas selon la chair, mais selon l’esprit. » (Rom.3). Antoine ne considérant pas le Démon comme entièrement terrassé ne se rendit point négligent, mais se tint toujours sur ses gardes, et le Démon ne se tenant pas pour vaincu continua à lui dresser des embûches. « Il tournait à l’entour de lui comme un lion rugissant pour trouver quelque occasion de lui nuire. ( I. Pierre 5). Et Antoine ayant appris de l’Ecriture Sainte qu’il en a divers moyens (Ephes.6), travaillait avec plus de soin que jamais à s’avancer dans la perfection de la vie solitaire, sachant qu’encore que le Démon ne le pût tromper en touchant son cœur du désir des voluptés corporelles, il s’efforcerait par d’autres voies de le faire tomber par d’autres pièges, n’ayant point un plus grand plaisir que de faire pécher les hommes. Ainsi il mâta son corps de plus en plus et le réduisit en servitude (I. Cor.9), de peur qu’étant demeuré victorieux dans un combat il ne se trouvât vaincu dans un autre : Ce qui le fit résoudre de s’accoutumer à une vie encore plus austère. Et quoi que plusieurs l’admirassent en cela, ses austérités lui semblaient douces ; d’autant que l’extrême affection avec laquelle il les supportait, avait par succession de temps formé une si puissante habitude en lui que sur la moindre occasion qu’on lui en donnait il embrassait avec ardeur toutes sortes de travaux.
Ses veilles étaient telles que souvent il passait la nuit entière sans fermer l’œil ; et cela non pas une seule fois, mais si souvent que c’était une chose admirable. Il ne mangeait jamais qu’une fois le jour après que le soleil était couché, ou de deux jours en deux jours ; et souvent il passait trois jours entiers sans manger. Il n’avait pour toute nourriture que du pain et du sel, et pour breuvage que de l’eau. Il n’est pas besoin de parler ici de la chair et du vin, puisque tous les autres Solitaires ne savaient non plus que lui ce que c’était que d’en user. Lorsqu’il voulait prendre un peu de repos, il n’avait pour lit que des joncs tissus ensemble et un cilice, mais le plus souvent il couchait sur la terre toute nue. Il ne voulait jamais se frotter d’huile, disant que les jeunes gens non seulement avaient beaucoup meilleure grâce à faire voir par leur ferveur la gaieté avec laquelle ils embrassent les travaux de la vie solitaire, que de rechercher et se servir de choses qui rendent le corps efféminé ; mais qu’ils devaient même s’accoutumer aux austérités, en se souvenant de cette parole de l’Apôtre : « Je ne suis jamais plus fort que lorsque je suis faible » (I.Cor.12), voulant nous faire entendre par là que la vigueur de notre âme s’augmente par le retranchement des voluptés de notre corps. Et certes on ne saurait trop admirer ce raisonnement, qui fait voir qu’Antoine ne mesurait pas par le temps ni par sa retraite la vertu dont il faisait profession, mais par le zèle et la persévérance avec laquelle il la pratiquait. Ainsi ne pensant point au temps qu’il avait passé dans ces saints exercices et vivant comme s’il n’eût fait que commencer, il s’avançait de jour en jour avec plus de travail que jamais dans la perfection de la vie solitaire, se remettant continuellement devant les yeux ce passage de Saint Paul : « Il faut oublier tout ce qui est derrière soi pour s’avancer plus outre » (Philip.2). Il se souvenait aussi de ce que dit le Prophète Elie (9.Reg.18) : « Le Seigneur est vivant, et il faut que je paraisse aujourd’hui en sa présence. » Sur quoi il remarquait qu’il usait de ce mot d’aujourd’hui, parce qu’il ne comptait pour rien le temps passé ; mais que se considérant comme s’il n’eût fait que de commencer à servir Dieu, il s’efforçait chaque jour de se rendre tel qu’il devait être pour se présenter devant lui, c’est-à-dire avec une conscience pure et une grande préparation de cœur pour obéir à toutes ses volontés et ne servir que lui seul. A quoi il ajoutait que tous ceux qui font profession de la vie solitaire doivent prendre pour règle et pour patron le grand Elie, et voir dans ses actions comme dans un miroir quelle doit être leur conduite.
CHAPITRE V.
Saint Antoine s’enferme dans un sépulcre, où les Démons le battirent de telle sorte qu’il fut porté comme mort dans une église proche de là, d’où il se fit reporter dans le même sépulcre, et y fut encore attaqué par les Démons, auxquels ayant résisté généreusement, Jésus-Christ le vint consoler et guérir de ses plaies.
Antoine se resserrant donc ainsi lui-même dans ces étroites limites s’en alla dans les sépulcres fort éloignés du bourg ; et après avoir prié l’un de ses amis de lui apporter du pain de temps en temps, entra dans l’un de ces sépulcres et ferma la porte sur lui, demeurant ainsi tout seul. Le Diable ne le pouvant souffrir et craignant que dans peu de temps le désert ne fût rempli de Solitaires, il vint de nuit avec une grande troupe de ses compagnons et se battit de telle sorte qu’il le laissa par terre tout couvert de plaies et sans pouvoir dire une seule parole, à cause de l’excès des douleurs qu’il ressentait, et qu’il assurait depuis avoir été telles qu’elles ne peuvent être égalées par tous les tourments que les hommes nous sauraient faire endurer. Mais la Providence de Dieu qui n’abandonne jamais ceux qui espèrent en lui, fit que son ami vint le lendemain pour lui apporter du pain. Ayant ouvert la porte et l’ayant trouvé étendu par terre comme mort, il le porta sur ses épaules dans l’église du bourg, où l’ayant mis à terre, plusieurs de ses proches et des habitants du lieu y accoururent et s’assirent auprès de lui, le considérant comme mort. Environ la minuit, Antoine revenant à lui et s’étant comme réveillé d’un profond sommeil, il vit qu’ils s’étaient tous endormis, et que son ami seul veillait. Alors il lui fit signe de venir à lui, et le pria que sans éveiller personne, il le reportât dans le sépulcre où il l’avait pris. Ce qu’ayant fait, et Antoine ayant refermé la porte comme de coutume, il continua d’y demeurer seul. Ne pouvant se tenir debout à cause des blessures qu’il avait reçues du Démon, il priait couché par terre, et après avoir achevé sa prière il criait à haute voix : « Me voici, Antoine n’appréhende pas les maux que vous lui pouvez faire ; et quand vous m’en feriez encore de beaucoup plus grands, « rien ne me saurait séparer de l’amour de Jésus-Christ » (Rom.8). Il chantait aussi ce verset du psaume (Psal.27) : « Encore que des armées entières vinssent m’attaquer, mon cœur ne serait point touché de crainte ». C’étaient là les pensées et les paroles de ce Solitaire.
Mais ce capital et irréconciliable ennemi des Saints s’étonnant de ce qu’après avoir été si maltraité de lui il avait encore la hardiesse de revenir, assembla ces autres malheureux esprits, qui comme des chiens enragés sont toujours prêts à déchirer les gens de bien, et tout transporté de dépit et de fureur leur dit : « Vous voyez comme nous n’avons pu dompter cet homme, ni par l’esprit de fornication, ni par les douleurs que nous lui avons fait souffrir en son corps ; mais qu’au contraire il a encore la hardiesse de nous défier. Préparons-nous donc à l’attaquer d’une autre manière, puisqu’il ne nous est pas difficile d’inventer diverses sortes de méchancetés pour nuire aux hommes. » Ensuite de ces paroles, cette troupe infernale excita un si grand bruit que toute la demeure d’Antoine en fut ébranlée, et les quatre murailles de sa cellule étant entr’ouvertes, les Démons y entrèrent en foule, et prenant la forme de toutes sortes de bêtes farouches et de serpents, remplirent incontinent ce lieu de diverses figures de lions, d’ours, de léopards, de taureaux, de loups, d’aspics, de scorpions et d’autres serpents, chacun desquels jetait des cris conformes à sa nature. Les lions rugissaient comme le voulant dévorer ; les taureaux semblaient être prêts à le percer de leurs cornes, et les loups à se jeter sur lui avec furie ; les serpents se traînant contre terre s’élançaient vers lui, et il n’y avait un seul de tous ces animaux dont le regard ne fût aussi cruel que farouche, et dont le sifflement ou les cris ne fussent horribles à entendre.
Antoine étant ainsi accablé par eux et percé de coups, sentait bien augmenter en son corps le nombre de ses blessures ; mais son esprit incapable d’étonnement résistait à tous ces efforts avec une constance invincible. Et bien que ses gémissements témoignassent l’excessive douleur que son corps ressentait de tant de plaies, son esprit demeurait toujours dans la même assiette, et il disait aux Démons comme en se moquant d’eux : « Si vous aviez quelque force, un de vous suffirait pour me combattre. Mais parce que Dieu anéantit toute votre puissance, vous tâchez par votre grand nombre à me donner de la crainte, et il ne faut point de plus grande marque de votre faiblesse que ce que vous êtes réduits à prendre la forme de ces animaux irraisonnables. » Il ajoutait à cela avec une grande confiance : « Si vous avez quelque force, et si Dieu vous a donné puissance de me nuire, pourquoi tardez-vous davantage à me la faire sentir ? Et si vous n’en avez point, pourquoi faites-vous tant d’effort inutilement ? Ignorez-vous que le signe de la Croix, et la foi que j’ai en notre Seigneur me servent comme d’un rempart inébranlable contre toutes vos entreprises et tous vos assauts ? »
Les Démons ayant tenté en vain toutes sortes de moyens grinçaient les dents de rage de ce qu’i se moquait ainsi d’eux au lieu qu’ils prétendaient se moquer de lui. Jésus-Christ n’abandonnant pas son fidèle serviteur dans un si grand combat vint du Ciel à son secours. Antoine levant les yeux vit le comble du bâtiment s’entrouvrir, et un rayon resplendissant dissiper les ténèbres et l’environner de lumière. Soudain tous les Démons disparurent, toutes ses douleurs cessèrent, et le bâtiment fut rétabli en son premier état. Antoine connut aussitôt que le Seigneur étant venu pour l’assister remplissait ce lieu-là de sa présence, et avait encore davantage repris ses esprits et se trouvant soulagé de tous ses maux, il dit en adressant sa parole à cette divine lumière : « Où étiez-vous mon Seigneur et mon Maître ? et pourquoi n’êtes-vous pas venu dès le commencement afin d’adoucir mes douleurs ? » Alors il ouït une voix qui lui répondit : « Antoine, j’étais ici. Mais je voulais être spectateur de ton combat. Et maintenant que je vois que tu as résisté courageusement sans céder aux efforts de tes ennemis, je t’assisterai toujours et rendrai ton âme célèbre par toute la terre. » Ayant entendu ces paroles, il se leva pour prier et sentit en lui tant de vigueur qu’il connut que Dieu lui avait rendu beaucoup plus de force qu’il n’en avait auparavant. Il avait lors environ trente-cinq ans.
CHAPITRE VI.
Saint Antoine va dans le Désert, surmonte en chemin les tentations dont le Diable se servit pour l’en empêcher, et s’enferme dans un vieux château abandonné.
Ayant ensuite plus d’ardeur que jamais à s’avancer dans la piété, il fut chez le vieillard dont j’ai ci-devant parlé, et le pria de trouver bon qu’ils allassent ensemble dans le Désert. Mais ce bon homme s’excusant sur son âge et sur ce qu’il y avait en cela de la nouveauté, il partit aussitôt pour s’en aller seul en la montagne.
Le Diable voyant son extrême ferveur et voulant en empêcher l’effet, jeta sur son chemin un plat d’argent d’une excessive grandeur. Antoine reconnaissant la ruse de cet esprit impur, s’arrêta, et considérant dans ce plat le Démon, n’en tint compte, mais dit en lui-même : « D’où peut-être venu ce plat en ce Désert où il n’y a aucun sentier, et où l’on ne voit la trace des pas d’un seul homme ? Et quand quelqu’un y serait passé et l’aurait laissé tomber, sa grandeur la rend bien facile à apercevoir, et la solitude de ces lieux inhabités l’aurait fait trouver à celui qui l’ayant perdu serait revenu pour le chercher. Mais c’est ici, ô Démon, l’une de tes tromperies, laquelle ne retardera pas l’exécution du dessein que j’entreprends avec tant de joie. Garde donc ton argent et qu’il périsse avec toi. » Il n’eut pas plutôt achevé ces paroles que ce plat s’évanouit comme la fumée.
Antoine continuant son chemin aperçut, non plus par illusion comme auparavant, mais en effet, une grande masse d’or. Il assurait bien depuis que cet or était véritable, mais il ne dit point et nous ne savons pas si ce fut l’ennemi qui le lui fit voir, ou si ce fut quelque Ange qui voulut éprouver par là ce fidèle serviteur de Dieu, et faire connaître au Démon quel était son mépris pour ce plus précieux de tous les métaux. Antoine admirant la quantité qu’il y en avait, passa par-dessus comme il aurait passé par-dessus un feu, et quittant ce lieu-là pour n’y revenir jamais, il prit sa course afin d’en fuir la présence par son éloignement. Ainsi s’affermissant de plus en plus en sa résolution, il s’en alla dans la montagne, où ayant trouvé au-delà d’une rivière un vieux château plein de serpents à cause du long temps qu’il y avait qu’il était abandonné, il s’y arrêta et y établit sa demeure. Tous ces animaux s’enfuirent aussitôt comme si on les eût chassés. Et lui, après avoir pris du pain pour six mois ( ceux de la Thébaïde ayant accoutumé d’en faire qui dure même un an sans se corrompre) et ne manquant pas d’eau, il entra dans ce monastère comme s’il fût entré dans un temple, et après en avoir fermé l’entrée il y demeura seul sans en sortir et sans y laisser entrer personne.
Il vécut longtemps de cette sorte, et recevait seulement de six mois en six mois des pains qu’on lui jetait par-dessus son toit. Ceux de ses amis qui venaient pour le visiter étant contraints, à cause qu’il ne les recevait point dans le lieu où il était, de passer souvent au- dehors les jours et les nuits, ils entendaient au-dedans comme des troupes de gens qui murmuraient, qui faisaient un très grand bruit, et qui criaient d’une voix lamentable : « Retire-toi d’un lieu qui nous appartient. Qu’as-tu à faire dans le désert ? Penses-tu pouvoir résister à nos embûches ? » Entendant cela, ils croyaient d’abord que c’étaient des hommes qui étant descendus avec des échelles disputaient contre lui. Mais ayant regardé par une fente et ne voyant personne, jugeant alors que c’étaient des Démons et étant saisis de frayeur, ils appelaient Antoine, qui ne témoignait pas moins de charité pour les rassurer que de mépris de ceux qui leur avaient donné de la crainte. Ses amis venant souvent ainsi pour le voir, et croyant le trouver mort l’entendaient chanter ces psaumes (Ps. 68) : « Que Dieu étende seulement son bras, et ses ennemis seront dissipés. Ceux qui le haïssent s’enfuiront de devant sa face. Ils s’évanouiront comme la fumée, et les pécheurs seront exterminés par la présence de Dieu, ainsi que celle du feu fait fondre la cire. Je me suis trouvé environné de toutes parts, mais en implorant l’assistance du Seigneur, j’ai triomphé de tous mes ennemis. » (Ps.117).
CHAPITRE VII.
Saint Antoine après avoir demeuré seul près de vingt ans dans ce vieux château, est contraint d’en sortir. Il fait ensuite plusieurs miracles ; et est causé que l’on bâtit plusieurs Monastères
Ayant passé de cette sorte environ vingt ans sans sortir jamais et sans être vu que très rarement de personne. Enfin plusieurs désirant avec ardeur de l’imiter dans cette sainte manière de vivre ; et d’autre côté grand nombre de ses amis l’étant venus trouver et voulant à toute force rompre sa porte, il sortit comme d’un sanctuaire où il s’était consacré à Dieu et avait été rempli de son esprit. Ce fut lors la première fois qu’il parut hors de ce château à ceux qui venaient vers lui, et ils furent remplis d’étonnement de le voir dans une aussi grande vigueur qu’il eût jamais été ; n’étant ni grossi manque d’exercice, ni atténué par tant de jeûnes et de combats qu’il avait soutenus contre les Démons. Il avait le même visage qu’auparavant qu’il fût Solitaire, la même tranquillité d’esprit, et l’humeur aussi agréable. Il n’était ni abattu de tristesse, ni dans une excessive joie. Son visage n’était ni trop gai, ni trop sévère. Il ne témoignait ni déplaisir de se voir environné d’une si grande multitude, ni complaisance d’être salué et révéré de tant de personnes. Mais étant en toutes choses dans une égalité et une modération d’esprit admirable, il montrait bien qu’il n’était gouverné que par la raison. Dieu guérissait par lui plusieurs malades, délivrait plusieurs malades, délivrait plusieurs possédés, et donnait tant de force et de douceur à ses paroles, qu’elles consolaient les affligés et réconciliaient ceux qui étaient le plus mal ensemble, leur disant à tous qu’il n’y a rien dans le monde de préférable à l’amour que nous devons porter à Jésus-Christ. Il les exhortait aussi à penser sérieusement aux biens à venir et à l’extrême charité que Dieu a témoignée pour nous, (Rom.3) « en n’épargnant pas son propre Fils, mais le livrant à la mort pour notre Salut. » Et ainsi, il persuada à plusieurs d’embrasser la vie solitaire. Ce qui fut la cause de tant de Monastères que l’on vit bâtir dans les montagnes, et de ce que les Déserts furent habités par un si grand nombre d’hommes qui abandonnaient tous leurs biens pour devenir citoyens de la céleste Jérusalem.
L’obligation de visiter ses disciples l’ayant engagé à traverser la fosse d’Arsinoé qui était toute pleine de crocodiles, il se mit en prière et puis la passa, sans que ni lui ni aucun de ceux qui l’accompagnaient en reçut le moindre mal. Etant retourné à son Monastère, il ne diminua rien des austérités et des travaux qu’il supportait étant plus jeune. Ses fréquentes exhortations augmentaient la ferveur de ceux qui étaient déjà Solitaires, et portaient plusieurs autres à embrasser la même vie ; et ainsi par la bénédiction que Dieu donnait à ses paroles, il se fit plusieurs Monastères, qui le reconnaissant tous comme leur Père, étaient soumis à sa conduite.
CHAPITRE VIII.
Discours de Saint Antoine à ses disciples pour les exhorter à la vertu.
Tous les Solitaires s’étant un jour rassemblés auprès de lui, et le priant de leur faire quelque exhortation, il leur dit en langage égyptien : « Encore que l’Ecriture Sainte soit suffisante pour notre instruction, c’est une chose louable de nous inciter les uns les autres en ce qui est de la foi, et de nous exercer en des discours saints et salutaires. Ainsi, puisque vous êtes mes enfants, vous me rapporterez comme à votre Père les connaissances que vous aurez acquises dans la piété, et moi comme étant plus âgé que vous, je vous dirai ce que j’ai appris et ce que je sais par expérience.
La première chose que nous devons observer, c’est de n’avoir tous ensemble qu’un même dessein, de ne nous relâcher jamais dans la sainte résolution que nous avons prise, et de ne nous point décourager dans les travaux, en disant qu’il y a longtemps que nous pratiquons une vie si austère. Mais au contraire, il faut augmenter de jour en jour notre ferveur, comme si nous ne faisons que commencer. Car notre vie étant comparée avec les siècles à venir, est si courte qu’elle ne doit être considérée que comme un néant à proportion de l’éternité. Il y a de l’égalité dans le commerce qui s’exerce en cette vie, le vendeur ne recevant de l’acheteur que la valeur de la chose qu’il lui vend. Mais il n’en est pas de même de la vie éternelle, puisqu’elle s’acquiert par un si petit prix : Il est écrit : (Ps.90) : « La vie ordinaire des hommes est de soixante-dix ans, celle des plus robustes de quatre-vingt ; et si l’on passe ce terme, le reste n’est que douleur et misère. » Quand donc nous employerions quatre-vingt ans au service de Dieu dans la solitude, le temps que nous règnerons avec lui dans le Ciel ne sera pas borné par une si petite durée. Mais au lieu de ce nombre d’années, nous jouirons de sa gloire et de ses couronnes durant toute une éternité. Ayant combattu sur la terre, nous n’hériterons pas la terre, mais le Ciel, et après avoir quitté ce corps mortel, nous le reprendrons tout revêtu d’immortalité. C’est pourquoi, mes enfants, ne nous décourageons point, n’ayons point d’impatience, et ne nous imaginons pas que nous faisons beaucoup pour Dieu, puisque « les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire dont nous jouirons en l’autre. » (Rom.2).
« Que nul de vous ne se persuade d’avoir beaucoup quitté en quittant tout ce qu’il avait. Car si toute la terre étant comparée à la vaste étendue du Ciel, ne peut passer que pour un point, quand nous la posséderions toute, et que nous l’aurions toute quittée, qu’aurions-nous fait pour mériter d’acquérir le Royaume du Ciel ? Et comme on méprise un denier pour gagner cent écus, ainsi celui qui serait maître de toute la terre, et qui y renoncerait pour gagner le Ciel, perdrait fort peu et gagnerait le centuple. Mais si toute la terre ensemble est indigne d’être comparée au Ciel, celui qui quitte seulement quelques héritages, se peut dire n’avoir rien quitté. Et quand il aurait quitté une belle maison et de grandes richesses, il ne doit ni s’en glorifier, ni en avoir regret ; mais considérer qu’encore qu’il n’eût point abandonné toutes ces choses pour faire une action de vertu, il serait contraint de les quitter par la mort, et de les laisser possible, comme il arrive souvent, à ceux qu’il ne voudrait pas, ainsi qu’il est dit dans l’Ecclésiaste. (Eccl.2). Ce qui fait qu’il n’y a rien que nous ne devions abandonner volontairement et par le dessein de plaire à Dieu, afin d’acquérir le Royaume du Ciel. N’ayons donc aucun désir de rien posséder. Car quel avantage y a-t-il de posséder des choses que nous ne saurions emporter avec nous ? Mais efforçons-nous d’en acquérir qui nous suivront dans le tombeau, comme la prudence, la justice, la tempérance, la force, l’intelligence des choses saintes, la charité, l’amour des pauvres, la foi en Jésus-Christ, la douceur d’esprit, et l’hospitalité : En possédant toutes ces qualités, elles nous feront obtenir d’être reçus dans l’heureux séjour de ceux qui sont doux et humbles de cœur. Mais il faut bien prendre garde qu’elle ne nous portent pas dans la négligence : ce que nous éviterons en considérant que nous sommes serviteurs de Dieu, et obligés de lui rendre une entière obéissance. Car tout de même qu’un serviteur n’oserait dire : Je ne travaillerai point aujourd’hui, parce que je travaillai hier, et n’allègue pas ses services passés pour s’exempter de les continuer, mais comme il est porté dans l’Evangile, (Matt. 14), il témoigne toujours la même promptitude à servir, afin de plaire à son maître, et d’éviter sa colère et ses châtiments ; ainsi nous devons travailler continuellement dans la sainte manière de vivre que nous avons embrassée, sachant que si nous nous en relâchons un seul jour, notre maître ne nous le pardonnerait pas en considération de nos actions précédentes, mais serait en colère contre nous à cause de notre négligence, ainsi qu’Ezéchiel nous l’apprend ( Ezech. 33), et comme l’on vit Judas perdre par l’infidélité d’une seule nuit tout le fruit de ses travaux passés. C’est pourquoi, mes enfants, demeurons fermes dans l’observation de nos règles, et n’entrons point dans le découragement, puisqu’ainsi qu’il est écrit : Dieu travaille avec nous et coopère avec celui qui est résolu de bien faire.
Or afin de ne se point laisser aller à la négligence, il faut méditer cette belle parole de l’Apôtre (I. Cor.13) : « Je meurs tous les jours ». Car si nous vivons comme devant mourir chaque jour, nous ne pécherons jamais. Pour pratiquer cela, nous devons penser en nous éveillant le matin que nous ne vivrons pas jusqu’au soir ; et en nous allant coucher que nous ne verrons pas le lendemain, notre vie étant incertaine, et la Providence de Dieu en tenant le conte chaque jour. Etant dans ces pensées, et vivant toujours de la sorte, nous ne pècherons point ; nous ne désirerons chose quelconque ; nous ne nous fâcherons contre personne ; et nous n’amasserons point de trésors sur la terre. Mais attendant la mort à toute heure, nous ne voudrons rien posséder. Nous pardonnerons à tout le monde ; nous ne serons point passionnés de l’amour des femmes, ni d’aucune autre de tant de voluptés criminelles ; et nous mépriserons tous ces plaisirs fragiles et passagers, en nous représentant avec effroi le jour du dernier jugement : Car le péril et l’appréhension de tomber dans les tourments et les douleurs étouffe le désir des plus grandes voluptés, et soutient l’âme prête à tomber dans le péché.
« Ayant donc commencé à marcher dans le chemin de la vertu, continuons avec courage, afin d’arriver au but que nous nous sommes proposé. Que nul d’entre vous n’imite la femme de Loth, en regardant derrière soi, (Philip.3. Gen. 19. Luc 9), vu principalement que notre Seigneur a dit : « Que ceux qui après avoir mis la main à la charrue regardent derrière eux, ne sont pas propres au Royaume de Dieu. » Or regarder derrière soi n’est autre chose que se repentir de ce que l’on a entrepris, et s’engager de nouveau dans les affections du siècle.
« Que le nom de la vertu ne nous étonne et ne nous surprenne pas, comme si c’était une chose fort extraordinaire : Elle n’est pas éloignée de nous, mais elle est en nous-mêmes, et il nous est facile de l’embrasser, pourvu que nous le voulions. Les Grecs traversent les mers, et vont dans les pays éloignés, afin d’apprendre les sciences. Mais nous n’avons pas besoin de faire de grands voyages pour acquérir le Royaume du Ciel, ni de traverser les mers pour nous instruire en la vertu, puisque notre Seigneur a dit (Luc 11) : « Le Royaume de Dieu est en vous-mêmes ». Ainsi la vertu n’a besoin que de notre volonté, puisqu’elle est en nous, et tire son origine de nous-mêmes. Car cette partie de notre âme qui de sa nature est intelligente, est vertu ; et elle conserve sa nature lorsqu’elle demeure telle qu’elle a été créée. Or elle a été créée toute belle et toute juste, ce qui a fait dire à Jésus fils de Navé parlant au peuple d’Israël : (Jos. 24. Matt.3) : « Rendez votre cœur droit en la présence de votre Dieu », et à Saint Jean : « Rendez droites les voies du Seigneur. » Or avoir l’âme droite n’est autre chose que de conserver son âme dans la même pureté qu’elle a été créée. Que si elle décline et se détourne de sa nature, on dit alors que l’âme est corrompue et vicieuse. Ainsi ce que je vous propose n’est pas difficile, puisque si nous demeurons dans le même état que nous avons été créés, nous serons vertueux, et que si au contraire nous nous portons à de mauvaises pensées et à de mauvais desseins, nous serons condamnés comme méchants. Que s’il fallait sortir hors de nous pour acquérir la vertu, j’avoue qu’il y aurait de la difficulté, mais puisqu’elle est en nous-mêmes, prenons garde de ne nous pas laisser emporter à de mauvaises pensées, et à conserver notre âme à Dieu comme un dépôt que nous avons reçu de sa main, afin que demeurant en l’état qu’il lui a plu de la former, il reconnaisse en nous son ouvrage.
CHAPITRE IX.
Suite du discours de Saint Antoine à ses disciples, où il traite des artifices des Démons, et des moyens de les rendre inutiles.
Nous devons aussi travailler avec grand soin à combattre nos inclinations, pour empêcher qu’elles ne nous tyrannisent et ne nous assujettissent à nos passions déréglées. Car il est écrit (Prov.4. et 3. Jac.2) : « La colère de l’homme n’opère point la justice de Dieu. La concupiscence conçoit et enfante le péché, et le péché étant accompli engendre la mort. » Vivant de la sorte, nous conserverons notre pureté en toute assurance, et suivant le langage de l’Ecriture, nous veillerons sur notre cœur pour empêcher qu’il ne se laisse surprendre. Car nous avons des ennemis très puissants, très méchants et très artificieux, savoir les Démons. Et comme dit l’Apôtre (Ephes.6), « Il ne nous faut pas seulement combattre contre la chair et le sang, mais aussi contre ces princes du siècle, contre ces puissances spirituelles qui règnent dans les ténèbres, et contre ces esprits de malice qui dominent en l’air. » Ils ne sont guère éloignés de nous, puisque l’air qui nous environne en est rempli, et ils sont fort différents les uns des autres. Sur quoi aussi bien qu’en ce qui est de leur nature, il y aurait beaucoup à dire, dont je me remets à de plus habiles que moi, et me contenterai de vous faire connaître maintenant ce qu’il est nécessaire que vous sachiez, pour ne pas ignorer les ruses dont ils se servent pour nous tromper et pour nous perdre.
Nous devons donc savoir premièrement qu’il ne s’ensuit pas que les Démons étant appellés de ce nom aient été créés tels : Car Dieu n’a rien fait de mauvais, mais ayant été créés bons, ils ont perdu par leur faute ces perfections célestes qui les rendaient heureux, et se plongeant dans la fange de toutes sortes d’impuretés, ils ont trompé les païens par de fausses apparences. Or comme ils ne haïssent rien tant que les Chrétiens, il n’y a point d’artifice dont ils n’usent pour tâcher de nous empêcher de monter au Ciel, et de remplir les places d’où ils ont été chassés à cause de leur orgueil et de leur révolte. C’est pourquoi nous avons besoin de beaucoup de prières et de saints exercices dans la vie dont nous faisons profession, afin que recevant du Saint Esprit le don de savoir discerner ces esprits de ténèbres (I. Cor.12), nous puissions connaître quelle est leur nature ; lesquels d’entre eux sont les moins méchants ; lesquels sont les pires, à quelle sorte de malice l’inclination de chacun d’eux les porte, et quels moyens il faut tenir pour les terrasser et les mettre en fuite. Car leurs méchancetés sont diverses, et il n’y a point de moyens qu’ils ne tentent pour nous surprendre par leurs embûches. Le bienheureux Apôtre, et ceux qui étaient dans ses sentiments le savaient bien, lorsqu’ils disaient (2.Cor.2) : « Nous n’ignorons pas quelles sont leurs pensées. » C’est pourquoi puisqu’ils nous tentent comme eux, nous devons à leur imitation nous assister et nous secourir les uns les autres. Ce qui m’oblige, mes enfants, à cause de l’expérience que j’en ai faite, à vous dire toutes ces choses.
Sachez donc que ces ennemis irréconciliables des hommes, voyant que nous les Chrétiens, et particulièrement les Solitaires s’avancent dans la vertu par les travaux qu’ils souffrent avec tant de joie, ils commencent de les attaquer par les tentations en mettant des obstacles sur le chemin, et ces obstacles sont les mauvaises pensées qu’ils leur inspirent. Mais il ne faut pas s’en étonner, ni de leurs menaces, puisque les jeûnes et la foi en Jésus-Christ ont pouvoir de les terrasser à l’heure même. Ils ne perdent pas néanmoins courage pour se voir vaincus, et reviennent soudain avec encore plus d’effort et de finesse. Car voyant qu’ils ne peuvent ouvertement porter notre cœur à l’amour des voluptés sales et impudiques, ils nous attaquent par une autre voie, s’efforcent de jeter la terreur dans notre esprit par les fantômes qu’ils nous font voir, en se transformant et prenant des figures de femmes, de bêtes farouches, de serpents, de géants, et d’une grande troupe de soldats. Mais toutes ces visions ne sont pas plus à craindre que le reste, puisqu’elles s’évanouissent soudain, lors principalement que nous nous armons de la foi et du signe de la croix.
Leur audace et leur impudence est néanmoins telle qu’encore qu’ils soient vaincus, ils ne laissent pas de retourner d’une autre manière. Ils se vantent d’avoir la science de prédire et de pouvoir nous faire connaître ce qui nous peut arriver en chaque jour. Ils se font voir à nous d’une grandeur si prodigieuse qu’ils touchent de leur tête le haut du toit, et sont d’une grosseur excessive, afin de surprendre par ces illusions ceux qu’ils n’ont pu tromper par leurs discours. Mais si en cela même ils trouvent notre esprit fortifié par la foi et par l’espérance que notre vie laborieuse et pénitente nous doit faire concevoir, ils amènent enfin avec eux leur malheureux prince, qui paraît souvent en la même sorte que Dieu le dépeignait à Job en disant (Job.41) : « Ses yeux sont étincelants comme l’Etoile du jour, il sort de sa bouche des flambeaux ardents et des tourbillons de flamme, et ses narines jettent une fumée aussi épaisse que serait celle d’une fournaise ». Lorsqu’il se montre en cette sorte, il épouvante ainsi que j’ai dit. Et comme il est savant en toutes sortes de méchancetés et d’artifices, il se vante et nous promet de grandes choses pour nous tromper, se faisant voir tel que Dieu continue de le représenter à Job par ces paroles. (Job.41). « Il considère le fer comme de la paille ; l’airain comme du bois pourri, la mer comme une éponge, l’Enfer comme son Royaume, et les abîmes comme ses promenades. » Nous lisons aussi dans un Prophète : (Exod.15). « Cet ennemi des hommes a dit : Je les poursuivrai jusques à ce que je les aie réduits sous ma puissance. » Et dans Isaïe (Isa. 10) : « Je me rendrai maître de toute la terre avec la même facilité que l’on prend le nid d’un oiseau, et que l’on emporte les œufs que le père et la mère ont abandonnés. »
Cet esprit malheureux parle de la sorte, et se sert de toutes ces vanteries, afin de surprendre les Justes. Mais si nous sommes fidèles, nous ne craindrons point ses tromperies, et n’ajouterons aucune foi à ses paroles, sachant que c’est un menteur, et qu’il ne dit jamais rien de véritable. Car tous ces discours et ces bravades n’empêchent pas que (Job 40.) notre Sauveur n’ait pris ce dragon infernal, comme à l’hameçon, qu’il ne l’ait attaché comme un cheval avec un licol, et enchaîné avec un carcan comme un esclave fugitif à qui on perce les lèvres pour lui fermer la bouche avec un anneau de fer. » Ce misérable se voit tantôt comme un petit oiseau pris par Jésus-Christ dans les filets pour nous servir de jouet ; et tantôt il se voit avec ses compagnons comme des scorpions et des serpents foulés aux pieds par les Chrétiens ; dont il ne faut point de meilleure preuve que la résistance que nous lui faisons par notre manière de vivre ; puisque celui qui se vantait de sécher les mers, et d’assujettir toute la terre, ne peut troubler la vie sainte que nous faisons, ni m’empêcher de parler maintenant contre lui. Ne nous arrêtons donc point à ce qu’il nous dit, sachant qu’il ne fait que mentir, et n’appréhendons point ces fantômes dont il se sert pour nous épouvanter, puisque ce ne sont que de vaines illusions qui n’ont rien du tout de véritable. Car les lumières qu’il nous fait paraître sont fausses, et ne sont que les avant-coureurs et les images des feux qui lui sont préparés pour l’éternité. Ainsi il s’efforce de nous épouvanter par ces flammes qui le doivent brûler à jamais, lesquelles il nous fait voir, et qui s’évanouissant aussitôt sans nuire à aucun des fidèles, représentent seulement l’image de celles qui l’attendent dans l’enfer. Nous n’avons donc pas sujet de le craindre, ni tous ses Démons, lors même qu’ils nous attaquent de la sorte, puisque la Grâce de Jésus-Christ rend inutiles toutes ces machines dont ils se servent contre nous.
Ils sont aussi très artificieux, et toujours prêts à se transfigurer en diverses manières. Ce qui fait que souvent sans les voir on les entend chanter des psaumes, et alléguer des passages de l’Ecriture Sainte. Souvent aussi lorsque nous lisons, ils redisent comme un écho nos dernières paroles ; et lorsque nous dormons, ils nous éveillent pour nous avertir de prier, recommençant cela tant de fois qu’à peine nous permettent-ils de prendre un peu de repos. Quelquefois aussi ils paraissent sous des habits de Solitaires, et tiennent des discours de piété, afin que nous ayant trompés par ces fausses apparences, ils nous puissent persuader de faire tout ce qu’ils désirent. Mais il ne faut pas les écouter encore qu’ils nous éveillent pour prier, qu’ils nous portent à des jeûnes excessifs, qu’ils nous conseillent de ne point manger du tout, et qu’ils nous exhortent à nous accuser et à nous prosterner en terre à cause des fautes qu’ils savent que nous avons autrefois commises. Car ils ne font tout cela ni sincèrement ni par piété, mais seulement pour porter les simples dans le désespoir en leur faisant croire que la vie solitaire est inutile, afin que leur en donnant ainsi de l’aversion et du dégoût comme d’un fardeau insupportable, ils leur fassent perdre le courage de l’embrasser et de la suivre. C’est pourquoi le Prophète envoyé de Dieu prononce malédiction contre ceux qui font semblables choses, en disant : (Abac.2) : « Malheur à celui qui est cause de la perte de son prochain, par le trouble qu’il lui met en l’âme. » Car ces discours et ces exhortations ne tendent qu’à nous détourner du chemin de la vertu. Et ainsi bien que les Démons disent la vérité, lorsqu’ils disaient à Jésus-Christ : « Tu es le Fils de Dieu » (Matt.8), il leur commanda de se taire, de peur qu’ils ne mêlassent leur malice avec la vérité, et pour nous apprendre (Marc.I) que nous ne devons jamais les écouter encore qu’il semble qu’ils la disent. Car quelle apparence y aurait-il qu’ayant comme nous avons l’Ecriture Sainte, et y jouissant de la liberté que Dieu nous a donnée, nous fussions instruits par le Diable, qui n’a pas gardé les commandements qui lui avaient été faits à lui-même, et qui a maintenant des pensées toutes contraires à celles qu’il avait lorsqu’il était en grâce ? C’est pourquoi Dieu lui défend de se servir du langage de l’Ecriture, lorsqu’il lui dit par la bouche de David (Ps.50) : Le Seigneur a dit au pécheur : Pourquoi racontes-tu mes justices, et te mêles-tu de parler de ma loi ? »
Il n’y a rien que les Démons ne fassent et ne feignent pour tromper les simples : Ils suscitent de grands bruits, ils éclatent de rire, ils sifflent, et si l’on ne s’arrête point à tout cela, ils pleurent et se plaignent, comme se reconnaissant vaincus. Ce qui est cause que Dieu leur ferme la bouche Et quant à nous qui sommes instruits par les exemples des Saints, nous aurions grand tort de ne pas imiter leur générosité et leur constance. Or dans ces rencontres ils disaient (Ps. 38) : « Quand le pécheur s’élevait contre moi, je me suis tu, je me suis humilié ; et n’ai pas même osé proférer une seule bonne parole. » Et en un autre endroit (Ps. 37) : « J’étais comme un sourd qui n’entend pas, comme un muet qui n’ouvre pas la bouche, et comme un homme qui n’écoute rien ». Gardons-nous donc bien de les écouter, puisqu’ils sont nos ennemis, ni de leur obéir lorsqu’ils nous exhortent à prier et à jeûner. Mais avançons-nous avec plus de courage que jamais dans le chemin où nous sommes entrés, sans nous en laisser détourner par ces esprits malheureux qui ne font rien que pour nous tromper. Et ne les craignons aussi nullement, encore qu’ils nous attaquent, et qu’ils nous menacent même de la mort, puisque nous savons qu’ils sont faibles, et que tout leur pouvoir se réduit à ces menaces.
CHAPITRE X.
Suite du discours de Saint Antoine à ses disciples, où il leur fait voir quelle est l’impuissance des Démons.
Jusques ici je ne vous ai parlé que comme en passant des artifices du Diable. Mais vous serez bien aises je m’assure, que je m’étende davantage sur ce sujet, puisqu’il vous sera fort utile de graver ces instructions dans votre mémoire. Lorsque notre Seigneur est venu au monde, il a terrassé cet ennemi de notre Salut, et toutes ses forces ont été détruites. Ainsi ne pouvant plus rien maintenant, il fait comme ces tyrans, qui ayant perdu toute leur puissance, ne peuvent demeurer en repos, et qui n’ayant plus que la parole, s’en servent à faire des menaces. Si vous considérez bien toutes ces choses, il vous sera facile de mépriser les Démons. Que s’ils étaient engagés comme nous dans les liens du corps, ils pourraient dire qu’ils ne nous sauraient trouver quand nous nous cachons, ou que nous trouvant ils ne nous sauraient nuire. Car nous pourrions nous cacher, et les empêcher de venir à nous en leur fermant les portes. Mais cela n’étant pas ainsi, et leur étant facile d’entrer bien qu’elles soient fermées, et même de voler dans toute l’étendue de l’air, ainsi que le Diable leur malheureux prince, et étant toujours prêts à nuire par la malice qui est en eux, suivant ce que notre Seigneur a dit du Diable (Jean 8), qu’il est le père de toute méchanceté, qu’il a été homicide dès le commencement. Il paraît clairement qu’ils ne peuvent rien, puisqu’ils ne sauraient nous faire mourir encore que notre manière de vivre soit celle de toutes qu’ils ont le plus en horreur. Car le lieu où nous sommes ne les empêche pas de nous dresser des embûches. Ils ne nous considèrent pas comme leurs amis pour nous épargner. Ils n’ont point d’amour pour la vertu qui les puisse porter à bien faire ; et étant remplis de malice, ils n’ont point de plus grande passion que de nuire à ceux qui embrassent la vertu. Mais n’ayant aucune force, tout leur pouvoir se réduit à nous menacer ; et s’ils en avaient de nous mal faire, iln’y a rien qu’ils ne tentassent pour cela ; leur volonté étant toujours portée à nuire aux hommes, et à nous principalement, voyant que nous sommes assemblés ici pour parler contre eux, et que leur faiblesse s’augmente à mesure que nous avançons dans la piété. Ainsi s’ils avaient quelque puissance, ils ne laisseraient en vie un seul des Chrétiens ; le service et l’honneur que l’on rend à Dieu passant pour abomination dans l’esprit des pécheurs, comme dit l’Ecriture Sainte. Voyant donc qu’ils ne nous sauraient faire le mal dont ils nous menacent, ils tournent leur rage contre eux-mêmes : ce que vous devez bien considérer, afin de ne les pas craindre. Que s’ils avaient quelque puissance, ils ne viendraient point en troupe, ils ne nous présenteraient point des fantômes, et ils ne se transfigureraient point pour tâcher de nous tromper, mais leur pouvoir secondant leur volonté ils se contenteraient de nous attaquer seul. Car ceux qui ne manquent pas de force ne se servent point d’illusions ni de bruits pour nous épouvanter ; mais sans employer tous ces artifices, ils usent soudain de leur puissance, pour exécuter leurs desseins. Les Démons au contraire à cause qu’ils ne peuvent rien, semblent jouer sur un théâtre, changeant de figures, comme pour étonner des enfants par la multitude de tant de fantômes et de visions : ce qui témoignant leur extrême faiblesse nous oblige encore davantage à les mépriser. Au contraire ce bon Ange envoyé de Dieu contre les Assyriens (4. Reg. 19) n’eut besoin ni de se faire accompagner d’une grande multitude, ni d’emprunter des figures étranges, ni d’exciter de grands bruits, ni de faire de grands efforts ; mais usant sans peine et avec tranquillité de la puissance qui lui était donnée, il tua en un moment cent quatre vingt cinq mille hommes. Les Démons au contraire n’ayant pas le pouvoir de ces bienheureux esprits sont réduits à tâcher de nous étonner par ces diverses visions.
Quelqu’un me dira peut-être en m’alléguant l’exemple de Job : Comment est-ce donc que le Diable lui a pu faire tout le mal qu’il a voulu ? Comment a-t-il pu le priver de tous ses biens (Job. I), faire mourir tous ses enfants, et le frapper même en son corps d’une plaie si cruelle ? Je réponds que ce pouvoir n’est pas procédé du Démon, mais de Dieu qui lui a permis de traiter Job de la sorte, afin d’éprouver sa vertu. Car ne pouvant rien de lui-même, il lui demanda et obtint cette permission, ce qui fait encore voir plus clairement que cet ennemi mortel de notre Salut ne peut faire aucun mal aux Justes, quelque désir qu’il ait de leur nuire. (Matt.8). Car s’il avait ce pouvoir, il ne le demanderait pas, au lieu que l’ayant demandé non seulement une fois, mais diverses fois, il faut assez connaître quelle est sa faiblesse et son impuissance. Or il ne faut pas nous étonner qu’il n’ait rien pu de lui-même contre Job, puisqu’il n’a su nuire à un seul des animaux qui lui appartenaient qu’après que Dieu le lui eût permis. Sa puissance ne s’étend pas seulement sur les pourceaux ; car ne lisons-nous pas dans l’Evangile : Les Démons frappaient notre Seigneur en disant : « Permets-nous d’entrer dans ce troupeau de pourceaux. » (Matt. 8). Que s’ils n’ont aucun pouvoir sur les bêtes, à combien plus forte raison n’ont-ils point d’empire sur l’homme qui est créé à l’image de Dieu ? Ainsi c’est Dieu seul que nous devons craindre ; et bien loin d’avoir de l’appréhension d’eux, nous n’en devons concevoir que du mépris. Plus ils s’efforcent de nous tenter, et plus nous devons nous affermir dans nos saints exercices, puisqu’une vie pure et une ferme foi en Dieu sont de puissantes armes pour les combattre et pour les vaincre. Car ils redoutent les jeûnes des Solitaires, leurs veilles, leurs oraisons, leur douceur, la tranquillité de leur esprit, leur pauvreté volontaire, le mépris qu’ils font de l’honneur, leur humilité, leur charité pour les pauvres, leur miséricorde, leur accoutumance à surmonter la colère, et surtout cet amour sincère dont ils brûlent pour Jésus-Christ : C’est pourquoi il n’y a rien que ces malheureux esprits ne fassent pour empêcher qu’il ne se trouve des personnes qui aient le pouvoir de les fouler aux pieds, sachant quelle est la Grâce que notre Sauveur a donnée contre eux aux fidèles, lorsqu’il leur dit : (Luc 10) Je vous donne pouvoir de marcher sur la tête des serpents et des scorpions, et de terrasser toutes les puissances de l’ennemi. »
CHAPITRE XI.
Suite du discours de Saint Antoine à ses disciples touchant les Démons, dont il montre qu’il faut mépriser les prédictions.
Que s’ils feignent d’avoir la science de prédire, gardez-vous bien d’y ajouter foi. Car souvent ils vous avertiront de la venue de vos frères quelques jours auparavant, et ils viendront au temps qu’ils vous l’auront dit sans se soucier de la chose en soi, mais afin de vous persuader de les croire et de vous perdre ensuite après s’être ainsi rendus maîtres de votre esprit : C’est pourquoi ne les écoutez pas ; mais au contraire repoussez-les en leur disant que vous n’avez nul besoin de leurs prédictions. Car y a-t-il sujet de s’étonner qu’ayant des corps incomparablement plus légers que les nôtres, et ayant vu des personnes se mettre en chemin, ils les préviennent par leur vitesse et annoncent leur venue, puisqu’un homme de cheval peut faire la même chose au regard d’un homme de pied ? Il n’y a donc point en ces occasions sujet de les admirer ; et ils n’ont aucune connaissance des choses avant qu’elles soient avenues, cela étant réservé à Dieu seul. Mais tout ce qu’ils peuvent faire est de rapporter à plusieurs, comme par une espèce de larcin et en faisant une extrême diligence, toutes les choses qu’ils voient se passer ici quand nous sommes assemblés et ce que nous avons dit contre eux, avant qu’aucun de ceux qui sont présents sorte de sa place et en puisse dire des nouvelles. En quoi il n’y a rien qu’un homme qui voudrait user d’une très grande diligence ne peut faire comme eux en laissant derrière lui un autre qui marcherait lentement. Ce qu’il est aisé de comprendre par cet exemple : Si quelqu’un venait ici de la Thébaïde ou de quelque autre province, ils ne sauraient rien de son voyage avant qu’il se fût mis en chemin ; mais lorsqu’ils l’y auraient vu, ils pourraient par leur vitesse annoncer sa venue avant qu’il arrivât, et cet homme arriver quelques jours après ainsi qu’ils l’auraient prédit. Mais ils se trouveraient menteurs, si, comme il advient quelquefois, cet homme retournait sur ses pas.
Ils se servent aussi des inondations des fleuves pour nous tromper, lorsque voyant qu’il a beaucoup plu en Ethiopie et jugeant par là que le Nil doit déborder, ils se hâtent de le venir dire en Egypte auparavant que l’inondation y soit arrivée. Ce que les hommes pourraient faire aussi bien qu’eux s’ils étaient par leur nature aussi rapides et aussi légers. Car comme celui que David avait mis en sentinelle sur un lieu fort élevé (2. Reg.3.13), aperçut beaucoup plutôt celui qui venait, que ne firent ceux qui étaient en bas, et prenant sa course rapporta ce qui n’était pas encore arrivé, mais ce qui allait arriver incontinent. Ainsi les Démons usent de toutes sortes de moyens et s’avertissent les uns les autres afin de tâcher à nous tromper. Que s’il advient par la Providence de Dieu à qui toutes choses sont possibles que cette inondation n’arrive pas, ou que le voyageur ne continue pas son chemin, alors ils se trouvent menteurs, et ceux qui ont ajouté foi à leurs paroles se trouvent trompés. C’est ce qui arrivait aux oracles des faux dieux des Grecs, et c’est ainsi que ces Démons qui parlaient par la bouche de leurs idoles avaient accoutumé de tromper les hommes. Mais ces oracles devinrent muets lorsque notre Seigneur Jésus-Christ venant au monde découvrit leur fausseté et rendit inutiles toutes les tromperies des Démons. Car ils ne connaissent rien par eux-mêmes, et ainsi que des larrons ils se disent seulement les uns aux autres toutes les choses qu’ils ont vues, et leur avis doivent plutôt passer pour des conjectures que pour des prédictions. Ainsi encore qu’ils disent quelquefois la vérité, il ne faut pas pour cela les admirer, puisque nous voyons les médecins par l’expérience qu’ils en ont vu de semblables en d’autres personnes, en prédire souvent toutes les suites comme par une espèce de prophétie, et que les pilotes et les laboureurs en considérant le ciel et la disposition de l’air présagent qu’il arrivera des orages et des tempêtes ; ou que le temps sera calmé, ce que nous n’attribuons pas néanmoins à une préscience divine que nous croyons qui soit en eux, mais à leur art et à leur expérience. Ainsi encore que les Démons par les mêmes conjectures prédisent les mêmes choses, nous ne devons ni les admirer ni les écouter. Et quel avantage y a-t-il de savoir quelques jours auparavant ce qui doit arriver ? et quel besoin avons-nous d’être informés de semblables choses, encore qu’elles soient véritables, puisque ces connaissances ne servent de rien pour nous avancer dans la vertu et nous rendre meilleurs que nous ne sommes ? Car nul de nous ne sera jugé comme coupable à cause de ce qu’il ignore, ni ne passera pour bienheureux à cause de la connaissance qu’il aura de semblables choses. Mais nous serons tous jugés selon ce que nous serons demeurés fermes dans la foi et aurons fidèlement observé les commandements de Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas faire grand cas des autres choses, et nous employer seulement avec courage et avec travail dans nos saints exercices, non pour savoir l’avenir, mais afin de nous rendre agréables à Dieu par le soin que nous aurons eu de le servir et de lui plaire. Et nous le devons prier, non de nous donner la science de prédire comme pour récompense de la vie que nous professons, mais qu’il lui plaise de nous assister dans nos combats contre le Diable afin que nous remportions la victoire. Que si nous avons quelque désir de savoir l’avenir, ayons soin de nous conserver dans une très grande pureté ; car je crois qu’une âme sans tache et qui demeure dans l’innocence qu’elle a reçue par le baptême, est si clairvoyante qu’elle peut découvrir par les révélations qu’elle reçoit de Dieu beaucoup plus de choses et plus éloignées que ne sauraient faire les Démons : Tel fut l’esprit d’Elisée lorsqu’il vit Giezi, et aperçut les troupes des Anges qui étaient à l’entour de lui.
CHAPITRE XII.
Suite du discours de Saint Antoine à ses disciples, où il leur apprend de quelle sorte il faut discerner les bons Anges d’avec les mauvais.
Mais il faut que je continue à vous informer des autres tromperies des Démons. Lorsqu’ils viennent à vous de nuit pour vous prédire l’avenir et feignent d’être de bons Anges, ne les écoutez pas, sachant que tous leurs discours ne sont que des menteries : S’ils louent la vie solitaire et vous disent que vous êtes bienheureux, fermez les oreilles à cela aussi bien qu’au reste sans avoir aucun égard à leurs paroles, et fortifiez-vous plutôt et vos cellules aussi avec le signe de la Croix ; mettez-vous en oraison, et vous les verrez disparaître. Car ils sont timides et craignent extrêmement le signe de la Croix de notre Sauveur, parce que c’est en elle qu’il les a désarmés et rendus si méprisables. Que s’ils vous résistent avec impudence, en sautant et en se présentant à vous en plusieurs formes différentes, ne vous en étonnez pas et n’ayez aucune créance en eux comme si c’étaient de bons Anges.
Or il est facile avec la Grâce de Dieu de discerner les uns d’avec les autres. Car la vue des bons Anges n’apporte aucun trouble : « Ils ne contestent ni ne crient, et on n’entend point leurs voix » (Matth.12) ; mais leur présence est si douce et si tranquille qu’elle remplit soudain l’âme de joie, de contentement et de confiance, parce que le Seigneur qui est notre joie, et la puissance de Dieu son Père est avec eux : et les pensées qu’ils nous inspirent étant tranquilles et sans aucun trouble, ils illuminent de telle sorte ceux à qui ils apparaissent, qu’ils peuvent sans peine considérer ces bienheureux Esprits ; et leur donnent un tel amour pour les choses divines et futures qu’ils voudraient s’unir entièrement à eux, et souhaiteraient de les pouvoir suivre dans le Ciel. Mais comme il y a des hommes qui appréhendent même la vue des bons Anges, leur charité est telle qu’ils les délivrent aussitôt de cette crainte, ainsi que Gabriel en délivra Zacharie, et l’Ange qui parut au sépulcre en délivra ces saintes femmes qui allaient y chercher notre Seigneur. Comme aussi celui qui dit aux pasteurs dans l’Evangile : « N’ayez point de crainte. Car alors l’appréhension de ces bonnes âmes ne procède pas d’une faiblesse d’esprit qui les porte à s’étonner aisément ; mais de la présence d’une nature plus excellente que la leur. Telle est donc l’apparition des bons Anges.
Au contraire la surprise et l’aspect des mauvais Anges remplit l’esprit de trouble : Ils viennent avec bruit et avec cris tels que font ceux des jeunes gens mal disciplinés, et avec tumulte comme des larrons : Ce qui jette la crainte dans l’âme ; remplit les pensées de confusion et de trouble ; abat le visage de tristesse ; donne du dégoût pour la vie solitaire ; porte l’esprit dans le découragement, dans la tristesse, dans le souvenir des parents, dans la crainte de la mort ; lui fait désirer les choses mauvaises ; mépriser la vertu, et le remplit d’inconstance. Ainsi lorsqu’il vous arrive des visions qui vous étonnent, si cette crainte passe soudain et qu’une extrême joie lui succède ; que votre esprit devienne tranquille ; que vous vous trouviez pleins de confiance ; que vous repreniez de nouvelles forces ; que vos pensées rentrent dans le calme ; et comme je l’ai dit auparavant, que vous sentiez dans votre cœur un amour généreux pour Dieu, prenez bon courage et mettez-vous en prière : Car cette joie et cet état de votre âme est une marque de la sainteté de l’esprit qui vous apparaît. Ainsi Abraham se réjouit en voyant Dieu ; et Saint Jean tressaillit de joie dans le ventre de sa mère, en entendant la voix de la Vierge qui portait un Dieu dans son sein. Mais lorsque dans l’apparition des esprits vous entendez des bruits et des troubles accompagnés de menaces de la mort, et voyez des fantômes qui vous représentent les choses du siècle, et tout le reste de tout ce que je vous ai dit, assurez-vous que c’est une tentation des mauvais Anges ; dont il ne faut point de meilleure preuve que de voir l’âme demeurer dans l’appréhension et dans la crainte. Car les Démons ne nous en délivrent jamais, comme Gabriel ce grand Archange en délivra Marie et Zacharie, et comme l’Ange qui parut au sépulcre en délivra ces saintes femmes. Mais au contraire, plus ils voient les hommes étonnés, et plus ils leur présentent de fantômes, afin d’augmenter la terreur dans leur esprit, et ensuite triompher d’eux, en leur disant de se prosterner pour les adorer. C’est ainsi qu’ils ont surpris les païens, qui étant trompés par leurs artifices les ont adorés comme des dieux. Mais notre Seigneur n’a pas voulu souffrir que nous ayons été ainsi trompés par le Diable, lequel le voulant tenter de la même sorte, il le menaça en lui disant : « Retire-toi d’ici Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et ne serviras qu’à lui seul. » (Luc.4). Méprisons donc de plus en plus toutes les malices de cet esprit artificieux, puisque c’est pour l’amour de nous que Jésus-Christ lui a tenu ce langage, afin que les Démons nous entendant leur dire ces paroles, soient épouvantés en se souvenant que ce sont les mêmes dont un Dieu s’est servi pour les menacer.
J’ai aussi, mes chers enfants, une autre instruction à vous donner, qui est de ne vous pas glorifier lorsque vous aurez chassé les Démons, et de ne vous point enfler de vanité quand vous aurez guéri miraculeusement des malades. N’admirez point celui qui chasse les Démons ; et ne méprisez point celui à qui Dieu ne fait pas la même grâce. Mais remarquant les vertus de chacun dans les saints exercices que nous professons, efforcez-vous de les imiter ; et tâchez même de les surpasser par une sainte émulation. Car il ne dépend pas de nous de faire des miracles ; mais c’est un ouvrage de notre Sauveur, qui à cause de cela a dit à ses disciples : « Ne vous réjouissez pas de ce que les Démons vous obéissent ; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le Ciel. » (Luc.10). Car de ce qu’ils y sont écrits est un témoignage de notre vertu et de notre bonne vie ; au lieu que le pouvoir de chasser les Démons est une pure faveur que nous recevons de Jésus-Christ. C’est pourquoi lorsque ceux qui se glorifiaient de leurs miracles, et non pas de leurs vertus lui disaient (Matt.7) : « Seigneur, n’avons-nous pas chassé les Démons, et fait plusieurs miracles en ton nom. » Il leur répondit : « En vérité, en vérité, je ne vous connais point. » Car il ne connaît point les voies des impies. Prions –le donc de tout notre cœur ( I. Cor.12), ainsi que je vous l’ai déjà dit, de nous accorder par sa Grâce le don de discerner les esprits, afin qu’ainsi qu’il est écrit : « Nous ne nous laissions pas emporter à toutes sortes de vents. » (Ephes.4).
CHAPITRE XIII.
Conclusion du discours de Saint Antoine à ses disciples, où il rapporte quelques-unes des tentations des Démons qu’il avait éprouvées, et les exhorte à les mépriser.
Je voulais finir ce discours, et en me contentant de ce que je vous ai dit, ne vous point parler de ce qui est arrivé à moi-même. Mais afin que vous ne croyiez pas que je vous ai rapporté toutes ces choses à cause seulement qu’elles me sont venues en l’esprit, et que vous y ajoutiez foi comme étant véritables et ne vous ayant rien proposé que je ne sache par expérience, je vous dirai encore ce que j’ai vu des embûches et des artifices des Démons, bien qu’en cela je semble commettre une imprudence. Mais Dieu qui m’entend sait quelle est ma sincérité, et que ne me considérant nullement en tout ceci, je ne le fais que pour l’amour de vous, et par le désir de votre avancement spirituel.
Combien de fois les Démons me disant que j’étais un Saint, les ai-je maudits au nom du Seigneur ? Combien de fois me prédisant le débordement du Nil, leur ai-je répondu : De quoi vous mêlez-vous ? Quelquefois venant avec menaces ils m’environnaient de tous côtés comme des troupes de soldats armés tant de pied que de cheval, et quelquefois aussi ils remplissaient de serpents et de bêtes sauvages le lieu où je demeurais. Alors je chantais ce verset du psaume : « Ils se glorifient en leurs chariots et en leurs chevaux, mais nous ne nous glorifions qu’au nom du Seigneur notre Dieu. » (Ps. 19). Et après m’être mis en prière, tous leurs efforts étaient rendus inutiles.
Une autre fois m’abordant de nuit avec une grande lumière qui n’était que feinte, ils me dirent : « Nous venons, Antoine, pour t’éclairer. » Je fermai les yeux, je me mis en oraison, et aussitôt cette lumière diabolique fut éteinte. Quelques mois après ils vinrent en chantant des psaumes et parlant de l’Ecriture Sainte ; sur quoi « je demeurai comme un sourd qui n’entend rien. » (Ps.37). Une autre fois, ils ébranlèrent tout mon Monastère, et je priai Dieu afin que mon âme ne fût point ébranlée. Ils revinrent à quelque temps de là en battant des mains, en sifflant et en sautant. Mais m’étant mis en prière et à chanter des psaumes, ils commencèrent aussitôt à pleurer et à se plaindre comme ayant perdu toute force. Alors je louai notre Seigneur qui domptant ainsi leur audace et leur folie, les rendait si méprisables.
Un jour le Démon m’apparut d’une grandeur démesurée, et eut l’impudence de me dire : Je suis la force et la Providence de Dieu, et je te ferai telle faveur que tu voudras. Alors en proférant le nom de Jésus-Christ, je lui crachai au visage ; et m’efforçant de le frapper, il sembla que j’en fusse venu à bout, ce grand fantôme et toute la troupe des Démons qui le suivaient s’étant évanouis aussitôt que j’eus prononcé ce nom qui leur est si redoutable.
Une autre fois comme je jeûnais, cet imposteur me vint trouver en habit de Solitaire, et, me présentant la figure d’un pain, me dit pour me tromper : « Mange, et donne quelque relâche à tes travaux excessifs, tu es un homme comme les autres, et tu succomberas si tu continues dans ces grandes austérités. » Connaissant ses ruses et ses artifices, je me levai pour prier. Ce que ne pouvant supporter il fut vaincu, et s’évanouit de devant mes yeuxen sortant par la porte comme une fumée.
Combien de fois m’a-t-il présenté de l’or en apparence dans le désert, afin seulement que je le touchasse et le regardant ? Mais au lieu de cela,je chantais des psaumes, et lui séchait de dépit. Il m’a souvent couvert de plaies, et je disais : « Rien ne me saurait séparer de l’amour de Jésus-Christ. » (Rom.2). A ces paroles, les Démons s’entrefrappaient les uns les autres. Car ce n’est pas moi qui les ai domptés et rendu toutes leurs forces inutiles, mais c’est le Seigneur qui a dit : « Je voyais Satan tomber du Ciel comme un éclair. » (Luc.10).
Voilà, mes chers enfants, ce qui m’est arrivé en particulier et que j’ai voulu vous dire, me souvenant de ce que l’Apôtre a fait en pareille rencontre, afin que ni le découragement, ni la crainte de toutes les illusions du Diable et des Démons ne soient jamais capables d’affaiblir votre sainte résolution. Mais puisque par le désir de vous voir avancer dans la vertu, j’ai passé par-dessus les lois de la prudence ordinaire en vous racontant toutes ces choses, je veux encore vous en rapporter une pour augmenter votre assurance contre ces ennemis des hommes. Et vous pouvez hardiment me croire : car je ne mens pas. Quelqu’un ayant un jour frappé à ma porte dans le Monastère, je sortis et vis un homme d’une extraordinaire grandeur. Lui qui ayant demandé qui il était, il me répondit : « Je suis Satan. » « Qu’as-tu à faire ici ? » lui dis-je alors. Il me répliqua : « Pourquoi est-ce que tous les Solitaires m’accusent injustement ? Pourquoi est-ce que tous les Chrétiens me donnent sans cesse des malédictions ? » « Mais pourquoi, lui répondis-je, leur fais-tu toujours du mal ? » « Je ne leur en fais point », dit-il, « mais c’est eux-mêmes qui s’en font. Car j’ai perdu toute ma force. Et n’ont-ils pas lu : « Enfin, l’Ennemi a été désarmé et tu as détruit toutes ses villes. » (Ps.9). Il ne me reste plus un seul lieu où je commande ; je n’ai plus aucunes armes, et je ne possède pas une seule ville. Les Chrétiens sont répandus par tout le monde, et les déserts même sont remplis de Solitaires. Qu’ils veillent donc sur eux-mêmes si bon leur semble, et ne fassent plus avec tant d’injustice toutes ces imprécations contre moi. » Alors admirant la Grâce de Dieu, je lui dis : « Encore que tu sois toujours menteur et que tu ne dises jamais la vérité, tu viens de la dire maintenant malgré toi : Car il est sans doute que Jésus-Christ venant au monde a ruiné toutes tes forces, et en te portant par terre t’a désarmé entièrement. » Le Diable entendant proférer ce nom de notre Sauveur, et sentant par là augmenter l’ardeur de son supplice, disparut aussitôt. Or s’il avoue lui-même qu’il ne peut rien, n’avons-nous pas raison de le mépriser avec tous ses Démons ? Voilà quels sont les artifices de notre Ennemi et de tous ces chiens infernaux. Mais connaissant leur faiblesse, il nous est bien aisé de n’en tenir compte. Gardons-nous donc de perdre courage ; ne remplissons point notre esprit de vaines terreurs, et ne nous donnons pas de la crainte à nous-mêmes en disant : « Mais si le Démon venait à cette heure pour me tenter ? Mais s’il m’enlevait pour me porter par terre ? Mais si en sortant tout d’un coup de ses embûches, il m’épouvantait de telle sorte qu’il me mît dans le trouble ? » N’ayons aucune de ces pensées, et ne nous affligeons point comme si nous étions prêts de périr. Au contraire, soyons pleins de confiance, et réjouissons-nous toujours comme devant être sauvés, et parce que le Seigneur est avec nous, lui qui a mis les Démons en fuite et détruit toute leur puissance ; pensons continuellement que leSeigneur nous étant ainsi toujours présent, les Démons ne nous sauraient faire aucun mal. Car ils se conduisent envers nous selon l’état auquel ils nous trouvent, et forment les visions qu’ils nous présentent selon les pensées qu’ils reconnaissent que nous avons dans l’esprit. Ainsi s’ils nous trouvent craintifs et troublés, ils nous attaqueront aussitôt en la même sorte que des voleurs attaquent une maison qu’ils savent n’être gardée de personne, et augmenteront par de nouvelles frayeurs celles que nous avons déjà dans l’esprit, en y joignant des visions et des menaces ; ce qui tourmente misérablement une pauvre âme. Que si au contraire ils nous trouvent pleins de joie en notre Seigneur ; s’ils nous trouvent méditant ses commandements, et considérant que toutes choses étant entre ses mains les Démons ne peuvent rien contre les Chrétiens, ils n’auront aucune puissance de nous nuire ; mais voyant nos âmes dans ces sentiments, ils s’en retourneront avec confusion et avec honte. Ainsi trouvant Job fortifié de la sorte contre lui, il le quitta. Et trouvant Judas dénué de semblables armes, il le rendit son esclave. C’est pourquoi si nous voulons triompher de cet ennemi, ayons toujours dans l’esprit de saintes pensées ; que nos âmes soient continuellement dans la joie par l’espérance des biens à venir, et lors nous considèrerons toutes les illusions des Démons comme une vapeur, et une fumée, et les verrons plutôt nous fuir que non pas nous persécuter. Car comme je l’ai déjà dit, ils sont extrêmement timides, parce qu’ils n’ignorent pas quelle est l’ardeur de ces flammes éternelles destinées pour leur supplice.
Mais pour faire que vous ayez encore moins de peur de ces esprits de ténèbres, je veux vous donner une marque qui vous servira à les connaître. Lorsque quelque vision vous paraîtra, au lieu de vous laisser troubler par la crainte, interrogez avec assurance celui qui se présentera à vous, en lui disant : « Qui es-tu ? Et d’où viens-tu ? » Car si cette apparition est d’un bon Ange, il vous éclaircira de vos doutes par ses réponses, et changera votre appréhension en joie. Et si c’est un Démon, il sera soudain terrassé en voyant la fermeté de votre esprit, n’ayant point de plus grande preuve de l’avoir tranquille, que de lui demander ainsi qui il est, et d’où il vient. Ainsi le fils de Navé (Jos.5) fut informé de ce qu’il désirait de savoir, et le Démon ne se put cacher lorsqu’il l’interrogea.
CHAPITRE XIV.
Effets de ce discours de Saint Antoine. Perfection de la vie des Solitaires qui se formaient sur son exemple. Abstinence merveilleuse de ce Saint.
Antoine ayant ainsi parlé, son discours remplit de joie tous les assistants, augmenta dans les uns l’amour de la vertu, chassa de l’esprit des autres la négligence, fit cesser la vanité de ceux qui avaient trop bonne opinion d’eux-mêmes, leur persuada à tous de mépriser les embûches des Démons, et les remplit d’admiration de la grâce si particulière que Dieu lui avait faite de discerner les esprits. Il y avait donc dans les montagnes des Monastères qui étaient comme autant de temples remplis des chœurs divins de ces personnes qui passaient leur vie à chanter des psaumes, à étudier l’Ecriture Sainte, à jeûner, à prier, à mettre leur consolation dans l’espérance des félicités à venir, à travailler de leurs mains pour pouvoir donner l’aumône, et à vivre tous ensemble dans une parfaite charité et une union admirable.
Ainsi l’on pouvait voir véritablement en ces lieux-là comme une région séparée de tout le reste du monde, dont les heureux habitants n’avaient point d’autres pensées que de s’exercer à la piété et à la justice. IL n’y avait personne qui fît tort à autrui ou qui en reçût. « Et l’on n’y entendait point la voix menaçante de ces rigoureux créanciers. » (Job.33). Mais tout était rempli d’une grande multitude de Solitaires, qui n’avaient tous autre dessein et autre désir que de s’avancer dans la vertu. En voyant ces Monastères et la discipline admirable dans laquelle ils vivaient tous, il y avait sujet de s’écrier : (Num.24) : « Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob, et tes tentes, ô Israël ! Elles sont comme des vallées ombragées de bois, comme des jardins arrosés par des ruisseaux ; comme des tabernacles dressés de la main du Seigneur ; et comme des cèdres proches des eaux. »
Antoine selon la coutume faisant la vie d’un Anachorète dans son petit Monastère, travaillait sans cesse à s’avancer de plus en plus dans la perfection religieuse. Il se mettait devant les yeux ces demeures qui nous sont préparées dans le Ciel. Il soupirait par le désir d’y arriver ; et considérant la fragilité de cette vie et la noblesse de notre âme, il avait honte d’être obligé de manger, de prendre quelque repos par le sommeil, et de se voir assujetti aux autres nécessités du corps. Ce qui faisait que souvent lorsqu’il était prêt à manger avec ses disciples, se ressouvenant de cette autre nourriture spirituelle, il s’en abstenait et s’éloignait d’eux, comme s’il eût eu honte que l’on l’eût vu manger. Ainsi il mangeait d’ordinaire seul lorsque la nécessité le contraignait à prendre quelque chose pour le soutenir. Mais cela n’empêchait pas qu’il ne mangeât souvent avec ses frères, lorsqu’ils l’en priaient, et afin de pouvoir plus commodément et dans la liberté de l’esprit de Dieu leur tenir des discours qui leur fussent profitables.
Il leur disait donc qu’il faut beaucoup plutôt employer tout son soin à ce qui est avantageux à l’âme, que non pas à ce qui regarde le corps, auquel nous ne devons donner que fort peu de notre temps, et lorsque nous y sommes obligés par nécessité ; au lieu que nous le devons tout employer à ce qui regarde l’utilité de notre âme, de crainte qu’elle ne se laisse emporter aux voluptés du corps, et afin qu’au contraire elle le réduise en servitude. Qui est ce que notre Seigneur nous a voulu faire entendre, lorsqu’il a dit (Luc. 12) : « Ne soyez point en inquiétude pour votre vie, de quoi vous serez nourris, ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. » (Matth.6) : « Ne pensez point à ce que vous boirez, ni à ce que vous mangerez, et que vos esprits ne se troublent point par la crainte de manquer de ce qui vous est nécessaire. Car c’est aux infidèles d’avoir soin de ces choses, mais non pas à vous, puisque notre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le Royaume de Dieu et sa Justice ; et tout le reste vous sera donné par surcroît. »
CHAPITRE XV.
Saint Antoine sort de son Monastère, pour aller en Alexandrie assister les Chrétiens durant la persécution de Maximien ; et y retourne après lorsqu’elle eut cessé.
Quelque temps après, l’Eglise étant ravagée par la persécution de Maximien, et plusieurs Chrétiens étant menés en Alexandrie, Antoine quitta son Monastère pour suivre ces victimes de Jésus-Christ, et disait : « Allons à ce glorieux combat de nos frères pour le soutenir avec eux, ou pour être au moins spectateurs de leur triomphe. Il brûlait de désir de souffrir aussi le martyre. Mais comme il ne pouvait pas en conscience se livrer lui-même, il fut contraint de se contenter de servir ceux qui étaient dans les mines et dans les prisons, pour avoir confessé le Nom de Jésus-Christ. Il exhortait aussi avec un grand zèle ceux que l’on menait devant les Juges de soutenir généreusement cette épreuve de leur foi, et de demeurer fermes jusques à la fin, pour se consacrer à Dieu par le martyre. Le Juge voyant la ferveur et le courage invincible d’Antoine et de ceux qui l’accompagnaient, défendit à tous les Solitaires de se plus trouver aux jugements, et de demeurer dans la ville. Ensuite de cette ordonnance, tous les autres se cachèrent ce jour-là. Mais Antoine au lieu de s’étonner, lava sa robe, et le lendemain se tint sur un lieu élevé où le juge devait passer, afin qu’il le pût voir plus aisément. Chacun s’en étonnant, et le juge et toute sa suite l’apercevant, il demeura ferme sans rien craindre, faisant voir par là quelle est l’assurance et la générosité des Chrétiens. Car il souhaitait avec passion, ainsi que je l’ai déjà dit, d’endurer aussi le Martyre, et sentait beaucoup de douleur de ne recevoir pas cette grâce. Mais notre Seigneur le conserva pour notre avantage, et celui de plusieurs autres, afin qu’il fût le maître d’un grand nombre de disciples en la vie solitaire, dont il avait pris les instructions de l’Ecriture Sainte. Car plusieurs voyant seulement sa manière de vivre, s’efforçaient avec ardeur de l’imiter. Il continua comme il avait toujours fait d’assister les Confesseurs du Nom de Jésus-Christ ; et comme s’il eût été dans les mêmes liens, il ne ressentait pas moins qu’eux tous les travaux et les souffrances de leur prison.
Cette cruelle persécution, durant laquelle le bienheureux Pierre Patriarche d’Alexandrie endura le martyre, étant cessée, Antoine retourna dans son Monastère, où sa foi et sa piété lui acquéraient continuellement le mérite du martyre qu’il faisait souffrir à son corps par l’austérité de sa vie. Car il jeûnait toujours, il portait sur sa peau une tunique de poil de chèvre, et par-dessus celle-là une autre de cuir, qu’il ne quitta point jusqu’à sa mort. Il ne lavait jamais son corps, ni ne nettoyait jamais ses pieds, si la nécessité ne le contraignait de passer dans l’eau ; et on ne l’a jamais vu nu, que lorsqu’on l’ensevelit.
CHAPITRE XVI.
Saint Antoine fait plusieurs miracles, et le grand nombre de ceux qui venaient vers lui troublant sa solitude, il va par inspiration divine dans le fond du Désert, où il vivait de ce qu’il semait et labourait lui-même.
S’étant retiré, comme j’ai dit, avec résolution de demeurer un temps sans sortir de son Monsastère, et sans y laisser entrere personne, un nommé Martinien, qui avait commandement sur des gens de guerre, vint troubler son repos pour implorer son assistance, à cause que sa fille était tourmentée du Démon. Après avoir longtemps frappé à sa porte en le conjurant de sortir et de prier Dieu pour elle, Antoine ne lui ouvrit point ; mais regardant seulement d’en haut, lui dit : « Pourquoi me tourmentez-vous ainsi ? Je suis homme comme vous : mais si vous avez de la foi, priez Dieu, et il vous accordera ce que vous lui demanderez. » Martinien crut, invoqua Jésus-Christ : et s’en étant retourné, trouvasa sa fille délivrée de l’esprit malin. Notre Seigneur qui a dit : « Demandez, et il vous sera donné » (Matth.7), fit plusieurs autres miracles par son serviteur, sans qu’Antoine ouvrît sa porte. Car grand nombre de personnes affligées de divers maux demeurant assises au dehors de son Monastère étaient guéries en priant Dieu avec une foi vive et sincère.
Voyant que tant de gens le venaient troubler, qu’il ne pouvait demeurer dans la retraite qu’il désirait, et craignant de s’élever de vanité par les merveilles que Dieu opérait par son moyen, et que l’on eût meilleure opinion de lui qu’il ne méritait ; après avoir bien considéré toutes ces choses, il résolut de s’en aller en la haute Thébaïde où il n’était connu de personne. Ainsi ayant pris des pains de ses disciples, il s’assit sur le bord du fleuve, pour voir s’il ne passerait point quelque bateau dans lequel il pût monter. Etant dans cette pensée, il entendit d’en haut une voix qui lui disait : « Antoine, où vas-tu, et quel est ton dessein ? Lui, sans se troubler, parce qu’il était accoutumé à entendre de semblables voix, répondit : « Ces peuples ne me donnant point de repos, je veux aller en la haute Thébaïde, afin d’éviter leurs importunités, et principalement à cause qu’ils désirent de moi des choses qui sont au-dessus de mes forces. « Alors cette voix dit : « Encore que tu ailles là, et que tu retires mêmes, comme tu l’as résolu, dans ces lieux où il n’y a que des bergers et des pâturages, tu verras redoubler tes peines. Mais si tu veux être dans un plein repos, va-t’en dans le fonds du désert. » Sur quoi Antoine répondant : « Mais qui m’en enseignera le chemin, car je ne le sais point ? » Soudain cette voix lui montra des Sarrazins qui allaient de ce côté-là. Ainsi s’avançant et se joignant à eux, il les pria qu’il pût aller en leur compagnie dans le désert : Ce qu’ils lui accordèrent très volontiers, comme si la providence divine leur eût commandé de le faire.
Antoine ayant marché avec eux durant trois jours et trois nuits, arriva à une montagne assez haute, au pied de laquelle était une fontaine très claire, et dont l’eau était fort bonne et extrêmement fraîche. Il y avait au-dessous une plaine, et quelques palmiers qui n’étaient point cultivés. Antoine comme poussé d’un mouvement de Dieu, conçut de l’amour pour ce lieu-là, parce qu’il était tel que cette voix qui lui avait parlé sur le bord du fleuve, le lui avait figuré. Ainsi ayant pris des pains de ceux avec qui il était venu, il demeura seul dans la montagne, nuls autres qu’eux ne le sachant, et considérant ce lieu comme une demeure qui lui était particulièrement destinée. Ces Sarrazinsmême voyant avec quelle satisfaction il s’y arrêtait, revinrent par le même chemin, et lui apportèrent des pains avec joie. Il reçut aussi quelque soulagement du fruit de ces palmiers.
Ses disciples ayant depuis su le lieu où il était, et conservant pour lui le souvenir que des enfants doivent avoir de leur père, eurent le soin de lui envoyer du pain : Mais Antoine voyant que cela donnait beaucoup de peine à ceux qui le lui portaient, résolut de leur épargner ce travail, et pria pour ce sujet quelques-uns de ceux qui le venaient trouver de lui apporter une bêche, une cognée, et un peu de blé. Ayant cela, et ayant considéré la terre qui était à l’entour de la montagne, il en laboura et sema un petit endroit qu’il jugea propre pour son dessein, à cause qu’il pouvait être arrosé de l’eau de la fontaine : Ce que continuant tous les ans de faire, il recueillait de quoi se nourrir, et sentait une extrême joie de ce que par ce moyen il ne donnait peine et n’était à charge à personne. Mais voyant que quelques-uns commençaient à le venir chercher, il sema aussi des herbes, afin de leur pouvoir donner quelque rafraîchissement ensuite du travail qu’ils auraient souffert durant un chemin si pénible.
Au commencement, les bêtes sauvages du désert, qui venaient pour boire à sa fontaine, gâtant souvent ce qu’il avait labouré, il en prit une tout doucement, et dit à toutes les autres : « Pourquoi me faites-vous du mal, puisque je ne vous en fais point ? Retirez-vous, et au nom du Seigneur ne vous approchez jamais plus d’ici. » Après cette défense, ces bêtes comme craignant de lui désobéir, n’y revinrent plus du tout. Il demeurait donc ainsi seul dans le fond de la montagne, se donnant tout entier à la prière et aux autres exercices de la vie solitaire ; et les frères qui l’assistaient le supplièrent de trouver bon que ceux qui le venaient voir tous les mois, lui apportassent des olives, des légumes, et de l’huile, parce qu’il était déjà vieux.
CHAPITRE XVII.
Saint Antoine étant dans ce désert, les Démons continuent de le tenter, mais inutilement.
Combien durant ce séjour a-t-il soutenu de combats, non pas comme dit l’Apôtre (Ephes.6) contre la chair et le sang, mais contre les princes du siècle et les puissances des ténèbres ? Nous avons appris de ceux qui l’allaient visiter qu’ils entendaient de grands bruits, des voix confuses, et comme des gens armés qui s’entre-choquaient ; qu’ils voyaient la nuit la montagne toute pleine de bêtes farouches, et Antoine combattant comme contre des ennemis visibles, et se mettant en oraison pour les vaincre. En quoi au lieu d’être touché de crainte, il les rassurait, et repoussait ces assauts, en fléchissant les genoux devant Dieu, et lui adressant sa prière. Et véritablement c’était une chose digne d’admiration de le voir demeurer seul dans un désert si effroyable, sans s’étonner des attaques continuelles des Démons, et sans craindre la fureur de tant de bêtes farouches et de serpents. Mais ainsi que dit le Psalmiste : « La confiance qu’il avait en Dieu rendait son esprit aussi ferme et aussi inébranlable que la montagne de Sion. » (Ps.124). Les Démons avaient plus de peur de lui qu’il n’en avait d’eux, et ces cruels animaux, comme il est dit dans l’Ecriture, s’adoucissaient en sa présence. Le Diable, ainsi que chante David (Ps.34), observait Antoine, et grinçait les dents de rage en le voyant vivre de la sorte. Mais lui avait recours à notre Sauveur, afin qu’il le préservât de la malice et des diverses embûches de cet ennemi mortel de tous les hommes.
Une nuit comme il veillait, il lui envoya un si grand nombre de bêtes farouches qu’il y avait sujet de croire qu’il n’en restait une seule dans le désert ; et étant ainsi sorties hors de leurs forts et de leurs cavernes, elles l’environnaient de toutes parts, et ouvrant la gueule, le menaçaient de le mordre. Antoine connaissant l’artifice de l’esprit malin leur dit : « Si Dieu vous a donné pouvoir de me nuire, je suis tout prêt à souffrir que vous me dévoriez ; mais si ce sont les Démons qui vous envoient ici, n’y demeurez pas davantage, et retirez-vous : car je suis serviteur de Jésus-Christ. Il n’avait pas plutôt dit cela qu’elles s’enfuirent, comme si ces paroles eussent été autant de fouets qui les eussent chassées.
Quelques jours après, comme il travaillait, ainsi qu’il faisait toujours avec soin, quelqu’un étant près de la porte, tira la ficelle dont il se servait pour son ouvrage. Car il faisait des paniers d’osier qu’il donnait à ceux qui le venaient voir au lieu des choses qu’ils lui apportaient. S’étant levé, il vit une bête, qui jusques aux cuisses avait la forme d’un homme, et dont tout le reste était d’un âne. Alors faisant le signe de la croix il lui dit : « Je suis serviteur de Jésus-Christ, s’il vous envoie contre moi, me voici, je ne m’enfuie pas. » A ces paroles ce monstre s’enfuit d’une telle vitesse avec tous les Démons qui le suivaient qu’il tomba mort au milieu de sa course, et ils furent tous vaincus par cette mort, qui fit voir que tous les efforts qu’ils avaient faits pour chasser Antoine du désert leur avaient été inutiles.
CHAPITRE XVIII.
Saint Antoine en étant prié, descend de la montagne pour visiter les autres Solitaires ; fait un grand miracle en chemin ; et peu de temps après retourne dans sa solitude.
Etant prié par ses disciples de descendre de la montagne, pour les aller voir et visiter leurs Monastères, il partit avec eux, et fit porter sur un chameau des pains et de l’eau (Car tout ce désert est si sec qu’il ne s’y trouve point de bonne eau à boire, que dans cette seule montagne où il l’avait puisée, et où était son Monastère). L’eau qu’ils portaient leur ayant manqué au milieu de leur voyage, et la chaleur étant excessive, ils furent réduits à telle extrémité qu’ils ne pouvaient plus attendre que la mort. Car après avoir cherché de tous côtés sans trouver de l’eau, et n’ayant plus la force de marcher, ils demeurèrent couchés par terre avec si peu d’espérance qu’ils laissèrent même aller leur chameau. Le saint vieillard outré de douleur de les voir en cet état jetait de profonds soupirs, et s’éloignant un peu d’eux, mit les genoux en terre, éleva les mains vers le Ciel, et eut recours à Dieu par la prière. Le Seigneur l’exauça aussitôt, en faisant sortir de l’eau du lieu même où il était en oraison. Tous les disciples ayant bu reprirent de nouvelles forces, et après avoir rempli les peaux de bouc qu’ils avaient apportées, cherchèrent et trouvèrent leur chameau, qui par hasard s’était arrêté à une pierre, à l’entour de laquelle son licol s’était entortillé. Ainsi l’ayant ramené et l’ayant fait boire, ils mirent sur lui leurs peaux de bouc, et achevèrent heureusement leur voyage.
Antoine étant arrivé chez les Solitaires qui l’avaient convié de les aller voir, tous le considérant comme leur Père, l’embrassaient et le baisaient ; et lui comme leur apportant des présents de la montagne, les enrichissait par ses discours, et leur faisait part de tous ses biens spirituels. Alors, comme dit l’Ecriture, il y eut une nouvelle joie sur les montagnes ; l’émulation de s’avancer en la vertu s’augmenta dans ces bonnes âmes ; et chacun d’eux en considérant la foi des autres, était rempli de consolation. Antoine n’en recevait pas une moindre, de voir la ferveur de tous ces Solitaires, et de ce que sa sœur qu’il avait laissée si jeune, étant vieille dans la virginité, était devenue la supérieure des autres vierges. Quelques jours après, il s’en retourna à la montagne.
CHAPITRE XIX.
Exhortation de Saint Antoine aux Solitaires et aux malades qui l’ allaient trouver.
Alors plusieurs Solitaires l’ allaient trouver, et grand nombre d’autres personnes affligées de divers maux osaient aussi interrompre sa solitude. Il donnait continuellement ces préceptes à ces Solitaires : « Ayez une fermefoi en Jésus-Christ. Aimez-le de tout votre cœur. Conservez votre esprit pur de toutes mauvaises pensées, et votre corps de toute sorte d’impureté. Ne vous laissez point tromper par la gourmandise ainsi qu’il est écrit dans les Proverbes. (Prov. 14). Fuyez la vanité. Priez sans cesse. Chantez les Psaumes le soir et le matin. Repassez continuellement dans votre esprit les préceptes de l’Ecriture ; et mettez-vous devant les yeux les actions des Saints, afin que votre âmedéjà instruite des commandements de Dieu imite leur zèle à les pratiquer. » Il les exhortait aussi sur toutes choses de méditer sans cesse cette parole de Saint Paul : « Que le soleil ne se couche point sur votre colère. » (Ephes.4). Ce qu’il expliquait en cette manière que non seulement le soleil ne doit point se coucher sur notre colère, mais qu’il ne doit pas non plus se coucher sur aucun de nos péchés, afin qu’il n’arrive pas que le soleil durant le jour, ou la lune durant la nuit soient témoins de nos fautes (1. Cor. 31), et ne nous voient pas même dans la pensée de les commettre.
Il les avertissait ainsi de se bien souvenir de cette belle instruction de l’Apôtre (3. Cor. 13) : « Jugez-vous et éprouvez-vous vous-mêmes », afin qu’examinant de quelle sorte ils auraient passé le jour et la nuit, s’ils se trouvaient coupables de quelque chose, ils cessassent de pécher ; et que si au contraire ils n’avaient point commis de fautes, ils ne s’enflassent pas pour cela de vanité, mais continuassent à bien faire sans mépriser ou condamner leur prochain, et ne se justifiant point eux-mêmes selon cette autre parole de Saint Paul (Cor. I.4) : « Ne jugez point avant le temps. Mais attendez la venue de Jésus-Christ, qui seul connaît les choses cachées. » Car nous nous trompons souvent nous-mêmes dans le jugement que nous portons de nos actions, et ignorons nos fautes. Mais le Seigneur connaît toutes choses. C’est pourquoi nous lui en devons laisser le jygement, et ayant compassion des afflictions d’autrui, supporter les imperfections les uns des autres, en condamnant seulement nos propres défauts, afin d’acquérir avec soin les vertus qui nous manquent.
Il ajoutait qu’un moyen fort utile pour se préserver du péché était que chacun marquât et écrivît même ses actions et les mouvements de son âme, comme s’il eût dû en rendre compte à quelqu’un, s’assurant que la crainte et la honte de faire ainsi connaître leurs fautes les empêcherait non seulement de pécher, mais aussi d’avoir de mauvaise pensées. Car qui est celui qui péchant, voudrait ainsi se décrier lui-même ? Et au contraire ne voit-on pas que le désir de couvrir leurs fautes porte les pécheurs à mentir plutôt que de les avouer ? Ainsi donc comme nous ne voudrions pas en présence de quelqu’un commettre un péché avec une femme de mauvaise vie, de même si nous écrivions nos mauvaises pensées, comme pour les faire voir à d’autres, nous prendrions garde à n’y plus retomber par la honte que nous aurions qu’elles fussent sues ; et ces choses que nous écririons seraient à notre regard comme les yeux des Solitaires avec lesquels nous vivrions : Ce qui ferait que rougissant de les écrire, comme si elles devaient être vues par eux, nous n’aurions plus à l’avenir de semblables pensées ; et nous conduisant de la sorte, nous pourrions réduire notre corps en servitude, plaire à notre Seigneur, et mépriser toutes les embûches du Diable.
Voilà quels étaient les préceptes qu’Antoine donnait aux Solitaires qui le venaient voir. Et quant à ceux qui étaient affligés de divers maux, il en avait une extrême compassion, et priant Dieu avec eux, il était souvent exaucé par la guérison qu’ils recevaient. Or comme il ne se glorifiait jamais des faveurs que notre Seigneur lui faisait en lui accordant ses demandes, il ne murmurait jamais aussi lorsqu’il les lui refusait. Mais il lui rendait toujours des actions de grâces, et exhortait ces pauvres affligés d’avoir patience, et de reconnaître que leur guérison ne dépendait ni de lui ni d’aucun homme, et qu’elle était entre les mains de Dieu seul, qui fait tout ce qu’il veut, et quand il lui plaît.
CHAPITRE XX.
Divers miracles faits par Saint Antoine, qui guérit un nommé Fronton d’une violente maladie ; guérit aussi une fille absente d’une autre maladie toute extraordinaire, laquelle il avait sue par révélation ; empêche, ensuite d’une autre révélation, la mort d’un Solitaire prêt à expirer à une journée de lui ; voit monter au Ciel l’âme de Saint Ammon au même moment de sa mort arrivée à treize journées de là ; et guérit par ses prières une sainte fille de Laodicée.
Un nommé Fronton qui était de la maison de l’Empereur, et était tourmenté d’une si cruelle maladie qu’il se coupait la langue avec les dents, et semblait même se vouloir arracher les yeux, vint à la montagne conjurer le bienheureux vieillard de prier Dieu pour lui. Ce qu’ayant fait, il lui dit : « Retournez-vous en, et vous serez guéri ». Mais Fronton s’opiniâtrant à demeurer, et ayant passé là quelques jours, Antoine lui dit une seconde fois : « Vous ne sauriez guérir ici. Allez-vous-en, et lorsque vous serez en Egypte, vous verrez le miracle que Dieu fera en votre faveur. » Il crut ; il s’en alla ; et n’eut pas plutôt aperçu la terre d’Egypte qu’il fut guéri, selon ce que lui avait dit Antoine, à qui Dieu l’avait fait connaître dans l’oraison.
Une fille de la ville de Busire en Tripoli était travaillée d’un mal non moins sale qu’insupportable. Car il lui sortait par le nez, par les yeux, et par les oreilles une humeur si corrompue qu’à peine était-elle tombée à terre qu’elle se changeait en des vers. Outre cela, elle était paralytique, et avait les yeux tournés sens dessus dessous contre l’ordre de la nature. Son père et sa mère ayant de la foi en notre Seigneur, qu’ils savaient avoir guéri cette femme affligée durant tant d’années d’un flux de sang, et ayant appris que quelques Solitaires allaient trouver Antoine, les prièrent qu’ils pussent les accompagner et mener leur fille : ce que leur ayant accordé, ils s’arrêtèrent avec leur fille hors de la montagne chez Paphnuce Solitaire et Confesseur du Nom de Jésus-Christ, pour l’amour duquel il avait perdu les yeux, qui lui avaient été arrachés durant la persécution de Maximien. Et ces autres Solitaires ayant continué leur voyage, et étant arrivés auprès d’Antoine, à peine eurent-ils ouvert la bouche, pour lui parler de cette pauvre fille, qu’il leur dit quel était son mal, et comme elle avait fait avec eux une partie du chemin. Sur quoi le suppliant de trouver bon que son père et sa mère la lui amenassent, il le leur refusa en disant : « Allez, et si elle n’est morte, vous la trouverez guérie : car il n’est pas besoin de venir vers un homme misérable comme moi pour recouvrer la santé, puisque je n’ai pas le pouvoir de la rendre, et que cela n’appartient qu’à Dieu qui fait miséricorde par tout à ceux qui l’invoquent, ainsi qu’il lui a plu me faire voir qu’il a voulu par sa bonté exaucer les prières de cette pauvre fille, au lieu où elle est, en la guérissant de tous ses maux. » Ce miracle arriva comme il l’avait prédit. Car étant retourné chez Paphnuce, ils trouvèrent la jeune fille dans une parfaite santé, et le père et la mère pleins de joie.
Deux Solitaires s’étant mis en chemin pour l’aller trouver, et l’eau leur manquant, l’un mourut de soif, et l’autre étendu par terre sans pouvoir plus se soutenir, était tout prêt à rendre l’esprit. Antoine qui était assis sur la montagne, appela deux de ses disciples qui par hasard se trouvèrent là, et les pressant leur dit : « Prenez une bouteille pleine d’eau, et courez vers le chemin d’Egypte. Car de deux Solitaires qui venaient ici, il y en a un qui est déjà mort, et l’autre est prêt à le suivre si vous ne vous hâtez, Dieu m’ayant fait voir cela dans l’oraison. » Ces frères étant partis aussitôt, ils trouvèrent ce corps mort, et l’enterrèrent ; et ayant fait revenir les forces avec l’eau qu’ils avaient portée à celui qui était encore vivant, ils l’emmenèrent au vieillard à une journée de chemin de là. Que si quelqu’un demande, pourquoi il n’avait pas envoyé avant que l’autre mourût, il fait en cela une mauvaise question, puisque ce n’était pas à lui à porter jugement de sa mort, mais à Dieu qui ayant ainsi ordonné de l’un de ces deux Solitaires, avait révélé à Antoine ce qui était nécessaire pour le secours de l’autre. Mais ce que l’on doit admirer de lui en cette rencontre, c’est qu’étant assis sur la montagne, avec un cœur pur et élevé à Dieu, il lui avait fait voir des choses si éloignées.
Une autre fois étant assis au même lieu, il vit en regardant en haut quelqu’un qui était élevé en l’air, et plusieurs qui venaient au-devant de lui avec une grande joie. Cela l’ayant rempli d’admiration, et bénissant cette sainte assemblée, il désira extrêmement d’apprendre ce que ce pouvait être : Soudain il entendit une voix qui lui dit que c’était l’âme d’Ammon Solitaire qui demeurait en Nitrie. Cet Ammon avait passé toute sa vie jusques à sa vieillesse au service de Dieu dans la solitude, et il y avait treize journées de chemin depuis le lieu où il était mort jusques à la montagne où était Antoine. Ceux qui se trouvèrent lors auprès du saint vieillard le voyant plein d’admiration désirèrent d’en savoir la cause, et apprirent de lui que c’était Ammon qui venait de rendre l’esprit. Or il leur était fort connu parce qu’il venait souvent en ce lieu-là, et à cause du grand nombre de ses miracles dont je veux entre autres en rapporter un. Un jour qu’il lui fallait passer le fleuve Lique lequel était débordé, il pria Théodore qui l’accompagnait de s’éloigner de lui, afin qu’en traversant l’eau ils ne se vissent point nus. Théodore s’étant éloigné, il lui vint une autre honte de se voir lui-même tout nu ; et comme cette honte lui donnait peine, il fut soudain transporté de l’autre côté du fleuve. Théodore qui était aussi un homme craignant fort Dieu venant trouver Ammon, et voyant qu’il était passé devant lui sans être mouillé, désira de savoir comment cela se pouvait faire. Ammon ne le lui voulant pas dire, il se jeta à ses pieds protestant qu’il n’en partirait point jusques à ce qu’il l’eût appris de lui. Le vieillard voyant l’opiniâtreté de Théodore, et particulièrement à cause de cette protestation, se résolut de le lui dire, à condition de n’en parler à personne qu’après sa mort. Et ainsi il lui dit qu’il avait été emporté de l’autre côté du fleuve sans marcher sur l’eau : Ce qui est absolument impossible aux hommes et possible seulement à notre Seigneur, et à ceux auxquels il lui plaît de faire cette grâce, comme au grand Apôtre Saint Pierre. (Matt.14). Théodore rapporta cela en cette sorte après le décès d’Ammon. Or les Solitaires à qui Antoine avait ainsi parlé de sa mort remarquèrent le jour, et surent un mois après par des frères qui revenaient de Nitrie qu’Ammon avait rendu l’esprit au même jour et à la même heure qu’Antoine avait vu son âme portée dans le Ciel ; et les uns et les autres admirèrent la pureté de celle d’Antoine, qui lui avait fait voir treize jours auparavant qu’il en pût apprendre des nouvelles cette heureuse âme ainsi élevée dans la gloire.
Un jour le comte Archelaüs le trouvant seul en oraison sur la montagne le supplia de prier Dieu pour Polycratie de Laodicée, qui était une fille d’une admirable vertu et toute dédiée au service de Jésus-Christ. Elle souffrait de grandes douleurs d’estomac et de côté causées par ses grandes austérités, et tout son corps était réduit dans une extrême infirmité. Antoine pria, et le comte après avoir marqué le jour de sa prière, étant retourné à Laodicée trouva la vierge en pleine santé. Sur quoi lui ayant demandé quel jour elle avait été guérie, il tira ses tablettes où il avait écrit le temps de la prière d’Antoine, et les faisant voir à l’heure même à tous ceux qui se trouvèrent présents, on reconnut par là qu’elle avait été délivrée de toutes ses douleurs aussitôt qu’Antoine par l’ardeur de sa prière avait eu recours pour elle à la miséricorde de notre Sauveur.
CHAPITRE XXI.
Saint Antoine prédisait l’avenir. Etant dans un vaisseau où un possédé s’était caché, il sentit seul une puanteur insupportable. Il délivre un jeune gentilhomme possédé du Démon.
Souvent aussi il prédisait quelques jours auparavant quelles personnes le devaient venir trouver, et disait même quelquefois en quel mois ils arriveraient et quelle serait la cause de leur voyage. Les uns le venaient visiter par le seul désir de le voir ; d’autres pour être soulagés de leurs infirmités ; et d’autres pour être délivrés des malins esprits, sans que jamais aucun se soit plaint du travail du chemin ni en ait reçu de l’incommodité. Mais au contraire tous s’en retournaient avec beaucoup de satisfaction et de profit. Ce que voyant il leur disait qu’ils n’avaient nul sujet pour cela de faire cas de lui, mais qu’ils devaient admirer la bonté de Dieu, qui faisait la faveur aux hommes de le reconnaître autant que leur faiblesse le pouvait permettre.
Un jour qu’il était sorti pour aller visiter les Monastères, ayant été prié de monter sur un vaisseau et d’y faire oraison avec les Solitaires, lui seul y sentit une si grande puanteur qu’elle lui était insupportable, les mariniers assurant qu’elle procédait des poissons et des salures qui étaient dans ce vaisseau, et il soutenait au contraire qu’elle ne venait nullement de là ; et comme il parlait encore, un jeune homme obsédé qui était entré devant dans le vaisseau et qui s’y était caché, commença à jeter de grands cris. Sur quoi le Démon ayant été conjuré au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, il sortit, et cet homme fut délivré : Ce qui fit connaître à tous ceux qui étaient présents que cette mauvaise senteur ne procédait que du Démon.
Un jeune gentilhomme possédé de l’esprit malin le vint trouver ; et cette possession était si forte qu’il mangeait ses propres excréments, et ne savait pas seulement qu’il fût venu vers Antoine. Ceux qui le menaient conjurèrent le Saint vieillard de prier pour lui. Ce qu’il fit avec une grande compassion, et passa toute la nuit en oraison auprès de lui, sans que ni l’un ni l’autre fermât les yeux. AU point du jour ce jeune gentilhomme se jeta tout d’un coup avec grande violence sur Antoine et le poussa rudement : Ce qui ayant fâché ceux qui l’avaient amené, il leur dit : « Ne vous en prenez point à lui ; puisque ce n’est pas lui qui fait cela ; mais ce Démon qui est en lui, lequel ayant été conjuré et lui ayant été commandé de s’en aller en des lieux secs et arides est entré en fureur et a fait ce que vous avez vu. Rendez donc grâces à notre Seigneur, puisque cette rage avec laquelle le Démon s’est lancé contre moi est une marque qu’il est sorti de ce corps qu’il possédait. » Antoine n’eut pas plus tôt achevé ces paroles que ce gentilhomme se trouva délivré ; et qu’ayant recouvré l’entière liberté de son esprit, il reconnut en quel lieu il était, embrassa le Saint, et rendit grâces à Dieu.
CHAPITRE XXII.
Saint Antoine ravi en esprit se sent élever dans l’air, où avec l’assistance des Anges il demeure victorieux des Démons. Dieu lui faisait connaître en l’oraison les choses dont il doutait. Vision qu’il eut touchant l’état de l’âme après cette vie.
Le rapport et le consentement général des Solitaires nous apprend qu’Antoine a fait beaucoup de semblables miracles dont nous ne devons pas nous étonner, puisqu’il en a fait d’autres qui sont encore beaucoup plus admirables. Car un jour qu’environ l’heure de None il s’était levé pour prier avant que prendre son repos, il se sentit ravi en esprit, et ce qui est admirable, il se vit comme transporté hors de lui-même et élevé par des Anges dans l’air, où les Démons s’étant opposés à son passage, ces bienheureux Esprits qui le conduisaient combattant en sa faveur ; et leur demandant s’ils avaient quelque pouvoir sur lui, ils commencèrent à vouloir examiner toutes ses actions depuis le jour de sa naissance : A quoi les Anges s’opposèrent en disant : « Quant à ce qui est du commencement de sa vie, notre Seigneur le lui a remis. Mais si depuis le jour qu’il est devenu Solitaire et s’est consacré au service de Dieu, vous avez quelque chose à alléguer contre lui, il vous est permis de le dire. » Alors les Démons l’accusant et ne pouvant rien prouver contre lui, le chemin lui fut ouvert, et Antoine se vit comme retourné au même lieu et le même qu’il était auparavant ; ne se souvenant point de manger, il demeura tout le reste du jour et passa toute la nuit en soupirant et priant sans cesse, tant il était rempli d’étonnement de voir contre quels ennemis nous avons à combattre, et combien de travaux il nous faut souffrir pour pouvoir arriver au Ciel ; et il se ressouvenait sur cela que c’est ce que l’Apôtre a dit touchant le prince de l’air (Ephes.2), dont la puissance consiste à nous combattre, et à n’oublier aucuns efforts pour nous empêcher de le traverser, et de nous ouvrir ainsi le chemin du Ciel : Ce qui fait que le même Apôtre redouble ses exhortations en nous disant (Ephes.6) : « Armez-vous des armes de Dieu afin qu’en cette périlleuse journée votre ennemi soit confondu voyant qu’il ne saurait rien dire contre vous qui vous soit désavantageux » ; et outre ce que nous apprenons par ces paroles, souvenons-nous aussi de ces autres du même Apôtre, lorsqu’il dit (I. Cor.12) : « Je ne sais si ce fut en corps et en âme, ou seulement en esprit, Dieu le sait. » Mais Saint Paul ayant été élevé jusques au troisième Ciel où il entendit ces paroles ineffables, il en descendit ; et Antoine s’étant vu enlever dans l’air, y soutint un grand combat dont il demeura victorieux.
Il avait aussi un autre don : C’est qu’étant seul sur la montagne, s’il arrivait qu’il doutât en lui-même de quelque chose, Dieu lui en donnait la connaissance dans l’oraison ; tellement que l’on pouvait dire de lui selon le langage de l’Ecriture : (Ps. 54. Jean 6) « Bienheureux celui qui est instruit de Dieu même. » Un jour qu’il avait eu un discours avec quelques-uns de ses frères touchant l’état de l’âme et du lieu où elle serait après cette vie, il entendit la nuit suivante quelqu’un qui l’appelait d’en haut et lui disait : « Antoine, lève-toi, sors, et regarde ». Il sortit donc, car il savait bien à quel esprit il fallait ajouter foi, et vit quelque chose de fort grand, fort terrible, et fort extraordinaire, qui étant debout touchait jusques aux nues. Il aperçut aussi des personnes qui s’élevaient dans l’air comme s’ils eussent eu des ailes ; et ce fantôme étendant les mains en empêchait quelques-uns de monter ; mais il ne pouvait en empêcher les autres, qui volant par-dessus lui passaient outre sans plus craindre ses menaces : Ce qui lui faisait grincer les dents de rage, ainsi qu’il se réjouissait de ceux qu’il avait fait tomber. Alors Antoine entendit cette voix qui lui disait : « Remarque bien cette vision. » A ces paroles son esprit s’étant ouvert, il connut que ce fantôme était l’ennemi de nos âmes qui a tant d’envie contre les fidèles, lequel retient et empêche de passer pour aller au Ciel ceux qui lui sont assujettis, et ne peut au contraire fermer le passage à ceux qui n’ont point de foi en lui. Antoine prenant cette vision comme un avertissement, travaillait avec plus d’ardeur que jamais pour s’avancer tous les jours de plus en plus dans la perfection et dans la vertu.
CHAPITRE XXIII.
De l’humilité de Saint Antoine à l’égard des Ecclésiastiques et des Evêques. Du don qu’il avait de gagner le cœur de tout le monde. De son horreur pour les hérétiques, et de son jugement à les discerner.
Antoine rapporta contre son gré ce que je viens de dire. Mais sur ce qu’il était demeuré fort longtemps en prière ensuite de l’étonnement que lui donna cette vision, ceux qui étaient lors auprès de lui, lui en ayant demandé la cause, et l’ayant extrêmement pressé de la leur dire, il y fut contraint non seulement comme un bon père qui ne peut rien cacher à ses enfants, mais aussi comme leur conducteur et leur maître en la vie spirituelle, parce que connaissant en cela la pureté de sa conscience, il jugeait que le rapport de ce qui lui était arrivé leur serait utile, en ce qu’il leur ferait connaître quels sont les fruits et les avantages de la vie qu’ils avaient embrassée, et combien les visions apportent souvent de soulagement dans les travaux.
Il supportait les maux avec une très grande patience, et avait une très basse opinion de lui-même. Il révérait les constitutions de l’Eglise au-delà de tout ce qui s’en peut dire ; et étant tel qu’il était, il voulait que le moindre Clerc fût préféré à lui en toutes choses. IL n’avait point de honte de baisser la tête devant les Evêques et les Prêtres pour leur demander leur bénédiction ; et s’il arrivait que quelque Diacre ayant besoin de son assistance le vînt visiter, après lui avoir dit ce qu’il désirait savoir de lui pour son utilité, il le priait de lui parler des choses spirituelles, n’ayant point honte d’apprendre. Et souvent il s’enquérait de ce qu’il croyait ignorer, et ne dédaignant pas d’écouter tous ceux qui étaient présents, il avouait avoir tiré de l’instruction de ce que chacun avait dit de bon.
Entre autres dons dont notre Seigneur l’avait favorisé, il paraissait une Grâce merveilleuse dans son visage, et telle que si parmi une grande troupe de Solitaires quelqu’un désirant de le voir le rencontrait avant que le connaître, il quittait tous les autres pour courir à lui, tant son égard avait de force pour attirer ceux qui le voyaient. Il ne surpassait pas les autres de taille, ni de grosseur ; mais il les surpassait par la douceur de ses mœurs et par la pureté de son âme, qui étant exempte du trouble des passions répandait au dehors cette tranquillité dont elle jouissait dans elle-même. Et ainsi comme la joie qu’elle ressentait se lisait sur son visage, l’on pouvait par toutes les actions et les mouvements de son corps juger de l’assiette de son âme, selon cette parole de l’Ecriture (Prov.15 ; Gen.31) : « La joie du cœur réjouit le visage, et la tristesse l’abat et l’afflige. » Ainsi Samuel reconnut David à ses yeux pleins de douceur et de gaieté, et à ses dents aussi blanches que du lait, et ainsi l’on reconnaissait Antoine : Car la tranquillité de son âme faisait qu’il n’était jamais en trouble, et la joie de son esprit l’empêchait d’avoir jamais le visage triste.
Il était si admirable et si religieux en ce qui regarde la foi qu’il ne voulut jamais avoir aucun commerce avec les Mélétiens schismatiques, ayant reconnu dès le commencement leur malice et leur apostasie. Il ne voulut jamais aussi conférer amiablement avec les Manichéens, ni avec aucuns autres hérétiques. Mais il les exhortait à sortir de leur erreur pour rentrer dans la vérité. Car il assurait que l’amitié et la communication avec telles gens était la ruine et la perte entière de l’âme. Par cette même raison il avait en horreur l’hérésie des Ariens, et priait tout le monde de n’avoir nulle communication avec eux, et de n’ajouter aucune créance à leur mauvaise doctrine.
Un jour que quelques-uns d’eux le venaient voir, ayant reconnu leur impiété, il les chassa de la montagne, disant que leurs paroles étaient plus dangereuses que le venin des serpents. Et quelques autres lui voulant faire croire faussement qu’ils étaient dans les mêmes sentiments que lui, il ne le put souffrir, et se mit en très grande colère contre eux.
CHAPITRE XXIV.
Saint Antoine va en Alexandrie, où il confond les Ariens ; fait plusieurs miracles ; convertit les païens, et puis s’en retourne sur la montagne.
En étant prié par les Evêques et par tous les Solitaires, il descendit de la montagne pour aller en Alexandrie, où il parla publiquement contre les Ariens, disant que cette hérésie était l’une des dernières, et qu’elle devait précéder l’Antéchrist. Il enseigna aussi au peuple que le Fils de Dieu n’était point une créature, ni créée de rien, mais la parole et la Sagesse du Père : Ce qui fait qu’il y a de l’impiété à dire qu’il y a eu un temps où il n’était pas. Car le verbe a toujours été subsistant avec le Père. C’est pourquoi, disait-il, n’ayez jamais de communication avec ces impies Ariens, « puisqu’il ne peut y avoir d’alliance entre la lumière et les ténèbres. » (2. Cor.6). Vous êtes Chrétiens, parce que vous êtes dans la véritable piété et dans la véritable religion. Et eux, en disant que le Verbe du Père et le Fils de Dieu est une créature, ne diffèrent en rien des Païens « qui adorent la créature au lieu d’adorer Dieu le Créateur. » (Rom.I). Croyez donc que « toutes les créatures s’élèvent avec colère contre eux, de ce qu’ils mettent au nombre des créatures le Créateur et le Seigneur de toutes choses, et par lequel toutes choses ont été faites » (Rom.2).
Tous les peuples se réjouissaient de voir qu’un si grand personnage prononçait des anathèmes contre cette hérésie qui combat formellement Jésus-Christ. Tous les habitants de la ville couraient pour voir Antoine. Les païens mêmes et leurs prêtres allaient à l’église en disant : « Nous voulons voir l’homme de Dieu. Car tous généralement le nommaient ainsi. Parce que le Seigneur délivra lors en ce lieu par ses prières plusieurs possédés, et rendit la santé de l’esprit à diverses personnes qui l’avaient perdue. Plusieurs aussi d’entre ces païens désiraient au moins de toucher le saint vieillard, croyant que cela leur serait utile. Et en ce peu de jours qu’il demeura là, il se convertit plus d’infidèles au Christianisme qu’il ne s’en était converti en toute une année auparavant. Quelques-uns estimant que cette grande multitude qui se pressait ne pouvait que lui être importune, et la voulant faire retirer, il leur dit d’un visage tranquille : « Ils ne sont pas en plus grand nombre que les Démons que nous avons à combattre sur la montagne. »
Lorsqu’il s’en retourna et que je l’accompagnais étant arrivé à la porte de la ville, une femme commença à crier derrière nous : « Arrêtez-vous, homme de Dieu, ma fille est cruellement tourmentée par le Démon. Arrêtez-vous, je vous supplie, afin que je ne sois pas en danger de mourir courant après vous. » Le vieillard entendant ces paroles et en étant prié par nous s’arrêta très volontiers. Cette femme s’approcha avec son enfant qui se roulait contre terre, et Antoine se mettant en prière et invoquant le nom de Jésus-Christ, sa fille fut entièrement délivrée par la sortie de l’esprit malin, et se leva sur ses pieds. La mère bénit Dieu. Nous lui rendîmes tous des actions de grâce, et lui s’en retourna avec joie sur la montagne, comme si c’eût été sa véritable maison.
CHAPITRE XXV.
De la prudence et de la vivacité d’esprit de Saint Antoine, et comme il confondit deux philosophes.
Il était extrêmement prudent, et ce qui est admirable, n’étant point instruit aux lettres humaines, il avait une vivacité d’esprit et une intelligence nonpareille. Comme il était sur la montagne la plus proche, deux philosophes grecs l’étant allé trouver à dessein de le surprendre, il reconnut dans leur visage qui ils étaient, et allant au-devant d’eux leur dit par un interprète : « Pourquoi vous travaillez-vous tant, ô philosophes, pour venir trouver un homme stupide ? » A quoi répondant que non seulement il ne l’était pas, mais qu’il était fort sage et fort habile, il leur répliqua : « Si vous êtes venus vers moi comme vers un insensé, vous avez pris inutilement beaucoup de peine. Et si vous m’estimez sage, devenez sage comme moi ; car il faut imiter ce que l’on estime bon. Et comme si j’étais allé vers vous je vous imiterais, puisque vous êtes venus vers moi, c’est à vous à vous rendre semblables à moi. Or je suis Chrétien. » Ils s’en allèrent sur cela pleins d’étonnement, et ayant reconnu que les Démons même le craignaient.
D’autres de ces sages selon le monde l’étant venus trouver au même lieu, et croyant se moquer de lui à cause qu’il n’avait point étudié, il leur dit : « Qui tenez-vous être le premier, ou l’esprit, ou les sciences, et lequel des deux est la cause de l’autre, ou l’esprit des sciences, ou les sciences de l’esprit ? » Sur quoi répondant que l’esprit précédait les sciences, puisqu’il en était l’inventeur, il leur répliqua : « Les sciences ne sont donc pas nécessaires à celui qui a l’esprit sain et solide. » Cela les ayant surpris et tous ceux qui étaient présents, ils s’en allèrent avec admiration de voir une si grande vivacité d’esprit en un homme sans lettres.
Sa manière d’agir, qui n’avait rien de rustique ni de sauvage, n’était point d’une personne nourrie et vieillie sur une montagne. Mais il était civil et agréable, et ses discours étaient tellement assaisonnés du sel d’une sagesse divine que tous ceux qui le venaient voir recevaient de la joie et de la consolation de ses entretiens, sans pouvoir trouver à redire à ses actions.
CHAPITRE XXVI.
Excellent discours de Saint Antoine à d’autres philosophes grecs sur le sujet de la religion Chrétienne et du paganisme.
Quelques-uns de ceux qui passent pour sages parmi les Grecs étant venus encore le trouver pour lui demander les raisons de la foi que nous avons en Jésus-Christ, et ayant dessein de se moquer de lui en disputant avec subtilité sur le sujet des louanges que nous donnons à la divine Croix de notre Sauveur, Antoine après avoir un peu pensé en lui-même, et étant touché de compassion de leur ignorance, leur dit par un interprète qui expliquait fort bien ses pensées : « Lequel est le plus raisonnable de vénérer une croix, ou de reconnaître que ceux à qui vous donnez le nom de dieux ont commis des adultères et d’autres crimes abominables ? Car cette croix que nous honorons est une marque de générosité et de courage, puisque c’est une preuve indubitable du mépris de la mort. Au lieu que ce que vous attribuez à vos dieux sont des marques d’un malheureux débordement en toutes sortes de vices. Lequel est le plus raisonnable de dire que le Verbe de Dieu qui n’est point sujet à changement, mais qui est toujours le même, a pris un corps humain pour le salut et pour le bonheur des hommes, afin que par la communication de la nature divine avec la nature humaine, il rendît les hommes participants d’une nature divine et spirituelle, ou bien de vouloir qu’une divinité soit semblable à des animaux, et d’adorer pour cette raison des bêtes brutes, des serpents, et des figures d’hommes. Car ce sont là les actes de religion de ceux qui passent pour sages parmi vous. Et comment avez-vous la hardiesse de vous moquer de nous, parce que nous disons que Jésus-Christ a paru sur la terre comme un homme, vous qui voulez que les âmes étant tirées de la propre substance de Dieu, comme étant des parties de la sagesse divine, soient tombées dans le péché, et qu’ensuite elles soient descendues du plus haut du Ciel dans les corps ? Encore serait-il à souhaiter que vous crussiez qu’elles viennent seulement dans des corps humains, et qu’elles ne passent pas dans ceux des bêtes brutes et des serpents. Car notre foi nous apprend que Jésus-Christ est venu pour le Salut des hommes ; et vous par une grande erreur dites que l’âme est incréée. Ainsi nous attribuons à la Providence ce qui est convenable à son pouvoir et à son amour pour les hommes, sachant qu’il n’y a rien en cela d’impossible à Dieu. Mais vous au contraire, qui dans vos fables faisant l’âme semblable à la sagesse divine et d’une même nature qu’elle, la tenez capable de déchoir, et l’estimez sujette à changement, vous rendez par l’âme la sagesse divine sujette à changer ; puisque ce qui convient à une chose qui est l’image d’une autre par la communication de la même nature, doit aussi convenir à celle dont elle est l’image. Que si vous avez ces sentiments de la sagesse divine, considérez quels sont vos blasphèmes contre le Père, l’auteur et le principe de la sagesse.
Et quant à ce qui regarde la croix, lequel direz-vous être le plus louable, ou ce qu’a fait Jésus-Christ lorsqu’étant attaqué par les artifices et les fausses accusations des méchants, il s’est résolu à souffrir la mort de la Croix, sans que son esprit ait pu être ébranlé par la crainte d’un si cruel supplice ; ou bien ce que vous nous contez dans vos fables des erreurs d’Isis et d’Osiris, des embûches de Typhon, de la fuite de Saturne, de sa cruauté à dévorer ses enfants, et de ses parricides ? Car voilà quelle est votre sagesse. Mais comment en vous moquant de la croix, n’admirez-vous point la résurrection, puisque les mêmes qui ont parlé de l’un ont écrit de l’autre ? Ou pourquoi en discourant ainsi de la croix, ne dites-vous rien des morts qui ont été ressuscités, des aveugles qui ont recouvré la vue, des paralytiques et des lépreux qui ont été guéris, de ce que l’on a marché à pied sec sur la mer, et de tant d’autres miracles qui font voir que Jésus-Christ n’était pas seulement un homme, mais qu’il était aussi Dieu ? Il me semble qu’en cela vous vous faites tort à vous-mêmes ; puisqu’il paraît que vous n’avez pas lu sincèrement et de bonne foi nos Ecritures. Lisez-les donc, et considérez que les mêmes choses que Jésus-Christ par sa venue dans le monde a faites pour le Salut des hommes, font aussi connaître qu’il est Dieu.
Dites-moi, je vous prie, de votre côté, quelles sont les actions de vos dieux. Mais que me pourriez-vous dire de ces bêtes brutes que des choses brutales et cruelles ? Que si vous me répondez que vous ne parlez de cela que comme de fables, et que dans ces allégories, Proserpine représente la terre, Vulcain le feu, Junon l’air, Apollon le soleil, Diane la lune, et Neptune la mer, vous ne rendez pas néanmoins un plus grand honneur à Dieu. Mais au contraire vous adorez des créatures au lieu d’adorer le Créateur. Que si la beauté des créatures vous a portés à inventer toutes ces choses, vous deviez vous contenter de les admirer sans les mettre au nombre des dieux, et sans rendre ainsi aux ouvrages l’honneur qui n’est dû qu’au divin ouvrier qui les a formés ; puisque par cette raison vous pourriez tout de même attribuer à un palais l’estime qui n’appartiendrait qu’à l’architecte qui l’aurait bâti ; et à un soldat le respect qui ne serait dû qu’au général de l’armée. Que répondez-vous donc à cela, afin de nous faire voir que la croix est digne de mépris et de risée ? »
CHAPITRE XXVII.
Suite et conclusion du même discours de Saint Antoine à des philosophes grecs ;
Ces philosophes ne sachant que répliquer, et se tournant de côté et d’autre, Antoine se mit à sourire et leur dit : « Ces choses sont si claires qu’il ne faut que les considérer pour en demeurer d’accord. Mais puisque vous vous appuyez principalement sur les démonstrations, et que faisant profession de cette science, vous ne voulez pas même adorer Dieu si vous n’y êtes obligés par des arguments et par des preuves, dites-moi comment est-ce qu’une chose, et surtout la connaissance d’un Dieu se peut le mieux acquérir, ou par une démonstration, ou par l’opération de la foi. Et lequel précède ou la foi par opération, ou la démonstration par raisons. A quoi ces philosophes répondant que l’opération par la foi précédait, et que c’était elle qui nous donnait une connaissance certaine : « Vous avez fort bien répondu », leur dit Antoine, « parce que la foi procède de l’opération de l’âme. Au lieu que la dialectique ne procède que de l’art de ceux qui l’ont inventée ; et ainsi les personnes qui ont une ferme foi, non seulement n’ont point besoin de la démonstration des raisons, mais elle leur est du tout inutile. Ce qui fait que vous travaillez à établir par des raisons ce que nous connaissons très bien par le moyen de la foi, et que souvent vous ne pouvez pas même expliquer par vos paroles les choses que nous concevons fort facilement, parce que l’opération de la foi est beaucoup plus forte que tous vos arguments sophistiques.
Ainsi nous autres Chrétiens n’établissons pas nos mystères sur la sagesse des raisonnements des Grecs, mais sur la puissance de la foi qui nous est donnée de Dieu par Jésus-Christ. Et pour vous faire connaître que ce que je dis est véritable, vous voyez qu’encore que nous ignorions les lettres, nous ne laissons pas de croire en Dieu, d’autant que nous jugeons par ce qu’il fait quelle est sa Providence en toutes choses. Et pour vous témoigner encore combien notre foi est puissante, nous ne nous appuyons par elle que sur Jésus-Christ ; au lieu que vous vous appuyez sur des contestations de sophistes. L’adoration de vos idoles fantastiques commence à s’affaiblir parmi vous ; au lieu que notre foi se répand de tous côtés. Avec tous vos syllogismes vous ne persuadez à une seule personne de passer du Christianisme au paganisme ; et nous en enseignant de croire en Jésus-Christ, nous ruinons toute votre superstition, chacun reconnaissant que Jésus-Christ est Dieu, et le Fils de Dieu, sans que toutes vos fictions et vos fables puissent empêcher les hommes d’être instruits dans la doctrine des Chrétiens. Au seul nom de Jésus-Christ crucifié nous mettons en fuite les Démons que vous adorez comme des dieux. Et lorsque l’on fait le signe de la Croix, la magie perd toute sa force, et le venin son pouvoir de nuire. Car dites-moi, je vous prie, où sont maintenant vos oracles ? Où sont ces charmes des Egyptiens ? Où sont ces spectres que faisaient voir vos enchanteurs ? Et quand est-ce que toutes ces choses ont cessé et perdu leur force, sinon lorsque l’on a vu paraître la Croix de Jésus-Christ ? Est-elle donc digne de risée ? Et les choses qui ont été abolies par elle, et dont elle a fait voir la faiblesse ne sont-elles pas plutôt dignes de mépris ?
Mais ce qui est encore plus admirable, personne ne persécute votre religion : Elle est en honneur parmi vous dans toutes les villes. Les Chrétiens au contraire sont persécutés ; et notre religion ne laisse pas toutefois de fleurir et de croître au préjudice de la vôtre. Les adorations que vous rendez aux idoles, bien qu’accompagnées des acclamations des peuples, et comme remparées de tous côtés, ne laissent pas de s’affaiblir de jour en jour ; et au contraire la foi que nous avons en Jésus-Christ, et la doctrine de l’Eglise Orthodoxe, bien qu’elle passe pour ridicule parmi vous, et qu’elle ait été si souvent persécutée par les Empereurs, s’est déjà répandue par toute la terre. Car quand a-t-on jamais vu la connaissance de Dieu reluire de telle sorte, la tempérance et la chasteté éclater à un si haut point, et la mort être devenue si méprisable que depuis que la Croix de Jésus-Christ a commencé à paraître dans le monde ? Or qui peut douter de cela, en voyant dans l’Eglise tant de Martyrs faire si peu de cas de la mort pour l’amour qu’ils ont pour Jésus-Christ, et tant de vierges qui enflammées de ce même amour, conservent leurs corps si purs et si chastes ? Ne sont-ce pas là des marques invincibles pour faire connaître que la foi en Jésus-Christ est la seule véritable foi pour honorer Dieu comme il le doit être ? Et ne témoignez-vous pas que vous n’avez point de foi, puisque pour appuyer votre créance, vous n’avez recours qu’à des arguments ? Et nous au contraire, selon ce qu’a dit notre Maître, nous ne nous appuyons pas sur les persuasions de la sagesse humaine, mais nous persuadons par la foi, qui précède manifestement tout cet apparat et toute cette recherche de discours et de paroles. Voici des personnes tourmentées des Démons ; » ( car il y en avait quelques-unes qui étaient venues vers lui pour ce sujet,) lesquelles Antoine mettant au milieu d’eux, il continua ainsi. « Guérissez-les par vos syllogismes, ou par tel autre moyen que vous voudrez, ou même par la magie, en invoquant vos idoles. Que si vous ne le pouvez, cessez de disputer contre nous, et vous verrez quelle est la puissance de la Croix de Jésus-Christ. » Ayant ainsi parlé, il invoqua Jésus-Christ, et fit par trois diverses fois le signe de la Croix sur ces possédés, qui aussitôt étant entièrement délivrés, se levèrent avec un esprit rassis, et en rendirent grâces à notre Seigneur. Ces philosophes furent touchés d’un véritable étonnement de la sagesse d’Antoine, et du miracle qu’il venait de faire. Sur quoi il leur dit : « Pourquoi vous étonnez-vous ? Ce n’est pas nous qui avons fait ce miracle : mais c’est Jésus-Christ qui l’a fait, et qui en fait par ceux qui croient en lui. Croyez-y donc, et vous connaîtrez que nous n’opérons pas par la science des paroles, mais par la foi en Jésus-Christ accompagnée de charité, dont si vous êtes aussi touchés, vous ne rechercherez plus ces démonstrations de paroles, mais vous estimerez que les miennes suffisent pour vous porter à croire en Jésus-Christ. » Cela même leur donna de l’admiration, et ainsi après avoir pris congé de lui, ils se retirèrent en confessant qu’ils avaient beaucoup profité de l’avoir vu.
CHAPITRE XXVIII.
La réputation de Saint Antoine se répandant partout, les Empereurs même lui écrivirent. Dieu lui fait voir dans une vision comme l’hérésie des Ariens devait ravager l’Eglise.
La réputation d’Antoine passa jusques aux Empereurs : Car Constantin le Grand, Constance et Constant ses enfants ayant eu connaissance de ses actions, lui écrivirent comme à leur père, et désirèrent qu’il leur rendît réponse. Mais ne faisant pas grand compte des lettres qu’on lui écrivait, et ne prenant pas plaisir à en recevoir, il ne se glorifiait nullement de celles des Empereurs, et lorsqu’elles lui furent apportées, il appela les Solitaires qui étaient auprès de lui, et leur dit : « Ne vous étonnez pas si un Empereur m’écrit, puisqu’il est homme. Mais étonnez-vous de ce que Dieu a écrit une loi pour les hommes, et de ce qu’il nous a parlé par son propre Fils. » Il ne voulait pas même recevoir ces lettres, disant qu’il ne savait comment y répondre. Mais ses disciples lui ayant représenté que les Empereurs étaient Chrétiens, ils se tiendraient méprisés s’il ne leur répondait, il permit qu’on les lût, et leur répondit « qu’il se réjouissait avec eux de ce qu’ils adoraient Jésus-Christ ; qu’il les exhortait de penser à leur Salut, de ne faire pas grand compte des choses présentes, mais de se remettre devant les yeux quel sera le Jugement à venir ; de considérer que Jésus-Christ est le seul Roi véritable et éternel ; qu’ils étaient obligés d’avoir beaucoup de clémence et d’humanité, et un très grand soin de rendre justice et d’assister les pauvres. » Les Empereurs reçurent cette lettre avec grande joie, car il était honoré et aimé de tout le monde, et chacun désirait de l’avoir pour père.
Antoine étant ainsi connu de tous, et répondant de la sorte que j’ai dit à ceux qui le venaient voir, il retourna encore en la montagne la plus reculée, où il continuait à vivre dans ses austérités ordinaires. Souvent étant assis ou se promenant avec ceux qui étaient avec lui, il demeurait comme hors de soi, ainsi qu’il est écrit dans Daniel (Daniel 8), et quelque heure après il reprenait son discours où il en était demeuré, et continuant ainsi de parler à ses frères, ils connaissaient qu’il avait eu quelque révélation. Souvent aussi quand il était sur la même montagne, il voyait ce qui se passait en Egypte, ainsi qu’il l’avoua à l’Evêque Sérapion, lorsque l’allant visiter il le vit occupé d’une semblable vision.
Un jour étant assis il entra en extase, et demeura longtemps dans la contemplation de Dieu e, jetant de grands soupirs. Une heure après soupirant encore, il se tourna vers ceux qui étaient présents, et tout tremblant se releva pour prier encore Dieu, puis se jetant à genoux, il y demeura fort longtemps, et se releva en pleurant : Ce qui ayant rempli d’étonnement et d’effroi tous ces Solitaires, ils le supplièrent et le pressèrent de telle sorte de leur faire savoir ce que c’était, qu’enfin y étant contraint, il leur dit en jetant un profond soupir : «O mes enfants, la mort me serait beaucoup plus douce que de voir arriver ce que j’ai vu. » Sur quoi eux le pressant encore, il ajouta en versant quantité de larmes : « La colère de Dieu doit tomber sur son Eglise, et elle sera livrée entre les mains de gens égaux en inhumanité à des bêtes : Car j’ai vu la table du Seigneur environnée de tous côtés de mulets, qui à grands coups de pieds renversaient tout ; et ces coups de pieds étaient comme d’une confusion de bêtes qui sautent et qui tuent. Et quant à ce que vous avez vu comme quoi j’ai soupiré, c’est que j’ai entendu une voix qui disait : « Mon autel sera profané. » Antoine eut cette vision, et deux ans après arriva ce débordement des Ariens, et le ravage qu’ils ont fait de nos églises, d’où ils ont emporté par force les vaisseaux sacrés, et les ont fait emporter par des païens qu’ils ont contraints de venir avec eux dans des boutiques, où en leur présence ils ont traité comme il leur a plu la table du Seigneur. Et alors nous jugeâmes tous que par les coups de pieds de ces mulets, Dieu avait fait voir à Antoine par avance ce que les Ariens ainsi que des bêtes brutes, font maintenant dans l’Eglise.
Mais après avoir eu cette vision, il consola ceux qui étaient présents, en leur disant : « Mes enfants, ne perdez pas néanmoins courage : Car comme le Seigneur s’est mis en colère, il aura compassion de nos maux, il nous ne délivrera ; l’Eglise recouvrera ses premiers ornements, et reluira avec sa splendeur accoutumée. Vous verrez l’impiété retourner se cacher dans ses antres et dans ses cavernes ordinaires, et la foi Orthodoxe se rétablir de tous côtés avec une pleine confiance et une entière liberté. Prenez garde seulement à ne vous laisser pas infecter par le venin des Ariens, dont la doctrine au lieu d’être apostolique est la doctrine des Démons et du Diable qui est leur père ; ou plutôt est une doctrine impertinente et brutale, une doctrine folle et extravagante, ainsi que les mulets sont sans esprit et sans connaissance. »
CHAPITRE XXIX.
Que ce n’était pas Saint Antoine qui faisait des miracles ; mais Dieu par lui. De l’amour qu’il avait pour la solitude.
Jusques ici ce sont les paroles d’Antoine, et nous ne devons pas douter que Dieu n’ait fait ces miracles par un homme, puisque notre Sauveur l’a promis par ces paroles en disant (Matt.17) : « Si vous avez autant de foi qu’un grain de moutarde, vous direz à cette montagne : passe d’ici à un autre lieu, et elle y passera, et rien ne vous sera impossible. » Et en un autre endroit (Jean 16) : « Guérissez les malades ; chassez les Démons, et comme vous avez reçu cette puissance gratuitement, exercez-la de même. » Antoine guérissait donc les malades non pas par son autorité, mais par ses prières, et en nommant le nom de Jésus-Christ, afin que chacun sût que ce n’était pas lui qui faisait ces miracles, mais le Seigneur qui se servait de lui pour témoigner sa bonté envers les hommes, et secourir les affligés : Ainsi il n’y avait rien en cela d’Antoine que la prière et l’austérité de sa vie.
C’est pourquoi demeurant dans la montagne, il était consolé par la contemplation des choses divines. Et lorsque la multitude de ceux qui venaient troubler sa solitude l’obligeait de sortir dehors, il était touché d’affliction et de tristesse. Tous les juges mêmes
Le suppliaient de descendre de la montagne, puisqu’il ne leur était pas permis d’y monter avec ce grand nombre de plaideurs qui les suivaient ; et leurs prières ne tendant à autre fin que d’avoir la joie de le voir, voyant qu’il les refusait et se détournait de leur chemin, ils demeuraient là, et lui envoyaient des criminels conduits par des soldats, afin qu’au moins pour l’amour d’eux il descendît de la montagne. Ainsi y étant contraint, et voyant ces affligés, il venait dans la montagne la plus avancée, et le travail qu’il souffrait en cela n’était pas sans fruit ; car plusieurs en recevaient du soulagement, et sa présence faisait du bien à une infinité de personnes. Les juges même en tiraient un grand avantage par les conseils qu’il leur donnait de préférer la justice à toutes choses, de craindre Dieu, et de se souvenir qu’il les jugera en la même sorte qu’ils auront jugé les autres.
Mais rien ne lui était si cher que la vie solitaire qu’il menait dans la montagne : Et un jour comme par une semblable violence, il fut contraint d’en sortir à la prière de quelques personnes qui avaient besoin de lui, et étant extrêmement pressé par un colonel, lorsqu’il fut venu ; et leur eut dit quelque chose touchant leur Salut, s’ en voulant retourner, et ces personnes qui ayant eu recours à lui le priant de demeurer ; et le colonel l’en pressant extrêmement, il leur répondit qu’il ne pouvait demeurer davantage avec eux, et pour leur persuader qu’il avait raison, il usa d’une comparaison fort agréable : « Car même les poissons », leur dit-il, « meurent lorsqu’ils sont longtemps sur la terre. De même les Solitaires en s’arrêtant avec vous, et y demeurant longtemps, sentent affaiblir et éteindre leur piété. Et ainsi nous ne devons pas avoir moins d’impatience de retourner dans la montagne que les poissons de retourner dans la mer, de peur que tardant davantage, nous n’oublions tout le bien que nous y avons appris. » Ce colonel ayant entendu cela, et plusieurs autres choses semblables qui le ravirent d’admiration, dit qu’il fallait qu’Antoine fût véritablement serviteur de Dieu, puisque s’il n’était aimé de lui, il serait impossible qu’il se trouvât tant d’esprit et de sagesse dans un homme qui n’était nullement savant.
CHAPITRE XXX.
Saint Antoine prédit le malheur d’un colonel Arien qui persécutait les Orthodoxes ; Merveilleux effets de la vertu de Saint Antoine.
Un autre colonel nommé Balac persécutait horriblement les Orthodoxes par la passion qu’il avait pour la maudite secte d’Arius ; et il était si cruel qu’il battait même les vierges, et faisait dépouiller et fouetter les Solitaires. Antoine envoya vers lui, et lui écrivit une lettre, dont la substance était : « Je vois la colère de Dieu qui vous menace : Cessez donc de persécuter les Chrétiens, si vous ne voulez qu’elle tombe sur vous, ainsi qu’elle en est très proche. » Balac se moquant de cette lettre la déchira, la jeta par terre, cracha dessus, et après avoir fort maltraité ceux qui la lui avaient apportée, leur commanda de dire de sa part à Antoine : « Puisque tu prends tant de soin des Solitaires, je te persécuterai toi-même. » Avant que le cinquième jour fût passé, il fut accablé par la colère de Dieu. Car s’en allant avec Nestor gouverneur d’Egypte dans la principale juridiction d’Alexandrie nommée Cerée, étant tous deux montés sur des chevaux de Balac les plus doux de toutes son écurie, comme ils étaient en chemin, ces chevaux ainsi qu’il arrive d’ordinaire, commencèrent à se jouer ensemble, et tout d’un coup celui que montait Nestor qui était encore plus docile que l’autre, se jeta sur Balac, et lui mordit la cuisse de telle sorte que la lui mettant en pièces, on fut obligé de le porter à l’heure même à la ville, où il mourut au bout de trois jours, chacun admirant que la prédiction d’Antoine eût été si tôt accomplie. Voilà la manière dont il exhortait les plus farouches.
Quant aux autres qui allaient vers lui, ils étaient si touchés de ses discours et de ses instructions que les juges ne se souciaient plus de leurs charges, mais estimaient heureux ceux qui faisaient profession de cette vie solitaire et retirée.
Il s’opposait avec tant d’affection et de courage aux injures que l’on faisait aux autres qu’il semblait que ce fût lui qui les eût reçues. Il profitait de telle sorte à tout le monde qu’il fut cause que plusieurs personnes faisant profession des armes, et plusieurs riches renoncèrent à tous les fardeaux inutiles de cette vie pour devenir Solitaires. Et il semblait qu’il fût comme un médecin donné de Dieu à toute l’Egypte. Car qui est celui qui étant dans la tristesse lorsqu’il l’est venu trouver, ne s’en est pas retourné avec joie ? Qui est celui qui, pleurant la mort de ses amis, ne s’est pas par ses paroles senti soulagé de sa douleur ? Qui est celui qui étant en colère lorsqu’il s’approchait de lui, n’a pas vu changer et attendrir son cœur ? Qui est le pauvre qui l’abordant avec affliction, n’a pas après l’avoir vu et entendu parler, été consolé dans sa misère, et n’a pas méprisé même les richesses ? Qui est le Solitaire qui étant dans une vie plus relâchée, lorsqu’il est venu vers lui, ne s’en est pas allé plus fort et plus courageux ? Qui est le jeune homme qui étant monté sur la montagne, n’a pas après l’avoir vu, renoncé aussitôt à toutes les voluptés pour embrasser la tempérance ? Qui est celui qui étant travaillé du Démon, et ayant eu recours à son assistance, n’en a pas ressenti les effets ? Et enfin qui est celui qui étant troublé de diverses pensées, ne s’en est pas retourné avec un esprit tranquille ? Car comme j’ai déjà dit, le don le plus grand qu’Antoine ait reçu de Dieu pour récompense de la vie si austère qu’il passait à son service, a été le discernement des esprits. Il connaissait tous les mouvements des Démons, tous leurs desseins et toutes leurs attaques. Et non seulement il ne se laissait point tromper par eux, mais consolant par ses discours tous ceux qui en étaient tourmentés, il leur enseignait de quelle sorte il faut surmonter leurs efforts, et rendre leurs embûches inutiles, en leur faisant connaître leur faiblesse et leurs tromperies.
Ainsi chacun en se séparant de lui se sentait fortifié de telle sorte, comme par une huile céleste, qu’il ne craignait plus las assauts du Diable ne de ses Démons. Combien de vierges promises en mariage, pour avoir vu seulement Antoine, ont-elles consacré leur virginité à Jésus-Christ ? Plusieurs l’étant venu voir des provinces éloignées, ne s’en sont-ils pas retournés ainsi que les autres avec beaucoup de consolation et de profit ? Et tous généralement se réputant orphelins après sa mort, comme s’il eût été leur père commun, n’avaient autre consolation que de se souvenir de lui, et de penser aux instructions qu’il leur avait données, et aux exhortations qu’il leur avait faites.
CHAPITRE XXXI.
Saint Antoine sachant que l’heure de sa mort s’approchait, descend de la montagne pour dire adieu à ses disciples, et les exhorte à persévérer dans la vertu, puis retourne à la montagne.
Mais il est raisonnable que je vous dise quelle a été la fin de sa vie, et que vous l’écoutiez attentivement, puisqu’elle mérite de vous donner une envie et une émulation sainte. Etant allé selon sa coutume visiter les Solitaires en la montagne la plus avancée, et sachant le temps de sa mort par la connaissance qu’il en avait reçue de Dieu, il leur dit : « Voici ma dernière visite, et je suis trompé si je vous revois jamais en cette vie. Il est temps que cette âme se sépare de ce corps, puisque je suis proche de ma cent cinquième année. » A ces paroles ils se mirent tous à pleurer, et à baiser le saint vieillard en l’embrassant. Mais lui, plein de joie, comme étant prêt de sortir d’une terre étrangère pour retourner en sa véritable patrie, continua en cette sorte : « Ne vous relâchez point dans vos travaux, mes chers enfants. Ne vous découragez point dans vos saints exercices. Vivez toujours comme croyant mourir le même jour. Travaillez avec un extrême soin à conserver vos âmes pures de toutes mauvaises pensées. Efforcez-vous d’imiter les Saints. Gardez-vous bien d’avoir aucune communication avec ces schismatiques de Mélétiens, dont vous n’ignorez pas la méchanceté et les actions détestables. Observez la même chose au regard des Ariens, de qui l’impiété est connue de tout le monde. Et encore que les juges les maintiennent et leur soient favorables, ne vous en étonnez pas ; puisque cette puissance imaginaire qu’ils semblent avoir sera bientôt détruite ; au contraire que cela vous excite encore davantage à n’avoir nulle part avec eux. Observez religieusement la Tradition des Pères. Et surtout demeurez fermes dans la sainte foi de notre Seigneur Jésus-Christ, que vous avez apprise par les Ecritures, et que je vous ai si souvent remise devant les yeux. »
Ayant achevé ces paroles, et les Frères le voulant contraindre par leurs prières de demeurer avec eux pour y finir sa vie, il les en refusa pour plusieurs raisons qu’il faisait assez connaître par son silence, dont la principale était que les Egyptiens ensevelissent et enveloppent de quantité de linges les corps des personnes qui meurent dans la piété, et particulièrement ceux des Saints Martyrs. Et au lieu de les enterrer, les mettent sur des petits lits, et les conservent ainsi dans leurs maisons, croyant leur rendre beaucoup d’honneur. Sur quoi Antoine avait souvent prié les Evêques d’instruire leurs peuples pour les tirer de cette erreur, dont il avait aussi fait honte à plusieurs laïcs, et en avait repris sévèrement quelques femmes, leur faisant voir que cela n’était conforme ni aux lois ni à la piété, puisque l’on conserve encore aujourd’hui dans des sépulcres les corps des Patriarches et des Prophètes, et que celui même de notre Seigneur a été mis dans le tombeau, et une pierre roulée à l’entrée pour le fermer jusques à ce qu’il ressuscita le troisième jour. Ainsi il leur fit connaître qu’on ne peut sans faute n’enterrer pas les corps des morts quelques saints qu’ils puissent être, puisqu’il n’y a rien de plus grand ni de plus saint que le corps du Seigneur. Et ses discours eurent tant de force que plusieurs de ceux qui les entendirent enterrèrent depuis cela leurs morts, et rendirent grâces à Dieu de l’instruction qu’Antoine leur avait donnée. Ce fut donc principalement par cette crainte que l’on ne rendit à son corps ces honneurs superstitieux qu’il avait vu rendre à d’autres, qu’il se hâta de s’en retourner après avoir pris congé des Solitaires.
CHAPITRE XXXII.
Dernières paroles, et mort de Saint Antoine.
Etant retourné dans la montagne la plus reculée où il avait accoutumé de demeurer, il tomba malade quelques mois après, et ayant appelé deux Solitaires qui demeuraient avec lui il y avait quinze ans, et qui le servaient à cause de sa vieillesse, il leur dit : « Je vois que le Seigneur m’appelle à lui, et ainsi je vais, comme il est écrit, entrer dans le chemin de mes Pères. Continuez en votre abstinence ordinaire. Ne perdez pas malheureusement le fruit des saints exercices auxquels vous avez employé tant d’années, mais comme si vous ne faisiez que commencer, efforcez-vous de demeurer dans votre ferveur ordinaire. Vous savez quelles sont les embûches des Démons. Vous connaissez leur cruauté, et n’ignorez pas aussi leur faiblesse. Ne les craignez donc point ; mais croyez en Jésus-Christ, et ne respirez jamais autre chose que le désir de le servir. Vivez comme croyant chaque jour devoir mourir. Veillez sur vous-mêmes, et souvenez-vous de toutes les instructions que je vous ai données. N’ayez jamais de communication avec les schismatiques, ni avec les hérétiques Ariens, puisque vous savez combien je les ai toujours abhorrés à cause de leur détestable hérésie, par laquelle ils combattent Jésus-Christ et sa doctrine. Travaillez de tout votre pouvoir pour vous unir premièrement à lui, et puis aux Saints, afin qu’après votre mort ils vous reçoivent, comme étant de leurs amis et de leur connaissance, dans les tabernacles éternels. Gravez ces choses dans votre esprit. Gravez-les dans votre cœur. Et si vous voulez témoigner que vous m’aimez et que vous vous souvenez de moi comme de votre père, ne souffrez point que l’on porte on corps en Egypte, de peur qu’ils ne le gardent dans leurs maisons ; car c’est pour cela que je suis retourné en cette montagne, et vous savez de quelle sorte j’ai toujours repris ceux qui en usent ainsi, et je les ai exhortés d’abolir cette mauvaise coutume. Ensevelissez-moi donc, et me couvrez de terre, afin que vous ne puissiez manquer à suivre mon intention ; faites que nuls autres que vous ne sachent le lieu où sera ce corps que je recevrai incorruptible de la main de mon Sauveur lors de la résurrection. Quant à mes habits, distribuez-les ainsi. Donnez à l’Evêque Athanase l’une de mes tuniques et le manteau que j’ai reçu de lui tout neuf, et que je lui rends tout usé. Donnez mon autre tunique à l’Evêque Sérapion, et gardez pour vous mon cilice. Adieu, mes chers enfants, Antoine s’en va et n’est plus avec vous. »
Ayant achevé ces paroles et ses disciples l’ayant baisé, il étendit les pieds ; et comme s’il eût vu ses amis venant au-devant de lui et le comblant de joie, tant il paraissait de gaieté dans son visage, il rendit l’esprit et fut mis avec ses Pères. Ses disciples, selon qu’il leur avait ordonné, l’ayant emporté de là, l’ensevelirent et l’enterrèrent, sans que jusques ici nul autre qu’eux sache le lieu. Ceux qui reçurent les deux tuniques et le manteau tout usé du bienheureux Antoine les conservèrent comme des choses de très grand prix, parce qu’il semble en les voyant que l’on le voie lui-même, et l’on ne saurait les porter sans joie, à cause qu’en étant revêtu on croit l’être aussi de ses saintes pensées.
CHAPITRE XXXIII.
Des admirables vertus de Saint Antoine. De la grande réputation qu’elles lui ont acquise par tout le monde. Et conclusion de tout de discours.
Telle a été la fin de la vie d’Antoine dans son corps mortel, et sa vie a été le commencement de la perfection de celle des Solitaires. Que si ce que j’ai dit de lui est peu de chose en comparaison de sa vertu, vous pouvez juger par là quel a été ce serviteur de Dieu. Depuis sa première jeunesse jusques à une si grande vieillesse il a toujours observé avec une même ferveur cette vie si austère et si retirée. Son grand âge ne lui a point fait désirer une nourriture plus délicate. L’affaiblissement de ses forces ne lui a point fait changer d’habit, ni seulement fait laver ses pieds. Et tout cela ne l’a pas empêché de jouir d’une pleine santé car il a toujours eu la vue très bonne, et n’avait pas perdu une seule dent, son extrême vieillesse les lui ayant seulement usées auprès des gencives. Il n’avait aucune incommodité aux pieds ni aux mains, et il était beaucoup plus net et plus fort que ceux qui font bonne chair, qui se baignent, et qui changent souvent d’habits. Mais ce qui est une preuve certaine de sa vertu et de l’amour que Dieu lui portait, c’est de voir sa réputation répandue de toutes parts, de voir que chacun l’admire, et de le voir regretté par ceux même qui ne l’avaient point connu. Car ne s’étant rendu recommandable ni par ses écrits, ni par sa science, ni par aucun art, mais par la seule piété, qui peut douter que ce ne soit un homme de Dieu ? Puisqu’ ayant toujours demeuré caché dans une montagne, comment aurait-on entendu parler de lui en Espagne, en France, à Rome, et en Afrique, si Dieu, comme il le lui avait promis dès le commencement, n’avait rendu son nom célèbre en tout l’Univers par le plaisir qu’il prend à faire connaître ses serviteurs, lesquels encore qu’ils ne le désirent pas et qu’ils se cachent, il veut qu’ainsi que des flambeaux allumés ils éclairent à tout le monde, afin que ceux qui en entendent parler sachent qu’il n’est pas impossible d’accomplir les préceptes avec perfection ; et que le désir d’imiter ces grands personnages les fasse entrer dansle chemin de la vertu ?
Lisez ceci à vos autres Frères, afin qu’ils apprennent quelle doit être la vie des Solitaires, et sachent que Jésus-Christ notre Sauveur et notre Maître glorifie ceux qui le glorifient ; et que non seulement il donne le Royaume du Ciel aux personnes qui le servent jusques à la fin de leur vie, mais quelque cachés qu’ils désirent d’être, et quelque soin qu’ils apportent pour se séparer du monde, il les rend illustres par toute la terre à cause de leur vertu et pour l’utilité des autres.
Que si vous le jugez à propos lisez même ce discours aux païens, afin qu’ils connaissent que Jésus-Christ n’est pas seulement Dieu et Fils de Dieu, mais que ceux qui le servent sincèrement, et qui accompagnent la foi qu’ils ont en lui d’une véritable piété outre ce qu’ils font voir que les Démons que ces païens adorent comme des dieux, ne le sont pas, ils les foulent aux pieds, les mettent en fuite, et les convainquent d’être des imposteurs qui trompent les hommes, tant est grand le pouvoir que leur donne Jésus-Christ notre Seigneur, auquel soit honneur et gloire en tous les siècles des siècles. Amen.
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