lundi 4 septembre 2017
Vies des Saints Pères du Désert par Arnaud d'Andillly (V)
LA VIE DE SAINT EPHREM
DIACRE D’EDESSE,
écrite par un ancien auteur grec.
Notre Saint Père Ephrem était Syrien de nation, né dans la ville d’Edesse, et de parents vertueux. Il vécut du temps de l’Empereur Constantin et de ses successeurs. Dès son enfance il évita tout ce qu’il connaissait être mauvais. Et son père et sa mère lorsqu’il était encore fort jeune virent en songe sortir de sa bouche une vigne très abondante, qui s’étendait si loin qu’elle remplissait la plus grande partie de la terre, et dont tous les oiseaux venant manger de ses fruits, il en restait encore beaucoup. Ephrem dès sa première jeunesse s’en alla dans le désert, afin que rien ne le pût empêcher de vivre dans cette grande pénitence qui le rendit digne d’être rempli de la Grâce du Saint Esprit.
Un très homme de bien, et fort éclairé de Dieu, vit aussi en songe un homme dont le regard était terrible, lequel tenant un livre en la main demanda : « Qui crois-tu digne de recevoir ce livre, et capable d’accomplir ce qu’il contient ? » Et il lui sembla qu’en même temps il ouït une voix qui répondit : « Nul autre qu’Ephrem mon serviteur », lequel se trouvant présent et ouvrant la bouche dévora ce livre ; et soudain il en sortit une source de paroles procédantes de Dieu, qui étant pleines des plus grands et des plus vifs sentiments de la pénitence imprimaient dans les esprits la crainte de ce jugement universel, par lequel le Roi des rois notre Seigneur Jésus-Christ, dans la majesté et la gloire de son second avènement rendra à chacun selon ses œuvres. Et il lui sembla encore qu’il lui voyait écrire en d’autres livres les maximes divines de la foi et de la vérité Orthodoxe.
Un autre saint vieillard aperçut aussi dans une semblable vision des troupes d’Anges qui en descendant du Ciel par l’ordre de Dieu tenaient un livre écrit dedans et dehors, et s’entredisaient : « A qui faut-il donner ce livre ? » Sur quoi quelques-uns d’entre eux nommant diverses personnes, il y en eut d’autres qui répondirent : « Il est vrai que tous ceux-là sont justes et saints. Mais ce livre ne peut être confié qu’à Ephrem si doux et si humble de cœur. » A quoi le vieillard vit ensuite qu’ils s’accordèrent tous. Et étant allé le matin visiter Saint Ephrem, il entendit sortir de sa bouche, comme d’une vive source de sagesse, des discours d’une si grande instruction, et si capables de persuader la crainte de Dieu, et l’amour de la pénitence, qu’il n’eut pas peine à connaître que le Saint Esprit les lui inspirait.
Saint Ephrem, désirant d’aller à Edesse, fit cette prière à Dieu : « Jésus-Christ mon Seigneur et mon maître, ayez agréable s’il vous plaît que je voie cette ville, et qu’en y entrant celui que je rencontrerai le premier me parle de l’Ecriture sainte. » Comme il entrait dans la ville, la première personne qu’il rencontra fut une courtisane. Ce qu’ayant jugé à la manière dont elle était vêtues, il dit en soi-même avec beaucoup de douleur : « Il paraît bien, mon Dieu, que vous n’avez pas exaucé la prière de votre serviteur, puisque je n’ai pas sujet d’espérer que cette femme entre en discours avec moi sur le sujet de l’Ecriture sainte. » La courtisane s’étant arrêtée et le regardant fixement, le Saint lui dit : « Pourquoi vous arrêtez-vous, et me regardez-vous de la sorte ? » « Je vous regarde, » répondit-elle, « parce qu’étant femme j’ai été tirée de vous qui êtes homme. Mais vous, au lieu de me regarder, regardez la terre dont vous avez été tiré. » Ephrem étonné de ces paroles, loua Dieu d’avoir donné une si grande intelligence à cette femme, qu’elle l’eut rendue capable de lui faire cette excellente réponse, et connut par là que Dieu n’avait pas méprisé sa prière. Puis étant entré dans la ville, il y passa quelques jours.
Il arriva qu’une autre courtisane qui demeurait proche de son hôtellerie le regardant attentivement par la fenêtre lui dit : « Mon Père, donnez-moi votre bénédiction. » A quoi ayant répondu : « Je prie Dieu qu’il vous bénisse », elle ajouta : « Vous manque-t-il quelque chose dans cette hôtellerie ? » « Oui, » répartit le Saint, « il me manque trois ou quatre pierres, et un peu de plâtre pour boucher cette fenêtre au travers de laquelle vous voyez ici. » Elle répartit : « Vous me traitez bien rudement pour la première fois que je vous parle. Je voulais dormir avec vous ; et vous ne me permettez pas seulement de vous entretenir. » « Si vous voulez dormir avec moi, répliqua le Saint, « venez au lieu que je vous dirai ». « Je suis toute prête, » répondit-elle. « Venez donc au milieu de la ville », dit Ephrem. « Mais la vue de tant de gens, » lui répliqua-t-elle, « ne nous ferait-elle pas rougir ? » Alors ce grand serviteur de Dieu reprenant la parole lui dit : « Si nous avons honte de commettre une telle action devant les hommes, ne devons-nous pas beaucoup plutôt avoir de la honte et de la crainte de la commettre devant Dieu qui connaît non seulement ce qui se passe à la vue de tout le monde, mais aussi nos pensées les plus cachées, et qui venant un jour juger tous les hommes, rendra à chacun selon ses œuvres ? » Cette femme fut si touchée de ces paroles que toute fondante en larmes, elle se jeta à ses pieds et lui dit : « Serviteur de Jésus-Christ, mettez-moi dans la voie du Salut, afin que Dieu me pardonne tant de crimes que j’ai commis. » Le saint vieillard l’ayant confirmée dans le désir de la pénitence par plusieurs passages de l’Ecriture Sainte, la mit dans un Monastère, et retira ainsi cette âme de la fange de ses iniquités.
Au sortir de cette ville étant allé en Césarée de Cappadoce, et étant entré dans l’église lorsque l’Archevêque Saint Basile prêchait, il commença à le louer à haute voix. Sur quoi quelques-uns dirent : « Qui est cet étranger qui loue ainsi notre Evêque, ou plutôt qui le flatte, afin qu’il lui donne quelque chose ? » La prédication étant achevée, Saint Basile l’envoya quérir et lui dit : » Pourquoi criez-vous ainsi en me louant ? » Le saint vieillard répondit : « Parce que je voyais une colombe blanche comme de la neige assise sur votre épaule droite, qui vous disait à l’oreille les choses que vous prêchiez au peuple. » Alors le grand Saint Basile rempli du Saint Esprit le reconnut, et lui dit : « N’êtes-vous pas Ephrem le Syrien, qui selon ce qu’on m’a rapporté et que je le vois maintenant avez tant d’amour pour la solitude ? Il est écrit dans le Prophète David : « Ephrem est ma force. Et votre douceur, votre bonté, et votre simplicité sont si manifestes, que comme une ckaire lumière elles se font voir à tout le monde. »
Saint Ephrem passant par une autre ville, une femme de mauvaise vie l’aborda avec des discours impudiques pour tâcher de le porter dans le péché, ou au moins de le mettre en colère, sachant que personne ne l’y avait jamais vu. Il lui répondit : « Suivez-moi. » Et lorsqu’ils approchèrent du lieu de la ville où il y avait beaucoup de peuple, il lui dit : « Venez ici, et je ferai tout ce que vous voudrez. » Cette femme voyant une si grande multitude de gens, répliqua : « Comment cela se pourrait-il en ce lieu-ci, et n’aurions-nous point de honte d’être vus de tant de personnes ? » « Si vous avez honte », lui répartit le Saint, « de pécher en la présence des hommes, combien en devez-vous avoir davantage de pécher en la présence de Dieu qui pénètre jusque dans le fond des abîmes ? » Ces paroles remplirent d’un tel étonnement cette impudente créature qu’elle s’en alla toute confuse sans avoir pu donner seulement au Saint le moindre sentiment de colère. »
Voilà de quelle sorte Saint Ephrem se conduisait en de semblables rencontres. Il était si doux, si patient, si sincère, si simple, si soumis, si modeste, si humble, si éloigné de tous artifices en ce qui regarde les choses divines, ainsi que parle l’Ecriture, et si porté aux plus grandes austérités de la pénitence, que cela surpasse tout ce que l’on saurait en croire. Car encore qu’il demeurât dans le silence, son seul regard semblait instruire ceux qui le voyaient, et il priait Dieu sans cesse avec une ferveur nonpareille. Ainsi ce saint homme après avoir passé sa vie dans une si grande perfection, après avoir servi d’exemple à ceux qui voulaient acquérir des vertus divines, et après avoir fait plusieurs ouvrages de piété remplis d’une doctrine toute céleste, connaissant le temps de sa mort, fit un testament qu’il adressa à ses disciples et à tous les Solitaires, par lequel il les exhortait de penser sérieusement à l’autre vie. Et ensuite d’une petite maladie il alla jouir avec Dieu d’un éternel repos, et fut enterré par les Solitaires du Désert. Je supplie notre Seigneur Jésus-Christ de vouloir par son intercession et par ses prières nous rendre imitateurs de la vie si sainte qu’il a passée sur la terre, afin que nous puissions obtenir la rémission de nos péchés.
LA VIE DE SAINT MALC,
qui n’est en effet que l’histoire de sa captivité.
écrite par SAINT JEROME.
AVANT-PROPOS.
Ceux qui doivent combattre sur la mer ont auparavant accoutumé, lorsqu’ils sont encore dans le port et dans le calme, de hausser et de baisser le gouvernail, de se servir des rames, de préparer les mains de fer destinées à accrocher les vaisseaux ennemis, et de mettre leurs soldats en ordre le long des bancs, pour leur apprendre à demeurer fermes dans un champ de bataille aussi glissant qu’est celui d’un vaisseau agité des flots, afin que s’étant exercés de la sorte dans ces combats qui ne sont que feints, ils n’aient point d’appréhension ni de crainte lorsqu’ils se trouveront dans des combats véritables. Ainsi après avoir demeuré longtemps dans le silence que m’a fait garder celui qui ne peut souffrir que je parle, je veux m’exercer dans un petit ouvrage, et comme dérouiller ma langue, afin de pouvoir entreprendre une histoire plus étendue : Car j’ai résolu d’écrire ( si Dieu me conserve la vie, et si ceux qui me déchirent par leurs médisances cessent de me persécuter au moins maintenant qu’ils voient que je m’enfuis et que je me cache) comment, et par qui depuis l’avènement de notre Sauveur jusques à notre siècle, c’est-à-dire depuis les Apôtres jusques à la lie du temps où nous vivons, l’Eglise de Jésus-Christ s’est établie, s’est fortifiée, s’est accrue par les persécutions, et a été couronnée par le Martyre ; et comment depuis que les Empereurs ont embrassé sa créance, ses vertus se sont diminuées par l’augmentation de son autorité et de ses richesses. Mais ce n’est pas ici le lieu de traiter de cette matière ; et il faut venir au sujet que j’ai entrepris.
Le petit bourg de Marone assis du côté de l’Orient à trente mille ou environ d’Antioche ville de Syrie, après avoir changé de plusieurs maîtres, passa enfin (lorsqu’étant encore fort jeune je demeurais en ce pays-là) entre les mains de l’Evêque Evagre mon allié, lequel je nomme pour faire voir comment j’ai appris ce que je vais écrire.
Il y avait un vieillard nommé Malc, qui est un nom syriaque, lequel signifie roi. Il était Syrien de nation, parlait fort bien cette langue, et je croyais qu’il fût originaire de ce même bourg, où une bonne femme cassée de vieillesse, et toute prête à mourir demeurait aussi avec lui. Ils vivaient tous deux dans une telle piété, et étaient si assidus à l’église qu’on les aurait pris pour Zacharie et Elisabeth (Luc.I), n’eût été que Saint Jean ne paraissait point au milieu d’eux. M’enquérant soigneusement des habitants, si le lieu qui les unissait était le mariage, ou la parenté, ou la dévotion : Tous d’une commune voix me répondirent que c’étaient des personnes saintes et très agréables à Dieu, et m’en contèrent certaines choses si merveilleuses que poussé du désir d’en apprendre la vérité, j’allai trouver ce saint personnage ; et ma curiosité m’ayant fait lui demander si je devais ajouter foi à ce que l²’on m’avait rapporté, voici ce que j’appris de lui.
« Mon fils », me dit-il, « mon père et ma mère, qui vivaient d’un petit champ qu’ils cultivaient dans le territoire de Nisibe, n’ayant point d’autres enfants que moi, et me regardant comme le seul qui restait de leur race, et l²’²unique héritier de leur famille, me voulurent contraindre de me marier. A quoi ayant répondu que j’aimais beaucoup mieux être Solitaire, il ne faut point de meilleure preuve des persécutions que mon père me fit par ses menaces, et ma mère par ses flatteries pour me faire perdre ma virginité, que ce que je fus contrains de les abandonner pour m’enfuir de leur maison. Et d’autant que je ne pouvais aller en Orient à cause du voisinage de Perse, et que tous les passages étaient gardés par les gens de guerre des Romains, je tournai du côté de l’Occident, portant quelque peu de chose avec moi pour me garantir seulement de l’extrême nécessité. Or pour ne m’arrêter point à des discours inutiles, je vous dirai que j’arrivai enfin au désert de Calcide, qui étant entre Imme et Béroé est assis un peu plus vers le midi. Là ayant trouvé des Solitaires, je me mis sous leur conduite, et comme eux je gagnais ma vie par le travail de mes mains, et domptais par les jeûnes les aiguillons de la chair.
Après plusieurs années, il me vint en l’esprit de retourner en mon pays afin de consoler ma mère dans son veuvage durant le reste de sa vie ; car j’avais déjà su la mort de mon père, et avec dessein, lorsque Dieu aurait disposé d’elle, de vendre ce peu d’héritages que j’avais pour en donner une partie aux pauvres, en employer une autre partie à bâtir un Monastère, et ( ce que je ne saurais confesser sans rougir de honte de mon infidélité) réserver le reste pour m’entretenir et pour vivre. Quand je dis cela à mon Abbé, il me répondit en s’écriant que c(était une tentation du Diable et une ruse dont cet ancien ennemi des hommes se servait pour me tromper sous prétexte d’une chose qui d’elle-même n’était pas mauvaise ; que c’était retourner comme un chien à son vomissement ( Prov.26) ; et que plusieurs Solitaires avaient été surpris de la sorte, le Démon ne se montrant jamais à découvert. Sur quoi il m’alléguait plusieurs exemples de l’Ecriture sainte, et entre autres celui d’Adam et d’Eve (Genèse.3) qu’il ruina dès le commencement, en leur faisant concevoir l’espérance de se rendre semblables à Dieu. Ne me pouvant persuader, il se jeta à mes genoux, et me conjura de ne le point abandonner, de ne me vouloir point perdre moi-même, et de ne point regarder derrière moi après avoir mis la main à la charrue. (Luc.9). Misérable que je suis, je remporte par mon opiniâtreté une malheureuse victoire, m’imaginant qu’il ne recherchait pas tant en cela mon avantage que sa consolation. Il m’accompagna au sortir du Monastère, comme s’il m’eût porté en terre, et enfin en me disant adieu il usa de ces paroles : « Je vous regarde, mon fils, comme marqué du caractère du Diable. Ne m’alléguez point de raisons, je ne reçois point d’excuses. Une brebis ne saurait quitter le troupeau sans courir fortune à toute heure d’être dévorée par les loups. »
En allant de Béroé à Edesse, il y a tout contre le grand chemin une solitude par laquelle les Sarrasins courent de tous côtés sans demeurer jamais en même lieu. L’appréhension qu’on a d’eux fait que tous les voyageurs se rassemblent là, pour éviter par cette escorte qu’ils se font les uns aux autres le péril qui les menace. Nous nous trouvâmes donc de compagnie environ soixante-dix personnes, tant hommes que femmes, vieillards, jeunes gens, et enfants, lorsque soudain les Ismaélites montés sur des chevaux et sur des chameaux, vinrent se jeter sur nous. Ils avaient de forts longs cheveux tous tressés, le corps à demi nu, de grands manteaux, des carquois qui leur pendaient derrière le dos, de longs javelots, et tenaient en leurs mains des arcs débandés ; car ils ne venaient pas pour combattre, mais seulement pour voler. Ainsi nous fûmes enlevés, dispersés, et emmenés de divers côtés ; et moi, avec ma belle prétention de rentrer dans mon bien quand je serais en mon pays, me repentant trop tard du mauvais conseil que j’avais suivi, je tombai avec la femme d’un de ceux qui étaient en notre compagnie, sous la puissance d’un même maître. Nous fûmes menés, ou pour mieux dire nous fûmes portés comme en l’air sur des chameaux, où nous étions plutôt attachés qu’assis par l’appréhension continuelle que nous avions de tomber et de périr dans ce vaste désert. Nous avions pour nourriture de la chair à demi crue et pour breuvage le lait des chameaux. Enfin après avoir passé une grande rivière, nous arrivâmes dans le désert le plus reculé de tous, où ayant reçu commandement, selon la coutume de cette nation, d’adorer la femme et less enfants de notre maître, nous nous prosternâmes devant eux ; Ainsi étant comme en prison, et ayant changé d’habits, c’est-à-dire étant réduits à aller tout nus, j’appris à marcher de la sorte. Et il est vrai que les chaleurs excessives de ces climats ne permettent de couvrir aucune partie du corps que celles qu’il serait honteux de ne point cacher. On me donna la charge d’un troupeau de brebis, et à comparaison de mes autres maux cette occupation me consolait lorsque je pensais qu’elle était cause que je voyais plus rarement mes maîtres et les autres esclaves. Il me semblait aussi que j’avais en cela quelque conformité avec Jacob et avec Moïse, qui ont été autrefois pasteurs de brebis dans le désert. Je vivais de lait et de fromage. Je priais souvent ; je chantais des psaumes que j’avais appris dans le Monastère. Ma captivité me donnait de la joie ; et je rendais grâces à Dieu de son juste jugement, qui me faisait trouver dans le désert la solitude que j’aurais perdue en mon pays.
Oh ! Qu’il est bien vrai qu’on n’est jamais assuré, ayant en tête un ennemi aussi puissant qu’est le Démon ! Oh ! Combien de pièges il nous tend, et par combien de diverses et incroyables manières il nous attaque ! L’envie qu’il porte aux hommes fit qu’il me trouva dans cette solitude où je pensais être si bien caché. Mon maître voyant son troupeau multiplier entre mes mains, et ne trouvant rien à redire à ma fidélité, parce que j’avais appris de l’Apôtre (Coloss.3. Ephes.6) « qu’il faut servir comme Dieu même ceux à qui nous sommes assujettis », et voulant me récompenser afin d’augmenter encore mon affection à son service, il me donna pour femme celle dont j’ai parlé, et qui avait été prise en même temps que moi. Sur ce que je refusais de la recevoir, et lui disant qu’étant Chrétien, il ne m’était pas permis d’épouser la femme d’un homme vivant ( car son mari ayant été fait esclave en même temps que nous, avait été emmené par un autre maître), cet homme qui me témoignait auparavant tant de douceur étant devenu tout furieux, tira son épée et s’en vint à moi, et si je ne me fusse hâté de prendre cette femme par le bras, il m’eût tué à l’heure même.
La nuit vint plutôt que je ne voulais, et plus obscure que de coutume ; je menai ma nouvelle épouse dans une caverne à demi ruinée ; et la seule tristesse assistant à nos noces, nous avions horreur l’un de l’autre, et ne le confessions pas néanmoins. Ce fut lors que je sentis véritablement lemalheur de ma captivité, et me jetant contre terre, je commençai à regretter avec larmes cette pureté d’un Solitaire que j’allais perdre, et disais en moi-même : « Misérable que je suis, étais-je donc réservé pour souffrir cette affliction et mes péchés m’ont-ils réduit à cet excès de malheur que, mes cheveux commençant déjà à blanchir, je devienne, de vierge que je suis, le mari de cette femme ? De quoi me sert d’avoir abandonné pour l’amour de Dieu mes parents, mon pays, et mon bien, si j’entre maintenant dans une condition pour laquelle j’ai une telle répugnance, que plutôt que d’y entrer j’ai abandonné toutes ces choses ? Mais ce qui me met en cette extrémité, c’est sans doute le désir que j’ai eu de retourner en mon pays. Que ferons-nous, mon âme ? Succomberons-nous dans ce combat, ou remporterons-nous la victoire ? Attendrons-nous que la main de Dieu s’appesantisse sur nous pour nous châtier, ou perdrons-nous la vie par nos propres mains ? Tourne, tourne plutôt cette épée contre mon estomac ; ta mort n’est-elle pas plus à craindre que celle de ce corps ? La chasteté conservée aux dépens de la vie n’a-t-elle pas son martyre aussi bien que la foi ? Qu’importe que je meure sans sépulture dans ce Désert pourvu que je m’acquitte de ce que je dois à Jésus-Christ, et que mourant pour lui témoigner ma fidélité je sois tout ensemble, en me traitant ainsi moi-même, et lepersécuteur et le martyr ? » Ayant achevé ces paroles, je tirai mon épée, qui reluisait dans ces ténèbres, et tournant la pointe contre mon estomac, je dis : « Adieu, femme infortunée, tu m’auras plutôt pour martyr que pour époux. » Alors se jetant à mes pieds, elle me dit : « Je te supplie par Jésus-Christ, et par cette extrémité où nous nous trouvons maintenant, de ne verser point ton sang pour me faire répandre ensuite le mien ; mais si tu es résolu de mourir, commence par m’ôter la vie avec cette épée, afin de nous unir plutôt en cette sorte qu’en celle que voulait notre maître : La servitude m’a si fort instruite dans la chasteté, que quand mon mari même reviendrait, je le conjurerais de trouver bon que je la gardasse. Pourquoi veux-tu donc mourir de peur d’être mon mari, puisque je mourrais si tu le voulais être ? Aie-moi plutôt pour compagne de ta pudeur, et préfère l’union de nos âmes à celle de nos corps. Que nos maîtres croient que tu es mon mari ; mais que Jésus-Christ sache que tu n’es que mon frère. Il nous sera facile de leur persuader que nous sommes mariés, lorsqu’ils verront que nous nous aimerons parfaitement. » J’avoue que ce discours m’épouvanta, et admirant la vertu de cette femme, je l’aimai encore davantage que si elle eût été la mienne. Je ne l’ai pourtant jamais vue nue ni jamais touché à sa chair, craignant de perdre dans la paix ce que j’avais conservé dans le combat. Plusieurs jours se passèrent dans cette sorte de mariage qui nous rendit plus agréables à nos maîtres, lesquels ne soupçonnaient nullement que nous eussions dessein de nous enfuir ; et fidèle pasteur que j’étais, je passais quelquefois un mois tout entier dans le Désert avec mon troupeau.
Longtemps après, comme j’étais un jour seul dans le Désert, et ne voyais rien que le ciel et la terre, je commençai à repasser plusieurs choses en mon esprit. Il me souvint entre autres de la société dans laquelle j’avais vécu avec les Solitaires ; et surtout je me représentais le visage de ce Saint homme qui m’avait servi de père, qui m’avait instruit, qui m’avait tenu auprès de lui avec tant de soin, et qui avait si fort regretté ma perte. Comme j’étais dans ces pensées, j’aperçus un petit sentier tout plein de fourmis ; les unes portaient des fardeaux plus grands qu’elles ; les autres traînaient avec leurs petites bouches, comme avec des tenailles, des graines d’herbes, et les autres tiraient de la terre de leurs fosses pour boucher avec des digues les conduits qui y amenaient de l’eau – celles-ci se souvenant de l’hiver qui devait venir coupaient le germe des grains qu’elles avaient amassés, de peur que l’humidité de la terre ne fît venir de l’herbe dans leurs greniers ; et les autres avec un grand deuil portaient les corps morts de leurs compagnes. Mais ce que j’admirais le plus dans une si grande multitude, c’est que celles qui dormaient n’empêchaient point celles qui entraient, et au contraire si elles en voyaient quelques-unes tombées sous la pesanteur de leur charge, elles les soulageaient en mettant leurs épaules sous le fardeau qui les accablait. Que dirai-je de plus ? sinon que ce spectacle m’étant fort agréable et m’ayant fait ressouvenir de Salomon, qui nous renvoie à la prudence des fourmis et nous incite par leur exemple à sortir de la paresse qui tient nos âmes engourdies, je commençai à m’ennuyer de ma captivité, à désirer de revoir les cellules du Monastère, et d’avoir part à la vigilance de ces fourmis saintes qui ne travaillent que pour le bien commun, et où nul n’ayant rien de propre toutes choses sont à tous.
Etant retourné au lieu où je dormais, ma femme de nom vint au-devant de moi. Je ne pus cacher dans mon visage la tristesse que j’avais dans le cœur. Elle me demanda pourquoi j’étais si abattu ; je lui en dis la cause. Elle m’exhorta à la fuite et me supplia d’avoir agréable qu’elle me tînt compagnie. Je lui demandai le secret ; elle me le promit ; et nous entretenant souvent en particulier nous flottions entre l’espérance et la crainte.
J’avais deux boucs dans mon troupeau d’une merveilleuse grandeur ; je les tuai pour me servir de leurs peaux à ce que je vais dire, et de leur chair pour nous nourrir en chemin. Aussitôt que la nuit s’approcha nos maîtres pensant que nous étions couchés ensemble, nous nous mîmes en chemin, portant ces peaux de bouc et une partie de leur chair. Etant arrivés au fleuve qui est à dix mille de là, nous gonflâmes ces peaux, montâmes dessus, et nous laissant aller au fil de l’eau, remuant seulement un peu les pieds pour nous en servir comme d’avirons, afin que le fleuve nous portant en bas et nous faisant aborder de l’autre côté du rivage beaucoup plus loin que le lieu d’où nous étions partis, ceux qui voudraient nous suivre perdissent notre piste. Une partie de la chair que nous portions s’étant mouillée, et l’autre étant tombée dans l’eau, à peine nous en restait-il pour trois jours. Nous bûmes par-delà notre soif pour nous préparer à celle que nous devions souffrir ; nous courions plutôt que de marcher, regardant toujours derrière nous, et avancions davantage la nuit que le jour, tant par la crainte des Sarrasins qui faisaient des courses de tous côtés, qu’à cause de l’ardeur excessive du soleil. Je tremble encore en vous rapportant ceci et tout le corps m’en frémit, bien que je sois en sûreté.
Le troisième jour nous entrevîmes de fort loin deux hommes montés sur des chameaux, qui venaient en très grande diligence ; et comme notre esprit présage toujours notre malheur, nous crûmes que c’était notre maître; nous n’eûmes plus d’autre pensée que la mort ; et il nous semblait que le soleil était tout couvert de ténèbres. Etant dans cet effroi, et connaissant que nous avions été trahis par les marques de nos pas imprimés sur le sable, nous vîmes à notre main droite une caverne qui allait fort avant sous terre. Craignant qu’il n’y eût dedans des animaux venimeux ( car les vipères, les basilics, les scorpions, et autres serpents cherchent d’ordinaire ces lieux-là pour éviter l’ardeur du soleil et trouver de l’ombre), nous entrâmes bien dedans la caverne, mais nous nous arrêtâmes dans une fosse qui était toute à l’entrée sur la main gauche, n’osant passer plus outre de peur de rencontrer la mort en la voulant fuir, et pensant en nous-mêmes : « Si Dieu nous veut assister dans ce péril, nous sommes en sûreté ; et s’il nous abandonne à cause de nos péchés, nous trouverons ici un sépulcre. » Mais dans quel abattement d’esprit et dans quelle frayeur croyez-vous que nous nous trouvâmes lorsque nous vîmes notre maître et l’un de ses esclaves arrêtés tout contre la caverne, et, nous ayant suivis à la piste, être arrivés au lieu où nous croyions être cachés ? O combien la mort est plus rude à attendre qu’à souffrir ? La crainte fait encore maintenant bégayer ma langue, et comme si mon maître criait encore je n’ose pas seulement ouvrir la bouche. Il envoya cet esclave pour nous tirer de la caverne, et lui cependant tenait les chameaux, et avait l’épée nue à la main pour nous tuer aussitôt que nous sortirions. L’esclave étant entré et passé trois ou quatre pas plus avant que le lieu où nous étions, nous lui voyions le dos, mais lui ne nous voyait point ( parce que c’est le propre des yeux de ne pouvoir distinguer aucuns objets lorsqu’au sortir de la lumière ils passent dans les ténèbres) et nous entendîmes aussitôt retentir ces paroles dans cet antre : « Sortez, pendards, sortez, misérables, sortez pour recevoir la mort. Qu’attendez-vous ? Pourquoi tardez-vous ? Sortez, votre maître vous appelle. » Comme il parlait encore, nous vîmes à travers l’obscurité venir une lionne, qui le saisit, l’étrangla, et le traîna ainsi tout sanglant dans le plus profond de la caverne. Mon Dieu ! Quelles furent alors tout ensemble notre frayeur et notre joie ! Nous voyons périr notre ennemi sans que son maître le sût, lequel voyant qu’il demeurait si longtemps s’imagina que deux personnes se défendaient contre une seule, et ne pouvant davantage retenir sa colère vint à la caverne l’pée nue à la main, et lorsqu’avec des cris furieux il reprochait à son esclave sa lâcheté, il fut plutôt emporté par la lionne qu’il ne fut arrivé au lieu où nous étions cachés. Chose étrange, et qui le croirait qu’une bête sauvage ait ainsi devant nos yeux combattu pour nous.
Etant délivrés de la crainte que nous avions de lui, nous nous voyions exposés à toute heure à une mort semblable à la sienne, si ce n’est que la fureur d’une lionne est moins à craindre que la colère d’un homme. Nous étions saisis de frayeur, et n’osant pas seulement nous remuer nous attendions quel serait le succès de cette aventure ; et notre seul espoir au milieu de tant de périls était en la connaissance que nous avions de notre chasteté, qui nous servait comme d’un mur contre cette bête furieuse. La lionne voyant qu’elle avait été découverte, et craignant qu’on ne lui dressât quelque piège, emporta dès le matin dans sa gueule son lionceau et nous quitta la place. N’osant néanmoins nous fier à cela, nous ne partîmes pas sitôt ; mais ayant longtemps attendu et pensant à sortir, nous nous imaginions toujours de l’avoir à la rencontre.
Ayant passé tout le jour dans cette appréhension, nous sortîmes le soir, et trouvâmes ces chameaux, (auxquels ils donnaient en ce pays le nom de dromadaires à cause de leur extrême vitesse) qui ruminaient. Nous montâmes dessus, et, après avoir repris un peu de force avec quelques grains nouveaux, nous traversâmes le Désert, et arrivâmes enfin le dixième jour au camp des Romains, où, ayant été présentés au maître de camp, nous lui contêmes tout ce qui nous était arrivé. Delà étant envoyés à Sabinien qui commandait en Mésopotamie, nous y vendîmes nos chameaux. Et parce que mon Abbé dont j’ai ci-devant parlé était déjà mort pour aller jouir avec Dieu d’une meilleure vie, je retournai avec les Solitaires qu’il avait laissés, et mis cette femme entre les mains de quelques vierges très vertueuses, l’aimant comme ma sœur, et vivant néanmoins avec elle avec plus de retenue que si elle eût été ma sœur.
Malc étant déjà fort vieil me contait ces choses lorsque j’étais encore fort jeune, et je vous les conte dans ma vieillesse. Je présente aux chastes un exemple célèbre de chasteté ; et j’exhorte les vierges à la conserver. Contez cette histoire à ceux qui viendront après vous, afin qu’ils sachent qu’au milieu même des épées, des Déserts, et des bêtes farouches, la chasteté n’est jamais captive, et qu’un véritable serviteur de Jésus-Christ peut bien être tué, mais non pas vaincu.
LA VIE
DE SAINT SIMEON
STYLITE,
Ecrite par ANTOINE son disciple.
CHAPITRE PREMIER.
Saint Syméon entrant en l’église, et étant touché de Dieu sur ce que lui dit un vieillard, s’en alla dans un Monastère, où il passa quatre mois dans une pénitence toute extraordinaire.
Saint Syméon dès le ventre de sa mère fut élu de Dieu, auquel il a durant toute sa vie eu dessein de plaire et d’obéir. Son père se nommait Susoc, et l’éleva dans sa maison. A l’âge de treize ans comme il gardait ses brebis, voyant une église il les abandonna pour y entrer, et entendit qu’on lisait Saint Paul. Sur quoi il dit à un vieillard : « Monsieur, qu’est-ce que j’entends lire ? » Cet homme bon lui répondit : « On lit de quoi nourrir l’âme, en apprenant aux hommes à craindre Dieu de tout leur cœur ». «Qu’est-ce que craindre Dieu ? » dit alors le bienheureux Siméon. « Mon fils, » répliqua la vieillard, pourquoi me pressez-vous tant ? » « Je vous demande », lui dit-il, « ce que je demanderais à Dieu même, parce que je désire d’apprendre les choses dont vous me parlez, étant si ignorant que je ne sais du tout rien. » Alors cet homme lui dit : « Celui qui jeûne d’ordinaire, qui prie sans cesse, qui s’humilie devant tout le monde, qui n’aime ni l’argent, ni les habits, ni les autres biens, qui n’est point trop attaché à ses proches, qui honore son père et sa mère, et révère les Prêtres de Dieu, celui-là héritera le Royaume éternel. Et au contraire, celui qui n’observera pas toutes ces choses, n’aura pour partage que les ténèbres de l’Enfer que Dieu a préparées au Diable et à ses malheureux Anges. » Saint Siméon l’ayant entendu parler ainsi se jeta à ses pieds, et lui dit : « Vous êtes mon père et ma mère. Vous êtes celui qui me montrez à bien faire, et le guide qui me conduit au Royaume du Ciel. Car vous m’apprenez à sauver mon âme qui courait à sa ruine ; et je prie Dieu qu’il vous en récompense, puisque ce sont là les choses qui édifient véritablement. Je m’en vais donc ensuite de vos bons avis dans le Monastère où Dieu me voudra, le suppliant d’accomplir en moi sa sainte volonté. » Le bon vieillard lui dit : « Mon fils, avant que de vous engager dans un Monastère, sachez que vous y endurerez beaucoup de peines ; car il vous faudra servir, veiller, être mal vêtu, et souffrir continuellement d’autres incommodités ; mais vous devez fortifier votre cœur pour le rendre un vase précieux aux yeux de Dieu. »
Le bienheureux Siméon sortit aussitôt et s’en alla au Monastère de Saint Timothée, homme d’admirable vertu, où se jetant à terre devant la porte il y passa cinq jours sans boire ni sans manger. Au bout de ce temps, Saint Timothée sortant du Monastère et le trouvant en cet état lui dit : « D’où êtes-vous, mon fils ? Que vous ont fait vos parents pour être si affligé ? Comment vous appelez-vous ? N’avez-vous point commis quelque mauvaise action ? Et n’êtes-vous point quelque serviteur qui fuit la présence de son maître ? » Le bienheureux Siméon lui répondit en pleurant : « Non, mon père. Mais je souhaite ardemment d’être serviteur de Dieu s’il l’a agréable, afin de sauver mon âme qui s’ allait perdre. Commandez donc s’il vous plaît qu’on me reçoive dans ce Monastère pour y servir tout le monde, sans souffrir que je demeure plus longtemps dehors. » Timothée l’ayant entendu parler de la sorte le prit par la main, le mena dans le Monastère, et dit aux Frères : « Mes enfants, voici un Frère que je vous amène ; enseignez-lui les règles de la maison. » Saint Siméon y passa près de quatre mois, servant avec grande affection ceux qui y étaient ; et durant ce temps, il apprit par cœur tout le psautier, se nourrissant chaque jour de cette viande divine et spirituelle. Et quant à la nourriture qu’il recevait comme les autres, il la donnait secrètement aux pauvres sans se mettre en peine du lendemain ; et tous ces Solitaires mangeant le soir, il ne mangeait que de sept jours en sept jours.
CHAPITRE II.
Saint Siméon se mit une corde de puits autour du corps, qui lui entra de telle sorte dans la chair qu’elle la lui pourrit toute, et l’on eut grande peine à le guérir.
Etant allé au puits pour tirer de l’eau, il ôta la corde du seau et la mit sur sa chair nue tout à l’entour de lui depuis les reins jusques au cou, puis dit aux Frères : « Etant allé pour tirer de l’eau, je n’ai point trouvé de corde au seau. » « N’en parlez point, » répondirent-ils, afin que notre Abbé ne le sache pas si tôt. » Cette corde étant entrée de telle sorte dans son corps qu’elle le sciait jusques aux os et qu’à peine la voyait-on, elle lui pourrit toute la chair. Et un jour quelques-uns des Frères en sortant, le trouvèrent qui donnait sa portion aux pauvres. Sur quoi étant rentrés, ils dirent à leur Abbé : «D’où nous avez-vous amené cet homme ? Nous ne saurions vivre dans une abstinence semblable à la sienne, car il jeûne depuis un dimanche jusques à l’autre ; et il sort de son corps une si étrange puanteur que personne ne saurait approcher de lui, les vers tombant de sa chair lorsqu’il marche, et son lit en étant tout plein ».
L’Abbé ayant trouvé tout ceci véritable, lui dit : « Mon fils, qu’est-ce que les Frères m’ont fait entendre de vous ? Ne vous suffit-il pas de jeûner comme les autres ? Et n’avez-vous pas entendu lire dans l’Evangile en parlant des Docteurs que le disciple ne peut s’élever par-dessus le maître, et que celui qui lui ressemblera sera parfait ? Dites-moi aussi mon fils, d’où procède cette puanteur ? » Le bienheureux Siméon se tenant debout sans répondre, l’Abbé se fâcha et commanda qu’on le dépouillât. Alors ils trouvèrent cette corde tellement enfoncée dans sa chair qu’il n’en paraissait que la surface. Sur quoi l’Abbé commença à s’écrier : « D’où nous est venu cet homme qui veut renverser toutes les règles du Monastère ? » Et se tournant vers lui, lui dit : « Je vous prie de sortir, et de vous en aller où vous voudrez. » On lui ôta ensuite à grand peine et en lui faisant d’extrêmes douleurs cette corde qu’on ne put arracher sans faire sortir par même moyen beaucoup de chair pourrie. Et après l’avoir pensé avec grand soin durant plusieurs jours, il fut enfin guéri.
CHAPITRE III.
Saint Siméon s’en va secrètement, et se met dans un puits sec, où Saint Timothée son Abbé ensuite de deux visions le va trouver, et le ramène au Monastère, où il demeura environ un an.
Aussitôt qu’il fut guéri il sortit du Monastère sans que personne le sût, et se mit proche de là dans un puits abandonné où il n’y avait point d’eau, et qui était rempli de Démons. La nuit même, le Saint Abbé vit en songe une grande multitude de peuple qui étant armés environnaient son Monastère et criaient : « Timothée, rends-nous Siméon le serviteur de Dieu, ou nous te brûlerons et ton Monastère, parce que tu as maltraité un homme juste ». S’étant éveillé, il dit à ses Frères : « Mes enfants, j’ai eu une vision qui m’a extrêmement troublé. » Une autre nuit, il vit une multitude d’hommes forts et puissants qui se tenant devant lui disaient : « Donnez-nous Siméon le serviteur de Dieu et qui est si fort aimé de lui et de tous les Anges. Pourquoi l’as-tu tant tourmenté ? Il est plus grand que toi devant Dieu, et tu as attristé tous les Anges en l’affligeant. Le Seigneur le relèvera, et lui fera faire dans le monde plusieurs miracles, que nul n’a faits avant lui. »
L’Abbé s’étant levé, et étant touché d’une grande crainte, dit aux Frères : « Cherchez cet homme et me l’amenez, de peur que nous ne mourions tous à cause de lui. » Alors tous les Solitaires l’allèrent chercher, et ayant été partout sans le trouver, vinrent dire à leur Abbé : « Il n’y a un seul lieu que nous n’ayons visité, excepté ce puits abandonné. » Il leur répondit : « Je vous prie d’y aller, et j’irai aussi avec vous ; c’est véritablement un Saint et un serviteur de Dieu. » Ainsi, ayant pris avec lui cinq d’entre eux, il s’en alla à ce puits, et après avoir fait oraison descendit dedans avec ces Frères. Le bienheureux Siméon les voyant leur dit : « Serviteurs de Dieu, je vous conjure de me laisser encore ici une heure, afin que j’y rende l’esprit, me sentant défaillir de telle sorte que je ne saurais plus vivre que fort peu, et mon âme est dans une douleur extrême d’avoir offensé Dieu comme j’ai fait. » L’Abbé lui répondit : « Venez, serviteur de Dieu, que nous vous menions au Monastère, car j’ai appris que vous le servez fidèlement. » Siméon refusant de les suivre, ils l’emmenèrent par force, et lui dirent en se jetant à ses pieds et en pleurant : « Serviteur de Dieu, nous vous avons offensé, pardonnez-nous. » Il leur répondit avec de grands soupirs : « Pourquoi accablez-vous ainsi un misérable et pauvre pécheur ? C’est vous qui êtes serviteurs de Dieu, et mes pères. » Il demeura ensuite avec eux environ un an.
CHAPITRE IV.
Saint Siméon sort du Monastère ; demeure trois ans dans une petite cellule, et plusieurs années ensuite sur une colonne, où il fait quantité de miracles, et soutient plusieurs tentations du Diable. Il est visité par le roi des Sarrasins.
Etant sorti secrètement du Monastère, il s’en alla assez près de là, et y bâtit avec des pierres sèches une petite cellule où il demeura trois ans ; et plusieurs personnes venaient vers lui pour implorer l’assistance de ses prières. Il fit ensuite une petite colonne de quatre coudées de haut et demeura quatre ans dessus. La réputation de sa sainteté augmentant et se répandant de tous côtés, on lui fit une autre colonne de douze coudées de haut sur laquelle il demeura douze ans. Et depuis, on lui en fit une autre de vingt coudées sur laquelle il demeura encore douze ans. Tous les habitants des environs s’assemblant, ils bâtirent auprès de sa colonne deux chapelles, et une autre colonne de trente coudées de haut sur laquelle il demeura quatre ans, et commença à faire des miracles : Car plusieurs affligés de divers maux venant vers lui, les malades étaient guéris, les possédés étaient délivrés, les lépreux étaient purifiés, les aveugles recouvraient la vue, les sourds l’ouïe, et les paralytiques la santé. Il convertit aussi plusieurs
infidèles à la Religion Chrétienne, savoir des Sarrasins, des Perses, des Arméniens, des Laotes et d’autres qui entendant parler de lui et de ses miracles le venaient trouver et l’adoraient.
Le Diable ne pouvant souffrir la vertu de Siméon prit la forme d’un Ange resplendissant de lumière, qui avec un chariot et des chevaux de feu tout étincelants d’éclairs lui apparut auprès de sa colonne, et lui dit : « Siméon, écoute ce que Dieu te mande par moi : Je suis un de ses Anges, et il m’envoie avec ce chariot et ces chevaux de feu pour t’enlever comme j’ai autrefois enlevé Elie : Ton temps est arrivé (4. Reg.2). Monte donc auprès de moi sur ce chariot qui t’est envoyé par le Dieu du Ciel et de la terre, afin que nous allions ensemble dans le Ciel, et que tu y sois vu des Anges, des Archanges, de Marie mère de notre Seigneur, des Apôtres, des Martyrs, des Confesseurs et des Prophètes. Car ils auront joie de te voir, et que tu pries avec eux le Dieu qui t’a créé à son image. Je m’acquitte de ma commission ; ne diffère pas davantage à monter sur ce chariot. Siméon après avoir achevé son oraison dit : « Seigneur, voulez-vous ravir dans le Ciel un pécheur tel que je suis ? Et levant le pied droit pour monter sur ce chariot, il leva en même temps la main droite et fit le signe de la croix. Aussitôt le Diable disparut avec toute cette vision, ainsi que la poussière est emportée par le vent, et Siméon reconnut sa tromperie.
Etant revenu à lui, il dit à son pied : « Tu ne retourneras point en arrière ; mais tu demeureras levé comme tu es jusques à ma mort, et jusques à ce que Dieu appelle à lui ce pauvre pécheur.
Le Diable durant la rigueur du froid lui fit venir un ulcère à la cuisse, qui la pourrit de telle sorte qu’il en sortait quantité de vers, lesquels tombaient de son corps sur ses pieds, de ses pieds sur la colonne, et de la colonne à terre. Il demeura ainsi sur un pied durant une année entière ; et un jeune homme nommé Antoine, lequel le servait, et qui a vu et écrit ceci, ramassait par son commandement les vers qui tombaient ainsi à terre, et les lui redonnant en haut, il les remettait sur sa plaie, et leur disait comme un autre Job : « Mangez ce que Dieu vous a donné. »
Sa grande réputation l’ayant fait connaître à Basilic roi des Sarrasins, il le vint trouver, et comme il le considérait debout et priant sur cette colonne, il vit tomber un ver de son corps. Aussitôt il courut, et prenant ce ver avec foi, le mit sur ses yeux (ce qui était en son pays une marque de vénération). Siméon l’apercevant lui dit : « Pourquoi faites-vous cela, et me faites-vous tort en le faisant ? Ne voyez-vous pas bien que c’est un ver tombé de mon corps qui est tout pourri ? » A ces paroles, le roi ouvrit la main, et y trouvant une très belle perle répondit au Saint : « Ce n’est nullement un ver, mais une perle de très grand prix. » Alors le Saint homme lui dit : « Elle vous est donnée pour récompense de votre foi, et sera bénie entre vos mains durant tous les jours de votre vie ». Ainsi ce prince s’en retourna plein de foi.
CHAPITRE V.
Mort de la mère de Saint Siméon qui était allée pour le voir.
Longtemps après, sa mère ayant entendu parler de sa grande réputation vint pour le voir ; mais on ne le lui permit pas, à cause qu’il n’entrait point de femmes au lieu où il était. Le bienheureux Siméon ayant entendu sa voix lui dit : « Ma mère, je vous prie d’avoir encore un peu de patience, et s’il plaît à Dieu nous nous verrons. » Sur cela, elle se mit à pleurer et à le conjurer qu’elle le pût voir. Puis toute échevelée elle se fâcha contre lui en disant : « Mon fils, pourquoi me traitez-vous de la sorte ? Pour récompense du lait que vous avez tiré de mes mamelles, vous avez fait fondre mes yeux en larmes. Et pour récompense de tant de baisers que je vous ai donnés, vous avez rempli mon cœur de tristesse et d’amertume. » Elle ajouta à cela tant d’autres choses semblables qu’elle nous fit tous pleurer avec elle. Et le bienheureux Siméon entendant ses plaintes couvrit son visage de ses mains, et pleurant amèrement lui manda qu’il la suppliait d’avoir patience pour un peu de temps, et qu’ils se verraient dans le repos éternel. Elle répondit : « Je te conjure par Jésus-Christ qui t’a formé que je te voie s’il est possible, cette consolation ne m’étant point arrivée depuis tant d’années. Or si tu ne veux pas me le permettre, qu’au moins je t’entende parler. Après cela je ne me soucie pas de mourir à l’heure même, ainsi que ton père est mort d’affliction à cause de ton absence. Ne veuille pas permettre, mon fils, que ce même déplaisir soit maintenant cause de ma mort. » Ayant achevé ces paroles, elle se trouva si accablée de tristesse et si lasse de pleurer qu’elle s’endormit (car elle avait passé trois jours et trois nuits à le faire conjurer sans cesse qu’elle le pût voir). Alors le bienheureux Siméon pria Dieu pour elle ; et aussitôt elle rendit l’esprit. Ceux qui se trouvèrent présents prenant son corps le lui apportèrent ; et lui l’ayant vu dit en pleurant : « Le Seigneur veuille s’il lui plaît recevoir votre âme et la remplir de joie pour récompense des afflictions que vous avez souffertes à cause de moi, et de ce qu’après m’avoir porté neuf mois dans votre sein vous m’avez nourri du lait de vos mamelles, et élevé avec beaucoup de peine. » Durant qu’il proférait ces paroles, tout ce que nous étions présents vîmes mouvoir le corps de sa mère, et son visage jeter de la sueur. Alors en élevant les yeux au Ciel il dit : « Seigneur Dieu des vertus qui êtes assis sur les Chérubins, et pénétrez jusques dans le fond des abîmes, vous qui avez connu Adam avant même qu’il fût créé, qui avez promis de donner à ceux qui vous aiment les richesses du Royaume des Cieux, qui avez parlé à Moïse dans un buisson ardent, qui avez béni notre père Abraham, qui recevez dans votre Paradis les âmes justes, et précipitez celles des méchants dans les flammes éternelles, qui avez fait que les lions se sont humiliés devant Daniel, qui avez fait trouver du rafraîchissement à ces trois enfants vos fidèles serviteurs au milieu des ardeurs de la fournaise de Babylone ; et qui avez employé des corbeaux pour porter à manger à Elie ; recevez dans votre bienheureuse paix l’âme de ma mère, et donnez-lui place parmi vos Saints, puisque vous êtes tout-puissant aux siècles des siècles.
CHAPITRE VI.
On bâtit une colonne à Saint Siméon de quarante coudées de haut, sur laquelle il demeura jusques à sa mort, et y fit grand nombre de miracles.
Quelque temps après, on bâtit au bienheureux Siméon une autre colonne de quarante coudées de haut, sur laquelle il demeura seize ans et jusques au jour de sa mort. En ce temps il y avait un grand dragon proche de lui du côté du Septentrion dont le venin était tel qu’il ne venait pas seulement de l’herbe en ce lieu-là. Il entra un morceau de bois dans l’œil droit de cette monstrueuse bête qui en étant devenue aveugle se traîna un jour jusques au lieu où était l’homme de Dieu, et se ployant tout en un cercle demeurait par terre la tête baissée, comme pour implorer son assistance. Soudain que Saint Simon l’eut regardé, ce morceau de bois qui était d’une coudée de long sortit de son œil. Tous ceux qui le virent louèrent Dieu, et ne laissèrent pas néanmoins de s’enfuir, tant ils avaient peur de cette bête ; mais elle se tourna ainsi que dans elle-même par divers replis, et demeura immobile jusques à ce que tout le peuple s’en fût allé, puis se levant elle se tint comme en adoration à la porte du Monastère durant près de deux heures, et s’en retourna après dans sa caverne sans faire de mal à personne.
Une femme ayant soif la nuit, et buvant dans une cruche où il y avait un petit serpent, elle l’avala, et ce serpent crût dans son ventre. Plusieurs médecins et magiciens s’efforcèrent inutilement de la guérir. Enfin, quelque temps après on l’amena à Saint Siméon, qui commanda qu’on la mît par terre, et qu’on lui versât dans la bouche de l’eau du Monastère : Ce qui ayant été fait, elle jeta un grand cri, et aussitôt on vit sortir de sa bouche ce serpent qui avait trois coudées de longueur. Il creva à l’heure même, et on l’attacha en un lieu élevé où il demeura sept jours, afin qu’il pût être vu de plusieurs personnes, et cette femme fut guérie à l’instant.
Encore qu’il n’y ait point d’éloquence qui peut raconter tous ses miracles, néanmoins quelque incapable que je sois de les bien rapporter, je ne saurais souffrir qu’ils demeurent tous ensevelis dans le silence. Je dirai donc que l’eau ayant entièrement manqué en ces lieux-là, tout le peuple des environs, et tous les animaux se trouvèrent réduits à la dernière extrémité. Le Saint voyant leur extrême affliction se mit en prière, et, environ la dixième heure du jour, on vit du côté de l’Orient du Monastère la terre se fendre de telle sorte qu’il s’y fit une très grande ouverture, ainsi que d’une caverne dans laquelle il y avait une quantité d’eau merveilleuse. Il commanda qu’on la fouillât de sept coudées, et depuis ce temps jusques à cette heure ce lieu a toujours été rempli d’eau en très grande abondance.
Il y avait un léopard le plus furieux du monde qui tuait les hommes et les animaux, et ravageait tout aux environs. Les habitants vinrent dire à Saint Siméon les maux qu’ils recevaient de cette cruelle bête. Sur quoi il commanda qu’on prît de la terre ou de l’eau du Monastère, et qu’on la répandît. Ce qui ayant été fait, ils trouvèrent aussitôt après ce léopard mort, et glorifièrent tous le Dieu de Siméon.
Il disait à ceux qu’il guérissait : « Retournez en vos maisons. Rendez grâces à Dieu qui vous a guéris. Ne soyez pas si hardis de dire que ce soit Siméon, de crainte qu’il ne vous arrive pis qu’auparavant. Et gardez-vous bien de jurer par le nom du Seigneur ; car c’est un grand péché ; mais si vous jurez, jurez par mon nom, puisqu’ainsi vous ne vous servirez que de celui d’un pauvre pécheur. Delà est venue la coutume que toutes les nations barbares et orientales de ces provinces jurent par le nom de Siméon.
CHAPITRE VII.
Histoire étrange d’un voleur nommé Jonathas.
Un voleur d’Antioche nommé Jonathas, et qui avait fait de fort grands maux, fut poursuivi par tant de personnes qu’il ne pouvait plus s’échapper. Ainsi, comme un lion qui fuit devant un grand nombre de chasseurs, il entra dans le Monastère, et en embrassant la colonne de Saint Siméon se mit à pleurer très amèrement. Le Saint lui dit : « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Et pourquoi êtes-vous entré ici de la sorte ? » Il répondit : « Je suis le voleur Jonathas qui n’ai jamais fait que du mal, et qui vient pour faire pénitence ». «C’est à ceux-là », répliqua le Saint, « que le Royaume des Cieux sera ouvert. Mais prenez garde de ne me point tromper, et de ne retomber jamais dans vos crimes. »
Il n’avait pas achevé ces paroles que les officiers de la justice d’Antioche arrivèrent et lui dirent : « Rendez-nous ce scélérat Jonathas qui est un ennemi public, si vous ne voulez exciter une sédition dans toute la ville, qui attend que l’on l’expose aux bêtes préparées à le dévorer. Le bienheureux Siméon leur répondit. Mes enfants, ce n’est pas moi qui l’ai fait venir ici ; et celui qui l’y a amené est plus puissant que nous, et assiste ceux qui sont touchés comme lui de repentance de leurs péchés, parce que c’est à semblables personnes qu’appartient le Royaume du Ciel ? Que si vous pouvez entrer, enlevez-le. Mais quant à moi je ne saurais, à cause que je crains celui qui me l’a envoyé. » Ce discours les ayant étonnés, ils s’en retournèrent, et rapportèrent à ceux d’Antioche ce que le Saint leur avait dit.
Jonathas après avoir demeuré sept jours en ce lieu en embrassant toujours la colonne, dit à Saint Siméon : « Mon Père, si vous le trouvez bon, je voudrais bien m’en aller ». « Vous avez bien hâte », lui répliqua le Saint, « de retourner dans vos crimes ». « Non, mon Père », répondit-il. « Mais mon temps est accompli ». Et en achevant cette parole, il rendit l’esprit. Comme on le voulait ensevelir auprès du Monastère, d’autres officiers vinrent d’Antioche qui commencèrent à crier : « Rendez-nous notre ennemi ; car toute la ville est en trouble à cause de lui. » Le bienheureux Siméon leur répondit : « Celui qui l’a amené ici est venu l’en tirer avec une armée céleste, après qu’il a été rentré en grâce avec lui. Il peut précipiter dans l’enfer et votre ville et tous ses habitants ; et j’ai craint qu’il ne me tuât à l’heure même si je lui faisais quelque résistance. Ne tourmentez donc point davantage un pauvre misérable tel que je suis ». Ainsi ils s’en retournèrent en tremblant, et rapportèrent tout ce qu’ils avaient vu et entendu.
CHAPITRE VIII.
Mort de Saint Siméon ; et comme il apparut à Antoine son disciple, qui est celui qui a écrit cette vie.
Peu d’années après il se baissa un vendredi pour prier, et demeura ainsi durant trois jours, qui furent le vendredi, le samedi, et le dimanche. Ce qui m’ayant étonné, je montai au lieu où il était, et me tenant debout devant lui, je lui dis : « Levez-vous, mon Père, et me donnez votre bénédiction pour la porter à ce peuple ; car il y a trois jours et trois nuits qu’il l’attend toujours. » Comme il ne me répondait point, je continuai ainsi : « Pourquoi m’affligez-vous, mon Père, et qu’ai-je fait qui vous ait déplu ? Je vous supplie de me donner la main. Mais nous auriez-vous bien quittés pour passer à une meilleure vie ? » Voyant qu’il ne me parlait point, et appréhendant de le toucher, je ne voulus rien dire à personne, et je demeurai une demi-heure ayant l’oreille tout contre lui pour écouter s’il respirait encore, mais je n’ouïs pas le moindre souffle, et sentis une odeur admirable qui sortait de son corps, ainsi que de plusieurs parfums mêlés ensemble : ce qui me fit connaître qu’il reposait avec Dieu.
Lors, tout abattu de douleur, je pleurai à chaudes larmes, et en me baissant lui baisai les yeux, puis l’embrassai et lui dit en me plaignant de lui : « Pourquoi m’abandonnez-vous ainsi, mon Père ? Où irai-je chercher désormais cette doctrine angélique que j’apprenais de vous ? Que répondrai-je en votre nom à ceux qui avaient recours à votre assistance ? Qui pourra voir sans fondre en larmes cette colonne sur laquelle vous ne serez plus ? Que dirai-je aux malades qui viendront vous chercher, et ne vous trouveront pas ? Que leur dirai-je, et quelle consolation leur donnerai-je, faible et misérable come je suis ? Hélas ! je vous vois aujourd’hui ; et demain de quelque côté que je me tourne, je ne vous trouverai plus. De quel voile couvrirai-je cette colonne ? Et que feront ceux qui venant de bien loin vous y chercher, vous y chercheront inutilement ?
Je m’endormis en achevant ces paroles, tant j’étais accablé d’affliction ; et aussitôt le Saint m’apparut et me dit : « Je n’abandonnerai point cette colonne ni cette sainte montagne en laquelle Dieu a rempli mon esprit de sa lumière. Mais descends pour donner satisfaction à ce peuple, et va dire en secret à Antioche les nouvelles de ma mort, afin qu’elle n’y apporte point de trouble, car je suis maintenant dans le repos où il a plu à Dieu de m’appeler. Et quant à toi ne cesse jamais de le servir en ce même lieu, avec assurance qu’il t’en récompensera dans le Ciel. » M’étant éveillé je lui répondis tout étonné : « Mon Père, ne m’oubliez pas dans le saint repos où vous êtes » ; et, soulevant ses habits, je me jetai à ses pieds, je baisai le lieu où ils reposaient, et, prenant sa main, je la mis sur mes yeux en disant : « Mon Père, bénissez-moi, je vous supplie ». Puis, recommençant à pleurer, j’ajoutai : « Que prendrai-je de vos reliques pour conserver à jamais une mémoire qui m’est si chère ? » Comme je proférais ces paroles, je vis son corps se mouvoir, et fus saisi d’une telle frayeur que je n’osai le toucher.
CHAPITRE IX.
Funérailles de Saint Siméon. Miracles qui s’y firent et conclusion de tout ce discours.
Je descendis promptement de la colonne, et, sans rien dire à personne, j’appelai un Frère auquel je me fiais et l’envoyai à Antioche vers l’Evêque, qui vint aussitôt accompagné de trois autres Evêques, et avec eux était Ardabor qui commandait les gens de guerre, dont quelques-uns le suivaient. Ils tendirent, comme en forme de rideaux avec leurs casaques qui étaient brodées d’or, tout le tour de la colonne, et mirent le corps du Saint auprès de l’autel qui est devant. Lorsqu’ils se furent retirés, nous vîmes les oiseaux voler sur la colonne avec des voix tristes et plaintives ; et l’on entendait de sept milles de là les pleurs des peuples, et les cris des animaux ; les montagnes même, les campagnes, et les arbres des environs paraissaient être dans la tristesse, tout le pays étant couvert d’une nuée fort obscure. J’aperçus aussi un Ange qui venait vers le Saint ; et environ la septième heure du jour, je vis sept vieillards qui parlaient avec cet Ange, dont le visage était étincelant comme un éclair, et les vêtements blancs comme de la neige. Alors, plein de crainte et d’étonnement, je me rendis attentif à sa voix durant tout le temps que je la pus ouïr, et je ne sus néanmoins y rien comprendre.
Le corps de Saint Siméon ayant été mis dans le cercueil, et l’Evêque d’Antioche voulant prendre quelques poils de sa barbe pour les garder par dévotion, il étendit sa main, laquelle sécha aussitôt sans pouvoir être rétablie en son premier état qu’après qu’on eut fait beaucoup de prières pour lui.
Comme ils menaient le cercueil à Antioche en chantant des psaumes et des hymnes, tous les peuples des environs pleuraient de se voir privés de la protection qu’ils pouvaient recevoir des reliques de ce corps saint, et de ce que l’Evêque avait juré que personne ne le toucherait.
Lorsqu’ils furent arrivés à cinq milles de la ville dans un bourg nommé Méroé, il ne fut plus possible de remuer ce corps. Et alors un homme qui était sourd et muet il y avait quarante ans, se jeta à terre devant le cercueil, et commença à crier : « A la bonne heure soyez-vous venu, serviteur de Dieu, puisque votre arrivée sera cause de mon Salut. Et si Dieu prolonge mes jours, je vous servirai tout le reste de ma vie. » Ayant dit ces paroles, il se leva en s’appuyant sur l’un des mulets qui portait le cercueil, et puis s’en alla aussitôt, et fut guéri à l’instant. Or le péché de cet homme était qu’aimant une femme mariée, et cette femme étant morte sans qu’il eût pu accomplir son mauvais dessein, il eut l’impiété d’ouvrir son sépulcre : Ce qui lui ayant par une juste vengeance de Dieu fait perdre la parole et l’ouïe à l’heure même, il demeura quarante ans sans pouvoir partir de là.
Toute la ville d’Antioche alla au-devant du corps du Saint, qu’ils couvrirent de draps d’or et d’argent, et avec des flambeaux allumés le portèrent en chantant des psaumes et des hymnes dans l’église basilicale, et puis dans une autre qui se nomme l’église de la pénitence. Il se fait encore plus de miracles sur son tombeau qu’il n’en avait fait durant sa vie. Et cet homme qui avait été guéri à Méroé a toujours servi Dieu en ce lieu-là jusques à sa mort. Plusieurs personnes par l’extrême dévotion qu’ils avaient pour le Saint apportèrent à l’Evêque d’Antioche de très grandes sommes d’argent qu’ils voulaient donner à l’Eglise pour avoir quelques reliques de son corps ; mais il le leur refusa à cause du serment qu’il avait fait.
Le pauvre et misérable pécheur Antoine a écrit cette vie le moins mal et le plus brièvement qu’il a pu. Bienheureux celui qui l’ayant la lit dans l’Eglise et dans la maison de Dieu, puisqu’en renouvelant la mémoire des actions de ce grand Saint, il sera récompensé par le Très-Haut dont la puissance, l’honneur, et la gloire dureront dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINT JEAN
L’AUMONIER
écrite par LEONCE Evêque de Naples à Chypre.
AVANT-PROPOS.
Dans la narration que j’ai entreprise de la vie de cet homme si célèbre, je n’ai avec les savants et vertueux personnages qui m’ont précédé qu’une même intention, qui est que chacun en retire de l’avantage en se portant à l’imiter, et que toute la gloire en soit rendue à la sainte et adorable Trinité, ainsi que pour toutes ces autres grandes lumières qu’elle fait voir de siècle en siècle, « afin d’illuminer ceux qui languissent dans les ténèbres du péché, et dans les ombres de la mort. » (Luc.I.) Mais d’autant que nous n’admirons pas assez ces Saints qui ont vécu avant nous, et qui par la pureté de leur vie se sont rendus amis de Jésus-Christ, il arrive par l’artifice du Démon que nous nous disons continuellement les uns aux autres : La malice des hommes n’était pas si grande au temps passé qu’elle est maintenant, comme l’Ecriture sainte l’a prédit par ces paroles : « L’accroissement des vices refroidira la charité de plusieurs ; » (Matth.24) et ainsi nous ne saurions être aussi parfaits que nos ancêtres. Cette raison m’a porté en partie à entreprendre le récit d’une vie si sainte, pour faire voir qu’encore en nos jours ceux qui le veulent et qui demeurent fermes dans l’exécution de leurs bonnes résolutions peuvent égaler la vertu des anciens, « marcher comme eux dans la voie étroite, fermer la bouche à ceux qui les blâment injustement, et confondre leurs pensées malicieuses. » (Ps.62).
D’autres personnes non moins recommandables par leurs paroles, tels que sont Jean et Sophrone grands serviteurs de Dieu amateurs de la vertu, et défenseurs de la piété, ont écrit avant moi des choses excellentes de cet admirable et Saint Patriarche. Mais quoi que très capables, ils ont omis plusieurs particularités qui regardent la dignité et le mérite de cet homme si illustre, ainsi qu’il arrive aux plus soigneux vignerons lorsqu’ils vendangent une vigne très abondante. Car, bien que contre leur intention, ils ont laissé de tous côtés des raisins qui peuvent être recueillis par les pauvres qui les suivent du nombre desquels je suis le moindre. Et cette même vie étant aussi comme un olivier fertile planté dans la maison de Dieu, ainsi qu’il est dit dans le psaume (Ps.51) ; bien que ces Saints dont j’ai parlé se soient efforcés d’en cueillir toutes les olives, Dieu a permis qu’il en soit resté beaucoup qu’ils n’ont pas vues. Recevez donc s’il vous plaît de bon cœur, de même que les deux deniers de la veuve de l’Evangile (Luc.21), l’affection avec laquelle je vous l’offre bien que peu considérable, puisque ce qui me porte à écrire les actions d’un homme si juste n’est nullement pour diminuer la réputation de ceux dont j’ai parlé, ni par la créance de pouvoir imiter la capacité et la sagesse que Dieu leur a données ; mais pour diverses raisons. La première, d’autant que je n’ai pas estimé à propos d’ensevelir sous le silence des choses qui peuvent être utiles à ceux qui les liront, de crainte de tomber dans la condamnation de ce lâche serviteur qui cacha dans la terre le talent qui lui avait été confié ; la seconde, afin que pour la gloire de ce grand Saint on voie dans cette narration les histoires très agréables et très particulières que ces serviteurs de Dieu n’ont pas écrites ; et la troisième, à cause que ces personnes qui sont si habiles et si éloquentes, ayant traité cette matière avec un discours très savant et très élevé, j’ai cru être d’autant plus obligé de l’écrire avec mon style bas, humble, et imparfait, afin que les simples et les ignorants puissent aussi en profiter.
CHAPITRE I.
Léonce Evêque de Naples à Chypre étant allé en Alexandrie, Menne qui était un Saint Prêtre lui raconte la vie de Saint Jean l’Aumônier Patriarche de la même ville.
Etant arrivé en Alexandrie pour baiser, bien qu’indigne, le tombeau des Saints et victorieux Martyrs Cyr et Jean et mangeant avec joie en la compagnie de quelques personnes recommandables et affectionnées au service de Jésus-Christ, comme nous nous entretenions ensemble, et agitions quelques passages de l’Ecriture sainte, et particulièrement touchant l’état de l’âme, un étranger qui disait avoir été délivré depuis peu de la captivité des Perses vint nous demander l’aumône. Il se rencontra qu’un seul de nous n’avait de l’argent sur soi ; mais il se trouva un serviteur d’un de la compagnie, qui avait une grande adresse à faire l’aumône, et qui ayant une femme et deux enfants à nourrir, ne gagnait que trois écus par an. Celui-ci comme cet homme se fut retiré le suivit sans faire semblant de rien, et prenant une petite croix d’argent qu’il portait sur lui la lui donna en assurance qu’il n’avait pas outre cela un denier vaillant. Je fus si touché de cette action que la Grâce de Dieu avait fait faire à ce serviteur, que je la contai aussitôt à celui qui était assis auprès de moi nommé Menne, lequel était un homme fort sage et fort craignant Dieu, et qui avait été économe de la très sainte Eglise d’Alexandrie sous le célèbre et bienheureux Patriarche Jean. Lorsqu’il me vit tant admirer et louer celui qui avait donné cette aumône, il me répondit : « Vous ne devez pas vous étonner qu’il ait fait une telle action ensuite des instructions qu’il a reçues et de la tradition qu’il suit en se conduisant de la sorte. » Sur quoi lui ayant répliqué : « Et comment donc ; dites-le moi je vous prie. » Il me répartit : « il a toujours servi notre très Saint et bienheureux Patriarche Jean, et comme vrai fils de ce grand pasteur, il a hérité de l’ingénieuse charité de son père qui lui disait si souvent : « Humble Zacharie, soyez charitable, et Dieu vous promet par moi, quoique très indigne, qu’il ne vous abandonnera jamais ni durant ma vie ni après ma mort : Ce que Zacharie a toujours pratiqué jusques aujourd’hui. Car Dieu lui faisant beaucoup de bien, il donne à l’heure même tout aux pauvres sans en rien réserver pour lui, et réduit ainsi sa famille à une grande nécessité. Quelques-uns l’ont souvent entendu qui disait à Dieu avec une extrême joie : « Nous verrons, Seigneur, lequel sera victorieux dans ce combat, ou vous en me faisant toujours du bien, ou moi en le distribuant toujours aux pauvres. Car je reconnais, Seigneur, que je n’ai rien que je ne tienne de votre libéralité, et que c’est elle qui soutient ma vie. » Et il arriva un jour qu’étant tout triste de n’avoir rien à donner à un pauvre qui lui demandait, il dit à un marchand de sa connaissance : « Ma famille n’ayant point de pain, je vous prie de me donner une pièce d’argent, et je vous servirai en récompense un mois ou deux où vous voudrez et à tout ce qu’il vous plaira. » Et aussitôt qu’il eut cet argent, il le donna à ce pauvre, et le pria de n’en parler à personne.
Menne qui était aussi un saint homme, voyant que j’écoutais ce discours comme j’aurais écouté l’Evangile, me dit avec grand sentiment : « Ceci vous étonnera-t-il ? Et qu’aurait-ce donc été si vous aviez vu notre Saint Patriarche ! » « Qu’aurais-je pu voir davantage ? » lui répondis-je. Il me répartit : « Vous pouvez par la miséricorde de Dieu ajouter foi à mes paroles : c’est lui qui m’a ordonné Prêtre et économe de cette très sainte Eglise, et je lui ai vu faire des choses qui vont presque au-delà de tout ce que l’on saurait imaginer dans la nature. Que si vous avez agréable de venir aujourd’hui chez vos serviteurs et de nous donner votre bénédiction, je vous raconterai ses actions dont j’&i été témoin oculaire. »
Il n’eut pas plutôt achevé ces mots que je le fis lever en le prenant par la main, et il me mena en sa maison que Dieu lui avait conservée, où, nous voulant faire servir à manger, je lui dis : « Il est raisonnable d’avoir plus de soin de la nourriture de l’âme que de celle du corps. C’est pourquoi commençons par cette viande incorruptible et puis nous donnerons à nos corps ce qui leur est nécessaire. » Alors il se mit à raconter avec sincérité la vie du Saint, dont il dit que l’une des premières et des meilleures qualités était qu’on ne lui entendit jamais faire le moindre serment du monde. Je demandai du papier et de l’encre afin de marquer par ordre ce qu’il me dirait ; et il continua sa narration.
CHAPITRE II.
Règlements faits par Saint Jean l’Aumônier en faveur des pauvres aussitôt qu’il fut élevé à la dignité de Patriarche d’Alexandrie.
Saint Jean ayant été élevé, non par les hommes, mais par la volonté de Dieu sur le trône de l’Eglise de la grande ville d’Alexandrie si chérie de Jésus-Christ, il commença par une telle action à faire connaître quel il était. Il fit venir les économes et le Diacre, et leur dit en présence de tous ceux qu’il honorait de sa confiance : « Il ne serait pas juste, mes frères, que nous eussions plutôt soin des autres que de Jésus-Christ ». Tous ceux qui se trouvèrent présents en grand nombre étant extrêmement touchés de ces paroles et écoutant quelle en serait la suite, il continua ainsi : « Allez donc par la ville, et faites-moi un relevé très exact de tous mes maîtres. » Ces personnes ne sachant qui étaient ceux dont il voulait parler, et ne comprenant point qui pouvaient être les maîtres de leur Patriarche, ils le supplièrent de le leur dire. Sur quoi il leur répondit cette parole angélique : « J’appelle mes maîtres et mes aides ceux que vous nommez pauvres et mendiants, puisque ce sont eux qui nous peuvent aider véritablement et nous donner le Royaume du Ciel. » Ce que ce saint imitateur de Jésus-Christ avait ordonné ayant été très promptement exécuté, il commanda à son économe de donner chaque jour à tous ces pauvres, dont le nombre était de sept mille cinq cents et davantage, tout ce qui leur était nécessaire pour vivre. Ainsi étant accompagné de tout son sacré troupeau et des Saints Evêques qui étaient venus pour se trouver à cette cérémonie, il alla comme un pasteur véritable et non pas comme un mercenaire dans l’église métropolitaine, où par l’ordonnance de Dieu il fut consacré Patriarche.
Je ne dois pas passer sous silence cette autre bonne action qu’il fit. Le lendemain de son sacre, il envoya encore partout ces mêmes serviteurs de Dieu les économes, les secrétaires, et les autres officiers qui avaient soin de la police, pour empêcher qu’il n’y eût en toute la ville aucun poids ni aucune mesure fort petite ou grande, sinon une balance nommée campane et une mesure nommée artable, dont tous les vendeurs et les acheteurs seraient obligés de se servir, et sur lesquelles ces paroles seraient écrites : « Jean humble et le moindre serviteur des serviteurs de Jésus-Christ, à tous ceux qui sont sous notre charge et sous la conduite du Seigneur notre Dieu, salut. Le grand Apôtre Saint Paul, Jésus-Christ parlant par sa bouche, commande et donne pour loi généralement à tous d’obéir et d’être entièrement soumis à leurs supérieurs, qui veillent pour lui rendre compte de leurs âmes. Ainsi, quelque indigne que je sois, je ne doute point que déférant comme vous le devez à la parole de Dieu, vous ne fassiez volontiers ce que je désire comme procédant de lui et non pas de moi. C’est pourquoi j’exhorte votre charité de n’y manquer jamais. Et puisque l’Ecriture sainte dit que Dieu a en haine l’inégalité des poids et des mesures, s’il se trouve quelqu’un qui après avoir vu la présente déclaration signée de notre main, tombe encore dans cette faute, tous ses biens seront distribués aux pauvres, quoiqu’il ne le voulût pas, et sans qu’il en tire aucun profit pour son âme. » J’ai estimé cette déclaration si digne de mémoire que je me suis hâté d’en parler.
Ayant été rapporté à ce saint homme qui avait une sagesse infuse que les administrateurs temporels de l’Eglise étant gagnés par les présents qu’on leur faisait en forme d’étrennes usaient de faveur en ce qui regardait la délivrance des captifs, il les fit tous venir à l’heure même, et, sans dire à aucun d’eux une seule parole rude, il augmenta leurs appointements, et leur défendit de recevoir des présents de qui que ce fût, d’autant, leur dit-il, que le feu consumera les maisons de ceux qui prendront des présents. Et depuis ce jour, Dieu répandit sur eux tant de bénédictions qu’il y en eut qui ne voulurent plus recevoir cette augmentation de gages qui leur avait été accordée.
Ce Saint que Dieu a enrichi de tant de grâces ayant su que quelques personnes offensées par leurs ennemis et qui lui en voulaient faire des plaintes, en étaient empêchés par la crainte de ses secrétaires et par les Défenseurs de l’Eglise (C’était une charge de l’Eglise d’Antioche). Il considéra cela comme une affaire importante au service de Dieu, et, pour y remédier, il faisait mettre tous les mercredis et les samedis un siège et deux bancs au-devant de l’église où étant assis en public il s’entretenait avec quelques personnes capables, ou bien lisait le Saint Evangile, sans souffrir qu’aucun de tous ses officiers s’approchât de lui, excepté un de ces Défenseurs, afin de donner par ce moyen toute liberté et assurance à ceux qui lui voudraient parler, auxquels il accordait sur-le-champ ce qu’il estimait juste, et ordonnait aux Défenseurs de l’exécuter, leur défendant de manger jusqu’à ce qu’ils en eussent fait un mémoire. Sur quoi, il disait à ceux qui se trouvaient présents : « Si n’étant que des hommes, il nous est permis d’entrer à toutes heures dans la maison de Dieu pour lui adresser nos prières et lui représenter nos besoins, bien que sa Majesté soit inaccessible et infiniment élevée au-dessus de toutes les créatures : Si nous le pressons d’exaucer nos prières et le conjurons de ne point différer ; et si nous nous écrions avec le Prophète (Ps.72) : « Seigneur, faites que votre miséricorde nous prévienne », avec quelle promptitude croyez-vous que nous soyons obligés de satisfaire aux demandes de ceux qui sont serviteurs comme nous, nous ressouvenant de cette parole de Jésus-Christ (Matth.7) : « Vous serez mesurés de la même mesure que vous aurez mesuré les autres » ; et de celle du Prophète : « Vous serez traités de la même sorte que vous aurez traité votre prochain » ?
Un jour, cet homme admirable ayant en la manière que je viens de dire demeuré en ce lieu-là jusques à la cinquième heure du jour sans que personne s’adressât à lui, il se retira les larmes aux yeux. Et nul ne lui osant demander la cause de son déplaisir, Saint Sophrone lui dit en particulier : « Serviteur de Dieu, quel sujet a votre âme sainte de tomber dans cette tristesse qui nous a si fort surpris et troublés ? » Il lui répondit avec douceur : « L’humble Jean n’a pas reçu aujourd’hui la moindre faveur de qui que ce soit, et comme il lui est arrivé quelques autres fois, il n’a rien offert à Jésus-Christ pour expier ses innombrables péchés. » Saint Sophrone qui était un homme fort éclairé ayant aussitôt compris la cause de l’affliction du Saint, lui repartit : « Cette même raison, mon très Saint Père, vous oblige à vous réjouir aujourd’hui, puisqu’il ne faut point de meilleure marque de votre incomparable bonheur, que de ce que vous avez établi une telle paix dans le troupeau que Jésus-Christ vous a confié, qu’il n’y a qu’un seul de tout ce grand nombre qui soit en différend ou en mauvaise intelligence avec son prochain, et qu’ainsi vous avez rendu des hommes semblables aux Anges, en les faisant vivre entre eux sans contestation et sans dispute. » Ce véritablement bon pasteur jugeant qu’il avait raison éleva les yeux au Ciel et dit : « Je vous rends grâces, mon Dieu, de ce que nonobstant mon indignité et mon extrême faiblesse, il vous a plu m’appeler au sacerdoce, et de ce qu’étant un misérable pécheur vous avez voulu me rendre l’un de vos ministres, et me donner la conduite d’un troupeau composé de tant de créatures raisonnables. » Ainsi après avoir banni toute crainte sans rien diminuer néanmoins de son humilité, sa tristesse se convertit en une grande joie. Quelques-uns disent qu’il fut imité en cela par l’Empereur Constantin qui régna après Héraclius son père.
CHAPITRE III.
Merveilleuse charité dont ce bienheureux Patriarche usa envers des Syriens échappés de la captivité des Perses. Sa parfaite confiance en Dieu touchant ses aumônes. Admirable vision qu’il eut dès sa première jeunesse.
Du temps de ce Saint Patriarche les Perses ayant fait une irruption dans la Syrie, ils la ravagèrent toute et en emmenèrent un grand nombre comme esclaves. Ceux qui pouvaient échapper d’entre leurs mains s’enfuyaient vers ce très saint homme comme vers un port assuré ; et le suppliaient avec instance de les recevoir : Ce qu’il faisait, et les consolait, non comme de pauvres captifs, mais comme s’ils eussent été véritablement ses frères. Il fit soudain mettre dans des hôpitaux ceux qui étaient blessés ou malades, et ordonna qu’on les pansât et traitât gratuitement sans les renvoyer que lorsqu’ils le désireraient. Quant à ceux qui étaient sains et demandaient l’aumône, il faisait donner une pièce d’argent à chacun des hommes, et deux à chacune des femmes et des filles en considération de l’infirmité du sexe.
S’en étant présenté quelques-uns qui avec des habits couverts et des bracelets demandaient aussi l’aumône, ses Aumôniers lui en vinrent parler. Sur quoi le Saint qui de son naturel était très doux et avait le visage fort gai, leur dit avec une voix sévère et en les regardant de travers : « Si vous voulez être les dispensateurs et Aumôniers de l’humble Jean, ou plutôt de Jésus-Christ, obéissez avec simplicité à ce qui vous est commandé par ces paroles : « Donnez à tous ceux qui vous le demandent. » (Luc.6). Que si vous vous enquérez avec tant de soin des besoins de ceux qui s’adressent à vous, Dieu ne veut point de ministres si curieux, ni l’humble Jean aussi. Car si ce que vous donnez était à moi et m’appartenait en propre, je pourrais possiblement sans faire faute en être bon ménager ; mais appartenant à Dieu seul, il veut qu’on lui obéisse exactement dans la dispensation de ce qui est à lui. Que si votre peu de foi vous fait appréhender que mon revenu ne suffise pas pour donner à tant de personnes, je ne veux nullement participer à votre incrédulité. Et puisqu’il a plu à Dieu m’établir dispensateur de ses biens quoique j’en sois très indigne, quand tout ce qu’il y a d’hommes au monde s’assembleraient en Alexandrie pour y demander l’aumône, ils ne pourraient épuiser ses trésors infinis ni ceux de l’Eglise. »
Ayant ainsi renvoyé ses Aumôniers et continuant à blâmer leur peu de foi et la faute qu’ils avaient faite, il dit à ceux qui se trouvèrent présents et qui admiraient cette extrême compassion des affligés que Dieu lui avait donnée : « Lorsqu’étant seulement âgé de quinze ans j’étais encore en l’île de Chypre, je vis une nuit en songe une jeune fille dont la beauté était plus éclatante que le soleil, et qui était plus parée que l’on ne saurait se l’imaginer. Elle s’arrêta devant mon lit et me poussa par le côté. Ce qui m’ayant éveillé je reconnus que cette vision n’était nullement un songe, et crus que c’était une femme. Ainsi après avoir fait le signe de la croix, je lui dis : « Qui êtes-vous et comment avez-vous osé venir ici lorsque je dormais ? » J’oubliais de dire qu’elle avait sur la tête une couronne d’olivier. Elle me répondit en souriant et avec un visage fort gai : « Je suis la fille aînée du Roi ». A ces mots je me prosternai pour l’adorer, et elle ajouta : « Si vous m’avez pour amie, je vous mènerai en la présence de ce grand Monarque ; car personne n’a tant de pouvoir que moi auprès de lui, et c’est moi qui l’ai fait descendre du Ciel en la terre pour se faire homme afin de sauver les hommes. » En achevant ces paroles elle disparut. Lorsque je fus revenu à moi, je compris quelle était cette vision et dis : « Je crois que cette beauté céleste est la compassion des affligés et l’Aumône : Ce qui est cause qu’elle a la tête couronnée de branches d’olivier, puisqu’il est sans doute que c’est la compassion et la bonté de Dieu envers les hommes qui ont fait qu’il s’est revêtu d’une chair humaine ». M’étant habillé à l’heure même sans éveiller aucun de mes gens, je m’en allai à l’église comme le jour commençait déjà à paraître, et ayant rencontré un homme tremblant de froid, je quittai ma tunique de poil de chèvre et la lui donnai, disant en moi-même : « Je connaîtrai par cette épreuve si la vision que j’ai eue est véritable, ou si c’est une illusion de l’esprit malin. » L’effet suivit mes paroles : Car je n’étais pas encore arrivé à l’église qu’un homme vêtu de blanc vint à moi et me dit en me donnant cent pièces d’argent dans une bourse : « Recevez ceci, mon Frère, et le distribuez comme vous voudrez. » L’extrême joie dont je fus surpris fit que je les reçus, et après y avoir pensé je retournai pour lui rendre cet argent comme n’en ayant point de besoin, mais je ne le vis plus. Alors je dis en moi-même : « Certes, ce n’était nullement une illusion. » Depuis ce jour je donnais souvent quelque chose à mes frères les pauvres, et disais : « Je verrai si Jésus-Christ comme il le promet dans l’Evangile me donnera le centuple. » Ainsi ayant tenté Dieu et fort mal fait en cela, je reçus par diverses fois, et en diverses manières, toute la satisfaction que je pouvais désirer. Enfin, je dis en moi-même : « Cesse, mon âme, de tenter celui qui ne peut être surpris. » Ayant donc comme vous voyez tant de preuves indubitables de l’infinie bonté de Dieu, ces incrédules sont possiblement venus aujourd’hui pour me faire tomber avec eux dans leur défiance. »
Cette grande multitude de peuple étant encore dans Alexandrie, un de ces étrangers voyant quelle était l’extrême compassion du Saint Patriarche pour les pauvres, résolut de le tenter ; et lorsqu’il allait à l’hôpital visiter les malades ainsi qu’il faisait toujours deux ou trois fois la semaine, il l’aborda avec un méchant habit et lui dit qu’il le priait d’avoir pitié de lui qui était un pauvre captif. Sur quoi le Saint commanda à son Aumônier de lui donner six pièces d’argent. Les ayant reçues, il alla changer d’habits et vint par un autre côté à la rencontre du bienheureux Patriarche, et se jetant à ses pieds lui dit : « Je suis pressé de nécessité, ayez pitié de moi, je vous supplie. » Alors il commanda à son Aumônier de lui donner six pièces d’or. Quand il s’en fut allé, cet Aumônier dit à l’oreille du Saint : « Je vous puis assurer, Monseigneur, que celui-ci a reçu deux fois l’aumône ». Mais il fit semblant de ne pas l’entendre, et cet homme étant revenu pour la troisième fois demander encore, l’Aumônier tira doucement le Saint Patriarche pour lui faire entendre que c’était le même. Et lors cet ami de Dieu qui était véritablement miséricordieux et charitable lui dit : « Donnez-lui douze pièces d’or. Car il est possible que ce soit Jésus-Christ mon Sauveur qui vienne à dessein de me tenter ».
CHAPITRE IV.
Grande charité du Saint envers un maître de navire, et qui fut suivie d’un grand miracle.
Un maître de navire étranger ayant souffert une grande perte sur la mer vint trouver le saint homme, et le supplia avec beaucoup de larmes d’avoir la même compassion de lui qu’il avait de tous les autres : Il commanda qu’on lui donnât cinq livres d’or. Les ayant reçues, il rééquipa son vaisseau de ce qui lui manquait, et après avoir passé le phare, il fit naufrage, sans perdre néanmoins son vaisseau. La confiance que lui donnait l’extrême bonté du Saint fit qu’il vint le retrouver et lui dit : « Ayez pitié de moi, je vous supplie, comme Dieu a eu pitié du monde. » Le Patriarche lui répondit : « Croyez-moi, mon Frère, si vous n’eussiez point mêlé l’argent de l’Eglise avec celui qui vous restait ; vous n’auriez pas fait naufrage ; mais le bien que vous avez mal acquis, vous a fait perdre en le perdant celui que vous aviez eu par de bonnes voies. » Il commanda ensuite qu’on lui donnât dix livres d’or et lui défendit de les mêler avec d’autre argent. Ayant acheté avec cela un nouvel équipage et s’étant mis à la voile, un vent très impétueux le poussa contre la terre ; et ainsi il perdit non seulement tout ce qui était dans son vaisseau, mais le vaisseau même, rien ne s’étant sauvé que les personnes ; ce dont il fut si touché de douleur et de confusion tout ensemble qu’il se voulait tuer. Mais Dieu qui veille toujours pour le Salut de ses créatures le révéla au bienheureux Patriarche, qui ayant ainsi appris l’accident qui lui était arrivé lui manda de le venir trouver sans rien craindre. Alors il se couvrit la tête de cendre, il déchira ses habits, et se présenta à lui de la sorte. Le Saint le voyant en cet état lui dit, en le reprenant de la faute qu’il avait faite : « Le Seigneur notre Dieu qui soit béni à jamais veuille avoir pitié de vous. Je crois par la foi qu’il m’en donne que depuis ce jour jusques à celui de votre mort il ne vous arrivera plus de faire naufrage, et vous n’êtes tombé dans celui-ci qu’à cause que votre vaisseau même était mal acquis. » Aussitôt il commanda qu’on lui donnât la conduite de l’un de ces grands vaisseaux qui appartenaient et servaient à la très Sainte Eglise, lequel était chargé de vingt mille boisseaux de froment. Ayant reçu cet ordre il partit d’Alexandrie, et voici qu’il rapporta depuis avec serment qu’il n’y avait rien de plus véritable. « Nous naviguâmes », disait-il, « durant vingt jours et vingt nuits avec un vent si impétueux que ne pouvant du tout, ni par les étoiles ni par la vue d’aucune terre, reconnaître où nous étions, il ne nous restait plus d’autre espérance que celle que nous donnait le pilote, en nous assurant qu’il voyait le Saint Patriarche qui tenait le gouvernail avec lui et lui disait : « Ne craignez point, vous êtes dans votre route. Le vingtième jour nous aperçumes les îles de la grande Bretagne, où ayant pris terre nous trouvâmes qu’il y avait une extrême famine et ayant dit au principal magistrat de la ville que notre vaisseau était chargé de blé, il nous répondit : « Dieu vous a bien amenés ici pour nous assister dans notre besoin. Choisissez donc lequel vous aimerez le mieux, ou une pièce d’argent pour chaque boisseau, ou de prendre en paiement le même poids en étain que vous nous donnerez en blé. Nous choisîmes de prendre moitié de l’un et moitié de l’autre. »
Mais voici une chose entièrement incroyable à ceux qui ne savent pas par expérience quelles sont les grâces de Dieu, et croyable et pleine de grande consolation pour ceux qui ont éprouvé les miracles qu’il lui plaît de faire en faveur des siens. Ce vaisseau retournant avec grande joie en Alexandrie il mouilla l’ancre à Pentapolis, et là ce maître de navire prit de cet étain pour le vendre, et en bâilla environ cinquante livres dans un sac à un ancien associé qu’il avait en ce lieu-là lequel en faisait trafic. Cet homme voulant éprouver s’il était bon le fit fondre et trouva que c’était de pur argent, ce qui lui ayant fait croire que son ami avait voulu éprouver sa fidélité, il lui reporta ce sac plein d’étain, et lui dit : « Dieu vous le pardonne. M’avez-vous jamais vu agir de mauvaise foi, pour avoir voulu ainsi me tenter en me donnant de l’argent au lieu d’étain ? Ce maître de navire fort étonné de ces paroles lui répondit : « Je vous proteste avec vérité que je crois que c’est de l’étain, mais si celui qui a converti l’eau en vin (Jean.2) a converti l’étain en argent à la prière de notre Saint Patriarche, il n’y a pas sujet de s’en étonner, et afin de vous en éclaircir venez au vaisseau, et vous y verrez tout le reste du même métal que je vous ai donné. » Etant montés dans le vaisseau ils trouvèrent que tout cet étain était changé en très bon argent. Et tous ceux qui aiment Jésus-Christ ne doivent pas s’étonner de ce prodige, puisque celui qui a multiplié les cinq pains (Jean.6), qui a converti en sang les eaux d’Egypte (Exod.7), qui a changé la verge de Moïse en un serpent, et les flammes de la fournaise de Babylone en une douce rosée (Dan.3), a pu avec la même facilité opérer ce grand miracle, afin d’enrichir son serviteur, et faire miséricorde à ce maître de navire.
CHAPITRE V.
Un Aumônier du Saint n’ayant donné qu’une partie de ce qu’il lui avait commandé, Dieu fit un miracle pour témoigner combien il l’avait désagréable.
Comme ce très Saint Prélat allait à l’église un jour de dimanche, il vint à lui un homme qui avait été fort riche, mais des voleurs qui étaient entrés dans sa maison lui avaient tout emporté jusques à la paille de son lit ; et quelques poursuites qu’il en eut faites, il n’avait jamais pu découvrir qui ils étaient. Ainsi se trouvant réduit dans une extrême pauvreté, il vint conter son malheur au très Saint Patriarche, et le supplia avec humilité d’avoir pitié de lui ; ce qui lui ayant donné une grande compassion, parce qu’il savait que cet homme avait été l’un des plus apparents et des principaux de la ville, il dit à l’oreille à son Aumônier de lui donner quinze livres d’or. Celui-ci allant pour exécuter cet ordre en parla au référendaire et à l’économe, qui par une tentation diabolique étant porté d’envie contre cet homme si affligé, firent qu’il ne lui donna que cinq livres d’or. Il arriva ensuite que le Saint Patriarche revenant de faire faire une distribution aux pauvres, une veuve qui n’avait qu’un fils unique lui mit entre les mains un papier par lequel elle s’obligeait de donner cinq cents écus aux pauvres. Il le reçut, et après avoir renvoyé chez eux les personnes de condition qui l’accompagnaient, il fit appeler ses Aumôniers et leur dit : « Combien de livres d’or avez-vous données à celui qui m’est venu demander ? » Ils lui répondirent : « Quinze livres, comme votre sainteté l’avait commandé. » Sur quoi la Grâce de Dieu qui était en lui, lui ayant fait connaître qu’ils ne disaient pas la vérité, il fit venir cet homme auquel il demanda ce qu’il avait reçu, et répondant qu’on lui avait donné cinq livres d’or, il tira de sa main le papier qui lui avait été présenté et leur dit : « Dieu vous demandera compte de mille écus de plus que ce qui est porté en ce papier, puisque si vous eussiez donné quinze livres d’or comme l’humble Jean vous l’avait dit, la personne qui m’a apporté ces cinq cents écus en aurait apporté quinze cents. Et afin que vous n’en puissiez douter, je m’en vais la faire venir. » Aussitôt il envoya deux hommes considérables dire en son nom à cette honnête femme qui lui avait présenté ce papier dans un vase : « Je vous prie de venir vers ma bassesse, et d’apporter avec vous le papier où est écrite la libéralité que Dieu par la bénédiction qu’il a répandue sur vous, vous a mis au cœur de lui faire. » Elle n’eut pas plutôt entendu ces paroles qu’elle partit, et se vint jeter aux pieds du Saint avec une grande quantité d’or qu’elle lui présenta. Le bienheureux Patriarche après avoir reçu son offrande, et prié assez longtemps pour elle et pour son fils, lui dit : « Dites-moi, je vous prie, ma fille, est-ce là ce que vous aviez dessein de donner à Jésus-Christ, ou si vous lui en vouliez donner davantage ? » Cette femme ayant vu par ces paroles que Dieu qui habitait dans son âme sainte lui avait fait connaître ce qui s’était passé, lui répondit toute tremblante : « Je vous proteste, Monseigneur, par vos saintes oraisons et par le Saint Martyr Menne, que j’avais écrit quinze cents écus dans ce papier. Mais il y a environ une heure qu’étant à l’assemblée des fidèles pour vous le présenter, je l’ouvris et le lus sans savoir pourquoi, car votre indigne servante que vous voyez devant vous l’a écrit de sa propre main, et je trouve que de quinze centaines il y en avait dix de rayées sans que personne y eût touché. Ce qui m’ayant fort étonné, je dis en moi-même : Ce n’est donc pas la volonté de Dieu que je donne plus de cinq cents écus. » Le Patriarche ayant renvoyé cette honnête femme, ses Aumôniers qui avaient si mal exécuté sa volonté se jetèrent à ses pieds, lui demandèrent pardon et protestèrent de ne faire jamais à l’avenir de semblables fautes.
CHAPITRE VI.
Ce qui advint à un sénateur qui avait pris l’argent destiné aux pauvres pour le mettre au trésor public.
Le sénateur Nicétas considérant quelle était la générosité de ce vertueux et admirable Prélat, et qu’il avait toujours la main ouverte pour donner libéralement aux pauvres comme si c’eût été une source capable de suffire aux besoins de tous, il fut poussé par l’instinct de quelques-uns qui imitaient en cela la malice du Démon à venir trouver le Saint et lui dit : « L’Etat est dans la nécessité, et a très grand besoin de secours. C’est pourquoi donnez à l’Empire et au trésor public cet argent que l’on vous apporte de tous côtés en si grande quantité. » Lui, sans s’étonner, lui répondit : « Je n’estime pas qu’il soit juste de donner au roi de la terre ce qui est offert au Roi du Ciel. Que si vous êtes persuadé du contraire, je vous assure que l’humble Jean ne vous en donnera pas un écu. Mais voilà sous mon lit le coffre où je mets l’argent de Jésus-Christ ; faites ce que vous voudrez. »
Il n’eut pas plutôt achevé ces paroles que le sénateur appela quelques-uns des siens pour emporter cet argent, et le leur mit tout entre les mains sans en laisser que cent écus. Comme ils descendaient, ils en trouvèrent d’autres qui montaient et qui portaient de petites bouteilles pleines d’argent que l’on envoyait d’Afrique au Patriarche, sur la couverture d’une partie desquelles il y avait écrit : « Miel excellent », et sur les autres, « Miel tiré sans feu ». Le sénateur qui savait que le Saint ne se souvenait jamais du mal qu’on lui faisait, le pria après avoir lu ces étiquettes de lui envoyer de ce miel. Celui qui était chargé de rendre ces bouteilles ayant dit ensuite au Patriarche que ce n’était pas de miel, mais d’argent qu’elles étaient pleines, ce véritablement doux et bon pasteur ne laissa pas d’en envoyer une à Nicétas sur laquelle était écrit : « Miel excellent », et l’accompagna d’un billet qui contenait ces paroles : « Notre Seigneur qui a dit ; Je ne t’abandonnerai point, est incapable de mentir, parce qu’il est le vrai Dieu. Et ainsi un homme misérable et qui doit servir un jour de pâture aux vers ne saurait lier les mains à Dieu qui donne à toutes les créatures et la nourriture et la vie. » Il ordonna aussi à ceux qui portaient cette bouteille au sénateur de lui dire qu’il la fît ouvrir devant lui, et de l’assurer que toutes les autres qu’il avait vues étaient comme celle-là pleines d’argent et non pas de miel. Etant à table lorsque les gens du Patriarche arrivèrent, il les fit monter, et voyant qu’il n’y avait qu’une petite bouteille, il les pria de dire de sa part à leur maître qu’il ne doutait point qu’il ne fût fort en colère contre lui, puisqu’autrement il ne lui en aurait pas envoyé pour une seule. Mais quand on lui eut rendu le billet, qu’on eut décacheté la bouteille, et que l’argent dont elle était pleine en eut été tiré en présence de tout le monde, il connut que toutes les autres qu’il avait vues en étaient pleines aussi, et après avoir lu dans le billet qu’un homme sujet à être mangé des vers ne saurait lier les mains à Dieu, cette parole le toucha si fort qu’il dit : « Vive le Seigneur, je proteste que Nicétas ne prétend en aucune sorte lui lier les mains, car je reconnais que je suis non seulement homme, mais pécheur et sujet à être mang des vers. » Aussitôt quittant son dîner et prenant avec lui tout l’argent qu’il avait emporté au Saint, avec la bouteille qu’il lui avait envoyée, et trois cents écus du sien, il alla sans se faire accompagner de personne et avec grande humilité se jeter à ses pieds, et comme s’il eût eu en tête des accusateurs, il le conjura de demander à Dieu pardon pour lui, et protesta que s’il lui ordonnait d’en faire pénitence il la recevrait et l’accomplirait fidèlement. Le Patriarche admirant cette prompte conversion ne lui fit point de reproches de la faute qu’il avait commise, mais au contraire n’oublia rien de ce qui le pouvait consoler. Et depuis ce jour Dieu les unit si étroitement ensemble que le Saint tint un de ses enfants au baptême.
CHAPITRE VII.
Le Saint Patriarche rejette généreusement une demande injuste qui lui est faite sous un prétexte spécieux.
Celui qui tenta Abraham pour lui en faire tirer un grand avantage, et afin que le monde qui avait ignoré jusques alors quelle était la grandeur de sa foi qui n’était connue que de Dieu seul se portât à l’imiter en la connaissant, ce même Créateur de l’Univers voulut aussi tenter le célèbre Jean par une sorte de tentation qui pût être utile à toutes ses Eglises saintes : Et ceci arriva en cette manière. Cette multitude innombrable de personnes qui fuyaient comme je l’ai dit de devant les Perses venant fondre sur Alexandrie ; et la nécessité de vivres étant très grande à cause que le Nil ne s’était point débordé cette année selon sa coutume, le Saint Patriarche après avoir donné tout ce qu’il avait d’argent emprunta environ mille écus de plusieurs serviteurs de Jésus-Christ. Mais cet argent étant employé, et personne ne lui voulant rien prêter, à cause que la famine continuait, et que chacun craignait qu’elle ne durât longtemps, ce saint homme pressé par la nécessité de ceux qu’il avait accoutumé de nourrir priait sans cesse avec beaucoup de douleur.
Un habitant de la ville qui avait été marié deux fois, et désirait d’être Diacre, ayant su cette extrême nécessité dans laquelle il était réduit, et voulant s’en servir pour le porter à le consacrer, lui fit présenter une requête qui contenait ces paroles (car il n’eut pas la hardiesse de les lui dire de bouche) : « O très saint et très bienheureux Jean, Père des pères, Côme indigne serviteur des serviteurs de votre Sainteté vous présente cette très humble requête : Ayant appris le sensible déplaisir que donne à votre Sainteté la nécessité publique arrive par le défaut de vivres, et que Dieu a permise pour nos péchés, votre serviteur n’a pas estimé raisonnable de demeurer dans l’abondance, tandis que son Seigneur est dans le besoin. Ainsi votre indigne serviteur ayant deux cent mille boisseaux de froment, et cent quatre-vingt livres d’or, il vous supplie d’avoir agréable qu’il les donne à Jésus-Christ par les mains de vous son Seigneur, à condition que bien qu’il en soit indigne, il soit honoré du Diaconat, afin que servant au saint Autel avec vous son Seigneur, il soit purifié du grand nombre de ses péchés. Car l’Apôtre qui est le véritable prédicateur de la parole de Dieu dit (Héb.7) qu’il se rencontre des nécessités qui font passer par-dessus la loi. »
Le Saint qui était instruit dans la sagesse du Ciel, après avoir reçu cette requête, fit venir cet homme et lui dit : « Est-ce vous qui m’avez envoyé cette requête par un secrétaire et par votre fils ? » Ayant répondu qu’oui, ce bienheureux Prélat qui par sa compassion et son extrême bonté ne voulait pas le confondre devant tout le monde, fit sortir ceux qui se trouvaient présents, et puis lui dit en particulier : « Votre offrande est très légitime en soi, et ne pouvait être faite en un temps où elle fût plus nécessaire ; mais elle est défectueuse ; et vous savez qu’il est défendu par la loi d’offrir aucune victime soit petite ou grande, si elle n’est pure et sans tache ; ce qui fut cause que Dieu détourna ses yeux du sacrifice de Cain.(Gen.4). Et quant à ce que vous dites, mon Frère, que la nécessité fait passer par-dessus la loi, l’Apôtre l’entend de l’ancienne loi. Car autrement comment est-ce que Saint Jacques frère de notre Seigneur aurait dit (Jac.2) : « Quiconque n’observe pas la loi dans toute son étendue, mais pèche contre l’un des commandements, est réputé coupable de tous. » Et pour ce qui regarde, mes frères, les pauvres, et la Sainte Eglise, Dieu qui les a nourris avant que vous et moi fussions au monde, les nourrira bien encore, pourvu que nous observions inviolablement ce qu’il nous ordonne. Et celui qui a autrefois multiplié cinq pains (Jean.6) peut bien aussi s’il lui plaît multiplier par sa bénédiction dix boisseaux de blé qui restent encore dans mes greniers. Ainsi je vous dis, mon fils, ce qui est dit dans les actes des Apôtres. Vous n’aurez point de part à cette bonne œuvre et n’en recevrez point de fruit. »
Ayant refusé en cette manière la prière de cet homme, et l’ayant renvoyé fort triste, on lui vint dire que deux des grands vaisseaux de l’Eglise qu’il avait envoyés quérir du blé en Sicile étaient arrivés au port. Alors il se prosterna en terre et rendit grâces à Dieu en ces termes : « Je vous remercie très humblement, mon Dieu, de ce que vous n’avez pas permis que j’aie vendu votre Grâce pour de l’argent, et avez fait voir que ceux qui vous cherchent en vérité et observent inviolablement les règles de votre Sainte Eglise, abonderont en toutes sortes de biens.
CHAPITRE VIII.
De quelle sorte le Saint ramena par sa douceur et par son humilité un ecclésiastique désobéissant et vicieux.
Deux ecclésiastiques ayant commis une grande faute en se frappant l’un l’autre, le Saint les excommunia pour quelques jours suivant les canons de l’Eglise. L’un d’eux se soumit volontiers à ce châtiment, et reconnut son péché ; mais l’autre continua dans sa méchanceté, et fut bien aise de cette punition, parce qu’il était si malheureux qu’il ne cherchait qu’un sujet de ne plus entrer en l’église, et d’être ainsi dans la liberté de continuer à mal faire. Il était néanmoins fort animé contre le Saint Patriarche, et menaçait de lui faire tout le mal qui serait en sa puissance. Quelques-uns disaient aussi que c’était lui qui avait donné avis au sénateur dont j’ai parlé de prendre l’argent de l’Eglise.
On rapporta donc au Saint que cet homme par le ressentiment de l’injure qu’il croyait avoir reçue continuait dans sa mauvaise volonté vers lui. Mais ce véritablement bon pasteur qui avait toujours dans l’esprit cette parole de l’Apôtre (2. Cor.11 & Gal.6) : « Lequel d’entre vous peut-être malade sans que je le sois aussi ? » Et cette autre : « Vous qui êtes forts êtes obligés de supporter les infirmités de ceux qui sont faibles », voulut le faire venir et lever l’excommunication, après lui avoir fait une remontrance telle qu’il la méritait : car il voyait bien que le loup infernal voulait dévorer cette brebis. Mais il arriva par la conduite de Dieu que chacun ayant su que le Patriarche ne se souvenait point du mal qui lui avait été fait, il oublia d’envoyer quérir cet homme et de l’absoudre.
Le saint jour de dimanche étant venu, lorsqu’il était à l’Autel pour offrir le sacrifice non-sanglant, et le Diacre ayant quasi achevé l’oraison générale, et étant prêt de lever le saint voile, cet ecclésiastique lui revint en l’esprit, et aussitôt se ressouvenant de ce précepte de notre Seigneur : « Si lorsque tu es prêt d’offrir ton présent à l’Autel tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton présent » (Matth.5), et ce qui suit, il dit au Diacre de recommencer l’oraison, et après l’avoir achevée de la recommencer encore jusques à ce qu’il fût de retour, feignant que quelque nécessité l’obligeait de quitter l’Autel. Etant allé dans la grande sacristie, il envoya vingt de ceux qui étaient en semaine chercher le clerc de mauvaise vie, sa charité le poussant, comme un vrai pasteur qu’il était, de retirer cette brebis de la gueule du lion ; et Dieu qui ne peut rien refuser aux désirs de ceux qui le craignent fit qu’on trouva cet homme à l’instant même. Etant arrivé, et reconnaissant la vérité, le Patriarche mit le premier les genoux en terre et lui dit : « Pardonnez-moi, mon Frère. » Ce clerc voyant ce vénérable vieillard prosterné à ses pieds, et redoutant la majesté épiscopale et la vue de tous ceux qui se trouvèrent présents, mais craignant encore davantage le jugement de Dieu qui le faisait trembler de frayeur que le feu ne descendît du Ciel à l’heure même pour le consumer, il mit aussi les genoux en terre, et demanda pardon et miséricorde. Sur quoi le Patriarche disant : « Dieu nous veuille pardonner à tous », ils se levèrent et entrèrent en l’église, où ce clerc tout transporté de joie servit au saint Autel, et se trouva en état de dire à Dieu avec une conscience pure : « Pardonnez-nous nos fautes comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé. » (Matth.6). Et depuis ce jour ce Lecteur eut un tel sentiment de ses fautes, et vécut dans une telle pureté, qu’il mérita d’être ordonné Prêtre.
CHAPITRE IX.
Bel exemple pour faire voir comme l’on ne doit point se coucher sur sa colère, ni se rendre facile à croire de fausses accusations.
Quelques-uns des Saints Pères inspirés de Dieu ont dit autrefois que l’une des conditions des Anges est de ne contester jamais, mais de demeurer toujours dans une entière et perpétuelle paix ; que la faiblesse des hommes les porte à avoir souvent des différends ensemble, mais qu’ils doivent se réconcilier aussitôt ; et que le propre des démons est de disputer les uns contre les autres, et de ne mettre jamais de fin à cette division funeste. Je commence par rapporter ceci de ces serviteurs de Jésus-Christ, à cause de ce que j’ai à dire ensuite.
Cet illustre Patriarche eut un jour une contestation avec ce même snateur Nicétas dont j’ai déjà parlé, touchant une affaire publique. Et le sujet de leur différend que j’estime à propos de rapporter d’autant que l’on en peut tirer de l’utilité, fut tel. Nicétas voulait disposer des places du marché à l’avantage du fisc ; et le Saint par le soin qu’il prenait des pauvres ne le voulait pas souffrir : Sur quoi ils eurent en particulier une grande contestation, et chacun demeurant ferme de son côté ils se séparèrent sur la cinquième heure du jour en très mauvaise intelligence. Le Patriarche qui avait toujours devant les yeux le commandement de Dieu en ressentait un extrême déplaisir, mais celui de Nicétas ne procédait que d’un intérêt d’argent. Enfin cet homme si juste dit en lui-même : « On ne doit point se mettre en colère ni sans raison ni avec raison ». Et sur les onze heures, il envoya un Archiprêtre accompagné d’un Clerc dire de sa part au sénateur cette parole si mémorable : « Le soleil est prêt de se coucher. » Nicétas ne l’eut pas plutôt entendue qu’il en fut si extraordinairement touché que, comme s’il eût été embrasé du feu divin, il ne pouvait supporter l’ardeur qu’il ressentait dans son cœur, et tout fondant en larmes, il alla aussitôt trouver le Saint, qui lui dit : « Soyez le bienvenu, ô véritable enfant de l’Eglise, qui avez si promptement obéi à la voix de votre mère. » Ils se mirent ensuite à genoux l’un devant l’autre, s’entre’embrassèrent, et puis s’assirent. Alors le Patriarche lui dit : « Je vous assure que si je n’avais reconnu que vous étiez extrêmement en colère de cette affaire, je n’aurais eu garde de manquer à vous aller trouver, sachant que notre Seigneur allait lui-même par les villes, par les châteaux, et par les maisons pour visiter les hommes. » Tous ceux qui l’entendirent parler de la sorte furent édifiés et remplis d’admiration de son humilité, et Nicétas lui répondit : « Je vous proteste, mon Père, que je n’écouterai jamais de ma vie les discours de ceux qui me voudront engager dans des contestations et des disputes. » Ce sage Prélat lui répartit : « Croyez-moi, mon Fils et mon Frère, que si nous nous laissions persuader à ces sortes de gens, nous nous rendrions coupables de plusieurs péchés, principalement en ce temps où il y a une grande haine parmi la plupart des hommes. Car souvent ayant discontinué de faire ce que m’avaient conseillé ceux qui s’étaient efforcés de me porter à de mauvais conseils, il en venait d’autres qui me disaient que j’avais été surpris dans le Chapitre. Ce qui m’étant arrivé deux ou trois fois, je résolus en moi-même de prendre du temps, et de ne rien déterminer dans le Chapitre de ce que les uns ou les autres désireraient ; comme aussi que si les faits allégués par les dénonciateurs se trouvaient faux, ils seraient punis des mêmes peines que ceux qu’ils avaient accusés auraient souffertes s’ils se fussent trouvés coupables. Et depuis ce jour, il ne s’en est rencontré un seul qui ait eu la hardiesse de me faire sans sujet aucun mauvais rapport de personne. Je vous exhorte et vous conjure, mon Fils, d’en user de la même sorte, puisqu’il arrive souvent à ceux qui sont élevés en autorité de condamner des hommes à la mort avec injustice, lorsqu’ils se laissent persuader trop facilement, et qu’ils se contentent de n’avoir point d’égard aux fausses accusations sans faire punir les faux accusateurs. » Nicétas ayant écouté ces paroles comme il aurait fait un commandement sorti de la bouche de Dieu même, promit au Saint de pratiquer ce conseil et de n’y manquer jamais.
CHAPITRE X.
De quelle sorte ce Saint Patriarche se conduisit envers un de ses neveux qui avait reçu une grande injure ; et envers un diacre qui ne voulait pas se réconcilier avec un homme qui l’avait fâché.
Ce célèbre serviteur de Dieu avait un neveu nommé Georges. Celui-ci étant un jour entré en dispute avec un hôtelier de la ville en fut extrêmement injurié : Ce qui l’ayant outré au dernier point, non seulement parce que cela s’était passé en public, et qu’il avait reçu cet outrage d’un homme dont la condition était si fort au-dessous de la sienne, mais principalement à cause qu’il était neveu du Patriarche, il vint tout fondant en larmes le trouver dans sa chambre où il était en particulier. Le Saint, qui avait le cœur extrêmement tendre, le voyant si en colère et si éploré lui demanda la cause de son déplaisir ; mais ne pouvant du tout parler tant il était pressé de douleur, ceux qui s’étaient trouvés présents lorsque l’hôtelier l’avait ainsi outragé lui contèrent ce qui s’était passé et lui dirent : « Ce qui le touche si fort, c’est qu’il ne peut souffrir qu’on méprise tellement votre Sainteté ceux qui ont l’honneur de lui être si proches soient injuriés par des personnes de néant. »
Alors ce véritable médecin des âmes voulant premièrement comme par une espèce d’emplâtre adoucir le transport de colère dans lequel il voyait son neveu, et puis par la sagesse de ses paroles ainsi qu’avec un fer bien tranchant faire une incision qui le guérit entièrement, il lui dit : « Est-il possible qu’il y ait en quelqu’un si hardi que l’ouvrir la bouche pour vous offenser ? Assurez-vous, mon Fils, sur la parole que vous en donne votre père, que je ferai aujourd’hui une chose qui remplira d’étonnement toute la ville d’Alexandrie. »
Voyant que ce remède avait fait l’effet qu’il désirait, et qu’il ne restait plus de tristesse dans l’esprit de son neveu, sur ce qu’il s’imaginait sans doute qu’il agirait contre celui qui l’avait outragé, et le ferait fouetter publiquement, et traiter avec infamie, il lui dit en le baisant : « Mon fils, si vous êtes véritablement mon neveu, préparez-vous plutôt à être fouetté vous-même, et à souffrir toutes sortes d’injures de qui que ce soit. Car la véritable parenté ne dépend pas de la chair et du sang, mais de la vertu qui est en l’âme. »
Il envoya quérir en même temps l’officier qui était établi sur toutes les hôtelleries, et lui défendit de plus recevoir à l’avenir de celui-ci aucun droit, tant de ceux qu’il lui devait en particulier, que de ceux qu’il devait à l’église, ni même le louage de son hôtellerie qui en dépendait aussi : Chacun fut touché d’étonnement de cette action qui témoignait que rien n’était capable d’émouvoir son extrême patience : et on comprit alors ce qu’il avait voulu dire par ces paroles : « Je ferai aujourd’hui une chose qui remplira d’étonnement toute la ville d’Alexandrie », puisque non seulement il ne châtia point cet homme comme il le méritait, mais au lieu de le punir, il lui fit du bien.
On rapporta un jour au Saint qu’il y avait un ecclésiastique lequel conservant en son cœur une inimitié contre un certain homme ne voulant point se réconcilier avec lui : Sur quoi s’étant enquis de son nom, et quelle dignité il avait dans l’Eglise, il apprit le lendemain qu’il s’appelait Damien et qu’il était Diacre. Il commanda à l’Archidiacre de le lui montrer quand il viendrait à l’église. Et le jour suivant qui était un dimanche, Damien étant venu à la station, l’Archidiacre le montra au Patriarche qui était monté à l’Autel à cause de cette seule affaire, sans avoir dit à personne quel était son dessein. Comme Damien vint à son rang pour recevoir la sainte communion, le Saint lui prit la main et lui dit : « Allez auparavant vous réconcilier avec votre frère, et après avoir oublié l’animosité que vous avez contre lui, venez pour recevoir dignement les mystères de Jésus-Christ qui sont purs et sans aucune tache. Damien n’osant contester avec lui en présence de tant d’Ecclésiastiques, et principalement en un lieu si saint et en une heure si terrible, lui promit d’obéir, et alors il lui donna la sainte Communion. Depuis ce jour, non seulement tous les Ecclésiastiques, mais aussi tous les Laïques se gardaient avec soin d’avoir de la mauvaise volonté contre personne, craignant qu’il ne les confondît et ne les humiliât comme il avait fait ce Diacre.
CHAPITRE XI.
A quelles lectures le Saint s’occupait. Pourquoi il ne voulait pas que l’on achevât son tombeau. Sa charité pour les églises de Jérusalem.
Ce très saint homme avait l’intelligence des Ecritures saintes, laquelle il ne faisait pas paraître par la sublimité de ses discours, ni en disant par vanité plusieurs passages par cœur ; mais il la témoignait dans ses actions par l’observation des commandements, et l’accomplissement des préceptes qu’elles nous donnent. Dans ses occupations particulières on ne lui entendit jamais dire une seule parole inutile, s’il n’arrivait qu’il y fût contraint pour donner ordre à quelques affaires temporelles et séculières ; mais il s’employait, ou à lire les écrits des Saints Pères, ou des questions de l’Ecriture sainte, ou des traités de controverse à cause du grand nombre d’hérésies dont il était assiégé de tous côtés et qu’il serait inutile de nommer ici. Que si quelqu’un commençait en sa présence à parler au désavantage d’un autre, il changeait de discours avec une extrême prudence. Et s’il voyait cette personne continuer, il ne lui disait rien, mais il la remarquait et défendait à celui qui était en semaine auprès de lui de le laisser plus entrer, afin d’instruire les autres par cet exemple et de les rendre plus retenus.
Je ne dois pas aussi passer sous silence une action particulière de la conduite de cet homme si admirable. Ayant appris qu’après que l’Empereur est couronné, il n’y a un seul de tous les sénateurs ni des officiers de ses armées qui se rencontrent alors auprès de lui qui lui parle d’aucune affaire ; mais que les artisans qui travaillent aux enrichissements des tombeaux lui présentent quatre ou cinq pièces de marbre de diverses couleurs et lui disent : « Lequel de ces marbres plaît-il à votre Majesté Impériale que l’on emploie pour son tombeau ? » afin de lui faire connaître par ces paroles qu’étant homme et sujet à être dans peu d’années réduit en poussière, il doit prendre soin de son âme et de bien gouverner son empire : ce Qaint voulut imiter cette coutume si louable, et pour ce sujet il commanda qu’on travaillât à lui faire un tombeau au même lieu où les Patriarches ses prédécesseurs étaient enterrés ; mais il défendit de l’achever avant sa mort, afin que cet ouvrage demeurant ainsi imparfait, ceux qui en avaient la charge lui vinssent dire tous les ans le jour d’une fête solennelle et en présence de tout son Clergé : « Monseigneur, votre tombeau demeure imparfait ; commandez donc s’il vous plaît qu’on l’achève, puisque vous ne savez pas, ainsi que dit l’Ecriture (Matt.24), à quelle heure les larrons doivent venir. » Ce que ce saint homme faisait afin de donner sujet à se successeurs de l’imiter dans une coutume si utile. »
Dieu le permettant ainsi à cause de la multitude de nos péchés, les églises consacrées à son service dans la ville de Jérusalem furent brûlées par les Perses, qui méritaient eux-mêmes de sentir les effets de la vengeance céleste. Le Saint qui savait l’extrémité où était réduit Saint Modeste Patriarche de Jérusalem, lui envoya pour l’aider à les rétablir mille pièces d’argent, mille sacs de blé, mille sacs d’autres grains, mille livres de fer, mille poignées de ces poissons que l’on nomme des ménomènes, mille barils de vin, et mille ouvriers Egyptiens, et lui écrivit ces paroles : « Véritable serviteur de Jésus-Christ, je vous supplie de me pardonner si je ne vous envoie rien qui soit digne de son Temple, puisque je vous proteste avec vérité que je souhaiterais, s’il était à propos, de vous aller trouver moi-même pour travailler à la sainte Eglise de sa Résurrection. Je vous conjure donc par le respect que je vous porte d’exécuter mon peu de pouvoir, et de demander pour moi à Jésus-Christ qu’il me fasse la Grâce d’être écrit au livre de Vie. »
CHAPITRE XII.
De quelle sorte le bienheureux Patriarche usa d’un présent qui lui fut fait et qui ne regardait que sa commodité particulière.
On peut remarquer aussi entre les autres preuves de la vertu de ce grand Saint qu’il dormait sur un petit lit tout contre terre, et n’était couvert dans sa cellule que d’une méchante couverture. Ce qu’un des principaux de la ville ayant su, il le vint trouver, et voyant qu’il n’avait qu’une simple couverture de laine toute déchirée, il lui en envoya une qui coûtait trente-six pièces d’argent et le conjura de s’en vouloir servir pour l’amour de lui. Le Saint la reçut et à cause de la grande instance qu’il lui en faisait, il s’en servit durant une nuit.
Mais ceux qui couchaient dans sa chambre rapportèrent depuis qu’il passa quasi toute cette nuit à dire : « Qui croirait que l’humble Jean (car il se nommait toujours ainsi) est couvert d’une couverture qui coûte trente-six pièces d’argent, tandis que les frères de Jésus-Christ meurent de froid ? Combien y en a-t-il maintenant qui tremblent dans cette rude saison ? Combien y en a-t-il qui n’ayant sous eux que la moitié d’une natte de jonc et autant au-dessus ne peuvent étendre leurs pieds, et dorment ainsi pelotonnés tout transis ? Combien y en a-t-il qui ont passé la nuit dans les montagnes sans pain et sans feu, souffrant ainsi un double tourment par la faim et par le froid ? Combien y en a-t-il qui voudraient pouvoir tremper leur pain dans l’écume de la graisse que jettent mes cuisiniers ? Combien y en a-t-il qui voudraient seulement sentir le vin que l’on répand dans ma cave ? Combien à l’heure que je parle y a-t-il de pauvres dans Alexandrie qui ne savent où se retirer, et sont couchés sur le pavé après avoir été tout percés de la pluie ? Combien y en a-t-il qui passent un mois entier, et même deux mois sans goûter d’huile ? Et combien y en a-t-il qui n’ayant qu’un habit pour l’été et pour l’hiver, ressentent quelle est l’incommodité de ne pouvoir en changer ? Et toi qui prétends jouir du bonheur de l’Eternité, tu bois du vin, tu manges de grands poissons, tu es bien logé, et tu as encore maintenant cela de commun avec les méchants d’être chaudement et à ton aise couvert d’une couverture qui coûte trente-six pièces d’argent. Certes en vivant de la sorte et dans un tel relâchement, tu ne dois pas espérer de jouir en l’autre monde des joies préparées aux Saints, mais on te prononcera la même sentence qui a été prononcée à ce riche dont il est parlé dans l’Evangile (Luc.16) : « Tu as été dans l’abondance durant ta vie, et les pauvres dans la misère. C’est pourquoi ils sont maintenant dans la joie, et toi au contraire dans les tourments. » Dieu soit béni. Voici la première nuit et la dernière que l’humble Jean mettra sur lui cette couverture, puisqu’il est bien juste, et que Dieu a sans doute très agréable que cent quarante-quatre de ceux qui sont frères de notre Seigneur aussi bien que toi, soient plutôt couverts que non pas toi seul ; car on peut avec une pièce d’argent avoir quatre petites couvertures. »
Ensuite de ces paroles, il donna charge le lendemain de vendre cette couverture ; ce que celui qui lui en avait fait présent ayant su, il l’acheta trente-six pièces d’argent et la lui donna une seconde fois, puis ayant vu le jour suivant qu’on la mettait encore en vente, il la racheta le même prix et la redonna au Patriarche en le conjurant de s’en vouloir servir : Ce qu’ayant fait pour la troisième fois, le Saint lui dit avec un visage qui témoignait sa gratitude : « Nous verrons lequel de nous deux se lassera le plus tôt. »
Or cet homme était fort riche ; et le bienheureux Prélat tirait de lui peu à peu et avec douceur quantité de choses à l’imitation des vendangeurs, et disait souvent qu’on peut dans l’intention de le donner aux pauvres dépouiller les riches sans commettre un péché, et leur ôter doucement jusques à leur chemise, principalement lorsqu’ils sont avares et n’ont point de compassion de leur prochain. A quoi il ajoutait que celui qui en use de la sorte fait deux biens tout à la fois : l’un en ce qu’il est cause du Salut de ces riches, et l’autre en ce qu’il se procure à lui-même une grande récompense ; et pour autoriser ce sentiment, il rapportait ce qui s’était passé entre Saint Epiphane et Jean Patriarche de Jérusalem, duquel Saint Epiphane tira de l’argent et le distribua aux pauvres.
CHAPITRE XIII.
Histoire merveilleuse de la conversion d’un homme, qui de très avare qu’il était devint un grand Saint.
Le Saint racontait aussi une fois sur le même sujet en présence de tout le monde une chose fort remarquable. Lors, disait-il, que j’étais à Chypre, j’avais un valet de chambre très fidèle, et qui se conserva chaste jusques à la mort. Celui-ci me conta mot à mot ce que je vais vous rapporter.
Etant, me dit-il, en Afrique et demeurant chez un receveur des droits de l’Empereur extrêmement riche, et qui n’avait aucune compassion des affligés, il arriva durant l’hiver que plusieurs pauvres s’étant mis au soleil pour s’échauffer, ils commencèrent à dire du bien des maisons où on leur donnait l’aumône et à prier Dieu pour tous ceux qui leur faisaient la charité ; et au contraire à blâmer l’avarice de ceux qui ne leur donnaient rien, entre lesquels quelqu’un d’eux ayant nommé cet officier que je servais, ils s’entredemandèrent tous les uns aux autres s’il leur avait fait quelque charité, et il ne s’en trouva un seul qui en eût jamais reçu la moindre aumône. Sur quoi il y en eut un qui dit : « Que me donnerez-vous si je puis tirer aujourd’hui quelque chose de lui ? » Ils demeurèrent d’accord de leur gageure ; et aussitôt il s’alla mettre auprès de la porte de mon maître pour l’attendre sur son retour en sa maison. Dieu permit qu’il rentra chez lui en même temps qu’une bête chargée de pain pour sa provision revenait de chez le boulanger, et il fut tellement en colère des importunités violentes que lui faisait ce pauvre, que ne trouvant point de pierre il prit un de ces pains et le lui jeta à la tête. Le pauvre le ramassa et l’alla montrer à ses compagnons pour leur faire voir qu’il avait reçu quelque chose de sa main.
Deux jours après ce receveur tomba malade d’une maladie mortelle, et vit en songe qu’on lui demandait compte de toutes ses actions et qu’elles étaient toutes pesées dans une balance ; qu’il voyait devant lui d’un côté une troupe de Maures extrêmement hideux, et de l’autre une troupe de personnes vêtues de blanc dont le regard était terrible ; et que ces derniers ne pouvant trouver aucune bonne action qu’il eût faite pour mettre de l’autre côté de la balance dans laquelle ces Maures avaient rassemblé toutes les mauvaises, ils étaient pleins de douleur et de tristesse et se disaient l’un à l’autre avec un déplaisir très sensible : « Ne trouverons-nous donc quoi que ce puisse être qu’il ait jamais fait de bon, » Enfin, il y en eut un qui dit : « Je ne vois rien, si ce n’est un pain qu’il donna il y a deux jours à Jésus-Christ, mais contre son gré. » Ils mirent aussitôt ce pain dans la balance, qui fit qu’elle pesa moins de l’autre côté ; puis ils dirent au receveur : « Ajoute à ce pain, car autrement tu ne saurais échapper des mains de ce Maure. » Alors connaissant que cette vision ne lui représentait rien que de très véritable, parce qu’il voyait ces Maures rassembler et mettre dans la balance toutes les fautes qu’il avait faites depuis sa jeunesse et qu’il avait oubliées lui-même, il se mit à pleurer et dit : « Hélas ! si un pain que j’ai jeté de colère m’a été si avantageux, de combien de maux se délivre celui qui donne avec simplicité de cœur ses biens aux pauvres ? Et depuis ce jour, il se conduisit de telle sorte et devint si grand aumônier et charitable qu’il n’épargna pas même son propre corps.
Car une fois que selon sa coutume il allait dès la pointe du jour au bureau, il rencontra un matelot qui s’étant sauvé tout nu du naufrage se jeta à ses pieds et le supplia de l’assister. Sur quoi, dans la créance que c’était un pauvre, il dépouilla sa camisole qui était ce qu’il avait de meilleur sur lui, et la lui donna en le priant de la vêtir. Mais ce pauvre en ayant honte à cause qu’elle était trop belle, la donna à un fripier pour la vendre. Le receveur revenant chez lui et la voyant exposée en vente fut touché d’un extrême déplaisir, et lorsqu’il fut de retour en sa maison, il ne voulut point manger, mais s’enferma dans sa chambre où il s’assit et disait : « Je n’ai pas été digne que ce pauvre se souvint de moi. » Comme il était dans cette douleur il s’endormit et vit en songe un homme aussi éclatant de lumière que le soleil, lequel portait une croix sur ses épaules et était vêtu de la camisole qu’il avait donnée à ce matelot, et il l’entendit lui dire : « Pierre (car il se nommait ainsi), pourquoi pleures-tu ? » Il lui répondit, comme croyant parler à Dieu : « Je pleure, Seigneur, de ce que ceux à qui je fais part des choses qu’il vous a plu de me donner, tiennent à honte de les avoir reçues. » Alors celui qui lui apparaissait ainsi lui dit en lui montrant cette camisole : « La reconnais-tu bien ? Tu vois que je m’en suis servi depuis que tu me l’as donnée, et je te sais gré de ta bonne volonté : car j’étais transi de froid et tu m’as revêtu. » Le receveur s’éveilla dans un merveilleux étonnement, et dit en admirant le bonheur des pauvres : « Vive le Seigneur : puisque Jésus-Christ réside en la personne des pauvres, je ne mourrai point que je ne devienne comme l’un d’eux. »
Il fit venir ensuite un esclave qu’il avait acheté et qu’il employait à écrire, auquel il dit : « Je te veux confier un secret ; mais si tu en parles à qui que ce soit, ou si tu manques d’exécuter ce que je t’ordonnerai, tu te peux bien assurer que je te vendrai à des barbares. » Après lui avoir parlé de la sorte il lui donna dix livres d’or et continua ainsi : « Va-t-en acheter quelque marchandise, et puis prends-moi et me mène à Jérusalem. Et là, vends-moi à quelque Chrétien, et donne aux pauvres le prix de ce que tu m’auras vendu. » Cet homme refusant d’exécuter un tel commandement, il lui dit pour la seconde fois : « Je te réponds que si tu ne me vends, je te vendrai toi-même à des barbares ainsi que je t’en ai déjà assuré. » Il se résolut donc de lui obéir.
Etant arrivé en la sainte Cité, il trouva un orfèvre qui était extrêmement son ami et qui avait souffert de grandes pertes. Comme ils s’entretenaient, celui-ci lui dit : « Je vous conseille, Zoïle, d’acheter un esclave que j’ai, lequel est si bon et si sage qu’on le prendrait pour un sénateur. » L’orfèvre fut surpris de voir qu’il avait un esclave, et lui répondit : « Je vous assure que je n’ai pas vaillant de quoi l’acheter. » Il lui répliqua : « Empruntez-en si vous me croyez et l’acheter ; car il est très bon, et Dieu vous bénira à cause de lui. » Zoïle suivit son conseil et l’acheta trente pièces d’argent tout mal vêtu qu’il était. L’écrivain ayant ainsi laissé son maître s’en alla à Constantinople, afin de conserver le secret qu’il lui avait recommandé, et de distribuer aux pauvres l’argent de cette vente sans en retenir chose quelconque.
Pierre s’employant à des occupations qui lui étaient fort nouvelles faisait quelquefois la cuisine de son maître, et quelquefois lavait ses habits, et il matait aussi son corps par de très grands jeûnes. Zoïle qui voyait prospérer sa famille au-delà de tout ce qu’il eût osé espérer, et avait de la révérence pour l’incroyable vertu et l’extrême humilité de Pierre, lui dit que, voyant quelle était son humilité, il le voulait affranchir afin qu’il vécût désormais avec lui comme s’il eût été son frère, mais il refusa de recevoir cette grâce.
Son maître avait aussi remarqué qu’il souffrait avec patience d’être injurié et frappé par les autres esclaves, qui le tenaient pour insensé et ne l’appelaient point autrement. Lorsqu’ils le traitaient de la sorte et qu’il s’endormait tout accablé de douleur, celui qui lui était apparu en Afrique se présentait en songe à ses yeux revêtu de cette camisole et tenant en sa main ces trente pièces d’argent qui étaient le prix de sa liberté, et lui disait : « Pierre, mon frère, j’ai reçu l’argent pour lequel tu as été vendu : Ne t’afflige donc point, mais aie patience jusqu’à ce que tu sois reconnu pour tel que tu es. »
Peu de temps après, quelques orfèvres de son pays qui venaient visiter les saints lieux furent priés à dîner par son maître. Pierre en les servant à table les reconnut, et eux en le considérant s’entredisaient à l’oreille : « Que cet homme ressemble au Seigneur Pierre le receveur des finances ! » S’apercevant de cela, il se cachait le visage le mieux qu’il pouvait. Ce qui ne les empêcha pas de dire à Zoïle : « Certes, vous êtes bienheureux ; car si nous ne nous trompons, vous avez à votre service une personne publique. » Et comme ils ne savaient pas que ce travail de la cuisine et ses jeûnes lui avaient fort changé le visage, ils le regardèrent encore fort longtemps et fort attentivement, et enfin l’un d’eux dit : « C’est assurément le Seigneur Pierre. Je m’en vais me lever et l’embrasser, et l’Empereur est fort fâché de ce qu’il est absent depuis si longtemps sans qu’on ait su de ses nouvelles. » Pierre qui était sorti ayant entendu ces paroles laissa le plat qu’il portait, et au lieu d’entrer dans la chambre courut à la porte de la rue. Celui qui en avit la clef étant sourd et muet dès sa naissance et n’entendant que par signe, le serviteur de Dieu qui avait hâte de sortir lui dit : « Je te commande au nom de Jésus-Christ ( ce sourd et muet entendit aussitôt et répondit : « Oui, Seigneur »). Ouvrez-moi la porte », ajouta Pierre. « Moi, Seigneur ? » répondit cet homme pour la seconde fois ; et aussitôt il se leva et lui ouvrit. Après qu’il fut sorti, ce pauvre homme, transporté de joie de ce qu’il entendait et parlait, se mit à crier : « Seigneur ! Seigneur ! » Tous ceux du logis furent épouvantés de le voir parler, et il continua à dire : « Celui qui faisait la cuisine est sorti toujours courant. Mais prenez garde qu’il ne s’en soit enfui. Car c’est un grand serviteur de Dieu, et lorsqu’il m’a dit : « Je te commande au nom du Seigneur », j’ai vu sortir de sa bouche une flamme qui m’est venu toucher les oreilles, et en ce même moment j’ai entendu et ai parlé. » Ce miracle les ayant tous rempli d’une extrême joie, ils coururent pour trouver Pierre. Mais ils ne le revirent jamais depuis. Toute cette maison et le maître même firent ensuite pénitence d’avoir traité Pierre avec mépris, et principalement ceux qui le nommaient insensé.
CHAPITRE XIV.
Du plaisir que le bienheureux Patriarche prenait à s’entretenir des actions des Saints, et combien il fut touché en lisant la vie de Saint Sérapion.
Voilà quels étaient les entretiens du très heureux Patriarche si chéri de Dieu. Car il ne prenait pas seulement plaisir à édifier ceux qui l’entendaient, par le récit qu’il leur faisait de ses propres actions ; mais il y ajoutait aussi de semblables narrations très véritables et très agréables à Dieu, et il disait d’ordinaire : « S’il s’est trouvé des hommes qui n’ont pas épargné leur propre sang, mais l’ont perdu pour l’amour de leurs frères, ou pour mieux dire pour l’amour de Jésus-Christ, à combien plus forte raison devons-nous avec joie et humilité donner notre bien aux nécessiteux et aux pauvres, c’est-à-dire à Jésus-Christ, afin d’en être récompensés par ce juste distributeur des couronnes dues aux bonnes actions en ce jour terrible et épouvantable du dernier jugement. « Celui qui sème en ce monde avec avarice ne moissonnera qu’à proportion de ce qu’il aura semé. Et celui qui sème avec bénédiction, c’est-à-dire libéralement et avec largesse, moissonnera en abondance »(2.Cor.9) et possédera dans le Ciel ces biens éternels dont le bonheur va si fort au-delà de tout ce que nous saurions nous imaginer. »
Ce Saint qui était orné de toutes sortes de vertus avait donc entre autres bonnes coutumes celle de prendre plaisir à parler des actions des Saints Pères et de ceux qui ont été les plus portés à faire l’aumône. Et un jour voyant dans la vie de Saint Sérapion surnommé Syndone, qu’ayant rencontré un pauvre il lui donna son manteau ; puis en ayant trouvé un autre qui avait grand froid, il lui donna sa tunique ; et qu’ainsi demeurant tout nu et s’étant assis en tenant le saint Evangile entre ses mains, comme quelqu’un lui demanda : « Mon Père, qui vous a dépouillé de la sorte, il répondit en montrant le saint Evangile : « C’est celui-ci ». Et qu’une autre fois il vendit même l’Evangile pour donner l’aumône. Sur quoi son disciple lui disant : « Mon Père, où est votre Evangile ? », il lui répliqua : « En vérité, mon Fils, parce que j’ai vu qu’il m’avait dit : « Vends tout ce que tu as, et le donne aux pauvres », je l’ai vendu lui-même pour le leur donner, afin qu’au jour du jugement j’aie sujet d’avoir une plus grande confiance en Dieu. Et qu’une autre fois une veuve dont les enfants mouraient de faim lui ayant demandé l’aumône, et n’ayant rien du tout à lui donner, il se donna lui-même à elle pour le vendre, comme elle fit à des bateleurs Grecs qu’il convertit peu de jours après au Christianisme.
Le bienheureux Patriarche après avoir lu ces actions de Saint Sérapion entra dans un tel étonnement et dans une telle admiration de le voir si ingénieux à faire la charité, que fondant en larmes il fit venir tous les Aumôniers, leur lut ce que je viens de vous rapporter, et leur dit : « Vous tous qui aimez Jésus-Christ, combien croyez-vous qu’il soit important de s’entretenir des actions des Saints Pères ? Certes, j’avais cru jusques ici que c’était faire quelque chose que de donner tout ce que je pouvais avoir d’argent, et je ne savais pas que leur extrême compassion pour les pauvres faisait qu’ils se vendaient eux-mêmes. »
CHAPITRE XV.
De l’estime et de la révérence que le Saint Patriarche avait pour la vie solitaire. Histoire miraculeuse d’un Solitaire.
Le Saint honorait extrêmement la vie solitaire et avait beaucoup d’estime et de compassion pour ceux qui la professaient, lors principalement qu’il les voyait dans le besoin des choses nécessaires pour vivre, et il avait cela de particulier qu’il ne recevait aucune accusation soit vraie ou fausse contre ceux qui portaient cet habit, à cause que pour avoir ajouté foi aux accusations de quelques-uns il lui était arrivé ce que je vais dire.
Un certain Solitaire allant durant quelques jours par la ville avec une jeune fille et demandant l’aumône, quelques-uns en furent scandalisés dans la créance qu’ils eurent qu’il vivait avec cette fille comme si elle eût été sa femme, et vinrent avec de grandes plaintes dire au Patriarche : « Faut-il souffrir, Monseigneur, que celui-ci déshonore la vie solitaire qui est une vie Angélique, en tenant ainsi une jeune fille avec lui comme si elle était sa femme ? » Le serviteur de Dieu croyant empêcher un péché commis contre sa divine majesté et que le devoir de sa charge l’y obligeait, commanda de les séparer et puis de fouetter cette fille et de châtier cet homme et de l’enfermer dans un cachot : Ce qui ayant été aussitôt exécuté, ce Solitaire que les Défenseurs de l’Eglise avaient cruellement battu lui apparut la nuit en songe, et en lui montrant ses épaules toutes déchirées de coups, lui dit : « Est-ce ainsi, Monseigneur, qu’il vous a plu me faire traiter ? Vous avez failli cette seule fois comme étant homme ; mais songez que la vie et la mort sont proches. » Après ces paroles il disparut.
Le Saint se souvenant le matin de cette vision s’assit sur son lit fort triste, et commanda aussitôt à son secrétaire d’aller quérir ce prisonnier et de le lui amener pour voir s’il ressemblait à celui qui lui était apparu la nuit. Lorsqu’il fut arrivé avec une extrême peine à cause de la quantité de plaies qui l’avaient mis en état de ne pouvoir se remuer, le Patriarche ne l’eut pas plutôt envisagé que, demeurant immobile et sans parole, tout ce qu’il put fut de lui faire signe de la main de s’asseoir sur son lit auprès de lui.
Lorsqu’il fut revenu à soi, et eut fait le signe de la croix, il pria ce Solitaire de mettre un linge devant lui, afin de ne pouvoir se dépouiller sans offenser la bienséance, et lui montrer ses épaules ; car il désirait de voir s’il était en l’état qu’il lui avait apparu en songe. Le Solitaire eut grande peine à s’y résoudre. Enfin, comme il se dépouillait, Dieu permit par une conduite admirable que le linge dont il était ceint se détacha et tomba à terre, et que ceux qui se trouvèrent présents reconnurent qu’il était eunuque. Mais à cause que c’était depuis fort peu, il n’en paraissait rien à son visage. Le Saint Patriarche ayant vu comme les autres ce que je viens de dire, et les grandes plaies dont son dos était couvert, il commanda à ceux qui l’avaient si cruellement traité de se retirer, et puis s’adressant au Solitaire, après lui avoir dit qu’il avait péché par ignorance et contre lui et contre Dieu, il lui fit une petite remontrance en peu de mots. « Il ne faut pas, mon fils, que ceux qui sont revêtus comme vous d’un habit saint et angélique aillent avec si peu de considération dans les villes, et que même ils mènent une femme avec eux, puisque cela scandalise ceux qui le voient. » Le Solitaire pour rendre raison au Saint, lui répondit avec très grande humilité : « Vous pouvez, Monseigneur, ajouter foi à ce que je vous dirai ; car je ne mentirai pas.
« Il y a peu de jours que sortant sur le soir de la ville de Caza pour aller faire mes dévotions au tombeau de Saint Cir, je rencontrai hors la porte de la ville cette jeune fille, laquelle se jeta à mes pieds, et me pria de trouver bon qu’elle me tînt compagnie, disant qu’elle était Juive, et désirait se faire Chrétienne. Elle usa de termes si pressants, et de paroles si puissantes pour me conjurer de l’empêcher de se perdre, que la crainte que j’eus des jugements de Dieu, si je rejetais sa prière, fit que je me résolus à la mener, dans la créance que le diable ne tentait point les eunuques, et ne sachant pas encore comme je le sais maintenant par expérience que sa fureur n’épargne personne. Ainsi, très Saint Père, nous vînmes en cette ville, où, après avoir fait nos prières, je la baptisai auprès du tombeau de Saint Cyr, et j’allais avec elle par les rues en simplicité de cœur pour demander de quoi vivre jusques à ce que je l’eusse mise dans un Monastère. »
Le Patriarche, après l’avoir entendu parler de la sorte, dit : « Hélas ! combien Dieu a-t-il de serviteurs cachés que nous ne connaissons pas, d’autant que nous en somme indignes ! » Il conta ensuite à ceux qui étaient auprès de lui la vision qu’il avait eue la nuit précédente touchant ce Solitaire, et prit cent pièces d’argent pour les lui donner. Mais cet ami de Dieu, et qui était un véritable Solitaire ne voulut jamais les recevoir, et lui dit pour s’en excuser cette parole si admirable : « Je ne demande rien, Monseigneur, parce qu’un Solitaire n’a pas besoin d’argent s’il a de la foi ; et que s’il a besoin d’argent, il n’a point de foi. » Une si sage réponse fit encore plus que tout le reste connaître à ceux qui l’entendirent que c’était un serviteur de Dieu. Ainsi, après avoir mis les genoux en terre devant le Patriarche, il se retira en paix. Depuis ce jour le Saint honorait encore davantage, et recevait encore mieux qu’auparavant les Solitaires, soit qu’on les estimât vertueux ou non, et leur fit bâtir un hôpital séparé des autres, lequel on nommait la retraite des Solitaires.
CHAPITRE XVI.
De ce que faisait le Saint pour se mettre toujours la mort devant les yeux. De l’efficace des prières pour les morts. Histoire remarquable pour faire voir combien les charités faites aux pauvres sont agréables à Dieu.
Etant arrivé une grande mortalité dans Alexandrie, le Saint Patriarche allait voir passer les enterrements, et disait que cela et de considérer attentivement les tombeaux était une chose utile. Il assistait aussi fort souvent ceux qui demeuraient longtemps à l’agonie, et leur fermait les yeux de ses propres mains pour en conserver toujours la mémoire, et se préparait lui-même à un passage si important. Il ordonnait aussi qu’on fît avec grand soin des prières pour les morts.
Sur quoi il rapportait que peu de temps auparavant, un captif ayant été mené en Perse et mis dans une prison nommée Léthé, c’est-à-dire oubli, ses parents en demandèrent des nouvelles à quelques autres qui s’étaient sauvés de prison, et étaient venus à Chypre, lesquels les assurèrent de l’avoir eux-mêmes enterré ( c’était néanmoins un autre qui lui ressemblait) et leur marquèrent le jour et le mois qu’il était mort. Aussi ne mettant point la chose en doute, ils faisaient trois fois l’année faire des prières pour lui. Quatre ans après, il se sauva de prison et arriva à Chypre. Ses parents, fort surpris de le voir, lui dirent : « On nous avait assuré que vous étiez mort, et nous faisions trois fois l’année faire des prières pour vous. » Leur ayant demandé en quels jours et en quels mois, et ayant répondu aux saints jours de Noël, de Pâques, et de la Pentecôte, il les asura qu’en chacune de ces trois fêtes un homme aussi éclatant de lumière que le soleil venait le déchaîner et lui ouvrir la prison, et qu’après s’être promené durant tout le jour sans que personne le reconnût, il se retrouvait le lendemain chargé de chaînes de fer comme auparavant. « Et nous voyons par là, » disait le Saint, que les morts reçoivent du soulagement des prières que l’on fait pour eux.
Il arrivait souvent à ce très charitable Pasteur ce que nous lisons dans les Actes des Apôtres. Car plusieurs voyant que son incroyable compassion pour les pauvres n’avait point de bornes, en étaient si extrêmement touchés qu’ils vendaient une grande partie de leur bien pour l’apporter à ce dévotieux ministre de Dieu. Ainsi il arriva un jour qu’un homme lui apporta sept livres et demie d’or, et après l’avoir assuré qu’il n’en avait pas davantage, le supplia, en mettant plusieurs fois les genoux en terre, de vouloir prier pour son fils unique âge de quinze ans, afin qu’il plût à Dieu de le sauver, et le ramener d’Afrique à bon port avec un vaisseau dans lequel il l’avait envoyé. Le Patriarche recevant de lui cette quantité d’or admira qu’il l’eût offerte sans s’en être rien réservé, et après avoir beaucoup prié Dieu pour lui en sa présence, il le renvoya. Mais à cause de la grandeur de sa foi, il mit sous la table de l’oratoire de sa chambre le sac dans lequel était cet or, et à l’heure même assembla tous les Ecclésiastiques afin de prier Dieu pour celui qui l’avait offert, et lui demander avec instance qu’il lui plût de sauver son fils et le ramener à bon port avec son vaisseau, comme il l’en avait tant prié.
Trente jours n’étaient pas encore passés que le fils de cet homme mourut ; et le troisième jour d’après sa mort son vaisseau dans lequel était aussi le frère de ce même homme, et à qui il devait de l’argent, revint d’Afrique, sans qu’il se sauvât rien de ce qui était dedans que les personnes et un esquif. Ce pauvre homme ayant appris ces deux accidents si funestes, et l’affliction d’avoir perdu son vaisseau ayant suivi de si près l’extrême douleur qu’il ressentait de la mort de son fils, peu s’en fallut, selon le langage du Prophète (Ps.93) « que son âme ne ressentît des tourments semblables à ceux de l’Enfer. »
Ceci ayant été rapporté au Patriarche, il en fut encore quasi plus touché que lui-même, principalement à cause de ce fils unique. Sur quoi ne sachant que faire, il supplia le Dieu des miséricordes de vouloir par son intime bonté assister cet affligé ; et n’ayant pas la force et le courage de le faire revenir pour le consoler de vive voix, il lui manda de ne point perdre l’espérance, puisque Dieu qui ne fait rien que par un juste jugement, ordonne de toutes choses selon ce qui nous est le plus avantageux, encore que nous ne le connaissions pas ; et qu’ainsi il se gardât bien de perdre la récompense qu’il devait attendre de lui à cause des sept livres et demie d’or qu’il avait données pour les pauvres, et de la foi qu’il avait eue en celui entre les mains duquel il les avait mises.
Or pour nous apprendre que lorsque nous avons fait quelque bonne action nous ne devons pas nous troubler dans les tentations qui nous arrivent, mais au contraire demeurer fermes par la foi, et rendre toujours grâces à Dieu, ce serviteur de Jésus-Christ qui avait fait en même temps deux si grandes pertes, vit en songe un homme tout semblable au Patriarche, qui lui disait : « Pourquoi vous affligez-vous, mon Frère, et vous laissez-vous ainsi accabler par la douleur ? Ne m’avez-vous pas prié de demander à Dieu qu’il lui plût de sauver votre fils. Et il l’a sauvé : Car je vous puis assurer que, s’il eût vécu, c’eût été un très méchant homme. Et quant à votre vaisseau, si Dieu ne se fût laissé fléchir par la bonne œuvre que vous avez faite en vous adressant à moi, il eût été submergé avec toutes les personnes qui étaient dedans, et vous auriez perdu votre frère : « Levez-vous donc, et rendez grâces à Dieu de vous l’avoir conservé, et d’avoir sauvé votre fils en le retirant à lui avant que d’avoir été corrompu par les désordres et les vanités du siècle. » Cet homme s’étant éveillé se trouva tout consolé, et sa tristesse étant entièrement dissipée, il s’habilla aussitôt, et vint toujours courant vers le Patriarche, où après s’être jeté à ses pieds, et avoir rendu grâces à Dieu et à lui, il lui conta la vision qu’il avait eue. Le Saint adressant sa parole à Dieu, dit : « Gloire vous soit rendue à jamais, mon Sauveur et mon Maître, qui par votre extrême bonté et votre infinie miséricorde daignez ainsi écouter les prières des pécheurs. » Et puis, se tournant vers cet homme, lui dit : « Gardez-vous bien, mon fils, d’attribuer à mes prières cette Grâce que vous avez reçue ; mais attribuez-la à Dieu seul et à votre foi, qui a été assez grande pour vous faire obtenir toutes ces faveurs. » Car ce bienheureux Prélat avait une très basse et très petite opinion de lui-même, ainsi qu’il le faisait assez connaître par ses discours et par sa conduite.
CHAPITRE XVII.
Excellente conduite du Saint Patriarche envers un Evêque très peu charitable, et qui devint depuis un grand aumônier.
Un jour comme le Saint allait visiter les pauvres dans un lieu nommé Césarée, où il leur avait fait bâtir de grands couverts planchées d’ais avec des nattes et des couvertures, afin qu’ils y pussent loger durant tout l’hiver, il se rencontra qu’entre les Evêques qui l’accompagnaient il y en avait un qui aimait passionnément l’argent. Et le Saint ayant appris qu’il faisait porter en ce même temps par l’un de ses domestiques trente livres d’or pour acheter un buffet de table d’argent ciselé, lui dit : « Mon frère Troïle (car il se nommait ainsi), aimez et assistez les frères de Jésus-Christ. » Ces paroles du Patriarche l’ayant étonné et touché d’un mouvement passager de charité, il commanda de donner aux pauvres ces trente livres d’or, ce qui fut exécuté à l’heure même. S’en étant retournés chacun chez soi, le déplaisir d’avoir donné cet argent remplit l’esprit de Troïle de pensées étranges et très préjudiciables à son Salut, et étant continuellement agité de ce détestable amour du bien qui le rendait si cruel et si insensible envers les misérables, il lui prit une fièvre qui n’était point ordinaire, et qui l’obligea malgré lui de s’aliter. Le Patriarche ayant envoyé un de ceux qui étaient en semaine pour le prier de venir dîner, il s’en excusa sur ce que par quelque accident il était travaillé du frisson et de la fièvre : Ce qui ayant été rapporté au Saint, il reconnut aussitôt que les trente livres d’or que cet homme si peu porté à faire l’aumône avait données contre son gré étaient la cause de sa maladie. Car il n’avait, comme je l’ai dit, nulle compassion des affligés, et aimait l’argent avec ardeur. Le Patriarche ne pouvant se résoudre de demeurer à table pour manger tandis que cet Evêque souffrait de la douleur dans son lit, il l’alla trouver à l’heure même, et lui dit avec un visage gai, et avec cette humilité non feinte qui lui était si naturelle : « Mon frère Troïle, lorsque je vous ai exhorté d’être charitable, pensez-vous que c’ait été tout de bon que je vous ai dit de donner aux pauvres ce que vous leur avez donné ? Croyez-moi ce n’était qu’en riant ; mais parce que je leur voulais donner à chacun une pièce d’argent à cause de la bonne fête, et que mon Aumônier n’en avait pas assez sur lui, je l’ai emprunté de vous, et voici ces trente livres d’or que je vous rapporte. » Quand l’Evêque vit cette somme entre les mains de ce sage médecin et de ce charitable pasteur, sa fièvre le quitta aussitôt, et il ne sentit plus de frisson ; mais les forces et la chaleur lui revinrent ; ce qui fit clairement connaître quelle était la cause d’un si soudain changement. Ainsi après avoir sans en faire aucune difficulté reçu cet or des mains sacrées du Patriarche, le Saint lui demanda une quittance de la récompense qu’il eût dû espérer s’il l’eût donné aux pauvres ; ce qu’il lui accorda très volontiers et l’écrivit en ces termes : « Mon Dieu, récompensez Jean mon Seigneur et très Saint Patriarche de la grande ville d’Alexandrie de trente livres d’or qu’il vous a données, et qu’il m’a rendues. » Le Saint prit le papier et le mena dîner chez lui, car comme je l’ai déjà dit, il avait été guéri à l’heure même.
Mais Dieu, ce juste distributeur des récompenses, voulant lui faire connaître la faute qu’il avait faite, et lui apprendre en même temps à avoir compassion des affligés, lui montra la même nuit en songe de quelle récompense il s’était privé lui-même : Car il vit un palais d’une grandeur et d’une beauté si extraordinaire que l’art de tous les hommes ensemble ne saurait rien faire qui en approche. Il lui sembla que tout le portail était d’or, et qu’il y avait écrit au-dessus : « C’est ici la demeure éternelle et bienheureuse de l’Evêque Troïle ». Lorsqu’il eut lu cette inscription, il fut touché d’une grande joie, s’assurant que l’Empereur qui tenait sa Cour dans ce palais ne l’y laisserait manquer de rien. Mais un gentilhomme de la chambre de ce Prince suivi de quelques autres officiers célestes vint aussitôt à ce superbe portail, et leur dit : « Otez cette inscription ». Ce qu’ayant fait, il ajouta : « Et mettez en sa place celle-ci, suivant le commandement que j’en ai reçu du Monarque de l’Univers. » Ils mirent ensuite en sa présence cette autre inscription qui contenait ces paroles : « C’est ici la demeure éternelle et bienheureuse de Jean Archevêque d’Alexandrie qui l’a achetée trente livres d’or ». Troïle s’éveilla à l’instant, et ayant conté au Patriarche cette vision, il devint depuis, par le sentiment qu’il en eut, un très grand et très charitable aumônier.
CHAPITRE XVIII.
Constance et humilité avec lesquelles le Saint supporta une très grande perte.
Come Dieu fit perdre autrefois au bienheureux Job toutes ses richesses, il lui plut aussi de traiter de la même sorte le Saint et charitable Patriarche : Car une violente tempête ayant surpris sur la mer Adriatique tous les vaisseaux de la très Sainte Eglise d’Alexandrie, qui étaient au nombre de treize et davantage, chacun desquels était du port de dix mille boisseaux, on fut contraint de jeter dans la mer tout ce dont ils étaient chargés, et qui était d’un très grand prix, parce qu’il n’y avait que des étoffes, de l’argent, et d’autres choses encore plus considérables. Lorsqu’ils furent retournés à Alexandrie, ceux qui étaient intéressés dans ce malheur, et les pilotes des vaisseaux s’enfuirent en l’Eglise pour trouver sûreté dans cet asile. Le Saint l’ayant appris et le sujet qui les y avait obligés, il leur envoya un billet écrit de sa main dans lequel étaient ces paroles : « Mes frères, le Seigneur vous l’avait donné, et le Seigneur vous l’a ôté parce qu’il l’a ainsi voulu (Job.I). Ce qu’il lui a plu est arrivé : Son Saint Nom soit béni à jamais. Sortez, mes enfants, sans que cette perte vous trouble de crainte ; car il ne manquera pas d’avoir soin de ce qui vous sera nécessaire à l’avenir. »
Presque la moitié des habitants de la ville vinrent voir le Saint Patriarche sur le sujet de cet accident. Et quelques jours après comme ils le voulaient consoler, il les prévint et leur dit : « Mes Frères et mes Enfants ne vous affligez point, je vous prie, à cause de la perte advenue sur ces vaisseaux. Car, croyez-moi, elle procède de ce que l’humble Jean s’est trouvé coupable devant Dieu ; et elle ne serait pas arrivée si je ne m’étais point laissé emporter de vanité ; mais d’autant que je m’élevais dans des actions qui procédaient purement de Dieu, er croyais faire beaucoup en donnant des choses terrestres, je suis tombé dans cet accident, et Dieu l’a permis afin de me rendre plus sage : Car l’aumône donne d’ordinaire de la présomption à ceux qui la font sans veiller attentivement sur eux-mêmes, au lieu qu’une perte non attendue humilie celui qui la supporte avec patience, suivant cette parole de l’Ecriture : « La pauvreté humilie les hommes. » Et David qui n’ignorait pas cette vérité dit en un autre endroit (Ps.118) : « Il m’est avantageux, mon Dieu, d’être humilié par vous, afin que j’apprenne à l’avenir à garder vos commandements. » Ainsi m’étant rendu coupable par ma mauvaise conduite, puisque je perdais et dissipais plutôt que de donner ce que je donnais avec vanité, et que c’est seulement par ma faute qu’un si grand accident est advenu, je mérite d’être puni à cause de la nécessité où tant de personnes sont réduites. Mais, mes très chers Enfants, Dieu est le même qu’il était du temps de Job, cet homme si juste. Et encore que je sois indigne qu’il m’assiste dans ce besoin, celui de tant d’autres personnes sera qu’il ne nous abandonnera pas. Car il a dit par la bouche de l’Apôtre (Hébr.13) : « Je ne t’abandonnerai point ». Et dans l’Evangile (Matth.6) : « Cherchez avant toutes choses le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera encore donné. » Ainsi tous ces habitants qui étaient venus pour consoler le Saint Patriarche furent consolés par lui, et fort peu de temps après Dieu rendit au double à ce nouveau Job le bien qu’il avait perdu, lequel il employa au soulagement des pauvres avec sa libéralité ordinaire, et possible avec une piété encore plus grande qu’auparavant.
CHAPITRE XIX.
Belle parole du Saint ensuite d’une aumône qu’il avait faite. Histoire remarquable pour montrer qu’il ne faut pas différer à bien faire. Confiance qu’avait le Saint en deux grands personnages nommés Jean et Sophrone.
Un des domestiques du Saint Patriarche étant tombé dans une extrême nécessité, il lui donna deux livres d’or de sa propre main, afin que personne ne le sût. Sur quoi cet homme lui ayant dit : « Je n’oserai plus, Monseigneur, lever les yeux pour vous regarder, tant l’excès de votre bonté me rend confus, il lui répondit cette belle parole si pleine de sagesse, et que l’on ne saurait trop louer : « Mon Frère, je n’ai pas encore répandu mon sang pour vous, ainsi que Jésus-Christ mon maître et notre Dieu à tous me le commande. »
Un particulier étant pressé d’acquitter une dette et n’ayant pas le moyen de la payer à cause que le pays était lors en grande nécessité, parce que le Nil n’était point débordé selon la coutume, il fut supplier un grand Seigneur de lui prêter cinquante livres d’or sur des gages qui valaient deux fois autant. Il le lui promit, mais il différa de l’exécuter. Cet homme voyant que ses créanciers le voulaient faire contraindre, eut recours comme tous les autres à ce port dont l’entrée n’était fermée à personne, c’est-à-dire à ce Patriarche si plein de compassion et si charitable. A peine lui eut-il conté la nécessité où il se trouvait que le Saint lui répondit : « Mon Fils, je vous donnerai même si vous voulez l’habit que je porte sur moi ». Car entre autres qualités, il avait celle de ne pouvoir sans fondre en larmes voir pleurer ceux qui étaient dans l’affliction, et ainsi il lui prêta à l’heure même ce qu’il lui demanda. La nuit suivante, ce Seigneur vit en songe un homme qui était debout sur un autel à qui plusieurs personnes offraient des présents, et pour une offrande qu’ils mettaient sur cet Autel en recevaient cent fois autant. Il lui sembla aussi qu’il était suivi du Patriarche, et qu’y ayant devant eux une offrande sur un banc, quelqu’un lui dit : « Monsieur, prenez cette offrande et la mettez sur l’Autel, afin de recevoir cent fois autant. » Ce qu’ayant un peu différé de faire, le Patriarche qui était derrière lui, courut, prit cette offrande, la mit sur l’Autel, et reçut le centuple comme tous les autres. S’étant éveillé et ne comprenant rien à ce songe, il envoya quérir celui qui lui avait demandé de l’argent à emprunter, afin de le lui bailler, et lui dit : « Voici ce que vous m’avez demandé à emprunter ; recevez-le. » Il lui répondit : « Notre Saint Patriarche vous a prévenu dans la récompense de cette bonne œuvre ; car voyant que vous différiez de me faire ce plaisir et que j’étais extrêmement pressé de mes créanciers, j’ai été contraint d’avoir recours à lui comme au port de tous les affligés. » A ces paroles ce Seigneur se ressouvint de son songe et lui repartit : « Vous avez raison de dire qu’il m’a prévenu et a reçu la récompense de cette bonne œuvre, car il est vrai qu’il l’a reçue ; et malheur à celui qui use de retardement à faire le bien. » Il conta ensuite ce songe au Patriarche et à plusieurs autres.
Le Saint allant à l’église des Illustres Martyrs Cyr et Jean, afin de faire ses prières sur le glorieux tombeau de ces Saints, comme il sortait de la ville, une femme se jeta à ses pieds en criant : « Faites-moi justice de mon gendre qui me traite mal. » Sur quoi quelques-uns de ceux de sa suite qui avaient créance auprès de lui, lui ayant dit qu’il pourrait à son retour pourvoir aux plaintes de cette femme, il leur fit cette sage réponse : « Comment Dieu écoutera-t-il mes prières si je rejette celle-ci ? Qui me peut assurer que je vivrai jusques à demain, et que je n’irai pas dès aujourd’hui rendre compte à Jésus-Christ de la négligence dont j’aurai usé envers cette femme ? Aussi avant que partir de là, il donna ordre à ce qu’elle fut satisfaite.
Dieu exauçant le désir de ce saint personnage qui n’avait point d’autres volontés que les siennes, lui envoya Jean et Sophrone qui étaient deux hommes sages et admirables, et qui le conseilleraient toujours selon l’équité et la justice. Il leur obéissait avec autant de soumission que s’ils eussent été ses Pères, et leur savait un extrême gré de ce qu’ils combattaient comme de très vaillants et très généreux soldats de Jésus-Christ pour la défense de la Religion : Car étant fortifiés de la Grâce du Saint Esprit, ils se portèrent avec tant de sagesse et de prudence dans les disputes qu’ils eurent contre les Sévérianites et ces autres maljeureux hérétiques qui étaient dans tout le pays d’alentour, qu’ainsi que de bons Pasteurs ils n’oublièrent rien pour arracher de la gueule de ces dangereuses bêtes plusieurs Eglises, plusieurs Monastères et plusieurs maisons : Ce qui faisait que ce très saint homme avait une révérence particulière pour ces deux Saints.
CHAPITRE XX.
Excellentes remontrances de ce bienheureux Patriarche à ceux qui traitaient mal leurs serviteurs. Du soin merveilleux qu’il eut d’un Fils d’un fort homme de bien.
Ce bienheureux Patriarche ayant appris qu’un particulier traitait inhumainement et cruellement ses serviteurs, il l’envoya quérir et lui dit avec beaucoup de douceur : « Mon fils, j’ai su que par la tentation de l’Ennemi vous traitez mal vos serviteurs ; ce qui me fait vous prier d’attendre à l’avenir que votre colère soit passée avant que de vous fâcher contre eux : Car Dieu ne nous les a pas donnés pour les battre, mais afin de nous en servir, et possible ne nous les a-t-il pas tant encore donnés pour nous servir, que pour nous exercer à la patience en supportant leurs défauts : Car dites-moi, je vous prie, par quel prix avez-vous pu acheter celui qui a l’honneur d’avoir été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ? Et bien que vous soyez son maître, avez-vous ou quelque main, ou quelque pied, ou quelque sens, ou quelque âme qu’il n’ait point ; et ne vous est-il pas semblable en toutes choses ? Ecoutez ce que dit sur ce sujet le glorieux Apôtre Saint Paul (Gal.13) : « Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, êtes revêtus de Jésus-Christ, et il n’y a plus de distinction entre le Juif et le païen, le libre ou l’esclave, puisque vous êtes une même chose en Jésus-Christ. Que si nous sommes tous égaux à l’égard de Jésus-Christ », ne devons-nous pas à plus forte raison l’être aussi à l’égard les uns des autres, puisque Jésus-Christ en prenant la forme d’un serviteur nous apprend à ne nous élever pas au-dessus de ceux qui sont les nôtres ? Car comme dit le Prophète (Ps.112) : « Il n’y a qu’un seul maître et un seul Seigneur de tout l’Univers, lequel a établi son Trône dans le Ciel d’où il regarde les choses basses ». Il ne dit pas les choses élevées, mais les choses basses ; et ainsi que pouvons-nous donner pour nous assujettir celui qui a le bonheur d’être racheté aussi bien que nous par le sang de notre Dieu et de notre maître, et pour lequel le Ciel, le soleil, les étoiles, la terre, la mer et toutes les choses qu’ils contiennent ont été créées ; celui pour le service duquel les Anges sont employés ; celui pour l’amour duquel Jésus-Christ a lavé les pieds de ses Apôtres ; pour l’amour duquel il est mort, et pour l’amour duquel il a enduré toutes les autres humiliations qu’il a souffertes. Et vous, vous traitez avec mépris cet homme que Dieu traite avec honneur. Vous le traitez comme vous traiteriez une bête, et comme si vous n’étiez pas d’une même nature que lui. Dites-moi, je vous prie, voudriez-vous bien que toutes les fois que vous offensez Dieu il vous châtiât au même moment ? Je suis très assuré que non. Comment pouvez-vous donc tous les jours lui dire dans vos prières (Matth.6) : « Seigneur, pardonnez-nous nos offenses ainsi que nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ? » Par ces paroles et autres semblables qui procédaient comme d’une source seconde de ce trésor de Grâce dont Dieu avait enrichi l’âme du Saint, il instruisit cet homme de son devoir, et puis le renvoya chez lui : Et s’il n’eût appris qu’il s’était corrigé ensuite de cette remontrance, il était résolu de conseiller à ce pauvre esclave si maltraité de s’enfuir, et de demander que son maître fût obligé de le vendre, auquel cas il l’eût acheté et l’eût affranchi à l’heure même.
Le bienheureux Patriarche ayant su qu’un homme fort aumônier et fort charitable avait laissé en mourant un fils unique, et que cet orphelin était réduit à une si rande nécessité qu’il n’avait pas un écu vaillant, à cause que son père, comme l’assuraient ceux qui s’étaient trouvés présents à sa mort, n’ayant pour tout bien que dix livres d’or, et voulant faire son testament fit venir cet enfant et lui dit : « Choisissez, mon Fils, lequel vous aimez le mieux, ou que je vous laisse ces dix livres d’or, ou que je ne vous laisse pour tout bien que la protection et l’assistance de la Sainte Mère de Dieu ma maîtresse. » A quoi l’enfant ayant répondu qu’il aimait mieux la protection de la bienheureuse Vierge, il ordonna qu’on distribuât cet or aux pauvres. « Et maintenant, très saint Père, » lui disaient-ils, cet enfant est dans une extrême pauvreté, et ne bouge jour et nuit de l’église de la Vierge. Le saint Patriarche, ayant appris ce que je viens de dire, envoya quérir un notaire sans que personne le sût, et après lui avoir conté toute l’affaire, et lui avoir défendu de ne se confier à personne, de ce qu’il désirait qu’il fît, il lui dit : « Ecrivez dans ce vieux parchemin un testament sous le nom d’un nommé Théopente, et faites qu’il paraisse par cet acte que le père de ce garçon et moi étions cousins germains ; puis allez le lui montrer et lui dites : « Vous ne deviez pas étant parent de notre Patriarche comme vous êtes demeurer ainsi dans la pauvreté. Que si vous avez honte de vous présenter à lui, je lui parlerai en votre nom, et avisez seulement ce que vous répondrez à ce qu’il vous dira. » Le notaire ayant exécuté toutes ces choses, rapporta au Saint que ce jeune garçon après l’avoir fort remercié l’avait prié de parler au lieu de lui à sa Sainteté. « Retournez », lui dit-il alors, et dites-lui : « J’ai parlé pour vous au Patriarche lequel m’a répondu : « Je sais bien que mon cousin germain a laissé un fils ; mais je ne le connais point de visage ; c’est pourquoi je désire de le voir ; et lors que vous l’amènerez, apportez avec vous le testament. » Quand ils furent arrivés, le Saint le tira à part et lui dit en le baisant : « Mon cousin, soyez le très bienvenu ». Il lui donna ensuite une maison, et tout ce dont il avait besoin, et après l’avoir enrichi il le maria dans Alexandrie, ne pouvant assez tôt à son gré faire connaître combien il est véritable que « Dieu n’abandonne jamais ceux qui espèrent en lui. » (Judith.6).
CHAPITRE XXI.
Extrême patience avec laquelle le Saint se conduisit envers un homme qui l’avait trompé.
Cet homme admirable avait un soin continuel de pratiquer ce précepte de l’Evangile : « Ne détourne jamais les yeux de celui qui veut emprunter de toi. » (Deut.15 et Luc.6). Et ainsi il ne refusait personne : Ce qu’un homme qui était un grand affronteur ayant appris, il lui emprunta vingt livres d’or, et puis se moqua du Saint comme il s’était moqué de plusieurs autres, et soutenait qu’il ne lui avait rien prêté : Sur quoi ceux qui avaient le soin du temporel de l’Eglise voulaient le faire mettre en prison. Mais le bienheureux Patriarche qui était un véritable imitateur de celui qui a dit (Luc.6) : « Soyez miséricordieux à l’imitation de votre Père céleste qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et répand la pluie sur les justes et sur les injustes », ne voulut jamais permettre qu’ils lui fissent aucun déplaisir ; Ce qui les ayant fâchés à cause du mépris qu’ils savaient qu’il avait fait du Patriarche, ils lui dirent : « Il n’est pas juste, Monseigneur, qu’un perdu et un débauché tel que celui-ci jouisse d’un bien qui pourrait être distribué aux nécessiteux. » Ce très saint homme leur répondit : « Croyez-moi, mes Frères, si vous retirez malgré lui l’argent qu’il m’a emprunté, vous n’accomplirez qu’un des commandements en le distribuant aux pauvres, et vous en violerez deux : le premier en ce que vous vous témoignerez impatients à souffrir quelque dommage, en quoi vous donnerez un mauvais exemple ; et le second en ce que vous n’obéirez pas à notre Seigneur lorsqu’il dit : « Ne redemandez point ce qu’on vous a pris. » (Luc.6.) Il vaut donc mieux, mes enfants, que nous donnions à tout le monde un exemple de patience, puisque l’Apôtre dit : « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt que l’on vous fasse tort ? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt que l’on vous trompe ? » Certes, mes Frères, c’est fort bien fait de donner à tous ceux qui nous demandent ; mais c’est incomparablement mieux fait de donner aussi à ceux qui ne nous demandent point ; et c’est imiter les Anges, ou plutôt Dieu même de donner notre habit à celui qui nous prend notre manteau sans le demander, parce que notre Seigneur nous ordonne de faire part de ns biens à notre prochain lorsqu’il nous dit : « Fais du bien à ton frère à proportion de celui que tu possèdes, et que tu possèdes justement ; et non pas d’un bien acquis par contestation et par dispute, ou que tu aies ravi à quelqu’un en lui faisant injustice. »
CHAPITRE XXII.
Histoire étrange de la conduite d’un Saint Solitaire pour convertir à Dieu des femmes de mauvaise vie.
Un Solitaire qui était âgé de soixante ans ayant entendu parler de tant de grandes et excellentes actions du Saint Patriarche voulut éprouver s’il serait de légère créance, et si en se scandalisant aisément il condamnerait quelqu’un avec trop de facilité. Il sortit donc du Monastère de l’Abbé Séridon où il demeurait et vint en Alexandrie, où il s’accosta de quelques hommes perdus et débauchés et fit avec eux une connaissance fort agréable à Dieu, qui, comme dit David, « traite chacun selon l’intention qu’il a dans le fonds du cœur.(Ps.19). Il dressa ensuite un mémoire de toutes les femmes que l’on savait être de mauvaise vie, et gagnant chaque jour quelque argent à copier des livres, le soir quand le soleil était couché il mangeait un peu de légume et allait chez l’une de ces femmes, à qui il donnait le reste de ce qu’il avait gagné pour l’obliger àne point faire de mal la nuit suivante, qu’il passait toute entière auprès d’elle afin de l’en empêcher, et se tenait dans un coin de la chambre où elle couchait, chantant des psaumes, priant pour elle, et fléchissant les genous devant Dieu jusqu’à ce que le jour fût venu, et alors il sortait et lui faisait promettre de ne rien dire à personne de ce qui s’était passé. Il continua ainsi jusques à ce que l’une d’entre elles dit à quelqu’un de quelle sorte il se conduisait, et qu’au lieu de les venir voir pour mal faire, il n’y venait que pour travailler à leur Salut. Le viellard l’ayant su se mit en prière, et aussitôt cette femme fut tourmentée du Démon, afin que les autres touchées de crainte par cet exemple n’osassent découvrir quelle était la manière de vivre de ce Saint homme. Quelques-uns dirent à cette femme ainsi possédée : « Dieu vous a châtié de votre mensonge puisque ce méchant homme ne vous va voir que pour mal faire. » Et d’autre côté Saint Vital ( car il se nommait ainsi) voulant fuir la gloire des hommes et retirer les âmes des ténèbres de péché, disait tout haut en travaillant à son ouvrage et le soir lorsqu’il le quittait : »Allons, car une telle m’attend ».
Quand on l’accusait et qu’on le raillait, il répondait : « N’ai-je pas un corps comme un autre ? N’y a-t-il que les Solitaires que Dieu abandonne, et ne sont-ils pas hommes aussi bien que tous les autres ? » Sur quoi quelqu’un lui disant : « Mon Père, changez donc d’habit et prenez une femme afin de n’être pas cause que l’on blasphème le nom de Dieu, et de ne rendre pas compte au jour du Jugement du scandale que vous donnez à tant de personnes. » Il leur répartit comme s’il eût été en colère : « Laissez-moi en repos, je n’en ferai autre chose : car je ne suis nullement résolu, pour vous empêcher de vous scandaliser, de prendre une femme et de me rendre misérable en m’embarrassant du soin d’une famille. Que ceux qui veulent se scandaliser se scandalisent si bon leur semble et se donnent de la tête contre les murailles. Que voulez-vous de moi ? Dieu vous a-t-il établis pour juges de mes actions ? Contentez-vous de veiller sur vous-mêmes. Vous ne lui rendrez pas compte pour moi. Il n’appartient qu’à lui seul de juger, et ce sera lui qui dans le saint jour du Jugement rendra à chacun selon ses œuvres. » Il criait ainsi tout haut, et quelques-uns des Défenseurs de l’Eglise qui l’entendirent diverses fois le rapportèrent au Patriarche. Mais Dieu qui savait que le Saint n’avait nulle intention de faire tort à Vital fortifia son cœur pour n’ajouter point de foi à ces rapports : car il se ressouvenait du Solitaire eunuque dont j’ai parlé, et ainsi, au lieu de croire les accusateurs de Vital, il les reprit sévèrement, et leur dit : « Cessez d’accuser les Solitaires. Ignorez-vous ce que fit l’Empereur Constantin de sainte mémoire, duquel nous lisons que lors du grand Concile tenu à Nicée, quelques-uns qui ne vivaient pas dans la crainte de Dieu lui donnèrent des mémoires diffamatoires, les uns contre un Clerc, et les autres contre un Solitaire. Sur quoi ayant fait venir en sa présence l’accusateur et l’accusé, et les ayant entendu tous deux et trouvé que la plupart des accusations étaient véritables, il fit allumer un flambeau et brûler tous ces mémoires en disant : « Certes si j’avais vu de mes propres yeux un Moine de Dieu, ou quelqu’un de ceux qui sont revêtus d’un habit religieux commettre un péché, je les couvrirais de mon manteau, afin qu’il ne fût vu de personne. » Et ne fut-ce pas par cette même facilité de croire le mal que vous eûtes une si mauvaise opinion de ce Solitaire eunuque serviteur de Dieu, et que vous me fîtes faire une si grande faute dans ma conduite et commettre un si grand péché ? » Ainsi le Patriarche les renvoya pleins de confusion.
Vital qui était un vrai serviteur de Dieu continuait toujours à faire la même chose, et priait notre Seigneur de révéler à quelqu’un en songe après sa mort la vérité de ses actions, afin que ceux qui s’en offensaient et le condamnaient comme scandaleuses ne fussent point tenus pour coupables d’avoir ainsi dit du mal de lui. Cette manière dont il se conduisait envers ces femmes en avait porté plusieurs à se repentir de leurs péchés, lors particulièrement qu’elles le voyaient durant la nuit prier pour elles les bras étendus ; ce qui fut cause que plusieurs renoncèrent à leur mauvaise vie ; que d’autres se marièrent et vécurent sagement dans le mariage, et que quelques-unes quittèrent entièrement le monde pour passer le reste de leurs jours dans la solitude ; mais on ne sut qu’après sa mort ce changement arrivé en tant de personnes par ses saintes exhortations et par ses ferventes prières.
Comme il sortait une fois au point du jour de chez la principale courtisane de la ville, il rencontra un débauché qui la venait voir à mauvais dessein, lequel le voyant ainsi sortir lui donna un soufflet et lui dit : « Hypocrite qui te moques de Jésus-Christ, ne te corrigeras-tu jamais de tes vices ? » Il lui répondit : « Certes, quelque faible que je sois, vous recevrez de moi un si grand soufflet que toute la ville d’Alexandrie s’assemblera au bruit des cris qu’il vous obligera de jeter. » Peu de temps après, Saint Vital sans que personne le sut reposa en paix dans la petite cellule qu’il avait sur la porte de la ville, nommée la porte du soleil, tout contre l’église du Saint Martyr Metre, où souvent, après qu’on avait fait les prières, quelques-unes de ces femmes dont j’ai parlé se disaient les unes aux autres : « Allons aussi aux prières de l’Abbé Vital » ; Et, lorsqu’elles étaient arrivées auprès de lui, il les instruisait. S’étant donc, comme je l’ai dit, endormi dans sa cellule du sommeil des justes sans que personne le sût, un démon sous la figure d’un Ethiopien extrêmement difforme se présenta à celui qui avait donné un soufflet au Saint, et lui dit en lui en donnant un autre : « Recevez ce soufflet de l’Abbé Vital. » Cet homme tomba du coup et commença à écumer ; ce qui fit, selon la prédiction du Saint, que quasi toute la ville d’Alexandrie s’assembla pour voir les tourments que les Démons lui faisaient souffrir, et principalement à cause que le bruit qu’avait fait ce soufflet avait été tel, que quelques-uns l’avaient entendu d’aussi loin que peut aller une flèche. Quelques heures après, ce possédé étant revenu en son bon sens déchira ses habits, et courut à la cellule du Saint en criant : « Vital, serviteur de Dieu, je vous ai offensé, mais ayez compassion de moi. » Tous ceux qui l’entendirent crier coururent avec lui, et lorsqu’il fut arrivé à la cellule du Saint, le Démon sortit tout-à-fait de son corps et le jeta par terre en la présence de tout le monde. Ceux qui l’avaient suivi étant entrés dans la cellule trouvèrent le Saint à genoux au même état qu’il était lorsqu’il avait rendu son âme à Dieu, et virent un papier sur le pavé dans lequel était écrit : « Habitant d’Alexandrie, ne jugez point avant le temps ; mais attendez la venue de notre Seigneur. » Alors cet homme qui avait été possédé du Démon avoua l’outrage qu’il avait fait au Saint, et ce qu’il lui avait dit. Lorsque le bienheureux Patriarche eut appris ce qui s’était passé, il vint accompagné de tout son Clergé vers ce saint corps, et dit en lisant cet écrit dont j’ai parlé : « Certes l’humble Jean a par la Grâce de Dieu évité ce grand soufflet, puisque je l’aurais reçu au lieu de celui qui a été si bien châtié. »
Toutes les femmes de mauvaise vie, et celles d’entre elles qui s’en étaient retirées pour se marier marchaient devant le corps en disant : « Nous avons perdu toute notre consolation et toutes les instructions qui nous pouvaient conduire au Salut. » Car elles ne craignaient plus alors de déclarer à tout le monde quelle avait été la manière de vivre de ce Saint home, et qu’il était si éloigné d’avoir aucun mauvais dessein lorsqu’il les venait voir qu’elles ne l’avaient jamais vu dormir couché par terre, ni prendre par la main une seule d’elles. Sur quoi quelques-uns leur disant qu’elles avaient eu grand tort de ne l’avoir pas fait savoir à tout le monde, et d’avoir souffert, faute de le dire, que toute la ville eût été scandalisée, elles rapportèrent pour s’excuser ce qui était arrivé à celle qui avait été tourmentée du Démon, et dirent que la crainte qu’il ne leur en arrivât autant les avait fait demeurer dans le silence.
Le Saint ayant donc été enterré avec beaucoup d’honneur, cet homme qui avait été si justement châtié à cause de l’outrage qu’il lui avait fait, et qui avait été délivré par son intercession, demeura auprès de son tombeau dans des prières continuelles, et quelque temps après renonça au siècle pour entrer dans le Monastère de l’Abbé Séridon à Gaza, où il demeura jusques à la mort dans la cellule de Saint Vital, ayant beaucoup de foi en son assistance.
Le très Saint Patriarche rendit de grandes actions de grâces à Dieu de ce qu’il n’avait pas permis qu’il l’eût offensé sur le sujet de son serviteur ; et depuis ce temps plusieurs personnes d’Alexandrie faisant leur profit de cet exemple reçurent chez eux les Solitaires avec beaucoup de charité, et apprirent à ne condamner personne comme ils avaient condamné ce Saint, dont les prières après sa mort rendirent par la Grâce de Dieu la santé à plusieurs personnes qui y eurent recours ; et Dieu nous fasse la Grâce par cette même intercession de régler si bien notre vie que nous obtenions miséricorde en ce jour où il découvrira les pensées les plus secrètes des hommes et les replis les plus cachés de leurs cœurs.
CHAPITRE XXIII.
Extrême patience du Saint Patriarche. Histoire remarquable touchant l’aumône.
Le Patriarche ayant un jour commandé de donner seulement dix pièces de monnaie de cuivre à un homme qui lui demandait l’aumône, et cet homme lui disant des injures avec une effronterie nonpareille à cause qu’il ne lui donnait pas ce qu’il désirait, ceux qui l’accompagnaient le voulurent battre pour le châtier de son insolence. Mais il les en reprit sévèrement et usa de ces paroles : « Laissez-le dire, mes Frères; car quelle apparence que je ne voulusse pas souffrir de lui cette injure, moi qui depuis soixante ans en fais de continuelles à Jésus-Christ par mes mauvaises actions ? » Et il ordonna à son Aumônier d’ouvrir le sac qui était plein de cette monnaie, afin d’en laisser prendre à ce pauvre autant qu’il en voudrait.
Lorsqu’on rapportait à ce très sage Prélat que quelqu’un était porté à faire l’aumône, il le faisait venir avec joie, et lui disait en particulier : « Comment êtes-vous devenu si aumônier ? Est-ce par votre inclination, ou en vous faisant violence ? » Sur quoi quelques-uns de ceux qu’il interrogeait de la sorte avaient honte de lui avouer la vérité, et d’autres la lui disaient tout franchement, entre lesquels il y en eut un qui lui parla en ces termes : « En vérité, Monseigneur, je ne fais rien de bien, ni même dans mes aumônes ; et ce peu que je fais n’est que par l’assistance que j’ai reçue de Dieu et de vos prières qui m’ont accoutumé à en user de la sorte. Car j’étais auparavant cruel et impitoyable envers les pauvres ; mais ayant reçu une perte qui me réduisit en grande nécessité, je dis en moi-même : « Si tu étais aumônier, Dieu ne t’abandonnerait pas ». Et je résolus de donner chaque jour aux pauvres cinq grosses pièces de monnaie de cuivre. Ce qu’ayant commencé de faire, le Diable me disait pour m’en détourner : « Ce que tu donnes suffirait à acheter des herbes pour ta maison, ou pour la dépense des bains. » Et lors je cessai de faire l’aumône, comme si en la faisant j’eusse ôté le pain de la main à mes enfants. » Mais reconnaissant que je me laissais ainsi emporter à ma mauvaise inclination, je dis à mon serviteur : « Dérobe-moi tous les jours cinq pièces de monnaie sans que je le sache, et donne-les aux pauvres. » (car ma profession, Monseigneur, est d’être changeur). Ce garçon qui était fort charitable en prenait dix au lieu de cinq, et quelquefois quelque petite pièce d’argent de plus. Puis voyant ensuite que Dieu répandait ses bénédictions sur moi, et que je devenais riche, il augmenta ses larcins pour donner aux pauvres. Un jour que j’admirais en moi-même les grâces que Dieu me faisait, je lui dis : « En vérité, mon ami, ces cinq pièces de monnaie que tu donnes chaque jour aux pauvres nous ont merveilleusement profité ; c’est pourquoi je veux qu’à l’avenir tu en donnes dix au lieu de cinq. » Il me répondit en riant : « Ne vous mettez point en peine, mon Maître, mais rendez seulement grâces à Dieu de mes larcins, puisque sans cela nous n’aurions pas du pain à manger, et que s’il y a dans le monde quelque larron qui soit homme de bien, je puis dire que je le suis. » Il m’avoua ensuite qu’il donnait beaucoup plus que je ne lui avais ordonné, et la foi que je reconnus en lui fit que je m’accoutumai, Monseigneur, à faire l’aumône de très bon cœur. » Le bienheureux Patriarche fut si édifié de ce discours qu’il lui dit : « En vérité, mon Fils, je n’ai rien vu de semblable dans tout ce que j’ai lu des actions des Saints Pères. »
CHAPITRE XXIV.
Excellent moyen dont le Saint se servit pour obliger un Seigneur à se réconcilier avec son ennemi ; et sa sage conduite envers ceux qui s’emportaient de vanité.
Le Saint ayant appris qu’un des plus grands Seigneurs de la ville en haïssait expressément un autre, il l’exhorta diverses fois à se remettre bien avec lui ; mais inutilement : Ce que voyant, il le pria de le venir trouver sous prétexte de quelques affaires publiques, et le mena dans sa chapelle, où il dit la liturgie et ne laissa entrer qu’une seule personne pour le servir. Quand il eut fait la consécration et commencé l’oraison dominicale, comme ils la disaient tous trois et qu’ils en furent venus à ces paroles : « Pardonnez-nous nos offenses de même que nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé », le Patriarche se tut et fit signe à celui qui le servait à la liturgie de se taire aussi, tellement que ce Seigneur dit tout seul ces paroles : « Pardonnez-nous nos offenses de même que nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ». Sur quoi le Saint se tournant vers lui, lui dit avec une extrême douceur : « Je vous supplie de considérer ce que vous venez de dire à Dieu dans un temps et dans un Mystère si terrible. » Aussitôt ce Seigneur, comme s’il eût senti quel tourment c’est que de brûler dans un feu éternel, se jeta contre terre aux pieds du Saint et lui répondit : « Votre serviteur est prêt de faire tout ce que vous lui commanderez ». Et, sans différer davantage, il se réconcilia avec son ennemi d’une réconciliation très sincère.
Lorsque ce saint homme voyait quelqu’un s’enfler d’orgueil, il ne l’en reprenait pas ouvertement et en présence de tout le monde. Mais quand il se rencontrait avec lui en particulier, il lui faisait des discours sur l’humilité, afin d’abattre par ce moyen cette vaine gloire et le rendre plus humble et plus raisonnable.
Il usait quelquefois pour ce sujet de ces paroles : « Je ne saurais assez m’étonner comme je suis si malheureux que de ne me point souvenir de l’humilité que le Fils de Dieu qui est mon Seigneur et mon maître a témoignée en daignant venir dans le monde pour notre salut ; mais qu’au contraire je m’enfle de présomption et m’élève par la vanité au-dessus des autres, si je me trouve ou un peu mieux fait, ou plus riche, ou plus considéré, ou appelé dans une plus grande charge, sans écouter ces divines paroles de Jésus-Christ (Matth.11) : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos dans vos âmes », ni sans écouter aussi ces Saints, dont les uns disent qu’ils ne sont que terre (Gen.18) ; les autres qu’ils ne sont que cendre ; les autres qu’ils ne sont que des vermisseaux et non pas des hommes (Ps.22) ; et les autres qu’ils ne sont que des bègues qui ne savent pas parler ; et Isaïe qui après s’être rendu digne de voir Dieu autant qu’on peut être capable de le voir dans cette vie mortelle (Exod.4), protestait que ses lèvres étaient trop impures pour ôter parler de sa grandeur. Quelle merveille serait-ce donc quand je serais humble, puisque je suis formé de la même terre dont on fait les briques et les tuiles, et que tous ces avantages et cette gloire que je m’imaginais d’avoir passeront en un moment, ainsi que l’on voit sécher ces fleurs dont l’émail paraît si agréable dans les prairies ? »
Ce très sage médecin des âmes usant de ces paroles et d’autres semblables comme s’il eût voulu parler de lui-même, guérissait ainsi qu’avec un cautère brûlant ces esprits malades de l’enflure de la vanité, parce que ceux qui portaient ces ulcères dans le cœur connaissaient bien qu’en effet c’était à eux que s’adressaient ces paroles du Patriarche.
CHAPITRE XXV.
Excellent discours du bienheureux Patriarche sur le sujet de l’infinie bonté de Dieu, et de l’ingratitude des hommes.
Ce grand personnage si chéri de Dieu disait souvent pour faire voir combien l’on est obligé de s’humilier : « Si nous considérions attentivement quelle est la miséricorde et l’extrême bonté de Dieu pour nous, nous n’oserions pas seulement lever les yeux vers le Ciel, mais nous demeurerions dans une modestie et une humilité continuelle. Car sans nous arrêter à ce que lorsque nous n’étions pas encore, notre divin Créateur nous a donné l’être, et qu’étant morts par le péché et par la désobéissance de notre premier père, il nous a de nouveau vivifiés par son propre sang, et fait que toute la terre nous est assujettie et le Ciel même en quelque manière : Comment est-ce que maintenant que nous l’offensons tous les jours il ne nous anéantit pas, et que cette nature immuable et éternelle, et cet œil qui découvre toutes choses attendent notre conversion avec une si extrême patience ? Comment est-ce que blasphémant si souvent contre ce Dieu tout-puissant, il nous console, il nous caresse par la compassion qu’il a de nous, et fait tomber la pluie du Ciel pour le soutien de notre vie ? Combien y a-t-il de méchants qu’il cache et qu’il ne livre pas entre les mains de la justice lorsqu’ils vont dans l’intention de voler, de peur qu’ils ne soient pris et punis ? Combien y a-t-il de pirates qu’il ne permet pas qui fassent naufrage, quoiqu’ils ne respirent que le pillage et le meurtre, mais défend à la mer de les engloutir, afin qu’ils renoncent à leurs crimes et se convertissent ? Combien y en a-t-il qui reçoivent indignement son corps et son sang, lesquels il souffre néanmoins avec patience, au lieu de les traiter comme ils le méritent ? Combien y a-t-il de voleurs qu’il ne permet pas qui soient la proie des bêtes sauvages ? Combien y en a-t-il qui allant dans des cavernes pour y mal faire, ou querellant les passants évitent les dents des chiens et les mains des hommes ? Et lorsque je suis quelquefois à table avec une femme de mauvaise vie, ou avec des hommes sujets à s’enivrer, ou que je m’entretiens avec d’autres qui souillent leurs langues par l’impureté de leurs paroles, ou que je me rends participant de quelques-uns de ces péchés qui se contractent dans les occupations du siècle, les abeilles volent de tous côtés le long des ruisseaux et des vallées pour ramasser dans les prairies de quoi former ce miel si doux à ma langue qui prononce tant de paroles injustes et déshonnêtes ; les raisins attendent avec impatience les chaleurs de l’été pour mûrir, afin de satisfaire mon goût et de réjouir mon cœur qui déshonore si souvent celui qui lui a donné l’être ; les fleurs se pressent à l’envi pour donner du plaisir à mes yeux qui abusent de leurs regards pour porter les autres au mal ; et le figuier souffre la rigueur du fer qui le taille afin de lui faire porter des fruits dont l’abondance remplisse mes mains, et dont la douceur contente ma bouche qui donne des baisers déshonnêtes à celles que les liens du mariage ont soumises à la puissance d’un autre. Lorsque nous considérons, mes Frères, tant de grâces que nous recevons de l’infinie bonté de Dieu, et tant de péchés que nous commettons sans cesse, et que nous nous mettons devant les yeux cette dernière heure si épouvantable, que ne devons-nous point faire pour changer de vie, et pour éviter par une meilleure conduite les châtiments que nous méritons ? »
CHAPITRE XXVI.
Très belles et très utiles pensées du Saint sur le sujet de la préparation à la mort.
Ce Saint parlait toujours ainsi avec tant de force de la pensée continuelle que nous devons avoir de la mort et de la séparation de l’âme d’avec le corps, qu’il arrivait souvent que ceux qui le venaient voir avec une contenance altière, un visage riant, et des yeux inconsidérés, s’en retournaient avec un esprit d’humilité, un visage modeste, et des yeux tous trempés de larmes. Il disait aussi : « J’estime que le moyen de faire son Salut est de penser continuellement avec douleur à l’heure de notre mort ; de songer que nous ne pourrons partager avec personne les peines que nous sentirons alors, et nous trouvant abandonnés de tout le monde au sortir de cette vie, il n’y aura que nos seules bonnes œuvres qui ne nous abandonneront point ; de penser dans quel étonnement et dans quel trouble nous serons quand les Anges viendront à notre rencontre, s’ils nous trouvent mal préparés pour répondre à Dieu de nos actions ; et enfin de considérer que lorsque nous demanderons à cette dernière heure qu’on prolonge notre vie pour un peu de temps afin de pouvoir faire pénitence, on nous répondra : « Pourquoi demandez-vous encore du temps après avoir si mal employé celui qui vous avait été donné pour en faire un bon usage. »
Ce bienheureux Patriarche disait aussi comme s’il eût parlé à lui-même : « De quelle sorte l’humble Jean pourra-t-il éviter la fureur de tant de bêtes farouches, lorsqu’il verra devant lui ceux qui lui demanderont un compte si exact de ses actions ? Et dans quelle crainte et quel tremblement se trouvera mon âme quand il lui faudra répondre aux questions de ces esprits si cruels et si impitoyables ? » Car cet homme de Dieu avait toujours présente en sa mémoire cette révélation de Saint Syméon Stylite dans laquelle il vit que lorsque l’âme se sépare d’avec le corps, et qu’elle veut passer de la terre au Ciel, elle trouve sur son chemin des Démons séparés par troupes, dont celle des plus orgueilleux d’entre eux l’examine sur les fautes que l’orgueil lui a fait commettre ; celle des esprits de détraction recherchent toutes les paroles de médisance qui sont sorties de sa bouche dont elle n’a pas fait pénitence ; et celle des Démons qui poussent les hommes à l’impureté, remarque toutes les voluptés impudiques où elle est tombée, sans qu’en cet état il y ait aucun des Saints Anges qui l’accompagne, et n’y ayant que ses seules bonnes œuvres qui ne l’abandonnent point.
Cet homme excellent se remettant devant les yeux ce que je viens de dire, ne pouvait sans appréhension et sans étonnement penser à cette heure si terrible, et avait toujours en la mémoire cette parole de Saint Hilarion lorsque se trouvant touché de crainte quand il fut prêt de rendre l’esprit, il dit à son âme : « O mon âme, il y a soixante-dix ans que tu sers Jésus-Christ et tu appréhendes de quitter ce corps ? Sors et ne crains point, puisque le Seigneur est plein de miséricorde. » Sur quoi le Patriarche disait en lui-même : « Si celui qui a servi Jésus-Christ durant tant d’années, qui a ressuscité les morts, et fait d’autres miracles, a redouté cette heure si épouvantable, que pourras-tu dire et que pourras-tu faire quand tu te trouveras en la présence de ces cruels et impitoyables examinateurs de tes actions ? Comment pourras-tu répondre à ceux de ces malheureux esprits qui t’examineront sur le mensonge ; à ceux qui t’examineront sur la médisance ; à ceux qui t’examineront sur la dureté de cœur ; à ceux qui t’examineront sur l’avarice ; à ceux qui t’examineront sur le souvenir des offenses ; à ceux qui t’examineront sur la haine ; à ceux qui t’examineront sur le parjure ? » Ces pensées le touchant de telle sorte qu’il semblait être tout hors de lui, il disait : « Seigneur, arrêtez par votre puissance les efforts de ces ennemis de mon Salut auxquels tous les hommes ensemble ne sont pas capables de résister ; et puisque leur rage contre nous nous donne tant de sujets de trembler, et nous fait courir de si grands périls dans ce passage de la terre au Ciel, donnez-nous pour guides vos Saints Anges, afin de nous assister et de nous conduire : Car si lorsque nous allons d’une ville à une autre nous recommandons avec tant de soin à ceux qui nous guident de ne pas nous mener par des précipices, ou par des lieux remplis de bêtes sauvages et dangereuses ou à travers des rivières non gayables, ou par des montagnes inaccessibles, ou par des chemins pleins de voleurs, ou par des déserts vastes et arides, de peur que quelqu’un de ces dangers ne nous fasse périr ; de combien d’excellents guides et de divins conducteurs avons-nous besoin dans ce long et cet éternel voyage que fait notre âme, lorsqu’en sortant de ce corps elle entreprend de monter au Ciel ? » C’étaient là les sages enseignements que ce Saint donnait aux autres et à soi-même. C’étaient là les soins qu’il prenait sans cesse du Salut d’autrui et du sien propre. Et c’étaient là ses méditations continuelles.
CHAPITRE XXVII.
Conduite du Patriarche pour obliger le peuple à demeurer, et à ne point parler dans l’église. Son affection pour les Solitaires, dont il établit des maisons ; et son horreur pour les Hérétiques.
Le Saint avait aussi un extrême soin de faire que durant le service le peuple demeurât dans l’église ; et voyant un jour que plusieurs en étaient sortis après la lecture du Saint Evangile, et qu’au lieu de prier Dieu ils s’amusaient à s’entretenir de choses inutiles, il quitta l’autel pour les suivre, et alla s’asseoir au milieu d’eux tous : Ce qui les ayant extrêmement étonnés, il leur dit : « Mes Enfants ; le Pasteur ne doit point abandonner son troupeau. C’est pourquoi, ou rentrez avec moi dans l’église, ou je demeurerai ici avec vous ; car n’est-ce pas pour votre seule considération que je viens dans l’église ? Et ne pourrais-je pas dire la liturgie dans l’Evêché ? » Le bienheureux Patriarche fit deux fois la même chose. Et ce moyen fut si puissant pour instruire le peuple de son devoir qu’il ne retomba plus dans une semblable faute, tant ils eurent d’appréhension qu’il leur fît encore cette honte.
Il ne souffrait jamais qu’on parlât dans l’église, mais il chassait en présence de tout le monde ceux qui commettaient cette irrévérence, et leur disait : « Si vous êtes venus ici pour prier, n’employez pas à autre chose votre esprit et votre langue. Et si vous y êtes venus pour parler de choses inutiles et profanes, écoutez ce que dit notre Seigneur dans l’Evangile (Matth.21) : « La maison de Dieu sera nommée la maison d’oraison, gardez-vous donc bien d’en faire une caverne de larrons. »
Ce très saint homme était en cela d’autant plus admirable que n’ayant point été Solitaire, et n’ayant pas toujours été Ecclésiastique, puisqu’il avait été autrefois marié, il maintint avec tant de vigueur la discipline ecclésiastique depuis qu’il eut été élevé à cette haute dignité de Patriarche, qu’il surpassa même plusieurs Anachorètes par l’austérité de ses mœurs.
Et le désir qu’il avait de se rendre participant de la perfection de la vie solitaire lui fit trouver pour cela une invention excellente. Il assembla deux diverses troupes de Saints Anachorètes, auxquels il fit faire des cellules dans deux chapelles consacrées à la bienheureuse Vierge et à Saint Jean, lesquelles il avait fait bâtir de fond en comble, et commanda qu’on leur portât de ses métairies dans la ville tout ce qui leur était nécessaire ; puis dit à ces personnes si chéries de Dieu : « Je veux prendre soin après Dieu de tous les besoins de votre corps, et je vous prie de prendre soin de votre côté de tous les besoins de mon âme : Ainsi nous partagerons ensemble vos saints exercices. Vous offrirez à Dieu pour moi toutes vos prières du soir et de la nuit ; et vous lui offrirez pour vous-mêmes toutes celles que vous ferez dans vos cellules. » Voilà de quelle sorte le Saint en soulageant ces Solitaires de tout ce qui regarde le temporel les voulut rendre encore plus attentifs à s’unir à Dieu, qui eut si agréable cette sainte institution, que non seulement elle continua de la sorte, mais à son imitation la plus grande partie d’Alexandrie passait en divers endroits les nuits entières à chanter les louanges de Dieu.
J’estime devoir rapporter aussi cette instruction du Saint Prélat laquelle il conjurait tout le monde d’observer inviolablement. « N’ayez jamais », disait-il, « aucune communication avec les hérétiques, ou pour mieux dire, ne prenez aucune part à leurs impiétés, quand même vous vous trouveriez durant toute votre vie dans une impossibilité inévitable de participer aux mystères de l’Eglise Orthodoxe : Car si les lois divines et humaines défendent à celui qui est uni par un mariage légitime à une femme mortelle de la quitter pour en prendre une autre, encore qu’il demeure très longtemps séparé d’elle dans un pays for éloigné, et le châtient s’il y manque ; de quelle sorte croyez-vous que Dieu nous doive punir, lorsqu’ayant été uni à lui par la foi orthodoxe dans l’Eglise Orthodoxe en la manière que l’Apôtre l’exprime par ces paroles (2. Cor.11) : « Je vous ai unis à Jésus-Christ ainsi qu’une vierge à son époux à qui elle doit conserver une fidélité inviolable », nous sommes si malheureux que de violer cette foi par un adultère spirituel en nous engageant dans la communion des hérétiques, n’éprouverons-nous pas avec justice les mêmes tourments qu’ils souffriront dans une autre vie ? Car que veut dire ce mot de communion, sinon qu’elle rend les choses communes entre ceux qui communiquent ensemble ? C’est pourquoi, mes enfants, n’entrez jamais où les hérétiques font leurs prières.
CHAPITRE XXVIII.
Histoire remarquable pour faire voir qu’il ne faut pas juger légèrement.
Entre tant d’autres excellentes qualités, le Saint comme je l’ai dit avait celle de ne condamner jamais personne, et de n’ajouter point de foi à ceux qui condamnaient les autres : Sur quoi je rapporterai une de ses instructions qui peut être fort utile.
Un jeune homme ayant enlevé une Religieuse s’en était fui à Constantinople. Le Saint fut affligé jusques à l’extrémité d’apprendre cette nouvelle. Et quelque temps après, comme il était un jour assis dans la sacristie avec quelques Ecclésiastiques, et qu’il faisait un discours de piété plein de grande instruction, on vint à parler de ce jeune homme qui avait enlevé cette servante de Jésus-Christ, et à le charger d’anathèmes comme ayant été cause tout à la fois de la perte de deux âmes, savoir de celle de cette Religieuse, et de la sienne propre. Mais il leur ferma la bouche en disant : « Mes enfants, ne parlez pas de la sorte, puisque vous commettez en cela un double péché ; l’un en ce que vous transgressez le commandement qui dit (Matth.7) : « Ne jugez point, afin de n’être point jugés. Et l’autre en ce que vous ne savez pas certainement si ces personnes continuent dans leur péché, et s’ils n’ont point fait pénitence. »
Car j’ai lu dans la vie d’un Père que deux Solitaires s’en allant dans la ville de Tyr pour le service de leurs frères, comme l’un d’eux passait par la rue, une courtisane lui cria : « Sauvez-moi, mon père, ainsi que Jésus-Christ sauva cette pécheresse ». Sur quoi ce Solitaire sans se soucier de la honte à laquelle il s’exposait, lui répondit : « Suivez-moi », et en la prenant par la main sortit avec elle de la ville à la vue de tout le monde ; ce qui fit courir le bruit que ce Père avait pris pour femme Porphyre (car elle se nommait ainsi). Comme ils continuaient leur chemin pour aller dans le Monastère où il la voulait mettre, elle trouva dans une église un enfant abandonné de tout le monde, lequel elle prit.
Un an après, quelques-uns qui vinrent dans le pays où ils étaient voyant Porphire avec cet enfant lui dirent : « En vérité, vous avez eu un beau garçon de ce bon père » ; - car elle n’avait pas encore reçu l’habit de Religieuse-. Ces mêmes personnes étant retournées à Tyr publièrent partout qu’elle avait eu un enfant de lui, lequel lui ressemblait extrêmement, et qu’ils l’avaient vu de leurs propres yeux. Lorsque Dieu eut fait connaître à ce Solitaire qu’il le voulait appeler à lui, il dit à Pélagie (qui est le nom qu’il avait donné à Porphyre en lui donnant l’habit de Religieuse). Il se rencontre une affaire qui m’oblige d’aller à Tyr, et je vous prie de vous y en venir avec moi. » Cette femme ne pouvant se résoudre à lui désobéir, le suivit en ce voyage ; et ainsi ils arrivèrent tous deux à Tyr, où ils menèrent avec eux cet enfant qui était lors âgé de sept ans. Ce bon père étant tombé malade de la maladie dont il mourut, et plusieurs personnes de la ville jusques au nombre de cent l’étant venu visiter, il pria qu’on lui apportât des charbons de feu ; lui en ayant été apporté plein un encensoir, il les répandit sur ses habits, et dit à tous les assistants : « Croyez-moi, mes frères, qu’ainsi que le buisson que Dieu fit voir à Moïse ne fut point consumé par le feu dont il était environné, et qu’ainsi que ces charbons ardents n’ont point brûlé ma tunique, je n’ai de même jamais en toute ma vie commis aucun péché avec quelque femme que ce puisse être. » Tous ceux qui virent que le feu n’avait pu endommager ses habits furent touchés d’admiration, et glorifièrent la puissance de Dieu qui a des serviteurs cachés dont les vertus ne sont pas connues des hommes. L’exemple de Pélagie fit une telle impression dans l’esprit de plusieurs autres courtisanes qu’elles renoncèrent au monde pour la suivre dans le Monastère où ce serviteur de Dieu l’avait mise, et lui avait coupé les cheveux ; et lui, après avoir détrompé tout le monde de la mauvaise opinion qu’ils avaient conçue de ses actions rendit en paix son âme à Dieu.
« C’est pourquoi », continua le Saint Patriarche, je vous exhorte, mes enfants, de n’être pas si prompt à juger et à condamner votre prochain, puisque souvent nous ne voyons pas la pénitence que fait en secret celui que nous avons vu tomber dans un péché d’impureté ; puisque nous ne voyons pas les soupirs et les larmes que répand en la présence de Dieu celui à qui nous avons vu faire un larcin, et que celui que nous tenons pour un larron, pour un adultère, ou pour un parjure, est agréable aux yeux de Dieu qui a reçu pour satisfaction de ses offenses la confession et la pénitence qu’il en a faites en secret. » Voilà quelles étaient les instructions de cet excellent Pasteur si savant en la conduite des âmes, et qui le faisaient admirer de tout le monde.
CHAPITRE XXIX.
Sage conduite d’un Clerc, laquelle porta le Saint Patriarche à le faire Prêtre.
Il y avait deux Clercs logés l’un auprès de l’autre, qui travaillaient à faire des souliers, dont l’un qui avait un père, une mère, une femme, et plusieurs enfants, et qui servait à l’église avec une assiduité extrême, les nourrissait tous après Dieu de son travail ; et l’autre qui, quoique beaucoup plus habile que lui, et qu’il travaillât les jours de Dimanche, ne pouvait pas se nourrir lui-même à cause qu’il rendait peu de sujétion au service de l’Eglise. Ce dernier conçut une telle envie contre son voisin que ne la pouvant dissimuler, il lui dit avec colère : « Comment se peut-il faire que vous soyez si riche et moi si pauvre, puisque je travaille beaucoup plus que vous ? » Il lui répondit dans le dessein de le porter à donner davantage de temps au service de l’Eglise : « Je trouve en allant à l’église quelques pièces d’argent qui m’enrichissent peu à peu, et si vous voulez je vous appellerai toutes les fois que j’y irai, afin que nous y allions ensemble, et partagions tout ce que nous trouverons. » L’autre s’y étant accordé et l’accompagnant toujours, Dieu répandit sa bénédiction sur lui, et le mit fort à son aise. Alors celui qui l’avait si bien conseillé lui dit : « Vous voyez, mon frère, combien l’invention, dont la charité m’a fait aviser a tout ensemble été utile à votre corps et à votre âme. Car en vérité je n’ai jamais trouvé d’argent par terre ainsi que vous l’avez cru ; mais à cause que notre Seigneur a dit : « Cherchez premièrement le Royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné », j’ai usé de cet artifice lequel ne vous a pas peu profité, puisque vous avez trouvé beaucoup davantage que vous n’eussiez osé espérer. » Le Saint Patriarche ayant appris la sage conduite de ce Clerc qui était Lecteur, le jugea digne d’être fait Prêtre, et l’honora ensuite du Sacerdoce.
CHAPITRE XXX.
Le bienheureux Patriarche se retirant en l’île de Chypre apprend par une révélation que Dieu l’appelait à lui.
Tout ce que j’ai rapporté jusques ici me fut dit par Menne, ce saint Prêtre dont j’ai ci-devant parlé, et qui avait été économe de la grande et très sainte Eglise d’Alexandrie. Et quant aux choses que je vais encore écrire, je les ai aussi apprises de personnes dignes de foi.
Nous avons vu dans l’un des chapitres précédents comme le Saint Patriarche et le sénateur Nicétas étaient unis ensemble par les liens de la charité d’une amitié très étroite ; et en voici une grande preuve : Lorsque pour le châtiment de nos péchés Dieu permit que la ville d’Alexandrie fût sur le point de tomber entre les mains des Perses s’il ne l’en eût garantie par son secours, le Saint se souvenant de cette parole de Jésus-Christ (Matth.10) : « Quand on vous poursuivra dans une ville, fuyez en une autre», se résolut de retourner à Chypre sa chère patrie. Dans cette rencontre, Nicétas lui dit : « Si mes prières ont quelque pouvoir sur vous, je vous conjure de vouloir prendre la peine d’aller jusques à Constantinople pour y prier Dieu pour les Empereurs, dont la piété mérite bien que vous leur rendiez ce témoignage d’affection. » Le Saint ne pouvant rien refuser à un homme si plein de foi et qui prenait plaisir de lui rendre tout l’honneur qui était en sa puissance, se disposa d’obéir à Dieu en lui accordant ce qu’il désirait. Le vaisseau dans lequel ils s’embarquèrent étant agité par une violente tempête, et prêt à faire naufrage, Nicétas et plusieurs autres personnes de condition qui étaient avec lui virent diverses fois durant la nuit le Patriarche suivi de plusieurs pauvres, tantôt courir de tous côtés, et tantôt élever les mains au Ciel et en obtenir du secours.
Lorsqu’ils furent arrivés à Rhodes, le Saint étant éveillé vit comme un eunuque tout éclatant de lumière, et qui tenait un sceptre d’or en la main, lequel s’approcha de lui et lui dit : « Venez, le Roi des rois vous demande. » Aussitôt sans perdre de temps, il fit prier Nicétas de le venir trouver, et ayant le visage tout trempé de larmes lui dit : « Vous me vouliez mener vers l’Empereur de la terre ; mais celui du Ciel me fait la grâce, quelque indigne que je sois, de me commander d’aller vers lui. » Il lui conta ensuite comme un Ange lui était apparu sous la forme d’un eunuque. Cet illustre sénateur se trouvant touché en même temps et de douleur et de joie, le laissant dans la liberté de faire ce qu’il lui plairait, et après avoir reçu pour lui-même et pour les Empereurs la bénédiction qu’il lui donna avec une extrême affection, il consentit avec de très grands témoignages d’honneur et de respect qu’il prît la route de Chypre.
CHAPITRE XXXI.
Arrivée du Saint en l’île de Chypre. Son testament. Sa mort ; et un miracle signalé, qui se fit lorsqu’on le mit dans le tombeau.
Aussitôt que le Saint fut arrivé en la ville d’Amathonte qui était le lieu de sa naissance, il se fit apporter du papier et une plume, et dicta son testament en ces termes : « Jean qui ne suis autre chose par moi-même qu’un esclave du péché ; mais qui a été affranchi et rendu libre par la grâce qu’il a plu à Dieu de me faire en m’élevant à la dignité du Sacerdoce, je vous remercie très humblement, Seigneur, de ce que quelque misérable que je sois, vous avez daigné exaucer la prière que je vous ai faite de n’avoir vaillant à la mort qu’une seule pièce de monnaie, et de ce que lorsque par votre bonté j’ai été consacré Evêque, et élevé à la dignité de Patriarche de la très sainte ville d’Alexandrie, où j’ai eu en ma disposition une très grande quantité d’or et d’argent, et des sommes quasi infinies qui m’ont été mises entre les mains par des serviteurs de Jésus-Christ, vous m’avez fait la faveur de reconnaître que toutes ces choses vous appartenaient comme au Créateur de l’Univers, et de ne différer point, mon Dieu, à vous donner ce qui était déjà à vous. Et d’autant que cette seule pièce de monnaie que j’ai encore ne vous appartient pas moins que tout le reste, je veux qu’elle vous soit aussi donnée en la donnant aux pauvres. »
N’est-ce pas là une action admirable, une dévotion merveilleuse à ce Saint ? Il n’a point pensé à ses proches, comme il semble qu’il l’aurait dû faire, et comme font la plupart des riches, qui au lieu de donner libéralement aux pauvres les biens qu’ils ont reçus de Dieu ou acquis par injustice, les amassent pour en faire des trésors, comme s’ils leur étaient propres ou qu’ils pussent les emporter avec eux. Mais ce Saint au contraire ne voulait point d’autres biens que ceux qui durent toujours, et ne peuvent recevoir de diminution, ni par les changements de la fortune, ni par le long cours des siècles. Aussi a-t-il éprouvé l’effet des promesses de Dieu lorsqu’il dit dans l’Ecriture (I.Reg.2) : « Je glorifierai ceux qui me glorifient », puisqu’ayant toujours glorifié son maître en donnant pour l’amour de lui tout ce qu’il avait de bien, il a été glorifié par lui d’une manière admirable : Car cet illustre Patriarche n’ayant jamais cessé durant sa vie de faire des actions saintes et dignes de très grande louange, il bâtit de fond en comble des hôpitaux pour les étrangers, d’autres hôpitaux pour les vieillards, et des Monastères qu’il remplit de Saints Religieux, et reçoit ainsi les louanges continuelles que mérite sa véritable piété, par le moyen des bonnes œuvres qui se font dans toutes ces maisons si saintes. Et comme l’Apôtre inspiré du Saint Esprit dit lorsqu’il parle des méchants qui en mourant laissent après eux en cette vie des successeurs de leurs méchancetés (I.Tim.5) : « Il y a des péchés si manifestes qu’ils précèdent au jugement de Dieu ceux qui les commettent, et d’autres qui ne font que les suivre. »
Or pour montrer que toutes les choses que j’ai dites ne sont ni des contes faits à plaisir, ni des flatteries, le miracle qui arriva aussitôt après sa mort servira d’un témoignage irréprochable de la vérité de mes paroles : Car ce saint homme, après avoir recommandé son âme à Dieu, et la lui avoir remise entre les mains suivant cette parole du Sage (Sag.3) : « Les âmes des Justes sont en la main de Dieu auquel ils les offrent en sacrifice comme une victime sainte », lorsque pour lui rendre les honneurs qui lui étaient dus, un grand nombre de Prêtres accompagnaient son corps dans la chapelle du Saint Evêque Tychone qui a fait des miracles, on y vit arriver celui que je vais dire.
Il y avait dans le tombeau où il devait être mis deux corps de Saints Evêques qui étaient morts longtemps auparavant, lesquels rendirent autant d’honneur au Saint que s’ils eussent été en vie : Car comme on voulait mettre son sacré corps avec les leurs, ces Evêques révérant les mérites de cet illustre Patriarche et son pouvoir dans le Ciel, se reculèrent chacun de son côté par l’ordonnance de Dieu pour lui faire place au milieu d’eux, afin de témoigner à tout le monde, par ce respect qu’ils lui rendaient, à quel haut degré de gloire il avait plu à Dieu de l’élever ; et ce miracle si glorieux et si extraordinaire ne fut pas vu seulement par une, par dix, ou par cent personnes, mais par toute cette grande multitude qui s’était assemblée à ses funérailles.
CHAPITRE XXXII.
Merveilleux miracle fait par le Saint, en faveur d’une femme coupable d’un crime tout extraordinaire.
Je rapporterai aussi un autre miracle encore plus illustre que celui que je viens de dire, lequel il commença lorsqu’il était encore en vie, et ne l’acheva qu’après qu’il fut allé jouir dans le Ciel de la présence de Dieu.
Une femme qui était de la même ville que le Patriarche, et qui avait commis un péché si horrible qu’elle disait qu’il n’y avait point d’homme au monde à qui on osât le déclarer, ayant appris l’arrivée du Saint, et qu’un Ange qui lui était apparu à Rhodes lui avait fait entendre que notre Seigneur le voulait appeler à lui, elle vint toujours courant se jeter à ses pieds, qu’elle embrassa et lui dit en particulier avec quantité de larmes : « Très heureux serviteur de Dieu, vous voyez devant vos yeux une misérable qui a commis un si énorme péché, qu’il n’y a personne dans le monde à qui je le puisse déclarer. Mais vous pouvez si vous voulez me le remettre, puisque notre Seigneur a dit à ceux de qui vous tenez la place (Matth.18) : « Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le Cizl ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le Ciel. Les péchés que vous remettrez seront remis, et ceux que vous retiendrez seront retenus. »
Quand le Saint eut entendu ces paroles, la crainte de se rendre coupable de la perte de cette femme s’il rejetait sa prière, puisque la grandeur de la foi et la confiance qu’elle avait aux ministres de Dieu lui pouvaient faire obtenir le pardon de son péché, fit qu’il lui répondit avec grande humilité : « Si vous croyez que quelque misérable que je sois, Dieu vous pourra pardonner ce crime par mon entremise, n’appréhendez point de me le confesser. » Elle répartit : « Je ne le puis, Monseigneur, car ce n’est pas une chose que les oreilles des hommes puissent entendre. » Il lui répliqua : « Si vous avez honte de me le dire, et que vous sachiez écrire, allez-vous en me l’écrire. » Elle répondit : « En vérité, Monseigneur, je ne m’y saurais résoudre. » Le Saint après avoir pensé quelque temps lui répartit : « Ne pouvez-vous pas l’écrire, le cacheter, et me l’apporter ? » Elle répliqua : « Je le puis, Monseigneur, et le ferai ; mais je vous conjure par cette âme si sainte et toute angélique qu’il a plu à Dieu de vous donner, de ne point ouvrir ce papier, et de donner ordre qu’il ne puisse jamais tomber entre les mains de personne. » Le Saint le lui ayant promis, elle alla écrire ce péché dans un papier, et le lui apporta cacheté. L’ayant reçu, il mourut cinq jours après sans en avoir parlé à qui que ce fût, et sans avoir ordonné ce qu’on en ferait.
Le jour que le Patriarche passa en paix de cette vie à une meilleure, il arriva par hasard que cette femme était hors de la ville, ou pour mieux dire, cela arriva par la conduite de Dieu, qui voulut faire connaître dans cette rencontre quel était le pouvoir que ce fidèle serviteur avait auprès de sa divine Majesté. Le lendemain que ses précieuses reliques eurent été mises dans le tombeau, cette femme étant de retour des champs et ayant appris qu’il était mort, elle faillit à perdre l’esprit dans la créance que le papier qu’elle lui avait mis entre les mains était demeuré dans l’Evêché, et ferait connaître à tout le monde l’horreur de son crime. Mais étant bientôt après revenue à elle-même, et rentrant par une vive et ferme foi dans l’espérance de son Salut, elle embrassa le cercueil du Saint, et toute troublée lui parla en cette manière comme s’il était vivant : « Serviteur de Dieu, la grandeur inimaginable de mon crime m’a empêchée de vous le pouvoir déclarer, et peut-être que maintenant il n’y a personne qui l’ignore. Plût à Dieu que je ne vous en eusse jamais parlé! Hélas ! Malheureuse que je suis ! En voulant éviter une honte, je me trouve maintenant déshonorée dans l’esprit de tout le monde, et ne reçois pour tout remède à mon mal qu’une diffamation publique ! Quel besoin avais-je donc de vous découvrir le secret de mon cœur ainsi que j’ai fait ? Je ne tomberai pas néanmoins dans la défiance, je ne perdrai point courage, et je ne cesserai point d’arroser votre tombeau de mes larmes jusques à ce que vous ayez exaucé mes prières. Car je sais, grand Saint, que vous n’êtes nullement mort, mais au contraire plein de vie, puisqu’il est écrit (Sag.5) que « les Justes vivront à jamais. » Après s’être tue quelque temps, elle ajouta : « Serviteur de Jésus-Christ, je ne vous demande autre chose sinon de me faire savoir qu’est devenu le papier que je vous ai confié. »
Le même Dieu qui dit autrefois à la Cananéenne : « Ta foi a produit ton Salut », accorda la demande de cette femme. Car ayant demeuré en cet état trois jours entiers auprès du sépulcre du Patriarche, sans boire ni sans manger chose quelconque, lorsque la troisième nuit elle redisait à ce grand Saint les mêmes choses, et accompagnait ses tristes plaintes d’une grande abondance de larmes, elle vit manifestement ce serviteur de Dieu se lever du tombeau avec les deux Evêques enterrés avec lui, lesquels étaient debout à ses côtés, et elle l’entendit lui dire : « O femme, jusques à quand troublerez-vous notre repos par vos plaintes, et tremperez-vous nos vêtements de vos larmes ? » En achevant ces paroles, il lui mit entre les mains tout cacheté le papier qu’elle lui avait donné, et lui dit : « Le reconnaissez-vous bien ? Prenez-le, ouvrez-le, et regardez-le. » Ayant repris ses esprits ensuite de cette apparition, elle vit ces Saints se remettre comme auparavant dans le tombeau ; et après avoir ouvert le papier elle trouva ce qu’elle y avait écrit effacé, et vit qu’il y avait écrit au-dessous : « En considération de Jean mon serviteur, je te pardonne ton péché. »
O mes chers amis et mes frères, quelles paroles sont capables de représenter la toute-puissance de Dieu ? Qu’y a-t-il d’approchant à sa compassion et de son amour pour les hommes ? Il ne refuse rien à ceux qui le craignent ; il glorifie ceux qui le glorifient, et les rend illustres par leurs miracles. Mais ce n’est pas seulement au lieu de la sépulture de ce Saint que Dieu a fait connaître la Grâce dont il l’a rempli ; elle a aussi éclaté en divers endroits éloignés de son tombeau, comme je vais en rapporter quelques preuves.
CHAPITRE XXXIII.
Deux grands serviteurs de Dieu apprirent par révélation la mort du Saint Patriarche. Myrrhe précieuse qui sortit de son tombeau. Conclusion de tout ce discours.
Le même jour que le bienheureux Patriarche fut affranchi de la prison de ce corps, un homme excellent et admirable nommé Sabin, lequel demeurait à Alexandrie, et était du nombre de ces Solitaires qui vivant d’une vie Angélique dans le monde, fut ravi en esprit, et vit ce Saint si chéri du Ciel qui sortait de son palais épiscopal accompagné de tout son Clergé avec des cierges allumés, et allait trouver son Empereur qui le faisait appeler par un de ses officiers, et il lui sembla aussi qu’à la sortie de ce palais laquelle signifiait la séparation de l’âme et du corps, une Vierge aussi éclatante de lumière que le soleil, et couronnée de rameaux d’olivier alla au-devant de lui et le prit par la main. Ce qui ayant fait connaître à Saint Sabin que Dieu avait en ce même moment appelé à lui le Saint Patriarche, il remarqua le mois et le jour, lequel était fort célèbre d’autant que c’était celui de la fête du Saint Martyr Menne ; et peu après, les habitants de la ville s’étant enquis de quelques-uns qui venaient de Chypre du temps de la mort du Saint, ils trouvèrent que cette vision ne pouvait être plus véritable, puisqu’elle était arrivée à la même heure, et qu’elle était encore confirmée par cette Vierge qui l’avait pris par la main : Car, comme nous l’avons vu dans ce que j’ai ci-devant rapporté, elle lui avait dit autrefois : « Si vous m’avez pour amie, je vous mènerai en la présence du Monarque de l’Univers », ainsi qu’elle l’y mena véritablement.
Ce témoignage ne fut pas le seul par lequel chacun connut que l’aumône et la compassion des affligés l’avaient conduit au Royaume du Ciel. Car un autre serviteur de Dieu qui demeurait aussi à Alexandrie eut une vision en même temps que Sabin, dans laquelle il vit tous les pauvres, tous les orphelins, et toutes les veuves qui avec des rameaux d’olivier allaient aux funérailles du Patriarche et à l’église. Et nous n’avons pas seulement pour une, pour dix, et pour cent preuves que cet illustre Patriarche augmente maintenant le nombre des Saints ; nous en avons encore plusieurs autres, dont en voici une.
Longtemps après la mort du Saint et la veille de la fête du miraculeux Saint Tychone, dans l’église duquel, comme je l’ai dit, étaient les précieuses reliques du Patriarche, Dieu qui est la source de tous les miracles voulant faire connaître à tout le monde jusques à quel degré de mérite il avait élevé ce bienheureux Prélat, fit sortir de son cercueil une myrrhe comme d’un parfum précieux, si odoriférante et si salutaire que tous ceux qui se trouvèrent présents en furent comblés de joie, et rendirent des actions de grâces infinies au Père, au Fils, et au Saint Esprit, c’est-à-dire à notre Dieu, qui est le seul Dieu véritable, et qui couronne les Saints de gloire, et d’une gloire infinie.
Que tous les serviteurs de Jésus-Christ qui liront ceci ne craignent point d’ajouter foi à ce grand miracle, puisqu’on voit encore aujourd’hui dans l’île de Chypre si chérie de Dieu, qu’il a accordé la même Grâce à plusieurs autres Saints, des cercueils desquels il lui plaît de faire couler une précieuse liqueur, afin de signaler sa bonté, d’honorer ces Saints, et de faire que ceux qui marchent sur leurs pas s’enflamment d’ardeur et de zèle, par l’espérance des faveurs qu’ils doivent attendre de ce juste distributeur des récompenses, si en imitant leurs vertus ils se rendent dignes des mêmes honneurs. C’est pourquoi, mes très chers Frères, efforçons-nous de tout notre pouvoir de former nos actions sur celles de ce très Saint Patriarche, et nous considérant dans cette vie comme de pauvres pèlerins, travaillons à amasser des trésors pour l’éternité, par le moyen des libéralités et des largesses que reçoivent si abondamment de la main de Dieu ceux qui reconnaissent avec humilité leur indigence et leur misère : Car comme l’Apôtre inspiré du Saint Esprit nous l’apprend (2.Cor.2), « Ceux qui sèment avec bénédiction », c’est-à-dire avec largesse, « moissonneront avec bénédiction ; au lieu des biens corruptibles et passagers qu’ils auront donnés par l’amour de Dieu, ils en recevront d’incorruptibles et d’éternels, que nul œil n’a jamais vus, que nulle oreille n’a jamais entendus, que nul esprit humain n’a jamais compris, et qu’il a préparés avant tous les siècles à ceux qui l’aiment véritablement » Supplions-le de nous les accorder par la Grâce et la miséricorde de Jésus-Christ notre Seigneur, auquel avec le Père et le Saint Esprit l’honneur, la puissance et la gloire appartiennent aux siècles des siècles. Amen.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire