lundi 4 septembre 2017
Vies des Saints du Désert par Arnaud d'Andilly (VII)
LA VIE
DE SAINTE LEA
VEUVE
écrite par Saint Jérôme
dans sa XXIV° lettre à Sainte Marcelle.
Où il compare la fin heureuse de cette Sainte à la fin malheureuse
D’un païen, qui étant désigné consul était mort en même temps.
(Les psaumes sont divisés en 5 livres selon l’hébreu, et le 72° psaume est le premier du 3° livre).
Lorsqu’ environ la troisième heure du jour nous commencions aujourd’hui à lire le soixante-douzième psaume qui est le commencement du troisième livre, et que nous nous trouvions obligés de faire voir qu’une partie du sujet de ce psaume se rapporte à la fin du second livre, ces paroles : »Ici finissant les prières de David fils de Jessé, » faisant la fin du livre précédent, et ces autres : « Psaume d’Asaph »,le commencement du suivant ; comme nous étions arrivés à l’endroit où le Prophète parlant en la personne du Juste use de ces termes : « Si j’entrais en ce discours je me rendrais prévaricateur de la cause de vos enfants », ce qui n’est pas exprimé de la même sorte dans les exemplaires latins, on nous est soudain venu dire que la très sainte Léa était affranchie de la prison de ce corps. Sur quoi je vous ai vu pâlir de telle sorte qu’il paraît bien qu’il y a peu, ou pour mieux dire qu’il n’y a point d’esprits si fermes qui ne soient touchés d’affliction, en apprenant que ce vase d’argile dans lequel notre âme est enfermée se brise en pièces ; et je sais que la cause de votre douleur ne procédait nullement de l’incertitude de son Salut, mais de ce que vous ne lui aviez pas rendu les derniers devoirs en assistant à ses funérailles. Nous apprîmes aussi ensuite que son corps avait déjà été porté à Ostie.
Que si vous me demandez à quoi tend cette répétition de ce que vous savez aussi bien que moi, je me servirai des paroles de l’Apôtre (Rom.2) pour vous répondre que diverses considérations la rendent utile. Premièrement parce que chacun est obligé de témoigner de la joie dans la mort de celle qui après avoir foulé aux pieds toute la puissance du Démon jouit maintenant en repos dans le Ciel de la couronne de justice qu’elle a reçue de la main de Dieu. En second lieu afin que cela m’engage à représenter sa vie en peu de mots. Et en troisième lieu pour faire voir de quelle sorte ce consul désigné, qui a été enlevé du monde avant que de pouvoir jouir de la félicité de ce siècle, éprouve maintenant les peines éternelles de l’enfer. (Nous apprenons de l’histoire ecclésiastique que ce consul désigné était Prétextat, l’un des plus grands seigneurs de l’Empire).
Mais qui est celui qui pourrait dignement louer une vie aussi excellente qu’a été celle de notre chère Léa, puisqu’elle s’est de telle sorte donnée toute entière à Dieu que sa vertu l’ayant élevée à la charge d’higoumène du Monastère, elle est devenue la mère supérieure de plusieurs vierges ; et qu’après avoir été richement vêtue, elle a maté son corps par la rudesse d’un cilice, elle a passé les nuits entières sans fermer l’œil, et a encore beaucoup plus instruit ses saintes compagnes par son exemple que par ses paroles. Son humilité était si extrême que s’étant vue autrefois maîtresse d’une maison pleine d’un grand nombre de serviteurs, on l’aurait prise pour la servante de toutes les autres, si ce n’est qu’elle devait d’autant plutôt passer pour servante de Jésus-Christ qu’elle ne passait pour maîtresse parmi les gens du monde. Son habit était très modeste, sa coiffure très négligée, et sa nourriture très simple, parce qu’elle ne craignait rien tant que de recevoir sa récompense dès ce monde. Maintenant au lieu de ces travaux passagers elle jouit d’une félicité éternelle ; elle est reçue entre les chœurs des Anges ; et elle est heureuse dans le sein d’Abraham (Luc.16), où elle voit avec Lazare autrefois si pauvre ce riche vêtu de pourpre, ce consul non pas couvert de palmes, mais couvert de deuil lui demander une goutte d’eau.
O quel changement ! celui qui quelques jours auparavant était élevé au comble des dignités les plus éminentes ; qui montait au capitole comme un victorieux prêt à triompher des nations qu’il avait domptées, que le peuple romain avait reçu avec des cris, des acclamations et des réjouissances publiques, et par la mort duquel toute la ville a été troublée, se trouve maintenant tout nu et sans consolation quelconque non pas dans un céleste palais dont l’avenue semée d’étoiles brillantes ait mérité par son éclat d’être nommée le chemin de lait, ainsi que sa femme le dit faussement, mais dans des ténèbres épouvantables. Et au contraire cette Sainte qui était enfermée dans la solitude d’une petite cellule, qui passait pour pauvre et pour abjecte, et dont la manière de vivre était estimée une folie, suit maintenant Jésus-Christ et dit : « Nous voyons dans la Cité de notre Dieu les merveilles qui nous en avaient été rapportées. »
C’est pourquoi tandis que nous courons dans la carrière de cette vie mortelle, je vous exhorte et vous conjure les larmes aux yeux et les gémissements dans le cœur, que nous ne nous revêtions point de deux tuniques, c’est-à-dire d’une foi double ; que nous ne couvrions point nos pieds de peaux d’animaux, c’est-à-dire d’œuvres mortes ; que le poids des richesses ne nous fasse point pencher vers la terre ; que nous ne cherchions point l’appui d’un bâton, c’est-à-dire des puissances séculières ; et que nous ne nous imaginions point de pouvoir nous attacher en même temps et à Jésus-Christ et au monde. Mais que des biens éternels succèdent à des biens passagers et périssables, et que commençant tous les jours à mourir selon le corps, nous ne nous persuadions pas d’être immortels afin que nous le puissions être dans une meilleure vie.
LA VIE
DE SAINTE AZELLE
VIERGE,
écrite par SAINT JEROME
dans l’une de ses lettres à Sainte Marcelle.
On ne me doit point reprendre de ce que je loue quelques personnes dans mes lettres, et en blâme d’autres, puisqu’en blâmant les méchants on corrige ceux qui leur ressemblent, et qu’en louant les gens de bien on excite les bons à imiter leurs vertus. J’écrivis quelque chose ces jours passés de Léa d’heureuse mémoire ; et aussitôt il me vint en l’esprit qu’après avoir parlé de celles qui tiennent, comme les veuves, le second rang dans la chasteté, je ne devais pas demeurer dans le silence sur le sujet d’une vierge. Ainsi je me trouve obligé de rapporter en peu de mots la vie d’Azelle qui nous est si chère à l’un et à l’autre ; Mais comme elle a peine à entendre parler de ses louanges, je vous supplie de ne lui point montrer cette lettre, et de vous contenter, s’il vous plaît, de la lire aux jeunes filles qui sont auprès de vous, afin que connaissant que sa manière de vivre est la règle d’une vie parfaite, elles se forment sur son exemple.
Je ne m’arrêterai point à ce qu’étant encore dans le ventre de sa mère elle fut bénie avent sa naissance ; à ce que son père vit en songe une vierge enfermée dans un vase de cristal plus clair et plus pur que celui d’aucun miroir ; et à ce qu’étant encore enfant et n’ayant pas dix ans accomplis elle fut consacrée à Dieu pour jouir un jour de l’éternelle béatitude. Il faut attribuer à la Grâce tout ce qui a précédé ses travaux, bien que Dieu par la connaissance qu’il a de l’avenir, ait sanctifié Jérémie dans le sein de sa mère, ait fait que Saint Jean a tressailli de joie lorsqu’il était encore dans les flancs de la sienne ; et ait dès auparavant la création du monde choisi Sainte Paule entre le reste des hommes pour annoncer l’Evangile de son Fils : Mais je passerai aux choses que cette sainte vierge, depuis l’âge de douze ans, a choisies comme les meilleures, a embrassées, a poursuivies, a entreprises, a commencées, et a accomplies avec beaucoup de peines et de travaux.
Etant enfermée dans le petit espace d’une cellule, elle jouissait de la vaste étendue du Paradis. Ce même petit coin de terre était le lieu de ses oraisons et de son repos. Elle trouvait ses délices dans le jeûne, et la bonne chère dans l’abstinence. Et quand elle était contrainte de prendre quelque nourriture, non par le désir de manger, mais par la défaillance de ses forces, elle se contentait de pain, de sel, et d’eau froide, excitant ainsi plutôt sa faim qu’elle ne la rassasiait.
Mais il semble que j’aie quasi oublié ce que je devais dire dès le commencement. Lorsqu’elle se porta à prendre cette résolution, elle tira de son col un de ces colliers que l’on nomme communément des murennes, à cause que l’or tissu ensemble par des filets retors fait une sorte de chaîne qui a de la ressemblance à ce poisson, et sans que ses parents en sussent rien elle le vendit et en acheta une robe de couleur fort brune et propre pour une religieuse, que sa mère lui avait toujours refusée quelque instance qu’elle lui en eût faite ; et par ce saint trafic, qui fut comme un heureux présage de la suite de ses actions, elle se consacra aussitôt à notre Seigneur, afin que tous ses proches connussent que l’on ne pourrait jamais contraindre à prendre part dans les délices du siècle celle qui condamnait le luxe du siècle par la simplicité de cet habit.
Mais comme j’avais commencé à dire, elle se conduisit toujours avec une telle retenue, et demeura toujours dans sa chambre dans une si grande retraite qu’elle ne paraissait jamais en public ; elle ne parlait jamais à aucun homme ; et ce qui est encore beaucoup plus admirable, elle aimait beaucoup plus qu’elle ne voyait sa sœur qui était vierge comme elle. Elle travaillait de ses mains sachant qu’il est écrit : « Que celui qui ne travaille point ne doit point manger. » Elle parlait à son Epoux ou en priant ou en chantant des psaumes. Elle allait avec un extrême zèle aux tombeaux des Martyrs sans que personne s’en pût quasi apercevoir ; et la joie qu’elle ressentait de vivre en cette manière était d’autant plus grande que personne ne la connaissait ; elle jeûnait si austèrement durant toute l’année qu’elle passait d’ordinaire deux ou trois jours sans manger, et quand le carême était venu, alors comme si son âme eût été un vaisseau qui eût voulu entreprendre une plus longue navigation elle en déployait toutes les voiles, en passant avec un visage gai quasi les semaines toutes entières sans manger. Et ce qui est comme impossible aux hommes de croire, mais qui est possible par l’assistance de Dieu, elle est arrivée en vivant de cette sorte à l’âge de cinquante ans, sans sentir aucune douleur d’estomac, sans que la terre dure qui lui sert de lit lui froisse le corps, et sans que sa peau devenue sèche et rude par l’âpreté du cilice dont elle est revêtue ait aucune mauvaise odeur. Ainsi étant saine de corps, et encore plus saine d’esprit, elle trouva ses délices dans la solitude, et les déserts des Anachorètes dans une ville pleine de bruit et de trouble.
Mais vous savez toutes ces choses mieux que moi, qui n’ai connaissance que d’une partie de ses actions. Et vous avez vu de vos yeux sur ses genoux des calles semblables à ceux des chameaux que son assiduité à prier a formés sur son saint corps. Il faut donc que je me contente de rapporter ici ce que j’en ai pu apprendre. Il n’y a rien de plus agréable que sa sévérité, rien de plus sévère que sa douceur, et rien de plus doux que sa tristesse : La pâleur qui paraît sur son visage est telle, qu’encore qu’elle fasse connaître jusques à quel point va son extrême abstinence, elle n’a rien de vain ni d’affecté. Ses paroles tiennent du silence, et son silence parle. Elle ne marche ni trop vite ni trop lentement. Elle est toujours vêtue d’une même sorte. Sa propreté est accompagnée de négligence. Son habit n’a rien de curieux. Le soin qu’elle prend de ce qui la touche est sans aucun soin. Et la seule égalité de sa vie fait que dans une ville pleine de pompe, de dissolutions et de délices, et où l’humilité passe pour une bassesse, les gens de bien publient ses louanges, et les méchants n’osent la blâmer. Je souhaite que les veuves et les vierges l’imitent, que les femmes mariées la révèrent, que celles qui se sentent coupables la craignent, et que les Evêques l’honorent.
LA VIE
DE SAINTE MARINE
VIERGE
Ecrite par un ancien Auteur.
Un homme engagé dans le siècle et qui n’avait qu’une fille unique fort jeune, désirant de se convertir à Dieu, la recommanda à l’un de ses parents et s’en alla dans un Monastère éloigné de la ville de trente-deux milles, où il pratiquait avec tant de perfection toutes les règles de la vie solitaire que l’Abbé le voyant si fidèle et si obéissant l’aimait plus qu’aucun des autres. Quelque temps après, pensant à sa fille qu’il avait ainsi laissée, l’extrême affection qu’il avait pour elle le remplit de mélancolie et de douleur, dont l’Abbé s’apercevant lui dit : « Qu’avez-vous, mn Père, qui vous rend si triste ; dites-le moi, je vous prie, et Dieu qui console tous les affligés vous assistera. » Ce Solitaire se jetant à ses pieds lui répondit en pleurant : « J’ai laissé dans la ville un fils unique extrêmement jeune ; et le souvenir que j’ai de lui est le sujet de ma peine (car il ne voulut point lui faire savoir que c’était une fille). L’Abbé le croyant, et ne le voulant pas perdre, à cause qu’il était de grande édification à tout le Monastère, lui répondit : « Puisque vous l’aimez tant, allez le quérir et l’amenez ici pour y demeurer avec vous. » Ayant cette permission, il alla trouver sa fille, et changeant son nom de Marine en celui de Marin l’amena dans le Monastère, où on lui montrait à lire, et nul des Frères ne s’aperçut que ce fût une fille, mais ils l’appelaient tous Marin.
Lorsqu’elle fut arrivée à l’âge de quatorze ans, son père commença de l’instruire dans les voies de Dieu, et lui disait : « Faites en sorte, ma fille, que personne ne sache jamais qui vous êtes. Gardez-vous avec très grand soin des embûches du Diable, de peur qu’il ne vous fasse tomber dans ses filets, et qu’il ne semble que nous voulions violer les règles du Monastère, afin qu’ayant ainsi vécu nous recevions des mains de Jésus-Christ la couronne de gloire avec ses saints Anges, et non pas une condamnation éternelle avec les impies. » Il lui enseignait aussi tous les jours plusieurs autres choses semblables touchant le Royaume de Dieu. » Etant mort lorsqu’elle n’avait encore que dix-sept ans, elle demeura seule dans la cellule où il était, et observait si soigneusement toutes les instructions qu’il lui avait données, et se rendait si obéissante à tout le monde qu’elle se faisait aimer de l’Abbé et de tous les Frères.
Ce Monastère étant proche de la mer, et y ayant un marché à trois milles de là, ces Solitaires y allaient quérir ce qui leur était nécessaire avec un chariot attelé de deux bœufs ; et un jour l’Abbé dit à Marine : « Mon Frère, pourquoi n’allez-vous pas avec les autres pour les soulager ? » Elle répondit : « Je n’y manquerai plus, mon Père, puisque vous me le commandez. » Depuis ce jour, elle alla souvent dans ce chariot, et lorsqu’il était trop tard pour revenir dormir au Monastère, elle demeurait avec les autres Frères dans une hôtellerie qui était dans le lieu où se tenait ce marché.
L’hôtelier ayant une fille, il arriva qu’étant tentée du Démon elle devint amoureuse d’un soldat, et se trouva grosse, dont son père et sa mère s’étant aperçu, ils commencèrent à la fort maltraiter, et la pressant de leur dire de qui elle était grosse elle leur répondit que c’était de ce Solitaire nommé Marin, qui venait souvent avec un chariot. Sur quoi ils furent soudain trouver l’Abbé, et lui dirent : « Mon Père, quel outrage nous a fait un de vos Frères nommé Marin ! Il a corrompu notre fille. » Ce bon homme leur répondit : « Il faut voir s’il y a des preuves de ce dont vous vous plaignez ». Et ayant envoyé quérir Marin, il lui dit : « Mon frère, quel crime est celui que vous avez commis avec la fille de ces gens-ci ? » Marin ayant longtemps pensé en lui-même et soupirant dans son cœur répondit : « Mon Père, j’ai fait une grande faute, mais je suis prêt d’en faire pénitence. Priez pour moi, je vous supplie. » Alors l’Abbé se fâchant extrêmement commanda qu’on le châtiât, et lui dit : « En vérité, puisque vous avez commis un si grand péché, vous ne demeurerez pas davantage dans cette maison ». Et ensuite, il le mit dehors.
Marine ne put néanmoins se résoudre de déclarer son secret à personne ; mais elle demeura couchée par terre durant trois ans devant la porte du Monastère, faisant la même pénitence que si elle eût été coupable, et demandant quelque petit morceau de pain aux Solitaires qui entraient dans la maison. La fille de cet hôtelier étant accouchée d’un fils, elle le nourrit ; et quand il fut sevré, sa grand-mère l’amena à la porte du Monastère et le laissant là, dit à Marin : « Voici votre fils, nourrissez-le si vous voulez. » Cette sainte vierge le reçut comme s’il eût été véritablement à elle, et le nourrit durant deux ans de la plus grande partie de ce peu de pain qu’on lui donnait.
Au bout de ce temps, les Frères étant touchés de compassion furent prier l’Abbé de recevoir Marin dans le Monastère, et lui dirent : « Mon Père, pardonnez à Marin notre Frère, et recevez-le. Il y a cinq ans que couché par terre il fait pénitence à la porte de la maison sans être jamais parti de là. Recevez-le donc, s’il vous plaît, à faire pénitence, ainsi que notre Seigneur Jésus-Christ l’ordonne. » L’Abbé leur ayant à grande peine et comme par force accordé leur prière, commanda qu’on allât quérir Marin, et l’ayant fait venir lui dit : « Votre Père que vous savez avoir été un homme saint, vous fit entrer tout petit dans ce Monastère, où ni lui, ni aucun autre n’a jamais rien fait d’approchant du mal que vous avez commis. Maintenant on vous permet de rentrer avec votre fils que vous avez eu d’adultère. Mais comme votre péché est très grand, il faut que vous en fassiez une grande pénitence. C’est pourquoi je vous commande de balayer seul tous les jours toute la maison, de porter toute l’eau nécessaire pour laver, de nettoyer les souliers des frères, et de les servir tous, et ainsi je demeurerai satisfait. » La sainte se soumettant de très bon cœur à ce commandement accomplissait avec grand soin tout ce qui lui avait été ordonné.
Quelques jours après elle alla se reposer en paix avec Dieu. Et les Frères ayant rapporté sa mort à l’Abbé, il leur dit : « Voyez combien grand était son crime, puisqu’il n’a pas seulement été digne d’en faire pénitence. Mais ne laissez pas par charité de laver son corps, et enterrez-le bien loin du Monastère. » Ensuite de cet ordre, comme ils lavaient ce corps, ils virent que c’était une fille. Sur quoi ils commencèrent à s’écrier en se frappant l’estomac : « A-t-elle donc pu vivre d’une manière si sainte et avec une patience si admirable, qu’elle ait souffert tant d’afflictions plutôt que de révéler un secret qui l’en pouvait garantir ? » Et courant tous éplorés vers l’Abbé lui dirent : « Mon Père, venez et voyez le frère Marin. » Il leur répondit : « Pourquoi voulez-vous que je l’aille voir ? » « Venez et voyez, » lui répliquèrent-ils, les merveilles de Dieu, et ce que vous avez à faire. » Alors tout étonné il s’en alla où était ce corps, et levant le manteau qui le couvrait reconnut que c’était une fille. Aussitôt se laissant tomber de douleur, il frappait sa tête contre la terre en criant de toute sa force : « Je vous conjure par Jésus-Christ notre Seigneur de ne m’accuser pas devant Dieu des peines que je vous ai fait souffrir, puisque ç’a été par ignorance. Vous savez, ô sainte fille, que vous ne m’avez point dit votre secret ; et je n’ai pas eu assez de grâce pour juger de la pureté de vos actions. » Il commanda ensuite que l’on mît ce corps saint dans l’oratoire du Monastère.
Le même jour cette fille qui après être tombée dans le péché était devenue possédée du Diable vint au Monastère, où ayant avoué son crime, et confessé de qui elle avait eu l’enfant, elle fut délivrée dans l’oratoire le septième jour d’après la mort de la Sainte. Lorsque les habitants du lieu où demeurait cette fille et les Monastères voisins eurent appris ce miracle, ils vinrent avec la croix et des cierges allumés, et en chantant des hymnes, des cantiques, et des psaumes entrèrent dans l’Oratoire où reposait ce saint corps, et bénirent le nom de Dieu. Jésus-Christ fait encore aujourd’hui plusieurs miracles par l’intercession de cette vierge et pour glorifier son nom, lui qui avec le Père et le Saint Esprit règne dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE THAIS
PENITENTE
écrite par un ancien Auteur grec.
Il y avait une courtisane nommée Thaïs, dont la beauté était si extraordinaire, que plusieurs vendant tout leur bien pour l’amour d’elle se virent réduits à l’aumône, et plusieurs autres de ses amants entraient dans de telles jalousies que leurs querelles arrosaient souvent sa maison de sang. Ceci ayant été rapporté à l’Abbé Paphnuce, il prit un habit séculier et de l’argent, et l’ayant été trouver en une ville d’Egypte où elle était, il lui donna cet argent pour le prix du péché qu’il feignait avoir dessein de commettre. Après l’avoir reçu elle le mena dans une chambre où il y avait un lit magnifique. Sur quoi il lui dit : « S’il y a quelque chambre plus reculée que celle-ci, allons-y, je vous supplie. » Elle lui répondit : « Il y en a. Mais si ce sont les hommes que vous craignez, je vous assure qu’il n’entrera personne ici ; et si c’est Dieu, il n’y a point de lieu qui se puisse cacher à ses yeux. » Le vieillard lui répondit : « Savez-vous bien qu’il y a un Dieu ? » « Je le sais, » lui répliqua-t-elle, et je sais de plus qu’il y a un Royaume à venir pour les gens de bien, et un Enfer où les méchants seront éternellement punis. « Si vous connaissez ces choses, » lui dit Paphnuce, « comment en causant la perte de tant d’âmes vous êtes-vous mise en état d’être condamnée avec justice, lorsque vous aurez à rendre compte devant Dieu non seulement de vos crimes, mais aussi des crimes des autres ? » Thaïs connaissant à ces paroles que c’était un homme de Dieu, elle se jeta à ses pieds toute fondante en larmes et lui dit : « Mon Père, ordonnez-moi telle pénitence que vous voudrez : car j’espère que Dieu me fera miséricorde par vos prières. Je vous demande seulement trois heures de temps, et après cela je me tiendrai où il vous plaira, et exécuterai tout ce que vous me commanderez. » Paphnuce lui ayant dit le lieu où elle se devait trouver, elle assembla tout ce qu’elle avait acquis par ses péchés, et en faisant un monceau au milieu de la ville y mit le feu en présence de tout le peuple, et cria à haute voix : « Vous tous qui êtes complices de mes crimes, venez voir comme je réduis en cendre toutes les choses que vous m’avez données. » Et ce qu’elle brûla ainsi valait quarante livres d’or.
Après quoi elle se rendit au lieu que Paphnuce avait ordonné, et il la mena dans un Monastère de vierges, où il la mit dans une cellule, dont il boucha l’entrée avec du plomb, laissant seulement une fort petite fenêtre pour lui passer à manger, et commanda aux sœurs de lui porter chaque jour un peu de pain et d’eau durant tout le reste de sa vie. La porte étant ainsi fermée, et Thaïs lui ayant demandé lorsqu’il partit où elle pourrait aller dans ses besoins, il lui répondit : « Dans votre cellule, puisque vos péchés méritent bien cette mortification. » Lui ayant aussi demandé de quelle sorte elle devait prier Dieu, il lui dit : « Vous n’êtes pas digne de proférer son nom, puisque vos lèvres sont pleines d’iniquité, ni d’élever vos mains vers le Ciel, puisqu’elles sont souillées de tant d’impuretés. Mais contentez-vous étant assise de regarder du côté de l’Orient, et de répéter souvent ces paroles : « Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi. »
Thaïs ayant passé trois ans recluse de cette sorte, Paphnuce eut compasion d’elle, et alla trouver Saint Antoine pour savoir si Dieu lui avait remis ses péchés. Etant arrivé auprès de lui et ne lui ayant point dit particulièrement le sujet de sa venue, Saint Antoine assembla ses disciples et leur ordonna de passer séparément toute la nuit en oraison, pour voir si Dieu ne révélerait point à quelqu’un d’eux la cause de l’arrivée de Paphnuce. S’étant donc retirés chacun en particulier et priant sans discontinuation, Paul qui était le principal des disciples de Saint Antoine, vit dans le Ciel un lit superbe environné de trois vierges dont le visage était tout resplendissant de lumière. Sur quoi s’étant écrié : « Une si grande faveur ne peut être faite qu’à mon Père Antoine »,il entendit une voix qui lui dit : « Elle n’est point faite à ton Père Antoine, mais à Thaïs la courtisane. » Paul leur ayant rapporté cette vision, et Paphnuce ayant connu par là quelle était la volonté de Dieu, il s’en alla au Monastère où Thaïs était recluse et ouvrit cette porte de sa cellule qu’il avait fermée, bien qu’elle le priât de trouver bon qu’elle demeurât toujours ainsi. Il lui dit ensuite : « Sortez, car Dieu vous a pardonné vos fautes. » Elle lui répondit : « Je le prends à témoin que depuis que je suis entrée ici, j’ai mis tous mes péchés comme en un monceau devant mes yeux, et n’ai point cessé de les regarder et de pleurer en les considérant. » « C’est pour cela, » lui dit Paphnuce, « et non pas à cause de votre pénitence que Dieu vous les a remis. » L’ayant ensuite retirée de là, elle ne vécut plus que quinze jours, et se reposa en paix. »
LA VIE
DE SAINTE MARIE
PENITENTE,
NIECE DE SAINT ABRAHAM SOLITAIRE,
Ecrite
Par SAINT EPHREM Diacre,
laquelle fait partie de celle de Saint Abraham qui est ci-devant.
CHAPITRE I.
Le frère de Saint Abraham ayant laissé une fille unique âgée de sept ans laquelle lui fut amenée, il la fit mettre dans la cellule proche de la sienne, où elle vécut durant vingt ans dans une très grande perfection.
Je veux aussi, mes très chers frères, vous rapporter une autre action admirable que ce saint homme Abraham fit en sa vieillesse, étant assuré que les personnes sages et spirituelles en recevront beaucoup d’édification, et y trouveront un grand exemple d’humilité et de pénitence. Or ceci se passa de la sorte.
Saint Abraham avait un frère qui en mourant laissa une fille unique âgée de sept ans seulement. Ses amis la voyant ainsi orpheline la menèrent aussitôt à son oncle, qui la fit mettre dans la cellule qui était au-dehors de la sienne, et il y avait entre les deux une fort petite fenêtre, au travers de laquelle il lui enseignait le psautier et le reste de l’Ecriture sainte. Elle passait avec lui plusieurs heures de la nuit à louer Dieu. Elle chantait des psaumes avec lui. Elle s’efforçait de l’imiter dans ses mortifications, et s’avançant avec joie dans cette sainte manière de vivre, elle se hâtait de remplir son âme de toutes sortes de vertus. Ce très saint homme de son côté demandait sans cesse pour elle à Dieu avec des prières mêlées de larmes, de ne permettre pas que son esprit s’engageât dans les affections de la terre. Et son père lui ayant laissé une très grande somme d’argent, ce fidèle serviteur de Jésus-Christ lorsque sa nièce lui fut amenée comme en un lieu d’assurance, avait aussitôt commandé de donner cet argent aux pauvres et aux orphelins. Elle priait aussi continuellement son oncle de prier Dieu pour elle, afin qu’il lui plût de la délivrer de toutes mauvaises pensées et de tant de pièges que le Démon tend sans cesse aux hommes pour les perdre. Ainsi elle demeurait ferme dans l’observation des règles qu’elle avait embrassées. Et le saint homme était ravi de joie de la voir avancer avec tant de promptitude et de courage dans toutes les vertus Chrétiennes ; de la voir dans les larmes, dans l’humilité, dans la modestie, dans le repos d’esprit, et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, dans un extrême amour pour Dieu. Elle passa vingt ans avec lui en cette sainte manière de vivre ainsi qu’un agneau sans tâche, et une très chaste colombe. Mais le Diable étant transporté de fureur contre elle n’oublia rien de tous ses artifices accoutumés pour la faire tomber dans ses filets, afin de pouvoir au moins par là, affliger son bienheureux oncle, et séparer pour un temps son esprit de l’union si étroite qu’il avait toujours avec Dieu.
CHAPITRE II.
Cette jeune fille au bout de ce temps tombe dans le péché, et en conçoit tant d’horreur que ne croyant point de Salut pour elle, elle se porte dans le désespoir, et s’en va dans une ville où personne ne la connaissait.
Un Solitaire qui ne l’était que de nom venait souvent voir cette sainte jeune fille sous prétexte de tirer profit de ses entretiens ; et la regardant au travers de sa fenêtre il fut tellement transporté d’une passion déréglée, qu’il désirait avec ardeur de lui vouloir parler hors de là ; et sentait son amour impudique comme un feu dévorant embraser son cœur. Il n’y eut point d’artifices dont il ne se servît pour ramollir son esprit par la douceur de ses paroles, afin de lui faire changer de pensées ; et il se passa un an de temps avant qu’il pût venir à bout de son dessein. Enfin elle ouvrit la fenêtre de sa cellule, elle l’ alla trouver, et par un crime déplorable perdit avec lui cette pureté qui lui devait être mille fois plus
chère que sa vie.
Ayant commis un si horrible péché, elle en demeura tellement effrayée, que déchirant son cilice et se meurtrissant le visage de coups, l’excès de son affliction la portait jusques à se vouloir tuée elle-même. Etant ainsi accablée de douleur, et ne sachant dans une telle agitation d’esprit à quoi se résoudre, elle soupirait et fondait en larmes de voir qu’elle n’était plus ce qu’elle était auparavant, et elle disait souvent en jetant de forts grands cris : « Je vois bien que dès cette heure je me dois considérer comme morte. J’ai perdu tout le temps que j’ai passé dans une sainte vie, et tous les travaux que j’y ai soufferts. Toutes ces larmes que j’ai répandues dans mes oraisons, toutes ces veilles que j’ai employées à chanter les louanges de Dieu me sont maintenant inutiles. J’ai irrité mon Seigneur et mon maître, et me suis donné la mort à moi-même. Hélas ! Misérable que je suis, pourrais-je trop pleurer mon malheur, quand j’aurais en moi la source de toutes les larmes du monde ? J’ai comblé l’esprit de mon saint oncle d’une affliction insupportable. Dans la confusion où est mon âme je me vois couverte d’infamie d’avoir commis un si grand crime ; et je suis maintenant le sujet de la risée des Démons. Pourquoi vivre davantage étant dans une telle extrémité de misère ? Hélas, qu’ai-je fait ? Dans quel malheur me suis-je engagée ? D’où me suis-je ainsi précipitée, et de quelle sorte ? Comment mon esprit s’est-il rempli de tant de ténèbres ? Je suis tombée sans m’en apercevoir. J’ai perdu l’honneur sans y prendre garde, et je ne saurais dire comment il est arrivé qu’un si épais nuage ait environné mon cœur, que j’aie pu ignorer ce que je faisais. Où me cacherai-je ? Où irai-je ? Et en quel abîme me jetterai-je ? Que sont devenues toutes les instructions de mon très saint oncle, et les charitables avis d’Ephrem mon intime ami, son compagnon dans la vie solitaire, par lesquels ils m’exhortaient de demeurer toujours vierge et de conserver mon âme pure pour mon Epoux immortel, me disant si souvent : Souvenez-vous que comme il est très Saint, il est aussi très jaloux. Hélas ! Que ferai-je ? Je n’ose pas seulement à cette heure regarder le Ciel, sachant que je ne suis pas moins morte devant Dieu que devant les hommes. Et comment, pécheresse que je suis, et plongée dans la fange de l’impureté, oserais-je retourner à cette fenêtre pour parler encore à mon oncle ? Et quand je serais assez hardie pour y aller, n’en sortirait-il pas une flamme qui me dévorerait à l’instant ? Il vaut donc mieux, puisque je suis déjà morte, et qu’il ne me reste plus aucune espérance de Salut, que je m’en aille dans un autre pays où personne ne me puisse connaître. Ayant pris cette résolution, elle s’en alla aussitôt en une autre ville, où après avoir changé d’habit elle s’arrêta dans une hôtellerie.
CHAPITRE III.
Saint Abraham ayant su deux ans après où était sa nièce, s’habille en cavalier, et la va trouver.
Cette jeune femme s’étant perdue de la sorte, Saint Abraham eut en dormant une telle vision. Il lui sembla de voir un dragon cruel et épouvantable, et dont le regard était hideux, lequel faisait en sifflant un bruit terrible, et qui venant de sa caverne jusque dans sa cellule y trouva une colombe qu’il engloutit, et puis s’en retourna dans son antre. Le Saint s’étant réveillé avec une merveilleuse tristesse se mit à pleurer amèrement, croyant que cela signifiait que le Diable allait émouvoir une grande persécution contre l’Eglise de Dieu, qui porterait plusieurs personnes à renoncer à la foi ; ou que cette même Eglise était menacée d’un schisme. Et lors s’étant jeté à genoux, il fit cette prière : « Seigneur, vous qui connaissez toutes les choses à venir, et qui avez tant d’amour pour les hommes, vous savez ce que cette vision signifie. » Deux jours après, il vit encore la nuit en songe ce même Dragon venir de la même sorte dans sa cellule, et il lui sembla que ce monstre ayant mis la tête sous ses pieds, il la lui avait écrasée, et qu’ayant trouvé dans son ventre cette colombe qu’il avait dévorée il l’en avait retirée toute vivante. S’étant éveillé, il appela diverses fois sa nièce qu’il croyait être dans sa cellule, en disant : « Ma fille Marie – car il la nommait ainsi – d’où vient que durant ces deux jours vous avez été si paresseuse à chanter les louanges de Dieu ? » Voyant qu’elle ne répondait point et qu’il y avait deux jours qu’il ne l’avait entendu chanter des psaumes selon sa coutume, il reconnut que son songe la regardait très assurément. Alors jetant de grands soupirs et fondant en larmes, il commença à dire : « Hélas ! Malheureux que je suis! Un loup très cruel a ravi ma brebis, et ma fille est devenue captive. » Il éleva ensuite sa voix et dit en continuant de pleurer : « Jésus-Christ Sauveur du monde, ramenez ma chère brebis et faites-la rentrer par votre Grâce dans votre sainte bergerie, afin que ma vieillesse ne descende point avec douleur dans le sépulcre. Ne méprisez pas, mon Dieu, ma prière, mais faites-moi voir promptement les effets de votre miséricorde, et retirez ma fille encore vivante de la gueule de ce dragon. » Ces deux jours qui lui avaient été révélés en songe furent accomplis par le cours de deux années, que sa nièce, comme si elle eût été dans le ventre de ce cruel dragon, passa dans une vie débordée, sans que durant tout ce temps ce saint homme se ralentît jamais dans les prières qu’il faisait pour elle.
Au bout de deux ans ayant appris où elle était et la vie qu’elle menait, il pria l’un de ses amis de l’aller trouver, et de s’enquérir avec grand soin de toutes choses. Celui-ci y étant allé et l’ayant informé exactement de la vérité, comme ayant même vu sa nièce, il apporta ensuite à ce saint homme, qui l’en avait prié, un habit de cavalier, et lui amena un cheval. Alors ayant ouvert sa porte il sortit et prit cet habillement de soldat avec un de ces grands chapeaux que l’on n’ôte point de la tête, et qui lui couvrait une partie du visage ; et prenant de l’argent monta à cheval et s’en alla en diligence, se déguisant de la sorte pour n’être pas reconnu. Et de même que ceux qui veulent reconnaître le pays et les places de leurs ennemis, s’habillent comme eux afin de n’être pas remarqués, ainsi le Saint prit l’habit de son ennemi afin de le vaincre. Admirons donc, mes très chers frères, ce second Abraham. Il est vrai que le premier étant allé au combat contre quatre rois et les ayant vaincus, délivra Lot son neveu de captivité. Mais cet autre Abraham va faire la guerre contre le Diable ; et après l’avoir mis en fuite ramènera sa nièce avec un triomphe encore plus illustre.
CHAPITRE IV.
Ce qui se passa entre Saint Abraham et sa nièce, jusqu’à ce qu’il se fît connaître à elle.
Etant arrivé au lieu que son ami lui avait dit, il alla loger dans cette hôtellerie, et jeta les yeux de tous côtés pour voir s’il n’apercevrait point sa nièce. Enfin après avoir passé des heures entières sans en pouvoir trouver l’occasion, il dit à l’hôte en souriant : « Mon maître, j’ai appris que vous avez ici une fort jolie fille, et je serais bien aise de la voir si vous le trouviez bon. » Cet homme considérant sa barbe blanche, le voyant cassé de vieillesse, et ne se pouvant imaginer qu’il désirât de la voir pour aucun mauvais dessein, lui répondit : « Il est vrai, monsieur, comme on vous l’a rapporté qu’elle est d’une beauté incroyable ( car en effet sa beauté semblait aller au-delà de tout ce qu’il ya de plus parfait dans la nature), Abraham lui demanda son nom, et sut qu’elle s’appelait Marie. Sur quoi il lui dit avec un visage riant : « Je vous prie de me la faire voir, et que je puisse aujourd’hui souper avec elle ; car selon ce que j’en ai appris, c’est une personne fort accomplie. » L’hôte l’appela, et étant venue en habit de courtisane, quand son saint oncle la vit en cet état, il pensa mourir d’affliction ; mais il cacha sous un visage gai la douleur qu’il avait dans l’âme, et avec une fermeté généreuse retint les larmes qui voulaient sortir de ses yeux, de crainte que si sa nièce l’eût reconnu, elle n’eût eu recours à la fuite dans l’étonnement où la mettrait sa présence.
Lorsqu’ils se furent assis pour faire collation, cet homme admirable commença à railler et à se jouer avec elle. Sur quoi se levant elle l’embrassa par-derrière la tête et le baisa ; mais sentant en le baisant cette odeur si douce que donne la pureté de l’abstinence, elle se ressouvint du temps qu’elle en pratiquait une si parfaite ; et comme si quelque dard lui eût percé le cœur, elle jeta un grand soupir, elle commença à pleurer, et ne pouvant retenir la violence de son sentiment, le fit éclater par ces paroles : « Hélas ! Misérable que je suis ! » L’hôte fort étonné lui dit : « D’où vient, Mademoiselle Marie, que vous avez jeté tout d’un coup de si grands soupirs ? Il y a aujourd’hui deux ans que vous êtes céans sans que je vous aie jamais vue soupirer, ni entendue dire une seule parole qui témoignât la moindre tristesse ; et ainsi je ne sais ce qui a pu maintenant vous arriver. » Elle répondit : « O que je serais heureuse si je fusse morte il y a trois ans ! » Sur cela le bienheureux vieillard pour n’être point reconnu lui dit avec un visage serein : « Lorsque nous sommes dans la joie, vous nous venez ici conter vos péchés. »
O Dieu tout-puissant dont les conseils sont si profonds et qui dispensez les effets de votre miséricorde avec un ordre si admirable, n’y a-t-il pas sujet de croire que cette fille dit en elle-même : « Que ce visage ressemble à celui de mon oncle ? » Mais, mon Dieu, qui seul aimez véritablement les hommes, et qui êtes la source de toute la vraie sagesse, vous empêchâtes qu’elle ne le reconnût de peur que la confusion et le trouble où elle se serait trouvée ne l’obligeât à s’enfuir. Et on ne le peut attribuer qu’aux larmes de son oncle votre fidèle serviteur, qui eurent tant de pouvoir auprès de vous qu’elles vous portèrent à vouloir bien faire en sa faveur des choses impossibles en elles-mêmes.
Le Saint donna de l’argent à l’hôte et lui dit : « Je vous prie, mon maître, de nous apprêter parfaitement bien à souper, afin que je puisse faire bonne chère avec cette fille, car je suis venu de bien loin pour l’amour d’elle. » O effet que l’on ne saurait assez admirer de cette véritable sagesse qui est selon Dieu, de cette véritable intelligence des choses spirituelles, et de ce véritable discernement de ce qui regarde le Salut. Cet homme qui avait passé quarante ans sans manger un seul morceau de pain ne fait point maintenant difficulté de manger de la chair afin de sauver une âme qui était perdue. Et tous les chœurs des Anges ne sont pasmoins remplis de joie que d’étonnement de la conduite de ce Saint, qui au lieu d’en faire scrupule mange et boit très volontiers ; pour tirer de la fange du péché cette âme qui s’y était enfoncée de telle sorte. Sagesse des sages du monde, intelligence de ces esprits qui pensent savoir toutes choses. Prudence de ces judicieux qui s’estiment capables de juger de tout, venez admirer ici cette manière d’agir qui paraît si extravagante, et voyez avec étonnement ce changement merveilleux par lequel un homme si parfait, si sage, si judicieux et si prudent, a passé tout d’un coup dans des extrémités toutes contraires, afin d’arracher cette âme de la gueule du lion, et rompre les liens qui la retenaient attachée dans une prison si obscure.
Après qu’ils eurent fait grande chère, la jeune femme le convia d’entrer dans sa chambre pour s’aller coucher. « Allons, » lui dit-il, et étant entré, il vit un lit fort élevé sur lequel il s’assit aussitôt avec un visage extrêmement gai. Quel nom vous donnerai-je, incomparable soldat de Jésus-Christ ? Certes, je ne sais. Vous nommerai-je chaste, ou impudique ? Sage ou insensé ? Judicieux, ou extravagant ? Il y a quarante ans que vous dormez sur le jonc et vous montez maintenant sans crainte sur un lit tel que celui-ci. Mais en entreprenant ce voyage, en mangeant de la chair, en buvant du vin, et en vous arrêtant dans une hôtellerie, vous n'avez rien fait que pour la gloire de Jésus-Christ, et pour sauver une âme qui était perdue. Et nous autres, si nous voulons seulement dire une parole pour l'utilité de notre prochain, nous ne savons pas le faire avec discrétion et jugement.
CHAPITRE V.
Saint Abraham se fait connaître à sa nièce, la console et la persuade de retourner dans sa cellule.
Abraham étant assis dessus le lit, et la jeune fille voulant l'aider à se déshabiller, il la pria de bien fermer la porte auparavant. Ce qu'ayant fait, et puis étant revenue, il lui dit : « Mademoiselle Marie approchez-vous, s'il vous plaît. » Lorsqu'elle se fut approchée, il la prit par le bras comme s'il eût voulu l'embrasser, et ôtant ce grand chapeau qui lui couvrait une partie du visage, et joignant ses larmes à ses paroles, il lui dit : « Ma fille Marie, ne me connaissez-vous point ? Mon enfant, ne suis-je pas celui qui vous ait nourrie ? Que vous est-il arrivé, ma fille ? Qui est le meurtrier qui vous a tuée ? Où est cet habit angélique que vous portiez ? Où est cette pureté admirable ? Où sont ces larmes que vous répandiez en la présence de Dieu ? Où sont ces veilles que vous employiez à chanter ses louanges ? Où est cette sainte austérité qui vous faisait prendre plaisir à dormir sur la terre ? Comment êtes-vous tombée, ma chère fille, du plus haut du Ciel dans cet abîme ? Pourquoi lorsque vous eûtes failli ne me le dîtes-vous pas aussitôt, puisque certainement j'aurais fait pénitence pour vous avec mon intime ami Ephrem ? Pourquoi avez-vous eu si peu de confiance en moi ? Et pourquoi en m'abandonnant ainsi m'avez-vous comblé d'une douleur insupportable ? Car qui est celui qui est sans péché sinon Dieu seul ? »
A ces paroles elle demeura entre ses mains aussi immobile qu'une pierre, tant elle se trouva également touchée de confusion et de crainte. Alors le saint homme en pleurant toujours continua de la sorte : « Vous ne me répondez point, ma fille ; vous ne me dites pas un seul mot. Vous qui êtes une partie de moi-même ! N'est-ce pas pour l'amour de vous que je suis venu ici ? Je prends sur moi votre péché. J'en rendrai compte à Dieu pour vous au jour du Jugement, et je satisferai pour vous à sa justice. »
Il continua jusques à minuit à la consoler avec semblables paroles accompagnées d'abondance de larmes. Enfin cette pauvre jeune fille s'étant un peu rassurée lui dit en pleurant : « Ma confusion est si extrême que je n'ai pas la hardiesse de vous regarder. Et comment pourrais-je adresser mes prières à Dieu, m'étant souillée dans la fange de tant d'impuretés ? » Le saint homme lu répondit : « O ma fille, je me charge de votre faute, et veux bien que Dieu m'en demande compte au lieu de vous. Croyez-moi seulement, et venez. Retournons dans notre heureuse solitude. Mon cher Ephrem est dans une affliction nonpareille à votre sujet, et fait des prières continuelles pour vous. Gardez-vous bien, ma fille, de vous défier de la miséricorde de Dieu ; car quand vos péchés seraient arrivés à un tel comble qu'ils égaleraient la hauteur des montagnes, sa clémence est infiniment élevée au-dessus de toutes choses. N'avez-vous pas lu autrefois avec moi que cette femme qui était dans l'impureté s'étant approchée de notre Sauveur qui ets la pureté même, ne le souilla pas, mais au contraire fut purifiée par lui. (Luc 7) : « Elle lava avec ses larmes, » dit l'Evangile, « les pieds de Jésus, et les essuya de ses cheveux. » Il n'est pas plus impossible qu'une étincelle de feu embrasse toute la mer qu'il est impossible que tous vos péchés ternissent tant soit peu sa pureté. Ce n'est pas une chose fort extraordinaire d'être porté par terre dans le combat ; mais il est honteux de n'avoir pas le courage de se relever. Retournez donc courageusement, ma fille, d'où vous êtes partie. Et si ce mortel Ennemi de notre Salut a eu de la joie de vous voir tomber, qu'il reconnaisse qu'en vous relevant de votre chute, vous êtes devenue plus forte qu'auparavant. Ayez compassion de ma vieillesse. Ayez compassion des peines que j'ai souffertes avec ces cheveux blancs ; et partons, je vous prie, pour retourner dans nos cellules. Perdez toute appréhension et toute crainte : Tous les hommes sont sujets à faillir ; mais comme ils tombent promptement, ils se relèvent promptement avec l'assistance de la Grâce de Dieu, qui ne veut pas la mort des pécheurs, mais leur guérison et leur vie. »
Elle lui répondit : « Si vous croyez, mon oncle, que je puisse faire pénitence et que Dieu ait agréable de la recevoir pour satisfaction de mes péchés, j'obéirai à ce que vous me commanderez : Marchez devant, je suivrai votre Sainteté et je baiserai la trace de vos pas, en reconnaissance de ce que votre extrême compassion pour moi vous a fait faire, afin de me retirer du gouffre de l'impureté. » En achevant ces paroles, elle se prosterna à ses pieds et pleura tout le reste de la nuit en disant : « Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je faire pour reconnaître tant d'effets que je reçois de votre bonté et de votre miséricorde ? »
CHAPITRE VI.
Saint Abraham ramène sa nièce dans sa cellule, où elle fait une telle pénitence que Dieu pour témoigner combien il l'avait agréable fit plusieurs miracles par son intercession.
Le jour commençant à paraître, le bienheureux Abraham lui dit : « Levez-vous, ma fille, et partons pour retourner en nos cellules. » Elle lui répondit : « J'ai quelques argent et quelques hardes ; que vous plaît-il que j'en fasse ? » Il lui dit : « Laissez-les ici, puisque vous les tenez du Démon. » S'étant levés, ils sortirent ; il la prit sur son cheval, et comme le pasteur qui a retrouvé la brebis qu'il avait perdue la reporte avec joie sur ses épaules, ainsi ce saint homme rempli de contentement dans son coeur faisait son voyage avec sa nièce.
Lorsqu'ils furent arrivés en leurs cellules, il l'enferma dans celle où il demeurait auparavant, qui était la plus reculée, et se mit en l'autre. Marie s'étant revêtue d'un cilice persévérait avec humilité dans les larmes ; et elle mortifiait son corps par les veilles et par les travaux les plus austères de la pénitence. Elle élevait continuellement sa voix à Dieu avec modestie et repos d'esprit. Elle pleurait ses péchés avec une ferme espérance de pardon ; et ses prières continuelles étaient accompagnées de tant de sagesse qu'il n'y a point de coeur de marbre qui n'ait été touché en entendant ses cris et ses plaintes. Car qui est l'homme si barbare qui la trouvant en cet état n'eût pas pleuré avec elle ? Ou qui est celui qui n'eût pas rendu grâces à Dieu de la voir si véritablement et si sensiblement touchée de ses fautes ? Que si on compare sa pénitence à nos prières, sa douleur d'avoir offensé Dieu allait si fort au-delà de la nôtre qu'il n'y avait point de proportion. Elle priait notre Seigneur avec tant d'ardeur de lui pardonner qu'elle lui demanda même de lui faire connaître par quelque signe extraordinaire si sa pénitence lui était agréable : Et Dieu tout miséricordieux et qui ne veut point la mort des pécheurs, mais seulement qu'ils se convertissent, fut si pleinement satisfait de la grandeur de sa pénitence qu'après qu'elle y eut passé trois ans il redonna à sa prière la santé à plusieurs personnes. Car les peuples ayant beaucoup de confiance en son secours allaient vers elle, et ressentaient l'effet des prières qu'elle faisait à Dieu en leur faveur.
CHAPITRE VII.
Mort de Saint Abraham ; et quelles étaient ses admirables vertus.
Le bienheureux Abraham ayant encore vécu dix ans et vu l'admirable pénitence de sa nièce, en rendit des grâces infinies à Dieu et mourut en paix à l'âge de soixante-dix ans, après en avoir passé cinquante avec une extrême dévotion, une parfaite humilité de coeur, et une charité non feinte, dans l'étroite observance des règles de la vie solitaire ;
Il ne fit jamais acception de personne, ainsi que plusieurs ont accoutumé d'aimer les uns et de mépriser les autres. Il ne changea jamais sa manière de vivre dans la solitude. La paresse ne le porta jamais dans le relâchement. Il ne faisait jamais rien avec négligence ; et il vécut toujours comme croyant mourir chaque jour. Ce fut là la manière dont le bienheureux Abraham régla toutes ses actions, et la patience avec laquelle il souffrit tous ses travaux ; il ne tourna jamais le dos dans tant de combats qu'il soutint contre l'ennemi. Il ne fut jamais touché de crainte, et ne diminua jamais rien de la fermeté de son courage, ni dans toutes les persécutions qu'il souffrit dans ce bourg, ni dans tous les assauts que les Démons lui livrèrent par tant de fantômes et de visions. Mais il n'a été en rien si admirable qu'en la manière dont il s'est conduit envers sa bienheureuse nièce, lorsque par cette sagesse toute spirituelle qui faisait paraître aux yeux des hommes sa prudence imprudente, et sa pureté incontinente, il la retira de ce gouffre d'iniquités où elle était misérablement tombée. O quel miracle ! Il monta sur le lit même du Dragon, et là, en le foulant aux pieds, il lui arracha d'entre les dents la proie qu'il avait enlevée. Voilà quels ont été les travaux, les sueurs et les combats de cet homme si saint et si admirable.
Nous écrivons ceci pour la consolation et pour l'édification de tous ceux qui se veulent engager avec joie dans une vie si sainte, et afin de rendre à Dieu la gloire et les louanges qui lui sont dues, de ce que par sa Grâce il nous donne avec tant d'abondance tout ce qui nous est nécessaire. Nous avons aussi représenté dans un autre discours les autres vertus de ce saint homme. Aussitôt qu'il eut rendu l'esprit pour passer à une meilleure vie, quasi toute la ville s'assembla. Chacun s'approchait avec dévotion de ce corps qui avait vécu dans une si extrême pureté, et emportait ce qu'il pouvait de ses habits, sachant qu'il y avait beaucoup de bénédiction ; et tous les malades qui les touchèrent furent guéris à l'heure même.
CHAPITRE VIII.
Mort de Sainte Marie nièce de Saint Abraham ; et conclusion de ce discours.
Marie vécut encore cinq ans après lui et persévéra toujours dans une austérité incroyable, passant les jours et les nuits dans des plaintes et des larmes continuelles. Elle priait Dieu avec tant de ferveur que plusieurs personnes qui en passant l'entendaient pleurer et soupirer, pleuraient et soupiraient avec elle ; et lorsqu'elle s'endormit du sommeil des Saints pour passer de la terre au Ciel, tous ceux qui virent la splendeur qui reluisait sur son visage glorifièrent le nom du Seigneur.
Hélas, mes très chers frères, ces deux Saints dont je viens d'écrire la vie ayant l'esprit détaché de toutes les occupations du siècle et ne pensant qu'à aimer Dieu, nous ont quittés pour aller vers lui avec une pleine confiance ; et moi qui étais si mal préparé pour rendre compte à ce souverain Juge, suis encore demeuré dans le monde, où l'hiver de ma vie s'approche, et où une tempête épouvantable me trouvera dénué de toutes sortes de bonnes œuvres.
Je tremble de frayeur lorsque je pense en moi-même comme quoi j'offense Dieu tous les jours ; et fais tous les jours pénitence. Je détruis en certaines heures ce que j'édifie en d'autres. Je dis le soir : « Je me convertirai demain. » Et quand le matin est venu, je passe le jour sans m'humilier. Je redis encore le soir d'après : « Je passerai la nuit en prières et demanderai à Dieu avec larmes qu'il lui plaise de me pardonner mes péchés. » Mais lorsque la nuit est venue, je me laisse accabler par le sommeil. Ceux qui ont reçu des talents en même temps que moi travaillent sans cesse pour les faire multiplier, afin de mériter d'en être loués, et de commander à dix villes ; au lieu que par ma paresse j'ai caché le mien dans la terre, et voici mon Seigneur et mon maître qui s'approche, ce qui me glace le cœur de crainte, ne sachant quelle excuse lui alléguer de tout le temps que j'ai passé dans une telle négligence.
Vous, mon Dieu, qui seul êtes sans péché, ayez pitié de moi : Sauvez- moi, vous qui seul êtes tout clément et tout miséricordieux ; car excepté vous qui êtes le Père Tout-puissant, et votre Fils unique qui s'est fait homme pour nous, et le Saint Esprit qui vivifie toutes choses, je n'en connais et n'en crois point d'autre. Souvenez-vous donc de moi, vous qui avez tant d'amour pour les hommes. Retirez-moi de cette prison de mes iniquités, puisqu'il est également en votre pouvoir et de m'avoir fait venir dans le monde lorsqu'il vous a plu, et de m'en faire sortir lorsqu'il vous plaira. Souvenez-vous de moi qui n'ai autre protection que vous. Sauvez ce pauvre pécheur ; et que cette même Grâce dont vous m'avez favorisé, et qui dans cette vie a été tout mon appui, tout mon refuge et toute ma gloire, me couvre sous ses ailes dans ce jour terrible et épouvantable. Car vous savez, Seigneur, vous qui pénétrez le secret des cœurs et des pensées des hommes, qu'il y a plusieurs méchancetés auxquelles je ne me suis pas laissé aller, que je n'ai pas marché dans les voies de ceux qui scandalisaient leur prochain, que j'ai méprisé la vanité de ces impudents qui font gloire de leurs vices, et que je ne me suis jamais engagé dans la défense des hérétiques. Je reconnais néanmoins qu'il n'y a rien de moi en tout cela, mais que je l'ai fait seulement par l'assistance de votre Grâce qui a illuminé mon âme ; et c'est par cette même Grâce que je vous supplie, mon Dieu, de me faire part de votre Royaume, et de daigner répandre vos saintes bénédictions sur moi, ainsi que vous les avez répandues sur tous ceux qui vous ont été agréables, puisque c'est vous Père, Fils, et Saint Esprit, qu'on doit louer, adorer et glorifier dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE PELAGIE
PENITENTE,
écrite par Jacques Diacre.
AVANT-PROPOS
Nous devons toujours rendre de grandes actions de grâces à Dieu qui ne veut pas que les pécheurs tombent par leurs crimes dans la mort ; mais désire qu'ils se convertissent tous par la pénitence, afin de recouvrer la vie qu'ils avaient perdue. Ecoutez donc, mes saints Frères, un miracle arrivé de nos jours, que Jacques, pauvre pécheur que je suis,a estimé vous devoir écrire, sachant que vous ne sauriez l'entendre sans en recevoir une très grande consolation. Car Dieu qui est tout miséricordieux ne voulant la perte de personne, a résolu de nous remettre nos offenses en ce monde par la satisfaction à laquelle elles nous obligent, d'autant que dans le juste jugement qu'il prononcera au siècle à venir, il rendra à chacun selon ses œuvres. Ecoutez-moi donc, s'il vous plaît ; et considérez attentivement ce que je vais dire, puisque vous verrez dans ma relation les effets d'une très grande pénitence.
CHAPITRE I.
Plusieurs Evêques s'étant assemblés à Antioche, Pélagie, qui était une célèbre courtisane et une fameuse comédienne, passe devant eux en grand apparat. Discours et sentiments du Saint Evêque Nonne sur ce même sujet.
Le saint Evêque d'Antioche ayant assemblé pour une affaire importante tous les Evêques, ils se trouvèrent auprès de lui au nombre de huit, entre lesquels était Nonne, mon très saint Evêque. C'était un homme admirable et qui avait vécu comme un parfait Solitaire dans le Monastère de Tabenne, d'où à cause de son incomparable vertu et de plusieurs autres rares qualités qui brillaient en lui, il fut enlevé et consacré Evêque. Celui d'Antioche dont je viens de parler fit loger tous les autres Prélats et les Ecclésiastiques qu'il avait aussi assemblés, dans les maisons qui joignent l'Eglise consacrée au très saint Martyr Julien. Et comme ces Evêques étaient assis devant la porte de ce temple, ils prièrent Nonne mon saint pasteur de leur faire quelque discours spirituel. Aussitôt cet excellent Evêque commença de leur parler avec une très grande édification et utilité de tous ceux qui l'écoutaient.
Chacun étant dans l'admiration de la sainteté de sa doctrine, nous vîmes soudain passer à cheval au travers de nous la principale et la plus fameuse de toutes les comédiennes d'Antioche, avec une si grande pompe et si richement parée que ce n'était qu'or, que perles, et que pierres précieuses ; car ne se contentant pas que ses habillements en fussent enrichis, ses brodequins mêmes en étaient couverts. Elle était accompagnée d'une très grande troupe de jeunes garçons et de jeunes filles magnifiquement vêtus, dont les uns marchaient devant elle, et les autres la suivaient. Sa beauté était si grande que les hommes du siècle ne se pouvaient lasser de la voir ; et bien qu'elle ne fit que passer, tout l'air fut rempli de l'odeur du musc et de tant d'excellentes senteurs dont elle était parfumée. Tous les autres Evêques la voyant marcher avec un tel appareil, sans avoir seulement un voile ni sur la tête ni sur les épaules qui étaient toutes nues, et avec une contenance si peu modeste, gémirent en leur cœur sans dire mot, et détournèrent leurs yeux d'elle comme d'un grand objet de péché.
Mais le bienheureux Evêque Nonne la considéra si longtemps et si attentivement qu'après même qu'elle fut passée il la regardait encore. Et puis se tournant vers les Evêques qui étaient assis à l'entour de lui, il leur dit : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » A quoi nul d'eux ne répondant rien, il mit sa tête sur ses genoux et sur le saint manuel qu'il avait entre les mains, et tout trempé de ses larmes et jetant de profonds soupirs, redit encore à ces Evêques : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » Eux ne répondant rien non plus que la première fois, il ajouta : « Et moi j'y ai pris un très grand plaisir, d'autant que Dieu la mettra un jour devant son Trône redoutable pour s'en servir à juger et nos personnes et les manquements que nous aurons commis en nos charges. Car combien croyez-vous, mes chers frères, qu'elle ait employé d'heures dans sa chambre à se laver le visage, à se coiffer, et à se parer avec un soin tout extraordinaire, afin que ne manquant rien ni à sa beauté ni à son habit elle pût plaire à tout le monde, et particulièrement à ses amants qui étant aujourd'hui en vie n'y seront peut-être pas demain ? Au lieu que nous qui avons un Père tout-puissant dans le Ciel, et une Epouse immortelle qui comble ceux qui la servent fidèlement de richesses incorruptibles et de récompenses éternelles qui vont au-delà de toute imagination ; « que nul œil n'a jamais vues, que nulle oreille n'a jamais ouïes, et que nul esprit humain n'a jamais pensées, mais que Dieu a préparées avant tous les siècles à ceux qui l'aiment ; nous, dis-je, à qui il a promis de faire voir face à face l'Epoux de cette Eglise sainte si resplendissant de lumière que les Chérubins mêmes n'osent le regarder, nous n'avons point de soin de purifier nos âmes, ni de les parer ; mais nous souffrons qu'elles demeurent toujours dans leurs défauts par une malheureuse négligence. »
Ayant parlé de la sorte il me prit par la main, et étant arrivés à son logis oùj j'avais une cellule, il entra dans sa chambre, et dit en se jetant contre terre et en se frappant l'estomac : « Jésus-Christ mon Seigneur et mon Maître ayez pitié de moi pauvre pécheur, qui sui si misérable que de n'avoir pas en toute ma vie pris autant de soin de parer mon âme, comme cette courtisane en a pris en un jour de parer son corps. De quels yeux oserai-je vous regarder ? Ou avec quelles paroles me justifierai-je en votre présence, puisque connaissant comme vous faites le fonds de mon cœur, il n'est pas en mon pouvoir de vous le cacher ? Malheureux pécheur que je suis, j'ai l'honneur de servir à votre autel ; et je ne m'en approche pas avec la pureté de conscience que vous désirez de moi. Cette femme s'est engagée à plaire aux hommes, et elle s'en acquitte très bien. Et moi je me suis engagé à vous plaire, je vous l'ai promis, et par une lâche négligence je vous manque de parole. Ainsi n'observant pas comme je dois vos commandements, je me trouverai dénué de toutes bonnes œuvres aussi bien dans le Ciel que sur la terre, Seigneur ; quelle espérance me reste-t-il donc, sinon votre miséricorde, par laquelle je crois fermement que vous me sauverez ? » Il parlait ainsi en accompagnant ses paroles de quantité de cris et de soupirs ; et le même jour nous célébrâmes la fête avec grande solennité.
CHAPITRE II.
Pélagie ayant entendu une prédication du saint Evêque Nonne, en est tellement touchée qu'elle se résout de se convertir et lui écrit sur ce sujet.
Le lendemain, qui était un dimanche, après avoir achevé les Mâtines, le saint Evêque Nonne me dit : « Mon frère le diacre, j'ai eu cette nuit un songe qui me trouble fort, d'autant que je ne sais ce qu'il signifie. Il me semblait que je voyais au coin de l'autel une colombe extrêmement noire et pleine d'ordure qui volait à l'entour de moi, et dont la puanteur était si grande que je ne pouvais la supporter ; ce qui dura jusques à ce que l'on eût achevé l'oraison des catéchumènes. Mais après que le diacre leur eut dit : « Retirez-vous », cette colombe ne parut plus. La liturgie des fidèles et le sacrifice étant achevés, et le peuple s'étant retiré, je sortis de l'église ; et cette même colombe revint aussi sale qu'auparavant et volait encore à l'entour de moi. Alors, étendant la main, je la pris, et la jetai dans le bassin de la fontaine qui est devant l'église, où lavant toutes ses ordures, elle sortit de l'eau aussi blanche que de la neige, et s'envola si haut vers le Ciel que je la perdis de vue. »
Ce saint homme m'ayant ainsi raconté son songe me prit par le bras, et nous arrivâmes avec les autres Evêques à la grande église où nous saluâmes celui d'Antioche, qui fit une exhortation. Tous les Evêques s'étant assis sur leurs trônes après qu'on eut commencé de célébrer la liturgie et lu le saint Evangile, l'Evêque prenant le livre le présenta au bienheureux Nonne, et le pria de vouloir instruire le peuple. Alors prenant la parole il leur fit un discours plein de cette divine sagesse qui était en lui, et qui n'avait rien d'affecté ou de subtil comme ceux des philosophes, ni de vain ou de superflu comme ceux de la plupart des hommes, mais était tout rempli du Saint Esprit, lequel anima de telle sorte les paroles sans fard dont il se servit pour représenter quel sera ce dernier jugement, et le bonheur éternel dont les gens de bien seront récompensés en l'autre vie, que tous les auditeurs en furent si extraordinairement touchés qu'ils noyèrent de leurs larmes le pavé de l'église.
La conduite de la miséricorde de Dieu voulut que cette courtisane dont j'ai parlé se trouva présente, et ce qui est étrange, elle était catéchumène, sans que toutefois elle eut jamais eu le moindre sentiment de ses péchés, ni fut jamais auparavant venue à l'église. Le saint Evêque Nonne prêchant donc en cette manière, la crainte de Dieu fit soudain une telle impression dans son cœur que, comme si elle eût désespéré de son Salut, elle commença à jeter de grands soupirs, et à verser des ruisseaux de pleurs, sans qu'il fût en son pouvoir de les retenir. En s'en allant elle dit à deux de ses gens : « Demeurez ici, et lorsque le saint Evêque Nonne sortira de l'église, suivez-le pour apprendre où il demeure, et me le venez dire. » Ses gens exécutant son commandement nous suivirent jusque dans Saint Julien où nous étions logés dans des cellules. Ce que lui ayant rapporté, elle envoya aussitôt par eux au saint Evêque des tablettes dans lesquelles ces paroles étaient écrites : « Au saint disciple de Jésus-Christ, une pauvre pécheresse disciple du Diable. J'ai appris que le Dieu que vous adorez est descendu du Ciel sur la terre, non pas pour l'amour des justes, mais afin de sauver les criminels ; qu'il s'est humilié jusques à cet excès que de s'approcher des publicains et que celui que les Chérubins n'osent regarder a conversé avec les pécheurs ; c'est pourquoi, Monseigneur, encore que vous n'ayez pas vu de vos yeux mortels Jésus-Christ ce Sauveur des hommes, qui n'a pas dédaigné de se faire voir auprès d'un puits à cette pécheresse de Samarie ; néanmoins ayant su par les Chrétiens quelle est votre sainteté, et le long temps qu'il y a que vous servez un si bon maître, je vous conjure de témoigner que vous êtes son véritable disciple, en ne méprisant pas le désir extrême que j'ai de m'approcher de lui, et de le voir un jour face à face par votre assistance. » Le saint Evêque lui répondit : « Dieu connaît tous vos sentiments, toutes vos pensées, et tous vos desseins, et vous ne sauriez lui rien cacher. Ainsi ne prétendez pas de le pouvoir tromper en me surprenant et en abusant de mon ignorance ; car encore que je sois un homme pécheur, je fais profession de le servir. Mais si vous avez un désir véritable de lui plaire, de vous instruire dans la foi, et d'entrer dans le chemin de la vertu, et que ces considérations vous portent à me vouloir parler, vous pouvez venir et me voir en la présence des autres Evêques avec qui je suis ; car je ne saurais vous l'accorder d'une autre manière. »
CHAPITRE III.
Pélagie étant allée trouver le saint Evêque Nonne en présence des autres Evêques, elle le contraint par ses instantes conjurations de la baptiser à l'heure même.
Cette lettre combla Pélagie d'une telle joie qu'après l'avoir lue diverses fois elle vint toujours courant à Saint Julien où nous étions, et l'ayant fait savoir au bienheureux Nonne, il assembla tous les Evêques qui logeaient au même lieu, et commanda qu'on la fît venir. Etant entrée, elle se jeta à ses pieds et lui dit en les embrassant : « Je vous conjure, Monseigneur, d'imiter Jésus-Christ votre maître, en me faisant ressentir les effets de votre bonté, et en rendant Chrétienne ; car je suis un abîme de péché, et un gouffre de toutes sortes d'iniquités. Je vous demande le baptême. »
Le Saint l'ayant à peine fait résoudre de se lever lui dit : « Les saints canons de l'Eglise défendent de baptiser une courtisane si elle ne donne des personnes croyables qui répondent pour elle qu'elle ne retombera jamais plus dans les mêmes péchés. » A ces paroles elle se jeta par terre, et embrassant encore les pieds du Saint les arrosa de ses larmes et les essuya de ses cheveux, puis lui dit : « Si vous différez de me baptiser quoique souillée de tant de péchés, je vous attribuerai tous ceux que je pourrai commettre à l'avenir, et vous rendrez compte à Dieu de mon âme. Si vous ne me tirez présentement de tous les crimes où je suis engagée, je souhaite que vous n'ayez jamais de part avec lui et avec ses Saints. Si vous ne m'offrez aujourd'hui à sa miséricorde, et si vous ne me faites renaître à une nouvelle vie pour me rendre digne d'être épouse de Jésus-Christ, je souhaite que vous le renonciez et que vous adoriez les idoles. »
Tous les Evêques et les Ecclésiastiques entendant une si grande pécheresse parler de la sorte, par l'ardent désir qu'elle avait de se réconcilier avec Dieu, avouèrent avec admiration et étonnement n'avoir jamais vu en aucune autre personne une foi semblables à la sienne, ni un tel désir de se sauver. Et ils m'envoyèrent à l'instant vers l'Evêque d'Antioche pour l'informer de tout ce qui s'était passé, et le supplièrent de commander à quelqu'une des veuves consacrées au service de l'Eglise de s'en venir avec moi. Cette nouvelle le remplit d'une extrême joie, et il dit tout haut en parlant du saint Evêque Nonne : « Ces grandes actions vous étaient réservées, mon Révérend Père, et je n'avais pas tort de croire que vous seriez la langue par laquelle Dieu parlerait pour toucher les cœurs. »
Aussitôt il envoya avec moi une dame nommée Romaine qui était la principale de ces saintes veuves. En arrivant elle trouva cette fille encore prosternée aux pieds du saint Evêque, qui à grand peine la put faire lever en lui disant en lui disant : « Levez-vous, ma fille, afin d'être exorcisée, et confessez tous vos péchés. » Elle répondit : « Si j'examine le fonds de mon cœur, je ne trouverai en moi aucune action qui soit innocente. Le poids de tout le sable de la mer n'égale pas celui de mes péchés, et en comparaison d'eux toutes ses eaux ramassées ensemble peuvent passer pour légères ; mais j'ai une ferme confiance en votre Dieu qu'il me les pardonnera, et me regardera d'un œil de miséricorde. » Alors le saint Evêque lui dit : « Comment vous appelez-vous ? » Elle répondit : « Mon véritable nom est Pélagie ; mais tous les habitants d'Antioche me nomment Perle, à cause de la grande quantité de perles et d'autres ornements dont je me suis trouvée enrichie par mes péchés ; car j'étais comme la boutique la plus parée et la plus magnifique qu'eut le Diable. » Le saint Evêque reprenant la parole lui dit : « Votre nom véritable est donc Pélagie ? » « Oui, Monseigneur, » répondit-elle. Alors il l'exorcisa, la baptisa, la confirma, et lui donna le siant corps de notre Seigneur. Romaine, cette sainte dame, lui servit de marraine, et la mena dans le lieu des catéchumènes à cause que nous y demeurions. Le saint Evêque Nonne me dit ensuite : « Mon frère le diacre, réjouissons-nous aujourd'hui avec les Anges de Dieu et contre notre coutume mangeons de l'huile et prenons du vin, pour témoigner la joie spirituelle que nous recevons du Salut de cette jeune femme. »
CHAPITRE IV.
Le Diable tente inutilement Sainte Pélagie, qui remet tout son bien entre les mains du saint Evêque Nonne, et donne la liberté à tous ses esclaves.
Etant à table, nous entendîmes une voix comme d'un homme qui se plaint d'une grande violence qu'on lui fait, et c'était le Diable qui criait ainsi, disant : « Misérable que je suis, pourquoi faut-il que ce décrépit vieillard me fasse souffrir de la sorte ? Ne te suffit-il pas de m'avoir ravi trente mille âmes d'entre les Sarrasins et de les avoir offertes à ton Dieu ? Ne te suffit-il pas de m'avoir aussi arraché d'entre les mains et de lui avoir offert en la même sorte la ville d'Héliopolis qui était à moi, et dont tous les habitants m'adoraient ? Faut-il encore que tu m'enlèves maintenant la plus grande espérance qui me restait ? Et penses(tu que je puisse supporter plus longtemps tes persécutions ? Oh ! Que de maux me fait endurer ce malheureux homme ! Maudit soit le jour auquel tu es né ! Toute mon espérance m'est ravie et tu me fais verser des torrents de larmes. » Cet esprit infernal criant ainsi à haute voix, et se plaignant devant la porte, tous ceux qui se trouvèrent présents l'entendirent ; puis s'adressant à cette nouvelle baptisée : « Est-ce ainsi, Pélagie, » dit-il, « que vous me traitez ? Est-ce ainsi que vous imitez mon cher Judas, en me trahissant maintenant de même qu'après avoir été couronné d'honneur et de gloire et établi Apôtre, il trahit son maître ? » Le saint Evêque Nonne l'entendant parler de la sorte dit à Pélagie : « Renoncez-le, et faites le signe de la croix ». Ce qu'ayant fait et soufflé contre lui, il disparut aussitôt.
Deux jours après, la servante de Dieu Pélagie étant couchée avec sa sainte marraine et dormant, le Diable lui apparut, la réveilla, et lui dit : « Perle, dites-moi, je vous prie, ai-je manqué à vous enrichir d'or et d'argent, et à vous donner quantité de pierreries pour vous parer ? Vous ai-je fâchée en quelque chose ? Dites-le moi, je vous prie, afin que je répare la faute ; et je ne vous demande rien sinon que vous ne me rendiez pas le sujet du mépris et de la risée des Chrétiens. » A ces paroles, elle fit le signe de la Croix, et soufflant contre cet esprit malheureux, lui dit : « Mon Dieu, qui m'a arrachée d'entre tes mains et reçue dans sa couche céleste, prendra ma défense contre toi. » A ces mots le Diable disparut.
Sainte Pélagie, le troisième jour d'après son baptême, dit à celui de ces gens à qui elle confiait tout ce qu'elle avait : « Allez dans ma garde-robe; faites l'inventaire de tout ce qui est tant en or qu'en argent, en pierreries et en habits, et apportez-le moi. » Ce qu'ayant exécuté, elle fit appeler le saint Evêque Nonne par Sainte Romaine, et lui dit en lui mettant ce papier entre les mains : « Monseigneur, voilà tout le bien dont le démon m'a enrichie. Je le remets en la disposition de votre Sainteté, afin que vous en ordonniez selon ce que vous jugerez pour le mieux ; car quant à moi, je ne désire maintenant d'autres richesses que celles de Jésus-Christ mon Sauveur. » Le saint Evêque fit aussitôt venir le plus ancien des trésoriers de l'Eglise, et en la présence de Pélagie lui mit cet inventaire entre les mains et lui dit : « Je vous conjure par l'indivisible Trinité de n'employer rien de tout ceci au profit de l'Evêque ni de l'Eglise ; mais de le distribuer entièrement aux veuves, aux orphelins, et aux pauvres, afin que s'il a été mal acquis il soit au moins bien employé, et que les richesses d'une pécheresse deviennent des trésors de Justice. Que si vous violez le serment que je vous oblige d'en faire et en détournez quelque chose ou par vous ou par autrui, la maison de quiconque commettra ce crime sera remplie d'anathème, et il sera traité comme ceux qui crièrent : « Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié ! »
Pélagie fit venir ensuite tous ses esclaves tant hommes que femmes, et leur donnant à tous de sa propre main, avec la liberté, des chaînes d'or, leur dit : « Hâtez-vous de vous affranchir de la servitude de ce siècle corrompu et plein de péchés, afin que comme nous y avons passé quelque temps ensemble, nous jouissions aussi tous ensemble éternellement de cette vie qui est seule très heureuse, et dont les félicités ne sont traversées ni de douleurs ni de déplaisirs. »
CHAPITRE V.
Sainte Pélagie s'en va secrètement à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers, où s'étant recluse et prenant le nom de Pélage, elle y demeura jusques à la mort.
Le huitième jour d'après son baptême, qui est celui auquel on quitte la robe blanche qu'on y a reçue, Sainte Pélagie se leva secrètement la nuit, et dépouillant cette robe se revêtit d'un cilice et d'un méchant manteau du bienheureux Evêque Nonne ; et depuis ce jour, on ne la revit jamais plus à Antioche. Sainte Romaine pleurant amèrement, le saint Evêque la consola et lui dit : « Ne pleurez point, ma fille ; mais au contraire ayez une extrême joie de ce que Pélagie a choisi la meilleure part, à l'imitation de Marie que notre Seigneur préfère à Marthe dans l'Evangile. » Sainte Pélagie s'étant retirée de la sorte s'en alla à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers où notre Seigneur fit sa prière. A quelque temps de là tous les Evêques qui étaient assemblés à Antioche s'en retournèrent chacun en leur diocèse.
Trois ou quatre ans après, je désirai d'aller à Jérusalem pour y adorer la résurrection glorieuse de notre Seigneur Jésus-Christ ; et ayant demandé congé à mon saint Evêque, ilme dit en me l'accordant : « Mon frère le Diacre, lorsque vous serez à Jérusalem, enquérez-vous d'un Solitaire eunuque nommé Pélage, qui y est reclus depuis plusieurs années, et allez le voir ; car il vous pourra beaucoup servir. » Or en disant cela, il me parlait de la servante de Dieu Pélagie,mais obscurément.
Etant arrivé à Jérusalem, et ayant adoré la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, je m'enquis le lendemain du serviteur de Dieu, et le trouvai sur le mont des Oliviers dans une cellule fermée de tous côtés et où il y avait seulement une fort petite fenêtre, àlaquelle ayant frappé, elle me l'ouvrit et me reconnut, mais je ne la reconnus point ; car comment l'aurais-je pu puisque l'ayant vue auparavant dans une beauté incroyable, elle avait lors les yeux enfoncés et le visage tout décharné par les longues austérités de son extrême pénitence ? Elle me dit : « D'où venez-vous, mon frère ? » « Je viens vous trouver », lui répondis-je, »par le commandement de Nonne, mon Evêque. » « C'est un véritable Saint », répliqua-t-elle, « et je le supplie de prier Dieu pour moi. » En achevant ces paroles, elle ferma la fenêtre, et commença à chanter Tierce. Je me mis en prière auprès de sa cellule, et puis m'en allai avec beaucoup de consolation d'avoir vu cette personne angélique.
A mon retour de Jérusalem, je visitai les frères par les monastères, et trouvai que Pélage y était en très grande réputation ; ce qui me fit résoudre de le retourner voir, afin de profiter de ses salutaires instructions. Etant arrivé à sa cellule, ayant frappé à la fenêtre, et l'ayant même appelé par son nom, voyant qu'il ne me répondait point, je continuai les deux jours suivants à faire la même chose, mais aussi inutilement que le premier. Alors, je dis en moi-même : Ou il n'y a personne ici, ou au moins le Solitaire qui y était s'en est allé. Puis, étant poussé d'un instinct de Dieu, j'ajoutai: Il faut que je vois s'il ne serait point mort. Ayant achevé ces paroles, j'ouvris la petite fenêtre, et regardant dans la cellule, j'aperçus qu'il était mort.Aussitôt je refermai la fenêtre, et l'ayant bouchée avec de la terre, je courus dire dans Jérusalem à ceux avec qui je demeurais, que le Solitaire Saint Pélage qui menait une vie si admirable s'était endormi du sommeil des Justes. Aussitôt ces Saints Pères accompagnés des Solitaires de divers Monastères vinrent à la cellule, qui ayant été ouverte et le saint corps en ayant été tiré, on le mit avec grande vénération sur un drap d'or enrichi de pierres précieuses ; puis ces Saints Pères le frottant avec de la myrrhe connurent que c'était une femme ; ce qui les ayant extraordinairement étonnés et voulant cacher au peuple cette merveille, ce ne fut pas en leur puissance d'y parvenir. Alors ils crièrent à haute voix : « Jésus-Christ notre Seigneur et notre maître, gloire vous soit rendue à jamais de tant de richesses cachées que vous avez sur la terre non seulement dns les hommes, mais aussi dans les femmes. » Le bruit s'en étant répandu de tous côtés, tous les Monastères de vierges tant de Jéricho que du Jourdain où notre Seigneur fut baptisé, vinrent avec des cierges allumés en chantant des hymnes ; et ces saintes reliques étant portées par ces Saints Pères furent mises dans l'église.
Voilà quelle a été la ve d'une courtisane. Voilà quelles ont été les actions d'une personne dont le Salut semblait être désespéré ; et je supplie Dieu qu'au jour du Jugement nous jouissions avec elle des effets de sa miséricorde, lui à qui reviennent l'honneur, la puissance et la gloire aux siècles des siècles. Amen.
LA VIE DE SAINTE MARIE
L'EGYPTIENNE
PENITENTE,
écrite par SOPHRONE Evêque de Jérusalem.
AVANT-PROPOS.
C'est une chose louable de cacher le secret des rois ; mais il y a de la gloire à publier les œuvres de Dieu, ainsi que l'Ange le dit à Tobie lorsqu'il eut recouvert la vue d'une manière miraculeuse, et qu'ayant été garanti de tant de périls il éprouva les effets de l'amour et de l'assistance de Dieu ; car il est fort dangereux de découvrir les secrets des princes ; et c'est au contraire un grand préjudice pour les autres que de taire les actions illustres que Dieu fit en faveur des hommes par l'excès de sa bonté et de sa miséricorde. C'est pourquoi craignant de couvrir par le silence des merveilles toutes divines, et de tomber par un juste jugement dans la même condamnation de ce lâche serviteur qui au lieu de faire profiter le talent qu'il avait reçu le cacha dans la terre, je me garderai bien d'ensevelir dans les ténèbres une histoire aussi sainte qu celle qui est venue à ma connaissance. Et on ne doit pas appréhender d'ajouter foi à ce que je vais écrire par l'étonnement que donneront des actions si extraordinaires ; car Dieu me garde d'être menteur en des matières saintes, et de violer la vérité dans des choses qui regardent sa gloire ; je n'aurai point de part au danger où se mettront ceux qui ne comprenant que les choses basses, et jugeant indignement de la grandeur d'un Dieu qui s'est fait homme, n'ajouteront point de foi à ce discours. Et s'il se trouve des personnes qui après l'avoir lu refusent d'y donner la créance et l'admiration que mérite une histoire si miraculeuse, je prie Dieu qu'il ait pitié d'eux et leur ouvre l'esprit pour entendre sa sainte parole, afin qu'ils ne se rendent pas coupables par le mépris de tant de miracles qu'il a résolu de toute éternité de faire en faveur de ses élus, ainsi qu'ils font lorsque considérant seulement la faiblesse de la nature humaine, ils jugent impossible tout ce qu'on leur dit des actions extraordinaires des Saints.
Je vais donc commencer cette narration, que j'écrirai mot à mot selon que l'on sait qu'elle s'est passée de notre temps, et qu'elle m'a été rapportée par un saint homme nourri dans la science et dans la pratique des choses divines. Et que personne, ainsi que je l'ai déjà dit, ne se laisse aller à l'incrédulité comme s'il était impossible qu'un si grand miracle se fut fait de notre temps, puisque la Grâce de Dieu qui de siècle en siècle passe dans les âmes des Saints, les rend ses amis et fait des Prophètes, ainsi que Salomon nous l'apprend par la connaissance qu'il lui en avait donnée. Mais il ne faut pas différer davantage à raconter ce grand et généreux combat de l'illustre et Sainte Marie l'Egyptienne, et à dire de quelle sorte elle fint ses jours sur la terre.
CHAPITRE I.
L'Abbé Zosime qui était un Solitaire de très grande vertu étant tenté de quelques pensées de vanité, il se présenta un homme à lui qui lui dit d'aller en un Monastère proche du Jourdain où il alla, et y fut reçu.
Il y avait dans un Monastère de la Palestine un homme nommé Zosime, qui ayant dès son enfance été instruit avec très grand soin dans les exercices de la vie solitaire, et élevé saintement, faisait reluire dans ses paroles et dans ses actions une véritable piété. Sur quoi on ne doit pas s'imaginer que je veuille parler de ce Zosime accusé d'enseigner des erreurs en ce qui regarde la créance ; puisque ce sont deux diverses personnes et très différentes encore qu'elles portent un même nom. Celui-ci demeura premièrement en un Monastère de la Palestine, et passant par tous les exercices de la vie solitaire se rendit recommandable par la pureté de ses mœurs et par sa ferveur dans la pénitence, car il observait inviolablement toutes les instructions que ceux qui avaient été nourris dès leur plus tendre jeunesse dans cette sainte manière de vivre lui donnaient pour le rendre capable de soutenir les combats qui se présentent dans la pratique exacte de ces règles, et ne se contentant pas de cela, il y ajoutait encore beaucoup de lui-même, par le désir qu'il avait d'assujettir sa chair à son esprit. Ainsi on n'a jamais remarqué qu'il ait manqué en la moindre chose, et il accomplissait si parfaitement tout ce qu'on peut désirer en un Solitaire, qu'on en a souvent vu plusieurs autres, tant des environs que des provinces fort éloignées venir vers lui, et par ses instructions et ses exemples se porter avec beaucoup plus d'ardeur qu'auparavant dans les saints exercices de la pénitence.
Ayant tant d'excellentes qualités, il méditait sans cesse l'Ecriture sainte ; car soit qu'il fût couché pour prendre quelque repos, ou qu'il fût levé, ou qu'il travaillât de ses mains, ou qu'il mangeât, son esprit s'occupait toujours à cet heureux objet qui lui était devenu si familier, et il ne discontinuait jamais cet ouvrage qu'il avait si à cœur qui était de chanter des psaumes et de méditer l'Ecriture sainte. Ainsi s'étant rendu digne d'avoir l'esprit éclairé de Dieu, ceux qui vivaient avec lui assurent qu'il était souvent favorisé de visions ; ce qui n'est ni étrange ni incroyable ; car puisque notre Seigneur dit (Matth. 5) que « ceux qui ont le cœur pur sont bienheureux à cause qu'ils verront Dieu », à combien plus forte raison ceux qui ont purifié leur chair, qui sont toujours demeuré dans l'abstinence, et dont l'esprit ne s'est jamais endormi dans le chemin de la piété, peuvent-ils avoir les yeux éclairés de ses divines lumières pour marque du bonheur qui les attend dans l'autre vie, où ils le verront éternellement dans sa majesté et dans sa gloire.
Zosime disait lui-même qu'il avait comme au sortir de la mamelle été mis en ce Monastère, où il avait vécu jusques à cinquante-trois ans dans l'observance des règles de la vie solitaire. Et un jour se trouvant tenté de quelques pensées qui lui faisaient croire qu'il était parfait en toutes choses, et qu'il se pouvait passer des instructions de qui que ce fût, il parlait ainsi en lui-même : « Y a -t-il quelque Solitaire dans le monde qui me puisse rien enseigner de nouveau, ou me montrer quelque chose dans cette sainte manière de vivre que je n'aie pas déjà accomplie par mes actions ? Et se trouve-t-il quelqu'un qui m'y surpasse ? Comme il s'entretenait de ces pensées et d'autres semblables, il se présenta un homme devant lui qui lui dit : « O Zosime, il est vrai que tu as combattu généreusement, et autant qu'un homme le pouvait faire. Il est vrai que tu as fort bien couru dans la carrière de la vie solitaire. Mais il n'y a point d'homme qui se puisse vanter d'être parfait, d'autant qu'encore que tu ne le saches pas, le combat présent est plus difficile à soutenir que celui qui est passé. Et afin que tu connaisses qu'il y a beaucoup d'autres voies pour arriver au Salut que celle que tu as suivie, sors de ton pays, sors d'avec tes proches, sors de la maison de ton père ainsi que le grand Patriarche Abraham, et va-t'en au Monastère qui est le long du Jourdain. »
Zosime suivant celui qui lui avait ainsi parlé sortit du Monastère où il avait été nourri dès son enfance, et étant arrivé au bord du Jourdain qui est le plus saint de tous les fleuves, il fut conduit par ce même homme au Monastère où Dieu lui avait commandé d'aller. Ayant frappé à la porte et parlé au portier, ce frère l'alla dire à son Abbé, qui vint le recevoir, et connaissant à son habit et à sa contenance que c'était un Solitaire, après que Zosime se fut mis à genoux selon la coutume des Solitaires, et lui eut donné sa bénédiction, il lui dit : « D'où venez-vous, mon Frère ? Et quel sujet vous amène vers de pauvres Solitaires ? » Zosime lui répondit : « Je n'estime pas nécessaire, mon Père, de vous dire d'où je viens, et je pense qu'il suffit que vous sachiez que ce qui m'amène est le désir de trouver ici des sujets d'édification ; car j'ai appris des choses si avantageuses de ce Monastère et si dignes de louanges, qu'elles sont capables de porter des hommes à s'unir à Dieu. » L'Abbé lui répartit : « Mon frère, Dieu qui seul peut guérir les infirmités des âmes veuille par sa Grâce vous instruire et nous aussi de ses commandements, et conduire nos pas pour marcher dans ses saintes voies ; car il n'y a point d'homme qui soit capable de faire avancer les autres dans la vertu ; mais il faut que chacun veille soigneusement sur soi-même, et que sans élever trop haut ses pensées, il fasse ce qui lui est le plus avantageux pour arriver à la perfection, Dieu coopérant avec lui. Toutefois puisque comme vous dites la charité de Jésus-Christ vous amène ici pour y voir de pauvres Solitaires, vous pouvez demeurer avec nous si c'est votre dessein ; et ce bon pasteur qui a donné sa vie pour notre Salut, et qui appelle ses brebis chacune par leur nom, nous nourrira par la Grâce de son Saint Esprit. L'Abbé ayant achevé ces paroles, Zosime mit encore le genou en terre, et après avoir reçu sa bénédiction lui répondit : « Amen », et demeura dans ce Monastère.
CHAPITRE II.
De la perfection avec laquelle on vivait en ce Monastère, dont les Solitaires passaient quasi tout le Carême dans le désert.
Il vit là des vieillards vénérables de visage, admirables dans leurs actions, fervents en esprit, et qui servaient Dieu sans discontinuation quelconque. Il n'y avait point d'heure dans la nuit que l'on n'y chantât des psaumes, et durant le jour ils les avaient toujours en la bouche, et travaillaient sans cesse de leurs mains. On ne savait là ce qu'étaient des entretiens inutiles. Ils n'avaient pas la moindre pensée de l'argent ni des autres choses temporelles, et à peine en connaissaient-ils le nom ; mais ils employaient toute l'année à considérer quel est le néant de cette vie qui n'est qu'un passage plein de douleurs et de misères, et à méditer des choses semblables. Une seule leur paraissait importante, et ils travaillaient tous avec ardeur pour l'acquérir, qui est de se réputer comme morts au siècle auquel ils avaient renoncé en quittant le monde, et généralement à toutes les choses qui en dépendent. Vivant ainsi comme s'ils ne vivaient plus, ils nourrissaient leur esprit d'une nourriture qui ne leur manquait jamais, qui est la parole de Dieu, et leur corps de pain et d'eau seulement, afin d'avoir plus de sujet d'espérer en la miséricorde de leur maître. Zosime, ainsi qu'il le disait depuis, considérant cette sainte manière de vivre en était extrêmement édifié, et était incité par ces exemples à s'avancer dans la perfection, trouvant des personnes qui travaillaient si puissamment avec lui pour l'acquérir, et qui faisaient voir avec tant de bonheur un nouveau Paradis sur la terre.
Peu de jours après le temps s'approcha qui est ordonné aux Chrétiens par la tradition de l'Eglise pour célébrer le saint jeûne du Carême, et pour purifier leurs âmes afin de se rendre dignes de voir les jours de la mort et de la résurrection de notre Sauveur. Or ces Solitaires accomplissaient toutes leurs fonctions sans y être troublés en aucune sorte, parce que l'on n'ouvrait jamais la principale porte de la maison si quelque Solitaire n'y venait pour des affaires nécessaires, à cause que ce lieu était un lieu de solitude ; et qui non seulement n'était point fréquenté,mais n'était pas connu de la plupart de ceux mêmes qui en étaient voisins ; et cette règle s'y observait depuis l'établissement du Monastère. Ce qui me fait croire que ce fut pour cette raison que Dieu y envoya Zosime.
Je veux ici rapporter l'ordre qu'observaient ces Solitaires. Le premier dimanche de Carême on célébrait selon la coutume les divins mystères, et chacun recevait le corps et le sang précieux de notre Seigneur Jésus-Christ qui donne la vie aux âmes. Puis, après avoir un peu mangé à l'ordinaire, ils s'assemblaient dans l'oratoire, oùayant fait oraison à genoux ils se donnaient les uns aux autres le saint baiser, et mettant encore les genoux en terre ils embrassaient leur Abbé et lui demandaient sa bénédiction, afin d'être assistés de ses prières dans le combat qu'ils s'en allaient entreprendre. On ouvrait ensuite toutes les portes du Monastère, et lors en chantant tous d'une voix ce psaume (Ps.26) : « Le Seigneur est malumière et mon Salut, qui craindrai-je ? Le Seigneur est le protecteur de ma vie, qui sera capable de m'épouvanter ? » Ils sortaient, ne laissant qu'un ou deux des frères dans le Monastère, non pas pour garder ce qui y était, puisqu'ils n'avaient rien qui soit propre pour des voleurs, mais afin de ne laisser pas leur oratoire sans que quelqu'un y chantât les louanges de Dieu. Chacun portait avec soi de quoi vivre selon qu'il le voulait ou le pouvait et selon son besoin, les uns des figues, les autres des dattes ; les autres des légumes trempés dans de l'eau, et il y en avait qui ne portaient que leur corps, et leur habit, mangeant seulement des herbes qui croissent dans le désert lorsqu'ils étaient pressés de la faim. Chacun était sa règle à soi-même, et c'était une loi inviolablement observée entre eux de ne s'informer point de quelle sorte et dans quelle abstinence ils avaient vécu durant ce temps. Pour ce sujet ils passaient aussitôt le Jourdain, et s'éloignant fort les uns des autres ils ne se rejoignaient plus, la solitude leur tenant lieu de toutes les compagnies qu'on pourrait trouver dans les villes. Et s'ils voyaient de loin venir vers eux quelqu'un de leurs frères, ils se détournaient aussitôt de leur chemin et s'en allaient d'un autre côté, vivant ainsi pour Dieu seul et pour eux-mêmes, chantant très souvent des psaumes, et ne mangeant qu'à certain temps. Après avoir jeûné de la sorte, ils s'en retournaient au Monastère avant le jour de la Résurrection glorieuse de Jésus-Christ notre Sauveur qui est la vie de nos âmes, et s'y trouvaient tous en ce dimanche que la sainte Eglise célèbre avec des rameaux de palmes. Chacun remportait avec lui le témoignage que lui rendait sa propre conscience de la manière dont il avait travaillé dans sa retraite, et des semences qu'il avait jetées dans son âme pour la rendre forte et généreuse à entreprendre de nouveaux travaux pour le service de Dieu ; et ils ne se demandaient jamais les uns aux autres, ainsi que j'ai dit, comment ils avaient passé ce temps de séparation et de solitude.
Voilà quelle était la règle de cette maison laquelle s'y observait parfaitement, et de quelle sorte chacun de ces Solitaires s'unissait à Dieu dans ce désert, et combattait contre lui-même pour se rendre agréable à lui seul et non pas aux hommes, sachant que toute les choses qu'on fait pour l'amour des hommes et à dessein de leur plaire nuisent au lieu de servir à ceux qui les font.
CHAPITRE III.
Zosime étant allé durant le Carême dans le désert avec ces autres Solitaires aperçoit la figure d'une créature humaine qui fuyait devant lui, et la suit jusques à un lieu creusé par un torrent.
Zosime donc selon la coutume de ce Monastère passa le Jourdain, ne portant que son habit et quelque peu de chose pour vivre. Ainsi il observait la règle, et en traversant cette solitude il ne prenait de la nourriture que lorsque la nécessité l'y obligeait ; il se couchait sur la terre au lieu où la nuit le surprenait pour se reposer et dormir un peu ; et aussitôt que le point du jour était venu, il commençait à se hâter de marcher, ayant continuellement dans l'esprit, ainsi qu'il le disait depuis, le désir d'entrer plus avant dans ce désert, par l'espérance d'y trouver quelque bon Père qui y demeurât, et dont il pût apprendre quelque chose ; et il avançait sans cesse de la sorte, comme s'il fût allé vers quelque personne qu'il eût connue. Après avoir marché durant vingt jours, l'heure de Sexte étant venue, il s'arrêta un peu, et se tournant du côté de l'Orient fit sa prière ordinaire ; car il avait accoutumé à certaines heures du jour de s'arrêter pour chanter des psaumes étant debout, et faire oraison à genoux.
Lors donc qu'il chantait des psaumes et que d'un regard fixe il avait les yeux élevés vers le Ciel, il vit à sa main droite comme l'ombre d'un corps humain ; ce qui le remplit d'abord d'étonnement et de crainte, croyant que c'était une illusion du Diable ; mais après s'être armé du signe de la Croix et avoir perdu toute appréhension, étant déjà arrivé vers la fin de sa prière, il vit en tournant les yeux quelqu'un qui véritablement marchait très vite vers l'Occident : Or ce qu'il voyait était une femme, dont l'ardeur du soleil avait rendu le corps extrêmement noir, et qui avait les cheveux aussi blancs que de la laine, mais si courts qu'ils ne lui allaient que jusqu'au cou.
Zosime voyant ce que je viens de dire et se réjouissant dans l'espérance de recevoir la consolation qu'il souhaitait, courut de toute sa force vers l'endroit où ce qui lui paraissait se hâtait d'aller ; car sa joie était très grande, parce que durant tout le temps qu'il avait marché dans ce désert il n'y avait vu aucune forme ni d'homme ni de bêtes sauvages, ni d'oiseaux, ni d'autres animaux quelconques, ce qui augmentait son désir de savoir ce que c'était qui lui apparaissait, espérant d'en tirer un grand avantage. Mais elle voyant Zosime qui la suivait commença en fuyant à prendre sa course vers le fonds du désert. Sur quoi Zosime oubliant la faiblesse de son âge et ne considérant point le travail du chemin, courut avec grande vitesse par le désir qu'il avait de voir de plus près ce qui fuyait devant lui ; et courant ainsi plus fort qu'elle, il s'en approchait toujours.
Lorsqu'il fut en telle disatnce qu'elle pouvait entendre sa voix, il lui cria en pleurant : « Serviteur de Dieu, pourquoi fuyez-vous ce pécheur et ce pauvre vieillard ? Qui que vous soyez, je vous conjure par le Dieu pour l'amour duquel vous passez votre vie dans cette affreuse solitude de vouloir bien me souffrir ; je vous en conjure par l'espérance que vous avez d'être un jour récompensé de tant de travaux. Arrêtez-vous et ne refusez pas votre bénédiction et vos prières à celui qui vous les demande au nom de Dieu, qui n'a jamais rejeté personne. » Zosime mêlant ainsi ses conjurations à ses larmes,ils arrivèrent tous deux en courant en un certain lieu que les eaux d'un torrent avaient creusé, et lors ce qui fuyait ainsi devant lui y descendit, et monta après de l'autre côté. Zosime continuant à crier et ne pouvant passer outre demeura au-deçà de ce torrent qui était à sec, et redoubla de telle sorte ses pleurs et ses soupirs que l'on entendait encore de plus loin le bruit de ses plaintes.
CHAPITRE IV.
Ce qui fuyait ainsi devant Zosime s'arrête après avoir passé le torrent, et lui dit qu'elle était une femme. Ils demeurèrent longtemps à se demander leur bénédiction l'un à l'autre, et puis s'étant mis en oraison Zosime la voit élevée en l'air.
Alors cette personne qui s'enfuyait ainsi lui dit : « Abbé Zosime, je vous prie au nom de Dieu de me pardonner de ce que je ne puis me tourner pour vous parler à cause que je suis une femme, et que comme vous voyez je suis toute nue, mais si vous désirez d'assister de vos prières une pauvre pécheresse, jetez-moi votre manteau, afin que je puisse m'en couvrir et ainsi me tourner vers vous pour recevoir votre bénédiction. » Zosime fut surpris d'un merveilleux étonnement mêlé de crainte et comme transporté hors de lui-même en entendant ces paroles ; car étant un homme excellent et que la Grâce de Dieu avait rempli d'une très grande prudence, il jugea bien que cette femme ne l'ayant jamais vu ni entendu parler de lui, ne l'avait pas ainsi nommé par son nom sans une Grâce toute particulière de Dieu. Il exécuta donc très promptement ce qu'elle lui avait ordonné, et après avoir détaché son manteau il le lui jeta en lui tournant le dos.L'ayant reçu elle s'en couvrit la plus grande partie du corps, et s'étant enveloppée de la sorte se tourna vers Zosime et lui dit : « Mon Père, quel dessein vous a porté à voir une pécheresse, et que désirez-vous de savoir et d'apprendre de moi pour n'avoir point appréhendé un aussi grand travail que celui que vous avez souffert à venir jusques ici ? »
Zosime se prosternant en terre lui demandait sa bénédiction ainsi qu'on a coutume de la demander, et elle, se prosternant de son côté,lui demandait aussi la sienne.
Ils demeurèrent ainsi fort longtemps, et enfin elle lui dit : « Mon Père, c'est à vous de me donner la bénédiction et de faire la prière, puisque vous êtes honoré du caractère de la prêtrise, et qu'il y a tant d'années que servant au saint autel vous pénétrez par la Grâce et la lumière que Dieu vous donne les secrets et les mystères de Jésus-Christ. » Ces paroles ayant augmenté la crainte et l'émotion de Zosime, on voyait trembler ce saint vieillard et la sueur couler à grosses gouttes de son visage. Ainsi n'ayant plus du tout de force et étant comme prêt à rendre le dernier soupir,il lui dit : « O ma mère spirituelle, je connais assez par ce peu que je vous ai vue que vous êtes déjà toute avec Dieu, et que vous ne vivez plus quasi sur la terre ; et il est aisé de juger qu'il vous a fait des faveurs très extraordinaires, puisque sans m'avoir jamais vu vous m'avez appelé par mon nom ; mais d'autant que dans la dignité des fonctions où l'on est appelé, il ne s'ensuit pas que l'on ait une Grâce égale à la charge qu'on exerce, et qu'elle se connaît principalement par les effets merveilleux qu'elle fait produire aux âmes, bénissez-moi pour l'amour de Dieu, et m'assistez de vos prières, afin de me rendre digne d'imiter votre vertu. »
Alors ayant compassion de l'opiniâtreté du saint vieillard, elle dit : « Béni soit le Seigneur qui opère le Salut des âmes. » Sur quoi Zosime ayant répondu : « Amen », ils se levèrent tous deux, et elle lui dit : « Qui vous a donc amené vers une pécheresse telle que je suis ? Toutefois puisque le Saint Esprit vous a conduit ici par sa Grâce, afin de me rendre quelque assistance proportionnée à ma faiblesse, dites-moi, je vous prie, de quelle sorte les Chrétiens se conduisent aujourd'hui, de quelle sorte agissent les empereurs, et de quelle sorte le troupeau de Jésus-Christ est maintenant gouverné dans la sainte Eglise. » Zosime lui répondit : « Ma Mère, Dieu a accordé à vos saintes prières une paix assurée aux fidèles. Et ne refusez pas, je vous supplie, en son nom à un Solitaire bien qu'indigne, la consolation que je vous demande pour l'amour de Jésus-Christ de le prier pour tout le monde, et particulièrement pour ce pauvre pécheur, afin que je n'aie point fait inutilement un si long et si laborieux chemin au travers de cette vaste solitude. » Elle lui répondit : « Mon Père, je vous ai déjà dit que c'est à vous qui êtes honoré du Sacerdoce à prier pour tout le monde et pour moi aussi, puisque c'est une des fonctions auxquelles votre vocation vous oblige ; mais d'autant que l'obéissance est l'une des choses qui nous est la pus recommandée, je ferai de bon cœur ce que vous m'ordonnerez. » En achevant ces paroles, elle se tourna du côté de l'Orient, et élevant ses yeux vers le Ciel et étendant ses mains elle commença à prier en remuant seulement les lèvres, et sans que l'on pût entendre une seule de ses paroles. Zosime, comme il l'a rapporté depuis, demeura tout étonné, et sans dire mot baissa la vue contre terre, puis voyant qu'elle continuait très longtemps à demeurer en oraison, il leva un peu les yeux et vit qu'elle était élevée de terre d'une coudée, et qu'elle priait ainsi suspendue en l'air ; ce qu'il prenait Dieu à témoin être très véritable. Alors il fut rempli d'une si extrême appréhension que tout trempé de sueur il se jetait par terre sans oser parler, et disait seulement en lui-même : « Seigneur, ayez pitié de moi. »
CHAPITRE V.
Zosime voyant cette femme ainsi élevée en l'air craignit que ce ne fût un Démon. Sur quoi elle lui dit quelle avait été sa pensée ; et il la conjura ensuite de lui raconter toute l'histoire de sa vie.
Comme il était en cet état il lui vint une tentation que ce ne fût quelque malin esprit qui fit semblant de prier. Sur quoi cette femme se tournant vers lui, et le relevant lui dit : « Pourquoi, mon Père, vos pensées vous portent-elles à vous scandaliser sur mon sujet, en vous faisant croire que je ne suis qu'un esprit et que mon oraison n'est qu'une feinte ? Ne doutez point que je ne sois une femme et une pauvre pécheresse ; mais telle que je suis j'ai reçu le saint baptême, et bien éloignée d'être un esprit, je ne suis que poudre et que cendre, je ne suis que chair, et n'ai pas seulement l'esprit de concevoir les choses spirituelles. » En achevant ces paroles elle fit le signe de la croix sur son front, sur ses yeux, sur ses lèvres, et sur son estomac ; et puis elle ajouta encore : « Mon Père, Dieu nous délivre, s'il lui plaît, et du Démon et de tout ce qui vient de lui ; car il nous porte sans doute une très grande envie. »
Le vieillard à ces paroles se prosterna à ses pieds et lui dit en pleurant : « Je vous conjure par notre Seigneur Jésus-Christ notre véritable maître qui a daigné pour notre Salut tirer naissance d'une Vierge, et pour l'amour duquel vous vous êtes revêtue de cette nudité et lui avez fait un sacrifice de votre corps afin de lui être agréable, ne cachez rien je vous supplie à votre serviteur, mais dites-moi qui vous êtes, d'où vous êtes, en quel temps et pour quelle cause vous êtes venue dans cette solitude, et généralement toutes les choses qui vous regardent, afin de me faire connaître par là la grandeur des œuvres de Dieu (Eccl. 10).Car quelle utilité peut apporter un trésor caché et une science qu'on ne déclare point, ainsi que dit l'Ecriture ? Dites-moi donc toutes choses pour l'amour de Dieu sans en faire aucun scrupule, puisque ce ne sera pas par vanité, mais pour satisfaire ce pauvre pécheur encore qu'il en soit indigne. Et je prends à témoin le même Dieu auquel seul vous vivez, et avec lequel vous conversez continuellement, que je crois n'avoir été amené en cette solitude que par le dessein qu'il a eu de rendre manifeste tout ce qui s'est passé sur votre sujet, puisqu'il n'est pas en notre puissance de résister à ses volontés, et que si notre Seigneur Jésus-Christ n'avait eu dessein de vous faire connaître et de faire savoir les combats que vous avez soutenus pour son service, il n'aurait jamais permis que personne vous eût vue, et dans la faiblesse où j'étais qui me permettait à peine de sortir de ma cellule, il ne m'aurait pas donné la force de faire avec tant de diligence un si long chemin. »
Parlant ainsi et ajoutant plusieurs choses semblables, cette femme le releva et lui dit : « Pardonnez-moi, mon Père, si je meurs de honte de vus faire entendre quelle a été l'infamie de mes actions. Toutefois comme vous avez vu que j'étais nue, je vous les découvrirai aussi à nu, afin que vous connaissiez de quelle sorte mes impuretés ont rempli mon âme de confusion et de honte. Et je suis bien éloignée, ainsi que vous l'avez dit, de vouloir raconter par quelque sentiment de vanité les choses qui me regardent ; car de quoi me pourrais-je glorifier, ayant été un vaisseau d'élection non pas de Dieu, mais du Diable ? Et je suis assurée que si je commence une fois à vous faire entendre toute l'histoire de ma vie, vous vous enfuirez de moi comme vous vous enfuiriez de devant un serpent, vos oreilles ne pouvant ouïr les crimes sans nombre que j'ai commis. Je vous les dirai néanmoins avec vérité et sans en rien déguiser, après vous avoir supplié de ne discontinuer jamais de prier pour moi, afin que je me rende digne que Dieu me fasse miséricorde, et que je la reçoive au jour du jugement. Le vieillard à ces paroles versa quantité de larmes, et elle commença ainsi sa narration.
CHAPITRE VI.
Sainte Marie l'Egyptienne commence à conter à Zosime l'histoire de sa vie, et lui dit de quelle sorte elle passa dix-sept ans entiers dans des crimes horribles ; et comment elle fut à Jérusalem pour voir la cérémonie de l'Exaltation de la Sainte Croix.
« Mon Père, mon pays est l'Egypte, et mon père et ma mère vivant encore, je m'en allai contre leur gré à l'âge de douze ans à Alexandrie où je ne puis penser sans rougir de quelle sorte je perdis premièrement l'honneur, et puis me laissai emporter dans le désir continuel et insatiable d'une volupté infâme et criminelle.
Il faudrait beaucoup de temps pour dire tout cela en particulier ; mais je le dirai le plus brièvement que je pourrai, et autant qu'il sera besoin pour vous faire connaître quelle a été l'ardeur démesurée dont je brûlais pour le péché. Je demeurai publiquement durant plus de dix-sept ans dans cet embrasement funeste ; et ce ne fut point pour des présents que je cessai d'être vierge ; car je refusais tout ce que l'on me voulait donner ; la fureur dont j'étais agitée et qui me portait dans un tel débordement me faisant juger qu'il y aurait beaucoup plus de presse à venir à moi lorsque je ne désirerais point d'autre récompense du péché que le péché même. Mais ne vous étonnez pas de ce que je me souciais si peu de l'argent, puisque je voulais bien vivre d'aumône, ou de la laine que je filais, d'autant que comme je vous l'ai déjà dit je n'avais d'autre passion que de me plonger continuellement dans la fange de mes horribles impudicités : C'était là la seule chose qui me plaisait, et je croyais que c'était véritablement vivre que d'abuser ainsi sans cesse du corps que Dieu m'avait donné.
Comme je vivais de la sorte, je vis en un certain jour d'été un grand nombre d'Egyptiens et de Lybiens qui couraient vers la mer. Ayant demandé au premier que je rencontrai : « Où courent si vite tous ces gens-là ? » Il me répondit : « Ils vont à Jérusalem à cause de l'Exaltation de la sainte Croix que l'on doit comme de coutume célébrer dans peu de jours. » « Pensez-vous, » lui dis-je, « qu'ils me reçoivent si je veux aller avec eux ? » « Cela est sans difficulté, » me répondit-il, « pourvu que vous ayez de quoi payer le passage. » « Certes, » répliquai-je, « je n'ai ni de quoi payer le passage, ni de quoi payer ma dépense ; mais je ne laisserai pas d'aller et de monter sur le vaisseau qu'ils ont loué, et s'ils refusent de me recevoir je me donnerai moi-même au lieu d'argent, et ayant ainsi mon corps en leur puissance ils le recevront en paiement. Or ce qui me faisait désirer d'aller avec eux, pardonnez-moi, mon Père, si je l'ose dire, c'était pour avoir plusieurs complices de ma fureur.
Je vous en ai assez dit, mon Père, souffrez, je vous supplie, que j'en demeure là, et ne m'obligez pas de continuer à vous rapporter ce qui me couvre d'une si étrange confusion. Car Dieu sait que je n'en saurais parler sans trembler, et il me semble que toutes mes paroles sont comme autant de taches qui souillent la pureté de l'air dans lequel elle se répandent. » Zosime lui répondit en arrosant la terre de ses larmes : « Au nom de Dieu, ma Mère, continuez et n'omettez rien de la suite d'une narration si utile. » Elle continua donc de la sorte.
« Ce jeune homme s'en alla en riant de la réponse que je lui avais faite ; et moi jetant le fuseau que j'avais à la main et dont j'étais de temps en temps obligée de me servir pour vivre, je courus vers la mer ainsi que les autres, et vis debout sur le rivage neuf ou dix jeunes gens dont le visage et la taille ne plurent que trop à ma passion déréglée. Il y en avait aussi d'autres qui étaient déjà montés dans le vaisseau ; et me jetant au milieu d'eux impudemment selon ma coutume, je leur dis : « Recevez-moi avec vous dans ce voyage, je ne vous serai pas trop cruelle. » A quoi ajoutant d'autres paroles plus libres et pires encore que celle-là, je les fis tous rire. Ces gens voyant mon effronterie me prirent et me portèrent dans un petit vaisseau, et puis nous commençâmes notre navigation.
O serviteur de Dieu, comment vous pourrais-je conter ce qui arriva ensuite ? Quelle langue peut dire, et quelles oreilles peuvent entendre ce qui se passa dans ce petit vaisseau durant le chemin, et de quelle sorte j'incitais à pécher ces misérables qui ne le voulaient pas ? Il n'y a point de paroles qui puissent représenter l'image détestable des crimes dans lesquels je me montrai si savante, et que je fis commettre à ces pauvres malheureux. Contentez-vous donc, mon Père, que je vous dise que je ne saurais assez m'étonner de ce que la mer pût souffrir mes iniquités, et de ce que la terre ne s'ouvrît pas pour me faire descendre toute vivante dans l'Enfer, moi qui faisais tomber tant d'âmes dans les filets de la mort. (I. Tim.2). Mais Dieu qui ne désire la perte de personne et qui veut que tous soient sauvés, demandait sans doute que je fisse pénitence ; car il ne veut pas la mort du pécheur,mais il attend sa conversion avec une patience nonpareille.
Nous allâmes donc ainsi à Jérusalem, et j'employai tous les jours que j'y demeurai avant la fête à des actions aussi détestables que les premières, et encore pires ; car ne me contentant pas du mal que j'avais fait sur la mer avec ces jeunes gens, j'en perdis encore plusieurs autres tant de la ville que de dehors, lesquels je sollicitai de prendre part à mes impudicités.
CHAPITRE VII.
Suite de la narration de la Sainte, contenant sa conversion miraculeuse arrivée le jour de la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix ; et comme elle fut en une église de Saint Jean Baptiste, où elle communia.
Lorsque la fête de l'Exaltation de la Croix glorieuse de notre Sauveur fut arrivée, je continuais comme auparavant dans le dessein de perdre les âmes des jeunes gens, et aussitôt que le jour commença à paraître, voyant que tout le monde courait à l'église, j'y courus aussi comme les autres, et vins avec eux sur la place qui est au-devant du temple. L'heure de la cérémonie étant venue, je m'efforçais de m'avancer, et me sentais comme repoussée. Enfin avec une extrême peine j'arrivai jusqu'à la porte de l'église ; mais lorsque j'y voulus entrer ainsi que faisaient tous les autres sans aucune difficulté, j'en étais empêchée par quelque puissance divine qui me repoussait dehors ; et ainsi, misérable que j'étais, je me trouvai seule sur cette place qui est au-devant de l'église. Sur quoi m'imaginant que cela procédait de ma faiblesse, je me jetais encore parmi ceux qui arrivaient de nouveau, et m'efforçant de tout mon pouvoir d'entrer avec eux je travaillais toujours inutilement à m'efforcer d'y parvenir.
Car aussitôt que je touchais le seuil de la porte par où tous les autres entraient sans peine, je me trouvais seule rejetée ; et comme s'il y eût eu une multitude de soldats qui eussent ordre de me fermer l'entrée de l'église, je sentais soudain quelque puissance cachée qui faisait le même effet, et me retrouvais sur la place comme auparavant.
Cela m'étant arrivé trois ou quatre fois, et voyant que tous mes efforts étaient inutiles, je désespérai de pouvoir entrer, et n'ayant plus quasi la force de me soutenir, tant la foule qui s'y pressait m'avait froissé tout le corps, je me retirai dans un coin de cette place, où je commençai enfin à considérer quelle pouvait être la cause qui m'empêchait de voir ce saint bois sur lequel un Dieu est mort pour donner la vie aux hommes ; et une pensée salutaire m'ayant frappé l'esprit et ouvert les yeux de l'âme, je jugeai que l'abomination de ma vie était ce qui me fermait l'entrée de ce temple. Alors toute fondante en larmes et toute troublée, je me meurtris la poitrine de coups, je jetai de grands soupirs du profonds du cœur, et mêlant mes cris avec mes sanglots j'aperçus au-dessus de moi une icône de la Sainte Mère de Dieu.
Aussitôt m'adressant à elle et la regardant fixement je lui dis : « Sainte Vierge qui avez conçu selon la chair un Dieu tout-puissant, je sais qu'il n'y a point d'apparence qu'étant souillée comme je suis de tant de crimes j'ose adorer votre icône, et jeter les yeux sur vous qui êtes une Vierge très pure, et dont l'âme aussi bien que le corps est exempte de toute tâche ; mais qu'au contraire il est très juste que votre incomparable pureté ait en horreur une personne aussi abominable que je suis. Toutefois puisque j'ai appris que ce Dieu que vous avez été digne de porter dans votre sein ne s'est fait homme que pour appeler les pécheurs à la pénitence, je vous supplie de m'assister dans l'abandon où je suis de toute sorte de secours. Recevez la confession que je vous fais de mes énormes péchés, et permettez-moi d'entrer dans l'église, afin que je ne sois pas si malheureuse que d'être privée de la vue du bois précieux où ce Dieu-homme, que vous avez conçu en demeurant Vierge, a été attaché, et a répandu son sang pour mon Salut. Commandez, Reine du Ciel, que bien que j'en sois indigne, la porte me soit ouverte pour adorer cette divine croix, et je vous donne pour caution le même Jésus-Christ que vous avez donné au monde ; qu'il ne m'arrivera jamais plus à l'avenir de tomber dans ces détestables impuretés dont j'ai souillé ce corps que je devais avoir tant de soin de conserver chaste ; et qu'aussitôt que j'aurai vu ce saint bois où votre Fils a voulu souffrir la mort pour nous, je renoncerai au siècle et à toutes les choses qui en dépendent, et partirai à l'heure même pour aller en tel lieu qu'il vous plaira de me mener, ô Vierge Sainte, comme étant ma caution et mon guide.
Ayant achevé ces paroles, et l'ardeur de la foi que je commençais déjà à ressentir dans le cœur me donnant quelque consolation et me faisant avoir confiance en la bonté si tendre et si charitable de la Mère de Dieu, je partis du lieu où j'avais fait ma prière, et me mettant encore avec ceux qui allaient à l'église je ne trouvai plus rien qui me repoussât ni qui m'en empêchât l'entrée. Alors il meprit un si grand tremblement que comme transportée hors de moi-même toutes choses m'étonnaient, et les obstacles que je rencontrais auparavant étant cessés, et cette puissance secrète qui me repoussait semblant par un étrange changement me faciliter l'entrée, j'arrivai sans aucune peine jusque dans le cœur de l'église, où je reçus la grâce d'adorer le précieux bois de cette Croix glorieuse qui donne la vie aux hommes.
Connaissant ainsi l'excès incompréhensible de la miséricorde de Dieu, et comme il est toujours prêt à recevoir les pécheurs à la pénitence, je me jetai contre terre, et après avoir embrassé le pavé sacré de l'église, je sortis et courus vers celle qui avait répondu pour moi. Etant arrivée au lieu où mon obligation est écrite, je mis les genoux en terre devant l'icône de la Vierge Sainte, et lui adressai mon oraison en cette sorte : « Très miséricordieuse Mère de Dieu, vous m'avez bien fait voir les effets de votre incomparable bonté, puisque vous n'avez pas rejeté ma très humble supplication, quoique je fusse indigne d'être écoutée. J'ai vu la gloire que les méchants sont avec justice privés de voir, la gloire de Dieu tout-puissant, qui par votre intercession reçoit la pénitence des pécheurs. Mais, misérable que je suis, qu'est-il besoin de me souvenir et de parler davantage de mes crimes ? Il est temps, Vierge sacrée, d'accomplir avec votre assistance ce qu eje vous ai promis. Envoyez-moi donc où il vous plaira, soyez mon guide dans le chemin de mon Salut. Instruisez-moi dans la vérité, et montrez-moi la voie qui conduit à la pénitence. » Parlant ainsi j'ouïs une voix comme de quelqu'un qui me criait d'assez loin : « Si tu passes le Jourdain tu trouveras un heureux repos. » Entendant ces mots et croyant qu'ils étaient dits pour moi, je m'écriai en pleurant et en regardant l'icône de la Vierge : « Reine de l'Univers par qui le Salut est arrivé aux hommes, ne m'abandonnez point, je vous supplie. »
Après ces paroles je sortis de cette place, et m'en allai en grande hâte. Sur quoi quelqu'un qui me vit me donna trois pièces d'argent et me dit : « Recevez ceci. » Les ayant prises, j'en achetai trois pains propres au voyage que j'allais entreprendre avec la Grâce de Dieu, et ayant demandé au boulanger le chemin du Jourdain, et su de lui par quelle porte de la ville il fallait sortir, je m'y en allai en courant et en pleurant.
J'employai ainsi le reste de la journée, faisant sans cesse des réflexions sur moi-même. Or il était environ la troisième heure du jour lorsque j'avais eu le bonheur de voir la sainte et précieuse Croix de notre Sauveur ; et le soleil étant prêt à se coucher j'aperçus l'église de Saint Jean Baptiste, qui est sise le long du Jourdain. Après y être entrée et y avoir adoré Dieu, j'allai aussitôt au fleuve, et me lavai les mains et le visage de cette eau sainte, puis je retournai dans la même église,où je reçus le précieux corps de notre Seigneur Jésus-Christ qui donne la vie aux âmes. Après avoir mangé la moitié d'un de mes pains et bu de l'eau du fleuve, je me reposai la nuit à même la terre.
CHAPITRE VIII.
Suite de la narration de la Sainte contenant comme elle passa le Jourdain pour aller dans le Désert, où elle demeura quarante-sept ans ; et de quelle sorte elle vécut durant ce temps.
Le point du jour étant venu je passai de l'autre côté du Jourdain, et là je demandai encore à la Sainte Vierge comme à mon guide de me conduire en tel lieu qu'il lui plairait, et vins ainsi dans cette solitude, où depuis ce temps jusques aujourd'hui je me suis toujours éloignée le plus que j'ai pu, évitant la rencontre de qui que ce soit, et attendant la venue de mon Dieu (Ps.54), qui sauve les petits et les grands qui se convertissent à lui. » Alors Zosime lui dit : « Ma Mère, combien y a-t-il d'années que vous demeurez dans cette solitude ? » Elle lui répondit : « Selon le compte que j'en ai fait, il y a quarante-sept ans que je sortis de la ville sainte. » « Et qu'avez-vous trouvé depuis et que pouvez-vous trouver tous les jours, » repartit Zosime, « dont vous puissiez vous nourrir ? » Elle lui répliqua : « Lorsque je passai le Jourdain j'avais encore deux pains et demi, qui s'étant bientôt séchés devinrent aussi durs que des pierres, et durant quelques années j'en mangeais un peu à chaque fois. » Sur quoi Zosime lui dit : « Avez-vous pu passer ainsi tant de temps sans souffrir beaucoup de peines, et ressentir plusieurs troubles dans votre esprit par un si grand changement ? » « Vous me faites une question », lui répartit-elle, à quoi je ne saurais répondre sans trembler, par le souvenir de tant de périls que j'ai courus, et de tant de pensées qui par ma méchanceté n'ont que trop agité mon âme. Car je crains qu'en vous les rapportant elles ne m'inquiètent encore. » « Dites-moi tout, je vous supplie, ma Mère », lui répondit Zosime, sans oublier aucune chose, puisque Dieu ayant voulu vous faire connaître à moi, vous ne me devez rien cacher. »
Alors elle reprit ainsi la parole : « Il est vrai, mon Père, que j'ai passé dix-sept ans en combattant toujours contre des désirs violents, importuns et déraisonnables quand je commençais à manger ; car je souhaitais de la viande, je regrettais les poissons d'Egypte, et j'eusse fort voulu avoir du vin, l'ayant tellement aimé que j'en buvais dans le monde avec excès, et jusques à perdre la raison ; au lieu que je me trouvais lors sans avoir seulement une goutte d'eau ; ce qui allumait dans mes veines une soif si ardente qu'elle me réduisait à l'extrémité. Je mourais aussi d'envie de chanter de ces chansons dissolues qui sont les chansons du Diable, que j'avais apprises étant dans le siècle, qui me revenant en mémoire me remplissaient l'esprit de trouble ; mais soudain commençant à pleurer et me frappant la poitrine, je me représentais cette promesse si solennelle que j'avais faite en venant dans cette solitude, et me mettant en esprit devant l'icône de la Sainte Mère de Dieu qui m'avait prise sous sa protection, je la suppliais avec larmes d'éloigner de moi ces pensées qui affligeaient ainsi mon âme. Après que toute comblée de douleur j'avais extrêmement pleuré et m'étais meurtrie de coups, je voyais une lumière resplendissante m'environner de toutes parts, et mon esprit rentrer dans le calme.
Pardonnez-moi, mon Père, si je ne puis vous raconter par le menu toutes les pensées qui m'agitaient encore pour me porter dans le désir du péché ; Je me sentais brûler d'une ardeur malheureuse qui me traînait comme par force dans l'envie de le commettre. Mais lorsque ces tentations me persécutaient, je me prosternais contre la terre, je l'arrosais de mes larmes, et croyant voir véritablement devant mes yeux celle qui avait répondu pour moi, il me semblait qu'elle me reprochait avec menaces l'excès de la fureur qui m'agitait, et que pleine de colère elle me faisait voir quels seraient les châtiments épouvantables de mon horrible infidélité ; et je ne me relevais jamais qu'après que cette lumière si douce et si favorable m'avait éclairée comme auparavant, et chassé ces troubles de mon esprit. C'est ainsi que j'élevais incessamment mon cœur vers cette Sainte Vierge qui a porté dans son sein l'Auteur de la chasteté, et que j'avais prise pour ma caution vers Dieu, en la suppliant de m'assister dans cette solitude et dans ma pénitence : à quoi elle n'a jamais manqué.
Voilà, mon Père, comment j'ai passé ces dix-sept années dans un combat perpétuel contre tant de tentations et de périls ; Depuis, cette heureuse Mère de Dieu qui est tout mon recours et toute mon aide ne m'a jamais abandonnée, et m'a servi de guide généralement en toutes choses.
Alors Zosime lui disant : « De quoi vous êtes-vous nourrie et vêtue ? » Elle répondit : « Ces pains, comme je vous l'ai déjà rapporté, me durèrent dix-sept ans ; et j'ai aussi vécu des herbes que j'ai trouvées dans le désert. Quant aux habits, ceux que j'avais en passant le Jourdain s'étant entièrement usés, j'ai souffert d'extrêmes peines ; l'ardeur excessive de l'été me brûlant, et les froids insupportables de l'hiver me réduisant en tel état que toute tremblante et toute transie je tombais souvent par terre et demeurais comme morte sans me pouvoir remuer, combattant aussi contre tant de nécessités et de tentations diverses. Mais au milieu de ces peines, la puissance de Dieu par mille manières différentes a conservé jusques aujourd'hui mon corps et mon âme ; et repassant par mon esprit de quels maux le Seigneur m'a délivrée, je me nourris d'une nourriture qui ne me manque jamais, et me trouve rassasiée par l'espérance que je conçois de mon Salut. « La parole de Dieu qui contient toutes choses (Deut.8) me sert aussi de nourriture et de vêtement. Car l'homme ne vit pas du seul pain (Matth.4). Et lorsque ceux qui se sont dépouillés des affections du péché manquent d'habits, ils trouvent des rochers qui les couvrent. » (Job.24).
CHAPITRE IX.
Conclusion du discours de la Sainte et de Zosime, lequel elle oblige de lui porter à un an de là la sainte eucharistie ; et puis se sépare de lui.
Zosime voyant qu'elle alléguait des passages de l'Ecriture sainte tirés des livres de Moïse, de Job, et des psaumes, lui dit : « Ma Mère, avez-vous appris les psaumes, et lu quelques autres livres de l'Ecriture sainte ? » Elle répondit en souriant : « Je vous assure que depuis que j'ai passé le Jourdain pour venir dans ce désert, je n'ai vu homme du monde que vous, ni rencontré une seule bête sauvage, ni aucun autre animal. Je n'ai non plus jamais rien appris, ni jamais écouté personne qui chantât des psaumes ou qui en lût ; mais la parole de Dieu qui est vivant et efficace, en pénétrant le fonds de l'esprit humain l'instruit et l'enseigne d'une manière toute particulière. Or maintenant que j'ai achevé de vous rendre compte de tout ce qui me regarde, je vous conjure par l'incarnation du Verbe éternel de prier pour moi que vous voyez avoir commis tant de crimes.
A ces paroles le vieillard se mit à genoux et se prosterna contre terre en disant à haute voix : (Job. 9). « Béni soit le Seigneur qui seul fait des merveilles sans nombre si grandes, si admirables et si glorieuses qu'elles remplissent l'esprit d'étonnement. » Béni soyez-vous, mon Dieu, qui m'avez fait voir aujourd'hui quelles sont les faveurs dont vous comblez ceux qui vous craignent. O Seigneur, il est bien vrai que vous n'abandonnez jamais les personnes qui vous cherchent. La Sainte le prenant par la main ne lui permit pas de demeurer davantage contre terre, et lui dit en le relevant : « Je vous conjure par Jésus-Christ notre Sauveur de ne parler à qui que ce soit des choses que je vous ai dites jusques à ce que Dieu m'ait délivrée de la prison de ce corps ; mais conservez-les sous le sceau du secret ; et avec la Grâce de Dieu vous me reverrez encore l'année prochaine dans le même temps où nous sommes. Je vous demande aussi en son nom de manquer pas à la prière que je vous ai faite, qui est que le carême prochain vous ne passiez point le Jourdain selon la coutume du Monastère où vous êtes. » Zosime épouvanté de voir qu'elle savait cette coutume et qu'elle en parlait comme une personne qui en aurait été informée, criait sans cesse : « Gloire soit donnée à Dieu qui accorde à ceux qui l'aiment beaucoup plus qu'ils ne lui demandent. »
Sur quoi elle continua ainsi : « Mon Père, ne sortez donc point, je vous supplie, durant ce temps du Monastère, d'où quand vous le voudriez il ne serait pas en votre pouvoir de sortir, et le soir de la très sainte Cène de notre Seigneur, apportez-moi dans un vase secret et digne d'un si grand mystère, le divin corps et le sang vivifiant de notre Sauveur, et m'attendez du côté du Jourdain qui joint les pays habités par les gens du siècle, afin que lorsque j'arriverai je reçoive ces riches présents qui donnent la vie aux fidèles. Car depuis que j'ai communié dans l'église du bienheureux Précurseur avant que de passer le Jourdain, je n'ai point reçu cette très sainte nourriture ; ce qui me fait vous conjurer avec tant d'instance de ne me refuser pas ma prière ; mais apportez-moi, s'il vous plaît, ce divin sacrement qui est la vie de nos âmes, en la même heure que notre Seigneur faisant la cène avec ses disciples les en rendit participants. Dites à Jean Abbé du monastère où vous demeurez, qu'il veille sur lui-même et sur son troupeau, d'autant qu'il s'y passe des choses qui ont besoin de correction. Je ne désire pas néanmoins que vous lui donniez cet avis présentement, mais lorsque Dieu vous l'ordonnera. Ayant achevé ces paroles et demandé la bénédiction du saint vieillard, elle s'en alla à grande vitesse dans le fonds du désert .
CHAPITRE X.
L'année étant passée Zosime porta la sainte eucharistie à Sainte Marie l'Egyptienne, et la fit communier. Et puis elle le pria de revenir l'année suivante au même lieu où elle lui avait parlé la première fois.
Zosime se jetant à terre embrassa la trace des pas de la Sainte, et puis s'en retourna en glorifiant Dieu et lui rendant d'infinies actions de grâces. Ayant repassé par le même chemin qu'il avait déjà fait dans ce désert, il se rendit au Monastère en même temps que les autres, et demeura toute l'année suivante dans le silence, n'osant rien dire de ce qu'il avait vu. Mais il priait Dieu de lui faire voir encore cette personne pour qui il avait tout ensemble tant de respect et d'admiration ; et le temps lui durait de telle sorte qu'il soupirait en pensant combien cette année était longue.
Quand le saint jeûne fut arrivé, et que les autres Solitaires après l'oraison accoutumée sortirent le premier dimanche de Carême en chantant des psaumes, il fut arrêté par une petite fièvre qui l'obligea de demeurer au Monastère. Alors il se souvint de ce que la Sainte lui avait dit, que quand même il le voudrait il ne pourrait en sortir, et quelques jours après il se trouva soulagé de son indisposition. Les Solitaires étant de retour il accomplit le soir de la Cène ce qui lui avait été ordonné, en mettant dans un petit calice le sacré corps et le précieux sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et emporta dans un panier d'osier quelque peu de figues, de dattes, et de lentilles trempées dans de l'eau ; puis arrivant vers le soir il s'assit sur le bord du Jourdain pour y attendre la Sainte, laquelle tardant à venir il ne se laissa point aller au sommeil, mais regardait attentivement du côté du désert dans l'attente de ce qu'il avait tant d'envie de voir, et disait : « Ne serait-elle point venue, et ne m'ayant pas trouvé ne s'en serait-elle point retournée. » Il accompagnait ces paroles de ses larmes, et levant les yeux vers le Ciel faisait avec ardeur cette prière : « Mon Dieu, ne me refusez pas de voir encore celle que vous m'avez déjà fait la faveur de voir. Mais je crains que mes péchés me rendent indigne de recevoir cette grâce. »
Priant ainsi en pleurant, il lui vint une autre pensée, et il disait en lui-même. Mais si elle vient, que fera-t-elle, et comment passera-t-elle le Jourdain pour venir à moi pauvre pécheur, puisqu'il n'y a point ici de bateau.Hélas ! Malheureux que je suis, qui m'a fait perdre le bonheur que j'avais tant de sujet d'espérer ? » Le vieillard étant dans cette peine, la Sainte arriva et se tint debout de l'autre côté du fleuve. Zosime la voyant se leva, et tout transporté de joie rendait des actions de gr$aces à Dieu. Mais comme il était toujours dans une extrême inquiétude de ce qu'elle ne pourrait passer le Jourdain, il lui vit faire le signe de la Croix sur le fleuve ( car la lune étant lors dans son plein ses rayons rendaient toute cette nuit extrêmement claire) et aussitôt après marcher sur ses eaux comme elle aurait marché sur la terre ferme : ce qui l'étonna de telle sorte qu'il voulait mettre les genoux en terre, mais elle l'en empêcha en lui criant : « Que faites-vous, mon Père ? Ne vous souvenez-vous point que vous êtes Prêtre de Dieu, et que vous portez ses divins mystères ? » Il obéit à ces paroles, et elle après avoir passé le fleuve, lui dit : « Mon Père, donnez-moi votre bénédiction. » A quoi il répondit dans l'étonnement extrême où l'avait mis un si grand miracle : « Certes Dieu est bien fidèle lorsqu'il promet de rendre semblables à lui ceux qui se purifient avec tant de soin pour son amour. Mon Dieu et mon maître soyez glorifié à jamais de ce qu'il vous a plu me faire voir en la personne de votre servante combien je suis éloigné de la véritable perfection. » Elle le pria ensuite de réciter le symbole de la foi, et de commencer l'oraison dominicale. Après qu'elle fut achevée, la Sainte, selon la coutume, donna au vieillard le baiser de paix, et puis, recevant le très saint sacrement, elle étendit ses mains vers le Ciel, et mêlant ses soupirs à ses larmes, proféra ces mots à haute voix : « Seigneur, vous permettez maintenant à votre servante selon votre divine parole de s'en aller en paix, puisque mes yeux ont vu mon Sauveur. » Et se tournant vers le vieillard, elle lui dit : « Pardonnez-moi, mon Père, la peine que je vous ai donnée, et accordez-moi encore cette autre prière : Retournez maintenant sous la conduite de Dieu dans votre Monastère, et, lorsque l'année sera accomplie, trouvez-vous à ce torrent où je vous parlai la première fois ; mais au nom de Dieu, n'y manquez pas ; et vous me reverrez là en la manière qu'il le voudra. » Le vieillard lui répondit : « Plût à Dieu qu'il fût en mon pouvoir de vous suivre, et de jouir du bonheur de votre présence ; mais je vous supplie, ma Mère, de ne me refuser pas une petite prière que j'ai à vous faire, qui est de vouloir bien manger quelque chose de ce que j'ai apporté. » Alors elle prit seulement trois grains de lentilles qu'elle mit en sa bouche en disant que la Grâce du Saint Esprit suffisait pour conserver l'âme dans sa pureté, et ajouta en s'adressant au vieillard : « Je vous prie,mon Père, au nom de Dieu, de le prier pour moi, et de n'oublier jamais mes misères. » Zosime embrassant ses pieds saints la conjura avec larmes de prier pour l'Eglise, pour l'Empire, et pour lui ; et pleurant et soupirant il la laissa aller. Car il n'osait pas l'arrêter beaucoup, et quand il l'aurait voulu, il ne l'aurait pu.
CHAPITRE XI.
Zosime s'étant rendu au lieu où la Sainte lui avait dit, il la trouva morte et l'enterra. Conclusion de tout ce discours.
La Sainte ayant fait encore le signe de la Croix sur le Jourdain, et puis marchant sur ses eaux, elle le traversa de la même sorte qu'elle avait fait en venant, et Zosime s'en retourna plein de joie et d'étonnement tout ensemble, et avec beaucoup de regret de ce qu'il ne lui avait pas demandé son nom. Mais il espérait de réparer cette faute l'année suivante ; laquelle étant accomplie et les coutumes ordinaires du Monastère ayant été observées, il retourna dans ce désert qui est au-delà du Jourdain, et marchait en grande hâte par le désir de jouir du bonheur de revoir cette glorieuse Sainte. Mais en s'avançant dans cette grande solitude, et regardant et cherchant de tous côtés pour trouver quelque marque qui le pût conduire au lieu où il souhaitait avec tant d'ardeur de se rendre, ainsi que font les veneurs pour trouver les bêtes qu'ils veulent chasser ; enfin ne voyant aucune trace il trempa de larmes son visage, et dit en élevant les yeux au Ciel : « Je vous supplie très humblement, mon Dieu, de me faire voir cet Ange dans un corps mortel, auquel tout le monde ensemble n'est pas digne d'être comparé. »
Ayant achevé cette prière il arriva au torrent ; et tout le haut de cet endroit étant éclairé des rayons du soleil, il aperçut sur la terre le corps mort de la Sainte qui avait le visage tourné vers l'Orient, et les mains croisées. Y ayant couru aussitôt, il lava ses pieds de ses larmes, sans oser toucher aucune autre partie de son corps. Ayant ensuite chanté des psaumes et récité les oraisons accoutumées en semblables occasions, il dit en lui-même : « Il se peut que la Sainte n'ait pas pour agréable ce que je fais. » Comme il était dans cette pensée il vit ces paroles écrites sur la terre : « Mon Père Zosime, enterrez le corps de la misérable Marie. Rendez à la terre ce qui est à la terre. Ajoutez la poussière à la poussière. Et au nom de Dieu priez pour moi. Ce dixième jour d'avril la veille de la passion de Jésus-Christ notre Sauveur, et après avoir été rendue participante de son très saint et divin corps. »
Le vieillard ayant lu ces paroles pensait en lui-même qui pouvait les avoir écrites, puisque la Sainte lui avait dit qu'elle ne savait pas écrire ; et reçut une extrême joie d'avoir en cette sorte appris son nom. Il connut aussi par là qu'à l'instant qu'elle eut reçu le saint sacrement sur le bord du Jourdain elle était venue en ce lieu, et passée dans le Ciel ; et qu'ainsi elle avait fait en un moment le même chemin auquel il avait employé vingt jours entiers en marchant sans discontinuation. Ce bon vieillard ayant rendu d'infinies actions de grâces à Dieu, et trempé de ses pleurs le corps de la Sainte, commença à dire : « Il est temps, Zosime, d'exécuter ce qui t'a été ordonné. Mais hélas, que ferai-je, puisque je n'ai point de quoi creuser la terre, n'ayant ici ni bêche ni autre chose quelconque. » Comme il parlait de la sorte, il vit un petit morceau de bois qu'il prit, et commença d'en vouloir ouvrir la terre ; mais elle était si dure, et il était si extrêmement faible à cause de ses jeûnes et du travail d'un si long chemin que ce lui fut tout impossible. Alors tout trempé de sueur par les efforts qu'il avait faits inutilement, il jeta de profonds soupirs, et levant les yeux il aperçut auprès du corps de la Sainte un fort grand lion qui lui léchait les pieds ; ce qui le remplit d'abord d'une merveilleuse frayeur et principalement à cause que la Sainte lui avait dit qu'elle n'avait jamais vu aucune bête sauvage dans tout ce désert ; mais il se rassura par le signe de la Croix et par la créance que ce saint corps le pouvait garantir de tous périls ; et le lion commença à lui faire des caresses, comme s'il l'eût voulu saluer. Alors Zosime lui dit : « Roi des animaux, puisque Dieu t'a envoyé ici afin que le corps de sa servante ne demeure pas sans sépulture, acquitte-toi de ta charge pour me donner le moyen de le mettre dans la terre ; car outre que ma vieillesse m'ôte la force de la creuser, je ne vois rien ici qui y soit propre, et je ne saurais pour en aller chercher faire un aussi long chemin que celui que j'ai déjà fait ; mais puisque tu en as reçu le commandement de Dieu, emploie tes ongles à cet ouvrage.
Le lion obéissant au vieillard creusa soudain une fosse suffisante ; et Zosime après avoir arrosé de ses larmes les pieds de la Sainte, et par plusieurs prières imploré son assistance pour tout le monde, et particulièrement pour lui, il couvrit son corps de terre, le laissant en la même sorte qu'il l'avait trouvé, et étant seulement enveloppé en partie avec ce vieux manteau tout déchiré qu'il avait jeté à la Sainte deux ans auparavant. Le lion durant cela était toujours demeuré ferme, et quand cet office de piété fut achevé, ils se retirèrent tous deux en même temps : ce superbe animal ainsi qu'une douce brebis s'en alla dans le fonds du désert, et Zosime s'en retourna en bénissant Dieu et chantant un cantique de louange à Jésus-Christ notre Seigneur.
Lorsqu'il fut de retour au Monastère, il leur conta depuis le commencement ce qui lui était arrivé, sans leur rien cacher de tout ce qu'il avait vu et entendu, afin qu'apprenant les effets miraculeux de la toute-puissance de Dieu ils fussent remplis d'admiration, et qu'ainsi ils célébrassent avec crainte et avec amour le jour du passage bienheureux de cette glorieuse Sainte, selon l'avis de laquelle l'Abbé Jean trouva que quelques-uns de mes frères avaient besoin de correction, et les convertit par l'assistance de la miséricorde de Dieu. Quant à Zosime, après avoir vécu jusques à l'âge de cent ans dans ce Monastère, il s'en alla en paix jouir de la présence de Dieu par la Grâce de Jésus-Christ notre Seigneur, auquel avec son Père et l'adorable Saint Esprit vivificateur des âmes, l'honneur, la puissance et la gloire appartiennent aux siècles des siècles. Amen.
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